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Je t'aide moi non plus

A NE PAS DISTRIBUER JE T'AIDE MOI NON PLUS BIOLOGIQUE, COMPORTEMENTAL OU PSYCHOLOGIQUE, L'ALTRUISME DANS TOUS SES ETATS Christine Clavien A ne pas distribuer A Patrick A ne pas distribuer I nt roduc t ion « Je t’aime moi non plus », le titre de la fameuse chanson de Gainsbourg reflète de manière exquise ce que la vie a de beau et d’amer à la fois. A défaut de traiter d’amour, cet ouvrage analyse les méandres de l’aide à sens unique. L’altruisme, ce comportement de don sans attente de retour de service, est abordé ici de manière scientifique et philosophique plutôt que poétique et littéraire. Un objectif est d’en traquer les mécanismes sous-jacents, ceux qui échappent à tout romantisme et se traduisent souvent en calculs de coûts et bénéfices. Il s’agit également d’approfondir les diverses manières de comprendre et de pratiquer l’altruisme. Souvent considéré comme une des plus grandes vertus humaines, l’objet de nombreux écrits philosophiques et psychologiques, l’altruisme peut-il se trouver chez les abeilles et les marmottes ? Posez la question à un biologiste de l’évolution et il vous répondra « Mais oui, évidemment ! ». A première vue, une telle réponse est consternante mais nous verrons qu’à y regarder de plus près, les philosophes et les biologistes ne parlent pas exactement de la même chose en utilisant le même terme. L’hétérogénéité des disciplines intéressées à l’altruisme et des contextes théoriques dans lesquels il est utilisé en ont fait une notion extrêmement complexe et difficile à saisir. Au sein des différentes sciences sociales et du vivant, l’altruisme est un élément pivot dans trois débats dont cet ouvrage prend le temps de retracer les contours. Tantôt, l’altruisme se profile en danger (apparent) pour la théorie de l’évolution darwinienne (chap. 1), tantôt, il sert de cheval de bataille dans la croisade contre l’idéal de l’homo economicus si souvent prôné en économie (chap. 2 et 3), tantôt il est une énigme à découvrir dans les méandres de nos motivations intimes (chap. 3). Dans le cadre de ces différents débats, la notion d’altruisme prend des significations sensiblement différentes. Pour en rendre compte, l’ensemble de l’ouvrage s’articule autour d’une triple distinction fondamentale : l’altruisme peut être compris au sens biologique, comportemental ou psychologique. Chacune de ces notions est utilisée dans un contexte spécifique au sein de sciences qui ont leurs propres traditions et leurs propres débats internes. La structure de l’ouvrage est organisée en fonction de cette triple distinction. Le premier chapitre est consacré à l’altruisme biologique, définit en termes de valeur de survie et de reproduction (fitness) : un comportement est altruiste s’il a pour effet d’augmenter la fitness d’autrui aux dépens de sa propre fitness. L’observation de comportements altruistes au sein du monde animal a posé un des plus grands défis à la théorie de l’évolution depuis la publication de l’Origine des espèces. Des générations de biologistes se sont attelés à la tâche d’expliquer comment un comportement qui augmente la fitness biologique d’autres organismes aux dépends de la fitness de l’agent a pu être sélectionnée au fil de l’évolution. Nous verrons que c’est grâce aux travaux de William Hamilton et d’autres que cette difficulté a pu être résolue. Le deuxième chapitre retrace les attaques d’une frange d’économistes (supportés dans leur effort critique par des théoriciens des jeux et anthropologues évolutionnistes), contre le modèle classique de l’homo economicus. Leur objectif est de montrer que des personnes ordinaires ne se comportement souvent pas en maximisateurs rationnels de leurs gains propres, comme le prédirait la théorie économique néo-classique. Dans le cadre de ce débat, c’est du comportement social spécifiquement humain et plus particulièrement de l’altruisme humain dont il est question. Le terme d’altruisme est alors utilisé dans un sens plus lâche que ne le font les biologistes ; ce que l’on appellera l’altruisme comportemental comprend les actions coûteuses pour l’agent et avantageuses pour autrui. La particularité humaine fournira également l’occasion de traiter la délicate question des rapports entre l’évolution génétique et la culture. Nous verrons que l’étude du comportement animal fournit les premiers éléments d’explication de l’altruisme humain, mais ce dernier ne peut être pleinement compris qu’au terme d’une analyse qui tient A ne pas distribuer compte des capacités qui nous sont propres. Cette analyse nous permettra de saisir pourquoi les êtes humains sont à la fois plus sociaux et plus opportunistes (la contradiction n’est qu’apparente) que les autres espèces animales. Malgré leurs différences, les versions biologique et comportementale de l’altruisme sont très proches au sens où elles traitent des conséquences de comportements. Ces notions ne reflètent qu’imparfaitement la conception ordinaire que nous nous faisons de l’altruisme. L’altruisme tel qu’il est utilisé dans le langage courant correspond davantage à l’image que s’en font les philosophes et les psychologues. Pour déceler les actions altruistes, ces derniers se demandent généralement si elles ont été causées par un motif dirigé vers le bien d’autrui. En ce sens, on parle d’altruisme psychologique qui réfère aux causes plutôt qu’aux effets des actions d’aide. Le troisième chapitre est consacré aux débats qui font rage autour de la question de savoir si les êtres humains sont capables d’agir de manière altruiste psychologique, c’est-à-dire en fonction de motifs exclusivement dirigés vers le bien-être d’autrui. Nous verrons à quel point cette tâche est ardue à moins d’accepter de reformuler la question en termes de motivation primaire à l’action. Au terme de l’analyse, il apparaitra que les trois notions d’altruisme se croisent sans se recouper dans un enchevêtrement de liens plus ou moins complexes. Nous verrons par exemple que l’altruisme biologique (voire comportemental) pourrait bien être une condition nécessaire à l’évolution de l’altruisme psychologique ; des liens tangibles peut ainsi être tissés entre ces différentes notions. Les diverses approches du phénomène de l’altruisme retracées dans cet ouvrage fournissent également des clefs de compréhension des méandres du comportement social animal et plus particulièrement humain. De manière générale, sans apporter de solutions toutes faites, cet écrit peut servir de guide sémantique et initie le lecteur à une littérature interdisciplinaire émergeante, foisonnante, passionnante quoique encore souvent parsemée de confusions et de contradictions. A ne pas distribuer Re m e rc ie m e nt s Cet ouvrage est une version très largement remaniée et développée de la première moitié de ma thèse de doctorat. J’ai le plaisir de pouvoir adresser ici mes remerciements aux institutions et personnes qui m’ont soutenue au cours de mes recherches sur l’altruisme. Les idées présentées dans cet ouvrage ont germé dans les murs de différentes Universités. Il y a d’abord les Universités de Neuchâtel, Paris I (IHPST) et Manchester dans lesquelles j’ai débuté en tant que thésarde. Il y a également l’Université de Columbia (New York) où j’ai effectué un séjour postdoctoral et l’Université de Lausanne (département d’écologie et d’évolution) où je travaille actuellement et avec laquelle j’entretiens des relations extrêmement fructueuses depuis de nombreuses années. Mes recherches sur l’altruisme ont été possibles grâce aux fonds octroyés par l’Université de Lausanne (Département d’Ecologie et d’Evolution ainsi que Anthropos), l’Université de Neuchâtel (Département de Philosophie), la CRUS (bourse de cotutelle) et le Fond National Suisse (bourse postdoctorale). J’ai bénéficié de conseils précieux à la fois de la part de philosophes et de biologistes. Pour leur soutien et critiques constructives, mes remerciements particuliers vont à : mes directeurs de thèse, Jean Gayon et Daniel Schulthess ; mes mentors principaux, Michel Chapuisat, Philip Kitcher et Nicolas Perrin ; mes jurés de thèse, Daniel Andler, Ronald de Sousa, Nicolas Perrin et Dan Sperber. En outre, j’aimerais remercier les personnes dont les précieux commentaires ont contribué substantiellement au développement des idées défendues dans cet ouvrage : Nicolas Baumard, Thomas Broquet, Nicolas Claidière, Fabrice Clément, Jacques Dubochet, Benoît Dubreuil, Luc Faucher, Chloe Fitzgerald, Peter Goldie, Philippe Huneman, Laurent Keller, Rebekka Klein, Christian Maurer, Jérôme Ravat, Marc Robinson-Rechavi, Christian Sachse, Elliott Sober et Marco Tomassini. Un grand merci enfin à Marc Silberstein pour son efficacité et son soutien dans le processus de publication. A ne pas distribuer 1 Ta ble de s m at iè re s JE T'AIDE MOI NON PLUS BIOLOGIQUE, COMPORTEMENTAL OU PSYCHOLOGIQUE, L'ALTRUISME DANS TOUS SES ETATS 1 1 INTRODUCTION 1 REMERCIEMENTS 1 TABLE DES MATIERES 1 1. 3 ALTRUISME BIOLOGIQUE 1.1. Théorie de l’évolution biologique 1.1.1. Théorie de l’évolution et sélection naturelle 1.1.2. Perspective du gène 3 3 5 1.2. 7 Définition et paradoxe de l’altruisme biologique 1.3. Sélection de parentèle 1.3.1. Point de vue du gène et fitness inclusive 1.3.2. Fitness inclusive et paradoxe de l’altruisme 1.3.3. De la théorie à la vie réelle : abeilles « kamikazes » et marmottes « sentinelles » 1.3.4. Influences épigénétiques 1.3.5. Bilan 10 10 18 19 20 21 1.4. Réciprocité directe 1.4.1. Altruisme réciproque 1.4.2. Théorie des jeux et altruisme réciproque 1.4.3. Stratégie évolutionnairement stable 1.4.4. Dilemme du prisonnier itératif 1.4.5. De la théorie à la vie réelle : singes et vampires 1.4.6. Nouvelles théories de la réciprocité directe 1.4.7. Bilan 22 22 23 24 25 28 30 32 1.5. 33 Signal coûteux 1.6. Sélection génétique de groupe 1.6.1. Premières théories de sélection de groupe 1.6.2. Disgrâce de la sélection de groupe 1.6.3. Théorie de sélection à multiples niveaux 1.6.4. De la théorie à la vie réelle : petite douve 1.6.5. Caractère englobant de la théorie de sélection à multiples niveaux 1.6.6. Sélection de groupe versus fitness inclusive 1.6.7. Bilan 34 35 35 36 39 41 42 45 1.7. Conclusion 46 2. ALTRUISME COMPORTEMENTAL 49 A ne pas distribuer 2.1. Economie et altruisme comportemental 2.1.1. Le modèle de l’homo economicus et ses détracteurs 2.1.2. Définition de l’altruisme comportemental 2.1.3. Existence de l’altruisme comportemental 2.1.4. Optimalité de l’altruisme comportemental 50 50 51 52 55 2.2. Evolution de l’altruisme comportemental 2.2.1. Evolution et culture i. L’homme n’échappe pas à l’évolution ii. Emergence de la culture iii. Evolution culturelle ; analogie stricte iv. Evolution culturelle : coévolution gène-culture v. Bilan 2.2.2. Causes proximales et ultimes 2.2.3. Sélection de parentèle et fitness inclusive 2.2.4. Réciprocité directe et nouvelle génération de la théorie des jeux 2.2.5. Réciprocité indirecte et signal coûteux 2.2.6. Punition altruiste 2.2.7. Normes sociales 55 56 56 58 61 62 66 67 69 71 74 75 80 2.3. Conclusion 82 3. ALTRUISME PSYCHOLOGIQUE 85 3.1. Définition et controverse autour de l’altruisme psychologique 3.1.1. Définition de l’altruisme psychologique 3.1.2. Comparaison des différentes formes d’altruisme 3.1.3. Controverse entre altruisme et égoïsme psychologiques 85 85 87 90 3.2. Débats au sein de la philosophie 91 3.3. Débats au sein de la psychologie 93 3.4. Débats au sein de l’économie 95 3.5. Neuropsychologie et neuroéconomie 97 3.6. Impasse et redéfinition des termes de la controverse 3.6.1. L’impasse 3.6.2. Proposition de redéfinir les termes de la controverse 99 99 100 3.7. En faveur de l’altruisme psychologique 3.7.1. Existence des émotions altruistes 3.7.2. Efficacité des émotions altruistes 3.7.3. Evolution des mécanismes proximaux altruistes i. Fitness inclusive et réciprocité ii. Théorie du vestige iii. Signal coûteux iv. Théorie du moyen heuristique le plus efficace v. Sélection culturelle et effet Baldwin vi. Théorie du produit dérivé 104 104 107 108 108 110 110 111 112 112 3.8. 114 Conclusion CONCLUSION GENERALE 116 BIBLIOGRAPHIE 118 A ne pas distribuer 3 1 . Alt ruism e biologique La biologie de l’évolution est extrêmement sensible à la question de l’altruisme. La raison tient à ce que l’altruisme a longtemps posé problème aux biologistes. L’existence des comportements altruistes que l’on peut observer dans le monde animal semble remettre en question la théorie de l’évolution elle-même : nous verrons que l’altruisme biologique est un trait désavantageux pour l’individu qui le pratique alors que l’évolution est sensée sélectionner des traits adaptatifs. Ce problème a occupé les biologistes de l’évolution depuis Darwin. Le défi est de taille : si ce paradoxe ne peut être désamorcé, la théorie de l’évolution elle-même se trouve décrédibilisée car elle ne permet pas de proposer un cadre explicatif unifié pour les différents aspects du monde vivant. Dans la mesure où la thématique de l’altruisme biologique est intimement liée à la pensée darwinienne, pour comprendre les différentes théories qui cherchent à rendre compte de ce phénomène, il faut connaître les principes généraux de la théorie de l’évolution et ses extensions contemporaines. Pour cette raison, ce chapitre débute avec une introduction aux principes de base de cette théorie (section 1.1). Les notions de sélection naturelle, fitness ou perspective du gène sont explicitées. Plusieurs générations de chercheurs ont axé leur travail sur l’altruisme. Un certain nombre d’explications (pour la plupart compatibles entre elles) ont été proposées pour rendre compte de l’évolution de ce type de comportement dans le monde animal. Ce chapitre propose un examen critique des différentes hypothèses proposées. Toute la discussion se mènera sur un fond de controverse historique entre les penseurs qui soutiennent l’existence de l’altruisme dans le monde biologique et ceux qui pensent qu’à y regarder de plus près, cet altruisme n’est qu’apparent. En fin de compte, nous verrons que d’un point de vue théorique, cette controverse peut être résolue très simplement: seuls les comportements relevant de la sélection de parentèle (section 1.3) ou éventuellement d’une certaine forme de sélection de groupe (section 1.6) peuvent prétendre au titre d’altruisme. De manière plus générale, ce chapitre permettra également de dégager un certain nombre de conditions sous-jacentes à l’évolution de la coopération et à la formation de groupes sociaux. 1.1. Théorie de l’évolution biologique 1.1.1. Théorie de l’évolution et sélection naturelle On doit la première formulation de la théorie de l’évolution des espèces biologiques à Charles Darwin. Mais ce que l’on appelle aujourd’hui la théorie darwinienne de l’évolution incorpore un grand nombre de données que son fondateur ne pouvait ni connaître, ni même pressentir. La génétique et la biologie moléculaire, développées dès les années 1920-1930, n’étaient par exemple pas connues par Darwin lorsqu’il publia en 1859 son fameux livre L’origine des espèces. Dans l’état actuel de nos connaissances, les éléments essentiels de la théorie de l’évolution biologique1 sont les suivants : au cours du temps les espèces2 changent et descendent les unes des autres au fil des nombreuses générations successives des organismes qui les composent. Les espèces peuvent subsister pour une certaine période, disparaître (lorsque tous leurs membres 1 Il existe un grand nombre d’ouvrages introductifs. Trois grands classiques sont : Mayr 1989/1982 ; J. Krebs & Davies 1993/1981 ; Campbell & Reece 2004/1995. Voir aussi un ouvrage récent : David & Samadi 2000, ainsi que Heams et al. (2009). 2 Le plus souvent, on distingue deux espèces lorsque leurs représentants ne peuvent pas se reproduire entre eux ; mais la signification exacte de ce concept reste très controversée (à ce propos, voir Mayr 1957; Gayon 2002; David & Samadi 2000, chap. XI). A ne pas distribuer périssent sans laisser de descendance) ou se diversifier au fil des générations, donnant éventuellement naissance à de nouvelles espèces. C’est ainsi que se forment les multiples embranchements de notre arbre du vivant. Dans un passé éloigné, toutes les espèces (et donc tous les organismes vivants) trouvent une origine unique : la première forme de vie. Le changement des espèces est essentiellement dû à deux types de facteurs mécaniques.3 Les premiers sont les mécanismes de diversification comme la mutation (une erreur de copie d’un gène apparue par hasard) ou la reproduction sexuée (les divisions méiotiques et les enjambements des chromosomes créent de nouvelles combinaisons de gènes). Les seconds sont les mécanismes de suppression de variation ou tri parmi la variation: par exemple la dérive aléatoire (à la suite de circonstances hasardeuses, tel individu ou groupe d’individus survit et tel autre meurt) ou la sélection naturelle. Quoique la part de l’évolution susceptible d’être expliquée par la sélection naturelle soit l’objet de controverses,4 il s’agit du plus important mécanisme de tri. Pour qu’il y ait sélection naturelle, les trois conditions suivantes doivent être réunies : variation, héritabilité et taux de reproduction différencié dépendant de la variation (Lewontin 1980). Voyons ce que cela signifie dans le détail. Dans toute population, pour qu’il y ait sélection i) il faut une variation entre les traits (caractéristiques observables) possédés par les organismes5 composant la population considérée ; c’est-à-dire que les organismes doivent avoir des morphologies, physiologies ou comportements différents, ii) il faut que les traits qui sont à la base de la variation puissent se transmettre aux générations suivantes ; cela se fait via la reproduction des organismes, iii) il faut que les organismes composant la population survivent et se reproduisent avec un taux différencié en fonction des traits morphologiques, physiologiques ou comportementaux qu’ils possèdent ; les individus dotés d’un trait particulier survivent en moyenne mieux ou se reproduisent davantage que ce qui possèdent un autre trait.6 Une autre manière de rendre compte de ce phénomène est de dire que pour qu’il y ait sélection, il faut des organismes variés du point de vue de leurs traits et de leur fitness7. Dans les écrits contemporains, on trouve différentes définitions de la fitness. Les acceptions les plus connues sont celles de fitness classique et de fitness inclusive. Considérons pour le moment la fitness classique. Il s’agit d’une mesure représentative de deux facteurs : la viabilité, qui est la capacité d’un organisme à atteindre l’âge de reproduction et plus généralement à survivre, et la fécondité, qui est la capacité d’un organisme à générer une descendance.8 On dit d’organismes dont la viabilité et/ou la fécondité sont différentes que leurs fitness sont différentes. Ainsi, de deux individus, si au terme de leur vie, le premier est parvenu à engendrer dix petits et le second cinq, on dira du premier qu’il possédait une meilleure fitness que le second. La fitness est donc essentiellement une mesure relative. Elle prend tout son sens lorsqu’elle est un terme de comparaison entre individus (ou entre groupes d’individus) et ne peut être calculée qu’au terme 3 A ce propos, voir Campbell & Reece 2004/1995 ; David & Samadi 2000. Contre les penseurs qui accordent une place prépondérante au mécanisme de la sélection naturelle (R. Fisher 1930 ; Mayr 1963 ; Dawkins 1996/1976), on trouve un bon nombre d’écrits qui font la part belle à la dérive génétique (S. Wright 1931 ; Dobzhansky 1937 ; Gould 1999/1989) ou plus généralement aux diverses forces aléatoires. 5 En réalité, le mécanisme de la sélection naturelle peut s’appliquer à autre chose qu’à un monde d’organismes vivants. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette question. 6 Pour plus de détails, voir Huneman 2009. 7 On trouve des traductions très variées du terme fitness : « adaptabilité », « aptitude », « valeur sélective », « valeur adaptive » ou « valeur de survie et de reproduction ». La formulation anglaise sera retenue dans cet ouvrage. 8 Il est clair que du point de vue de la sélection naturelle, la viabilité n’est intéressante que dans la mesure où elle permet d’augmenter la fécondité. C’est la raison pour laquelle, en définissant le terme de fitness, beaucoup d’auteurs se contentent de parler du nombre de descendants sans mentionner explicitement la viabilité. 4 A ne pas distribuer 5 d’un cycle complet, en général la vie des individus dont on calcule la fitness.9 Ainsi, même si l’on parle souvent de « la fitness d’un individu », il faut garder à l’esprit que cette propriété n’est significative qu’en tant que valeur comparative ; la fitness n’est pas à proprement parler une propriété intrinsèque d’un organisme lui donnant, dans un environnement donné, une certaine chance de survie et de procréation. Si l’on veut parler d’une telle propriété, il vaut sans doute mieux dire qu’un individu est bien adapté à son environnement au sens où il a de bonnes chances d’y survivre et procréer. Voici une première approximation (qui sera affinée et rectifiée dans les deux sections suivantes) de la manière dont fonctionne le mécanisme de la sélection naturelle : il s’agit du processus au cours duquel les organismes qui se trouvent avoir une meilleure fitness transmettent leurs traits, de génération en génération, dans la population globale, au détriment des organismes défavorisés du point de vue de la fitness. Sur le long terme, ce qui est sélectionné, ce sont des traits. La fréquence de certains traits au sein de la population augmentera d’autant plus que la fitness des porteurs de ces traits est supérieure à celle de la moyenne de la population. Voici un exemple : Si les gazelles rapides (celles qui possèdent le trait de la rapidité) échappent plus souvent aux lions que les gazelles lentes, cela implique que les gazelles rapides possèdent une fitness supérieure à celles des gazelles lentes ; en moyenne, elles atteignent plus souvent l’âge adulte et ont une progéniture plus nombreuse. Au fil des générations, la rapidité devient un trait plus fréquent dans la population des gazelles. C’est en ce sens que le processus de sélection naturelle favorise les gazelles rapides ; et en définitive, ce qui est sélectionné, c’est le trait de la rapidité. Lorsqu’un trait est sélectionné en raison d’un avantage évolutif qu’il procure, on peut le considérer comme une « adaptation » (on dit que c’est un trait « adaptatif »).10 Deux remarques importantes s’imposent ici. Premièrement, la sélection naturelle ne modifie pas les traits des individus eux-mêmes ; ce qu’elle modifie au fil des générations, ce sont les proportions dans lesquelles ces traits sont présents au sein de la population. Deuxièmement, la sélection naturelle opère toujours dans le cadre d’un environnement donné ; si l’environnement change (par exemple, un réchauffement du climat), des traits (par exemple, les fourrures épaisses) peuvent perdre leur valeur adaptative et se trouver peu à peu remplacés par d’autres traits. Dans ce cas, on peut encore dire qu’un trait est une adaptation en raison de l’histoire de son évolution ; en revanche, il faut ajouter qu’aujoud’hui, il n’est plus adapté au milieu en raison du fait qu’il ne confère plus d’avantages en termes de survie et de procréation (dans ce contexte, certains parlent de « vestige »). Ainsi, selon les contextes, « adapté » et « adaptation » ne sont pas des termes interchangeables (Sober 2000, p. 85). 1.1.2. Perspective du gène Depuis le début du vingtième siècle, grâce à la redécouverte (de Vries 1900) des travaux de Mendel (1911/1865), on admet que les traits héréditaires se transmettent par l’intermédiaire de gènes. Prenant conscience de cette base génétique des traits et comportements observables, les théoriciens de l’évolution ont pris l’habitude de penser en termes de gènes et de leurs phénotypes. Comprenons le gène comme une information contenue dans une portion d’ADN qui fournit une instruction utile à la construction, au développement et au fonctionnement des organismes. La portion d’ADN peut être répliquée (copiée à l’identique) lors de la division cellulaire et peut être transmise d’une génération à l’autre via la reproduction. Un « phénotype » 9 La fitness peut aussi avoir un sens absolu. C’est le cas lorsque l’on calcule la fitness moyenne de l’ensemble des individus composant la population étudiée. Mais à nouveau, cette valeur absolue n’est intéressante que lorsqu’on la compare à la fitness de sous-groupes ou d’individus particuliers de la population en question. 10 L’adaptation des organismes à leur environnement est un phénomène observable évident. La grande contribution de Darwin est précisément d’être parvenu à expliquer ce phénomène. A ne pas distribuer est l’effet perceptible d’un ou plusieurs gènes ; il s’agit de traits morphologiques, physiologiques ou de tendances à agir d’une certaine manière dans certaines circonstances.11 Cette nouvelle manière de concevoir la transmission de caractères héréditaires en termes de relation gène-phénotype a également eu pour conséquence de relativiser le rôle de l’individu dans le processus de sélection naturelle. Certains théoriciens vont même jusqu’à le reléguer à la simple fonction de « véhicule » ou « machine à transporter les gènes ».12 C’est depuis lors que beaucoup de biologistes ont commencé à adopter la perspective du gène, c’est-à-dire à penser que la sélection naturelle opère au niveau des gènes plutôt qu’au niveau des individus et de leurs phénotypes (R. Fisher 1930 ; Hamilton 1964 ; G. Williams 1966 ; Maynard Smith & Price 1973 ; Dawkins 1996/1976). Ce qui importe pour les défenseurs de cette perspective, c’est la manière dont un gène responsable d’un phénotype peut, par le biais de la réplication (création de copies exactes de lui-même), se répandre dans l’ensemble du pool génétique d’une population. Selon cette perspective, seuls les gènes capables de se répliquer plus que les autres sont favorisés par la sélection et la fitness d’un individu ne compte que dans la mesure où elle sert « l’intérêt »13 des gènes véhiculés par cet individu.14 Plus récemment, cette perspective du gène elle-même a été nuancée. Pour revenir à l’exemple des gazelles, le trait de la rapidité est un phénotype, c’est-à-dire l’expression d’un gène (ou d’un ensemble de gènes). Sachant cela, adopter une version simpliste de la perspective du gène reviendrait à penser que c’est le gène (en tant que type) plus que le trait de la rapidité, qui a été sélectionné, la rapidité n’étant que l’expression de ce gène. Il y a toutefois des raisons de se méfier d’une conception trop matérialiste du processus de sélection naturelle. Premièrement, le rapport entre un gène et son phénotype n’est pas aussi simple et directe qu’il n’y paraît. Tous les gènes15 ne sont pas exprimés par leurs porteurs, soit parce qu’ils sont récessifs (un gène concurrent dominant est alors exprimé au niveau phénotypique), soit parce qu’ils ont été réprimés par d’autres gènes (le génome contient en effet des gènes qui contrôlent l’expression d’autres gènes). De plus, les gènes qui sont exprimés, peuvent l’être de différentes façons ; l’environnement et les circonstances de vie des individus jouent un rôle important. 11 Notons que les gènes n’ont pas uniquement des effets phénotypiques sur les corps et les comportements des individus dans lesquels ils se trouvent ; ils peuvent aussi avoir des effets phénotypiques étendus, c’est-à-dire qui touchent des objets ou des individus extérieurs aux individus porteurs des gènes en question. Par exemple, certains gènes des castors ont pour effet phénotypique étendu la création de petits lacs en amont des barrages que les castors construisent dans les rivières. Ou alors, les oisillons qui piaillent très fort ont pour effet phénotypique d’inciter leurs parents à les gaver avant leurs frères moins expressifs. A ce propos, voir Dawkins 1999/1982. 12 La formule a été rendue célèbre par Richard Dawkins (1996/1976) mais l’instigateur de cette approche « génique » est Ronald Fisher (1930). 13 La notion d’« intérêt » des gènes doit être comprise dans un sens particulier (au même titre que la notion de « gène égoïste » qui est utilisée par certains auteurs de manière purement métaphorique). D’une part les gènes n’ont pas d’intentions de sorte qu’ils ne peuvent pas chercher à maximiser leurs intérêts ; il n’y a donc pas lieu de parler d’intérêt subjectif pour les gènes. D’autre part, du point de vue évolutionnaire, les gènes ne sont intéressants qu’en tant que types si bien que l’on ne peut même pas parler d’intérêt objectif pour une occurrence matérielle d’un gène (un brin d’ADN). A ce propos, voir Mackie 1989. 14 Dès lors, la fitness classique qui est une manière de calculer les avantages sélectifs en tenant uniquement compte du succès reproductif des individus (c’est-à-dire leur capacité de transmettre leurs propres traits à leurs enfants, petits enfants, etc.) devient une mesure moins intéressante. Elle sera remplacée par le fameux calcul de la fitness inclusive développé par William Hamilton (1964). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. 15 Pour être correcte, il faudrait distinguer entre gène et allèle. Un gène peut se décliner sous différentes formes. On parle d’allèle pour distinguer ces différentes formes. Par exemple, imaginons qu’il n’y ait qu’un brin d’ADN qui code pour la couleur des yeux (la réalité est un peu plus compliquée). Ce gène peut prendre plusieurs formes, codant pour des couleurs d’yeux différents. On parle alors d’allèle pour la couleur bleue et d’allèle pour la couleur brune. Par souci de vulgarisation (que certains ne manqueront pas de considérer comme excessive), nous ne parlerons que de gènes dans cet ouvrage. A ne pas distribuer 7 Ainsi, de deux gazelles possédant les mêmes gènes, l’une peut développer le trait de la rapidité et l’autre pas. Ce sera par exemple le cas si la seconde n’a pas bénéficié d’une nourriture adéquate au cours de sa croissance. Deuxièmement, la plupart des gènes (il y a des exceptions) ne peuvent être sélectionnés que si leur expression est favorable aux individus qui les portent. Pour rendre compte de cette réalité, Elliott Sober (1984a ; 1984b) a introduit une distinction importante qui incite à ne pas porter uniquement l’attention sur la transmission génétique lorsque l’on analyse les processus de l’évolution. Il distingue entre « sélection de », qui se réfère uniquement à ce qui est effectivement sélectionné (en l’occurrence le gène responsable du trait de la rapidité) et « sélection pour », qui se réfère au fait qu’un gène a été sélectionné en raison de l’avantage produit au niveau de l’organisme (en l’occurrence l’avantage de pouvoir échapper aux prédateurs). Le terme de « sélection pour » souligne bien le fait que le mécanisme de la sélection naturelle ne porte pas uniquement sur les gènes mais également sur les porteurs de ces gènes, ceux qui interagissent réellement dans un environnement (à ce propos, voir Hull 1980 ; Gayon 1999). En un sens, on peut dire que la sélection agit sur les phénotypes même si en fin de compte, ce sont les gènes qui sont transmis (Mayr 1963, p. 184). Une autre manière de saisir la richesse du phénomène est de dire que la sélection biologique opère plutôt au niveau des fonctions qu’au niveau des structures. Ce n’est qu’indirectement, par le biais des fonctions, que les structures sous-jacentes sont sélectionnées. En effet, les objets que considèrent les théoriciens de l’évolution (les traits morphologiques, physiologiques et comportementaux) ont à la fois une structure et une fonction biologique (ou plusieurs). La structure, c’est ce dont est composé l’objet ; ses caractéristiques physiques particulières, ses bases génétiques, etc. Pour les gazelles, la structure de la rapidité, c’est la longueur des pattes, leur musculature et les gènes qui en sont responsables. Quant à la fonction, c’est en quelque sorte l’effet de la structure dans un environnement biologique. Pour les gazelles, la fonction de la rapidité, c’est de permettre à l’animal d’échapper aux prédateurs. Une même fonction peut être réalisée par plusieurs types de structures. Le mécanisme psychologique de la peur par exemple permet également de réaliser la fonction de la fuite face au danger. De plus, la notion de fonction est intimement liée à celle d’adaptation.16 En principe, les structures qui permettent au mieux de réaliser la fonction d’échapper aux griffes des prédateurs sont sélectionnées ; elles le sont précisément parce qu’elles permettent de réaliser cette fonction bénéfique du point de vue de la survie. L’avantage d’une réflexion en termes de fonctions tient au fait qu’elle met en évidence les raisons pour lesquelles certains traits sont sélectionnés. Réfléchir uniquement en termes de transmission génétique permet difficilement de saisir les raisons de la sélection d’un trait plutôt qu’un autre. 1.2. Définition et paradoxe de l’altruisme biologique La théorie de l’évolution n’est pas uniquement utilisée pour expliquer les traits morphologiques et physiologiques observables ; dans une certaine mesure, elle permet également de rendre compte des traits comportementaux. La notion de comportement peut être comprise de manière assez lâche comme un ensemble d’activités observables qu'un organisme pourvu d'un système nerveux exécute en réponse à certains stimuli de l’environnement. Lorsque 16 La signification précise de la notion fonction est assez controversée. Certains auteurs parlent de fonction uniquement après que la sélection naturelle ait opéré : X est la fonction biologique de y si le fait que y a pour effet X est le résultat d’une sélection au fil de l’évolution (L. Wright 1973). Par exemple, une des fonctions biologiques du nez est le fait d’inspirer de l’oxygène. En revanche, le fait d’être un support de lunettes n’est pas la fonction biologique du nez ; le nez n’a pas été sélectionné parce qu’il peut servir de support de lunettes. D’autres auteurs conçoivent la notion de fonction d’un point de vue plus mécanistique, faisant abstraction du passé biologique (Cummins 1975). La manière dont la fonction a été définie dans ce texte est une forme intermédiaire entre ces deux extrêmes. Pour les besoins de cet écrit nous pouvons nous contenter d’une formule assez vague. Le lecteur intéressé à davantage de détails sur les différentes manières de concevoir cette notion peut se référer à Proust 1995. A ne pas distribuer l’on parle de « trait comportemental », il ne faut pas entendre le comportement lui-même, mais plutôt une tendance à adopter un certain comportement dans certaines circonstances. Ainsi, dire d’un individu qu’il est altruiste biologique, revient à dire qu’il possède le trait comportemental de l’altruisme, en d’autres termes, une propension à se comporter de manière altruiste. Afin de limiter les complications théoriques liées à l’influence de la culture sur le développement des traits comportementaux, ce chapitre se concentrera essentiellement sur le comportement altruiste animal. Beaucoup d’exemples porteront d’ailleurs sur les insectes sociaux. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’influence de la culture au chapitre 2. Dans les écrits évolutionnaires, l’altruisme est défini en termes de fitness. En voici une définition. Un comportement est dit altruiste s’il a pour effet d’augmenter la fitness d’autrui aux dépens de la fitness de l’individu qui développe ce comportement. Quelques éclaircissements terminologiques s’imposent ici. Tout d’abord, dans ce contexte évolutionnaire, autrui doit être compris comme un ou plusieurs individus de la même espèce que l’agent altruiste. D’autre part, la notion d’altruisme biologique n’a de sens que dans un contexte bien défini, où l’on compare le résultat de différents comportements sur la fitness des individus concernés ; dans ce contexte les individus qui agissent au détriment de leur propre fitness sont considérés comme altruistes par rapport à ceux qui n’agissent pas de la sorte (ces derniers étant parfois qualifiés d’égoïstes). Ainsi, un comportement ne peut être considéré comme altruiste qu’en comparaison avec d’autres comportements pratiqués dans une population. Un autre point important à souligner est le fait que l’altruisme biologique se calcule uniquement en fonction des conséquences des comportements sur la fitness des organismes ; cette notion est donc très éloignée de celle qui est généralement utilisée par les philosophes et les psychologues ; ces derniers s’intéressent davantage aux motivations qui ont poussé les agents à agir de manière altruiste. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette discussion au chapitre 3. Enfin, on trouve souvent dans la littérature, le terme de « gène pour l’altruisme » (gene for) ou « gène qui code pour l’altruisme » ; cette manière de s’exprimer est un raccourci qui peut prêter à confusion. Les biologistes s’accordent sur le fait que ce n’est pas un seul gène qui induit un comportement altruiste ; un comportement altruiste est un phénomène complexe par lequel une multitude de gènes s’expriment. Par rapport à ce comportement, le « gène pour » désigne « ce qui fait que » (ou la part génétique qui fait que) un individu se comporte de manière altruiste plutôt que de manière non altruiste.17 Il est tout à fait concevable que l’élément génétique qui fait la différence soit une addition minime qui se greffe sur un comportement préexistant mais dont les conséquences sont importantes. Par exemple un comportement de soin parental de type « je nourris mes propres petits » peut se transformer, sous l’effet d’une mutation génétique, en soin généralisé de type « je nourris tous les petits que je rencontre ». Dans les mots de Dawkins : « Un comportement altruiste peut s’avérer très complexe, mais cette complexité n’est pas due à un nouveau gène mutant, mais à des processus développementaux préexistants sur lesquels agit ce gène. Avant l’arrivée du nouveau gène, un comportement complexe existe déjà ; il est le résultat d’un processus développemental long et complexe qui implique de nombreux gènes ainsi que des facteurs environnementaux. Le nouveau gène lui fait simplement prendre un nouveau virage qui aura des effets phénotypiques cruciaux. Par exemple, ce qui était un 17 Notons également que ce n’est pas parce qu’un individu possède des gènes qui induisent un comportement altruiste qu’il développera forcément ce comportement dans la réalité ; les contingences environnementales et développementales peuvent empêcher la réalisation du code. A ne pas distribuer 9 comportement de soin maternel complexe est devenu un comportement complexe de soin dirigé vers n’importe quel petit. La transition d’un soin prodigué de manière discriminatoire envers ses propres petits à un soin non discriminatoire est une transition simple, même si les comportements sur lesquels elle opère sont très complexes. » (Dawkins 1979, p. 190) Après ces éclaircissements, reprenons la définition du comportement altruiste et considérons un exemple : Selon la définition de la fitness classique (p. 4, ce volume), la fitness d’un individu se calcule en termes de viabilité (capacité de survivre) et de fécondité (capacité de produire une descendance). Imaginons maintenant qu’une abeille possède des gènes qui lui dictent le comportement suivant : « Si tu vois un intrus qui s’approche du nid, lance-toi sur lui et piquele ! » Sachant que l’abeille meurt après avoir piqué, on peut considérer qu’il s’agit d’un comportement altruiste ; en effet, si l’abeille pique, elle voit sa viabilité réduite à néant tout en augmentant les chances de survie de ses congénères. Les comportements altruistes ont beaucoup intéressé les biologistes car ils mènent au fameux paradoxe de l’altruisme. Considérons une population composée d’individus altruistes et d’individus non altruistes. Cette population compte un nombre relativement restreint d’individus évoluant dans le même milieu. Imaginons que ces individus soient semblables du point de vue de leur faculté à survivre dans l’environnement et de leurs capacités reproductrices, à une différence près : de temps en temps, les altruistes adoptent un comportement qui a pour effet de favoriser les autres individus du groupe au détriment de leur propre fitness (par exemple en distribuant sans discrimination une grande partie de leur nourriture de base). En agissant de la sorte, les altruistes perdent un peu de viabilité et de fécondité tout en permettant à leurs congénères de se développer et d’investir de l’énergie dans leur propre descendance. Il s’ensuit que si on compare les fitness respectives (au sens de fitness classique) d’un individu altruiste et d’un individu non altruiste, on remarque que, quelle que soit la fitness de l’altruiste, elle sera inférieure à celle du non-altruiste. En d’autres termes, cela signifie que le nombre moyen de petits par individu non altruiste sera supérieur au nombre moyen de petits par individu altruiste. Et cela reste valable quelle que soit la proportion d’altruistes au sein du groupe.18 Ainsi, à la génération suivante, la proportion de non-altruistes aura augmenté par rapport à celle des altruistes, et ainsi de suite de génération en génération jusqu’à la disparition complète des altruistes. A ce propos, il faut remarquer que plus il y a d’altruistes dans le groupe, plus la fitness moyenne des individus de ce groupe sera haute (à condition que les actions altruistes génèrent un bénéfice global en termes de fitness qui soit supérieur à la perte de fitness individuelle). Et inversement, si une population donnée passe d’une majorité d’altruistes à une majorité de nonaltruistes (ce qui est le cas dans notre exemple), alors la fitness moyenne des individus de cette population baisse. Voilà une raison supplémentaire de s’attrister de la disparition des altruistes ! Le modèle ci-dessus suggère que, quelle que soit la population considérée, le trait de l’altruisme est tragiquement voué à l’extinction. En d’autres termes, la théorie de l’évolution semble prédire que les comportements altruistes sont forcément voués à la disparition au profit des comportements non altruistes. Or, et c’est ici qu’apparaît le paradoxe, on peut observer dans le monde animal des comportements altruistes, ou du moins qui ont tout l’air d’être altruistes ! L’exemple des abeilles au comportement « kamikaze » cité plus haut n’est pas un hasard ; il s’agit d’une observation empirique dont Darwin avait déjà soulevé les conséquences problématiques pour sa théorie. Un autre exemple bien connu des randonneurs est celui des marmottes « sentinelles » : dans chaque groupe de marmotte il y a des sentinelles qui mettent leur vie en danger en sifflant pour avertir leurs congénères de l’approche d’un prédateur (le sifflement attire l’attention du prédateur). Ainsi, les théoriciens de l’évolution se trouvent 18 En réalité, plus il y a d’altruistes dans une population, mieux se portent les égoïstes (puisqu’ils profitent des avantages sans rien donner en retour). A ne pas distribuer devant un problème dérangeant ; leur fameuse théorie ne permet pas d’expliquer un type de phénomènes empiriquement observable. Depuis Darwin, une légion de penseurs a tenté de le résoudre le paradoxe de l’altruisme. L’histoire de ces tentatives sera présentée dans ce chapitre. Globalement, deux grandes tendances se profilent. D’un côté, on trouve ceux que l’on pourrait nommer les « stratèges de l’avantage sélectif » ; ils affirment que tous les comportements altruistes biologiques (comme ceux des abeilles « kamikazes » ou des marmottes « sentinelles ») peuvent être compris en termes d’avantages sélectifs. Nous verrons que les défenseurs de cette position sont ceux qui adoptent la perspective du gène (Hamilton, R. Fisher, Trivers, E. Wilson, Dawkins, etc.). De l’autre côté, on trouve ceux que l’on pourrait nommer les « romantiques » parce qu’ils persévèrent dans la pensée que l’altruisme biologique est effectivement sélectivement désavantageux. Nous verrons que les partisans de cette approche s’appuient sur des théories de sélection de groupe afin de montrer comment les comportements altruistes, par définition défavorables du point de vue de la fitness des agents, peuvent passer le cap de la sélection naturelle (Lorenz, D. Wilson, etc.). Jusqu’à ce jour, les partisans de ces deux approches s’affrontent à coups d’arguments. Cette bataille sera qualifiée de « controverse autour de l’altruisme biologique ».19 Nous verrons qu’en fin de compte, cette controverse disparaît d’ellemême si l’on s’accorde sur la signification exacte du terme « altruisme biologique ». 1.3. Sélection de parentèle Le paradoxe de l’altruisme semble montrer que les comportements altruistes ne peuvent en principe pas être sélectionnés au fil de l’évolution. C’est du moins la conclusion à laquelle on est réduit si l’on cherche à comprendre le mécanisme de la sélection naturelle en termes de fitness classique. Darwin, le premier à prendre conscience de ce paradoxe, a cherché la solution dans une théorie de sélection de groupe. Nous reviendrons plus tard sur cette approche. Mais procédons à un saut chronologique et commençons par relater la solution proposée par William Hamilton dans les années 1960 (Hamilton 1964). Dans ce chapitre, nous verrons qu’un changement de perspective permet d’éclairer l’évolution de l’altruisme biologique. L’idée de Hamilton consiste à porter l’attention sur la dynamique de la transmission génétique : en faisant abstraction des avantages propres aux organismes porteurs des gènes, on peut comprendre que les gènes responsables de l’altruisme peuvent se répandre dans une population à la condition que ces gènes induisent des comportements altruistes en faveur des individus porteurs de copies d’eux-mêmes. 1.3.1. Point de vue du gène et fitness inclusive La biologie de l’évolution des années 1960 et 70 (Williams 1966 ; Hamilton 1964 ; Dawkins 1996/1976) se caractérise par l’adoption d’une nouvelle perspective : celle du gène. Désormais, on admet que les traits héréditaires ne se transmettent pas eux-mêmes, mais par l’intermédiaire de gènes. Ainsi, il faut toujours garder en tête la relation gène/phénotype (ce dernier étant une manifestation observable d’un ou plusieurs gènes). Prendre la perspective du gène signifie penser que la sélection naturelle favorise les gènes capables de se répliquer (créer des copies exactes d’eux-mêmes) plus que les autres. Ainsi, lorsqu’on cherche à comprendre les raisons pour lesquelles un phénotype a été sélectionné, on doit tenter de comprendre quels étaient les avantages sélectifs des gènes qui induisent ce phénotype. La viabilité et la fécondité des individus porteurs de ces gènes ne sont prises en considération que de façon indirecte, dans la mesure où elles favorisent la réplication des gènes considérés. Une conséquence importante de ce nouveau point de vue, est qu’en accordant une 19 Précisons que cette controverse porte sur la possibilité de la sélection de types de comportements authentiquement altruistes (au sens évolutionnaire du terme). Elle ne porte pas sur la possibilité de l’existence d’actions altruistes évolutionnaires isolées ; personne ne nierait leur occurrence occasionnelle. A ne pas distribuer 11 priorité à « l’intérêt » des gènes (on se demande comment un gène qui induit un phénotype peut se répandre dans l’ensemble du pool génétique d’une population) par rapport à l’intérêt des individus porteurs des gènes, on est conduit à étendre la notion de fitness classique. En effet, la fitness classique est une manière de calculer les avantages sélectifs en tenant compte du succès reproductif des individus et non du succès de réplication des gènes. Dès lors, il s’agit de réviser cette notion de fitness et de l’interpréter de manière à rendre compte du fait que la sélection naturelle opère sur les gènes et leurs effets phénotypiques, abstraction faite des individus porteurs de ces gènes. C’est ce qu’a fait William Hamilton en définissant la fitness inclusive.20 La fitness inclusive est une mesure qui cumule la viabilité et la fécondité individuelle et les effets du comportement de l’individu focal sur la viabilité et la fécondité de ses proches parents, chaque parent comptant en proportion du coefficient d’apparentement. Ce calcul, plus complexe que celui de la fitness classique, comporte deux étapes : premièrement le calcul de l’apparentement génétique, ensuite l’application de la règle de Hamilton. Considérons ces deux étapes. Hamilton a établi une manière de calculer le coefficient d’apparentement21 entre deux individus. On assimile souvent (à tort comme nous le verrons plus loin) ce coefficient au simple degré de parenté par voie de descendance.22 Ce dernier correspond à la proportion moyenne de gènes partagés par deux individus, par voie de descendance. Et si l’on adopte une perspective géno-centrée, il correspond à la probabilité que deux individus possèdent une copie d’un même gène, par voie de descendance. Par exemple, dans la plupart des espèces animales, le degré de parenté par voie de descendance entre un parent et son enfant est de 50% (pour chacun des gènes du parent, il y a 50% de chances qu’il ait été transmis à l’enfant). Voici une règle générale pour déterminer le degré de parenté par voie de descendance entre deux individus A et B (à ce propos, voir le schéma ci-dessous). En se représentant un arbre généalogique, il faut d’abord identifier tous les ancêtres communs à A et B ; par exemple, les ancêtres communs de deux cousins sont la grand-mère et le grand-père. Ensuite il faut compter la distance entre générations, c’est-à-dire que partant de A, il faut remonter l’arbre de la famille jusqu’à ce que l’on parvienne à un ancêtre commun, puis redescendre l’arbre pour aboutir à B ; par exemple, la distance entre deux cousins est de quatre. Ensuite, on peut calculer le degré de parenté dont l’ancêtre commun est responsable en multipliant par ½ à chaque étape de la distance entre générations. Ainsi, si la distance entre générations via un ancêtre particulier est égale à d étapes, la portion de parenté due à cet ancêtre est de (½)d ; par exemple, si la distance entre générations est de quatre, le calcul est de ½ x ½ x ½ x ½ soit (½)4. Si A et B ont plus qu’un ancêtre commun, il faut renouveler le calcul pour chaque ancêtre commun ; par exemple, le degré de parenté entre deux cousins ayant les deux mêmes grands-parents est de 2 x (½)4 = 1/8.23 Pour des parentés aussi éloignées que celles des cousins de troisième degré (2 x (½)8 = 1/128) nous nous rapprochons de la probabilité qu’un gène possédé par A soit possédé par n’importe quel individu pris au hasard dans la population (voir figure 1). 20 Hamilton (1963) mentionne explicitement qu’il puise les lignes principales de sa théorie chez Haldane (1932). 21 Pour désigner le coefficient d’apparentement de Hamilton, bien des termes sont utilisés : coefficient of relationship (Hamilton 1963 ; Dawkins 1999/1982, p. 189), coefficient of relatedness (Dawkins 1979, p. 191 ; Pepper 2000), degree of relatedness (J. Krebs & Davies 1993/1981, p. 265 ; Ridley 2004/2003, p. 242), relatedness (Grafen 1985). En français on trouve les termes de degré de parenté (Dawkins 1996/1976, p. 131) et coefficient de parenté (Perrin 2005, p. 54). 22 Il s’agit en réalité du calcul de Malécot (1948) qui, comme on le verra plus loin, ne devrait pas être confondu avec le coefficient d’apparentement. Notons que Malécot fonde son coefficient sur la notion d'« identité par ascendance ». Dans cet ouvrage nous suivront la terminologie de J. Krebs, Davies (1993/1981) et Dawkins (1996/1976) en parlant de « coefficient de parenté par voie de descendance ». 23 Ainsi, si les individus sont issus d’une longue série de rapports incestueux, le calcul devient très complexe puisqu’il faut connaître et calculer tous les liens de parenté. A ne pas distribuer Modèle parent / enfant papa maman 1 x (½)1 = ½ enfant papa Modèle frère / sœur 2 x (½)2 = ½ maman enfant grandpapa enfant grandmaman Modèle grand-parent / enfant papa 1 x (½)2 = ¼ maman enfant Modèle demi-frères maman papa maman 1 x (½)2 = 1/4 enfant enfant Modèle cousins grandpapa 4 grandmaman 2 x (½) = 1/8 papa maman enfant papa maman enfant Figure 1. Ce schéma est inspiré de J. KREBS & DAVIES 1993/1981, p. 267 (les flèches indiquent une transmission de 50% des gènes) Ainsi, selon cette approche, le coefficient d’apparentement correspondrait à la proportion de gènes identiques entre deux individus, due à une descendance récente calculable à l’aide d’un arbre généalogique (nous verrons plus loin que la définition correcte est plus complexe). Venons-en à la règle de Hamilton : il s’agit de la règle A ne pas distribuer 13 rb > c où r = le coefficient d’apparentement entre le donneur et le/les receveur/s b = le bénéfice (en termes de viabilité et fécondité) pour le/les receveur/s, qui découle de l’action altruiste c = le coût (en termes de viabilité et fécondité) pour le donneur, qui découle de l’action altruiste Le bénéfice (du/des receveur/s) multiplié par le coefficient d’apparentement doit être supérieur au coût (pour le donneur). En d’autres termes, cette règle signifie simplement qu’un comportement coopératif peut évoluer si, par ce biais, les gènes responsables de ce comportement produisent au total un plus grand nombre de copies. Illustrons cette règle à l’aide de quelques exemples simples. Posons comme conditions de départ que i) les individus bénéficiaires de l’action altruiste sont jeunes et bien-portants et ii) le gène responsable du comportement altruiste est rare (la raison de cette condition deviendra plus claire par la suite). Première situation : un individu donne sa vie pour sauver celle de trois de ses frères. Les trois frères seraient morts sans ce sacrifice. Si la valeur d’une vie vaut 100 et que l’on applique le calcul de Hamilton à cette situation, cela nous donne les valeurs suivantes : Coût pour le frère altruiste = 100 (il perd la vie) Gain pour les trois frères sauvés = 300 (trois vies sauvées) Coefficient d’apparentement = 0.5 (chacun des frères sauvés partage 50% de ses gènes avec le frère altruiste). On voit que l’inégalité est satisfaite : 0.5 x 300 > 100. Il s’ensuit qu’un comportement sacrificiel de ce type a des chances d’être sélectionné au fil de l’évolution car il contribue à la réplication des gènes responsables de ce comportement. Dans le cas présent, si le premier frère ne s’était pas sacrifié, les trois autres seraient morts et la proportion de copies du gène qui pousse au sacrifice aurait baissé dans le pool génétique. Seconde situation : Un individu donne sa vie pour sauver celle de quatre de ses frères. Il y a une probabilité de 50% pour que chaque frère échappe au danger sans ce sacrifice. Si on applique le calcul de Hamilton à cette situation, cela nous donne les valeurs suivantes : Coût pour le frère altruiste = 100 (il perd la vie) Gain pour les quatre frères sauvés = 200 (sauvetage de quatre vies qui avaient 50% de chances de s’en sortir) Coefficient d’apparentement = 0.5 (chacun des frères sauvés partage 50% de ses gènes avec le frère altruiste) On voit que l’inégalité n’est pas satisfaite car 0.5 x 200 = 100. Il s’ensuit que du point de vue des gènes, ce sacrifice n’est pas vraiment intéressant. Il y a donc peu de chance pour qu’il soit sélectionné au fil de l’évolution. Troisième situation : Un individu donne sa vie pour sauver celle d’un de ses frères. Le frère serait mort sans ce sacrifice. Si on applique le calcul de Hamilton à cette situation, cela nous donne les valeurs suivantes : Coût pour le frère altruiste = 100 (il perd la vie) Gain pour le frère sauvé = 100 (sauvetage d’une vie) Coefficient d’apparentement = 0.5 (les deux frères partagent 50% de leurs gènes) A ne pas distribuer On voit que la règle de Hamilton n’est pas satisfaite car 0.5 x 100 < 100. Il s’ensuit que du point de vue des gènes, ce sacrifice n’est pas intéressant si bien qu’il ne pourra pas passer le cap de la sélection naturelle. De manière très schématique, la règle de Hamilton prédit qu’un comportement altruiste envers des frères et sœurs sera sélectionné uniquement s’il occasionne un gain plus de deux fois supérieur à la perte occasionnée à l’agent ; en faveur de demi-frères, le gain devra encore doubler, etc. Ce processus est couramment appelé « sélection de parentèle ». Hamilton le décrit en ces termes : « Ainsi, un gène qui cause un comportement altruiste envers des frères et sœurs sera sélectionné à la seule condition que ce comportement et les circonstances soient généralement telles que le gain s’avère plus de deux fois supérieur au coût ; pour des demi-frères, il doit être plus de quatre fois supérieur au coût, etc. » (Hamilton 1963, p. 355) Précisons toutefois que si les trois exemples qui viennent d’être donnés sont séduisants par leur simplicité et permettent de saisir le fonctionnement de la règle de Hamilton, on ne peut pas leur accorder de réel crédit au niveau empirique. En effet, la sélection naturelle opère sur des types de comportements. Or il est difficile d’imaginer que des comportements sacrificiels aussi particuliers (donner sa vie pour sauver son frère en bonne santé) puissent être sélectionnés au fil de l’évolution.24 Sur la base de ces explications élégantes mais excessivement simplificatrices de la fitness inclusive, prenons le temps de considérer les détails du calcul du coefficient d’apparentement et de la règle de Hamilton. La théorie de Hamilton est en réalité bien plus subtile que la manière dont elle est couramment vulgarisée. Seule une compréhension détaillée de cette théorie permet d’en mettre en évidence la puissance explicative. Pour cette raison, il vaut la peine de s’y attarder encore. Si l’on reconsidère le genre d’exemples proposés ci-dessus, un certain nombre de problèmes surgissent. Il y a tout d’abord le problème du calcul des effets des actions d’un individu sur les chances de reproduction d’un autre. Si l’on veut être rigoureux le calcul de la fitness inclusive devrait prendre en compte uniquement des individus capables de se reproduire ; en effet, du point de vue de la propagation des gènes, une vieille mère (degré de parenté par voie de descendance : 50%) ne compte pas la même chose qu’un jeune frère (degré de parenté par voie de descendance : 50%) qui vient d’atteindre l’âge de reproduction… Ensuite, il y a le problème du degré de rareté du gène considéré. Citons Dawkins à cette occasion : « Le problème de la mesure du degré de parenté [à comprendre au sens de « coefficient d’apparentement »] fait trébucher bon nombre d’entre nous sur le point suivant. Quels que soient deux membres d’une espèce, qu’ils appartiennent ou non à la même famille, ils ont souvent en commun plus de 90% de leurs gènes. De quoi parlons-nous donc lorsque nous disons que le degré de parenté entre deux frères est de ½ ou qu’il est de 1/8 entre des cousins germains ? La réponse est que les frères partagent la moitié de leurs gènes en plus des 90% (tout ce que vous voulez) que tous les individus ont en commun de toute façon. » (Dawkins 1996/1976, p. 382) Le problème mentionné par Dawkins est le suivant. Deux frères peuvent avoir 95% de gènes en commun ; ces 95% sont, par exemple, composés de 90% communs à tous les membres de leur espèce (ils ont tous un nez, des oreilles, etc.) et de 5% moins répandus (une couleur particulière de la peau, un trait comportemental altruiste, etc.), hérités de leurs ancêtres communs par voie de descendance. Toutefois, même s’ils ont 95% de gènes en commun, les 24 Pour une critique de l’usage d’exemples aussi caricaturaux, voir Grafen 1985, p.70-71. A ne pas distribuer 15 deux frères ne partagent pas plus de 50% des gènes par voie de descendance (chacun des deux parents ayant 25% de chances de transmettre une réplique de leur propre copie de gène aux deux frères à la fois) ; et parmi ces 50%, il y a des gènes que tous les individus de l’espèce possèdent et il y a une petite proportion de gènes moins communs, voire rares. Dans cet ensemble de proportions de gènes héritées, Dawkins semble nous dire que le coefficient d’apparentement entre les deux frères correspond aux 50% de chances qu’un gène, qui ne fait pas partie des 90% (ou ce que vous voudrez) que tous les individus possèdent de toute manière en commun, ait été transmis aux deux frères par voie de descendance. Voilà qui complique passablement notre affaire ! En réalité, le problème vient de ce que tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant au sujet du calcul du coefficient d’apparentement s’appuie sur une hypothèse extrêmement lourde : on postule que les individus évoluent dans une population illimitée et ont la même probabilité d’être confrontés à n’importe quel autre individu de cette population. Dans ce contexte, le coefficient d’apparentement est considéré comme une mesure de parenté absolue (au sens du calcul décrit dans la figure 1). Or cette hypothèse ne correspond pas à la réalité. Afin de rendre compte de celle-ci, il faudrait tenir compte du contexte dans lequel évoluent les individus considérés ; il faudrait imaginer différents groupes d’individus plus ou moins solidaires, dont certains entrent en compétition et d’autres ne se rencontrent jamais. Ainsi, r devient une mesure relative et non absolue.25 Sans entrer dans les formules mathématiques complexes, cherchons à comprendre la subtilité de r à l’aide d’un modèle de groupes (illustré par la figure 2)26 : r est une notion relative qui établit une relation entre deux individus issus d’un même voisinage social, relativement à une population de référence.27 Le voisinage social est une notion souple qui peut être comprise comme un groupe d’individus qui interagissent régulièrement ou plus simplement comme un nombre restreint d’individus parents (dans l’exemple de Dawkins, le voisinage social est composé de deux frères).28 La population de référence doit correspondre au domaine de compétition, c’est-à-dire à un ensemble d’individus de la même espèce, susceptibles d’entrer en compétition.29 r correspond à la proportion attendue de gènes communs entre un individu X et n’importe quel individu Y issu du même voisinage social30, en excédent de la proportion attendue de gènes communs entre X et un individu quelconque de la population de référence. Et si l’on adopte une perspective géno-centrique, r correspond à la probabilité qu’un gène d’un 25 L’explication proposée ci-dessus par Dawkins est peu éclairante dans la mesure où elle met en jeu des valeurs fixes (comme les 90% de gènes possédés par tous les individus considérés) alors qu’en réalité, les valeurs qui sont utilisées dans le calcul de r doivent être comprises comme des proportions moyennes ou des probabilités. 