Lectures de…
collection dirigée par Jean-Pierre Zarader
PLATON
Sous la direction de
Castel-Bouchouchi Anissa,
Dixsaut Monique,
Kévorkian Gilles
Dans la même collection
Lectures de Hume, sous la direction de J.-P. Cléro et P. Saltel, 408 pages, 2009.
Lectures de Husserl, sous la direction de J. Benoist et V. Gérard, 288 pages, 2010.
Lectures de Kant, sous la direction de M. Fœssel et P. Osmo, 312 pages, 2010.
Lectures de Machiavel, sous la direction de M. Gaille-Nikodimov et T. Ménissier,
368 pages, 2006.
Lectures de la philosophie analytique, sous la direction de Sandra Laugier
et Sabine Plaud, 624 pages, 2011.
Lectures de Sartre, sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Pierre Zarader,
336 pages, 2011.
Lectures de Spinoza, sous la direction de P.-F. Moreau et C. Ramond, 312 pages, 2006.
Lectures de Wittgenstein, sous la direction de Christiane Chauviré et Sabine Plaud,
428 pages, 2012.
ISBN 978-2-7298-75442
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2012
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
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3°a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé
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et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou
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intellectuelle.
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Table des matières
Les auteurs
Avant-propos, par Monique Dixsaut
5
9
Première partie
La langue de la pensée
Chapitre 1
15
La priorité de la définition : du Lachès au Menon, par Charles Kahn
Chapitre 2
Devenir de la dialectique, par Sylvain Delcomminette
40
Chapitre 3
52
Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon, par Fulcran Teisserenc
Chapitre 4
De l’Idea du bien à sa lumière, par Monique Dixsaut
66
Deuxième partie
La langue de l’être
Chapitre 5
88
Le Parménide historique et le Parménide de Platon, par Denis O’Brien
Chapitre 6
Le Troisième Argument, par Gilles Kévorkian
107
Chapitre 7
L’être et le non-être selon Platon, par Jérôme Laurent
133
Troisième partie
La langue de la cité
Chapitre 8
La théorie platoniciennede la motivation humaine, par John Cooper
150
Chapitre 9
Adieu au pasteur ? Remarques sur le pastorat politique
dans le Politique de Platon, par Dimitri El Murr
175
Chapitre 10
La justice dans la cité : de l’économie à la politique, aller et retour
par Étienne Helmer
185
Quatrième partie
Langages
Chapitre 11
Mimèsis, poésie et musique, par Aldo Brancacci
201
Chapitre 12
Platon et les mathématiques, par Marwan Rashed
215
Chapitre 13
Les touts de Platon et leurs parties, par Frédéric Nef
231
Chapitre 14
Le mythedans les dialogues platoniciens, par Jean-François Mattéi
243
Cinquième partie
Avant Platon et après
Chapitre 15
Socrate et les dialogues socratiques, par Anissa Castel-Bouchouchi
271
Chapitre 16
Aristote, lecteur de Platon, par David Lefebvre
289
Chapitre 17
Comment Plotin a-t-il lu Platon ?, par Anne-Lise Darras-Worms
317
Bibliographie
335
Index nominum
347
Index rerum
351
Les auteurs
Aldo Brancacci est Professeur d’Histoire de la philosophie ancienne à
l’Université de Roma «Tor Vergata». Il fait partie de la Direction du Giornale
Critico della Filosoia Italiana, du Comité de direction de Elenchos, et du Conseil
scientiique de Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico. Ses recherches
portent sur la philosophie grecque des Présocratiques à l’âge impérial. Parmi
ses livres : Rhetorikè philosophousa. Dione Crisostomo nella cultura antica e
bizantina, Napoli, Bibliopolis, 1986 ; Antisthène. Le discours propre, Paris, Vrin,
2005. Il a publié en outre, avec M. Dixsaut, Platon, source des Présocratiques,
Paris, Vrin, 2002, et, avec P.-M. Morel, Democritus : Science, he Arts, and the
Care of the Soul, Proceedings of the International Colloquium on Democritus,
Leiden-Boston, Brill, 2007.
Anissa Castel-Bouchouchi enseigne la philosophie en khâgne au lycée
Fénelon (Paris). Ses travaux portent essentiellement sur Platon et la réception
du platonisme dans la pensée contemporaine. Elle a traduit plusieurs dialogues
de Platon, dont L’Apologie de Socrate (Paris, Gallimard, Folioplus, 2008) ou le
Criton ainsi que Les Lois (anthologie, Gallimard, Folio-Essais, 1996), et codirigé
le volume des Œuvres Complètes de Simone Weil consacré aux sources grecques
(« Écrits de Marseille », IV, 2, Gallimard, 2009). Elle prépare un essai sur la
raison et la loi chez Platon.
John M. Cooper est actuellement Professeur à Princeton après avoir enseigné
aux Universités de Pittsburgh et de Harvard. Spécialiste de philosophie antique,
ses recherches concernent tout à la fois la métaphysique, la psychologie morale,
la philosophie de l’esprit, l’éthique et la théorie politique. Ses nombreux articles
sont publiés dans de prestigieuses revues comme la Philosophical Review, le
Journal of Philosophy ou Phronesis. Il est notamment l’auteur de Reason and
Human Good in Aristotle (1986) qui a reçu un prix de l’« American Philosophical
Association » ; d’une édition des œuvres complètes de Platon (1997) ; ainsi
que de deux recueils d’articles, Reason and Emotion : Essays on Ancient Moral
Psychology and Ethical heory (1999), et Knowledge, Nature and the Good : Essays
on Ancient Philosophy (2004). Il vient de publier Pursuits of Wisdom : Six Ways
of Life in Ancient Philosophy from Socrates to Plotinus (2012).
6
Platon
Anne-Lise Darras-Worms est maître de Conférences en Grec à l’université
de Rouen. Ses travaux portent principalement sur Plotin et la tradition platonicienne, ainsi que sur les conceptions du Beau dans l’Antiquité grecque. Elle
a publié en 2007, aux éditions du Cerf (collection « Les écrits de Plotin »), la
traduction et le commentaire du Traité 1 (I, 6) de Plotin et prépare actuellement
ceux du Traité 31 (V, 8) pour la même collection (publication en 2013).
Sylvain Delcomminette est Professeur assistant de philosophie ancienne à
l’Université libre de Bruxelles. Il a notamment publié L’ inventivité dialectique
dans le Politique de Platon (Bruxelles, Ousia, 2000) et Le Philèbe de Platon.
Introduction à l’agathologie platonicienne (Leyde-Boston, Brill, 2006). Il prépare
actuellement un ouvrage sur la nécessité chez Aristote.
Monique Dixsaut, ancienne élève de l'ENS, est professeur émérite à
l’universté Paris I Panthéon-Sorbonne. Elle a publié en GF-Flammarion une
traduction commentée du Phédon (Paris, 1991, multiples réimpr.) et de nombreux
ouvrages sur Platon chez Vrin : Le Naturel philosophe, Essai sur les Dialogues de
Platon, 1985, 3° éd. corr. Paris, 2001 (trad. italienne, Napoli, Lofredo, 2003 ;
trad. arabe, Centre national tunisien de traduction, 2010) ; Platon et la question de
la pensée. Études platoniciennes I, Paris, 2000 ; Métamorphoses de la dialectique dans
les Dialogues de Platon, Paris, 2001 ; Platon. Le Désir de comprendre, Paris,
2003, et avec A. Brancacci, Platon, Source des Présocratiques. Exploration, Paris,
2002. Elle a également dirigé des ouvrages collectifs, dont : Contre Platon, 2 vol.,
Paris, 1995 ; La Fêlure du plaisir. Études sur le Philèbe de Platon, 2 vol., Paris,
1998 ; Études sur la République de Platon, 2 vol., Paris, 2005. Certains de ses
travaux portent sur Nieztsche, comme Nietzsche, Par-delà les antinomies, 2006,
2° éd. Paris, Vrin, 2012. Elle dirige aux éditions Vrin la collection « Tradition
de la pensée classique ».
Dimitri El Murr est ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue
d’Ulm, Maître de conférences en philosophie à l’université Paris I PanthéonSorbonne et membre junior de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches
portent sur les Dialogues de Platon et plus particulièrement sur l’épistémologie,
la dialectique et la philosophie politique platoniciennes. Il s’intéresse également
à la réception du platonisme politique dans l’Antiquité tardive et aux diférentes
igures du socratisme, telles que nous les ont conservé les témoignages anciens
et médiévaux sur Socrate et les Socratiques. D. El Murr dirige le projet Jeunes
Chercheurs « Socrates : pour une nouvelle herméneutique du socratisme »,
inancé par l’Agence Nationale de la Recherche. Parmi ses publications igurent
Aglaïa. Autour de Platon. Mélanges oferts à Monique Dixsaut, textes réunis
par Aldo Brancacci, D. El Murr et Daniela Patrizia Taormina, Paris, Vrin,
Bibliothèque d’Histoire de la philosophie, 2010, 616p., « he Telos of our
Les auteurs
7
Muthos : A Note on Plato, Pol., 277b6-7 », Mnemosyne 64, 2 (2011) 271-280,
« Les Formes sans l’âme : Parménide, 131a-133a est-il une critique de la participation ? », Antiquorum Philosophia, 4 (2010) 137-160, « Politics and Dialectic
in Plato’s Statesman », in Gurtler, G. s.j. and Vians, W. (eds), Proceedings of the
Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy, vol. XXV (2009), Leiden, Brill,
2010, p. 109-147, « Hesiod, Plato and the Golden Age : Hesiodic Motifs in
the Myth of the Politicus » in J. Haubold and G. Boys-Stones (eds), Plato and
Hesiod, Oxford, Oxford, University Press, 2010, p. 276-297, L’Amitié, choix
de textes avec introduction, commentaires et glossaire, Paris, GF-Flammarion,
collection « Corpus », Paris, 2001, 249 p.
