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Fondements territoriaux du libéralisme contemporain

Tiers-Monde Fondements territoriaux du libéralisme contemporain Daniel Hiernaux-Nicolas Citer ce document / Cite this document : Hiernaux-Nicolas Daniel. Fondements territoriaux du libéralisme contemporain. In: Tiers-Monde, tome 40, n°157, 1999. Le libéralisme en questions. pp. 107-120. doi : 10.3406/tiers.1999.5369 http://www.persee.fr/doc/tiers_1293-8882_1999_num_40_157_5369 Document généré le 20/10/2015 FONDEMENTS TERRITORIAUX DU LIBÉRALISME CONTEMPORAIN par Daniel HlERNAUX-NlCOLAS* Les notions d'espace, de territoire et de région constituent un aspect essentiel du modèle libéral contemporain. Bien que peu étudiés, les fondements territoriaux pèsent de tout leur poids dans l'orientation des processus de l'économie mondiale. Discours et pratiques font apparaître de nouveaux paradigmes spatiaux, que cet article tente de cerner : simultanéité spatio-temporelle, fragmentation du territoire, mise en réseaux, exclusion, ciblage, retour au « local » - autant de mouvements qui témoignent d'un modèle territorial en cours d'édification, ni cohérent ni viable, mais porteur aussi d'éléments positifs pour le développement des sociétés et de pistes pour l'élaboration d'un autre modèle. Le retour au libéralisme est l'un des processus de revirement les plus radicaux auxquels on ait assisté ces dernières décennies. Faisant table rase du passé, les maîtres d'œuvre d'une nouvelle conception de l'économie mais aussi du monde ont créé les conditions d'une transformation radicale des structures essentielles sur lesquelles s'appuyait le mode antérieur de développement dans le monde capitaliste. Désormais, certaines des transformations les plus sensibles sont à ce point ancrées dans les sociétés contemporaines qu'il est difficile aux gouvernements d'orientation plus sociale, pour ne pas dire « socialistes », de retrouver le chemin d'autres modalités de développement. Pour la plupart, les études récentes sont essentiellement consacrées aux effets du modèle libéral contemporain : rares sont celles qui s'arrêtent sur ses fondements plus profonds. C'est pourquoi il est plus aisé, aujourd'hui, d'exprimer une vision critique des dégâts imputables * Professeur et chercheur à l'Université autonome métropolitaine Xochimilco de Mexico. Revue Tiers Monde, t. XL, n° 157, janvier-mars 1999 108 Daniel Hiernaux-Nicolas au modèle libéral, que de soutenir une théorie de rechange qui s'appuierait sur des fondements sensiblement différents. L'objectif premier de notre communication au présent séminaire est donc d'identifier et d'essayer de mettre en évidence les fondements territoriaux du modèle libéral, qui lui sont essentiels mais qui font partie de ses aspects les moins étudiés. Il semble en effet que de nombreux travaux soient dominés par l'idée selon laquelle l'espace compte de moins en moins dans l'analyse du modèle économique et social actuel. En d'autres termes, les notions d'espace, de territoire et de région voient leur sens traditionnel s'éroder et sont subsumées dans des discours mondialisateurs qui modifient radicalement la conception qu'on en avait aux précédents stades de développement. L'espace est ainsi réduit, semble-t-il, à un support matériel, éventuellement à un miroir des réalités mondiales, et certainement à un vestige de cultures et de sociétés traditionnelles qui pèsent peu dans l'orientation des processus fondamentaux de l'économie mondiale. La perspective dans laquelle nous plaçons la question territoriale prend l'exact contre-pied de ce point de vue : nous considérons que, plus que jamais, l'espace est un aspect essentiel de la configuration du modèle économique et social proposé par le libéralisme contemporain. Dans cette optique, nous ne pouvons que rappeler la célèbre expression de Michel Foucault : « Le temps est à la modernité ce que l'espace est à la postmodernité. » Les fondements théoriques du modèle libéral n'ayant pas été très étudiés, comme nous le signalions auparavant, notamment en ce qui concerne le territoire, c'est sur ce point que nous mettrons l'accent dans la présente communication. Nous considérons qu'il existe des paradigmes spatiaux essentiels qui doivent être jugés fondamentaux dans la formation de l'idéologie libérale d'aujourd'hui. C'est à la présentation succincte de ces paradigmes clés que nous consacrons ce document. Celui-ci s'achève sur quelques réflexions préliminaires qui seraient utiles dans la perspective d'une définition de fondements territoriaux différents, compatibles avec un autre modèle économique et social. 