26 Dans Grafen 1985, on trouve une présentation géométrique du coefficient d’apparentement. Elle ne sera cependant pas présentée ici. 27 Cette explication m’a été donnée par Nicolas Perrin (pour les détails mathématiques, voir Perrin 2005). Pour un compte rendu plus global du phénomène, voir Queller 1994. 28 Pour être plus précis, on parle souvent dans ce contexte de trait group, qui est un ensemble temporaire d’individus qui interagissent dans un sens écologiquement significatif ; plus précisément, un trait group existe tant que la fitness des individus qui le composent est influencée par un certain trait (typiquement, le comportement altruiste d’un agent de ce groupe). Pour plus de précisions quant au trait group et à la manière de calculer r en fonction de cette notion, voir Pepper 2000. 29 Dans les faits, on ne peut souvent pas être certain que la « population de référence » que l’on définit par rapport au voisinage social étudié corresponde réellement au « domaine de compétition » de ce voisinage social. Si l’on intègre dans la population de référence des individus qui n’entrent en réalité jamais en contact avec ceux du voisinage social (c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais l’occasion d’entrer en compétition avec eux), alors le calcul d’apparentement génétique risque d’être faussé, au sens où il ne permet pas de rendre compte d’une réalité pertinente pour calculer la fitness. 30 En général, si le voisinage social est constitué uniquement des deux individus, cette proportion correspond au degré de parenté par voie de descendance. Et si le voisinage social est plus complexe, il s’agit de la moyenne des différents degrés de parenté par voie de descendance entre les individus du voisinage en question. A ne pas distribuer individu X se trouve également chez n’importe quel individu Y issu du même voisinage social, en excédent de la probabilité qu’il se trouve chez un individu quelconque de la population de référence.31 Voisinage social Population de référence Figure 2 : Les flèches désignent une relation générique attendue entre un individu focal (X) et un individu pris au hasard issu d’un milieu définit. Nous pouvons tirer quatre corollaires de cette explication de r. Premièrement, l’impact de la sélection de parentèle est dépendant de la proportion de gènes communément partagés dans la population de référence. Illustrons ce phénomène par un exemple. Un groupe de chiots est composé d’individus tous issus des deux mêmes parents ; les membres de ce voisinage social, par voie de descendance, entretiennent des liens de parenté plus étroits qu’avec les autres chiens de la population de référence. Imaginons maintenant deux mondes possibles dans lesquels peuvent évoluer ces chiens. Dans le premier monde, Max, un chiot du groupe de voisinage social A a une probabilité moyenne de partager 80% de ses gènes avec n’importe quel chien issu de la population de référence. D’autre part, Max a un frère, Félix, avec lequel il partage 50% de ses gènes par voie de descendance. Dans le deuxième monde, Max’, un chiot du groupe de voisinage social A’ a une probabilité moyenne de partager 95% de ses gènes avec n’importe quel chien issu de la population de référence’ (cette différence peut par exemple être due au fait que dans ce monde, les chiens entretiennent de fréquents rapports incestueux). D’autre part, Max’ a un frère, Félix’, avec lequel il partage 50% de gènes par voie de descendance. Si on assimile r au degré de parenté par voie de descendance, on pensera que le coefficient d’apparentement entre Max et Félix et Max’ et Félix’ est exactement le même. Il est vrai que les deux couples de frères partagent 50% de leurs gènes par voie de descendance. Mais cette manière de concevoir le coefficient d’apparentement ne prend pas en considération la proportion moyenne de gènes communs entre les frères considérés et les individus issus de leur population de référence respective. Or, au niveau du processus de la sélection naturelle, r prend une signification différente selon la proportion de gènes communs entre les membres du voisinage social et la population de référence ; plus cette proportion est élevée, moins il vaut la peine pour Max d’agir de manière altruiste envers Félix plutôt qu’envers n’importe quel autre individu de la population de référence ; en effet, en termes absolus, Félix ne partage pas beaucoup plus de gènes avec Max qu’avec n’importe quel individu de la population de référence. En d’autres 31 Nicolas Perrin explique que le coefficient d’apparentement correspond à « la proportion de gènes en commun en excédent de ce qui est attendu par hasard dans la population de référence » (Perrin 2005, p. 73). A ne pas distribuer 17 termes, la force de la sélection de parentèle est dépendante de la proportion de gènes partagés par l’ensemble des membres de la population de référence considérée. Deuxièmement, si le gène qui induit un comportement altruiste est extrêmement rare, alors le coefficient d’apparentement est pratiquement équivalent au degré de parenté par voie de descendance. En effet, si la probabilité pour qu’un gène soit porté par des individus de la population de référence s’approche de zéro, alors la valeur de r dans le calcul de Hamilton n’est pas influencée (comme dans le modèle des chiens) par la proportion de gènes communément partagés dans la population de référence. Troisièmement, la force de la sélection de parentèle devient très difficile à mesurer si les domaines de compétition et de voisinage social se chevauchent (dans ce cas, soit les deux cercles de la figure 2 se chevaucheraient, ou celui du voisinage social serait intégré dans celui de la population de référence). Notons pour commencer qu’un individu altruiste n’agit pas constamment de manière altruiste. Outre son comportement altruiste et discriminatoire en faveur des ses proches parents, ou plus généralement des individus de son voisinage social, cet individu développe toute une palette d’autres comportements. Parmi ceux-ci, il faut compter des comportements compétitifs, voire agressifs lorsqu’il s’agit d’acquérir des ressources qui lui sont vitales. Il est donc important de faire la différence entre le domaine du voisinage social dans lequel l’individu altruiste distribue ses bienfaits et le domaine de compétition, dans lequel il ne se comporte précisément pas de manière altruiste. Si le domaine de compétition n’est pas le même que le domaine du voisinage social (comme dans la figure 2), la règle de Hamilton peut être appliquée sans difficulté ; l’altruiste distribue ses bienfaits à un certain nombre d’individus et entre en compétition avec d’autres individus. Par contre, si le domaine de compétition chevauche le domaine du voisinage social, dans ce cas on peut s’attendre à ce que les bienfaits du comportement altruiste soient d’autant relativisés que la compétitivité est forte ; l’altruiste distribue ses bienfaits et entre en compétition avec les mêmes individus. En réalité, si le domaine de compétition chevauche le domaine potentiel de voisinage social, il y a fort à parier que la sélection naturelle ne favorise pas l’émergence de comportements altruistes (voir Taylor 1992 ; Queller 1992 ; 1994). Cette difficulté théorique a été testée empiriquement par des chercheurs comme Stuart West ou Ashleigh Griffin.32 Leurs résultats montrent que l’effet de sélection de parentèle sera limité si le domaine de compétition est composé de beaucoup de membres parents.33 West et Griffin font également remarquer qu’un des facteurs dont Hamilton pensait qu’il est susceptible de favoriser la sélection de parentèle, la localisation des individus parents dans un même espace territorial restreint (Hamilton 1964), est précisément un facteur qui augmente en même temps le taux de compétition locale. Voilà une réalité bien gênante pour déterminer, dans les cas concrets, les effets des forces sélectives opposées dues à l’apparentement et à la compétition… (West et al. 2001 ; Griffin et al. 2004). Quatrièmement, le domaine d’application de la théorie de Hamilton est plus large que ce à quoi on pourrait s’attendre. Une similitude génétique (en particulier si on prend en considération uniquement un gène à un locus donné) n’est pas forcément corrélée au degré de parenté par voie de descendance. Il est donc possible de comprendre r comme une simple mesure de similitude génétique entre deux individus (ou une mesure de probabilité qu’ils partagent un même gène).34 Dans ce cas, r n’est pas forcément dépendant du degré de parenté par voie de descendance ; il 32 Ces auteurs ont comparé les comportements et coefficients d’apparentement des guêpes des figues (West et al. 2001) ainsi que les degrés de prolifération et coefficients d’apparentement de bactéries pathogènes (Griffin et al. 2004). 33 Laurent Lehmann, Nicolas Perrin et François Rousset (2006) montrent que l’effet de la sélection de parentèle garde toutefois sa vigueur si les comportements d’aide n’augmentent pas le degré de compétition à l’intérieur du voisinage social. Cela est possible si les comportements d’aide favorisent l’accès à de nouvelles ressources, par exemple si l’espèce évolue dans un environnement non saturé qui peut encore être colonisé. 34 Cette conception étendue de r comme simple mesure statistique de similitude génétique (sans prise en compte de l’origine de cette similitude) n’est pas encore présente dans le fameux article de Hamilton de 1964. Il la propose par contre quelques années plus tard (Hamilton 1970). A ne pas distribuer peut dépendre d’autres facteurs. Ces autres facteurs sont à caractère pléiotropique, c’est-à-dire qu’un même gène ou un paquet indissociable de gènes agit sur plusieurs caractères à la fois. Par exemple, la tendance à l’action altruiste pourrait être associée à une préférence d’habitat très particulière ce qui permettrait un regroupement automatique des individus altruistes dans un même espace géographique restreint (les individus vivant dans ce micro-habitat formeraient un voisinage social dans lequel on pratiquerait l’altruisme). On pourrait également imaginer que cette tendance à l’action altruiste soit associée à la fois à une marque phénotypiquement observable (des grands yeux, une barbe verte, etc.) et à une tendance à agir de manière discriminatoire en faveur des individus qui présentent cette marque ; il s’agit du fameux phénomène de l’effet « barbe verte ».35 Dans ce cas, la valeur de r élargi correspond à la probabilité avec laquelle un individu altruiste dispense ses bienfaits en faveur d’individus possédant également les gènes qui induisent des comportements altruistes. Dans un tel contexte, pour désigner r, il ne faudrait alors plus parler de coefficient d’apparentement mais plutôt de coefficient de relation génétique. Ce r élargi peut ensuite être utilisé dans la règle de Hamilton puisqu’en fin de compte la sélection naturelle favorise n’importe quel gène capable de générer un grand nombre de copies de lui-même, que ces copies soient transmises par voie de descendance ou non. Ainsi, on ne peut pas associer inextricablement la règle de Hamilton au calcul du degré de parenté par voie de descendance. Pour être correcte, il faudrait donc dire que la sélection de parentèle n’est qu’un cas particulier de l’application du calcul de Hamilton. 1.3.2. Fitness inclusive et paradoxe de l’altruisme Comme on le pressent déjà dans les exemples du calcul de la fitness inclusive présentés cidessus, cette nouvelle définition de la fitness nous fait avancer d’un premier pas dans la résolution du problème posé par le paradoxe de l’altruisme. Hamilton a réfléchi à la question de l’évolution de l’altruisme en adoptant la perspective du gène ; il ne s’est pas demandé comment un individu peut transmettre ce trait à sa progéniture, mais plutôt comment les gènes qui induisent des comportements altruistes peuvent, par ailleurs, se répandre dans l’ensemble d’une population (en dépit du fait que ces comportements sont néfastes pour ceux qui les développent). La réponse à cette question est la suivante : ces gènes peuvent se répandre dans le pool génétique à la condition qu’ils induisent, chez l’individu porteur de ce gène, des comportements altruistes en faveur des individus porteurs de copies d’eux-mêmes. Ainsi la baisse de viabilité et fécondité de l’individu porteur de gènes qui induisent des comportements altruistes sera compensée par l’augmentation de la viabilité et fécondité des individus bénéficiaires possédant ces mêmes gènes. Remarquons ici que la sélection des gènes responsables de l’altruisme est fortement dépendante du type de bénéficiaires des actions altruistes : il faut qu’un certain nombre de bénéficiaires partagent ces mêmes gènes. Cela implique deux scénarios possibles : Dans le premier scénario, l’individu altruiste aide systématiquement ses proches parents au détriment des individus non parents. Cela est possible i) s’il possède à la fois la capacité de reconnaître ses proches parents et celle d’agir de manière discriminatoire en leur faveur ou ii) s’il dispense son altruisme de manière non discriminatoire dans l’environnement qu’il habite et que cet environnement est essentiellement composé d’individus parents ; dans ce cas, il n’est même pas nécessaire que l’agent dispose de la capacité de reconnaître ses proches parents. La parenté est un facteur important car elle garantit la possession d’une grande proportion de gènes en commun via la transmission du matériel génétique par voie de descendance. Dans le second scénario (nettement moins répandu dans le monde biologique), l’individu altruiste aide avec une plus grande probabilité des individus qui possèdent également les gènes responsables de l’altruisme, même s’ils ne sont pas parents ; cela est possible i) s’il est capable de reconnaître les individus altruistes (via des traits observables qui leur sont propres) et d’agir 35 Ce phénomène d’abord formulé par Hamilton (1964, p. 25) a ensuite été rendu célèbre par Dawkins (1996/1976, pp. 128-129). A ne pas distribuer 19 de manière discriminatoire en leur faveur (il s’agit de l’effet « barbe verte ») ou ii) s’il dispense son altruisme de manière non discriminatoire dans l’environnement qu’il habite et que cet environnement est essentiellement composé d’individus altruistes; dans ce cas, il n’est même pas nécessaire que l’agent dispose de la capacité de reconnaître les individus altruistes. 1.3.3. De la théorie à la vie réelle : abeilles « kamikazes » et marmottes « sentinelles » Concrètement, est-il possible que les scénarios mentionnés ci-dessus soient effectivement apparus au cours de l’évolution ? Le second scénario est hautement improbable, en particulier dans sa première version ; on n’a du moins pas encore observé de tendances à un comportement altruiste qui s’accompagne d’un effet phénotypique facilement observable (si ce n’est les effets observables des actions altruistes). Nous aurons l’occasion de revenir plus loin (p. 44) sur les raisons théoriques de ce manque de réalisabilité (voir aussi Keller & Ross 1998).36 En revanche, le premier scénario est plus réaliste. Par exemple, les mouettes argentées considèrent comme leurs oeufs tous les objets contenus dans le nid qu’elles ont construit ; mettez-y un œuf d’une autre espèce d’oiseau ou même un leurre grossier et elles n’y verront que du feu ! (Dawkins 1996/1976, p. 145) Certains oisillons considèrent comme leur mère l’individu adulte qu’ils côtoient dans les premiers jours après l’éclosion ; c’est de cette manière que Konrad Lorenz est devenu la « maman » d’une couvée d’oies.37 Si la plupart des animaux n’ont pas affiné leurs critères de distinction, c’est parce que cela n’était pas nécessaire du point de vue de leur adaptation au milieu dans lequel ils évoluent habituellement ; ce qui importe est que cela fonctionne dans la plupart des cas. Voyons maintenant si la théorie de Hamilton permet de rendre compte des cas d’altruisme inexplicables par le biais d’une théorie de la sélection naturelle en termes de fitness classique. A cet effet, considérons deux exemples déjà évoqués : celui de l’abeille « kamikaze » et celui de la marmotte « sentinelle ». Pour ce qui est des abeilles, il faut savoir que les individus composant une colonie d’insectes sociaux (fourmis, abeilles, etc.) sont souvent issus de la même mère ; et selon les espèces, un ou plusieurs mâles fournissent le sperme nécessaire à l’activité reproductrice d’une reine. Ainsi, ces colonies se caractérisent par un fort degré de parenté entre les individus qui les composent. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant de constater des comportements hautement altruistes ; si une ouvrière se sacrifie pour sauver sa communauté, elle contribue à la survie et production d’une multitude de ses frères et sœurs.38 Pour expliquer le comportement altruiste des marmottes « sentinelles », des biologistes comme Paul Sherman et Mark Hauber se sont intéressés au degré de parenté entre les individus 36 Mêmes les auteurs de cette hypothèse, Hamilton et Dawkins, doutent de la possibilité de l’évolution de ce genre d’effets pléiotropiques. Pour un exposé des vertus théoriques et des faiblesses explicatives de l’effet barbe verte, voir Dawkins 1999/1982, pp. 143-155. Notons que dans une étude sur la fourmi rouge Solenopsis invicta, Laurent Keller et Kenneth Ross sont parvenus à montrer un cas d’effet barbe verte. Leur découverte est toutefois assez peu révélatrice pour notre propos puisque le gène étudié n’est pas responsable d’un comportement altruiste ; il détermine à la fois la production d’une odeur particulière et un comportement meurtrier à l’encontre des femelles à maturité sexuelle qui ne produisent pas cette odeur. A la fin de leur article, Keller et Ross admettent que les effets barbe verte sont extrêmement difficiles à trouver dans le monde animal et proposent une hypothèse, basée sur des considérations génétiques, pour en expliquer la rareté (Keller & Ross 1998). 37 Il s’agit du phénomène de l’« empreinte » expérimenté par Lorenz (1989/1988). 38 L’explication de la stérilité des ouvrières relève également de la théorie de Hamilton ; des facteurs environnementaux (hostilité du milieu) combinés aux bénéfices de la socialité et au degré de parenté expliquent pourquoi des jeunes femelles renoncent à leur propre reproduction au profit de celle de leur mère (pour une introduction didactique, voir Chapuisat & Keller 2007; pour une analyse pointue voir Bourke & Franks 1995). A ne pas distribuer d’une espèce pratiquant ce type de comportement, ainsi qu’au rapport entre le risque pris par les sentinelles et l’avantage qu’en retirent les autres individus du groupe. Selon eux, les résultats obtenus confirment l’hypothèse de la sélection de parentèle de Hamilton ; il s’avère que les sentinelles de l’espèce qu’ils ont observé sont souvent entourés de proches parents (Sherman 1977 ; Hauber & Sherman 1998).39 Dans cet exemple, on peut toutefois remarquer que le simple calcul de la fitness classique pourrait éventuellement suffire à expliquer l’évolution du comportement des marmottes « sentinelles ». En effet, certaines observations semblent montrer qu’au moyen de ce comportement, les marmottes « sentinelles » sauvent en priorité leurs propres petits du danger ; de ce fait, on pourrait considérer tous les autres (sœurs, neveux, individus non parents) comme des bénéficiaires non pertinents pour le calcul de la fitness (Blumstein et al. 1997). Mais cette approche ne semble pas judicieuse (même si elle fonctionnait dans le cas présent), car elle fait perdre de vue que les soins parentaux et les comportements d’aide envers d’autres individus parents (par exemple une sœur) sont deux illustrations d’un même mécanisme : la sélection naturelle au niveau du gène. Ce n’est qu’en se détachant de l’individu et en adoptant la perspective du couple gène-phénotype que l’on acquiert une réelle compréhension de l’évolution de ce type de comportement. Cela dit, on ne peut nier que l’étude du comportement des mammifères s’avère bien plus complexe que celle des insectes ; les mammifères se caractérisent par la grande plasticité de leurs comportements si bien que les influences respectives exercées par les gènes, l’environnement et l’expérience sont souvent extrêmement difficiles à déterminer.40 Dans une certaine mesure, c’est même le cas chez les insectes qui adaptent leur comportement en fonction de certaines données environnementales (voir Lehmann & Perrin 2002). Ainsi, pour un comportement donné, si l’on veut déterminer le rôle causal de la sélection de parentèle, il ne suffit pas d’appliquer le calcul de Hamilton ; il faut prendre en compte l’ensemble des paramètres pertinents, dont les influences extra-génétiques. 1.3.4. Influences épigénétiques Dans le sillage de Hamilton, une nouvelle génération de théoriciens de l’évolution travaille actuellement sur des modèles théoriques capables de rendre compte de la complexité du monde biologique en faisant interagir à la fois les facteurs génétiques et écologiques. Nous avons déjà vu certaines de leurs recherches : celles qui montrent que la puissance de la sélection de parentèle est dépendante du chevauchement ou non des domaines de compétition et de voisinage social. De même, Laurent Lehmann et Nicolas Perrin (2002) élaborent des modèles mathématiques et proposent des exemples concrets tirés du monde animal pour montrer que l’altruisme est évolutionnairement plus stable et se propage mieux lorsqu’il est associé à une capacité de discrimination, plus précisément quand les individus peuvent diriger leurs bienfaits en direction d’autres individus apparentés, reconnus comme tels. L’idée n’est pas neuve et a déjà été discutée plus haut, mais l’originalité de leurs travaux vient de ce qu’ils précisent les différentes manières dont la discrimination peut être effectuée et ses effets sur la propagation de l’altruisme. Il est possible de discriminer sur la base d'une ressemblance phénotypique d'origine génétique ou en fonction d'une ressemblance phénotypique d'origine environnementale (par exemple les individus d’une même colonie de fourmis consomment la même nourriture si bien 39 Même si cette explication semble la plus convaincante, il faut savoir qu’il en existe d’autres qui se passent de la sélection de parentèle et invoquent l’avantage individuel retiré par les marmottes « sentinelles » (Trivers 1971). D’autre part, si la théorie de la sélection de parentèle peut être évoquée dans le cas des marmottes, elle n’est d’aucun secours lorsqu’il faut expliquer l’évolution du comportement de sentinelle chez les primates (Cheney & Seyfarth 1990). 40 Pour une illustration concrète de ces difficultés, voir l’étude de Jill Mateo sur le comportement des écureuils du sol (2003). Ce type de difficulté est d’autant plus accru au niveau de l’explication du comportement humain (à ce propos, voir Kitcher 2001). A ne pas distribuer 21 qu’ils dégagent une même odeur et peuvent se reconnaître entre eux de cette manière)41 ; ces deux méthodes peuvent être utilisées conjointement. Lehmann et Perrin ont montré que certaines conditions favorisent l’évolution d’un type de discrimination plutôt que l’autre ; par exemple, une population composée de petits groupes dont les individus se dispersent peu (ce qui induit un haut degré de parenté génétique entre les membres du groupe) développera des mécanismes de discrimination basés sur la reconnaissance de traits génétiquement déterminés (et inversement). De plus, leurs résultats montrent que la discrimination sur la base de différences dues à l’environnement engendre de véritables comportements sociaux et une coopération à plus large échelle que dans le cas de la discrimination basée sur les traits génétiques. Ce modèle rend compte du fait qu’en plus du simple degré d’apparentement génétique, des facteurs épigénétiques (la manière dont l’environnement affecte les traits des individus, le taux de dispersion des individus) influencent largement l’évolution des comportements d’aide. On comprend dès lors que l’application du calcul de Hamilton est un outil nécessaire mais pas toujours suffisant pour rendre pleinement compte du comportement coopératif et altruiste des espèces animales sociales. 1.3.5. Bilan Au terme de ces réflexions, on comprend comment il est possible que des gènes qui induisent des comportements altruistes puissent se répandre au fil des générations dans le pool génétique d’une population ; cela est possible s’ils induisent généralement des comportements de sacrifice au profit d’individus qui possèdent des copies de ces mêmes gènes ; en d’autres termes, cela est possible si les comportements qu’ils induisent favorisent la propagation de répliques d’eux-mêmes. Si la sélection de parentèle permet d’expliquer un grand nombre d’observations empiriques, il ne faut pas non plus perdre de vue qu’elle sera faible si la proportion de gènes communément partagés entre le voisinage social et la population de référence est haute. On sait également que la force de la sélection de parentèle peut être réduite à néant si les domaines du voisinage social et de compétition se chevauchent. Et finalement, il ne faut pas minimiser les influences épigénétiques. Dans les faits, l’élégance de la théorie de Hamilton convaincra les biologistes, choquera des penseurs des sciences sociales (par exemple, Sahlins 1980/1976) et sera boudée par les philosophes ; il est en effet difficile d’accepter qu’un terme à connotation aussi noble que l’altruisme puisse être expliqué en termes d’avantages et d’« égoïsme » des gènes. Les penseurs outrés peinent à saisir l’aspect métaphorique de certaines formules utilisées par les sociobiologistes. Un aspect extrêmement attrayant de la règle de Hamilton est qu’elle permet de contredire le fameux slogan de la survie du plus apte. Ce qui favorise la transmission d’un caractère au fil de l’évolution n’est pas tant le fait qu’il soit bénéfique à l’individu qui le développe. L’important est que les gènes responsables de ce caractère puissent se répliquer efficacement et augmenter en proportion dans l’ensemble du pool génétique (Hamilton 1963, pp. 354-355). Pour ce qui est de la controverse autour de l’altruisme biologique, Hamilton se situe clairement dans le camp des stratèges de l’avantage sélectif, ceux qui affirment que tous les comportements altruistes biologiques peuvent être compris en termes d’avantages sélectifs. La question qui se pose maintenant est de savoir si la théorie de Hamilton est capable de rendre compte de tous les cas d’altruisme que l’on rencontre dans le monde animal. Ce n’est pas l’avis de tout le monde, et c’est ce que nous verrons à la section suivante. 41 Les êtres humains par exemple, discriminent souvent en fonction de traits culturels (les dialectes locaux, les habitudes de comportement, les ornements traditionnels, etc.) qui sont de nature purement environnementale. A ne pas distribuer 1.4. Réciprocité directe La théorie de la sélection de parentèle permet essentiellement d’expliquer les comportements altruistes entre individus parents. Or, les biologistes ont pu observer des comportements à première vue altruistes entre individus non parents, voire entre individus d’espèces différentes qui semblent échapper à une explication hamiltonienne. Voici deux exemples qui feront l’objet d’une analyse plus détaillée à la section 1.4.5. Il existe une espèce de chauves-souris vampires dont certain individus qui rentrent repus après une nuit de chasse régurgitent une partie de leur repas dans la gueule des malchanceux rentrés bredouilles ; or on a constaté que ces dons de sang ne se faisaient pas systématiquement en faveur d’individus génétiquement apparentés. Comment expliquer ces actions charitables ? Citons aussi les symbioses entre individus d’espèces différentes. On en trouve notamment qui lient des grands poissons prédateurs et des petits poissons (ou des crevettes) nettoyeurs qui entrent dans les branchies de leurs hôtes pour se nourrir des parasites qui y résident. Comment expliquer que ces grands poissons ne fassent pas qu’une bouchée des petits et se prêtent même à des postures très inconfortables (qui les rendent vulnérables à des attaques ennemies) pendant les séances de nettoyage ? Nous verrons qu’une collaboration originale entre théoriciens des jeux et biologistes de l’évolution a permis d’élaborer les détails d’une explication de ce genre de comportements. Certaines tendances comportementales sacrificielles en faveur d’individus parents ou non parents peuvent émerger et se stabiliser à condition que, sur le long terme, elles s’avèrent avantageuses du point de vue individuel. 1.4.1. Altruisme réciproque Robert Trivers est le premier à avoir émis l’hypothèse que les comportements altruistes en faveur de non-parents peuvent évoluer à condition qu’ils s’accompagnent de retours de services ultérieurs de la part des bénéficiaires (Trivers 1971). C’est la naissance de la théorie de l’altruisme réciproque ou de la réciprocité. La réciprocité se caractérise par un délai entre les actions altruistes et un retour de service. Voici l’explication théorique d’un cas de relation de réciprocité réussie : en t1, l’un des partenaires de l’interaction prend un risque en produisant une action qui a pour effet d’augmenter la fitness de l’autre au détriment de sa propre fitness. Lorsque l’occasion se présente (en t2), le receveur retourne le service (ou son équivalent). Dans certains cas, il se peut que t1 et t2 se confondent ; pour qu’on puisse réellement parler d’altruisme réciproque dans ces situations, il faut que les deux protagonistes ignorent le comportement choisi par l’autre parti. Une relation de réciprocité tourne court lorsque l’un des deux partenaires refuse de rendre la pareille alors qu’il est en mesure de le faire ou lorsqu’il en est incapable à long terme. Trivers propose une liste de conditions nécessaires au développement d’une relation de réciprocité entre deux individus : - Il faut que les individus possèdent une tendance à agir de manière altruiste précisément en faveur d’individus qui pourront leur rendre ultérieurement un service proportionné. Cela est possible s’ils possèdent la capacité de reconnaître et de se souvenir des individus envers lesquels ils ont agi de manière altruiste (mais cela requiert des facultés mentales relativement développées dont beaucoup d’animaux sont dénués) ou s’ils agissent de manière altruiste dans des circonstances extrêmement réglées (par exemple toujours au même lieu et dans le cadre d’un rituel particulier). - Il faut que les situations de réciprocité apparaissent régulièrement. Cela implique trois conditions : premièrement, que les individus aient l’occasion de se rencontrer régulièrement (c’est le cas par exemple s’ils vivent ensemble dans un espace géographique restreint ou s’ils sont membres d’un petit groupe itinérant) ; deuxièmement que les individus aient une espérance de vie suffisante pour pouvoir interagir un bon nombre de fois ; A ne pas distribuer 23 troisièmement que l’intervalle de temps entre le moment où un individu effectue une action altruiste et le moment où il reçoit le service en retour ne soit pas trop grand. - Il faut que les rôles s’inversent régulièrement, c’est-à-dire que le receveur devienne le donneur et inversement. - Il faut que le gain, pour le receveur, soit supérieur au coût, pour le donneur. Par exemple, si un individu possède une grande réserve de nourriture, le fait d’en donner une petite partie à un individu affamé lui coûte peu tout en étant un gain très appréciable pour le receveur. - Il faut que les partenaires de l’interaction soient exposés de manière plus ou moins symétrique aux interactions altruistes. En d’autres termes, les coûts versus gains doivent être proportionnés pour les différents protagonistes. Par exemple, si un singe prend du temps à épouiller un autre singe afin que ce dernier partage sa nourriture avec lui, l’énergie investie dans l’épouillage en comparaison du gain en nourriture doit correspondre plus ou moins à l’investissement du don de nourriture en comparaison avec le gain du toilettage. La réciprocité échoue si les coûts et gains ne peuvent pas être proportionnés. Par exemple, dans une troupe de singes très hiérarchisée, le chef qui bénéficie de tous les privilèges et un jeune singe freluquet du bas de la hiérarchie ne sont pas exposés de manière symétrique aux interactions altruistes puisque le premier peut de toute façon se servir de tous les biens qu’il convoite ; une relation de réciprocité ne peut donc pas être instaurée entre ces deux individus. Dans les sections qui suivent, nous verrons que les intuitions de Trivers peuvent être renforcées et éclairées par des outils mathématiques. 1.4.2. Théorie des jeux et altruisme réciproque La théorie de la réciprocité est fortement liée au calcul des coûts et des intérêts des individus qui interagissent ainsi qu’à l’alchimie de stratégies comportementales concurrentes dans un milieu donné. Très vite, des théoriciens des jeux42 se sont intéressés à ces questions et ont développé des modèles destinés à simuler des environnements sociaux compétitifs, des stratégies comportementales utilisables dans ces environnements et l’effet de la sélection naturelle sur ces stratégies comportementales (Maynard Smith & Price 1973 ; Axelrod 1996/1984). Il s’agissait non seulement de tester la robustesse et la stabilité de différentes stratégies dans des milieux plus ou moins hostiles, mais également de préciser les conditions nécessaires à l’émergence de l’altruisme réciproque. Illustrons la manière dont on procède dans le cadre de ce type de recherches au moyen d’un exemple connu ; celui de l’épouillage mutuel. 1. On commence par la présentation du milieu dans lequel évoluent les acteurs de l’interaction. Pour notre exemple, admettons que les individus d’une espèce d’oiseaux soient parasités par des tiques. Il est important pour ces oiseaux de se débarrasser régulièrement de leurs parasites sans quoi ils risquent de contracter une maladie mortelle. Chaque individu peut s’épouiller partout sauf au sommet de sa tête, lieu que les tiques affectionnent tout particulièrement ; la seule manière de se débarrasser de ces tiques récalcitrantes est de se laisser épouiller par un autre oiseau. Supposons également que toutes les conditions nécessaires à la réciprocité évoquées précédemment soient réalisées (capacité de reconnaissance, occurrences régulières des situations d’interaction, inversion des rôles, rapport gain/coût et symétrie de l’interaction). Voilà d’excellentes conditions pour le développement d’un comportement altruiste réciproque ! 42 La théorie des jeux a été développée par des mathématiciens au début du siècle afin de comprendre les systèmes économiques et militaires (Borel 1921 ; von Neumann 1928 ; von Neumann & Morgenstern 1944). L’objectif plus général de cette théorie est de savoir quelles stratégies sont avantageuses dans un contexte où les décisions des uns ont des conséquences sur les autres. Une branche particulière, la théorie des jeux évolutionnaires (qui nous intéresse ici) a été créée par le statisticien Ronald Fisher (1939) et le biologiste John Maynard Smith (1982). Elle s’emploie à analyser les stratégies évolutionnaires des organismes et des espèces. A ne pas distribuer 2. Dans une deuxième étape, on pose les stratégies comportementales possibles ; celles-ci sont génétiquement programmées et les individus les appliquent à la lettre durant toute leur vie. Dans notre exemple, imaginons qu’il existe deux stratégies possibles chez les oiseaux parasités : la stratégie E (Epouilleur) qui consiste à épouiller son voisin chaque fois que l’occasion se présente et la stratégie T (Tricheur) qui consiste à ne jamais épouiller son voisin. 3. Dans un troisième temps, il s’agit de simuler une longue série d’interactions et après chaque interaction, calculer les gains et les coûts des acteurs. Il est également possible de simuler l’évolution de différentes générations en établissant un taux de reproduction calculé en fonction de l’ensemble des gains récoltés par chaque individu à la fin de sa vie ; si, au terme de sa vie (une vie correspond à un nombre x d’interactions), le résultat cumulé des interactions d’un individu se solde par un bilan coûts/gains positif, alors on lui attribuera une grande descendance (et inversement si le bilan est négatif). Revenons à notre exemple et imaginons qu’un individu A Epouilleur, épouille la tête d’un individu B Tricheur. Lorsque vient le tour de B, celui-ci refuse d’épouiller A et s’en va. Résultat : l’individu A a investi de l’énergie et n’a reçu aucun service en retour ; l’individu B tire bénéfice de l’épouillage et ne paie aucun coût en échange. En simulant l’évolution probable de ce type d’interactions, on obtient une situation typique du paradoxe de l’altruisme : au fil des générations, la stratégie comportementale E va disparaître sous la pression de la sélection naturelle (en fait, peu importe la distribution de la population, les Tricheurs s’en sortiront toujours mieux que les Epouilleurs, et cela même si toute la population est vouée à l’extinction). On constate que la combinaison de stratégies E et T ne mène pas à une situation d’altruisme réciproque ; en réalité on se retrouve devant le cas de figure de l’évolution de l’altruisme (stratégie E) versus égoïsme (stratégie T) vu précédemment. 4. Dans une quatrième étape, on répète plusieurs fois l’opération en variant les stratégies utilisées dans le milieu ainsi que les proportions dans lesquelles ces stratégies sont représentées au début du jeu. Dans notre exemple, pour que la réciprocité soit rendue possible il faut ajouter une nouvelle stratégie, R (Rancunier), qui consiste à épouiller tout individu rencontré pour la première fois, et à refuser d’épouiller tout individu qui a refusé d’épouiller lors de la dernière rencontre. La simulation des interactions de E, T et R nous prédit que la stratégie R, si elle est bien représentée au départ dans l’ensemble de la population, permet de maintenir la réciprocité ; les Rancuniers se feront des amis Rancuniers et Epouilleurs et refuseront systématiquement de perdre du temps et de l’énergie en toilettant les Tricheurs qui leur ont déjà refusé ce service ; cette fois, ce sera à la population des Tricheurs de décliner (sans forcément disparaître complètement). Si par contre, au début du jeu, les Rancuniers sont trop rares par rapport aux Tricheurs, ils feront trop souvent de mauvaises « premières rencontres » et subiront le même sort que les Epouilleurs ; et avec eux disparaîtra la réciprocité. 5. La dernière étape consiste à tirer les conclusions. Grâce à l’exemple théorique de l’épouillage mutuel, on sait qu’une bonne stratégie altruiste réciproque se caractérise par la sympathie lors de la première rencontre et la rancune en cas de tricherie (les Tricheurs sont punis lors de la prochaine rencontre). C’est Robert Axelrod qui a découvert les vertus de cette stratégie altruiste réciproque. Nous reviendrons sur ses recherches, mais au préalable il est utile de présenter une notion très commode pour l’étude de l’évolution de stratégies comportementales : celle de stratégie évolutionnairement stable. 1.4.3. Stratégie évolutionnairement stable La notion de stratégie évolutionnairement stable (SES) a été élaborée par John Maynard Smith (1973 ; 1982). C’est un concept théorique extrêmement intéressant car il peut servir de mesure d’efficacité de différentes stratégies comportementales. Une SES est une stratégie qui, si elle est adoptée par la plupart des individus dans un milieu donné, ne peut être supplantée par aucune autre stratégie présente dans ce milieu. En guise d’illustration, reprenons l’exemple de l’épouillage mutuel et plaçons-nous au niveau de la dynamique des populations. Si dans le milieu de départ, on trouve une répartition inégale des stratégies T (Tricheur), E (Epouilleur) et R (Rancunier) de sorte qu’il existe beaucoup de T et A ne pas distribuer 25 très peu de R et de E, au fil des générations, la sélection se chargera de la disparition de l’ensemble des R et des E. Dans se cas, on peut dire que T est une SES (et cela même si elle conduit à l’extinction de la population par suite de maladies causées par les tiques !). En revanche, quelle que soit la répartition de départ des stratégies, E ne sera jamais une SES ; il suffit d’introduire un seul Tricheur dans une population composée entièrement d’Epouilleurs pour déstabiliser E à plus ou moins long terme. Parfois aucune SES ne s’impose dans un milieu même si ce dernier converge vers un équilibre. Il peut y avoir stabilisation d’une coexistence de plusieurs stratégies au sein de la population. Pour reprendre notre exemple, imaginons que dans le milieu de départ, on trouve une répartition homogène des stratégies T, E et R de sorte que E et R soient aussi bien représentées que T, la sélection à l’œuvre au fil des générations défavorisera T (très rapidement, les Tricheurs se feront punir par les Rancuniers) et E (les Epouilleurs seront exploités par les Tricheurs) au profit de R. Il est très probable que E disparaisse complètement. En revanche T se portera assez bien dès lors qu’elle sera représentée par un petit nombre d’individus. En effet, moins les Tricheurs sont nombreux, plus ils ont de chance de rencontrer un Rancunier donné pour la première fois ; dans ce cas, ils sont servis ! Ainsi, on se retrouve avec la stabilisation d’une configuration mixte, composée d’une grande majorité de Rancuniers et d’une petite proportion de Tricheurs. Aucune de ses deux stratégies ne pouvant toutefois s’imposer complètement dans le milieu, on ne peut pas, à proprement parler, affirmer l’établissement d’une SES. Il est possible qu’une SES soit une combinaison de différentes stratégies, dans ce cas on parle de stratégie mixte. Par exemple, considérons une nouvelle stratégie mixte RT qui consiste à agir en R dans 3/4 des interactions et en T dans 1/4 des interactions. Il est possible qu’à terme, une telle stratégie mixte s’impose dans certains milieux et soit finalement pratiquée par la plupart des individus sans pouvoir être déstabilisée. 43 En conclusion, on voit qu’une SES présente une certaine perfection : elle ne peut pas être supplantée par une stratégie existant dans l’environnement dans lequel elle s’est stabilisée.44 Cette perfection trouve néanmoins ses limites. Premièrement, la stabilité d’une stratégie n’implique pas forcément qu’elle soit bonne pour les individus qui la pratiquent ; dans l’exemple de l’épouillage mutuel nous avons vu que si T devient une SES, les individus seront affaiblis par la maladie pour cause de manque de soins. Deuxièmement, dans un monde biologique, une SES peut être déstabilisée par l’apparition d’une nouvelle stratégie mutante qui n’était pas présente dans le contexte dans lequel la première s’est imposée ; dans ce cas, la stratégie perd son caractère de SES. Troisièmement une SES peut disparaître si les conditions de l’environnement changent. Notons pour terminer qu’il existe un lien étroit entre la SES et l’adaptation : dans la nature, une SES qui ne mène pas à sa propre destruction peut être considérée comme une stratégie adaptée à l’environnement dans lequel elle s’est stabilisée. Plus spécifiquement, elle est l’expression d’une tendance comportementale adaptative. 1.4.4. Dilemme du prisonnier itératif Nous disposons maintenant du bagage théorique nécessaire pour aborder les travaux du fameux théoricien des jeux Robert Axelrod et leur rapport avec la théorie de l’altruisme 43 Il est important de saisir la distinction entre le processus de la dynamique des réplicateurs et la notion de SES. Techniquement parlant, une SES n’est qu’une seule stratégie, même si elle peut être mixte (c’està-dire que la quasi-totalité des individus de la population joue une stratégie qui est une combinaison linéaire de plusieurs stratégies simples). La stabilisation d’une coexistence de plusieurs stratégies au sein de la population (polymorphisme stable) relève en revanche de la dynamique des réplicateurs. Ainsi l’ensemble des SES est un sous-ensemble des états d’équilibre de la dynamique des réplicateurs, caractérisé par le fait qu’une seule stratégie (simple ou mixte) s’impose dans la population. 44 Parallèlement, au niveau de la dynamique des populations, un équilibre stable se caractérise par le fait que toutes les stratégies présentes dans l’environnement ont la même fitness. A ne pas distribuer réciproque développée par Robert Trivers (section 1.4.1). Afin de définir les conditions d’émergence et de stabilisation des comportements coopératifs, Robert Axelrod (1996/1984) a modélisé sur ordinateur le jeu du dilemme du prisonnier itératif incluant un grand nombre de stratégies utilisables dans ce jeu. Comme nous le verrons, l’intérêt du dilemme du prisonnier itératif est qu’il permet de simuler une situation de sélection naturelle de stratégies comportementales. Axelrod procède de la façon décrite ci-dessus avec le modèle des épouilleurs. 1. Il commence par la présentation du milieu dans lequel évoluent les acteurs de l’interaction : il s’agit d’une situation de dilemme du prisonnier itératif qui se présente comme suit. Chaque joueur utilise du début à la fin du jeu une seule et même stratégie définie au départ. Le jeu se déroule en un grand nombre de coups. A chaque coup, les joueurs se rencontrent deux par deux. Lors de ces rencontres entre deux joueurs, chacun a le choix entre deux actions : coopérer ou faire défection. Le choix de chaque joueur est dicté par la stratégie définie au départ (par exemple, la stratégie « coopère une fois sur deux ! »). Lors d’une rencontre entre deux joueurs, aucun ne peut connaître, avant d’avoir joué son coup, l’action décidée par son adversaire. Par contre, chaque joueur peut se souvenir du dernier coup joué par un adversaire lors d’une précédente rencontre. Après chaque rencontre, les points sont répartis comme suit :45 Joueur B coopération Joueur A défection coopération 3/3 0/5 défection 5/0 1/1 Tableau 1 : Matrice de gain du dilemme du prisonnier : dans chaque case, le chiffre de gauche correspond au gain du joueur A et le chiffre de droite au gain du joueur B. On parle de dilemme car, s’ils ne peuvent pas se concerter, la meilleur stratégie pour chacun des joueurs est de faire défection ; or s’ils appliquent cette stratégie, ils obtiennent un gain moins intéressant (1 chacun) que s’ils avaient coopéré tous les deux (3 chacun). Jusqu’à la fin du jeu, les joueurs cumulent les points récoltés à chaque rencontre. Le vainqueur est celui qui a récolté le plus grand nombre de points. 2. Dans une deuxième étape, Axelrod pose les stratégies comportementales possibles. A cet effet, il a prié un grand nombre de scientifiques du monde entier de développer la stratégie qui leur paraît la meilleure. A celles-ci (dont certaines sont extrêmement complexes et font entrer des calculs de probabilités), il a ajouté quelques stratégies simples comme « choisis au hasard ! ». 3-4. Après avoir transcrit toutes les stratégies en code informatique, Axelrod a simulé par ordinateur un tournoi qui consiste en une longue série d’interactions au cours desquelles les différentes stratégies se confrontent entre elles et également à elles-mêmes. Il a ensuite répété plusieurs fois l’opération en variant les stratégies utilisées dans le milieu ainsi que les proportions dans lesquelles ces stratégies sont représentées au début du jeu. La stratégie qui a largement gagné le plus de tournois s’appelle Donnant Donnant (Tit For Tat). Etonnamment, elle est à la fois coopérative et d’une simplicité désarmante. Elle se compose de deux règles : a/ « coopère toujours lors d’une première rencontre ! », et b/ « copie l’action précédente de ton adversaire ! » (s’il a coopéré la dernière fois que tu l’as rencontré, coopère ; et inversement). 5. Enfin, il tire les conclusions. Au premier abord, on pourrait penser que Donnant Donnant n’est pas une bonne stratégie puisqu’elle est coopérative. En effet, quel que soit le choix de 45 Il est possible d’imaginer d’autres répartitions des points ; l’important est de maintenir les mêmes rapports entres ces différents gains. A ne pas distribuer 27 l’adversaire, en coopérant, on ne peut pas obtenir de meilleur résultat que lui : si A coopère et B fait défection, A obtient 0 points et B 5 ; si A coopère et B coopère également, tous deux obtiennent 3 points. La raison pour laquelle Donnant Donnant s’avère une bonne stratégie tient au fait qu’elle est utilisée dans un jeu itératif. Le fait qu’un grand nombre de coups soient joués et que les différents gains s’additionnent changent la donne : il ne s’agit pas de gagner à chaque coup contre un joueur qui sera ensuite éliminé du jeu (comme c’est le cas dans des jeux à somme nulle) mais d’accumuler le plus de points possibles au fil des rencontres. Dans ces conditions, les interactions coopératives portent leurs fruits (trois points à chaque rencontre). C’est pourquoi, une stratégie coopérative est efficace à long terme à condition qu’elle ne soit pas trop souvent exploitée. Or c’est précisément le cas de Donnant Donnant. Un joueur qui développe une telle stratégie sera toujours coopératif lors d’une première rencontre ainsi qu’avec tous les individus qui ont coopéré avec lui lors de leur précédente rencontre ; d’autre part, il se préserve assez bien de l’exploitation en étant rancunier avec les adversaires qui n’ont pas coopéré lors de leur précédente rencontre.46 Enfin, Donnant Donnant est indulgent puisqu’il rétablit la coopération dès que son adversaire se remet à coopérer. L’intérêt de la recherche d’Axelrod réside dans le fait que la stratégie Donnant Donnant correspond précisément à l’altruisme réciproque défini par Trivers.47 Cette constatation a donné l’idée à Axelrod de tester la stabilité évolutionnaire de la stratégie Donnant Donnant. Pour ce faire, il a développé une simulation par ordinateur d’un contexte de sélection naturelle : il a organisé une suite de tournois, la configuration de départ de chaque nouveau tournoi reflétant les résultats du précédent ; c’est-à-dire que les stratégies qui ont obtenu de bons scores au terme d’un tournoi se trouvent ensuite mieux représentées (en termes de nombre de joueurs qui appliquent ces stratégies) dans le tournoi suivant que celles qui ont obtenu de mauvais scores. Dans les faits, la stratégie Donnant Donnant est parvenue à un équilibre évolutionnairement stable dans un grand nombre de configurations testées ; il suffit qu’au départ, une proportion minimale48 d’individus coopérateurs soit intégrée pour qu’au fil des tournois, Donnant Donnant obtienne une très haute probabilité d’évincer les autres stratégies jusqu’à atteindre une bonne stabilité évolutionnaire.49 Précisions ici que les résultats obtenus n’indiquent rien sur les origines évolutionnaires de la stratégie Donnant Donnant, c’est-à-dire sur les facteurs qui permettent l’apparition et la propagation de Donnant Donnant jusqu’à ce seuil minimal. Appliquer la théorie d’Axelrod au monde biologique revient à imaginer que les stratégies sont des types de comportements génétiquement déterminés ; ainsi, une stratégie serait l’effet phénotypique d’un ensemble de gènes. D’autre part, la théorie d’Axelrod montre que pour 46 Notons que la stratégie altruiste pure « coopère toujours! » est non seulement instable (elle se fait régulièrement exploiter par les stratégies non coopératives) mais également néfaste pour l’évolution de la coopération dans une société puisqu’elle permet aux stratégies non coopératives d’accumuler des gains sans jamais subir la punition d’une non-coopération en retour (Axelrod 1996/1984, p. 129 ; Mackie 1989). 47 Remarquons également que l’exemple des épouilleurs est une forme de dilemme du prisonnier. 48 Toutefois, dans un monde de défection inconditionnelle, quelques individus adoptant la stratégie Donnant Donnant ne pourront prospérer. En effet, ils ne rencontreront pas suffisamment de partenaires coopératifs. Dans un tel monde, c’est la stratégie « Fais toujours défection ! » qui deviendra évolutionnairement stable. 49 Il convient de remarquer que Axelrod est probablement un peu trop optimiste au sujet de la stabilité évolutionnaire de Donnant Donnant. Même si le système se stabilise, il se peut que cet équilibre soit mixte et admette la persistance d’une petite proportion de stratégies non coopératives (souvenez-vous de l’exemple de l’épouillage mutuel) ; selon la configuration du milieu, il est plausible qu’une proportion significative d’individus non coopérateurs puissent survivre dans un monde de Donnants Donnants s’ils ont de bonnes chances de rencontrer régulièrement des individus Donnant Donnant pour la première fois (et dans ce cas, obtenir le gain de la défection : 5 points). D’autre part, Robert Boyd et Jeffrey Lorberbaum (1987) ont pu montrer que dans des conditions de mutation particulières, la stabilité de Donnant Donnant peut être ébranlée. A ne pas distribuer qu’un comportement altruiste réciproque puisse être sélectionné, il faut qu’à long terme, il soit favorable à l’individu altruiste réciproque (et par là même aux gènes qui induisent son comportement). C’est le cas si les conditions suivantes sont réalisées : il faut une bonne probabilité que les individus d’une population se rencontrent un bon nombre de fois au cours de leur vie dans des circonstances où le coût potentiel de la coopération ne soit pas trop élevé50 ; d’autre part, il faut que les altruistes réciproques soient capables de reconnaître les individus avec lesquels ils ont déjà interagi et de se souvenir des comportements précédemment adoptés par ces individus. Pour expliquer comment, dans un monde biologique, la stratégie Donnant Donnant peut apparaître et se développer jusqu’au seuil critique qui lui permettra ensuite de se propager et de devenir évolutionnairement stable, Axelrod fait appel à Hamilton. Selon ces deux auteurs, « il est possible d’imaginer que les bénéfices de la coopération dans des situations analogues au dilemme du prisonnier peuvent commencer à être récoltés par des groupes de proches parents » (Axelrod & Hamilton 1996/1984, p. 95). Evidemment, les auteurs font référence ici au phénomène de sélection de parentèle. Ils poursuivent en expliquant qu’on pourrait imaginer une situation dans laquelle les comportements altruistes en faveur des proches parents s’étendent aux individus dont le degré de parenté est de moins en moins certain. Dans un tel environnement à la fois coopératif et incertain, un mutant altruiste réciproque s’en sortira bien51 et génèrera une ligne de descendants qui, peu à peu, pourront s’imposer au-delà de ce contexte restreint. 1.4.5. De la théorie à la vie réelle : singes et vampires Le cadre théorique développé par les biologistes et théoriciens des jeux semble trouver des applications dans le monde animal. Nous allons explorer cette possibilité dans cette section et verrons que si ces modèles théoriques sont certainement révélateurs d’une certaine dynamique, leur application pratique est encore relativement controversée. Considérons la symbiose mentionnée plus haut. Il existe beaucoup de symbioses de nettoyage chez les poissons. Dans son article de 1971, Robert Trivers en présente un exemple. Les protagonistes sont d’une part des gros poissons prédateurs qui se nourrissent de petits poissons, d’autre part, des petits poissons ou des crevettes qui se nourrissent de parasites collés à la surface des gros poissons ; les premiers sont les hôtes, les second les nettoyeurs. Les observations montrent que les hôtes prennent garde de ne pas manger les nettoyeurs. Ces derniers, pour se faire reconnaître (et ne pas finir dans l’estomac de leurs hôtes), demeurent toujours dans le même site et arborent des couleurs et des comportements reconnaissables. D’autre part, les hôtes changent de couleur ou de comportement lorsqu’ils ont besoin d’être nettoyés et signalent aux nettoyeurs lorsqu’ils ne désirent plus être toilettés afin que ces derniers aient le temps de se mettre en sécurité. Enfin, durant le toilettage, les hôtes adoptent des positions inconfortables, les rendant vulnérables aux éventuelles agressions ennemies. Trivers pense que cette symbiose est un cas d’altruisme réciproque car les hôtes s’abstiennent d’avaler les nettoyeurs.52 Il est vrai que la plupart des conditions nécessaires au développement d’une relation de réciprocité sont remplies : ritualisation de l’interaction (à défaut de reconnaissance individuelle), occurrence régulière des situations d’interaction, 50 Par exemple, si la répartition des points en cas de coopération de l’un et défection de l’autre était de 0/10 au lieu de 0/5 (la répartition des autres configurations restant la même), même Donnant Donnant ne pourrait pas s’avérer une stratégie efficace étant donné le trop grand risque lié à la coopération. 51 A ce propos, rappelons que l’altruisme réciproque peut aussi bien être pratiqué entre individus parents qu’entre individus non parents. 