Étienne Helmer est Docteur en philosophie, et enseigne à l'Université de
Porto Rico. Ses travaux portent principalement sur la philosophie politique
antique, Platon en particulier, et sur les conceptions de l'économie chez les
philosophes de l'Antiquité. Il a publié notamment La part du bronze. Platon
et l' économie (Paris, Vrin, 2010), ainsi qu'une traduction et un commentaire
du livre II de la République (Paris, Ellipses, 2006), et un Focus sur Gorgias
(Paris, Elllipses, 2011).
Charles H. Kahn est professeur de philosophie à l’Université de Pennsylvanie.
Il est notamment l’auteur du classique he verb ‘be’ in ancient Greek, D. Reidel,
Dordrecht, Boston, 1973. Essays on Being, Oxford, OUP, 2009, reprend les études
qui ont jalonné sa rélexion philologique et philosophique sur l’être sur plus de
quarante ans. En philosophie ancienne, il a publié notamment Anaximander
and the origins of Greek cosmology, N.Y., Columbia University Press, 1960, he
Art and hought of Heraclitus, Cambridge, CUP, 1979, Plato and the Socratic
Dialogues, Cambridge, CUP, 1996, Pythagoras and the Pythagoreans : a brief
history, Indianapolis, Hackett Publishing Company 2001. Il a publié en outre
de nombreux articles sur les présocratiques et Platon dans les grandes revues
de philosophie ancienne.
Gilles Kévorkian est professeur de philosophie en hypokhâgne et khâgne
à Lyon (Lycée Herriot), membre de l’Institut Jean Nicod (EHESS-ENS). Son
dernier article porte sur « L’‘‘invention de la proposition’’ dans le Sophiste de
Platon : une projection des paradigmes aristotéliciens et frégéens de la prédication » in Le Langage, Paris, Vrin, 2012 (éd. G. Kévorkian). Il vient d’achever
pour Vrin un recueil d’articles inédits sur la métaphysique contemporaine sous
le titre, La Métaphysique, à paraître en 2013.
Jérôme Laurent, né en 1960 à Bordeaux, est actuellement Professeur de philosophie ancienne à l’Université de Caen Basse-Normandie ; auteur notamment
de La Mesure de l’ humain selon Platon, Paris, Vrin, 2002, Le Charme, Paris,
Larousse, 2008, L’Eclair dans la nuit. Plotin et la puissance du beau, Chatou,
La Transparence, 2011, il a dirigé le volume Les Dieux de Platon, Caen, Presses
Universitaires, 2003, et co-dirigé, avec Claude Romano, le volume Le Néant,
Paris, PUF, 2006.
David Lefebvre est maître de conférences en Histoire de la philosophie
ancienne à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV) et membre du centre
Léon-Robin (UMR 8061 du Cnrs). Ses travaux portent sur Aristote, ses
commentateurs (Alexandre, Boèthos) et ses successeurs à la tête du Peripatos
(héophraste, Straton). Il a co-dirigé Dunamis. Autour de la puissance chez
Aristote (Peeters, 2008).
Jean-François Mattéi, Docteur d’État ès-Lettres, Agrégé de Philosophie,
Diplômé de Sciences politiques, est professeur émérite de l’université de
Nice-Sophia Antipolis, professeur de philosophie politique à l’Institut d’Études
Politiques d’Aix-en-Provence et professeur associé à l’université Laval de Québec.
Auteur de plusieurs ouvrages sur Platon depuis L’Étranger et le Simulacre. Essai sur
la fondation de l’ontologie platonicienne (Paris, PUF, 1983), il a écrit notamment
Platon et le miroir du mythe. De l’ âge d’or à l’Atlantide (Paris, PUF, 1996) ;
il vient de proposer une nouvelle Présentation de Xénophon, Les Mémorables
de Socrate (Paris, Manucius) et de publier deux ouvrages sur le platonisme :
le premier, Platon (Paris, Le Cerf, 2012) est un choix des meilleurs articles
internationaux sur la pensée platonicienne ; le second porte sur l’Actualité de
Platon. La puissance du simulacre (Paris, François Bourin).
Frédéric Nef est directeur d’études à l’EHESS et membre de l’Institut
Jean Nicod (EHESS-ENS). Son dernier ouvrage, La force du vide, vient de
paraître au Seuil (Paris, Le Seuil, 2011). Toujours dans le domaine de l’ontologie, il a publié un Traité d’ontologie pour philosophes et non philosophes (Paris,
Gallimard, 2009) et Qu’est-ce que la métaphysique ? (Paris, Gallimard, 2005).
Il a contribué aux études platoniciennes avec « Plato’s heory of Relations », in
F. Clementz et J. M. Monnoyer (éds.), he Metaphysics of Relations, Frankfurt,
Ontos Verlag, 2012, et « Platon et l’actualité de la métaphysique analytique »
in Actualité de la pensée de Platon, Études platoniciennes, vol. IX, L. Brisson et
M. Narcy (éds.), Paris, Les Belles Lettres, à paraître.
Denis O’Brien est entré au CNRS (Paris) en 1970, après quinze ans passés
à l’Université de Cambridge. Ses publications, en français et en anglais, portent
sur divers aspects de la philosophie de l’Antiquité, à partir des philosophes
présocratiques jusqu’à Platon et au Néoplatonisme. Ses principales publications
sont Empedocles’ cosmic cycle, A reconstruction from the fragments and secondary
sources, (Cambridge, CUP, 1969, réimpr. 2008), Le non-être, Deux études sur
le Sophiste de Platon, (Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995), heories of
weight in the ancient world, vol. 1 : Democritus, weight and size (Paris, Les Belles
Lettres / Leiden, E.J. Brill, 1981), vol. 2 : Plato, weight and sensation (Paris,
Les Belles Lettres / Leiden, E.J. Brill, 1984), héodicée plotinienne, théodicée
gnostique (Leiden, E.J. Brill, 1993).
Marwan Rashed est professeur à l’École normale supérieure, où il enseigne
le grec, l’histoire de la philosophie grecque et arabe, et la paléographie byzantine.
Il a publié une édition du traité d’Aristote De la génération et la corruption (Les
Belles Lettres, 2005) et, plus récemment, trois livres consacrés à la tradition
aristotélicienne : L’ héritage aristotélicien. Textes inédits de l’Antiquité (Les Belles
Lettres, 2007), Essentialisme. Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et
cosmologie (de Gruyter, 2007) et Alexandre d’Aphrodise, commentaire perdu
à la Physique d’Aristote (Livres IV-VIII). Les scholies byzantines (de Gruyter,
2011). Il prépare actuellement une nouvelle traduction commentée du Timée
de Platon.
Fulcran Teisserenc, agrégé de philosophie, docteur de l’Université Paris I
Panthéon-Sorbonne. Il est professeur en classes préparatoires. Auteur de Langage
et image dans l’œuvre de Platon (Vrin, Paris, 2010), des commentaires accompagnant Le Banquet et les livres VI et VII de La République dans la collection
Folioplus philosophie (Gallimard, Paris, 2006, 2007) et de divers articles sur
la philosophie platonicienne et aristotélicienne, il prépare une monographie
sur Le Sophiste de Platon, à paraître aux PUF.
Chapitre 5
Le Parménide historique
et le Parménide de Platon
Denis O’Brien
« Le tout, à ce que tu dis, est un. » Ainsi s’est exprimé le jeune Socrate,
s’adressant à Parménide (128a8-b1). Ainsi a-t-il résumé ce que Parménide aurait
écrit « dans ses vers » (128a8). Ainsi a-t-il formulé la thèse en faveur de laquelle
Parménide aurait proposé des arguments « bien agencés » (128b11).
I.
Le dernier commentateur en date à étudier de près cet endroit précis du
dialogue, L. Brisson, prend pour argent comptant les propos du jeune Socrate2.
Brisson traduit to pan, non point par « le tout », mais par « le monde ». Ce terme
désignerait, selon lui, « l’ensemble de tous les particuliers sensibles ». Déini de
la sorte, to pan est à la fois, si l’on en croit Brisson, le sujet du verbe esti dans
la première partie du poème de Parménide et le thème des démonstrations
élaborées successivement dans la seconde partie du dialogue le Parménide.
