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La palette colorée de Goethe

Courrier international (1051-1052) 2010 S. 82-85

Als Goethe in seiner monumentalen Farbenlehre (1810) versuchte, Newtons Theorie des Lichts und der Farben anzugreifen, setzte er eine Methode ein, die er als Vermannigfachung der Erfahrungen bezeichnete: Er variierte verschiedene Parameter der newtonischen Experimente, um neuen Spielraum für Alternativen zur Theorie Newtons zu gewinnen. Dabei erzielte er durchaus Erfolge. U.a. entdeckte er das Komplement zum newtonischen Spektrum (das aussieht wie dessen Farbnegativ und durch Vertauschung der Rollen von Licht und Finsternis entsteht). Ingo Nussbaumer hat Goethes Methode kongenial fortgeführt. Dabei hat er sechs weitere Farbspektren entdeckt. Sie entstehen, wenn man anstelle des Hell/Dunkel-Kontrasts (in Newtons und Goethes Experimenten) mit Paaren bunter Komplementärfarben arbeitet. Die neuen Farbspektren sehen genauso differenziert aus wie Newtons und Goethes Spektrum; doch anders als diese enthalten sie die unbunten "Farben" Schwarz und Weiß. Die vielfältigen Ordnungsbeziehungen und Symmetrien, die Ingo Nussbaumer in der Farbenwelt der insgesamt acht Spektren ausgemacht hat, verhelfen uns vielleicht zu einem tieferen Verständnis der Prinzipien menschlicher Farbwahrnehmung. Und sie tauchen die überkommenen Prinzipien der additiven und der subtraktiven Farbmischung in neues Licht.

 Courrier international | n° 1051-1052 | du 22 décembre 2010 au 5 janvier 2011 L cou ong rri er 82 1 2 3 4 Idées La palette colorée de Goethe Deux siècles après sa publication, le Traité des couleurs reste l’œuvre la plus controversée du poète allemand. Une exposition au musée Goethe de Weimar invite à redécouvrir sa théorie, qui n’a cessé d’inspirer les artistes. Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort oethe est le seul grand poète de l’Histoire à avoir osé remettre en question une théorie scientifique établie. Son ouvrage le plus vaste, le Traité des couleurs, est une attaque en règle d’un millier de pages contre l’Opticks de Newton (Optique, paru en 1704). Publié il y a près de deux siècles, ce traité se compose de trois parties. Dans la partie didactique, Goethe décrit une variété infinie de phénomènes chromatiques et d’expériences avec les couleurs. Le poète espérait ainsi ébranler la théorie de Newton, auquel il reprochait de s’appuyer sur une sélection trop partielle de phénomènes chromatiques. Dans la partie polémique du Traité des couleurs, Goethe donne une traduction (en petits caractères) des chapitres les plus importants de l’Optique de Newton afin d’y accoler sa propre critique (en gros caractères). Enfin, dans la partie historique, Goethe présente une histoire scientifique des théories des couleurs, de l’Antiquité au début du XIXe siècle. Il y fait l’éloge des nombreux précurseurs de sa théorie et s’insurge contre les moyens douteux utilisés par les newtoniens pour imposer la leur. Les physiciens rejettent l’ouvrage en bloc, les admirateurs de la poésie de Goethe préfè- G Courrier international | n° 1051-1052 | du 22 décembre 2010 au 5 janvier 2011 5 6 7 8 rent s’abstenir de tout commentaire et les psychanalystes diagnostiquent une grave névrose chez ce théoricien de la couleur. Goethe, lui, tenait sa théorie des couleurs en plus haute estime que bon nombre de ses œuvres littéraires. Il avait raison. Goethe n’était pas fou. Certes, son rejet des expériences de Newton sur la lumière blanche ou colorée relevait surtout d’une aversion esthétique, voire morale, pour les moyens utilisés par le savant anglais : il trouvait injuste de faire ainsi violence à la nature. Il ne niait toutefois pas les expériences incontestables qu’observe l’œil froid du scientifique ; il en contestait seulement la valeur de preuve. Et si, comme Newton, le poète “ Les physiciens rejettent l’ouvrage en bloc, mais le poète, lui, tenait sa théorie des couleurs en haute estime s’intéressait également aux couleurs du