52 Plus récemment, Bshary et Schäffer (2002) indiquent toutefois que la plupart des symbioses de nettoyage ne fonctionnent pas de manière symétrique (comme c’est le cas dans l’exemple de Trivers) car les hôtes ne sont souvent pas des prédateurs et se nourrissent de végétaux. Pour expliquer ces situations asymétriques, les auteurs font appel à la théorie du marché biologique (présentée plus loin). Les cas de symbioses entre nettoyeurs et poissons non prédateurs sont toutefois moins intéressants pour notre propos puisque l’aspect apparemment altruiste des hôtes n’apparaît pas. A ne pas distribuer 29 symétrie de l’interaction (l’hôte y gagne en étant débarrassé de ses parasites et le nettoyeur y gagne en se remplissant la panse) et rapport gain / coût (le nettoyeur prend le risque de se faire manger par erreur et l’hôte se retient de manger tout en adoptant des postures inconfortables et parfois dangereuses). Toutefois, si l’on veut être stricte sur les définitions, la symbiose de nettoyage peut au mieux être considérée comme un cas limite d’altruisme réciproque. En effet, si le prédateur est effectivement peu enclin à manger les nettoyeurs, on voit mal en quoi ces derniers sacrifieraient une partie de leur fitness en faveur de celle de l’hôte ; au fond, ils se remplissent simplement la panse ! D’autre part, le temps de l’investissement n’est pas différé par rapport à celui du retour de service ; le nettoyage et le nourrissage se font de manière simultanée si bien qu’on ne peut pas réellement parler d’inversion des rôles du donneur et du receveur. Il y a donc raison de douter de la pertinence du label « altruisme réciproque » pour caractériser certaines symbioses entre individus d’espèces différentes. Les travaux sur les chauves-souris en revanche semblent plus prometteurs. L’éthologue Gérald Wilkinson et ses collaborateurs ont mené un travail d’observation sur le comportement des vampires Desmodus rotundus (Wilkinson 1984 ; 1990). Leurs observations révèlent que des vampires non apparentés se nourrissent entre eux. Chaque nuit, les vampires sortent de leur caverne à la recherche de victimes (généralement chevaux ou vaches) dont ils boivent le sang. Entre 7 et 30% d’entre eux rentrent bredouille de leur chasse. Les vampires ne peuvent pas survivre à un jeûne de plus de 3 jours. Les observations ont montré que les individus qui rentrent repus de sang à la caverne offrent régulièrement une partie de leur repas aux malheureux affamés en régurgitant du sang. Wilkinson et collègues ont alors cherché à comprendre la logique de ce don de sang et surtout à déceler s’il s’agit d’un cas de sélection de parentèle ou d’altruisme réciproque. Les résultats semblent indiquer que les échanges de sang entre vampires résultent simultanément d’une sélection de parentèle et d’un altruisme réciproque, car 30% des dons de sang s’effectuent entre individus non parents (les 70% restants sont des dons des mères à leur progéniture). L’étude de Wilkinson et collègues montre que presque toutes les conditions de la réciprocité sont remplies dans le cas du don de sang chez les vampires. Les donneurs semblent capables d’identifier les individus susceptibles de leur rendre la pareille et aider ceux-ci de préférence. En effet, les observations ont montré que les vampires sont capables de se reconnaître par identification sonore et qu’il existe une corrélation entre le toilettage mutuel et le don de sang ainsi qu’une préférence pour les individus demandeurs qui ont précédemment donné du sang (ce qui indique que les rôles de donneur et de receveur alternent régulièrement). D’autre part, les partenaires de l’interaction ont régulièrement affaire les uns aux autres puisqu’ils passent souvent leurs nuits dans la même grotte ou tronc d’arbre creux ; cette situation permet un échange régulier des rôles de donneur et receveur. De plus, ces échanges ne se font pas uniquement entre individus parents, puisque Wilkinson et collègues ont pu déceler des associations durables de femelles non consanguines. Enfin la condition selon laquelle le gain pour le receveur doit être supérieur au coût pour le donneur est réalisée : les observations ont montré que les vampires ne donnent du sang qu’aux individus dont il reste moins de 24 heures de réserve et que lors d’un don de sang, les receveurs gagnent plus de 18 heures de survie alors que le coût pour le donneur engendre une perte d’énergie vitale d’environ 3 heures. En conclusion, l’espèce de vampires étudiée par Wilkinson semble bien pratiquer l’altruisme réciproque. Une telle interprétation a cependant récemment fait l’objet de critiques. Wilkinson n’a pas de preuve absolue que les vampires appliquent réellement la stratégie comportementale Donnant Donnant, car il n’a pas pu prouver empiriquement l’aspect punitif consécutif à une noncoopération ; il n’a pas pu montrer que si un vampire ne donne pas de sang, il sera ensuite puni par un refus lorsqu’il se trouvera lui-même dans une situation de nécessité. Or pour qu’un vampire puisse appliquer une stratégie punitive à la Donnant Donnant, il doit posséder la capacité de reconnaître les anciens partenaires d’interaction, se souvenir de leurs actions passées et les classer dans les catégories d’actions coopératives ou non coopératives. Cela requiert des aptitudes mentales très développées. Certains chercheurs pensent que ces capacités sont rares A ne pas distribuer dans le monde biologique ; les animaux auraient de la peine à établir des liens entre des événements temporellement et contextuellement distants et moduler leur comportement en conséquence (Stephens et al. 2002). Ainsi, on fait remarquer à Wilkinson que l’observation d’une corrélation entre des dons de sang et un retour de services ne nous dit encore rien sur les mécanismes sous-jacents à cette corrélation. En d’autres termes cette corrélation n’est pas une preuve suffisante pour postuler une situation de jeu itéré avec application de la stratégie Donnant Donnant (de Waal 2000 ; Silk 2003 ; Hammerstein 2003b). D’autres interprétations concurrentes peuvent être envisagées. On pourrait par exemple imaginer que la réciprocité chez les vampires est basée sur des relations privilégiées : les individus pourraient être dotés d’une tendance à apprécier certains partenaires plus que d’autres sur la base de caractéristiques comme une odeur similaire à celle de leurs proches parents ou la production de sons typiques au groupe dont ils font partie (Hammerstein 2003b ; Lehmann & Perrin 2002).53 Après 30 ans de recherches sur l’altruisme réciproque, peu d’exemples issus du monde animal ont été identifiés avec certitude (Hammerstein 2003b). On peut observer d’autres formes de réciprocité dans le monde animal, mais tout comme pour l’exemple des vampires, rien ne prouve qu’il s’agisse de formes d’altruisme réciproque au sens strict. Un bon nombre d’observations faites sur les singes (capucins, macaques et babouins) montrent que le service de l’épouillage peut être échangé contre une série d’autres services : épouillage en retour, nonagression (un individu du bas de la hiérarchie qui épouille régulièrement un dignitaire du haut de la hiérarchie sera moins souvent agressé par ce dernier), accès privilégié aux ressources alimentaires, etc. Toutefois, sur le terrain, les facteurs qui déterminent la monnaie d’échange ainsi que les mécanismes sous-jacents à ces échanges sont extrêmement difficiles à saisir si bien qu’il n’est pas possible de montrer avec une certitude absolue que toutes les conditions nécessaires à l’altruisme réciproque du modèle Donnant Donnant sont effectivement réalisées (Barrett et al. 1999 ; Manson et al. 2004). Les exemples les plus évidents d’altruisme réciproque (par exemple chez les singes ou certains ongulés) sont des formes d’épouillage mutuel en alternance rapide : l’effort est parcellisé (je t’épouille 2 minutes et tu m’épouilles 2 minutes en retour, etc.) ce qui permet de contrôler le partenaire de l’interaction. Cette succession rapide de dons et de retours de services facilite la réciprocité puisqu’elle permet un meilleur contrôle du partenaire de l’interaction et n’exige pas de capacités cognitives trop développées (comme celles qui permettent de lier des événements temporellement et contextuellement distants). Ces comportements d’épouillage mutuel en alternance rapide ont notamment été observés chez les impalas (Connor 1995) et les babouins (Barrett et al. 1999). 1.4.6. Nouvelles théories de la réciprocité directe Malgré la controverse au sujet de l’étendue de leur application pratique dans le monde animal, les travaux de Trivers, Maynard Smith et Axelrod sur la théorie des jeux évolutionnaires et l’altruisme réciproque ont exercé un impact considérable sur les études du comportement social et sont encore aujourd’hui largement cités dans la littérature. A se titre, ils méritaient que l’on s’y attarde. Il est cependant important de noter que ces travaux ne couvrent de loin pas tout le champ d’investigation des comportements partiellement sacrificiels en faveur d’individus non parents. Cette section est consacrée à quelques uns des nouveaux développements et approches théoriques les plus prometteurs. Beaucoup de chercheurs ont tenté d’affiner le modèle du dilemme du prisonnier itératif développé par Axelrod. C’est le cas de Gilbert Roberts et Thomas Sherratt (1998) qui ont modifié les conditions de jeu du dilemme du prisonnier de manière à le rendre plus proche de la 53 Une autre interprétation serait d’expliquer le don de sang chez les vampires à l’aide de modèles qui ne font même pas entrer en jeu la réciprocité. Rick Riolo, Robert Axelrod et collègues (2001) proposent par exemple une explication de l’émergence d’actions coopératives, non liées à une mémoire des interactions passées, dirigées exclusivement vers des individus similaires à eux-mêmes par rapport à certains traits observables. Il s’agit d’une explication de type « barbe verte » (voir section 1.3.2). A ne pas distribuer 31 réalité. Selon eux, le modèle développé par Axelrod n’est pas réaliste puisqu’il ne laisse aux joueurs que deux choix possibles : coopérer ou faire défection. Or, dans la réalité, la coopération est rarement de l’ordre du tout ou rien ; il existe des formes de défection plus subtiles comme un investissement coopératif légèrement inférieur à celui de son partenaire (Trivers avait déjà traité cette question dans son article de 1971). Les auteurs montrent que si l’on intègre cette stratégie comportementale dans la modélisation théorique, on constate qu’elle aura pour effet d’éroder lentement la coopération dans l’ensemble de la population, et cela malgré une bonne représentation de départ de la stratégie Donnant Donnant. Suite à ces considérations, Roberts et Sherratt proposent une nouvelle stratégie capable de contrer les défections subtiles : ils la nomment « augmente les enjeux ! » (raise the stakes) ; il s’agit de coopérer un minimum au départ (en proposant par exemple un tout petit service comme deux minutes d’épouillage) et si la pareille est rendue, augmenter ensuite l’investissement de départ. Les auteurs montrent que cette nouvelle stratégie permet de maintenir la coopération dans une population malgré la pratique d’investissements différentiels. D’autre part, une fois mise en place, cette stratégie s’avère évolutionnairement stable. Les travaux de Roberts et Sherratt se dirigent donc vers un traitement plus réaliste de la réciprocité. Mais est-ce suffisant ? D’une part, ils ne proposent pas d’exemples concrets d’application de la stratégie « augmente les enjeux ! » ; en réalité, il n’est pas évident de trouver dans le monde animal le phénomène de l’augmentation des investissements postulé par leur stratégie (Barrett et al. 1999). D’autre part, leur modèle postule encore un certain nombre de conditions qui ne reflètent pas correctement les circonstances naturelles. Dans les faits, les animaux peuvent développer des préférences pour certains types de partenaires plutôt que d’autres et choisir leurs partenaires d’interactions. Or ce facteur n’est pas pris en compte par Roberts et Sherratt, pas plus que par Axelrod d’ailleurs (Hammerstein 2003b, p. 84). Il serait également intéressant d’introduire dans la modélisation, le paramètre de la mobilité des individus car il s’agit d’un facteur qui empêche la stabilité de l’altruisme réciproque (Enquist & Leimar 1993). Les travaux récents de Ronald Noë et Peter Hammerstein (1994) vont dans le sens d’un traitement plus réaliste de la réciprocité en introduisant le paramètre du choix des partenaires de coopération. Leur théorie du marché biologique (biological market theory), se veut une alternative aux modèles d’altruisme réciproque. Cette théorie met l’accent sur la formation de partenariats entre animaux qui s’accordent sur un échange de services. Selon Noë et Hammerstein, dans les circonstances naturelles dans lesquelles l’évolution prend place, les individus n’entrent généralement pas en contact interactif par pur hasard (ce qui est postulé dans les modèles classiques de théorie des jeux itératifs). La plupart du temps, ils ont le choix entre plusieurs partenaires. Ils peuvent également décider à tout moment de ne plus coopérer avec un individu avec lequel ils ont interagi une série de fois et changer de partenaire. Ainsi, de nouveaux paramètres entrent en jeu : celui du choix des partenaires, celui du moment idéal pour changer de partenaire. La modulation de ces paramètres dépend de la capacité du partenaire à rendre les services rendus, de la quantité de partenaires potentiels disponibles, du coût engendré par un changement de partenaire, du risque de tomber sur un nouveau partenaire peu fiable, etc. En d’autres termes, la réciprocité fonctionne selon un modèle de marché d’offre et de demande où la possibilité de choisir les partenaires d’interaction et les facteurs liés à ce phénomène doit être prise en compte. Outre les nouveaux développements sur l’altruisme réciproque et théorie du marché biologique, d’autres modèles explicatifs ont été élaborés pour rendre compte de certains comportements partiellement sacrificiels en faveur d’individus non parents. Il y a par exemple la théorie de la pseudo-réciprocité où l’on montre qu’il peut valoir la peine d’aider un autre individu si le bénéfice occasionné a pour effet dérivé d’être favorable à l’individu aidant ; l’idée est que si un organisme bénéficie d’une manière ou d’une autre de la présence d’un autre organisme, une tendance à investir de l’énergie pour augmenter les chances de survie de ce dernier pourrait être adaptative (Leimar & Connor 2003). Les poissons qui se laissent nettoyer semblent entrer dans cette catégorie. A ne pas distribuer Une autre forme de comportement qui peut, dans certains cas, faire penser à la stratégie Donnant Donnant et qui favorise d’importants investissements de la part du partenaire de coopération est l’usage de la punition à des fins manipulatoires. Dans une situation d’interaction asymétrique où les partenaires sont inégaux (soit parce que l’un d’eux est dominant, soit parce que l’interaction est plus vitale pour l’un d’eux), il se peut qu’un des partenaires menace le second de punition (typiquement en refusant de maintenir la relation de réciprocité) s’il ne lui prête pas davantage assistance au prix d’un coût significatif du point de vue de la fitness (Cant et al. 2006 ; West et al. 2002). Les éthologues ont pu observer par exemple que les singes rhésus qui s’abstiennent d’informer (au moyen d’un cri particulier) leurs congénères lorsqu’ils trouvent une source de nourriture, sont plus souvent victimes d’agressions que ceux qui pratiquent la coopération (Hauser 1992). 1.4.7. Bilan Nous avons vu quelles étaient les conditions nécessaires au développement d’un comportement altruiste réciproque. Certains pensent que son application est rare dans le monde animal, y compris les espèces proches de la nôtre comme les chimpanzés (Jensen et al. 2006). Les symbioses entre nettoyeurs et poissons prédateurs ne remplissent pas toutes les conditions de l’altruisme réciproque ; l’exemple de l’échange de sang chez les vampires peut être discuté puisque Wilkinson n’a pas pu donner la preuve de la pratique d’un comportement punitif en cas de défection et que des interprétations concurrentes peuvent être proposées. Il reste les cas des échanges de services chez les singes et de l’épouillage mutuel mais il faut alors parler de formes très primaires d’altruisme réciproque. La forme subtile d’altruisme réciproque sur laquelle Axelrod met l’accent exige un ensemble de capacités cognitives développées (mémoire sélective, conceptualisation, catégorisation) rarement réalisé dans le monde animal. On trouve en revanche clairement dans le monde animal des formes d’interactions coopératives qui s’apparentent davantage à la pseudo-réciprocité, à la symbiose ou à la manipulation. Les détails de ces comportements dépendent étroitement de la configuration du « marché biologique ». Quoi qu’il en soit, dans toutes ces formes d’interactions coopératives ou de réciprocité proprement dite, l’intérêt individuel joue un rôle clef dans l’explication. Si l’on considère les gènes responsables du comportement de l’épouillage mutuel par exemple, on constate qu’ils peuvent uniquement se répandre au fil des générations dans le pool génétique d’une population si cette forme de réciprocité bénéficie en fin de compte aux individus eux-mêmes. Cette conclusion nous mène à la question suivante. Dans ce contexte de réciprocité, est-il encore légitime de parler d’altruisme ? Rappelons ici sa définition : un comportement est dit altruiste s’il a pour effet d’augmenter la fitness individuelle d’autrui aux dépens de la fitness de l’individu qui développe ce comportement. Or un comportement pseudo-réciproque, de symbiose ou altruiste réciproque n’a justement pas, par définition, pour effet d’augmenter la fitness d’autrui aux dépens de sa propre fitness ; au contraire, dans des circonstances favorables, il a pour effet d’augmenter la fitness de l’individu qui développe ce comportement.54 En conséquence, aucun de ces comportements ne mérite à proprement parler le label d’altruisme biologique. La notion d’« altruisme réciproque » en particulier est un abus de terme ; dans ce contexte il vaudrait mieux utiliser des termes comme « réciprocité », « coopération » ou « investissement à long terme ». En conclusion, la théorie de la réciprocité porte à croire que beaucoup de comportements à première vue altruistes s’avèrent en fin de compte ne pas l’être puisqu’ils se soldent par un avantage individuel sur le long terme. Cette théorie apporte de l’eau au moulin de la controverse autour de l’altruisme biologique et fait nettement pencher la balance du côté des stratèges de 54 Quant aux individus victimes de manipulation, on ne peut pas partir du principe que leur comportement est altruiste. Leur soumission à la manipulation est plutôt un moindre mal qu’ils doivent supporter pour pouvoir bénéficier d’autres avantages comme l’intégration dans le groupe ou le maintien des rapports de réciprocité (même si ces derniers sont de nature inégale). A ne pas distribuer 33 l’avantage sélectif. A la section suivante, nous verrons que cette direction est encore renforcée par la théorie du signal coûteux. 1.5. Signal coûteux Les travaux de certains biologistes ont mis en évidence une stratégie comportementale qui permet d’éclairer certaines actions « apparemment altruistes » envers des individus qui ne sont pas forcément apparentés. De plus cette stratégie comporte l’avantage d’être plus aisément applicable dans le monde animal que celle de l’altruisme réciproque. Il s’agit d’une application particulière de la théorie « du handicap » ou « du signal coûteux », selon laquelle un organisme peut investir de l’énergie pour produire un signal qui lui rapportera un avantage individuel en retour. La sélection naturelle favorise moins les individus les plus aptes à survivre dans un environnement donné que les plus aptes à s’y reproduire. Viabilité et fertilité sont le plus souvent corrélées mais il arrive que ce ne soit pas le cas (Sober 2000, chap. 3.6). Par exemple, il est possible que des caractéristiques très handicapantes soient sélectionnées pour la simple raison qu’elles augmentent l’attractivité sexuelle de leurs porteurs. Les exemples les plus connus de signaux coûteux sont sans doute les apparats des mâles destinés à attirer l’attention des femelles. Pensez aux incroyables plumes des paons ou des oiseaux de paradis. Selon l’éthologue Amotz Zahavi (1975) ces handicaps ont une fonction précise dans le jeu du choix des partenaires sexuels: ils sont un signe de la bonne santé du mâle. C’est un moyen pour les mâles de dire aux femelles « Regardez, je suis tellement fort que j’arrive à survivre même avec des plumes aussi handicapantes ! ». Un signal est donc un trait perceptible ou une tendance à un certain comportement, qui a évolué parce qu’il indique la possession, par l’individu qui signale, d’un trait qui autrement resterait imperceptible.55 Un signal est souvent coûteux parce qu’il doit être un indicateur fiable d’un trait dont la présence est toujours ou presque toujours couplée avec la présence du trait. En effet, la théorie du signal coûteux est toujours liée au problème de la tromperie. Dès lors qu’un signal est pris au sérieux par les individus d’une population, on verra évoluer des signaux trompeurs qui permettent d’obtenir à moindre frais les gains liés à la production des signaux honnêtes. Dès lors, pour être fiable, un signal honnête se doit d’être coûteux ; plus précisément, un signal efficace est à la fois trop handicapant pour être produit de manière trompeuse et suffisamment avantageux pour pouvoir être produit tout court. Certains signaux indiquent que l’individu est un bon parti pour la reproduction (Zahavi 1977 ; 2002 ; Roberts 1998). D’autres signaux peuvent révéler que l’individu est bon partenaire de coopération (Frank 1988). L’éthologue Amotz Zahavi (1977) a observé une espèce d’oiseaux (cratérope écaillé) organisée en système hiérarchique. Il a constaté que les individus du sommet de la hiérarchie produisent régulièrement des actions « apparemment altruistes » ; ils nourrissent leurs congénères ou effectuent des tours de guet pour avertir les autres de l’arrivée d’un prédateur au lieu de consacrer ce temps à se nourrir eux-mêmes. Les individus du bas de la hiérarchie qui tentent de produire ce genre d’actions se trouvent immédiatement brimés par leurs supérieurs. Il semblerait que dans ce cas, les actions altruistes exercent une fonction de publicité que seuls les individus les plus influents peuvent se permettre d’exercer. Ainsi, dans des conditions favorables, développer le signal coûteux de l’altruisme peut produire un avantage sélectif individuel (étant entendu qu’une bonne place dans la hiérarchie facilite l’accès à la reproduction). 55 Il peut être intéressant de distinguer entre un signe (cue) et un signal (signal) (Maynard Smith & Harper 2003). Au contraire d’un signal, un signe n’a pas évolué parce qu’il a pour fonction de manifester l’existence d’un trait non observable. Par exemple, l’odeur d’un lapin est un signe (et non un signal) utilisable pour un prédateur lorsqu’il traque sa proie. Par contre, la longue queue d’un paon est un signal qui indique la bonne santé de l’individu (notons que cette longue queue, si elle est un signal pour les partenaires sexuels, est également un excellent signe pour les prédateurs du paon !). A ne pas distribuer Ainsi, tout comme la théorie de la réciprocité, la théorie du signal coûteux peut fournir un schème explicatif pour des comportements « apparemment altruistes » en termes d’avantages sélectifs, à la fois en faveur des gènes (comme c’est le cas dans la théorie de la sélection de parentèle) et des individus eux-mêmes ; dans des conditions favorables, le signal coûteux a pour effet d’augmenter la fitness de l’individu porteur du signal. Pour ce qui est de la controverse autour de l’altruisme biologique, force est de constater que le camp des stratèges de l’avantage sélectif est bien fourni (Hamilton, Trivers, Maynard Smith, Axelrod, Roberts, Hammerstein, Zahavi, etc.). Il est temps maintenant de se tourner vers les arguments en faveur des « romantiques » qui défendent l’existence de comportements altruistes effectivement sélectivement désavantageux. 1.6. Sélection génétique de groupe La théorie de la sélection de groupe repose sur l’idée qu’un avantage au niveau du groupe peut compenser des désavantages au niveau individuel. Cette théorie a déjà été thématisée par Charles Darwin pour expliquer l’évolution des comportements altruistes.56 Elle a connu ensuite une longue période faste avant d’être critiquée dès les années 1960 par les défenseurs du point de vue du gène. Sous le coup de ces critiques, elle s’est effondrée avant de renaître sous la plume d’auteurs contemporains. C’est ce chemin mouvementé que nous allons retracer ici. Mais avant cela, quelques remarques préliminaires s’imposent. De manière générale, la théorie de la sélection de groupe tient compte du fait que les espèces se déploient en groupes et qu’au cours du processus de sélection naturelle, il y a survie de certains et disparition des autres. Lorsqu’elle est appliquée à la question de l’évolution des comportements altruistes, cette théorie fonctionne de la manière suivante : bien que sur le plan individuel l’altruisme soit désavantageux (en termes de fitness), il s’avère bénéfique sur le plan du groupe ; les individus altruistes fournissent un avantage sélectif au groupe auquel ils appartiennent et puisque les groupes composés d’altruistes ont plus de chances d’être sélectionnés que ceux qui n’en comptent pas, ils sélectionneront dans leur sillage leurs membres altruistes. L’analyse paraît simple mais elle s’accompagne en réalité d’un certain nombre de problèmes d’interprétation. En voici deux. Le premier concerne la façon de concevoir le groupe. Un gène ou un individu sont des entités bien pratiques ; il n’y a pas moyen de se tromper sur l’objet désigné. Par contre, un groupe est quelque chose de plus flou. Certains diront que c’est une tribu, une population, une bande ou un clan qui peut avoir une durée de vie bien supérieure aux individus qui le composent (Darwin 1881/1871, chap. v ; Wynne-Edwards 1986 ; Lorenz 1977/1963). D’autres diront qu’un groupe est constitué d’individus qui interagissent et influencent mutuellement leur fitness par rapport à un trait particulier (par exemple l’altruisme) ; le groupe disparaît (mais pas les individus qui le composent) lorsque les individus n’ont plus l’occasion d’interagir par le biais de ce trait (D. Wilson 1975 ; Sober & D. Wilson 2003/1998, pp. 92-98). Toute théorie sérieuse de la sélection de groupe se doit donc d’être claire sur les conditions d’appartenance à un groupe et les raisons écologiques pour lesquelles ces conditions sont pertinentes. Le second problème d’interprétation concerne la manière d’envisager les mécanismes au moyen desquels la sélection de groupe est susceptible d’opérer : tantôt il s’agit de conflits directs entre groupes et on compte les groupes qui survivent par rapport à ceux qui disparaissent (Darwin 1881/1871 ; Gintis 2003) ; tantôt il s’agit d’une compétition indirecte par le biais de la croissance et de la division de groupes (quand un groupe devient trop grand, il se divise) et on compte les groupes enfants (Haldane 1932) ; tantôt il s’agit d’un mécanisme savant de croissance, dissolution, mélange et recomposition périodique des groupes et on compte le 56 Darwin a utilisé l’idée de sélection de groupe (community selection) pour rendre compte du comportement altruiste humain dans La descendance de l’homme (1881/1871). A ne pas distribuer 35 nombre d’enfants produits par chaque groupe au terme du cycle de croissance (Sober & D. Wilson 2003/1998 ; voir sections 1.6.3 et 1.6.4). Selon le genre de population analysée, un type d’approche peut s’avérer plus utile qu’un autre, mais dans les faits, la manière la plus utile de comprendre la sélection de groupe est la troisième option, où l’on compare les groupes par rapport à la fécondité globale des individus qui les composent. Ainsi, lorsqu’il s’agit de juger de la pertinence de la théorie de la sélection de groupe, il ne faut jamais perdre de vue qu’il en existe différentes conceptions possibles, selon la manière dont on conçoit le groupe et les mécanismes sous-jacents à ce type de sélection. 1.6.1. Premières théories de sélection de groupe C’est dans La descendance de l’homme, que Darwin avance l’hypothèse de la sélection de groupe pour résoudre le paradoxe de l’altruisme. On s’en souvient, le père de la théorie de l’évolution avait observé certains traits véritablement altruistes dans la nature qui semblaient se soustraire à la logique de sa théorie de sélection naturelle. Par exemple, il avait observé le fait que certaines abeilles meurent après avoir piqué un intrus approchant leur ruche. Or, selon sa théorie de la sélection naturelle, un tel trait ne peut pas avoir été sélectionné ; il aurait dû être éliminé au même titre que tous les autres traits nuisibles aux individus qui les possèdent. Pour échapper au paradoxe, Darwin a imaginé une solution mettant en jeu le niveau du groupe : il commence par remarquer que beaucoup de comportements altruistes, bien que nuisibles aux individus qui les exercent, ne sont pas pour autant inutiles au niveau du groupe ; ensuite, il observe que les groupes, tout comme les individus, sont en compétition constante dans la nature ; il en déduit qu’un trait bénéfique pour un groupe peut logiquement avoir été sélectionné en dépit du coût qu’il engendre pour l’individu qui le porte.57 La théorie de la sélection de groupe était bien acceptée et fréquemment utilisée par les biologistes entre les années 1930 et 1960. Certains en faisaient usage parallèlement à la théorie de la sélection traditionnelle, privilégiant selon les cas celle qui leur semblait la plus apte à expliquer leur objet de recherche ; ils faisaient appel à la théorie traditionnelle de la sélection pour expliquer des traits comme les dents longues, ou la résistance à certaines maladies, alors qu’ils s’appuyaient sur la théorie de la sélection de groupe pour expliquer d’autres phénomènes, tels que l’ordre dans lequel les membres d’un groupe ont accès à la nourriture (Wynne-Edwards 1962). Par exemple, Konrad Lorenz (1977/1963) avait noté qu’entre individus d’une même espèce, les animaux ont tendance à refuser le combat pour ménager leurs congénères. Selon lui, cette retenue était un trait sélectionné en raison du bénéfice qu’il apportait au groupe. La popularité de la théorie de la sélection de groupe tient probablement au fait que, contrairement à leurs successeurs, ces biologistes réfléchissaient plutôt en termes qualitatifs que quantitatifs ; ils n’avaient pas coutume d’élaborer ou d’utiliser des systèmes mathématiques complexes pour étayer leurs théories (à l’exception notoire de Sewall Wright 1945). 1.6.2. Disgrâce de la sélection de groupe Dans le courant des années 1960, l’hypothèse de la sélection de groupe devint la cible d’attaques répétées. La cause de ce rejet massif est sans conteste l’émergence de la perspective du gène (section 1.1.2) ; selon ses défenseurs, les traits n’évoluent pas parce qu’ils aident le groupe, ni parce qu’ils augmentent le bénéfice individuel mais parce qu’ils favorisent la réplication des gènes qui induisent ces traits. Citons Dawkins pour une critique récurrente contre la théorie de la sélection de groupe : « S’il existe un seul rebelle égoïste prêt à exploiter l’altruisme du reste du groupe, alors, par définition, ce sera lui qui aura le plus de chances de survie et d’avoir des 57 Darwin ne fait pas usage du langage utilisé ici pour présenter sa théorie ; il parle de « communauté », « tribu » et « sélection tribale ». Notons également qu’avec cette théorie, il contredit certains de ses écrits antérieurs. Pour davantage de détails à ce sujet, voir Gayon 1998, chap. 2. A ne pas distribuer enfants. Chacun de ses enfants aura tendance à hériter de cet égoïsme. Après plusieurs générations de cette sélection naturelle, le « groupe altruiste » sera dépassé par le nombre d’individus égoïstes et ne pourra plus se démarquer du groupe égoïste. » (Dawkins 1996/1976, p. 25)58 Voilà une répétition de la formulation du paradoxe de l’altruisme. L’argument est de taille et les défenseurs de la sélection de groupe ne deviendront crédibles qu’à condition d’affiner leur théorie et de montrer qu’une sélection en défaveur de l’altruisme à l’intérieur de chaque groupe n’est pas suffisante pour compenser le mouvement inverse qui s’effectue au niveau de la sélection de groupe. Pour ce faire, il faudra qu’à l’image de leurs opposants, ils s’initient aux calculs mathématiques et se lancent dans la modélisation de situations d’interaction. Il faudra également qu’ils tiennent compte des théories de la sélection de parentèle, de la réciprocité et du signal coûteux ; théories d’autant plus « dangereuses » qu’elles ont largement contribué au discrédit de la sélection de groupe en parvenant à résoudre précisément les dilemmes qui avaient poussé Darwin, Lorenz et d’autres à émettre l’hypothèse de la sélection de groupe. Hamilton (1964) n’a-t-il pas donné une explication convaincante des comportements étonnants des abeilles, rendant du même coup superflue l’explication imaginée par Darwin ? Maynard Smith (1982) a fait de même avec le refus, souvent observé chez les animaux, de combattre contre des individus de la même espèce. Il a développé un jeu itératif dans lequel il s’agit d’obtenir une ressource et où deux stratégies s’opposent : une stratégie qui induit un comportement agressif jusqu’à la victoire ou la mort (appelée « faucon ») et une stratégie de retraite face à l’imminence d’un combat (appelée « colombe »). Il a pu montrer qu’une longue série de confrontations (organisées selon le modèle de la sélection naturelle) entre des individus arborant ces deux stratégies aboutit généralement à un équilibre stable composé d’une majorité de colombes. Ainsi, il n’est pas nécessaire, comme le pensait Lorenz (1977/1963), de recourir au mécanisme de la sélection de groupe pour expliquer l’évolution de comportements non agressifs. Ce que Lorenz expliquait en termes de bien pour l’espèce, Maynard Smith peut le traduire en termes d’avantage individuel : le refus de combattre de la colombe n’a pas évolué parce qu’il bénéficie au groupe, mais parce que les colombes elles-mêmes tirent un avantage à ne pas se battre jusqu’à la mort. Une fois de plus, ce qui était considéré comme altruiste devient égoïste. 1.6.3. Théorie de sélection à multiples niveaux Il aura ensuite fallu attendre plusieurs décennies pour que la théorie de la sélection de groupe reprenne son envol. Le modèle de sélection de groupe qui sera présenté en détails dans cette section a été élaboré par David Sloan Wilson. Quoique déjà formulé dans les années 1970 (D. Wilson 1975), ce modèle a gagné en popularité avec la parution, en 1998, de Unto Others, un ouvrage écrit en collaboration avec le philosophe des sciences Elliott Sober. Selon les auteurs de ce livre, non seulement la théorie de la sélection de groupe se défend, mais en plus il s’agit d’un excellent outil théorique pour expliquer la sélection de comportements altruistes biologiques. Selon eux, c’est une erreur de calculer les avantages sélectifs uniquement au niveau des gènes car ce ne sont pas les seuls bénéficiaires ou victimes de la sélection naturelle ; les organismes individuels et les groupes le sont également. Ainsi, si l’on veut appréhender rigoureusement le phénomène de la sélection naturelle, il faut tenir compte de trois niveaux de sélection : celui du gène, celui de l’individu et celui du groupe.59 Au fond, c’est une manière de 58 En réalité, cet argument n’exclut pas la possibilité théorique de la sélection de groupe. Même les défenseurs les plus acharnés de la perspective du gène admettent généralement ce point (Maynard Smith 1964 ; George Williams 1966). Ils soutiennent en revanche qu’elle apparaît extrêmement rarement dans la réalité et qu’elle est tout simplement inutile pour expliquer les phénomènes naturels. Ils ajoutent que la perspective du gène est bien plus élégante et économique du fait qu’elle permet de focaliser l’attention sur un seul niveau de sélection. 59 Notons que cette idée n’est pas neuve. En 1970 déjà George Price et Richard Lewontin défendaient la hiérarchie de sélection. A ne pas distribuer 37 réhabiliter la sélection de groupe tout en préservant les acquis obtenus par les penseurs des trente ou quarante dernières années. Pour illustrer les vertus de la sélection de groupe, Sober et D. Wilson présentent le « paradoxe de Simpson » (qui, en réalité n’est pas un paradoxe). Il s’agit d’un modèle mathématique tiré d’une situation réelle. Une université est accusée de discrimination sexuelle car la proportion d'hommes admis est de 14 %, alors que la proportion de femmes admises n'est que de 12 %. On mène une enquête, dont les résultats montrent que dans chaque faculté considérée indépendamment (mettons qu'il y en ait deux : Lettres et Électronique), la proportion de femmes reçues est plus élevée que la proportion d'hommes reçus (même si la proportion globale est effectivement plus élevée chez les hommes que chez les femmes). Nombre Nombre Nombre Nombre de postulants de postulants de postulants de postulants de sexe de sexe admis de admis de masculin féminin sexe sexe féminin masculin Pourcent age de postulants admis de sexe masculin Pourcent age de postulants admis de sexe féminin Lettres 10 100 1 11 10% 11% Electroniq 40 10 6 2 15% 20% Total 50 110 7 13 14% 12% ue Tableau 2 : tableau (tiré de de Sousa 2004, pp. 109) En examinant les chiffres du tableau, on constate qu’il y a beaucoup plus de femmes qui postulent en Lettres qu’en Electronique (et inversement pour les hommes) et que la sélection est plus dure en Lettres qu’en Electronique. C’est en vertu de ces deux facteurs que la proportion de femmes admises est globalement inférieure à celle des hommes, alors même que dans chaque faculté considérée isolément, la proportion de femmes admises est supérieure à celle des hommes. Sober et D. Wilson proposent cet exemple contre-intuitif en guise d’analogie à ce qui se passe dans certaines situations de sélection naturelle. Leur but est de montrer que la sélection est un phénomène complexe qui opère à plusieurs niveaux ; par exemple à l’intérieur de chaque groupe et entre différents groupes. En opposition à la perspective du gène, ils prennent le parti de réfléchir en termes de sélection à multiples niveaux, les trois niveaux qu’ils considèrent étant celui des gènes, des individus et des groupes. Voyons comment fonctionne cette sélection à multiples niveaux dans le cas de l’évolution de l’altruisme. Pour Sober et D. Wilson, le phénomène décrit par le paradoxe de Simpson apporte un élément décisif à la résolution du paradoxe de l’altruisme : nous avons vu que ce dernier réside dans le fait que les altruistes sont condamnés à avoir une fitness perpétuellement inférieure à celle des non-altruistes avec lesquels ils cohabitent, si bien que le trait de l’altruisme semble être tragiquement voué à l’extinction au sein du groupe. Cependant, nous font remarquer les auteurs, plus la proportion d’altruistes dans un groupe est élevée, plus la fitness globale des individus qui le composent (altruistes comme non-altruistes) est élevée. Ainsi, il semble probable que l’altruisme ait pu évoluer en raison des bénéfices qu’il apporte à son groupe en dépit du fait que la proportion d’altruistes face aux non-altruistes diminue dans chaque groupe A ne pas distribuer considéré individuellement.60 Le schéma ci-dessous (inspiré de Sober et D. Wilson 2003/1998, p. 24) illustre cette idée. Première génération Groupe A Total d’individus : 100 Altruistes : 20 % Egoïstes : 20 % Egoïstes : 80 % Altruistes : 18.4 % Groupe B Total d’individus : 100 Altruistes : 80 % Egoïstes : 21.3 % Proportion totale d’altruistes : 50% Proportion totale d’égoïstes : 50% Altruistes : 78.7 % Proportion totale d’altruistes : 51.6 % Egoïstes : 81.6 % Proportion totale d’égoïstes : 48.4 % Groupe A Groupe B Total d’individus : 1080 Total d’individus : 1320 Deuxième génération Figure 3 : illustration d’un phénomène de sélection de groupe Imaginons une population asexuée composée d’individus altruistes et d’individus non altruistes. Cette population est divisée en deux groupes de 100 membres chacun (ce qui correspond aux deux petits cercles du haut). Les altruistes composent 20 % du groupe A et 80% du groupe B. Ainsi, la proportion d’altruistes de la population globale est de 50%. A la génération suivante (qui correspond aux deux grands cercles du bas), la fréquence d’altruistes décroît dans chacun des deux groupes par rapport à la fréquence des non-altruistes : on observe un passage de 20% à 18.4% dans le groupe A et de 80% à 78.7% dans le groupe B. Par contre, le groupe B (composé d’une majorité d’altruistes) se porte mieux que le groupe A : il est devenu plus grand en comptant 1'320 individus contre 1’080 pour le groupe A. Résultat : la proportion d’altruistes de la population globale a légèrement augmenté en passant de 50% à 51.6%. Pour rendre ce modèle plus parlant, accompagnons-le d’une histoire. Sober et D. Wilson (2003/1998) reprennent un exemple inventé par Maynard Smith (1964), intitulé le « modèle des bottes de foin ».61 Une race de souris se reproduit sur plusieurs générations en petits groupes isolés dans des bottes de foin. Parmi ces souris, certaines sont altruistes et d’autres non. Les 60 Parallèlement, dans le paradoxe de Simpson, en dépit du fait que les hommes soient discriminés par la politique d’admission de chaque faculté considérée, ils finissent par être admis en plus grand nombre que les femmes. Cela tient au fait qu’ils ont majoritairement « parié » pour la faculté la moins sélective. 61 Notons que Maynard Smith, un défenseur de l’approche par le gène, a élaboré ce modèle précisément pour montrer que la sélection de groupe est uniquement possible dans des conditions extrêmement difficiles à réaliser si bien qu’il est très rare de la rencontrer dans le monde animal… A ne pas distribuer 39 altruistes perdent beaucoup de temps à épouiller leurs congénères, leur épargnant ainsi un bon nombre de maladies. Ce comportement permet d’augmenter sensiblement la fitness moyenne du groupe. Après un certain nombre de générations,62 les groupes se dissolvent (une fois par année, toutes les souris sortent en même temps des différentes bottes de foins) pour ensuite former de nouveaux groupes. A l’intérieur des bottes de foin, chaque groupe est fondé par une seule souris femelle portante qui peut donner naissance à des souriceaux altruistes ou à des petits qui ne le sont pas. Ainsi, les individus au sein des groupes sont tous parents lors de la première génération ; les degrés de parenté s’estompent ensuite rapidement au fil des générations.63 Sober et D. Wilson pensent que si on attribue des valeurs réalistes aux fréquences de reproduction ainsi qu’aux coûts et gains liés aux comportements altruistes, la simulation de la sélection naturelle donnera les résultats suivants. A partir de la deuxième génération, la fréquence des altruistes baisse à l’intérieur de chaque groupe, sans pour autant causer la disparition de tous les altruistes avant la fin du cycle. Les groupes comprenant des altruistes se portent mieux (puisque leurs membres souffrent moins de maladie) que les groupes n’en comprenant pas. A la fin du cycle, lorsque les individus de tous les groupes se rassemblent en un même lieu, il est tout à fait réaliste d’imaginer que la proportion d’altruistes soit supérieure à celle du brassage de population antérieure au cycle ; c’est le cas si l’effet de sélection de groupe (favorable à l’altruisme) était suffisamment puissant pour compenser l’effet de sélection individuelle (défavorable aux altruistes) à l’intérieur de chaque groupe. Il convient tout de même de remarquer que le calcul de la proportion globale d’altruistes et de non-altruistes se justifie uniquement si les groupes se désintègrent effectivement et que leurs populations respectives se mélangent dans le même bassin de population ; si ce n’est pas le cas, dans chaque groupe et au fil des générations, la sélection naturelle se chargera de la disparition des altruistes. Ainsi, le modèle proposé par Sober et D. Wilson se différencie nettement de ceux des premiers défenseurs de la théorie de la sélection de groupe (Darwin y compris) : il n’y a pas lieu ici de concevoir la sélection au sens d’un conflit direct entre différents groupes. 1.6.4. De la théorie à la vie réelle : petite douve Pour que la théorie de la sélection de groupe présentée par Sober et D. Wilson puisse rendre compte de l’évolution de l’altruisme biologique, il faut que la formation et désintégration périodique des groupes qu’elle postule apparaisse effectivement dans la nature. Comme exemple Sober et D. Wilson (2003/1998) proposent celui du ver du cerveau (brain worm). Le Dicrocoelium dendriticum ou « petite douve » est un ver parasite qui commence et termine son cycle dans le foie d’un bovidé. Le cycle débute par une expulsion des œufs du ver parasite hors de la vache, via les excréments. Les œufs sont ensuite ingurgités par des escargots friands d’excréments. Pour faciliter la démonstration, Sober et D. Wilson supposent que chaque escargot qui se nourrit des excréments du bovidé ingurgite invariablement 5 œufs. Ces 5 œufs (ou plutôt leurs habitants) ne se sépareront plus jusqu’à la fin du cycle ; ils constituent donc un groupe. A l’intérieur du mollusque, les vers éclosent et se décuplent par reproduction asexuée en créant des clones d’eux-mêmes. Ainsi, on obtient un groupe de 50 vers, qui est ensuite expulsé dans son entier par l’escargot sous forme d’une boule de mucus. Cette boule de mucus est ingurgitée par une fourmi dans l’estomac de laquelle les vers forment un kyste et attendent que leur hôte soit ingéré par un bovidé. Si le cas se présente, les vers terminent leur cycle dans le foie du bovidé où ils rencontrent des partenaires sexuels provenant d’autres groupes et se reproduisent de manière sexuée. 62 Dans la réalité, les souris femelles atteignent leur maturité sexuelle à 1½ mois, la durée de gestation est d’environ 3 semaines et la période de reproduction s’étend sur toute l’année. 63 Cette affirmation que le degré de parenté s’estompe est trompeuse ; si au début du cycle, il n’y a que deux parents (une souris fondatrice fécondée) pour un groupe et que chaque groupe vit en complète isolation, en fin de compte ce seront toujours les mêmes gènes qui seront recombinés au sein d’un groupe. Cette critique sera reprise plus loin (section 1.6.6). A ne pas distribuer Dans la réalité, les deux premiers passages (du bovidé à l’escargot, et de l’escargot à la fourmi) ne sont pas problématiques et s’effectuent avec un pourcentage relativement élevé, étant donné que les escargots se nourrissent copieusement des excréments des bovidés et que les fourmis apprécient le mucus des escargots. Cependant, le troisième et dernier passage est plus difficile et apparemment plus rare, car cette fois-ci, les fourmis ne font pas partie de l’alimentation de base des bovidés et se réfugient dans leur fourmilière à l’approche du crépuscule, lorsque les bovidés commencent à se nourrir avec le plus d’ardeur. Ainsi, sauf quelques heureuses exceptions, de nombreux vers voient leur cycle interrompu dans l’estomac d’une fourmi et meurent sans descendance. Cependant, et c’est ce qui intéresse Sober et D. Wilson, il existe un type spécifique de ver qu’ils appellent « ver du cerveau » (brain worm), issu d’une mutation, qui donne un véritable coup de pouce au passage de la fourmi au bovidé. Le comportement du ver du cerveau ne diffère pas de celui d’un ver normal jusqu’à ce qu’il soit ingurgité par une fourmi. Admettons qu’au départ, l’un des cinq oeufs était celui d’un ver mutant (A) entouré de quatre oeufs de vers normaux (S), on obtient dans l’estomac de la fourmi, par la reproduction asexuée, un groupe G composé de 40 individus S pour 10 individus A. Et c’est dans l’estomac de la fourmi que le comportement des individus S et A se différencient. Les S forment simplement un kyste dans l’estomac de la fourmi et attendent patiemment que leur hôte soit mangé par un bovidé. Parmi les A il en va autrement. L’un des vers du cerveau, au lieu de former son kyste dans l’estomac de la fourmi et d’attendre, se dirige en direction du cerveau pour y former un kyste à un endroit bien précis, ce qui a pour conséquence de modifier le comportement de l’insecte. Lorsque la température baisse à l’approche du soir, la fourmi grimpe en haut d’un brin d’herbe (au lieu de se diriger vers son abri) et s’y accroche fermement à l’aide de ses mandibules. Ce comportement singulier a pour effet d’augmenter les chances que la fourmi se fasse ingurgiter par un bovidé. Toutefois, le ver à l’origine de cette manœuvre meurt sans avoir eu la possibilité de se reproduire, alors que les autres membres du groupe bénéficient du fruit de son sacrifice ; c’est en cela que l’on peut le considérer comme altruiste. Cet exemple présente tous les ingrédients pour l’évolution de l’altruisme par la sélection de groupe. On dispose de plusieurs groupes qui se forment à partir d’un seul bassin de population. Ces groupes durent le temps d’un cycle déterminé avant de se dissoudre à nouveau dans le bassin de population. Les groupes sont différents en matière de représentation d’altruisme ; certains contiennent des individus altruistes et d’autres pas. Enfin, il existe une relation directe entre l’existence d’altruistes et la fitness globale des individus du groupe ; les groupes avec altruistes ont plus de chance d’achever leur cycle. Demandons-nous maintenant si le trait A (c’est-à-dire le comportement du ver du cerveau) peut être sélectionné au fil de l’évolution. Selon Sober et D. Wilson, dans cet exemple, la pression de la sélection s’exerce à deux niveaux. Un niveau de sélection est celui des individus au sein d’un groupe. Dans l’exemple du ver du cerveau, la fitness des vers A diminue au sein du groupe, puisqu’en raison du ver qui se sacrifie, ils passent d’une population de 10 à 9. Ainsi, la proportion des altruistes au sein du groupe chute de 20% à 18.3%. Mathématiquement parlant, si la fitness des vers S est de WS celle des vers A sera inférieure à WS. Cela donne : WA < WS. Le second niveau de sélection est celui des groupes. A ce propos, il faut tout d’abord souligner que le ver du cerveau n’est pas absolument indispensable à l’accomplissement du cycle du parasite, puisque certaines fourmis sont accidentellement avalées par des bovidés même si elles ne s’accrochent pas au sommet des brins d’herbe. Par contre, les groupes qui contiennent des altruistes sont avantagés par rapport aux groupes qui en sont dépourvus, puisque l’action d’un des vers altruistes du groupe favorise le retour à la vache. En ce sens, on peut dire que certains groupes ont une fitness supérieure à d’autres. Il suffit ensuite de comparer les différences aux deux niveaux pour savoir si l’altruisme peut être sélectionné :64 il le sera à condition qu’une augmentation (même minime) du taux de probabilité d’être ingéré par une vache compense le 64 « Maintenant que nous connaissons les fitness relatives à l’intérieur et entre les groupes, nous pouvons les mettre ensemble afin de voir quel niveau de sélection prévaut. » (2003/1998, p. 28) A ne pas distribuer 41 comportement « suicidaire » du ver du cerveau ;65 dans ce cas, l’avantage au niveau de la sélection de groupe l’emporte sur le déficit au niveau de la sélection individuelle. En bref, les groupes mixtes ont une plus grande probabilité de terminer le cycle que les groupes dépourvus d’altruistes, mais il faut que cette différence soit suffisante pour compenser la diminution en proportion des altruistes à l’intérieur des groupes mixtes. Malheureusement pour Sober et D. Wilson, cet exemple du ver du cerveau, quoique divertissant, donne une forte impression d’invraisemblance. Il est vrai que la petite douve (Dicrocoelium dendriticum) existe et se comporte à peu près comme l’indiquent les auteurs. Mais les détails concrets des étapes par lesquelles passe ce parasite (le nombre d’œufs ingurgités par les escargots, la quantité de mucus ingérée par les fourmis, etc.) sont très difficilement observables. De plus, l’idée des mutants altruistes qui parasiteraient le cerveau des fourmis n’est qu’une hypothèse. En réalité, Sober et D. Wilson sont forcés d’admettre que les détails conceptuellement pertinents pour leur modèle sont le fruit de simples suppositions (2003/1998, p. 30). 1.6.5. Caractère englobant de la théorie de sélection à multiples niveaux Peut-on trouver dans le monde animal des exemples plus convaincants de sélection de groupe que celui du ver du cerveau ? 66 D’après Sober et D. Wilson, il est aisé d’en trouver car, selon eux, la sélection à multiples niveaux englobe tous les cas de sélection de parentèle. Au fond, affirment-ils, les individus parents qui s'entraident peuvent être considérés comme formant un groupe. Dans le cas des soins parentaux par exemple, les petites unités parents-enfants forment des groupes qui se dissolvent dès que les petits deviennent indépendants. Ensuite, il suffit de faire fonctionner la théorie de la sélection à multiples niveaux pour expliquer l’évolution des comportements altruistes. La conception de la sélection et de l’évolution de l’altruisme proposée ici par Sober et D. Wilson est une manière d’évincer la théorie de la sélection de parentèle de Hamilton. D’après Sober et D. Wilson l’avantage de leur théorie tien au fait que l’on porte l’attention non plus exclusivement sur les gènes mais également sur les individus et les groupes. Selon eux, lorsqu’un individu altruiste aide un individu parent égoïste, on ne peut nier que du point de vue individuel, le premier sacrifie une partie de sa fitness (comprise ici au sens classique) au profit du second ; en d’autres termes, même à l’intérieur d’un groupe d’individus apparentés, les altruistes ont une fitness plus faible que les égoïstes.67 Remarquons en passant qu’en donnant cette explication, Sober et D. Wilson remettent au goût du jour la théorie de la fitness classique où l’on tient uniquement compte de la viabilité et fécondité des individus, sans considérer l’alchimie génétique sous-jacente. Puis ils proposent leur théorie de la sélection de groupe en affirmant que si l’altruisme peut évoluer, c’est uniquement parce qu’il est favorable au groupe d’individus apparentés (2002, pp. 192-193). En d’autres termes, les auteurs soutiennent que l’altruisme ne peut en aucun cas être adaptatif du point de vue de la sélection individuelle; par contre, il peut l’être du point de vue de la sélection de groupe. 65 Notons que dans l’exemple du ver du cerveau, la différence entre les fitness des différents individus n’est pas due à un taux de reproduction différentiel puisque l’on postule que tous les parasites ont le même nombre de descendants (en l’occurrence, chacun produit 9 clones). Elle est uniquement due à la survie ou à la mort des individus au cours du cycle (soit une mort altruiste, soit une mort parce que le cycle ne s’est pas achevé). 66 Pour corroborer leur théorie, les auteurs proposent d’autres exemples de sélection de groupe comme celui de la répartition inégale des sexes chez une espèce d’araignée (2003/1998, pp. 38-43) ou celui de la rapidité de transmission des virus (2003/1998, pp. 43-46) ; mais il n’est pas forcément évident que l’on puisse parler d’altruisme biologique dans ces cas, car il n’y a pas vraiment d’interaction entre des individus altruistes et d’autres individus qui bénéficient directement du comportement des premiers. 67 Selon Sober et D. Wilson, c’est une grande erreur de la part de la théorie de la sélection de parentèle, que de ne pas considérer le fait que la sélection naturelle opère contre les individus altruistes à l’intérieur des groupes composés d’altruistes et d’égoïstes (2003/1998, p. 67). A ne pas distribuer Sober et D. Wilson ajoutent que la force de leur théorie de la sélection à multiples niveaux réside en ce qu’elle permet non seulement d’englober des comportements altruistes envers des proches parents, mais également envers des individus non parents (ce dont la sélection de parentèle serait incapable d’après ces auteurs). Ils insistent beaucoup sur l’idée que l’altruisme n’est pas forcément lié à la parenté. 1.6.6. Sélection de groupe versus fitness inclusive L’approche de Sober et D. Wilson a beaucoup séduit les philosophes des sciences. Il est vrai que l’idée de sélection à multiples niveaux est très élégante. Il s’agit d’une nouvelle manière d’approcher la question de l’évolution de l’altruisme sans pour autant renoncer aux anciens outils conceptuels (fitness, gène, phénotype, sélection individuelle, sélection génétique, sélection de groupe…). La nouveauté réside dans la prise en compte des différents niveaux auxquels opère la sélection naturelle (niveaux des gènes, des individus et des groupes). Cette approche permet de mettre en évidence les conflits d’intérêts d’un niveau de la hiérarchie biologique à l’autre : ce qui est bon pour un gène peut être mauvais pour l’individu ; ce qui est positif pour un individu risque d’être nocif pour le groupe, etc. Elle permet également de comprendre que les bénéficiaires (ou les défavorisés) de la sélection naturelle ne sont pas uniquement les gènes ; les individus et les groupes peuvent également l’être.68 Enfin, elle redonne à la fois à la fitness classique et à la sélection de groupe leurs lettres de noblesse. Toutefois, malgré son élégance, cette théorie est loin de faire l’unanimité chez les biologistes de l’évolution. Comme nous allons maintenant le voir, elle est en réalité extrêmement fourvoyante et dessert la bonne compréhension du fonctionnement de la sélection naturelle. Notons d’abord que pour pouvoir prétendre englober la théorie de la sélection de parentèle, Sober et D. Wilson sont forcés d’adopter une notion de groupe flexible au point où l’on peut admettre que deux individus suffisent à former un groupe. Or on peut se demander s’il est encore utile de parler de groupe dans ces cas là (Maynard Smith 1998). D’autre part, pour expliquer l’évolution de l’altruisme, le modèle de Sober et D. Wilson ne fonctionne qu’en cas de fréquente dissolution et reconstitution des groupes ; il faut que les cycles se succèdent assez rapidement pour contrer l’effet de sélection contre l’altruisme à l’intérieur des groupes. Or, les cas empiriques d’altruisme réalisant se critère sont rares. Les exemples les plus emblématiques d’altruisme biologique se trouvent chez les insectes sociaux (abeilles, fourmis, termites). Or ce sont précisément des espèces dont les groupes ne se dissolvent pas à un rythme suffisamment rapide pour exemplifier efficacement le modèle théorique de la sélection de groupe. Certaines colonies de fourmis ou de termites peuvent vivre plus de vingt ans sous la coupe d’une seule reine. Si l’altruisme souffrait effectivement d’une pression sélective négative au sein d’un groupe, on voit mal comment il pourrait se maintenir sur une aussi longue durée. Ensuite, leur théorie de la fitness relative implique que l’on admette l’existence d’une force sélective au niveau des groupes mais que faut-il comprendre par-là ? Faut-il la définir en termes de fitness de groupe comme semblent le suggérer Sober et D. Wilson (2003/1998, p. 28) ? Si oui, en quel sens ? Il est clair qu’un groupe ne peut pas avoir de descendance. Sober et Wilson n’envisagent pas de groupe maman qui engendre un groupe enfant (Gildenhuys 2003).69 Ils 68 Il est vrai qu’à priori, faire des gènes le seul objet de sélection paraît exagéré ; en principe, rien n’empêche de considérer les individus, voire les groupes d’individus comme des objets de sélection. Toutefois, il faut ajouter au crédit des défenseurs de la perspective du couple gène/phénotype, que si l’on observe l’évolution sur le long terme, ce sont les traits et les gènes responsables de ces traits qui sont sélectionnés ; le niveau de sélection des gènes est le plus pertinent car il porte sur des unités non recombinantes, c’est-à-dire qui ne se modifient pas d’une génération à l’autre (à ce propos, voir Sterelny & Kitcher 1988). 69 « Les groupes ne produisent pas d’enfants, ou du moins, s’ils le faisaient, il produiraient des groupesenfants plutôt que des organismes individuels. Mais cette dernière possibilité est explicitement rejetée par Sober et Wilson : il est d’une importance cruciale pour le fonctionnement de leur modèle que les A ne pas distribuer 43 semblent en revanche préférer l’idée que la fitness de groupe correspond à la fitness moyenne des individus composant ce groupe. Mais une fitness de groupe conçue de cette manière peutelle être aisément mise en balance avec la fitness des individus ? Cela n’est pas évident et nécessiterai une explication que l’on ne trouve pas dans Unto Others.70 Cette critique est d’autant plus parlante lorsque l’on remarque qu’il n’existe aucune valeur mathématique dans le modèle proposé par Sober et D. Wilson représentant ce qu’ils appellent la « fitness de groupe » (Gildenhuys 2003, pp. 30-31). D’autre part, déjà dans un article de 1976, Maynard Smith critiquait la première formulation de la théorie de la sélection de groupe proposée par D. Wilson (1975). Selon Maynard Smith, si on fait abstraction de la parure théorique et que l’on se concentre sur les calculs utilisés par D. Wilson, on retrouve la règle de Hamilton ! Ainsi, du point de vue mathématique, la théorie de la sélection de groupe n’engloberait pas celle de la fitness inclusive. De récentes confirmations mathématiques vont dans ce sens ; il semblerait que les deux approches peuvent être exprimées à l’aide de l’équation de Price (Gardner 2008). Que penser maintenant de l’affirmation de Sober et D. Wilson selon laquelle leur théorie est plus englobante que celle de la sélection de parentèle de Hamilton ? Premièrement, dans la mesure où la sélection de groupe propose un schème explicatif peu adapté pour expliquer l’évolution de l’altruisme dans le monde organique (au contraire de la sélection de parentèle), l’affirmation de Sober et Wilson semble présomptueuse. D’autre part, même s’ils ont raison d’affirmer qu’il est théoriquement possible qu’un comportement altruiste se répande dans une population d’individus non parents, n’oublions pas que Hamilton lui-même avait déjà proposé cette possibilité ! Souvenons-nous de la notion de « r élargi » (section 1.3.1) : ce coefficient d’apparentement (ou de relation génétique) n’est pas forcément dépendant des liens parentaux. Dans un article de 1975, Hamilton distingue de manière explicite la théorie de la fitness inclusive de la théorie de la sélection de parentèle, la première étant plus englobante. Il précise qu’il est théoriquement possible que l’altruisme soit sélectionné dans un milieu d’individus non parents. Selon lui, on peut imaginer deux autres cas où les altruistes ont de grandes chances de sacrifier une part de leur fitness au profit d’autres altruistes : soit les individus sont capables de se reconnaître entre eux et se sacrifient de préférence pour d’autres altruistes71 ; soit les gènes qui incitent au comportement altruiste sont également responsables d’une préférence pour un type d’habitat particulier (dans ce contexte, on parle d’effets pléiotropique des gènes), si bien qu’en somme les individus altruistes se côtoient quotidiennement, ce qui augmente grandement les chances pour que les bénéficiaires des actions altruistes soient eux-mêmes porteurs des gènes pour l’altruisme.72 La fitness inclusive permet donc de rendre compte à la fois des cas d’altruisme entre individus parents et des cas d’altruisme entre individus non parents. membres composant chacun des sous-groupes, formés par le biais d’une division périodique de la population globale, se recombinent après une interaction au sein de la population globale, à partir de laquelle de nouveaux sous-groupes se forment avec un assortiment des membres différent. Les sousgroupes, dans ce modèle, ne produisent pas la génération suivante de sous-groupes de manière autonome et indépendante. Ainsi, l’analogie avec la sélection darwinienne est inadéquate car, d’après Darwin, les individus possédant une meilleure fitness continuent à produire des individus à meilleure fitness, alors que dans le modèle de Sober et Wilson, les sous-groupes possédant une meilleure fitness ne produisent pas de sous-groupes à meilleure fitness. » (Gildenhuys 2003, pp. 32-33) 70 Une explication détaillée serait d’autant plus nécessaire que l’exemple du ver du cerveau met en jeu une probabilité différentielle de terminer le cycle plutôt qu’un taux de reproduction moyen des individus du groupe. 