1. LES FONDEMENTS TERRITORIAUX DU MODÈLE LIBÉRAL CONTEMPORAIN II se révèle difficile d'identifier les fondements territoriaux essentiels, ceux qui orientent réellement le modèle libéral contemporain. Cela tient notamment au fait que les structures étatiques restent aux Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 109 mains de technocrates souvent attachés aux priorités antérieures. C'est pourquoi il semble que prévale encore, en matière territoriale, un discours planificateur, égalitariste et développementaliste qui, dans la réalité, a en grande partie cessé de peser sur les conceptions pragmatiques de ceux qui mettent en pratique les stratégies libérales. Nous allons donc essayer de mettre en lumière, dans le discours récent et dans les pratiques réelles, les traits fondamentaux qui soustendent le modèle libéral du point de vue territorial. A cette fin, nous allons présenter un éventail de problématiques successives, dont chacune renvoie à une idée centrale que nous considérons comme l'un des fondements les plus importants du modèle libéral contemporain. 1. La révision du modèle spatio-temporel du capitalisme: simultanéité au lieu de continuité Comme l'ont déjà signalé de nombreux auteurs, le monde du capitalisme est un monde qui s'est développé en vertu d'une conception spatio-temporelle linéaire. Cela signifie, comme l'a dit Inmanuel Wallerstein, qu'à partir du xixe siècle a fini par s'imposer une conception linéaire du temps qui trouve son origine dans la philosophie judéochrétienne, laquelle, bien que caractérisée par une vision eschatologique de l'univers, évoque un long cheminement des sociétés vers une fin très lointaine. D'une certaine façon, le marxisme se fait l'héritier de cette optique en proposant l'attente patiente du « grand soir ». La linéarité suppose de reconnaître trois phases temporelles successives : le passé, le présent et le futur, ce qui conditionnera la vision du monde mais aussi la conception même de l'Histoire. La longue durée braudélienne est issue de cette vision, entre autres. L'espace, longtemps caractérisé par la nature cyclique assignée au temps dans les sociétés traditionnelles, a ensuite été soumis à la continuité-expansion propre à la modernité. Ainsi, à partir du siècle dernier, la conception de l'économie comme celle de la géographie se sont adaptées au principe de linéarité, et donc de continuité dans le cas de l'espace géographique. De telle sorte que l'espace et le temps ont subi une réinterprétation radicale qui autorise, grâce à la linéarité, une mesure assimilable en sciences économiques. L'espace est avant tout distance et superficie, c'est-à-dire mesure de linéarité à une ou deux dimensions. Il suffit de se pencher sur les modèles d'Alfred Weber sur la localisation industrielle pour comprendre cette analyse. David Harvey a, quant à lui, conceptualisé clairement cette interprétation de l'espace au milieu des années 60. 110 Daniel Hiernaux- Nicolas Le libéralisme contemporain modifie radicalement cette situation en introduisant une conception du temps sensiblement différente de celle qui prévalait dans la modernité : la simultanéité remplace la linéarité. Le temps se subdivise ainsi en petits fragments mesurables autour desquels s'organise le système productif. Facilité par les progrès technologiques récents qui suppriment l'obstacle du temps, le modèle libéral poursuit l'abolition de l'attente, optimisant ainsi la productivité et l'accumulation. Certaines activités réagissent plus que d'autres à cette logique temporelle : c'est bien entendu le cas du secteur financier, qui fonctionne en temps simultané sur toute la planète et qui, par conséquent, se trouve parfaitement au diapason de la mondialisation actuelle. Par ailleurs, la fragmentation du temps engendre une valorisation différente de l'espace : alors que le passage du temps était représenté par une traversée de l'espace (voir par exemple les travaux de Kevin Lynch sur la perception de l'espace urbain), sa simultanéité relève aujourd'hui, à la faveur de la mutation de l'espace continu, d'une série d'instantanés, longuement analysés par les auteurs de la culture postmoderne1. A ce titre, nous affirmons que le deuxième fondement important du libéralisme contemporain, du point de vue territorial, est précisément la fragmentation du territoire. 