peintre et aux couleurs collées aux objets, c’est aux couleurs éphémères qu’il accorda le plus d’attention : le bleu du ciel, les couchers de soleil, la lueur d’une flamme, les ombres colorées, les arcs-en-ciel et les phénomènes multicolores observables à l’aide d’un prisme en verre ou à travers le filtre de l’eau. Revenons à Newton et à ses travaux expérimentaux. Par un jour ensoleillé de l’an 1666, Newton s’enferme dans une pièce obscure orientée au sud, perce un minuscule trou dans le volet de la fenêtre, y place un prisme en verre et observe, sur un tableau blanc distant de 22 pieds, la lumière filtrée à travers le trou, puis déviée par le prisme (selon la loi de la dispersion de la lumière). Newton fait alors deux observations : la tache de lumière projetée sur le tableau n’est pas blanche, elle présente les couleurs de l’arcen-ciel, et n’est pas ronde comme le trou, mais cinq fois plus haute que large. La bande de couleurs va du bleu au rouge, en passant par le cyan, le vert et le jaune. Les démarcations entre les couleurs sont évidemment floues, mais, pour ne pas parler sans cesse des demi-tons, nous nous limitons ici à un spectre de cinq couleurs ressemblant à ceci :  83 Expériences Chaque dispositif fait apparaître un nouveau spectre comprenant au moins une couleur nouvelle. 1. Le spectre de Newton. 2. Le spectre de Gœthe. 3 à 8. Ceux imaginés par le peintre Ingo Nussbaumer. Après s’être livré à diverses mesures et à des calculs minutieux, Newton découvre que la largeur du spectre de couleur correspond aux attentes telles qu’elles résultent des paramètres géométriques de la configuration (le rayon du soleil, le rayon du trou, la distance du prisme par rapport au tableau). Plus surprenantes sont la hauteur et la coloration de ce spectre. Si l’on considère cette bande multicolore comme une suite de taches de bleu, de cyan, de vert, de jaune et de rouge, l’idée s’impose à notre esprit que les rayons de couleur ont quitté le prisme selon des trajectoires légèrement différentes. Le prisme a donc décomposé le faisceau de lumière incolore (qui nous parvient du soleil à travers le trou et arrive sur le prisme de verre) en plusieurs faisceaux de couleurs différentes, réfractant le bleu plus loin que le cyan, le cyan plus loin que le vert et ainsi de suite. En résumé, la lumière blanche du soleil n’est qu’un mélange de rayons colorés.  84  Courrier international | n° 1051-1052 | du 22 décembre 2010 au 5 janvier 2011 L cou ong rri er 84 Controverse “Les yeux qui pensent” RNM Longtemps, on n’a pas compris que si Goethe rejetait la doctrine de Newton, c’était fondamentalement parce qu’il s’opposait au pouvoir d’une science qui avait commencé à soumettre le monde en posant tous les phénomènes comme calculables et explicables. Le Prix Nobel de physique Werner Heisenberg [1901-1976] voulait aplanir l’opposition entre Goethe et Newton lorsqu’il déclara que les deux théories des couleurs se comportaient l’une vis-à-vis de l’autre comme “des couches différentes de la réalité”. Finalement, le physicien Carl Friedrich von Weizsäcker [1912-2007] a émis l’hypothèse que Goethe savait qu’il se trompait, mais refusait de le reconnaître, tant il était opposé à Newton. Weizsäcker ne voyait qu’une seule explication au fait que Goethe ait mal compris pendant quarante ans des éléments cruciaux de la théorie de Newton. “Il s’est trompé parce qu’il voulait se tromper”, écrivait-il en 1960. Pour Weizsäcker, Goethe voyait avec “des yeux qui pensent”, et la grande exposition que le musée national Goethe de Weimar a organisée pour le bicentenaire du Traité des couleurs [voir page suivante] s’efforce de présenter cette “pensée” au visiteur. Les explications scientifiques et historiques sont concises et ce qui pouvait être fait pour qu’on juge l’événement à la manière de Goethe – c’est-à-dire pour rendre perceptible par les sens ce qui est décrit de façon abstraite – a été fait. Le visiteur peut comprendre les expériences réalisées par Goethe sur les