71 Cela est possible si tous les individus altruistes possèdent également un trait observable distinctif ; il s’agit de ce que Dawkins appellerait l’« effet barbe verte » (voir section 1.3.1, p. 18). 72 « (…) le concept de fitness inclusive est plus général que celui de ‘sélection de parentèle’ (…). Dans un modèle d’assortiment non aléatoire [assertive-settling model], il n’y a objectivement aucune différence si les altruistes s’associent avec d’autres altruistes parce qu’ils sont apparentés (peut-être parce qu’ils ne se sont jamais séparés) ou parce qu’ils reconnaissent leurs compères altruistes, ou parce qu’ils s’installent ensemble en raison de quelque effet pléiotropique du gène en faveur d’une préférence d’habitat. » (Hamilton 1975, pp. 140-141) A ne pas distribuer Cela dit, il semblerait que l’apparentement génétique soit, de loin, le meilleur moyen de produire des adaptations altruistes (Maynard Smith 1976 ; Okasha 2002 ; Dawkins 1979, p. 188). Considérons le cas où un gène a pour effet pléiotropique à la fois un comportement altruiste et un trait observable (par exemple une barbe verte). Dans ce cas, les individus altruistes ont la possibilité de diriger leurs bienfaits vers les autres altruistes ; si c’est le cas, l’altruisme peut évoluer dans un milieu d’individus non parents. Toutefois, comme le fait remarquer Samir Okasha, ce scénario est confronté au risque de la tricherie car si, au fil de l’évolution, un individu non altruiste à barbe verte apparaît, il profitera des bienfaits des altruistes sans rien donner en retour, prospèrera, aura beaucoup d’enfants… et on imagine le reste de l’histoire. Pour éviter la tricherie, il faudra ou bien que les individus altruistes deviennent suffisamment intelligents pour détecter la tricherie, ou bien que le trait observable lié à l’altruisme soit difficile ou coûteux à imiter, les deux options étant très coûteuses. Or la sélection de parentèle ne souffre pas du problème de la tricherie puisqu’un individu vivant aux dépens d’un de ses proches parents, compromet la transmission d’une bonne partie de ses propres gènes ; c’est donc le mécanisme le plus robuste pour l’évolution de l’altruisme (Okasha 2002, p. 146). Considérons maintenant le cas où un gène a pour effet pléiotropique à la fois un comportement altruiste et une préférence d’habitat. Dans une telle situation, des individus altruistes s’entraident de fait puisqu’ils vivent côte à côte si bien que le facteur de la parenté n’est pas nécessaire à l’évolution de l’altruisme. Toutefois, selon Okasha, il est assez improbable que ce scénario se produise car il est extrêmement fragile. En effet, si les individus altruistes ne sont pas parents, cela signifie qu’ils ne partagent pas les mêmes gènes, sauf celui de l’altruisme qui leur fait également préférer l’habitat dans lequel ils évoluent. Ainsi, le gène qui induit un comportement altruiste ne profite qu’à lui-même (ou plus précisément à la production de copies de lui-même) et travaille au détriment de tous les autres gènes portés par l’individu altruiste. Dans ces conditions, s’il y a apparition d’un gène qui occasionne les mêmes bénéfices que celui de l’altruisme (en l’occurrence la préférence d’habitat) sans être aussi coûteux du point de vue individuel, le gène responsable de l’altruisme sera rapidement voué à l’extinction via la sélection naturelle. Par contre, il en va autrement si les bénéficiaires de l’altruisme sont des proches parents puisqu’ils partagent une proportion importante de gènes ; dans ce cas, il n’y a pas de pression sélective à d’autres loci du génome de l’individu porteur du gène responsable de l’altruisme. En bref, il semble très improbable que l’altruisme biologique évolue dans un contexte autre que celui de sélection de parentèle. Mais que dire alors des exemples proposés posés par Sober et D. Wilson (le ver du cerveau et les souris dans les bottes de foin) ? En observant attentivement l’exemple de la petite douve (section 1.6.4), on constate que le sacrifice du ver du cerveau profite fortement à ses clones (puisqu’il y a eu reproduction asexuée dans l’estomac de l’escargot), c’est-à-dire à des individus qui partagent 100% de leurs gènes avec l’altruiste !73 Cette réalité discrédite évidemment la connotation altruiste que lui confèrent les auteurs... Quant au modèle des souris des bottes de foin (section 1.6.3), Sober et D. Wilson affirment qu’après quelques générations, les souris ne sont plus liées par un degré de parenté significatif. Or, selon eux, sans parenté, la théorie de Hamilton n’est plus pertinente pour expliquer le comportement des souris altruistes. Toutefois, cette affirmation peut légitimement être mise en doute. En effet, dans le modèle en question, le groupe ne compte qu’une mère et ses petits ; il n’y aura donc que peu de variation génétique ; les gènes du premier couple (la mère et le père absent) se recombinent au fil des générations d’accouplements entre la mère et ses petits et les petits entre eux. Comment, dans ces conditions, peut-on légitimement supprimer le facteur d’apparentement après quelques générations afin de balayer toute interprétation en termes d’avantages 73 Sober et D. Wilson semblent pourtant en avoir conscience puisqu’ils admettent que grâce à la survie des autres individus altruistes, le degré du sacrifice n’est pas aussi extrême que ce qu’il y paraît au premier abord : « Il est intéressant de noter que le degré de sacrifice est bien moindre qu’il n’y parait au premier abord. L’aspect extrême du sacrifice du vers du cerveau est relativisé [diluted] par la survie des individus de type altruiste qui ne sont pas montés dans le cerveau. » (2003/1998, pp. 27-28) A ne pas distribuer 45 génétiques ? Dès lors que l’on conçoit r dans le sens de « coefficient d’apparentement » et non « coefficient de parenté par voie de descendance », l’application de la règle de Hamilton prédit la sélection du comportement altruiste. En définitive, il faut se poser la question de savoir s’il est encore utile de dire avec Sober et D. Wilson, que la sélection agit à plusieurs niveaux, c’est-à-dire qu’elle exerce une force au niveau des individus et une autre force au niveau des groupes. Maynard Smith (1976) et bien d’autres biologistes dans son sillage ne le pensent pas (Gildenhuys 2003 ; Lehmann et al. 2007a). Pour eux, ce que propose D. Wilson n’est rien de plus qu’un modèle d’assortiment non aléatoire de gènes qui induisent des comportements altruistes ; c’est-à-dire un modèle où les individus altruistes ne dispensent pas leurs bienfaits au hasard mais avec une plus grande probabilité en faveur d’autres individus altruistes. C’est une autre façon de rendre compte du même phénomène (Gardner et al. 2007). En revanche, l’approche hamiltonienne s’avère supérieure à différents niveaux. Premièrement, elle bénéficie d’une formalisation claire alors que la sélection de groupe ne repose pas sur une théorie formelle unique. Ce manque de formalisation engendre d’ailleurs d’innombrables confusions au sujet de la signification même de la théorie ; en fonction des auteurs qui l’utilisent, le terme de sélection de groupe est utilisé pour désigner différents phénomènes (West et al. 2008 ; Gardner & Grafen 2009). Deuxièmement, le fait que la sélection de groupe impose une comparaison entre différents niveaux la rend difficile à appliquer. Si l’on veut comparer deux forces de sélection, il faut bien disposer d’une unité commune. Les effets de la sélection de groupe doivent donc être traduits en termes de sélection au niveau individuel si bien qu’on se demande pourquoi il était utile de parler de différents niveaux en premier lieu. Cette remarque prend d’autant plus de sens lorsque l’on sait à quel point un cadre théorique en termes de différents niveaux est difficile à appliquer à des situations biologiques réelles. On ne s’étonnera donc pas de constater que tous les développements majeurs en théorie de l’évolution sociale (au niveau des vertébrés, des insectes sociaux, voire même des bactéries et parasites) reposent sur la fitness inclusive et non sur la sélection de groupe. Cette dernière a été développée sur la base de modèles théoriques simples et n’a guère stimulé la recherche empirique (Queller 2001 ; West et al. 2008). 74 Notons pour terminer qu’il serait faux de penser que la sélection de parentèle ne peut aucunement rendre compte d’une dynamique de groupe. Une réflexion en termes de voisinage social et domaine de compétition tels qu’ils ont été définis à la section 1.3.1 permet justement de saisir une telle dynamique (cette dernière pouvant être réduite à un seul paramètre : r). Une telle approche par la fitness inclusive a l’avantage d’être unilatérale tout en tenant compte de la complexité des interactions réelles. Elle rend également compte du fait que l’altruisme ne peut pas évoluer en l’absence d’une dynamique d’interactions différentielles ; d’une manière ou d’une autre, les altruistes doivent aider de préférence les altruistes. En d’autres termes, le gène responsable de l’altruisme doit en moyenne être avantageux pour les altruistes, même si, au cours de leurs vies particulières, certains individus altruistes se sacrifient alors que d’autres n’ont pas l’occasion de le faire. 1.6.7. Bilan Quelles conclusions peut-on tirer au terme de cette analyse de la sélection de groupe ? En ce qui concerne la controverse autour de l’altruisme biologique, nous pouvons placer les théories 74 David Queller exprime bien ce point de vue : « Ces dernières années, il est devenu clair que les mêmes comportements peuvent souvent être compris au moyen d’une forme de sélection de groupe – non pas la veille sélection de groupe de Wynne-Edwards, mais, malgré tout, au moyen d’une méthode qui implique le partitionnement de la sélection en composantes intra-groupe et extra-groupe (voir Sober et Wilson, 1998). Mais un fait demeure : presque personne n’utilise une telle méthode pour réfléchir et résoudre des problèmes intéressants. Les deux méthodes permettent de décomposer l’évolution sociale en différents éléments, mais alors que la fitness inclusive partitionne la nature proprement aux jointures, d’autres méthodes semblent hacher maladroitement au travers des os. » (Queller 2001, p. 263) A ne pas distribuer de sélection de groupe du côté des romantiques. Les défenseurs de ces théories (Lorenz, D. D. Wilson, etc.) pensent que l’altruisme biologique s’avère effectivement sélectivement désavantageux. Ce n’est qu’en observant la dynamique des groupes que l’on comprend comment les comportements altruistes peuvent évoluer. Nous avons vu qu’il existe différentes sortes de théories de sélection de groupe et avons pris le temps d’analyser l’une d’entre elles dans le détail : la théorie de la sélection à multiples niveaux proposée par Sober et D. Wilson. Ces auteurs insistent beaucoup sur le fait que, du point de vue individuel, lorsqu’un individu se comporte de manière altruiste en faveur d’un autre individu (qu’il soit parent ou non), il sacrifie une partie de sa fitness classique au profit du second. De ce fait, l’altruisme ne peut en aucun cas être adapté du point de vue de la sélection individuelle. Voilà une manière de dire qu’il existe des cas authentiques d’altruisme biologique dans le monde animal et de se placer du côté des romantiques dans la controverse autour de l’altruisme biologique. Pour expliquer l’évolution de l’altruisme, Sober et D. Wilson font appel à la force de sélection de groupe, censée compenser les effets négatifs de la sélection individuelle. Nous avons vu que le modèle mathématique de Sober et D. Wilson n’est pas faux ; par contre, l’explication théorique en termes de force de sélection de groupe qui lui est associée n’est pas aussi convaincante qu’il y paraît au premier abord. Finalement, on peut se demander s’il ne vaut pas mieux s’en tenir à la bonne vieille théorie de la fitness inclusive proposée par Hamilton, un membre du camp des stratèges de l’avantage sélectif. Aujourd’hui, ce débat est encore ouvert. 1.7. Conclusion Au terme de notre analyse de la théorie de la sélection de groupe, faut-il penser que les stratèges de l’avantage sélectif ont gagné la controverse ? Il semblerait que ce soit en effet le cas. Cela dit, si l’on prend le temps d’entrer dans les détails des différents modèles explicatifs développés par les biologistes, on comprend qu’au fond, la controverse repose sur une ambivalence de termes. A quelques exceptions près (Zahavi 2002/2000), les stratèges de l’avantage sélectif ne cherchent pas à nier l’existence de l’altruisme au niveau de la fitness classique. Leur projet est d’expliquer en termes d’avantages évolutionnaires pourquoi des comportements apparemment altruistes ont pu être sélectionnés. Nous avons vu que s’il y a réciprocité ou signal coûteux, ces comportements n’ont que l’apparence de l’altruisme ; en fin de compte, du point de vue individuel, ils s’avèrent avantageux sur le long terme. Par contre, les comportements dont on peut expliquer l’évolution par la sélection de parentèle (ou plus généralement la théorie de la fitness inclusive) sont effectivement altruistes du point de vue individuel même si, en termes de fitness inclusive, ils s’expliquent par un avantage génétique. Ainsi, lorsque Sober et D. Wilson prétendent sauver la cause de l’altruisme dans leur livre Unto Others, ce n’est que rhétorique puisque dans les faits, ils claironnent ce que presque personne ne nie ; l’existence de l’altruisme défini en termes de fitness classique. De plus, malgré les apparences, Sober et D. Wilson procèdent exactement de la même manière que les stratèges de l’avantage sélectif pour expliquer l’évolution des comportements altruistes : dans leurs calculs ils utilisent uniquement des variables qui caractérisent les individus et la transmission de caractères génétiques. Au fond, si l’on comprend le langage métaphorique des stratèges de l’avantage sélectif, il n’y a plus lieu d’être choqué par leur soi-disant machiavélisme. Ils montrent simplement que, en arrière-fond des comportements altruistes, se dissimule un avantage au niveau génétique. Il est vrai que pour expliciter cette dynamique il leur arrive de parler des gènes comme d’entités égoïstes (y compris les gènes qui induisent des comportements altruistes) dont le seul but est de disséminer un maximum de copies d’eux-mêmes aux générations suivantes. Mais tout cela n’est que métaphore puisqu’il est évident que les gènes ne sont ni doués d’intention, ni même de pensée ; ils se répliquent avec plus ou moins de succès, voilà tout. Ainsi, lorsque les stratèges de l’avantage sélectif utilisent le terme de « gène égoïste », ils veulent indiquer que la sélection A ne pas distribuer 47 naturelle ne permet habituellement qu’aux gènes les mieux adaptés de se répliquer et se propager dans une population. D’autre part, lorsqu’il leur arrive d’utiliser le terme de « gène altruiste », il s’agit à nouveau d’un abus de langage ; c’est un raccourci pour signifier « gène qui induit un comportement altruiste ». En conséquence on pourrait même, sans se contredire, dire d’un gène qu’il est à la fois altruiste et égoïste.75 Si les stratèges de l’avantage sélectif n’avaient pas fait un tel usage du terme « égoïsme » et s’étaient contentés d’attribuer le qualificatif « altruiste » aux comportements et aux individus, il est fort probable que la controverse autour de l’altruisme biologique n’aurait pas fait couler tant d’encre. Considérons quelques exemples de mécompréhension. Certains opposants aux stratèges de l’avantage sélectif, lorsqu’ils entendent dire que les comportements altruistes envers des individus parents ont pu évoluer parce qu’ils favorisent l’« intérêt des gènes » qui induisent ces comportements (au sens où ils augmentent leurs chances de réplication), croient entendre que les comportements en question sont le résultat d’un calcul d’intérêt égoïste. Or il est évident qu’aucun stratège de l’avantage sélectif ne serait disposé à soutenir cette dernière affirmation ! Comme exemple de ce type de critiques absurdes, citons l’anthropologue Marshall Sahlins : Il importe de noter, au passage, que les problèmes épistémologiques, que pose l’absence d’un support linguistique pour le calcul des coefficients de liaison r [coefficient d’apparentement], indiquent une carence grave de la théorie de sélection de parenté. Extrêmement peu de langues, de par le monde, connaissent les fractions : elles existent en indoeuropéen, et chez les civilisations archaïques de l’Orient, proche et extrême, mais font généralement défaut aux populations dites primitives. Les systèmes numériques dont disposent les chasseurs-collecteurs ne vont généralement pas au-delà de un, deux, trois. Quant à savoir comment des animaux s’y prennent pour déterminer que r (ego, cousins au premier degré) = 1/8 – je pense que tout commentaire sera superflu. Faute d’avoir traité cette question, les sociobiologistes ont chargé leur théorie d’une part considérable de mysticisme. (Sahlins 1980/1976, p. 92) Un autre exemple de mécompréhension porte sur des affirmations de type « l’altruisme biologique est en réalité de l’égoïsme génétique ». Cette phrase choquante doit être décodée pour perdre son venin : « l’altruisme biologique » correspond aux comportements défavorables du point de vue de la fitness individuelle ; « l’égoïsme génétique » est une manière métaphorique de référer au processus de sélection naturelle ; le verbe « est » ne doit pas être compris au sens d’équivalence mais au sens d’explication. Richard Dawkins par exemple se laisse parfois emporter dans le langage métaphorique si bien qu’il produit des formules apparemment contradictoires. Tantôt il affirme « il apparaît souvent que l’acte apparemment altruiste n’est en réalité qu’un acte égoïste bien déguisé » (Dawkins 1996/1976, p. 22), tantôt il propose de montrer « comment l’égoïsme et l’altruisme individuels s’expliquent grâce à la loi fondamentale que j’appelle l’égoïsme des gènes » (Dawkins 1996/1976, p. 24). Dans le premier cas, Dawkins semble nier l’existence de l’altruisme, mais deux pages plus loin, on comprend qu’il cherche plutôt à l’expliquer par le recours à la perspective du gène. En fin de compte, il est possible d’affirmer sans contradiction que l’altruisme biologique existe tout en admettant qu'il peut uniquement avoir été sélectionné s'il s’est avéré avantageux pour les gènes qui induisent ce comportement. Pour savoir si un individu est altruiste par rapport à d’autres individus, on compare le nombre de descendants (plus précisément, ceux qui parviennent à l’âge adulte) des individus considérés au terme de leur cycle de vie ; si l’individu focal possède une moins bonne fitness (au sens classique du terme) que les autres et que cela est dû au fait qu’il a adopté un comportement d’aide, alors on peut dire de cet individu et de son comportement qu’ils sont altruistes. De cette manière, sont à considérer comme altruistes, les abeilles « kamikazes », les marmottes « sentinelles » ou les vers du cerveau. 75 Notons que le terme « gène égoïste » est parfois utilisé dans le sens d’opposé au gène altruiste : un gène qui induit un comportement non altruiste (dans ces cas, le contexte est généralement assez explicite). A ne pas distribuer Au terme de ces pages consacrées au monde animal, le lecteur pourrait s’étonner du fait que le comportement altruiste humain n’a pas été évoqué. Après tout, nous faisons également partie du règne animal. Nous verrons au chapitre suivant que l’être humain doit être traité comme un cas à part, car il a acquis un grand nombre de compétences extraordinaires au fil de l’évolution, si bien que d’une part, les théories proposées jusqu’à maintenant ne peuvent être appliquées sans précautions, d’autre part, le concept d’« altruisme biologique » est moins pertinent pour l’être humain que celui d’« altruisme comportemental ». Ce dernier est précisément l’objet d’étude du chapitre 2. 2 . Alt ruism e c om por t e m e nt a l Les premiers acteurs considérés dans cet ouvrage étaient les biologistes. Les suivants seront des chercheurs en économie et en sciences sociales ouverts aux approches évolutionnaires du comportement humain. Quant à la notion d’altruisme, elle sera chargée dans ce chapitre d’une signification relativement différente de celle utilisée par les biologistes. Nous verrons que l’altruisme comportemental, tel qu’il est généralement compris en particulier par les économistes et les anthropologues évolutionnaires76 est une notion plus lâche, qui intègre davantage de comportements que l’altruisme biologique. D’autre part, les débats faisant usage de la notion d’altruisme comportemental prennent souvent racine dans un cadre complètement différent de celui des biologistes. Il ne s’agit pas de résoudre un problème lié à la théorie de la sélection darwinienne mais de porter une critique contre une conception largement véhiculée de l’être humain comme homo economicus, c’est-àdire comme un être rationnel, qui cherche toujours à maximiser son profit et son propre bienêtre. Ce dogme véhiculé par le néo-classicisme économique est depuis longtemps fustigé par différents courants en sciences sociales. Mais des voix critiques ont également émergé et commencent à prendre de plus en plus d’ampleur au sein même du monde de l’économie et de la théorie des jeux. Cette seconde vague d’esprit critique a essentiellement germé chez des penseurs sensibles à la fois à l’observation empirique, à l’expérimentation en laboratoires et à l’approche évolutionnaire. D’ambitieux projets de recherche interdisciplinaires ont débouchés sur des résultats intéressants, montrant notamment que les personnes ordinaires ne se comportement souvent pas comme le prédirait la théorie économique néo-classique ; les gens sont souvent prêts à récompenser autrui ou à contribuer au bien commun même si cela leur coûte et qu’ils pourraient espérer un gain supplémentaire en adoptant un comportement égoïste. De telles observations sont corroborées pas des résultats obtenus en théorie des jeux ; les stratégies comportementales égoïstes s’avèrent souvent peu réalistes, peu efficaces sur le long terme et mènent systématiquement à l’échec de la coopération au sein des groupes. Sur ce fond de débat propre au domaine de l’économie et des sciences sociales, l’objectif majeur de ce chapitre est de montrer qu’en combinant les avancées menées en économie expérimentale, théorie des jeux et sciences sociales évolutionnaires avec les schèmes explicatifs des biologistes, on obtient un tableau général cohérent et éclairant sur la manière dont fonctionnent les comportements d’aide humains. La structure du chapitre est la suivante : dans un premier temps (section 2.1), la problématique de l’altruisme humain est placée dans le contexte des débats qui font rage au sein de l’économie. Nous verrons ensuite (section 2.2) qu’une ligne argumentative importante contre la notion classique d’homo economicus repose sur les explications de l’évolution de l’altruisme humain ; ces dernières nécessitent quelques précautions théoriques sur le rapport entre l’évolution et la culture (section 2.2.1) mais fournissent une belle occasion de renouer avec les théories des biologistes développées au chapitre précédent (sections 2.2.2 à 2.2.6). 76 Malheureusement, ces auteurs ne sont souvent pas conscients du fait que leur conception de l’altruisme diffère de celle des biologistes ; la distinction explicite entre altruisme « biologique » et « comportementale » proposée dans cet ouvrage ne se trouve pas dans leurs écrits. Ce flou conceptuel (et de manière générale une mécompréhension de la porté des schèmes explicatifs proposés par les biologistes) est d’ailleurs la cause de nombreux débats confus et relativement stériles entre économistes expérimentaux et anthropologues évolutionnistes d’une part, et biologistes d’autre part. A ne pas distribuer 2.1. Economie et altruisme comportemental 2.1.1. Le modèle de l’homo economicus et ses détracteurs La théorie économique néo-classique repose sur une hypothèse générale relative à la rationalité et au comportement des agents (Samuelson 1938 ; Savage 1954). On postule que les agents ont un certain nombre de préférences subjectives (désirs, buts), ordonnées selon une hiérarchie du plus ou moins enviable. Mathématiquement, cette idée est représentée par une fonction d’utilité. On postule également que les choix des agents dépendent directement de cet ordre de préférences : lorsqu’un choix se présente à eux, ils se décident toujours pour l’option qui paraît maximiser la satisfaction de leurs préférences subjectives. Ainsi, la fonction d’utilité permet de prédire les comportements des agents. Ces deux postulats sont souvent couplés à une idéalisation des facultés de l’agent : on imagine que ce dernier est capable d’analyser des situations complexes, d’anticiper des effets futurs et de prendre les décisions optimales en fonction des circonstances données. Cette conception de l’être humain correspond à ce que l’on appelle homo economicus. Une telle approche est forcément liée au problème pratique de l’identification des préférences subjectives des sujets. Avant de construire un modèle explicatif ou prédictif, il faut faire un certain nombre de présupposés sur la manière dont tous les agents du système étudié ordonnent leurs préférences. Les hypothèses que l’on trouve le plus souvent dans les modèles sont celles de la recherche du bien-être individuel et des gains monétaires. A cela s’ajoute fréquemment le postulat que « nous aimons tous nous considérer comme des personnes aimables, attentives aux besoins d’autrui, altruistes. Mais en situation réelle – lorsque nos intérêts monétaires sont en jeu –, nous nous trouvons incapables de faire preuve de ces qualités et ne pouvons nous empêcher d’agir comme les agents cyniques postulés par les modèles économiques » (Franchesco Guala 2005, p. 241). Depuis des décennies, le modèle de l’homo economicus a été l’objet de nombreuses critiques (Kahneman & Tversky 1982 ; Bourdieu 2000, Gigerenzer 2008). La stratégie critique généralement utilisée consiste à démontrer à l’aide d’exemples concrets que les gens ne se comportent pas de la manière décrite par le modèle économique néo-classique. Certains auteurs s’efforcent en outre de montrer que, selon les circonstances, les gens obtiennent en moyenne de meilleurs résultats en suivant leurs émotions et intuitions primaires plutôt qu’en agissaient en acteur rationnels (Gigerenzer 2008). On trouve également des voix critiques au sein même de l’économie (Allais 1953 ; Simon 1969). Herbert Simon (1969) par exemple est célèbre pour avoir mis en avant l’idée que l’environnement influence largement les décisions des agents ; la simple fonction d’utilité ne saurait rendre compte de ce phénomène. De nos jours, un bon nombre d’économistes opposés à la vision de l’homo economicus travaillent dans la branche appelée « économie expérimentale ». Cette dernière s’occupe à utiliser des méthodes de psychologie expérimentale avec l’objectif de tester la validité des théories économiques existantes. Une partie de ce chapitre sera consacrée à ces études car c’est dans ce domaine que les chercheurs font usage de la notion d’altruisme comportemental. L’objectif des économistes expérimentaux est double. Nous verrons que d’une part ils s’ingénient à prouver que des personnes ordinaires ne se comportement souvent pas en maximisateurs rationnels de leurs gains propres, comme le prédirait la théorie économique néoclassique (section 2.1.3). D’autre part, ils tentent de montrer qu’une attitude non conforme au modèle de l’homo economicus est souvent optimale : elle peut apporter des bénéfices individuels sur le long terme, elle renforce souvent le groupe et s’avère être un facteur crucial pour le maintien de la coopération. Pour réaliser cette seconde entreprise, nous verrons que les 51 économistes s’associent aux anthropologues évolutionnistes (sections 2.1.4 et suivantes). Mais avant d’aborder ces deux pans critiques, il est important de saisir ce que les économistes entendent par altruisme ; la section suivante est dédiée à la définition de l’altruisme comportemental 2.1.2. Définition de l’altruisme comportemental La notion d’altruisme comportemental réfère à un comportement non conforme au modèle néo-classique. En voici une définition. Un comportement est dit altruiste s’il coûte à l’agent, profite à d’autres personnes ou à la communauté en général et si l’agent ne peut pas espérer un retour de bénéfice ultérieur. Les exemples paradigmatiques d’altruisme comportemental sont le don ou la récompense sans possibilité de retour de service ultérieur. Un comportement de don peut par exemple se révéler dans le cadre d’une expérience scientifique lorsque, au début d’un jeu, on met une somme d’argent à disposition d’un participant tout en lui laissant le choix, juste avant de quitter le jeu, de partager de manière anonyme cette somme avec un autre participant.77 Les sujets qui décident de donner une partie de leur argent peuvent être considérés comme altruistes. La notion d’altruisme comportemental prend une allure d’altruisme biologique mais il vaut la peine de prêter attention à quelques différences importantes. Le premier écart porte sur ce que l’on calcule. Dans le cas de l’altruisme comportemental, les coûts et bénéfices ne sont pas calculés en termes de nombre de descendants (élément essentiel pour le calcul de la fitness) mais des valeurs monétaires ou d’autres formes de biens chiffrés :78 l’altruisme consiste à donner une partie de son bien ou renoncer à un gain, soit pour coopérer, soit pour récompenser autrui, soit pour punir un agent opportuniste. En un sens, on peut dire que dans l’altruisme comportemental, on retrouve essentiellement la fitness classique (niveau de l’individu) dans sa composante « viabilité ». Une conséquence de cette différence est que certains comportements peuvent être considérés comme altruistes d’un point de vue et non de l’autre. Voici un exemple qui semble être altruiste comportemental mais qui n’est certainement pas biologique. Lors de la phase de reproduction, les femelles mantes religieuses (mantis religiosa) ont pour habitude de manger le mâle qui les féconde, en commençant par la tête. Le mâle ne fait rien pour empêcher cet acte de cannibalisme dont il est victime. Comment considérer ce comportement de « laisser-faire » ? Du point de vue de la définition donnée ci-dessus, il semble s’agir d’altruisme ; se laisser manger est coûteux pour le mâle et profite à la femelle. En revanche, si l’on porte l’attention sur le taux de reproduction des mâles, on constate qu’il vaut mieux pour eux se laisser manger plutôt que ne pas le faire. La raison tient au fait que chez cette espèce, l’acte sexuel se réalise de manière optimale lorsque le mâle perd la tête, et de surcroît, il octroie à la femelle un surplus d’énergie bénéfique qui lui permettra d’optimiser la gestation et donner naissance à une progéniture nombreuse, saine et robuste. En clair, un mâle qui ne se laisse pas manger a en moyenne moins de petits au terme de sa vie qu’un mâle qui s’offre en repas à sa belle. Pour cette raison, un tel comportement ne peut pas être considéré comme altruiste du point de vue biologique. Inversement, il existe des cas d’altruisme biologique qui ne semblent pas remplir les critères de la version comportementale. Prenons l’exemple des abeilles « nourrices » qui s’occupent du 77 Il s’agit du jeu du dictateur, abondamment utilisé en économie expérimentale (à ce propos, voir section 2.1.3). 78 N’importe quel contenu de la fonction d’utilité (degré de bien-être, gains monétaires, etc.) peut en principe être traduit en termes de chiffres. Cela permet ensuite de comparer la capacité des différents acteurs à réaliser leurs préférences subjectives. A ne pas distribuer couvain de la colonie sans tenter de se reproduire. Du point de vue de l’expérience vécue de ces abeilles nourrices, il n’y a pas vraiment de raison de considérer leur comportement comme sacrificiel. Au fond, elles mènent une vie assez confinée et peu dangereuse en demeurant au chaud dans la ruche tout en disposant de la nourriture fournie par leurs congénères. Au niveau comportemental, il est donc difficile de parler d’altruisme dans ce cas. En revanche, il est clair que les nourrices renoncent à leur propre progéniture au profit de celle de la reine ; c’est la raison pour laquelle on les considère comme altruistes au sens biologique du terme.79 Ces deux exemples peuvent à juste titre paraître un peu artificiels. Cela tient au fait que les économistes ne s’intéressent pas aux insectes mais uniquement aux choix des êtres humains et à la pertinence de la notion de fonction d’utilité. Au contraire des animaux, il n’est pas problématique d’attribuer aux êtres humains des désirs, des buts et des choix. Or c’est pour ce type d’individus que l’on définit une fonction d’utilité. Cette dernière est nécessaire pour déterminer s’il y a ou non occurrence d’altruisme comportemental ; elle définit la monnaie d’échange, l’élément que l’on peut quantifier en termes de coûts ou de bénéfices. Une autre différence entre l’altruisme biologique et comportemental est la mesure de temps considéré. Dans le cadre des études menées par les économistes expérimentaux, le laps de temps au cours duquel les effets d’un comportement sont calculés peut être très variable. Il dépend des conditions des jeux utilisés. Un jeu peut consister en une seule interaction entre plusieurs individus, ou en une série finie d’interactions. Ces interactions sont davantage représentatives de certains épisodes de la vie des sujets humains que de leur vie entière. Cette manière de mettre l’accent sur des tranches de vie n’est pas sans conséquences pour la détermination de l’altruisme car les effets sur le long terme ne sont pas pris en compte. Or un comportement peut fort bien être coûteux dans le contexte de certains jeux utilisés au cours des expériences en laboratoire alors même que sur le long terme (la vie de l’individu) il est s’avère bénéfique pour celui qui le pratique régulièrement. Ce point deviendra plus clair dans les sections suivantes. 2.1.3. Existence de l’altruisme comportemental Pour donner davantage de substance à la définition de l’altruisme comportemental et la manière dont ce dernier est utilisé comme outil détracteur de la théorie économique néoclassique, prenons le temps de décrire quelques unes des expériences menées par les économistes expérimentaux. Ces chercheurs s’appliquent à simuler en laboratoire des situations sociales sous forme de jeux sociaux, auxquels on fait participer des sujets humains. En guise d’illustration, considérons un jeu communément pratiqué : celui du bien commun (public goods game). Il s’agit d’un type de dilemme social, largement étudié depuis les années 1960 déjà (Olson 1965 ; Hardin 1968). Dans ce jeu, les sujets d’un groupe disposent chacun d’une même somme de départ et ont la possibilité de participer financièrement à un bien public ; chacun est libre d’investir le montant qu’il désire ou de ne rien donner du tout. L’ensemble des dons est ensuite réuni, doublé puis 79 En principe, il y aurait un moyen de rendre les analyses comportementale et biologique compatibles relativement à ces deux exemples. Si l’on intègre la recherche de maximisation du nombre de descendants dans la fonction d’utilité de ces animaux, on pourrait admettre que les mantes religieuses mâles réalisent au mieux leur fonction d’utilité alors que les fourmis nourrices échouent dans cette entreprise. Une telle échappatoire est à la rigueur envisageable dans le cas des animaux (quoique l’idée même de leur attribuer une fonction d’utilité est problématique ; les animaux ont-il vraiment la préférence subjective de maximiser leur descendance ?). En revanche cet expédient ne peut pas être utilisé pour rendre compte du comportement humain. Aucun économiste ne serait prêt à réduire le contenu de la fonction d’utilité humaine à la maximisation du nombre de descendants. Or les économistes s’intéressent précisément aux êtres humains. 53 redistribué à part égale à chacun des joueurs (indépendamment du fait qu’ils aient contribué ou non au bien commun). Ainsi, le rendement est le meilleur lorsque tous les participants investissent la totalité de leur somme de départ car les montants non investis ne sont pas doublés. Par contre, du point de vue de l’individu, l’investissement comporte le risque de recevoir en retour une somme inférieure à celle investie ; en effet, il est rationnellement plus avantageux de garder sa somme de départ tout en recevant sa part des différentes sommes investies par les autres joueurs dans le bien commun ; si la plupart des joueurs réfléchissent de cette manière, malheur à ceux qui investissent !80 Les expériences (Marwell & Ames 1981; Fischbacher et al. 2001 ; voir aussi Ostrom 1998) pratiquées sur des sujets humains mis en situation de jeu du bien commun ont pu montrer que, contrairement aux prédictions de la théorie néo-classique, beaucoup de sujets ont tendance à coopérer, alors même que du point de vue de l’intérêt rationnel, cette stratégie est une erreur. Ainsi les gens sont plus généreux que ce que l’on pourrait penser : ils sont altruistes.81 Un autre jeu régulièrement utilisé est celui du dictateur (dictator game) : c’est un jeu à deux participants dont le premier reçoit une certaine somme qu’il peut partager à sa guise avec le second. Ce dernier ne peut rejeter aucune proposition de partage, même si elle lui est largement défavorable.82 Contrairement aux prédictions néo-classiques, les expériences en laboratoire ont montré que plus de la moitié des dictateurs sont disposés à donner en moyenne 30% de la somme d’agent au deuxième joueur (Croson & Konow 2009 ; Forsythe et al. 1994 ; Kahneman et al.1986). Un autre jeu que l’on trouve souvent dans la littérature est celui de la confiance (trust game). Le déroulement en est le suivant. Un premier joueur, le truster (celui qui fait confiance), reçoit une somme de départ et peut décider quelle part de sa fortune il va donner à son partenaire. L’expérimentateur double ce montant (selon les jeux, la somme est triplée, voire quadruplée) puis le transfère au deuxième joueur, le trustee (celui à qui l’on fait confiance). Celui-ci décide s’il va donner quelque chose au truster, et si oui, combien. Son don éventuel est également doublé. Si les joueurs sont égoïstes, ils ne vont rien donner, car la tentation est grande pour le trustee de ne pas renvoyer l’ascenseur et de profiter ainsi d’un gain optimal. Pourtant, le résultat des expériences montre le contraire : plus de 50% des trustees donnent en retour et leur contribution est proportionnelle à l’investissement du truster. Plus celui-ci est généreux, plus le trustee le récompense (Fehr & Fischbacher 2003 ; Fehr & Rockenbach 2003 ; Henrich et al. 2004). Etonnamment, l’exemple d’altruisme comportemental le plus discuté dans la littérature est la punition altruiste (Gintis 2000 ; Boyd et al. 2003 ; Fehr & Fischbacher 2003). Cette dernière se révèle lorsque les jeux classiques (celui du bien commun, de la confiance, etc.) sont assortis de la possibilité de punir les autres participants en fin de partie. Cette punition est également coûteuse pour le punisseur ; il a par exemple la possibilité, lorsque tout le monde a joué et juste avant que la partie ne se termine, de payer une certaine somme (par exemple une unité 80 Au fond il s’agit d’un dilemme assez proche de celui du prisonnier avec la différence qu’il implique plus de deux participants. 81 Toutefois, si l’on procède à un jeu du bien commun itéré où les individus jouent plusieurs coups de suite et cumulent leurs gains au fil des parties, on constate qu’au cours des jeux répétés, la coopération décline jusqu’à disparaître. Ce phénomène est probablement dû, d’une part, à l’existence d’opportunistes dont le comportement a pour effet de miner le désir de coopération des autres et d’autre part, à un biais assez cocasse chez les individus désireux de coopérer : ils attendent, de la part des autres, un taux de coopération légèrement supérieur au leur et se retrouvent donc régulièrement déçus dans leurs attentes ; puis en réaction, ils baissent leur taux d’investissement au coup suivant (Fischbacher et al. 2001). 82 Dans certaines versions de ce jeu. Le second joueur est remplacé par une institution de charité (Eckel et al. 2005). A ne pas distribuer monétaire) pour punir un autre joueur en lui imposant un coût (par exemple trois unités monétaires). Dans les faits, les joueurs punis sont généralement ceux qui n’ont pas coopéré dans l’interaction précédente. Un tel comportement justicier consiste donc à punir les opportunistes sans qu’il en résulte un bénéfice à long terme pour le punisseur.83 Cette punition est altruiste, d’une part parce qu’elle engendre un coût (pour punir, il faut investir de l’énergie et des moyens), d’autre part parce qu’elle n’est pas liée à un retour de service ultérieur en faveur du punisseur puisque la partie se termine avec cette dernière action.84 De plus, ce comportement profite à d’autres individus car des tests empiriques ont montré que les opportunistes précédemment punis se comportent de manière nettement plus coopérative lorsqu’ils pratiquent le même jeu avec d’autres participants (Fehr & Fischbacher 2003). Enfin, la punition altruiste engendre des effets bénéfiques pour la coopération et l’entraide parce qu’elle force même les individus égoïstes à agir pour le bien d’autrui ; soudain, il vaut mieux être coopératif plutôt que de risquer la punition. Bon nombre d’expériences ont montré que, dans les faits, les gens utilisent la punition altruiste dans des situations d’interaction sociale. Ernst Fehr et collègues (Fehr & Gächter 2002 ; Fehr & Fischbacher 2004a) ont fait jouer des sujets humains à des variantes de différents jeux tels que le dilemme du prisonnier, le jeu de la confiance, ou le jeu du bien commun, dans lesquels ils ont intégré le paramètre de la punition. Les résultats empiriques indiquent que s’ils en ont la possibilité, beaucoup de sujets sont prêts à punir les opportunistes à leurs propres frais tout en sachant qu’ils ne les rencontreront plus dans le cours du jeu (c’est-à-dire n’attendant aucun bénéfice en retour de leur punition). Une version légèrement modifiée du jeu de la confiance a par exemple révélé des résultats étonnants. Dans cette version, on ajoute un troisième joueur qui n’est en fait qu’un observateur auquel on donne une certaine somme de départ et qui peut, durant le jeu, punir les autres joueurs. Mais la punition comporte un coût et il est clair pour l’observateur qu’il n’obtiendra aucun gain quel que soit l’issue des interactions entre les autres joueurs. En bref, la seule chose que peut faire l’observateur est de dépenser son argent pour punir ou garder son argent en s’abstenant d’intervenir dans le jeu. En principe, si l’observateur était un individu rationnel au sens néo-classique, il ne devrait punir personne pour garder jalousement son bien. Pourtant au cours des expériences qui ont été faites, il est apparu que deux tiers des observateurs punissent régulièrement les opportunistes (Fehr & Fischbacher 2004b). Ces différents résultats montrent que les gens ne sont pas des êtres qui cherchent à tout prix à maximiser leurs gains monétaires. Cette réalité incite évidemment à remettre en question ou du moins à modifier la conception classique de l’homo economicus : les êtres humains ne sont pas forcément des maximisateurs de profit personnel. 83 Dans un bon nombre d’écrits, la punition altruiste est associée à l’aide à autrui pour former une seule stratégie appelée « réciprocité forte » (strong reciprocity) (Fehr & Gächter 1998; Fehr & Fischbacher 2003 ; Gintis 2000 ; Gintis et al. 2005). La réciprocité forte revient à afficher deux types de comportements en fonction du déroulement de l’interaction : récompenser la coopération et punir la noncoopération, dans les deux cas sans qu’il y ait retour de bénéfice ultérieur. Toutefois, il n’y a aucune raison de principe de considérer ces deux stratégies comme un tout indissociable (voir Lehmann & Keller 2006). Il se peut qu’elles aient évolué pour des raisons indépendantes même s’il est clair que les deux favorisent la coopération. Pour cette raison, la réciprocité forte n’est pas mise à l’honneur dans cet ouvrage ; l’aide à autrui et la punition altruiste y sont traitées de manière séparée. 84 C’est la raison pour laquelle des stratégies comme Donnant Donnant ne peuvent pas être considérées comme altruistes. Bien que coopérative et punitive, Donnant Donnant n’est pas altruiste car l’acte punitif n’engendre aucun coût supplémentaire (le punisseur refuse simplement de coopérer au coup suivant); au contraire, il permet ainsi d’éviter de se faire exploiter. 55 2.1.4. Optimalité de l’altruisme comportemental Une manière d’attaquer le modèle de l’homo economicus est de tester la limite de ses prédictions. C’était l’objet de la section précédente. Une autre méthode critique alternative consiste à montrer qu’un comportement non conforme au modèle néo-classique s’avère optimal. Il peut être optimal, soit au niveau individuel sur le long terme, soit à un autre niveau (les gènes, le groupe). Le lecteur l’aura compris, approcher la problématique de l’altruisme comportemental par le biais de l’optimalité revient à se demander comment un tel comportement a pu apparaître et se répandre au cours de l’évolution humaine. Des explications similaires à celles de l’évolution du comportement altruiste biologique sont attendues. Les économistes expérimentaux sont généralement peu compétents pour définir les raisons de l’apparition et de la stabilisation évolutionnaire de l’altruisme comportemental. C’est pourquoi ils ont établi des collaborations intéressantes avec des spécialistes en théorie des jeux évolutionnaires et en anthropologie évolutionniste. De fait, ils ont en revanche un peu négligé de consulter sérieusement les biologistes et les psychologues évolutionnistes. Ce chapitre a pour objectif de mettre à l’honneur l’apport particulier de ces deux derniers groupes de chercheurs. Il faut savoir que cette littérature interdisciplinaire est encore jeune et parsemée de mécompréhensions dues à une connaissance insuffisante des concepts, débats et avancements théoriques qui ont cours dans les différentes disciplines concernées (voir note 76). Par soucis didactique, ce chapitre présente uniquement les découvertes et paradigmes théoriques les plus robustes dans ce domaine de recherche ; bon nombre de débats internes sophistiqués et parfois stériles entre les divers protagonistes ne seront pas ou que brièvement évoqués. Au terme de l’analyse, nous verrons que les économistes expérimentaux avaient raison de s’ouvrir aux explications évolutionnaires car ses dernières permettent effectivement de montrer l’optimalité de certains comportements altruistes comportementaux. Le modèle classique de l’homo economicus s’en trouve d’autant ébranlé. 2.2. Evolution de l’altruisme comportemental L’altruisme comportemental est un label que l’on attribue à des comportements observables comme l’aide, le don ou certaines formes de punition sociale. Les économistes expérimentaux ont mis en valeur l’existence de tendances humaines à produire précisément ce genre de comportements (voir section 2.1.3 ; Fehr & Fischbacher 2003 ; Croson & Konow 2009 ; Charness & Gneezy 2008 ; Dawes et al. 2007 ; Hoffman et al. 1996). Mais ces derniers ne sont pas uniquement observables en laboratoire. Il existe toute une panoplie d’exemples qui semblent entrer dans cette catégorie. Ceux qui viennent immédiatement à l’esprit sont certainement les comportements des héros prêts à se sacrifier pour leur pays ou pour une cause. Pensez par exemple aux aviateurs japonais durant la Seconde Guerre mondiale, à Winkelried ou à Mère Teresa.85 Plus généralement, nous sommes quotidiennement témoins ou auteurs d’innombrables formes d’investissements personnels en faveur du bien d’autrui. Il y a le soutien porté en faveur des membres de notre famille ; il y a les grands et petits dons aux personnes démunies et associations caritatives ; il y a l’engagement personnel en faveur de causes en tout genre (en Floride par exemple, il est courant de voir des entreprises, institutions, voire des associations d’étudiants s’organiser volontairement pour entretenir des tronçons d’autoroute). 85 Ces exemples peuvent paraître fourvoyants dans la mesure où ils sont généralement utilisés dans le contexte des discussions sur l’altruisme psychologique (qui fera l’objet du chapitre 3). Pour ce qui nous occupe dans le présent chapitre, ne perdons pas de vue qu’il s’agit uniquement de savoir comment des comportements observables de type « kamikaze » ou « mère Teresa » ont pu évoluer. A ne pas distribuer De manière intéressante, ces comportements altruistes, pour peu qu’ils soient exprimés par un individu de façon régulière et « instinctive », peuvent être compris comme des expressions phénotypiques de tendances comportementales ancrées en nous. Toutefois, il paraît évident que cet ancrage n’est pas uniquement dû aux gènes ; il doit non seulement résulter d’influences génétiques mais également d’apprentissage individuel et culturel. La prise en compte de ces deux derniers éléments complexifie passablement l’analyse et incite à penser que les modèles explicatifs développés par les biologistes et discutés dans le premier chapitre ne sont pas aisément applicables à l’être humain. La notion d’altruisme biologique elle-même semble peu adéquate pour décrire le comportement humain dans la mesure où, dans la plupart des situations sociales humaines, on peut difficilement réfléchir en termes de simples tendances comportementales induites par les gènes. Ainsi, avant de pouvoir approfondir la question de l’origine évolutionnaire de l’altruisme comportemental, il importe de mieux saisir les rapports entre évolution génétique, apprentissage et culture humaine. La section 2.2.1 est consacrée à cette question ; nous verrons comment la culture a émergé et comment elle est influencée par des biais psychologiques qui résultent en partie du processus de l’évolution. Une meilleure compréhension de l’enchevêtrement des influences sous-jacentes au comportement humain nous autorisera, dans un second temps, à considérer diverses hypothèses relatives à l’origine évolutionnaire de l’altruisme comportemental (sections 2.2.2 à 2.2.7). 2.2.1. Evolution et culture i. L’homme n’échappe pas à l’évolution La théorie de l’évolution n’est pas uniquement utilisée pour expliquer les traits morphologiques et physiologiques observables ; dans une certaine mesure, elle permet également de rendre compte des traits comportementaux. La notion de comportement peut être comprise de manière assez lâche comme un ensemble d’activités observables qu'un organisme pourvu d'un système nerveux exécute en réponse à certains stimuli de l’environnement. Lorsque l’on parle de « trait comportemental », il ne faut pas entendre le comportement lui-même, mais plutôt une tendance à adopter un certain comportement dans certaines circonstances. En travaillant sur des organismes relativement simples comme des bactéries ou certains insectes, on peut partir du principe que leurs comportements sont en bonne partie génétiquement déterminés quoique l’influence de l’environnement ne peut jamais être négligée ; l’environnement peut par exemple empêcher ou moduler l’expression phénotypique des gènes. L’analyse se complique rapidement dès lors que l’on observe des organismes aux fonctions cognitives suffisamment complexes pour leur permettre de réguler leurs propres traits comportementaux ; les individus capables d’apprentissage individuel sur la base de leurs expériences passées peuvent, dans une certaine mesure, contraindre leurs tendances à l’action. Chez certains animaux, il y a même lieu de parler d’un apprentissage culturel qui échappe partiellement aux déterminations génétiques (de Waal 1997/1996).86 Les difficultés décuplent lorsque l’être humain devient objet d’étude. On sait combien ce dernier se distingue des autres espèces biologiques connues, par ses facultés, apparemment uniques, d’apprentissage et de raisonnement sur des choses complexes, par sa maîtrise du langage et par la complexité de son monde culturel ; ce dernier se traduit par la transmission et l’assimilation de connaissances, pratiques et règles de comportements. 86 Si l’on adopte une définition minimale de l’apprentissage culturel au sens où il y a information transmise par le biais d’interactions sociales, alors on peut parler de culture chez les animaux. Nous verrons plus loin que la culture animale est généralement extrêmement rudimentaire par rapport à la culture humaine ; elle se résume plus ou moins à la capacité d’imiter le chant de son voisin ou au phénomène de renforcement local. 57 Dès lors se pose la question de savoir s’il est encore pertinent d’utiliser les méthodes de la théorie de l’évolution pour expliquer le comportement humain. On pourrait répondre par la négative en affirmant que grâce à ses facultés inédites, l’homme peut disposer librement de luimême et échapper dans une large mesure aux contraintes du monde biologique. Ce serait défendre « la thèse de la singularité humaine »87 selon laquelle, les actions humaines relèvent du domaine culturel, lequel est régi par une causalité particulière et indépendante de l’influence naturelle (Tort 2002). Pour commencer, il convient de remarquer que même à supposer que cette thèse soit juste, il est envisageable que la causalité propre au domaine culturel soit elle-même régie par un mécanisme de sélection naturelle ; en effet, nous verrons plus loin (sections iii et iv) que l’on peut concevoir un phénomène d’évolution culturelle fonctionnant plus ou moins sur le modèle de la sélection naturelle. On ne se débarrasse donc pas si aisément de l’approche évolutionnaire. Au-delà de cette remarque, la thèse de la singularité humaine doit être rejetée d’une part parce qu’elle incite à adopter des vues spécieuses, d’autre part parce qu’elle se prive d’une importante dimension explicative du comportement et de la pensée humaine. Pour ce qui est du premier point, même s’il n’y a pas à proprement parler d’implication logique, la thèse de la singularité humaine est liée à la tentation d’attribuer un statut d’exception à l’être humain. Or il vaudrait mieux être prudent sur ce point. Dire que l’homme est particulier parce qu’il possède des capacités uniques et introuvables dans les autres espèces (la pensée abstraite88 ou un langage complexe par exemple) ne pose pas de problème à condition que l’on n’y voie aucune différence essentielle, au sens où l’homme serait supérieur aux autres espèces. Au fond on trouve chez bon nombre espèces des facultés dont nous ne pouvons que rêver (voir dans le noir, voler, etc.). Ainsi Joëlle Proust écrit très justement : « Aucun animal non humain ne brille dans ces différentes formes de raisonnement – si précieuses à nos yeux précisément parce qu’elles forment les conditions de l’apprentissage dont dépend la transmission de la culture humaine. Inutile de tirer gloire de cette culture humaine ou d’en vanter la supériorité. On ne pourrait dire que l’homme est supérieur à l’animal que si chaque espèce avait eu le même environnement et les mêmes problèmes à résoudre. S’il est une leçon que l’on peut tirer de la biologie, c’est que le cerveau et les capacités représentationnelles d’une espèce donnée lui ont permis de résoudre les problèmes particuliers qui se sont présentés dans son passé. Il n’est donc pas possible de tirer des conclusions normatives de la comparaison entre les manières de représenter le monde. » (Proust 2003, pp. 158-159) Il est vrai que du point de vue de l’évolution, très peu de temps s’est écoulé entre le passage à l’agriculture au temps du néolithique et nos jours. Cela laisse présumer qu’aucune évolution génétique majeure n’a pu affecter notre patrimoine génétique de manière significative dans ce laps de temps (Maynard Smith 1993, p. 328). Il s’ensuit que l’on ne dispose pas de capacités génétiquement adaptées à bon nombre de caractéristiques environnementales propres au monde contemporain (l’usage de l’écriture, les différentes communautés langagières, l’avancée de la technologie, etc.). De plus, à n’en pas douter, nous avons passablement changé dans nos habitudes de vie et acquis une gamme de nouvelles connaissances. Mais ces réalités ne peuvent pas être utilisées par les défenseurs de la thèse de la singularité humaine comme preuve de l’indépendance humaine par rapport à sa nature biologique. Il faut distinguer entre le contenu 87 88 Pour une critique de cette thèse, voir Machery 2003. Par exemple la prise de conscience de sa propre capacité d’attribuer des états mentaux à autrui. A ne pas distribuer d’une culture ou l’étendue des connaissances (coutumes, techniques, etc.) et les capacités qui nous permettent de développer cette culture ou d’acquérir ces connaissances. Or, comme nous le verrons à la section iv, y a de bonnes raisons de penser que notre cerveau est composé de nombreux mécanismes psychologiques qui sont apparus comme des adaptations aux contraintes environnementales auxquelles étaient confrontés nos ancêtres. Ces mécanismes (dispositions au comportement social, mécanismes de traitement des données reçues, etc.) nous permettent d’acquérir des représentations mentales et en influencent encore aujourd’hui le contenu. Adopter la thèse de la singularité humaine nous prive de ce type d’explications très éclairantes. Si l’on veut comprendre le comportement et la pensée humaine, au lieu de faire de l’homme un objet singulier, il est plus utile de le placer dans le contexte de l’évolution et réfléchir aux capacités qu’il a acquises en réponse aux milieux dans lesquels il a évolué. Comme le remarque Dominique Lestel, il faut comprendre que « l’homme n’est pas sorti de l’état de nature, mais il en a exploré avec succès une niche extrême » (Lestel 2003/2001, p. 162). ii. Emergence de la culture Afin d’illustrer dans le détail la posture naturaliste par rapport à l’homme, il vaut la peine de s’attarder davantage sur une « niche extrême » qu’il explore avec succès : la culture. Comment cette dernière peut-elle être placée dans un contexte évolutif ? Une manière simplifiée de définir la culture consiste à la considérer comme un phénomène d’acquisition, transmission et accumulation d’information entre individus (Henrich & McElreath 2003, p. 124). La notion d’information doit être comprise ici dans un sens large ; elle se rapporte à toute pratique ou état mental acquis ou modifié par le biais de l’apprentissage social (Richerson & Boyd 2005, p. 5). Il semblerait que le mécanisme crucial qui a rendu possible la culture (c’est-à-dire qui a permis aux être humains de recevoir et transmettre de l’information) soit l’imitation, qui est une forme d’apprentissage par observation (Tomasello et al. 1993 ; Tomasello 2004/1999). Evidemment, d’autres formes de transmission sociale, plus complexes, comme l’enseignement au moyen du langage ou de l’écriture favorisent grandement la transmission culturelle et surtout l’accumulation d’information ; mais l’imitation semble jouer le rôle clé de condition nécessaire de la culture telle qu’elle est définie ci-dessus (d’autant plus que les formes de transmission plus élaborées dépendent de la capacité d’imiter).89 Les recherches en éthologie et plus particulièrement en primatologie semblent montrer que l’imitation est très rare dans le monde animal (du moins sous sa forme sophistiquée, lorsqu’elle est accompagnée d’une compréhension de ce l’on imite et pourquoi on imite) à l’exception peutêtre de certaines espèces d’oiseaux ou de grands singes (Zentall 2006). Il existe en revanche toute une panoplie d’autres formes moins efficaces d’apprentissage social, que l’on trouve dans le monde animal et qui permettent également de parler d’hérédité culturelle ou de culture rudimentaire. Par exemple, ce que l’on appelle le « renforcement local » est un phénomène 89 Notons que cette conception de la culture comme acquisition et transmission de pratiques, de croyances et connaissances via l’imitation ne prétend pas expliquer le phénomène culturel dans toute sa complexité. Elle permet de saisir le phénomène de la culture en termes quantitatifs et évolutionnaires (une entité culturelle peut être mieux transmise et répandue qu’une autre au sein d’un environnement culturel). En revanche, comme le fait bien remarquer Elliott Sober (1994/1993, pp. 488-489), en sciences sociales, on s’intéresse davantage à l’aspect qualitatif des phénomènes. Un historien peut se demander par exemple pourquoi certaines coutumes des classes sociales supérieures se répandent aisément dans les classes sociales inférieures alors que d’autres non. Dan Sperber et Nicolas Claidière (2008) mettent également en garde contre les simplifications excessives du phénomène de la culture. Ces auteurs ont raison de souligner le fait que l’approche quantitative ne peut saisir qu’un aspect (aussi fondamental soit-il) de la culture ; toutefois, cela n’invalide en rien son intérêt, en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre comment la culture est apparue et s’est maintenue au cours de l’évolution. 