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Répondre en citoyen ordinaire. Enquête sur les compétences profanes

2009

Université Libre de Bruxelles Faculté des sciences sociales et politiques REPONDRE EN CITOYEN ORDINAIRE Enquête sur les «!engagements profanes!» dans un dispositif d’urbanisme participatif à Bruxelles Mathieu BERGER Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en sciences sociales Sous la direction de Margarita SANCHEZ-MAZAS et de Guy LEBEER Soutenue publiquement le 19 juin 2009 volume 1/2 Membres du jury!: Fabrizio CANTELLI Chargé de recherche à l’Université Libre de Bruxelles Daniel CEFAÏ Maître de conférence à l’Université de Paris X Jean-Louis GENARD Professeur à l’Université Libre de Bruxelles Guy LEBEER Professeur à l’Université Libre de Bruxelles Margarita SANCHEZ-MAZAS Professeure à l’Université de Genève à mon père, Paul. Sommaire volume 1 Remerciements 4 Introduction 9 PREMIERE PARTIE Garder les compétences citoyennes à l’œil!: des sociologies discursives de la délibération à une ethnographie pragmatique de la concertation. 20 Chapitre 1 Délibérer!? D’un «!biais délibératif!» dans les sciences sociales du politique 23 Chapitre 2 La concertation 68 Une forme et une modalité de l’action conjointe en situation DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains 129 L'enquête ethnopragmatique 132 Chapitre 3 Une ethnographie combinatoire et ambulatoire Bibliographie du premier volume 192 Table des matières 209 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 1 volume 2 TROISIEME PARTIE Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles. 224 Chapitre 4 Autour du dialogue public Opérations de cadrage et arrangement des situations en assemblée participative 227 Chapitre 5 Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Les infortunes du citoyen représentant 302 Chapitre 6 Adaptation, attention, re-présentation Les prises sensibles d’une critique ordinaire 418 Conclusion 501 Bibliographie du second volume 508 Table des matières 518 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 2 Remerciements Remerciements Arrivé au bout de cette épreuve, mes remerciements vont d’abord, c’est évident, à mes directeurs. Margarita Sanchez-Mazas m’a donné la possibilité d’entreprendre une thèse quand, en juin 2003, elle m’encouragea à remettre un projet de candidature pour un subside de recherche Prospective Research for Brussels, que j’ai obtins grâce à son soutien éloquent. Son enthousiasme pour mon travail de terrain et pour «!l’esprit d’initiative!» qu’elle me reconnaissait, la liberté et la confiance dont elle m’a gratifé m’ont encouragé à m’aventurer sur des chemins de traverse, chose qu’elle a acceptée avec bienveillance et professionnalisme. Je suis heureux aujourd’hui de pouvoir lui présenter ce travail achevé, à l’arrière-plan duquel apparaît, en fin de compte, un thème de «!la reconnaissance!» qui a ses faveurs et qu’elle m’avait conseillé de prendre à bras-le-corps depuis le début. C’est Guy Lebeer qui m’a présenté à Margarita Sanchez-Mazas. C’est lui le premier qui, par l’accueil qu’il fit à un travail de DEA, m’avait suggéré la voie de la recherche en sociologie. En cours de thèse, nous nous sommes retrouvés à de nombreuses reprises pour d’agréables conversations, puis pour l’organisation d’un séminaire doctoral intitulé Sociologies de la parole. Son expérience des comités de bioéthique, sa connaissance fine de la microsociologie et de l’ethnométhodologie, ainsi que son intérêt pour les méthodes de l’observation participante en sciences sociales nous ont amenés à lui proposer de codiriger cette thèse. Depuis, il a suivi ce travail avec intérêt, en multipliant les encouragements et les tapes dans le dos. Guy, sans votre soutien et, à l’occasion, vos compliments, je n’aurais probablement pas terminé cette thèse. Pour mener à bien ce travail, j’ai bénéficié d’un financement Prospective Research for Brussels pour les années 2004 et 2005, renouvelé pour 2006 et 2007. Je remercie les responsables de ce programme de m’avoir accordé, par deux fois, leur confiance. La synergie entre recherche académique et action publique que visait ce programme a, je pense, été atteinte puisque j’ai eu l’occasion de développer par la suite des collaborations directes avec le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et son administration chargée des matières de revitalisation urbaine –j’y viens. Parce que je ne suis pas parvenu à boucler ma thèse au terme de ces quatre premières années de recherche décidément trop courtes, j’ai bénéficié en 2008-2009 des bien nommées «!bourses de fin de thèse!» proposées par les fondations «!Van Buuren!» et «!De Meurs - François!». Un remerciement particulier va aux responsables de ces fondations. Sans ces sommes d’argent que vous m’avez accordées, j’aurais été forcé de jeter l’éponge. Le comité d’accompagnement mis en place pour suivre les –lentes– avancées de la thèse a eu une importance décisive. Jean-Louis Genard l’a présidé, en m’accordant toute son attention et en m’honorant de relectures critiques, exigeantes et détaillées. J’aurais du mal à exprimer ici tout le respect et l’admiration que j’ai pour le travail de Jean-Louis Genard, qui, à mes yeux, est certainement l’un des plus brillants Répondre en citoyen ordinaire vol.1 4 Remerciements philosophes/sociologues que nous comptons en Belgique. Si j’ai éprouvé certaines difficultés à intégrer clairement dans la thèse les apports d’ouvrages aussi magistraux que Sociologie de l’éthique ou La grammaire de la responsabilité, ceux-ci n’ont pas manqué de me passionner. Son engagement politique vis-à-vis de problèmes publics à Bruxelles et ses explorations intellectuelles transversales aux disciplines et aux champs de l’action publique (architecture, arts et culture, aide sociale, santé mentale...) ont aussi été pour moi de précieuses sources d’inspiration. Quand on parle de Jean-Louis Genard, le Groupe de Recherche sur l’Action Publique de l’ULB n’est jamais loin. Alors que je m’enfonçais dans l’isolement, j’ai été récemment adopté par ce groupe composé de chercheurs extrêmement ouverts, talentueux et soucieux d’échanger régulièrement sur leurs enquêtes respectives. Au sein du GRAP, un remerciement particulier va à Marta Roca i Escoda, qui m’a constamment encouragé, accueilli chez elle à plusieurs reprises, et avec laquelle j’ai développé une complicité qui m’est chère. Fabrizio Cantelli est l’un des premiers en Belgique à avoir «!pris au sérieux!» (il aime l’expression, je pense) une sociologie pragmatique de l’action publique. Son ouverture au travail de terrain, son énergie et ses capacités de travail inouïes m’impressionnent au plus haut point. Louise Carlier a montré de l’enthousiasme à l’égard de mon travail, je l’en remercie. Je pense également à mes anciens collègues du Groupe de Psychologie Sociale de l’ULB. Annalisa Casini a toujours été d’une disponibilité totale, à mon égard comme pour toute personne qui a jamais eu besoin d’elle, je crois. Avec elle, Frédéric Van Humskerken et Farid Salgado, nous avons partagé d’agréables moments, dont un mémorable et épuisant stage d’analyse quantitative à Clermont-Ferrand en 2004. Je regrette de n’avoir pas été fort présent par la suite. Au centre de recherche METICES de l’ULB, je remercie Nathanaël Bailly, Manuela Bruyndonckx, Amélie Daems, David Jamar, Pierre Lannoy, Jacques Moriau, Françoise Noël, Andrea Rea et Nathalie Zaccaï-Reyners, ainsi que le directeur de ce centre, Pierre Desmarez, qui avait coordonné mon DEA en sociologie en 2002-2003. Toujours à l’ULB, j’adresse également un grand merci à mon amie anthropologue Maïté Maskens qui ne s’est pas montrée avare en encouragements, et avec laquelle nous avons eu d’excellentes discussions sur le travail de terrain. Les Facultés Universitaires Saint-Louis abritent un groupe de sociologues et de politologues fort actifs et orientés vers les enjeux de la démocratie participative. C’est peut-être avec ces «!FUSLiens!», comme ils s’appellent entre eux, que j’ai le plus échangé sur ces questions. Je remercie en particulier Christine Schaut, Ludivine Damay et Florence Delmotte, aussi sympathiques et talentueuses les unes que les autres, et qui ont toujours fait bon accueil à mes présentations. J’ai rencontré Daniel Cefaï à Paris en avril 2005. Que dire!? Son travail a été pour moi une révélation. C’est bien son texte de 2002 «!Qu’est-ce qu’une arène publique!? Quelques pistes pour un approche pragmatiste!» qui a donné une ligne directrice à mon enquête et à ma thèse. L’approche générale que j’ai développée, l’emprunt à l’oeuvre d’ Erving Goffman et à celle du regretté Isaac Joseph, le souci du fieldwork dont il parle mieux que personne, tout ce qui fonde ma thèse trouve une origine dans Répondre en citoyen ordinaire vol.1 5 Remerciements son travail. Depuis notre première rencontre, les choses n’ont cessé d’évoluer pour un mieux, la confiance s’est renforcée. Il est devenu pour moi un véritable mentor, toujours prêt à me pousser plus loin, à me proposer des collaborations passionnantes. En 2007, il a par exemple tenu à ce que je sois rattaché au Centre d’Etudes des Mouvements Sociaux de l’EHESS, ce qui a été un grand honneur. Il m’a alors invité, parfois avec insistance, à me mêler à des jeunes sociologues parisiens aussi talentueux et, parfois, intimidants que Carole Gayet, Edouard Gardella, Erwan Le Mener et Joan Stavo-Debauge. Carole et Edouard ont eu la gentillesse de relire des parties de cette thèse, je les en remercie. J’ai développé des liens d’amitié avec Erwan Le Mener, qui m’a fréquemment offert l’hospitalité dans son bel appartement du bassin de la Villette, et avec lequel nous avons développé des projets communs, en marge de franches rigolades. Joan Stavo-Debauge, lui, à défaut d’être un bout-entrain, est tout simplement le sociologue le plus incroyablement doué que je connaisse. Je m’estime chanceux de l’avoir rencontré, et suis heureux qu’il ait enfin pu faire connaître son travail dans toute son ampleur, en menant à bout une thèse ahurissante d’épaisseur (je ne parle pas ici seulement du nombre de pages) et de maturité. C’est toujours grâce à Daniel Cefaï que je me suis rendu à Los Angeles pour l’hiver 2008-2009, où j’ai été acueilli, à UCLA, par les professeurs Jack Katz et Stefan Timmermans, et, à USC, par les professeurs Nina Eliasoph et Paul Lichterman. Tous ont été adorables avec moi, et le fait d’avoir côtoyé des ethnographes de cette trempe pendant plusieurs mois m’a permis d’affiner mes analyses et d’envisager la correction de mes méthodes d’enquêtes, dans la perspective de prochains travaux. J’ai apprécié en particulier les longues discussions avec Paul Lichterman, le travail de terrain mené en commun dans différentes organisations civiques californiennes, et les perspectives de collaboration qui s’en sont suivies. Parmi les étudiants de UCLA, Iddo Tavory a été un hôte merveilleux, attentif à mes moindres besoins, allant jusqu’à louer un camion de déménagement pour m’apporter un somptueux matelas king size, ce qui m’évita de passer le trimestre à dormir sur une carpette en mousse. L’hospitalité d’Iddo n’a d’égal que son talent de phénoménologue hors-pair et d’ethnographe entièrement dévoué à son enquête. J’ai aussi une pensée pour sa compagne, l’exquise Nahoko Kameo. Ces dernières années, en marge de la thèse, j’ai eu l’occasion de mener des travaux davantage orientés vers l’organisation pratique de la participation des citoyens et de contribuer à des diagnostics d’analyse urbaine élaborés en amont de projets d’aménagement du territoire. Je tiens ici à remercier spécialement, au sein de l’association Periferia, mes anciens collègues Patrick Bodart et Loïc Géronnez, avec lesquels nous avons maintenu un dialogue autour des enjeux de la démocratie participative, et, au sein du bureau d’urbanisme Artgineering, Aglaée Degros et Stefan Bendiks, les premiers à m’avoir accordé leur confiance en me proposant des missions d’expertise et en m’incluant dans leurs démarches expérimentales. J’ai également été amené à collaborer avec la «!Direction Rénovation Urbaine!» (DRU) de la Région de Bruxelles-Capitale, pour la réalisation de l’ouvrage Bruxelles à l’épreuve de la participation. Je remercie Patrick Crahay, Myriam Hilgers et ma coéquipière Répondre en citoyen ordinaire vol.1 6 Remerciements photographe Pauline Beugnies pour cette expérience qui m’a permis de formuler simplement, et images à l’appui, certains des éléments de la thèse. Je tiens également à exprimer toute ma gratitude aux acteurs en charge des Contrats de quartier que j’ai étudiés à travers la Région bruxelloise depuis 2004. Ils se reconnaîtront, le choix que j’ai fait d’anonymiser le matériau ethnographique de la thèse m’empêchant de les citer ici. Je suis également redevable à la secrétaire du Contrat de quartier ayant servi de cas central à cette recherche, qui a restrancrit patiemment les conversations des réunions publiques à partir des bandes audio, m’offrant là un corpus d’une valeur inestimable. Merci aux amis, à ceux que j’ai pu garder près de moi et à ceux qui sont partis courir le monde!: Yannick Ninane, Alexis Courtin, Giuseppe Paletta, Christophe Lazaro, Jonathan Ectors, Fabrizio Del Nero, Matthias Beke, Mikaël Angé, Julie De Temmerman, Tamar Kasparian, Magdalena Isaurralde, Frantz Gault, Nicola Pezolet et Jean-Claude Mabushi. Merci à mes amis d’enfance, Pascal Darquenne et Nicolas Piret!; en voilà deux que cette thèse fera, au moins, bien rigoler, si jamais elle tombait par quelque curieux hasard entre leurs mauvaises mains. Il y a une personne que cette thèse n’a pas fait rigoler. Pas du tout. Marie est restée à mes côtés, ces deux dernières années, alors que je m’abîmais dans un travail de rédaction qui n’en finissait plus. Plus d’une fois elle a dû me remettre en selle. A chaque fois, elle est parvenue à dissiper des doutes et des angoisses pourtant bien tenaces, par ses mots et ses gestes. Pour tous ces efforts auxquels tu as consentis, pour ta douceur qui m’appaise, pour ton amour qui me comble, et puis, simplement, pour ta beauté dont je ne reviens toujours pas, merci... Enfin, Je voudrais remercier tendrement ma famille!: mes grands-parents, qui n’auraient peut-être pas compris grand-chose à cette thèse, mais qui, pour l’événement, auraient quand même mis une pintade aux cerises au four; ma chère soeur Catherine, ses enfants Louna, Ewan et Jaya, qui m’ont offert d’authentiques moments de distraction ces derniers mois!; Daniel et Anne-Marie, les adorables conjoints de mes parents!; et bien sûr, les parents en question. Merci Maman, pour ton humour, ta simplicité et ta joie de vivre, pour tout l’amour que tu m’as apporté et la confiance en moi que tu as su raviver plusieurs fois au cours de cette épreuve. Et puis, je te remercie tellement, Papa, pour ton soutien indéfectible, sous toutes les formes qu’il aura prises. Tu as véritablement cru en moi. J’ai une chance extraordinaire, que j’aimerais que d’autres fils puissent connaître. Tu as bien sûr révisé la plus grande partie des textes de cette thèse, à la chasse aux coquilles et aux formulations les moins heureuses. Mais là n’est pas, tu le sais, la raison de ma gratitude infinie. Depuis mon enfance et jusqu’à nos discussions les plus récentes, tu m’as enseigné la curiosité et ce qui va avec, l’incertitude!; j’ai essayé d’en faire mon métier. Ce travail t’est dédié, avec amour. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 7 INTRODUCTION INTRODUCTION Que signifie participer, prendre part à une assemblée de démocratie participative? Quel rôle des citoyens présentés comme «!délégués des habitants!» peuvent-ils effectivement assumer dans le cadre d’un dispositif d’urbanisme participatif!? Quelles aptitudes montrent-ils à s’inscrire dans le processus proposé et à trouver une place acceptable à la table des discussions, aux côtés de représentants d’autorités politique, administrative et technique!? Dans quelles conditions pratiques le font-ils? Comment, c’est-à-dire à partir de quelles postures énonciatives, de quels engagements, de quelles conduites sont-ils censés remplir leur rôle? En cherchant à agir dans l’espace commun de l’assemblée, quels types d’insuccès peuvent-ils rencontrer, quels types de compétences peuvent-ils par ailleurs manifester, et à quelles dimensions de la relation politique ces compétences et ces incompétences sont-elles directement associées!? Que se produit-il concrètement quand ces participants citoyens montrent une compétence ou une incompétence à prendre part à l’activité démocratique qui leur est proposée!? Ces questions semblent bien connues, mais, finalement, peu de réponses réellement convaincantes y ont été apportées jusqu’ici. Une telle enquête est précisément l’objet de cette thèse. Ces vingt dernières années, alors que les dispositifs de concertation se multipliaient dans différents secteurs de l’action publique (développement urbain, aide sociale, santé, culture, jeunesse), ces questions concernant la participation du «!citoyen ordinaire!», du «!profane!», ont suscité l’attention toujours grandissante des philosophes, des politologues et des sociologues. Devant le nombre de travaux réalisés autour des problèmes relatifs à la démocratie participative et à ses dispositifs, était-il nécessaire d’en rajouter de notre côté!? Pouvions-nous renchérir sur les travaux existant en philosophie politique, en sciences politiques, en sociologie de l’action collective!? Ce doute, qui n’a pas manqué de hanter notre travail de recherche tout au long de ces cinq dernières années, nous l’avons réduit progressivement, non par le biais d’une réflexion en chambre, mais en laissant libre cours à une curiosité ethnographique, à un travail exigeant d’observation et de description, de compilation de données et d’analyse. C’est que la plupart des penseurs de la démocratie participative avaient jusqu’ici abordé la question de la participation citoyenne comme un problème, justement, «!pour la pensée!», un problème de légitimité et de rationalité identifiable et soluble dans la seule réflexion théorique (Pateman, 1970; Mansbridge, 1983; Barber, 1984; Manin, 1985; Cohen, 1989; Habermas, 1997). En s’appuyant sur l’importante théorie de l’espace public de Jürgen Habermas (1962) et sur son modèle de rationalité communicationnelle (1987), les tenants d’un paradigme délibératif en philosophie et leurs critiques ont enfermé les enjeux de la démocratie participative et de la compétence citoyenne dans un débat théorique interminable (Blondiaux & Sintomer, 2002). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 10 INTRODUCTION Les politologues et les sociologues, de leur côté, choisirent le plus fréquemment de se cantonner eux aussi à ce niveau strictement théorique. Et quand ils se décidèrent à intégrer des éléments empiriques, ils le firent trop souvent de sorte à mettre en question ou à invalider les modèles de démocratie délibérative préétablis par les philosophes, sans vraiment générer leur propre conceptualisation positive des pratiques qu’ils observaient pourtant dans ces assemblées (Neveu, 1999; Bacqué, Rey & Sintomer, 2004!; Fung & Wright, 2004). Récemment, des chercheurs plus sensibles à une démarche ethnographique ont tenté de sortir l’étude de la participation citoyenne de son carcan délibérativiste. En réintroduisant la description ethnographique dans l’analyse des discussions publiques et des engagements politiques, des enquêteurs comme Nina Eliasoph et Paul Lichterman aux Etats-Unis (Eliasoph, 1998; 2003; Lichterman, 1996!; 2005!; Eliasoph & Lichterman, 2003), Daniel Cefaï, Claudette Lafaye (Cefaï & Lafaye, 2001; 2002) et Julien Talpin (2006!; 2007!; 2008!; 2009) en France, nous ont permis de prendre la mesure des contraintes situationnelles sous lesquelles les jugements des participants citoyens sont énoncés et interprétés. Ils nous ont permis de comprendre que, considérée à partir d’un angle praxéologique, la démocratie n’est pas une question d’argumentation abstraite. Plutôt, elle se réalise à travers ce qu’Eliasoph appelle des «!pratiques civiques!» (2003), une série d’activités pratiques et descriptibles dans lesquelles s’élaborent des relations temporaires et des accords provisoires, entre participants d’une même situation et vis-à-vis d’une chose publique. De notre côté, tout en nous plaçant dans le sillage de ces ethnographes de la vie publique, nous avons cherché à radicaliser, dans l’enquête, ce resserrement sur l’action et les conduites descriptibles comme point de départ d’une réflexion nouvelle sur la question classique de la démocratie (Cefaï, 2002). Nous l’avons fait à partir d’un matériau ethnographique conséquent (870 pages de notes d’observation et de transcripts de conversations en assemblée), en convoquant pour le traiter et l’analyser des lectures négligées jusqu’ici par les théoriciens de la démocratie!: la microsociologie d’Erving Goffman, la sémiotique pragmatiste de Charles S. Peirce, la sociologie cognitive et éthologique de Bernard Conein, la sociologie de la perception de Francis Chateauraynaud et la sociolinguistique interactionniste de John J. Gumperz et Alessandro Duranti. Pour le besoin d’un mot, à la croisée de ces différentes approches, nous avons qualifié la nôtre d’ethnopragmatique1. Comme nous l’exposerons dans un chapitre 3 consacré au dispositif méthodologique de l’enquête, cette approche vise à tirer le meilleur de l’observation naturaliste et de l’observation participante (Joseph & Quéré, 1993), en affichant d’une part une ambition analytique dans l’étude de données superficielles faites d’énonciations enregistrables et de conduites observables, et en cherchant à répondre, d’autre part, aux enjeux d’une ethnographie de fond. Cette approche devrait nous permettre de contribuer à un renouvellement de la compréhension des phénomènes de dialogue public, en faisant apparaître comme «!anthropologiquement 1 Alessandro Duranti a, le premier, parlé d’analyses «!ethnopragmatiques!» (Duranti, 1994). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 11 INTRODUCTION étrange!» (Watson, 1989) une affaire de la participation des citoyens que beaucoup de nos collègues considèrent d’ores et déjà comme entendue. Nous avons décidé de prendre au sérieux ces pratiques, aussi localistes, étriquées, tronquées, imparfaites soient-elles. Contre les déçus, les blasés et les prophètes de malheur, nous y voyons des laboratoires où s’expérimente la démocratie de demain. Des lieux vers lesquels, pour cette raison, nous devons retourner inlassablement. En guise d’introduction à la thèse, je voudrais présenter brièvement cinq «!angles morts!» dans la recherche contemporaine sur les dispositifs de démocratie participative et, plus précisément, dans ces travaux qui concernent l’engagement des participants identifiés dans ces dispositifs comme «!habitants!», «!citoyens!» ou «!profanes!». Ces cinq points sont justement au fondement de notre enquête et de ses possibles apports. Des citoyens engagés dans des situations «!épaisses!» Adossés au modèle de «!politique délibérative!» développé par J. Habermas et J. Cohen, et en utilisant ces idéalisations comme des sortes de grilles de lecture de la réalité des assemblées participatives, les chercheurs ayant travaillé à «!évaluer la participation!» sont restés pour la plupart insensibles aux formes les plus singulières de l’engagement des citoyens dans ces assemblées, aux compétences effectivement manifestées par ces participants (chapitre 1). Ils ont omis, par paresse empirique ou faute de confiance dans leurs données, de nous montrer les participants citoyens et profanes comme des «!acteurs pragmatiques!» (Cefaï, 2002) évoluant en situation et devant tenir compte de circonstances multiples. Bien sûr, il est de bon ton dans ces travaux de parler de «!l’importance du contexte!» et, dès qu’un chercheur met les pieds dans l’une de ces assemblées, il ne manquera pas de présenter son texte comme le résultat d’ «!une analyse in situ!». Dans notre travail, nous avons veillé à ce que cette notion soit utilisée dans ce que nous imaginons comme sa version forte!: les éléments d’observation récoltés dans la situation sont mis au service d’une analyse de la situation invitant à une réflexion épistémologique sur l’épaisseur normative et les niveaux de règles pratiques pesant sur les engagements des participants. Il est devenu tout aussi commun de parler d’une «!grammaire publique!» des interactions en assemblée, et donc de la nécessité de mener des «!analyses grammaticales!». Mais la plupart du temps, les auteurs qui s’attachent à de telles analyses en restent au niveau unidimensionnel d’une «!grammaire officielle!» gouvernant les «!discours!» des différents participants. Or, les compétences à s’engager de manière appropriée dans un espace public ne se limitent nullement à une faculté d’argumenter ou de discourir. Combien des chercheurs ayant étudié ces assemblées nous montrent, véritablement, des grammaires pour l’action!? L’un des enjeux de cette thèse consistera à pluraliser cette notion de grammaire, à désintriquer analytiquement les différents espaces grammaticaux qui, ensemble, Répondre en citoyen ordinaire vol.1 12 INTRODUCTION organisent des situations de concertation, tout en permettant aux participants de pointer dans l’espace commun différents types de conduites transgressives. Tout l’intérêt de la démarche proposée réside en effet dans le fait que ces strates grammaticales de la situation tendent à interférer les unes avec les autres. Nous chercherons principalement à comprendre comment une grammaire officielle et civique de l’activité démocratique (qualifiant ou disqualifiant les interventions des participants sur la base de conventions réglées par une institution et dans un rapport à des questions publiques) est à la fois contrôlée et mise à l’épreuve par une grammaire sensible et civile de l’interaction et de l’expérience partagée. Notre argument consistera à poser que, si la première de ces grammaires est de nature à mettre à mal les participants les moins institués de ces assemblées, la seconde leur offre des ressources cognitives et morales spécifiques, qu’ils pourront faire valoir pour améliorer la position qu’ils tiennent dans une situation ou pour critiquer la position que tient un coparticipant. A l’hétérogénéité normative des situations de concertation correspond une compétence hétérogène dont il nous faut explorer les tensions (chapitre 2). Des engagements produits «!en réponse!» La plupart des auteurs ayant étudié la question de la démocratie participative l’ont fait soit à partir de la présupposition abstraite d’une discussion libre entre égaux, soit en approchant sous un angle immédiatement péjoratif les dispositifs top-down dont se munit l’action publique. Ces derniers travaux et les éventuelles observations sur lesquelles ils s’appuient tendent alors à dégrader a priori toute tentative «!institutionnelle!» visant à solliciter la participation des citoyens, et dès lors prennent quelque peu à la légère ces assemblées dans lesquelles ils ne voient que des instruments de domination ou de marketing politique plus ou moins grossiers. Généralement, ceux qui voudront rendre compte des phénomènes d’une «!participation authentique!» ignoreront les commissions de concertation les plus officielles pour se diriger vers des espaces publics alternatifs, en marge des institutions, où il est laissé davantage de liberté à l’expression des citoyens. Nous avons voulu, au contraire, nous maintenir dans ces espaces d’une participation citoyenne placée sous forte contrainte institutionnelle. Plutôt que de nous tourner vers des «!expériences innovantes!» ou des «!bonnes pratiques!» en matière de démocratie participative, il nous a semblé important d’accorder toute notre attention à ces lieux, comme les «!Commissions Locales de Développement Intégré!» qui montrent aujourd’hui, en région bruxelloise, les pratiques de participation les plus communes, les plus standard!; de celles qui se donnent à vivre sur fond d’une double asymétrie séparant assez nettement, d’un côté, «!l’habitant!» de «!l’élu!», et d’un autre, «!le profane!» de «!l’expert!». Cette version top-down de la participation qui reste aujourd’hui la plus répandue (au moins en Belgique et en France), nous avons cherché à l’aborder sur un plan Répondre en citoyen ordinaire vol.1 13 INTRODUCTION purement formel et en évitant d’adopter un style normatif. Principalement, quand la plupart des penseurs de l’espace public démocratique présupposent la comparution spontanée des acteurs et la simultanéité de leurs contributions respectives à la discussion, les commissions de concertation que nous avons étudiées nous rappellent simplement que, le plus souvent, la participation des citoyens et leurs engagements de parole dans l’assemblée procèdent d’un «!appel!» et s’inscrivent donc dans une séquence d’actes. Ces engagements ont dès lors le caractère formel de réponses d’ajustement (Mead, 2006) plus ou moins heureuses, qui ne peuvent être comprises qu’en les rapportant au train de conduites dans lequel elles trouvent lieu de s’exprimer. En se rendant dans des dispositifs de concertation de l’action publique où sont rendues discutables des esquisses de projet, des options d’aménagement et des opérations de rénovation, les participants citoyens et profanes sont, contrairement à leurs partenaires élus et experts, continuellement maintenus dans un régime de réactivité (répondre présent, suivre des consignes, apprécier un exposé, poser des questions d’éclaircissement, adresser une critique, dénoncer une stratégie sousjacente à une proposition, avancer une contre-proposition, quitter la salle par ennui...). Dans ces conditions valant pour la quasi-intégralité des expériences dont nous avons connaissance, les épreuves fondamentales de la participation citoyenne et les compétences qu’elles mobilisent sont d’ordres attentionnel et adaptatif, avant même de concerner la rationalité des discours des gens, leurs préoccupations réelles ou leurs qualités intrinsèques. L’expression top-down, bien ancrée dans le vocabulaire des professionnels et des analystes de la participation, trouve ici ses limites. La participation à laquelle nous nous intéresserons s’avère en effet moins «!descendante!» que clairement «!séquencée!», voire «!différée!». Il s’agit non seulement d’une participation top-down, mais d’une participation à deux temps. De ces deux temps qui structurent également la chronologie de chaque réunion de concertation, le premier est complètement pris en charge par des professionnels de la politique et des experts de la ville, et ressortit à leur responsabilité d’acteurs «!sollicitants!» et «!initiateurs!» (chapitre 4). En vue d’étudier des compétences entendues comme réponses appropriées, il faut accorder autant d’importance à ces pratiques liminaires par lesquelles s’établit le «!cadre!» (les critères de pertinence topique, de justesse interactionnelle et de correction formelle valant pour les discussions à venir), qu’aux voix citoyennes elles-mêmes. Si le modèle philosophique de la politique délibérative se fonde sur une séquence où l’organisation d’un «!pouvoir communicationnel!» précède et légitime un «!pouvoir administratif!» exécutant des décisions (Habermas, 1989), la pratique nous montre plutôt la séquence inverse!: une série de microdécisions configurantes sont prises en amont par les acteurs initiateurs, de sorte que «!le “pouvoir administratif” a tendance, en s’autoprogrammant à programmer le “pouvoir communicationnel”, en le considérant comme partie intégrante de lui-même!» (Lebeer, 2007, p.67). Il ne s’agit pas alors dans notre enquête de souhaiter que les choses se déroulent autrement, mais bien de Répondre en citoyen ordinaire vol.1 14 INTRODUCTION décrire finement ces pratiques existantes et de comprendre que c’est en honorant d’une manière ou d’une autre l’offre normative déployée devant eux par les «!personnes en charge!» de la participation que les participants citoyens et profanes peuvent espérer faire agir leur parole. Sous les fiascos, une compétence Austin et Wittgenstein, en philosophes du langage, et Goffman, en microsociologue des situations du quotidien, orientent notre attention vers la vulnérabilité potentielle de toute expérience de communication (Austin, 1962!; Wittgenstein, 2004!; Goffman, 1973!; 1987!; 1991). Un acte social est, d’abord et avant tout, ce qui peut échouer (Laugier, 2009). Ce qui est vrai pour les situations de la vie quotidienne l’est alors certainement tout autant pour ces «!engagements citoyens!» en cadre institutionnel qui, produits dans des conditions de forte asymétrie interactionnelle et placés sous de multiples contraintes de pertinence, peuvent toujours échouer à répondre aux attentes de ceux qui les ont invités. On constate dans la littérature sociologique sur les expériences de démocratie participative une semblable insistance sur la régularité de l’échec, de l’inaptitude et du caractère inapproprié des voix ordinaires ou profanes. Deux choses doivent alors être soulignées afin de caractériser notre travail par rapport à des études plus fondamentalement pessimistes. Premièrement, les prises de parole citoyennes se soldant par des fiascos ne nous intéressent pas en elles-mêmes, au nom de quelque passion perverse pour ce qui rate. Si nous les traitons avec beaucoup d’attention dans cette thèse, c’est qu’elles nous paraissent d’excellents analyseurs des attentes auxquelles les participants citoyens doivent sans cesse répondre. Parce qu’un insuccès dans la communication est rarement total, parce que les prises de parole sont toujours infructueuses «!pour une certaine raison!», leur compilation et leur organisation en une typologie doivent nous permettre d’étudier la structuration normative et morale des situations de concertation (chapitre 5). C’est en comprenant avec suffisamment de précision analytique ce que les participants citoyens et profanes ne parviennent pas à réaliser dans ces assemblées que nous pouvons aussi, en creux, isoler des domaines de compétences effectives, toutes ces choses qu’ils font de manière appropriée et qu’ils peuvent faire valoir aux yeux –et parfois à l’encontre– des élus et des experts. Et c’est bien notre second argument en défense d’une entrée par les échecs dans l’étude des engagements citoyens!: nous n’en restons pas là et recherchons dans les nombreuses situations que nous montre notre matériau quelque chose comme une «!condition de félicité!» (Goffman, 1987). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 15 INTRODUCTION Des «!citoyens ordinaires!» aux «!engagements ordinaires!» Cette félicité, nous la cherchons du côté de l’ «!ordinarité!» des engagements citoyens et profanes. La littérature sur la démocratie participative a finalement fait peu de cas de l’injonction d’ordinarité accompagnant dans ces dispositifs un appel à participer. Les auteurs l’ont traitée soit de manière un peu triviale, en parlant d’une «!raison ordinaire!» ou d’un «!bon sens!» citoyen, sans jamais très bien nous faire comprendre en quoi l’un et l’autre pouvaient consister (Sintomer, 2008)!; soit, à nouveau, sous un angle trop péjoratif, pour la dénoncer. Ces derniers auteurs ont bien sûr raison d’insister sur le fait, par ailleurs plutôt évident, que les individus qui se présentent dans ces assemblées de participation ne sont jamais des «!citoyens ordinaires!», des «!profanes!», des «!simples habitants!», qu’ils sont porteurs d’identités, d’appartenances, de capacités, de savoirs... On s’accorde évidemment avec Loïc Blondiaux pour dire que «!le profane comme “table rase”, comme “citoyen sans qualités” n’existe que comme hypothèse de travail politique et dans le cadre de dispositifs qui lui donnent sens!» (Blondiaux, 2008, p.42). Mais le fait que ces catégories «!existent dans le cadre de dispositifs [...] qui leur donnent sens!» nous convient et nous suffit parfaitement. Nous n’avons pas mené notre enquête avec, à l’esprit, l’idée farfelue de repérer, parmi les participants des commissions de concertation bruxelloises, d’authentiques «!simples habitants!», de véritables profanes, des personnes respirant l’ordinarité. Nous avons par contre pris au sérieux le personnage conceptuel du citoyen ordinaire, la fiction opérante du profane, comme dotés d’une certaine réalité et d’une certaine efficacité sociales, comme horizons des attentes qui sont adressées à ces participants et comme régulateurs de leurs performances. Si nous parlerons souvent, pour désigner ces participants –qu’il faut bien nommer–, de «!profanes!» ou de «!citoyens ordinaires!», l’emphase placée sur les dynamiques d’action nous fera plutôt nous intéresser à des «!engagements en profane!», à des «!engagements ordinaires!», à cette compétence particulière que des participants citoyens sont tenus de manifester devant des élus, des experts, des fonctionnaires, des représentants d’associations spécialisées, et par laquelle ils «!font!» les citoyens ordinaires, les simples habitants, etc. S’il y a peu d’intérêt à gloser sur l’existence «!du Citoyen ordinaire!», il paraît à la fois passionnant et fondamental de nous pencher sur ce qui fait l’ordinarité d’une conduite ou d’une prise de parole, et sur des provinces de compétences profanes, naturelles, à la portée de tous, distinguées de domaines de compétences spécialisées, dont l’accès se trouve régulé par des conventions institutionnelles et disciplinaires. Nous tenons à cette notion d’ «!ordinarité!», en ce qu’elle constitue un aspect important du compromis général (entre délibérativisme républicain, démocratie libérale et système technocratique) qui se noue dans les rapports de légitimité et de connaissance entretenus par les acteurs, élus et spécialistes d’un côté, non élus et non spécialistes de l’autre. Elle nous permet de faire contraster des logiques d’engagement par lesquelles ces participants «!font les “citoyens ordinaires”!» d’autres logiques Répondre en citoyen ordinaire vol.1 16 INTRODUCTION mises en évidence par Julien Talpin (2007!; 2009), par lesquelles, dit-il, ils «!jouent les “bons citoyens”!». En effet, dans les dispositifs de participation que nous avons étudiés en Belgique, les participants engagés dans une «!carrière de citoyens professionnels!» n’atteignent souvent pas la félicité dans leurs engagements de parole. On peut même dire qu’ils s’attirent toute la méfiance des élus et des experts qui justement, prendront appui sur ces signes de professionnalisation pour dénoncer les qualités «!extra-ordinaires!» de ces participants. Il faut entendre ici que nous visons des engagements qui, plutôt que de se risquer à empiéter sur les prérogatives de l’expert ou de l’élu, plutôt que de s’attacher à «!représenter!», à pénétrer l’espace hautement réglementé des «!symboles!», se produisent à côté ou sous des univers de discours spécialisés, développent des façons de signifier proprement ordinaires. Nous aurons le temps dans cette thèse de voir comment les objets et les logiques de ces engagements ordinaires sont ceux de la relation, civile, sensible, immédiate que les participants entretiennent dans l’espace de l’assemblée avec leurs partenaires experts et élus, plutôt que ceux d’un rapport civique, médiatisé par une institution, qui présuppose, lui, une asymétrie des places (chapitre 6). Au-delà d’une compétence d’avis, la possibilité d’une critique factuelle Enfin, un dernier impensé dans les sciences sociales de la démocratie participative est relatif à la possibilité que des participants non spécialistes puissent faire valoir autre chose, dans la discussion, que leur «!avis!» sur les «!offres!» (les discours, les idées, les projets) qu’on leur expose. Ainsi, dans les commissions participatives de développement urbain que nous étudierons, de la même manière que l’appellation «!délégués des habitants!» apparaît particulièrement mal choisie pour des participants qui ne pourront jamais véritablement s’avancer à «!représenter par délégation!», le fait de parler de «!compétence d’avis!» pour caractériser le rôle qui leur est laissé paraît inapproprié. En effet, les prises de parole des citoyens qui réussissent le mieux dans ces assemblées ne sont pas exprimées dans un «!régime de l’opinion!», par lequel la personne engage toute sa subjectivité pour traiter des matières objectivées par l’expert, mais bien dans un «!régime de la critique!» s’appuyant sur des données, des faits, des formes de preuves (Cardon et al., 1995). Qu’ils désirent supporter ou critiquer des acteurs élus et experts qui, eux, font valoir à tous les coups bien plus que leur «!avis!», les citoyens doivent jouer le jeu de ces assemblées de «!démocratie technique!» (Callon, 2003) qui sont peut-être moins des lieux d’intersubjectivité que des espaces d’interobjectivité, et où les acteurs qui tirent leur épingle du jeu sont ceux qui parviennent à dire des vérités et à contraindre leurs partenaires à partir de ces vérités. Bien sûr, il faut que ce qu’ils prétendent être des vérités par rapport auxquelles ils s’engagent soient reconnues comme telles par leurs coparticipants. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 17 INTRODUCTION C’est ici que le lien sera fait entre l’ordinarité des engagements, d’une part, et factualité de la critique, de l’autre!: le milieu des civilités ordinaires dans lequel évolue l’ensemble des participants d’une même réunion et qui se donne immédiatement à l’attention, à la vue et à l’ouïe de tous est, pour la même raison, un milieu de prises, de faits, de données et de preuves. Ainsi, et ce n’est qu’un exemple, quand un participant citoyen saisit dans l’espace commun un comportement de suffisance ou de mépris, qu’il le pointe du doigt et attire l’attention conjointe des participants sur ce fait, il ne fait pas que livrer une opinion, il ne dit pas qu’!«!à son avis!», il s’agit là de mépris. Plutôt, il le prouve aux yeux de tous. Autour de l’émergence de ce que nous appellerons une «!critique ordinaire!», il se dessine le rôle nouveau d’un participant citoyen attentif et sensible à l’attention des autres, modeste vigile des procédures élémentaires de l’être-ensemble et du faire-quelque-chose-àplusieurs!; un rôle dont nous devrons, en fin de parcours, explorer les potentiels, les limites et les vulnérabilités (conclusion). *** De ces cinq points aussi importants à nos yeux que laissés dans l’ombre jusqu’ici, les deux premiers (pragmatisme et responsivité) constituent des postulats de base qui, dans la Première partie de la thèse, fondent notre modèle d’interprétation de la «!compétence de concertation!» et permettent de le distinguer des paradigmes développés à partir des théories de la délibération. Après une Deuxième partie intermédiaire consacrée à détailler et à défendre notre dispositif méthodologique, une Troisième partie d’enquête empirique mettra à jour ces autres points (zones d’inaptitudes, ordinarité, factualité), dont l’étude approfondie constitue notre contribution principale à la compréhension des phénomènes de la démocratie participative et de l’engagement citoyen. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 18 PREMIERE PARTIE GARDER LES COMPETENCES CITOYENNES A L’ŒIL!: DES SOCIOLOGIES DISCURSIVES DE LA DELIBERATION A UNE ETHNOGRAPHIE PRAGMATIQUE DE LA CONCERTATION «!Voir ce qu’on a devant son nez est une lutte de tous les instants.!» George Orwell CHAPITRE 1 DELIBERER!? D’un «!biais délibératif!» dans les sciences sociales du politique «!Tout ce que le philosophe peut faire, c'est détruire les idoles. Et cela ne veut pas dire en forger de nouvelles!». Ludwig Wittgenstein CHAPITRE 1 – Délibérer!? CHAPITRE 1 23 DELIBERER!? 23 1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique 25 1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective.......................................26 1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels ..................................27 1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux ............29 1.1.4. La délibération comme cadre procédural ........................................................31 1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33 1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées. 33 1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!» 37 1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39 1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44 1.3.2.1. La «!frame perspective!» de D. Snow ......................................................44 1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47 1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53 1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54 1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56 1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60 1.4. Conclusion du chapitre 63 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 24 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Dans ce premier chapitre, je présente les traits principaux d’un paradigme délibératif développé dans les théories de la démocratie en philosophie politique ces vingt dernières années (1.1.). Je cherche ensuite à comprendre les rapports qu’entretient cette théorie de la démocratie en pleine expansion avec le développement de dispositifs institutionnels de participation. Dans ces va-et-vient entre pensée philosophique et pratiques politiques, j’interrogerai le rôle «!évaluatif!» auquel semblent se cantonner les sciences sociales de la démocratie. Je critique la traduction des modèles de «!démocratie délibérative!» –explicitement présentés par les philosophes comme des idéalisations– dans des cadres d’interprétation sociologique et des «!grilles de lecture!» des pratiques civiques observables dans les assemblées participatives que nous connaissons en Belgique ou en France (1.2.). Enfin, je présente une série de développements en sciences sociales autour de la question de la démocratie participative, et montre comment ceux-ci restent eux aussi captifs d’un «!impératif délibératif!» (Blondiaux & Sintomer, 2002), d’une interprétation trop strictement délibérative de la participation citoyenne (1.3.). 1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique Depuis les années 1990, et l’institutionnalisation accélérée de la participation des citoyens aux politiques locales, le thème de l’espace public démocratique n’est plus la chasse gardée de la philosophie politique. Politistes et sociologues s’en sont saisi, cherchant à développer les conditions théoriques et empiriques de son analyse. Ils ne l’ont fait néanmoins qu’en se posant dans le sillage des travaux de Jürgen Habermas sur la rationalité communicationnelle (1987!; 1997), et d’un courant (Joshua Cohen, Benjamin Barber, John Dryzek, James Fishkin, Jane Mansbridge, S. Benhabib, Simone Chambers...) avec lequel s’est stabilisé dans la théorie politique un «!paradigme délibératif!». Fin des années 1980, des auteurs comme Habermas et Cohen ont joué un rôle majeur dans le débat philosophique sur les théories de la démocratie, en dégageant le programme d’une «!démocratie délibérative!». Par celle-ci, ces auteurs n’entendent pas seulement justifier la légitimité du recours à la délibération dans un système démocratique, à un moment donné, par rapport à des méthodes d’agrégation de préférences. Ils proposent, plus radicalement, de faire reposer sur elle la légitimité démocratique des décisions collectives, d’«!identifie [r] le pouvoir constituant à l’espace public délibératif et [de faire] de ce dernier le cœur de la société politique!» (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.23). Joshua Cohen, dans un article pionnier, définit la démocratie délibérative dans les termes suivants (cité dans Habermas, 1997, p.330)!: Répondre en citoyen ordinaire vol.1 25 CHAPITRE 1 – Délibérer!? La notion d’une démocratie délibérative est ancrée dans l’idéal intuitif d’une association démocratique dans laquelle la justification des termes et des conditions de l’association s’effectue au moyen de l’argumentation publique et de l’échange rationnel entre citoyens égaux. Dans un tel ordre, les citoyens s’engagent collectivement à résoudre les problèmes que posent leurs choix collectifs au moyen du raisonnement public, et considèrent leurs institutions de base comme légitimes pour autant qu’elles créent le cadre d’une délibération publique menée en toute liberté. Parmi les notions directement engagées par la délibération et le système politique qui se fonde sur elle, la démocratie délibérative, retenons au moins celles de décision collective (1.1.1.), d’argumentation rationnelle (1.1.2.), d’association publique de citoyens libres et égaux (1.1.3.), de cadre procédural (1.1.4.), et d’idéal intuitif (1.1.5.). Arrêtons-nous un temps sur chacun de ces ingrédients du délibérativisme et sur leurs interrelations, pour un aperçu de l’organisation du paradigme et des points de tension internes à ce courant théorique!; des tensions qui renvoient dans l’ensemble au débat entre théories communautariennes et libérales de la démocratie (Lenoble & Berten, 1992!; Leydet, 2002!; Talisse, 2004). 1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective Si elle peut concerner un événement individuel, en marquant le caractère intentionnel et réfléchi d’un acte, la délibération se rapporte dans un contexte politique à une prise de décision collective. Sa qualité collective a trait éventuellement à l’enjeu ultime de la décision (une décision dont les conséquences concernent une collectivité), mais plus fondamentalement aux circonstances locales de sa coordination!: «!la décision collective est une décision effectuée par un groupe spécifique constitué ou non à cet effet (assemblée, conseil, comité, commission, etc.)!» (Urfalino, 2000, p.166). Activité collective, toute délibération est également indissociable de son orientation vers des choix et une prise de décision. En cela, elle se différencie d’autres formes de communication, comme la conversation et la discussion qui se maintiennent et trouvent leur sens indépendamment de leur aboutissement dans une prise de décision (Livet, 1992). Occasion d’une prise de décision, le «!genre délibératif!» est tourné vers «!l’avenir et le possible!» plutôt que vers le donné et le nécessaire (Urfalino, 2000, p.167). Les incertitudes et le débat au sein de la littérature portent alors sur la fonction précise à accorder à la délibération dans la prise de décision, sur l’étroitesse de son association au moment de décision en lui-même. Certains (Gutmann, Thompson, Chambers...) voient ce lien comme lâche. Dans la perspective de ces auteurs, la délibération accompagne la décision, en offrant autant une fin en soi –par ses vertus morales et sa valeur ajoutée supposée en termes de respect et de reconnaissance– Répondre en citoyen ordinaire vol.1 26 CHAPITRE 1 – Délibérer!? qu’un moyen. D’autres, comme Habermas ou Cohen, tenants d’!«!approches cognitivistes, voient dans la délibération la meilleure procédure pour en arriver à des décisions justes ou correctes!» (Leydet, 2002, p.181). Elle peut intervenir, selon cette version, à différents niveaux!: au niveau de dynamiques informelles de «!formation de l’opinion!», dans un «!contexte de découverte!», ou dans les circonstances formelles et décisionnelles de «!formation de la volonté!», dans un «!contexte de justification!» (Habermas, 1997). Dans cette perspective cognitiviste, qui fait la part belle au consensus rationnel, la décision est synonyme d’accord (Lenoble & Berten, 1992, p.97). Dans les approches non-cognitivistes, la décision s’accommode du désaccord (Leydet, 2002, p.181). 1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels La délibération constitue pour la décision collective un recours parmi d’autres!: le commandement de puissants, le recours au hasard, le vote ou la négociation stratégique. Cette dernière distinction entre négociation stratégique et délibération est centrale dans la théorie habermassienne. La délibération, contrairement à la négociation et au marchandage, ne procède pas d’une confrontation des intérêts privés en présence, mais d’un processus argumentatif kantien dans lequel «!des individus privés font un usage public de leur raison!». Dans cette perspective, la délibération advient quand, dans un travail d’empathie et d’ouverture, une éthique communicationnelle prend le dessus sur la rationalité stratégique et le calcul utilitariste. Les critiques communautariens reprochent au modèle démocratique libéral d’être incapable de permettre un tel dépassement. La démocratie libérale, en se donnant comme point fixe la justice, les droits individuels et les «!libertés négatives!» (Berlin, 1969), ne permet pas de penser un processus positif par lequel un collectif rassemblé s’attacherait à forger un bien commun (Arendt, 1963!; Taylor, 1975!; McIntyre, 1981!; Sandel, 1982!; Walzer, 1983). Au nom de la justice, elle priverait les individus de leur «!voix civique!» (Sandel, 1996!; 2005) tout en maintenant pour seul horizon une définition «!adversairielle!» de l’interaction politique (Mansbridge, 1983). Devant une critique montrant les limites du principe de justice comme méta-valeur qui primerait sur toutes les autres, les libéraux pointent, eux, l’obsession des communautariens pour les questions morales et leur traitement par l’Etat (Hayek, 1960!; Rawls, 1971!; Nozick, 1974!; Dworkin, 1978). Les défenseurs d’un libéralisme démocratique suggèrent en effet d’en soulager la délibération, entrevoyant justement dans l’exploration collective de thèmes moraux la fin d’une argumentation orientée vers l’intérêt général!(Talisse, 2004, p.3): Selon la conception libérale, il faut éviter d’introduire [dans le débat public] des raisons qui présupposent où s’inspirent d’une doctrine particulière. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 27 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Quand ils délibèrent, les citoyens doivent s’en tenir à des considérations que les autres sont susceptibles d’accepter!: des raisons qui sont dérivées d’une doctrine particulière ne peuvent pas gagner l’approbation dans le débat public, et sont dès lors inadmissibles. Du point de vue libéral, les citoyens doivent mener le débat public dans des termes strictement rawlsiens, c’est-àdire de façon «!politique et non métaphysique!». Le point de vue libéral place donc des restrictions non seulement sur les types de raisons que les citoyens peuvent employer, mais également sur les types de questions ou de problèmes qui sont compatibles avec la délibération. Les problèmes qui ne peuvent être débattus dans des termes «!politiques!» n’y ont pas leur place. Comme l’écrit Rawls, «une conception libérale soustrait de l’agenda politique les problèmes les plus controversés, les disputes qu’ils provoquent minant les bases de la coopération sociale!» (Rawls, 1996, p.157).i Au-delà de ces divergences, les uns et les autres attendent de l’argumentation rationnelle des résultats en termes de transformation et de réflexivité des préférences, notamment à travers l’élucidation collective des conséquences associées aux choix de chacun. Selon Joshua Cohen (1996) ou Bernard Manin (1995), l’un des premiers en France à avoir travaillé sur la délibération, cette dernière fonctionne pleinement quand les participants font montre de leur capacité à reconsidérer et à reformuler leurs préférences (Manin, ibid., p.263-264)!: Une discussion n’a de sens et de justification que si les acteurs peuvent changer d’avis entre le moment où ils s’engagent et le terme de l’échange. Là où ce changement n’est pas possible, il est simplement indifférent qu’une réunion ait eu lieu ou pas, et si des interlocuteurs échangent malgré tout des propos, on peut être sûr qu’il ne s’agit pas d’une discussion délibérative. La possibilité du changement d’avis est une condition nécessaire de la discussion délibérative. L’argumentation rationnelle, orientée vers le bien commun, se distingue alors non seulement de l’!«!argumentation oppositionnelle!» (Schiffrin, 1985), mais également de la violence des arguments d’autorité. Partant, l’attrait normatif de la délibération tient pour part dans sa capacité supposée à atténuer les différences d’intérêt et les inégalités de pouvoir, à, comme le suggèrent Cohen et Rogers (2003, p.241), neutraliser le rôle politique des préférences arbitraires et le pouvoir en plaçant les décisions collectives sur une base de raison commune. Dans la délibération idéale, le seul pouvoir qui prévaut est [...] la force du meilleur argument – et c’est là une force qui est à la portée de tous1. 1 On repère ici un raisonnement tautologique au sein des théories de la délibération!: l’argumentation rationnelle constitue un frein aux vices du pouvoir quand, dans des conditions idéales, celui-ci est écarté. Autrement dit, l’argumentation rationnelle permet de neutraliser le pouvoir, mais la présence du pouvoir tend à neutraliser la délibération (In practice, power can never be fully absent, but its absence remains a standard at which to aim – Mansbridge, 2003). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 28 CHAPITRE 1 – Délibérer!? 1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux La délibération a ainsi un caractère doublement rationnel et équitable à travers l’argumentation. L’argumentation, possible et encouragée pour tous, est elle-même conçue par les philosophes d’inspiration kantienne comme l’un des effets attendus du caractère inclusif et des circonstances publiques de la délibération. Les théories normatives de la démocratie délibérative entretiennent en effet toutes un «!principe de publicité!» (Chambers, 2004). Ainsi, quand la démocratie représentative loge la délibération dans la pratique parlementaire, dans les discussions internes aux partis et les négociations entre partis (Manin, 1995), le geste distinctif des tenants d’une démocratie délibérative est de faire fusionner, dans les circonstances idéalisées de l’espace public, délibération et participation populaire (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.23!). Dans cette perspective, toute délibération est d’abord nécessairement ouverte et inclusive, se donne dans un «!forum politique public!» (Rawls, 1999, p.133), qui est aussi un «!forum hybride!»! (Callon et al., 2001) : l’enjeu est ici d’ «!impliquer une pluralité d’acteurs, au-delà de ceux classiquement habilités à décider dans le cadre du gouvernement représentatif!» (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.17-18)!; et parmi ces nouveaux acteurs, des citoyens ordinaires. A travers l’élargissement du «!collectif de recherche!», la délibération augmente la transparence, le pluralisme des positions et invite à l’exploration de nouveaux «!mondes possibles!» - pour utiliser le vocabulaire plus récent de Michel Callon et de Bruno Latour. L’arrivée de nouveaux acteurs amène de nouvelles informations, de nouveaux savoirs et de nouvelles solutions, dans un mouvement de «!composition du collectif!» (Latour, 1999) essentiel au traitement de questions éthiques et politiques (Manin, 1985)!: Aucun individu ne peut anticiper et prévoir toutes les perspectives depuis lesquelles toutes les questions d’éthique et politique seront perçues par des individus différents et aucun individu ne peut prétendre posséder toute l’information pertinente sur une décision qui affecte tout le monde. L’inclusion est une condition, l’égalité en est une autre. Ces nouveaux acteurs citoyens sont en effet invités à rejoindre l’espace public délibératif en vue d’exercer «!librement leurs raisons publiques entre égaux!» (Cohen, 1996). La délibération appelle ainsi, avec l’introduction de ces nouvelles voix, la question délicate de l’égalisation des légitimités2 - où une «!légitimité de proximité!» par exemple serait prise en compte pour valoriser la parole de citoyens ordinaires (Jobert, 1998) - et celle de la reconnaissance de nouvelles formes d’expertise, vécues, subjectivisées (Genard & Jacob, 2004). 