couleurs physiologiques, physiques et chimiques et on peut non seulement voir les appareils, pour la plupart simples, que celui-ci employait, mais aussi en utiliser des copies pour réaliser ses propres expériences. Hubert Spiegel, Frankfurter Allgemeine Zeitung (extraits), Francfort 83  Afin d’obtenir une preuve par l’exemple, Newton réunit de nouveau les couleurs séparées en les projetant toutes (dans le noir complet de sa chambre) sur une lentille [convexe] d’où émerge une tache blanche qui doit donc être un mélange de ces couleurs (synthèse de la lumière blanche). C’est ce que nous dit Newton. “Non sequitur !” s’écrie alors Goethe. Sauf qu’au lieu de rester à pester dans son fauteuil le poète se lance dans ses propres expériences. Il fait varier les paramètres du dispositif newtonien et “multiplie les découvertes”. C’est alors qu’il fait une observation surprenante : lorsqu’on inverse systématiquement les rôles de la lumière et de l’obscurité dans l’expérience de Newton – autrement dit, lorsqu’on n’envoie pas la lumière du soleil dans une chambre obscure, mais qu’on projette une ombre sur un mur blanc –, on observe un spectre aussi coloré et aussi lumineux que celui de Newton, mais composé d’autres couleurs ! Plus précisément, on y voit l’exact inverse du spectre de Newton, son négatif en quelque sorte. Au lieu du spectre bleu, “ Les couleurs ne naissent pas seulement de la lumière ou seulement de l’obscurité, mais du jeu de l’ombre et de la lumière De la poésie à la couleur Gœthe (1749-1832) avait de multiples talents : écrivain, poète, philosophe, scientifique. Ci-dessus, son cercle chromatique. A droite, deux gravures sur cuivre illustrant sa théorie de la réfraction de la lumière. cyan, vert, jaune, rouge de Newton, Goethe découvre un spectre inverse et complémentaire : jaune, rouge, pourpre, bleu, cyan : Les deux paires de couleurs ( jaune et rouge, bleu et cyan) apparaissent dans les deux expériences, mais à des places différentes. Le vert du spectre de Newton disparaît dans l’expérience de Goethe, remplacé par une nouvelle couleur, absente chez Newton, et qui selon la théorie de ce dernier ne devrait pas exister à l’état primaire : le pourpre, justement la couleur préférée de Goethe. Le poète incitait fortement ses lecteurs à procéder eux-mêmes à cette expérience. De fait, il faut avoir vu le spectre de Goethe de ses propres yeux pour en mesurer toute l’importance. Goethe a du mal à dissimuler sa fierté lorsqu’il commente sa découverte : “Ces phénomènes sont selon moi complètement parallèles. Ce qui permet d’expliquer l’un vaut aussi pour l’autre. J’en conclus que, si les disciples de Newton peuvent affirmer que la réfraction fait que l’image blanche sur fond noir se décompose, se sépare et se dissémine en couleurs, ils pourraient et devraient également dire Courrier international | n° 1051-1052 | du 22 décembre 2010 au 5 janvier 2011 AKG S’il existe déjà deux théories également valables expliquant les phénomènes observés avec des prismes, pourrait-il y en avoir d’autres ? Afin de répondre à cette question, le peintre et expérimentateur chromatique viennois Ingo Nussbaumer a récemment procédé à une nouvelle série d’expériences permettant de pousser beaucoup plus loin la pensée de Goethe. Ainsi que nous l’avons vu, Goethe avait interverti la fonction de l’ombre noire et de la lumière blanche, ce qui fut la première étape vers une multiplication des sensations. Nussbaumer va encore plus loin et se demande ce qui se passe lorsqu’on remplace la lumière blanche par de la lumière jaune et l’obscurité par de la lumière bleue (couleur complémentaire du jaune). Et que se passe-til ensuite si l’on inverse les rôles de ces deux couleurs ? Et avec une autre paire de couleurs complémentaires ? Les résultats de ces expériences sont proprement à couper le souffle. Chaque dispositif fait apparaître un nouveau spectre contenant au moins une nouvelle “couleur” : soit le noir, soit le blanc. Une lumière jaune sur fond bleu produira