59 social qui consiste en une haute probabilité que les individus apprennent une technique par euxmêmes parce qu’ils sont exposés à toutes les conditions qui favorisent l’acquisition de cette technique. En voici un exemple. Supposons qu’un animal découvre par hasard une technique qui lui permet d’obtenir une nouvelle ressource et l’utilise ensuite régulièrement. Dans certaines régions d’Angleterre, par exemple, des mésanges ont découvert la technique du décapsulage des bouteilles de lait déposées devant les maisons afin d’en boire la crème (J. Fisher & Hinde 1949). S’il s’agit d’une espèce un tant soit peu grégaire, d’autres individus seront présents lorsque l’inventeur utilise sa nouvelle technique ; de ce fait, ils seront donc globalement soumis aux mêmes stimuli et finiront par découvrir par eux-mêmes (ou par le biais d’une forme primaire d’imitation mécanique) comment obtenir cette ressource. Les exemples de renforcement local les plus connus peuvent être trouvés chez les singes : dans certaines régions, les macaques apprennent à laver certains de leurs aliments (les patates douces) avant de les manger et les chimpanzés apprennent à attraper les termites dont ils raffolent en plantant une baguette dans la termitière et en attendant patiemment qu’elles s’y agrippent (Boesch & Tomasello 1998). Il est important de noter ici que dans le cas du renforcement local, les nouvelles techniques ne sont pas transmises directement par observation et imitation (avec pour objectif d’obtenir le même résultat) des agissements d’autres individus. En revanche, il y a une composante sociale dans cet apprentissage, puisqu’il implique un attroupement d’individus sur le même site. Le renforcement local est une méthode d’apprentissage social moins efficace que l’imitation ; puisque chaque individu par lui-même doit réinventer les détails du comportement, ce dernier ne peut pas devenir plus complexe au fil des générations. Le renforcement local permet donc de maintenir des traditions mais non d’accumuler des connaissances ou des innovations. En plus du renforcement local et de l’imitation, il existe tout une série d’autres mécanismes comme l’émulation, l’amélioration du stimulus (stimulus enhancement), etc. (voir Boesch 1996 ; Zentall 2006). Mais pour notre propos, l’imitation est plus intéressante que les autres formes d’apprentissage social dans la mesure où elle permet d’acquérir de nouveaux comportements directement par le moyen de l’observation, de la compréhension et de la reproduction détaillée des agissements d’autres individus. L’imitation, cette faculté de copier les acquis du travail d’apprentissage effectué par autrui afin d’obtenir le même résultat pour soimême, permet d’intégrer les innovations précédentes ; elle est à la source de la culture humaine dans toute sa complexité (Boyd & Richerson 1985 ; Tomasello 2004/1999). Les découvertes paléo-anthropologiques (taille et structure du cerveau humain corrélé à la production d’outils ou nouvelles techniques et aux pratiques de la parure et de l’enterrement des morts) portent à croire que l’acquisition de la capacité d’imitation remonte à une période reculée se situant au-delà de 40'000 ans av. J.-C. Il semblerait que durant la première période de l’évolution des hommes, l’apprentissage par observation n’était pas très développé et devait plutôt ressembler au renforcement local. « L’outil le plus perfectionné utilisé par H. erectus était un genre de hachoir, formé d’un seul bloc de pierre travaillé sur deux surfaces et de forme symétrique. Les premiers hachoirs sont apparus il y a 1,4 millions d’années et sont restés presque inchangés pendant un million d’années : ce n’est pas vraiment un exemple d’accumulation de changement culturel ! » (Maynard Smith & Szathmary 2000/1999, p.162). Ce n’est probablement pas avant 100'000 ou 40'000 ans av. J.-C qu’est apparu l’homme moderne capable d’acquérir et de transmettre des informations par le biais de l’observation et de A ne pas distribuer l’imitation.90 L’accumulation des découvertes archéologiques d’objets divers datant du paléolithique supérieur parle en ce sens.91 Il est hautement probable que la culture s’avère avantageuse du point de vue évolutionnaire. C’est du moins ce que pensent un bon nombre d’auteurs (Boyd & Richerson 1985 ; Lumsden & E. Wilson 1981). Selon eux, l’apprentissage social s’avère moins coûteux que l’apprentissage individuel et donne accès à un corpus d’informations (techniques, pratiques, connaissances) qu’il ne serait pas possible d’assimiler par soi-même au cours d’une seule vie. Ainsi, la possibilité d’accumuler de l’information par le biais de l’imitation sans passer par la phase d’apprentissage individuel comporte un avantage sélectif indéniable ; dans bien des contextes, il s’avère plus avantageux de copier les idées et comportements avantageux plutôt que de perdre temps et énergie à apprendre par soi-même au moyen de la pratique de l’essai et de l’erreur. L’avantage direct procuré par la pratique de l’imitation a permis la sélection de cette capacité. Mais l’imitation a également un coût non négligeable : développer et maintenir un cerveau doté de capacités cognitives nécessaires à l’imitation.92 Ainsi, pour qu’un tel investissement soit rentable du point de vue évolutionnaire, il faut que l’apprentissage de nouveaux comportements et techniques soit avantageux par rapport au fait de perpétuer les habitudes ancestrales. Un environnement changeant auquel les individus doivent constamment se réadapter peut être propice à ce rapport de coûts et bénéfices. Or il semblerait que ce soit précisément le cas : depuis le Pléistocène, notre Terre a subi de grandes variations climatiques. Ainsi tout porte à penser que la culture (et avec elle l’accroissement des capacités cognitives) est une excellente réponse adaptative au besoin des êtres humains de survivre dans des environnements instables (Soltis et al. 1995 ; Richerson & Boyd 2000).93 90 Ces dates sont cependant sujettes à controverse. Comme le font remarquer les anthropologues Sally McBreaty et Alison Brook (2000), il n’y a probablement pas eu de « révolution culturelle » et Homo sapiens a acquis peu à peu depuis plus de 200'000 ans, les capacités que nous lui connaissons aujourd’hui. 91 « L’accroissement de la taille du cerveau s’est accéléré ces derniers 300'000 ans pour culminer avec l’apparition de l’homme moderne il y a quelques 100'000 ans. Cependant, l’accélération de l’inventivité technique humaine, marquée par l’apparition d’une gamme d’outils de pierre, de bois et d’ivoire remonte à 40’000-50'000 ans. L’enterrement des morts, l’art rupestre, les instruments de musique, les parures et le commerce datent à peu près de la même époque. » (Maynard Smith & Szathmary 2000/1999 p. 164) 92 Certains auteurs (Henrich & McElreath 2003) pensent par exemple que l’imitation est dépendante de l’évolution d’une capacité cognitive encore plus fondamentale : la « théorie de l’esprit » (Theory of Mind). Il s’agit de la capacité de raisonner au sujet des états mentaux d’autrui. Avoir une théorie de l’esprit permet de comprendre les intentions d’autres individus, ce qui est un facteur essentiel pour l’imitation. Selon Henrich et McElreath, la culture ne serait même qu’un épiphénomène de l’évolution de la théorie de l’esprit. 93 Alan Rogers (1988) a émis quelques critiques à l’encontre de cette explication de l’évolution de la culture (en particulier la version de Boyd et Richerson 1985). Selon lui, épargner aux individus les coûts de l’apprentissage individuel n’est pas suffisant pour augmenter l’adaptabilité moyenne d’une population. Sans individus capables d’apprendre par eux-mêmes, la population ne peut plus s’adapter à des changements de l’environnement et les avantages de l’apprentissage social chutent de manière dramatique. En réponse, Joseph Soltis, Robert Boyd et Peter Richerson (Soltis, Boyd & Richerson 1995) ont proposé un modèle mixte où les êtres humains sont capables de changer de stratégie selon les situations : apprendre par eux-mêmes quand les informations sont accessibles à peu de frais et les chances de réussite assez grandes, sinon, copier soit les idées et stratégies comportementales qui semblent apporter les meilleurs résultats, ou bien les idées et stratégies utilisées par les individus dont la position sociale est la plus enviable. Combiné à l’apprentissage individuel, l’apprentissage social est avantageux car il permet d’assimiler rapidement de nouvelles connaissances et techniques adaptées ; cela a probablement permis à nos ancêtres de gérer les importants changements environnementaux auxquels ils ont dû faire face. 61 La littérature sur les questions relatives à la culture est extrêmement diverse, vaste et fouillée. Seules quelques grandes lignes ont pu être esquissées dans cette section.94 Elles sont cependant suffisantes pour se faire une idée de la manière dont la culture a pu évoluer. iii. Evolution culturelle ; analogie stricte Dire que la culture est un produit de l’évolution n’impose pas d’adopter une approche qui en minimise le rôle en faisant de toute entité culturelle le résultat d’une sélection biologique. Cette position a pourtant été défendue par certains auteurs comme Mark Flinn et Richard Alexander (1982 ; voir aussi Irons 1979 ; E. Wilson 1979/1978) ; s’ils admettent que les productions culturelles ne sont pas simplement des expressions phénotypiques de gènes, ils soutiennent en revanche qu’elles peuvent uniquement être sélectionnées si elles favorisent la fitness biologique des individus producteurs de ces caractéristiques. Ainsi les productions culturelles sont sélectionnées exactement de la même manière que les phénotypes des gènes, en fonction des avantages qu’elles apportent aux individus qui les pratiquent. Ce modèle est cependant assez peu convaincant précisément parce qu’en mettant uniquement l’accent sur les résultats en termes de survie des organismes transmetteurs d’entités culturelles on perd de vue la dynamique culturelle elle-même. Ce modèle minimise la complexité des processus culturels en ignorant une réalité indéniable : la transmission des entités culturelles procède en bonne partie de manière indépendante de leurs effets sur la survie des organismes. A l’opposé, des modèles alternatifs envisagent la sélection des entités culturelles comme un processus indépendant des substrats biologiques et qui procède sur le mode de la propagation d’un virus dans une population. Selon cette approche, la sélection culturelle est un système autonome qui fonctionne de la même manière que son pendant biologique ; mais alors que là, ce sont les gènes et leurs phénotypes qui sont transmis et sélectionnés, ici ce sont des entités culturelles. Ainsi on constate que la théorie de l’évolution ne se cantonne pas au monde strictement biologique ; elle peut être appliquée dans différents contextes.95 La théorie de l’évolution culturelle classique a été proposée pour la première fois par Richard Dawkins (1996/1976). Elle a séduit un certain nombre d’auteurs (Dennett 2000/1995) et fait l’objet de nouveaux développements (Blackmore 1999). Elle repose sur une analogie stricte avec l’évolution biologique et s’en distingue en ce qu’elle porte sur des réplicateurs d’un type particulier : ce ne sont pas des gènes associés à leurs phénotypes mais des entités culturelles qui sont sélectionnées. Ces dernières, souvent appelées « mèmes » (pour rappeler l’analogie avec les gènes) peuvent être des gestes, des idées, des concepts, des pensées, des airs de musique, des artefacts, des normes de comportement, etc. Les entités culturelles peuvent être transmises sous forme de copies mais à la différence des gènes, cela ne se fait pas au moyen de la reproduction (transmission du matériel génétique d’un organisme porteur à un autre), mais de l’apprentissage social et en particulier de l’imitation. A l’image des gènes, les entités culturelles peuvent s’associer à d’autres pour renforcer la probabilité de leur transmission (c’est par exemple le cas des ensembles de croyances que forment les systèmes religieux). Enfin, 94 Beaucoup de questions restent encore ouvertes, notamment celle de savoir comment une machinerie cognitive complexe et coûteuse comme l’imitation intelligente a pu apparaître en premier lieu et atteindre le seuil critique à partir duquel elle s’est avérée réellement efficace et évolutionnairement stable (concernant cette question, voir Boyd & Richerson 1996). Pour une revue de la littérature et de nouveaux développements, voir Henrich & McElreath 2003 ; Alvard 2003; Sterelny 2006. 95 Sachant cela, il importe de ne pas confondre « explication évolutionnaire » et « explication biologique basée sur les gènes ». Toute explication évolutionnaire ne porte pas forcément sur les gènes. Le substrat sur lequel porte la sélection doit en revanche être une entité réplicable ; les éléments culturels peuvent entrer dans cette catégorie (voir Heams et al. 2009). A ne pas distribuer quoiqu’analogue au mécanisme de sélection génétique, la sélection culturelle est autonome par rapport à l’évolution génétique. La théorie de la sélection culturelle classique a été accusée à juste titre de trop forcer l’analogie avec la sélection naturelle. Voici quelques objections auxquelles se heurte cette conception trop littérale de l’analogie. Premièrement, il est difficile de considérer les éléments culturels (ou mèmes) comme des réplicateurs au même titre que les gènes. On comprend bien ce qu’est un gène et son phénotype. Le mème en revanche est plus énigmatique. Si l’on considère une idée ou une pensée, il est à la rigueur possible de dire que c’est le phénotype d’une structure neuronale sous-jacente (Maynard Smith & Szathmary 2000/1999) ; mais qu’en est-il des gestes, des comportements ou des artefacts ? D’autre part, même si l’on s’intéresse uniquement aux idées en tant qu’entités culturelles, il est très improbable qu’elles (ou plutôt leurs structures neuronales sous-jacentes) puissent être répliquées à l’identique d’un cerveau à l’autre (Sperber 1996 ; Atran 2001). Le jeu bien connu du bouche à oreille suggère qu’une idée ne peut pas être transmise intacte, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un objet dont il est possible de produire des copies exactes. Or pour que l’on puisse parler de sélection, il faut que le taux de mutation ne soit pas trop élevé, c’est-à-dire que les entités culturelles restent suffisamment stables pour être reconnaissables du début à la fin du processus de sélection ; sans une certaine stabilité au fil des réplications, rien ne peut être sélectionné. On peut donc se demander s’il y a réellement une évolution culturelle au sens darwinien. Deuxièmement, l’analogie avec les gènes sous-tend l’idée d’un lien généalogique entre les différentes entités culturelles. Mais ce lien est problématique (Sperber 1996). D’une part, il implique que pour chaque entité culturelle, il y a un parent. Or il est souvent difficile de savoir de qui l’on tient une idée (en particulier les croyances qui ont un contenu sémantique très général). D’autre part, il implique la formation d’un arbre généalogique des genres ou des espèces, qui seraient par exemple les cultures ou les langues. Or les cultures viennent sans cesse se refondre les unes dans les autres si bien qu’il n’est pas vraiment pertinent de parler d’arbre généalogique. Une dernière critique (qui rejoint ce qui a déjà été dit plus haut) concerne la transmission des entités culturelles. A compter que l’on considère uniquement les entités qui peuvent être transmises d’un esprit à l’autre (idées, pensées, croyances), une conception de l’évolution culturelle comprise comme entièrement autonome par rapport à l’évolution génétique (Dawkins 1996/1976 ; Blackmore 1999) réduit les individus à de simples réceptacles passifs (des véhicules) des entités culturelles. Cette vision de la manière dont fonctionne la communication est extrêmement caricaturale. Dan Sperber (1996) l’a bien montré : lorsque nous formons une idée dans notre esprit, il y a toujours une bonne part de reconstruction par rapport au modèle observé. Cette activité de reconstruction implique non seulement que l’idée modèle ne peut pas être répliquée à l’identique mais également que nous ne sommes pas des réceptacles passifs des entités culturelles ; toute idée dépend de la manière dont est constitué l’esprit qui l’a forgée. Au fond, le problème de la théorie de l’évolution culturelle comprise comme strictement analogue à l’évolution biologique tient à ce qu’elle cherche à faire des entités culturelles des éléments complètement indépendants des supports intentionnels que sont les êtres humains. iv. Evolution culturelle : coévolution gène-culture Pour pallier les défauts liés à une analogie stricte entre la sélection culturelle et la sélection génétique, les théories de la « coévolution gène-culture » ou de la « double hérédité » (dualinheritance theory) conçoivent les productions culturelles comme étant à la fois génétiquement et socialement transmises. Les tenants de cette approche (Cavalli-Sforza & Feldman 1981 ; Boyd & Richerson 1985 ; Henrich & McElreath 2003) défendent l’idée que la sélection culturelle est un système d’hérédité semi-autonome, c’est-à-dire que la manière dont les entités 63 culturelles sont transmises est largement influencée par des mécanismes psychologiques génétiquement déterminés. Cette nouvelle approche met généralement l’accent sur une sorte d’éléments culturels : les représentations (qui doivent être comprises au sens très large d’états mentaux aussi divers que les idées, croyances, schémas de pensée, phantasmes, désirs ou intentions). Il semblerait en effet que la culture s’effectue en priorité dans les esprits car ce sont les états mentaux des gens qui causent la production d’entités culturelles observables comme les artefacts, les paroles, les chants, les coutumes ou les comportements. A leur tour, ces entités causeront des représentations mentales chez les individus qui les observent. D’autre part, la nouvelle approche défend l’idée d’une analogie lâche entre la transmission culturelle et génétique. Joseph Henrich et Robert Boyd (2002) par exemple admettent que les représentations sont rarement, voire jamais transmises à l’identique d’un esprit à l’autre. Ainsi, ils comprennent le phénomène clé de l’imitation comme une capacité de reproduire quelque chose de similaire plutôt que comme une capacité de copier à l’identique ; ils acceptent un taux non négligeable d’erreur de transmission des représentations d’une personne à une autre.96 Mais selon eux, cette réalité n’exige pas que l’on renonce à l’idée de sélection culturelle de type darwinienne ; même si l’on ne peut pas parler de réplication de représentations d’un individu à l’autre, il est possible de retrouver une sorte de dynamique de réplicateurs au niveau de la population dans son ensemble. Voyons comment cela est possible. Pour qu’il y ait sélection, il faut une distribution de représentations ou au moins de classes distinctes de représentations très semblables dans l’ensemble de la population. Cette stabilité sur la longue durée des entités culturelles présentes dans une population peut être garantie par l’action de biais psychologiques assez puissants. Les biais psychologiques peuvent être décrits comme des mécanismes innés ou acquis, plus précisément des dispositions communes aux êtres humains ou des tendances développées au sein d’une culture qui orientent les choix et la manière dont l’information est acquise. La liste précise de ces biais, leur impact concret et la manière de les catégoriser font l’objet de débats (Richerson & Boyd 2005 ; Sperber & Claidière 2008), mais grossièrement, on peut admettre qu’il existe deux sortes de biais (cette distinction est proposée par Dan Sperber97 et Nicolas Claidière 2008) : ceux qui portent sur le contenu des entités culturelles et ceux qui portent sur leur provenance. Les « biais de contenu » (content-based bias) portent sur le contenu des entités culturelles ; ce sont des mécanismes psychologiques qui influencent la manière dont nos esprits intègrent l’information reçue et qui favorisent par conséquent la transmission de certains types particuliers de représentations plutôt que d’autres. Une manière de comprendre ce phénomène 96 Certains penseurs sont réticents à l’idée que des pensées puissent être transmisses d’un esprit à l’autre via un mécanisme d’imitation (Claidière & Sperber, à paraître ; Sperber 1996). Mais ces réserves reposent sur une conception très restrictive de la notion d’imitation. Si l’on admet une notion suffisamment large d’imitation, il semble tout à fait possible de dire qu’un esprit peut copier le contenu d’autres esprits. Dans le cours d’une discussion une personne peut reprendre les idées de son amie à son compte ; en ce sens, elle copie les représentations mentales de son amie. 97 Pour être strict, il ne faudrait sans doute pas classer Dan Sperber (pas plus que des auteurs comme Pascal Boyer ou Scott Atran) dans le camp des défenseurs de la théorie de la coévolution gène-culture. Ces auteurs admettent l’idée de coévolution gène-culture mais au contraire de penseurs comme Robert Boyd, Peter Richerson ou Joseph Henrich, ils sont plus réticents à l’idée que la dynamique des populations puisse réellement expliquer le phénomène de transmission et de propagation d’entités culturelles. Cela tient probablement au fait que le premier groupe de chercheurs est plus intéressé aux bases cognitives de la culture qu’à sa « dynamique populationnelle ». Les deux groupes ont cependant commencé à collaborer (voir notamment Henrich & Boyd 2002 ; Claidière & Sperber 2007). Nous pouvons espérer dans les prochaines années une unification de ce domaine de recherche. A ne pas distribuer est de recourir à la « thèse de la modularité massive »98 selon laquelle l’architecture cognitive humaine est divisée en mécanismes (modules) hautement spécialisés dans le traitement de certaines informations (Sperber 1996 ; Sperber & Hirschfeld 2004). Chacun de ces modules est une réponse adaptative à certains défis posés par l’environnement ancestral ou culturel, si bien qu’ils sont relativement autonomes et spécifiques aux domaines dans le cadre desquels ils ont été forgés. Parmi ces mécanismes, il y a ceux des émotions, de la reconnaissance des visages, du choix des partenaires sexuels, de l’acquisition du langage, de l’attribution d’états mentaux, d’une biologie naïve, etc.99 Notons que la modularité massive n’implique pas que tout soit inné ou que les modules soient ‘encapsulés’ de manière rigide (Carruthers 2006). Un grand nombre de modules sont des biais de contenu. Grâce à eux, nous ne formons pas nos représentations mentales n’importe comment ; face à certains inputs provenant de l’environnement, les mécanismes psychologiques dirigent nos esprits vers un ensemble de représentations plutôt que vers un autre. En ce qui concerne le langage par exemple, la présence du biais de l’acquisition du langage (ce que Chomsky 1965 appellerait une grammaire universelle) explique pourquoi les enfants appartenant à la même communauté linguistique finissent par avoir une grammaire mentale très similaire alors même que chacun d’entre eux aura entendu et répété un ensemble de phrases très différent. Au fond, les biais de contenu induisent un apprentissage sélectif. Ils imposent aux représentations qui découlent de certains inputs de graviter autour d’un même espace de possibilités. Ainsi, même si pour chaque cas particulier, il y a erreur de transmission, il ne s’ensuit pas une dispersion complète de l’information contenue dans les inputs. En d’autres termes, même si chaque individu possède une variante personnelle d’une certaine représentation (entité culturelle), les biais de contenu poussent les gens à former des représentations très similaires. Et si l’on observe le phénomène à l’échelle de la population, on observera une certaine stabilité des représentations et de leur transmission. Quant aux « biais de transmission », ils exploitent certains indices pour optimiser l’apprentissage. Les plus discutés dans la littérature sont le biais du conformisme et le biais du prestige (Boyd & Richerson 1985 ; Henrich & Boyd 2002).100 Le biais du prestige exploite les caractéristiques d’individus modèles (Henrich & Gil-White 2001) : c’est une tendance à acquérir les représentations endossées par les individus prestigieux de notre entourage.101 Par 98 Il n’est cependant pas certain que des auteurs comme Robert Boyd ou Peter Richerson admettraient une telle explication. 99 La modularité de l’esprit vaut aussi bien pour les capacités (i) d’avoir des croyances simples, (ii) d’avoir des croyances sur d’autres croyances (méta-cognition), (iii) d’interpréter les croyances des autres (théorie de l’esprit), (iv) de ressentir certaines émotions spécifiques et (v) de comprendre les émotions ressenties par autrui (empathie). 100 Adam Smith soulevait déjà cette réalité (2003/1759, p. 311). 101 Une explication de l’évolution de ce biais pourrait être la suivante. Les individus varient en matière de compétences, de stratégies ou de préférences. Si ces différences affectent la fitness des individus et que certaines composantes de ces différences peuvent être acquises via l’apprentissage culturel, alors la sélection naturelle peut favoriser les capacités cognitives qui poussent les individus à imiter de préférence les comportements des individus qui ont le plus de succès. Si la variation entre les compétences que l’on peut acquérir est grande et que ces compétences sont difficiles à acquérir par le biais de l’apprentissage individuel, alors il devient très intéressant d’imiter simplement ceux qui ont du succès et du prestige (déterminé en fonction d’indicateurs indirects comme la santé, le nombre de descendants ou la richesse) ; ce procédé augmente les chances d’acquérir à moindre coût des stratégies, comportements, compétences adaptés à l’environnement. Cette tendance à imiter un modèle provient simplement de l’établissement d’une connexion entre deux types de capacités préexistantes : l’imitation et la capacité d’établir une hiérarchie entre différents membres d’un groupe. Notons que cette dernière est déjà présente dans un grand nombre d’espèces. 65 exemple, si une star défend une cause humanitaire, ses fans auront tendance à l’imiter. Il convient de remarquer que le biais du prestige est lié à l’épineuse question du choix des modèles ; ce dernier dépend de beaucoup de facteurs102 et ne se fait pas toujours de manière optimale (pour des exemples concrets voir Sripada & Stich 2005/2004, pp. 150-155 ; Barkow 1989). Le biais du conformisme exploite les fréquences des représentations alternatives (Henrich & Boyd 1998) : c’est une tendance à adopter les représentations en fonction de la fréquence de la fréquence des manifestations de leurs occurrences. Par exemple, si la majorité des membres de la communauté de Mathilde font des offrandes à un dieu (ce qui est une manifestation de la croyance en Dieu), Mathilde aura tendance à croire en ce dieu et à lui faire également des offrandes.103 A l’aide de modèles mathématiques, Boyd et Richerson (1985) ont soutenu que les biais de conformisme et de prestige peuvent, au niveau de la population, aider à compenser les insuffisances des processus de préservation de l’information au niveau individuel ; une entité culturelle imitée à grande échelle restera stable au niveau de la population même si au niveau individuel, il y a des erreurs de transmission.104 Outre ceux du prestige et du conformisme, il existe probablement d’autres biais de transmission. Certains travaux menés en psychologie fournissent des pistes intéressantes. Il existe une littérature extrêmement riche sur les procédures cognitives sous-jacentes à nos croyances et choix intuitifs. Ce que les psychologues appellent les « mécanismes heuristiques » (ou simplement les « heuristiques ») sont des procédures computationnelles simples et rapides qui nous permettent d’élaborer des croyances ou faire des choix sans l’aide de la réflexion. Par exemple, le groupe de recherche mené par Gerd Gigerenzer a étudié le mécanisme heuristique de la reconnaissance (Gigerenzer et al. 1999 ; Gigerenzer 2008/2007, chap. 7). Ces chercheurs ont constaté que si l’on demande lequel de deux joueurs de tennis a gagné un match, ce mécanisme heuristique nous incite à nous prononcer systématiquement en faveur du joueur que l’on reconnaît (si l’on ne reconnaît qu’un des deux). Cette simple heuristique peut être appliquée dans toutes sortes de contextes tels que les investissements boursiers ou les tests de connaissance (où l’on demande par exemple laquelle de deux villes est la plus grande). De manière remarquable, son application s’avère particulièrement efficace pour faire des prédictions et des choix, en comparaison de méthodes nettement plus sophistiquées comme celles qui recourent à la règle de décision de Bayes ou à la régression multiple. L’avantage des mécanismes heuristiques vient de ce qu’ils nous épargnent les efforts de la réflexion et nous permettent de faire des choix de manière simple et rapide. Evidemment, pour qu’il vaille la peine de les avoir, il faut que ces heuristiques soient suffisamment fiables dans des 102 Il existe des études psychologiques sur cette question. Jody Davis et Caryl Rusbult (2001) par exemple ont travaillé sur le phénomène d’alignement d’attitude (attitude alignment), une tendance à calquer nos comportements sur ceux de nos proches et de nos amis. Jonathan Haidt (2001) mentionne différentes théories et expériences qui éclairent la manière dont les êtres humains sont influencés par leurs pairs. 103 Une explication de l’évolution de ce biais pourrait être la suivante : dans un environnement pauvre en information (où il n’est pas évident de juger du succès effectif des individus si bien qu’il est difficile d’en choisir certains comme modèles) et où l’apprentissage individuel est coûteux, il vaut la peine de se conformer à la majorité car les comportements de la majorité contiennent implicitement les effets de chaque expérience et effort d’apprentissage individuel. Précisons cependant que la stratégie conformiste est probablement effective uniquement dans des environnements où il y a, par ailleurs, beaucoup d’individus qui pratiquent l’apprentissage individuel et où cet apprentissage individuel apporte de bons résultats ; si ces conditions sont réunies, de fait, la majorité de la population adopte le comportement optimal si bien qu’il vaut la peine de se conformer par imitation sans payer le coût de l’apprentissage (Nakahashi 2007). 104 Ces résultats doivent cependant être relativisés au regard d’une étude récente menée par Charles Efferson et collègues (2008) qui montre que l’attitude conformiste n’est pas si régulièrement utilisée en réalité. A ne pas distribuer environnements que l’on rencontre souvent. Si on les approche d’un point de vue évolutionnaire et fonctionnel, il est plausible que bon nombre d’entre elles soient le résultat d’un processus de sélection. De plus, elles peuvent être considérées comme des modules compris au sens large du terme (Carruthers 2006). Ainsi, l’heuristique de la reconnaissance n’est autre qu’un biais psychologique qui incite à adopter des représentations en se basant sur l’indice « ce qui semble plus familier ». Cette heuristique rappelle le biais du conformisme mentionné plus haut à la différence qu’elle repose sur les représentations déjà acquises (confusément ou dans d’autres contextes) par l’individu et non sur celles dont il observe les manifestations dans l’environnement. Du point de vue de la dynamique culturelle, ce biais de la reconnaissance renforce probablement le maintien des entités culturelles déjà présentes dans le milieu. Outre les biais psychologiques, d’autres facteurs externes peuvent également favoriser la stabilisation de certaines entités culturelles : leur validité écologique par exemple, ou le fait qu’elles soient plus faciles à apprendre que d’autres, ou qu’elles soient liées à un bénéfice pour les individus qui les véhiculent. La stabilité au niveau populationnel des entités culturelles étant garantie par les biais psychologiques et certains facteurs externes, il est désormais possible d’imaginer la possibilité d’une dynamique de sélection culturelle partiellement indépendante de la sélection biologique : les représentations sont transmises d’un individu à l’autre avec plus ou moins de succès, créant une sorte de dynamique de réplicateurs culturels au niveau de la population dans son ensemble. La théorie de la coévolution gène-culture tire son nom du fait qu’elle considère non seulement l’influence de l’évolution biologique sur l’évolution culturelle (via les biais psychologiques) mais également l’influence inverse : si un trait (par exemple un comportement, la maîtrise d’une nouvelle technique, etc.) est acquis par l’apprentissage ou l’imitation et qu’il est adapté à un environnement qui reste stable relativement à cette adaptation, alors il se peut que sur le long terme cela exerce un impact sur l’évolution de certains traits génétiquement codés (Barkow 1989). C’est ce que l’on appelle souvent « l’effet Baldwin » en référence à l’homme qui a décrit ce phénomène (1896). L’effet Baldwin est intimement lié au phénomène de « construction de niche » (niche construction) a également été utilisée (Deacon 1997; Weber & Bruce 2003 ; Lachapelle et al. 2006)105: les organismes peuvent modeler à leur avantage l’environnement dans lequel ils vivent, et en construisant ainsi leur niche, modifient les pressions sélectives qui agissent sur eux. Sur le long terme il peut en résulter des changements au niveau génétique. Par exemple, au cours de l’histoire humaine les ancêtres des contrées occidentales ont commencé à tenir du bétail et à en consommer le lait. A ce stade d’évolution, leur constitution génétique ne leur permettait pas de digérer ces produits correctement ; mais en persévérant dans cette habitude de consommation, au fil des générations, une tolérance au lactose a été sélectionnée. Cela explique pourquoi les populations asiatiques qui n’ont pas connu la même histoire sont moins tolérantes aux produits laitiers (Deacon 1997). Nous verrons au chapitre 3 que certains auteurs soutiennent l’idée que des contextes sociaux coopératifs issus d’une pression culturelle peuvent causer la fixation de gènes responsables des traits altruistes psychologiques. v. Bilan Le rapport entre le biologique et le culturel est extrêmement complexe. Nous avons vu que beaucoup de particularités propres à l’homme, y compris sa faculté d’acquérir et transmettre des entités culturelles sont dues au formidable développement de ses capacités cognitives ; ces 105 Pour une discussion sur les rapports entre la construction de niche et la notion (au contenu très similaire) de « phénotype étendu » développée par Dawkins (1999/1982), voir Laland 2004 et Dawkins 2004. 67 dernières peuvent être comprises comme des réponses adaptatives aux nécessités de la survie de l’homme dans un environnement périlleux et changeant. Nous avons également vu que l’évolution biologique, non seulement rend la culture possible, mais en influence aussi le contenu. Il y a de bonnes raisons de penser que notre cerveau est composé de nombreux mécanismes psychologiques (appelés tantôt « biais psychologiques », « modules » ou « heuristiques ») dont une partie sont des adaptations aux contraintes environnementales auxquelles étaient confrontés nos ancêtres. Certains de ces mécanismes structurent notre pensée en influençant l’acquisition de représentations mentales et le contenu de ces dernières ; d’autres influence directement notre comportement. Enfin, la dynamique culturelle peut, sur le long terme affecter en retour l’évolution génétique elle-même (effet Baldwin). Une bonne compréhension du rapport entre le biologique et le culturel apporte un nouvel éclairage sur le comportement humain proprement dit. De manière générale, il semblerait que nos comportements résultent de trois facteurs. Ils sont influencées par une composante innée (par exemple les gènes qui induisent une tendance à vouloir venir en aide à ses proches parents), une composante d’apprentissage individuel (par le biais de leur expériences quotidiennes, les gens acquièrent et modifient leurs croyances, capacités, préférences, émotions, stratégies, en interagissant avec et en recevant un feedback de leur environnement) et une composante d’apprentissage culturel (en recevant un enseignement ou en imitant les autres, les gens forment en leur esprit des états mentaux similaires à ceux des autres).106 L’apprentissage individuel ou culturel est lui-même structuré et influencé par le génétique, lequel sur le long terme, est perméable à l’influence culturelle elle-même. L’enchevêtrement d’influences est tel qu’il serait utopique de chercher à déterminer au cas par cas, pour chaque action particulière, la part d’influence de nos gènes et celle de la culture. Cette complexité causale ne devrait cependant pas nous empêcher de chercher à isoler certains facteurs causaux déterminants pour le comportement altruiste en général (à ce propos, voir Kitcher 2001). C’est précisément l’objet de la suite de ce chapitre. Il faut cependant admettre d’emblée que les conclusions que l’on pourra tirer ne seront pertinentes qu’en termes de probabilités ou de tendances générales à un comportement. 2.2.2. Causes proximales et ultimes Il est bien entendu que toute action humaine apparait dans un contexte individuel et culturel bien précis et ne peut pas être réduite à un simple effet phénotypique de nos gènes. Cela étant admis, malgré notre relative autonomie par rapport aux influences génétiques, il semblerait que certains de nos traits comportementaux soient plus primitifs et moins dépendants de l’apprentissage ou des influences culturelles que d’autres : par exemple la fascination pour les attributs sexuels ou plus généralement l’attirance sexuelle, le goût pour le sucre, le rejet des aliments amers chez les enfants, la peur dans la forêt ou face à certains types d’animaux comme les araignées ou les serpents. Ces traits comportementaux demeurent passablement imperméables aux influences externes. Il semble qu’il y ait une raison évolutionnaire toute simple à ce phénomène : dans notre passé ancestral, chacun de ces traits comportementaux ne possédaient-ils pas une fonction adaptative évidente ? Rien d’étonnant à ce que l’évolution ait sélectionné des tendances psychologiques induisant ou renforçant précisément ces comportements. Tout porte à penser que l’altruisme comportemental lui aussi est influencé dans une certaine mesure par des biais psychologiques auxquels il est difficile de résister. Dès lors, il est intéressant d’explorer la possibilité que ces biais soient dus à des mécanismes tels que la 106 Cette catégorisation est due aux anthropologues évolutionnistes Robert Boyd et Peter Richerson (1985). A ne pas distribuer sélection de parentèle, la réciprocité directe ou le signal coûteux. Pour bien comprendre ce point, une distinction utile s’impose. Lorsque l’on cherche à expliquer des phénomènes d’un point de vue évolutionnaire, il est très utile de réfléchir en termes de causes proximales et de causes ultimes.107 Causes Comportement proximales ultimes  Circonstances réelles  Déterminations génétiques  Biais psychologiques  Croyances  Etc.  Environnement et état primitif  Fonction biologique  Sélection naturelle  Stabilité évolutionnaire  Etc. Figure 4 : Ce schéma reflète le fait que pour expliquer un comportement, deux types d’explications causales peuvent être invoquées : les explications proximales et les explications ultimes, chacune faisant référence aux différents facteurs explicatifs listés dans les boîtes correspondantes. Les causes proximales sont celles qui agissent du vivant des organismes ; elles sont, à l’échelle des individus, les causes directes des comportements. En revanche, les causes ultimes renvoient à un temps antérieur à la vie des organismes : au temps du passé de l’espèce. Considérons l’exemple d’un homme qui sauve un enfant de la noyade. Une explication en termes proximaux dirait que l’homme a fait cette action parce que la détresse de l’enfant l’a touché ; la compassion qu’il a ressentie à l’égard de cet enfant l’a poussé à se jeter à l’eau pour le sauver. Une explication en termes ultimes par contre pourrait être celle-ci : l’homme a ressenti le besoin de sauver l’enfant parce qu’au cours de l’évolution génétique des êtres humains, les individus ont acquis la capacité de ressentir de la compassion face à la détresse d’autrui ; ce mécanisme psychologique qui incite à aider autrui a évolué parce qu’il s’est avéré évolutionnairement avantageux au cours de notre passé ancestral. Notons que cette explication ultime est extrêmement approximative ; pour la rendre plus éclairante, il faudrait au moins définir les conditions environnementales auxquelles étaient confrontés nos ancêtres et préciser pour qui ou quoi (les individus eux-mêmes ? leurs proches parents ? les gènes ?) ce mécanisme de la compassion était évolutionnairement avantageux. C’est à ce type de question qu’est consacré le reste de ce chapitre. Compte tenu du fait que nous sommes un produit de l’évolution, il faut admettre que notre capacité d’agir de manière altruiste est en partie le résultat de la pression de la sélection naturelle. Beaucoup de théoriciens évolutionnistes pensent que c’est avec Homo sapiens108 que 107 Cette distinction est due à Ernst Mayr (1961). Homo sapiens est apparu probablement avant 200'000 ans av. J.-C. (une datation précise est difficile à établir ; à ce propos, voir McBreaty & Brooks 2000 ; Rightmire 2009) et a acquis graduellement ses différentes capacités cérébrales. Selon Benoît Dubreuil(à paraître), Homo sapiens aurait d’abord développé des facultés nécessaires à la pratique de formes de coopération avancées (en l’occurrence les 108 69 les comportements altruistes tels que nous les pratiquons aujourd’hui sont apparus et se sont stabilisés (Boehm 1997 ; Richerson & Boyd 2000 ; Dubreuil à paraître). Les études paléoanthropologiques montrent que Homo sapiens évoluait en petits groupes de chasseurs-cueilleurs dans des conditions de vie difficiles ; les membres de ces groupes se trouvaient donc dans une situation de dépendance mutuelle et de contacts répétés (Sterelny 2006). D’autre part, il est très probable que c’est dans ces conditions que Homo sapiens a développé des facultés mentales performantes, lui permettant non seulement de reconnaître les individus déjà rencontrés et de se souvenir des interactions précédentes, mais également d’établir des liens entre des événements temporellement et contextuellement distants, de se représenter des buts abstraits, de contraindre ses désirs immédiats et de moduler son comportement en conséquence. Si ces hypothèses sont vraies, alors toutes les conditions nécessaires au fonctionnement de formes évoluées de sélection de parentèle109, réciprocité ou de signal coûteux étaient remplies. Dès lors, se pose la question de savoir si ces théories, à elles seules fournissent des explications ultimes suffisantes pour rendre compte de l’altruisme comportemental chez les êtres humains. Pour commencer, qu’en est-il de la sélection de parentèle ou plus généralement de la fitness inclusive ? 2.2.3. Sélection de parentèle et fitness inclusive Il est difficile de nier que nous sommes généralement plus enclins à aider nos proches parents ou les êtres qui nous ressemblent plutôt que les inconnus. Ce phénomène est certainement un effet du mécanisme de la sélection de parentèle et plus généralement relève du calcul de la fitness inclusive. Une réflexion en termes de fitness inclusive nous permet d’éclairer partiellement des phénomènes comme celui de l’aide prodiguée à nos proches parents ou notre propension à préférer les individus qui nous ressemblent. Pour ce qui est du deuxième cas, l’anthropologue Michael Alvard (2003 ; voir aussi McElreath et al. 2003) explique par exemple comment les marques spécifiques d’appartenance à un groupe (coutumes vestimentaires, langue parlée, etc.) fournissent des indications sur la propension des individus à agir de manière coopérative ; ceux qui possèdent les mêmes marques s’identifient les uns aux autres et savent qu’ils partagent plus ou moins les mêmes normes et types de comportements. Cette connaissance va les pousser à se choisir mutuellement comme partenaires de coopération. Il s’agit ici d’un phénomène d’assortiment non aléatoire d’individus qui, dans certaines circonstances, peut favoriser la propagation d’entités culturelles pro-sociales ; un comportement d’aide peut se propager dans une population s’il bénéficie prioritairement à des individus qui possèdent une propension à adopter un comportement similaire.110 capacités de former des buts, de s’y tenir et de contrôler ses impulsions immédiates) ; les facultés cognitives nécessaires à la culture (notamment la théorie de l’esprit et l’imitation) seraient apparues plus tardivement. 109 L’altruisme envers les proches parents était certainement pratiqué bien avant le temps du paléolithique supérieur ; mais de nouvelles formes de sélection de parentèle qui nécessitent des capacités cognitives développées pour prodiguer une aide discriminative ont dû apparaître plus récemment. 110 A l’image de Darwin, beaucoup d’auteurs utilisent le schème explicatif de la sélection de groupe pour rendre compte des effets intéressants d’un assortiment non aléatoire des partenaires de coopération. « Sans doute, un degré très élevé de mortalité ne procure à chaque individu et à ses descendants que peu ou point d’avantages sur les autres membres de la même tribu, mais il n’en est pas moins vrai que le progrès du niveau moyen de la moralité et l’augmentation du nombre des individus bien doués sous ce rapport procurent certainement à une tribu un avantage immense sur une autre tribu. Si une tribu renferme beaucoup de membres qui possèdent à un haut degré l’esprit de patriotisme, de fidélité, d’obéissance, de courage et de sympathie, qui sont toujours prêts, par conséquent, à s’entraider et à se sacrifier au bien commun, elle doit évidemment l’emporter sur la plupart des autres tribus ; or c’est là ce qui constitue la sélection naturelle. De tout temps et dans le monde entier, des tribus en ont supplanté d’autres ; or, comme la morale est un des éléments de leur succès le nombre des hommes chez lesquels son niveau A ne pas distribuer Pour expliquer les cas d’altruisme comportemental plus extrêmes comme celui de Mère Teresa, on peut également faire appel à la théorie de Hamilton. John Tooby et Leda Cosmides (1989) proposent une explication spéculative selon laquelle la sélection de parentèle pourrait bien être à l’origine des mécanismes proximaux comme les émotions empathiques qui poussent les gens à agir de manière altruiste envers des individus non parents, voire même envers des inconnus. Ces mécanismes proximaux auraient été façonnés au cours de la préhistoire humaine (probablement au cours du Pléistocène) sous l’influence de la force de la sélection de parentèle, lorsque les êtres humains vivaient dans de petits groupes majoritairement constitués de proches parents. D’autre part, si, dans les conditions de vie en groupe, les êtres humains avaient peu de chance de rencontrer des individus non parents, il n’était pas nécessaire que les émotions empathiques soient dirigées de manière discriminatoire en faveur des proches parents au détriment des étrangers.111 Au contraire, les interactions avec des étrangers étant rares, le coût nécessaire à l’acquisition du mécanisme de discrimination aurait été largement supérieur à celui engendré par des actions altruistes occasionnelles envers des individus non parents. C’est dans ce contexte précis que les mécanismes altruistes auraient été fixés dans notre matériel génétique. Tooby et Cosmides ajoutent que l’environnement dans lequel ces mécanismes ont évolué a subi des changements drastiques au cours des derniers millénaires ; aujourd’hui, nous vivons dans des groupes plus grands et extrêmement mobiles, si bien que ces mécanismes et le comportement altruiste qu’ils induisent ont probablement perdu leur vertu adaptative (voir aussi Mohr 1987). Cette « théorie du vestige » (au sens où elle fait appel à une ancienne adaptation qui a perdu sa fonction) repose sur un certain nombre de présupposés qui ne satisfont pas tout le monde (Sesardic 1995) quoique la portée de ces réserves soit limitée. Pour commencer, la théorie de Tooby et Cosmides suppose qu’au Pléistocène, les groupes étaient majoritairement constitués de proches parents. Il est vrai que c’est une hypothèse difficile à prouver mais il n’empêche qu’elle trouve écho chez les anthropologues : selon Bernard Chapais (2008), un groupe était probablement constitué d’un père, de quelques frères, et de leurs conjointes (non parentes) et enfants respectifs. De plus, pour peu que l’on se libère d’une conception simpliste de la théorie de Hamilton (conçue en termes de parenté par voie de descendance) on comprend qu’il suffit que les membres du groupe partagent la capacité de prodiguer des bienfaits de manière discriminatoires en faveur d’individus qui ont de bonnes chances de posséder également cette capacité pour que la fixation de ce trait puisse se faire. D’autre part, il convient de remarquer que la théorie de Tooby et Cosmides dissocie le processus de sélection de parentèle de la capacité de distinguer les proches parents puisqu’il est clair que les hommes du Pléistocène possédaient déjà cette capacité. On pourrait donc exiger une preuve que le fait d’utiliser la capacité de distinguer les individus pour décider de la manière dont on distribue nos bienfaits est évolutionnairement coûteux. Une telle exigence semble toutefois exagérée ; au contraire, il faudrait plutôt se demander d’abord pourquoi l’évolution aurait sélectionné une pratique inutile aux individus qui l’utilisent. Enfin, la théorie postule que les êtres humains vivaient en vase clos dans leurs petits groupes. Or si c’était effectivement le cas, la force de sélection de parentèle devait être passablement atténuée par l’effet inverse de la compétition à l’intérieur du groupe (voir section 1.3.1). On se s’élève tend partout à augmenter » (Darwin 1881 / 1871, chap. v, p. 148). Pour toutes les raisons invoquées dans le premier chapitre (en particulier section 1.6.6), il est cependant préférable de réfléchir en termes de fitness inclusive pour rendre compte de ce phénomène. 111 Ici, il faut distinguer entre le fait de posséder une capacité (en l’occurrence celle de reconnaître ses proches parents) et le mécanisme qui fait appel à cette capacité (en l’occurrence le mécanisme de discrimination en faveur des proches parents). 71 débarrasse toutefois du problème si nos ancêtres vivaient dans un environnement non saturé dans lequel ils pouvaient s’étendre ; cette hypothèse est tout à fait vraisemblable (Lehmann et al. 2006). En définitive, même si elle ne pourra jamais être prouvée, la ligne explicative proposée par Tooby et Cosmides demeure hautement plausible. 2.2.4. Réciprocité directe et nouvelle génération de la théorie des jeux Le mécanisme de la sélection de parentèle élargie semble être à l’origine de l’émergence de biais psychologiques favorisant les comportements sacrificiels en faveur d’autrui. Peut-on mener le même raisonnement avec le phénomène de la réciprocité ? En d’autres termes, la réciprocité peut-elle favoriser l’émergence de mécanismes proximaux qui engendrent des comportements altruistes ? Il est possible d’élaborer un argument allant dans ce sens en s’inspirant du fameux article de Robert Trivers (1971). Cet auteur produit une explication des mécanismes à l’origine de notre intelligence et de sentiments sociaux. Ils auraient évolué pour répondre aux problèmes adaptifs de nos ancêtres. Trivers part du constat que les êtres humains vivant en groupes d’individus qui interagissent régulièrement ont tout avantage à produire des chaînes d’interactions sur le modèle de l’altruisme réciproque. Au contraire de beaucoup d’autres animaux, ils possèdent d’ailleurs les capacités nécessaires pour pratiquer la réciprocité puisqu’ils peuvent former le but d’une collaboration à long terme, contraindre leurs pulsions à l’opportunisme de court terme, reconnaître leurs anciens partenaires d’interaction, se souvenir des interactions passées et moduler leur comportement en fonction. Du point de vue individuel en revanche, ils ont également avantage à profiter des bienfaits d’autrui sans contribuer en retour lorsque cela ne porte pas à conséquence. Cette réalité a permis l’évolution à la fois de tendances à la coopération et à l’opportunisme. La sélection naturelle se serait ensuite chargée de développer tout un système psychologique de plus en plus raffiné pour assurer le bon fonctionnement de la coopération en dépit des tricheries occasionnelles déclenchées par l’opportunisme. Elle nous aurait dotés de la capacité de former des amitiés, de ressentir de la gratitude ; elle aurait forgé des systèmes de détection des tricheurs, de désir de punir ces tricheurs, et inversement des formes très subtiles de malhonnêteté, d’hypocrisie ou de mensonge. Cette course à la tricherie et à la détection de la tricherie serait peut-être à l’origine de notre intelligence (ou en tout cas de la plus grande subtilité de nos capacités cognitives) ainsi que d’émotions comme la culpabilité ou l’indignation.112 Ces dernières sont particulièrement intéressantes pour notre propos puisqu’elles semblent intimement liées aux comportements d’aide à autrui. L’analyse de Trivers semble nous fournir un élément d’explication ultime pour l’altruisme comportemental. Si, comme il le suppose, les bénéfices de la réciprocité ont entraîné l’évolution de tout un système de mécanismes opportunistes et pro-sociaux, sachant qu’au sein de toute population, il existe d’importantes variations dans la distribution individuelle des différents traits, on peut s’attendre à l’apparition d’individus hyper-sociaux, d’autres fondamentalement opportunistes, et tout une gamme intermédiaire entre ces deux extrêmes. Il importe ici de saisir la subtilité de l’argument. Il n’est pas question de réduire l’altruisme comportemental à la réciprocité, mais plutôt de comprendre que le développement et le raffinement d’une dynamique de réciprocité débouche (entre autres choses) sur l’évolution de biais psychologiques qui 112 Le philosophe Michael Ruse (1984) reprend les idées de Trivers et propose une analyse similaire dans le contexte d’une réflexion sur l’émergence de la morale. Selon lui, le principe de la réciprocité serait ancré en nous et se manifesterait à notre conscience sous forme de sentiments moraux. De manière générale, Ruse croit en l’existence d’un ensemble de dispositions qui s’expriment sous forme d’émotions lesquelles nous incitent à agir de manière altruiste. A ne pas distribuer induisent des comportements altruistes.113 Ces comportements ont pu se stabiliser dans le cadre d’un environnement particulier, celui auquel nos ancêtres du Pléistocène étaient confrontés. Il se peut que dans bon nombre de contextes contemporains (où les groupes grandissent et les individus ont moins de chances de se rencontrer régulièrement), l’environnement n’est plus aussi favorable qu’il l’était au temps de nos ancêtres. C’est pourquoi aujourd’hui, les comportements induits par ces mécanismes psychologiques peuvent se révéler plus ou moins défavorables à plus ou moins long terme. Remarquons à quel point les explications évolutives basées sur la réciprocité et la sélection de parentèle sont similaires. Il ne faut pas y voire une concurrence ; les deux phénomènes ont pu se produire conjointement, voire même se renforcer mutuellement. Nous venons d’explorer une manière d’exploiter la réciprocité pour rendre compte de l’évolution de l’altruisme comportemental. Il en existe une autre plus directe : on peut se demander si l’application de la réciprocité elle-même peut être considérée comme altruiste comportementale. Portons notre attention sur la forme de réciprocité directe la plus discutée dans la littérature : la stratégie Donnant Donnant, celle que Trivers appelait « altruisme réciproque ». Il paraît évident qu’une telle stratégie fait partie du bagage comportemental des êtres humains ; des formules comme « œil pour œil, dent pour dent » en témoignent. Nous avons vu à la section 1.4 que si une telle stratégie a évolué, c’est parce qu’elle s’est avérée avantageuse pour les individus qui l’appliquent ; elle n’est donc pas altruiste au sens biologique du terme. En revanche, il est envisageable que l’application d’une telle stratégie puisse parfois produire des comportements altruistes au sens définit dans ce chapitre. Souvenons-nous qu’une différence entre l’altruisme biologique et l’altruisme comportemental est la mesure du temps considéré (section 2.1.2). Or un comportement peut fort bien être coûteux pour un individu au cours d’un épisode de sa vie tout en s’avérant en réalité bénéfique pour la plupart des individus qui l’adoptent tout au long de leur vie. Le cas échéant, un théoricien qui observe uniquement la tranche de vie défavorable à l’individu focal y verra une situation d’altruisme comportemental. S’il s’agit de trouver une explication ultime pour ce genre de comportements altruistes, toutes les théories expliquant le fonctionnement et l’évolution de formes de réciprocité ainsi « dissimulées » peuvent être prises en compte. Parmi ces théories, il y a évidemment celle de la réciprocité directe (la section suivante en présentera deux autres : la réciprocité indirecte et le signal coûteux). Nous avons vu au premier chapitre (notamment avec les travaux de Robert Axelrod, section 1.4.4) que des modèles informatiques développés en théorie des jeux et inspirés de la dynamique de la sélection génétique mettent en valeur un certain nombre de conditions utiles à la stabilisation évolutionnaire de Donnant Donnant. Reste encore à savoir si ces modèles évolutifs représentent correctement la manière dont les êtres humains appliquent cette stratégie au quotidien. Souvenons-nous de la manière dont ils fonctionnent. Dans leurs versions les plus simples, ces modèles simulent la dynamique de stratégies génétiquement déterminées ; les individus ne sont que des « véhicules » qui appliquent la même stratégie tout au long d’une série d’interactions, puis transmettent leur stratégie à la génération suivante via une reproduction différenciée en fonction des résultats obtenus au terme de cette série d’interactions. Une telle description ne semble pas représenter correctement la réalité humaine. Nos comportements sont 113 Darwin lui-même avait déjà imaginé une explication similaire : « A mesure qu’augmentent la raison et la prévoyance des membres de la tribu, chacun apprend bientôt par expérience que, s’il aide ses semblables, ceux-ci l’aideront à leur tour. Ce mobile peu élevé pourrait déjà faire prendre à l’individu l’habitude d’aider ses semblables. Or la pratique habituelle des actes bienveillants fortifie certainement le sentiment de la sympathie, laquelle imprime la première impulsion à la bonne action. En outre, les habitudes observées pendant beaucoup de générations tendent probablement à devenir héréditaires. » (1881/1871, chap. v, pp. 141-142) 73 certes partiellement influencés par les gènes, mais on ne peut pas négliger les influences de l’environnement culturel et des processus de réflexion plus ou moins rationnels. Cela nous offre une certaine flexibilité de choix qui devrait pouvoir être mise en oeuvre en théorie des jeux si cette dernière veut prétendre pouvoir expliquer le comportement humain. Les modèles itérés à la Axelrod, offrent-ils par exemple la possibilité de changer de stratégie en cours de partie ? A priori il semblerait que ce ne soit pas le cas, mais c’est sans compter les nouveaux développements réalisés ces dernières années en théorie des jeux. Il est entendu que dans le cadre des simulations évolutionnaires on calcule les effets des stratégies comportementales sur la durée d’une série d’interactions pour définir la nouvelle distribution des stratégies dans la série d’interactions suivantes. Rien n’empêche d’interpréter une série d’interactions en termes d’épisode de vie des individus (au lieu de la durée entière de leur vie) et la redistribution des stratégies en termes de capacité de maintenir et transmettre un message culturel (au lieu d’un taux de reproduction différencié). Une telle description situe la discussion au niveau de l’évolution culturelle plutôt qu’au niveau de l’évolution génétique (Skyrms 1996). De plus, une réflexion en termes d’évolution culturelle incite à ajouter des subtilités aux modèles de manière à ce qu’ils puissent intégrer certains biais psychologiques : lors du passage d’une série d’interactions à l’autre, le modélisateur peut par exemple implémenter un important taux de mutation biaisé en faveur des stratégies qui obtiennent le meilleur résultat dans le milieu ou de celles qui sont utilisées par les individus qui ont le plus de succès. Cela permet de représenter le fait que les individus qui réussissent mal ont tendance à modifier leur stratégie sous l’effet de biais tels que celui du conformisme ou du prestige (Boyd & Richerson 1985 ; Henrich & Boyd 2001). Ces aménagements théoriques autorisent une interprétation des modèles en termes de transmission culturelle et apprentissage plutôt que de transmission génétique. A l’aide de la théorie des jeux évolutionnaire, il y a donc moyen de représenter des situations sociales qui correspondent plus ou moins aux pratiques humaines. En outre, les nouveaux modèles développés en théorie des jeux gagent souvent en complexité et se caractérisent par le fait qu’ils font varier un grand nombre de paramètres. Par exemple, on ne se contente pas uniquement d’analyser les interactions dyadiques ; les interactions triadiques ou n-adiques sont également testées (Boyd & Richerson 1988). Ou alors, on modélise des situations dans lesquelles les individus peuvent choisir, selon certains critères inspirés de la réalité, leurs partenaires de coopération (Brandt et al. 2006) ou des environnements dans lesquels les individus sont prioritairement influencés par leur voisinage social (Lieberman et al. 2005 ; Pena et al. 2009). Cette nouvelle vague en théorie des jeux, aussi passionnante et prometteuse soit-elle, ne manque pas de soulever la question du pouvoir explicatif des modèles théoriques. Il faut savoir que plus on ajoute de paramètres à un modèle évolutif, moins ses prédictions sont évidentes ; lorsque les paramètres deviennent trop nombreux, il devient difficile de déterminer la part de l’influence causale de chacun de ces paramètres. A l’opposé, les modèles simples et efficaces sont souvent peu représentatifs de la complexité des interactions humaines. Entre manque de puissance explicative et simplification excessive, les théoriciens se voient contraints d’osciller constamment d’un paradigme à l’autre dans l’espoir que l’accumulation des résultats et l’ajustement successif des modèles permettront à l’avenir d’élaborer un modèle général et cohérent de la dynamique des stratégies sociales humaines. En guise d’illustration des avancées intéressantes effectuées en théorie des jeux, revenons pour terminer aux travaux qui traitent de la stratégie Donnant Donnant. Nous avons vu (section 1.4.4) que les modèles classiques utilisés pour montrer la stabilité évolutionnaire de Donnant Donnant implémentent des séries d’interactions binaires entre deux joueurs qui se rencontrent au hasard. Des recherches plus approfondies sur les dynamiques des stratégies ont toutefois montré que l’altruisme réciproque obtient de bons résultats uniquement dans ces contextes de A ne pas distribuer relations dyadiques. Donnant Donnant perd son efficacité dans des contextes collectifs : dans un dilemme du prisonnier à n participants où n > 2, cette stratégie n’est pas stable (Boyd et Richerson 1988). D’autre part, l’altruisme réciproque s’avère inefficace dès qu’un groupe dépasse le nombre de personnes dont les individus sont capables de se souvenir ou lorsque, du fait de la grandeur du groupe, les individus n’interagissent pas très régulièrement. Sachant que les êtres humains interagissent souvent dans le cadre de grands groupes, nous comprenons que les travaux sur Donnant Donnant ne présentent qu’une image très partielle des interactions humaines. Il ne s’agit pas de nier les avantages et la stabilité de la réciprocité dans certains contextes, mais de prendre conscience que des modèles théoriques alternatifs doivent être envisagés pour expliquer d’autres aspects des relations sociales humaines. 