Cette interprétation a certes le mérite de la simplicité. Une même expression,
to pan, dotée d’un attribut hen, formant ainsi une proposition « le tout/le
monde est un », résumerait à la fois la thèse du Parménide historique et la thèse
1. « Bien agencés » : le jeune Socrate, s’il vivait de nos jours, dirait peut-être « bien icelés ».
L’une comme l’autre expression n’est qu’une paraphrase des deux adverbes (128b1 : kalôs
te kai eu), mais une paraphrase plus idèle au sens de l’original que ne le serait une traduction mot à mot. Dans la traduction française de la phrase qui précède, je mets en oratio
recta la thèse que prête à Parménide le jeune Socrate (« le tout est un »), introduisant sous
forme d’incise (« à ce que tu dis ») le verbe qui, en grec, commande l’ininitif (128a8). Une
traduction littérale qui conserverait l’ordre des mots en grec serait : « C’est un que tu dis
être le tout. »
2. L. Brisson, « “Is the world one ?”, A new interpretation of Plato’s Parmenides », Oxford
studies in ancient philosophy 22, 2002, 1-20.
90
Platon
proposée par le Parménide de Platon1. Mais cette simplicité se paie au prix
fort. L’interprétation qu’a proposée Brisson ne bénéicie d’aucun appui dans
les textes ; elle ne se fonde que sur le silence — fondement fragile.
L’expression to pan ne se trouve en efet nulle part dans les fragments conservés
du poème de Parménide. Plus inquiétant encore, elle n’est jamais prononcée dans
la seconde partie du Parménide de Platon. Si le jeune Socrate prête à Parménide
l’emploi de cette expression dans la première partie du dialogue (voir le texte
déjà cité : 128a8-b1), si Parménide, après avoir longuement interrogé le jeune
Socrate, se propose de passer à l’examen de « l’hypothèse qui est la sienne »
(137b1-4), il n’en reste pas moins que l’expression to pan ne se retrouvera nulle
part dans les pages du dialogue qui suivent (137c4 sqq.).
L’interprète désireux de se mesurer aux textes peut-il faire i de ce silence ?
La réponse à cette question ne se fait pas attendre dès que nous revenons aux
fragments de Parménide.
II.
La thèse de Parménide — du Parménide historique — est présentée sous la
forme d’un long discours que lui aurait adressé une déesse (anonyme), habitant
au-delà des portes du Jour et de la Nuit. Deux « voies de recherche » sont
évoquées par la déesse, dans des vers qui suivent de près le commencement de
son discours (fr. 2.1-2) ; ce sont, dit-elle, « les seules que l’on puisse concevoir2 ».
De ces deux voies, la première est « chemin de persuasion, car la persuasion
accompagne la vérité » (v. 3-4) ; la seconde est, au contraire, « un sentier dont
rien ne se peut apprendre » (v. 5-6). La première voie, nul ne s’en étonnera, est
celle que doivent emprunter la déesse et son disciple.
Cette voie se présente sous la forme d’un verbe, énoncé sans sujet ni
complément : esti, « est » (fr. 2.3). Brisson se propose de porter remède à cette
syntaxe insolite, en accolant au verbe le sujet dont se sert le jeune Socrate dans
le dialogue de Platon, à savoir to pan. Procédant de la sorte, écrit-il, « nous
pouvons éliminer la diiculté que pose l’absence d’un sujet à ce verbe dans
cette partie du poème de Parménide qui nous a été transmise3 ».
Cette « élimination » de la diiculté est fort peu convaincante. Se précipitant
pour introduire dans le texte du poème les mots qu’emploie le jeune Socrate dans
1. « Le tout »/« le monde » : cet emploi d’une barre oblique est censé préciser le sens qu’aurait
l’expression to pan (Parm. 128a8-b1) dans l’interprétation de Brisson.
2. Les traductions adoptées sont celles d’un ouvrage collectif, Études sur Parménide, P. Aubenque
(dir.), tome I : Le Poème de Parménide, texte, traduction, essai critique par D. O’Brien, en
collab. avec J. Frère pour la traduction française, Paris, Vrin, 1987.
3. L. Brisson, « “Is the world one ?” », p. 7 : en adoptant to pan comme sujet de esti, « we can
eliminate the diiculty caused by the lack of a subject for esti in that part of Parmenides’ poem
which has come down to us ».
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
91
le dialogue de Platon, Brisson se propose de coifer le verbe de la première voie
(esti) d’un sujet (to pan) qui ne se trouve nulle part dans les fragments conservés,
allant jusqu’à laisser entendre que l’explicitation de ce sujet a pu se formuler
dans une partie du poème qui ne nous a pas été transmise. Caressant ainsi la
possibilité de récupérer un nouveau fragment de Parménide (to pan) à partir
d’un texte de Platon (Parm., 128a8-b1), Brisson néglige toutefois l’essentiel :
il ne tient pas compte de l’expression qui, dans les fragments conservés, prend
déjà le relais du verbe esti.
III.
Cette expression, comme on pouvait d’ailleurs s’y attendre, n’est pas « le
tout » (to pan), mais « l’être » (to eon). Aussi la déesse airme-t-elle que rien
ne vient à l’existence « à côté de ce qui est » (fr. 8.12-13 : par’auto reprend ‹tou
e›ontos du vers précédent). Par le biais d’un questionnement, elle maintient
que « ce qui est » (encore une fois to eon) n’est pas venu à l’existence dans le
passé et ne viendra pas à l’existence dans l’avenir (fr. 8.19-20). « Rien d’autre »,
conclut-elle, « n’est ni ne sera, outre ce qui est » (fr. 8.36-37).
Que le discours de la déesse soit jalonné, à ces trois endroits, par une
référence à « l’être » n’est pas le fruit du hasard. Le passage du verbe, sans
sujet ni complément (esti, « est »), à l’expression substantivée du même verbe,
« l’être »/« ce qui est » (to eon), commande en efet l’ensemble du raisonnement
développé dans la première partie du poème. Ainsi s’explique que, peu de temps
après avoir prononcé esti, « est » (fr. 2.3), la déesse réunit verbe et participe
pour former un ensemble, eon emmenai (fr. 6.1) ; traduisons soit par « étant
<il> est », soit par « <l’>être est1 ». Dans les vers que nous venons d’énumérer
(fr. 8.12-13, 19-20, 36-37), ce participe (eon) est renforcé par l’adjonction d’un
article (donc to eon, « l’être »). À l’objet ainsi désigné (« l’être », « ce qui est »)
viennent s’agréger tous les attributs qui font la spéciicité de l’être parménidien, et
notamment l’absence de toute genèse et de toute possibilité de destruction.
Tel est le contexte des propos tenus par la déesse quand elle revient à la « voie
de persuasion », après avoir condamné les opinions des mortels (fr. 6.4-9) et
après avoir dénoncé les erreurs de la perception sensible (fr. 7). « Il ne reste plus »,
dit-elle en efet, en ce moment décisif de son discours (fr. 8.1-2), « qu’une seule
parole, celle de la voie énonçant “est”. » « Sur cette voie », poursuit-elle (fr. 8.2-3),
« se trouvent des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré, il est
1. Pour une analyse plus détaillée de cette formule, voir Études sur Parménide, tome I,
p. 176-179 et 207-212, ainsi que D. O’Brien, « Parmenides and Plato on what is not »,
he Winged Chariot, Collected essays on Plato and Platonism in honour of L. M. de Rijk,
ed. by M. Kardaun and J. Spruyt, Leiden/Boston/Köln, 2000, p. 19-104 (voir surtout
p. 27-30).
92
Platon
aussi impérissable. » Ce sont les deux termes (« inengendré », « impérissable »)
que la déesse prétend avoir établis lorsque, à la in de son raisonnement, elle
déclare (fr. 8.21) : « Ainsi est éteinte la genèse, éteinte aussi la destruction,
disparue sans qu’on en parle. » Puisque « la genèse » est « éteinte », ce dont on
parle est « inengendré ». Puisque est « éteinte aussi la destruction », ce dont on
parle est « indestructible »/« impérissable ».
Or, l’objet qui se révèle « inengendré » et « impérissable », n’en doutons
pas, c’est l’être. Tel est le sens des mots déjà cités (cf. fr. 8.19-20) : « ce qui est »
n’est pas venu à l’existence dans le passé et ne viendra pas à l’existence dans
l’avenir. Entendons : tant dans le passé que dans l’avenir, l’être est inengendré.
C’est donc l’être qui est désigné par « les signes fort nombreux, montrant que,
étant inengendré, il est aussi impérissable » (cf. fr. 8.2-3). Partant, c’est l’être
qui se révèle le sujet de la « seule parole qui reste, celle de la voie énonçant
“est” » (cf. fr. 8.1-2).
La conclusion est claire. Ce n’est pas to pan, « le tout », mais « l’être », to
eon, que l’on doit suppléer comme sujet de la première voie dans le discours
de Parménide (cf. fr. 2.3 : esti, « est »).