2 Arthur Jobert évoque la manifestation d’une «!légitimité de proximité!» et un phénomène d’!«!égalisation des légitimités!» dans les controverses concernant l’aménagement du territoire. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 29 CHAPITRE 1 – Délibérer!? La publicité de la délibération renvoie, au-delà d’une ambition de large accessibilité et d’égalité, à des circonstances pratiques de coprésence des participants et aux contraintes et opportunités de l’expression en public. Le modèle de démocratie délibérative hérité de Habermas abandonne «!un modèle monologique de la raison!» pour un modèle orienté vers l’intercompréhension et fondé sur une conception plus pragmatique de la rationalité (Lenoble & Berten, 1992, p.89). Dans cette perspective, l’exercice posé par la publicité a un effet vertueux, en ce qu’il encourage la rationalité du propos. Simone Chambers identifie ici, dans la littérature, deux types de mécanismes attribués aux conditions publiques de la délibération!: l’un qu’elle appelle «!socratique!», favorisant la qualité rationnelle du propos, l’autre «!démocratique!», orientant cette rationalité du propos vers l’intérêt général et l’impartialité (2004, p.4): Premièrement, la publicité encourage les participants à examiner leurs croyances et leurs arguments, ils sont appelés à rendre compte de leurs revendications et des positions qu’ils tiennent en public. Avoir à argumenter en public «!demande souvent d’articuler prudemment sa position, de la défendre contre des arguments inattendus, de prendre en considération des points de vue opposés, d’exposer le processus de raisonnement sur lequel on s’appuie, et de poser ouvertement les principes auxquels on fait appel!» (Bok, 1982, p.114). En plus d’une dynamique socratique, les théories de la délibération identifient également une dynamique démocratique amenée par des attentes de légitimité. Une politique publique devrait relever de l’intérêt général. Les défenseurs d’une politique publique se sentiront contraints d’articuler leurs prétentions à des formes d’intérêt public. Argumenter en public en faveur d’une politique simplement parce que celle-ci vous avantage personnellement, par exemple, ne rencontre pas une raison publique et n’ira pas très loin à l’intérieur d’une sphère publique moderne, démocratique et libérale. La dynamique démocratique rend transparentes les revendications égoïstes, obtuses et sectaires, particulièrement dans le cadre des politiques publiques qui concernent les questions morales et les lois fondamentales, et qui sont difficiles à mener en public. On pourrait dire que l’élément socratique met l’accent sur la rationalité de la raison publique, tandis que l’élément démocratique accentue la nature publique de la raison publique.ii On le voit, pour Simone Chambers comme pour les auteurs les plus libéraux du courant délibératif, la publicité est abordée par son caractère dissuasif, en termes de «!restrictions conversationnelles!» (Ackerman, 1989)!: elle est un vecteur de vertu en ce qu’elle prévient l’indicible, en ce qu’elle tend à neutraliser, chez les participants, la formulation de propos inacceptables. Toujours selon cette perspective, éviter de dire l’indicible en public peut conduire les intervenants à «!singer la vertu!» (Blondiaux & Sintomer, 2002), la délibération prenant les atours d’un jeu de dupes souhaitable. Pour Elster (1994), la rationalité stratégique –dont ne se dépareraient pas les participants dans la discussion–, pour opérer plus efficacement, peut emprunter et Répondre en citoyen ordinaire vol.1 30 CHAPITRE 1 – Délibérer!? instrumentaliser les formes de la rationalité communicationnelle et de l’argumentation; «!cette défense intéressée de la vertu [a y a n t ] des effets éventuellement vertueux!» (Urfalino, 2000!; p.181). En s’appuyant sur la formule de La Rochefoucauld, «!l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu!», Elster «!pense que l’usage stratégique de l’argumentation est préférable à la négociation en raison de la force civilisatrice de l’hypocrisie!» (Ibid., p.184). Dans cette vision adversairielle de la délibération, le public est défini de manière particulière, comme l’autrui impartial qu’il s’agit de convaincre, davantage finalement que la partie d’en face, qui développe ses propres stratégies. Habermas et les auteurs se situant dans son sillage ont une vision bien moins défensive des effets vertueux de la publicité des discussions. Ils ne comptent pas sur l’hypocrisie, mais au contraire sur la sincérité des propos3 que stimulent les circonstances publiques de la délibération. Prendre la parole dans l’espace public délibératif est pour eux plutôt l’occasion de découvrir ce qui est commun, ce travail d’orientation vers l’autre, à la «!redécouverte d’une voix civique!» (Sandel, 1996, p.324), à la transformation d’un «!me language!» en un «!we language!» (Barber, 1998, p.13). 1.1.4. La délibération comme cadre procédural Cette approche optimiste des habermassiens procède d’une conceptualisation du bien commun qui est procédurale plutôt que substantielle. Dans ce sens, elle invite à penser « une dédogmatisation complète de la rationalité et à produire une interprétation radicale de la démocratie!» (Lenoble & Berten, 1992, p.86-87). La raison publique est ici toujours également raison procédurale. «!La légitimité d’une mesure ne dépend plus seulement de la nature de l’autorité qui la prend!» ou de principes substantiels qui la sous-tendent, «!mais de la manière dont elle est prise, de la procédure dans laquelle elle s’inscrit!» (Blondiaux, 2004). John Dewey, en traitant de la question de la règle de la majorité en démocratie, éclaire brillamment le propos (Dewey, cité dans Habermas, 1997, p.329)!: La règle de la majorité, en tant que telle, est aussi absurde que le prétendent ses critiques. Mais elle n’est jamais purement et simplement une règle de la majorité (...). Les moyens par lesquels une majorité parvient à être la majorité, voilà la chose la plus importante, autrement dit les débats antérieurs, la modification des conceptions en fonction des opinions défendues par les minorités (...). En d’autres termes, ce dont on a besoin, c’est essentiellement d’une amélioration des méthodes et des conditions de débat, de discussion et de persuasion. 3 Comme le souligne D. Cefaï, une telle opposition entre hypocrisie et sincérité est un peu simple (2007, p.594)!: «!La distinction entre sincérité et inauthenticité, entre présentation d’un vrai Soi et gestion trompeuse des impressions, entre dire la vérité et faire croire à un public est hors de propos.!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 31 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Ainsi la validité des résultats de la discussion est renvoyée à la procédure comme «!forme de communication!». Et ce qui est posé pour la mesure ou la décision prise en fin de parcours vaut également et d’abord pour chaque énoncé sur l’espace public, dont la rationalité est établie en lien à la procédure de son énonciation (Lenoble & Berten, 1992, p.87). Certains pensent, dans cette perspective, la démocratie délibérative dans un «!procéduralisme pur!» (Leydet, 2002, p.178)!: Présenter le modèle délibératif va généralement de pair avec une compréhension purement procédurale de la délibération publique qui permet de présenter celle-ci comme ne nécessitant pas l’affirmation de principes substantiels indépendants. On entend, en effet, par procéduralisme pur toute théorie où la procédure détermine elle-même le résultat juste, c’est-à-dire où il n’y a pas de conception de la justice ou de la justesse indépendante de la procédure. Ainsi, grande est l’attention accordée dans la théorie aux procédures à travers lesquelles se réalise la délibération, et ce sur différents niveaux!: les formes de prise de décision, le recours à l’argumentation et la constitution de l’espace public. Dans une «!procédure délibérative idéale!» (Cohen, 1989), il s’agit alors de potentialiser la forme argumentée de l’échange de raisons, la production du consensus et l’acception par tous des résultats de la décision, mais aussi, et d’abord, l’inclusion et l’égalité des intervenants. L’explicitation de procédures identifiées comme justes est pensée en effet comme un moyen de neutraliser les effets irrationalisants des inégalités de pouvoir (Cohen & Rogers, 2003), tout en facilitant la participation des nouveaux acteurs issus de la société civile (Krantz, 2003, p.243). Ces procédures et ces règles figurent dès lors elles-mêmes parmi les objets principaux que se donne la délibération. En effet, «!un aspect important du rôle de la délibération dans la décision collective est qu’elle permet la réflexion du groupe sur les règles de décision qu’il utilise!» (Urfalino, 2000, p.176). La «!communauté morale!» rassemblée sur l’espace public est aussi «!communauté auto-législatrice!» (Habermas, 2003, p.21) Ici aussi on constate un continuum de positions allant, comme chez Cohen, de la proposition d’une transformation radicale et intégrale des institutions sociales et politiques selon le modèle d’une «!procédure délibérative idéale!» autonome, à des propositions plus prudentes, pour lesquelles la délibération doit rester appuyée sur l’Etat démocratique constitutionnel, et fonctionner sur base de droits fondamentaux, de libertés de base et d’opportunités égales qui lui restent antérieurs (Gutman & Thompson, 2002). Habermas, par exemple, se distingue de Cohen et conçoit la procédure de communication comme «!la structure centrale d’un système politique différencié, fondé sur les principes de l’Etat de droit!», et non comme «!le modèle de toutes les institutions sociales (pas même de toutes les institutions étatiques)!» (Habermas, 1997, p.330). Dans l’ensemble, les auteurs s’accordent pour penser une démocratie délibérative en prise avec les systèmes politiques et juridiques existants (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.24-25): Répondre en citoyen ordinaire vol.1 32 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Le paradigme délibératif accepte (...) l’impossibilité de la démocratie directe dans des Etats nations et regarde avec scepticisme la polis antique, laquelle manquait d’une structure juridico-constitutionnelle adéquate. Il se réfère essentiellement aux institutions actuelles de la démocratie représentative, même s’il admet que des innovations peuvent y être introduites. 1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet D’innovations, majeures ou mineures, il en est incessamment question dans l’abondante littérature associée au paradigme délibératif. Cette philosophie politique normative est résolument tournée vers l’avenir et tient son rôle en établissant des idéalisations théoriques qui sont aussi des modèles prescriptifs, pointant des orientations, des continuités ou des ruptures souhaitables pour la poursuite de l’entreprise démocratique. Ainsi, les ouvrages et articles sur lesquels je me suis appuyé pour établir l’aperçu d’un «!tournant délibératif!» en philosophie politique affichent tous l’ambition, à un niveau ou à un autre, dans des mesures différentes et de manière plus ou moins modeste, de faire avancer les choses, de provoquer le changement politique et l’innovation institutionnelle. Beyond Adversary Democracy (Mansbridge, 1983), Reinventing Democracy (Hirst & Khilnani, 1996), Towards a deliberative model of democractic legitimacy (Benhabib, 1996), Strong Democracy (Barber, 1984), Deepening democracy (Fung & Wright, 2003)!: ces ouvrages théoriques sont autant d’exhortations, par lesquelles leurs auteurs invitent à un ailleurs démocratique, à des politiques plus justes, pointent des destinations et décrivent les trajectoires qu’il s’agit d’emprunter. 1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées. Il est difficile d’établir avec clarté les relations de fécondation réciproque qu’ont entretenues jusqu’à aujourd’hui le succès théorique rencontré en philosophie par les modèles de la «!démocratie délibérative!» et le succès populaire et politique que connaît depuis une vingtaine d’années la thématique de la «!démocratie participative!». Pendant un moment, il semble que ces deux phénomènes, portés par un même esprit du temps, aient évolué parallèles l’un à l’autre, sans se rencontrer. Fin des années 1980, il était ainsi peu probable qu’un élu fasse allusion à Habermas et à sa Diskursethik pour motiver la tenue d’une assemblée de démocratie locale!; il n’en trouvait pas moins les mots pour enjoindre les participants à être raisonnables, à faire preuve d’écoute mutuelle et de bonne volonté. De même, les modèles d’Habermas n’étaient pas en prise directe avec des initiatives concrètes, avec des expériences, et n’avaient pas à cet égard de prétention empirique. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 33 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Il semble, ces dernières années, qu’un besoin de rapprochement se soit fait ressentir, qu’une interaction plus affirmée existe entre les développements théoriques issus du paradigme délibératif, d’une part, et la menée d’expériences participatives, d’autre part. Jürgen Habermas, pour l’évoquer à nouveau, «!a lui même accompli un pas dans ce sens, en réformant son modèle normatif exposé dans la Théorie de l’agir communicationnel en le couplant avec la prise en compte des enquêtes empiriques des sciences sociales dans Droit et démocratie!» (Cefaï, 2002). De manière générale, les philosophes situés dans le sillage de l’auteur allemand présentent une écriture plus accessible et moins abstraite, tout en travaillant à l’occasion à partir de cas. En retour, sur le terrain, les «!expériences innovantes!» sont parfois mises en place par des élus friands de philosophie et inspirés des modèles normatifs, comme c’est le cas dans les conseils de quartier du 20ème arrondissement de Paris étudiés par L. Blondiaux & S. Levêque (1999). De plus en plus souvent, les activités de médiation et d’animation sont laissées à des intervenants externes spécialisés dans les questions de participation, le plus souvent frottés au b.a-ba et au lexique de la démocratie délibérative. Enfin, certains responsables de dispositifs de participation peuvent faire appel à des philosophes et des sociologues renommés, constituant un «!observatoire!» chargé d’assurer le monitoring des projets (Blondiaux & Levêque, 1999). Julien Talpin résume bien cette dynamique récente de recoupements plus systématiques entre pratiques de démocratie participative et visions philosophiques d’une démocratie délibérative!(2006): Le rapprochement entre la prise de parole en public par des profanes de la politique – permise par le développement de la démocratie participative – et la délibération comme théorie de la démocratie ne va pas de soi. Il s’est opéré à la suite d’un travail de définition de la réalité et de conceptualisation de la part de certains acteurs politiques et de chercheurs engagés. Ainsi les entrepreneurs de la participation citoyenne sont-ils nourris par la littérature théorique et philosophique sur la délibération, et les philosophes de la délibération s’inspirent et promeuvent des expériences concrètes de participation citoyenne. C’est dans le contexte de ces relations nouvelles entre théorie philosophique et pratique politique que les sciences sociales se sont saisi d’un rôle particulier. Cette situation, que j’aimerais discuter, est illustrée de manière emblématique dans le récent Deepening Democracy!: Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance, édité par Archon Fung et Erik O. Wright (2003). Cet ouvrage, motivé par la nécessité d’une interaction plus soutenue entre théorie et empirie sur les questions de démocratie participative, s’intègre à une série d’initiatives similaires, d’importance variable4. Pour monter cette publication, Fung et Wright organisent en 2000 un 4 En mai 2004, par exemple, J. Habermas, J. Dryzek et S. Chambers participaient à l’Institut Universtaire Européen de Florence à un colloque intitulé Empirical approaches to delibrative politics. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 34 CHAPITRE 1 – Délibérer!? colloque intitulé «!Experiments in Empowered Deliberative Democracy!». Ils y invitent quelques grands noms de la théorie de la démocratie délibérative (J. Cohen, J. Mansbridge...) à produire des «!commentaires!» sur base d’!«!études de cas!». Ces études de cas portent sur des «!formes innovantes de démocratie participative!» au Brésil, en Inde et aux Etats-Unis, et sont réalisées par des sociologues aux noms moins prestigieux. Jane Mansbridge, dans l’introduction de son chapitre personnel, se félicite de ces dynamiques d’interaction accrue entre «!pensée!» et «!pratique!» (2003, p.175): La théorie et les cas présents ici constituent une avancée majeure dans la théorie et la pratique de la démocratie participative. Fung et Wright, avec la théorique présentée dans ce livre, ont schématisé et mis au jour les compréhensions qui ont émergé d’une évolution progressive dans les pratiques. Leur théorie peut maintenant servir comme un guide supplémentaire pour les pratiques. Les participants à la conférence qui a inspiré cet ouvrage ont fait un pas de plus, en utilisant la nouvelle théorie comme un guide pour des personnes qui continuent à s’engager pour faire fonctionner les institutions de la démocratie. Le pas qui reste à faire demanderait de répéter l’observation des pratiques. Il demanderait de s’interroger sur le sens que les gens accordent en pratique aux nouvelles institutions qui procèdent de la nouvelle théorie, et de réviser la théorie à partir de ces nouvelles expériences. La vieille formule «!pratique-penséepratique!» fonctionne mieux quand elle est répétée encore et encore.iii Le rôle du sociologue dans ce cercle vertueux practice-thought-practice semble ainsi consister à faire la navette de l’un à l’autre, de «!bas en haut!» et de «!haut en bas!». Mais à y regarder de plus près, et si cette distinction peut avoir un sens dans le processus cyclique que préconise Mansbridge, le travail du «!sociologue de terrain!», tel que pratiqué jusqu’à aujourd’hui dans ce champ d’étude, participe plutôt d’un mouvement thought-practice-thought. En effet, la livraison par le sociologue d’!«!expériences innovantes!» procède d’une commande et d’une sélection cohérente avec un programme théorique et normatif. Et la mise en forme des «!cas!», à travers laquelle est rendu l’accès aux pratiques, porte elle-même la marque de ce programme. Deepening Democracy, puisque c’est l’ouvrage que j’ai choisi pour éclairer le propos, vient s’inscrire comme le quatrième volet d’une série intitulée The Real Utopias Project. Les trois publications précédentes ont déjà rassemblé, sur des thèmes tels que le rôle de la société civile dans la démocratie (volume 1), le socialisme de marché (volume 2) et l’égalitarisme (volume 3), nombre des auteurs sollicités pour Deepening Democracy (volume 4). Erik O. Wright, artisan d’une «!reconstruction de la tradition marxiste en théorie sociale!», directeur de la série et coéditeur du quatrième volume, présente dans la préface l’objectif donné au Real Utopias Project!: Répondre en citoyen ordinaire vol.1 35 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Le projet Real Utopias accepte la tension entre rêves et pratique. Il est fondé sur la croyance que ce qui est possible sur un plan pragmatique n’est pas fixé indépendamment de nos imaginations, mais est au contraire modelé par nos visions. La réalisation de cette croyance implique des «!utopies réelles!»: des idéaux utopiques que sont ancrés dans les potentiels réels à reconcevoir les institutions sociales. Dans la tentative qu’il propose, de soutenir et d’approfondir une discussion sérieuse des alternatives radicales aux pratiques sociales actuelles, le projet Real Utopias se penche sur différentes institutions de base et s’applique à formuler des propositions spécifiques pour les remodeler jusque dans leurs fondements.iv Quelles sont les implications, pour une sociologie des espaces publics politiques, de son inscription dans cette mécanique «!pensée-pratique-pensée!»!? Premièrement, la sociologie se présente toujours, dans ces conditions, comme un instrument d’évaluation. A travers l’ouvrage, des cas très différents (Brésil, USA, Inde) sont envisagés comme des imperfections plus ou moins satisfaisantes ou intéressantes en regard du modèle idéal de démocratie délibérative dont se réclament les théoriciens. Ils sont renvoyés à une échelle de mesure, et situés comme les étapes plus ou moins avancées d’un itinéraire théorique universel. Il ne sont jamais approchés en propre!; toujours à la lumière d’ «!abstractions mal placées!» (A. Rawls, 2004!; Ferrié et al., 2008). Ensuite, cette collaboration complexée avec les philosophes semble limiter les chercheurs de terrain à un travail de traduction. Avant même d’être soumis à commentaire philosophique, les différents cas sont déjà leur propre commentaire, formulés par les chercheurs de terrain dans le vocabulaire ad-hoc du modèle délibératif, selon ses formats et ses attentes. Raccorder pratiques de participation et théories délibératives semble donc revenir à présenter les premières dans le terrain conceptuel et normatif des secondes. Cohérent avec ses intentions premières, le «!projet!» ne va cependant pas sans poser problème. Cette remarque, dénotant mes propres préoccupations, trouve écho dans le chapitre proposé par J. Cohen et J. Rogers, et leur déception devant le prémâchage théorique des études empiriques qu’ils ont à commenter (2003, p.241)!: Les cas discutés ici diffèrent fortement l’un de l’autre. En traitant ces cas comme tous les exemples possibles d’un même modèle, on risque de minimiser l’importance de leur différence et exagérer la capacité de la délibération en elle-même.v Un peu plus loin, ils ajoutent (2003, p. 249, je souligne)!: La délibération est un idéal dont la réalisation connaît des pré-conditions. Spécifier les conditions dans lesquelles elle peut marcher renvoie à des questions empiriques qui sont au cœur des préoccupations de ce livre. Malheureusement, alors que la théorie et les cas présentés dans cet ouvrage Répondre en citoyen ordinaire vol.1 36 CHAPITRE 1 – Délibérer!? sont consistants avec la reconnaissance de l’importance de telles questions, le traitement similaire de cas très différents peut obscurcir le problème.vi On pourra apprécier en passant la prétention des auteurs, se réservant la prérogative du commentaire théorique et boudant la prédigestion des résultats au stade liminaire des case studies brésilienne, indienne et états-unienne. Ainsi, dans leurs termes, et dans un mouvement hypothético-déductif, le modèle de la démocratie délibérative a besoin de conditions pour fonctionner, et il s’agit, dans le cadre de chacune des études de cas empiriques, d’exposer simplement ces conditions, ce qui ici n’a pas été fait correctement. A un niveau plus fondamental, toutefois, leur remarque nous éclaire sur le caractère incontournable du modèle délibératif à partir duquel les «!sociologues de terrain!» produisent leurs comptes-rendus d’expériences. Elle nous permet de mettre à jour, par-delà l’attrait normatif des théories de la démocratie délibérative, la mainmise intellectuelle de ces dernières sur les façons de penser aujourd’hui l’espace public politique en sciences sociales. L’accumulation de leurs écrits et l’articulation de leurs modèles dessinent un terrain conceptuel et normatif clôturé, au-delà duquel il ne paraîtrait pas très sérieux d’envisager l’étude de l’espace public, des discussions et des interactions politiques qui s’y jouent. Le paradigme délibératif participe ici peut-être d’un certain dogmatisme, ce qui est «!curieux de la part des habermassiens qui ont posé par ailleurs les jalons pour une approche dédogmatisée de la raison!» (Lenoble & Berten, 1992, p.97). Je voudrais à présent, suite à ce qui vient d’être posé concernant le paradigme délibératif en philosophie, détailler un moment certaines approches disponibles en sciences sociales pour l’étude des phénomènes de mobilisation et de participation sur l’espace public. Je me propose à chaque fois de discuter ces approches qui me semblent toutes, d’une manière ou d’une autre, captives d’une conception délibérativiste de l’interaction politique en assemblée. 1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!»5 Nous présentons ici quatre séries d’approches mobilisées depuis les années 1990 pour traiter, en sciences sociales, de questions de démocratie participative et de mobilisation sur l’espace public; quatre séries d’approches qui, pour une raison ou une autre, ne me semblent pas entièrement satisfaisantes pour qui veut développer une théorie de la compétence profane dans des espaces de démocratie technique tels que nous les connaissons actuellement en Belgique et en France. 5 L’expression est de Loïc Blondiaux et Yves Sintomer (2002). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 37 CHAPITRE 1 – Délibérer!? De premières approches, plutôt mécanistes, cherchent à tester de manière expérimentale, à partir des outils de la psychologie sociale, des modèles de délibération de type habermassien. Ces recherches prétendent isoler certaines barrières psychologiques propres aux dynamiques de groupes restreints pouvant altérer ou saper, au sein de ces groupes, la délibération et ses résultats (1.3.1.). En retenant principalement de la démocratie délibérative sa dimension procédurale, ces chercheurs établissent, sur base de leurs manipulations, des connections causales entre le choix d’un design institutionnel et le «!substrat psychologique!» favorable ou défavorable au bon déroulement de la délibération. Je chercherai à réfuter ces approches quand elles prétendent renforcer une abstraction politique (le modèle de la démocratie délibérative) à l’aide d’abstractions sociales (la théorie des groupes restreints et des relations intergroupes). Un deuxième ensemble d’approches sociologiques, que je qualifierai de logocentriques (1.3.2.), à l’instar du délibérativisme en philosophie, se focalise à tort sur la dimension strictement discursive, argumentative et justificatoire des interactions politiques en assemblées. Ces approches, en concevant essentiellement la mobilisation et la participation dans ces espaces publics à partir de répertoires discursifs et de panoplies interprétatives soigneusement étiquetés et qui seraient constamment déployés par les différents participants, laissent l’ethnographe perplexe, lui qui, à l’écoute des réunions ou à la lecture des transcripts de leur enregistrement, découvre avec embarras «!la surface triviale et manifeste de l’usage effectif du langage!» (Perrin, 2006, p. 129-130). On trouvera ensuite une troisième série d’approches, critiques celles-là (1.3.3.). Leurs auteurs, menant des observations de terrain, peinent à trouver de «!véritables délibérations!» dans les assemblées participatives qu’ils fréquentent!; juste des séries de pratiques disparates dont ils ne savent trop que faire. A leur manière ces critiques empiriques sont tout autant captives –ici, négativement– d’une interprétation délibérativiste des phénomènes de participation citoyenne. Enfin, une approche symétrisante (1.3.4.), comme celle développée par Callon, Lascoumes et Barthe (2001), invite, à partir de données de terrain et d’un peu d’imagination, à reconstruire les conditions de possibilité d’une démocratie délibérative ou «!dialogique!», cela au-delà –et souvent en déni– d’une critique des dispositifs participatifs les plus courants. Les récits présentés par ces auteurs contribuent à démystifier l’expertise technique des spécialistes et la «!recherche confinée!»!, tout en exagérant sensiblement, par des techniques narratives de mise en intrigue (Terzi, 2005), l’expertise démontrée par des profanes dans leurs «!recherches de plein air!». Nous devrons interroger ce geste –ressortant davantage du parti pris en théorie politique que de l’enquête sociologique– par lequel les auteurs d’Agir dans un monde incertain et d’autres, obsédés par des enjeux de symétrie et d’égalisation des légitimités politiques, se choisissent le citoyen ordinaire pour «!héros!» de l’intrigue!; une tentation symétrisante qui risque de nous faire passer à côté des compétences Répondre en citoyen ordinaire vol.1 38 CHAPITRE 1 – Délibérer!? profanes les plus élémentaires, manifestées, elles, dans les conditions concrètes de la dissymétrie interactionnelle spécialiste vs non spécialiste qui les fonde et où elles trouvent leurs prises. 1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? Un premier corps de recherches empiriques en sciences sociales s’est donné pour objectif de mettre à jour les prérequis cognitifs et les conditions psychosociales soustendant la menée correcte de délibérations, comme échanges de raisons publiques entre égaux, selon les modèles d’inspiration habermassienne. Je m’appuierai ici sur les deux principales reviews disponibles des travaux menés en psychologie sociale de la délibération (Mendelberg, 2002; Steenbergen et al., 2004). Tali Mendelberg propose une revue volumineuse des acquis de la psychologie sociale concernant les dynamiques des groupes restreints, cette littérature pouvant, selon elle, être fort utile à la menée de délibérations qui, prétend-t-elle, se déroulent dans le cadre de tels groupes restreints. Son travail de recensement, comme celui de Marco Steenbergen et ses collègues, consiste alors à mettre en évidence certaines «!barrières psychologiques!», bien connues dans le cadre de la coordination de small groups, qui peuvent venir infirmer les prétentions bénéfiques des politiques délibératives, et auxquelles il s’agirait d’être attentif dans la pratique. Ce dont il est question ici, c’est bien de dépasser des dynamiques psychosociales néfastes, à travers des «!designs institutionnels!» destinés à réaliser, dans de nouvelles conditions, une «!véritable délibération!» (Steenbergen et al., 2004). L’intérêt principal de ces recherches consiste à attirer l’attention sur le fait qu’un espace public de délibération est aussi une arène sociale, et qu’à cet égard, il est justiciable d’analyses systématiques destinées à révéler toute l’importance de phénomènes non strictement politiques. On peut soutenir ces motifs premiers, qui ne sont d’ailleurs pas très éloignés de ceux que je développerai plus loin quand j’exposerai mes propres stratégies d’enquêtes et présenterai ma théorie des compétences profanes dans des assemblées de démocratie technique6. Mais l’épistémologie et la méthodologie proposées dans ce premier ensemble d’études restent à mes yeux largement insatisfaisantes. A l’examen des études présentées dans ces deux panoramas, Deliberative citizen (Mendelberg, 2002) et Towards a political psychology of deliberation (Steenbergen et al., 2004), je soulève les points critiques suivants!: - 6 Les modèles délibératifs et les idéalisations procédurales d’inspiration habermassienne apparaissent dans ces études comme des objectifs à atteindre en pratique, et cela sans davantage de réflexivité devant ces modèles. Tout se passe Cf. chapitre 2 et chapitre 6 de cette thèse. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 39 CHAPITRE 1 – Délibérer!? comme si une sorte de division du travail intellectuel commandait aux personnes ayant réalisé ces recherches de s’occuper de leurs affaires et de s’astreindre à tester, sur un plan strictement psychosocial, la possibilité de voir advenir en pratique un modèle politique fondé sur la discussion collective, dont les vertus, étudiées par d’autres, seraient définitivement avérées7. Or, le fait de poser que certaines dynamiques «!sociales!» sont à l’œuvre sur des espaces publics et viennent contraindre la délibération «!politique!» ne justifie nullement à mon sens une telle répartition du travail entre, d’une part, science «!sociale!», et, de l’autre, philosophie «!politique!». - Les modèles délibératifs auxquels les auteurs font référence sont approchés à partir de catégories mieux connues en psychologie!: les groupes. Ici, de sérieuses interrogations se posent. L’ensemble de ces recherches laisse planer un doute sur la totalité que désigne le groupe, toujours à la fois le collectif entier rassemblé dans la discussion, et à la fois chacune des entités collectives prises dans le dialogue. Dans les deux cas, cela s’avère problématique. D’abord, en effet, l’!«!espace public délibératif!», le «!forum hybride!» qui y prend place représente-til un groupe!? Il y a bien regroupement de personnes en un certain lieu pendant un certain moment. On parlera alors préférablement de «!rencontre!» ou de «!rassemblement!» (Joseph, 1998). La notion de groupe substitue en effet par réification une entité sociale close au processus d’association ouverte auquel pensent Habermas et Cohen. Parler de groupe pour évoquer un rassemblement, c’est postuler la stabilité de la participation, là où se constatent continuellement l’apparition de nouveaux acteurs et la disparition d’autres. Certes, il se peut, en pratique, que des processus participatifs en viennent à se résumer à des dynamiques de groupes restreints. Il arrive qu’!«!un espace où les hommes se reconnaissent les uns et les autres comme citoyens, se situant ensemble dans les horizons d’un monde commun!» laisse la place à un espace «!où ils font seulement l’expérience de leur dépendance réciproque!» (Lefort, 1986, p.69). Nous constaterons d’ailleurs nous mêmes ce phénomène dans notre enquête de terrain. Cependant, cette dissolution du politique dans le social, la sclérose et la fin du «!public!» dans le «!groupe!», représentent une découverte en soi, un résultat à mettre à l’actif d’une enquête, et non un postulat à partir duquel on fonderait une enquête (Joseph, 1998, p.85-86)!: Un groupe est une organisation sociale dont les éléments sont des individus qui se perçoivent comme membres et perçoivent l’organisation comme une entité collective distincte, séparée des rapports particuliers qu’ils entretiennent entre eux [...]. Ces caractéristiques peuvent se retrouver dans l’univers des rencontres lorsqu’elles sont amenées à se reproduire, mais elles ne disent rien de leur structure propre. Le fait de se 7 !La délibération, si «!elle est suffisamment empathique, égalitaire, ouverte et rationnelle, permet de produire des résultats démocratiques positifs!» (Mendelberg, 2000) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 40 CHAPITRE 1 – Délibérer!? trouver ensemble peut n’être qu’une étape de la vie d’un groupe, en revanche, le fait de se quitter signe la fin d’une rencontre. De même, l’adhésion aux normes de la prise de parole et de circulation de la parole n’est pas essentielle à la vie d’un groupe, pas plus que l’allocation d’une position dans l’espace où se produit la rencontre ou la gestion des embarras qui viennent la troubler. Quelle que soit la possibilité pour le sociologue de décrire partie des événements qui se produisent en situation comme la traduction d’affiliations individuelles à des groupes différents, ce domaine des «!normes de conjonction!» ne saurait se déduire des connaissances acquises en matière de normes d’appartenance ou d’affiliation. Ainsi, il s’agira moins dans notre thèse de nous intéresser aux obligations qu’entretiennent les membres d’un «!groupe!» les uns vis-à-vis des autres, qu’à une «!morale des rassemblements et des aventures collectives!»!; il ne sera pas nécessaire, comme le propose Margaret Gilbert, de comprendre comment les participants de ces assemblées en viennent à former un We, une «!unité réelle!» (Gilbert, 2003) pour saisir les principes permettant aux membres d’une communauté de rassemblement ou d’une communauté de projet de «!tenir ensemble!» (Stavo-Debauge, 2009). Dans les études réunies par Mendelberg et l’équipe de Steenbergen, la notion de groupe désigne aussi parfois l’une des entités collectives actives dans la discussion, un sous-groupe, vraisemblablement mis en présence d’un autre sousgroupe duquel il se distingue, et avec lequel il est attendu qu’il coopère dans les conditions de la délibération. Ici aussi, l’étude du pluralisme interne aux espaces publics délibératifs s’accommode difficilement d’un recours immédiat aux groupes. Si l’espace public se définissait fondamentalement comme une structure d’articulation et de mise en dialogue de groupes, de quels groupes s’agirait-il!? De groupes de personnes de même statut!? De groupes d’individus d’un même parti politique!? Du même «!groupe ethnique!»!? Du même sexe!? De groupes d’amis!? De groupes d’individus situés d’un même côté de la salle de réunion!? Et qu’estce qui nous empêche ensuite de poser la question de l’organisation des sousgroupes en sous-sous-groupes, et à nouveau sur quelle base pertinente!? L’observateur d’assemblées reste perplexe devant cette notion de groupe et l’usage qu’il peut en faire. A nouveau, je ne suis pas en train de dire qu’il n’existe rien de comparable à des groupes ou à des regroupements (Latour, 2005) dans des espaces publics politiques. On constatera en effet, au fil de cette étude, des dynamiques parallèles de polarisation et de solidarisation fortes. Mais si groupe il y a, ce sera en tant que forme d’agir et d’exprimer ensemble, à travers des énonciations engagées à la première personne du pluriel –nous– et toujours indexée sur un contexte. Comme le dit Bernard Lepetit (1995, p.15), «!les identités sociales ou les liens sociaux n’ont pas de nature, mais seulement des usages!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 41 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Ce qui est gênant dans ces études, c’est une posture qui fait préexister la nécessité de groupes sociaux à l’exercice public de la délibération, et fait oublier par la même occasion que «!la vie sociale et la vie publique sont coextensives!» (Goffman, 1973, p.18). Ce que je ne trouve pas pertinent, c’est de présupposer des entités telles que les groupes pour étudier les conditions psychosociales d’une coordination politique par la discussion!; de poser d’emblée que la communication sur l’espace public est soumise à des phénomènes de «!dilemme social!», de «!pensée de groupe!» !, de «!coopération intergroupe!», de «!polarisation de groupe!», d’ «!influence de la minorité!», de «!biais linguistique pro-endogroupe!», de «!stéréotype de l’exogroupe!», etc. (Mendelberg, 2002). - On note par ailleurs, dans ce qui a été posé à l’instant, comment le pluralisme censé fonder l’espace public est ramené systématiquement à des oppositions binaires. Dans ces approches, les distinctions ou oppositions entre participants ne sont pas traitées comme des processus accompagnant le développement des discussions. Elles sont préétablies en amont, au niveau du design des manipulations sur lesquelles se basent ces études, dans la ligne tracée préalablement entre deux contingents de participants!: un endogroupe et un exogroupe, un groupe majoritaire et un groupe minoritaire, etc. Cette distribution binaire des participants est comprise comme une condition de l’expérimentation. Il faut attirer ici l’attention sur l’acception particulière que semblent faire la majorité de ces chercheurs du modèle politique de la délibération et de ses effets. La délibération y est la plupart du temps envisagée sous le prisme agonistique de «!sociétés en conflit!», et à partir d’une conception exaltée de la discussion8. C’est sur cette base que les différentes recherches viennent apporter des «!preuves empiriques!» invitant tantôt à l’optimisme, tantôt au pessimisme devant la capacité de la délibération à apaiser les tensions. On peut imaginer que des chercheurs travaillant sur des thématiques comme celles concernant, par exemple, les relations politiques entre Israéliens et Palestiniens (Steenbergen et al., 2004) ou, plus près de chez nous, entre Flamands et Wallons, fassent un usage central et binaire de la notion de groupe et développent un intérêt, disons, clinique, pour la délibération. Ici, il faut insister premièrement sur le fait que ces contextes de conflit extrême ne sont bien sûr pas les seuls dans lesquels on attend des résultats de politiques délibératives!; et reconnaître ensuite l’usage particulier et la lecture principalement clinique qui est faite des modèles de délibération d’inspiration habermassienne. La délibération n’y est plus une procédure politique amenant à des décisions plus légitimes, elle est vue comme un moyen d’apaiser des rapports entre groupes. La tâche qu’ils sont en train de mener ensemble et ce sur quoi ils se mettent en accord ou en désaccord restent ici par contre tout à fait secondaires. 8 «!La discorde, loin d’être un raté ou une résistance, est, en l’occurrence, le levier le plus précieux du changement!» (Moscovici & Doise, 1992, p.11) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 42 CHAPITRE 1 – Délibérer!? - Reprenons ce dernier point!: les différents effets de groupe répertoriés dans ces études, et leur impact sur la délibération, sont présentés dans leur relation directe aux caractéristiques des designs institutionnels et des procédures d’encadrement, mais indépendamment de l’activité de délibération elle-même, de ses motifs, de ses objectifs et de la spécificité des objets soumis à la discussion. Il est surprenant que l’on puisse décréter une activité de délibération dans des conditions expérimentales et évaluer la qualité de sa réalisation sans mettre en avant la nature de la discussion et les enjeux de son déroulement. En effet, les thèmes et topiques à partir desquels prend place la discussion sont en eux-mêmes des mondes vivants qui agissent sur la délibération, des environnements culturels contraignants, et non des objets inertes, prétextes d’une dramatique des groupes, de simples interférences dans les relations causales placées entre un cadre formel de délibération et des dynamiques de psychologie collective. - La démocratie délibérative est formulée explicitement, dans les textes de philosophie politique, comme une idéalisation théorique. Rappelons-le, les tenants du «!paradigme délibératif!» appellent de leurs vœux une interaction plus soutenue entre orientations de pensée et comptes-rendus de pratiques, c’est-à-dire également entre philosophie politique et sciences sociales. Si l’on agrée les termes de cette collaboration, on ne peut que s’interroger sur la contribution des études issues de la psychologie politique des small groups. Le commerce opéré entre, d’une part, une idéalisation théorique de la démocratie et, d’autre part, des artefacts de comportements collectifs rentre-t-il dans le cercle vertueux practicethought-practice!? Ou dessine-t-il plutôt la vrille d’une spirale par laquelle notre compréhension des pratiques sociales de participation n’augmente pas, «!mais bien notre éloignement!»9 (Goffman, 1973, p.17) ? 9 Dans l’introduction des Relations en public (1973, p.17), Goffman s’en prend avec force à l’épistémologie classique des sciences sociales scientistes!: «!Il est donc certain que la méthode à laquelle je recours souvent – l’observation naturaliste non systématique – est très sérieusement limitée. J’affirme pour ma défense que les méthodes de recherche traditionnelles employées jusqu’à présent dans ce domaine ne le sont pas moins à leur façon. En dépit des dénégations, les caractéristiques de leur exécution ne garantissent pas de prime abord la solidité supposée des découvertes; dans chaque cas, il faudrait une nouvelle étude pour déterminer à propos de qui et de quoi les résultats sont vrais. Les variables qui apparaissent ont tendance à être de pures créatures des modèles de recherche qui n’ont aucune existence en dehors de la pièce où se trouvent les appareils et les sujets, sauf, peut-être, brièvement, lorsque, la situation étant prise comme un « scénario », on la recrée sous des auspices favorables et un ciel clément. On forge des concepts dans la foulée pour arranger les choses de telle façon qu’on puisse faire passer des épreuves et mesurer les effets d’une variation contrôlée d’un genre quelconque, et le caractère scientifique de tout cela est assuré par le port de blouses blanches et l’argent du gouvernement. L’étude commence par « Nous supposons que... », continue par une discussion complète des déformations et des limites du modèle proposé, donne les raisons pour lesquelles ces déformations et ces limites ne sont pas rédhibitoires et se termine par un nombre appréciable de corrélations significatives satisfaisantes qui tendent à confirmer certaines des hypothèses ; comme s’il était aussi simple de découvrir des structures dans la vie sociale. Cela fait penser à de la magie blanche: si vous accomplissez tous les gestes imputables à la science, la science apparaîtra. Mais elle n’est pas apparue. (Cinq ans après leur publication, beaucoup de ces études rappellent les expériences que font les enfants avec une boîte du petit chimiste : « Suivez les instructions et vous deviendrez un vrai chimiste, comme sur la photographie »). Ces méthodes n’ont ouvert aucun domaine à l’étude naturaliste. Aucun concept n’a émergé qui renouvelle notre vision de l’activité sociale. Aucune charpente n’a été édifiée qui Répondre en citoyen ordinaire vol.1 43 CHAPITRE 1 – Délibérer!? 1.3.2. Deux sociologies logocentriques Nous l’avons vu, les approches se revendiquant d’une psychologie politique des relations intergroupes tendent à se focaliser sur des dynamiques de groupes au point d’en oublier les discours tenus, les objets examinés, les points d’accord ou de discorde, en un mot, les enjeux de la rencontre et de la discussion, et tout ce qui constitue l’«!occasion!» particulière du rassemblement des participants. Les deux ensembles de travaux abordés dans la présente section, dans un mouvement inverse, invitent à voir dans les interactions politiques sur l’espace public des situations en quelque sorte surchargées d’enjeux, dans lesquelles des individus hyperpolitisés et hyperactifs articulent ou confrontent leurs «!visions du monde!» homogènes dans d’incessantes joutes stratégiques, argumentatives et justificatoires. Bien que n’étant pas directement associées au paradigme délibératif, ces approches partagent au moins avec J. Habermas et ses héritiers une tendance à surestimer la vivacité et la lisibilité du jeu démocratique, en même temps que la cohérence et la consistance du «!discours!» de ses participants. 1.3.2.1. La «!frame perspective!» de D. Snow Parmi ces approches, on retrouve d’abord les différentes recherches se reconnaissant d’une frame perspective qui, suite aux travaux de David Snow (1986) et ses collègues, ont fait école dans la littérature anglo-saxonne consacrée à l’action collective et à la mobilisation dans des organisations de mouvements sociaux (Cefaï & Trom, 2001). Dans un champ de recherche sur l’action collective jusque là dominé par les théories utilitaristes de la «!mobilisation des ressources!», la stratégie de recherche de la frame perspective a consisté à miser sur un «!retour de la culture!» (Cefaï, 2001, p.53), ce qui lui valut un succès considérable au cours des années 1990. Dans un dialogue critique avec ses principaux représentants américains, Daniel Cefaï a, le premier, mis en évidence de manière forte les limites et les contradictions inhérentes à ces recherches. Officiellement inspirée des travaux d’Erving Goffman desquels elle tire son nom, la frame perspective américaine n’a retenu de Frame Analysis que sa dimension la plus structuraliste (Snow, 2001, p.35), vidant l’œuvre par la même occasion de son intuition pragmatiste la plus fondamentale (Cefaï, 2001!). La notion de «!cadre!», telle que la comprenait Goffman, comme «!organisation incertaine, instable et troublée, constitutive de l’expérience!» (Terzi, 2005, p.450), n’a plus grand chose à voir avec les formes substantifiées et réifiées de «!culture politique!» auxquelles Snow et d’autres font allusion (Ibid., p.191). Dans cette frame perspective, les participants mobilisés sur l’espace public ne sont plus ces acteurs pragmatiques cherchant à se débrouiller dans le déroulement de situations soutiendrait un nombre toujours plus grand de faits. Notre compréhension du comportement ordinaire n’a pas augmenté, mais bien notre éloignement!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 44 CHAPITRE 1 – Délibérer!? indéterminées, mais des acteurs «!porte-parole!» acquis à une cause, toujours au fait de leurs engagements. L’enquête tend dans ces conditions à délaisser l’analyse de situations et le travail ethnographique permettant de rendre compte de dynamiques d’action et de processus d’expression en public, pour se diriger exclusivement vers les «!thèmes culturels!» (idéologies, valeurs, croyances) agités par les acteurs, «!ces amples visions du monde qui cadrent des événements ou des problèmes particuliers en les ‘emballant’ et en les ‘empaquetant’!» (Cefaï, 2001, p.55). Selon Cédric Terzi, que nous suivons ici, cette conception statique des cadres comme packages culturels, fonctionnant comme des «!ressources!» et des «!systèmes symboliques!» plutôt que comme des «!schèmes d’interprétation!» contingents, rapproche les tenants de la frame perspective du structuralisme de Levi-Strauss et d’une psychologie des représentations collectives!; l’éloignent en tout cas considérablement de l’ «!analyse de cadre!» goffmanienne solidement arrimée aux situations (Terzi, 2005, p.203). Méthodologiquement, l’ «!analyse de cadre!» se confond alors bien souvent avec une certaine «!analyse du discours!» (Johnston, 2002) qui n’en garderait que les «!contenus!»!: ce qui importe ici, par dessus tout et en dépit du reste, c’est le «!quoi!», c’est ce qui est asserté ou déclaré. Ces analyses de contenu, en étant d’ailleurs pratiquées sur de matériaux qui «!se limitent trop fréquemment aux articles de presse, aux déclarations de leaders ou aux entretiens avec des militants!» (Cefaï, 2001, p.60), arrachent les «!significations!» aux conditions pratiques et interactionnelles de leur production. Ainsi, les cadres qu’étudie la frame perspective «!sont irrémédiablement déconnectés des activités qui les engendrent, de leurs usages dans des sites naturels et de leurs conséquences pragmatiques sur des actions et des événements!» (Ibid., p.56). De plus, en cherchant à dégager absolument les thèmes culturels et les structures idéologiques sous-jacentes aux propos, les analyses semblent réduire le discours des acteurs sociaux à sa version forte, au «vrai » discours!10. On retrouve ici finalement une démarche similaire à celle de la psychologie sociale de la délibération en groupe restreint, qui cherchait à «!éliminer toutes sortes de facteurs confondants!» par le «!contrôle extraordinaire!» qu’offraient leurs manipulations expérimentales (Steenbergen et al., 2004, p.21). Avec la frame perspective, point de small talk, de bribes conversationnelles, de discours ordinaire ou parasitaire!; mais des «!actes de langage sérieux!» (Austin, 1967), des statements, des !«!affirmations de vérité!» (Lindstrom, 1992). C’est sur ce point en particulier qu’une sociologie des espaces publics politiques inspirée de la frame perspective est proche de la théorie délibérative en 10 Cette allusion au «!vrai discours!» trouve écho dans la réaction à vif d’Erving Goffman (Goffman, 1981) à la critique que Denzin et Keller dressèrent de son Frame Analysis (Denzin & Keller, 1981). Les deux auteurs reprochent à Goffman de ne s’intéresser qu’aux interactions périphériques de l’existence!: «!Tout ce qui constitue la matière de Frame Analysis – les mystifications, les gaffes, les faux pas, la pornographie, les bonnes œuvres (...) - se trouve à la lisière de la vie quotidienne de la plupart des gens!». L’auteur de Frame Analysis, attaqué également par Denzin et Keller sur ses méthodes et l’acuité de ses analyses, s’exclame alors!: «!Qu’est-ce que ce serait s’il s’agissait d’un thème vital qui les intéresse vraiment, comme l’interaction sociale réelle, par exemple!!!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 45 CHAPITRE 1 – Délibérer!? philosophie. Elles partagent l’une et l’autre un écueil important!: celui d’idéaliser la consistance et la cohérence du discours des acteurs sociaux11. Leur compatibilité ne va pas de soi pour autant. En effet, quand le paradigme délibératif envisage des dynamiques dialogiques de transformation, la frame perspective tendrait plutôt à figer la délibération pluraliste dans des espaces de positions structurales (Cefaï, 2002). Là où Habermas conçoit l’espace public comme le lieu de constitution du bien commun, où des individus privés viennent faire un usage public de leur raison, la frame perspective le voit plutôt comme un marché où des causes sont en compétition, où des concurrents brandissent des «!identités collectives!» et manipulent des «!codes culturels!» afin de se rallier le plus grand nombre. Si ce courant sociologique est proche d’une théorie de la délibération et du consensus, c’est alors de celle, stratégique, de Jon Elster. En cela, comme le souligne Daniel Cefaï, la frame perspective s’intègre parfaitement aux courants utilitaristes ayant dominé avant elle le champ de recherche sur l’action collective!: «!Il manquait à la théorie de l’action rationnelle un chapitre sur les ressources identitaires et culturelles pour faire le contrepoint aux ressources matérielles et organisationnelles!» (Cefaï, 2001, p.64). Les opérations de cadrage des discussions politiques sont alors non seulement inexorablement associées à des aspects stratégiques (Johnston, 2002), mais semblent aussi, comme s’en étonne encore Cefaï, y trouver l’essentiel de leur portée (Cefaï, 2006, p.4-5)!: La frame analysis a bien tenté de réhabiliter la dimension de la « culture » des mouvements d’action collective, mais elle l’a fait en recourant à une théorie de l’action qui est une extension de la RMT [Note!: Théorie de la Mobilisation des Ressources]. Les cadres de D. Snow ne sont souvent rien de plus que des outils de communication, d’alignement, de mobilisation et de recrutement par où les organisations se construisent, s’unifient et s’allient. Le sens est réduit à l’efficacité ou à la rentabilité des investissements dans des actions stratégiques de pression sur les pouvoirs publics ou de captation de l’attention médiatique. Le fait qu’une « politique du sens » (politics of meaning) ouvre à des mondes civiques, moraux ou politiques est souvent ignoré. Les opérations de critique, de dénonciation ou de revendication se rapportent pourtant à des conceptions du bien-vivre ensemble (...). D. Snow subordonne les opérations de cadrage (...) à des visées stratégiques de production du consensus entre individus dans des organisations de mouvements sociaux, de formation d’alliances entre ces différentes organisations et de sélection d’instruments de propagande pour des auditoires. Mais une perspective de sociologie morale et politique ne peut se satisfaire de cette vision réductrice. Les arènes publiques ne sont pas de simples champs d’action et d’interaction stratégique. 11 Quand les théories d’inspiration habermassienne renvoient cette consistance des propos à l’activation d’une procédure d’argumentation publique, la frame perspective l’identifie à la stabilité de «!codes culturels!» préexistants au processus dialogique. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 46 CHAPITRE 1 – Délibérer!? 1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot En regard de cette dernière remarque de Cefaï, le «!programme des cités!» ouvert par Luc Boltanski et Laurent Thévenot avec De la Justification (1991) propose une perspective bien plus prometteuse pour l’étude des prises de parole et des engagements dans des espaces publics. Quand les auteurs de la frame perspective tendent à mésestimer les fondements dialogiques des «!cadres!» et des «!discours!» qu’ils étudient, et à négliger leurs dynamiques de transformation dans des situations, Boltanski & Thévenot n’étudient leurs propres totalités (les «!cités!», les «!mondes!») qu’à travers leur inscription dans un processus pragmatique de justification publique, d’élaboration de la critique et de composition du compromis (Ibid., p.427)!: La position de méthode adoptée pour étudier les justifications dans les disputes consiste (...) à suivre au plus près les mouvements des acteurs sans se donner les facilités d’une approche surplombante et, par conséquent, sans en rajouter sur les opérations auxquelles ils se livrent. Ils s’intéressent aux façons dont des acteurs sociaux, dans des situations, fabriquent du bien-vivre-ensemble en disant ce qui importe. Ils s’éloignent de la sorte intelligemment d’une «!tradition de pensée qui oppose la justification, au sens d’une argumentation formelle détachée des contraintes de l’action (rationnalisant a posteriori l’action), à l’irréductibilité des circonstances de cette action!» (Ibid., p.162). Une perspective plus pragmatique invite les deux auteurs à décrire «!des opérations engagées dans des situations d’épreuve par des acteurs dont les identités, les motifs et les objectifs sont à géométrie variable, selon le type de problèmes autour desquels ils se coordonnent ou se confrontent!» (Cefaï, 2006, p.9). Leur approche, de plus en plus appliquée dans les recherches sur l’action collective, se distingue donc aussi très clairement des travaux de David Snow et ses collègues. En effet, Boltanski et Thévenot ont développé un modèle d’analyse dans lequel «!les procédés de dénonciation, de justification, de critique et de revendication que les acteurs mettent en œuvre sont irréductibles à des “schèmes idéologiques”, à des “ressources symboliques” ou à des “outils stratégiques”!» (Cefaï, 2002). Avec leurs «!cités!», les deux auteurs dégagent une pluralité limitée de modèles de justice et de justification, à partir desquels les acteurs d’une situation parviennent à mener une discorde ou à fonder un accord. Ils montrent comment les disputes ordinaires font survenir des «!