2. La fragmentation territoriale Le territoire du libéralisme contemporain n'existe plus comme entité unique ou, en tout cas, comme série d'entités géographiques définies à partir des domaines d'intervention de Г État-nation, créateur de Г « espace-nation ». Malgré la reconnaissance de l'existence de régions au sein de chaque espace-nation, pendant la phase de la modernité, on aspirait à l'homogénéisation de l'espace, dans la perspective soit d'un espace-marché, soit d'une société égalitaire du point de vue de l'accès aux biens, aux services et aux débouchés sur le territoire. Ainsi, il semble que la modernité ait misé sur l'homogénéité et la continuité de l'espace, ce qu'exprime par exemple l'œuvre de Perroux, qui militait pour le dépassement des frontières nationales et la libération des forces homogénéisatrices des territoires et des cultures par excellence : les multinationales. L'aspiration à la continuité du territoire a encouragé les États modernes à l'intégration territoriale, qui devait censément être obtenue 1. Nestor Garcia Canclini, 1995, Consumidores y ciudadanos, conflictos multiculturales de la globalization, Grijalbo, Mexico ; Celeste Olalquiago, 1993, Megalopolis, Monte Avila editores Latinoameričana, Caracas. Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 111 grâce aux actions colonisatrices et à de grandes articulations territoriales. Les pays développés et « en voie de développement », c'est-à-dire ceux-là mêmes qui souhaitaient participer au monde intégré de l'aprèsguerre, ont largement privilégié l'essor des moyens de communication terrestres, à partir des années 50, et les projets de modernisation de grande envergure à même d'intégrer les espaces marginaux. Néanmoins, l'attitude du libéralisme contemporain à l'égard du territoire est beaucoup plus ambiguë : s'il cherche son homogénéisation à partir de la superposition d'un réseau mondial de communication et d'articulations superspatiales, il semble plus déterminé encore à rompre la légitimité qui justifie le modèle unifié. Ainsi, la promotion de la réduction du poids de l'État central est à la fois un appel à la décentralisation, extrêmement clair depuis les années 70, et un encouragement aux forces locales, qu'elles s'appellent nationalismes ou régionalismes, qui militent pour l'indépendance politique et économique de sous-ensembles territoriaux, souvent justifiée sur la base de considérations ethniques ou culturelles. La fragmentation territoriale n'est pas seulement une question administrative ou une revendication régionaliste, mais le substrat de la flexibilisation du territoire à partir d'unités plus petites. De même que la flexibilité du travail exige la disparition des structures de contrôle et de défense des salariés, la flexibilisation territoriale repose sur l'élimination progressive des mécanismes de contrôle et d'organisation du territoire. Ces vingt dernières années, les critiques ont été dirigées contre l'État national mais aussi contre les mécanismes qui faisaient se mouvoir à l'unisson, ou du moins essayaient, les diverses entités subnationales. La planification, l'aménagement du territoire et les mécanismes de subvention qui accordaient aux uns ce que les autres avaient en abondance pour favoriser l'harmonie, ont été très critiqués dans les pays qui ont adopté un modèle libéral. A telle enseigne que l'existence ou la disparition (dans le cas mexicain, par exemple) des bases de l'intervention territoriale permettent d'évaluer les progrès du libéralisme dans les sphères étatiques et dans les sociétés qu'elles sont censées représenter. Le Mexique avait en effet construit un système de planification centrale à partir des années 70, qui proposait une réorganisation du territoire destinée à réduire les inégalités régionales et à promouvoir le développement tout au long du pays. Dans ce cadre, l'Etat central s'est fait porteur des besoins estimés des populations locales qui n'étaient d'ailleurs pas consultées, et a développé des grands projets d'aménagement qui ont canalisé une portion importante des ressources publiques et ont aussi provoqué un endette- 112 Daniel Hiernaux-Nicolas ment spectaculaire, particulièrement dans la phase de croissance pétrolière (1978-1982). C'est ainsi que ce sont développés de grands projets sidérurgiques (Ciudad Làzaro Càrdenas, Mondova...), d'exploitation du cuivre (Nacozari de Garcia), pétroliers et pétrochimiques (autour de Coatzacoalcos et Minatitlàn dans le Golfe du Mexique), mais aussi touristiques (dont Cancùn est le cas le plus connu)1. Après 1982, les gouvernements postérieurs, orientés par une idéologie néolibérale, ont peu à peu « oublié » l'aménagement et la planification, et remis aux mains du secteur privé les projets de développement qui ont été privatisés dans des conditions très favorables pour les entreprises qui les ont repris. Toutefois, comme nous l'affirmions auparavant, le désengagement de l'État n'est pas uniforme : dans les États du Nord, il est beaucoup plus intense que dans le Sud, qui continue à dépendre des projets publics, même s'ils n'atteignent plus l'échelle des projets du « boom » pétrolier2. La fragmentation consiste à conférer à chaque unité territoriale mineure un poids spécifique non subordonné à celui des autres, c'est-à-dire un rôle et un éventail d'activités définis et contrôlés en fonction de l'économie à l'échelle mondiale. Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas déjà des activités inscrites dans le cadre local, mais que seront à l'avenir privilégiées les activités économiques qui ont un rapport avec l'intégration mondiale. 3. La mise en réseau De surcroît, la fragmentation ne peut avoir de sens qu'à partir du moment où l'on recourt, simultanément, à la reticulation du territoire, c'est-à-dire à la constitution de réseaux qui favorisent le développement des activités à l'échelle mondiale et garantissent le fonctionnement des parties au sein d'une articulation planétaire. La fragmentation des activités productives et des centres de décision exige, en effet, une réorganisation des produits partiels et des décisions fragmentaires sur base de grandes décisions stratégiques mais aussi à partir de l'intégration des produits vers le bien final. Il y a donc reconstruction 1. De nombreux travaux ont été publiés sur le thème des grands projets, particulièrement dans le cadre des recherches du credal, Centre de recherches et documentation sur l'Amérique latine du CNRS, avec de nombreuses contributions de Gilles Fourt, Daniel Hiernaux, Julio Cesar Neffa, Marie-France Prévôt-Schapira, Jean Revel-Mouroz, Hélène Rivière d'Arc, Maria Eugenia Zavála entre autres. 2. Il faut aussi noter que les gouvernements de droite, dans les États du Nord, reprennent à leur compte la planification dans les structures des gouvernements des états et des municipalités. Toutefois il s'agit surtout d'une planification « stratégique » qui cherche un accord permanent avec les secteurs productifs, au lieu de la planification centraliste et non concertée des années antérieures. Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 113 des fragments dans un « tout » qui exige un effort peu commun de coordination et d'intégration à une échelle souvent suprationale1. La tendance à réticuler le territoire remonte à l'invention du chemin de fer, mais elle revêt une importance toute particulière à la faveur du développement de technologies de communication qui ne reposent pas sur le déplacement matériel des biens et des personnes. Ainsi, on assiste à un essor considérable des mécanismes d'intégration réticulaire : de ceux qui envisagent la mobilité des biens et des personnes, mais aussi et surtout la mobilité des composantes de la vie sociale et économique qui ne nécessitent pas de déplacements physiques, comme dans le cas de l'argent, des images et de l'information en général. Les progrès de l'informatique ont porté les activités de ce type à un degré inconnu il y a vingt ans, et ils se poursuivent. La mise en réseau s'opère donc à peu de frais et à une vitesse extrême qui permet de mettre en évidence l'apparition d'un nouveau modèle spatio-temporel contemporain2. 4. L 'exclusion ou le jeu des « vitesses territoriales » La vitesse acquise grâce au progrès technologique n'est pas, toutefois, une prérogative universelle. L'heureuse formule de société et d'économie « à deux vitesses » (Lipietz) s'applique de toute évidence dans le cas du territoire. En effet, le libéralisme se fonde sur la séparation des espaces en fonction de leur niveau de compétitivité territoriale, qui correspond à leur capacité à jouer un rôle spécifique dans le système mondial. Ainsi, dans le contexte actuel, on assiste à une séparation radicale entre espaces intégrés et espaces non intégrés. L'exclusion sociale et économique qui prévaut dès l'adoption de politiques libérales se traduit par conséquent par une exclusion territoriale, ce qui détermine deux vitesses de fonctionnement : d'une part la vitesse dont jouissent les nœuds et les territoires intégrés au réseau planétaire et d'autre part l'absence de vitesse, le rythme traditionnel propres aux espaces exclus du système 1 . Cette situation est bien connue au Mexique dans le cadre du développement des maquiladoras ou usines de sous-traitance installées principalement dans le Nord du pays depuis 1964, mais qui ont connu une croissance intensive depuis 1982 (plus de 1 million d'emplois actuellement en 1998). Ces entreprises sont un chaînon de formation du produit final, intensif en main-d'œuvre, qui permet le montage électronique entre autres. Toutefois le produit fini que reçoit le consommateur est intégré par des composants de diverses provenances. C'est pourquoi la mise en réseau des divers espaces productifs des parties composantes du produit final devient une nécessité logistique de premier ordre. 