IV.
Comment donc comprendre que Brisson ait substitué « le tout » à « l’être »
dans « cette partie du poème de Parménide qui nous a été transmise » ? Comment
expliquer que, mettant de côté l’expression (to eon) qui revient plusieurs fois
dans le texte du poème, il lui en ait substitué une autre (to pan), qui ne se lit
nulle part dans les fragments conservés ?
Se peut-il que, pour Brisson, ces deux expressions (to eon, to pan) soient
synonymes ? Qui dit « l’être », dit « le tout ». Qui dit « le tout », dit « l’être ».
Que Parménide n’ait employé qu’une seule de ces deux expressions ne porterait
donc pas à conséquence, puisque l’objet de la démonstration (ainsi doit le
croire ce commentateur) est à coup sûr tout ce qui est, donc à la fois « l’être »
et « le tout »…
Encore que cette synonymie de « l’être » et du « tout » ne soit jamais présentée
explicitement dans l’article de Brisson, sa présence implicite se laisse deviner
dès que l’on essaie de s’expliquer l’importance que revêt aux yeux de cet exégète
la formule « l’ensemble de tous les particuliers sensibles1 ». Proposée comme
déinition du « monde », cette formule (où perce l’empreinte de la logique
contemporaine) semble avoir aussi, discrètement, pour fonction de chapeauter
à la fois « l’être » et « le tout », conférant ainsi à l’objet désigné par l’une et par
l’autre expression l’« unité » propre à la notion même d’« ensemble » (« set »).
1. L. Brisson, « “Is the world one ?” », p. 5-6 : « the set of all sensible particulars ».
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
93
Considérons « l’être ». Les « particuliers sensibles » font évidemment partie
de « l’être ». Ils peuvent même en constituer la totalité. Qui dit « ensemble »,
dit aussi « unité ». Si « l’être » est « l’ensemble de tous les particuliers sensibles »,
« l’être » est donc « un ».
De l’être passons au « tout ». Les « particuliers sensibles » font évidemment
partie du « tout ». Ils peuvent même en constituer la totalité. Qui dit « ensemble »,
dit aussi « unité ». Si « le tout » est « l’ensemble de tous les particuliers sensibles »,
« le tout » est donc « un ».
Nous revenons par ce biais à la proposition que le jeune Socrate prête à
Parménide dans le dialogue de Platon : « Le tout, à ce que tu dis, est un »
(128a8-b1). Nous revenons également à la thèse formulée par la déesse dans le
poème de Parménide quand elle airme que l’être est « un » (cf. fr. 8.6).
La boucle (dira-t-on) est ainsi bouclée : reconstituée à partir d’une synonymie
de « l’être » et du « tout », l’interprétation qu’a proposée Brisson réussit à
concilier le langage des fragments (la déesse parle, non pas du « tout », mais de
« l’être ») et le langage de Platon (le jeune Socrate parle, non pas de « l’être »,
mais du « tout »).
« L’être » et « le tout », d’après l’interprétation de Brisson, telle que nous
l’avons reformulée, seraient synonymes. Ces deux termes désigneraient une même
réalité, à savoir le monde. Le monde serait « un » du fait que les « particuliers
sensibles » constitueraient un « ensemble ». Telle serait donc la thèse soutenue
par Parménide dans son poème. Telle serait aussi la thèse soumise à l’examen
dans la seconde partie du Parménide1.
V.
Mais cette thèse n’est exprimée nulle part dans le poème de Parménide.
Elle va même à l’encontre de la doctrine exposée par la déesse. Celle-ci airme
expressis verbis, au cours de son raisonnement (fr. 8.38-41), que « toutes les choses
que les mortels, convaincus qu’elles étaient vraies, ont supposé venir au jour et
disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varier d’éclatante
couleur » ne sont qu’« un nom ». Les choses qui changent de « place » et de
« couleur » sont, de toute évidence, ce que Brisson appelle des « particuliers
sensibles ». Or, de ces « particuliers sensibles » la déesse airme expressément,
dans les vers cités, qu’ils ne sont qu’un « nom ». Comment donc les inscrire
sous la rubrique de l’être ?
1. Dans les paragraphes qui précèdent, j’essaie de tirer au clair la prémisse implicite qui me
semble à l’origine de l’interprétation proposée par Brisson. Si nous prenons comme point
de départ de son interprétation une synonymie de « l’être » et du « tout », nous comprenons
mieux la démarche conceptuelle qu’il a pu adopter dans son exégèse du poème de Parménide
et du Parménide de Platon. Brisson ne parle pas lui-même d’une telle synonymie.
94
Platon
Qu’ils fassent ou non partie du « monde », les particuliers sensibles, tels qu’ils
sont présentés dans le poème de Parménide, ne font certainement pas pour
autant partie de l’être. C’est bien plutôt le contraire. « Toutes les choses que les
mortels ont supposé changer de place » et « de couleur », dans la terminologie
de Brisson « les particuliers sensibles », « viennent au jour » et « disparaissent »,
« sont et ne sont pas ». De tels objets ne peuvent que s’opposer à l’être dont la
déesse airme qu’il est « inengendré » et « impérissable », donc qu’il ne vient
pas au jour et ne disparaît pas (cf. fr. 8.1-21).
Or, l’être « inengendré » et « impérissable », selon Parménide, est « un »
(cf. fr. 8.6). Le monde, tel que le déinit Brisson, « l’ensemble de tous les particuliers sensibles », en s’opposant à l’être, ne peut donc que s’opposer aussi à
l’un. Le verdict tombe : la thèse qu’a formulée Brisson (« le tout/le monde est
un ») n’est pas celle de Parménide.
Si je l’ai bien reconstitué, le raisonnement que suit ici Brisson ne se fonde
en efet que sur des glissements successifs. En adoptant, ne serait-ce qu’implicitement, une synonymie de « l’être » et du « tout », en prêtant à ce dernier
terme le sens de « monde » et en déinissant « le monde » comme « l’ensemble
de tous les particuliers sensibles », Brisson se croit autorisé à passer de « l’être »
au « tout » et au « monde », pour ensuite rebrousser chemin, en airmant du
« monde », donc du « tout », donc de « l’être », qu’il est « l’ensemble de tous
les particuliers sensibles », et qu’en ce sens il est « un ».
Non seulement cette conclusion ne se trouve nulle part dans les fragments
conservés du poème de Parménide ; elle va jusqu’à contredire ce que dit expressément la déesse. Les objets, quels qu’ils soient, que « les mortels ont supposé
changer de place » et « de couleur », dans la terminologie de Brisson les « particuliers sensibles », ne font pas partie de l’être et ne constituent pas une unité.
VI.
Il n’en reste pas moins une diiculté : si nous rejetons l’interprétation qu’a
proposée Brisson, ne s’ensuit-il pas que nous récusons, de ce fait, le témoignage
de Platon ?
D’après Platon, s’exprimant par l’intermédiaire du jeune Socrate, « le tout »,
dans le poème de Parménide, « est un ». Ne doit-on pas alors en conclure, ou
bien que ce terme, « le tout », faisait partie du poème, dans des vers qui n’ont
pas été conservés, ou bien que les deux expressions, « le tout » et « l’être »,
pour Platon, comme aussi semble-t-il pour Brisson, sont synonymes ? Mais, si
ces deux termes (« l’être », « le tout ») sont synonymes, ne doit-on pas rétablir
l’interprétation que l’on vient d’écarter ? La thèse que résume le jeune Socrate,
en parlant de l’unité du « tout » (128a8-b1 : « le tout, à ce que tu dis, est un »),
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
95
rejoindrait la thèse qu’aurait exposée la déesse dans le poème de Parménide
quand elle parle de l’unité de « l’être » (cf. fr. 8.6).
Cette conséquence n’en est que plus claire si, au lieu de prendre « l’être »
et « le tout » pour des synonymes, permettant ainsi à l’un de ces deux termes
de se mettre à la place de l’autre, nous les réunissons, faisant du « tout » un
complément de « l’être », les deux termes constituant ainsi un ensemble. Quand
la déesse parle de l’unité de « l’être » (cf. fr. 8.6), quand le jeune Socrate parle de
l’unité du « tout » (128a8-b1), ils auraient tous deux présent à l’esprit, d’après
cette nouvelle hypothèse, un seul objet, le même, à savoir « l’être du tout ».
Encore une fois, la thèse du Parménide historique rejoindrait la thèse du
Parménide de Platon. Pour les deux Parménide, les objets que nous percevons
par les sens peuvent bien changer de « place » et de « couleur » (cf. fr. 8.38-41),
mais il n’en irait pas de même de l’« être » — l’« être » du « tout » — qui, lui,
serait exempt de tout changement et de toute pluralité.