2.2.5. Réciprocité indirecte et signal coûteux Etant admis que certaines formes d’altruisme comportemental sont imputables à une réciprocité dissimulée, poursuivons notre quête des différents types de « bon placements » qui rapportent, sur le long terme, un avantage au niveau individuel. Il existe une large palette de comportements d’aide ou de sacrifice individuel (c’est-à-dire altruistes d’un certain point de vue) qui s’avèrent en fin de compte avantageux pour les individus qui les pratiquent. La réciprocité est un exemple. Elle est régulièrement pratiquée par les êtres humains dans des relations entre deux personnes car c’est un excellent moyen de s’assurer un retour de service futur. La réciprocité permet donc d’expliquer un certain nombre de comportements d’aide. Mais comme nous l’avons vu, les conditions nécessaires à cette forme d’interaction sont contraignantes. Un autre moyen de garantir un certain taux de coopération et d’entraide tout en échappant à la condition de la répétition des rencontres entre deux individus consiste à se forger une bonne réputation ; on parle alors de réciprocité indirecte. Selon la théorie de la réciprocité indirecte, il peut être intéressant de produire des actions apparemment altruistes en public afin de se forger une réputation qui incite les autres à entrer dans une relation de réciprocité (Alexander 1987 ; Fehr 2004). Ainsi, au lieu de la devise « œil pour œil, dent pour dent » propre à l’altruisme réciproque, une stratégie de réciprocité indirecte suit la devise « aide ton prochain et tu seras aidé en retour ». Cela permet de rendre compte des situations où des êtres humains viennent en aide à des personnes dont ils savent pertinemment qu’ils ne pourront jamais rien attendre en retour. En théorie des jeux, il est aisé de modéliser ce genre de situations en attribuant aux individus à la fois un degré de réputation (qui dépend du taux de coopération au cours des interactions précédentes) et une stratégie qui détermine le comportement en fonction de cette connaissance. Différents modèles ont permis de montrer que la réciprocité indirecte est un facteur extrêmement efficace pour stabiliser la coopération au sein de grands groupes (Nowak & Sigmund 1998 ; Panchanathan & Boyd 2004). La réciprocité indirecte rappelle le phénomène du signal coûteux (section 1.5). Souvenonsnous que ce dernier peut être un comportement public d’aide à autrui qui indique aux autres individus que l’on est un partenaire de coopération fiable (Frank 1988). Il y a cependant une différence fondamentale entre les deux modèles. Le signal coûteux doit avoir évolué parce qu’il dévoile un trait non visible de l’individu porteur. Le signal coûteux est non modulable, précisément parce qu’il doit être fiable. Cela engendre un comportement moins plastique, davantage influencé par les gènes. Cet important degré de déterminisme génétique a toutefois l’avantage de générer une forme d’altruisme comportemental extrêmement stable et indépendante du calcul d’intérêt rationnel. La question reste ouverte de savoir si, dans les faits, les êtres humains donnent des signaux coûteux altruistes qui réfèrent à des dispositions correspondantes profondément ancrées en eux ; certains auteurs sont sceptiques (Fehr & Fischbacher 2003) et d’autres plus optimistes (Gintis et al. 2001 ; Roberts 1998). 75 Alternativement, on peut penser que l’altruisme temporaire des êtres humains est généré par un calcul d’intérêt sur le long terme. La théorie de la réciprocité indirecte n’exige pas que le signal soit ancré dans nos gènes ; il peut simplement résulter d’une stratégie acquise par l’individu au cours de son ontogenèse et qu’il peut appliquer quand bon lui semble.114 Dans ce cas, il n’est pas tellement pertinent de chercher à fournir une explication de type évolutionnaire basée sur les gènes. Lorsqu’un être doué de réflexion est capable de se rendre compte de l’intérêt d’adopter une stratégie d’aide ostensible, il peut l’appliquer et son choix portera ses fruits. Aucune capacité supplémentaire à la faculté de réflexion n’est nécessaire pour que le phénomène de réciprocité indirecte puisse être maintenu au fil des générations. Il est en revanche possible de réfléchir en termes d’évolution culturelle ; une stratégie comportementale qui semble bien fonctionner (en l’occurrence l’aide à autrui au bénéfice d’une bonne réputation) sera aisément copiée par les autres membres de la communauté, et donc transmise avec succès de génération en génération. Quels qu’en soient les fondements, il est certain que la réciprocité indirecte est particulièrement répandue chez l’homme ; nous sommes extrêmement sensibles à la fois à notre réputation et à celle des autres (Hardy & Van Vugt 2006 ; Rege & Tele 2004). De manière générale, les expériences faites sur des êtres humains montrent que le comportement pro-social est fortement renforcé lorsque les joueurs disposent d’informations au sujet des comportements passés des autres joueurs ; nombre de nos décisions de prodiguer ou refuser l’aide à autrui dépendent de la réputation de l’autre (Milinski et al. ; 2001 ; 2002 ; Wedekind & Milinski 2000) de même que de l’état de notre propre réputation (Sugden 1986 ; Leimar & Hammerstein 2001 ; pour une revue cette littérature, voir McElreath et al. 2003).115 Ces modèles montrent à quel point la confiance est un élément important dans les interactions humaines (Wedekind & Braithwaite 2002). Ils indiquent également que la punition (ici appliquée via un refus de coopérer avec des individus de mauvaise réputation) semble être une condition essentielle au maintien de la coopération humaine. Cette idée est renforcée par les expériences menées sur la punition altruiste à laquelle est consacrée la section suivante. 2.2.6. Punition altruiste Nous avons vu que l’évolution de tendances comportementales coopératives et d’aide à autrui semble être imputable à divers mécanismes tels que la sélection de parentèle, la réciprocité directe ou le signal coûteux. Au niveau humain, il existe encore une autre forme d’altruisme comportemental dont il serait intéressant de sonder l’origine évolutionnaire : l’altruisme punitif. La punition altruiste consiste à sanctionner un individu opportuniste à ses propres frais sans que des bénéfices individuels directs puissent être attendus en retour. De plus, pour compter comme altruiste, la punition doit bénéficier à un ou plusieurs tiers. C’est le cas par exemple lorsque, de fait, les opportunistes punis sont incités à adopter une stratégie coopérative dans leurs interactions futures (quels que soient leurs partenaires d’interaction). Ce type de dynamique comportementale a pu être observé en laboratoire dans un grand nombre 114 La théorie de la réciprocité indirecte repose simplement sur l’idée que dans les sociétés humaines, les gens sont capables d’obtenir des informations au sujet d’autres individus (par le biais de l’observation et du commérage) et d’ajuster leur comportement en fonction de cette connaissance. Elle se base également sur la constatation que les actions pro-sociales sont significativement plus fréquentes en présence d’observateurs (Hardy & Van Vugt 2006 ; Rege & Tele 2004). 115 Cette seconde condition marque le fait que si l’on veut se départir d’une mauvaise réputation, il peut valoir la peine d’aider un individu quelle que soit sa réputation (à ce propos, voir Leimar & Hammerstein 2001). A ne pas distribuer d’expériences impliquant des sujets humains ; beaucoup pratiquent la punition altruiste, et se faisant, favorisent le taux de coopération au sein de l’ensemble du groupe (Gintis et al. 2005 ; Fehr & Gächter 2002). Sur cette constatation, les chercheurs se sont attelés à la tâche d’expliciter les conditions de l’évolution de la punition altruiste. A ce jour, l’explication la plus en vogue fait intervenir la sélection culturelle de groupe. Etant donné sa popularité, une partie de cette section lui est consacrée mais nous verrons que d’autres explications, probablement plus intéressantes, doivent également être traitées à leur juste valeur. Sachant que la punition altruiste semble défavorable aux individus qui la pratiquent, il n’est à priori par évident d’imaginer comment des tendances à ce type de comportement ont pu être sélectionnées au cours de l’évolution. Dans la littérature, un certain nombre de pistes explicatives ont été proposées. Un premier élément qui pourrait faciliter l’évolution de la punition altruiste est celui du coût et de l’efficacité de la punition (Boyd & Richerson 1992). S’il y a suffisamment de punisseurs altruistes dans un groupe et que les punitions sont dissuasives (grand coût pour le puni), la coopération sera très répandue et les punisseurs altruistes devront rarement sévir, si bien que le coût engendré par leur comportement punitif sera moindre, voire nul. En comparaison des individus qui ne punissent pas, les punisseurs ne seront donc que légèrement désavantagés.116 Toutefois, ce facteur à lui seul n’est pas suffisant pour assurer l’évolution des comportements altruistes punitifs. En effet, même si les coûts engendrés par le fait d’être un punisseur altruiste sont moindres, il n’en demeure pas moins qu’il vaut mieux être un simple coopérateur plutôt qu’un punisseur altruiste en plus ; le coopérateur non-punisseur profite des effets bénéfiques des comportements altruistes punitifs sans porter luimême les coûts occasionnés lors de la punition des opportunistes. Dans ce contexte, on peut parler d’opportunisme de second ordre (second order free riding). Il est intéressant de noter ici qu’un effet de la punition altruiste est de transformer des traits hautement altruistes (ceux qui induisent des actions coopératives dans un monde d’égoïstes) en des traits à la fois avantageux du point de vue individuel (si la punition est efficace, il vaut mieux coopérer que faire défection)117 et opportunistes de second ordre : dans un monde dominé par les altruistes punisseurs, la stratégie altruiste pure « Coopère toujours ! » peut être considérée comme opportuniste de second ordre. L’opportunisme de second ordre nous force donc à chercher d’autres facteurs susceptibles de soutenir l’évolution de la punition altruiste. Notre second facteur est lié à la prescriptivité des comportements altruistes punitifs. Il repose sur l’idée qu’à un moment de l’histoire humaine, les normes sociales ont émergé.118 Les normes sociales sont associées à une attente de comportements conformes à ce qu’elles prescrivent ; en cas de non-conformité, il y a sanction (Ostrom 1998). Pour renforcer les normes sociales, les êtres humains ont assigné une valeur prescriptive aux comportements punitifs eux-mêmes ; cette valorisation s’accompagne d’une obligation de punir, valable pour tous les membres du groupe.119 Or si l’exécution de la punition devient un devoir, seront punis non seulement les opportunistes mais aussi les individus qui ne punissent pas (même si par ailleurs ce sont des 116 Evidemment, l’aspect « coût pour le punisseur » doit également être pris en compte ; pour que la pratique de la punition puisse se répandre, il faut que le coût pour le punisseur soit nettement inférieur au coût pour le puni. 117 Lorsque la punition est extrêmement efficace, du point de vue des comportements, il n’y a plus moyen de distinguer entre les individus qui adoptent une stratégie coopérative uniquement dans un milieu punitif (afin d’éviter la punition) et ceux qui ont pour stratégie de toujours coopérer. 118 La question de l’évolution des normes sociales et leur effet sur la coopération sera traitée à la section suivante. 119 Dans ce contexte, certains auteurs parlent de moralisation des normes sociales et de la punition (Gintis 2000). Cela paraît toutefois exagéré. Que des règles soient valorisées et associées à la punition ne signifie pas forcément que l’on entre dans le domaine moral. 77 coopérateurs) ; il y a donc punition des non-punisseurs, ou méta-punition.120 Les simulations sur ordinateur ainsi que les expériences en laboratoire avec des sujets humains montrent que le mécanisme de la punition des non-punisseurs renforce non seulement le comportement coopératif mais également le comportement punitif : il s’ensuit que le taux moyen de coopération dans le groupe augmente de manière significative (Boyd & Richerson 1992 ; Fehr & Fischbacher 2004a). Toutefois, la méta-punition a également ses limites : elle est confrontée à la difficulté d’une régression à l’infini car il vaut mieux être simple punisseur de non-punisseurs plutôt que punisseur de non-punisseurs de non-punisseurs, etc. Même s’il est clair qu’elle renforce la coopération et la punition, la méta-punition ne permet pas non plus à elle seule d’expliquer l’évolution des comportements altruistes punitifs. Un autre facteur potentiel qui a fait couler beaucoup d’encre est celui de sélection de groupe (Boyd et al. 2003 ; Gintis 2000 ; Henrich & Boyd 2001). A la différence de la sélection génétique de groupe (section 1.6), ce qui va être présenté ici est une sélection culturelle de groupe où les objets de sélection ne sont pas des stratégies comportementales génétiquement déterminées mais des stratégies culturellement transmises. Voyons dans le détail comment elle fonctionne. On part du principe que les êtres humains forment des groupes relativement homogènes, composés d’individus qui adhèrent à des normes sociales et les transmettent par l’imitation et l’enseignement (section 2.2.1.ii). En accord avec les observations ethnographiques, on admet également que les normes transmises diffèrent d’un groupe culturel à un autre : deux groupes voisins peuvent posséder des normes et des institutions très différentes. Ensuite, on présuppose que les êtres humains possèdent une tendance au conformisme (c’est-à-dire adoptent assez facilement les normes qui ont beaucoup de succès dans leur société) et une tendance à imiter les comportements qui ont du succès ou dont les individus qui les utilisent ont du succès (voir section 2.2.1.iv). Ainsi, au fil des générations, on observera à l’intérieur de chaque groupe, un phénomène d’uniformisation des normes acceptées (Henrich & Boyd 2001 ; Fehr & Fischbacher 2003, p.790). La sélection de groupe fonctionne s’il existe plusieurs groupes et si ces groupes sont suffisamment variés entre eux. Pour que ce soit le cas, deux conditions doivent être réunies. Premièrement, il faut une variation entre les normes sociales prônées dans les différents groupes ; par exemples les groupes peuvent se différencier par le fait que certains possèdent des normes sociales prescrivant la métapunition et d’autres pas. Deuxièmement, il faut une influence de cette variation des normes sur la santé des groupes ; par exemple, on sait que les groupes qui possèdent des normes renforcées par la sanction se portent généralement mieux que ceux qui n’en ont pas, car ils sont plus efficaces dans la production de réserves, de moyens collectifs de défense, etc. La sélection de groupe opère lorsqu’il y a compétition entre les groupes ; cette compétition se traduit par des guerres ou des conflits d’influence, qui se soldent soit par le dépérissement de certains groupes au profit des autres, soit par l’absorption d’un groupe par un autre ; dans ce dernier cas, les groupes vainqueurs imposent leurs normes culturelles et leurs institutions aux individus des groupes vaincus et le mécanisme du conformisme opère, au fil des générations, en faveur d’une uniformisation des normes sociales acceptées.121 Ainsi, s’il y a compétition entre un groupe qui possède des normes renforcées par la sanction et un autre qui n’en possède pas, l’issue de la compétition se soldera par un avantage du premier sur le second (Gürerk et al. 2006). En conséquence, les comportements coopératifs et de punition altruiste se répandront dans l’ensemble de la population. 120 Cette idée de punition des non-punisseurs a déjà été élaborée en 1986 par Robert Axelrod. On remarque ici la différence avec la sélection génétique ; un processus rapide d’uniformisation à l’intérieur des groupes contraste avec la rigidité de la transmission génétique. 121 A ne pas distribuer En résumé, le comportement altruiste punitif est par définition légèrement défavorable du point de vue individuel par rapport aux comportements non altruistes. Par contre, il se trouve qu’au niveau du groupe, l’existence d’individus altruistes est avantageuse puisqu’elle a pour effet d’augmenter la coopération qui permet la réalisation de projets communs d’envergure. Ainsi, si au niveau de la sélection individuelle le désavantage engendré par un comportement altruiste punitif n’est pas trop grand (les facteurs de l’efficacité de la punition et de la métapunition agiront en ce sens), un petit effet de sélection culturelle de groupe suffit à faire pencher la balance à l’avantage de ce comportement (Gintis 2000, p. 171). Cette théorie de la sélection culturelle de groupe exprime l’idée de coévolution gène-culture ; des tendances génétiquement déterminées (biais du conformisme et du prestige) influencent le processus d’évolution culturelle et si l’évolution culturelle de groupe fonctionne effectivement, cela aura pour conséquence, sur le long terme, d’ancrer dans nos gènes des tendances psychologiques motivant à agir en faveur d’autrui (Bowles et al. 2003). Notons qu’à première vue, la théorie de la sélection culturelle de groupe est plus crédible que son pendant génétique pour deux raisons. D’une part, au niveau culturel, les groupes se font et se défont plus rapidement ; d’autre part, il est probable qu’à l’intérieur des groupes, la configuration des stratégies s’homogénéise assez rapidement (notamment grâce à la tendance au conformisme et à l’effet des normes sociales), renforçant ainsi les différences entre groupes. La théorie de la sélection culturelle de groupe est une piste explicative pour comprendre comment une stratégie punitive qui est apparue par hasard dans une population peut s’y propager. Elle comporte cependant des faiblesses certaines. Si la punition est effectivement altruiste (c’est-à-dire coûteuse pour les individus qui la pratiquent au bénéfice des autres individus de la population), dans la première phase de son évolution (c’est-à-dire avant de devenir suffisamment dissuasive et répandue), elle doit forcément être très coûteuse pour les premiers altruistes punisseurs qui apparaissent dans une population peu coopérative. Il n’est donc pas évident qu’un « petit » effet de sélection de groupe suffise à l’évolution de ce type de comportement. De plus, à la manière dont elle est formulée par ses défenseurs, cette théorie implique une conséquence assez déstabilisante et réductrice : elle fait dépendre l’évolution de l’altruisme de l’existence de tensions permanentes entre les groupes. Dit crûment : ce sont les pressions d’influence, voire même les guerres entre groupes d’individus qui permettent l’altruisme. Cette association entre conflit intergroupe et punition altruiste est essentiellement due au cadre explicatif propre à la théorie de sélection de groupe. Mais souvenons-nous que cette dernière n’est qu’une manière de représenter un assortiment non aléatoire d’entités réplicables (section 1.6.6). La difficulté peut être évitée en adoptant une explication en termes de fitness inclusive d’entités culturelles, ces dernières étant les stratégies comportementales socialement transmises (Cavalli-Sforza & Feldman 1981). Une réflexion en termes de fitness inclusive nous fait comprendre que la punition altruiste peut être propagée si elle est liée à un assortiment non aléatoire des partenaires de coopération, quelle que soit la manière dont cet assortiment non aléatoire est réalisé (Gardner & Grafen 2009). Ainsi, si des normes sociales et des biais psychologiques tels que celui du conformisme agissent en faveur d’une relative homogénéisation des stratégies utilisées au sein d’un voisinage social, on peut partir du principe que, dans certains contextes, la stratégie punitive altruiste peut obtenir une bonne fitness inclusive et donc se propager ; si un voisinage social compte un nombre suffisant de punisseurs altruistes, lorsque l’un d’entre eux punit un opportuniste à ses frais, il agit au bénéfice des autres punisseurs altruistes présents dans le voisinage social (puisque l’individu puni sera plus enclin à coopérer dans ses futures interactions). Cette approche explicative en termes de fitness inclusive 79 est le pendant de la sélection culturelle de groupe122 à la différence qu’elle n’est pas contraignante sur la manière dont l’assortiment non aléatoire procède. De plus, comme nous allons le voir maintenant, dans le cadre d’un projet d’analyse plus exhaustif de l’évolution de la punition, cette approche a l’avantage de pouvoir facilement intégrer de pistes explicatives complémentaires basées sur l’intérêt individuel. Une manière complémentaire de traiter l’évolution de la punition altruiste consiste à prendre le problème par l’autre bout et imaginer qu’à y regarder de plus près, une telle stratégie comportementale est souvent moins altruiste qu’elle n’y paraît. Rappelons qu’un comportement altruiste en laboratoire ne l’est pas forcément sur la durée de la vie de l’individu ; à nouveau, tout dépend de l’échelle temporelle considérée. Il est donc possible d’imaginer tout une palette d’explications évolutionnaires, allant de l’altruisme biologique123 à l’intérêt individuel sur le plus ou moins long terme. Il se peut par exemple que la punition pratiquée dans un groupe d’opportunistes est légèrement défavorable du point de vue individuel par rapport aux comportements purement opportunistes tout en demeurant une stratégie intéressante pour les individus qui la pratiquent. Dit autrement, dans certaines circonstances, il peut valoir la peine d’investir un peu d’énergie dans des actions punitives profitables à l’ensemble du groupe précisément parce que l’on compte parmi les membres de ce groupe. La punition peut donc être liée à un retour de bénéfice plus ou moins direct, quelle que soit l’attitude adoptée par les autres membres (Lehmann et al. 2007b). De manière tout aussi directe, il se peut que l’ingrédient crucial pour l’évolution de la punition soit une corrélation entre la stratégie punitive adoptée par un individu et la coopération qu’il reçoit en retour. Par exemple, si un individu est connu pour ses propensions à punir les opportunistes, par peur de la punition, les autres auront tendance à choisir de coopérer avec lui. Si une telle stratégie est suffisamment efficace durant une longue série de générations, des tendances psychologiques favorisant le comportement punitif peuvent avoir évolué (Gardner & West 2004 ; Frank 1988). Le facteur crucial permettant l’évolution de la punition serait alors la réputation ; nous retrouvons ici la théorie de la réciprocité indirecte ou plus particulièrement celle du signal coûteux. Cette hypothèse explicative est d’ailleurs renforcée par un bon nombre de résultats empiriques. Des études montrent par exemple que les individus qui pratiquent la punition altruiste sont préférés comme partenaires de coopération ; leur investissement s’avère donc payant sur le long terme (Nelissen 2008). Corrélativement, des chercheurs ont pu observer que la propension à se comporter en altruiste punitisseur baisse de manière significative dans des situations où aucune réputation ne peut être gagnée (Kurzban et al. 2007). De manière tout aussi intéressante, une étude de terrain menée en Nouvelle-Guinée a montré l’influence du facteur d’appartenance au groupe : les altruistes punisseurs « protègent » ou « vengent » au moyen de la punition de préférence les victimes qui sont membres de leur propre groupe plutôt que les victimes appartenant à d’autres groupes (Bernhard et al. 2006). Une hypothèse explicative complémentaire consiste à dire que la tendance à la punition s’est développée et stabilisée dans un contexte particulier avant d’être « recyclée » ultérieurement dans d’autres contextes. L’avènement de pratiques culturelles basées sur des normes et une 122 Le lecteur averti remarquera que la sélection culturelle de groupe n’a pas été évoquée dans les sections traitant de l’évolution de simples comportements d’aide. Cette possibilité théorique existe évidemment pour décrire certaines situations d’assortiment non aléatoire qui favorisent la fitness inclusive de stratégies pro-sociales. 123 Bon nombre d’auteurs (notamment Gintis et al. 2005 ; Fehr & Fischbacher 2003) font remarquer qu’il est difficile d’imaginer un rapport entre la punition altruiste et la sélection de parentèle limitée aux proches parents par voie de descendance. En revanche, comme nous venons de le voir, cela n’empêche en rien une analyse en termes de fitness inclusive (ou sélection de parentèle « élargie »). A ne pas distribuer organisation sociale complexe et raffinée a engendré des changements rapides et radicaux dans la structure et la taille des groupes humains. Les tendances psychologiques qui trouvent un ancrage dans nos gènes n’ont probablement pas eu le temps de suivre ce mouvement si bien qu’aujourd’hui, la punition est appliquée dans des contextes sociaux différents de celui dans lequel elle a évolué. Ces nouveaux contextes d’application de la punition ne sont pas forcément optimaux pour les punisseurs ou pour les stratégies elles-mêmes. Si la punition altruiste est réellement mésadaptée à notre monde contemporain (quoiqu’il y ait de sérieuses raisons d’en douter), il n’est pas certain que sur le très long terme, les tendances comportementales sousjacentes puissent être transmises efficacement aux générations futures. Alternativement, il se peut que certains des nouveaux contextes soient viables pour les altruistes punisseurs à la condition qu’une fraction minimale de ce type d’individus soit déjà présente dans le milieu ; c’est précisément la condition qui semble être requise pour le phénomène de fitness inclusive (ou sélection de groupe) décrit plus haut. En définitive, il apparaît que l’évolution de la punition altruiste comporte de multiples facettes ; différents facteurs causaux sont probablement à l’origine de sa diffusion. 2.2.7. Normes sociales Un élément culturel crucial pour comprendre l’altruisme humain est celui des normes sociales. On trouve les normes sociales ainsi que les institutions qui les renforcent dans toutes les sociétés humaines et il paraît évident qu’elles soutiennent la coopération et la coordination ; elles jouent par exemple un rôle non négligeable dans l’explication de la punition altruiste. Dès lors, il serait intéressant de disposer d’une explication de leur origine et de leur évolution. Voici une hypothèse qui méritera d’être complétée. Les premières normes sociales étaient probablement de simples conceptualisations de systèmes d’interaction préexistants. A un certain moment de leur évolution, les êtres humains ont acquis les capacités cognitives nécessaires à la compréhension de manière plus ou moins fine des effets bénéfiques des mécanismes de la réciprocité. Ils ont alors cherché à les appliquer de manière consciente. Mais cette prise de conscience par l’homme des bienfaits engendrés par la pratique commune des règles de réciprocité s’accompagne inévitablement d’un raffinement de l’aptitude à tricher.124 Dans ces conditions, il faut une sorte de garde-fou qui permette de parer à l’égoïsme ponctuel et préserver les mécanismes de coopération (Bowles et al. 2003 ; Dehner 1998 ; voir aussi Trivers 1971125 ; Alexander 1987). Ce garde-fou est précisément l’élaboration de normes sociales liées à une clause d’obligation (et corrélativement à des sanctions). Le point important ici est de remarquer que les premières normes édictées devaient correspondre à des comportements sociaux favorables du point de vue de l’évolution à nos ancêtres. Les normes sont liées à des sanctions internes (émotions comme la culpabilité, la honte, le remords, la perte d’estime de soi, etc.) et externes (punitions corporelles, ostracisme, etc.) ; ainsi 124 Un individu qui possède les capacités cognitives nécessaires pour comprendre les effets bénéfiques sur le long terme des pratiques coopératives, comprend également qu’il peut obtenir des gains directs ou s’épargner une dépense d’énergie en profitant de la coopération des autres. Or les avantages de la coopération disparaissent dès lors que trop d’individus décident d’agir contre les règles de coopération. 125 Souvenons-nous de l’hypothèse de Trivers selon laquelle on trouve chez les êtres humains une évolution conjointe de formes de plus en plus sophistiquées de tricherie et de détection de la tricherie (section 2.2.4). Cette « course aux armements » pourrait bien être une des fonctions biologiques principales du cerveau humain dans ses premiers balbutiements et un facteur important de son expansion. En d’autres termes, la course à la tricherie et à sa détection a eu pour conséquence, au fil de l’évolution, de développer et d’affiner les facultés mentales des êtres humains jusqu’à ce qu’ils aient acquis la capacité d’élaborer et agir en fonction de normes. 81 l’acquisition des capacités normatives incite les individus à la fois à conformer leurs actions aux prescriptions des normes et à sanctionner les déviances à ces prescriptions (Ostrom 1998). Selon certains auteurs (notamment Gintis 2003 ; Sripada & Stich 2006), la capacité de penser et agir de manière normative est l’expression d’une adaptation génétique. Cette capacité aurait été sélectionnée parce qu’elle s’avère avantageuse du point de vue de la fitness individuelle ; en intégrant et se conformant à des normes, les individus peuvent mieux contrôler leurs pulsions, maintenir des relations interpersonnelles et élaborer des plans pour le futur. Dans certains écrits, la fonction évolutionnaire de l’utilisation des normes sociales semble même se réduire à la sanction des déviances, cet outil efficace pour restreindre la tricherie (Bowles et al. 2003 ; Gächter & Falk 2002 ; Fehr & Fischbacher 2003). D’autres auteurs (Boehm 2002/2000) envisagent qu’une cause majeure de cette évolution réside dans le pouvoir de l’attitude normative pour contrecarrer les abus des individus dominants, c’est-à-dire garantir une certaine équité entre les différents membres de la société (à ce propos, voir Lachapelle et al. 2006). En contradiction avec ce type d’explications évolutionnaires directes, d’autres auteurs défendent l’idée que l’activité normative est plutôt un effet dérivé de l’évolution d’un certain nombre d’autres capacités (imitation, observation etc.) ou mécanismes généraux (biais d’imitation, émotions, etc.) ; individuellement, ces capacités ou mécanismes ont évolué pour des raisons qui leurs sont propres (Prinz 2009). Quant aux normes produites, elles peuvent en principe être de nature égoïste ou altruiste (Bowles et al. 2003), mais toutes ne pourront pas s’imposer dans une population. La sélection fera le tri parmi elles ; elle supprimera toutes celles qui sont mésadaptées au niveau de la transmission culturelle ou trop handicapantes pour les individus qui s’y conforment. Etant donné l’intérêt de maintenir un bon niveau de coopération au sein des communautés humaines, il n’y a rien de surprenant à ce que les normes qui prescrivent la coopération et l’entraide soient largement répandues dans les populations humaines. Pour les raisons évolutionnaires mentionnées dans les sections précédentes (notamment section 2.2.3), il n’est pas étonnant non plus que ces mêmes normes soient souvent valables à l’intérieur du groupe mais deviennent caduques envers des individus étrangers (Mohr 1987 ; Bowles & Choi 2004).126 De manière générale, il semblerait d’ailleurs que l’utilisation de normes sociales favorise l’efficacité de la coopération lorsqu’elle est liée à un comportement d’aide discriminatoire envers les individus qui partagent les mêmes marques ethniques (McElreath et al. 2003 ; Alvard 2003). Les membres d’une ethnie partagent des traits culturels distinctifs : parmi ces traits, il y a leur langage, leurs habitudes culinaires, vestimentaires, etc. ; il y a également certains modèles de comportement et les normes sociales qui structurent les interactions. Les normes sociales permettent à deux individus d’une même culture de coordonner instantanément leurs interactions (généralement dans un sens coopératif). Grâce au ciment des normes sociales, aider de préférence les personnes qui présentent des marques ethniques similaires aux nôtres (dialecte, tenue vestimentaire) est une bonne garantie de retour de service à long terme.127 En résumé, l’utilisation de normes sociales est apparue au cours de l’évolution (pour des raisons qu’il reste encore à clarifier) et permet de garantir la coopération et la coordination dans de moyennes et grandes communautés, avec tous les avantages évolutionnaires que cela comporte. Cette explication est extrêmement sommaire et mériterait évidement d’être étoffée. Mais l’important pour notre propos est de remarquer que certaines normes adoptées au sein des 126 Pour la petite histoire, Kenneth Dover (1974, p. 180) a étudié la morale populaire au temps de la Grèce antique (par opposition aux théories morales élaborées par les philosophes de la même époque). Il apparaît que le comportement moral par excellence consiste à être bienveillant envers ses proches et amis et chercher à nuire à tous les autres ! 127 Ce phénomène peut être considéré comme un effet barbe verte (voir section 1.3.1). A ne pas distribuer communautés favorisent des comportements altruistes, parfois avantageux sur le long terme pour les individus qui les appliquent, parfois légèrement désavantageux au niveau individuel au profit d’individus proches du point de vue génétique ou culturel. A l’occasion les normes sociales favorisent également les comportements altruistes au bénéfice d’individus étrangers (pensez aux droits de l’homme par exemple) ; ce dernier cas relève de situations où des capacités sont utilisées dans des circonstances différentes de celles pour lesquelles elles ont évolué (souvenons-nous ici de la théorie de Tooby et Cosmides présentée à la section 2.2.3). Pour des raisons morales évidentes, il est d’ailleurs tout à fait souhaitable que nous fassions usage de nos facultés réflexives et culturelles pour renforcer ce mouvement d’élargissement du domaine d’application de nos facultés pro-sociales. 2.3. Conclusion Grâce aux différents protagonistes mentionnés dans ce chapitre, nous disposons d’un premier défrichage des mystères de l’altruisme comportemental humain. Les comportements d’aide peuvent évoluer si au moins une des trois conditions suivantes est réalisée : i) un bénéfice direct pour l’agent (en situation de pseudo-réciprocité par exemple), ii) la production d’une information sur le caractère coopératif de l’agent, ce qui favorise les relations de réciprocité directe ou indirecte, iii) une haute probabilité d’interactions entre individus qui ont une propension à aider (sélection culturelle de groupe ou sélection de parentèle au sens large). De plus, différents dispositifs permettent de renforcer le degré de coopération et d’entraide au sein d’un groupe ou d’une société : la punition altruiste et les normes sociales entrent dans cette catégorie. Ces différents facteurs causaux, loin d’être incompatibles, peuvent se combiner entre eux ; différents mécanismes peuvent avoir des effets conjoints et concourir à la sélection de certaines formes de tendances à l’aide, voire même de certaines formes de sacrifices en faveur d’autrui ou de la communauté.128 Les recherches à venir se chargeront d’élaborer les détails de ces interactions causales. Même si ce chapitre le laisse peu transparaître, il faut savoir que l’état actuel de la recherche dans ce domaine demeure encore relativement chaotique et jonché d’incompréhensions entre les différents protagonistes.129 Au moins trois difficultés majeures méritent d’être relevées. Premièrement, la rhétorique autour de l’altruisme comportemental est souvent surfaite. Compte tenu de la « souplesse » de la définition de l’altruisme comportemental, cette notion porte plus à 128 Il serait en revanche assez peu plausible de recourir à certains de ces schèmes explicatifs pour rendre compte des cas les plus extrêmes de comportement altruiste humain tels que l’abnégation totale de soi illustrée par des personnages emblématiques tels que Winkelried ou Mère Teresa. Ces tendances comportementales extrêmes ne relèvent probablement pas de la réciprocité directe ou indirecte, pas plus que de la punition altruiste ou de l’application de normes sociales légèrement désavantageuses pour ceux qui s’y conforment. Il semble plus plausible de les considérer comme des formes extrêmes d’acculturation qui « recyclent » des mécanismes psychologiques sélectionnés sous l’effet de la sélection de parentèle. 129 Pour s’en convaincre, il suffit de lire un article assez désolant publié récemment : Gintis et al. 2008. Les auteurs passent sans transition de réflexions propres à l’altruisme comportemental à des réflexions propres à l’altruisme psychologique (p. 243) et confondent lamentablement les explications proximales et ultimes des comportements humains (notamment p. 249). Ils critiquent sans la comprendre la théorie de Hamilton : ici ils semblent confondre la sélection de parentèle avec une forme d’avantage individuel (p. 249), là ils vont jusqu’à affirmer qu’elle ne permet pas d’expliquer la socialité chez les insectes (p. 246). Enfin, ils sont extrêmement confus sur les thèses qu’ils défendent quant à l’évolution de l’aide et de la punition altruiste : ici ils admettent que ces traits comportementaux n’auraient pas pu évoluer s’ils n’étaient pas avantageux pour les individus qui les pratiquent (p. 248), là ils affirment que la sélection culturelle de groupe est le seul paradigme explicatif valable (p.250). 83 confusion que celle d’altruisme biologique. Le terme biologique a l’avantage d’être technique et précis alors qu’avec l’altruisme comportemental, il n’est pas toujours évident de décider si l’on peut classer un comportement observé comme altruiste ou non. Ce flou conceptuel favorise les glissements rhétoriques dont on peut suspecter qu’ils servent à l’occasion d’arguments publicitaires en faveur de la théorie présentée. De manière générale, défendre la cause de l’altruisme est un thème récurrent dans cette littérature à tel point que cela entrave les discussions de fond sur la compréhension des mécanismes sous-jacents au comportement d’aide et de coopération. Selon l’objet de la recherche, il n’est pas toujours judicieux de porter une attention excessive à la question de savoir si tel ou tel comportement humain est altruiste ; les différents schèmes explicatifs présentés dans ce chapitre rendent davantage compte de la socialité humaine en général. Avec un minimum de recul, il est possible d’éviter beaucoup de débats stériles relatifs à la question de savoir si une théorie ou une autre, un article ou un autre est capable de rendre compte ou non de l’altruisme humain. Une deuxième difficulté vient de ce que la plupart des chercheurs en économie expérimentale (notamment Ernst Fehr, Simon Gächter, Urs Fischbacher) et sciences sociales évolutionnistes (notamment Samuel Bowles, Robert Boyd, Herbert Gintis, Joseph Henrich) se positionnent en grands défenseurs de la théorie de sélection culturelle de groupe conçue comme concurrente des approches biologiques telles que la sélection de parentèle (William Hamilton) ou de la réciprocité directe (Robert Trivers). Ce chapitre montre bien à quel point une telle posture est peu appropriée et entrave les échanges interdisciplinaires. De plus, ces mêmes auteurs n’ont cesse de répéter que l’altruisme humain est de nature différente par rapport à l’altruisme du reste du monde animal. Il n’y a pourtant aucune raison de penser que les mécanismes évolutifs généraux applicables aux autres espèces animales (notamment la sélection de parentèle ou le signal coûteux) ne le sont pas pour les êtres humains. Certes, nos capacités culturelles et réflexives nous offrent la possibilité d’exploiter de nouvelles dimensions inaccessibles aux autres animaux ; les formes élaborées de punition altruiste et de normes sociales en sont témoin. Mais il est erroné d’y voir là des phénomènes qui invalident les schèmes explicatifs des biologistes ; seul un manque de connaissance en biologie peut mener à une telle croyance. Cela nous mène à la troisième difficulté. S’il y a une différence entre les explications de la socialité animale et humaine, elle relève plutôt du degré de complexité du comportement humain par rapport au comportement animal. Ce dernier est déjà influencé par un bon nombre de facteurs épigénétiques qui compliquent les explications évolutionnaires. Cette difficulté est décuplée lorsque l’aspect culturel entre en jeu. Le potentiel explicatif des mécanismes évolutionnaires s’émousse en fonction du nombre des autres facteurs causaux impliqués. Cela n’invalide pas l’intérêt de l’éclairage évolutionnaire, mais on ne pourra jamais lui accorder la même autorité que lorsqu’il porte sur les habitudes comportementales d’espèces plus simples de notre monde biologique. Il n’est qu’un ingrédient parmi d’autres pour rendre compte de notre comportement. Une analyse plus globale nécessite de faire appel à d’autres sciences, en particulier la psychologie expérimentale, habituée à gérer la complexité des facteurs culturels. De telles collaborations existent déjà et seront probablement renforcées dans le futur. Il importe de reconnaître que la science avance par petits pas. Si elle ne parvient pas aujourd’hui à proposer un paradigme explicatif absolument convaincant, de futures recherches sont à l’agenda. A chaque étape, les théories sont créditées en fonction de leur pouvoir explicatif par rapport aux autres modèles concurrents existants sur le marché scientifique. Ces quelques précautions étant prises, au terme de cet exposé des conditions d’évolution de l’altruisme humain, nous pouvons renouer avec le débat évoqué au début de ce chapitre : la critique de l’homo economicus. Il existe de solides raisons évolutionnaires de penser que des formes d’altruisme comportemental sont adaptatives (ou du moins l’ont été par le passé) ; A ne pas distribuer certaines sont avantageuses sur le long terme pour ceux qui les pratiquent, d’autres sont désavantageuses pour les agents mais bénéficient à des individus apparentés (au sens large du terme) de leur voisinage social. Grâce aux théories évolutionnistes, les économistes expérimentaux disposent ainsi d’un argument de poids contre la représentation néo-classique de l’être humain : ce dernier possède des tendances évolutionnairement stables à agir contre son intérêt personnel.130 Au chapitre suivant, nous verrons que les économistes expérimentaux n’ont pas encore exploité toutes les potentialités de l’altruisme pour leur argumentaire anti-homo economicus : une preuve de l’existence de l’altruisme psychologique peut leur fournir un argument encore plus direct contre une vision « égoïste » de l’être humain. 130 Face à la critique, deux attitudes sont possibles : soit rejeter et remplacer le modèle de l’homo economicus, soit le réviser (en assouplissant l’une ou l’autre des hypothèses sous-jacentes ou en retravaillant le contenu de la fonction d’utilité). Pour choisir entre ces options, il importe de définir la profondeur de l’écart entre la réalité observée et les prédictions sur le comportement humain imposées par l’idéal postulé. Si cet écart n’est pas assez significatif pour fausser les prédictions, alors une forme de néo-classicisme peut être maintenue. L’objectif de cet ouvrage n’est pas de prendre position par rapport à cette question. Il existe une vaste littérature sur le sujet. Le lecteur intéressé peut se référer à Guala (2005). 85 3 . Alt ruism e psychologique Dans les deux premiers chapitres de cet ouvrage nous avons parcouru une série d’explications relatives à l’évolution de l’altruisme comportemental et biologique. Dans les deux cas, un comportement est altruiste s’il a pour effet d’augmenter l’intérêt ou la fitness d’un ou plusieurs autres individus aux dépens de l’intérêt ou de la fitness de l’agent. Ces approches sont extrêmement intéressantes en elles-mêmes mais il convient de remarquer qu’elles nous fournissent peu d’indications sur l’altruisme tel qu’il est conçu par le sens commun tout comme en philosophie et en psychologie. En effet, les gens considèrent généralement qu’un acte est altruiste s’il résulte d’une motivation dirigée vers le bien d’un ou plusieurs autres individus. Or la notion de motivation, constitutive de ce que nous appellerons l’« altruisme psychologique », est complètement étrangère aux définitions de l’altruisme comportemental et biologique. La version de l’altruisme qui va nous occuper dans ce chapitre trouve racine dans une controverse qui faisait rage aux 17 et 18èmes siècles entre différents moralistes britanniques (notamment Hobbes 2000/1651 ; Mandeville 1990/1714 ; Butler 1991/1726). La question était alors de savoir si l’être humain est exclusivement centré sur lui-même et motivé par des considérations relatives à son propre bien-être ou s’il est capable d’être touché par les besoins d’autrui et agir sous l’impulsion de motifs bienveillants. Une prise de position sur cette question était considérée comme essentielle pour développer, sur des bases réalistes, un système politique adapté à la nature humaine. Le terme « altruisme » lui-même n’a commencé à être utilisé que plus tard avec Auguste Comte (1851-1854) pour désigner la motivation propre à l’action bienveillante (par opposition aux motifs « égoïstes » centrés sur l’agent lui-même). Ce chapitre n’a pas pour objet de retracer les détails historiques du débat mais plutôt ses développements contemporains ; il s’agira également d’éclaircir les rapports qui peuvent être établis avec les discussions et avancements théoriques exposés dans les deux premiers chapitres. Nous commencerons avec une définition de l’altruisme psychologique et une mise en évidence des divergences et points communs avec les deux autres formes d’altruisme (sections 3.1.1 et 3.1.2). Une fois ces distinctions établies, nous pourrons aborder la fameuse controverse entre les défenseurs de la thèse de l’existence de l’altruisme psychologique et leurs opposants, partisans de la thèse de l’égoïsme psychologique (section 3.1.3). Cette controverse pose la question de savoir si l’on peut réellement parler d’altruisme psychologique ou si ce qui passe pour tel n’est qu’une forme d’égoïsme déguisé. Les principaux acteurs contemporains de ce débat sont les philosophes, les psychologues et les économistes ; les sections 3.2 à 3.5 retracent leurs différentes contributions. Nous verrons ensuite (section 3.6) que le débat classique mène à une impasse : aucun argument ne semble suffisamment solide pour permettre de se décider pour un camp plutôt que pour un autre. Une manière d’éviter cette difficulté en redéfinissant les termes de la controverse sera alors proposée. Cette nouvelle perspective permettra à la fois de faire pencher la balance en faveur des défenseurs de l’existence de l’altruisme psychologique, d’ouvrir le champ des hypothèses sur les origines évolutionnaires de ce type d’actions et de préciser les liens entre les différentes formes d’altruisme (section 3.7). Le cadre général dans lequel est placée l’analyse de l’altruisme psychologique correspond à celui des philosophes mais l’objectif majeur du chapitre est de montrer qu’en combinant les avancées menées dans toutes sortes de sciences, il est possible de se faire une idée des « dessous psychologiques » de l’altruisme, de ce qui se passe dans notre cerveau juste avant la concrétisation de nos mouvements d’aide à autrui. 3.1. Définition et psychologique controverse autour 3.1.1. Définition de l’altruisme psychologique de l’altruisme A ne pas distribuer Commençons avec une définition assez classique de l’altruisme psychologique.131 Une action est dite altruiste si elle est le résultat d’une motivation dirigée vers les intérêts et le bien-être d’autrui (et non vers les propres intérêts et bien-être de l’agent). En d’autres termes, pour qu’une action altruiste psychologique puisse être réalisée, une conjonction de trois phénomènes est requise : il faut être conscient des intérêts et des conditions du bien-être d’autrui ; il faut être motivé à produire une action qui les réalise ; et enfin, il faut qu’aucune considération relative à nos propres intérêts et bien-être ne parvienne à contrebalancer cet élan en faveur d’autrui. Quelques précisions s’imposent par rapport à cette définition. Tout d’abord, pour être rigoureux, il faudrait ajouter à cette définition une clause stipulant qu’une action altruiste doit être coûteuse pour l’agent. Saluer son voisin tous les matins parce qu’on l’apprécie et sait qu’il aime être salué peut difficilement compter comme action altruiste. Pour ce qui est des termes de la définition proposée, la notion de bien-être peut être comprise de manière assez large pour inclure l’absence de souffrance physique, de sentiments négatifs (anxiété, stress, etc.) et la présence de plaisir physique et de sentiments positifs. Quant aux intérêts d’autrui, il ne faut pas les confondre avec ce que cet autrui considère comme étant ses propres intérêts ; la définition prend en compte ce que l’agent altruiste estime être les intérêts de l’individu qu’il aide. Enfin la motivation réfère à une force qui pousse à l’action ; cette motivation est évidemment présente dans les désirs ou les intentions des agents mais nous verrons qu’elle est également liée à des émotions dirigées vers autrui comme l’amour, la compassion, la sympathie ou la pitié. D’autre part, agir de manière altruiste signifie que l’on ne prend pas en considération nos propres intérêts et notre propre bien-être ou au moins que l’on y accorde une importance moindre par rapport aux intérêts et bien-être d’autrui. Par contre, cette mise à l’écart de notre bien-être et intérêts propres ne doit pas forcément se faire de manière consciente. Une mère qui se jette spontanément dans une rivière pour sauver son enfant qui y est tombé par mégarde semble agir de manière altruiste psychologique même si avant d’agir, elle n’a pas mis consciemment de côté ses propres intérêts.132 Il est même probable que cette mère ait agit de manière tellement intuitive et spontanée que l’on ne puisse même pas parler d’intention de sa part de sauver son enfant.133 C’est pour cette raison qu’au contraire de certains auteurs (Sesardic 1995, p. 129 ; Kitcher 1987/1985, p. 397), il semble plus prudent de ne pas définir l’altruisme psychologique en termes d’intentions. Il est important de préciser ici que par définition, la motivation altruiste ne peut pas être de nature instrumentale. Il est possible d’être motivé à agir en faveur d’autrui en pensant qu’il s’agit d’un bon moyen pour réaliser en fin de compte notre bien-être personnel, mais dans ce cas, on ne peut pas parler de motivation altruiste. Cela dit, une action altruiste n’est pas forcément un sacrifice de soi. Il peut arriver qu’au moment du choix de l’action, nous ne soyons pas conscients du fait qu’elle produira un bénéfice autant favorable à nous-mêmes qu’à autrui. Il 131 Cette définition est largement inspirée de l’analyse du psychologue Daniel Batson, 1991, pp. 6-7. Notons que tous les philosophes ne seraient probablement pas disposés à utiliser le qualificatif d’altruisme psychologique pour des actions en faveur d’un ami ou d’un parent. Pour ce genre de cas, Charlie Broad (1971/1953) par exemple parle d’altruisme autoréférentiel (self-referential altruism), préférant réserver l’altruisme authentique aux actions motivées pas des préoccupations universalistes pour autrui. Ce genre de distinctions semble cependant compliquer inutilement le débat. De plus, si l’on veut proposer une explication évolutionnaire de l’altruisme psychologique (comme ce sera le cas plus loin dans ce chapitre), il vaut mieux éviter d’en donner une définition trop restrictive. La définition doit être compatible avec une approche en termes de constantes psychologiques qui puissent faire objet de sélection. Comme nous le verrons, l’altruisme psychologique conçu simplement en termes de motivation dirigée vers le bien d’autrui fait bien l’affaire car il permet de focaliser l’attention sur des émotions comme la compassion ou la sympathie. 133 Cela mène à la discussion de la possibilité d’actions qui découlent directement de réactions émotionnelles ; ce que l’on appelle en anglais les actions out of emotions (Döring 2003). 132 87 peut aussi arriver que l’on évalue incorrectement une situation si bien que notre action, quoique découlant d’une motivation altruiste, s’avère en fin de compte avantageuse pour nous et désavantageuse pour autrui. Imaginons par exemple que Roger, en traversant le désert avec une réserve d’eau qu’il craint insuffisante pour ses propres besoins, offre généreusement une bouteille d’eau à un homme assoiffé qu’il croise au cours de son périple, sans savoir que le liquide est mélangé à un poison mortel qui lui était destiné… Au vu de la définition présentée, on comprend que la production d’actions altruistes psychologiques exige certaines capacités cognitives. Il faut en tout cas avoir conscience d’autrui en tant qu’être différent de nous-mêmes et qui peut avoir des intérêts et des états psychologiques propres, des buts similaires à nos propres buts ; en d’autres termes, la conscience de soi et la capacité de la théorie de l’esprit sont requises. La conscience de soi134 réfère à la possibilité qu’a un individu de se constituer une représentation de ses caractéristiques plus ou moins permanentes et de porter son attention sur sa propre personne, c’est-à-dire de se prendre luimême comme objet de pensée (à ce propos, voir Clément 2007, p. 178). Des expériences ont montré que les enfants à partir de 18 mois (Lewis & Brooks-Gunn 1981) ainsi que certains animaux dont les orangs-outans ou les chimpanzés (Gallup 1977) sont capables de s’identifier et se reconnaître ;135 ces derniers possèdent donc une forme minimale de conscience de soi. Quant à la théorie de l’esprit, c’est une intentionalité de deuxième ordre, une capacité de raisonner au sujet des états mentaux d’autres individus (Perner & Wimmer 1985).136 Les êtres humains sont généralement capables de ce genre d’états mentaux à partir de l’âge de quatre ans et les maîtrisent pleinement dès l’âge de six ans (ce n’est en revanche pas le cas des autistes). Les spécialistes divergent sur la question de savoir si d’autres espèces animales possèdent la théorie de l’esprit. C’est peut-être le cas de certains grands singes tel que les chimpanzés ;137 mais même à supposer que ce soit le cas, leur faculté à lire dans l’esprit d’autrui est nettement plus limitée que chez les êtres humains dès l’âge de six ans.138 Ainsi, seuls les êtres humains et peutêtre, dans une moindre mesure, certains animaux comme les grands singes peuvent produire des actions altruistes psychologiques. 3.1.2. Comparaison des différentes formes d’altruisme Au vu de la définition proposée à la section précédente, il apparaît clairement que l’altruisme psychologique et l’altruisme biologique ou comportemental sont des notions logiquement 134 La conscience de soi doit être distinguée de la conscience phénoménale (état conscient qualitatif) et de la conscience accès (qui réfère au contenu informationnel de nos états mentaux conscients). A ce propos, voir Ned Block 1995. 135 Pour tester cette faculté, on fait souvent passer aux sujets le test du miroir qui consiste à appliquer à leur insu une marque rouge sur leur front, puis les placer devant un miroir ; si les sujets réagissent à la vue de la tache sur leur front, alors on peut admettre qu’ils possèdent cette forme de conscience de soi. 136 Il existe des explications concurrentes de l’évolution de la théorie de l’esprit. Michael Tomasello et collègues (2005) pensent que cette faculté a évolué dans le cadre de sociétés coopératives où les individus entreprennent des projets communs. De même, au niveau de l’ontogenèse, la théorie de l’esprit se développe lorsque les enfants commencent à entrer dans des dynamiques de coopération (H. Moll & Tomassello 2007). Contrairement à l’idée de la théorie de l’esprit comme adaptation pour la vie sociale coopérative, Joseph Henrich et Richard McElreath (2003) soutiennent qu’elle a évolué parce qu’elle apportait un avantage sélectif direct aux individus capables de faire des prédictions sur le comportement d’autrui. Prédire le comportement d’autrui permet d’acquérir et d’utiliser des informations pratiques dans le domaine de l’interaction sociale et d’ajuster son comportement de manière à favoriser ses intérêts propres. Il est possible que la théorie de l’esprit ait évolué pour les deux raisons à la fois. 137 Contre des auteurs comme Daniel Povinelli et collègues (1992), Henrike Moll et Michael Tomasello (2007) contestent l’idée que les grands singes soient réellement capables de changer de rôle et prendre la perspective d’autrui (voir aussi Tomasello et al. 2003). 