épreuves de grandeur!» se déroulant sur le terrain d’un même «!monde!» et selon les principes d’une même «!cité!», ou à l’intersection de différents registres de justification, chacun de ces registres trouvant son fondement dans une philosophie politique particulière (Corcuff, 1995, p.109): - la justification civique (Rousseau, 1712-1778 / guide syndical), basée sur la volonté collective et l’égalité!; Répondre en citoyen ordinaire vol.1 47 CHAPITRE 1 – Délibérer!? - la justification industrielle (Saint-Simon, 1760-1825 / guide de productivité), basée sur l’efficacité et la compétence!; - la justification domestique (Bossuet, 1627-1704 / guide de savoir-vivre), basée sur les relations de confiance personnalisées liant, à travers un ensemble de chaînes de relations, les membres d’une collectivité!; - la justification par l’opinion (Hobbes, 1588-1679 / guide des relations publiques), basée sur la reconnaissance par les autres!; - la justification marchande (Smith!; 1723 / guide pour réussir dans les affaires), basée sur le marché!; - la justification inspirée (Saint-Augustin, 354-430 / guide de créativité), qui établit un lien immédiat entre la personne et une totalité (par exemple Dieu pour les mystiques ou l’Art pour les artistes). Aux six premières «!cités!» développées dans De la justification s’ajouteront la «!cité par projet!» développée dans Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 1999), et une tentative moins assurée d’introduire une «!justification écologique!» ou «!grandeur verte!» (Lafaye & Thévenot, 1993). En détaillant la matrice des critiques typiques que l’on s’adresse d’un monde à l’autre, et en proposant, symétriquement, des «!figures du compromis!», Boltanski et Thévenot ont ouvert une problématique extrêmement féconde et bâti un dispositif analytique qui représente, selon Paul Ricoeur lui-même, «!une contribution majeure à la théorie du conflit et du compromis!»12. Il n’est peut-être pas nécessaire ici de présenter en long et en large l’intérêt de l’innovation analytique qu’a introduite De la justification. Je voudrais plutôt attirer l’attention sur différentes limites et différentes dérives possibles à partir du modèle de Boltanski et Thévenot, dans le cadre d’une enquête où il s’agit de rendre compte de la qualité des prises de parole de citoyens ordinaires dans des activités de concertation. Ces dernières années, De la justification semble être devenu un ouvrage de référence pour l’étude des questions de «!démocratie participative!». Il semble cependant que, trop souvent, le modèle soit interprété de manière maladroite, qu’il se retrouve dévissé de son socle praxéologique. Les cadres de Goffman sont devenus méconnaissables à travers les «!systèmes symboliques!» substantifiés et réifiés qu’en a fait la frame perspective. Quelque violence similaire est à l’œuvre actuellement dans certaines lectures faites des Economies de la grandeur. Ces dérives sont ici attribuées à certaines lectures ou à des applications peu convaincantes!; cependant, pointer les dérives invite également à identifier les limites inhérentes au programme des Cités. Dans certains cas, l’analyse sociologique basée sur le programme des Cités pourrait prendre, à nouveau, les formes d’une vulgaire «!analyse de contenu!», cherchant à rapprocher l’intégralité des dires - et leurs auteurs, de telle ou telle «!cité!», à l’aide de 12 Paul Ricœur, dans Le Monde du 23 août 1991. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 48 CHAPITRE 1 – Délibérer!? logiciels de «!classification sémantique!», par exemple, sans se soucier des contextes de l’énonciation et de la qualité des régimes d’action dans lesquels sont pris les actants. Le modèle de Boltanski et Thévenot deviendrait ici un instrument d’objectivation et de classification des discours et des pratiques. Il faut bien dire que les auteurs de De la Justification invitent eux-mêmes, d’une certaine manière, à de telles démarches classificatoires. Luc Boltanski (1990!; Boltanski & Chiapello, 1999), par exemple, s’est lui-même appuyé de temps en temps sur l’analyse factorielle pour valider d’ambitieux modèles (Borzeix, 2005, p.73). A un niveau plus fondamental, la typologie des ordres proposée par Boltanski et Thévenot, une fois devenue «!grille de lecture!» du monde social et politique, tend à caricaturer les pratiques, à en exagérer la lisibilité. Voyons un exemple (Boltanski & Thévenot, 1991, p.163)!: Des jeunes chahutent dans un café en se lançant des morceaux de pain à la figure. Les circonstances sont à la rigolade et rien n’importe. Mais voilà qu’un vieil homme intervient pour rappeler que le pain n’est pas un jouet et que dans cette ville, pendant la guerre, les gens ont eu faim. Le vieil homme (...) s’engage par son intervention dans une situation justiciable de la question de savoir si elle est ou non équitable. Il dit ce qui importe. Les auteurs parsèment leur ouvrage d’exemples plutôt lisses de ce genre et se montrent par contre avares en descriptions plus abouties. C’est une limite certaine pour une sociologie dite «!pragmatique!» car, le plus souvent, les controverses ayant lieu sur l’espace public défient une tentative de codage à partir des catégories de De la Justification. Dans de nombreux cas, bien malin qui peut affirmer que telle dénonciation s’appuie, par exemple, sur un «!registre marchand!» plutôt que sur un «!registre industriel!», ou sur un «!registre civique!» plutôt que «!connexionniste!», et qu’elle s’adresse à un propos développé selon les principes de la «!cité verte!» plutôt que sur ceux de la «!cité domestique!». Ainsi, en direct d’une réunion, puis à la lecture de ses actes, des propos enregistrés et retranscrits, on est frappé par «!la multiplication des conflits de frontière entre les registres de justification!» (Maesschalck, 2001, p.2) et l’opacité de l’ordre conventionnel sur lequel reposent les activités de justification. La révision de l’Economie des grandeurs par l’ajout ponctuel de nouvelles «!cités!» (la «!grandeur verte!» en 1993, la «!cité par projet!» en 1999) représente cette tentative de clore le modèle, de réduire le bruit des contingences en intégrant de nouvelles entités. On peut alors se poser la question des horizons de cette entreprise – six cités, puis sept, puis huit, pourquoi pas quinze ou vingt-deux!? On retrouve ici par ailleurs une interrogation qui vaut pour l’ensemble des approches qui utilisent tantôt des registres de justification, tantôt des répertoires de «!cadres!», de «!motifs!», d’!«!arguments!» ou de «!discours!». Pour l’ensemble de celles-ci, outre le problème du recensement de leurs catégories, se posent la question de leur organisation horizontale, qui prête le flanc à la critique du relativisme, et la question de «leur mise à plat synchronique!», qui fait fi des «!dilemmes pratiques que rencontrent les acteurs!» (Dobry, 1990, p.361). Ainsi, il me semble erroné d’imaginer Répondre en citoyen ordinaire vol.1 49 CHAPITRE 1 – Délibérer!? des situations où les registres ou répertoires seraient comme étalés au-devant des participants, tous présents à l’esprit de chacun et accessibles à chacun, comme autant de moyens interchangeables de faire sens et de voir réussir un argument (Pharo, 2004, p.169-170). Cette critique s’applique aussi, de manière très nette cette fois, à l’analogie de la «!boîte à outils!» qu’utilise Ann Swidler pour rendre compte des cadres de l’action collective (Swidler, 1995). Dans le cadre de recherches portant sur la prise de parole dans des assemblées participatives, si certaines lectures de l’ouvrage de Boltanski et Thévenot peuvent laisser croire, à tort, à la grande lisibilité des épreuves de justification, d’autres tendront à surestimer la fréquence de ces épreuves de justification et à présupposer ou à exagérer dans l’analyse l’intensité dramaturgique et justificatrice du jeu démocratique. Une analyse sociologique de pratiques de participation qui fonde intégralement son dispositif sur De la justification a toutes les chances de porter la marque d’un «!biais délibératif!». Si une posture pragmatique permet aux auteurs de poser que «!la justice n’est pas seulement affaire d’argumentation et donc de langage, puisque l’argumentation prend appui sur les dispositifs d’objets que les personnes découvrent dans les situations où elles se trouvent placées!» (Boltanski, 1990), et ainsi de se positionner par rapport à Habermas et au délibérativisme le plus théorique, leur focalisation sur «des cas où la recherche d’un accord conduit les personnes à s’élever au-dessus des contingences (...) et à faire apparaître la pertinence des êtres en présence par rapport à un même principe général d’équivalence!» (Boltanski & Thévenot, 1991, p.163) semble les rapprocher de ces perspectives pour lesquelles les assemblées participatives sont essentiellement des forums agités par la discussion rationnelle. Or, aussi longtemps qu’on s’intéresse aux sites de l’action publique concertée, ces lieux ne peuvent être réduits à des arènes de controverse où s’entrechoqueraient constamment toutes sortes d’arguments, et où, pour les participants, l’!«!action qui convient!» (Thévenot, 1990) se limiterait à pouvoir «!monter en généralité!» devant un public. (Boltanski, 1990, p.149-150): Les personnes ne s’engagent dans un travail de clarification que dans des situations de justification, c’est-à-dire dans des situations où elles sont affrontées à la critique et où, ne pouvant s’en sortir par la force, elles doivent tenir compte de leur contradicteur et chercher à converger vers un savoir commun capable de stabiliser un accord. La participation à un processus de concertation ne se résume pas à des épreuves de justification. A côté de ces moments auxquels est consacré De la justification, où les participants s’emploient à «!épuiser le différend!», à «!vider la querelle!» (p.163), il y a ces situations où ce travail n’est pas mené à bout, est interrompu ou suspendu, où la dispute est fuie ou abandonnée. Il y a des «!arrangements particuliers!», «!des accords locaux!», «!à l’amiable!», où les participants ne se situent pas dans l’horizon d’une discussion du bien commun, ou des formes de «!relativisme!» qui visent à annuler un Répondre en citoyen ordinaire vol.1 50 CHAPITRE 1 – Délibérer!? tel recours au bien commun. Il y a des situations comme les «!anicroches!» qui sont encore en deçà d’un impératif de justification, et des situations chaotiques, de crise et d’emportement qui sont, elles, au-delà de la controverse et de l’équivalence, où la violence peut faire son apparition, et où des «!épreuves de force!» se substituent aux «!épreuves de justification!». Avec l’introduction de la violence, on sort d’un régime de justice et de justification. C’est aussi vrai, à un autre extrême, avec les «!états d’amour!» activés dans des rencontres amicales, et les « états de paix!», «!des situations à l’état calme, sans dispute!» (Boltanski, 1990, p.143), où pointe la «!justesse, l’équivalence tacite entre les personnes et les choses, dans des routines où la critique n’est pas activée!» (Corcuff, 1995, p.113!; Boltanski, 1990). Ces dernières précisions sont importantes car elles permettent de resituer le «!régime de la justification publique!» non «!comme une!description du monde tel qu’il est!», mais comme un «!modèle régional!» (Corcuff, 1995, p.111) dans le programme plus large d’une sociologie pragmatique des «!régimes d’engagement!» entamée par Boltanski (1990), Thévenot (1990, 1998), leurs collègues et étudiants du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM). Les participants d’une assemblée participative ne passent pas l’intégralité de leur temps à s’envoyer des «!parce que ceci!» et «!parce que cela!». Et il n’y a en soi aucune raison pour ne pas être attentif à ces moments où ils s’orientent vers d’autres «!formes de vie!». Le travail sur la justification publique gagne alors à être replacé par rapport aux textes ayant suivi De la justification, et en regard de ces régimes alternatifs entre lesquels basculent constamment les engagements des participants13. C’est sur ce point de mise en garde utile, peu apparent à travers l’ouvrage, que les auteurs entament la postface de l’édition de 1991 (p.425 - je souligne)!: Le modèle de justification dont on vient de présenter les grandes lignes ne prétend pas rendre compte des conduites des acteurs dans l’ensemble des situations auxquelles ils peuvent être confrontés. Les nombreux travaux empiriques prenant appui sur ce modèle ont (...) montré la nécessité d’ouvrir le cadre pour accéder à des conduites moins directement affrontées à un impératif de justification. En effet, les moments de dispute constituent des interruptions dans des actions menées avec d’autres personnes!; ils doivent donc être resitués dans un cours d’action qui, en amont et en aval du moment de 13 Julien Charles (2008!; 2009), étudiant de Laurent Thévenot, œuvre dans sa thèse de doctorat à mieux faire connaître ce régime de familiarité ou de proximité qu’activeraient préférablement les participants «!habitants!» des commissions participatives, et qui se trouve la plupart du temps écrasé par des contraintes de dispositif invitant les participants tantôt à discuter sur base de raisons publiques (régime de justification), tantôt à souscrire à une logique de projet et à «!avancer!» (régime du plan). Selon Charles, les dispositifs de démocratie participative en vigueur entraveraient la pluralité des savoirs citoyens en ne laissant que peu d’occasions au «!proche!» d’affleurer dans des discussions –le proche étant d’ailleurs par définition, un univers de manipulation se pliant mal à la discussion (Breviglieri, 1999!; 2002). Il reste que les travaux de Julien Charles, au-delà de cette intuition en faveur de l’action plurielle, ne nous éclairent pas plus que ceux de Thévenot ou de Breviglieri sur l’enjeu proprement politique du «!proche!», sur ses possibles contributions à la production d’aménagements urbains partagés par des milliers d’individus, et donc, en définitive, sur les raisons de lui accorder davantage de place et d’importance dans des processus de concertation urbaine. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 51 CHAPITRE 1 – Délibérer!? jugement, se déroule en dehors de contraintes fortes de réflexion et de justification que nous avons examinées. Les approches contemporaines que nous avons présentées succinctement dans ce point, la frame perspective de David Snow, d’une part, et la sociologie des registres de justification publique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, d’autre part, sont fort dissemblables à bien des égards, ne font pas explicitement référence l’une à l’autre, et n’entretiennent pas vraiment de filiation commune, si ce n’est peut-être une lecture de Schütz et ses notion de «!stock de connaissances disponibles!», de «cadres de pertinence motivationnelle!» et de «!provinces de sens!». Dans la perspective d’une étude des prises de parole dans des assemblées participatives, ces deux approches (De la justification étant considéré isolément des développements ultérieurs du programme des «!régimes d’engagement!») partagent néanmoins un premier inconvénient!: une conception logocentrique des interactions politiques14. Pour l’une comme pour l’autre, les interactions sur l’espace public sont moins l’affaire de voix, de paroles, d’énonciations ou de conversations que de discours. Elles dégagent et étudient de vastes topiques, des «!constructions politiques!» sur lesquelles s’appuient les engagements, et qu’elles décèlent par fragments dans des énoncés. La frame perspective met en avant la fonction référentielle du langage, le langage «!sur!» et à «!propos de!» (Borzeix, 2005!; Lacoste, 1995), et invite par-là presque naturellement à des analyses de contenus qui font l’économie d’un retour aux conditions pratiques de leur production. De leur côté, si les auteurs de De la justification cherchent à rendre compte d’usages situés du discours, leurs descriptions de situations sont souvent brèves, dénuées d’aspérités, comme moulées dans les termes et les catégories de leur modèle, et ils ne relèvent en cela que partiellement le «!défi de la contingence!» (Schegloff, 2003, p.229). Plus rien ne différencie dans ces conditions l’énonciation de l’énoncé. En négligeant «!la surface triviale et manifeste de l’usage effectif du langage!» (Perrin, 2006, p. 129-130), les approches logocentriques produisent «!une dématérialisation de l’interaction verbale, conçue alors comme un échange de phrases et de représentations!» (Eraly, 2000, p.11). Pour avancer dans notre parcours, là où la psychologie des groupes restreints présentée plus haut analyse l’arène sociale qu’est l’assemblée participative en la réduisant aux entrechoquements d’entités collectives préexistant à l’action (les groupes), les approches logocentriques font de même avec l’arène politique qu’est l’assemblée, dont l’étude est limitée aux interactions d’entités discursives. A côté de cette tendance à surestimer la consistance, la cohérence et l’autonomie du discours des acteurs sociaux, les approches logocentriques présentent un tableau de 14 Nous retrouvons cette notion de «!logocentrisme!», et la critique qu’il en dresse, chez Alain Eraly (2000). Cependant, quand Eraly nomme là, généralement, une approche linguiciste des interactions sociale, c’est-à-dire plaçant la question du langage à leur fondement (inversant de cette manière la perspective sociologique pour laquelle les interactions sociales précèdent le langage et l’excèdent), nous utilisons l’adjectif «!logocentrique!» pour désigner ces approches n’approchant la réalité sociale qu’à travers des énoncés, des propositions discursives (c’est-à-dire pas n’importe quel type de langage). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 52 CHAPITRE 1 – Délibérer!? l’action collective (au sens large) qui en exagère l’intensité. Elles nous présentent les acteurs comme des êtres hyperactifs, se battant pour toutes sortes de causes, et toujours saisis dans des luttes, des disputes, des controverses, des joutes argumentatives et persuasives, etc. Les réunions de concertation auxquelles j’ai assisté n’étaient pas toutes à chaque instant si passionnantes!! Chacun de ces instants n’en demandaient pas moins certaines formes de compétence de la part des participants. Pour résumer notre critique de ces approches dans un vocabulaire goffmanien (1991), on dira qu’elles tendent à «!sur-modaliser!» la discussion politique. Certes, les participants d’une assemblée participative sont davantage que des corps assis sur des chaises, regroupés autour d’une table, produisant des sons!; et la communication qui y prend place n’est pas simplement une interaction verbale, ou même n’importe quelle conversation. Mais elle n’est pas non plus toujours, à tout moment, ce lieu surchargé de sens où se joue la discorde entre des «!univers de significations!». Sans verser définitivement dans l’ascétisme intellectuel de l’analyse de la conversation de H. Sacks et E. Schegloff, nous chercherons en tout cas à éviter dans le traitement du matériau une représentation par trop emphatique de l’activité politique!; un écueil qui caractérise les approches présentées dans cette section et qu’elles partagent, selon moi, avec les tenants du paradigme délibératif. 1.3.3. Un courant critique Les approches que nous avons discutées jusqu’ici vont ainsi dans le sens d’un «!paradigme délibératif!», bien qu’à des niveaux différents et par des voies différentes. Les approches psycho-politiques reconnaissent le modèle philosophique de démocratie délibérative comme souhaitable en soi et collaborent à le valider en se contentant de tester, à l’aide des instruments de la psychologie sociale, les dynamiques groupales et intergroupales qu’il suppose. Les approches que nous avons appelées «!logocentriques!» sont elles aussi proches des théories de la délibération, en ce qu’elles leur sont, d’une certaine manière, analogues!: la focalisation sur les discours et les biens communs, par lesquels les participants dépassent leur situation individuelle et montent en généralité pour faire mouche, est commune. Comme nous le verrons par la suite, la démarche empruntée par Callon, Lascoumes et Barthe, qui œuvrent à une symétrisation des rapports entre citoyens profanes et autorités politique et technique, inscrit directement ses descriptions dans un projet de promotion d’une démocratie de type délibératif –«!dialogique!», disent-ils. Les approches sur lesquelles nous nous penchons à présent se caractérisent a contrario par une position critique et plutôt pessimiste devant le projet annoncé d’une démocratie délibérative et participative (insistons d’ores et déjà sur le fait que nous n’emprunterons pas non plus cette posture dans nos analyses). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 53 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Cet ensemble d’approches critiques est extrêmement vaste et hétérogène. Avant de présenter différents travaux dont les résultats invitent leurs auteurs à un scepticisme avoué à demi-mots, revenons très brièvement sur une variété de critiques plus théoriques accordées aux modèles délibératifs. 1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme On peut trouver dans la littérature critique la mise en évidence de tautologies et de paradoxes sur lesquels s’appuient les modèles de la démocratie participative. Ainsi, par exemple, les procédures de la délibération permettraient de neutraliser le pouvoir dans les pratiques, quand bien même la dimension du pouvoir est écartée sur le plan théorique des modélisations (Cohen & Rogers, 2003)15. Ou cette tautologie qui veut que la délibération permet de créer de l’empathie et de l’ouverture d’esprit à partir du moment où les participants sont empathiques et ouverts d’esprit (Mendelberg, 2002). Très tôt, le philosophe Arnold Kaufman16 posa ainsi ce qu’il appela le paradoxe de la démocratie participative (Kaufman, cité dans Mansbridge, 2003, p.177). Le paradoxe est que bien que la participation en démocratie aide les gens à accroître leurs capacités, ceux qui n’ont pas encore l’expérience de la participation n’auront parfois pas la capacité suffisante pour mener à bien une démocratie réussie. Ce dont ils ont besoin est précisément, en raison de ce besoin, ce qu’ils ne peuvent obtenir.vii Toujours sur un plan théorique, on a soulevé dans les modèles d’inspiration habermassienne une diabolisation du pouvoir, entendu essentiellement comme domination qu’il s’agit de neutraliser, comme l’ «!Autre de la raison!» (De Munck, 1999, p.167)!; une diabolisation qui irait de pair avec une conception angélique du citoyen –comme homo civicus– et des organisations de la société civile. Cette évacuation de la question du pouvoir est également au cœur de la critique que des auteurs issues de la pensée de gauche américaine (Iris M. Young, Nancy Fraser, Lynn Sanders, Chantal Mouffe...) adressent au délibérativisme. Celles-ci affirment «!que la diffusion de l’idéologie délibérative ne fait que contribuer à la reproduction des rapports politiques et sociaux de domination!», et «!se présenterait dès lors comme l’une des formes privilégiées de la gouvernementalité au sens de Michel Foucault!» (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.33). Le délibérativisme libéral tendrait à produire une parole euphémisée, dans un mouvement de «!raréfaction des locuteurs!» (Foucault, 1971). Selon Iris M. Young, il créerait ainsi de l’exclusion, en réduisant au silence des formes plus radicales de communication démocratique (Talisse, 2004). Le travail de «!montée en généralité!» attendu des locuteurs irait à contresens des 15 «!Thus, in Habermas’s account of the ideal speech situation, or Cohen’s account of an ideal deliberative procedure, inequalities in power are stipulated away for the sake of model construction!» (Cohen & Rogers, 2003, p.249). 16 Selon J. Mansbridge, Kaufman aurait introduit la notion de démocratie participative aux Etats-Unis. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 54 CHAPITRE 1 – Délibérer!? exigences de «!montées en singularité!» d’une société de la différence17. Du côté libéral, la critique s’oriente vers ces procédures institutionnelles chargées de façonner les préférences des individus. On voit également parfois dans la délibération le mode de décision privilégié d’un socialisme égalitariste, dans des textes théoriques, il est vrai, parfois dotés d’une forte charge normative – comme c’est le cas dans l’extrait suivant (Fung & Wright, 2003, p. 3)!: La «!démocratie!» comme mode d’organisation de l’Etat en est venue à être identifiée de manière réductrice à l’élection concurrentielle et sur base territoriale de leaders politiques pour des postes législatifs et exécutifs. Et pourtant, de plus en plus, ce mécanisme de représentation politique semble inefficace quand il s’agit de mettre en œuvre les idéaux fondamentaux des politiques démocratiques!: faciliter l’engagement politique actif des citoyens, forger un consensus politique dans le dialogue, concevoir et implémenter les politiques publiques qui fondent une économie productive et une société saine, et, dans les versions plus radicalement égalitaires de l’idéal démocratique, qui assurent que tous les citoyens bénéficient des richesses de la nation.viii Parmi les critiques théoriques, on retrouve enfin des nostalgiques d’un parlementarisme traditionnel et de farouches défenseurs d’une!realpolitik. Richard Posner (2003, p.130), par exemple, s’attaque à ce qu’il appelle des «!formes ronflantes de démocratie délibérative!». Son pragmatisme –à entendre non pas dans le sens d’expérimentation politique que lui donne Dewey mais au contraire comme «!doctrine qui présente un ensemble de maximes pratiques et utiles frappées au coin du bon sens!» (Zask, 2003, p.16)– lui fait défendre une vision néo-Schumpeterienne18, selon laquelle la démocratie s’en tiendrait à «!a kind of market!», « a competitive power struggle among member of a political elite for the electoral support of the masses!» (Talisse, 2005, p.185). Ainsi, de même que la démocratie délibérative draine dans son sillage une foule d’ouvrages de vulgarisation acclamant ses idéaux, on retrouve, du côté du réalisme politique, des écrits expéditifs qui refusent de la prendre au sérieux. 17 En dépit de l’intérêt de la critique soulevée par des auteurs issues de la pensée américaine de gauche dans le débat sur la mise œuvre et l’institutionnalisation de dispositifs de participation, je prends ici la liberté de ne pas m’y arrêter. On pourra se diriger vers les ouvrages mentionnés par L. Blondiaux et B. Manin (2002!: 47)!: Fraser, N. (2001), «!Repenser la sphère publique!: une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement!», Hermès, 31!; Young, I.M. (1996), «!Communication and the Other!: Beyond Deliberative Democracy!», in Benhabib, S. (ed.), Democracy and Difference. Essays on the Boundaries of the Political, Princeton University Press!; Young, I.M. (1999), «!Justice, Inclusion and Deliberative Democracy!», in Macedo, S. (ed.), Deliberative Politics, Oxford, Oxford University Press!; Sanders, L. (1987), «!Against Deliberation!», Political Theory, 25 (1), 1987. 18 Dans une formule célèbre, J. Schumpeter définit la démocratie comme «!le système institutionnel aboutissant à des décisions politiques dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple!» (1951, p.355). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 55 CHAPITRE 1 – Délibérer!? 1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme C’est dans un contexte idéologico-politique où continue de se propager l’idéal délibératif (dans la littérature) et une rhétorique participationniste (dans le discours politique et celui des associations de la société civile), mais où se fait également entendre une critique scientifique et populaire sur ces questions, que se développe en France dans les années 1990 une sociologie des pratiques participatives recourant au travail de terrain et à l’observation d’assemblées. Celle-ci prend ses marques à un moment où l’!«!esprit du temps!», dans la littérature française, est plutôt à la critique bourdieusienne. Entre les travaux de sociologie quantitative sur le «!cens caché!» et la «!ségrégation politique!» à l’œuvre dans la participation électorale (Gaxie, 1978) et les pratiques bénévoles (Passy, 1998), et des écrits en sciences politiques entretenant la vision d’une «!participation impossible!» (Lugacy & Dard, 1977), «!introuvable!» (Caillosse, 1992), qui serait avant tout une «!opération promotionnelle!», «!une illusion!», «!un mythe!» (Mabileau, 1994), l’ambiance est à la méfiance. Face à l’absence de résultats directement visibles ou lisibles des initiatives de démocratie participative existantes, la «!thèse de l’inanité!» (Hirschman, 1991) rencontre beaucoup de succès. Les bases sont posées pour une sociologie du soupçon, avare de sa curiosité, et qui n’envisagerait les offres de participation et de débat public que dans les termes de la manipulation cynique ou du simulacre. C’est d’un tel travers qu’ont cherché peu ou prou à se défaire des sociologues et politologues français comme Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Marie-Hélène Bacqué, Catherine Neveu (...). En se positionnant à la fois par rapport à une «!réduction idéaliste!» et une «!réduction réaliste!» (Thévenot, 1996), ils ont contribué à définir le programme d’une sociologie empirique des pratiques et des dispositifs de démocratie participative, des interactions ayant court actuellement sur ces espaces politiques ouverts au citoyen (Blondiaux, 1999, p.371 – je souligne)!: Que se joue-t-il concrètement lorsque s’ouvre un nouvel espace de participation démocratique!? Comment réagissent pratiquement les acteurs!? Comment peuvent se matérialiser de nouveaux types de relations politiques entre gouvernants et gouvernés!? C’est à ce type de questions que nous avons cherché à répondre. En optant résolument pour une démarche d’enquête, nous voulions rendre ses droits à l’observation dans un domaine –la réflexion sur l’espace public et la délibération démocratique– largement saturé de références philosophiques et de gloses théoriques. Entre une sociologie politique sans doute exagérément pessimiste quant à la participation politique de citoyens ordinaires et une philosophie politique habermassienne et post-habermassienne tout aussi exagérément optimiste sur les possibilités d’avènement d’une «!politique délibérative!», il nous semble qu’un espace doit s’ouvrir pour une analyse concrète et matérielle des mécanismes de la participation démocratique. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 56 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Les réflexions de Loïc Blondiaux dans le passage qui précède sont importantes en regard des évolutions d’une sociologie de la participation orientée vers l’empirie, et dans la genèse de mes propres logiques d’enquête. Cependant, je voudrais montrer dans ce qui suit que cette «!démarche d’enquête!» n’a été poursuivie que partiellement par ces différents auteurs, et qu’une «!analyse concrète et matérielle des mécanismes de la participation démocratique!», une « approche praxéologique de la politique en action!» (Ferrié et al., 2008)! reste encore largement à fonder. Envisageons brièvement ces travaux pionniers, leurs objectifs, leurs références, leurs méthodes, leurs résultats et leurs conclusions!: Les différents auteurs cités à l’instant ont tous plus ou moins comme ambition, en se rendant sur le terrain, de pratiquer un retour sur les conditions de possibilité de la participation de citoyens ordinaires au pouvoir politique. Comment de simples citoyens, en présence de leurs élus, de responsables administratifs et d’experts techniciens, peuvent-ils se tailler une place dans la délibération démocratique!? Telle semble être la question qui anime ces différents travaux. Leurs auteurs cherchent à y répondre premièrement en rompant avec un discours participationniste –chacun de ces articles ayant des mots pour le moins agacés pour ce type de rhétorique qui battait alors son plein. Ensuite, et selon les termes de leur question de recherche, ils s’attaquent frontalement au modèle habermassien et à son réseau de principes (Bacqué & Sintomer, 1999). Il ne s’agit pas, comme le firent leurs prédécesseurs peu portés sur l’empirie, de rejeter théoriquement le modèle, mais d’aller vérifier soi-même sur le terrain ce qu’il en est de la délibération, et de pouvoir évaluer, preuve à l’appui, la résonnance pratique des modèles de la démocratie délibérative. Focalisés sur le modèle habermassien, ces auteurs fixent la délibération comme l’événement attendu mais jamais –ou presque jamais (Talpin, 2006)– réalisé «!matériellement et concrètement!». Méthodologiquement, s’il s’agit de «!rendre ses droits à l’observation!», le travail empirique se fait à l’occasion d’un «!détour par le terrain!» (Blondiaux, 1999, p.371)!: il s’appuie sur des observations non systématiques où il s’agit avant tout de s’imprégner de l’ambiance des réunions. Dans ces conditions, l’enquête ne fonde pas véritablement la démarche, en ce qu’elle n’est pas, par exemple, l’occasion d’un engendrement théorique par induction, mais à nouveau, le moyen d’une vérification. Ici, les recherches passent au crible les principes sur lesquels repose le modèle de la démocratie délibérative, tels que nous les avons présentés au début de ce chapitre (i.e., orientation vers la décision collective, argumentation rationnelle, publicité, égalité, instauration d’un cadre procédural). Leurs découvertes sont intéressantes, en ce qu’elles prennent la mesure de l’écart –bien prévisible, ceci dit– entre théorie et pratique. Elles montrent que, dans les dispositifs étudiés, la participation n’est pas nécessairement orientée vers, et en tout cas «!jamais en prise directe avec!» la prise de décisions collectives (Blondiaux, 2004, p.7). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 57 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Elles montrent la difficulté avec laquelle les participants montent en généralité dans leurs propos, la diversité de conversations qui peinent à s’inscrire dans les formes de l’argumentation et à se diriger vers le bien commun (Talpin, 2006!; Blondiaux, 1999!; Bacqué & Sintomer, 1999), et l’effet de censure, euphémisant et intimidant des conditions publiques de la prise de parole!: «!certains arguments apparaissent tout simplement inexprimables.!» (Talpin, 2006). Elles indiquent que les publics rassemblés ne sont souvent pas ceux escomptés par le philosophe ou le sociologue (Blondiaux, 2003), et que d’ailleurs la publicité des espaces de participation est problématique dans bien des cas, dans des réunions souvent peu fréquentées et marquées par l’absentéisme des franges populaires ou immigrées implicitement visées (Bacqué & Sintomer, 1999!; Blondiaux, 1999). Elles soulignent le manque de représentativité des citoyens effectivement mobilisés. Dans ces dispositifs, l’égalité des participants reste à l’état de bonne intention, d’une part parce qu’ils sont orchestrés d’un bout à l’autre par des professionnels de la politique et des élites techniques, et d’autre part dans la mesure où «!la participation des citoyens (...) et le poids des interventions qu’ils effectuent éventuellement (...) sont inégalement répartis entre les couches sociales en fonction de leur capital symbolique!» (Bacqué & Sintomer, 1999, p.120). En ce qui concerne, le cadre procédural des institutions participatives, censé assurer la délibération, ses contours restent problématiques et son assise, fragile, les «!conseillers citoyens!» ne bénéficiant que de peu de légitimité dans le rôle qui leur est préparé, et se voyant tiraillés entre différentes tâches hors de portée, et dont la compatibilité n’est d’ailleurs pas une évidence - représenter, délibérer, gouverner (Blondiaux, 1999). Ainsi, au final, ces études orientées vers la vérification empirique dressent un tableau plutôt pessimiste, en tout cas confus, des enjeux d’une participation politique accrue de citoyens ordinaires sur l’espace public. Dans l’ensemble, leurs auteurs s’accorderaient à dire que les activités auxquelles ils ont assisté ne peuvent à l’évidence être confondues avec celles que projette un modèle de démocratie délibérative (Blondiaux & Levêque, 1999, p.68). Et ce constat n’est pas tout à fait une surprise, quand il est raisonnable de penser que les différents participants qu’ils ont suivis dans leurs recherches ne se mobilisent pas et n’interagissent pas en vue d’offrir un « prototype à l’idéal habermassien de politique délibérative » (Blondiaux & Levêque, 1999, p.67-68). Notre sentiment est alors qu’en rapportant la participation et sa qualité à des objectifs normatifs ne gouvernant pas les situations qu’ils étudient, ces chercheurs ont tendance à négliger le phénomène de cette mobilisation et de ces interactions, et ce qu’elles produisent effectivement sur ces sites. Embarqués, par le biais du terrain, dans un dialogue avec Habermas et ses collègues philosophes sur les questions de délibération, d’!argumentation, de rhétorique, et cela «!en rupture avec le sens commun!» (Talpin, 2006), Blondiaux et les autres n’ont pu développer Répondre en citoyen ordinaire vol.1 58 CHAPITRE 1 – Délibérer!? pleinement un outil de description qui leur aurait permis de considérer plus attentivement, non pas l’absence de délibération et de décisions consensuelles, mais les formes avec lesquelles une chose publique est soumise à des conversations et à des discussions. Les conclusions de ces travaux vont souvent dans le même sens. Elles visent à trouver des réponses provisoires à ces questions!: Que reste-t-il à sauver dans ces pratiques de rassemblement!? A quoi peuvent bien servir ces espaces, si ce n’est à délibérer!? On sent ici tout à coup germer un intérêt pour des phénomènes de communication qui excéderaient le cadre austère de la délibération (Blondiaux, 2000, p.327)!: Les conseils de quartier offrent aujourd’hui le spectacle réglé d’un rite démocratique prévisible, souvent grave au point d’en devenir ennuyeux, mais d’où à tout moment peut jaillir l’étincelle!: violence d’une prise de parti, détresse d’un témoignage, qualité d’un échange... En quête de sens, dans la conclusion de leur article, Blondiaux et Levêque formulent ici un commentaire plutôt intéressant (1999, p.68)!: Ni espace agonistique où s’affronteraient sans merci des intérêts irréductibles, ni lieu de compromis où se négocieraient ces mêmes intérêts dans la perspective de décisions à prendre, les conseils de quartier constituent, selon nous, des espaces publics de discussion mais où l’essentiel ne serait pas de dialoguer en vue d’un objectif commun, mais de se rappeler à l’autre. Nous pourrions ainsi définir cet espace politique d’un type particulier d’une manière originale : comme un lieu où des acteurs aux intérêts constitués vont, sans forcément chercher à se confronter ou à s’entendre, (...) se rappeler à leur existence réciproque. Malheureusement, cela reste embryonnaire, et à peine ces enjeux importants de réciprocité et de reconnaissance effleurés, l’article se clôt. Le lecteur, lui, aura simplement retenu que, dans ces dispositifs, on n’est pas parvenu à délibérer. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 59 CHAPITRE 1 – Délibérer!? 1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies «!Nous proposons de changer le regard porté sur les controverses en passant du temps du mépris ou de l’indifférence à celui de la prise en considération!». Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, 2001, p.50. Au-delà de telles évaluations critiques, de ces enquêtes déçues par les pratiques triviales et troubles qui se laissent observer généralement dans les assemblées participatives, on trouve, en sciences sociales des approches qui, dans le sillage des Politiques de la nature (Latour, 1999), s’attachent à reconstruire énergiquement les conditions de possibilité d’une démocratie authentiquement «!dialogique!». Nous ne plus parlons plus ici de recherches en psychologie sociale apportant leur modeste contribution, par trop révérencieuse et disciplinée, au modèle philosophique de la démocratie délibérative, ou de ces approches logocentriques en sciences sociales qui entretiendraient simplement des relations d’analogie avec ce modèle philosophique, mais bien d’une sociologie ouvertement militante visant, par le biais d’un essai comme Agir dans un monde incertain (Callon et al., 2001), la promotion active d’un modèle de démocratie dialogique. C’est certain, l’essai de Callon, Lascoumes et Barthe dépasse largement en qualité d’écriture le discours acclamatif proposé par nombre d’élus, d’associatifs ou de consultants conquis par la perspective d’une démocratie plus participative et délibérative. Il est à la fois drôle, raffiné et stimulant!; c’est que nous avons affaire ici à des chercheurs brillants ayant contribué significativement –Callon en particulier– au succès dont bénéficient actuellement les science studies en sciences sociales. Il n’en reste pas moins qu’ Agir dans un monde incertain partage avec ces manifestes participationnistes plus naïfs une série d’écueils, rigoureusement identifiés par Cédric Terzi (2005)19, et qui l’éloignent à autant d’égards de l’enquête sociologique!: - une technique de mise en intrigue des controverses forçant le trait du rééquilibrage des légitimités et de la symétrisation des compétences entre experts et profanes!; - un discours et une narration héroïsant le citoyen ordinaire et le profane, et dégradant parallèlement le rôle des spécialistes, des décideurs, et plus largement, des «!personnes en charge!» de ces dispositifs de participation!; - un recours à des exemples ad hoc et unidimensionnels, mis au service d’un programme de «!démocratisation de la démocratie!» (Callon et al., 2001, p. 309-344), et négligeant l’!épaisseur normative des situations d’énonciation dans lesquelles se trouvent pris les participants profanes et experts, citoyens et 19 Je ne fais que reprendre ici, en la contractant, le commentaire qu’accorde Cédric Terzi à Agir dans un monde incertain dans le chapitre neuf de son incroyable thèse de doctorat (2005, p.549-560). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 60 CHAPITRE 1 – Délibérer!? élus!; des vignettes narratives rendant insuffisamment compte de la multiplicité des règles contextuelles qui organisent les engagements de parole des différents participants et font peser un fatras de contraintes de pertinence, tant institutionnelles qu’ attentionnelles20, sur la réalisation de leurs actes de discours. Afin d’exemplifier ces remarques, considérons l’extrait suivant, mobilisé par les auteurs en début d’ouvrage (Ibid., 2001, p.20). Un épisode a été particulièrement éclairant. Un clinicien participant à la conférence comme expert fournit au panel des copies du document donné aux patients en vue d’obtenir leur consentement éclairé. Ce document, explique-t-il, avait été soigneusement élaboré, testé et il était confiant dans sa qualité. Le panel le trouva pourtant de très médiocre qualité, à la grande surprise du clinicien. Les citoyens ordinaires soulignèrent combien le document, truffé de termes techniques tous plus obscurs les uns que les autres, était incompréhensible pour un patient qui avait à décider s’il acceptait ou non d’entrer dans une expérimentation. L’un des membres du panel fit d’ailleurs remarquer au clinicien que la phrase par laquelle se concluait une des sections du document était pour le moins choquante. On pouvait lire en effet!: «!Si la thérapie se terminait de façon malheureuse, nous vous serions très reconnaissants de léguer votre corps à la médecine (...)!». Cette anecdote illustre la complémentarité entre les savoirs produits dans les laboratoires et les conditions d’utilisation de ces savoirs. Remarquons d’abord, avec Terzi (2005, p. 559), que l’ouvrage se construit à partir d’un enchaînement de pareils extraits, au script immuable, chacun venant renforcer un peu plus l’argument politique des auteurs et instruire la cause de la «!démocratie dialogique!», en prouvant, par la multiplication d’exemples, comment, un peu partout, un rapport plus équilibré entre experts et profanes a été possible21. On peut montrer certaines réserves devant cette sélection de pratiques piochées ci et là et qui, une fois cousues les unes aux autres, nous présentent le phénomène «!forum hybride!» comme un processus inarrêtable, une sorte de lame de fond déferlant actuellement sur le monde. Devant l’avant-gardisme de Callon et ses collègues –de leur science study à la sciencefiction, il n’y a parfois qu’un pas–, je voudrais simplement rappeler dans cette thèse, 20 Cf. chapitre 2, où nous développons une notion d’ «!aptitude attentionnelle!» s’étendant entre perception et mémoire, et développant des enjeux tant cognitifs que moraux (au sens de «!montrer des attentions!»). 21 «!Michel Callon et ses collègues présentent les controverses sous la forme de fils narratifs dont le déroulement excède largement l’évocation d’anecdotes. Celles-ci constituent autant de prises de position dans les controverses (en faveur des profanes, contre les experts) qui donnent forme à un argument politique (en faveur de la démocratie dialogique, contre la démocratie délégative). Une part importante de leur ouvrage est composée de récits de ce genre. A tel point qu’il n’est pas déraisonnable de se demander si la thèse défendue par cet essai ne repose pas, dans une large mesure, sur l’organisation narrative des récits de controverses sociotechniques!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 61 CHAPITRE 1 – Délibérer!? en enquêteur, que la participation des citoyens et des profanes à des projets d’action publique à contenu technique se joue aujourd’hui encore le plus souvent dans des cadres d’interaction politique relativement étriqués, fort peu propices à l’égalisation des légitimités et à la vaste «!exploration des mondes possibles!» dont parlent les auteurs. Si l’on prend au sérieux les horizons de pertinence des participants de ces dispositifs, on réalisera que les interactions qu’ils entretiennent sont aujourd’hui encore structurées par le «!grand partage!» entre profanes et experts et entre citoyens ordinaires et politiciens professionnels contre lequel militent Bruno Latour et Michel Callon depuis la fin des années quatre-vingt. Ces interactions se déroulent, de facto, dans des contextes fortement dissymétriques, avec leurs initiateurs et leurs répondants, leurs acteurs forts et leurs acteurs faibles, comme nous le verrons plus loin22. On peut être sensible ou non au geste symétrisant des auteurs d’Agir dans un monde incertain quand ils proposent, avec ce livre, «!de changer le regard porté sur les controverses en passant du temps du mépris ou de l’indifférence à celui de la prise en considération!». Pour autant, il ne faut pas oublier que, la plupart du temps, dans les assemblées participatives que nous connaissons en Belgique et en France, les prises de parole des citoyens et des profanes ont pour contexte énonciatif des rapports politiques marqués par le mépris et l’ indifférence, qu’ils engagent leurs propositions et leurs idées dans des conditions où plane constamment au-dessus d’eux l’ombre du «!déni!» (Sanchez-Mazas, 2004!; Honneth, 2002). Comment tenir compte de cela dans l’enquête!? Comment ne pas prendre nos désirs émancipateurs pour des instruments de!description de la réalité et des compétences effectivement manifestées dans ces assemblées par des citoyens ordinaires et des profanes ? Je partirai pour ma part du principe voulant que ces compétences politiques des profanes, si elles sont possibles, sont réalisées dans de telles conditions de dissymétrie. Dans ces situations, tout citoyen prenant la parole en public doit, je pense, prendre en considération cette importante probabilité qu’aux yeux des coordinateurs, des experts, des élus, aux yeux de ces personnes en charge, il parle au titre de «!petit!». Agir de manière compétente dans ces conditions, ce sera alors pour lui chercher à devenir un «!petit!» qui importe plutôt qu’un «!grand!» qui ne compte pas. On peut d’ailleurs se demander si l’exemple que citent Callon et ses collègues en début d’ouvrage et que nous avons repris ci-dessus va bien dans le sens de la théorie de la symétrisation des rapports politiques sur laquelle repose leur essai. Cette situation ne vient-elle pas plutôt conforter l’idée qu’il existe des compétences proprement profanes et ordinaires qui ne se confondent pas avec celles des spécialistes, qui ne procèdent pas à proprement parler d’une symétrisation des légitimités, et qui, d’ailleurs, trouveraient leurs prises dans un contexte d’interaction dissymétrique? En effet, après tout, que font les citoyens ordinaires du panel présentés dans l’extrait, 22 Cf. chapitre 4. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 62 CHAPITRE 1 – Délibérer!? sinon ne pas comprendre le document qui leur est soumis, s’émouvoir de son contenu indécent, et finalement, le rejeter!? La controverse ne surgit pas dans une situation où, par exemple, des documents concurrents seraient introduits par les différentes parties en présence, puis comparés pour leurs qualités respectives. On a là une situation déroulant une séquence claire, où un expert prépare soigneusement un document auquel réagit un panel. Les citoyens de ce panel ne repartent pas de leur côté, avant de revenir avec, sous le bras, un document meilleur, une contre-proposition brillante qui serait étudiée au même titre que celui de l’expert. Dans les circonstances du panel, pris dans la situation, ils trouvent, plus modestement, que «!quelque chose cloche!»!; ils mettent le doigt sur certaines failles dans la synthèse fournie par l’expert et le font dans un régime d’indignation. Essayons, dès lors, de penser de manière plus ajustée ces «!dispositions à répondre!» que nous montrent ces participants et les compétences qu’elles demandent, tout en ne les confondant pas avec ces «!facultés de commencer!» exigées des experts. Ne nous laissons pas aller à une sociologie de Robin des Bois qui, dans l’enquête, prend aux spécialistes pour donner aux profanes. 1.4. Conclusion du chapitre La conclusion de ce premier chapitre sera simple et brève. Pour ces questions de démocratie participative et de compétences citoyennes, il est grand temps de fonder nos apports théoriques sur l’enquête et sur une approche foncièrement praxéologique des pratiques de participation. Il y a ici mieux à faire de l’empirie et des sciences sociales que de les offrir en jambe de bois à des «!abstractions mal placées!» (1.3.1.). Il y a aussi mieux à faire de l’empirie et des sciences sociales que de les ridiculiser dans la quête improbable qui consiste à montrer que des abstractions philosophiques ne reflètent pas vraiment la réalité du terrain (1.3.3.). En philosophie, le paradigme délibératif s’est montré il est vrai extrêmement séduisant. Outre le grand raffinement théorique de Habermas, le modèle de la démocratie délibérative doit, je pense, son succès à deux grands mythes. Le premier consiste à nous faire croire que des interactions d’ordre politique sont uniquement affaire d’un échange d’idées, de discours, d’arguments (1.3.2.). Le second consiste à nous faire oublier –ou à renverser, le temps d’un essai (1.3.4.)– la dissymétrie marquant, d’une manière aussi flagrante que fondamentale, les conversations politiques suscitées dans les dispositifs de participation officiels les plus communs. Afin de comprendre quelque chose aux compétences profanes, de nouvelles stratégies d’études sont souhaitables. Celles-ci prendraient au mot le défi de Blondiaux –développer «!une démarche d’enquête!» et «!une analyse matérielle et concrète des mécanismes de la participation démocratique!» (1999)– et le pousseraient à bout, en s’appuyant sur une épistémologie pragmatiste et des méthodes d’investigation ethnographiques. Elles chercheraient des «!langages de description!» des phénomènes civiques et politiques, et seraient autrement attentives aux phénomènes de rassemblement, aux jeux Répondre en citoyen ordinaire vol.1 63 CHAPITRE 1 – Délibérer!? d’interlocution et aux activités de discussion. Avant tout, elles seraient sensibles aux situations, aux cours d’action, aux expériences, en n’hésitant pas à puiser dans une littérature d’habitude étrangère à l’analyse des discussions et controverses. Holistes, elles multiplieraient les plans d’observation, les niveaux d’intelligibilité et les niveaux d’ordre du dialogue public et prendraient la mesure de l’épaisseur normative gouvernant tout engagement dans l’assemblée. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 64 CHAPITRE 1 – Délibérer!? Citations originales en anglais i According to the liberal view, one must avoid introducing reasons that presuppose or draw from one’s own comprehensive doctrine. When deliberating, citizens must confine themselves to considerations that others have reason to accept; reasons that derive from a particular comprehensive doctrine can not win general acceptance in public debate, and are therefore inadmissible. On the liberal view, then, citizens must conduct public debate in strictly rawlsian, «!political not metaphysical!» terms. Consequently, the liberal view places restrictions not only upon the kinds of reasons citizens can employ, but also upon the kinds of questions that are suitable for deliberation. Issues that can not be debated in «!political!» terms are removed from the agenda. Rawls writes, «!a liberal view removes from the political agenda the most divisive issues, serious contention about which must undermine the bases of social cooperation» (Rawls, 1996, p.157). ii First, publicity (...) encourages participants to examine their own beliefs and arguments, that is, they are called to give an account of their claims and publicly held positions. (...) Having to argue in public often creates “the necessity to articulate one’s position carefully, to defend it against unexpected counter arguments, to take opposing points of view into consideration, to reveal the steps of reasoning one has used, and to state openly the principles to which one appeals” (Bok, 1982, p. 114). In addition to the Socratic dynamic, theories of deliberative democracy also identify a democratic dynamic brought into play via expectations concerning legitimacy. Public policy ought to be in the general interest. Defenders of public policy will feel compelled to articulate their claims in public interest terms. The logic here is that publicly arguing for a policy on the grounds, say, that it makes you better off is not a public reason and will not get very far within a modern liberal democratic public sphere. The democratic dynamic makes obviously selfish, narrow, or sectarian defences of public policy, especially public policy concerning moral disagreement or fundamental law, difficult to pursue in public. We might say that the Socratic element stresses the rationality of public reason while the democratic element stresses the public nature of public reason. iii The theory and cases presented here constitute a major step forward in the theory and practice of participatory democracy (...). Fung and Wright, with the theory advanced in this book, have schematized and brought to conscious articulation the understandings that evolved from this incremental evolution in practice. Their theory can now serve as a further guide to practice. The individuals in the conference that inspired this book have already begun taking the next step, using the new theory as a guide for people who continue to be engaged in making the institutions of democracy work. The step as yet untaken would require repeating the original observation of practice. It would require asking what sense people make, in practice, of the new institutions that follow from the new theory, and revising the theory from their new experience. The old formula, “practice–thought–practice,” works best if repeated over and over. iv The Real Utopias Project embraces a tension between dreams and practice. It is founded on the belief that what is pragmatically possible is not fixed independently of our imaginations, but is itself shaped by our visions. The fulfilment of such a belief involves ‘real utopias’: utopian ideals that are grounded in the real potentials for redesigning social institutions. In its attempt at sustaining and deepening serious discussion of radical alternatives to existing social Répondre en citoyen ordinaire vol.1 65 CHAPITRE 1 – Délibérer!? practices, the Real Utopias Project examines various basic institutions (...) and focuses on specific proposals for their fundamental redesign. v The cases discussed here differ sharply from one another (...). By treating these cases as all instances of a common model, [one] may obscure the importance of this difference (...), and may exaggerate the capacity of deliberation itself. vi Deliberation is an ideal whose realization has preconditions (...). Specifying the conditions in which it can work is an empirical question, at the very heart of the concerns of this volume. (...) Unfortunately, while the presentation of theory and cases in this book is consistent with acknowledging the importance of such questions (...), the similar treatment of very diverse cases obscures the issue. vii The paradox is that although participation in democracies helps people increase their capacities, those who have not yet had the experience of participation will sometimes not have sufficient capacity to bring off a successful democracy. What they need is precisely what, because of their need, they cannot get. viii “Democracy” as a way of organizing the state has come to be narrowly identified with territorially based competitive elections of political leadership for legislative and executive offices. Yet, increasingly, this mechanism of political representation seems ineffective in accomplishing the central ideals of democratic politics: facilitating active political involvement of the citizenry, forging political consensus through dialogue, devising and implementing public policies that ground a productive economy and healthy society, and, in more radical egalitarian versions of the democratic ideal, assuring that all citizens benefit from the nation’s wealth. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 66 CHAPITRE 2 LA CONCERTATION Une forme et une modalité de l’action conjointe en situation «!Ordonner, interroger, raconter, bavarder font partie de notre histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer ». Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, 2004 [1952], §25. CHAPITRE 2!– La concertation CHAPITRE 2 ................................................................................................................68 LA CONCERTATION...................................................................................................68 UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION .....68 2.1. Les plans contextuels de la concertation.................................................................72 2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74 2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80 2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83 2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman..........................................87 2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88 2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89 2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93 2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96 2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102 2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la concertation................................................................................................... 103 2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107 a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108 b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112 c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116 d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121 2.3. Conclusion du chapitre....................................................................................... 124 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 69 CHAPITRE 2!