Et Brisson (peut-être) de rebondir : « Mais voilà ce que j’ai voulu dire. Les
deux thèses sont les mêmes, celle que le jeune Socrate prête à Parménide dans
le dialogue de Platon, celle qui est exposée dans le poème de Parménide. Que
l’on parle de “l’être”, que l’on parle du “tout”, ou que l’on parle du “monde”,
ce dont on déclare l’unité, dans les deux textes, c’est l’être du tout, c’est l’être
du monde1… »
Sachons toutefois raison garder. La déesse parle de l’unité de « l’être »
(cf. fr. 8.6). Le jeune Socrate parle de l’unité du « tout » (128a8-b1). Si l’on
cherche à concilier ces deux thèses, on peut certes avoir recours soit à la
synonymie (« l’être » et « le tout » auraient dans ce contexte un seul et même
sens, l’un de ces deux mots pouvant donc remplacer l’autre) soit à la synecdoque
(« l’être du tout » serait désigné ou bien par « l’être » ou bien par « le tout »,
l’un ou l’autre mot faisant penser à l’expression dans son ensemble). Mais
reconnaissons que ce sont là des facilités pour conférer à des mots diférents
un sens qui soit le même.
Avant de céder à de telles facilités, prenons du recul. Scrutons de plus près
les emplois de pan et de to pan dans les fragments de Parménide et dans les
écrits de Platon, en nous rappelant cette évidence, que les mots dont se servait
la déesse à une époque bien antérieure à la jeunesse de Socrate (premières
décennies du cinquième siècle) ne sont pas forcément les mots qui viendront
spontanément à l’esprit de Platon, quand il se mettra à rédiger son dialogue le
Parménide, une bonne centaine d’années plus tard2.
1. Malgré la présence de guillemets, ces mots ne sont pas une citation. Je prête ici à mon ami
les propos que vont lui inspirer (peut-être) les variantes de sa thèse proposées ci-dessus.
2. Quand Socrate était « fort jeune », Parménide avait déjà « dans les soixante-cinq ans »
(Parm. 127b3 et c5).
96
Platon
VII.
L’expression to pan, on l’a déjà dit, ne se trouve pas dans les vers conservés
du poème de Parménide ; examinons toutefois deux emplois de l’épithète sans
article (un simple pan1).
Ces deux emplois de pan ne sont pas les mêmes. Dans son exposé de la voie
de la persuasion, qui est aussi celle de la vérité, la déesse airme (fr. 8.24) :
« Tout entier, il est plein d’être. » Dans son exposé du monde qui fait l’objet
des opinions des mortels, elle airme (fr. 9.3) : « Tout est plein en même temps
de lumière et de nuit invisible. » La répétition, en grec, est trop marquée pour
qu’elle ne soit pas délibérée (fr. 8.24 : pan d’empleon estin, fr. 9.3 : pan pleon
estin).
De cette répétition on ne doit toutefois pas conclure à une identité de ce
qui est « plein d’être » et de ce qui est « plein de lumière et de nuit invisible ».
C’est bien plutôt le contraire. Si ces deux vers font écho l’un à l’autre, c’est pour
mettre en évidence la diférence qui oppose l’être de la déesse, qui est un, au
monde des mortels, constitué d’une dualité de lumière et de nuit.
L’emploi, volontairement paradoxal, d’un seul et même terme (pan) pour
exprimer cette diférence et cette opposition rend bien aléatoire la thèse d’une
synonymie de « l’être » et du « tout » dans les fragments de Parménide. « Tout »,
dans les fragments conservés, ne désigne pas uniquement l’« être ». La même
expression renvoie tantôt à l’« être » qui est « un » (fr. 8.24), tantôt aux apparences,
à la dualité de la « lumière » et de la « nuit invisible » (fr. 9.3).
Mais, si nous devons renoncer à une synonymie de l’« être » et du « tout »,
comment expliquer que, lorsque la déesse parle de l’unité de l’« être » (cf. fr. 8.6),
le jeune Socrate parle de l’unité du « tout » (128a8-b1) ?
Le langage des fragments ne fait qu’aggraver ce problème. « Tout » (pan),
dans le poème de Parménide, s’emploie en deux contextes diférents, soit pour
désigner l’unité de l’être (fr. 8.24), soit pour désigner la dualité des apparences
(fr. 9.3). Comment donc expliquer que Platon ait retenu l’une seule de ces deux
occurrences de pan, et qu’il ait passé sous silence l’autre ? Comment expliquer
1. Pour d’autres emplois de pas (toujours sans l’article), voir Études sur Parménide, tome I,
Index des mots grecs, s.v. (p. 131). Au fr. 8.38-39, je lis : « seront donc (tôi) un nom, toutes
les choses que les mortels, convaincus qu’elles étaient vraies… ». Le dernier commentateur
en date, J. A. Palmer, Plato’s reception of Parmenides, Oxford, 1999, p. 209-210, traduit
ici par : « for the all, there is every name such as mortals have bestowed, believing them to
be true… ». Mais cet auteur est peu scrupuleux. 1) On cherche en vain dans le grec le
mot qui correspondrait à every dans l’anglais. 2) Traduisant hossa par such as, Palmer ne
semble pas distinguer hossos et hoios. 3) On comprend mal le passage d’un antécédent au
singulier (onoma) à un relatif au pluriel (hossa). 4) Enin, commentant tôi pant(i), Palmer
ne fait aucune allusion à l’anomalie que constituerait ici l’élision du datif. Voir R. Kühner,
Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, Erster Teil : Elementar- und Formenlehre,
Dritte Aulage in zwei Bänden, in neuer Bearbeitung besorgt von Dr Friedrich Blass, Band
I, Hannover, 1890, p. 235-236.
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
97
que, faisant précéder ce mot d’un article, transformant ainsi pan en to pan,
Platon (le jeune Socrate) l’emploie pour désigner ce qui est « un » — dans le
poème de Parménide, l’être — à l’exclusion des apparences ?
Pour répondre à ces questions, nous devons faire un détour, en passant
par Empédocle.
VIII.
Empédocle refuse la distinction qu’établit Parménide entre l’être immobile,
d’une part, et le monde des apparences et de mouvement, d’autre part. Il croit
bien, comme Parménide, que rien de ce qui est ne vient à l’existence ni ne
disparaît, mais il s’inscrit en faux contre la conclusion qu’en tire Parménide.
Empédocle, à la diférence de Parménide, ne croit plus en efet que tout ce qui
« change de place » ou « de couleur » soit de ce fait irréel, rien d’autre qu’un
« nom » (cf. fr. 8.38). Cet accord et ce désaccord font surgir, comme objet de
litige, la notion de croissance : Parménide refuse la croissance ; tantôt Empédocle,
lui aussi, la refuse, tantôt il l’admet.
Empédocle admet une « croissance » quand il parle de l’un. Les quatre
« racines » ou éléments (l’air, le feu, l’eau et la terre) sont tour à tour un et multiple,
le multiple prenant son essor de l’un, et l’un, inversement, « s’accroissant » à
partir du multiple (fr. 17.1). En s’exprimant de la sorte — en parlant d’une
« croissance » de l’un — Empédocle prend le contre-pied de Parménide, qui
demande, à propos de l’être (fr. 8.6-7) : « Quelle origine chercheras-tu pour
lui ? Vers où, à partir d’où, se serait-il accru ? » La réponse à cette question
est évidemment négative. « L’être » de Parménide, à la diférence de « l’un »
d’Empédocle, n’a pas d’origine ; il ne « s’accroît » pas.
Empédocle s’exprime pourtant en sens contraire quand il ne parle plus de
l’un. Emboîtant le pas à Parménide, il demande (fr. 17.32) : « Ceci, le tout,
qu’est-ce qui pourrait l’accroître, en s’ajoutant à lui, et d’où serait-il venu ? »
La réponse, pour Empédocle comme elle l’était aussi pour Parménide, est ici
négative. Dans ce contexte, Empédocle se met d’accord avec Parménide : il n’y
a pas de croissance. Mais ce n’est pas seulement la doctrine qui est maintenant
la même ; le vers d’Empédocle (fr. 17.32 : touto d’epauxêseie to pan ti ke, kai
pothen elthon ?) est une reprise du vers de Parménide (fr. 8.7 : pêi, pothen
auxêthen ?)1.
1. Empédocle connaissait le poème de Parménide. Au moment de passer à son exposé des
opinions des mortels, la déesse prévient son disciple qu’il doit « prêter l’oreille à l’arrangement trompeur de mes dires » (fr. 8. 52). Empédocle reprend la même épithète, mais
en la faisant précéder d’une négation, quand il enjoint son disciple à lui, Pausanias, de
« prêter l’oreille » au récit « non trompeur » de la théorie cosmique qui va suivre (fr. 17.26).
L’intention polémique est manifeste.
98
Platon
L’imitation est claire, mais l’innovation ne l’est pas moins. À la diférence de
Parménide, Empédocle parle, non pas de l’être, mais de ce que nous voyons :
touto, démonstratif, « ce que voici ». Et pour compléter l’expression, il ajoute to
pan, fr. 17.32 : « Le tout que voici, qu’est-ce qui pourrait l’accroître, en s’ajoutant
à lui1 ? » Or voilà l’expression qu’emploie le jeune Socrate dans le dialogue de
Platon. Voilà l’expression que l’on cherche, en vain, dans le poème de Parménide.