138 Pour une revue de cette abondante littérature, voir Dunbar (2000) ; Proust (2003) ; Call & Tomasello (2008). A ne pas distribuer indépendantes.139 Par exemple, tout comportement altruiste biologique n’est pas forcément altruiste psychologique et inversement ; les abeilles au comportement « kamikaze » sont clairement altruistes biologiques sans pour autant être motivées par la prise en considération du bien-être de leurs consœurs. Leur comportement est essentiellement du à un câblage génétique et ne nécessite aucun type particulier de motivation. Inversement, l’action altruiste psychologique de Roger qui offre généreusement sa bouteille à une personne assoiffée sans savoir qu’elle contient un poison mortel aura des effets désastreux sur la fitness de la personne assoiffée. Il s’agit d’un cas particulier d’altruisme psychologique sans contrepartie dans l’altruisme biologique. L’exemple de Roger met également en évidence une limite importante de la comparaison entre l’altruisme psychologique et biologique. Un théoricien évolutionniste s’intéresse aux objets de sélection. Son attention se porte sur les raisons de l’apparition de ces objets au cours de l’évolution, sur leurs effets à long terme et sur les conditions de leur sélection ou stabilisation évolutionnaire. Ainsi tout objet de sélection se doit d’être réplicable et représenté de manière multiple dans une population. Un type de comportement régulièrement pratiqué ou une tendance psychologique peut par exemple faire office d’objet de sélection. Par contre ce n’est certainement pas le cas des actions particulières. La notion d’altruisme psychologique s’insère aisément dans un cadre de pensée philosophique où l’on travaille souvent sur des exemples théoriques particuliers ; les expériences de pensée irréalistes sont d’ailleurs très prisées des philosophes. On cherche par exemple à déterminer si l’action de Roger est le résultat d’une motivation altruiste ou non. Les difficultés surgissent lorsque des questions relatives à l’altruisme biologique sont abordées au sein de réflexions de ce type. Considérons un exemple. Imaginons que Max déteste Julie et désire sa mort. Disons que Julie apprécie les promenades dans la nature et emprunte régulièrement le même itinéraire. Sachant cela, Max élabore le projet suivant : il va se cacher aux abords d’un petit pont qui surplombe une rivière au courant rapide et tumultueux, attendre que Julie s’y engage et surgir soudainement en face d’elle pour la précipiter dans le vide. Ce que ni Julie ni Max ne savent, c’est que le pont est vermoulu et menace de s’écrouler sous le poids d’une charge humaine. Au cours de sa promenade, Julie s’engage sur le pont. Ce dernier commence à céder sans qu’elle s’en rende compte. Au même moment, Max surgit de sa cachette et s’élance, depuis l’autre côté du pont, à l’encontre de Julie. Surprise, Julie fait un bond en arrière et se retrouve sur la terre ferme. Le pont s’écroule sous le poids de Max, le précipitant dans les flots. Si Max ne s’était pas élancé sur le pont en effrayant Julie, c’est elle qui se serait retrouvée au fond de la rivière. Une analyse de cette action particulière, fait apparaître clairement que Max n’est pas altruiste du point de vue de la motivation. Or à l’opposé, la définition de l’altruisme biologique incite à considérer son action comme altruiste, ce qui paraît choquant. Evidement, présentée de cette manière, la notion d’altruisme biologique ne peut être que discréditée ; mais cela tient uniquement au fait qu’elle est décontextualisée lorsqu’elle est appliquée à des actions particulières. Il est essentiel de garder à l’esprit que l’altruisme biologique est uniquement pertinent dans un contexte évolutionnaire, où l’on s’intéresse à des types de comportements régulièrement pratiqués dans une population. Quant au rapport entre l’altruisme psychologique et l’altruisme comportemental, des considérations similaires s’appliquent. L’altruisme comportemental réfère non à une action particulière, mais à un type de comportement (ou une stratégie comportementale) qui se différencie par la nature de ses effets. On peut se demander pourquoi les chercheurs de sciences aussi diverses font usage de la même notion. La raison tient à ce que le terme « altruisme » se construit sur une tension entre les intérêts d’autrui et les intérêts personnels et cette tension se solde généralement par un avantage pour les intérêts d’autrui au profit des intérêts personnels. Dit autrement, les trois 139 La distinction logique entre l’altruisme psychologique et biologique a été très clairement mise en évidence par D. Wilson et Sober (2003/1998 ; 2002/2000, p. 186). Ces auteurs mettent en garde contre l’amalgame fréquent entre ces deux notions. 89 notions réfèrent au fait de promouvoir les intérêts d’autrui au détriment de ses propres intérêts. La différence principale réside en ce que certains chercheurs portent leur attention sur les motivations à l’action alors que d’autres considèrent les effets de certains types d’actions. Le choix de ces derniers relève du fait qu’ils travaillent généralement dans le domaine des sciences empiriques où l’on constate des faits et où l’on s’efforce de les expliquer. En un sens, on peut dire que les différentes sciences s’intéressent à diverses facettes d’un même phénomène général. Nous verrons d’ailleurs à la section 3.7.3 que l’altruisme psychologique peut être une cause proximale de l’altruisme biologique ou comportemental. Le fait que ces trois définitions de l’altruisme partagent certains points communs tout en étant différentes, mène souvent à des confusions, à la fois chez les lecteurs et chez certains chercheurs eux-mêmes. Les économistes expérimentaux et les anthropologues évolutionnistes sont probablement les plus grands générateurs d’imbroglio conceptuel. Par exemple, dans leur très influent article de 2003, Ernst Fehr et Urs Fischbacher commencent par préciser qu’ils utilisent le terme « altruisme » dans le sens comportemental d’actions coûteuses qui confèrent des avantages économiques à autrui (par opposition au sens psychologique). Puis à la même page, ils évoquent soudain les « motifs altruistes » qui induisent des comportements coopératifs et punitifs altruistes. Dans ce type de littérature, il arrive régulièrement que les deux sens du terme soient intégrés dans la même phrase sans plus d’explication ou que le lecteur ait de la peine à déterminer quel sens les auteurs ont à l’esprit. Par exemple, dans un contexte où il est clairement question d’altruisme comportemental, on pourra lire que « les coopérateurs altruistes veulent coopérer (…) même si la défection leur serait plus avantageuse. » (Fehr & Rockenbach 2003, p. 137) ; ou alors, on lira que « les gens sont généralement ni égoïstes, ni altruistes. Ce sont des coopérateurs conditionnels (qui se comportent de manière altruiste aussi longtemps que les autres font de même) et des punisseurs altruistes (qui sanctionnent ceux qui se comportement de manière injuste relativement aux normes de coopération en vigueur) » (Gintis et al. 2005, p. 8). Ces écrits ne sont pas forcément contradictoires (même si cela arrive assez fréquemment) mais ils intègrent, sans les distinguer suffisamment, différents niveaux de discussion. Pour cette raison, ils doivent être lus et interprétés avec une extrême précaution afin de ne pas se tromper sur la portée réelle des arguments et explications présentés (à ce propos, voir Clavien & Klein, à paraître). Cette tendance des économistes expérimentaux à passer sans transition d’un niveau de discussion à l’autre vient du fait que dans le cadre leur croisade contre le modèle de l’homo economicus, ils ne sont pas exclusivement intéressés aux conséquences des actions d’aide ou de sacrifice de soi (lesquelles relèvent de la problématique de l’altruisme comportemental) ; pour des raisons qui deviendront claires à la section 3.4 on trouve également dans cette littérature, un engouement pour la question de savoir ce qui motive les gens à agir de manière apparemment désintéressée. Une fois le travail d’éclaircissement conceptuel entre les différentes formes d’altruisme effectué, il devient intéressant d’explorer les liens qui peuvent être établis entre elles. A première vue, les divergences de définition et de contexte théorique laissaient penser que les éléments développés dans les deux premiers chapitres ne sont ni intéressants ni pertinents pour aborder les questions relatives à l’altruisme psychologique. Nous verrons qu’au contraire, des ponts intéressants peuvent être construits. A défaut de rapport logique, on pourra parler d’un lien de type fréquentiel : beaucoup d’actions causées par des motifs dirigés vers le bien d’autrui ont pour effet d’augmenter le bien-être d’autrui. Ce lien fréquentiel semble d’ailleurs découler d’une coévolution des comportements altruistes biologiques ou comportementaux et d’une propension à avoir des motivations altruistes. Nous verrons à la section 3.7.3 qu’à y regarder de plus près, il semblerait que l’altruisme biologique soit une condition nécessaire à l’évolution de l’altruisme psychologique. C’est du moins dans cette direction que se dirigent les travaux des chercheurs sensibles aux explications évolutionnaires. D’autre part, dans la mesure où un tel schème explicatif est pris au sérieux, nos verrons qu’il peut servir à la fois la cause des défenseurs de l’existence de l’altruisme psychologique et celle des économistes expérimentaux A ne pas distribuer opposés au modèle de l’homo economicus. Pour comprendre cela, il est temps de plonger dans la fameuse controverse autour de l’altruisme psychologique. 3.1.3. Controverse entre altruisme et égoïsme psychologiques Nous avons vu que si une action est le résultat d’une motivation dirigée vers les intérêts et le bien-être d’autrui (et non vers les intérêts et bien-être de l’agent lui-même), elle peut être considérée comme altruiste psychologique. Un certain nombre de penseurs défendent le point de vue que les êtres humains sont incapables de réaliser de telles actions car ils peuvent uniquement être motivés par des considérations relatives à leurs propres bien-être et intérêts (ces derniers peuvent prendre toutes sortes de formes : pouvoir, gain, bonne réputation, etc.). Qualifions ces penseurs de partisans de l’égoïsme psychologique. Parmi eux, on trouve des philosophes (Hobbes 2000/1651 ; Mandeville 1990/1714) et des psychologues (Cialdini et al. 1987 ; Cabanac et al. 2002) ou des économistes (Andreoni 1990). La variante la plus répandue de la thèse de l’égoïsme psychologique est celle de l’hédonisme psychologique, selon laquelle toutes nos actions sont motivées par des considérations relatives à nos propres plaisirs et peines (où l’on recherche le plaisir et fuit les expériences désagréables). D’autres penseurs défendent la thèse inverse : « aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux » (Adam Smith 2003/1759, p. 23). Parmi ces partisans de l’altruisme psychologique, on compte notamment des philosophes (Butler 1991/1726 ; Hutcheson 1991/1726 ; Smith 2003/1759, p. 47; Nagel 1970), des psychologues (Batson 1991 ; Stocks et al. 2009) et des biologistes ou philosophes des sciences (E. Wilson 1979/1978140 ; Sober & D. Wilson 2003/1998 ; 2002/2000). La controverse porte sur la possibilité de l’existence d’actions altruistes psychologiques. Traditionnellement, le débat se centre sur la nature des motifs ultimes.141 La notion de motif peut être comprise comme une catégorie assez large incluant différents éléments tels que les désirs, les intentions ou les jugements (généralement les auteurs utilisent des exemples mettant en œuvre des désirs). Les motifs sont de deux sortes : i. les motifs dits « ultimes » tirent leur nom du fait qu’ils se situent au point de départ de la chaîne causale qui débouche sur une action ; un motif ultime est aussi l’impulsion qui persiste jusqu’à l’occurrence de l’action. ii. quant aux motifs dits « instrumentaux », ils ont pour fonction d’aider à réaliser les objectifs fournis par les motifs ultimes. Voici un exemple de chaîne causale impliquant les deux formes de motifs : Sabine est mue par la recherche constante d’expériences plaisantes (motif ultime)  Sabine pense que si elle fait x, elle ressentira du plaisir (raisonnement pratique instrumental)  Sabine désire faire x (motif instrumental dans le but d’atteindre le plaisir)  Sabine fait x. Si un motif ultime est exclusivement dirigé vers les besoins ou le bien-être d’autres individus, on peut lui attribuer le label de l’altruisme. Si en revanche, le motif ultime porte sur quelque bénéfice personnel (comme dans l’exemple de Sabine), il est considéré comme égoïste. 140 En réalité, la position d’Edward Wilson est un peu ambivalente. Il écrit bien « L'impulsion altruiste peut être irrationnelle et dirigée unilatéralement vers autrui ; l'altruiste n'exprime aucun désir de réciprocité et nulle composante inconsciente ne vient entacher la pureté de son acte. J'ai appelé cette forme de comportement l'altruisme ‘pur’ » (1979/1978, p. 227). Mais cette prise de position très claire en faveur de la thèse de l’altruisme psychologique est précédée de formulations qui semblent indiquer le contraire : « Aucune forme d'altruisme humain n'est explicitement et totalement suicidaire. Les héros les plus grands risquent leur vie dans l'espoir de grandes récompenses, dont la moindre n'est pas l'immortalité en laquelle ils croient (…) La pitié est sélective, et en dernier ressort on en tire souvent avantage. » (1979/1978, pp. 225-226) 141 Il importe de ne pas confondre la notion de « motif ultime » avec celle de « cause ultime » (section 2.2.2) telle qu’elle est utilisée dans le cadre des théories évolutionnaires. Un motif ultime (au sens psychologique) ne peut en aucun cas être une cause ultime (au sens biologique) ; il peut en revanche compter parmi les causes proximales des actions. Nous reviendrons sur ce point à la section 3.7.3. 91 Le débat philosophique traditionnel autour de l’altruisme psychologique porte sur l’existence (ou non) de motifs ultimes de type altruiste. Précisons d’emblée que la thèse de l’égoïsme psychologique est descriptive (elle ne dit rien sur ce qui devrait être fait), qu’elle n’implique pas forcément la malveillance et qu’elle n’exclut nullement que nos actions égoïstes (au sens psychologique du terme) puissent avoir pour effet de favoriser le bien-être ou les intérêts d’autrui. Quant à la thèse de l’altruisme psychologique, elle ne nie pas la possibilité d’actions motivées par des considérations égoïstes. Elle se contente d’affirmer qu’il est possible d’être poussé à l’action par des motivations altruistes ou que s’il y a conflit entre des motivations égoïstes et altruistes, il arrive que les secondes l’emportent et soient la cause ultime de l’action. La thèse de l’altruisme psychologique défend donc l’existence d’un pluralisme motivationnel (à ce propos, voir Sober & D. Wilson 2003/1998, chap. 7). Elle est même compatible avec l’idée que l’égoïsme est largement répandu dans ce monde. Les quatre sections suivantes retracent divers arguments provenant du camp des partisans de l’égoïsme psychologique ainsi que de leurs opposants. La première de ces sections est dédiée aux arguments philosophiques ; les deux suivantes présentent des stratégies argumentatives utilisées respectivement au sein de la psychologie et de l’économie ; la quatrième évoque les nouvelles études faisant usage de la technologie de l’imagerie cérébrale. Nous verrons ensuite (section 3.6) que ces tentatives débouchent sur une impasse. Cette dernière ne peut être évitée qu’à condition de recadrer le débat de manière constructive en portant l’attention sur les motivations plutôt que sur les motifs des agents. Ce nouveau regard sur la controverse ouvre la porte à des arguments décisifs en faveur de l’existence de motivations altruistes. A nouveau, les explications évolutionnaires seront à l’honneur ; elles permettront de soutenir la cause des partisans de l’altruisme psychologique. 3.2. Débats au sein de la philosophie Dans le cadre de la controverse entre l’égoïsme et l’altruisme psychologique la stratégie utilisée par les partisans de la thèse égoïste est habituellement extrêmement simple : elle consiste à trouver une explication en termes de motivation dirigée vers soi-même pour chaque situation ou type de situation apparemment altruiste. Quant aux défenseurs de la thèse altruiste, leur argumentaire est généralement plus varié ; passons en revue certains de leurs arguments les plus emblématiques. Une première objection contre la thèse de l’égoïsme psychologique consiste à l’accuser de présenter une image peu reluisante de la manière dont les êtres humains réfléchissent et orientent leurs actions (Joyce 2006, p. 48 ; Jamieson 2002, p. 707). Par exemple, selon la version hédoniste de cette thèse, l’ensemble de nos choix relève d’une seule dimension de notre pensée : les considérations sur notre propre plaisir. Cette approche semble donc relever d’une vision bien cynique et réductrice du comportement humain. Cet argument est toutefois assez faible puisqu’un partisan de l’égoïsme psychologique pourrait simplement rétorquer que la réalité ne correspond pas toujours à l’image que l’on s’en fait. Un second argument repose sur des craintes morales. Même si la thèse de l’égoïsme psychologique ne se veut pas normative et ne prend pas position sur des questions morales, elle peut avoir des implications dérangeantes lorsqu’elle est maintenue parallèlement à une autre thèse très répandue dans la littérature : beaucoup de penseurs sont convaincus qu’une action ne peut être moralement bonne qu’à la condition d’être causée par des motifs dirigés vers les besoins et le bien d’autrui. Si tel est le cas, alors un tenant de l’égoïsme psychologique ne pourrait éviter le constat qu’il n’existe pas d’action véritablement morale. Voilà une bonne raison de ne pas apprécier la posture égoïste. Il convient toutefois d’admettre les faiblesses d’une telle objection. Premièrement, l’idée même de définir l’action morale en termes de motifs dirigés vers autrui pourrait être remise en cause. Deuxièmement, même en acceptant cette définition de l’action morale, il est possible que la moralité ne soit qu’une affaire d’illusion. A ne pas distribuer Pour rejeter de manière convaincante la thèse de l’égoïsme psychologique, il serait souhaitable de disposer d’arguments supplémentaires. Une particularité de cette thèse est son caractère de monisme motivationnel : seul un type de motif peut mener les êtres humains à l’action. Cet aspect très exigeant de la théorie a incité bon nombre de ses contradicteurs à y chercher une brèche au moyen de contrexemples. En effet, un seul exemple d’action ou de type d’action ininterprétable en termes égoïstes permettrait de rejeter la thèse maudite. Allant dans ce sens, voici une expérience de pensée imaginée par Francis Hutcheson : « Supposons (…) que la Divinité déclare à un honnête homme qu’il va soudain l’anéantir mais, qu’à l’instant de sa mort, le choix lui soit laissé de rendre à l’avenir ses amis, ses enfants ou son pays heureux ou malheureux, alors qu’il ne pourra ressentir lui-même ni plaisir ni peine de leur état » (1991/1726, traité II, section II, p. 152). Selon Hutcheson, dans de telles circonstances, la plupart d’entre nous choisirait la première option et seule l’existence de motifs altruistes permet d’expliquer un tel choix. L’élément clé de l’argument est le recours à l’introspection ; nous ne pouvons pas imaginer d’autres motifs qu’altruistes pour expliquer le choix de cet homme, ou le choix similaire que nous ferions si nous étions à sa place. L’expérience de pensée de Hutcheson a pour objectif de produire un exemple particulier d’action causée par un motif altruiste. Il existe d’autres arguments plus généraux exploitant la même veine. L’argument de l’approbation morale, également dû à Hutcheson (1991/1726, traité II, section II) en est un. Il peut être formalisé de la manière suivante. Notre auteur part de la prémisse que d’ordinaire, nous n’approuvons pas moralement les actions qui ont de bons effets alors qu’elles sont causées par des désirs égoïstes. Or, il est indéniable que nous approuvons moralement certaines actions. Hutcheson en conclut qu’il doit exister des actions qui ne sont pas causées par des désirs égoïstes (précisément celles que nous approuvons) ; donc la thèse égoïste est fausse. Terminons notre liste d’objections par un très fameux argument de Joseph Butler (1991/1726, § 415). Selon lui, une condition préalable pour éprouver du plaisir est d’avoir un désir orienté vers un objet extérieur. Par exemple, nous pouvons prendre du plaisir à manger une pomme uniquement si nous avons au préalable formé le désir de manger une pomme et sommes parvenus à croquer la pomme. En d’autres termes, un désir pour un objet extérieur doit être antérieur à la sensation de plaisir laquelle découle de l’obtention de l’objet. Le plaisir n’étant pas dépendant d’un désir hédoniste, la thèse égoïste est fausse. Cet argument a fait école et on en retrouve diverses variantes dans les écrits de philosophes contemporains (Broad 1930 ; Feinberg 1984 ; Nagel 1970). Il serait déraisonnable de chercher à passer en revue toutes les objections qui ont été dirigées contre la thèse de l’égoïsme psychologie. La liste présentée ici, et en particulier les trois derniers arguments suffiront pour prendre conscience de la puissance d’une arme rhétorique dont disposent les partisans de l’égoïsme psychologique : l’argument de l’inconscient. Ce dernier repose sur l’idée que l’introspection ne nous donne pas forcément accès à nos motifs les plus profonds. Or ces derniers peuvent fort bien être de nature égoïste. Ainsi, face à l’expérience de pensée de Hutcheson, on pourrait suggérer que les gens qui choisissent l’option de rendre le monde heureux sont en réalité motivés par l’espoir irrationnel d’être récompensés dans l’audelà ; dans ce cas, l’introspection nous tromperait sur nos réels motifs et la thèse égoïste demeure plausible. De même pour l’argument de l’approbation morale, on pourrait suggérer que les gens se trompent sur les motifs profonds de leurs actions morales. Quant à l’argument de Butler, un hédoniste psychologique peut s’accommoder de la condition selon laquelle, pour obtenir du plaisir, il est nécessaire d’avoir eu au préalable un désir pour l’objet qui cause du plaisir. L’important est de savoir ce qui cause le désir pour l’objet et l’hédoniste pourrait affirmer qu’un désir pour un objet extérieur (par exemple une pomme) peut être suscité par le désir d’éprouver du plaisir additionné de la conviction qu’il est plaisant de manger une pomme. En d’autres termes l’hédoniste peut accepter l’existence de désirs pour des objets extérieurs tout en affirmant que tous ces désirs sont eux-mêmes causés par un désir égoïste : celui d’avoir du plaisir par le biais de l’obtention de l’objet. Nous aurions ainsi une chaîne causale du type 93 (a) Désir pour le plaisir (motif ultime)  Raisonnement pratique instrumental (si je mange une pomme j’aurai du plaisir)) (b) Désir pour un objet extérieur (la pomme)  Obtention de l’objet extérieur (je mange la pomme)  Plaisir où (b) ne peut pas être produit sans (a).142 D’autre part, pour se munir contre une série d’objections relatives à la plausibilité de sa position, le partisan de l’égoïsme psychologique peut recourir à l’idée que le motif ultime et le raisonnement pratique ne doivent pas forcément être conscients. Cela lui permet de former deux types de scénarios causaux : le sujet peut se trouver dans un état d’inconfort (par exemple avoir faim ou être mal à l’aise à la vue de la souffrance d’autrui) qui lui fait concevoir un désir conscient ou inconscient de se débarrasser de cet état, c’est-à-dire un désir de type (a) ; ou alors le sujet peut anticiper qu’en agissant d’une certaine manière (par exemple manger une pomme juteuse ou faire une bonne action), il obtiendra un sentiment agréable, et c’est le désir (a) conscient ou non d’éprouver le sentiment agréable qui le poussera à forger un désir de type (b) qui consiste par exemple à vouloir manger une pomme ou aider son voisin. L’argument de l’inconscient est extrêmement puissant et permet de répondre aux tentatives philosophiques les plus convaincantes de rejeter la thèse de l’égoïsme psychologique. 3.3. Débats au sein de la psychologie Une autre façon d’aborder le débat autour de l’altruisme psychologique consiste à recourir à des données expérimentales pour faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Un certain nombre de psychologues se sont lancés dans cette entreprise. Nancy Eisenberg et Richard Fabes (1998) par exemple ont récolté une quantité impressionnante de données montrant que certaines émotions telles que la compassion ou la sympathie ont pour effet de contraindre dans une certaine mesure les choix purement avantageux pour soi-même et de promouvoir les comportements pro-sociaux. Il apparaît notamment qu’au fur et à mesure que les enfants grandissent, les motivations de leurs actions pro-sociales sont moins liées aux récompenses et dépendent davantage de la prise en compte des intérêts d’autrui (Eisenberg 1986, p. 92). Au vu de ces résultats, il semblerait que certaines émotions exercent effectivement un effet bénéfique sur notre comportement pro-social (à ce propos, voir aussi Piliavin & Charng 1990 ; Eisenberg 2000). Toutefois il n’est pas certain que ces émotions d’empathie et de sympathie impliquent des motifs ultimes altruistes. Pour répondre à cette question, des expériences plus spécifiques ont été menées. Dans le but de réfuter la thèse de l’égoïsme psychologique (défendue notamment par Cialdini et al. 1987) certains psychologues ont tenté de prouver l’existence de situations où les agents agissent en faveur d’autrui alors même qu’ils n’ont absolument aucun intérêt à le faire. Par exemple, Daniel Batson et ses collègues ont mis en place toute une batterie de tests psychologiques pour montrer que l’émotion de sympathie ou de compassion143 incite directement les sujets à concevoir des motifs altruistes pour venir en aide à des personnes en difficulté. Le principe d’une de ces expériences (Batson 1991) consiste à mettre un sujet dans une salle contenant un écran de télévision qui reproduit en direct ce qui se passe dans une autre salle où 142 Pour les détails de cet argument, voir Sober 1992 ; Sober & D. Wilson 2003/1998, chap. 9. Ces auteurs pensent que ni les expériences menées par les psychologues, ni les arguments philosophiques ne permettent de rejeter la thèse de l’égoïsme psychologique. Pour défendre la position opposée, ils proposent un argument évolutionnaire (2003/1998, chap. 10) sur lequel nous reviendrons plus loin (sections 3.7.1 et 3.7.3.iv). 143 En réalité Batson utilise la notion plus générale d’« empathie » mais il la définit, non comme une simple capacité cognitive de comprendre les émotions d’autrui (ce qui est généralement le sens donné à l’empathie – voir section 3.7.3.vi), mais comme une réaction émotionnelle dirigée vers une personne qui souffre ; cette réaction émotionnelle peut prendre différentes formes comme la sympathie ou la compassion (Batson 1991, pp. 86-87). A ne pas distribuer une prétendue étudiante (en réalité une excellente actrice) reçoit des chocs électriques. On donne alors la possibilité au sujet de remplacer l’étudiante et subir les chocs à sa place. Au cours de ces tests, Batson a fait principalement varier deux paramètres : le degré de sympathie que les sujets ressentent envers l’étudiante144 et la possibilité (facilitée ou non) pour les sujets de quitter l’expérience en cours de route. L’analyse de la probabilité avec laquelle les sujets étaient prêts à remplacer l’étudiante en fonction de la variation de ces deux paramètres a montré que, plus le capital sympathie est haut, plus les sujets réagissent de manière généreuse, même lorsqu’ils peuvent facilement quitter l’expérience. Ce résultat permet de remettre sérieusement en question un certain nombre d’hypothèses égoïstes sur la motivation à l’action pro-sociale, notamment l’idée que les gens mus par la sympathie aident pour cesser de se sentir mal à l’aise face à la souffrance ou au malheur d’autrui. Toujours dans l’objectif de contrer la thèse égoïste, Batson et ses collègues se sont intéressés à d’autres facteurs causaux. L’importance de la réputation par exemple. Pour invalider l’hypothèse selon laquelle les sujets aident pour ne pas essuyer des reproches de la part d’autrui, les chercheurs ont fait varier la condition d’anonymat ainsi que le degré de sympathie envers une personne dans le besoin. Après avoir lu un mot écrit par une jeune étudiante en difficulté, les sujets (des étudiants) avaient la possibilité d’être mis en contact avec elle afin de la soutenir. Une partie d’entre eux bénéficiait de la condition d’anonymat ; on les informait que leur décision serait transmise par le biais d’une lettre scellée qui ne serait pas ouverte par le professeur qui leur faisait passer le test. Les résultats de cette expérience révèlent que le degré de sympathie est un meilleure prédicteur du comportement d’aide que la réputation vis-à-vis de l’expérimentateur (Fultz et al. 1986). D’autres hypothèses égoïstes telles que le désir de recevoir des louanges ou de se sentir bien après avoir fait une bonne action ont été mises en doute par le biais de tests portant sur la corrélation entre le choix d’aider et le désir des sujets de connaître les effets de leurs décisions ; apparemment, une variation de ce dernier facteur n’est pas corrélé de manière significative avec la propension à aider sous l’influence de la sympathie (Batson et al. 1991). Sans entrer davantage dans le détail de ces différentes recherches empiriques, nous pouvons admettre qu’elles permettent effectivement de désarçonner un bon nombre d’hypothèses égoïstes ponctuelles.145 Ce constat doit cependant être relativisé par une difficulté majeure : les psychologues expérimentaux voués à la cause de l’altruisme butent sur la difficulté de rejeter, au moyen d’une seule batterie de tests, toutes les hypothèses égoïstes envisageables pour rendre compte des résultats qu’ils obtiennent. Pour chaque résultat, un partisan de la thèse égoïste peut assez aisément inventer une nouvelle hypothèse compatible avec ses vues. L’interprétation égoïste la plus difficile à contrer, et qui peut être évoquée dans tous les cadres expérimentaux mentionnés ci-dessus, consiste à postuler que les sujets craignent de se sentir coupables dans le futur parce qu’ils n’ont pas aidé une personne envers laquelle ils ressentent de la sympathie ou de la compassion (M. Hoffman 1991 ; Hornstein 1991). Pour contrer cette hypothèse, un test ingénieux a été mis en place par Eric Stocks et collègues (2009). Les expérimentateurs ont fait croire à une partie des sujets qu’une manipulation de leur mémoire en fin d’expérience leur ferait oublier les informations qu’ils reçoivent au sujet de la personne en difficulté. Les résultats montrent qu’une telle croyance, propre à désengager les sujets de la crainte d’un sentiment de culpabilité futur, n’affecte pas de manière significative la propension à venir en aide à cette personne lorsqu’ils ressentent de la sympathie pour elle. Toutefois, les conditions hautement artificielles de cette expérience méritent d’être questionnées. De plus, il est difficile de clore une controverse aussi débattue sur la base d’un test ponctuel. 144 Il existe différentes manière de manipuler le degré de sympathie ; on peut par exemple fournir des informations sur la personne en difficulté qui correspondent (ou non) à la manière dont les sujets se sont décrits eux-mêmes en remplissant un questionnaire avant le début du test. 145 Pour une revue détaillée de ces débats, voir Sober & D. Wilson 2003/1998, pp. 260-274 ; Stich et al. à paraître. 95 En résumé, même si l’on peut montrer empiriquement de manière convaincante que des émotions telles que la sympathie induisent des comportements d’aide à autrui, il n’est pas évident de prouver que ces émotions (en particulier la sympathie ou la compassion) sont génératrices de motifs ultimes altruistes. Le partisan de l’égoïsme psychologique a toujours la possibilité de discuter la validité de l’expérience elle-même ou de contester l’interprétation des résultats obtenus (à ce propos, voir Stich et al., à paraître). Pour ébranler ses convictions, il faudrait une convergence d’un grand nombre de résultats, issus de tests empiriques variés et provenant de différentes écoles (et non uniquement celle de Daniel Batson). De tels résultats peuvent-ils être obtenus par d’autres groupes de scientifiques tels que les économistes ou à l’aide de nouvelles technologies comme l’imagerie cérébrale ? Les deux sections suivantes sont consacrées à cette question. 3.4. Débats au sein de l’économie Au chapitre 2, nous avons vu que beaucoup d’économistes s’intéressent aux comportements pro-sociaux. Plus particulièrement, certains d’entre eux tentent de définir les conditions d’évolution et les conséquences de l’altruisme comportemental au niveau de la société. Ces recherches sont souvent liées à une critique du modèle néo-classique de l’homo economicus. Il y a un autre aspect de cette littérature que nous n’avons pas encore traité : l’approche néoclassique entretient des liens étroits avec la thèse de l’égoïsme psychologique. En effet, en affirmant que les êtres humains cherchent systématiquement à optimiser leurs fonctions d’utilité, on sous-entend qu’ils ont des préférences subjectives dirigées vers leurs propres intérêts et bien-être, en d’autres termes, on admet la position égoïste sur l’aspect motivationnel de leur comportement. Les réflexions de type néo-classique se déclinent souvent sous la forme suivante, décrite par le philosophe Michael Slote : « Lorsqu’un homme sacrifie systématiquement (comme en suivant une règle générale) un bien élémentaire x en faveur d’autrui, il le fait parce qu’il obtient par là quelque autre bien élémentaire y qui se situe plus haut que x sur l’échelle de ses préférences ; il ferait de même dans des situations où aucune prise en compte des intérêts d’autres personnes, donc aucun sacrifice en faveur des intérêts d’autrui n’entre en ligne de compte » (Slote 1964, p. 533). Des phrases célèbres telles que « égratigne un altruiste et tu verras saigner un hypocrite » (Ghiselin 1974, p. 247) semblent d’ailleurs révéler une vérité profonde aux oreilles de beaucoup de gens. La frange économiste opposée à ce modèle néo-classique dispose de plusieurs armes argumentatives. Nous avons vu au chapitre 2 qu’un angle d’attaque consiste à mettre en question la plausibilité des implications comportementales de ce modèle : au regard des données évolutionnaires et de la manière dont les gens ordinaires se comportent, on constate un manque de corrélation entre la réalité et les implications du postulat de l’homo economicus. Il existe une autre ligne argumentative plus directe, en lien avec l’altruisme psychologique cette fois-ci : elle consiste à tenter de montrer que les êtres humains ne sont pas systématiquement égoïstes psychologiques. Cela revient ni plus ni moins à contrer la thèse de l’égoïsme psychologique. C’est la raison pour laquelle bon nombre d’économistes se sont également intéressés à l’aspect motivationnel de l’altruisme, c’est-à-dire « aux motifs dissimulés derrière le comportement altruiste » (Mayr, et al. 2009: 303-04). Ces chercheurs ne formulent pas forcément leur questionnement en termes de motifs ultimes à la manière des philosophes mais au fond, c’est bien ce qui les intéresse. Ernst Fehr et Urs Fischbacher par example, écrivent que « l’hypothèse égoïste présuppose que tous les gens sont exclusivement motivés par leur propre intérêt économique. (…) Toutefois, les données présentées dans cet article146 montrent que des phénomènes importants pour l’économie et les sciences sociales ne trouvent pas d’explication suffisante au moyen d’un modèle basé sur l’intérêt individuel » (2005, p. 183). 146 Les données dont parlent ces auteurs sont les résultats d’études expérimentales faisant usage de différents jeux comme celui du bien commun ou de l’ultimatum. A ne pas distribuer Souvenons-nous des différents tests empiriques menés en laboratoire où les sujets s’abstiennent d’exploiter les autres participants lorsque l’occasion leur est offerte, punissent les opportunistes et récompensent les coopérateurs (section 2.1.3). Richard Joyce (2006, p. 48) pense que des données empiriques de ce type peuvent être utilisées en faveur de la thèse de l’altruisme psychologique. Pour tester cette hypothèse, demandons-nous quels pourraient être les ressorts psychologiques sous-jacents aux tendances à aider, coopérer ou récompenser lorsque ce n’est pas nécessaire, voire même à punir l’opportunisme sans espoir de gains futurs. Au premier abord, les résultats obtenus par les économistes expérimentaux semblent indiquer que les gens ne sont pas égoïstes, en particulier lorsque la condition d’anonymat est utilisée dans les jeux. Par exemple, des études sur le jeu du dictateur ont montré que même en étant informés que ni les autres joueurs, ni les expérimentateurs peuvent connaître la nature de leur choix, une proportion significative de sujets fait des dons généreux (Charness & Gneezy 2008, Hoffman, et al. 1996). Portons notre attention sur la nature de la motivation à agir de la sorte. Une hypothèse envisageable est d’attribuer des motifs non égoïstes aux « dictateurs généreux ». (Bolton & Ockenfels 2000, Fehr & Schmidt 1999). Cette interprétation semble toutefois bien simpliste au vu d’un certain nombre de résultats empiriques. Il a pu être montré par exemple que dans des conditions expérimentales qui se rapprochent davantage de la vie de tous les jours, les dictateurs se montrent plus généreux (Charness & Gneezy 2008, Hoffman, et al. 1996). On peut donc suspecter l’interférence d’autres motifs moins nobles, tels que le désir de se forger une bonne réputation, l’aversion de la culpabilité (Charness & Dufwenberg 2006), la crainte de décevoir l’autre joueur (Dana, et al. 2006, Dufwenberg & Gneezy 2000, Koch & Normann 2008) ou l’espoir de ressentir l’agréable satisfaction du bienfaiteur (Andreoni 1990, Eckel, et al. 2005). Cette dernière hypothèse obtient d’ailleurs un surplus de crédibilité grâce aux résultats d’une étude menée par Michael Haselhuhn et Barbara Mellers (2005) : ces chercheurs ont trouvé une corrélation entre la propension à agir de manière égalitaire ou coopérative et le degré de plaisir que les sujets avouent ressentir en produisant ce type d’actions.147 De manière générale, la crédibilité de la condition d’anonymat utilisée dans beaucoup de jeux du dictateur (dans le but de minimiser l’effet de la réputation) peut être remise en question. Malgré les efforts des expérimentateurs, il est difficile de savoir si les sujets prennent la condition d’anonymat réellement au sérieux ; parfois, des indices extrêmement subtils peuvent influencer leurs choix de manière significative. A ce propos, il vaut la peine d’évoquer une étude menée par les psychologues Kevin Haley et Daniel Fessler (2005), qui montre à quel point les gens peuvent être influencés dans leurs choix coopératifs par certaines croyances intuitives liées aux rapports sociaux. Les expérimentateurs ont manipulé de manière subtile les paramètres du jeu en faisant apparaître des yeux stylisés sur les écrans d’ordinateur utilisés par une partie des sujets de l’expérience. Il se trouve que cette infime différence dans les conditions de jeu a exercé un impact considérable sur le taux de coopération des sujets. Il semblerait que les yeux stylisés soient perçus comme un indice de contrôle social qui incite à agir de manière pro-sociale par peur d’être puni. Ce genre de résultats remet en question les conditions d’expérimentation généralement utilisées pour tester les tendances comportementales des êtres humains en situation d’interaction sociale. Il se pourrait bien que les résultats de toutes ces expériences soient biaisés par des paramètres auxquels les expérimentateurs n’ont pas pensé. Par exemple il est probable que même sous condition d’anonymat total, les sujets ne parviennent pas à se défaire de l’impression d’être contrôlés (peut-être par l’œil inquisiteur d’un être surnaturel) si bien qu’ils sont poussés à agir de manière pro-sociale par crainte irraisonnée de la punition. De tels phénomènes psychologiques peuvent évidemment procéder de manière inconsciente. L’expérience de Haley et Fessler ne prouve évidemment pas que tous les résultats obtenus par les économistes expérimentaux doivent être interprétés en termes égoïstes ; elle montre en revanche que cette possibilité théorique est plausible. C’est également ce que 147 Des résultats récents obtenus dans le cadre d’une étude en neuroéconomie confirment d’ailleurs cette corrélation (Harbaugh, et al. 2007, Mayr, et al. 2009) 97 suggèrent Elizabeth Hoffman et ses collègues: « Les gens possèdent des règles de comportement inconscientes préprogrammées qu’ils utilisent dans les contextes d’échanges sociaux. Ces règles sont effectives dans leur vie quotidienne, lors d’interactions répétées avec d’autres personnes; ces modèles de comportements sont ensuite importés dans le laboratoire » (Hoffman et al. 1996, p. 659). A la lumière de cette littérature, force est d’admettre que les résultats empiriques dont nous disposons actuellement ne sont pas suffisamment détaillés pour défendre une position particulière dans le cadre du débat autour de l’altruisme psychologique. S’ils sont convaincus qu’une motivation altruiste sous-tend certains types de comportements d’aide tels que ceux observés dans le cadre du jeu du dictateur, les économistes devraient pouvoir montrer qu’aucun motif dirigé vers les intérêts et le bien-être de l’agent ne permet d’expliquer la générosité observée. Une manière d’obtenir un tel résultat serait d’adopter une méthodologie à la Batson, qui consiste à contrôler de manière systématique, toutes les hypothèses égoïstes plausibles. Mais cela nécessite un travail de longue haleine. Il faudrait au moins contrôler la présence (ou non) des motifs suivants : le désir de se débarrasser de sentiments négatifs causés par la perception d’une inégalité sociale ; la peur de se sentir coupable de ne pas avoir aidé ou de décevoir l’autre joueur ; l’espoir de ressentir la fierté du bienfaiteur. Il n’est pas évident de trouver des données persuasives sur ces questions, en particulier parce que les explications égoïstes sont pleinement compatibles avec la présence de motifs liés aux normes sociales. Les sujets peuvent par exemples être sensibles à l’exigence du partage égal tout en agissant de manière intéressée. C’est typiquement le cas de ceux qui recherchent le sentiment de fierté du bienfaiteur ou de ceux qui craignent la culpabilité. Ainsi, identifier l’influence de normes sociales (voire même morales) dans le processus de décision n’est pas suffisant pour réfuter la thèse de l’égoïsme psychologique. Il convient également de noter que le comportement d’aide dirigé exclusivement vers le bien-être d’autrui est probablement particulièrement difficile à déclencher dans un contexte de jeux économiques. Une étude de Todd Cherry et ses collègues (2002) révèle que les sujets auxquels on donne de l’argent au début de l’expérience en leur expliquant qu’ils peuvent l’investir dans le cadre d’un jeu n’accordent que peu de valeur à cet argent ; il n’est donc pas difficile pour eux d’être généreux. En revanche, s’ils doivent d’abord gagner cet argent dans une première phase de l’expérience, on constate une baisse drastique de leur inclination à le dépenser de manière généreuse dans un jeu du dictateur (à ce propos, voir aussi Oxoby & Spraggon 2008). La difficulté d’éviter la tendance de certains sujets à considérer les jeux économiques comme un lieu où le but principal est de gagner de l’argent est d’ailleurs attestée (Bowles 2008, Frohlich, et al. 2001). Enfin, la manière dont les jeux anonymes sont construits peine souvent à représenter des situations réelles, ce qui pose le problème de la validité externe de ces études. 3.5. Neuropsychologie et neuroéconomie Récemment, de nouveaux outils techniques ont été mis à la disposition des expérimentateurs : les méthodes d’imagerie cérébrale qui permettent de voir quelles parties du cerveau sont activées lors de la prise de décision des sujets. L’utilisation de ces technique permis l’émergence de nouveaux domaines de recherche tels que la neuropsychologie ou la neuroéconomie. Certaines études menées dans ce domaine de recherche semblent au premier abord renforcer la thèse de l’égoïsme psychologique. A cet effet, on pourrait évoquer les travaux de James Rilling et collègues (2002 ; pour des résultats similaires, voir King-Casas et al. 2005). Dans des études sur les bases neuronales sous-jacentes aux comportements coopératifs, ces chercheurs ont trouvé que les gens collaborent parce qu’ils se sentent bien en le faisant. Dans une expérience sur le dilemme du prisonnier, le cerveau de sujets féminins a été scanné au cours de partie. Les résultats montrent que certaines zones du cerveau composées de neurones qui répondent à la dopamine (molécule qui joue un rôle dans le comportement lié à la dépendance) étaient A ne pas distribuer fortement activées lors des séries de coopération mutuelle. Cette réaction de plaisir neuronal était nettement moins élevée lorsque les participantes savaient qu’elles jouaient contre un ordinateur. Ainsi la perspective d’une alliance avec un autre être humain est source de plaisir. Selon les expérimentateurs, cette activation de neurones liés à la sensation de plaisir soutiendrait les relations sociales coopératives ; cette récompense pour une action coopérative serait un excellent moyen d’inhiber les pulsions qui poussent à la défection. Ces résultats sont intéressants pour la controverse autour de l’altruisme psychologique mais il n’est pas certain qu’ils parlent réellement en faveur de la thèse égoïste. En effet, même si l’on a pu montrer que la récompense est liée aux actes coopératifs (du moins dans un contexte de dilemme du prisonnier), on peut se demander si c’est vraiment l’anticipation de la récompense qui cause les choix coopératifs. Il se pourrait que la réaction neuronale soit simplement un effet secondaire, un épiphénomène des interactions coopératives sans influence d’une motivation sous-jacente (tout comme le plaisir de manger une pomme découle du fait de manger la pomme). Une telle échappatoire en faveur de l’altruisme est en revanche moins plausible pour l’interprétation de données similaires obtenues sur des comportements altruistes punitifs (au sens comportemental du terme). Dominique de Quervain et collègues (2004) ont mené une expérience sur les réactions neuronales provoquées par la condition d’être victime d’un acte d’opportunisme. Dans le cadre d’un jeu de la confiance, les cerveaux des sujets auxquels on attribuait le rôle des premiers joueurs (les trusters) ont été scannés durant l’expérience. L’attention des expérimentateurs portait sur la partie du cerveau activée lorsque ces sujets étaient victimes d’abus de confiance de la part des autres joueurs (les trustee). En cas d’opportunisme de la part des trustee (c’est-à-dire s’ils gardent la totalité de la somme pour eux), certains trusters avaient la possibilité de punir de manière uniquement symbolique alors que d'autres trusters pouvaient appliquer une punition effective (dans cette deuxième condition, la punition était coûteuse pour les deux parties). Les punisseurs savaient également qu’ils n’auraient plus l’occasion de rencontrer à nouveau le joueur sanctionné ; c’est donc en pure perte, excepté pour le bien de la communauté ou pour le respect des normes qu’ils puniraient. Les résultats montrent que lorsque les sujets choisissent de punir réellement les opportunistes (et non lorsqu’ils appliquent la punition symbolique), une zone de leur cerveau appelée le « noyau caudé » est activée. Or des recherches antérieures ont montré que cette région du cerveau est activée lorsque l’on obtient une récompense et induit une expérience affective agréable. Il apparaît donc que les punisseurs ressentent de la satisfaction en décidant de sanctionner réellement les opportunistes. Mais ce n’est pas tout. La même expérience montre que le taux d’activation du noyau caudé est corrélé avec le degré de punition ; plus le noyau caudé est activé, plus grande est la somme investie par les punisseurs pour sanctionner les opportunistes. En d’autres termes, plus l’anticipation est grande, plus ils sont disposés à payer de leur personne. Notons toutefois que cette expérience met en jeu des actes punitifs résultants du fait d’avoir été abusé par un autre joueur ; l’aspect de la vengeance semble donc entrer en jeu (à ce propos, voir Clavien & Klein à paraître). Il n’est pas certain que l’on obtienne des résultats similaires lorsque les punisseurs sont des observateurs qui n’ont pas eux-mêmes été lésés. De plus, quel que soit l’intérêt de cette étude, elle n’invalide pas définitivement la thèse de l’altruisme psychologique. On peut tout à fait concéder que la motivation à la punition des opportunistes n’est pas de nature altruiste et ajouter que nous sommes motivés de manière altruiste pour réaliser d’autres types d’actions. Pour le moment, il existe peu de recherches en neuroéconomie ou neuropsychologie dont les résultats peuvent être utilisés par les acteurs de la controverse autour de l’altruisme (pour des récents développements, voir Glimcher et al. 2009). De manière générale, la question reste ouverte de savoir si les études faisant usage de la technologie de l’imagerie cérébrale sont susceptibles de fournir des données décisives pour prendre position dans ce débat. En principe, cela devrait être possible, mais il y a de bonnes raisons d’être sceptique face aux tentatives d’établir des relations causales entre des motifs psychologiques et des comportements observables par le biais de données neuronales. La possibilité même de distinguer les motivations égoïstes des motivations altruistes en observant l’activation de zones particulières du cerveau est controversée. L’imagerie cérébrale est très utile pour comprendre le 99 fonctionnement de mécanismes hautement modulaires comme la vision ou l’odorat. Mais il n’est pas certain que l’on en connaisse suffisamment sur les mécanismes physiques sous-jacents aux pensées ou motivations des gens pour tirer des conclusions intéressantes.148 Un état mental ou une réaction émotionnelle n’est jamais localisé dans une seule partie du cerveau et chaque région du cerveau est impliquée dans divers processus (LeDoux 2002). Les spécialistes du domaine sont d’ailleurs tout à fait conscients de la difficulté. Les neuroscientifiques Golnaz Tabibnia et Matthew Lieberman par exemple admettent qu’il serait abusif d’inférer uniquement à partir d’une observation d’activation d’une région cérébrale que cette activité déclenche un processus mental plutôt qu’un autre (2007, p. 93). Les données neurologiques peuvent en revanche invalider certaines hypothèses ou en renforcer d’autres. Par exemple, si on suspecte qu’un type particulier de processus mental est impliqué dans une prise de décision et que des recherches en neurologie indiquent que l’activité de certaines régions du cerveau est corrélée avec ce processus mental, on peut envisager de scanner les cerveaux de sujets qui prennent la décision en question pour tester notre hypothèse. Le résultat ne fournira pas de preuve définitive mais permettra au moins de la renforcer ou de l’ébranler. Quoiqu’il en soit, dans l’état actuel des recherches en neurologie (où des corrélations intéressantes plus que des liens causaux peuvent être mis en évidence) il n’est pas envisageable d’attendre des preuves définitives quant au type de pensées ou motivations (dirigées ou non vers les intérêts ou le bien-être d’autrui) sousjacentes aux comportements d’aide et de punition d’opportunistes. 3.6. Impasse et redéfinition des termes de la controverse 3.6.1. L’impasse Il semblerait que les arguments proposés jusqu’à maintenant par les différents acteurs du débat ne soient pas susceptibles de décider lequel des deux camps peut l’emporter. Face aux objections philosophiques, un partisan de la thèse égoïste psychologique dispose du puissant argument de l’inconscient. Rappelons que la chaîne causale proposée pour rendre compte d’actions « apparemment » altruistes prend la forme suivante : Motif ultime égoïste (conscient ou non)149  Raisonnement pratique instrumental (conscient ou non)  Motif instrumental dirigé vers les besoins et le bien-être d’autrui  Action Quant aux données expérimentales issues de la psychologie, de l’économie et plus récemment des neurosciences, dans l’état actuel de la recherche, elles ne semblent pas suffisamment fines pour une prise de position définitive. Nous nous trouvons donc en quelque sorte en situation de match nul. Il y a bien moyen de questionner la plausibilité des hypothèses égoïstes et faire remarquer que le recours systématique à la seule possibilité logique d’explications post hoc relève davantage du dogme que de l’explication.150 Il n’empêche que cette critique ne saurait convaincre qu’un partisan de la thèse altruiste. Son opposant peut toujours rétorquer que les découvertes à venir se chargeront de lui donner raison. On ne peut nier que malgré tous les efforts déployés pour contrer la thèse égoïste, cette position est régulièrement défendue au sein de la psychologie (Cabanac et al. 2002; Cialdini et al. 1987) et du monde économique (voir Macpherson 1962). 148 Pour en savoir plus sur les interprétations abusives des résultats obtenus à l’aide de l’imagerie cérébrale, voir Poldrack (2006), Henson (2006), Vul et al. (2009). 149 Plus précisément, en fonction des circonstances, le motif ultime égoïste peut être de deux sortes : le sujet peut se trouver dans une situation inconfortable (par exemple il est dérangé par la souffrance de son voisin) et cet état psychologique le motive (consciemment ou non) à entreprendre ce qui est nécessaire pour se sentir mieux (en l’occurrence, aider son voisin) ; ou alors, le sujet peut anticiper (consciemment ou non) un plaisir futur (par exemple recevoir des honneurs ou augmenter son estime de lui-même) en sacrifiant une partie de son bien-être en faveur d’autrui. 150 En effet, l’argumentaire des partisans de l’égoïsme se résume généralement à des analyses au cas par cas ; les arguments de portée générale se font rares. A ne pas distribuer Une constatation générale s’impose toutefois. La crédibilité de la thèse égoïste repose essentiellement sur l’argument de l’inconscient. Il y a cependant un revers à la médaille : tant que l’inconscient demeure insondable on ne peut rien prouver et il n’y a aucune raison de principe de favoriser la thèse de l’égoïsme psychologique plutôt que son opposée. Il semblerait donc que, sur le plan descriptif du moins, nous nous trouvions dans une impasse et que cette controverse repose en définitive sur un duel de positions a priori. 3.6.2. Proposition de redéfinir les termes de la controverse Au-delà de l’impasse mentionnée à la section précédente, il y a un autre aspect dérangeant dans la controverse autour de l’altruisme. Dans les débats classiques la chaîne causale sousjacente à nos choix d’action se décline en termes de motifs ultimes et instrumentaux sur le modèle décrit dans la figure 4. Motif ultime Perception d’un enfant dans le besoin Raisonnement pratique Motif instrumental Raisonnement pratique ACTION D’AIDE Motif instrumental Figure 4. Les flèches décrivent la succession causale d’événements internes qui mène de la perception d’une situation à la décision d’agir. Dans un scénario simple, le motif ultime déclenche directement l’action alors que dans des scénarios plus complexes, le cheminement causal peut passer par un ou plusieurs motifs instrumentaux. Toutefois, à y regarder de plus près, cette approche classique des relations causales se révèle fourvoyante dès que l’on cherche à mettre le doigt sur l’origine du processus motivationnel. En effet, au contraire de ce qui est généralement admis, il n’est pas certain que le motif ultime (c’est-à-dire un désir, une intention ou un jugement) se trouve réellement à la source de la motivation. Pour bien comprendre ce point, une analyse de la notion de motivation s’impose. Malgré l’usage fréquent de ce terme dans la littérature philosophique et psychologique, rares en sont les définitions. Il y a au moins deux manières de rendre compte de cette notion dont la deuxième sera retenue pour notre propos. La motivation peut être conçue comme une propriété relationnelle : « un sujet est motivé par x à faire y ». Cette relation relie x à une action y et prend la direction causale de x vers y. Dans le contexte du débat classique sur l’altruisme, x est habituellement compris comme un motif tel qu’un désire, une intention ou un jugement. Mais il n’y a pas de raison de principe à ce que x soit un motif ; il peut également être une émotion. Par exemple, Charles peut être motivé par sa peur d’un chien du voisinage à choisir un autre chemin pour rentrer chez lui. Ainsi, il semblerait que la propriété relationnelle « être motivé » peut, en quelque sorte, s’étendre au-delà des motifs. 101 Une autre manière, plus substantielle, de comprendre la motivation est de référer à la manière dont elle est vécue par les sujets ; c’est l’expérience d’être mu ou poussé à faire quelque chose. Comprise de cette façon, la motivation ne réfère pas à une propriété relationnelle abstraite mais plutôt à une dynamique ou à « quelque chose » qui nous meut. Si l’on cherche à identifier plus précisément ce « quelque chose », le candidat le plus plausible semble être un affect, un ensemble de sensations corporelles qui incite le sujet à agir (à ce propos, voir McShea & McShea 1999).151 Cet affect peut être impliqué dans différentes sortes d’états psychologiques, tels que les émotions, les désires, voire même certains jugements. Comprendre la motivation en tant que phénomène dynamique impliqué dans différentes sortes d’états d’esprits nous aide à donner du corps à la notion d’« aspect motivationnel » des émotions et des désirs. L’approche explicative proposée est particulièrement intéressante dans la mesure où elle révèle qu’au contraire de ce qui est souvent admis, la motivation à agir ne trouve pas forcément son origine dans les motifs. Prenons la situation où Denise est profondément touchée à la vue d’un enfant souffrant de malnutrition. N’est-ce pas l’aspect affectif de son émotion de compassion qui incite Denise à considérer diverses manières d’aider cet enfant ? Cette ardeur affective (donc la motivation) ne cessera probablement qu’une fois que Denise a réalisé une action en faveur de l’enfant.152 La motivation perdure donc durant tout le processus : elle apparaît avec la réaction émotionnelle avant d’être transmise de cet état d’esprit primitif à d’autres états d’esprit plus complexes tels que le désir conscient d’aider l’enfant. Notre analyse de la motivation montre bien qu’elle ne peut pas être réduite aux motifs. Dans la suite de cette section nous verrons que ce découplage est intéressant pour au moins deux raisons. D’abord, il autorise une explication alternative à l’approche classique de la relation causale entre le premier input (une personne en situation de besoin) et le comportement d’aide. Ensuite, cette distinction entre motif et motivation permet de repenser de manière constructive le débat autour de l’altruisme : au lieu de porter l’attention sur les motifs, on peut mettre l’accent sur la motivation. Nous verrons à la section 3.7 que cette nouvelle manière de concevoir la controverse permet d’argumenter de manière convaincante en faveur de la thèse de l’altruisme psychologique. Mais avant d’aborder cette problématique, essayons de mieux comprendre les relations causales sous-jacentes à nos actions. Nous avons vu que la motivation n’est pas forcément accompagnée de désirs ou d’intentions bien formés. Par exemple, quand la motivation prend corps dans une réaction émotionnelle primaire telle qu’un sentiment de compassion, il se peut qu’aucun contenu conceptuel articulé ne soit impliqué (du moins pas le genre de contenu conceptuel nécessaire à former des désirs ou des intentions). Les émotions comme la compassion peuvent être des réactions primitives et rapides face à des états particuliers de notre environnement.153 De par leur composante affective, elles comportent une dimension motivationnelle. Cette composante affective peut ensuite être en quelque sorte transmise à d’autres états d’esprit plus complexes pour peu que l’on y ajoute du contenu conceptuel : elle peut être intégrée dans des désirs, des intentions ou des jugements. Les gens peuvent devenir graduellement conscients de leurs pulsions à mesure qu’ils construisent cognitivement autour de leurs réactions affectives ; il n’est donc pas très utile de chercher à établir une ligne claire entre la motivation consciente et inconsciente. La figure 5 décrit deux chemins causaux possibles qui peuvent mener le sujet de la perception d’une situation à l’action au moyen d’une réaction affective. Le schéma intègre les notions classiques de désir, jugement,154 intention ou raisonnement pratique (boîtes E2 et A2) sans être trop explicite au 151 Pour une défense plus détaillée de cette thèse, voir Clavien 2009. La situation de Denise pourrait fort bien être décrite en termes de désirs ou de jugements mais on perdrait alors l’information de la source première de la motivation qui semble être la réaction affective elle-même. 153 Pour une analyse détaillée de ce qu’est une émotion, voir la première partie de l’excellent ouvrage de Jenefer Robinson (2005). 154 Certains auteurs considèrent les émotions comme des formes primitives de jugements ; une telle analyse est également compatible avec ce schéma. 