– La concertation Les théories de la rationalité communicationnelle et de la politique délibérative héritées de Jürgen Habermas et de Joshua Cohen ont joué un rôle capital ces deux dernières décennies. Elles ont révolutionné la pensée démocratique en philosophie et motivé en sciences sociales le développement de recherches ayant largement défriché le terrain de l’étude empirique du débat public et des pratiques de démocratie participative. J’ai toutefois essayé de montrer à l’occasion du chapitre précédent comment les théories délibérativistes, bien au-delà d’un rôle d’impulsion, en viennent aujourd’hui à clore la réflexion avec un certain dogmatisme (Lenoble & Berten, 1992), à formater le vocabulaire, les objets et les objectifs de la grande majorité des enquêtes sociologiques menées autour de ces questions. Les sciences sociales du politique peinent depuis à considérer le flot bigarré des interactions et des conversations qui se donnent à observer dans les assemblées participatives, et à travers lesquelles les pratiques de définition de l’action publique ont évolué ces dernières années, c’est indéniable, vers davantage de discutabilité (Barthe, 2002). En focalisant toute l’attention sur des standards délibératifs systématiquement transgressés par les pratiques, les travaux de Loïc Blondiaux ou d’ Yves Sintomer, pour les citer, ne réalisent que partiellement le pari d’ «!une analyse concrète et matérielle» de dispositifs de participation qu’ils n’abordent jamais en propre. Si l’on voit dans leurs textes comment les participants des assemblées observées contreviennent désespérément à la tenue d’une délibération digne de ce nom, rien ne nous permet d’y saisir l’organisation et l’ordonnancement de leurs pratiques en positif. Parallèlement à l’autonomisation en! philosophie politique d’un paradigme délibératif et sous l’autorité théorique et conceptuelle de ce dernier, on a donc assisté ces dernières années à la montée en puissance d’une sociologie spécialiste des pratiques de démocratie participative. Notre travail dans cette thèse encouragerait plutôt à la réhabilitation d’une sociologie générale, à un effort de déspécialisation. Les assemblées participatives nous montrent après tout des situations de l’êtreensemble et du faire-quelque-chose-à-plusieurs différant par degré plutôt que par nature de celles qui ont de tout temps occupé les sociologues et les anthropologues. Ce deuxième chapitre sera consacré à établir les bases d’une sociologie pragmatiste et ethnographique de la concertation politique entendue simplement comme forme et comme modalité de l’action concertée; une démarche d’enquête affranchie de l’«!impératif délibératif!» qui semble aujourd’hui gouverner les sciences sociales du politique. Le cadre prescriptif des théories de la délibération, nous l’avons vu, convient plutôt mal à une étude qui se donne pour objectif d’étudier les engagements de citoyens ordinaires et de profanes tels qu’ils se laissent observer dans les assemblées que l’on connaît en Belgique et en France (c’est-à-dire dans des conditions où la prise de décisions collectives, le recours à l’argumentation rationnelle, la publicité des débats, l’égalité entre participants, et l’alignement de tous sur des procédures transparentes font souvent défaut ou s’avèrent, pour le moins, problématiques). Il serait appréciable d’offrir d’autres perspectives et d’expérimenter Répondre en citoyen ordinaire vol.1 70 CHAPITRE 2!– La concertation d’autres stratégies d’enquête. En fait, dans la foulée de différents articles sur le fonctionnement des Conseils de quartier parisiens du 20ème arrondissement, Loïc Blondiaux ne conclut pas autrement!(2000, p. 324-325) : Faut-il, au motif fondé qu’aucun changement dans la distribution institutionnelle des pouvoirs n’est nulle part observable, renoncer à étudier de telles expériences!? (...) C’est sans doute à condition de renoncer au leurre d’une participation idéale que les sciences sociales pourront tirer profit de l’observation de ce type d’expérience. Il y a un aveu implicite dans ces mots d’encouragement!: celui de ne pas avoir, dans ses propres enquêtes de terrain, poussé à bout l’étude systématique des «!à côté!» de la délibération. Chez Loïc Blondiaux et d’autres, on trouve en effet ce constat répété que l’essentiel est ailleurs que dans les rares séquences délibératives qu’ils parviennent à saisir!; mais en même temps, c’est mon sentiment1, comme une hésitation à développer une analyse fouillée de ces pratiques extra-délibératives. Comme si l’essentiel de ce que les participants disent et font dans ces rassemblements était suffisamment trivial pour ne pas nécessiter d’approfondissement de leur part. Les politistes, après avoir constaté à l’occasion d’ «!un détour par le terrain!» (Blondiaux, 1999) l’absence chronique d’enjeux majeurs de délibération dans les discussions des assemblées participatives, passent leur tour et confient, en quelque sorte, leurs restes à la microsociologie et aux approches dramaturgiques et ritualistes du politique, à d’inoffensifs maniaques de la description, du détail et de l’infinitésimal. En posant sommairement en conclusion de leur long article commun que les assemblées participatives sont moins le lieu de délibérations que l’opportunité, pour les participants, de «!se rappeler l’un à l’autre!», Loïc Blondiaux et Sandrine Levêque semblent dégager, comme par dépit, des enjeux de seconde zone, lesquels constitueraient les objets de prédilection d’une sociologie qui ne traite que de ce qui est secondaire. A l’intérieur du dispositif analytique que j’aimerais présenter dans ce second chapitre, cette distinction, opérée ex ante entre des enjeux majeurs ou de second ordre dans les pratiques de rassemblement politique, est hors de propos. Pour autant que l’on privilégie, comme le propose Blondiaux, l’«!analyse concrète et matérielle!» de ce que les différents participants sont en train de faire ensemble dans ces espaces d’assemblée, on sera invité à identifier une variété de régimes et de cadres d’action (le bavardage, l’exposé, l’échange d’arguments rationnels, la séance de questionsréponses, la dispute...), qui ne se limitent et ne se subordonnent aucunement à des interactions délibératives. Ces «!à côté!» de la délibération n’en sont donc pas. Il ne s’agit pas de quelque agrément pour l’enquêteur particulièrement attentif, dans une activité qui serait principalement orientée vers la délibération!: il s’agit, au même titre que cette dernière, de formes de coordination sociale et de communication politique 1 C’est ce qu’il ressortit d’un entretien que Loïc Blondiaux m’accorda à Paris en mars 2004. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 71 CHAPITRE 2!– La concertation qui méritent d’être étudiées en propre. La délibération a jusqu’à présent attiré toute l’attention des chercheurs par son caractère désirable sur un plan théorique, comme épure philosophique, bien plus que par l’importance empirique qu’elle trouve, en tant que «!forme de vie!» (Wittgenstein, 2004), sur ces sites. Il revient à une sociologie descriptive de restituer le catalogue de ces formes de vie diverses qui occupent les participants de ces assemblées. C’est à ce prix qu’il nous sera possible de saisir les contours et les potentialités de l’engagement de citoyens ordinaires et de profanes dans ces espaces. Cette recherche de doctorat porte en effet ultimement sur les aptitudes générales d’individus non mandatés et non spécialistes à s’associer à un collectif politique et à se positionner expressivement dans une situation d’action conjointe, face à des élus, des experts, des représentants d’associations et d’autres citoyens. Sous cet angle, «!une situation est toujours plus ou moins une situation-clé!» (Joseph, 1989, p.21). Il n’y a en soi pas de raison pour que l’étude de ces compétences se limite à l’analyse de performances argumentatives dans un contexte communicationnel propice à la délibération. Dans la mesure où la délibération n’est qu’une activité de communication et un contexte d’engagement parmi tant d’autres, et dans la mesure où l’action conjointe entretenue en réunion nécessite que les participants commutent régulièrement d’un contexte d’engagement à un autre, la compétence première, dans ces rassemblements, n’est pas une compétence d’argumentation rationnelle, mais bien de contextualisation. Contextualiser revient à déterminer que, dans un contexte C déterminé, X signifie Y (Searle, 1995). Ce que l’on appellera des «!compétences de contextualisation!» (Joseph, 1998a) ou «!capacités d’appréciation!» (Laugier, 2009) renvoie alors aux aptitudes par lesquelles les participants d’une assemblée s’ajustent à l’action en cours et au contexte de rigueur sur lequel indexer leurs interprétations et leurs engagements, pour produire «!l’action qui convient!» (Thévenot, 1990). C’est sur ces aptitudes qu’ils s’appuient, en situation, pour reconnaître et rendre reconnaissable un geste ou un énoncé, quelle que soit la forme de vie collective dans laquelle ils se trouvent embarqués. Ces différentes textures de la communication politique et de la coordination sociale, dans lesquelles sont pris à tout moment les jugements situés des participants rassemblés, seront ici enveloppées par la notion de concertation. 2.1. Les plans contextuels de la concertation Suite à quatre années d’observation d’assemblées politiques et des pratiques de participation qui s’y organisent, et dans la quête d’une notion susceptible de les subsumer de manière convenable, celle de concertation a progressivement émergé comme la plus apte. Empruntée au langage usuel, elle nous sera utile tout au long de ce travail. Autrement moins développée dans la littérature spécialisée que celle, définitive et prescriptive, de délibération, elle est aussi à un niveau descriptif plus Répondre en citoyen ordinaire vol.1 72 CHAPITRE 2!– La concertation précise et moins chargée idéologiquement que celle de participation. Elle sera employée, dans notre périple, au titre de «!concept de sensibilisation!» (Blumer, 1954, p.7)!: Un concept définitif renvoie précisément à ce qui est commun à une classe d’objets, à l’aide d’une définition claire en termes d’attributs ou de points de référence. Un concept de sensibilisation manque d’une telle spécification des attributs ou des points de référence et en conséquence il ne permet pas à celui qui l’utilise de renvoyer directement à un exemple de ce concept et à son contenu. En revanche, il donne à l’utilisateur une orientation générale de référence et le guide dans l’approche d’exemples empiriques. Tandis que les concepts définitifs fournissent des prescriptions quant à ce qu’il y a à voir, des concepts de sensibilisation suggèrent simplement des directions dans lesquelles regarder.i Contrairement au concept de délibération (terme qui, par exemple, dans l’expérience «!Contrat de quartier Callas!» que nous développerons dans la seconde partie de la thèse, n’est utilisé qu’à une seule reprise dans un corpus de transcriptions de 470 pages), la notion de concertation résonne dans les discours et pratiques des participants des assemblées que nous avons observées, et bénéficie à cet égard, et selon l’expression d’Aaron Cicourel, d’une «!validité écologique!» (2002, p.23). Fréquemment employée dans ces assemblées, cette notion commune de concertation nous permet, pour peu que l’on s’y arrête quelques instants, de «!remarquer quelque chose d’important à propos d’une situation, jusque-là laissé dans l’ombre par nos précédents concepts!» (Eliasoph, 2003, p.227). Comme le dit L. Blondiaux (2004), tout en faisant «!l’objet d’une très forte valorisation symbolique!», les concepts utilisés pour décrire les procédures de participation «!ont pour caractéristique d’être flous, ambivalents!». Le terme de concertation n’échappe pas à ce constat. Il est d’habitude utilisé en référence à une ancienne échelle de gradation des niveaux d’implication de la population dans un projet d’action publique (Arnstein, 1969) où la «!concertation!» figure comme niveau intermédiaire et indéfini entre des pratiques plus minimalistes d’!«!information!» et de «!consultation!», d’une part, et la perspective maximaliste de la «!codécision!», d’autre part (Damay, 2006). C’est certain, le principe de différenciation et de hiérarchisation de ces pratiques (information/consultation/concertation/codécision) est grossier et, en étant utilisé pour labelliser des dispositifs dans leur ensemble plutôt que des opérations particulières, il n’explique pas qu’une activité de concertation passe par des moments de simple !«!information!» tout en pouvant, lors d’autres phases, comporter des moments de «!codécision!» (Goodin, 2004). Dans les pages qui viennent, nous cherchons à étendre notre compréhension de cette notion de «!concertation!», à jouer de ses ambiguïtés, et à en déployer le sens, tout en faisant contraster régulièrement cette notion avec celle de «!délibération!». Les Répondre en citoyen ordinaire vol.1 73 CHAPITRE 2!– La concertation participants d’une assemblée participative, quand ils s’engagent et prennent la parole, le font dans un rapport à un contexte d’énonciation qui recouvre différentes variables contextuelles. Celles-ci ne sont pas seulement multiples, elles sont d’ordres différents. Elles opèrent à partir de plans de contexte analytiquement distincts!: le plan thématique, typique, institutionnel, et conventionnel de l’activité qui occasionne la mobilisation et la prise de parole des participants!; celui, local, «!étroit!» et sensible de l’interaction dans sa configuration spatiale et son organisation séquentielle!; enfin celui, plus large, du processus historique, du «!flux d’expérience!» et de la «!menée!» d’ensemble dans laquelle est prise et s’individue l’action en cours. La notion de concertation a l’avantage d’évoquer simultanément l’activité institutionnelle, l’interaction concrète et le processus durable dans lesquels les participants s’engagent, et vis-à-vis desquels autrui attend qu’ils manifestent à tout moment des «!compétences de contextualisation!». S’ils peuvent être distingués à un niveau analytique, ces différents plans contextuels s’interpénètrent dans l’action (Cicourel, 1992). Après les avoir présentés séparément, à titre presque intuitif, nous chercherons à les assembler conceptuellement, nous appuyant pour ce faire sur une lecture transversale de l’œuvre d’Erving Goffman et la mise en évidence de sa principale ligne de force théorique. Il nous semble en effet que si J. Habermas a permis d’imaginer les principes de délibération sur lesquels s’appuierait l’organisation d’une communauté démocratique idéale, quand on en vient à la description analytique d’une activité effective et observable de concertation, l’œuvre d’ Erving Goffman –pour peu qu’elle soit considérée dans sa transversalité et dans un dialogue avec une sociologie pragmatiste– peut être d’une grande fécondité. 2.1.1. La concertation comme activité La concertation désigne premièrement, à titre générique, une activité de communication publique et de gouvernance, par laquelle différents acteurs, concernés à des titres différents et à des degrés différents par une décision particulière ou une politique générale, évoquent ensemble les thèmes, les problèmes, les programmes, les projets que concernent cette décision ou cette politique. La concertation, en tant qu’activité, couvre donc un domaine vaste et élastique de «!pratiques civiques!» (Eliasoph, 2003) réglées par des institutions et des conventions. L’activité générique de concertation se décline temporellement, en une succession de micro-activités elles-mêmes réglées d’une certaine façon. Elle se présente comme raccordement de régimes pragmatiques dans les limites desquels les participants développent des modes spécifiques de coordination sociale et d’ajustement à leur environnement (Thévenot, 1990; 1998), et entre lesquels ils commutent fréquemment. La délibération, qui engage un jeu très étroitement réglé, nécessitant la réalisation de principes de publicité et d’égalité, où tout est question d’argument Répondre en citoyen ordinaire vol.1 74 CHAPITRE 2!– La concertation rationnel en vue d’une décision à venir, constitue l’un de ces régimes d’actions. Parmi tant d’autres. Dans un vocabulaire et dans un esprit par ailleurs plutôt éloignés de ceux de Laurent Thévenot, des chercheurs s’inscrivant dans une sociologie des espaces publics de participation ont eux aussi cherché à rendre compte de cette pluralité de l’activité de concertation. En observant des réunions de «!Conseils de quartier!» dans des zones d’habitat social, M.H. Bacqué et Y. Sintomer (1999) distinguent ainsi des «!séquences argumentatives!», «!des séquences rhétoriques!», des «!séquences sophistiques / stratégiques!», et une quatrième logique discursive à l’œuvre dans des séquences «!polémiques!» ou «!agonistiques!». Après eux, J. Talpin (2006, p.13) dégage quant à lui «!(1) le régime de l’interpellation, reposant sur l’expression du trouble personnel ; (2) le régime de la critique, reposant sur la constitution d’un problème public ; (3) le régime de l’opinion, reposant sur la recherche collective de solutions à un problème donné!», un dernier mode d’engagement auquel il associe la pratique de la délibération. L’intérêt de ces contributions est bien sûr de nous montrer d’autres régimes d’engagement et d’autres séquences d’échange à prendre en compte, en dehors de la seule délibération, vers laquelle se sont portées ces dernières années toutes les attentions. Cependant, si toutes deux font état d’une pluralité de régimes ou de moments, ni l’une ni l’autre ne rompt véritablement avec l’idée selon laquelle, dans cette diversité, la délibération constitue un régime d’engagement moralement préférable, plus noblement politique et, simplement, plus intéressant d’un point de vue théorique. M.-H. Bacqué et Y. Sintomer (1999, p.141-144) présentent des «!logiques discursives!» qui, bien qu’apparaissant davantage structurantes –ou en en tout cas plus fréquentes– que la délibération, sont appréhendées sous un angle péjoratif. A côté de rares «!séquences d’argumentation!», on retrouverait des manœuvres de persuasion s’appuyant sur les émotions et la mise en scène des propos («!séquences rhétoriques!»), des stratégies de manipulation pure et simple de l’audience («!séquences sophistiques / stratégiques!»), et des tentatives de lobbying où «!la mobilisation frôle la menace!» et où «!les choses prennent une tournure directe!» («!séquences polémiques!»). On peut s’étonner ici de cette délimitation franche entre «!séquences argumentatives!», «!séquences rhétoriques!» et «!séquences stratégiques!», comme si, par exemple, les intervenants d’une même séquence pris dans des échanges d’arguments n’étaient pas concernés par la dimension expressive de la prise de parole, pouvaient contourner des procédés de mise en scène de leur propos, et n’étaient aucunement guidés par des perspectives stratégiques2. 2 Daniel Cefaï rend compte de cette méprise (2007, p.594): «!La quête de ratification par l’ ‘appréciation de l’auditoire’ ne porte pas seulement sur le caractère raisonnable, juste et droit des propositions, mais aussi sur les caractères de ‘sympathie, approbation, exonération, compréhension et amusement’. Quand ces éléments descriptifs sont mentionnés par les chercheurs de la délibération, c’est pour être dégradés au rang de techniques de manipulation ou de manifestations de coercition. Mais si dans certains cas le projet de tromperie, d’instrumentalisation et de contrôle est flagrant, et doit être interprété dans le cadre Répondre en citoyen ordinaire vol.1 75 CHAPITRE 2!– La concertation Dans un mouvement se distinguant de celui de M.-H. Bacqué et Y. Sintomer, Julien Talpin, dans un texte fort intéressant et fouillé dans ses descriptions ethnographiques, aborde les régimes discursifs «!de l’interpellation!» et «!de la critique!» comme des stades antérieurs de la discussion et des étapes préalables à un accès au régime «!de la recherche collective de solutions!» et à la délibération. Suite à l’étude des différentes séquences d’interactions discursives qui jalonnent son analyse, il conclut son texte par ces mots (Talpin, 2005, p.32): Les voies de la délibération ne sont donc pas impénétrables. Simplement, le chemin conduisant de la parole publique à l’argumentation est semé d’embuches et seule l’attention au détail des interactions discursives au sein d’espaces publics permet de comprendre quand la délibération peut émerger et quand celle-ci s’évapore pour laisser place à d’autres modes d’expression publique. En ce sens, c’est seulement en étudiant de façon détaillée et répétée ce que les gens disent en public (...) que la recherche en science sociale sur la délibération pourra progresser. Au moment où les sciences sociales s’inquiètent sérieusement des capacités de «!citoyens ordinaires!» à argumenter et à soutenir une activité de délibération, J. Talpin montre bien dans son texte comment et dans quels contextes des formes plus ou moins furtives de délibération peuvent «!émerger!» . Ce faisant, il utilise toutefois une image, celle du «!chemin!» vers l’argumentation et des «!voies difficiles!» de la délibération, qui favorise une conception téléologique d’une activité de concertation qui ne s’atteindrait réellement que dans l’avènement progressif de la délibération. Cette conception renvoie les autres régimes dégagés par Talpin (celui «!de l’interpellation!» et celui «!de la critique!») au rang d’étapes préalables dans le processus d’émergence de la délibération, au rang de formes proto-politiques d’expression publique dans lesquelles la concertation «!retombe!» une fois la délibération «!évaporée!» (p.32). On retrouve dans son texte cette hésitation délicate, présente chez Habermas, entre l’importance à accorder à une pluralité des jeux de langage et la nécessité de maintenir en vue l’unité de la raison (Cometti, 1997). En résumé, les régimes d’engagement! entre lesquels voyagent les participants d’une activité de concertation, qu’ils soient dépeints comme des formes de dégradation de la délibération (dans le texte de Bacqué & Sintomer) ou situés comme des étapes antérieures et inférieures dans un processus civilisateur pointant vers la délibération (dans le texte de Talpin), ne sont pas abordés en propre. En fin de compte, ces deux textes ne dégagent la «!pluralité de logiques discursives!» (Bacqué & Sintomer, 1999, p.141) activée dans la concertation que pour en établir, a posteriori et extérieurement, la hiérarchie. L’!«!attention au détail des interactions discursives!» et la restitution des d’une interaction stratégique, dénoncée par les uns et justifiée par les autres, dans la plupart des cas les choses ne sont pas si franches. La distinction entre sincérité et inauthenticité, entre présentation d’un vrai Soi et gestion trompeuse des impressions, entre dire la vérité et faire croire à un public est hors de propos.!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 76 CHAPITRE 2!– La concertation multiples formes de l’agir semblent alors motivées dans un cas par l’entreprise d’une critique empirique du modèle théorique habermassien, dans un autre, par le renouvellement de «!la recherche en sciences sociales sur la délibération!». Ces entreprises sont toutes deux fondées et les textes produits en tout point cohérents avec les objectifs poursuivis. De notre côté, comme annoncé dans le chapitre 1, nous ne cherchons pas à critiquer le modèle délibératif ou à affiner sa saisie empirique. Nous ne cherchons pas à le voir s’écrouler sous le poids des faits, ou à le rafistoler, pour ainsi dire, par l’intégration de données empiriques. Je chercherai à adopter une posture praxéologique se situant au plus près de l’expérience. Comme Y. Sintomer et M.-H. Bacqué, comme J. Talpin, je chercherai à rendre compte du caractère pluriel et élastique de l’activité de concertation. Cependant, dans un geste plus radical qui m’éloigne de ces auteurs, j’éviterai de hiérarchiser ces formes variables de l’activité, et me refuserai même à les stabiliser dans des «!logiques!» ou des «!régimes!» proprement étiquetés –y préférant une analyse en termes d’ «!opérations de cadrage!»3. Une sociographie descriptive des pratiques de concertation affranchie d’un «!impératif délibératif!» considère rigoureusement et indifféremment le flux de micro-activités auxquelles se prêtent les participants dans l’espace-temps d’une réunion, analyse minutieusement l’organisation interne de ces micro-activités, et rend compte, entre elles, de procédés de commutation. Les compétences de contextualisation auxquelles nous consacrons ce travail de thèse sont en effet mises à l’épreuve par des formes d’accord, à l’intérieur des bornes temporelles de chacune de ces micro-activités, et dans la transition ou le raccord de l’une à l’autre. Conversations préalables et ultérieures à la réunion!; ouverture et clôture de séance!; tours de présentation, introduction de nouveaux acteurs ou d’invités!; approbation d’un procès-verbal et formulation d’un ordre du jour!; offre d’informations, d’explications, d’éclaircissements!; présentation des dernières évolutions d’un dossier, «!petit topo de la situation!»!; séquences consacrées à l’organisation pratique de la réunion, à la distribution de documents, au réglage d’aspects administratifs, techniques ou technologiques; performances de type discours, exposé, conférence ou slideshow par certains acteurs!; lecture à voix haute de documents (comptes-rendus, dossiers, tracts...) ou repérage collectif autour de cartes ou de maquettes!; séquences de questions-réponses, de brainstorming, de débat, de réflexion en sous-groupes!; moments d’interpellation, de dénonciation, de disputes!; 3 Sur ce point, nous suivons A. Ogien et L. Quéré (2005)!: «!Goffman (1991, p.94) rappelle que la force d’une conception pluraliste ne réside pas dans la définition d’une diversité de registres de description (qui devient vite une typologie qui se gonfle sans cesse de nouvelles entités), mais tient à deux propositions!: reconnaître l’irréductible vulnérabilité du monde social et mettre l’accent sur la manière dont on parvient, instantanément et sans peine, à passer d’un registre de description à un autre!». Nicolas Dodier fait également le rapprochement entre «!cadres goffmaniens!» et «!régimes d’action!» tout en se gardant de les confondre (1993)!: «!On hésite presque à qualifier de «!régime d’action!» (...) les petits infléchissements d’attitude qui caractérisent certains cadres de l’expérience!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 77 CHAPITRE 2!– La concertation moments de témoignage, de récit, de restitution et de rappel d’événements!; séquences de prise de décisions d’ampleur variable (du choix d’une date de réunion prochaine à l’approbation collective d’un programme d’action), de remise d’avis, de délibération (eh oui!!), de vote à mains levées!; instants de relâchement, de flottement, d’attente, de latence!; interférences, chahuts et apartés!; bavardages, échanges de familiarités et intermèdes humoristiques!: voici quelques-unes des microactivités et des «!formes de vie!» collectives ouvrant des opportunités spécifiques de prise de parole en public pour certains ou l’ensemble des participants présents. Chaque activité, que nous nous représentons comme une «!forme de vie!» (lebensform) établit des topiques, des terrains pour la parole, arrange des relations sociales et politiques de participation, et mobilise des modes et des outils de communication –ou «!jeu de langage!» (sprachspiel)– qui sont sujets à redéfinition lorsque, tout en poursuivant ce qu’ils reconnaissent comme étant une même activité générale de concertation, les participants basculent dans une nouvelle «!forme de vie!» particulière (e.g. un exposé, suivi d’une séquence de questions-réponses, ouvrant sur une dispute, et ainsi de suite). Sont importantes ici la dynamique de contextualisation et de redéfinition de l’activité de concertation dans le saut d’un jeu à un autre, mais aussi l’économie propre à chacun des petits ou grands jeux auxquels se prennent les participants. Ici l’activité de concertation montre une très grande élasticité, se maintenant dans des moments de très faible intensité ou, au contraire, de très forte implication, quand l’activité de délibération, elle, dans les deux cas, «!s’est évaporée!» –pour reprendre l’expression utilisée par Julien Talpin4. Ainsi dans les différents moments d’une réunion dont nous avons donné un bref aperçu, la concertation passe par des moments de relâchement, des routines, des «!formalités!» ou des bavardages (small talk) ne nécessitant que peu d’implication de la part des participants. De tels moments de médiocre importance sont pris en considération par l’enquête ethnographique, au même titre que le serait une séquence de délibération soutenue. Il serait dommage d’ironiser sur le pointillisme de la démarche, ou d’imaginer une ethnographie des compétences politiques en pamoison devant le quotidien ou le banal, qui, en quittant les sentiers battus de la «!sociologie de la délibération!», serait condamnée, au gré de son observation, à prendre des vessies pour des lanternes. En suivant D. Cefaï (texte à paraître), nous insistons sur ce point!: «il n’y a aucun angélisme dans ce regain d’intérêt pour une pragmatique des activités micro-civiques et micro-politiques!». Prendre au sérieux ces routines de la concertation, c’est moins exagérer l’importance d’activités que les participants 4 On peut peut-être noter que quand Julien Talpin mentionne l’évaporation de la délibération, Nina Eliasoph, à qui il emprunte apparemment l’image, parlait elle, dans son ouvrage Avoiding Politics (1998), d’un phénomène plus fondamental d’évaporation du politique. Une fois de plus, coller à la «!concertation!» telle qu’elle est expérimentée par les participants nous permet de considérer que l’évanouissement de la délibération ne nous projette pas dans la fin du politique. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 78 CHAPITRE 2!– La concertation jugent eux-mêmes peu importantes, que souligner l’importance de ce jugement partagé par lequel les participants s’accordent unanimement sur le fait que ce qu’ils sont en train de faire ensemble, en ce moment précis, n’est pas très important, ou passionnant, ou sérieux, ou grave, ou perturbant, etc. Ces petits moments du «!commerce ordinaire avec autrui!» plongent les participants dans un «!régime de l’action convenable!» (Thévenot, 1990) et exigent de leur part des aptitudes à saisir le cadre d’activité dans lequel ils se trouvent «!déposés!» (Joseph, 1998b). Par exemple, montrer l’étendue de son art oratoire et de ses facultés d’argumentation ou forcer l’accès à un «!régime de justice!» dans l’une de ces situations paisibles, de routine, aura toutes les chances de tomber à plat. Ainsi certaines activités sont-elles particulièrement routinières. A un autre extrême, la concertation se poursuit quand, dans des mesures étrangères à la délibération, les participants se livrent à d’âpres négociations, ou quand, par des incursions dans un «!régime de violence!» par exemple, la discussion vire à l’épreuve de force, à l’échange musclé, au règlement de comptes, etc. L’action publique placée au centre de l’activité politique de concertation n’est pas seulement discutée, dans l’échange tempéré d’arguments appuyés sur l’intérêt général, elle est aussi parfois farouchement disputée (Joseph, 1998a, p.15). Ainsi au cours de l’activité de concertation, on s’accorde à la mésentente selon des formes et dans des intensités contenues, observant une «!grammaire des conflits!» (Cefaï & Lafaye, 2002), mais néanmoins selon des formes et des intensités étrangères à la délibération5. Bien sûr, la concertation reste un jeu de coordination et nécessite pour cela que les participants soient accordés. Mais ces accords renvoient moins à la perspective d’un consensus final et d’une décision collective reconnue de tous, comme dans la délibération, qu’aux conventions de l’action conjointe, à une «!solidarité dans le langage!» (Rorty, 1989), à des possibilités de reconnaître ce que l’autre dit ou fait et de rendre reconnaissable nos propres actes ou propos. Wittgenstein résume bien cette distinction fondamentale entre concertation et délibération (2004, p.135)!: «!C’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie.!» Aussi, peut-on dire par extension, le genre de désaccord qui vient faire vaciller ou défaillir l’activité de concertation ne se rapporte pas à la divergence d’opinions ou aux frustrations des participants qui n’auraient pas obtenu gain de cause en bout de course, mais aux propos, aux gestes, aux faits qui montrent une «!pathologie du lien, de l’action conjointe et du jugement!» (Joseph, 1996, p.19). Qui, proprement, déconcertent. 5 «!Remarquons comment cette description des conflits réglés reste éloignée des idéaux normatifs de démocratie délibérative qui ont aujourd’hui envahi la scène philosophique. (...) Quand les acteurs se mettent autour d’une table avant d’agir, ce n’est pas toujours pour discuter et se mettre d’accord au sens où l’entendent les théoriciens de la démocratie délibérative; et quand ils prétendent mettre en place des dispositifs de débat public, toutes sortes de phénomènes se produisent qui interdisent une vision naïve du processus de communication!» (Cefaï, 2007, p.591-592). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 79 CHAPITRE 2!– La concertation 2.1.2. La concertation comme interaction La notion de concertation a la propriété intéressante d’évoquer d’un côté un type d’activité démocratique, et d’un autre côté une forme d’interaction sociale; d’un côté l’occasion instituée d’un rassemblement et d’un échange, et d’un autre la configuration concrète de ce rassemblement et de cet échange. Ces deux dimensions, celle de l’activité et celle l’interaction sont fortement associées mais néanmoins distinctes. Ainsi, donner un concert, jouer au base-ball, faire un pique-nique, participer à un cocktail, ou même marcher et se croiser dans une rue fréquentée (Joseph, 1998a, p.18) sont quelques exemples d’activités qui ne sont pas des activités de concertation à proprement parler, mais bien des activités concertées, menées sur base d’une même forme élémentaire d’interaction. Pour ceux qui depuis Simmel comprennent la sociologie comme une «!science des associations et des interactions!» il est pertinent de dégager les qualités formelles de la concertation-interaction et de la distinguer, à un point de vue analytique, de la concertation-activité. Relever ce second niveau de sens contenu dans la notion de concertation nous fait alors apparaître «!l’espace public non seulement comme espace abstrait de délibération intersubjective, mais comme espace du mouvement, du rassemblement, de la dispersion, et du passage!» (Joseph, 1998a, p.48)!; comme le lieu par excellence de la sociation (Vergesellschaftung)6 ou de l’entrée en société dont G. Simmel chargeait la sociologie d’étudier attentivement les formes et les mécanismes génériques (Conein, 2005, p.93). La notion de concertation fait ressortir, bien plus que ne le fait le concept de délibération, le caractère concret et incarné du collectif en discussion, comme rassemblement et coprésence d’individus dans un espace-temps. De manière intéressante, la concertation renvoie tant à la pratique de l’assemblée publique (où serait favorisée une conception empirique du «!public!») qu’à celle de l’aparté, du huis clos, du conciliabule. Dans les deux cas, la notion établit un lien fort entre la forme de l’association des êtres, l’environnement comportemental qu’ils viennent à constituer les uns pour les autres, et le dispositif écologique qui les accueille (l’auditoire, le local de réunion, la salle du Conseil). Parler de concertation, c’est pointer aussitôt l’!«!espace de l’apparence qui commence à exister dès que des hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action » (Arendt, 1983). Par rapport à la notion de «!participation!», qui met davantage l’accent sur l’engagement individuel et l’agrégation des contributions, dans «!concertation!», le rassemblement est premier!; un déjà-là dans lequel l’individu s’insère. Le rassemblement distribue lui-même des places, comme en musique où «!concerter!» signifie aussi «!tenir sa partie dans l’orchestre!». 6 Pour B. Conein (2005, p.93), «!Le terme de Simmel (...) est bien mieux traduit par ‘sociation’ que par ‘socialisation’. Cette traduction permet d’intégrer deux aspects importants de l’argument de Simmel!: l’aspect processuel ou temporel, et la dimension de l’action.!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 80 CHAPITRE 2!– La concertation Au-delà de la matérialité et de la prégnance du collectif assemblé, la notion de concertation insiste également sur des aspects de mutualité, de réciprocité et de «!communication!» (au sens original d’une «!mise en commun!»). Se concerter, c’est se rapprocher les uns des autres, c’est apparaître et accéder les uns aux autres. C’est faire jaillir le caractère public et scénique de la vie sociale (Quéré, 1989!; Cefaï, 2002). C’est, généralement, former une ronde, ou en tout cas un «!ensemble cosensitif!» (Mead, 2006b)!; c’est ouvrir un champ de perception mutuelle, qui est aussi un champ de «!perception de significations!» (Quéré, 2000), où les sens sociaux des participants sont mis en alerte et mis à l’épreuve. C’est aménager «!des relations de proximité propres au face-à-face : orientation des corps, des visages et des regards qui manifeste un contact attentionnel partagé!»!; puis c’est négocier et maintenir, pendant un temps, ce foyer d’attention conjointe (Conein, 2005). La concertation désigne donc, à titre intuitif, la configuration d’un «être ensemble!», et en même temps une forme de coordination sociale et d’action conjointe, une manière de «!faire ensemble!», de concert. Elle représente en cela l’épure de ce que Goffman appelle un «!rassemblement centré!» et «!contraste avec des formes de coprésence sans coordination de l’attention -unfocused gathering!» (Ibid., 2005). La notion de concertation introduit en même temps quelque chose de séquentiel, de dissymétrique et de binaire dans la simultanéité, la symétrie et le pluralisme de l’êtreensemble et du faire-quelque-chose-ensemble. Configuration spatiale d’êtres, la concertation est aussi alternance temporelle d’actes, elle engage un «!système de prise de tour!» (Sacks et al, 1974), par exemple dans la conversation où un tour de parole A, en ouverture, aménage l’environnement normatif d’un tour de parole B. Davantage que la délibération, qui aplanit les rapports d’intersubjectivité à partir d’une ouverture des possibles et de la diversité des arguments, la concertation suppose un mouvement de sollicitation, suivi de réponses d’ajustement. Elle distingue une «!faculté de commencer!» d’une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999) pour les parties en présence, sollicitants et convoqués. Pour la partie qui est à l’initiative, concerter un projet, une action, c’est dès lors piloter un travail de coordination collective autour de ce projet ou de cette action. C’est aussi, comme l’étymologie ne manque pas de l’indiquer (concertare!: rivaliser, lutter), faire face, se confronter à un interlocuteur et à un public. Dans ce face-à-face, la scène d’apparition et de visibilité mutuelle prend aussi la qualité d’une «!arène!» (Cefaï, 2002) Pour autant, la concertation ne se confond pas, en tant que forme d’interaction, avec celle que propose une autre forme d’activité démocratique, la «!consultation!». Dans la concertation, la sollicitation par l’une des parties et le face-à-face qu’elle occasionne ont lieu dans les circonstances d’une action collective, ou en tout cas d’une action conjointe englobant les parties en présence et le public en un certain Répondre en citoyen ordinaire vol.1 81 CHAPITRE 2!– La concertation «!sujet pluriel!» (Gilbert, 2003)7. Dans la consultation, une partie en charge présente, dans un mouvement descendant (top-down), une action ou un projet à un public et récolte des avis. Le public est constitué comme objet de la consultation et est distingué –a priori et non suite à l’exercice– du sujet («!A consulte B!») 8. La consultation est peut-être trop strictement séquentielle, asymétrique et binaire pour caractériser les dynamiques d’interaction que j’ai observées. On fait disparaître, en parlant de consultation, la revendication de mutualité que fait naître la rencontre des différents participants («!A et B se concertent!»), on sous-estime la potentielle égalité d’accès que suppose le fait même de partager un espace de réunion, et on se prive de considérer l’entrée des acteurs sollicités dans un «!régime de la critique!» par lequel ils dépassent la simple expression d’une opinion ou d’un avis. On néglige «!ces opérations de mise en communauté qui, de l’asymétrie, tirent de la réciprocité!» (Ricœur, 2004, p.249). La notion de concertation présente donc une version forte de l’interaction sociale à l’œuvre dans ces assemblées, dont elle conserve les tensions en désignant à la fois une structure de coorientation des êtres et une procédure d’alternance des actes. Plus complète que chacune de ces deux autres notions, eu égard à la forme d’interaction sociale qu’elle évoque, elle se maintient dans l’intervalle entre «!délibération!» et «!consultation!», dans cette tension entre la stricte simultanéité de l’être-ensemble et la stricte séquentialité de l’interlocution (offre/réponse), entre la symétrie de la table ronde et l’asymétrie du top-down, entre le pluralisme de l’espace public et la structure dyadique du face-à-face. Dans cet intervalle, la concertation engage une conception triadique de l’interaction sociale, qui place son étude dans une tradition épistémologique qui remonte à G.H. Mead et G. Simmel. Elle laisse voir une succession de face-à-face en public9, «entre le face-à-face avec autrui et la coprésence avec tout un chacun!» (Joseph, 1998a, p.15). Ici, le rapprochement avec le monde de la musique est à nouveau intéressant à titre heuristique!: pensons en effet au concerto grosso (de concertare), où plusieurs solistes dialoguent entre eux et avec l’orchestre. 7 Si la notion de «!sujet pluriel!» peut paraître intéressante pour analyser certaines situations, , l’auteure majore cette notion d’exigences et d’obligations trop fortes pour les membres, des exigences et des obligations qui confinent au juridique, au «!contrat réel!», et par lesquelles Gilbert passe à côté de la spécificité morale de l’engagement conjoint en général, du fait, simplement, de «!tenir ensemble!», comme l’ont bien montré Luca Pattaroni (2005) et Joan Stavo-Debauge (2009). 8 Un exemple clair de consultation peut être trouvé dans les pratiques d’!«!enquête publique!» où une autorité locale développe un projet de son côté, le formule par écrit, le présente à la population par un système d’affiches, et enregistre les avis envoyés par courrier. 9 L’intégration d’un tiers permet de corriger «!le modèle dyadique locuteur-auditeur ordinaire!», lequel, comme le remarquait déjà D. Hymes (cité dans Goffman, 1987, p.153) «!spécifie tantôt trop de participants, tantôt trop peu, tantôt ceux qu’il ne faut pas ». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 82 CHAPITRE 2!– La concertation 2.1.3. La concertation comme histoire Raccordement sous un même événement de parole de micro-activités politiques, formalisation d’une interaction sociale caractérisée par une coorientation des êtres et une alternance des actes, la notion de concertation dénote un troisième ordre de réalité. Elle suggère, à la différence du concept de délibération, un processus durable et progressif d’action conjointe, ce qu’on pourrait appeler une «!menée!» (Thévenot, 1996, p.128), «!une séquence d’interventions qui a un horizon temporel relativement long [...] et déborde le cadre d’une action particulière!». Insistant sur l’étalement temporel et la dispersion spatiale de la concertation, la menée trouve écho dans des expressions comme celles de «!processus de concertation!» ou de «!dynamique participative!» très fréquemment employées par les professionnels de les animateurs, médiateurs, coordinateurs (...) des dispositifs de participation. La délibération, quelle que soit sa durée en heures, voire en jours, semble engager une unité de lieu et de temps. La notion de concertation a, elle, cette propriété intéressante d’être relative d’une part à une forme précise d’interaction sociale (i.e. le «!rassemblement orienté!», le «!face-à-face en public!»), et d’autre part à un processus diffus d’engagement conjoint. Celui-ci se décompose en une série des moments, d’épisodes, de phases, et se régionalise dans une variété de scènes ou de «!stations!» (Hägerstrand, 1975!; Duranti, 1994). En quelque sorte, la concertation est à la fois chacune des situations de rencontre qui associent les participants autour du traitement d’un programme, d’un projet, d’un problème (...), et à la fois le processus d’ensemble, la vaste structure spatio-temporelle de coordination déployée autour et à l’occasion du traitement de ce programme, de ce projet, de ce problème... Elle exprime à la fois la convergence et le rassemblement sur une même scène, et la dispersion des différents acteurs d’une scène à l’autre. A côté de la concertation comme configuration de l’interaction sur le plan local de la réunion, on retrouve la concertation comme principe d’organisation et de dispersion d’une plus ample «!arène publique!». Daniel Cefaï, dans un texte important10, a posé les jalons d’une étude conjuguée des situations de concertation et de leur inscription dans une arène publique, pour laquelle il propose d’associer l’analyse de situations interactionniste à des méthodes d’enquête micro-historiques et micro-géographiques (2002): Nous avons donc une multiplicité de situations composites, dont l’unité interne et dont la relation externe, la coordination spatiale et l’enchaînement temporel sont problématiques. L’espace se décompose en une multiplicité de lieux de focalisation de l’attention, en une architecture de scènes publiques ; le temps en différents types de temporalisation, chacun avec ses propres rythmes et ses propres qualités [...]. 10 Le texte «!Qu’est-ce qu’une arène publique!?...!», paru en 2002, a dans une large mesure fourni l’impulsion décisive de ma thèse de doctorat. Je m’attache dans cette dernière à la mise en œuvre des principes épistémologiques et méthodologiques clairement exposés par Cefaï dans ce texte clé. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 83 CHAPITRE 2!– La concertation Une arène publique n’est pas un espace-temps uniforme et homogène [...]. Elle se disperse en une multiplicité de scènes publiques, chacune justiciable d’une série d’analyses de situation, et reliées entre elles en un archipel de micro-arènes publiques. En circulant entre différents plans et points de vue, en élargissant ou en rétrécissant la focale d’observation, la société civile et la société politique ne se donnent plus à contempler en surplomb. L’attention se porte vers une constellation d’activités pratiques et interprétatives dans des lieux et à des moments dispersés. Entendre la notion de concertation comme «!menée!» dans une arène publique, c’est premièrement ramener la condition temporelle de la durée dans un domaine saturé de métaphores spatiales, c’est-à-dire statiques (l’espace public, l’espace démocratique...), et se rappeler que le pluralisme d’un espace pose aussi le problème d’une articulation dans le temps et d’une négociation de la continuité de l’action et de ses raccordements. C’est réaliser que des «!contextes étroits!» d’organisation locale de l’interaction auxquels se sont limités les travaux de l’interactionnisme et de l’analyse conversationnelle s’ancrent dans des «!contextes plus larges!» (Cicourel, 1981)!; que les «!contextes d’interaction!» et les «!contextes d’activité!» mis à jour dans des analyses de situation sont aussi, à chaque fois, «!des contextes d’expérience!» (Cefaï, 2001b). Ne pas considérer le fond d’expérience permettant aux participants de reconnaître et de juger des situations par rapprochement et par analogie avec d’autres, ignorer «!l’histoire interactionnelle!» (Gumperz, 1989, p.128), le «!bagage culturel et interpersonnel!» (Cicourel, 1992, p.295) qui lient les participants, c’est passer complètement à côté de ce qu’il y a de dense dans la parole. Ces réalités de la relation résistent ici à la fois aux approches classiques surplombantes et aux méthodes d’analyses trop exclusivement «!micro!», ou trop radicalement indexicales (Dodier, 2001) qui, elles aussi, à leur manière, œuvrent par décontextualisation. Les situations de parole dans un processus de concertation sont épaisses des histoires et des mondes dans lesquels sont empêtrés les participants (Schapp, 1992). Ces derniers y importent des vocabulaires, des enjeux et des schèmes d’interprétation historiquement déterminés, manipulent des noms propres, des abréviations administratives et des termes techniques qu’ils ne connaissaient pas un mois plus tôt, jettent des liens vers des événements extérieurs, connexes, font allusion à des affaires et des intrigues passées, s’appuient sur des comptes-rendus informels ou des procèsverbaux officiels de réunions précédentes, rapportent et rejouent les propos de l’animateur, du ministre, du voisin, «!des gens!», font pointer leurs actions du présent vers des échéances et des décisions à venir, etc. Daniel Cefaï explicite ce point (2007, p.665): Le cadrage d’une situation de rencontre ou de rassemblement en coprésence prend en compte des éléments explicatifs ou interprétatifs renvoyant à des structures d’horizon spatial et temporel qui excèdent la coprésence. (...) La situation n’est pas réduite à la coprésence!: les structures d’horizon en font Répondre en citoyen ordinaire vol.1 84 CHAPITRE 2!– La concertation partie. Elle n’est pas un microcosme qui reflète un macrocosme ou qui s’y insère. Elle est elle-même un monde dont les membres font varier les grandeurs d’échelle!; les postures d’engagement et les postes d’observation. Si l’ancrage écologique, matériel et pratique des situations dans la coprésence ne doit pas être perdu de vue, leur unité de pertinence se joue également ailleurs. Et, un peu plus loin (p.666)!: Les situations ne sont donc jamais encloses dans un bout d’espace-temps «!immédiatement atteignable!» par les acteurs coprésents. Elles y sont et elles n’y sont pas. Leur unité de pertinence ne se donne pas tout entière ici et maintenant!: les participants ne cessent de faire référence, en pratique comme en représentation, à d’autres situations, aux forces et aux processus qui les animent et auxquels ils donnent parfois des noms comme «!crise économique!», «!compétition transnationale!», «!capitalisme financier!» ou «!politique néolibérale!»!; ils importent eux-mêmes dans la situation (...) des éléments d’explication et d’interprétation qui renvoient à des êtres qui n’y sont pas sensibles. Le contexte qui se déploie dans les processus de coopération et de communication est incompréhensible si l’on s’en tient à des indices observables et descriptibles in situ. Ainsi les différentes situations d’interaction à travers lesquelles les activités de la concertation se réalisent ne présentent pas uniquement une multiplicité de configurations ponctuelles. Incomplètes, elles se rapportent systématiquement les unes aux autres dans un réseau de significations (De Munck, 1999). Elles s’individuent de manière dynamique, les unes en regard des autres et en regard d’une expérience d’ensemble encore en train de se faire (Koselleck, 1990!; Quéré, 1999), et peuvent être saisies, ou resituées, comme autant de coordonnées dans le déploiement, dans l’espace et dans le temps, d’une arène publique. La situation d’interaction considérée ne désigne plus un instantané, une immanence, mais un présent, une «!activité continue de détermination du passé et du futur d’une expérience présente!» (Quéré, 1999, p.129), à travers laquelle se recompose et se réorganise la menée. La menée prolongée d’activités de concertation, avec ses «!moments de sommeil et d’activité plus ou moins intenses!» (Trom, 2003, p.466), crée la matière d’une expérience collective en même temps que celle de récits!; les différents participants étant en mesure, en cours de processus ou une fois la concertation arrivée à son terme, de la raconter à qui leur demanderait11, par exemple au sociologue. Ces narrations s’appuieraient sur la description de situations typiques ou routinières, de «!motifs statiques!» (Tomashevski, 1965) qui montrent la concertation comme 11 Il ne s’agit pas ici pour autant de confondre «!expérience!» et «!récit!», comme le rappelle D. Cefaï (2007, p.571)!: «!Cadrer la situation, c’est aussi, d’une certaine façon, être embarqué dans les activités multiples de ‘faire une histoire’, susceptible après coup d’être ‘racontée’. Mais la faire et la raconter, ce n’est pas la même chose – même si certains actes narratifs sont partie intégrante du faire, et même si raconter est une activité pratique qui produit des conséquences.!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 85 CHAPITRE 2!– La concertation processus de répétition, de ritualisation, de familiarisation et d’institution!; mais aussi, comme dans tout récit, sur des «!motifs dynamiques!» (Ibid., p.70), des «!fonctions cardinales!» (Barthes, 1977), des «!événements-noyaux!» (Chatman, 1978), de transformation12, à travers lesquels l’expérience de concertation a pris telle bifurcation, a connu tel rebondissement, tel retournement de situation, telle rupture, etc. A cet égard, la multitude de situations d’interaction et de micro-activités partagées et remémorées par les participants n’ont pas la même qualité, certaines se profilant comme des événements conséquentiels, dont la prise en compte est nécessaire au développement du récit de l’expérience. En résumé, cette troisième acception de la notion de concertation, comme histoire ou comme menée, permet de renouer avec l’historicité et le fond d’expérience inscrits dans les situations. D’une part, «loin de s’enfermer irrémédiablement dans des temps courts et des espaces minuscules, les acteurs sont capables de varier les grandeurs d’échelle et font rentrer la société, l’histoire et la politique dans la situation!» (Cefaï, 2007,p.31)!; de l’autre, ces situations sont les matériaux d’expérience à partir desquels les participants engendrent leur propre histoire. Se concerter, ici et maintenant, c’est participer d’une histoire -comme history et comme story (Franzosi, 1998)-, c’est se placer dans!des horizons d’attente et de mémoire. C’est dès lors tabler, pour la bonne conduite des opérations, sur l’aptitude des participants à s’accorder quant au «!où!?!» et au «!quand!?», à se resituer dans un «!paysage mobile!» (Cefaï, 2002), à reconnaître des événements précédents et à anticiper sur des événements ultérieurs. Si se resituer dans l’espace-temps de l’arène publique correspond à un enjeu analytique pour le sociologue, les participants font le même travail à toutes fins pratiques. 12 Comme le présente T. Todorov, «!The elements [of a story] are related [not] only by succession, (...) they are also related by transformation. Here finally we have the two principles of narratives!» (cité dans Franzosi, 1998, p.521). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 86 CHAPITRE 2!– La concertation 2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman Le geste méthodologique par lequel l’enquêteur se dégage de toute référence à une communauté démocratique idéale se régulant dans un régime de délibération l’invite à saisir, dans les assemblées participatives auxquelles il assiste, l’organisation et l’ordonnancement de pratiques de concertation. A partir des extensions que présente cette notion –la concertation comme activité, comme interaction, comme histoire– , je voudrais essayer de poser les bases d’un dispositif analytique pour l’étude des pratiques de concertation et des compétences qu’elles sollicitent chez leurs participants, tout particulièrement chez ceux de ces participants qui sont identifiés et sont tenus de se produire comme des «!citoyens ordinaires!» ou des «!profanes!». Nous avons jusqu’ici considéré ces différents pans contextuels de la concertation séparément et de manière intuitive. Il me semble qu’une lecture transversale de l’œuvre d’Erving Goffman nous permettrait de les penser ensemble et d’envisager, en un modèle, la reconstruction holiste d’U ne C ompétence à prendre part à la concertation en participant citoyen et profane. A mes yeux, l’œuvre du sociologue américain présente en effet, dans sa somme, une théorie générale des contextes sociaux de l’engagement individuel!; une théorie au final d’une grande complexité, Goffman s’étant efforcé d’explorer conceptuellement, ouvrage après ouvrage, et strate par strate, l’épaisseur normative des situations sociales et l’éventail des compétences qu’elles impliquent chez ceux qui y participent. En poursuivant le chantier de traduction et d’introduction des travaux de Goffman en France initié depuis la fin des années 1970 par Isaac Joseph, Daniel Cefaï a récemment cherché à rappeler la «!prodigalité théorique et empirique!» de l’auteur de Frame Analysis, et s’est appliqué, dans son volumineux tome sur les «!théories de l’action collective!» (2007, p.548-701), à montrer la fécondité d’un programme microsociologique ou sociographique dans des domaines de recherche –la sociologie politique et de l’action collective– qui l’avaient jusque-là ignoré ou mal compris13, et que Goffman lui-même n’avait d’ailleurs pas cherché à investir. L’interprétation de l’œuvre de Goffman que je livrerai dans cette thèse est, je veux l’espérer, en phase avec ces lectures récentes qu’en a faites Cefaï. Quand ce dernier propose quatre lectures indépendantes, successivement en termes de «!cadres!», de «!jeux!», de «!drames!» et de «!rituels!», je tenterai d’intégrer ce qui m’apparaît comme les principaux apports de Goffman au sein d’un seul et même dispositif analytique, à partir duquel seront par la suite approchées les pratiques de concertation observables dans les Contrats de quartier à Bruxelles. 13 Nous l’avons vu, la frame perspective de Snow, Benford (...) avait fait de Frame Analysis (Goffman, 1974) son étendard, tout en étant passée complètement à côté des intuitions fondamentales de l’œuvre. Pour une critique de cette approche et le rappel du caractère pragmatiste du texte goffmanien, à nouveau, on lira avec profit D. Cefaï (2001) et C. Terzi (2005). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 87 CHAPITRE 2!– La concertation L’œuvre de Goffman me semble en effet fondamentale pour saisir la pluralité, mais aussi et surtout les modalités d’interpénétration de contextes à la fois institutionnel (la concertation comme activité), écologique (la concertation comme rencontre), dialogique (la concertation comme échange) et historique (la concertation comme histoire), dans lesquels sont pris les propos, les attitudes, les gestes des participants d’une assemblée. Avant de présenter l’articulation particulière de ces plans contextuels dans une matrice d’inspiration goffmanienne, il nous a semblé important de rappeler dans les pages qui suivent certains des gestes décisifs de sa «!sociographie!». Parce qu’ils constituent un prérequis à ce qui va suivre, parce qu’ils structurent largement l’arrière-plan de notre propre traitement des pratiques de concertation, il convient de les présenter un à un, et de discuter brièvement les interprétations pas toujours heureuses auxquelles ils ont donné lieu à l’intérieur du champ sociologique. 