« Le tout », to pan, voit le jour, non pas dans les vers de Parménide, mais dans
un vers d’Empédocle.
Le vers en question est la reprise d’un vers de Parménide ; mais, en reprenant
les mots de Parménide, Empédocle en a changé le contenu. Empédocle, de
même que Parménide, refuse ici la possibilité d’une croissance. Mais les deux
doctrines ne sont pas pour autant les mêmes : tandis que Parménide refuse
une croissance de l’être, Empédocle refuse une croissance du monde, « le tout
que voici » (fr. 17.32 : touto […] to pan).
IX.
Cette occurrence de to pan n’est pas la seule qui soit attestée dans les
fragments d’Empédocle. L’expression revient dans un deuxième contexte où
l’on entend, encore une fois, des échos de Parménide.
Parménide airme, parlant de l’être (fr. 8.44-45) : « Il est nécessaire qu’il
ne soit ni plus grand de quelque façon que ce soit, ni de quelque façon que ce
soit plus petit, ici plutôt que là. » Il enchaîne (v. 47-48) : il ne peut y avoir « plus
d’être ici, moins ailleurs ». Empédocle aussi entend démontrer l’homogénéité ;
mais, ici encore, ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’homogénéité de l’être, c’est
l’homogénéité du « tout ». « Aucune part du tout (tou pantos) », dit-il, « n’est
vide, aucune part n’est trop plein » (fr. 13).
Dans ce second contexte, l’expression tou pantos n’est plus limitée au monde
que nous voyons. L’absence à la fois de vide et de « trop plein » vaut tout aussi
bien pour les éléments quand ils sont séparés et multiples que pour les éléments
quand ils se réunissent et ne font plus qu’un. C’est l’univers qui n’a pas de vide
et qui n’a pas de trop-plein.
L’originalité de cet emploi de l’expression to pan (fr. 13 : tou pantos,
« l’univers ») risque de passer inaperçue. Le concept de « l’univers » nous est
tellement familier que nous avons du mal à imaginer que la formule qui l’exprime
n’ait pas toujours existé. Les deux emplois que fait Empédocle de l’expression
to pan mettent en évidence à la fois la naissance du concept et l’évolution de
la formule qui l’exprime. Dans le premier passage cité (fr. 17.32), l’adjonction
du démonstratif (touto) circonscrit la référence qui suit : « le tout », disons « le
1. « En s’ajoutant à lui » : c’est ainsi que je traduis le préverbe (fr. 17.32).
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
99
monde » ou l’« univers », est le monde tel que nous le percevons, le monde,
l’univers, tel qu’il existe en ce moment, « le monde que voici » (cf. fr. 17.32 :
touto […] to pan). Dans le deuxième passage cité (fr. 13), l’absence de tout
déterminatif confère à l’expression une référence diachronique : « le tout » est
le monde, l’univers, à n’importe quel moment de son existence, « le tout » que
ce soit dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir. « Le tout » (fr. 13 : tou
pantos) est ici, tout simplement, « le tout », « l’univers »1.
X.
Telle est l’expression qu’emploie Platon quand il résume la doctrine d’Empédocle
dans un passage célèbre du Sophiste. Les Muses ioniennes (Héraclite) airment que
l’être est à la fois un et multiple. Les Muses siciliennes (Empédocle), plus portées à
l’indulgence, airment (242e5-243a2) que « le tout » (to pan) est « tour à tour » (en
merei) un et multiple. Quand il résume la doctrine d’Empédocle dans la Physique,
Aristote reprend les mêmes formules (to pan et en merei), mais pour exprimer une
alternance de mouvement et de repos. « Le tout (to pan) », dit-il (Phys. VIII 1,
252a 20-21), est « tour à tour » (en merei) en repos et en mouvement.
« Le tout », dans ces deux passages, comme dans le vers d’Empédocle cité à
l’instant (fr. 13), signiie de toute évidence « le tout »/« l’univers2 ». Tant pour
Platon que pour Aristote, quand ils parlent d’Empédocle, cette expression ne
renvoie pas seulement au monde tel que nous le connaissons de nos jours, monde
de mouvement et de multiplicité ; elle recouvre aussi l’absence de mouvement
et l’absence de multiplicité. C’est l’univers d’Empédocle qui est « tour à tour »
un et multiple (Platon), en repos et en mouvement (Aristote).
Le jeune Socrate emploie la même expression, s’adressant à Parménide :
« Le tout, à ce que tu dis, est un » (128a8-b1). Contrairement à ce que l’on a
pu penser, le jeune Socrate, en s’exprimant de la sorte, ne cite pas textuellement
le poème de Parménide. C’est Empédocle, le premier, qui confère à to pan le
sens de « l’univers ». Platon, reprenant l’expression au sens que lui avait donné
Empédocle, la met à contribution pour résumer la thèse d’un auteur (Parménide)
qui ignorait ce néologisme.
1. Voir la déinition donnée par A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
Paris, 1980, s. v. « univers » (p. 1166) : « l’ensemble de tout ce qui existe dans le temps et
dans l’espace ».
2. Ici encore, j’emploie une barre oblique pour indiquer le sens que je prête à l’expression to
pan dans les trois passages cités (Empédocle, fr. 13 ; Platon, Soph. 242e5-243a2 ; Aristote,
Phys. VIII 1, 252a 20-21).
100
Platon
XI.
Cet emploi d’une même expression pour résumer deux doctrines diférentes, celle de Parménide et celle d’Empédocle, ne se comprend que si nous
distinguons sens et référence1.
Rappelons que, pour Empédocle, le monde, tel que nous le voyons, n’existe
plus quand les éléments sont ramenés par l’Amour en une sphère qui est une
et immobile. Cette période non cosmique d’unité et d’immobilité n’est donc
pas un « monde » si, par ce mot, nous entendons un cosmos, le monde tel que
nous le connaissons de nos jours, un monde de pluralité et de mouvement.
D’où la commodité d’un terme (« l’univers », to pan) qui recouvre tout à la
fois le « monde » (au sens de cosmos) et la période non cosmique d’unité et
d’immobilité qui le précède et qui le suit2.
Telle est la référence de l’expression (« le tout »/« l’univers » recouvre à la
fois le monde et l’absence de monde) dont témoignent tant Platon qu’Aristote
quand ils résument le système « cyclique » d’Empédocle. Ce n’est pas « le
monde » qui est tour à tour un et multiple ; c’est « le tout », « l’univers », qui
est tantôt un, tantôt multiple. (Ainsi s’exprime Platon dans le Sophiste.) Ce n’est
pas « le monde » qui est tour à tour en repos et en mouvement ; c’est « le tout »,
« l’univers », qui est tantôt en repos, tantôt en mouvement. (Ainsi s’exprime
Aristote dans la Physique.)
En somme, pour ces deux auteurs, quand ils parlent d’Empédocle, c’est
« le tout »/« l’univers » (to pan) qui se présente tantôt sous la forme que nous
connaissons, disons « le monde », tantôt sous une forme non cosmique, donc
l’absence de « monde ».
La référence de l’expression n’est plus la même quand nous passons
d’Empédocle à Parménide. La signiication de l’expression n’en a pas pour
autant changé. Quand il parle d’Empédocle dans le Sophiste et quand il parle
de Parménide dans le Parménide, Platon prête à to pan un seul et même sens :
« le tout », « l’univers ». Mais cette unicité de sens (cette univocité) ne suppose
pas une référence unique. Pour Parménide, « le tout », d’après le jeune Socrate,
est « un » ; cet « un », si nous suivons le texte du poème (cf. fr. 8.6), est aussi
1. Compréhension et extension si nous préférons la terminologie de Port-Royal. Voir A. Arnauld
et P. Nicole, La Logique ou l’art de bien penser, 1re partie, chap. vi, et 2e partie, chap. xvii
(première édition, sans nom d’auteur, Paris, 1662).
2. Sur l’alternance de périodes cosmiques et non cosmiques dans la philosophie d’Empédocle,
voir mon ouvrage Empedocles’ cosmic cycle, A reconstruction from the fragments and secondary
sources, Cambridge, Cambridge classical studies, 1969, p. 156-195. Je n’entre pas ici dans
le détail du système : un état non cosmique des éléments fait aussi partie de la période de
multiplicité et de mouvement, si bien que le monde, tel que nous le connaissons, disparaît quand les éléments se réunissent sous l’inluence de l’Amour et aussi quand ils sont
séparés totalement les uns des autres, sous l’inluence de cet adversaire de l’Amour qu’est
la Discorde.
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
101
inengendré, impérissable et immobile. Pour Empédocle, en revanche, « le tout »
est tantôt un, tantôt multiple, tantôt en repos, tantôt en mouvement.