152 A ne pas distribuer sujet de la manière dont elles sont implémentées. Ces différents types d’états d’esprit peuvent ou non surgir dans l’enchaînement causal en fonction de la situation décrite. P1. Perception d’un enfant dans le besoin P2. Perception de ses propres intérêts en rapport avec P1 A1. Activité affective et cognitive primaire relative à P1 (compréhension des besoins de l’enfant + sentiment de compassion) E1. Activité affective et cognitive primaire relative à P1 et P2 (compréhension de nos besoins et de ceux de l’enfant + sentiment de détresse) E2. Activité affective et cognitive plus complexe et raffinée donnant lieu à des désirs / intentions / jugements / raisonnements pratiques (ex: Je veux me débarrasser de ce sentiment de détresse ; aider l’enfant est un bon moyen d’atteindre cet objectif) A2. Activité affective et cognitive plus complexe et raffinée donnant lieu à des désirs / intentions / jugements / raisonnements pratiques (ex : Je veux aider cet enfant) ACTION D’AIDE Figure 5. Les flèches décrivent la succession causale d’événements internes qui mène de la perception d’une situation à la décision d’agir. Les chaînes motivationnelles peuvent être de type altruiste (lorsque le sujet ne prend pas en considération ses propres intérêts et bien-être) ou égoïste (lorsque la perception du besoin d’autrui engendre une association d’idées dirigées vers soi-même). Voyons maintenant quelles implications une telle analyse des relations causales entre la perception d’une personne en situation de besoin et le comportement d’aide peut avoir sur la controverse autour de l’altruisme psychologique. Nous avons vu que le débat classique, centré sur les motifs, mène à une impasse dès que l’argument de l’inconscient intervient. Pour sortir de cette impasse, une solution intéressante serait de reprendre le problème à la base et s’intéresser à la motivation altruiste plutôt qu’aux motifs altruistes. Il est légitime de reformuler le débat de cette façon essentiellement parce que les motifs ne sont pas nécessairement à la source de la motivation ; comme l’illustre la figure 5, 103 la chaîne causale peut les dépasser et prendre racine dans des réactions affectives plus fondamentales. Selon la nouvelle lecture causale proposée, il semblerait que l’affect a une priorité causale sur le motif ; il engendre à la fois le désir (l’intention ou le jugement) et l’action. En d’autres termes, la source de la motivation semble être la réaction affective. Or la controverse porte sur l’existence d’actions altruistes psychologiques en vertu de la manière dont elles sont causées. Comme les motifs ne sont pas (du moins pas toujours) la source motivationnelle originelle il semble plus intéressant de centrer le débat sur la possibilité de la motivation altruiste plutôt que sur celle des motifs ultimes altruistes. Le débat ainsi reformulé serait dès lors centré sur la question de savoir si la motivation altruiste peut exister. Une motivation altruiste peut être décrite comme un chemin causal motivationnel déclenché par la prise de conscience d’un besoin d’autrui qui n’inclue aucune prise en compte de ses propres intérêts et bien-être. Une chaîne causale de ce type commencerait avec un état affectif et suivrait la voie de droite de la figure 5. Un aspect particulièrement intéressant d’un tel changement de perspective vient du fait qu’il permet d’introduire les émotions dans l’analyse. En effet, pour qu’un affect puisse être considéré comme égoïste ou altruiste, il faut qu’il porte sur les intérêts et le bien-être d’individus ; en d’autres termes, il doit posséder un contenu intentionnel au sens où il porte sur (ou est dirigé vers) un objet du monde extérieur. Or ce n’est pas le cas de tous les affects. Par exemple les simples sensations comme une douleur ressentie après avoir été frappé ou le tenaillement de la faim sont des affects qui ne sont dirigés vers aucun objet ; ils sont non intentionnels. Concentrons-nous donc sur la question de l’existence d’affects intentionnels en vertu du fait qu’ils portent sur les besoins et le bien-être d’individus. Lorsqu’un affect dépasse le simple état de sensation et est dirigé vers un objet, il peut devenir une émotion ; une expérience émotionnelle est une « sensation envers » (feeling towards), un état affectif intentionnel (voir Goldie 2000 ; Döring 2007). Ainsi, il semblerait que la motivation altruiste, si elle existe, commence avec une émotion ; chaque fois que nous sommes motivés de manière altruiste, nous vivons une expérience émotionnelle qui, soit nous pousse directement à agir, soit fournit l’impulsion à former des motifs altruistes qui à leur tour nous engagent dans l’action. Prenons le temps d’élaborer davantage sur les deux manières dont les réactions émotionnelles peuvent motiver un individu à agir de manière altruiste. Considérons l’exemple des soins parentaux. Les êtres humains sont naturellement inclinés à ressentir une émotion d’amour parental (caring emotion) envers leurs enfants. Lorsque ces derniers se trouvent dans une situation difficile, l’occurrence de ce type de réaction émotionnelle chez les parents fournit les premières instructions générales sur la direction que devra prendre leur action. Ces instructions générales peuvent être suivies de deux manières. Dans des circonstances particulièrement pressantes, une réaction émotionnelle peut mener directement à une action d’aide. Ce chemin motivationnel direct est illustré dans la figure 5 au moyen de la flèche qui mène de la boîte A1 à l’action d’aide. Dans ce cas de figure, aucun désir particulier ou raisonnement pratique n’est impliqué dans le processus de décision. On peut alors parler d’action émotionnelle (action out of emotion – voir Döring 2003). Par exemple, si une mère prend soudainement conscience que son enfant est en grand danger (s’il est attaqué par un lion par exemple), elle peut agir spontanément à partir d’une réaction émotionnelle d’amour maternel sans même avoir le temps de former un désir particulier. Dans la plupart des cas, une activité mentale plus complexe prend place avant que l’action ne soit engagée. La réaction émotionnelle pousse le sujet à former des motifs congruents avant d’agir. Ce chemin motivationnel indirect est illustré dans la figure 5 par la chaîne causale menant de la boîte A1 à l’action d’aide via la boîte A2. Par exemple, une mère qui entend pleurer son enfant peut ressentir une impulsion émotionnelle qui l’incite à se poser des questions au sujet de l’état de son enfant et de l’attitude adéquate à adopter. Dans ce cas, elle élabore cognitivement autour de son émotion et de sa compréhension des conditions dans lesquelles se trouve son enfant. Cette activité mentale la pousse à former un motif tel qu’un désir conscient d’apaiser l’enfant à l’aide de paroles ou de gestes rassurants. A ne pas distribuer Sur la base de ces considérations, nous pouvons revenir au débat qui oppose les partisans de l’altruisme et de l’égoïsme psychologique. Il est maintenant possible de cerner encore plus précisément cette controverse en termes d’émotions. En effet, puisque la motivation passe par l’émotion, une stratégie simple pour un avocat de la thèse altruiste est de montrer l’existence d’émotions altruistes capables de mener une personne à agir en faveur d’autrui155 sans l’intervention d’autres facteurs motivants. Pour compter comme « altruiste », une émotion doit être déclenchée directement par la perception d’autrui dans le besoin et se résorber une fois que ses besoins ont été comblés. Nous pourrons définitivement embrasser la cause altruiste s’il peut être montré que les émotions altruistes peuvent réellement être la cause de certaines de nos actions. En résumé, le débat autour de l’altruisme peut être pensé en termes des deux questions suivantes : (i) Existe-t-il des émotions altruistes ? (ii) La composante affective de ces émotions est-elle suffisamment forte pour mener un sujet à l’action ? Dans les sections suivantes (3.7.1 et 3.7.2), nous verrons qu’il est possible de répondre par la positive à ces deux questions. Quant à la section 3.7.3, elle a notamment pour objectif de renforcer les conclusions des deux précédentes à l’aide de considérations évolutionnaires. 3.7. En faveur de l’altruisme psychologique 3.7.1. Existence des émotions altruistes Parmi la grande variété des émotions que nous pouvons ressentir, il y a celles qui sont dirigées vers soi-même comme la honte ou la fierté, il y a celles qui semblent être dirigées vers autrui comme l’amour ou l’admiration et il y a celles dont on ne peut pas vraiment dire qu’elles soient dirigées vers quelqu’un comme la peur (qui porte sur ce qui est dangereux) ou la joie. Parmi le deuxième groupe d’émotions, certaines sont clairement relatives au bien-être et aux intérêts d’autrui. C’est précisément celles-là qui peuvent prétende au qualificatif d’altruisme. L’amour, la sympathie, la compassion ou certaines formes d’admiration ou de respect entrent dans cette catégorie. Le partisan de la thèse égoïste peut émettre des doutes quant au caractère réellement altruiste de ces émotions. Cela reviendrait à refuser la possibilité de la chaîne causale de droite de la figure 5. Selon une telle approche, un examen approfondi des mécanismes émotionnels considérés comme altruistes révèlerait qu’au fond ils ne le sont pas. Deux arguments permettent de soutenir cette thèse. Le premier consiste à remarquer qu’une émotion dite altruiste comme la compassion peut être décrite comme un sentiment d’inconfort qui motive le sujet à engager des actions susceptibles d’atténuer ce sentiment. La motivation provient donc d’une expérience phénoménologique incommodante ; l’action d’aide est réalisée uniquement dans le but de se sentir mieux. Pour cette raison la compassion ne peut pas compter comme altruiste. De manière similaire, une émotion positive comme l’amour parental possède une phénoménologie agréable et incite à produire des actions qui renforceront cet effet. Pour répondre à cette objection, il vaut la peine d’examiner plus en détail ce qu’est une émotion. Le phénomène émotionnel est généralement compris comme un modèle tripartite. Certaines causes typiques (ce sur quoi portent les émotions) causent certaines réactions physiologiques et cognitives typiques lesquelles sont liées à des tendances typiques à l’action. Par exemple un épisode de compassion est une réaction à un ensemble de circonstances comme le fait d’être témoin de la souffrance d’autrui. Cet épisode de compassion se caractérise par un certain état du système neuronal et endocrinien, par une expression faciale spécifique de la compassion, et par une certaine phénoménologie (ce que le sujet compatissant ressent). 155 Cette précision est nécessaire pour éviter de compter comme altruistes des émotions comme ce que l’on appelle en allemand Schadenfreude, qui consiste à prendre du plaisir à la vue du malheur d’autrui. 105 Lorsqu’il est dans cet état, le sujet est motivé à venir en aide à l’individu qui souffre. Vu sous cet angle, un phénomène émotionnel altruiste doit être conçu comme un ensemble d’événements intimement liés les uns aux autres ; et une réaction émotionnelle révèle un mécanisme psychologique qui se met en branle face à certains inputs et produit certains outputs. Réfléchir de cette manière permet de rejeter la première objection du partisan de la thèse égoïste. En effet, il se peut qu’en décomposant un mécanisme émotionnel altruiste comme celui de la compassion, il apparaisse que l’état du système neuronal et endocrinien correspond à une phénoménologie désagréable et que le mécanisme induise le sujet à accomplir des actions qui vont avoir pour conséquence de le libérer de cet état. Mais cela ne peut pas être interprété en termes de motivation égoïste car la seule manière intéressante de définir si un mécanisme motivationnel comme « altruiste » (par opposition à « égoïste ») est d’exiger qu’il soit déclenché et maintenu par la prise en compte du bien-être et des intérêts d’autrui. En résumé, si par définition, un système est altruiste en fonction de la manière dont il a été déclenché et dont il est maintenu (quels que soient les processus physiques et endocriniens impliqués dans la mise en action du mécanisme en question), le fait que la compassion s’exprime par une phénoménologie déplaisante et disparaît avec l’input qui l’a causée (c’est-à-dire lorsque les besoins d’autrui sont satisfaits) n’en fait pas une émotion égoïste. Cela nous mène au second argument visant à montrer que les mécanismes émotionnels dits altruistes se révèlent égoïstes en fin de compte. Il se pourrait que les émotions comme la compassion soient en fait déclenchées par une combinaison de deux types de perceptions : certaines dirigées vers autrui et d’autres perceptions associées dirigées vers l’agent lui-même. Si c’est le cas est si le second groupe de perceptions est un ingrédient nécessaire pour l’apparition de l’émotion de compassion on ne pourrait plus dire avec le partisan de la thèse altruiste, que la source de la motivation est exclusivement dirigée vers autrui. Reprenons l’exemple de Denise pour illustrer cette hypothèse : Denise commencerait à ressentir de la compassion face à l’enfant qu’elle rencontre dans la rue uniquement lorsqu’elle a compris que cet enfant souffre de malnutrition (boîte P1 de la figure 5) et que cette situation n’est pas avantageuse pour elle (boîte P2). Les deux perceptions conjointes sont nécessaires pour que l’émotion de compassion puisse être déclenchée. Notons que selon l’hypothèse égoïste, ces deux perceptions ne doivent pas forcément être conscientes ou particulièrement bien conceptuellement articulées ; il peut s’agir de manières très primaires de saisir les aspects pertinents de la situation observée ; une simple association de pensées mécanistique en l’absence de raisonnement inférentiel peut suffire à déclencher une émotion. Evidemment, si au moins une perception portant sur soi-même est nécessaire à l’occurrence d’une émotion, aucune ne mérite le qualificatif d’altruiste (du moins au vu de la définition proposée à la fin de la section précédente). Un autre aspect intéressant de l’hypothèse égoïste est qu’elle n’exige pas forcément l’occurrence de motifs dirigés vers soi-même (boîte E2). Prenons le cas de la mère qui voit son enfant sur le point d’être attaqué par un lion. Une telle situation est susceptible de déclencher une action émotionnelle : il suffit alors d’avoir deux perceptions préliminaires : « mon enfant est en danger » et « cette situation n’est pas bien pour moi » (figure 5, chaîne causale P1-P2-E1-Action d’aide). Pour récapituler, selon un défenseur de la thèse égoïste, une émotion peut uniquement être déclenchée si le sujet à pris en considération ses propres intérêts et bien être. Quant aux émotions apparemment altruistes telles que la compassion ou l’amour parental, les ingrédients nécessaires sont : une situation présentant un individu dans le besoin, une perception correspondante au sujet de cet individu et une perception additionnelle dirigée vers soi-même de type « cette situation n’est pas dans mes intérêts ». Sans l’occurrence de cette dernière perception, les émotions qui portent sur autrui ne peuvent simplement pas être déclenchées. Si cette analyse est correcte, l’existence d’émotions altruistes est rendue impossible. Pour répondre à cette objection il est possible de faire référence à un argument de Elliott Sober et David Wilson. Selon ces auteurs, la seule stratégie convaincante pour soutenir la thèse de l’altruisme psychologique est d’utiliser une ligne argumentative évolutionnaire. Leur proposition est d’analyser les mécanismes proximaux qui causent les comportements d’aide à A ne pas distribuer autrui. Ce faisant, il est possible d’avancer de bonnes raisons de penser que des actions hautement pro-sociales telles que les soins parentaux résultent de mécanismes proximaux déclenchées uniquement par la perception des besoins d’autrui. A cet effet, ils développent un « argument de fiabilité » (1998, chapitre 10). Précisions que Sober est D. Wilson formulent leur argument dans les termes classiques de la controverse, à savoir la question de l’existence de désirs altruistes ultimes. Cette stratégie n’a pas été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme dans la littérature et a rencontré de nombreuses objections (Brunero 2002; Jamieson 2002; Rottschaefer 2002; Stich 2007). Le scepticisme des critiques vient partiellement du fait qu’en portant l’analyse sur des désirs conceptuellement bien articulés, Sober et D. Wilson négligent d’autres mécanismes proximaux plausibles pour rendre compte du comportement d’aide, tel que des systèmes d’input-output simples ne nécessitant aucune intervention cognitive particulière. Comme le fait remarquer Dale Jamieson, « les soins parentaux se retrouvent dans toutes sortes d’espèces et il est très probable que ce comportement soit appliqué par des organismes qui ne possèdent même pas d’esprit » (2002, p. 703). Cela dit, pour peu que l’on s’intéresse à des espèces capables de sentiments et d’activité mentale complexe, il est hautement probable que les mécanismes responsables de comportements dirigés vers autrui possèdent une dimension psychologique. La question intéressante est de déterminer quel genre de mécanisme psychologique est impliqué. Sober et D. Wilson pensent que ce sont des désirs ultimes « produits par la sélection naturelle (1998, p. 303) et l’explication évolutionnaire qu’ils proposent est basée sur de simples modèles de dynamique des réplicateurs. On peut d’emblée être critique face à cette idée de motif altruiste comme résultat direct du processus de sélection biologique. Bien entendu, selon la perspective évolutionnaire, un type de motif révèle l’existence d’un ou plusieurs mécanismes proximaux sous-jacents, mais il n’est pas évident de déterminer la nature de ces derniers et de produire une explication évolutionnaire convaincante. De plus, l’idée même de considérer des types particuliers de motifs comme des résultats de la dynamique des réplicateurs peut être questionnée.156 Entrer dans les détails de ce débat nous mènerait trop loin, mais il importe de garder à l’esprit combien il est difficile d’expliquer des produits culturels tels que des types de désirs ou des intentions à l’aide d’outils explicatifs évolutionnaires. En revanche, comme nous allons le voir maintenant, la stratégie argumentative de Sober et Wilson gagne en pertinence dans le cadre de la version redéfinie de la controverse. L’argument de fiabilité qui sera présenté ici ne correspond donc pas strictement à celui de Sober et Wilson puisqu’il s’agit de déterminer si des émotions altruistes (et non des désirs altruistes) existent ; la structure et l’esprit de l’argument sont cependant maintenus. Les explications évolutionnaires de mécanismes psychologiques simples et aisément observables tels que certaines émotions canoniques portent assez peu à controverse. Dire que ces mécanismes ont évolué et exercent une influence causale sur les motifs des gens n’est pas problématique. C’est cette ligne de raisonnement moins spéculative qu’emprunte la version révisée de l’argument de fiabilité. Prenons pour acquis qu’au moins certaines actions apparemment altruistes résultent de l’activation de mécanismes émotionnels qui résultent du processus de la sélection naturelle ;157 l’amour parental dans sa version la plus simple est un exemple typique de mécanisme émotionnel adaptatif (Lazarus & Lazarus 1994). Il semble assez évident que la fonction biologique d’un comportement de soin parental est d’augmenter le nombre de la progéniture capable de se survivre jusqu’à l’âge adulte. Dans un environnement où la compétition est intense et les ressources rares ou difficiles à obtenir, il importe que les parents développent leur 156 Il est envisageable de proposer une explication évolutionnaire plus différenciée des motifs en recourant à des modèles complexes d’évolution culturelle impliquant l’effet Baldwin (Ananth 2005). C’est probablement la manière la plus constructive de tenter d’expliquer l’évolution de mécanismes proximaux sous-jacents à des types particuliers de désirs. Toutefois, la tâche n’est pas si aisée (si ce n’est impossible) à cause du grand nombre de paramètres intriqués qui doivent être pris en considération (Sterelny & Kitcher 1988) ; or la complexité des modèles explicatifs paye souvent le prix du manque de clarté. 157 Nous aurons l’occasion de revenir sur ce présupposé à la section suivante. 107 faculté à répondre rapidement aux besoins de leurs petits ; a cet effet, au sein d’une espèce dont les membres sont capables de sentiments et d’une cognition minimale, un mécanisme proximal tel que l’amour parental s’avère particulièrement efficace. Dès lors, on peut se demander s’il est pertinent de s’attendre à ce qu’un tel système ait évolué sous une forme égoïste plutôt qu’altruiste. En d’autres termes, deux types de mécanismes émotionnels proximaux peuvent être postulés pour rendre compte du comportement d’aide envers la progéniture : un mécanisme émotionnel dirigé vers soi-même et un autre dirigé vers autrui. La question est de savoir lequel de ces deux candidats est plus plausible. Comparons nos deux mécanismes concurrents du point de vue de leur fiabilité. Pour ce qui est du premier mécanisme, souvenons-nous que d’après l’avocat de la thèse égoïste, pour qu’un sujet ressente de l’amour parental envers sa progéniture, trois ingrédients sont nécessaires : les petits doivent être dans le besoin ; le sujet doit avoir une perception correspondante de type « mes enfants sont dans le besoin » ; le sujet doit avoir une perception additionnelle de type « cette situation n’est pas bonne pour mes intérêts ». En l’absence de ces trois conditions, le mécanisme motivationnel ne sera pas déclenché et le sujet ne s’occupera pas de ses petits (ce qui n’est évidemment pas désirable du point de vue évolutionnaire). Le système motivationnel altruiste en revanche est nettement plus simple. Pour qu’un sujet soit motivé à aider ses enfants, seuls deux ingrédients sont nécessaires : les enfants doivent être dans le besoin et le sujet doit avoir une perception correspondante du type « mes enfants sont dans le besoin ». Il est difficile d’imaginer comment, en première instance, la pensée additionnelle postulée par la position égoïste a pu être liée de manière automatique à une prise de conscience des besoins d’autrui (de ce fait, l’hypothèse altruiste est d’ores et déjà plus plausible). Mais concédons ce point au défenseur de la thèse égoïste. Pour comparer la pertinence des deux hypothèses, le principe de parcimonie peut alors être appliqué. Il y a fort à penser que le mécanisme le plus simple et le plus direct des deux est également le plus fiable ; or, de ce point de vue, le candidat altruiste est évidemment avantagé. L’étape supplémentaire impliquée dans le processus sous-jacent aux soins parentaux égoïstes rend l’ensemble du système plus vulnérable. Il peut arriver qu’un parent ne développe pas de pensée dirigée vers lui-même lorsqu’il décèle les besoins de ses petits ; si tel est le cas, le lien causal vers l’action est rompu et cet individu échouera à s’occuper correctement de sa progéniture. Pour peu qu’une telle situation de corrélation imparfaite apparaisse régulièrement (hypothèse d’ailleurs fort plausible), la sélection naturelle favorisera le mécanisme altruiste alternatif. En bref, le mécanisme émotionnel altruiste semble bien plus fiable que son pendant égoïste ; il est donc nettement plus plausible que le premier ait évolué. L’argument de la fiabilité n’est qu’un argument évolutionnaire parmi d’autres pour soutenir l’existence d’émotions altruistes. La section 3.7.3 fournira d’autres réflexions de cet ordre. Au terme de ce chapitre, il apparaîtra clairement qu’à la lumière des considérations évolutionnaires, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce que seules des émotions dirigées vers soi-même aient été sélectionnées au fil de l’évolution. 3.7.2. Efficacité des émotions altruistes Un dernier argument envisageable pour un partisan de la thèse égoïste concerne la question de savoir si les émotions altruistes sont capables de nous motiver à agir ou si elles sont toujours contrebalancées par d’autres émotions non altruistes. L’idée avancée ici, quoique peu crédible, serait la suivante : les êtres humains sont régulièrement sujets à des conflits d’influence entre différents mécanismes motivationnels et à y regarder de plus près, il se peut que les mécanismes altruistes soient si faibles qu’ils ne prennent jamais le dessus. Par exemple on pourrait imaginer que deux mécanismes motivationnels entrent en jeu lorsque Simon sauve un enfant de la noyade ; d’un côté le mécanisme de la sympathie incite Simon à se lancer à l’eau ; d’un autre côté, la crainte d’être puni par un séjour en enfer le motive à faire de même. Si la poussée motivationnelle du premier mécanisme n’est pas suffisante pour déclencher l’action et que le second mécanisme joue le rôle moteur principal, alors il sera difficile de considérer l’action de Simon comme altruiste. A ne pas distribuer Pour répondre à cette objection, à nouveau, un simple argument évolutionnaire peut être recruté. Il y a de bonnes raisons évolutionnaires de croire que des émotions telles que la sympathie ou la compassion sont un produit de l’évolution. Si elles ont pu évoluer, c’est très probablement parce qu’elles exercent un effet sur le comportement des gens (ce sont des mécanismes proximaux de comportements). Pour qu’il y ait eu sélection de ces émotions, d’une manière ou d’une autre, cet effet doit avoir été adaptatif (plus de détails à ce propos seront fournis à la section suivante).158 Si tel est le cas, il faut admettre que les émotions altruistes sont suffisamment fortes pour avoir une répercussion sur l’action des sujets ; elles n’auraient pas été sélectionnées si elles n’avaient pas eu d’impact sur les comportements des individus. Par ailleurs, cet argument évolutionnaire est renforcé par de nombreux résultats obtenus en psychologie expérimentale. Souvenons-nous des études mentionnées à la section 3.3 qui révèlent à quel point la sympathie ou la compassion induisent des comportements d’aide à autrui. Il n’est donc pas plausible de mettre en question l’efficacité des émotions altruistes. 3.7.3. Evolution des mécanismes proximaux altruistes Afin de donner davantage de poids aux arguments somme toute très théoriques des deux sections précédentes, attardons-nous davantage sur la question de l’évolution des mécanismes motivationnels altruistes, et en particulier des émotions altruistes. Cet exercice apportera à la fois plus de corps à la thèse de l’altruisme psychologique et permettra de mieux saisir les relations qu’entretiennent les trois formes d’altruisme discutées dans cet ouvrage. Rappelons la distinction introduite à la section 2.2.2 entre les causes proximales et les causes ultimes d’un comportement. Les causes proximales sont celles qui agissent du vivant de l’organisme alors que les causes ultimes renvoient au passé évolutionnaire de l’espèce. Lorsqu’il est question de déterminer les motivations particulières qui ont causé l’action d’un agent, il faut penser aux causes proximales tout en gardant à l’esprit qu’à l’échelle de l’évolution, les mécanismes sous-jacents aux motivations particulières peuvent trouver une explication en termes d’avantages adaptatifs. Pour ce qui est des comportements (ou en tout cas une partie d’entre eux) qui méritent le label d’« altruisme psychologique », les mécanismes proximaux sont les émotions altruistes. Voyons donc comment ces émotions se traduisent en termes de fitness ; sont-elles avantageuses pour les gènes qui induisent ces émotions ou pour les agents eux-mêmes ? Demandons-nous également quelles sont les conditions de leur apparition et de leur stabilisation au cours de l’évolution. Différents schèmes explicatifs maintenant devenus familiers peuvent être recrutés à cet effet. i. Fitness inclusive et réciprocité La théorie développée par William Hamilton permet d’expliquer la raison pour laquelle les comportements altruistes biologiques envers des proches parents ou des individus du voisinage social ont pu être sélectionnés au cours de l’évolution ; l’explication réside dans la propagation des gènes qui induisent ces comportements (voir section 1.3). Cette même explication peut s’étendre aux causes proximales qui causent ces comportements ; les gènes peuvent régir (du moins en partie) des mécanismes émotionnels comme la sympathie ou la compassion (Sober & D. Wilson 2003/1998 ; Tooby & Cosmides 1989 ; Richards 1993). Richard Joyce exprime très bien ce phénomène avec l’exemple de l’amour : La sélection naturelle cherche à inciter les gens à agir pour le bien de leurs gènes ; pour y parvenir elle utilise, comme mécanisme proximal, l’émotion de l’amour. (…) Lorsque certains des gènes cruciaux résident dans d’autres individus (en particuliers nos proches parents), la solution naturelle est de créer un amour (discriminant et conditionnel) dirigé directement vers autrui. (Joyce 2006 p. 48) 158 A moins qu’il ne s’agisse d’un effet dérivé mais nous verrons plus loin (section vi) que cette hypothèse est peu convaincante. 109 Joyce ajoute à juste titre que même si cet amour est strictement dirigé vers les proches parents, il n’en demeure pas moins qu’il est sincère, non instrumental et profondément dirigé vers autrui. En effet, il serait ridicule de dire que les parents aiment leurs enfants de manière égoïste parce qu’ils ont des motivations favorables à leur fitness inclusive. Affirmer cela reviendrait à confondre les causes proximales et les causes ultimes. Outre la sélection de parentèle (ou plus généralement tous les phénomènes de fitness inclusive), il semblerait que les mécanismes liés à la réciprocité apportent également quelques lumières sur l’évolution des émotions altruistes (et par extension de l’altruisme psychologique). D’après Robert Trivers (1985, 1971), le modèle explicatif de la sélection des comportements de réciprocité, éclaire du même coup l’évolution des mécanismes psychologiques sous-jacents à ces comportements.159 Selon lui, la réciprocité a joué un rôle important dans l’évolution humaine, à tel point qu’un bon nombre d’émotions sont apparues et se sont stabilisées au fil de notre histoire évolutive parce qu’elles avaient pour fonction biologique de favoriser le système de réciprocité. Voici un aperçu de la manière dont les choses ont pu se passer. Pour commencer, il y a eu l’évolution d’un système simple de réciprocité soutenu par quelques tendances purement instinctives. Du point de vue de l’évolution, la réciprocité est extrêmement avantageuse et crée un environnement social dans lequel il vaut la peine d’agir de manière prosociale. Mais en même temps, dans un monde de coopérateurs, il est tentant de tricher. Ainsi, s’il y a sélection de comportements altruistes, parallèlement, il y a sélection de comportements opportunistes. Et s’il y a opportunisme, il y a une sélection des moyens de détecter et de contrer l’opportunisme, lequel évoluera vers des formes de plus en plus subtiles, et ainsi de suite. Dans le cadre d’une telle dynamique, tout un ensemble de mécanismes et de capacités a pu être sélectionné. En ce qui concerne les émotions, la sympathie a été sélectionnée pour motiver à agir de manière coopérative et à aider de futurs partenaires de coopération dans le besoin ; la gratitude a été sélectionnée parce qu’elle manifeste une sensibilité au rapport coût-bénéfice de l’action altruiste et incite le bénéficiaire à rendre la pareille ; la culpabilité a été sélectionnée parce qu’elle décourage les opportunistes et les pousse au repentir et à des actions réparatrices ; enfin, l’indignation qui incite aux actes punitifs a été sélectionnée parce qu’elle protège les altruistes contre les opportunistes.160 La liste n’est pas close ; on pourrait notamment y ajouter le sentiment d’amitié pour son effet bénéfique sur le renforcement des liens de réciprocité. Cette théorie de Trivers a déjà été évoquée à la section 2.2.4 en parlant de biais psychologiques plutôt que d’émotions ; les biais psychologique peuvent se manifester sous différentes formes, dont les émotions qui nous intéressent ici. Un tel schème explicatif permet de bien comprendre que l’altruisme comportemental et psychologique sont distincts tout en étant deux facettes d’un même phénomène. En résumé, il est fort probable que certaines émotions altruistes aient évolué parce qu’elles contribuent à renforcer et réguler les systèmes de réciprocité ou d’aide aux individus apparentés (au sens large du terme). Toutefois, ce scénario a ses limites : il implique que nous dirigions nos émotions altruistes de manière sélective, envers des personnes que nous côtoyons régulièrement (ou au mieux envers des individus qui nous ressemblent). Or, il est bien connu que nous sommes capables d’éprouver de la compassion, de la pitié ou de l’amour envers des inconnus. Mère Teresa était certainement une personne remplie de sentiments altruistes envers les miséreux. Ainsi, les deux explications proposées ne suffisent pas à rendre compte de tous les ressorts de l’évolution des émotions altruistes puisqu’elles impliquent que nous dirigions nos sentiments de manière discriminatoire, soit en faveur d’individus proches, soit en faveur de potentiels partenaires de réciprocité. La réponse à l’évolution de l’altruisme psychologique fournie par ces deux théories ne peut donc être que partielle. Cela dit, il ne faudrait pas en minimiser l’apport. Richard Joyce (2006, p. 49) a raison de mentionner qu’elles fournissent les raisons évolutionnaires de la mise en place de certains mécanismes neuronaux (en l’occurrence 159 Rappelons que ces derniers ne remplissent pas les critères de l’altruisme biologique mais sous certains rapports, peuvent être considérés comme altruistes au sens comportemental du terme. 160 Il va sans dire que malgré leur caractère partiellement inné, ces émotions altruistes n’en demeurent pas moins extrêmement plastiques ; elles peuvent être éduquées et adaptées aux conditions locales. A ne pas distribuer ceux impliqués dans les émotions dirigées vers autrui) nécessaires à la motivation altruiste. Il s’agit maintenant de comprendre comment il se fait que nous ayons étendu le champ des objets sur lesquels portent ces émotions ; comment par exemple, nous en sommes venus à être compatissants devant des inconnus en détresse ou à aimer non seulement nos enfants mais également toute sorte d’autres individus y compris des animaux. La section suivante fournit une piste de réponse à cette question. ii. Théorie du vestige La théorie du vestige (vestige theory) a déjà été mentionnée à la section 2.2.3. Ses défenseurs les plus connus sont les psychologues évolutionnistes John Tooby et Leda Cosmides (1989). Selon eux, les émotions altruistes (comme la sympathie ou l’amitié) seraient une relique de notre passé.161 On trouve ce trait aujourd’hui parce que les gènes qui en sont responsables se sont implantés dans le pool génétique de notre espèce au cours du Pléistocène. En ce temps-là, les individus vivaient dans de petits groupes majoritairement constitués de proches parents si bien qu’ils ne rencontraient pas souvent d’étrangers. Grâce à cet environnement particulier et à la force de la sélection de parentèle, les tendances altruistes psychologiques non discriminatoires ont pu être sélectionnées. Mais entre temps, les conditions environnementales ont changé (nous ne vivons plus dans de petits groupes d’individus apparentés) si bien que de nos jours, ce trait altruiste psychologique n’est plus adapté ; les émotions altruistes poussent les individus à dépenser leur énergie envers des individus qui ont une plus faible probabilité de posséder les gènes qui induisent ces mêmes émotions. En suivant la même logique, on peut ajouter que l’altruisme psychologique pourrait être désélectionné au cours de l’évolution future à moins qu’il ne soit intrinsèquement lié à d’autres capacités évolutionnairement avantageuses. Une théorie du vestige similaire peut être élaborée sur la base de la réciprocité plutôt que de la sélection de parentèle. Dans les petits groupes du Pléistocène, les individus se connaissaient et interagissaient régulièrement si bien qu’ils avaient tous intérêt à pratiquer la réciprocité (d’autant plus si la réciprocité est agrémentée de punition altruiste). Dans un tel contexte, les émotions altruistes non discriminatoires ont pu évoluer pour faciliter les relations de réciprocité. Mais de nos jours, le contrôle social et les interactions répétées sont plus difficiles à réaliser puisque nous vivons dans de très grands groupes si bien que les émotions altruistes s’avèrent être des traits désavantageux pour les individus qui les portent. Il va sans dire que ces deux versions de la théorie du vestige sont tout à fait compatibles et complémentaires. Notons toutefois qu’il n’est pas certain que les émotions altruistes soient tellement désavantageuses aujourd’hui (à ce propos, voir plus loin, section iv) ; cette question reste ouverte sans pour autant invalider la logique de la théorie du vestige. En revanche si les émotions altruistes sont encore adaptées aujourd’hui, il n’y a pas lieu de penser que l’altruisme psychologique pourrait être désélectionné au cours de l’évolution future. iii. Signal coûteux Selon la théorie du signal coûteux, les émotions altruistes seraient d’excellents signaux indicateurs des motivations des individus. En effet, il est difficile de fausser ou d’imiter une émotion si bien que lorsqu’une personne est émue par la souffrance d’autrui, elle signale par la même occasion son inclination à agir de manière pro-sociale. Ce signal est à la fois un handicap et un avantage. Le handicap vient de ce que l’individu altruiste pourra plus facilement être la proie des opportunistes. L’avantage est qu’une personne altruiste sera respectée dans la société et bénéficiera d’une réputation de bon partenaire d’interactions sociales, si bien que beaucoup d’individus chercheront à engager des relations de réciprocité avec elle. Selon Robert Frank (1988), Richard Alexander (1979 ; 1987 ; 1993) ou Amotz Zahavi (1977, 2002, p. 253), le fait de posséder des tendances altruistes profondément ancrées en nous et qui se manifesteraient publiquement à notre insu peut apporter un avantage au niveau individuel. 161 Rappelons aussi que ce raisonnement est très similaire à celui de Axelrod et Hamilton (1996/1984) présenté à la section 1.4.4. 111 Cette théorie fournit une explication complémentaire pour l’évolution des mécanismes de motivation altruiste. Elle est compatible avec les modèles précédents tout comme avec les deux suivants. iv. Théorie du moyen heuristique le plus efficace La théorie du moyen heuristique le plus efficace repose sur le principe que dans certains environnements sociaux, le coût évolutionnaire de l’égoïsme est tellement élevé qu’il vaut la peine d’être altruiste. On trouve cette idée chez un bon nombre d’auteurs ; certains se contentent de la stipuler (Gibbard 2002/1990, p. 102), d’autres la développent en détails en y ajoutant chacun une touche particulière en fonction du système global qu’ils défendent. De manière plus ou moins explicite, par exemple, les anthropologues évolutionnistes (Richerson, Boyd & Henrich 2003 ; Bowles & Gintis 2002) présentent la punition altruiste (section 2.2.6) comme un facteur clé de l’évolution de l’altruisme psychologique. Cette théorie part du principe qu’à un moment du passé humain, les normes sociales renforcées par la punition ont émergé. La présence de ces normes renforcées a créé un environnement social dans lequel l’opportunisme n’est pas une stratégie qui vaut la peine d’être pratiquée, car la désobéissance aux normes sociales est durement sanctionnée. Dans un environnement social tel que celui-ci, il est probable que des dispositions psychologiques altruistes s’avèrent avantageuses du point de vue de la sélection naturelle. Voici les détails de l’argument. Un individu égoïste psychologique calcule ses intérêts et développe un comportement opportuniste chaque fois qu’il pense pouvoir éviter la sanction ; parfois il se trompe, ce qui entraîne une sanction et parfois son opportunisme porte ses fruits au détriment des individus coopérateurs. Un individu altruiste psychologique par contre, ne prend pas le temps de calculer ses intérêts et agit invariablement de manière coopérative ; parfois, il doit payer le coût des actions opportunistes des égoïstes psychologiques, en revanche il ne perd pas de temps et d’énergie en calcul d’intérêts et ne risque jamais d’être puni. Considérons les coûts engendrés par l’utilisation de chacune de ces deux stratégies. Dans le cadre d’un environnement social à la fois complexe et comprenant des punisseurs altruistes, les égoïstes psychologiques se voient imposer une dépense d’énergie considérable en calculs pour décider à quel moment il vaut la peine d’agir de manière opportuniste. D’autre part, cette même complexité de l’environnement social augmente les risques de mauvais calculs suivis d’une sanction. L’altruiste psychologique en revanche ne souffre pas de la complexité de l’environnement social ; en coopérant sans réfléchir, il s’épargne à la fois les risques de la punition et de grands efforts cognitifs. Or, ces deux types d’avantages sélectifs en faveur des altruistes psychologiques pourraient bien dépasser les avantages occasionnels obtenus par les égoïstes psychologiques. C’est du moins ce que pensent les anthropologues évolutionnistes. Ainsi, le fait de posséder des dispositions psychologiques altruistes (en particulier des émotions altruistes) peut, dans certaines circonstances sociales, s’avérer avantageux du point de vue de la sélection naturelle. L’altruisme psychologique peut évoluer parce qu’il est un moyen heuristique efficace pour naviguer dans des environnements sociaux complexes composés de normes renforcées par la punition. Ou bien dit plus crûment : les dispositions altruistes psychologiques ont évolué parce qu’elles ont servi à éviter la punition. Il est intéressant de noter ici que l’on se trouve en présence d’un cas de coévolution gène-culture, ou plus précisément, il s’agit d’un exemple d’effet Baldwin : sur le long terme, un phénomène culturel exerce un impact sur l’évolution génétique (voir section 2.2.1.iv). Philip Kitcher (2006) a développé une théorie assez similaire. Il pense que l’altruisme psychologique162 a évolué parce qu’il s’agit d’une stratégie adaptative dans un contexte de jeux de coalitions (coalition games). Plus précisément, son explication fonctionne de la manière suivante. Etant donné la complexité des interactions à l’intérieur de coalitions et étant donné le 162 Notons que Kitcher (2006, p. 164) conçoit l’altruisme psychologique non comme une émotion mais comme une tendance aveugle à répondre aux préférences d’un autre individu avec lequel on est engagé dans une activité coopérative. Le modèle qu’il propose reste toutefois applicable avec une compréhension de l’altruisme psychologique en termes d’émotions. A ne pas distribuer prix d’une rupture sociale (perte de temps et d’énergie à rétablir la paix), il n’est pas avantageux de procéder à des calculs d’intérêts pour décider si l’on veut coopérer ou non à l’intérieur d’une coalition ; outre son côté risqué, cette activité serait trop coûteuse en termes de temps et d’énergie. Dans un tel contexte, une tendance psychologique à répondre aux préférences d’autrui, si elle est suffisamment représentée dans la population, favorise le développement de coalitions saines étendues et productives, avec tous les avantages qu’elles apportent. Dans la même veine, comme nous l’avons déjà vu à la section 3.7.1, Elliott Sober et David Wilson (2003/1998, chap. 10) comparent la plausibilité de l’évolution de mécanismes propres à l’égoïsme motivationnel par rapport à l’évolution de mécanismes propres au pluralisme motivationnel (ce dernier implique à la fois des motivations égoïstes et altruistes). Pour les besoins de l’argument, ils se concentrent sur le cas des soins parentaux chez les êtres humains et se demandent si, pour expliquer ce phénomène, il est plus probable que l’égoïsme ou le pluralisme motivationnel ait été sélectionné. Au terme de leur analyse, ils concluent que le second mécanisme est le plus probablement responsable des comportements de soins parentaux ; tout en faisant l’économie des calculs d’intérêts, il s’avère plus fiable et réalise mieux sa fonction biologique qui est d’assurer la survie de la progéniture. Assurément ces approches peuvent être critiquées dans le détail mais elles semblent toutes comporter une part de vérité : dans certains environnements sociaux, il vaut la peine d’être altruiste psychologique plutôt qu’égoïste. v. Sélection culturelle et effet Baldwin Susan Blackmore (1999) part du principe que la sélection génétique à elle seule ne peut pas engendrer de l’altruisme psychologique au-delà du cercle familial et de la réciprocité. Pour expliquer l’évolution de l’altruisme envers des inconnus, il faut selon elle recourir au mécanisme de sélection culturelle de groupe et à l’effet Baldwin (section 2.2.1.iv). Au départ, l’altruisme élargi ne peut être qu’un phénomène culturel qui s’apprend et se transmet d’un individu à l’autre par le biais de l’apprentissage et de l’imitation.163 Dans certains environnements, les entités culturelles altruistes (les « mèmes » altruistes), qui consistent par exemple en des actions, attitudes ou principes pro-sociaux, peuvent être transmises de manière assez efficace parce qu’elles assurent une reconnaissance sociale significative aux personnes qui les expriment, si bien qu’elles sont fréquemment imitées et enseignées au sein du groupe. Ce phénomène a pour effet de renforcer la cohésion et la force du groupe, et au fil de l’évolution culturelle, ces groupes seront sélectionnés au détriment des groupes dans lesquels l’altruisme n’est pas pratiqué ; c’est ainsi que les mèmes altruistes peuvent envahir toute une population. Après un grand nombre de générations reproduisant et propageant les mèmes altruistes, grâce à l’effet Baldwin, de véritables mécanismes psychologiques altruistes ont pu être ancrés dans notre matériel génétique. Cette théorie combine à la fois celle de la sélection culturelle de groupe et celle du signal coûteux. Si l’on en retire l’idée spécieuse de « mème altruiste » (pour une critique, voir section 2.2.1.iii) et que l’on se contente de dire que les individus apprennent à se comporter de manière altruiste, on peut lui accorder une certaine crédibilité ; en outre, afin d’échapper aux limites inhérentes à la rhétorique de la sélection de groupe, il serait également utile de reformuler cette théorie en termes de fitness inclusive pour les entités culturelles. Cela dit, il resterait encore à montrer que la stabilisation d’entités culturelles décrite par la théorie exerce réellement un effet rétroactif sur l’évolution génétique. Il n’est pas certain que l’effet Baldwin puisse réellement avoir l’impact qu’on lui attribue ici. L’évolution génétique d’organismes à reproduction aussi lente que la nôtre ne peut se faire que sur une période temporelle extrêmement étendue. vi. Théorie du produit dérivé 163 James Baldwin (1980/1909) lui-même a maintenu que la transmission des impulsions altruistes procède au moyen de l’imitation, de l’éducation et de l’apprentissage. De même, selon lui, cette transmission est favorisée par la sélection de groupe. 113 Selon la théorie du produit dérivé (probablement la moins convaincante de toutes), les mécanismes sous-jacents à l’altruisme psychologique ne sont pas un produit direct de l’évolution ; ils n’ont pas été sélectionnés parce qu’ils favorisaient la transmission de gènes ou d’entités culturelles ou parce qu’ils étaient favorables aux individus qui possédaient ses mécanismes. Ils sont simplement étroitement liés à un ou plusieurs autres traits qui eux sont adaptatifs.164 Ronald de Sousa mentionne (sans la soutenir explicitement) une solution de ce type (2001, p. 116). La sympathie, émotion altruiste par excellence, pourrait être un effet dérivé de la théorie de l’esprit, c’est-à-dire de la capacité de lire dans l’esprit des gens.165 Voici comment cela fonctionne dans le détail. La théorie de l’esprit permet de lire les états d’esprit d’autrui (ou du moins de se les représenter). Elle comporte l’indéniable avantage de prédire avec un bon taux de réussite le comportement d’autrui, ce qui permet de décider de son propre comportement en fonction de cette prédiction. Du point de vue stratégique, le fait de posséder la théorie de l’esprit est extrêmement avantageux et il paraît clair que c’est la raison pour laquelle elle a été sélectionnée.166 Il semblerait que le mécanisme de la théorie de l’esprit soit indissolublement lié à celui de l’empathie cognitive, qui est la capacité de comprendre ou saisir ce que ressent autrui, à lire (ou du moins d’imaginer) les états émotionnels d’autrui.167 Les deux phénomènes seraient liés parce qu’ils découlent tous deux de l’activation de neurones miroirs. Ces derniers sont une sorte particulière de neurones qui deviennent actifs à la fois lorsque l'on effectue nous-mêmes une action et lorsque l'on observe quelqu'un d'autre produire une action similaire168 (ou lorsque l'on ressent nous-mêmes une émotion et lorsque l'on observe les manifestations de cette émotion chez quelqu'un d'autre). Les neurones miroirs permettent en quelque sorte de se mettre en phase avec autrui. Selon un certain nombre d'auteurs, des phénomènes comme l’imitation et la compréhension des actions (Craighero & Rizzolatti 2004), l'empathie (Preston & de Waal 2002/2001 ; Gallese et al. 2004) et la théorie de l'esprit (Gallese & Goldman 1998) reposent sur l'activation de ces neurones miroirs. Ces derniers auraient été sélectionnés précisément parce qu’ils remplissent ces diverses fonctions. Au fond il se pourrait bien que l’empathie cognitive corresponde à la théorie de l’esprit dans son mode émotion, ou appliquée aux émotions. D'autre part, l'émotion de sympathie repose directement sur le mécanisme de l'empathie si bien que les deux sont très souvent corrélés: lorsque nous voyons quelqu'un souffrir, nous comprenons son état émotionnel et souffrons aussi (évidemment dans une moindre mesure);169 de plus, ce sentiment négatif nous incite à entreprendre quelque chose pour atténuer la souffrance de cette personne. 164 A ce propos, voir la distinction entre sélection pour et sélection de proposée par Elliott Sober (fin de section 1.1.2). 165 Dans le même ordre d’idée, selon Stephen Gould et Richard Lewontin (1979), l’altruisme est un effet dérivé non adaptatif qui surferait sur d’autres traits adaptatifs comme l’intelligence, la théorie de l’esprit, la conscience de soi et l’empathie. Ces capacités combinées produiraient l’altruisme (et la moralité) comme effet dérivé. Quant à Thomas Nagel (1970) et Peter Singer (1981) ils préfèrent lier l’altruisme à la raison. Toutefois, outre la difficulté de proposer une explication évolutionnaire de notions floues comme l’intelligence ou la raison, il semblerait que ces auteurs conçoivent l’altruisme psychologique dans un sens beaucoup plus restreint que celui qui nous intéresse ici. 166 Ce qui est moins clair est de savoir si elle a été sélectionnée pour permettre de mieux tricher ou de mieux coopérer (à ce propos, voir plus haut, note 136 ; H. Moll et Tomasello 2007). 167 L’exercice de l’empathie correspond plus ou moins à « se mettre à la place d’autrui » (D. Krebs & Russell 1981). Cette capacité cognitive est à la base des émotions empathiques comme la compassion, la pitié ou la sympathie. 168 Les expériences originales ont été faites sur des macaques (Gallese et al. 1996). 169 Dans la réalité, l’empathie et la sympathie sont des phénomènes difficiles à distinguer si bien qu’ils sont souvent associés voire même confondus dans la littérature (à ce propos, voir section 3.7.3.vi et plus particulièrement note 143). Ainsi, le mot « empathie » est souvent utilisé pour désigner à la fois la capacité de comprendre les états affectifs d’autrui, et celle de partager, ou plutôt se mettre en phase avec les émotions et sensations d’autrui (ce que l’on peut appeler la sympathie). A ne pas distribuer En bref, la sympathie et la théorie de l'esprit seraient liées par les neurones miroirs, via l'empathie. Les neurones miroirs auraient été sélectionnés parce qu'ils apportent des effets bénéfiques au niveau des choix stratégiques via la théorie de l'esprit; mais lire dans l'esprit des gens signifie aussi saisir et ressentir dans une certaine mesure leurs émotions. La sympathie serait donc un effet dérivé qui n'apporte aucun avantage sélectif, bien au contraire. Quoique intéressante, cette théorie du produit dérivé est cependant difficile à défendre. D'abord, la thèse selon laquelle la théorie de l’esprit reposerait directement sur les neurones miroirs est controversée. Comme le notent Pierre Jacob et Marc Jeannerod (2004), les neurones miroirs relèvent d’un phénomène sensori-moteur qui permet à la rigueur de comprendre une action observée mais ne semble pas fournir les clés de la compréhension du contenu de la pensée des gens ; la théorie de l’esprit ne reposerait donc pas directement sur les neurones miroirs. D'autre part, étant donné que nous disposons déjà d'autres explications plus convaincantes en termes d'avantages sélectifs de l'évolution de l'altruisme psychologique, il semble peu pertinent d'élaborer une théorie du produit dérivé. Enfin, cette théorie réduit l'altruisme psychologique à l'émotion de sympathie. Or nous avons vu qu'il existe d'autres candidats valables comme l'amour ou l'amitié. En revanche il se pourrait bien que les neurones miroirs soient à la base de l'émotion de la sympathie; nous disposerions ainsi d'un complément d'information (compatible celui-là avec les interprétations proposées précédemment) sur l'évolution de cette émotion altruiste particulière. La théorie du produit dérivé entre partiellement en contradiction avec les précédentes, qui elles, entrent en écho tout en explorant chacune un autre facteur causal susceptible d’avoir contribué à l’évolution des émotions altruistes. Il est très probable que les différents mécanismes proposés dans ces dernières sections ont contribué de manière conjointe à l’évolution des émotions altruistes. Au terme de cette déclinaison d’explications évolutionnaires, il reste peu de raisons de douter de l’existence et de l’efficacité causale des émotions altruistes. Il semblerait que le partisan de la thèse égoïste soit à court d’argument, du moins si le débat porte sur la motivation à certains comportements d’aide à autrui. 3.8. Conclusion Contre les défenseurs de la thèse de l’égoïsme, nous avons vu que l’altruisme psychologique n’est pas une chimère. La démonstration repose sur un recadrage de la controverse : sur la constatation que le débat classique (centré sur les motifs) mène à une impasse théorique, une nouvelle réflexion en termes de motivations a été abordée ; cette nouvelle perspective souligne qu’au fond, la question essentielle porte sur l’origine de la motivation et non sur le motif ultime. Au fond l’altruisme motivationnel signifie simplement que l’on peut être touché par les besoins et les conditions de bien-être d’autres personnes, au point d’être incité à agir en leur faveur. Une telle redéfinition du débat permet de mettre l’accent sur la question de l’existence et de l’efficacité des émotions altruistes (qui sont les formes paradigmatiques de la motivation altruiste) et de faire appel à des arguments évolutionnaires pour montrer que la thèse de l’égoïsme psychologique n’est pas tenable ; nous sommes bel et bien capables de produire des actions altruistes psychologiques. Au-delà de ce débat somme toute très philosophique entre les partisans de l’altruisme et de l’égoïsme psychologique, ce chapitre a fourni l’occasion d’explorer plus avant les différences et les dénominateurs communs entres les divers formes d’altruisme discutées dans cet ouvrage. Les différences essentielles ont été mises en évidence à la section 3.1.2. Quant aux rapports, ils sont de différentes natures. (i) Les trois versions d’altruisme concernent la promotion du bienêtre et des intérêts d’autrui au détriment du bien-être et des intérêts propres de l’agent. (ii) L’altruisme comportemental et l’altruisme psychologique fournissent chacun un type d’argument contre l’image classique de l’homo economicus. (iii) Les explications présentées à la section 3.7.3 suggèrent un le lien évolutionnaire entre les deux premières formes d’altruisme et l’altruisme psychologique : ce dernier peut être compris comme une (parmi d’autres) cause proximale des deux autres. 115 De manière générale, nous avons vu que l’approche évolutionnaire permet d’expliquer pourquoi certains types de comportements d’aide, de coopération et de punition bénéfique à la communauté sont apparus, se sont répandus et ont été maintenus au fil de l’évolution humaine. Ces mêmes théories permettent de saisir l’impact de ces comportements sur l’environnement social des êtres humains. Il se trouve que cet impact est propice à l’apparition et à la diffusion de tendances à l’altruisme psychologique ; en réalité on peut même parler de coévolution, de mise en place progressive et graduelle de mécanismes proximaux (dont font partie les émotions altruistes) toujours plus efficaces pour induire une série de comportements (en l’occurrence altruistes aux sens biologique et comportemental) qui s’avéraient très adaptés dans l’environnement auquel étaient confrontés nos ancêtres. En bref, l’adaptativité de l’altruisme biologique et comportemental semble être une condition nécessaire à l’évolution de l’altruisme psychologique. Si ce dernier est apparu et s’est maintenu au cours du passé humain, c’est parce qu’il a pour fonction biologique de soutenir les deux premières formes d’altruisme. 116 Conclusion gé né ra le L’altruisme, ce reflet d’une tension fondamentale entre le don et l’intérêt individuel est une réalité qu’il n’est pas aisé de découvrir. Pour pouvoir aborder de manière constructive les questions liées à ce phénomène par le biais de diverses disciplines telles que la biologie, la théorie des jeux, la philosophie ou les sciences économiques et sociales, il est essentiel de saisir comment les différents auteurs comprennent cette notion et quels sont les objectifs qu’ils cherchent à atteindre en en faisant usage. L’objectif principal de cet ouvrage était de dénouer l’enchevêtrement des définitions de l’altruisme et des contextes dans lesquels ce terme est utilisé. Au fil des pages, le lecteur aura pu comprendre pourquoi, selon les biologistes, des parasites qui endommagent le cerveau des fourmis sont altruistes alors que les mantes religieuses mâles qui se laissent « galamment » manger par les femelles lors de l’accouplement ne le sont pas. Il aura également appris que, selon les économistes et les anthropologues évolutionnistes, certaines actions punitives peuvent être considérées comme altruistes alors même qu’elles ont été motivées par un désir de revanche. Enfin il aura saisi pourquoi, selon les philosophes et les psychologues, il est possible d’agir en altruiste en tendant un verre empoisonné à son ami. Ces contradictions ne se révèlent qu’apparentes pour peu que l’on distingue les niveaux de discussion impliqués et les différentes manières de concevoir la notion même d’altruisme. Nous avons vu que trois formes d’altruisme apparaissent chacune dans un autre contexte. Pourtant, dans la littérature contemporaine, la ligne de démarcation n’est pas toujours aussi clairement tracée. Il est fréquent que plusieurs formes d’altruisme soient évoquées dans le même article (parfois même simplement confondues). Cela vient du fait que ces différents altruismes réfèrent au même phénomène social. Ainsi, à l’image des économistes expérimentaux, il est possible de s’intéresser à la fois à l’aspect motivationnel et comportemental de l’altruisme ; et à l’image de bon nombre de penseurs évolutionnistes le comportement altruiste animal et humain peuvent être abordés à l’aide des mêmes théories explicatives. Le contenu de cet ouvrage ne se résume pas à un simple travail de clarification conceptuelle. Il réalise également un double objectif constructif : le premier consistait à saisir les relations qu’entretiennent ces différentes formes d’altruisme entre elles. Nous avons vu que l’altruisme biologique et comportemental sont des notions très similaires qui portent sur le même genre de comportements. Ainsi, pour rendre compte de l’évolution de l’altruisme comportemental il importe de déterminer et expliquer les biais psychologiques sous-jacents à ce type de comportement. Or ces derniers peuvent être directement dépendants de l’évolution de l’altruisme biologique. Quant à l’altruisme psychologique, quoique logiquement indépendant des deux première formes d’altruisme, il semble néanmoins être une cause proximale de certaines de leurs instances. Cela nous mène à une constatation fort intéressante : les trois formes d’altruisme peuvent être sujettes à une analyse évolutionnaire. Mais pour mener à bien cette entreprise, il importe de ne pas mélanger les niveaux d’analyse en gardant à l’esprit la distinction fondamentale entre les causes proximales et ultimes. Une approche évolutionnaire apporte des informations utiles au niveau des causes ultimes ; elle peut expliquer comment certains comportements (en l’occurrence altruistes) ont pu être sélectionnés au cours de l’évolution ; elle peut également porter un éclairage sur certaines causes proximales de ces comportements. Cette dialectique des deux types de causes permet de comprendre pourquoi il existe un lien de nature fréquentielle entre les trois formes d’altruisme : beaucoup d’actions causées par des motifs dirigés vers le bien d’autrui (altruisme psychologique) ont pour effet d’augmenter le bien-être d’autrui ; cela est probablement du à une coévolution des comportements altruistes biologiques (et comportementaux) d’une part, et d’une propension à avoir des motivations altruistes d’autre part. 117 Le second objectif constructif de l’ouvrage était de comprendre les mécanismes intimes du fonctionnement de l’altruisme, à la fois du point de vue de notre passé évolutionnaire (a cet effet, des théories comme celles de la fitness inclusive, de la réciprocité ou du signal coûteux apportent un éclairage fort utile) et du point de vue de notre psychologie ; du même coup, il a été possible de mettre en lumière les vertus de l’altruisme au sein des espèces sociales en général et des sociétés humaines en particulier. 118 Bibliogra phie Allais, Maurice, 1953, ''Le comportement de l'homme rationnel devant le risque: critique des postulats et axiomes de l'école americaine'', Econometrica, 21/4, pp. 503-546. 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