2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne Je ne serai pas le premier à dire que le travail de Goffman a connu jusqu’à présent une réception fort partielle et, c’est associé, un problème de réputation à l’intérieur de la discipline14. Dans les cours de sociologie et dans les manuels, il ne lui est généralement accordé que quelques instants ou quelques pages15 à l’occasion desquels on évoque le plus souvent Asiles et Stigmates, d’une part, plutôt pour les acteurs particuliers dont ils traitent, et la Présentation de soi, d’autre part, qui pose l’approche dramaturgique qu’on associera définitivement au «!style Goffman!» (Scheff, 2006). Bien que ses travaux soient mieux connus en France ces dernières années grâce à des textes de Joseph (1998b), de Quéré (1989!; 2001), d’A. Ogien (1989!; 2007a), et de Céfaï (2007), il semble toujours nécessaire de rappeler quelques gestes fondamentaux chez Goffman!: le dégagement des situations, plutôt que les individus, comme point de départ de l’analyse sociologique (2.2.1.1.)!; l’adoption d’une posture de «!naturaliste social!» dans l’étude de ces situations (2.2.1.2.)!; la prolifération de concepts de description ajustés aux situations et, derrière, l’ébauche fragmentaire d’une grammaire de l’interaction (2.2.1.3.). 14 Notons que ceci est en train de changer. Suite au colloque de Cerisy de 1988 qui donna lieu à l’excellent ouvrage collectif Le parler frais d’Erving Goffman, un récent colloque, organisé par Laurant Perreau, Sandra Laugier et Daniel Cefaï à Amiens en janvier 2009, a été l’occasion de lectures de l’œuvre particulièrement précises et avisées!; celles-ci étant tout autant le fait de philosophes et de linguistes que de sociologues. 15 «!Par exemple, l’ouvrage (...) édité par Giddens et Turner sur la théorie sociologique aujourd’hui ne lui accorde que quelques mentions en passant! » (Quéré, 1989, p.47) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 88 CHAPITRE 2!– La concertation 2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi Régulièrement, les travaux d’Erving Goffman sont rapprochés de l’ !«!interactionnisme symbolique!», courant développé dans les années 1950 et 1960 à l’Université de Chicago, et dont on a parfois fait de Goffman l’une des figures de proue, voire le «!maître!» (Graffmeyer, 2004!: V). Or, si la démarche de Goffman est elle aussi résolument interactionniste (dans le sens où, depuis Simmel, elle ne prend pas comme unités de base les actions individuelles mais les actions réciproques), elle ne se laisse pas confondre avec celle de H. Blumer16, de H.S. Becker ou d’A. Strauss. L’!«!interactionnisme symbolique!» de Blumer, se réclamant de George H. Mead dont il avait suivi les cours à Chicago dans les années 1920, présente l’interaction comme un construit, un transcendantal dans un jeu créatif entre des sujets déjà unifiés. Pour cela, il «!admet a priori un postulat essentialiste!» par lequel il place «!le self au fondement de la construction de la signification des choses et des événements!» (A. Ogien, 1989, p.101). Daniel Cefaï et Louis Quéré, dans leur introduction à leur récente traduction de Mind, Self and Society mettent d’ailleurs en question la filiation revendiquée entre pragmatisme meadien et interactionnisme symbolique blumerien (Cefaï & Quéré, 2006, p.86)!: [Blumer] tendrait à imputer à des «!actes individuels!» la capacité de «!construire!» le monde qui les entoure, «!d’imposer un ordre et un sens!» à eux-mêmes et aux actes des autres, sans reprendre la complexe dialectique du «!Self!», du «!me!» et du «!I!» [...]. Pour Cefaï et Quéré (Ibid. p.88), l’ «!interactionnisme symbolique!» aurait dès lors pratiqué «!une réduction de la part de la contrainte écologique et une accentuation de la lecture subjective ou intersubjective de Mead!». Assurément, le modèle d’agir communicationnel de J. Habermas, qui lui aussi semble reconnaître un héritage meadien17, entretient une pareille réduction, c’est-à-dire «!une conception de la construction de la relation sociale (...) comme connexion intersubjective de motivations!» (Quéré, 1990, p.262) qui «!sous-estime le caractère incarné et sensible du travail interactionnel dont procède l’intersubjectivité pratique!» (Ibid., p.265). L’interactionnisme de Goffman, en épousant clairement la perspective situationniste et l’écologie sociale de Mead, est très différent sur ce point. Si certains, plutôt parmi ses détracteurs, ont proposé de lui coller l’étiquette structuraliste (Denzin & Keller, 1981), son interactionnisme pourrait en tout cas, comme le propose Albert Ogien, être qualifié de «!réaliste!»: 16 Erving Goffman, dont les rapports avec Blumer ne furent jamais bon, dira même à Yves Winkin que l’interactionnisme symbolique n’a jamais existé (Winkin, 1988, p.235-236). 17 J. Habermas manifeste son intérêt pour les travaux de G.H. Mead notamment dans le chapitre 5 de la Théorie de l’agir communicationnel (1987) et dans La pensée post-métaphysique (1993). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 89 CHAPITRE 2!– La concertation La sociologie de Goffman admet, comme tous les interactionnismes, que l’action ne se laisse saisir que dans les circonstances concrètes d’une coprésence, en prenant pleinement en considération les exigences qui naissent de l’engagement mutuel dans une relation sociale et de l’incertitude inhérente au déroulement séquentiel des échanges. Mais pour Goffman, et c’est ce qui marque sa différence avec les autres interactionnistes, ces circonstances –qu’il subsume sous la notion de situation– sont préordonnées: si le cours que prendra l’action est imprévisible, il s’inscrit toujours dans un contexte particulier qui se reconnaît à un ensemble d’éléments de signification et d’orientation qui imposent un certain régime d’obligations à ceux qui y pénètrent. La «!sociologie des circonstances!» de Goffman, accentuant les contraintes situationnelles pesant sur les actes individuels, jusqu’à envisager une forme de déterminisme situationnel, n’a pas provoqué des torrents d’enthousiasme au sein de la discipline sociologique (Goffman, 1983, p.2)!: Mon souci a été, à travers les années, de promouvoir la reconnaissance du domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable - un domaine qui pourrait être appelé, en quête d’un nom heureux, l’ordre de l’interaction – un domaine dont la méthode d’étude de prédilection est la microanalyse. Mes collègues n’ont pas été ébahis par les mérites de ce dossier.ii Selon lui, les situations sociales, c’est-à-dire ces moments mettant en présence immédiate au moins deux individus coorientés, sont gouvernées à la fois par un «!cadre d’activité!» et par un «!ordre de l’interaction!» qui ne sont pas à proprement parler des constructions de l’interaction, les fruits d’un travail de «!définition de la situation!» entre les sujets, mais des réalités sui generis (A. Rawls, 1987). L’ontologie, ici, ne concerne plus le Soi engagé mais la situation engageante, conçue comme un fait social doté de propriétés structurées qu’il s’agit d’étudier, et dont l’action et le sujet sont en quelque sorte dérivés. L’action y est «!moins l’expression d’un sujet (et encore moins d’une volonté) qu’un influx de pertinence, une exigence de la situation elle-même!» (Joseph & Quéré, 1993)!; le Soi, lui-même, désubstantialisé, «!n’est pas une entité à demi cachée derrière les évènements mais une formule variable pour s’y comporter convenablement!» (Goffman, 1959). Goffman adopte donc une posture radicale par laquelle il s’éloigne de Mead. Quand ce dernier insiste bel et bien sur la pluralité «!des rôles sociaux!» et des Moi, il n’en pense pas moins l’émergence, la genèse, dans les interactions, d’un Soi. La microsociologie de Goffman pratique la «!décomposition du sujet!» (Ogien, 1989), s’en «!débarrasse!», sur un plan méthodologique en tout cas (Ogien, 2007). Ainsi, ditil par exemple (Goffman, 1973, p.20)!: Répondre en citoyen ordinaire vol.1 90 CHAPITRE 2!– La concertation Il est trop facile de se contenter de dire que l’individu joue différents rôles. Les choses qui participent à différents systèmes d’activité sont, jusqu’à un certain point, des choses différentes. Décomposé, le Soi n’en serait pas pour autant dénué de réflexivité. Il existerait en tant qu’idée, que Goffman nomme «!quant-à-soi!», et qui serait continuellement remisée, et mise à l’épreuve des situations. C’est l’analyse qu’en fait Edouard Gardella (2003)!: [Cette idée] n’existe pas en elle-même, dans un esprit qui spéculerait seul dans son coin. Goffman, en héritier de la philosophie pragmatiste, considère que toute idée existe dans une expérimentation. [...] L’idée que l’on se fait de soi-même, le «!quant-à-soi!», n’a d’existence qu’en tant qu’hypothèse, que l’on expérimente au cours d’une interaction Mais, comme pour toute expérience, le résultat est toujours incertain, et dépendant de plusieurs variables non totalement maîtrisables. Le Moi est alors défini par la position qu’il obtient in fine dans une situation donnée. Le Moi devient alors une convention, résultant de la rencontre entre les efforts faits pour correspondre à un quant-à-soi imaginaire, et le déroulement de l’interaction. C’est dans la conception qu’il offre de ces expérimentations de soi à travers ses écrits que Goffman prend également ses distances avec une autre de ses références philosophiques, J.-P. Sartre, qu’il cite fréquemment, et à qui il a emprunté une forme particulière d’existentialisme (A. Rawls, 2002!; Hacking, 2004). Pour Goffman, et contrairement à Sartre dans sa fameuse figure du «!garçon de café!» (1943), l’implication dans les rôles que nous réservent les situations de la vie en société ne relève pas d’une «!pensée du jeu!» (Gardella, 2003), mais d’une obligation d’engagement. Les «!faces!» dont il parle ne sont pas à proprement parler des «!masques!». Cela se précise après Presentation of the Self, et à travers ses livres!: les individus goffmaniens ne sont ni des démiurges modelant le monde alentour, ni des êtres strictement machiavéliques ou ludiques, qui jongleraient à loisir avec les masques en fonction d’intérêts ou d’envies préexistant aux situations. Isaac Joseph, qui a ailleurs (1998a) rappelé les limites de la métaphore dramaturgique dans le travail de Goffman, insiste sur ce point (Joseph,1989, p.26)!: Le jeu des faces et des façades peut nous égarer!: les contes de Goffman ne se contentent pas de décrire les voluptés infernales de l’honneur dont parle Pirandello. L’expérience ordinaire nous montre que la question de notre face positive –survivre à la situation– est secondaire par rapport à l’offense situationnelle. Ce qui est en jeu et ce qui est vulnérable, donc, au-delà de la face positive, c’est que nous partageons, la situation, et l’intelligibilité du monde qu’elle nous propose, notre capacité à reconnaître et à décrire les événements, et à raconter ce qui s’est passé. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 91 CHAPITRE 2!– La concertation Voilà toute l’originalité et la profondeur morale de ses écrits sur la folie –outre Asiles voir particulièrement le chapitre des Relations en public intitulé «!La folie dans la place!» (1973) et Stigmates (1963). Ces ouvrages provoqueront toutefois, lors de leur parution, de vives controverses!: on ne comprend pas son refus d’adopter une posture plus classiquement «!compréhensive!» et on s’offusque de la distance maintenue avec ces publics difficiles, qu’il observe avec distance en naturaliste18. Dans le contexte actuel, on peine à se figurer une sociologie qui ne placerait pas au centre de ses préoccupations les «!identités!» personnelles ou collectives, sinon comme des «!fragments!» (Joseph, 1998a, p.16). Du côté de la sociologie qualitative d’orientation compréhensive, on refuse à Goffman, comme aux ethnométhodologues, une aptitude à rendre compte de l’organisation de l’expérience individuelle de la vie en société sans passer par le «!vécu subjectif!» et le témoignage, en faisant fi du «!sens!» que les acteurs cultivent en leur for intérieur à l’égard de leurs pratiques. Ses travaux sont pris comme des exemples de lèse-humanité et d’écriture sociologique «!glaciale et acerbe!» (cold-eyed and sour – Scheibe, 2000). Peu sensibles à sa passion des situations, ses détracteurs retiennent surtout que sa microsociologie relègue le sujet sur le banc de touche. Ce à quoi il répond, enthousiaste (Goffman, 1989)!: Si l’on peut considérer que mon approche a fini par décentrer le self, alors je suis heureux d’être un pionnier... Encore faut-il ne pas voir là un manque d’intérêt pour le self!: je me suis simplement efforcé d’appréhender sa figuration sous des angles nouveaux. Si Goffman ne se prononce pas davantage sur leur statut ontologique, les selves sont, dans l’enquête, subordonnés aux situations, et les individus ramenés aux «!unités de participation!» de ces situations. Une partie du programme microsociologique goffmanien, dans sa réhabilitation de «!la situation négligée!» (Goffman, 1988b) et son travail de décentrement du self, se résume ainsi admirablement dans ce fabuleux slogan: «!Not, then, men and their moments. Rather moments and their men!» (Goffman, 1967, p.3). 18 On peut ici insister sur le fait qu’avec les réactions indignées des défenseurs de la sociologie compréhensive contrastaient les manifestations de reconnaissance des personnes qui s’étaient reconnues dans les textes de Goffman (Lofland, 1980, p.47)!: «!I suspect I am not alone in knowing people who have been deeply moved upon reading Stigma and other of his works. These people recognized themselves and others and saw that Goffman was articulating some of the most fundamental and painful of human social experiences. He showed them suddenly that they were not alone, that someone else understood what they knew and felt. He knew and expressed it beautifully, producing in them joy over pain understood and appreciated, an inetricable mixture of happiness and sadness, expressed in tears.!» Répondre en citoyen ordinaire vol.1 92 CHAPITRE 2!– La concertation 2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste De nos jours encore, ou de nos jours en particulier, ce «!réalisme sociologique!» (il existe des faits sociaux autonomes, ni physiques, ni mentaux!: les situations) qui rapproche Goffman de Durkheim et de Mauss plutôt que de Weber, n’est pas vu d’un très bon œil. Ce qui est tout aussi difficilement toléré par la sociologie dite compréhensive, celle qui entend renouer avec le «!point de vue de l’acteur!», c’est l’observation et la description naturalistes, qui s’imposent comme les pendants méthodologiques de l’épistémologie situationniste de Goffman19. Goffman peut ici à nouveau être apparenté à Mead et au «!naturalisme culturel!» de Dewey!; des formes de «!naturalisme atténué!» (Cefaï & Quéré, 2006!; Quéré, 2001) qui se distinguent d’un naturalisme causaliste et positiviste. Davantage que ceux des interactionnistes symboliques, les travaux de Goffman, orientés vers l’examen rapproché et systématique de small behaviors (Goffman, 1967, p.1), sont imprégnés du pragmatisme et du behaviorisme social de Mead. L’un et l’autre s’accordent à voir dans les comportements situés les objets premiers de la sociologie, et Goffman (1981, p.5-74) critiquera d’ailleurs la conversation analysis ethnométhodologique pour avoir subordonné les comportements à la parole et à son organisation endogène20. Il plaidera au contraire pour «!une sorte d’écologie sociale du langage!» (Joseph & Quéré, 1993!; Collins, 1991), qui n’est pas étrangère aux travaux de Mead. Pour ce dernier, en effet, l’étude naturaliste des conduites et des «!conversations de gestes!», dont le sens serait directement perceptible, prime sur l’interprétation des symboles du langage (Mead, 2006, p.106-107 – je souligne)!: Nous lisons le sens de la conduite des autres sans qu’ils en soient nécessairement conscients. Nous pouvons, d’une façon ou d’une autre, identifier leurs intentions d’un simple coup d’œil ou en nous fondant sur une attitude corporelle qui appelle une réponse. La communication qui s’établit ainsi peut être excellente. Certaines conversations de gestes sont impossibles à traduire en discours articulé. Cela est également vrai des animaux. Des chiens qui s’approchent l’un de l’autre, dans une attitude hostile, poursuivent une telle conversation de gestes. Ils tournent l’un autour de l’autre en grognant et en essayant de se mordre, en attendant le moment opportun pour attaquer. Le langage pourrait émerger d’un tel processus. (...) Nous sommes trop enclins à aborder le langage en philologues, en centrant notre attention sur les symboles qui sont mis en œuvre. (...) Mais si le concept de langage est élargi afin de prendre en compte les attitudes et les gestes qui soutiennent les symboles, alors les intentions et les idées sont impliquées dans ces gestes et 19 On semble à cet égard oublier aujourd’hui que l’ «!une des racines intellectuelles de la sociologie interprétative est le naturalisme!», et qu’ «!aussi bien Mead, Dewey, Morris, que Park étaient des naturalistes zélés!» (Conein, 2001, p.296). 20 Des formes d’organisation endogène au langage qu’il renvoie à ce qu’il appelle «!contraintes systémiques!» et qu’il contraste avec un autre type de contraintes, dites «!rituelles!» et qui sont elles relatives à une écologie sociale des situations de parole. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 93 CHAPITRE 2!– La concertation dans ces attitudes. Par exemple, offrir une chaise à quelqu’un qui arrive dans une pièce est, en soi, un acte de courtoisie!: pas besoin de supposer qu’une personne se dit à elle-même que cette autre personne désire une chaise. Offrir une chaise, pour quelqu’un de bien élevé, est un acte à peu près instinctif. C’est une attitude de l’organisme, un geste pour l’observateur. Goffman, à l’instar de Mead, est impressionné par les travaux développés par ses contemporains en éthologie. Selon lui, comme pour Sacks ou Schegloff par exemple, la sociologie devrait s’en inspirer pour se positionner elle-même en «!science observationnelle naturelle!» des conduites. Ce à quoi il s’emploie extensivement dans ses propres analyses. Tout en collant au plus près de l’expérience individuelle de la sociation, et en évoluant en cela aux confins de la psychologie dont il revisite les thèmes en sociographe (l’embarras, l’humiliation, etc.), Goffman n’en a que pour «!des signes extérieurs d’orientation et d’engagement!». Dans ces mots de la courte introduction à Interaction rituals, c’est le naturaliste meadien qui s’exprime (Goffman, 1967, p.1)!: Le matériel comportemental ultime est fait des regards, des gestes, des postures et des énoncés verbaux que chacun ne cesse d’injecter, intentionnellement ou non, dans la situation où il se trouve. La posture naturaliste et pragmatiste a pour mot d’ordre de suivre les acteurs dans ce qu’ils sont en train de faire. Mais, au grand effroi de l’herméneutique la plus romantique, elle introduit la possibilité d’une intelligence du dehors «!qui fait de toute expérience située une lecture, et une relecture, des indices présents dans le contexte d’une interaction!» (Joseph & Quéré, 1993). Les ethnométhodologues ont insisté sur ce point!: les pratiques, en vertu même de leur descriptibilité, sont dotées d’un sens directement perceptible21. De même, les compétences communicationnelles qui nous intéressent dans cette thèse de doctorat sont à observer au titre d’accomplissements et d’engagements dans le monde, plutôt qu’à imaginer dans la distribution de capitaux culturels et de dispositions, ou à rechercher dans les tréfonds de l’individu, comme «!faculté subjective!», comme «!pouvoir cognitif d’interprétation illimitée!» (Ibid.). Cette prétention du sociologue naturaliste à l’!«!intelligence extérieure!» des conduites est recevable si l’on sait qu’il la partage, tout comme une capacité à conceptualiser la vie sociale, avec les «!acteurs ordinaires!» plongés dans les situations. Aucune «!rupture épistémologique!» ne vient séparer le monde observé du monde de l’observateur22. Le naturalisme doit être alors davantage reçu comme un mot d’ordre, 21 Pour une synthèse et une contribution aux débats de haute complexité sur la «!perception du sens!», voir le texte de Louis Quéré (1999). 22 Il faut dire toutefois que Goffman lui-même, dans une formule restée célèbre mais pas très heureuse à mon avis, maintient l’ambiguïté sur cette rupture (1991, p.22)!: «!Mon intention n’est pas de (...) chanter [aux gens] une berceuse, mais d’entrer sur la pointe des pieds et d’observer comment ils ronflent!». Joseph, fervent de Répondre en citoyen ordinaire vol.1 94 CHAPITRE 2!– La concertation une posture, qui pour Mead, par exemple, consistait à «!s’efforcer de remettre l’esprit, la pensée et la signification dans la nature!» (Quéré!, 2001). Les concepts, émergeant du recoupement des observations, ne servent au sociologue naturaliste qu’à qualifier et à décrire au mieux ce monde commun, pas à l’expliquer (Trom, 2003, p.466). L’interactionnisme réaliste de Goffman contribue ainsi à une sociologie «!interprétative!» et «!compréhensive!» de phénomènes sociaux (Conein, 2001, p.296), plutôt qu’il ne s’y oppose. Le type de «!naturalisme atténué!» que pratique Goffman s’éclaircit, de manière amusante, quand il compare le travail du microsociologue à celui d’un «!botaniste manchot! » [«Communication personnelle», non datée, rapportée par P. M. Strong, 1998, p.229-30 et citée dans Quéré, 2001, p.287]!: Couler ce que nous faisons dans les formes plus respectables des sciences mûres n’est souvent que pure rhétorique. Pour l’essentiel je ne crois pas que nous y soyons encore. Et je tends à penser que ce qu’un naturaliste social a à faire sans avoir honte est d’accepter ces limites et de travailler comme un botaniste manchot. Ce programme d’une ethnographie naturaliste qui nous permettrait d’ «!identifier les innombrables formes et séquences naturelles de comportement à l’œuvre dès que des personnes entrent en présence immédiate l’une de l’autre!» (Goffman, 1967, p.2) est resté largement incompris et méprisé des psychologues comme des sociologues. L’option naturaliste et le parti pris descriptiviste ont précipité Goffman dans la lunatic fringe de la sociologie, comme le chef de file de fanatiques de l’infiniment «!petit!» et du «!détail!». Au pire, certains comme A.W. Gouldner (1970) voyaient avec la microsociologie goffmanienne venir la crise de la sociologie occidentale; au mieux, on a souvent fait de Goffman un espiègle et inoffensif roi du «!micro!». Ainsi il reste étonnant de constater que, quand la sociolinguistique, les sciences cognitives, l’anthropologie sociale et l’anthropologie urbaine se sont trouvées renouvelées par les travaux d’Erving Goffman, la sociologie s’interroge toujours sur son legs et l’intérêt de ses micro-analyses des interactions. Cette appellation «!microsociologique!», qu’il encourageait lui même, peut-être en vue de prévenir les coups, lui aura finalement joué des tours, et explique en partie l’évaluation aussi injuste qu’incorrecte de sa vaste entreprise. Ce point doit être tiré au clair pour la suite des opérations!: Dès lors que l’on s’intéresse aux compétences des individus à «!entrer en société!» et à s’y débrouiller au gré des situations qui leurs sont réservées, on entre inévitablement dans l’étude rapprochée d’interactions, d’engagements, de positionnements et d’ajustements réciproques. Ce travail demande de recourir à l’observation directe sur une scène et à la description des événements qui s’y déroulent!; de rapporter les actions entreprises et les réactions qu’elles rencontrent. Ces interactions, que Goffman, l’arrêtera cependant sur ce point (Joseph, 1989, p.16)!: «!Cette veille scientifique ne va pas de soi si l’on fait son deuil de la coupure épistémologique, si l’on accorde à l’acteur ordinaire le droit à l’insomnie!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 95 CHAPITRE 2!– La concertation Goffman a eu le génie d’aborder comme un système en soi, ont leur échelle propre!: elles ne sont pas «!micro!», ne relèvent pas du «!détail!», elles sont simplement là, devant notre nez, en train de se faire, et elles sont tout ce que nous avons. Les remarques de Schegloff sont limpides sur ce point (1988)!: Il est commun aujourd’hui d’appeler «!microsociologie!» le type de travail auquel s’est appliqué Goffman, et de noter le degré de détail empirique qui caractérise son analyse. En effet, Goffman lui-même se référait à la microsociologie et à la microanalyse. Il est utile de remarquer cependant que ces termes impliquent une référence à des entités plus petites que la norme dans leur domaine. Pourtant, en ce qui concerne le domaine de l’interaction, ces analyses ne sont pas ‘micro’ et les éléments de conduite pris pour analyse ne sont pas ‘détaillés’, c’est-à-dire relativement plus petits que la taille normale des objets de ce domaine. Ils sont juste les pierres de construction à partir desquelles la parole-en-interaction est modelée par les partenaires!; ils sont de taille ordinaire. iii En conséquence, on préférera parler, avec Bernard Conein (2005), de sociographie –comme travail de description de processus observables de sociation– plutôt que de microsociologie quand on évoquera l’approche de Goffman et, dans son sillage, l’approche que nous avons adoptée ces dernières années pour récolter notre matériau et pour le mettre en forme dans nos analyses23. Dans cette thèse de doctorat, nous étudierons l’éventail des compétences et des incompétences dont font preuve des «!citoyens ordinaires!» et des «!profanes!» dès qu’ils mettent les pieds dans une situation et rentrent en interaction avec les autres participants d’une assemblée publique. Cette ambition interdit un usage illustratif des interactions in situ, et implique une démarche sociographique!: quand un sociologue néglige la situation, rechigne à observer en naturaliste, abandonne la description, se désintéresse du niveau propre à l’interaction, il peut parler de beaucoup de choses intéressantes, mais pas des interactions sociales et des compétences qu’elles requièrent de la part des interactants. 2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire L’attachement indéfectible de Goffman aux situations et à leur étude naturaliste n’en fait pas, loin s’en faut, le chantre d’un «!empirisme naïf!» (Cicourel, 2003). On ne peut certainement pas lui reprocher de s’être soustrait à un intense travail de conceptualisation. Toutefois, si son travail regorge littéralement de découvertes sociologiques et d’innovations conceptuelles, le fait que l’on peine aujourd’hui à en reconnaître le legs doit être pris au sérieux. 23 Cf. chapitre 3. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 96 CHAPITRE 2!– La concertation Pas de doute, Goffman était passé maître dans l’art de ce que Blumer avait lui-même appelé des concepts de sensibilisation. En la matière, «!sa moisson (...) est sans égal en sciences sociales!» (Cefaï, 2007, p.556n). Face-work («!travail de figuration!»), «!présentation de soi!», face-to-face interaction, «!équipe!», «!région!», frontstage/backstage («!scène/coulisses!»), secondary alignment («!adaptations secondaires!»), total institution («!institution totale!»)24, «!soi situé!», «!distance au rôle!», cooling the mark out («!calmer le jobard!»), encounter («!rencontre!»), focused gathering («!rassemblement orienté!»), civil inattention («!inattention civile!»), «!situation sociale!», «!occasion sociale!», acquaintanceship («!interconnaissance»), «!rite d’interaction!», «!ordre public!», «!territoires du soi!», «!folie de place!», «!tenue/déférence!», «!gestion des impressions!», «!jeux expressifs!», style of play («!style de jeu!»), move («!coup!»), primary framework («!cadre primaire!»), framing («!cadrage!»), frame space («!espacecadre!» ou «!plage!»), keying («!modalisation!»), «!fabrications!», «!expérience négative!», participation framework («!cadre de participation!»), production format ( « !format de p r o d u c t i o n !»), footing («!position!»), r e p l i e s / r e s p o n s e s («!répliques/réponses!»), «!contraintes systémiques / contraintes rituelles!», state of talk («!état de parole!»), fresh talk, et bien sûr interaction order («!ordre de l’interaction!»)!; voici quelques-uns des instruments qu’il utilise, au détour d’innombrables vignettes descriptives, pour qualifier et décortiquer des situations d’interaction. Et dès que l’on examine l’un ou l’autre de ces concepts, on en découvre souvent les modalités!; la liste s’allonge. Pour ses commentateurs, le problème se pose donc en ces termes précis!: le travail de Goffman regorge bel et bien de stimulantes ébauches conceptuelles, mais sans que celles-ci ne viennent à prendre en consistance, à traverser l’œuvre et à l’orienter clairement, par étayage et cumulation. Et alors!?, oserait-on rétorquer. L’entreprise sociographique d’Erving Goffman, à défaut d’avoir offert un grand récit aux sciences sociales, tel celui de la domination chez Bourdieu par exemple, a engendré un vocabulaire pour la description rigoureuse du «!monde des relations et des émotions!» (Scheff, 2006). Ce vocabulaire n’est certes pas le «!langage extra-ordinaire!» qui, pour certains comme A.W. Gouldner, devait permettre aux sciences sociales de «!libérer les hommes!» (Gouldner, 1972). Dans ce que l’on pourrait attribuer à un effort de réflexivité devant la tentation académiste, Goffman emprunte largement au sens commun et au langage ordinaire pour façonner des concepts et des métaphores «!vivantes!» et «!sérieuses!» (Becker, 2004, p.90-92)25. Ce vocabulaire ne s’organise pas non plus, loin s’en faut, en un vaste système de type parsonien. On a plutôt affaire à des configurations conceptuelles fragmentaires, auxquelles Goffman semble attacher 24 On préférera traduire total institution (Goffman, 1961) par «!institution totale!» plutôt qu’ «!institution totalitaire!». 25 «!Une métaphore que fait un vrai travail demeure vive. Sa lecture vous révèle un nouvel aspect de ce que vous lisez, vous révèle comment cet aspect est présent dans quelque chose qui peut sembler assez différent de prime abord. L’emploi de la métaphore est une exercice théorique sérieux dans lequel vous affirmez que deux phénomènes empiriques différents appartiennent à la même classe générale, et tout classement général implique une théorie.!» (Becker, 2004, p.92) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 97 CHAPITRE 2!– La concertation sur le moment la plus grande importance, mais qui s’avéreront le plus souvent à usage unique. En cela, il est plus problématique qu’on le croit souvent de parler d’!«!approche goffmanienne!». Chaque nouvel ouvrage est pour lui l’occasion d’un nouveau départ où se bricolent des instruments tout neufs et sur mesure. Cette incomplétude conceptuelle et l’absence de systématicité et de cumulativité ont été maintes fois pointées, y compris par ses admirateurs, comme J. Lofland ou P. Manning. Dans sa chronique globalement appréciative de Frame Analysis, W. Sharrock, avoue sa perplexité devant tant de dispersion (1976, p.332, cité dans Williams, 1988)!: Ma principale difficulté avec le travail de Goffman a à voir avec la relation de la partie au tout. Ouvrez chacun de ses ouvrages et lisez-les comme des entités entièrement autonomes et vous découvrirez des essais bien faits, élégants, structurés, sardoniques, inspirants, cohérents et bien écrits. Lisez ces mêmes livres comme les éléments d’une production intellectuelle unifiée et vous commencerez probablement à vous demander ce qui se passe - bien qu’ils se recoupent considérablement, chacun d’eux a été écrit comme si les autres n’avaient jamais existé.iv Cette tentative de déchiffrer les écrits de Goffman comme les parties d’une structure théorique d’ensemble («!the relation of part to whole!») loupe le coche, je pense. Se rappeler la critique qu’il dresse du Sujet peut être utile à approcher la pratique d’écriture de l’auteur lui-même!: «!il est trop facile de se contenter de dire que l’individu joue différents rôles. Les choses qui participent à différents systèmes d’activité sont, jusqu’à un certain point, des choses différentes!». Des choses qui, à chaque fois, se cherchent et s’atteignent par expérimentation, à travers ce que M. Merleau-Ponty appelle la «!parole opérante!», c’est-à-dire «!la parole qui se cherche tout en cherchant à dire quelque chose qu’elle ne sait pas d’avance!» (Quéré, 1995, p.239). Michel Foucault, qui dût aussi répondre de critiques pointant certaines inconsistances et contradictions traversant l’ensemble de son travail, témoigne de son approche de l’écriture d’un livre en ces mots (Foucault, 2001)!: Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. (...) Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant. Avec Goffman, on a certes affaire à un expérimentateur de cette trempe. Mais, plus important que ne le suggère l’image de l’auteur en perpétuelle réinvention de soi, on a affaire à un vagabond26. D’un ouvrage à l’autre, Goffman se déplace dans l’épaisseur 26 Cette qualification de «!vagabond!» m’a été soufflée par Guy Lebeer dans une conversation, qui ne se référait pas à Goffman en particulier. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 98 CHAPITRE 2!– La concertation de la situation, s’ajuste, et son vocabulaire avec, à la focale adoptée, à la «!situation théorique!» avec laquelle il est aux prises, et éventuellement, au dialogue intellectuel dans lequel il se trouve engagé (avec les ethnométhodologues et les linguistes dans Forms of Talk par exemple). Tantôt il s’intéresse à l’interaction à travers sa configuration spatiale, comme rencontre, comme structure d’attention et de coorientation d’êtres (dans Encounters et Behaviors in Public Places particulièrement)!; tantôt il déplace légèrement le scope et envisage l’interaction de manière dynamique, dans la temporalité des «!coups!» joués (dans Strategic Interaction) et du jeu contraignant des «!déclarations!» et des «!réponses!» (dans «!Replies and Responses!»). Tantôt, encore, dans Frame Analysis, il monte en complexité et s’intéresse à la manière dont cette écologie interactionnelle est prise dans -et interfère avec- le script d’activités toujours vulnérables et évolutives. Enfin, de manière moins aboutie, il cherchera à étudier les situations non seulement à travers les interactions entre personnes immédiatement coprésentes et l’émergence de microstructures d’activité, mais aussi comme flux d’expérience et comme siège d’une histoire dans laquelle sont pris en considération des espaces et des temporalités plus larges (cf. par exemple son étude des «!carrières morales des patients!» dans Asiles, ou celle de la «!constitution sociale des identités!» dans La folie dans la place) et des participants n’étant pas physiquement présents (voir les chapitres «!The Frame Analysis of Talk!» dans Frame Analysis et «!On Footing!» dans Forms of Talk ). On retrouve dans son travail un déplacement entre ces trois plans contextuels (la situation comme activité, interaction, histoire) que nous avons évoqués plus haut. Avant de nous attarder sur l’interpénétration de ces plans contextuels et leur articulation particulière chez Goffman, puis de développer nos propres analyses sur cette base dans les chapitres suivants, insistons pour le moment sur le fait qu’au gré de l’exploration de l’un ou l’autre de ces plans, et d’un écrit à un autre, Goffman a cherché un vocabulaire nouveau, exigeant et ajusté27. Asiles illustre bien cette manière de travailler en alignant dans le même ouvrage quatre études autonomes - un procédé que l’auteur défend de la sorte (1968, p.42)!: Cette méthode d’exposition peut sembler fastidieuse mais elle permet de conduire dans chaque essai l’étude analytique et comparative du thème principal bien au-delà de ce que permettrait la rédaction de chapitres différents d’un ouvrage homogène. J’invoque pour ma défense la situation présente de la sociologie. Je pense qu’à l’heure actuelle l’usage le plus adéquat des concepts sociologiques consiste à les saisir au niveau même de leur meilleure application, puis à explorer le champ complet de leurs implications et les contraindre de cette façon à livrer tous leurs sens. Ainsi 27 Notons que cette démarche d’exploration n’est pas sans comparaison avec les efforts de Luc Boltanski et Laurent Thévenot qui, chacun à sa manière, suite à De la justification, se sont déplacés d’un «!régime d’action!» à un autre, le «!régime de justice!» en venant à former un «!modèle régional!» (Corcuff, 1995) dans une entreprise plus large. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 99 CHAPITRE 2!– La concertation vaut-il mieux sans doute donner à chacun des enfants d’une famille des vêtements bien ajustés plutôt que les grouper sous une tente unique où, si spacieuse soit-elle, ils grelotteraient tous. Les critiques mettant en doute son économie conceptuelle et l’absence de cumulativité théorique au fil des ouvrages passent à côté du fait que c’est cette exigence de réajustement continu de la posture, des méthodes et des notions qui a permis à Goffman, à l’occasion de chacun de ces ouvrages, de faire des «!découvertes sociologiques!». On suivra ici R. Williams quand il affirme que les découvertes majeures de Goffman n’ont pas été possibles en dépit des vulnérabilités de son œuvre, mais en raison de telles vulnérabilités (Williams, 1988, p.73). Comme l’une des conséquences de sa compartimentation, l’œuvre de Goffman est peuplée de nombreux quasi-synonymes. Prenons par exemple les notions très proches de position et de footing. Il utilise la première (position) dans son petit livre sur l’interaction stratégique pour rendre compte de la position actuelle d’un acteur dans un jeu où les «!coups!» joués précédemment par cet acteur et par son «!adversaire!» affectent «!les coups possibles qui s’ouvrent à lui!». Il utilise la seconde (footing) pour traduire la position d’un acteur qui «!met les pieds!» dans une situation et pour lequel tout changement de position occasionne un changement de footing, au risque de «!perdre pieds!», «!de se prendre les pieds dans le tapis!» ou de «!mettre les pieds dans le plat!» (Cefaï, 2007). Il en va de même, autre exemple, pour ses concepts d’ «!occasion sociale!» et de «!cadrage primaire!» (primary framework). L’ «!occasion sociale!», dans Behavior in Public Places, désigne l’activité typique occasionnant une rencontre (ex!: un dîner de famille, un mariage, un enterrement) et à laquelle sont associées des contraintes d’ordre institutionnel qui contribuent à régler les interactions qui s’y déroulent. La notion de «!cadrage primaire!», dans Frame Analysis, est très proche!: il s’agit de la définition première et la plus générale de l’activité en cours, qui peut toujours se trouver «!modalisée!» en une activité autre qui lui emprunte ses formes (ex!: un «dîner de famille!» peut se transformer en un «règlement de compte!», ...). La notion de «!cadre primaire!» reprend en gros celle d’ «!occasion sociale!» à l’intérieur de la théorie des cadres!et de son lexique propre. Si Goffman juge bon de ne jamais rappeler explicitement les filiations entre ses concepts, celles-ci n’en sont pas moins traçables!; la focale adoptée lors de chaque ouvrage étant surtout l’occasion d’un remaniement d’instruments existants. Et le fait que Goffman abandonne certains instruments pour d’autres n’oblige en rien le lecteur et l’analyste à en faire autant. Ce qu’il appelait en 1969 la «!position!» n’est pas tout à fait la même chose que ce qu’il nommait «!footing!» en 1979. La première notion ne tombe pas en désuétude!: elle reste plus précise pour étudier des situations dans lesquelles apparaît un enjeu stratégique. Dans l’analyse des conduites humaines, on aura besoin tantôt d’une clé de douze, tantôt d’une clé de dix!! Répondre en citoyen ordinaire vol.1 100 CHAPITRE 2!– La concertation Une chose est sûre, Goffman nous a laissé un paquet d’outils pour étudier les pratiques de concertation qui nous occupent. Une partie de l’intérêt de son travail demeure alors dans la motivation et la compétence de ses lecteurs à créer des connexions et à en faire usage dans leurs propres recherches. Il nous aurait en cela moins légué un monument sociologique qu’une grande quantité de «cash», pour reprendre l’expression de Simmel, dans la vision qu’il se faisait de sa propre contribution aux sciences sociales (cité dans Williams, 1988, p.65)!: Je sais que je mourrai sans héritier spirituel désigné (et c’est une bonne chose). La succession que je laisse est comme du «!cash!» distribué à de nombreux héritiers, chacun employant sa part dans quelque commerce compatible avec sa nature de sorte que s’effacent les marques de sa provenance.v Il y a peut-être un risque à appuyer davantage ce constat de profusion conceptuelle chez Goffman. Premièrement, il faut insister sur le fait que ses nombreux concepts descriptifs sont ajustés aux situations théoriques précises qu’il s’est efforcé de traiter et sont ancrés dans des configurations conceptuelles!: ils ne peuvent être atomisés, mobilisés à titre illustratif, en somme, «!dilapidés!» sans précaution. Ensuite, on tendrait à oublier, derrière l’étendue de ce vocabulaire des conduites en société, le profilement d’une grammaire et d’une syntaxe. L’œuvre, d’une complexité croissante et dont Frame Analysis serait la pierre d’angle, présente, par l’ensemble de ses déplacements, les fragments d’une théorie compositionnelle des situations d’interaction. Ce mouvement, du vocabulaire à la grammaire de l’interaction, reste bien sûr hésitant. Dans l’introduction de Frame Analysis, Goffman multiplie les avertissements, anticipe les interprétations qui chercheront dans l’analyse de cadres une théorie autonome et une recette. Prudemment, il parle de l’analyse de cadres comme d’un simple «!mot d’ordre!» pour s’atteler à l’étude de l’organisation de l’expérience, des «!principes d’organisation qui structurent les événements et notre propre engagement subjectif!» (1991, p.19). Un terme de «!cadre!», repris à Bateson, dont les potentialités heuristiques semblent lui donner le vertige. Ainsi dit-il un peu plus loin!: «!L’introduction d’un terme qu’on juge indispensable lui accorde rapidement trop d’importance!» (p.19). Dans le chapitre précédent, en parcourant les approches que j’ai qualifiées de «!logocentriques!», nous avons vu avec Daniel Cefaï (2001a) et Cédric Terzi (2005) que la frame perspective américaine des années 1990 avait largement contourné ces mises en garde de Goffman, et s’était empressée de réifier les cadres de l’action dans des registres discursifs manipulés par les acteurs politiques dans leurs activités rhétoriques. William Gamson, s’il a été l’un des premiers à chercher à pousser le travail de Goffman au-delà des situations de la vie quotidienne et des «!interactions de médiocre importance!», à insister sur le potentiel du travail de Goffman pour une sociologie politique des activités démocratiques (Gamson, 1985), a été aussi de ceux Répondre en citoyen ordinaire vol.1 101 CHAPITRE 2!– La concertation qui ont rendu ses «!cadres!» méconnaissables. Perdu dans le labyrinthe qu’est Frame Analysis, Gamson n’y trouve pas de modèle systématique qui permettrait d’enseigner l’ «!analyse de cadres!» et d’étudier empiriquement l’apparition de «!cadres!» (Gamson, 1975)28. Dans Talking Politics (Gamson, 1992), il ne cite même plus Goffman: les frames sont rentrés de force dans le domaine de la psychologie collective et des «!représentations sociales!», et sont désormais traités comme des «!idées organisantes implicites!» (ibid., 1992, p.3), prélevées dans des discussions à coup d’analyses de contenus (Cefaï, 2001a). Il y a quelque ironie à considérer le sort de ces «!cadres!», arrachés gauchement à une sociographie naturaliste des situations. Comme à Gamson (1985) et à Cefaï (2007), il nous semble que Goffman laisse un legs important à la sociologie politique et de l’action collective, un héritage qui reste encore largement à découvrir. Cette redécouverte passe à coup sûr par une lecture resserrée de l’œuvre et par la reconnexion créative de ses concepts et de ses moments. Considéré dans sa transversalité et à partir de l’apport original de chacun des différents ouvrages, le travail de Goffman serait un point de départ privilégié pour l’étude des pratiques de concertation! et des compétences que celles-ci impliquent de la part de ses participants. Particulièrement, il apporte selon moi une contribution déterminante à l’étude des phénomènes démocratiques en permettant de spécifier une notion de grammaire publique qui, dans les sciences sociales du politique, est le plus souvent employée comme un vague trope. 2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations Dans le point précédent, j’ai essayé de rappeler et de défendre certains des gestes caractéristiques de la sociographie goffmanienne (la primauté de la situation, le pari naturaliste, la profusion et l’ajustement conceptuels), qui nous permettent, je pense, de saisir de manière originale et différenciée l’ordonnancement des pratiques de concertation nous occupant dans cette thèse. D’autres, j’imagine, seront moins optimistes!: nous l’avons vu, chacune de ces options empruntées par Goffman a suscité la critique. Sa passion des situations a été interprétée comme un assassinat du Sujet!; son naturalisme, comme une régression au «!micro!» ou comme un retour au scientisme; et sa vulnérabilité théorique, comme une marque de chaotisme, quelque chose qui le séparerait des Grands Auteurs de la sociologie. Si l’on ajoute le fait que Goffman ne s’est lui-même jamais intéressé à l’analyse d’interactions «!officiellement politiques!», il n’est pas étonnant que certains aujourd’hui se montrent réticents à l’idée d’intégrer ses apports dans un domaine d’étude vers lequel se tournent tous les regards!: celui qui traite des formes nouvelles de la démocratie et de l’expérience démocratique. 28 Pour un résumé des critiques adressées à Frame Analysis, on consultera le chapitre «!The Structure of Context. Deciphering Frame Analysis!» dans le livre que T. Scheff consacre à Goffman (2006, p.73-92) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 102 CHAPITRE 2!– La concertation 2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la concertation A la lecture du compte-rendu critique que dressent L. Blondiaux et S. Levêque des processus de concertation dans les «!Conseils de quartier!» parisiens, Julien Talpin pressent un danger. Selon lui, en concluant rapidement que ces assemblées participatives fonctionnent surtout comme des lieux où il est possible aux différents acteurs locaux de «!se rappeler l’un à l’autre!», L. Blondiaux et S. Levêque «!vont [...] jusqu’à abandonner toute fonction communicationnelle à certaines discussions collectives!» (Talpin, 2006)!: A l’opposé des théories de la délibération, les acteurs ne diraient plus rien dans ces espaces publics, ou plus précisément, ce qu’ils disent n’aurait plus beaucoup d’importance. Dans une perspective fonctionnaliste, ce serait davantage l’existence même d’une scène d’apparition que la discussion qui importerait d’un point de vue sociologique. Si une telle approche constitue certainement un des travaux les plus détaillés [...], il nous semble que les conclusions tirées sont néanmoins insatisfaisantes. En tournant le dos à J. Habermas, en arguant que les discussions collectives auxquelles on assiste dans ces assemblées ne s’inscrivent pas ou très rarement dans un régime de délibération, il faudrait veiller à ne pas escamoter pour autant la dimension politique et à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain!; autrement dit, à ne pas succomber à la tentation de «!faire du Goffman!»29, comme s’en explique Talpin dans une note de bas de page (ibid., 2006, p.6)!: Il semble à ce titre que réduire l’analyse sociologique des dispositifs participatifs à une pure approche dramaturgique, sans se soucier de la nature et du contenu des discussions, passe à côté du caractère discursif de tout espace public participatif. Une approche en termes de « grammaire publique » ou de « régimes d’action » semble à ce titre bien plus appropriée. Julien Talpin s’inquiète ici d’un possible passage de flambeau sur les questions de participation démocratique, de Habermas à Goffman, par lequel on troquerait la dimension discursive pour la dimension dramaturgique de l’assemblée, en y perdant au change. Il propose plutôt de soumettre les phénomènes expressifs observables dans des assemblées participatives à une analyse pragmatiste les rapportant à des «!régimes d’action!» et des «!grammaires de la vie publique!»!; une démarche qui, par rapport à l’ «!approche dramaturgique goffmanienne!», serait «!bien plus appropriée!». On s’accorde totalement avec Talpin sur l’intérêt d’une étude grammaticale des interventions en public et sur l’intérêt limité de travaux n’abordant les enjeux de 29 Dans un séminaire en octobre 2006, Michel Callon commentait ma présentation des commissions participatives de la façon suivante!: «!Bien sûr, on est toujours tenté de faire ‘un peu de Goffman’ avec ces assemblées...!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 103 CHAPITRE 2!– La concertation l’assemblée politique qu’au travers d’analogies théâtrales30. Le problème, c’est qu’on ne peut décidément pas réduire le travail de Goffman à sa composante dramaturgique, à la sociologie du theatrum mundi développée essentiellement dans son premier ouvrage, La présentation de soi (1959), à celle des masques, des bonnes manières, de la gestion des impressions et du bluff, évoquée avec légèreté dans les manuels de sociologie. C’est lui faire largement injustice. C’est en tout cas ne pas considérer le Goffman de Behavior in Public Places (1966), de Frame Analysis (1974) et de Forms of Talk (1981). La sociographie naturaliste de ce second Goffman ne se tient pas en deçà de l’étude d’une grammaire de la concertation publique. Elle permet au contraire d’en imaginer la version forte et la plus pragmatiste. Elle fonde en effet l’espoir de dégager une grammaire pragmatique réglant les «!énonciations!», incluant, mais ne si limitant pas à une grammaire symbolique gouvernant les «!énoncés ». Cyril Lemieux, qui a cherché à préciser le sens donné à la notion de «!grammaire!» pour une sociologie de l’action, la définit comme un «ensemble de règles à suivre pour agir d'une façon suffisamment correcte aux yeux des partenaires d'une interaction » (Lemieux, 2000, p. 110). Trois composantes de cette définition («!suivre une règle!», «!agir de manière suffisamment correcte!» et le fait qu’il s’agisse d’«!un ensemble de règles!») nous aideront à expliciter et à défendre la contribution de Goffman à une approche grammaticale d’ordre pragmatiste, c’est-à-dire une approche grammaticale prémunie d’un traitement à la fois c a u s a l i s t e , représentationaliste, et indifférencié de la notion de grammaire. Premier point!: Dans les textes sociologiques étudiant les discussions collectives, les débats et les actes expressifs en public, il semble que les auteurs se réfèrent souvent à la grammaire des interactions en public à travers ce que Jean De Munck (1999) appelle le «!Modèle de la Règle!», comme à une instance autonome et qui agirait de l’extérieur pour déterminer l’action!: «!la grammaire établit ceci!», «!la grammaire requiert cela!», etc. Or, quand la démarche sociographique place l’enquêteur dans des situations où «!il suit les acteurs suivre des règles!» (Berger, 2008), ces dernières ne lui sont accessibles qu’à l’état de description dans des actions convenables, réussies, heureuses. C’est là, après Wittgenstein, l’argument de Garfinkel et de l’ethnométhodologie!: la règle se manifeste pratiquement. Elle est un accomplissement, elle est ce qui, dans l’action, est régulier!; elle n’est pas un donné qui la précède et l’explique causalement. Le lien qui unit la règle et l’action est interne plutôt qu’externe. La notion de grammaire est dès lors mieux utilisée avec prudence, comme une configuration ou un schéma émergeant dans des procédures d’action (Quéré, 1995!; De Munck, 1999, p.126). La structure normative d’un contexte public, bien réelle, ne se révèle toutefois que dans la progression de l’action en train de se faire. Parler, au-delà d’interactions grammaticalement réglées, de «!La Grammaire!» à laquelle les participants d’une assemblée doivent se plier risque 30 Pour une étude des assemblées politiques reprenant l’outillage analytique dramaturgique de The Presentation of Self in Everyday Life, voir par exemple l’article de R. Futrell (2002). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 104 CHAPITRE 2!– La concertation d’inciter l’enquêteur à faire l’économie de l’observation et de la description des circonstances précises et des indices de tous types sur lesquels s’appuient les engagements en public qui l’intéressent. Le primat qu’accorde Goffman aux moments et à leur texture nous invite au contraire à garder l’étude de la grammaire des interactions en public sous le contrôle de situations rigoureusement décrites. Deuxième point!: Parfois, bien qu’un auteur utilise la notion de grammaire pour rendre compte de normes implicites, le traitement qu’il lui accordera («!la grammaire définit ceci!», «!la grammaire requiert cela...!») rapproche la grammaire d’une représentation mentale dotée d’un contenu explicite et précis. Or, dans une optique pragmatiste, «!suivre les acteurs suivre des règles!» implique une exigence de phénoménalité et engage à rendre compte de «!l’immédiateté et de la naturalité du sens d’une situation pour ses participants!» (Cefaï, 2007, p.560), mais aussi du vague qui caractérise l’effectuation!; l’ «!à peu près!» par lequel l’individu parvient, dans une situation donnée, à respecter la règle, à se comporter selon des apparences normales, à agir !de manière suffisamment correcte comme l’indiquait Lemieux. Nina Eliasoph nous éclaire sur cette compréhension implicite dans l’action (2003, p.228)!: Quand nous marchons sur des rochers, sur la glace, le sable ou le sol, nous ne remarquons pas explicitement ce qui se tient sous nos pieds, mais nous engageons notre compréhension à chaque pas. De la même manière, quand nous interagissons, nous comprenons sans qu’il soit besoin de le thématiser ce que nous sommes en train de faire ensemble. Cette compréhension implicite met en jeu et fait surgir un non-dit de ce en quoi notre interaction en face-à-face importe et s’inscrit dans la «!grande société!» (wider society). Ainsi, si agir de manière correcte aux yeux des partenaires implique une forme d’accord avec eux sur ce que l’on est en train de faire, cet accord est une reconnaissance en acte plus qu’il n’est «!démontrable sur des contenus!» (Garfinkel, 1967, p.30)31. L’accord grammatical a une dimension sensible ou sensorielle. Agreement, il est aussi atunement, comme le suggère l’image de musiciens s’accordant mutuellement à l’oreille. De même, l’irrespect de la règle et l’erreur grammaticale ont une dimension sensible qui permet d’étudier les incompétences interactionnelles comme des «!phénomènes radicaux!» (Joseph & Quéré, 1993)32. Troisième point!: Toujours en suivant la définition de Cyril Lemieux, la grammaire est «!un ensemble de règles!». Les sources de normativité et de production locale de l’ordre venant peser sur la réalisation de l’action sont donc plurielles. Pour agir selon 31 Garfinkel, 1967, p.30!: «!To see the «!sense!» of what is said is to accord to what was said its character «!as a rule!». «!Shared agreement!» refers to various social methods for accomplishing the member’s recognition that something was said-according-to-a-rule and not the demonstrable matching of substantive matters!» (Voir le sens de ce qui est dit, c’est accorder à ce qui est dit son caractère d’être selon la règle. La notion d’accord partagé réfère à des méthodes sociales variées à l’aide desquelles les membres reconnaissent que quelque chose a été fait conformément à une règle, et non pas à un accord démontrable sur des contenus.) 32 Cf. chapitre 5 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 105 CHAPITRE 2!– La concertation les règles et produire l’action qui convient, le participant d’une situation s’appuie sur des éléments contextuels d’ordres différents. La compétence grammaticale dont il fait preuve ou non peut dès lors être ramenée à une «!capacité à reconnaître la pluralité des champs normatifs!» en présence, comme «!aptitude à repérer les caractéristiques d’une situation et les qualités de ses protagonistes!», comme «!faculté, enfin, de se glisser dans les espaces interstitiels que les univers de règles ménagent entre eux!» (Lepetit, 1995, p.20). Nous l’avons suggéré précédemment, l’œuvre de Goffman pourrait dans son ensemble être représentée comme l’entreprise d’une vaste théorie cognitivo-pratique distinguant et articulant la pluralité des contextes sociaux de l’engagement individuel en situation33. Ses différents livres, les déplacements qu’ils opèrent dans l’épaisseur normative des situations, nous font apparaître le contexte comme autre chose qu’ «!une catégorie résiduelle, quelque chose d’indifférencié et de global » (Goffman, 1987, p.8)34. Parler de contexte n’est pas une mince affaire et le microsociologue américain l’avait bien compris. Ainsi, la référence à une grammaire symbolique de la discussion publique, à partir de laquelle les participants couleraient leurs propos dans des régimes de discours recevables publiquement, n’est pas satisfaisante. Outre le fait qu’une telle approche grammaticale revendiquée par J. Talpin tend à rabattre la praxis sur l’activité communicationnelle entendue comme production discursive, aucune distinction analytique n’est mise en œuvre pour spécifier le contexte de discussion publique dans lequel sont pris les énoncés qu’il analyse!: «!toute chose qui nous permettrait d’aller plus loin que la simple affirmation que le contexte compte » (Goffman, 1987, p.81). Une étude pragmatiste des discussions publiques accorde une place centrale aux relations constitutives qu’entretiennent les énonciations avec «les situations en référence auxquelles elles acquièrent leur intelligibilité et leur légitimité » (Terzi, 2005, p.267), et aux «!liens pragmatiques » qu’elles « tissent entre les textes et leur contexte » (ibid., 2005, p.446). Ces liens pragmatiques sont toujours multiples, même si entortillés dans l’action. Les études grammaticales du débat public se sont intéressées le plus souvent à un type de lien, celui par lequel un participant prend en compte un certain contexte public pour dire ce qu’il dit. Parce qu’elles ne pointent qu’une région de compétences parmi d’autres (qui concerne le what, le «!quoi!», de la parole), ces analyses gagneraient sans doute à être replacées dans une théorie de la situation et du sens des circonstances, où sont identifiés différentes provinces de contextualisation et différents niveaux d’ordres. Le travail de Goffman –c’est là son génie à mes yeux– nous invite à penser, au-delà d’une pluralité de règles, une pluralité d’espaces 33 Frame Analysis représente rétrospectivement la une pierre d’angle de cette entreprise. Pour Thomas Scheff (2006), cet ouvrage aurait même gagné à être intitulé Deciphering Context. 34 Notons ici que cette ambition d’une théorie des classes de contextes n’apparaît explicitement qu’au moment de Forms of Talk, son dernier ouvrage. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 106 CHAPITRE 2!– La concertation grammaticaux, nous permet d’opérer des découpages dans la situation tout en rendant compte d’une articulation entre ces différents niveaux d’ordre. 