La référence de l’expression est ainsi diférente, voire opposée, quand on
parle de ces deux auteurs : la multiplicité et le mouvement s’intègrent dans « le
tout » d’Empédocle ; ils sont exclus du « tout » de Parménide. Mais, bien que la
référence du terme soit ainsi diférente, voire opposée, quand il s’agit de Parménide
et quand il est question d’Empédocle, son sens, dans ces deux contextes, reste
le même. « Le tout », — c’est le tout, l’univers, tout ce qu’il y a.
XII.
Ce jeu de sens et de référence est essentiel à l’intelligence de notre texte. Un
seul et même sens n’ayant pas nécessairement pour référence un seul et même
objet, « le tout », pris au sens de « l’univers » (cf. Parm., 128a8-b1 : to pan), n’a
pas nécessairement pour référence le « monde ».
« Le tout »/« l’univers » (to pan) peut certes avoir pour référence « le monde »
si, pour tel philosophe, le monde est aussi l’univers. Il en est ainsi, par exemple,
dans le Timée. Le démiurge « construisit cet univers » (29d7- e1 : to pan tode).
Renvoyant à ce texte, plusieurs pages plus loin, Timée reprend l’histoire « de
l’univers » (48e2 : peri tou pantos). Il clôt son histoire en utilisant la même
expression (92c4 : peri tou pantos). S’exprimant de la sorte, Timée fait allusion,
dans ces trois passages, au monde. Il n’y aurait en efet, d’après la théorie qui
est la sienne, qu’un monde unique, le cosmos tel que nous le voyons de nos
jours, le cosmos tel qu’il persistera, sans cesse, dans l’avenir1. Ce monde, par
conséquent, est aussi « l’univers », à savoir tout ce qu’il y a et tout ce qu’il y
aura (abstraction faite des formes et du démiurge).
Il n’en va pas de même du système d’Empédocle. « L’univers » d’Empédocle n’a
pas pour référence unique ce monde. « Le tout » d’Empédocle recouvre à la fois
le monde et son absence, puisqu’il recouvre à la fois une période de multiplicité
et de mouvement (période où se voit la naissance du « monde ») et une période
d’unité et d’immobilité (période où ne se voit plus « le monde »). La référence
de l’expression n’est donc pas la même quand Platon parle d’Empédocle dans
le Sophiste (242e5-243a2) et quand il prête à Timée l’emploi du même terme
dans le Timée (29d7, 48e2, 92c4). « Le tout » du Timée est le monde que nous
percevons. « Le tout » d’Empédocle n’est plus limité au monde tel que nous
le percevons ; « le tout » d’Empédocle recouvre tout aussi bien le monde que
l’absence de monde.
1. « Un monde unique » : voir Tim. 55c7-d6. Ce monde « persistera, sans cesse, dans l’avenir » :
voir Tim. 32b8-c4 ; cf. 41a7-b6.
102
Platon
La référence de l’expression est encore diférente quand le jeune Socrate
parle de Parménide dans le Parménide (128a8-b1 : « Le tout, à ce que tu dis,
est un »). Rappelons la thèse du Parménide historique : « l’être » qui est « un »,
dans le poème de Parménide (cf. fr. 8.6), s’oppose à la pluralité d’objets qui
changent « de place » et « de couleur », constituant ainsi le « monde » des
mortels, alors qu’en réalité de tels objets ne sont rien d’autre qu’un « nom » (cf.
fr. 8.38-41). Puisque de tels objets ne font pas partie de « l’être » qui est « un »
dans le discours de la déesse, rien ne nous invite à penser qu’ils font partie de
ce « tout » qui est « un », quand le jeune Socrate résume la thèse de Parménide
dans le dialogue de Platon.
Rien par conséquent, dans ce contexte précis (Parm., 128a8-b1), ne nous
permet d’imposer comme référence au « tout », à « l’univers » (to pan), le monde
tel que nous le voyons (tel que nous croyons le voir…), à savoir cet amas d’objets
qui changent constamment « de place » et « de couleur », qui « viennent au
jour » et « disparaissent », qui « sont et ne sont pas » (cf. fr. 8.38-41). De tels
objets ne font pas partie de « l’être » qui est « un » dans le poème de Parménide ;
rien donc n’oblige à supposer qu’ils font partie de ce « tout » qui est « un »,
dans le dialogue de Platon.
Le sens du terme to pan n’en est pas pour autant diférent quand Platon fait
parler Timée (dans le Timée), quand il parle d’Empédocle (dans le Sophiste) et
quand il parle de Parménide (dans le Parménide). Quelle que soit sa référence, le
sens du terme reste le même dans ces trois contextes. « Le tout » est « le tout »,
« l’univers », que ce soit un univers qui s’identiie au monde (Timée), ou bien un
univers où le monde et l’absence de monde se succèdent tour à tour (Empédocle),
ou bien encore un univers où il n’y a pas de « monde » (Parménide).
XIII.
D’où le malentendu à l’origine de l’interprétation de Brisson. De l’univocité
de sens on n’est pas en droit de passer à une référence unique. On n’a donc pas
le droit de substituer « le monde » au « tout » dans les propos du jeune Socrate
(cf. 128a8-b1). Quand le jeune Socrate airme que, d’après Parménide, « le
tout est un », il ne lui prête pas une thèse de l’unité du monde ; c’est « le tout »,
« l’univers », dont il airme qu’il est « un » (128a8-b1).
Cette thèse ne contredit en rien celle que la déesse expose dans le poème de
Parménide quand elle airme, de « l’être », qu’il est « un » (cf. fr. 8.6). Les objets
qui « viennent au jour » et « disparaissent », qui « sont et ne sont pas » (cf. fr. 8.40),
ne font pas partie de « l’être » qui est « un » dans le discours de la déesse. Pari
passu de tels objets ne font pas non plus partie de ce « tout » qui est « un » quand
le jeune Socrate résume la thèse de Parménide dans le dialogue de Platon.
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon
103
Le conlit dont semblait témoigner notre texte (la déesse parle de « l’être »,
le jeune Socrate parle du « tout ») est ainsi résolu, à condition de ne pas prêter
à ce dernier terme (to pan, « le tout ») une référence au « monde », ce monde
qui, pour Parménide, ne fait pas partie de l’être et ne peut donc pas bénéicier
de l’attribut « un ».
XIV.
Il n’en reste pas moins que l’expression to pan, pour autant que nous pouvons
en juger, ne remonte pas à Parménide. Selon toute probabilité, c’est Platon qui
est à l’origine de l’emploi de ce terme pour résumer la doctrine de l’Éléate1. Or,
qui change la forme, change aussi le contenu. La substitution de to pan à to eon
ne se fait donc pas impunément. Imposant à Parménide une terminologie qui
n’est pas la sienne, Platon lui impose un virage conceptuel qui ne sera pas sans
importance pour le rôle que doit jouer le Parménide du Parménide.
« Tu dis que le tout est un. Tu apportes en faveur de cette thèse des arguments
bien agencés. » Ainsi s’exprime le jeune Socrate, dans le Parménide (cf. 128a8b1). Or voilà précisément ce que Parménide — le Parménide historique — ne
fait pas. Voilà précisément ce qui manque dans les vers du poème qui nous ont
été transmis. Car, si la déesse dit bien que l’objet de son discours est « un » (cf.
fr. 8.6), elle n’apporte aucune preuve destinée à le montrer.
Ce silence est d’autant plus remarquable que toutes les autres épithètes dont
la déesse enrichit l’objet de son discours, « inengendré », « impérissable », « sans
frémissement », « sans terme », « continu » (fr. 8.3-6), sont reprises, d’une façon
ou d’une autre, dans les raisonnements qui suivent. Au il de son discours, la
déesse reprend en efet les termes de « continu » (v. 25), d’« immobile » (v. 26),
de « sans commencement » et de « sans in » (v. 27). Nulle part, au cours de
ses raisonnements (fr. 8.7 sqq.), ne revient le mot « un ».
On peut certes essayer de combler cette lacune. L’unité de l’être, dira-t-on, est
le pivot de l’ensemble. Si l’unité ne fait pas l’objet d’un raisonnement à part, ce
n’est que parce que l’être, dès qu’il est immobile, continu, sans commencement
et sans in, ne peut pas ne pas être « un ». Il me semble toutefois curieux que
le jeune Socrate, faisant allusion deux fois aux « preuves » qu’aurait établies
Parménide (128b1 ; voir aussi b2), privilégie, comme objet de ces « preuves »,
la seule épithète qui ne fasse pas l’objet d’une « preuve » dans le poème original
de Parménide, à savoir l’épithète « un ».
1. La même expression revient à la page suivante du Sophiste (244b6). Voir aussi la thèse de
l’unité et de l’immobilité du « tout », évoquée tant dans le Sophiste (252a6-7) que dans le
héétète (183e3-4).
104
Platon
Mais le mot de cette énigme n’est-il pas tout indiqué ? L’importance
accordée à l’« un » dans la présentation, par le jeune Socrate, de la théorie de
Parménide ne provient-elle pas, en partie, de la substitution de to pan à to eon ?
« Le tout »/« l’univers » d’Empédocle, d’après l’Étranger d’Élée dans le Sophiste,
est tour à tour « un » et « multiple ». « Le tout »/« l’univers » de Parménide,
dans le dialogue de Platon, ne serait que le premier terme de cette opposition.