2. Il ne faut pas négliger non plus le fait que les relations sociales s'appuient elles aussi de plus en plus sur la création de réseaux de support international. Au long de ces réseaux se diffusent les informations et se créent les solidarités internationales. Le cas des Zapatistas au Mexique en est sans aucun doute devenu le paradigme. 114 Daniel Hiernaux-Nicolas mondial. Bien que ce modèle soit très élémentaire, dans la mesure où il ne fait pas la distinction entre les temps et les types de vitesse inhérents à différentes cultures et différents niveaux d'intégration partielle, il reflète l'image fondamentale du système libéral : le jeu de la différence, le recours à l'exclusion. Il n'existe pas un type unique d'inclusion-exclusion territoriale. En d'autres termes, nous n'avons pas la possibilité d'identifier de manière incontestable des régions intégrées et des régions exclues. En général, les espaces intégrés sont ponctuels et s'articulent entre eux à travers le réseau de communications qui permet soit leur mise en concurrence, soit l'exercice de leur complémentarité dans l'espace mondial. Par exemple, les espaces touristiques intégrés au tourisme mondial tendent à se concurrencer, alors que les espaces intégrés du secteur automobile créent des sous-réseaux complémentaires, eux-mêmes en concurrence avec d'autres sous-réseaux relevant d'autres producteurs. Dans le contexte des grandes villes, la rupture a aussi été consommée, sous l'effet des politiques libérales, entre espaces intégrés et espaces exclus. Ainsi, rares sont les espaces qui se recomposent en fonction des nouvelles relations sociales, culturelles, économiques et politiques engendrées par le libéralisme contemporain. Autrement dit, il existe dans les principales villes du monde des foyers d'interaction avec le système mondial, en général connus comme des îlots de postmodernité. Ces caractéristiques deviennent transparentes pour l'observateur compte tenu de la configuration physique même de ces foyers, en particulier de leur architecture. Par ailleurs, les espaces exclus forment la majeure partie des territoires urbains actuels. L'idéologie libérale insiste aussi sur la nécessité de laisser libre cours à ses modalités de production, fondées sur l'absence de règles, comme le laissent par exemple deviner les arguments d'Hernando de Soto. Pour leur part, les espaces intégrés se voient de plus en plus soumis au formalisme propre au système mondial, et notamment à la politique d'homogénéisation des normes de fonctionnement dans le cadre d'un régime urbain flexible, et en même temps strict et complexe. Si nous nous référons à la théorie de la diffusion propre aux années 601, nous pouvons nous demander s'il est plausible d'assister, à 1. Nous faisons référence aux travaux de Hernansen et de ses émules sur les modèles de diffusion géographique dans l'espace, qui ont propagé les idées selon lesquelles le développement a lieu à partir d'un noyau initial et se diffuse progressivement dans l'espace avec une intensité inversement proportionnel e à la distance. Théorie conjointe à celle des pôles de croissance de M. Perroux, cette proposition permet de penser que les innovations actuelles devraient gagner les espaces périphériques à partir des pôles technologiques et de modernité. Ce n'est bien sûr pas le cas, et ce l'est moins encore quand les nouvelles technologies permettent de diffuser par « au-dessus » de l'espace géographique, sans se soucier de ce qui est sur son passage. Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 115 l'avenir, à un essor des espaces intégrés au détriment des espaces exclus. La réponse est non, tant que les postulats élémentaires du modèle lui-même ne sont pas modifiés, non seulement dans leur dimension territoriale, mais surtout du point de vue de leur fondement économique. 5. Ciblage territorial contre intégration homogène La cinquième tendance importante réside dans le ciblage, ou « focalisation », territorial : particulièrement flagrant dans l'élaboration des politiques sociales au Mexique, mais en réalité fondé sur des principes idéologiques définis par certaines organisations internationales telles que la Banque mondiale, le ciblage consiste à s'occuper spécifiquement et exclusivement de groupes et de zones considérés comme plus défavorisés. Toutefois, il nous semble que l'on peut définir un deuxième niveau de lecture de ce modus operandi, qui n'a pas trait cette fois aux populations défavorisées, mais aux noyaux de croissance. D'une part, la focalisation consiste à s'occuper en priorité des espaces les plus susceptibles de s'intégrer à l'espace global, au moyen de mesures politiques ciblées territorialement et sectoriellement. Par