2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention La pluralité d’espaces grammaticaux que nous venons d’évoquer engage les catégories identifiées en début de chapitre dans notre étude des différents aspects de la notion de concertation, et qu’il nous faut à présent penser ensemble, dans l’ébauche d’un modèle de la «!compétence de concertation!». Chez Goffman, une situation d’action conjointe est en effet à la fois... a) ...une occasion sociale pour agir, c’est-à-dire une activité plus ou moins typique, réglée par un ordre conventionnel et institutionnel, par une grammaire officielle; b) ... une interaction, au sens étroit et concret d’une coorientation des êtres (b1) et d’une alternance des actes (b2), réglée par une «!écologie dynamique!», par une grammaire de surface!; c) ... le présent d’une histoire, d’une menée, d’une aventure collective, c’est-à-dire d’une interaction considérée dans sa durée et ses péripéties, et réglée par une grammaire plus profonde, par son placement dans un flux d’expérience partagée (c1) et dans une structure d’intrigue (c2). fig.1 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe et pluralité de la compétence de concertation a b1 b2 c1 SITUATION = OPERATION = GRAMMAIRE = Activité Saisie et pratique d'un schème d'activité générique Grammaire officielle Réponses Interaction adaptatives à un (co-orientation des environnement êtres) direct (espace) Interaction (alternance des actes) Réponses adaptatives à un environnement direct (temps) Présent (indéterminé) Placement dans un flux d'expérience Présent (déterminé) Resituation dans une structure d'intrigue "Logique" Représentationnelle Ecologique Perceptuelle Dialogique Perceptuelle Mémorielle SIGNES = Institutionnelle Intégration de symboles Attentionnelle Agencement d'indices et d'icones Grammaire de surface Grammaire "profonde" c2 COMPETENCE = Historique Mémorielle Répondre en citoyen ordinaire vol.1 107 CHAPITRE 2!– La concertation Goffman a exploré, d’un livre à un autre, ces différentes strates contextuelles de l’engagement –en accordant il est vrai une importance moindre à la troisième. Dans une œuvre qui nous donne la mesure de l’épaisseur grammaticale des situations d’action conjointe, il est possible de remarquer une insistance variable sur l’un ou l’autre de ces plans contextuels. En rassemblant ces différents aspects de la «!situation!» goffmanienne dans un modèle, je me prononcerai aussi sur l’articulation qu’il aurait donnée au tout35. J’ai fait le choix, peut-être regrettable, de présenter ce modèle en amont de l’enquête. Si le lecteur pourra trouver absconse la description que j’en fais dans les pages qui suivent, je lui demande d’en retenir l’allure générale du tableau, dont les catégories devraient normalement s’éclaircir dans les chapitres «!empiriques!», consacrés, pour le chapitre 5, à des analyses portant sur la strate contextuelle de l’!«!activité!» (a), et pour le chapitre 6, à des analyses portant sur les strates contextuelles de l’ «!interaction!» (b1, b2) et de l’ «!histoire partagée!» (c1, c2). a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires! Dans Frame Analysis, Goffman (1974) pose les bases d’une remarquable sociologie cognitive de l’activité; activité dont il étudie la structuration et les modalisations à partir de la notion de «!cadre!» (frame). Le principe est simple!: des personnes qui sont entrées en contact «!ne peuvent pas ne pas faire quelque chose ensemble, ne fût-ce que se désengager!» (Quéré, 1990, p.296). Pour agir conjointement, ces personnes «!s’insèrent dans un format standard d’activité!», qui, sur un plan cognitif, est aussi un «!format de saisie!» de ce qui, dans la situation, constitue une information et fait 35 Une remarque s’impose!; si la lecture que j’ai faite des travaux de Goffman se veut transversale, et, je l’espère, complète, elle ne se déclare pas orthodoxe pour autant. J’ai surtout été sensible à cette articulation, toujours implicite dans l’œuvre, entre un «!ordre de l’activité!» purement institutionnel et un «!ordre de l’interaction!» quasi naturel. J’ai essayé d’élaborer cette tension, de lui donner toute l’importance qu’elle mérite en prenant pour cela certaines libertés. Je me suis ainsi inspiré, pour ce «!montage!», des travaux de toute une série d’auteurs, certains se situant dans le sillage direct de Goffman, d’autres lui étant, à première vue, parfaitement étrangers. Ainsi le travail de John Gumperz sur les «!indices de contextualisation!» (contextualization cues) prolonge certaines des intuitions de Goffman dans le champ de la linguistique, où il s’intéresse lui aussi aux rapports entre représentation et perception dans ces moments où des interactants se signalent ou sentent venir un basculement dans l’activité qui les unit (Gumperz, 1982!; 1992). J’ai eu recours aux travaux d’autres linguistes, rassemblés autour de Michael K. Halliday et sa «!grammaire fonctionnelle!» (Halliday, 1989! et 1994!; Halliday & Matthiessen, 1999!; Eggins & Martin, 1997!; Martin, 2003), pour distinguer plus clairement ce en quoi pourraient consister les composantes d’un «!cadre d’activité!». Par ailleurs, l’articulation entre les différentes strates grammaticales de la situation me semblait nécessiter une théorie des signes absente chez Goffman, une sémiotique que j’emprunte à Charles Sanders Peirce (1978) et, à sa suite, à JeanMarc Ferry (2007). De même, Goffman, s’il s’est intéressé de près aux rapports entre un ordre institutionnel et un ordre écologique et perception, n’a fait qu’esquisser le rôle de l’histoire et de la mémoire dans les opérations de cadrage!; nous avons trouvé chez Merleau-Ponty (1945) et Bergson (1997) des éléments nous permettant de développer plus sérieusement cette dimension mémorielle et de l’articuler dans notre modèle «!goffmanien!». Enfin, si l’on considère le tableau et le modèle dans son ensemble, celui-ci est finalement très proche de la «!sociologie de la prise!» élaborée par Christian Bessy et Francis Chateaureynaud dans Experts et faussaires (1995) –excellent ouvrage découvert en fin de thèse. Leur approche et la mienne entretiennent un air de famille en ce qu’elles s’efforcent toutes deux d’articuler, dans l’analyse holistique de situations de jugement, repères institutionnels et aptitudes attentionnelles. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 108 CHAPITRE 2!– La concertation pertinence36. Un cadre peut alors être défini comme «!un dispositif cognitif et pratique d’organisation de l’expérience sociale qui nous permet de comprendre ce qui nous arrive et d’y prendre part!» (Joseph, 1998b)37. Goffman reste cependant flou quant à l’organisation de ce dispositif, aux types d’éléments contextuels qu’articule le cadre, aux niveaux de pertinence qu’implique l’engagement dans l’activité et qu’affecte la transformation de l’activité. Il est vrai qu’il s’est assez peu intéressé aux pratiques de discussion publique qui nous préoccupent ici, l’un de ses commentateurs allant même jusqu’à dire que «!l’acteur goffmanien est le plus souvent muet!»38. Comment donc forger un «!cadre!» mieux adapté à l’étude des assemblées de démocratie participative qui nous intéressent dans cette thèse? Certains travaux en linguistique nous mettent sur la piste!; en particulier ceux de Michael K. Halliday, qui portent sur l’organisation dimensionnelle de ce qu’il appelle le «!registre!» d’une énonciation et opèrent une distinction entre les différentes composantes du cadre mobilisées dans une activité de parole (Halliday & Matthiessen, 1999, p.320-321)!: De la même manière que le système sémantique est fonctionnellement diversifié, le contexte dans lequel le langage est ancré est lui aussi diversifié. Le contexte recouvre à la fois le «!champ!» de l’activité et du thème traité dans le texte (qu’est-ce qui se passe et sur quoi l’activité porte-t-elle!?), et la «!teneur!» des relations entre les interactants, entre l’orateur et les auditeurs, en termes de rôles sociaux en général et celles créées à travers le langage en particulier (qui prend part!?). Le «!champ!» représente donc les répertoires de pratiques et de préoccupations sociales culturellement reconnues, et la «!teneur!», les répertoires de relations de rôles et de formes interactionnelles culturellement reconnues. Ces deux variables contextuelles sont, en un sens, indépendantes du langage, même si elles sont constituées dans le langage et d’autres systèmes sémiotiques d’une culture. Ce qui veut dire qu’elles concernent des réalités qui existent à côté de la réalité créée par le langage 36 Notons ici que Laurent Thévenot utilise lui aussi cette notion de format de saisie dans sa sociologie des régimes d’engagement (2006), sans trop se référer aux cadres de Goffman. Il y aurait pourtant matière à rapprocher ces deux théories cognitivo-pratiques. 37 Citons ici deux des rares passages dans lesquels Goffman donne une définition de ses frames (je souligne)!: «!Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la question!: Que se passe-t-il ici!? Que la question soit posée explicitement dans les moments de doute ou de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve de réponse que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire. Partant de cette question nous chercherons tout au long de cet ouvrage à esquisser le cadre général susceptible d’y répondre. (...) Je soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements et notre propre engagement subjectif. Le terme de cadre désigne ces éléments de base!» (Goffman, 1991, p.16 et p.19)!; «!Les individus auxquels j’ai affaire n’inventent pas le monde du jeu d’échecs chaque fois qu’ils s’assoient pour jouer!; ils n’inventent pas davantage le marché financier quand ils achètent un titre quelconque, ni le système de la circulation piétonne quand ils se déplacent dans la rue. Quelles que soient les singularités de leurs motivations et de leurs interprétations, ils doivent, pour participer, s’insérer dans un format standard d’activité et de raisonnement qui les fait agir comme ils agissent!»! (Goffman, 1989). 38 Ces propos sont ceux d’Yves Winkin, entendus lors du colloque «!Goffman et l’ordre de l’interaction!» organisé par Laurent Perreau, Sandra Laugier et Daniel Cefaï à Amiens en janvier 2009. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 109 CHAPITRE 2!– La concertation lui-même, la réalité sémiotique. Cependant, il y a une troisième variable contextuelle qui est spécifiquement concernée par la part jouée par le langage dans tout contexte donné – le «!mode!» symbolique, ou comment les ressources linguistiques sont déployées. Ceci comprend à la fois le medium (parlé, écrit et différents sous-types comme l’écrit-en-vue-d’être-parlé) et la fonction rhétorique – persuasive, didactique, informative, etc. Ensemble, le champ, la teneur et le mode définissent la matrice contextuelle à l’intérieure de laquelle différents types de textes sont produits.vi Je propose de modifier légèrement les catégories de Halliday et Matthiessen pour les rendre davantage compatibles au cadre goffmanien (le champ devient l’ «!en-jeu!», la teneur devient le «!jeu de rôle!», et le mode équivaut au «!jeu de langage!»), tout en m’efforçant de présenter ces dimensions contextuelles des «!quoi!», des «!qui!» et des «!comment!» dans leurs recoupements, plutôt que comme de simples variables contextuelles indépendantes. Voici alors comment pourrait se présenter le «!cadre!» d’une activité de parole!: fig. 2 – Le cadre de l’activité et ses composantes EN-JEU DOMAINES = Quoi!? JEU DE ROLES = Qui!? CADRE DISCOURS STYLES JEU DE LANGAGE = Comment!? Je ne m’attarderai pas ici sur la description de ces différents ensembles et de leurs intersections, qui seront suffisamment détaillés en cours d’enquête, principalement dans le chapitre 5. Retenons simplement que le cadre d’une activité fixe, pour celui qui s’y insère et qui y engage la parole, trois épreuves complémentaires!: pertinence topique (saisir et pratiquer les bons enjeux, les «!quoi!» qui conviennent), justesse Répondre en citoyen ordinaire vol.1 110 CHAPITRE 2!– La concertation participationnelle (saisir et pratiquer le bon jeu de rôles, la configuration de «!qui!» qui convient) et correction formelle (saisir et pratiquer le bon jeu de langage, l’intégration d’un «!comment!» qui convient). Considérant le tableau de la figure 1, il est important d’insister sur le fait que le cadre, par les en-jeu, le jeu de rôles et le jeu de langage qu’il comporte, ne règle la situation d’action conjointe qu’en partie, et sur cette première strate, certes fondamentale, de l’activité. En définissant une activité, il pose en effet la grammaire officielle de la situation, qui sollicite chez l’énonciateur des savoirs logiques et des compétences d’ordre institutionnel, exercées à travers des procédures de représentation. Ces dernières ne peuvent être réduites à leur version cognitive ou interprétative!: elles réfèrent tout autant à des opérations pratiques, discursives et stylistiques de «!mise en forme!» d’enjeux à traiter et de rôles à tenir. Sur un plan purement sémiotique, l’engagement d’un acteur dans une activité lui demande la possibilité d’intégrer et de manipuler un certain type de signes abstraits, généraux et arbitraires, des symboles. Je préfère ici parler de «!possibilité!» plutôt que de «!capacité!», puisque le «!pouvoir!» d’un acteur à user de symboles (contrairement à d’autres types de signes comme les indices ou les icônes –nous y viendrons) ne peut être dérivé de facultés personnelles!; il demande également une réponse d’attestation, voire d’autorisation. Dans l’œuvre d’Erving Goffman, dont Frame Analysis représenterait la pierre d’angle, le cadre, comme format standard de saisie de «!ce qui se passe!» dans l’action, a une place première et fondamentale. Cette entrée sur la situation par l’angle de l’institution et de la convention, empruntée à la sociologie de Durkheim et à l’anthropologie structurale de Radcliffe-Brown, confère un certain degré de rigidité à la conduite d’une action conjointe. Ceci étant reconnu –et revendiqué dans l’approche que je cherche moi-même à développer–, toute la subtilité de la sociographie goffmanienne a consisté à partir d’interactions fort structurées pour les assouplir ensuite, à présupposer un ordre pour considérer ensuite les procédures de sa transformation, de son brouillement, voire de sa rupture. Goffman distingue en effet des «!cadres primaires!», qui «!agencent de manière immédiate, provisoire et contingente, un ensemble d’éléments prélevés dans le contexte d’action en une signification qui vaut au premier moment de l’action!» (Ogien & Quéré, 2005, p.14) et des «!cadres secondaires!», qui, au cours d’une action, viennent transformer les premiers. Le cadre de Goffman se pense donc comme une «!structure souple!» et stratifiée (Gardella et al., 2006)!; il n’a en tout cas pas le caractère figé et monolithique que l’on a parfois voulu lui donner (Denzin & Keller, 1981)39. 39 Les linguistes J. Gumperz et S. Levinson qui se sont intéressés à la sociographie de Goffman, ont été les premiers à apparenter la notion goffmanienne de «!cadre!» à celle d’ «!activité!», qui a le mérite d’articuler structure et dynamique d’action (Gumperz, 1982, p. 130-131)!: «!Toute énonciation peut être comprise de nombreuses façons, les gens décidant de comment interpréter une énonciation donnée sur base de leur définition de ce qui est en train de se passer au moment de l’interaction. En d’autres mots, ils définissent l’interaction en termes de cadre ou de schéma qui est identifiable et familier (Goffman, 1974). Je référerai à l’unité basique socialement signifiante à partir de laquelle une signification est attribuée en parlant d’activité-type ou d’activité (Levinson, 1978). Le terme est utilisé pour mettre en Répondre en citoyen ordinaire vol.1 111 CHAPITRE 2!– La concertation Ainsi, la concertation comme «!occasion!sociale!» (Goffman, 1966) ou comme «!événement de parole!» (Hymes, 1972), pour lequel les participants de l’assemblée se sont déplacés, est un contexte d’activité qui connaît des évolutions et des transformations. Or je crois que cette dynamique de l’activité ne peut être comprise que si l’on reconnaît que les «!cadres secondaires!» ne sont pas fabriqués à partir des mêmes éléments de signification, et ne sont pas réglés de la même façon que les «!cadres primaires!» qu’ils modalisent. D’autres formes d’ordre et d’autres régimes de signes sont en jeu!; ils viennent compliquer l’ordre symbolico-institutionnel de l’activité ou mordre sur sa grammaire officielle. Ainsi, si le fil d’une action conjointe échappe peu ou prou, dans les faits, au script limpide du «!cadre primaire!» qui la configure, ce n’est pas seulement par hasard ou contingence, ce n’est pas uniquement parce que l’activité, en se faisant action, racle sur le «!sol rugueux!» du monde. C’est aussi parce qu’elle interfère, ce faisant, avec d’autres éléments de signification également réglés, avec d’autres ordres, non officiels, infra-institutionnels et présymboliques. Ceux-ci, en deçà de la définition d’une activité particulière, ont à voir avec une socialité primitive, avec le simple fait de participer au cours des choses, d’ «!être ensemble!» ou de «!faire quelque chose à plusieurs!» pour un temps plus ou moins long. Ces ordres subliminaux et d’une moindre sophistication ne sollicitent pas tant les compétences institutionnelles des participants d’une situation que leurs aptitudes attentionnelles. Ils exigent moins d’eux une faculté à représenter, qu’une disposition à percevoir ou à se souvenir. b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique Ce point est fondamental dans la thèse que j’essaie de mettre au point, et il me semble d’ailleurs qu’il s’agit de la contribution la plus essentielle d’Erving Goffman à une sociologie des activités démocratiques!: il n’y a pas d’un côté, l’ordre de l’activité, et, de l’autre, le désordre des circonstances concrètes. Goffman, en définissant la coprésence comme un domaine d’étude sociologique à part entière et la conversation comme un petit système en soi, invite à penser l’aspect trouble de l’action conjointe comme la conséquence d’un frottement entre des univers de règles différents, le résultat d’un couplage flou (loose coupling) entre un «!ordre de l’activité!» et d’un «!ordre de l’interaction!». Par l’observation de nos actions conjointes, il a mis en évidence des jeux de recouvrement, de grincement et de concurrence entre une grammaire officielle générant des conventions et une grammaire de surface orientant nos perceptions. Cette grammaire de surface agence les règles les plus manifestes évidence le fait que, bien que nous traitons de l’ordonnancement structuré des éléments de messages qui représentent les attentes des locuteurs à propos de ce qui va se passer ensuite, pour autant il ne s’agit pas d’une structure statique, que cela reflète plutôt un processus dynamique qui se développe et change au fur et à mesure que les participants interagissent. L’activité reflète sémantiquement quelque chose d’effectué. Elle ne détermine donc pas la signification mais simplement contraint les interprétations en canalisant les inférences de manière à rendre saillants ou pertinents certains aspects d’une connaissance d’arrière-plan et à en minimiser d’autres!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 112 CHAPITRE 2!– La concertation mais les moins remarquées de la situation sociale. Elle ordonne la «!couche!» supérieure, phénoménale, du cadre. Un exemple devrait nous permettre de clarifier la lecture que je propose de la relation qu’entretiennent «!cadres primaires!» et «!cadres secondaires!» dans une situation d’énonciation. Imaginons que l’animateur d’une réunion de concertation organisée dans le cadre d’un programme de!Contrat de quartier accueille les participants en leur souhaitant la «!bienvenue pour cette réunion qui sera une AG-CLDI confondues, n’est-ce pas...!». Si l’on en reste à la lecture de ce segment sur le papier du transcript, on peut s’intéresser au fait que, pour les participants, saisir ce qui est en train de se passer demande de montrer une certaine compétence d’ordre institutionnel et logique. C’est en fonction d’un savoir concernant le type de réunion qu’est une AG (une assemblée générale) et le type de réunion qu’est une CLDI (une commission locale de développement intégré), ainsi que les types d’en-jeu, de jeux de rôles et de jeu de langage qu’activent ces genres d’événements, que les participants peuvent se représenter ce qu’est une «!AG-CLDI confondues!». Cependant, nous passerions ici à côté de la compétence d’ensemble manifestée par les participants. En effet, si l’on a observé ou enregistré la réunion, on a pu percevoir, comme les participants présents, le ton ironique et faussement snob dont l’animateur recouvre son jargon administratif et le «!n’est-ce pas!» qui suit, les guillemets verbaux dont il entoure son énonciation. En disant ces mots de la manière dont il les dit, en appliquant une torsion particulière à l’expression «!AG-CLDI confondues!», l’animateur modalise le «!cadre primaire!» d’une activité nécessitant une compétence d’ordre institutionnel et une entente sur les termes administratifs, en y surimposant un «!cadre secondaire!», un second degré si l’on veut. Cette expression d’ «!AG-CLDI confondues!» est bien à comprendre, mais à comprendre sur un certain mode, à ne pas prendre au pied de la lettre. La compétence de contextualisation, cette capacité à apprécier ce qui est en train de se passer ne concerne alors pas seulement la possibilité pour l’audience de pouvoir se représenter ce qui est dit, mais également une disposition à se montrer attentif à la manière dont cela est dit. Il faut avoir perçu que, quand l’animateur a prononcé ces mots, il l’a fait en s’écartant un instant de l’!«!ordre de l’activité!» qui médiatise les rapports entre participants sur un plan symbolico-institutionnel, et en prenant au sérieux un autre univers de règle, l’ «!ordre de l’interaction!» qui le lie plus immédiatement à ses coparticipants. Si cette question de la «!distance au rôle!» a été bien présentée par Goffman, celui-ci ne l’a pas directement connectée à une théorie de l’!«!ordre de l’interaction!», comme univers de règles bénéficiant d’un certain degré d’autonomie, et dont les participants prennent connaissance non pas par représentation, mais par attention, grâce à l’état de veille de leurs sens. L’ironie, cette couche secondaire et phénoménale du «!cadre!» dans lequel se déroule l’action, se manifeste comme telle, non par magie, mais en vertu de règles d’ordre perceptuel. L’altération dans la prosodie et la modification de l’attitude gestuelle qui l’accompagne offrent certains «!indices de contextualisation!» qui, ensemble, Répondre en citoyen ordinaire vol.1 113 CHAPITRE 2!– La concertation dessinent et structurent un «!motif de surface!» (surface pattern - Gumperz, 1982, p!.145), directement apparent et perceptible dans cet ensemble cosensitif de visibilité et d’audition mutuelles qu’est l’assemblée. Cet agencement de signes indiciels ne constitue un signal pour l’auditeur que dans la mesure où une grammaire de surface du «!parler ensemble!» désigne cet agencement-là comme la marque particulière de l’ironie, plutôt que de l’ennui, de la colère, du mépris, de la suffisance, etc. La grammaire de surface est ce qui règle la perception des individus quand ceux-ci sont présents en chair et en os, équipés de leurs appareils sensoriels, et qu’ils interagissent dans un corps-à-corps avec des individus et des objets coprésents; quand, tout simplement, ils participent au cours des choses (Bessy & Chateauraynaud, 1995). Elle sollicite chez eux des formes de «!vigilance!» (Chateauraynaud & Torny, 1999), des aptitudes élémentaires et primitives d’ordre attentionnel qui ne se confondent pas, analytiquement, avec des capacités plus sophistiquées, d’ordre représentationnel. A la limite, il n’est pas nécessaire au participant citoyen de comprendre ce que peut bien représenter le terme «!AG-CLDI confondues!» pour reconnaître la marque de l’ironie. Sur un plan sémiotique, et pour suivre C.S. Peirce, cette grammaire de surface ne concerne donc pas des intégrations symboliques, elle différencie des motifs indiciels40. Ce plan perceptuel de la compétence de concertation, arrangé de la sorte par une grammaire de surface, trouve ses prises dans une «!écologie dynamique!», à la fois dans la micro-spatialité et la micro-temporalité de l’interaction. L’«!ordre de l’interaction!» de Goffman se présente la plupart du temps comme un «!mixte mal analysé!» (Bergson, 1997). Il faut pouvoir y distinguer l’interaction entendue comme coorientation des êtres coprésents, c’est-à-dire comme configuration micro-spatiale, comme rencontre ou rassemblement (b1), de l’interaction entendue comme alternance des actes, comme coordination micro-temporelle, comme échange ou interlocution (b2). Ainsi, cette grammaire de surface combinerait une «!grammaire du rassemblement!» et une «!grammaire de l’interlocution!». La première, la «!grammaire du rassemblement!» a intéressé Goffman dans des ouvrages comme Encounters (1961), Behavior in public places. Notes on the organization of social gatherings (1966). La situation y est abordée sous un angle purement microspatial, comme la «!niche d’un rapport écologique d’œil-à-œil!» (eye-to-eye ecological huddle) naissant de la pleine coprésence des individus. Goffman y définit en effet la situation sociale comme un environnement de possibilités d’appréhension mutuelle où, chaque fois, une personne se trouve exposée à l’observation directe de tous les présents et où, de la même façon, elle les trouve offerts à sa propre observation. Selon cette définition, une situation sociale naît chaque fois que deux personnes ou 40 Je demande au lecteur de l’indulgence et de la patience!: la trichotomie sémiotique de Peirce (symboles-indices-icônes) sera plus clairement explicitée par la suite, dans le point d) de cette section. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 114 CHAPITRE 2!– La concertation plus se trouvent en présence immédiate, et elle se poursuit jusqu’à ce que l’avant-dernière parte. Une fois l’interaction désignée en termes micro-spatiaux, on peut aussi distinguer chez Goffman des usages plus purement micro-temporels de la notion. Dans certains textes, la «!situation!» d’un acteur correspond ainsi à sa «!position!», non pas dans un rassemblement, mais dans une séquence conversationnelle (Goffman, 1981), rituelle (Goffman, 1973) ou stratégique (1969)!; où les «!coups!» (moves) joués précédemment par cet acteur et par son partenaire ou adversaire affectent «!les coups possibles qui s’ouvrent à lui » (Céfaï, 2007). Dans cette perspective, les engagements des participants ne sont pas seulement évalués par leur inscription dans le cadre symbolico-institutionnel de l’activité et dans le cadre écologique du rassemblement, mais aussi comme des déclarations et des répliques, des offres et des réponses, comme des places saisies dans un espace dialogique (je-tu-il); ces places dont l’alternance occasionne la réorganisation des perspectives. Importe ici une maîtrise pratique des «!jeux interlocutoires!» (Pharo, 1991) et de leur grammaire, dont quarante années de conversation analysis ont permis d’apprécier toutes les nuances. Notons que la capacité à s’insérer dans cette machinerie de la conversation se joue, tout autant que pour le niveau spatial du rassemblement, sur un plan perceptuel plutôt que représentationnel. Elle touche à un sens du rythme, de l’alternance, de la réponse et de l’ajustement de position dans le dialogue, bien en deçà des règles discursives fondant la joute argumentative. Tout comme le fait de pouvoir se tenir en coprésence d’autrui, pouvoir tenir une conversation avec autrui trouve son origine dans ce que Bernard Conein appelle nos «!sens sociaux!» (Conein, 2005). Saisir le niveau propre de cette grammaire primitive de l’échange (interchange), c’est en revenir à une définition de la conversation entendue comme George H. Mead l’entendait, c’est-à-dire comme «!conversation de gestes!» avant tout (2006, p.106): Certaines conversations de gestes sont impossibles à traduire en discours articulé. Cela est également vrai des animaux. Des chiens qui s’approchent l’un de l’autre, dans une attitude hostile, poursuivent une telle conversation de gestes. Ils tournent l’un autour de l’autre en grognant et en essayant de se mordre, en attendant le moment opportun pour attaquer. Le langage pourrait émerger dans un tel processus!: l’attitude d’un premier individu provoque une réponse chez un second individu qui, à son tour, suscite de nouvelles attitudes et réponses chez le premier individu, et ainsi de suite, indéfiniment. Attentifs à la configuration micro-spatiale et à la coordination micro-temporelle de l’interaction, nous devrons rendre compte de la manière dont les participants d’une situation de concertation montrent des compétences élémentaires d’ordres à la fois écologique et dialogique, en percevant et en s’ajustant à des signaux visuels et à des indices auditifs, qui leur «!signalent!» x ou leur «!indiquent!» y en vertu d’une certaine grammaire de surface immanente à ces situations. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 115 CHAPITRE 2!– La concertation c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction Après avoir posé qu’un «!ordre de l’activité!» fondait la situation de concertation sur un plan institutionnel et à travers des procédures cognitives et discursives de représentation, c’est-à-dire de manipulation de symboles, nous avons vu que l’ «!ordre de l’interaction!» était ce qui, en surface, réglait la coorientation et la coordination des participants dans le micro-espace/micro-temps de la situation. Ce second ordre appelait chez eux des aptitudes attentionnelles par lesquelles ils percevaient, dans le flot des signes auditifs et visuels inondant l’espace-temps commun, des indices et des signaux de toutes sortes. Distinguer une grammaire de surface d’une grammaire officielle nous permet déjà d’introduire une certaine épaisseur dans l’analyse des situations de concertation, et de comprendre comment les engagements en situation ne sont pas seulement contraints par des règles contextuelles, mais par des «!ensembles de règles contextuelles!». Pour envisager la situation dans toute son épaisseur grammaticale, il nous faudrait également tenir compte d’un troisième ensemble de règles, et qui a à voir avec les extensions spatiales et temporelles de la situation, sa position dans l’espace-temps plus ample d’une histoire commune aux participants, initiée lors de leur première rencontre et poursuivie ensuite, d’un événement à un autre, d’une scène à une autre (Céfaï, 2002). Le positionnement des situations de concertation dans une certaine histoire partagée sollicite à nouveau les aptitudes attentionnelles des participants, leur «!compétence à suivre!» (Berger, 2008), mais ici plus tant sur le plan de la perception que sur celui de la mémoire. A coup sûr, le traitement de cette strate historique de la situation, et des compétences de mémoire qui lui correspondent, embarrassait Goffman au plus haut point (Goffman, 1988a)!: Il va de soi que la parole a un autre rôle spécial, permettant d’amener dans le processus de collaboration des éléments placés en dehors de la situation, de même qu’elle permet de négocier des projets à propos de matières dont il faut s’occuper au-delà de la situation en question, mais ceci est un autre problème, épouvantablement complexe [...]. Comment un ensemble de tels accords en vient-il à exister historiquement!? Comment se répand-t-il ou se contracte-t-il géographiquement avec le temps!? Ce sont de bonnes questions, mais ce ne sont pas des questions auxquelles je peux m’attaquer. Si Goffman trouvait ces questions d’histoire et de mémoire épouvantablement complexes, c’est qu’il ne voyait pas comment les traiter sans compromettre la rigoureuse sociographie descriptive et le situationnisme méthodologique qui faisaient sa marque de fabrique avec des considérations spéculatives concernant le background ou le bagage des participants d’une situation. On constate ainsi, de manière remarquable, que cette dimension «!historique!» des situations est introduite, dans les analyses de Goffman, à son niveau le plus minimal, c’est-à-dire à travers l’étude de Répondre en citoyen ordinaire vol.1 116 CHAPITRE 2!– La concertation procédures de discours rapporté (reported speech). Dans un chapitre consacré aux «!Cadres de la conversation!», alors qu’il traite des moments de bavardages où sont constamment rejoués des événements et rapportés des propos de locuteurs absents, il écrit ceci (1991, p.490, je souligne) : L’organisation de ce qu’on dira de significatif dans ces moments de conversation doit correspondre aux règles d’un langage dont chaque participant affiche la maîtrise, tout comme il affiche la maîtrise de son appareil auditif. Cette compétence est étroitement liée à une autre qui porte très précisément sur la situation sociale dans laquelle elle s’exerce, puisqu’elle concerne l’usage d’expressions indexicales qui désignent le lieu, le temps et les personnes correspondant à ce site particulier où se produit l’énonciation, par opposition au site dont on parle41. Ici, la situation, comme contexte dans lequel on rapporte par opposition au contexte auquel on se rapporte, présente des extensions temporelles. Elle se trouve historicisée à travers la «!distinction des sites!» introduite par les participants --ceux-ci exerçant une banale «!capacité d’enchâssement!» (embedding capacity). La situation n’est plus un simple instant: elle représente un certain présent d’une expérience dans laquelle sont pris en compte, rejoués, imaginés ou anticipés «!des événements plus ou moins éloignés dans le temps et dans l’espace!» (Goffman, 1987, p.3). Ainsi, Goffman ne s’intéresse à l’histoire qu’à condition de garder les deux pieds dans la situation. L’histoire ne revêt un intérêt analytique pour lui que comme écart inter-situationnel, et demande à être tracée descriptivement dans son transport d’une situation à une autre, de proche en proche, plutôt que comme un arrière-plan mis en intrigue par le discours du sociologue. Nous pouvons nous aussi suivre l’intuition de Goffman et chercher à maintenir un «!situationnisme méthodologique!» qui ne serait pas synonyme pour autant d’instantanéisme, qui ne négligerait pas l’épaisseur historique des situations ni les compétences mémorielles qu’elles exigent des acteurs, mais chercherait à décrire ces dernières dans leur forme la plus saisissable, la plus tangible, à l’état de sens. Dans l’extrait cité à l’instant, il est significatif de voir qu’il importe à Goffman de saisir la «!compétence d’enchâssement!» (par laquelle un individu parvient à rapporter discursivement une situation dans une autre) comme une compétence aussi naturelle et élémentaire que la maîtrise de «!l’appareil auditif!». Ainsi, une analyse des situations d’inspiration goffmanienne et en même temps ouverte sur les extensions temporelles des situations opère un déplacement prudent de l’ «!interaction!» à l’ «!histoire partagée!», et de la perception à la mémoire. Méthodologiquement, comme nous le verrons dans le chapitre 3, ce double souci pour la situation et son histoire indique la voie d’une enquête «!ethnopragmatique!» (Berger, 2008!; Duranti, 1994) mêlant observation naturaliste, analyse de micro-séquences conversationnelles et ethnographie de fond menée sur plusieurs mois, voire plusieurs années. 41 Goffman, E. (1991), Les cadres de l’expérience, Les Editions de Minuit, p.490. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 117 CHAPITRE 2!– La concertation Comme signalé dans le tableau de notre modèle, si la «!grammaire de surface!» engage surtout les perceptions des participants, la capacité de ceux-ci à s’insérer dans une conversation et à la poursuivre fait déjà naître la nécessité d’une mémoire. Ainsi, par exemple, un tour de parole C n’est pas simplement une réponse d’ajustement à un tour de parole B!!; il est pris dans un historique des répliques comprenant un premier tour de parole A qui, contracté dans le tour de parole B qu’il occasionne, continue de résonner ou de porter son ombre sur le tour de parole actuel, c’est-à-dire le tour de parole C. Cette aptitude mémorielle n’est pas d’ordre représentationnel. Au moment de l’énonciation C, je ne me «!représente!» pas la réplique B, je la perçois!; mais, pour suivre Maurice Merleau-Ponty, je ne me «!représente!» pas non plus le tour de parole pénultième, la réplique A, je la retiens, tout comme «!je ne me représente pas ma journée, elle pèse sur moi de tout son poids, elle est encore là, je la tiens encore en main!» (Merleau-Ponty, 1945, p.478). Le moment A n’est pas présent en tant que représentation mentale au moment C, mais en tant que simple «!rétention!» (Abschattung) du passé dans le présent, comme l’exprime le phénoménologue français à la suite de Husserl!(Ibid., 1945, p.478): A chaque moment qui vient, le moment précédent subit une transformation!: je le tiens encore en main, il est encore là, et cependant il sombre déjà, il descend au-dessous de la ligne des présents!; [...] il commence de se profiler ou de se projeter sur mon présent, alors qu’il était mon présent tout à l’heure. Quand un troisième moment survient, le second subit une nouvelle transformation, de rétention qu’il était, il devient rétention de rétention, la couche du temps entre lui et moi s’épaissit. On peut, comme le fait Husserl, représenter le phénomène par un schéma. fig. 3 – D’après Husserl, reproduit dans Merleau-Ponty (1945, p.479). Ligne horizontale!: série des «!maintenant!». Lignes obliques!: rétentions des mêmes «!maintenant!» vus d’un maintenant ultérieur. Lignes verticales!: rétentions successives d’un même «!maintenant!». Passé A B A’ B’ C Avenir A’’ Répondre en citoyen ordinaire vol.1 118 CHAPITRE 2!– La concertation J’envisage alors l’ «!histoire partagée!» d’un processus de concertation comme une simple extension de l’ordre de l’interlocution –une extension que Goffman n’a pas cherché à penser comme telle. L’ «!histoire partagée!» est, si l’on veut, un «!ordre de l’interaction durable!». S’il y a bien une différence de nature entre la configuration spatiale de la rencontre de face-à-face (b1) et la séquence temporelle de l’échange (b2), il n’y a qu’une différence de degré entre le processus de «!conservation et d’accumulation du passé dans le présent!» (Deleuze, 2007, p.45) que montre le jeu interlocutoire, et celui par lequel une histoire commune gagne en consistance42. Cette dernière est écrite par les participants à travers des «!chaînes dialogiques!» plus longues et un «!réseau d’interlocutions!» (Pharo, 1991) plus sophistiqué, voilà tout43. Ainsi, rien ne nous empêche d’imaginer, dans le schéma de Husserl, A, B et C comme trois réunions successives d’un même processus de concertation, plutôt que comme trois moments successifs d’une même réunion. Il faut toutefois introduire une nouvelle distinction, au sein même de cette grammaire mémorielle de l’histoire partagée, et de la «!compétence à suivre!» qu’elle sollicite chez les participants. Toute situation de concertation peut être abordée soit comme un présent indéterminé dans l’histoire (c1), c’est-à-dire comme un pur «!ici et maintenant!», qui ne cesse de jaillir et de se remplacer lui-même dans le flux et le flou de l’expérience partagée, soit comme le présent déterminé d’une histoire (c2), c’est-à-dire comme «!l’ici localisé et le maintenant daté!» (Ricœur, 1990) d’une expérience particulière, qui a son «!unité!», sa «!structure d’intrigue!» (Quéré, 1997), et au sein de laquelle la situation observée s’individue en tant qu’événement singulier (Quéré, 1999!; Koselleck, 1990). On retrouve là la distinction introduite par John Dewey entre le fait de faire continuellement l’expérience du monde et le fait de voir émerger la conscience de vivre!une expérience (Dewey, 2005). Nous pouvons illustrer cette distinction à partir de notre exemple tout simple. Ainsi, quand l’animateur de la réunion parle d’!«!AG-CLDI confondues!» avec une certaine distance humoristique, s’arrêter à la strate superficielle et phénoménale du ton ironique ne permet pas de comprendre que cette énonciation fait allusion à des énonciations similaires et antérieures. Il peut s’agir en effet d’une sorte d’inside joke, dont la teneur humoristique n’est pleinement libérée qu’en référence à un fonds commun d’expérience sédimentée!; que parce que s’intercale, entre l’énonciation et sa réception auditive, une mémoire de l’interaction. Ainsi, l’énonciation de l’animateur est à l’image d’énonciations passées ressemblantes, qui se répercutent en 42 J’emprunte ici la distinction entre «!différence de nature!» et «!différence de degré!» à la méthode de l’intuition développée par Bergson dans Matière et mémoire (1997). 43 «!Il devient difficile de considérer l’ordre politique de la Cité comme une structure synchronique. La diversité des formes d’accord et de désaccord renvoie plutôt à une multiplicité de processus temporels interconnectés dont l’ordre politique n’est que la résultante. Ces processus, qui passent toujours à un moment donné par la parole, peuvent être décrits comme un réseau d’interlocutions qui se croisent ou se superposent. La structure apparente de l’ordre de la Cité apparaît ainsi comme le résultat plus ou moins stable du travail permanent des interlocutions qui la sous-tendent!» (Pharo, 1991, p.61). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 119 CHAPITRE 2!– La concertation elle, et auxquelles elle fait écho. Les situations de concertation n’organisent pas seulement des «!symboles!» à travers une grammaire officielle!; elles n’arrangent pas seulement des «!indices!» à travers une grammaire de surface!; elles agencent également des collections d’images, d’ «!icônes!», à travers une sorte de «!grammaire plus profonde!» qui fait qu’une énonciation appelle ou rappelle une série d’autres énonciations, par souvenir, évocation, association, ressemblance, harmonie... (Ferry, 2007). Nous préciserons plus loin (d) cette distinction peircienne entre régimes de signes, qui accompagne la distinction entre strates grammaticales. Si l’énonciation de l’animateur se «!place!» tout simplement comme un vague présent dans le cours de l’expérience partagée, elle peut aussi être «!replacée!», «!resituée!» comme un présent bien déterminé, une coordonnée précise dans le développement spatial et temporel d’une expérience. L’histoire commune n’est pas seulement sédimentation d’un fonds d’images et de souvenirs partagés (c1), elle est aussi une menée, une joint venture, qui a sa structure d’orientation et qui projette les coparticipants, à travers une série d’étapes, vers un avenir en commun (c2). Ainsi, quand l’animateur présente la réunion du soir comme une «!AG-CLDI confondues!», la légèreté de son ton peut dissimuler l’embarras du chef de projet qui doit tenir des délais rapprochés avec les moyens du bord!; qui fait confiance à ses interlocuteurs pour replacer son énonciation sur la ligne du temps d’un processus de concertation finissant, où le temps est compté, et où il faut bien se résoudre, en fin de parcours, à faire certaines entorses à la procédure officielle de la concertation, à «!confondre!» des dispositifs de réunion normalement distincts, l’AG, d’un côté, la CLDI, d’un autre, et cela pour pouvoir «!avancer!». A deux approches de l’ «!histoire partagée!», conçue d’abord comme vague arrièreplan d’expérience en commun, ensuite comme cours d’action ou «!menée!», correspondent donc deux types de mémoire que Deleuze, lecteur de Bergson, appelle «!mémoire-souvenir!» et «!mémoire-contraction!», «!l’une orientée et dilatée vers le passé, l’autre contractée, se contractant vers l’avenir!» (Deleuze, 2007, p.46). On peut ici citer Bergson pour clarifier cette distinction dans les procédures de mémoire (1997, p.86-87)!: On pourrait se représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La première enregistrerait, sous forme d’images souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent!; elle ne négligerait aucun détail!; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d’utilité ou d’application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d’une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente [...] d’une perception déjà éprouvée!; en elle nous nous réfugierions chaque fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante!; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s’alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les Répondre en citoyen ordinaire vol.1 120 CHAPITRE 2!– La concertation continuaient modifient l’organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d’un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés [...], avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d’interpellations possibles. [...] Cette présence de tout un passé d’efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir!; [...] elle retrouve ces efforts passés, non par dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et le caractère systémique avec lesquels les mouvements actuels s’accomplissent. A vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue. Nous avons ici à coup sûr une approche pragmatique de la mémoire, qui, en l’extirpant d’une brume mentale pour la plonger dans des processus d’action, est compatible avec la micro-écologie perceptuelle de Goffman. Une telle extension historique de l’ordre de l’interaction goffmanien nous permet d’étendre le domaine des «!sens sociaux!» des coparticipants. Au-delà du plan des perceptions pures, il recouvrent des aptitudes naturelles à puiser dans l’expérience collatérale et à se resituer dans une aventure commune, des formes d’attention et de vigilance portant sur des temps relativement longs, et non plus seulement sur de courts segments d’interaction de face-à-face. Les règles élémentaires que doivent suivre les participants au niveau micro-spatial et micro-temporel d’interactions fugaces se prolongent donc, dans le cas d’interactions durables, d’épreuves de mémoire tout aussi primordiales. d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes Nous avons vu apparaître les notions de «!symbole!», d’!«!indice!» et d’!«!icône!» à plusieurs reprises dans la présente section, au gré du déploiement d’un modèle de la compétence de concertation. Il me faut apporter une clarification concernant ces termes, souvent employés de manière approximative!; c’est surtout vrai pour la notion de «!symbole!», qui semble souvent valoir pour tout type de «!signe!», alors qu’elle renvoie, dans la sémiotique de Charles Sanders Peirce, à une classe de signes bien précise. J’ai pu dire jusqu’ici, en croyant suivre Goffman, que les engagements des personnes qui ont les pieds dans une même situation sont réglés simultanément sur plusieurs plans contextuels, que la compétence de contextualisation est, dès lors, plurielle. A partir d’une intuition fondamentale chez Goffman, dégageant un «!ordre de l’interaction!» de quelque chose qui pourrait être appelé un «!ordre de l’activité!», j’ai esquissé un dispositif d’analyse de situation (situational analysis) un peu plus élaboré, qui combinerait «!grammaire officielle!», «!grammaire de surface!» et «!grammaire Répondre en citoyen ordinaire vol.1 121 CHAPITRE 2!– La concertation plus profonde!»44. Ces grammaires, par lesquelles les participants reconnaissent la signification d’une énonciation et par lesquelles ils rendent leur propres énonciations signifiantes, ont prise sur des régimes de signes différents qui, ensemble, donnent tout leur chatoiement aux situations!: - Se prêter à une certaine activité de concertation demande aux participants de pouvoir manier des «!symboles!» (des thèmes, des rôles, des discours, des styles, des langages convenus)!qui confèrent une signification générale et officielle aux interactions entretenues localement, et les rattachent à une culture institutionnelle, à la Grande Société. - Se trouver en interaction demande surtout de se montrer attentif à des «!indices!», de percevoir ces petites structures de surface (gestuelles, marques prosodiques, rythmes, regards, opérateurs déictiques de personne, de temps et d’espace) qui permettent d’ancrer une activité dans un espace et dans un temps commun, d’établir puis de maintenir un foyer d’attention conjointe et une coordination interlocutoire. - L’histoire partagée génère et condense des «!icônes!»!: les énonciations actuelles évoquent des énonciations passées, les objets présents ressemblent à d’autres objets absents mais déjà rencontrés, ces évocations et ces ressemblances s’établissant grâce à une mémoire et en vertu d’une «!grammaire associative!» (Ferry, 2007) plus profonde. Les classifications de la sémiotique de Peirce sont d’une complexité extrême, les trois trichotomies qu’il utilise (qualisigne-sinsigne-légisigne, icône-indice-symbole et rhème-dicisigne-argument) se croisant et se spécifiant l’une l’autre. Je propose de retenir simplement la seconde de ses trichotomies, qui dans notre enquête sociographique, suffira à faire contraster ces trois grands types de compétences de contextualisation qui nous intéressent. Peirce établit la trichotomie des signes en symboles, indices et icônes de la manière suivante (1978, p.140-141)!: Une icône est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non [...]. N’importe quoi, qualité, individu existant ou loi, est l’icône de quelque chose, pourvu qu’il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de cette chose. Un indice est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté par cet objet. [...] Ce n’est pas la simple ressemblance qu’il a avec l’objet [...] qui en fait un signe, mais sa modification réelle par l’objet. Un symbole est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote en vertu d’une loi, d’ordinaire une association d’idées générales, qui détermine l’interprétation du symbole par référence à cet objet. Il est donc lui-même un type général ou une loi [...]. Non seulement il est général lui-même, mais l’objet auquel il 44 Je l’ai fait en m’appuyant notamment sur Les grammaires de l’intelligence de Jean-Marc Ferry (2007). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 122 CHAPITRE 2!– La concertation renvoie est d’une nature générale. Or ce qui est général a son être dans les cas particuliers qu’il détermine. Il doit donc y avoir des cas existants de ce que le symbole dénote, bien qu’il faille comprendre ici par «!existant!», existant dans l’univers, qui peut être imaginaire, auquel le symbole renvoie. Il faut ici comprendre que ces différents signes se croisent et se superposent constamment. Je propose de simplifier énormément la doctrine peircienne en avançant tout simplement qu’une expression ou une énonciation développe une signification plutôt symbolique, plutôt indicielle ou plutôt iconique. Tout serait alors affaire de densité symbolique, indicielle ou iconique dans un agencement de signes donné, et on considérerait des sortes de continuum entre ces trois grands types. Dans les activités de parole que nous étudions, les symboles que sont n’importe lequel des «!mots!» que les participants prononcent peuvent faire l’objet d’un usage plutôt indiciel ou plutôt iconique. Ainsi, par exemple, un père et sa petite fille se promènent!; le père dit «!t’as vu là-haut!?!!», sa petite fille lève la tête, plisse les yeux, sourit et répond «!le nuage on dirait comme une espèce de gros lapin!»!; le père éclate de rire et déclare «!on appelle ça un cumulus nimbus!». Dans cet échange, les différents mots énoncés sont tous des symboles: ils signifient chacun généralement, conventionnellement et officiellement leur objet. Cependant, lorsqu’on envisage chacune des énonciations comme un «!coup!» (move) en soi plutôt que comme une juxtaposition de mots, on remarque que les deux premières sont structurées par les grammaires présymbolique des indices, qui signifient par désignation d’existants réels («!t’as vu là-haut!?!!»), et des icônes, qui signifient en vertu d’une ressemblance avec leur objet («!le nuage on dirait comme une espèce de gros lapin!»). Seule le troisième «!coup!» joué par le père nous montre un usage proprement symbolique des symboles que sont les mots («!on appelle ça un cumulus nimbus!»). Notons que cette dernière expression n’est pas vierge elle-même de tout signe indiciel. Ainsi, le pronom démonstratif «!ça!» désigne un existant, le nuage en question, mais simplement pour permettre d’ancrer un «!type!» général à l’une de ses «!répliques!» concrètes (token). L’indice «!ça!» se trouve intégré à une expression principalement symbolique. On peut imaginer dans un cas similaire, l’usage symbolique d’une icône. Par exemple, dans une partie d’échecs, quand on remplace la pièce manquante d’un cavalier par un petit bonbon ressemblant vaguement à un cheval, le bonbon est bien une «!icône!» évoquant la pièce du cavalier par son allure, mais une fois mis en action, il est le cavalier, il est devenu «!symbole!» en endossant le rôle et les propriétés générales du cavalier dans le système d’activité du jeu d’échecs. Après avoir indiqué que les mots, s’ils sont tous des symboles, peuvent être mis à l’emploi sur un mode plutôt symbolique, plutôt indiciel ou plutôt iconique, je voudrais, pour finir, donner une idée plus précise de ce en quoi consistent ces modes, de la forme et de la qualité des relations qu’établissent les grammaires symbolique, indicielle et iconique entre les signes qu’elles agencent. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 123 CHAPITRE 2!– La concertation Replacée dans la grammaire classique, une énonciation à usage symbolique renvoie au «!déclaratif!» et à l’!«!indicatif!» (qui selon C.S. Peirce porte bien mal son nom tant il est par excellence le mode du symbole et non de l’indice). Un symbole déclare, affirme, asserte que x signifie y. Or, de leur côté, (Peirce, dans Chauviré, 1995, p.99)!: les icônes et les indices n’assertent rien. Si une icône pouvait être représentée par une phrase, celle-ci devrait être au mode potentiel [ou subjonctif], c’est-àdire dirait simplement!: «!Supposons qu’une figure ait trois côtés, etc.!». Si, de la même façon, on interprétait un indice, le mode serait impératif, ou exclamatif!: «!Voyez!!!» ou «!Regardez!!!». Avec ces considérations sémiotiques, qui nous permettent, je l’espère de mieux comprendre comment la pluralité de la grammaire des situations (activité-interactionhistoire) est prolongée par une hétérogénéité des régimes de signes (symboles-indicesicônes), nous en avons fini avec le détail du modèle de compétence qui, dans les derniers chapitres de cette thèse, nous servira à analyser les engagements des participants citoyens et profanes dans des assemblées de démocratie participative. 2.3. Conclusion du chapitre Dans le cadre de ce travail concernant les compétences citoyennes et les engagements profanes, suivre Goffman nous a permis de défaire notre attention des seules compétences argumentatives pour considérer de primordiales compétences de contextualisation. Sa sociographie naturaliste et descriptiviste, en accordant une place centrale aux «!situations!», et en abordant celles-ci sous toutes leurs coutures, nous a permis d’envisager toute la concrétude de cette «!capacité d’appréciation!» que doit manifester un participant quand il s’engage. Mais à quoi bon, finalement, se pencher sur les strates les plus élémentaires de la situation avec autant de soin qu’on ne le fait pour sa strate officielle, la plus sophistiquée? N’est-ce pas pousser le bouchon un peu loin que d’accorder autant de considération aux aptitudes perceptuelles et mémorielles des participants qu’à leur compétence institutionnelle à discourir!? En définitive, n’est-ce pas surtout cette dimension-là, de l’institution, de la représentation, des conventions discursives, qui est première et qui permet à un participant de se poser comme tel dans la discussion!? Tel pourrait être le genre de questions légitimes habitant le lecteur à ce stade. Je comprends tout à fait les deux premières de ces questions, et je suis également d’accord avec la troisième!: que cela soit dans le travail Goffman ou dans le nôtre, l’activité est première et, avec elle, les compétences institutionnelles, représentationnelles, symboliques. C’est cette strate de l’activité, ou du «!cadre Répondre en citoyen ordinaire vol.1 124 CHAPITRE 2!– La concertation primaire!», et les compétences qui vont avec, qui permettent de thématiser une situation, de la prendre par le bon bout pour, soi-même, y jouer le rôle qui convient. On peut même dire que la grammaire de surface et la grammaire profonde sont généralement subordonnées à la grammaire officielle, que l’institution canalise en partie l’attention!: dans une situation de concertation, le fait de saisir un certain schème d’activité générique va cadrer nos perceptions et notre mémoire en présélectionnant les éléments auxquels il convient de faire attention. Mon point est alors le suivant. Si j’ai cherché à porter mes observations et à développer mes analyses sur ces aspects les plus élémentaires, primitifs et ordinaires de l’action conjointe, c’est justement dans la mesure où ils constituent des ressources privilégiées pour des participants reconnus eux-mêmes comme ordinaires et qui, très généralement, se trouvent mis à mal par l’!«!activité!» de concertation publique à laquelle on les convoque45. En développant l’étude de ces niveaux plus subliminaux de la situation et de l’aptitude à se situer, je me donne les moyens de comprendre la forme d’engagement qui reste accessible à des participants citoyens quand le cadre primaire d’une activité ne leur permet pas d’entrer en jeu, quand une compétence institutionnelle vient à manquer, quand il leur est impossible de représenter quoi que ce soit, quand il leur est refusé de discourir, de déclarer, bref, d’user de symboles. En insistant dans ce chapitre sur la question de l’attention, de la perception, de la mémoire, et en redonnant leur importance aux textures indicielles et iconiques de l’expérience, j’ai voulu me donner les moyens d’enquêter sur un «!art de dire!» (Certeau, 1980) et de participer au cours des choses en profane46. 45 46 Cf. chapitre 4 et chapitre 5 Cf. chapitre 6 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 125 CHAPITRE 2!