L’univers d’Empédocle est tantôt un, tantôt multiple, à la diférence de l’univers
de Parménide qui est un et qui n’est jamais multiple.
L’univers d’Empédocle embrasse à la fois l’un et le multiple. L’univers
de Parménide, par efet de ricochet, si l’on peut dire, s’identiie au premier
terme de l’opposition empédocléenne, et en exclut le second. Ainsi s’explique,
selon toute probabilité, l’origine de la formule qu’emploie le jeune Socrate (cf.
128a8-b1) : « Le tout est un. » Substituant « le tout » à « l’être » sous l’inluence
d’Empédocle, Platon (le jeune Socrate) ne retient qu’un seul des attributs de
l’être dans le poème original de Parménide, celui-là même qui s’oppose au
multiple dans le poème d’Empédocle1.
XV.
Cette présentation de la théorie de Parménide permet de tirer au clair le
rôle qui lui est assigné dans la seconde partie du dialogue. Parménide a beau
airmer qu’il se mettra lui-même en ligne de mire (cf. 137b2-3), que la thèse
qui sera mise à l’examen est la sienne (137b2), la thèse qu’il reprendra n’est pas
celle que lui a prêtée le jeune Socrate, au début du dialogue.
La formule qu’a proposée le jeune Socrate (128a8-b1 : « le tout, à ce que tu
dis, est un ») est construite à partir de la conjonction de deux épithètes (pas,
heis), dont la fonction syntaxique est distinguée par l’adjonction d’un article.
« Le tout » (to pan) est sujet de la proposition, « un » (hen) en est l’attribut.
Cette thèse est reprise sous une tout autre forme dans la seconde partie du
dialogue. L’épithète qui jouait le rôle d’attribut (hen, « un ») est maintenant
précédée d’un article (to hen, « l’un ») ; elle devient par conséquent le sujet de
la phrase. L’attribut est la même épithète, mais sans l’adjonction d’un article.
Ainsi sont formées deux hypothèses, l’une positive : « si l’un est “un” », l’autre
négative : « si l’un est “non un” ».
1. La formule « le tout est un » sera reprise par Aristote quand il parle de Parménide et d’autres
(notamment dans le premier livre de la Métaphysique, cap. 3, 984b1-2 : hen […] einai to pan),
et reviendra fréquemment dans la tradition doxographique. Voir les textes de héophraste
(Physicorum opiniones fr. 6 = Alexandre d’Aphrodise, Met. 31.11-12 ed. Hayduck : hen to pan),
d’Hippolyte (Refutatio omnium haeresium I, 11 [16.9-10 ed. Wendland] : hen […] to pan)
et de Philodème (Volumina rhetorica, fragmenta incerta III, lignes 7-10 ed. Sudhaus : hen to
pan […] einai). Tous ces textes sont répertoriés par H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der
Vorsokratiker, griechisch und deutsch, 5e éd., Berolini, 3 Bände, 1934-1937, Band I, 28 A 7, 23, 49.
Ces deux hypothèses constituent le point de départ de tous les raisonnements qui suivent. Aussi Parménide airme-t-il vouloir poser comme hypothèse
(137b3-4), « à propos de l’un lui-même, s’il est “un”, ou bien s’il est “non un”,
ce qui doit en être la conséquence1 ».
La thèse ainsi reformulée ne comporte plus aucune mention du « tout » ou
de « l’univers ». Parménide (le Parménide de Platon) a lui-même supprimé ce qui
était le sujet de la proposition telle que l’avait formulée le jeune Socrate (to pan,
« le tout »). Efaçant la mention du « tout » (to pan), isolant de la sorte ce qui
était l’attribut dans la version primitive de sa thèse (hen), il en fait un nouveau
sujet, ayant pour attribut, si l’on peut dire, lui-même. De « l’un lui-même »,
on demande « s’il est “un” ».
Cette transformation radicale de la thèse que formulait le jeune Socrate
dans les premières pages du dialogue n’a sans doute été possible que parce que
les deux termes en question, « le tout » et « l’un », ne relevaient pas directement
du poème de Parménide. « Le tout »/« l’univers » n’avait aucun ancrage dans les
vers de Parménide ; ce ne fut qu’un terme d’appoint, emprunté à Empédocle
pour mettre en relief la notion d’unité. Non pas que la mention de l’« un »
fût absente du poème (cf. fr. 8.6), mais elle n’y avait pas l’importance qui lui
sera accordée dès que « l’un » s’opposera au « multiple » dans la philosophie
d’Empédocle.
Privée de toute attache réelle dans le texte original du Parménide historique, la formule « le tout est un » (cf. 128a8-b1) ne saura donc résister aux
exigences dialectiques du Parménide de Platon. Le sujet de la proposition (« le
tout » /« l’univers », to pan) sera même évincé de la seconde partie du dialogue,
remplacé par le terme qui dans un premier temps lui avait été subordonné (hen
transformé en to hen, « un » transformé en « l’un »).
XVI.
Ce n’est que si l’on a suivi toutes ces permutations dans la formulation
de la thèse de Parménide — substitution de to pan à to eon, mise en exergue
de l’épithète hen, substantivation de cette épithète pour former le sujet d’une
proposition nouvelle, mise à l’écart, par conséquent, du concept de l’univers,
to pan — que l’on sera en mesure de suivre les péripéties des raisonnements
qui seront proposés dans la seconde partie du dialogue.
« L’un » qui fait l’objet de l’examen dans la seconde partie du dialogue
n’est plus en efet « l’être » qui est « un » dans le poème de Parménide. Dès
les premières lignes du premier raisonnement, Parménide nous apprend que
1. La syntaxe de cette phrase fait l’objet d’un article « “L’hypothèse” de Parménide (Platon,
Parménide, 137A7-B4) », Revue des études grecques, tome 120, 2007, p. 414-480.
106
Platon
« l’un » dont il est ici question est « illimité » (137d8) et « sans forme » (d9). Ce
n’est donc plus « l’être » de Parménide, qui est, au contraire, « ini » (fr. 8.42) et
« semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité » (v. 43). Dans « l’un »
soumis à l’examen dans le dialogue de Platon on ne peut donc plus reconnaître
« l’être » qui est « un » dans le poème de Parménide.
Mais une diférence plus radicale encore sépare « l’un » qui fait l’objet des
arguments successifs élaborés dans la seconde partie du dialogue de Platon,
d’une part, et « l’être » qui est « un » dans le poème de Parménide, d’autre part.
« L’être » qui est « un » dans le poème de Parménide constitue l’ensemble de ce
qui est. Admettons donc qu’il est, en ce sens, l’univers. Admettons donc que
le jeune Socrate, quand il prête à Parménide la thèse suivant laquelle « le tout
est un » (128a 8-b1), n’a pas faussé sa pensée1.
Or, « l’un » qui fait l’objet des raisonnements dans la seconde partie du
dialogue de Platon n’est plus l’univers. Il n’est donc plus to pan. Parménide — le
Parménide de Platon — propose en efet d’examiner les conséquences que doit
entraîner chacune des deux hypothèses (que l’un soit « un » ou que l’un soit
« non un »), non seulement pour l’un, mais aussi pour « les autres » (136a4-c5).
Si « l’un » était l’univers, il n’y aurait pas d’« autres ».
Mais l’on ne doit pas s’étonner que la thèse du Parménide ne soit plus la
thèse de Parménide. Ici, comme dans les critiques adressées à Parménide dans
le Sophiste, Platon ne s’occupe plus de l’« univers » qui est « un » ; il s’attache
à savoir ce que c’est que d’être un. Cet « un » n’est plus par conséquent ni le
monde ni l’univers. Ce n’est certainement pas « le monde » : le monde, tant
pour Parménide que pour Empédocle, s’oppose à l’un. Mais ce n’est pas non
plus « l’univers » : s’il s’agissait de l’univers, donc de la totalité de ce qui est, on
n’aurait même pas le droit de s’interroger sur « les autres », car ces « autres », du
fait même qu’ils ne faisaient pas partie de l’univers, n’existeraient pas. « L’un »
de la seconde partie du Parménide, — c’est l’un, en tant que tel.
À partir de ce moment, le Parménide historique et le Parménide du Parménide
se sont bien éloignés l’un de l’autre. L’« un », qui n’était, pour le Parménide
historique, que l’une des nombreuses épithètes de l’être, n’est plus, pour le
Parménide du Parménide, une épithète parmi d’autres. Par l’adjonction d’un
article, il est devenu un nom, non plus « un », mais « l’un ». Cet « un » est
à ce point détaché de son contexte d’origine que l’on peut demander s’il est
« un » ou s’il est « non un », et l’on peut aller jusqu’à conclure (in du premier
raisonnement) qu’il « n’est pas un et qu’il n’est pas » (141e12).
Ce n’est plus le Parménide historique qui parle ; c’est le Parménide de
Platon.
1. Voir § XIII supra.