exemple, on répondra à la demande de services de télécommunications et d'axes de circulation rapides émanant des zones résidentielles où le niveau de revenu est élevé, dans les villes, ou des régions et des agglomérations qui présentent une meilleure capacité d'intégration. D'autre part, la focalisation porte également sur la définition de mesures destinées aux plus démunis, fondées sur l'évaluation de l'incapacité à assurer sa propre subsistance. En d'autres termes, les politiques sociales sont désormais ciblées sur les personnes inaptes à garantir « par elles-mêmes » leur subsistance et sur les espaces où elles sont majoritaires, ces espaces et ces groupes étant en fait considérés comme dangereux pour le fonctionnement du système mondial. Le ciblage socioterritorial est, à ce titre, le négatif des politiques d'intégration du passé. On se souviendra du débat inachevé qui a opposé les partisans de l'efficacité et ceux qui voyaient une priorité absolue dans la défense de l'égalité au moyen des politiques territoriales. Il ne fait aucun doute que les premiers ont obtenu gain de cause et que leur théorie s'est imposée comme fondement des politiques libérales. 116 Daniel Hiernaux-Nicolas 6. Le retour au « local » Enfin, nous voyons dans « le retour au local » la dernière tendance lourde sur laquelle s'appuient les politiques libérales actuelles. D'une certaine façon, ce retour au « local », c'est-à-dire la revitalisation des caractéristiques fondamentales d'espaces spécifiques, peut paraître en contradiction avec l'éventail des mesures qui semble illustrer une vision pragmatique du territoire et avec la tendance à la mondialisation et à l'homogénéisation. Il n'en est rien, car l'homogénéisation constatée dans l'espace mondial va de pair avec la revalorisation des caractéristiques particulières des espaces où s'ancre le phénomène planétaire. Et c'est précisément de l'ancrage de ce phénomène qu'il est question : il est impossible de concevoir qu'un modèle économique existe in abstracto, c'est-à-dire « flottant » au-dessus du territoire : toute activité, même pendant une phase d'accélération, nécessite un ancrage territorial. Plus ou moins prononcé, cet ancrage revêt différentes formes selon le type d'activité. Le tourisme, par exemple, nécessite un ancrage fort, puisqu'il se développe en tant qu'activité et en tant que produit à partir des caractéristiques d'un lieu (plage, climat, etc.), alors qu'une maquiladora aura un ancrage suffisamment léger pour pouvoir se déplacer d'un lieu à un autre en l'espace de quelques heures. L'ancrage est indispensable à l'implantation territoriale des activités et nécessite à cet égard que certaines conditions essentielles à l'exercice des activités concernées soient réunies. De ce fait, le choix de la zone d'ancrage relève de décisions stratégiques, toutes choses égales par ailleurs ou presque (par ex. le type d'organisation du travail, la destination du produit, le niveau de profit...). Déterminer où il convient de s'installer et pour quelles raisons particulières est donc une question importante pour les activités mondiales. A ce propos, Storper a analysé le cas des régions et conclu qu'elles étaient « le trait d'union des interdépendances non commercialisables », c'est-à-dire le lieu où se définissent les relations économiques, sociales, culturelles et politiques qui ne s'inscrivent pas dans la sphère du marché mais auxquelles sont subordonnées de manière décisive les conditions de fonctionnement de toute activité économique. Le concept marshallien ď « environnement » prend ici tout son sens. La revalorisation de l'échelle locale met en jeu des facteurs non économiques, en vertu de quoi il est nécessaire de faire appel à d'autres disciplines pour étudier le territoire : il n'est pas étonnant, dans ce contexte, que la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie et les Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 117 études culturelles se révèlent de plus en plus intéressantes de ce point de vue et soient à même, selon nous, de redéfinir le sens du territoire, ce dont la géographie à elle seule s'est montrée incapable. Le retour au « local » est aussi le retour à la vie quotidienne, sujet en très grande partie abandonné pour ne pas dire dénigré par les théoriciens de la modernité, qui ont considéré qu'elle relevait de l'accessoire. Au contraire, la renaissance des études relatives à la vie quotidienne illustre l'importance de la très grande échelle, dans un certain sens du niveau local, mais pas exclusivement, ainsi que la nécessité de conduire des études territoriales à même de tenir compte des dimensions mondiales, des processus « micro », mais aussi et surtout de l'articulation entre les deux. De toute évidence, l'optique libérale manifeste un intérêt limité mais fonctionnel pour l'échelon local : pour elle, ce domaine semble être le réceptacle de la dimension mondiale, son espace de cristallisation territoriale, mais aussi le berceau de nombreuses variables parfois impossibles à mesurer et néanmoins susceptibles d'engendrer une résistance contre les politiques mondiales, telles que les questions ethniques, l'environnement et le rapport hommes-femmes. Il est clair que l'approfondissement du sens de l'échelon local débouche sur la revalorisation de la société civile et sur la possibilité de l'organiser grâce à la reconquête des espaces de vie. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement, compte tenu de sa pertinence dans l'élaboration de politiques de substitution au libéralisme contemporain. 2. SYNTHÈSE : UN MODÈLE TERRITORIAL DANS LE LIBÉRALISME CONTEMPORAIN? Il n'existe pas de modèle territorial unique du libéralisme contemporain, mais une multitude d'optiques, de tendances, de systèmes et de substrats idéologiques propres à chaque société ayant épousé cette théorie. Le Mexique, en particulier, a montré que le libéralisme pouvait progresser à pas de géant dans des sociétés apparemment bloquées et fermées mais, ce faisant, celles-ci s'ouvrent à de nouveaux courants et phénomènes préjudiciables, qui ne se seraient peut-être pas manifestés si les barrages traditionnels avaient été laissés en place. Au Mexique, en raison de la rapidité des changements mais aussi du caractère erratique de la majeure partie des mesures libérales adoptées, la compo- 118 Daniel Hiernaux- Nicolas santé territoriale se caractérise par des effets néfastes sans précédent. La gravité de la pauvreté extrême, dans certaines zones, la rapidité de la modernisation dans d'autres, l'exclusion sociale aiguë qui côtoie une richesse parfois majeure, sont les signes d'un modèle territorial à la recherche d'une cohérence mais dont l'édification n'est ni parfaite ni viable dans le contexte libéral actuel. Néanmoins on distingue, dans les changements apportés à ce modèle à l'occasion de la refonte des structures territoriales et des fondements mêmes de l'idéologie dominante, des facteurs extrêmement positifs pour le développement des sociétés, facteurs que nous énonçons brièvement ci-après. Premièrement, le rejet de la majorité dans l'exclusion remet en question, de façon plus patente que jamais, la validité du modèle mondial en tant que solution à la longue crise que traverse le capitalisme mondial. Mis à nu, le système de la mondialisation révèle l'impossibilité même de son extension et réaffirme son caractère exclusif. Il affirme que l'homogénéisation par l'exclusion est la seule position possible compte tenu des mérites de la mondialisation et, ce faisant, il réaffirme l'unité des exclus, qui plus est sous une forme qui aurait été impossible dans les époques récentes. La mondialisation par la base passe par la subversion du modèle grâce à l'utilisation de certaines des technologies les plus importantes à son service (les télécommunications, par exemple), qui permettent à des groupes isolés, dans l'ensemble d'un Tiers Monde maltraité, de partager leurs expériences et d'établir des plates-formes communes. Mais si de vieux intellectuels de gauche ne comprennent pas le sens de la réarticulation entre exclus, comme l'ont montré certaines critiques adressées à la Rencontre intergalactique organisée en Espagne, il n'en est pas moins vrai que ce type de manifestations renforce les relations entre des groupes qui ont en commun l'exclusion, même s'ils proviennent de milieux extrêmement différents à part leurs conditions de vie et leurs idéologies. Deuxièmement, la reticulation des espaces au moyen des technologies de pointe a contraint le capital à créer des espaces nouveaux, des non-lieux comme les appellera Marc Auge, dont les caractéristiques essentielles sont l'anonymat, l'absence de référence historique et l'impossibilité d'être associés à une identité sociale. Ainsi, bien que les espaces réservés à ceux qui participent au modèle planétaire soient de plus en plus sophistiqués et technicisés, au moins pour ceux qui forment cette espèce de classe capitaliste mondiale, comme l'a appelée Leslie Sklair, ils sont de moins en moins stimulants pour la culture. Dans ce contexte, les espaces auparavant disqualifiés en tant que zones indigènes, dites parfois « régions de refuge », se sont constitués en Fondements territoriaux du libéralisme contemporain 119 espaces de référence de première importance, ce qui leur confère un rôle d'innovation dans le système mondial. Nous pourrions peut-être affirmer que les zones