ainsi un spectre noir, vert, cyan, blanc, pourpre. AKG A lire que l’image noire est décomposée, séparée et disséminée par le même procédé de réfraction.” Goethe n’a pas tort sur ce point. La symétrie entre les deux spectres est frappante, aussi bien sur le plan théorique que visuel. Nous voilà donc avec deux théories des couleurs. D’après Newton, toutes les couleurs spectrales sont contenues dans la lumière blanche du soleil ; d’après Goethe, on peut aussi dire exactement l’inverse et affirmer que toutes les couleurs du spectre complémentaire sont contenues dans l’obscurité. Afin d’en avoir une preuve par l’exemple (exactement comme Newton), nous pouvons projeter les couleurs du spectre complémentaire sur un fond blanc et voir apparaître une tache noire : c’est la synthèse du noir. Il n’y a pas que la synthèse de la lumière blanche qui puisse ainsi être inversée, toutes les expériences de Newton ont leur équivalent dans le spectre complémentaire. Tout cela signifie une chose : la théorie de Goethe passe aussi bien l’épreuve du prisme que celle de Newton. Le noir et l’obscurité ne seraient donc que le produit de faisceaux d’ombre de couleurs différentes. Goethe ne se fera pas le champion de cette théorie. Il se contente d’apporter sa contribution au débat afin de dénier toute prééminence à celle de Newton et de lui opposer un principe tout aussi recevable. En réalité, Goethe trouvait les deux théories aussi mauvaises l’une et que l’autre. Selon sa propre hypothèse, les couleurs ne naissent pas seulement de la lumière ou seulement de l’obscurité, mais du jeu de l’ombre et de la lumière dans un milieu trouble. Ce que Goethe voulait dire par là est aujourd’hui difficile à appréhender. Traité des couleurs, Johann Wolfgang von Goethe (Triades, 2000) Optique, Isaac Newton (Christian Bourgois, 1989) La Querelle GoetheNewton, Armelle B. Lefebvre et Jean de Martelaere, in La Lumière (revue Autrement, 1986) Le Petit Livre des couleurs, Michel Pastoureau et Dominique Simonnet (Seuil, coll. Points, 2007) Pratique L’exposition “Augengespenst und Urphanomen” (Spectre oculaire et phénomène primordial), consacrée au bicentenaire du Traité des couleurs, se tient au musée national Goethe de Weimar jusqu’au 22 mai 2011. Renseignements (en anglais et en allemand) sur Klassikstiftung.de/goethesfarbenlehre. Une lumière bleue sur fond jaune composera un spectre blanc, pourpre, rouge, noir, vert.  85 Il en va de même pour d’autres paires de couleurs complémentaires. Il suffisait d’accepter la preuve initiale de Newton pour pouvoir dire, en suivant la même logique, que la lumière jaune ou la lumière bleue contenaient elles aussi toutes les autres couleurs. Là encore, il existe une preuve par l’exemple prouvant la validité de la théorie de Newton tout comme la contre-théorie de Goethe. Toutes ces observations ne présentent pas qu’un intérêt théorique. Elles pourraient révolutionner notre conception des couleurs et de leur mélange. Jusqu’à présent, nous disposions de deux représentations schématiques du mélange des couleurs : additive ou soustractive. L’une repose sur le spectre de Newton, l’autre sur celui de Goethe. Que se passe-t-il à présent si l’on utilise les autres spectres pour faire un mélange de couleurs ? Nussbaumer a tenté l’expérience. Il a séparé des rayons de couleur de chacun de ses spectres désordonnés et les a mélangés sur des fonds colorés. A celui qui contemple ces tableaux il apparaît clairement que le monde de nos couleurs est régi selon un ordre complexe et fortement symétrique d’une fascinante beauté. Par quels moyens nos sens et notre cerveau nous permettent-ils de créer ces structures merveilleuses, cela reste encore un mystère. Il incombera à la physiologie des sens de le résoudre. Pour le découvrir, il n’aura toutefois pas fallu d’appareil compliqué, seulement nos yeux, “l’instrument le plus sophistiqué” dont dispose l’homme, d’après Goethe. Olaf L. Müller* * Professeur de philosophie à l’université Humboldt de Berlin.