marginalisées peuvent, dans certaines conditions, être exportatrices nettes de culture, nouvelle matière première du sous-développement. Troisièmement, nous devons aussi signaler que la dynamique des espaces ouverts a favorisé des innovations sans précédents dans les comportements locaux : soumis à une concurrence sans merci, les espaces locaux s'affrontent pour conquérir de nouvelles positions dans le système mondial ou par rapport à celui-ci. Les dynamiques qui en résultent peuvent dans certains cas être néfastes, mais elles créent aussi un mouvement salutaire qui agite les eaux stagnantes du monde local, si longtemps délaissé par les forces de la sphère nationale. D'une certaine manière, la logique même qui renferme les divers fondements territoriaux du modèle libéral présente autant de contradictions que la dimension économique dudit modèle. Par conséquent, les contradictions socioterritoriales affleurent plus que jamais sous la surface et la superficialité de la modernité excluante, et mettent ses limites en évidence. 3. CHANGER DE CAP: QUELQUES SUGGESTIONS POUR L'ÉLABORATION D'UN MODÈLE DE SUBSTITUTION Changer de cap est peut-être la tâche la plus ardue compte tenu de l'imposant déploiement de ressources idéologiques et matérielles du libéralisme. Dans sa dimension territoriale, et sur la base de ses fondements, de ses contradictions et des potentialités dont nous avons fait état, il nous semble que quelques pistes permettent d'affronter les incohérences et de favoriser l'élaboration d'un modèle de substitution. En guise de conclusion, nous les énumérons sommairement dans les paragraphes qui suivent. — Il n'est pas pertinent de rejeter la concurrence territoriale en tant que telle. Adéquatement contrôlée, elle est à même d'engendrer un dynamisme dans les territoires. En revanche, si on la laisse s'exprimer dans sa barbarie, elle peut aussi être plus destructrice que constructive. La possibilité de jouer sur la concurrence entre territoires est importante à partir du moment où il est possible de donner un sens à cette émulation, propice aux transformations. 120 Daniel Hiernaux-Nicolas — L'homogénéisation par l'exclusion doit être combattue par une articulation croissante entre les groupes d'exclus, en recourant à tous les moyens techniques actuels. Revalorisée en tant qu'instrument de participation à un projet différent, la possibilité d'établir des contacts et d'échanger des expériences peut ouvrir la voie à l'élaboration de modèles de développement de substitution. La mondialisation par le bas ne doit pas copier celle qui s'instaure par le haut, mais chercher à la remplacer dans les domaines les plus fondamentaux de la vie quotidienne, à travers les échanges de produits, de technologies pertinentes, d'expériences et de richesses culturelles. — La fragmentation et le retour au « local » doivent eux aussi être interprétés comme une revalorisation de l'individu et de la communauté, dans le cadre d'une lutte permanente contre les tendances qui visent à la désintégration sociale et territoriale au profit d'un contrôle par le haut. La base a réellement la possibilité d'imposer des règles du jeu en s'appuyant sur l'organisation sociale de lieux qui ne sont pas que des espaces géographiques mais aussi des micro-sociétés, dotées de ressources et d'un territoire, et qui s'inscrivent dans un ensemble articulé. A ce jour, c'est au travers de stratégies défensives interdisant l'accès à l'espace local que s'est manifestée cette tendance : le rejet systématique des initiatives du capital ou des propositions de l'État qui semblent aller dans leur sens a peu à peu dégénéré en réaction de type « nimby » (Not in my backyard : « pas de ça chez moi »), qui peut s'expliquer mais qui n'est pas toujours justifiée. L'abandon de cette attitude au profit d'une philosophie positive, propice à la négociation, peut contribuer à conférer aux forces locales une capacité politique dont elles ne disposent pas actuellement. — Enfin, dans une optique purement territorialiste, nous considérons qu'il est temps d'abandonner les fondements traditionnels et limités de l'analyse territoriale sur lesquels s'appuient les recherches et les propositions depuis plus de trente ans, et ce dans le but de parvenir à une vision plus claire, plus analytique et plus réaliste des phénomènes à l'œuvre. Il s'agit là du seul moyen de dégager les fondements d'une véritable solution de rechange. La formulation d'un discours différent, mission à laquelle contribue ce séminaire, est nécessaire à l'élaboration sociale des propositions de substitution, tant dans leur dimension territoriale qu'aux fins de confrontation globale avec le modèle libéral. View publication stats