– La concertation Citations originales en anglais i A definitive concept refers precisely to what is common to a class of objects, by the aid of a clear definition in terms of attributes or fixed bench marks (...) A sensitizing concept lacks such specification of attributes or bench marks and consequently it does not enable the user to move directly to the instance and its relevant content. Instead, it gives the user a general sense of reference and guidance in approaching empirical instances. Whereas definitive concepts provide prescriptions of what to see, sensitizing concepts merely suggest directions along which to look. ii My concern over the years has been to promote acceptance of this face-to-face domain as an analytically viable one - a domain which might be titled, for want of any happy name, the interaction order - a domain whose preferred method of study is microanalysis. My colleagues have not been overwhelmed by the merits of the case. iii It is common now to refer to the sort of work that Goffman did (...) as ‘microsociology’, and to remark about the level of empirical detail characteristic of the analysis. Indeed, Goffman himself often referred to ‘microsociology’ and ‘microanalysis’. It is worth remarking, however, that although there is an understandable comparative basis for these terms, both of them imply a reference to entities smaller than the norm in their domain. With respect to interaction, however, (...) relative to their domain they are not ‘micro’, and the elements of conduct taken up in their analyses are not ‘detailed’, i.e. small relative to the normal size of objects in that domain. They are just the sorts of building blocks out of which talk-in-interaction is fashioned by the parties to it!; they are the ordinary size. iv My main difficulty with Goffman’s work has to do with the relationship of part to whole. Open each of his books and read them as entirely self-contained entities and you will find that they each consist in a well-made essay, elegant, structured, sardonic, insightful, coherent and well written. Read those same books as part of a unified intellectual production and you will likely begin to find yourself wondering what is going on – though there is a considerable overlap between them, each of them is written as if the others never had been. v I know that I shall die without spiritual heirs (and that is good). The estate I leave is like cash distributed among many heirs, each of whom puts his share to use in some trade that is compatible with his nature but which can no longer be recognised as coming from that estate. vi Just as the semantic system is functionally diversified (...), so the context in which language is embedded is also diversified. The context encompasses both the field of activity and subject matter with which the text is concerned (‘what’s going on and what is it about!?’) and the tenor of the relationship between the interactants, between speaker and listener, in terms of social roles in general and those created through the language in particular (‘who are taking part!?’). The field is thus the culturally recognized repertoires of social practices and concerns, and the tenor the culturally recognized repertoires of role relationships and interactive patterns. Now, both these contextual variables are, in some sense, independent of language, even though they are constituted in language and the other semiotic systems of a culture. That is, they concern realities that exist alongside the reality created by language itself, semiotic reality. However, there is a third contextual variable that is specifically concerned with the Répondre en citoyen ordinaire vol.1 126 CHAPITRE 2!– La concertation part language is playing in any given context – the symbolic mode, how the linguistic resources are deployed. This covers both the medium (spoken, written, and various subtypes as written in order to be spoken) and the rhetoric function – persuasive, didactic, informative, etc. Together, field, tenor and mode define the matrix in which particular types of text are processed. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 127 DEUXIEME PARTIE METHODES, DONNEES, TERRAINS CHAPITRE 3 L’ENQUETE ETHNOPRAGMATIQUE Une ethnographie combinatoire et ambulatoire «!Si le micro-analyste traîne pesamment là où quiconque se respecte refuse de poser les pieds, c’est sans doute qu’il est à la recherche de ce petit outillage de la coopération conversationnelle (du commerce entre les hommes) que représente un coup d’œil, un changement de position, le ton d’une voix. Mais cette passion pour le «!micro!» est une passion pour la situation, c’est-à-dire pour la qualité d’un lieu, le contour d’un moment, la règle d’un contexte.!» Isaac Joseph, «!Goffman et le problème des convictions!», 1989, p.132 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique CHAPITRE 3 .............................................................................................................. 132 L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE ...................................................................... 132 UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE................................ 132 3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique ......................................... 136 3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137 3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................. 137 3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................. 139 a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140 b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140 c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141 d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142 e) Accessibilité .......................................................................................... 143 f) Dynamisme ........................................................................................... 144 g) Surgissement de problèmes..................................................................... 144 3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145 3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145 a) Observation non ethnographique ............................................................ 146 b) Ethnographie comparative ..................................................................... 147 c) Ethnographie monographique................................................................. 149 d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150 e) Ethnographie combinatoire .................................................................... 150 f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152 3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154 3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155 3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas ............... 156 3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes.......................................................... 157 3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159 a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature ethnographique. ........................................................................................ 159 b) Résister à la bigger picture ........................................................................ 162 c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164 3.1.3.2. Observation, prise de notes et description ............................................. 165 3.1.3.3. Croquis, schémas ............................................................................... 169 3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges...................................... 171 3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173 3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs ........................................................... 173 a) Les récits individuels.............................................................................. 174 b) Les entretiens rétrospectifs en groupe ...................................................... 174 3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176 3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas..................... 177 3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise ............................................. 178 3.2.1.1. Un instrument de développement intégré.............................................. 180 3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182 a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182 b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184 c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184 d) Les visites de terrain .............................................................................. 185 e) Les journées de participation .................................................................. 185 f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 133 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique g) Le comité d’accompagnement ................................................................ 186 h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre associations .............................................................................................. 186 3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187 a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187 b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier ................................................................................................................ 187 3.2.2. Le Contrat de quartier Callas ...................................................................... 188 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 134 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique L’enquête sur les compétences manifestées par des citoyens ordinaires dans des situations de concertation, telles que nous les avons présentées dans le chapitre 2, est à la fois combinatoire et ambulatoire!; elle s’attache à démêler l’écheveau des contraintes situationnelles, à décrire des combinaisons d’aptitudes, et elle le fait en naviguant dans un large corpus de données, dans un processus historique, de séquentialisation, de répétition, d’apprentissage, d’émergence. Elle repose sur des méthodes spécifiques et complémentaires, l’observation naturaliste, d’une part, l’ethnographie de fond, de l’autre, et sur une stratégie générale de recherche, ici, l’étude de cas ou ce que nous appellerons plutôt l’ «!étude centrée sur un cas!». Nous avons en effet développé la présente recherche doctorale, ses analyses et ses propositions théoriques en nous centrant sur une expérience singulière suivie depuis ses débuts et pendant presque deux années!: le processus de concertation organisé autour du réaménagement d’un quartier –que nous appellerons «!Callas!»1– dans le cadre du dispositif de revitalisation urbaine «!Contrat de quartier!» à Bruxelles. C’est donc le Contrat de quartier Callas, ses évolutions entre janvier 2004 et octobre 2005, ou plus précisément le travail d’élaboration continue de compétences exercé par les «!délégués des habitants!» du Contrat de quartier Callas pendant cette période, qui constitue le cas de notre étude de cas. Dans le présent chapitre, nous allons d’abord définir notre stratégie ethnopragmatiste de l’étude centrée sur un cas, et la positionner par rapport à d’autres formes d’enquêtes (non ethnographiques et ethnographiques), présenter les enjeux et limites qui lui sont propres, délinéer les contours de notre cas, et qualifier plus précisément les méthodes d’enquêtes, de production et d’analyse de données qui ont été utilisées (3.1.). Dans une seconde section, nous présentons une mise en contexte minimale, des informations élémentaires concernant nos terrains, le dispositif Contrat de quartier et le Contrat de quartier Callas en particulier (3.2.). 1 Il n’existe pas à Bruxelles de «!Contrat de quartier Callas!». Ce nom et les autres (C.d.Q. Reine Fabiola, C.d.Q. Lemont, C.d.Q. Collège) ont été trouvés pour remplacer les noms originaux des Contrats de quartier étudiés, dans un souci d’anonymisation du matériau. Voir plus loin, 3.1.3. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 135 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique Les analyses qui seront présentées dans les prochains chapitres 4, 5 et 6 se structurent en une étude centrée sur un cas. Qu’est-ce qu’une étude centrée sur un cas!? Pourquoi, dans le cadre d’une enquête sur les compétences de concertation de citoyens ordinaires, avons-nous choisi de recourir à l’étude d’un cas plutôt qu’à une autre stratégie de recherche, à l’étude comparative de cas multiples par exemple!? Pourquoi, tout en privilégiant un cas, recourons-nous à des données glanées sur d’autres terrains!? Quel statut accorder à ces données exogènes au cas privilégié, au cas central ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un «!cas!» et comment avons-nous choisi le nôtre, parmi d’autres cas possibles!? Quel est l’intérêt théorique de l’étude centrée sur un cas, et quelles sont certaines des limites propres à cette stratégie!? Nous nous appuierons pour répondre à ces questions sur un texte de David Snow et Danny Trom (The Case Study and the Study of Social Movements), et plus largement, sur la lecture d’un article important à nos yeux, dans lequel Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger ont introduit et défendu la notion d’ «!ethnographie combinatoire!» (Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique). D. Snow et D. Trom, dans un chapitre qu’ils consacrent à caractériser l’étude de cas comme moyen parmi d’autres d’analyser des phénomènes ou des mouvements sociaux, la définissent comme suit (2002, p.151-152): L’étude de cas peut être représentée comme une stratégie de recherche qui vise à générer des élaborations épaisses, holistiques et richement détaillées d’exemples ou de variantes de phénomènes sociaux à travers la triangulation de méthodes d’analyse multiples qui incluent des techniques qualitatives sans s’y limiter.i Les auteurs bâtissent ainsi leur définition sur base de trois niveaux de critères!: l’étude se rapporte à un cas (3.1.1.) ; elle propose une élaboration détaillée, épaisse et holistique de ce cas (3.1.2.)!; et elle procède pour ce faire par triangulation de méthodes d’analyse multiples, ce qui la distinguerait notamment de la «!simple!» ethnographie (3.1.3.). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 136 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 3.1.1. Identification d’un cas Premièrement, il nous faut nous expliquer sur la sélection du Contrat de quartier Callas comme «!cas!»!: de quoi ce dernier est-il un cas, et pourquoi, parmi d’autres cas possibles, avoir choisi celui-ci en particulier pour mener notre étude!? 3.1.1.1. Un cas de quoi!? Dans le cadre d’une étude de cas, le cas en question est «!un!exemple ou une variante d’un phénomène social plus générique, d’un concept ou d’un processus théorique particulier!» (Snow & Trom, 2002, p.149). L’étude de cas se distingue d’un travail de description brute en ce qu’elle désigne une stratégie de l’analyse sociologique!; or la sociologie demeure une discipline qui n’est jamais seulement empirique, mais empirico-conceptuelle. Si l’étude de cas que nous proposons mise sur l’observation naturelle et l’observation participante comme ses principales méthodes, nous sommes tenus de «!conceptualiser ce que nous voyons, et non pas seulement d’appliquer dans le moindre détail des techniques d’observation!» (Lichterman, 2002, p.119). Le fait même de parler d’un cas plutôt que d’un terrain ou d’un site d’observation implique une ambition théorique. Il faut bien en effet que ce cas soit un cas de quelque chose, à l’intérieur d’une famille de cas, parmi d’autres cas identifiables nous apprenant chacun quelque chose de particulier sur un même phénomène social plus générique. Ainsi, les résultats et les découvertes associés à une étude de cas ont des implications qui portent toujours au-delà d’un terrain, d’un site d’observation, et prétendent toujours faire progresser la connaissance d’un phénomène. Selon les différentes approches de l’étude de cas, certaines plus centrées sur les singularités d’un terrain (field-driven), d’autres davantage guidées par la théorie (theory-diven), il s’agit toujours en définitive, même si dans des mesures différentes, d’ «!extraire le général du particulier!» (Burawoy, 1998!; Lichterman, 2002). Il est clair que, dans les chapitres suivants, si nous nous sommes attaché à observer et à décrire les épisodes du processus de concertation organisé autour du Contrat de quartier Callas, ce n’est pas simplement pour rendre compte des interventions de Monsieur Walkowski, de Madame Gonzales, de Madame Macchiatto (ou de chacun des autres citoyens que nous rencontrerons), mais pour avancer un propos théorique concernant la structure et la dynamique de ce que nous avons appelé la compétence de concertation pour des participants inscrits dans ces processus au titre de «!délégués des habitants!». Ici, ne nous méprenons pas!:!il n’a pas été question de traiter ce contingent de participants comme un «!échantillon statistique!», plus ou moins «!représentatif!» d’une population plus large de citoyens actifs à Bruxelles, en Belgique, en Europe!; pas plus que nous n’avons délaissé ou négligé ces participants et les situations particulières dans lesquels ils se trouvaient pris pour les replacer dans un contexte plus large (a bigger picture) à partir duquel le lecteur aurait pu, comme certains le pensent, toiser Répondre en citoyen ordinaire vol.1 137 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique leur petit jeu collectif, plié d’avance et ballotté par les déterminations de forces sociales et de dynamiques culturelles. Notre travail théorique n’a pas visé à rattacher des pratiques, au-delà d’un groupe, à un paysage de pratiques et à une population plus larges, mais au contraire, en deçà du groupe, à décrire et à décoder analytiquement les mécanismes fondamentaux de la sociation politique et les compétences élémentaires que celle-ci exige des individus associés. On a jusqu’ici surtout accordé à un type de case study la possibilité d’extraire le général du particulier!; il s’agit des études issues de l’extended case method mise au point et défendue par Michael Burawoy, puis par un spécialiste de l’observation participante comme Paul Lichterman (2002). L’argument des adeptes de l’extended case method, dans le contexte d’une sociologie américaine aujourd’hui peu portée sur les démarches exploratoires et les approches qualitatives en général, consiste à légitimer un recours «!sérieux!» à l’observation participante et à l’étude de cas, éclairé par une solide théorie macrosociologique. L’extended case method invite l’observateur à «!étendre sa perception d’un cas en le théorisant comme l’actualisation très spécifique de structures sociales et culturelles ou de forces institutionnelles à l’œuvre!» (Lichterman, 2002, p.122). Face à un travail inductiviste, résolument empirique, arrimé à ses données de terrain, à leurs aspérités et aux surprises qu’elles réservent (field-driven), les auteurs de l’extended case method proposent un travail d’enquête nourri et guidé en amont par la théorie (theory-driven). L’extension dans la perception du cas se fait donc dans «!un mouvement du micro au macro!» (Burawoy, 1998, p.5). A travers cette thèse, je voudrais remettre en question cette démarcation un peu caricaturale entre, d’une part, un premier type d’étude de cas naïvement prisonnière de son terrain et de l’indexicalité extrême de ses propositions, et d’autre part, un second type d’étude de cas, sauvée par une sorte de braconnage constructionniste raccordant données «!micro!» et théories «!macro!». N’est-on pas ici en présence d’une conception stéréotypée de ce que peut être une généralisation sociologique!? Au lieu de rapporter le particulier au général dans un mouvement d’élévation du micro au macro, nous cherchons le fondamental dans l’unique, dans un mouvement inverse de plongée au cœur du matériau, partant de données brutes et foisonnantes jusqu’aux aux dimensions les plus élémentaires des conduites qu’elles exhibent, et aux tensions travaillant ces données de l’intérieur. Nous nous intéressons aux «!intensions!» de notre cas, plutôt qu’à ses extensions. Cette enquête sur le fondamental s’appuie elle aussi largement sur une littérature théorique, de sorte qu’il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’une démarche strictement field-driven. Est-elle pour autant theory-driven!? Et si cette question était vaine (Berger, Cefaï & Gayet, 2009, à paraître)!: Les données ne sont pas pour nous des vignettes d’illustration d’une théorie, pas plus que nous ne croyons dans la possibilité de court-circuiter les Répondre en citoyen ordinaire vol.1 138 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique perspectives théoriques pour atteindre des faits bruts. On ne sort pas du cercle herméneutique. Notons que ces théories, dont la lecture sensibilise notre compréhension de la sociation politique et des compétences de concertation, ne se présentent pas comme des modèles explicatifs ou normatifs prêts à l’emploi. Par exemple, et nous avons suffisamment insisté sur ce point à l’occasion du chapitre 1, l’intention guidant notre étude de cas n’est pas d’affiner, sur base de données empiriques, le modèle de l’agir communicationnel et de la politique délibérative de Jürgen Habermas. Plutôt, nous puisons dans des théories descriptives, nous empruntons un langage de description varié aux plus fins observateurs de la vie sociale!: la sociographie écologique développée par Erving Goffman et ses meilleurs lecteurs français (I. Joseph, D. Cefaï, A. Ogien, B. Conein...), les pragmatismes de Charles S. Peirce, John Dewey, George H. Mead, Ludwig Wittgenstein, John L. Austin, la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, la sociologie de la perception et de la vigilance de Francis Chateauraynaud, l’ethnographie de la communication de John J. Gumperz, Dell Hymes et Alessandro Duranti, etc. Ces théories étiquetées «!micro!» nous apprennent que l’action conjointe s’appuie sur une pluralité d’accords et est normée à plus d’un titre. Ces différentes contributions, chacune débordée à sa façon par le format complexe de la compétence de concertation, permettent, prises ensemble, de multiplier les canaux de description de cette compétence et d’en considérer les différentes facettes (compétence de cadrage, compétence de rassemblement, compétence d’interlocution, compétence de resituation...). Au final, les personnes suivies dans notre étude de cas ne constituent pas un échantillon statistique. Ici, l’échantillonnage est théorique. Il ne porte pas tant sur les caractéristiques des personnes que sur la variété de leurs engagements et sur les différentes facettes des situations qui organisent ces engagements. 3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? En vue d’étudier ce phénomène, pourquoi nous sommes-nous tournés vers l’observation de processus de concertation tels qu’ils se présentent en Région de Bruxelles-Capitale, dans les programmes de rénovation urbaine nommés Contrats de quartier!? Je voudrais ici développer une série de caractéristiques, les unes communes au dispositif de concertation des Contrats de quartier en général, les autres propres au Contrat de quartier Callas en particulier, et qui m’ont semblé particulièrement intéressantes pour l’étude des compétences de concertation. Les quatre premières concernent un certain souci de réalisme. Avec les Contrats de quartier et leurs Commissions Locales de Développement Intégré (CLDI), je me suis tourné vers une forme de participation citoyenne très «!cadrée!» et fortement contrainte –comme nous le verrons dans les chapitres 4 et 5– mais en même temps bien concrète et porteuse de résultats en termes de revitalisation urbaine!; plutôt que vers des dispositifs peut-être Répondre en citoyen ordinaire vol.1 139 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique plus souples et plus innovants, plus facilement reconnus comme «!bonnes pratiques de participation », mais souvent moins directement en prise sur la définition d’actions publiques tangibles2. a) La présence d’enjeux réels et variés Premièrement, ce dispositif de participation et de concertation autour de la revitalisation de quartiers urbains présente donc des enjeux significatifs, en termes de résultats. Dotés de budgets conséquents –dix millions d’euros en moyenne par programme et par quartier–, les Contrats de quartier ont un impact réel et visible sur les zones les plus fragilisées de Bruxelles. On ne peut alors pas parler, dans le cas des Contrats de quartier, d’une participation citoyenne abstraite, qui constituerait vaguement une fin en soi. Derrière ce travail de rencontre, de rassemblement et de dialogue, c’est indéniable, il y a des implications concrètes qui concernent une large population (Cohen, 2008!; Berger, 2009). Par ailleurs, ces programmes de revitalisation, en visant un «!développement intégré!», traitent d’une diversité de questions urbaines à l’échelle d’un quartier!: logement, patrimoine, espaces publics et espaces verts, équipements sociaux, économiques, culturels, sportifs, etc. Nous imaginions que, dans les Contrats de quartier, le travail démocratique de discussion et de priorisation ne porterait pas simplement sur tel ou tel projet particulier, mais sur un ensemble de questions urbaines et de biens communs, un ensemble de manières de voir et de faire la ville. Comme l’indique Laurent Thévenot, «!les aménagements de la nature sont, dans l’éventail des causes de dispute, parmi celles qui suscitent la plus grande variété de modes d’argumentation et d’intervention pour soutenir ou contrer les projets!» (Thévenot, 1996, p.127). Au-delà de la présence de sommes relativement importantes laissant présager des réalisations ayant un certain impact sur le développement du quartier, c’est cette variété des enjeux en présence et des manières de les défendre qui semblait faire des Contrats de quartier un terrain d’observation privilégié de la discussion publique et du jeu démocratique, à une échelle locale. b) Une temporalité et une logique de projet Le Contrat de quartier, contrairement à d’autres initiatives de participation plus éphémères (consistant par exemple en un seul et unique événement), mais 2 Ce choix explique en partie la divergence de résultats entre ce qui sera développé dans la présente thèse et les «!compétences citoyennes!» identifiées par Julien Talpin dans son étude de différents budgets participatifs européens (voir par exemple Talpin, 2009). Connectés d’une manière moins nette à des initiatives concrètes d’aménagement, appliqués sur des entités urbaines plus larges et dotés d’enveloppes moindres que celles des Contrats de quartier, ces «!budgets participatifs!» semblent offrir des lieux davantage propices à la discussion que ceux que nous avons observés. L’expérience des budgets participatifs invite Talpin à montrer davantage d’optimisme que nous ne le ferons, et à développer une approche plus «!émergentiste!» que la nôtre, dans l’analyse de compétences citoyennes saisies dès lors sous un angle plus purement discursif que pratique. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 140 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique contrairement aussi à des formes de participation plus permanentes (comme c’est le cas des Neighborhood Councils américains), se déploie dans la temporalité progressive d’un projet, a une durée déterminée, découpée en phases, avec un début et une fin bien identifiables. Pendant la première année du Contrat de quartier, l’ensemble des acteurs rassemblés se trouvent embarqués dans une aventure commune qui pointe vers la détermination, à moyen terme, d’options concernant la revitalisation d’un quartier. Cette logique de projet, où la concertation progresse dans le temps (d’une phase de lancement à une phase de diagnostic, puis d’une phase de priorisation des enjeux à une phase de sélection des projets), où l’on n’attend plus des participants lors d’une phase avancée du projet ce que l’on attendait d’eux lors de la phase initiale, nous permet de considérer pleinement et dans leur dynamique l’ensemble des «!dispositions à suivre!» que sont tenus de manifester les citoyens qui s’engagent dans le processus de concertation3. Dans les Contrats de quartier, «!suivre!» ne consiste pas uniquement à se montrer attentif ou perceptif par rapport à une action en cours, mais à montrer simultanément des aptitudes de mémoire et d’anticipation, des capacités à recadrer l’action en cours par rapport à des séries d’événements passés et à venir. Au-delà de cette temporalité de projet qui nous permettait d’aborder la concertation dans un Contrat de quartier comme une expérience unitaire, dotée d’un début et d’une fin, les finalités pratiques d’un tel projet nous ont aidé à comprendre que les «!compétences de concertation!» ne pouvaient être réduites à de simples aptitudes argumentatives ou à des facultés à s’engager dans un débat d’idées. Considérer la participation des citoyens à un travail politique de longue haleine porteur d’enjeux réels, s’intéresser à leur insertion dans une commission se présentant davantage comme un «!collectif de projet!» que comme un «!forum!» ou un «!espace de dialogue!», nous invitait à étudier leurs engagements comme des formes concrètes de coopération, de collaboration. c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique Dans l’espace pluraliste du Contrat de quartier, les citoyens conviés à participer ne représentent qu’une catégorie de participants parmi d’autres participants concernés à différents titres!: élus communaux, fonctionnaires régionaux, experts urbanistes, coordinateurs, secrétaires, représentants d’associations locales... Contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres espaces de participation, réduits à un groupe de pairs ou à une confrontation polarisée entre deux catégories d’acteurs, l’espace public pluraliste du Contrat de quartier permet d’envisager les compétences citoyennes qui nous intéressent dans tout ce qu’elles ont de spécifiques, dans le contraste qu’elles offrent à voir avec les compétences mobilisées par les autres acteurs du processus qui doivent, eux aussi, tenir leur partition. 3 Cf. chapitre 2 et chapitre 6. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 141 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Mais, par ailleurs, contrairement à d’autres dispositifs de participation où les participants se retrouvent dans un espace pluraliste «!entre égaux!», le processus de concertation du Contrat de quartier ouvre sur un espace clairement dissymétrique, dans lequel les représentants d’autorités politique, administrative et technique sont bien présents et partie prenante de la démarche. Dans cet espace où sont traités des problèmes d’aménagement du territoire d’une haute complexité, où sont mises en jeu des sommes importantes, ce sont ces acteurs qui initient la concertation, prennent les devants et, en définitive, les décisions!; et c’est en référence à leurs mouvements, à leurs coups (moves)4, à leurs sollicitations que se définit l’engagement des participants citoyens rassemblés. d) Un dispositif pionnier Autre spécificité, le Contrat de quartier représente en Belgique ce que l’on pourrait appeler un dispositif pionnier dans un sens proche de celui qu’accorde Danny Trom à ce qu’il appelle un «!cas constitutif!» (2003, p.474)!: un cas «!sélectionné en vertu de son caractère exemplaire, qui révèle les conditions de possibilité d’un genre de processus!». Le Contrat de quartier représentait en 1994 l’une des premières initiatives de démocratie participative à voir le jour en Belgique. Et c’est notamment en référence aux résultats et aux limites affichés par les Contrats de quartier bruxellois en termes de participation citoyenne qu’ont émergé ailleurs en Belgique et dans d’autres secteurs (santé, aide sociale, jeunesse, culture...) d’autres programmes d’action publique prévoyant la participation de citoyens. Ainsi, si nous devions résumer les raisons qui faisaient pour nous du Contrat de quartier un dispositif de prédilection, nous dirions qu’il s’agit d’un dispositif de participation pionnier en Belgique, permettant d’approcher le problème des «!engagements profanes!» et des «!compétences citoyennes!» à partir de leur manifestation sur un espace d’enjeux urbains concrets et significatifs à l’échelle de quartiers, un espace de projet développé sur une durée finie, un espace pluraliste où se retrouvent l’ensemble des parties concernées par la revitalisation d’un quartier et les différents problèmes et questions qu’elle pose, et un espace dissymétrique où une catégorie d’acteurs a la main et où une autre catégorie d’acteurs suit et réagit. Voici qui permet déjà de situer le programme Contrat de quartier comme un cas d’un certain type parmi un ensemble plus large de dispositifs de démocratie participative. Si le Contrat de quartier représente un cas de dispositif de participation parmi d’autres, le Contrat de quartier Callas, sur lequel nous avons décidé de focaliser l’étude, se pose comme un cas de Contrat de quartier parmi d’autres. Quelques 4 La traduction de moves (Goffman, 1969!; 1981) par «!coups!» renforce une lecture stratégique des échanges. Une traduction littérale («!mouvements!») n’est pas pleinement satisfaisante non plus dans la mesure où elle ne rend pas suffisamment compte de l’interdépendance des partenaires de l’interaction, et la manière dont un move affecte l’ensemble des positions. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 142 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique caractéristiques distinctives ayant mené à sa sélection comme notre cas unique peuvent à nouveau être dégagées pour Callas en particulier!: e) Accessibilité Premièrement, le Contrat de quartier Callas s’est distingué d’autres Contrats de quartier bruxellois par son accessibilité. Dès sa mise en route, en janvier 2004, l’autorité communale a accepté d’inclure dans le processus de concertation, dans la Commission Locale de Développement Intégré (ou CLDI, cf. 3.2.1.2.), l’ensemble des habitants du quartier qui s’étaient proposés. Puis, tout au long du processus, la table!de la concertation est restée ouverte à tout nouvel arrivant. Le travail d’information et de communication (procès-verbaux soignés, journaux de quartier, organisation de groupes de travail, de séances d’information et de permanences) y a été exemplaire, au vu de ce qui se fait dans d’autres Contrats de quartier à travers la Région bruxelloise. On dira que le Contrat de quartier Callas faire partie de ces Contrats de quartier où les acteurs en charge –les chefs de projet et le bureau d’études– ont joué le jeu de la participation et cherché à appliquer les mesures et recommandations émises en la matière par le gouvernement régional. Cette accessibilité, cette hospitalité pourrions-nous dire, s’étend également aux invités et aux observateurs extérieurs (par exemple, une équipe de journalistes a suivi et filmé le processus de bout en bout), et à l’enquêteur ethnographe en particulier. J’y ai en effet bénéficié d’emblée de la confiance de l’ensemble des participants et particulièrement de la chef de projet du Contrat de quartier Callas (Mme Charlotte Bridel), qui m’aura ouvert de nombreuses portes!: celles des différentes scènes, publiques, officielles ou plus informelles, du Contrat de quartier!; ce qui était particulièrement important au vu d’ambitions affichées de «!suivre les acteurs se suivre!» et d’investir pleinement l’arène publique se constituant autour d’un Contrat de quartier. Cette arène n’est pas un espace-temps uniforme et homogène (Cefaï, 2002). Elle se compose par le truchement d’une série de moments et de scènes plus ou moins publics (assemblées générales, Commissions Locales de Développement Intégré – CLDI, groupes de travail, réunions d’information, visites de quartier, réunions entre habitants, réunions internes entre le bureau d’études et la cellule de coordination, comité d’accompagnement, etc.). Une réunion de CLDI par exemple n’est ainsi que l’un des lieux où se laissent voir des phénomènes de sociation politique et où se manifestent compétences et incompétences citoyennes. Beaucoup de choses se déroulent en coulisse. Un laissez-passer valant pour l’ensemble –ou une grande partie– de ces lieux était dès lors d’une valeur inestimable pour l’étude de cas. Autre avantage exceptionnel, les acteurs communaux ont accepté de tenir à disposition les enregistrements audio des réunions publiques et, ressource inespérée, les retranscriptions intégrales de ces enregistrements, réalisées par la secrétaire du Contrat de quartier suite à chaque séance. Enfin, nous avons eu accès à une large Répondre en citoyen ordinaire vol.1 143 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique documentation reprenant les procès-verbaux des réunions, des tracts, des affiches, des lettres, mais aussi à de nombreux e-mails échangés par les différents participants au cours du processus de concertation. f) Dynamisme Qualité associée à celle de son accessibilité!: le dynamisme particulier de la concertation à l’œuvre dans ce Contrat de quartier. Jouer le jeu de la participation, pour les acteurs communaux revient entre autres choses à organiser une série conséquente d’événements de participation, se succédant à un rythme régulier et selon une fréquence élevée5!: c’est-à-dire en moyenne deux réunions par mois sur la première année de la concertation quand dans certains Contrats de quartier d’autres communes bruxelloises, les personnes en charge du processus de concertation n’organisent que trois ou quatre réunions par an. Ainsi, il ne suffit pas qu’un Contrat de quartier soit largement accessible à l’observation, encore faut-il que son processus de concertation affiche un certain dynamisme, nous montre les citoyens en action, remisant leur engagement d’une réunion à l’autre. Il faut qu’un enchaînement d’événements les place en position d’envisager la continuité d’un processus, leur permette de suivre les avancées du programme de revitalisation urbaine au plus près, et par extension, permette à l’ethnographe de «!les suivre suivre!». Dans le cas Callas, j’ai pu collecter un ensemble de données riche et varié, j’ai eu l’occasion d’échantillonner des conduites régulières, typiques et, en regard de cellesci, des conduites irrégulières, atypiques. La périodicité appréciable des réunions nous laisse voir, sur près de deux ans de suivi ethnographique, des phénomènes de répétition, la ritualisation de pratiques, l’établissement de vocabulaires et l’affirmation de styles personnels. Le dynamisme du processus montre différences et répétitions!; la continuité dans la régularité et la continuité dans le changement, et par la même occasion, les deux versants de cette capacité des acteurs à donner suite à leurs conduites passées. g) Surgissement de problèmes Dans le cadre du Contrat de quartier Callas, le surgissement de tensions, de troubles puis, carrément, de situations problématiques, nous a permis, comme le voudrait une théorie pragmatiste de la démocratie –celle de Dewey–, de saisir, au-delà des conduites habituelles, régulières, typiques, ce processus d’apprentissage et d’adaptation accompagnant l’enquête (Dewey, 1993) par laquelle les participants visent à résoudre de telles situations problématiques quand ils en rencontrent. Ce Contrat de quartier Callas nous a même montré une véritable «!affaire!»!: le projet 5 Pour plus d’informations sur l’organisation des scènes et des moments de la concertation dans un Contrat de quartier et plus particulièrement dans le Contrat de quartier Callas, voir la deuxième section de ce chapitre. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 144 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique controversé de l’aménagement d’un parc et d’installation d’un ascenseur urbain, qui mobilisa la participation et focalisa l’attention d’un ensemble d’acteurs locaux de plus en plus large et diversifié sur près de deux ans, pour s’instituer, en cours de route, en authentique problème public (Dewey, 2003). 3.1.2. Statut et contours du cas Une étude de cas ne présente pas seulement un cas d’un phénomène social plus générique, elle en propose «des élaborations richement détaillées, épaisses et holistiques!». Si ces critères de détail et d’épaisseur sont cohérents avec la démarche ethnographique et la nécessité d’un ancrage dans les situations, que nous défendons depuis le début du présent travail, l’étude de cas que nous concevons est holistique dans la mesure où nous cherchons à comprendre la compétence de concertation dans son ensemble, sous toutes ses coutures et dans la dynamique de son déploiement. Le processus de totalisation des données collectées sur le terrain n’est pas comparatif, monographique, ni narratif (Dodier & Baszanger, 1997), il est avant tout analytique. Il répond d’une tentative théorique et de concepts forgés en cours d’enquête, une théorie elle-même appuyée sur notre modèle du formatage des situations sociales et de leur historicisation dans une expérience collective6. Il nous a paru nécessaire de dire quelques mots de ce processus de totalisation des données, d’indiquer sa spécificité, de saisir le statut et les contours du «!tout!» que nous avons cherché à assembler à travers le cas «!Contrat de quartier Callas!», et les possibilités intéressantes d’ouverture à des données issues de terrains variés que favorise notre approche de l’étude de cas. 3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? Cette recherche doctorale entend témoigner de la manifestation de compétences de concertation chez des citoyens ordinaires, telle que nous avons pu en rendre compte à partir d’un cas!: le processus de concertation mis en place autour d’un programme de rénovation urbaine particulier (le Contrat de quartier), appliqué dans un quartier bruxellois lui aussi particulier (le quartier Callas). Par cette option d’enquête centrée sur un cas, nous entendons d’abord renvoyer dos à dos certaines stratégies classiques de recherche et d’écriture ethnographique (Dodier & Baszanger, 1997). Nous renonçons à une ambition comparative, qui viserait à déployer plusieurs études de cas plus ou moins fouillées, à les aligner et à les confronter. Mais nous abandonnons tout autant une ambition monographique, par laquelle nous prétendrions révéler, par-delà nos analyses de situations, le schéma culturel propre à une entité collective composée des personnes observées dans les circonstances de l’enquête!; ou encore, une 6 Cf. chapitre 2. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 145 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique démarche narrative par laquelle les éléments d’analyse ne prendraient sens qu’en relation au récit d’ensemble que l’enquêteur est capable de tirer de ses observations. Il nous faut d’emblée nous expliquer sur ces choix épistémologiques et méthodologiques. Dans un second temps, étant entendu, comme le précisent N. Dodier et I. Baszanger, que toute entreprise ethnographique fait face à l’exigence d’un effort de totalisation des résultats associés à ses descriptions et analyses, il nous faudra expliciter le type de totalité auquel nous nous référons, si celle-ci n’est pas atteinte par comparaison, par monographie, ni même par narration. Comment justifions-nous, dans ces conditions, le centrement sur cas unique et quel statut accordons-nous à ce cas!? Commençons donc par positionner notre étude de cas et son processus de totalisation!des données, en regard d’autres approches. a) Observation non ethnographique Il convient de rappeler, avant toute chose, que certaines approches fondées sur des méthodes phénoménologiques et d’observation naturelle se distinguent du projet ethnographique dans lequel nous souhaitons inscrire notre étude. Certaines rejettent un tel effort de totalisation des données, «!le raccordement des analyses de situation à une forme de tout!» (Dodier & Baszanger, 1997). On reconnaît ici typiquement l’ethnométhodologie de H. Garfinkel ou l’analyse conversationnelle de H. Sacks et E. Schegloff. D’autres parmi ces approches observationnelles se posent comme «!non ethnographiques!» non pas tant par l’absence d’effort de totalisation des données que par le faible attachement ou l’absence d’ancrage de ces données à un terrain spécifique et identifiable. C’est le cas pour les travaux de pragmatique linguistique, suite à Austin, ou ceux développés dans le cadre des théories de la cognition située de L. Quéré, B. Conein, P. Pharo. C’est le cas également, de manière très nette, pour la «!cadre-analyse!» goffmanienne telle que présentée dans Frame Analysis. L’ouvrage montre, à n’en pas douter, un effort de totalisation jamais vu chez Goffman (la mise en place d’une vaste théorie des cadres), mais l’auteur s’appuie pour ce faire sur des méthodes critiquables (Denzin & Keller, 1981!; Schegloff, 1988), s’inspire d’une myriade de vignettes descriptives récoltées de manière chaotique, au petit bonheur la chance, dans des coupures de presse, les travaux de ses jeunes collègues... Le travail présenté dans Frame Analysis (1974), qui restera son grand essai théorique, tranche en cela avec le modèle d’enquête de sociologie ethnographique qu’était et que reste Asiles (1968). Ainsi donc, au-delà de l’ancrage des analyses dans des situations, du degré de détail, de la variété et de l’épaisseur du corpus de données, la totalisation de ces données et leur ancrage à un terrain constituent des critères permettant de qualifier d’!«!ethnographique!» une stratégie d’enquête basée sur l’observation et la description. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par l’un et l’autre de ces Répondre en citoyen ordinaire vol.1 146 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique critères qui trouvent une acception variable dans les différentes stratégies classiques que nous allons présenter, et avec lesquelles nous voudrions prendre nos distances dans le cadre du présent travail. b) Ethnographie comparative Pourquoi, tourner le dos à une ethnographie comparative, à un travail d’observation misant sur la confrontation de cas multiples!? Disons que le statut fondamental que nous avons dès le départ accordé à l’analyse microsociologique in situ, à un ancrage du travail d’analyse dans les situations, nous a invité à privilégier l’étude approfondie d’un cas unique à une étude de type comparatif où plusieurs cas!sont directement confrontés les uns aux autres par une méthode consacrée. En effet, mener une telle analyse comparative demande non seulement d’investir plusieurs terrains, mais d’être en capacité de produire, pour l’ensemble de ces terrains des corpus de données commensurables, d’épaisseur, d’hétérogénéité, de qualité et de fiabilité comparables. Nous aurions certes pu développer une analyse comparative en exerçant sur l’ensemble des terrains un travail d’enquête standardisé, moins exigeant, plus superficiel. C’est du reste ce que nous avions commencé à faire en 2004, au début de notre enquête. Mais rapidement, et cela malgré les différents terrains déjà investis, les données récoltées dans le cadre du Contrat de quartier Callas nous sont apparues d’une richesse incomparable (à l’échelle de notre recherche, bien sûr!!). Nous avons décidé d’approfondir l’étude de ce cas autant que possible, nous astreignant à un travail de filature exigeant et atteignant un niveau de détail dans les données qu’il aurait été impensable –faute de temps– de reproduire sur chacun de nos autres terrains. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, certaines conditions rares étaient réunies, dans le cas du Contrat de quartier Callas, qui nous ont permis de rassembler ces données exceptionnelles. Au final, l’épaisseur, l’hétérogénéité, la qualité et la fiabilité largement supérieures des données rassemblées dans le cadre de l’étude Callas nous interdisaient d’en faire un cas parmi d’autres, du même statut que les autres, c’est-à-dire de déployer un dispositif d’analyse comparative traditionnel. Nous verrons plus loin que la mise en correspondance des données issues de terrains différents ne fut pas pour autant écartée. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 147 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique fig.4 – Caractérisation de l’enquête ethnographique (source!: Dodier & Baszanger, 1997, p.63). Etudes des activités humaines Avec approche empirique? Non Oui Philosophie Sciences sociales Ouverture de l’observation? Non Oui Enquête codifiées a priori Enquêtes in situ Ancrées dans un contexte particulier (culturel, historique…)? Non Oui Analyses formelles, Ethno-méthodologie, analyse de conversation, cognition située… Ethnographie fig.5 – Caractérisation des types d’enquête ethnographique Ancrage (situation) Méthodes d'observation non etnographiques Ancrage (terrain) Totalisation des données Légende: La dimension est absente Engagement subjectif du chercheur Ethno-méthodologie (Garfinkel) Micro-sociologie (Goffman) Ethnographie comparative Ethnographie monographique Méthodes d'observation ethnographiques Ethnographie narrative Ethnographie combinatoire Ethno-pragmatique La dimension est faiblement présente La dimension est présente La dimension est déterminante Répondre en citoyen ordinaire vol.1 148 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique c) Ethnographie monographique L’option d’une étude centrée sur un cas unique, tournant le dos à une stratégie comparative, paraît nous diriger tout droit vers une étude monographique. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici!? Reprenons la critique que Dodier et Baszanger adressent aux entreprises d’!«!intégration monographique!»! (1997, p.42-46)!: La tradition ethnographique a longtemps considéré que l’on pouvait intégrer la collection des observations ethnographiques conduites sur un terrain en les référant à une entité collective unique!: un tout qui englobe les données, et à l’intérieur duquel elles s’éclairent réciproquement!; un tout auquel, en même temps, appartiennent les personnes rencontrées lors de l’enquête [... Dans cette perspective], l’accès aux grandes lignes des cultures étudiées engage, comme le montrent tous les manuels d’ethnographie, des méthodes pour passer d’un ensemble hétéroclite d’observations ethnographiques à la mise en évidence d’une culture intégrée et distinguée d’autres cultures. Du fait de sa capacité à [...] produire [...] un discours qui fasse référence à des totalités collectives, ce schéma a exercé pendant longtemps une grande séduction sur les sciences sociales. Il résiste cependant mal à deux critiques. Tout d’abord, ce schéma n’est valide que si l’on a affaire à une solidarité entre les individus de type «!mécanique!», c’est-à-dire une société ou un groupe dans lequel les personnes sont supposées partager les mêmes éléments de conscience collective [...] La notion même de société ou de collectif d’appartenance devient problématique lorsque les solidarités existantes entre les personne s’établissent le long de réseaux sociotechniques dans lesquels les individus coordonnent, de proche en proche, leurs activités [...] sans référence à une commune totalité d’appartenance (Dodier, 1995). En outre, sur le plan méthodologique!, le moment d’intégration des données dans un tout reste un point aveugle, quasi-mystérieux, de la démarche. Notre enquête entend se distinguer d’une perspective culturaliste, autant que du «!micro-culturalisme!» marquant ces dernières années nombre de travaux interactionnistes. Dans les prochains chapitres, nous ne cherchons donc pas à rapporter nos analyses de situation à un arrière-plan culturel et à des pratiques propres à une entité collective, dans la mesure où nous ne croyons pas qu’il soit possible, par-delà les activités se déroulant sous nos yeux, de saisir ou de clore un tel système culturel ou une telle entité collective. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 149 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique d) Ethnographie narrative Ensuite, le processus de totalisation à l’œuvre dans nos analyses se distingue d’un mode d’intégration narrative. Celui-ci s’est constitué comme stratégie de recherche et d’écriture ethnographiques, dans la reconnaissance progressive, d’abord embarrassée puis revendiquée, de la forte dimension subjective et biographique guidant le processus de totalisation monographique. Nous n’associons pas davantage notre démarche à ce «!tournant narratif!», dans lequel le récit des événements dressé par l’auteur remplace l’arrière-plan culturel et l’entité collective de l’ethnographie monographique, et devient l’ «!élément intégrateur!» à partir duquel interpréter les activités décrites dans les analyses de situation (ibid, p.47). Comme le pointent N. Dodier et I. Baszanger dans leur texte, quand dans l’ethnographie classique les opérations de totalisation restaient mystèrieuses, dans l’ethnographie narrative écrite par un «!je!» et portant essentiellement la description sur l’expérience de l’enquêteur, on verse dans «!un excès de centralisation sur la personne de l’enquêteur!» (ibid., p.48). Par ailleurs, l’une et l’autre de ces ethnographies, mues par de fortes pulsion de totalisation de leurs données, tendent à forcer la cohérence de leurs entités!: quand la première dessine le schéma culturel supposé faire fond aux pratiques décrites, le seconde clôt le travail d’enquête à travers «!la forme configuratrice, et en définitive apaisante, du récit!» (ibid., p.53). e) Ethnographie combinatoire L’enquête ethnographique, dans ses différentes définitions, a imposé au travail d’observation et de description en sciences sociales un double exercice d’ancrage des données dans un terrain spécifique et de totalisation des données dans un propos. Face à ce que certains nomment une «!crise de la représentation ethnographique!» (Berg & Fuchs, 1993), l’enjeu est désormais, tout en maintenant les acquis de la démarche ethnographique, de renouer avec un intérêt fondamental pour les propriétés de l’action en train de se faire et réglée in situ, tel que celui qui a guidé jusqu’ici des approches «!non ethnographiques!» comme l’ethnométhodologie de Garfinkel et Sacks, la pragmatique d’Austin, la sociolinguistique de Gumperz et Hymes, et bien sûr la sociographie de Goffman. Il s’agirait de réconcilier ces deux dernières branches du schéma arborescent de Dodier et Baszanger (fig. 5), et ainsi de ne pas sacrifier, aux exigences de l’observation participante des ethnographes, les avancées réalisées par les ethnométhodologues, les sociolinguistes et les sociographes en matière d’observation naturelle (Joseph & Quéré, 1993)!: Le bon tandem méthodologique c’est celui de l’observation participante et de l’observation naturelle. La première introduit le chercheur à un ordre de places qu’il ne connaît pas et lui permet de comprendre ce qui fonctionne comme «!indices de contextualisation!» dans une situation (Gumperz, 1982). Pris dans un périmètre d’interactions, il pourra éviter les pièges de l’entretien Répondre en citoyen ordinaire vol.1 150 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique et se trouver aux côtés des individus au moment où ils réagissent à ce que la vie leur réserve. [...] Le travail de terrain [...] a donc pour but de décrire rigoureusement le capital procédural du parler ordinaire, la richesse des «!mouvements!» par lesquels se construit une position. Il est indéniable, à cet égard, que la linguistique de l’énonciation a imposé à la sociologie un investissement considérable pour assurer la qualité ethnographique de ses données. En contrepartie, elle l’a heureusement éloignée des délices solitaires et des caprices conjoncturels de l’interprétation libre du vécu. Nous sommes donc sensibles à des efforts visant à rétablir, tout en maintenant une éthique de recherche ethnographique (3.1.3.1.), le défi théorique d’une étude plus formaliste des structures et processus de l’activité. Le travail programmatique de N. Dodier et I. Baszanger avance dans ce sens quand ils profilent les caractéristiques d’une ethnographie combinatoire, à laquelle correspondent de nouvelles façons de combiner les analyses partielles et de les raccorder à un «!ensemble!» (Dodier & Baszanger, 1997, p.49)!: L’intérêt [...] pour la dynamique de l’action, à travers l’observation rapprochée de son déroulement, conduit [...] à une reformulation conséquente des visées et de la conduite de l’enquête. L’ensemble de référence choisi pour collecter et interpréter les événements ne se présente ni comme un «!tout!» qu’il s’agirait de découvrir (ethnographie intégrative), ni comme [...] configuration narrative [...] (ethnographie narrative), mais comme une collection hétéroclite de ressources entre lesquelles les individus doivent se déplacer. A la différence du schéma culturel, on ne présume pas que les ressources mobilisées par les personnes dans leur conduite peuvent être rattachées à un ensemble cohérent auquel appartiennent les personnes rencontrées lors de l’enquête. A la différence de l’ethnographie narrative, on sort du récit à la première personne et l’on souhaite généraliser à partir de l’enquête. On pourrait qualifier une telle approche d’ethnographie combinatoire. Un peu plus loin, les auteurs précisent les incidences méthodologiques de l’ethnographie combinatoire. En pratiquant une ethnographie combinatoire (ibid., p.51), l’enquêteur n’est pas fixé sur un terrain intégré qui constituerait l’horizon central à partir duquel il reconstituerait une entité collective. Il circule entre plusieurs chantiers, au fur et à mesure des dimensions qui apparaissent pertinentes [...]. S’il cherche parfois à trouver un terrain qui lui permette d’approfondir [...], il s’attend à ce que ce terrain soit de fait plus hétéroclite que prévu et l’oblige à prendre en considération l’intrication avec d’autres formes d’action. Le matériel collecté s’apparente souvent à un corpus assez vaste de données textuelles issues de sources hétéroclites. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 151 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Dans cette recherche doctorale, qui place une importance certaine dans les questions d’ordre méthodologique, nous nous placerons dans le sillage de cette réforme de l’enquête ethnographique proposée par N. Dodier et I. Baszanger, tout en cherchant à l’amender à notre tour. f) Ethnopragmatique La définition que proposent ces auteurs d’une ethnographique combinatoire rend bien compte de la pluralité des canaux de description que nous emprunterons dans les chapitres suivants pour étudier les compétences de concertation que manifestent des citoyens ordinaires dans le contexte d’assemblées participatives. Cependant, il nous semble que Dodier et Baszanger, dans leur volonté de réinjecter dans le projet ethnographique un intérêt pour la dynamique de l’action située et ses ressources multiples, ne proposent au final qu’un processus de totalisation minimaliste, renoncent plus ou moins à se donner un élément intégrateur, un tout. La démarche ethnopragmatique que nous proposons s’envisage, premièrement, comme une ethnographie combinatoire qui serait plus ambitieuse dans l’exercice de totalisation de ses données (fig. 6). Il ressort du chapitre 2, consacré à préciser l’épistémologie de cette recherche doctorale, que nous ne nous intéressons pas simplement à «!une collection hétéroclite de ressources entre lesquelles les individus doivent se déplacer!» (Dodier & Baszanger, 1997, p.49), mais à l’élaboration d’un modèle stratifié de la situation d’action conjointe. Nous visons une théorie de l’action compétente en situation qui articulerait des compétences institutionnelles à des compétences attentionnelles (écologique, dialogique, historique). La totalité à laquelle tendrait l’ethnopragmatique n’est pas monographique (par reconstruction d’une culture locale, d’une entité collective faisant fond aux observations), ni narrative (par le biais d’un récit). Elle est analytique. L’ethnopragmatique, comme nous la concevons ici, place ses découpages en deçà du «!culturel!», au niveau des traits fondamentaux et, à ma connaissance, panculturels de toute situation sociale (activité, coprésence, conversation, histoire), puis s’interroge sur les rapports de renforcement ou d’interférence qu’entretiennent les ordres grammaticaux qui y correspondent (ordre de l’activité, ordre de l’interaction, ordre de l’histoire partagée). Le linguiste et ethnographe de la communication Alessandro Duranti a été le premier à introduire la notion d’ «!ethnopragmatique!»7. Dans son ouvrage From grammar to p olitics , il définit celle-ci comme «!une entreprise analytique double, 7 Sur la base d’enregistrements et d’observations, le sociolinguiste américain étudie les connexions pragmatiques unissant des énonciations à leur contexte d’activité et d’interaction (une cérémonie politique villageoise samoane, le fono), et établit les contours de ce qu’il appelle «!une grammaire du blâme et de la louange!». Elucider la spécificité d’un geste, évaluer la force illocutoire d’un acte de langage demandent à l’auteur de confronter les données conversationnelles enregistrées et ses notes d’observation sur l’ordonnancement spatial et temporel de la réunion, mais également de sortir des «!parenthèses!» de la cérémonie pour considérer la vaste gamme des activités publiques ordinaires et des environnements routiniers dans lesquels se trouvent pris ces mêmes acteurs. La voie ouverte est celle d’une ethnopragmatique du politique (Duranti, 1994, p. 169). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 152 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique fondamentalement éclectique et interdisciplinaire, qui compte, d’une part, sur des descriptions grammaticales détaillées, et d’autre part, sur des comptes-rendus ethnographiques!» (Duranti, 1994). Méthodologiquement, en faisant sien un «!principe de filature!» qui seul permet de rendre compte de phénomènes de resituation par lesquels les acteurs se replacent constamment dans l’intrigue durable d’une menée collective, l’ethnopragmatique affirme plus clairement son ancrage à un terrain spécifique que ne le fait la stratégie d’enquête définie par Dodier et Baszanger. Pour le dire ainsi, l’ethnopragmatique est ambulatoire plutôt que déambulatoire. Il n’est pas suffisant, dans le cadre de l’enquête ethnopragmatique, de «!zapper!» incessamment d’un terrain à un autre pour aller piocher ce qui nous intéresse à gauche et à droite, de «!circule[r] entre plusieurs chantiers, au fur et à mesure des dimensions qui apparaissent pertinentes!» (Dodier & Baszanger, 1997, p.51). Rappelons que nous cherchons bien à étudier un cas, pas seulement une série de mécanismes. Nous nous engageons pour cela à suivre les acteurs, à collecter des données à l’occasion d’un séjour prolongé sur un même terrain, seul moyen d’appréhender les situations d’interaction comme étant prises dans une expérience et un cours d’action qui les dépassent. L’option consistant à choisir un terrain principal autour duquel s’organise l’étude de cas ne signifie pas un retour à l’ethnographie classique et à l’intégration monographique. En faisant durer les observations sur un même terrain principal, nous ne nous attendons pas à capturer une entité collective, mais une accumulation d’expérience et un cours d’action. Le projet de l’ethnopragmatique telle que nous la définissons n’est pas de rapporter des situations d’interaction à un arrière-plan culturel, mais, dans le cadre d’une menée durable, à d’autres situations d’interaction qui leur font suite ou auxquelles elles donnent suite. Le choix, pour l’ethnopragmatiste, de «!traîner pesamment!» sur un même terrain est donc purement méthodologique. Le terrain principal devient simplement un site d’observation privilégié à partir duquel l’enquêteur peut d’une part étudier les différentes facettes des «!compétences de concertation!», leur répétition, leur régularité et leur typicité, leur émergence, leur transformation ou leur disparition, et d’autre part distinguer des cours d’action et d’expérience ayant des horizons temporels différents (de la concertation entendue comme écologie dynamique en train de s’organiser et de progresser sous nos yeux, ici et maintenant, à la concertation entendue comme une menée s’étalant sur plusieurs mois ou davantage). Nous espérons avoir fait apparaître avec suffisamment de clarté le «!processus de totalisation!» propre à l’éthnopragmatique!: un processus à la fois combinatoire (la compétence de concertation ne peut être saisie qu’à travers la pluralité de compétences de contextualisation qu’elle combine) et ambulatoire (la compétence de concertation ne peut être saisie qu’en suivant les acteurs sur les différentes scènes et les différentes moments d’un même processus de concertation). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 153 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas? L’une des différences entre une ethnographie monographique et l’enquête dans laquelle nous nous lançons réside dans la prise en compte de la contingence des observations et de l’inscription des résultats dans les limites temporelles et spatiales de l’enquête. Le cas se définit en fonction d’un découpage dans l’espace et dans le temps proposé par l’enquêteur. Un tel découpage est pratiqué en regard de certaines considérations d’ordre théorique et d’autres d’ordre pratique. Ainsi, pour le cas qui nous intéresse, le Contrat de quartier Callas, devant l’impossibilité de couvrir les quatre années du processus de concertation, nous avions choisi de suivre les acteurs sur l’ensemble de la première année du processus, l’année de «!programmation!», une première phase déterminante et éminemment politique, au cours de laquelle sont décidées les grandes options concernant la revitalisation du quartier. Suivre les acteurs sur une année entière, d’une part, nous donnait le temps nécessaire pour considérer la dynamique d’enchaînement des réunions, pour pratiquer un échantillonnage des conduites, repérer leur régularité d’une réunion à l’autre, et d’autre part nous permettait de saisir une phase de la concertation dans son unité et sa totalité (la phase de «!programmation!»), avant que les acteurs n’entament une phase ultérieure du processus (la phase de «!mise en œuvre!»). Cependant, les réalités du terrain résistent au découpage que leur proposent les calendriers officiels. Ainsi, à Callas, pour cause de profonds désaccords entre les participants et face à la désapprobation d’un projet particulier par un groupe d’habitants et de représentants d’association, la phase de programmation, au lieu de s’achever après un an (c’est-àdire en décembre 2004), s’est en pratique étendue sur les deux premières années du processus. Dans notre volonté de couvrir cette phase dans son ensemble, nous avons prolongé l’observation jusqu’en octobre 2005. En un sens, nous pourrions dire que notre enquête ethnopragmatique s’est prolongée aussi longtemps que les participants du Contrat de quartier Callas ont mené leur enquête sur les problèmes nés au cours de la programmation de ce Contrat de quartier, dans le sens que J. Dewey donne à l’enquête, «!spécifiée comme éclairage et résolution tâtonnante d’une situation problématique!» (Stavo-Debauge & Trom, 2004). Ce n’est que suite à une dernière réunion-clé d’octobre 2005 que le processus bascula véritablement dans une phase de mise en œuvre. Couvrir cette phase de programmation signifiait, d’abord, assister à quinze des seize réunions publiques de concertation entre janvier 2004 et octobre 2005. Cependant, nous savons, comme l’a conceptualisé Daniel Cefaï (2002), qu’un processus de concertation comme celui que montre le Contrat de quartier ne se développe pas dans un espace-temps public linéaire, homogène et uniforme, mais s’étale et se disperse dans une arène plus vaste, en un archipel de scènes et sur une multiplicité de lignes temporelles. Ainsi, dans les limites de nos possibilités, et dans les limites de notre accès à ces lieux, nous avons poursuivi l’observation sur une série de scènes plus ou moins officielles, et jusqu’aux plus informelles. Sur les 31 réunions observées Répondre en citoyen ordinaire vol.1 154 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique dans le cadre de l’étude Callas, à côté des 15 réunions publiques officielles, nous avons assisté à 16 autres réunions plus informelles - dont 7 réunions de groupes de travail - associées au processus de concertation du Contrat de quartier Callas. Nous avons insisté à plusieurs reprises sur l’importance qu’il y avait d’intégrer les analyses de situations que nous pouvions tirer d’observations ciblées à un processus, continu et prolongé, d’enquête et de filature ethnographiques. Il ne s’agit pas simplement de multiplier et de juxtaposer les analyses de situations. Il est plus intéressant que ces observations et ces analyses suivent une expérience dans sa progression, d’une réunion à une autre, d’une phase de la concertation à une autre, d’une scène de la concertation à une autre. Rendre explicites les contours de l’espacetemps plus large de l’enquête à l’intérieur duquel nos analyses de situations trouvent leurs extensions représente un geste nécessaire. 3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? Dans l’étude que nous proposons, le travail de comparaison et de recoupement des données s’est fait d’abord et avant tout à l’échelle d’un seul et même terrain. Le Contrat de quartier Callas constitue bien le cas central de notre enquête ethnopragmatique, celui pour lequel il a été possible d’associer des techniques d’observation naturelle et de description détaillée à un travail de filature, à une ethnographie de fond menée sur un temps long et continu (31 réunions observées entre janvier 2004 et octobre 2005). Il s’agit ici de nos données les plus complètes, les plus élaborées, les plus épaisses!; des données qui, au sein de notre matériau ethnographique d’ensemble, seraient de «!niveau 1!». fig.6 – Les terrains de l’ «!étude centrée sur un cas!» niveau 3: Autres dispositifs de participation citoyenne en Belgique (urgence sociale et santé) 52 réunions (2005-2007) niveau 2: Autres Contrats de quartier commune B, commune C 23 réunions (2004-2005) niveau 1: Contrat de quartier Callas commune A 31 réunions (2004-2005) Répondre en citoyen ordinaire vol.1 155 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Au-delà du Contrat de quartier Callas, situé dans une commune A, l’enquête de terrain s’est prolongée dans les processus de concertation de trois autres Contrats de quartier bruxellois situés, pour les deux premiers, dans une commune B (C.d.Q. Reine Fabiola, 6 réunions – C.d.Q. Lemont, 8 réunions) et pour le troisième, dans une commune C (C.d.Q. Collège, 9 réunions). Ces données, récoltées elles aussi en 20042005, seront dites de «!niveau 2!». Une série de situations, dégagées d’un travail d’observation dans ces autres Contrats de quartier bruxellois, seront mobilisées au gré de notre étude, pour les éléments particulièrement pertinents qu’elles pourront apporter à une analyse des engagements profanes et des compétences de concertation. Au-delà, nous aurons parfois –plus rarement– recours à des exemples issus d’expériences et de dispositifs de participation extérieurs aux Contrats de quartier, extérieurs même au champ du développement urbain. Ces données ont été recueillies dans deux dispositifs facilitant la participation des «!usagers!», pour l’un, dans le domaine de l’urgence sociale (assemblées réunissant des personnes sans domicile fixe, des travailleurs sociaux, des psychologues, des bénévoles), pour le second, dans le domaine de la santé (assemblées réunissant des malades, des personnes du monde médical ou pharmaceutique, des responsables politiques). Il s’agit de données de «!niveau 3!» qui ne seront mobilisées que pour les situations parfois extrêmes qu’elles montrent, et les contrastes intéressants qu’elles offrent par rapport aux formes de concertation observables dans le milieu des Contrats de quartier bruxellois et, de manière plus générale, dans le cadre de l’urbanisme participatif. Au final, notre dispositif d’enquête se positionne à mi-chemin entre un dispositif d’ «!étude de cas!» et un dispositif d’ «!ethnographie combinatoire!», tel que proposé et défendu par Dodier et Baszanger. C’est pourquoi je propose de parler d’une étude centrée sur un cas, dans laquelle toute analyse menée sur des terrains périphériques ne prend son sens que par sa capacité à éclairer ou à compléter le cas central. C’est dans ce jeu entre comparaisons de situations internes au cas et comparaisons avec des situations externes au cas que progresse le processus de totalisation ethnographique. 3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas Le potentiel de génération théorique et de généralisation d’une enquête ethnopragmatique centrée sur un cas réside, de manière paradoxale, dans le fait qu’elle se présente comme une «!science du particulier!» (Darbo-Peschanski, 1987). Contrairement à ce que proposent les ethnographies les plus subjectivistes, nous n’entendons pas renoncer à la qualité scientifique et objective de notre enquête, à la possibilité de généraliser ses résultats. En intégrant les apports de l’ «!interactionnisme réaliste!» de Goffman et de la pragmatique linguistique, nous préférons au discours sociologique une science de la description sérieuse, une sociographie, et cherchons à adopter une posture naturaliste qui minimiserait les Répondre en citoyen ordinaire vol.1 156 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique inférences interprétatives vis-à-vis des interactions sociales observées (Becker, 2002). Nous cherchons en définitive, par la description d’un grand nombre de séquences, à dégager les différentes composantes de la compétence de concertation et la structure formelle des situations!; une structure qui resterait valable pour un ensemble indéterminé d’expériences démocratiques faisant appel à la participation de citoyens ordinaires. Cependant, contrairement à Goffman, il nous apparaît qu’une science visant à dégager les formes de l’action (la dimension pragmatique dans ethnopragmatique) n’est possible qu’au travers d’études de cas, d’enquêtes ancrées dans les réalités contextuelles de terrains spécifiques (la dimension ethno dans ethnopragmatique). Ce travail, comme le disent bien N. Dodier et I. Baszanger, vise à produire une jurisprudence ethnographique, interrogeant l’universel à la lumière de la singularité d’un cas (1997, p.42)!: Quel est le statut de ce contexte particulier dans lequel se déroule l’enquête!? Comment est délimité ce cadre qui n’est pas celui de la situation hic et nunc, et qui n’est pas celui d’une humanité saisie en toute généralité à travers les priorités fondamentales de toute activité!? Suivre les acteurs d’un processus de concertation particulier, multiplier les observations et les descriptions à l’aide d’un outillage analytique «!micro!» et sensible au langage, rester attentifs aux aspérités des interactions sociales et ouverts aux surprises qu’elles nous réservent permet à l’étude de cas ethnopragmatique de proposer de petites découvertes théoriques. Celles-ci apparaîtront sûrement dérisoires aux sociologues désireux de maintenir le «!S!» majuscule de Socio, voire le «!L!» majuscule de Logos. Elles pourront, gageons-le, apparaître pertinentes à une série d’autres lecteurs, peut-être aux individus ayant fait l’expérience de ces assemblées participatives et à ceux en quête d’éléments leur permettant d’affiner la procédure, l’animation et la réglementation des processus de concertation publique en Belgique et ailleurs. 3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes Le point précédent nous a permis de positionner la stratégie de l’étude de cas (ou de l’étude centrée sur un cas) et de clarifier la posture ethnopragmatique par rapport à d’autres disciplines –ethnographiques ou non ethnographiques– d’observation des pratiques sociales. Nous avons précisé le processus de totalisation des données qui lui était propre, un processus analytique plutôt que monographique ou narratif. Voici venu le moment de nous pencher sur les méthodes utilisées dans notre enquête pour la récolte et l’analyse de ces données. Selon les trois critères proposés par D. Snow et D. Trom, l’étude de cas ne se distingue pas seulement par le fait qu’elle élabore (i) un exemple ou une variante d’un phénomène social plus générique, (ii) qu’elle le fait de manière détaillée et holistique, Répondre en citoyen ordinaire vol.1 157 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique mais aussi (iii) par une triangulation de méthodes d’enquête multiples. Afin de tirer le maximum du cas, de le couvrir dans son ensemble, s’appuyer sur une seule méthode et un seul type de données est insuffisant (Snow & Anderson, 1991, p.158)!: Notre argument principal est que la réalité sociale est trop complexe et multidimensionnelle pour être correctement appréhendée par une seule et unique méthode. Donc, plutôt que de discuter des avantages d’une méthode sur une autre [...], il est préférable de combiner des stratégies multiples de manière à ce qu’elles se complètent l’une l’autre et remédient l’une l’autre à leurs limites respectives.ii En travaillant uniquement à partir d’entretiens, uniquement à partir d’observations in situ, uniquement à partir d’enregistrements de conversations, uniquement à partir de données textuelles, uniquement à partir de statistiques, il nous serait impossible de saisir la «!compétence de concertation!» dans toute sa complexité. Tout en assumant un parti pris initial, qui nous a conduit à placer les données d’observation au fondement de notre méthode d’enquête, nous avons visé une hybridation du matériau et, comme l’indiquent les auteurs, une triangulation des méthodes de recueil et d’analyse. La triangulation des méthodes et l’agencement de données hétérogènes ne constituent ni une technique d’enquête stabilisée et codifiée, ni une approche tout à fait neuve. Si, d’une part, il n’existe aucune recette pour réussir cet assemblage méthodologique, s’il ressort à l’initiative de l’enquêteur de s’adapter au mieux au cas particulier qu’il étudie et aux multiples ressources que le cas offre pour se laisser étudier, on peut dire que, d’autre part, l’enrichissement mutuel de méthodes variées constitue une caractéristique de l’ étude de cas depuis ses origines (Cefaï, 2003, p.511): «!La case study a été le mot d’ordre, le canon méthodologique et le format d’enquête de prédilection de la première vague de l’Ecole de Chicago […]. L’étude de cas a été confrontée et combinée avec l’analyse statistique. Ce serait pourtant une erreur de projeter sur ce clivage l’opposition entre qualitatif et quantitatif […] comme les représentants de l’interactionnisme symbolique l’ont formulée plus tard, quand ils se battaient contre la prévalence de la survey research […]. L’étude de cas incluait des recensements et des tabulations, au service d’analyses écologiques [...]!». Dans les pages qui suivent, nous proposons de présenter le panachage de méthodes auxquelles nous avons eu recours. Nous cherchons à les articuler, les unes en regard des autres, afin de faire ressortir toute la spécificité de la stratégie d’enquête mise en place pour notre étude centrée sur le cas «!Contrat de quartier Callas!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 158 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature ethnographique. Avant de présenter les méthodes de l’étude de cas à proprement parler, il me semble important de dire un mot des enjeux éthiques auquel sont associées à la fois la récolte de données ethnographiques et l’analyse détaillée des conduites, qui, en tranchant avec des formes d’analyses standardisées, vise à coller le mieux possible à leur occurrence en situation (Dodier & Baszanger, 1997, p.41)!: La notion d’approche ethnographique correspond à une manière d’aborder la tension constitutive des enquêtes in situ!: plus un enquêteur accepte de sacrifier l’exigence de standardisation du recueil de données à l’ouverture aux aléas de l’observation, plus il agit en ethnographe. [Les auteurs poursuivent en note de bas de page] Cette dualité de base de l’ethnographe a, au-delà de cette dimension épistémologique, des aspects moraux. Pour satisfaire un principe d’ouverture qu’il pousse délibérément assez loin, l’ethnographe doit greffer son enquête sur les dispositifs déjà existants de l’activité. Contrairement au chercheur qui canalise les entités pour les faire venir dans son laboratoire, l’ethnographe sort de son laboratoire et cherche à rendre son activité de recueil de données compatible avec ce dans quoi sont engagées les personnes par ailleurs. Un tel «!engagement ethnographique!» (Cefaï et. al, 2009) implique en premier lieu, je pense, une éthique microsociologique, par laquelle le sociologue se montre scrupuleux dans ses analyses et fidèle à ses observations, toujours prêt à revenir sur son cadre théorique pour le modifier. Ce souci du détail et de l’infinitésimal est bien sûr présent chez Goffman, qui en cherchant à défendre son «!observation naturaliste non systématique!», n’a pas de mots assez durs pour qualifier les recherches standardisées, qu’il s’agisse de la sociologie du survey ou des manipulations expérimentales en psychologie sociale!(Goffman, 1973, p.17-18): Il est donc certain que la méthode à laquelle je recours souvent – l’observation naturaliste non systématique – est très sérieusement limitée. J’affirme pour ma défense que les méthodes de recherche traditionnelles employées jusqu’à présent dans ce domaine ne le sont pas moins à leur façon. En dépit des dénégations, les caractéristiques de leur exécution ne garantissent pas de prime abord la solidité supposée des découvertes ; dans chaque cas, il faudrait une nouvelle étude pour déterminer à propos de qui et de quoi les résultats sont vrais. Les variables qui apparaissent ont tendance à être de pures créatures des modèles de recherche qui n’ont aucune existence en dehors de la pièce où se trouvent les appareils et les sujets, sauf, peut-être, brièvement, lorsque, la situation étant prise comme un « scénario », on la recrée sous des auspices favorables et un ciel clément. On forge des concepts dans la foulée pour arranger les choses de telle façon Répondre en citoyen ordinaire vol.1 159 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique qu’on puisse faire passer des épreuves et mesurer les effets d’une variation contrôlée d’un genre quelconque, et le caractère scientifique de tout cela est assuré par le port de blouses blanches et l’argent du gouvernement. L’étude commence par « Nous supposons que... », continue par une discussion complète des déformations et des limites du modèle proposé, donne les raisons pour lesquelles ces déformations et ces limites ne sont pas rédhibitoires et se termine par un nombre appréciable de corrélations significatives satisfaisantes qui tendent à confirmer certaines des hypothèses; comme s’il était aussi simple de découvrir des structures dans la vie sociale. Cela fait penser à de la magie blanche : si vous accomplissez tous les gestes imputables à la science, la science apparaîtra. Mais elle n’est pas apparue. (Cinq ans après leur publication, beaucoup de ces études rappellent les expériences que font les enfants avec une boîte du petit chimiste : « Suivez les instructions et vous deviendrez un vrai chimiste, comme sur la photographie »). Ces méthodes n’ont ouvert aucun domaine à l’étude naturaliste. Aucun concept n’a émergé qui renouvelle notre vision de l’activité sociale. Aucune charpente n’a été édifiée qui soutiendrait un nombre toujours plus grand de faits. Notre compréhension du comportement ordinaire n’a pas augmenté, mais bien notre éloignement. Toutefois, l’éthique ethnographique ne se limite pas au scrupule microsociologique dont Goffman se fait fort face à ses adversaires, dans ces lignes mordantes en introduction aux Relations en public. Aussi brillant qu’il soit, ce bijou d’ironie –un parmi d’autres chez l’auteur– finit par irriter. Qu’il se fasse le pourfendeur des sociologies les plus ridiculement scientistes, les plus inaptes à «!renouvele [r] notre vision de l’activité sociale!», très bien. Le problème, chez Goffman, chez ce Goffman qui se proclame naturaliste, réside dans la pauvreté relative de ses propres données d’observation. Ainsi, l’«!ethnographie sérieuse!», dont il se fait le chef de file dans Interaction Rituals (1967, p.3) ne paraîtra pas très «!sérieuse!» aux chercheurs sacrifiant, bien davantage que Goffman, au travail exigeant de l’observation participante et de l’enquête de terrain en général8. Nous l’écrivions précédemment, le travail ethnographique de Goffman s’est arrêté à Asiles. Son travail ultérieur, pour génial qu’il soit, relève d’une sociographie pratiquée à partir de vignettes et de données souvent problématiques, comme des coupures de journaux. Goffman, à vrai dire, n’avait cure du statut de ses données, et ceux qui ont osé une critique sur ce point se sont vus brusquement rembarrés par une prose autoritaire –voir sa Réplique à Denzin et Keller (1989). On traitera rapidement de deux critiques méthodologiques pouvant être adressées à Goffman, deux façons de montrer que son «!ethnographie!» n’est pas aussi «!sérieuse!» qu’il le prétend. C’est certain, quand il parle d’«!ethnographie sérieuse!», Goffman fait allusion au recours à l’observation naturaliste, à la description détaillée des interactions sociales 8 Je remercie Pierre Lannoy d’avoir attiré mon attention sur cette prétention de Goffman quand il labellise une «!ethnographie sérieuse!». Répondre en citoyen ordinaire vol.1 160 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique et de leur caractère formel, à une rigueur analytique, davantage qu’à la qualité de ses données et à leur ancrage dans des terrains spécifiques. Or il se trouve que sur ce point fort qu’il revendique, l’approche naturaliste, Goffman est tombé sur plus costaud que lui, en la personne d’un conversationnaliste comme Emmanuel Schegloff. Si l’œuvre de Goffman a constitué une source d’inspiration certaine pour H. Sacks et E. Schegloff, son travail d’observation et de description manque à leurs yeux considérablement de rigueur, et les «!données!» sur lesquelles il s’appuie Schegloff place des guillemets à données - ne sont pour eux rien moins que détaillées. Goffman mort, Schegloff lui adressera une critique bienveillante, mais sévère –la sévérité n’étant pas la dernière «!qualité!» des conversationnalistes (Schegloff, 1988). Selon Schegloff, dans son objectif naturaliste et antipsychologiste, celui visant à saisir par l’analyse non pas les hommes et leurs moments mais les moments et leurs hommes, Goffman échoue. Faute de données suffisamment solides –i.e. des conversations enregistrées et retranscrites en détail– l’analyse goffmanienne des interactions échappe à la description pure et développe en sous-main une psychologie de l’individu et un déterminisme de l’intérêt individuel. Par contraste, les conversationnalistes œuvrent, selon Schegloff, à des analyses purement formalistes et dépersonnalisées, mettent en lumière des mécanismes fondamentaux, la «!machinerie!» des tours conversationnels. Nous choisissons ici de rejeter cette critique, comme le fit en son temps Isaac Joseph, en résistant aux rengaines épistémologiques des ethnométhodologues (2003) et à leurs attaques mettant en doute la rigueur et le détail des analyses de Goffman. Ce dernier a eu le mérite, je pense, de chercher à inscrire son travail d’observation naturelle et de description naturaliste dans un processus de totalisation analytique et de production théorique. S’il s’est refusé à se centrer sur les mécanismes de l’interlocution avec le pointillisme des conversationnalistes, c’est pour la replacer dans le jeu plus général des rencontres de face-à-face et des activités. Par rapport à la stratégie de recherche que nous nous sommes fixée, c’est-à-dire une étude centrée sur un cas et recherchant la triangulation des méthodes d’analyse, la finesse d’une sociographie d’inspiration goffmanienne reste considérable. Dans le cadre de l’enquête que nous envisageons, une seconde critique pouvant être adressée à Goffman (mais également aux conversationnalistes et aux ethnométhodologues) apparaît plus pertinente!: celle qui déclarerait que son ethnographie n’est qu’à moitié sérieuse, et n’est d’ailleurs pas vraiment une ethnographie, dans la mesure où l’ «!observation naturelle!», pour fine qu’elle soit, n’est pas couplée à une démarche d’ «!observation participante!». Ce «!bon tandem méthodologique!» (Quéré & Joseph, 1993) définirait l’ethnopragmatique comme une ethnographie sérieuse et rigoureuse à plus d’un titre. A côté du sérieux avec lequel le chercheur produit ses descriptions naturalistes et ses analyses microsociologiques en laboratoire, celui-ci est également tenu de montrer une compétence et un sérieux à mener une enquête de terrain, à se plier aux contraintes de l’observation participante Répondre en citoyen ordinaire vol.1 161 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique en se mêlant aux différents protagonistes, en les suivant de près dans leurs déplacements et à travers les multiples épisodes de la concertation. En effet, une enquête ethnographique ne peut consister seulement en une accumulation et à une juxtaposition d’analyses de situations déconnectées les unes des autres. Celles-ci sont combinées les unes avec les autres analytiquement (ce que Goffman fait en virtuose), mais également reliées les unes aux autres par une inscription sur un même terrain et par un travail de filature (ce que ne fait pas Goffman), ce fil ethnographique qui est pour le chercheur ce que les faisceaux d’expérience traversant les situations sont pour les acteurs. Rappelons ici que ce fil tendu entre les situations n’est pas forcément narratif. Plutôt que d’intégrer les situations du processus de la concertation dans un récit bien ficelé, nous chercherons plus simplement à les «!aligner!» de manière à comprendre comment, d’elles-mêmes, des situations de concertation se donnent suite les unes aux autres et résonnent les unes dans les autres. Cette double exigence, qui a trait à l’acuité de l’observation naturelle, d’une part, et à la fécondité de l’observation participante, d’autre part, a un prix!: l’étude de cas ethnopragmatique se révèle très gourmande en temps. Les ethnométhodologues et les conversationnalistes consacrent l’essentiel de leur temps à rechercher, à retranscrire et à décortiquer des données extrêmement détaillées, mais ne se soucient guère des réalités de l’enquête de terrain. Partant, leurs analyses, certes extrêmement pointues, n’en sont pas moins décontextualisées, en ce qu’elles arrachent les conduites à des cours d’action et à des contextes d’expérience plus larges. Inversement, les spécialistes de l’enquête de terrain et les adeptes de l’observation participante pris d’une ambition monographique, cherchent à cerner un contexte culturel ou historique tout en oubliant parfois que ce qui doit être replacé en contexte, ce sont les conduites, et que celles-ci ne peuvent être correctement saisies qu’en faisant usage de l’outillage analytique mis au point par les «!sociographes!» les plus méticuleux!: Goffman, Garfinkel, Sacks, Schegloff, Gumperz, Hymes, Duranti.... L’ethnopragmatique, en adoptant un regard variablement microscopique et, disons, mésoscopique, cumule ces efforts. Le temps passé à suivre les acteurs se suivre, à assembler ces données hybrides et à les analyser, représente la condition à la fois scientifique et morale d’un discours sociologique portant sur ce que les gens font et la manière dont ils le font. b) Résister à la bigger picture Notre séjour prolongé sur un même terrain choisi comme cas s’est justifié en ce qu’il permettait des analyses de situations d’une qualité supérieure, voilà tout. Quand une enquête de type monographique privilégie une ethnographie de fond qu’elle cherchera à l’occasion à approfondir par quelques descriptions microsociologiques, l’enquête ethnopragmatique suit un processus inverse!: elle part d’un souci d’observation naturaliste des situations pour intégrer ensuite les apports d’une filature Répondre en citoyen ordinaire vol.1 162 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique des acteurs sur des temps plus longs. Autrement dit, elle part de zooms goffmaniens, pour ensuite élargir précautionneusement la focale et révéler progressivement certains éléments précédemment hors cadre, sans pour autant chercher à atteindre une vue panoramique. Dans la mesure où nous avons choisi de nous intéresser sans compromission aux formes, aux textures et aux dynamiques des situations de concertation, nous n’avons pas réellement élargi l’enquête à leur arrière-plan biographique, culturel, socio-historique, politico-idéologique (...), autant d’éléments intervenant bien sûr dans la détermination de ces situations, mais d’une manière «!épouvantablement complexe!» (Goffman, 1988). Ouvrez la porte de l’enquête à ces questions, et bientôt, l’on ne verra plus qu’elles!! On pourra donc certainement reprocher à ce travail de ne pas fournir une «!image d’ensemble!» des controverses dans les Contrats de quartier, de manquer à restituer le «!contexte général!» au sein duquel se joue la question de la participation des citoyens dans des dispositifs de développement urbain à Bruxelles. Et pour cause!: nous avons, tout au long de cette enquête, résisté sciemment à l’appel de la bigger picture. Ce problème s’est posé à nous dès janvier 2004, lors de la phase préliminaire de l’enquête quand, après avoir établi des contacts avec les responsables communaux de différents Contrats de quartier en région bruxelloise, après nous être assuré une entrée dans les assemblées participatives qui nous intéressaient, nous avons rencontré les chefs de projet de chacun de ces Contrats de quartier, ainsi qu’une série de «!personnes-ressources!»!: des membres du personnel de la Direction à la Rénovation Urbaine, des experts du Secrétariat Régional de Développement Urbain et quelques collègues universitaires. Nous n’avons pas persévéré dans ce travail préliminaire et ces entretiens exploratoires qui tendaient à cadrer a priori l’ensemble de nos observations à venir, et qui risquaient de ruiner une démarche inductiviste portée sur les découvertes sociologiques!; des découvertes d’ampleur modeste mais des découvertes quand même. Nos interlocuteurs avaient leur vision d’ensemble, panoramique, intégrée des enjeux et des logiques de la participation mise en place à Bruxelles, et nous cherchions justement à éviter une telle posture. Il s’agit ici d’une «!ficelle!» élémentaire de l’enquête par observation que de mettre en doute les théories des différentes personnes-ressources qui nous sont indiquées en début d’enquête, de remettre en cause une certaine «!hiérarchie de la crédibilité!» (Becker, 2002) établie entre des personnes pointées comme personnes-ressources et d’autres qui ne le sont pas. En cohérence avec notre posture ethnopragmatiste, le travail mené préalablement à l’enquête de terrain proprement dite a été réduit à son minimum. Nous avons choisi et nous sommes efforcé d’adopter une attitude de «!naïveté systématique!» –une attitude que l’on retrouve dans les travaux de B. Latour notamment (2004)– vis-à-vis des pratiques à l’œuvre dans les commissions participatives des Contrats de quartier à travers la Région bruxelloise et du Contrat de quartier Callas en particulier. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 163 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Nous ne nous retrouvons pas dans ces sociologies du dévoilement, pour lesquelles l’essentiel de la signification des pratiques ne se situe pas en surface de l’action –ni même dans l’action elle-même– mais se trouve caché, dissimulé!; le travail du sociologue consistant alors principalement à restituer ce sens caché et à mettre au jour des dynamiques historiques, des structures sociales invisibles, des représentations mentales, des stratégies secrètes, etc. Or il se trouve que les personnes-ressources que nous avons rencontrées nous présentaient des éléments destinés à alimenter une telle sociologie du dévoilement, en fonctionnant eux-mêmes comme des sociologues du dévoilement!: Ils adoptaient en tant que personnesressources et à l’égard des processus de concertation Contrats de quartier un regard surplombant et cartographique (Certeau, 1980), un regard apte à percer les secrets locaux, à révéler des relations de copinage et des antagonismes, à dénoncer le doublejeu de certains acteurs, etc. A l’inverse, nous avons cherché à nous socialiser aux mondes des Contrats de quartier bruxellois par tâtonnements progressifs et par le biais de l’action directement observable. Nous désirions développer un regard au ras du sol, suivre les acteurs et l’action en train de se faire afin de la décrire telle qu’elle se donne à observer, en toute apparence. Nous ne rejetions pas l’idée que ces pratiques de concertation puissent être déterminées à un niveau ou un autre ou que les dispositifs qui les accueillaient puissent montrer, à l’occasion, une grande rigidité. Simplement, nous devions pouvoir rendre compte de ces déterminations et de ces rigidités à travers des procédures de cadrage de l’action, plutôt que de les envisager à travers un système de dispositions et de contraintes antérieures et extérieures à l’action. Et pour ces dispositions antérieures et extérieures à l’action (ex!: orientation militante de certains participants, histoire des relations interpersonnelles entre tels et tels participants...), nous avions choisi de laisser les acteurs nous les indiquer euxmêmes, en faisant ce qu’ils font de la manière dont ils le font, en «!formulant!» (Quéré, 1990) ces traits idéologiques, biographiques, etc. c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique Une focalisation sur les traits formels fondamentaux de la relation politique qu’entretiennent, en concertation, citoyens et élus, profanes et experts, plutôt que sur les contenus d’histoires locales particulières et de biographies personnelles, a largement facilité un travail d’anonymisation du matériau ethnographique. Une telle procédure, après discussion avec le comité d’accompagnement de la thèse, a été jugée nécessaire d’un point de vue éthique. En effet, les descriptions et analyses des prochains chapitres 4, 5 et 6 décortiquent les comportements et les discours d’acteurs élus, experts, citoyens, associatifs, et cela –autant le dire tout de suite– pas toujours à l’avantage des personnes dont il sera question. La description naturaliste, en projetant une lumière crue sur les pratiques, développe sa propre portée critique. Ainsi, dans les commissions des Contrats de quartier, la forte dissymétrie marquant ces relations entre sollicitants (les élus, les experts) et sollicités (les citoyens, les associatifs) pose le Répondre en citoyen ordinaire vol.1 164 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique cadre de conduites typées ou atypiques, maniérées ou inconvenantes, routinières ou bricolées, affirmées ou hésitantes, autoritaires ou maladroites... En particulier, les nombreuses erreurs d’appréciation détaillées dans le chapitre 5 sont susceptibles de mettre leurs auteurs (des participants citoyens, profanes) dans l’embarras. De plus, des propos durs, grossiers ou insultants, que nous avons voulu reprendre tels quels, pourraient très bien relancer inutilement certaines tensions entre acteurs locaux, faute d’un effort de notre part pour gommer les marqueurs de personne dans les énonciations. Nous avons ainsi retouché le matériau en fin de parcours, choisi des noms d’emprunts pour les différents locuteurs apparaissant dans les nombreux extraits de réunion. Nous avons également dû modifier le nom des rues, des places, des lieux, des associations, des organisations, des projets (...) dont parlent les locuteurs dans les extraits. L’appellation des Contrats de quartier eux-mêmes, le nom des communes bruxelloises où ils prennent place et le nom des bureaux d’études chargés de leur programmation ont également été modifiés. Sous ces nouvelles appellations, - Le Contrat de quartier Callas se trouve dans une commune A et est pris en charge par le bureau d’études Alpha!; - Les Contrats de quartier Reine Fabiola et Lemont se trouvent dans une commune B et sont pris en charge par le bureau d’études Bêta!; - Le Contrat de quartier Collège se trouve dans une commune C et est pris en charge par le bureau d’études Gamma. 3.1.3.2. Observation, prise de notes et description Dans la mesure où la conduite en face à face fait partie des parades continuellement mouvantes, la principale méthode pour collecter les signes de la conformité est d’observer (et d’écouter) les personnes agissantes elles-mêmes. Il est donc facile d’imaginer que c’est la communication qu’on étudie. Ce n’est pas vrai. Le langage n’est pas forcément impliqué, et quand il l’est, lorsque par exemple quelqu’un prononce mal un mot, il s’agit encore de conduite, la conduite verbale. Erving Goffman, Les relations en public, 1973 Selon une perspective dérivée de la phénoménologie et du pragmatisme, qui sont ici des matrices théoriques de référence, la méthode cardinale de l’étude s’appuie sur l’observation, la prise de notes et la description d’activités situées. Ce travail continu d’observation, de prise de note et de description constitue la base de l’étude, à partir de laquelle sont formulés les problèmes de la recherche et émergent ses premiers concepts organisateurs!; des problèmes qui pourront être explorés, des concepts qui Répondre en citoyen ordinaire vol.1 165 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique pourront être élaborés ensuite, par le recours d’autres méthodes. Carole Gayet, dans un texte qu’elle consacre à l’écriture sociologique, rappelle bien ce rôle organisateur de l’observation et de la description dans l’enquête (Gayet, 2006)!: La description ethnographique doit être pensée au regard de la stratégie de recherche dans laquelle elle s’inscrit, et qui en tant que telle peut d’ailleurs combiner différentes sortes de méthodes de recueil de données et d’analyse, incluant possiblement les enregistrements audio et vidéo, les interviews, les analyses de documents, d’objets, de conversations, etc. Mais dont la caractéristique essentielle consiste à rassembler ces données hétérogènes à partir d’un séjour prolongé et continu sur le terrain, qui correspond à l’observation participante. L’acquisition d’une connaissance de membre est ce qui permet au chercheur de considérer les différents types de matériaux à la lumière de leur mode local de production. Ceci permet à la démarche ethnographique de se protéger contre une approche naïve du matériau, qui en l’isolant de son contexte de production, risquerait de laisser échapper une partie de son sens, ou même de fourvoyer complètement l’analyse Ainsi, dans notre méthodologie, l’observation et la description restent prioritaires sur l’entretien (voir 3.1.3.6.), une méthode secondaire, selon nous, quand il s’agit de rendre compte des actions des participants telles qu’elles se donnent à interpréter au moment où ils agissent (Trom, 2003). Il nous faut préciser ici qu’une sociologie pragmatiste sensible aux compétences des acteurs, et qui entend prendre ceux-ci «!au sérieux!», ne se confond pas obligatoirement avec une sociologie subjectiviste qui entend elle renouer avec la «!perspective des acteurs!», et pour laquelle l’entretien compréhensif constitue une méthode de prédilection. L’enquêteur ethnopragmatiste ne prend pas moins les acteurs au sérieux quand, au lieu de se retirer avec eux dans le contexte privé de l’entretien, il les observe à l’œuvre en public, en situation, en train d’agir. De même, dans l’enquête sur les «!compétences de contextualisation!» et les «!dispositions à suivre!» manifestées en assemblée participative par des citoyens ordinaires, si le recours à l’enregistrement des discussions et à leur transcription est évidemment intéressant et ces données particulièrement précieuses (voir 3.1.3.4.), elles ne suffisent aucunement à la réalisation d’une étude ethnographique ou ethnopragmatique. Puisque les découvertes empiriques et théoriques que nous nous visons intéressent la sociologie et non la linguistique, nous ne nous intéressons pas au matériel langagier en lui-même, à sa structure syntaxique et sémantique, mais plutôt aux conduites, aux engagements et aux activités en partie non linguistiques dans lesquels se trouvent imbriqués les énoncés et les énonciations enregistrés sur la bande audio et retranscrits sur le papier. Ils constituent à cet égard un matériau permettant un haut degré d’objectivation des pratiques et une élaboration appréciable des descriptions, mais qui, à lui seul, demeurerait insuffisant. Le travail d’observation Répondre en citoyen ordinaire vol.1 166 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique naturelle et d'observation participante, de prise de notes manuelle et de description ethnographique reste premier et incontournable. Au fondement de la méthode, il y a l’observation naturelle ou naturaliste, l’observation à laquelle se livrent les éthologues en étudiant les comportements animaliers, et à partir de laquelle nous procédons à des analyses de situation détaillées et holistiques, en cherchant à saisir les conduites humaines dans leur descriptibilité, dans leur totalité, et dans les relations constitutives qu’elles entretiennent avec leur contexte. Saisir les conduites dans leur totalité implique de garder trace de leurs énoncés, d’éléments de prosodie (intonation, rythme, soupirs...), mais également de la dimension non verbale mais descriptible de la parole-eninteraction!: postures des locuteurs, déplacements, gestes, regards, signes d’impatience, expressions faciales, etc. Il s’agit de prendre note du rapport qu’entretient le locuteur avec un setting d’ensemble, un environnement matériel, comportemental, social et institutionnel!: où se trouve-t-il assis dans la salle et à quel rôle ou statut cette place est-elle associée!?, comment est-il positionné et orienté par rapport aux autres participants!?, s’appuie-t-il sur des instruments ou des artefacts, et lesquels (microphone, ordinateur, plan, dossier, liste, procès-verbal...)!?, etc. Cela demande également de saisir la coordination de l’action non seulement dans sa micro-spatialité et son rapport à l’environnement, mais égalment dans sa microtemporalité, en replaçant une énonciation ou un geste dans un train de comportement et/ou une séquence d’actes interlocutoires. Ce qu’observe et décrit l’ethnographe pragmatiste dans ces réunions, ce ne sont pas seulement des conduites mais des «!actes sociaux!», comme dirait G.H. Mead, c’est-à-dire les conduites et les réponses qu’elles reçoivent, ou les réponses qu’elles proposent à des conduites antérieures. Une étude naturaliste des compétences citoyennes a en effet pour condition (Katz & Csordas, 2003, p.281) la promesse d’ancrer la description de la conduite d’un acteur dans la signification qui lui est donnée par la réponse d’un autre acteur. C’est cela qui rend la description sociologique «!sociologique!», ou socialement validée, plutôt qu’imposée par le chercheur.iii Il faut noter ici que l’enregistrement sur bande audio et la retranscription ultérieure des contenus conversationnels d’une réunion permet à l’enquêteur de focaliser son travail d’observation sur l’ensemble des phénomènes non verbaux de l’interaction, la description des postures, des attitudes, des environnements et sur la qualité de la «!conversation de gestes!» qu’entretiennent les participants (Mead, 2006). Après avoir indiqué comment pratiquer une observation et une description désirées naturalistes, il est peut-être utile de préciser une fois de plus ce que nous cherchons à observer. Il va de soi que l’intégralité des faits et gestes des participants ne fait pas l’objet d’une description détaillée et holistique. Au fil de nos observations, notre œil –dont l’attention fluctue– est attiré par ces comportements et ces interventions qui Répondre en citoyen ordinaire vol.1 167 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique permettent d’enrichir notre analyse des «!compétences de concertation!». L’observation et la description, qui sont toujours affaire de sélection et d’interprétation (Hirschauer, 2001), sont guidées par un intérêt analytique aiguisé à mesure que nous accumulons les descriptions et que nous étoffons notre théorie de la compétence situationnelle (chapitre 2), dans des vas-et-viens constants entre données et théorie. Si, lors des premières réunions, dans une attitude de naïveté et de curiosité systématiques, nous cherchions à saisir vaguement «!ce qui se passait!» à travers une observation tous azimuts et un travail de prise de notes tendant à l’exhaustivité, par la suite, au fil des réunions, nous en sommes venus à nous concentrer sur des conduites spécifiées par notre théorie naissante. Celles, atypiques, inattendues, nouvelles, nous informant sur un type de compétence ou d’incompétence que nous n’avions pas remarqué jusque-là. Celles qui, au contraire, nous sont apparues progressivement comme typiques, régulières, rituelles. Enfin, nous avons prêté toute notre attention, dans notre couverture ethnographique de ces réunions, à ces situations d’interaction qui ne se sont pas simplement avérées atypiques, mais carrément problématiques au sens de Dewey, des situations-clés, événementielles, suite auxquelles le processus de concertation connut une transformation remarquée, prit une direction nouvelle. Remarquons qu’avec ces situations typiques, atypiques, problématiques, clés, nous ne sommes déjà plus seulement dans l’observation naturelle, mais dans l’observation participante et l’ethnographie ambulatoire, par laquelle nous suivons les acteurs se suivre, dans la progression de leurs interactions sur différentes scènes et à travers différents moments de la concertation. C’est ce travail d’observation participante qui, comme le dit C. Gayet, outille l’enquêteur de cette compétence de membre nécessaire à une observation naturelle analytiquement pertinente. Ce n’est en effet qu’en ayant suivi par observation une réunion dans son ensemble et, au-delà, un enchaînement de réunions, que l’enquêteur peut contextualiser, comme le ferait tout participant compétent de cette réunion, les conduites engagées sous ses yeux ou les fragments conversationnels disponibles dans ses transcripts. L’observation participante décrit alors avant tout un processus d’ «!apprentissage des contextes d’expérience et d’activité des enquêtés!» (Cefaï, 2003, p.500), quand l’observation naturelle et naturaliste vise à la description analytique de ces contextes. Quand l’observation naturelle produit des vignettes descriptives et des fiches d’analyses de situation, l’observation participante s’appuie sur un journal de terrain, renfermant des données moins détaillées, mais continues et courant sur des temps longs. Ce qui caractérise notre étude ethnopragmatique du cas «!Contrat de quartier Callas!», c’est premièrement l’hybridation de ces méthodes d’observation naturelle et participante. L’observation naturelle fut pratiquée le mieux dans les circonstances des réunions publiques pour lesquelles nous disposions d’un enregistrement audio. Entre janvier 2004 et octobre 2005, à côté des 15 réunions publiques pour lesquelles nous pouvons fournir des descriptions particulièrement détaillées et holistiques des Répondre en citoyen ordinaire vol.1 168 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique conduites des participants, nous avons assisté à 16 autres événements plus informels, tous organisés dans le cadre du processus de concertation du Contrat de quartier Callas!: plusieurs «!groupes de travail thématiques!», une «!visite de groupe!» dans le quartier, une séance d’information organisée par des associations locales, des journées festives, un «!après-midi de mise au vert!» auxquels furent conviés les différents participants du Contrat de quartier, des réunions plus stratégiques organisées par des habitants ou par des associations lors de moments critiques... L’enjeu qu’il y avait à suivre par «!observation participante!» ces réunions plus informelles n’était pas le même que celui qui nous commandait de disséquer par «!observation naturelle!», et enregistrements audio à l’appui, les situations des réunions publiques officielles. Il s’agissait plutôt, par ce travail d’observation participante, d’accompagner le processus, de suivre ses évolutions, d’éviter de rater un épisode et de tronquer par la même occasion nos analyses de situation les plus fines. Lors de ces réunions plus informelles du Contrat de quartier, nous nous sommes attaché à prendre note de l’ensemble des interventions verbales des participants. Les échanges issus de ces réunions qui seront présentés dans nos analyses n’ont évidemment pas la fiabilité de ceux pour lesquels nous disposions d’enregistrements audio et de retranscriptions intégrales9. Cependant, à partir d’une prise de note rigoureuse des interventions (de dix à vingt pages de notes manuscrites par réunion), nous sommes à même de reconstituer ces échanges de manière satisfaisante. Pour ces réunions plus informelles, nos reconstitutions de conversations devront être considérées comme des «!fictions vraisemblables!» (Latour, 2004). Nous l’avons déjà évoqué, ce travail ethnographique d’observation des «!compétences de concertation!» s’est propagé sur d’autres terrains!: autres Contrats de quartier, espaces de dialogues pour sans-abris, et assemblées d’associations de malades. Sur ces terrains plus périphériques dans notre étude, nous avons réalisé un travail d’observation participante!: pas d’enregistrement, mais un maximum de notes reprenant les interventions des différents participants dans leur substance. On pourrait dire enfin que l’affinement de notre modèle de la «!compétence de concertation!» a bénéficié d’observations et de notes poursuivies en marge des contrats de quartier et des dispositifs de démocratie participative, dans une «!ethnographie sauvage!» des petits et grands drames de la vie quotidienne, devant les situations cocasses, exaltantes, embarrassantes, humiliantes, irritantes que réservent à tout un chacun l’entrée en société et l’apparition en public. 3.1.3.3. Croquis, schémas Outre les notes écrites, nous avons très souvent eu recours, en cours d’observation, à des dessins gribouillés sur le vif, enregistrant des «!motifs de surfaces!», des «!indices 9 Notons que pour trois de ces réunions plus informelles, nous disposons quand même d’enregistrements. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 169 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique de contextualisation!», et nous permettant par la suite de replacer une séquence conversationnelle dans des jeux de postures et des réseaux de regards. Il s’agit de dessins plutôt sommaires qui ne «!parleront!» la plupart du temps qu’à celui qui a assisté à la scène en personne. De telles données pourront paraître futiles aux yeux de certains!; elles ont été pour nous d’un grand secours et un gage de fiabilité supplémentaire pour la production de nos descriptions. fig.7 - Exemples de croquis Répondre en citoyen ordinaire vol.1 170 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique De même, pour chaque assemblée observée, à Callas et ailleurs, nous avons esquissé un schéma représentant le dispositif de la salle de réunion, son orientation, la présence et la disposition de matériels éventuels, et la distribution des participants dans l’espace (fig.8). Cette habitude nous a permis non seulement de recontextualiser des échanges dans nos descriptions, mais également de constater, au fil des réunions, des motifs persistants dans la distribution des places, certains participants occupant systématiquement le même côté de la salle, se retrouvant régulièrement à proximité de certains participants et à distance d’autres personnes. Dans ces pratiques d’occupation de l’espace, de spacing dirait Goffman, c’est aussi une «!hiérarchie en train de se faire!» qui s’objective et se laisse saisir par la description (Duranti, 1994, p. 47-84). fig.8 - Exemple de schéma de l’arrangement des places dans une salle de réunion 3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges Comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, la chef de projet du Contrat de quartier Callas nous a confié, suite à chacune des réunions publiques observées, la cassette audio de l’enregistrement de la réunion, ainsi que la retranscription intégrale de cet enregistrement, réalisée avec rigueur par sa secrétaire. Aux quelques 400 pages Répondre en citoyen ordinaire vol.1 171 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique de notes d’observation manuscrites tenues dans la cadre de l’étude Callas, vient donc s’ajouter un précieux matériel!: des dizaines d’heures d’enregistrement et surtout les 470 pages de retranscription intégrale des 15 réunions publiques officielles organisées entre janvier 2004 et octobre 2005. Un tel corpus diachronique permet de remédier à un désavantage habituellement associé aux données recueillies par enregistrement, à savoir leur trop grand «!enfermement dans le temps présent!» (Gayet, 2006, p.3). Le corpus reprenant l’ensemble des conversations publiques nous offre au contraire une intéressante «!machine à voyager dans le temps!» (Hirschauer, 2006). En parcourant les pages de la retranscription, il nous est facile de rechercher, de fixer et d’explorer un événement particulier (ex!: une dispute ayant eu lieu lors d’une réunion d’octobre 2004) pour ensuite, par exemple, revenir en arrière de quelques semaines et étudier un événement directement associé (ex!: une conduite manifestée lors d’une réunion de juin 2004 et étant à l’origine de la dispute de la réunion d’octobre 2004). Il va sans dire que dans l’étude de ces speech events que sont les réunions, des activités déployées principalement à travers l’usage de la parole, avoir ces enregistrements à disposition est un avantage certain. Le fait de pouvoir compter sur ce matériel nous a soulagé en réunion de la tâche ardue consistant à prendre note des interventions verbales en même temps que des phénomènes!plus silencieux, et nous a permis de focaliser l’observation et la prise de notes sur les conduites et leur écologie. Au final, les conversations publiques enregistrées et retranscrites sont bien sûr supérieures, en volume et en fiabilité, à nos notes prises sur le vif (jotted notes). Pour autant, comme nous l’avons déjà remarqué, ces enregistrements ne nous intéressent que dans la mesure où ils sont contextualisés par ce travail d’observation directe des conduites et de prise de notes manuscrites. Les conversations et leur contenu sont placés au service d’une étude des conduites sociales et des compétences interactionnelles des participants. Si le potentiel de préservation des données par enregistrement est indépassable, c’est bien un travail prolongé d’observation participante qui autorise «!les verbalisations de l’ethnographe!», par lesquelles celui-ci rejoue et reformule les propos enregistrés dans leurs connexions aux phénomènes non verbaux qui les accompagnent et en contextualisent l’interprétation (Hirschauer, 2006). En conséquence, nous n’avons pas cherché à détailler à l’extrême ces retranscriptions, comme le font généralement les conversationnalistes et les ethnographes de la communication. Je pars du principe que «!toute retranscription est sélective et motivée par des objectifs analytiques!» (Gumperz, 1992, p.234!; Ochs, 1979). Contrairement aux recherches que proposent les conversationalistes, dans le cadre de la présente étude, le matériel conversationnel ne constitue qu’une ressource parmi d’autres. En nous focalisant sur les conversations et en consacrant notre temps à les étudier dans les règles de l’art, nous serions passé à côté de l’enjeu de «!triangulation des méthodes!» qui, selon Snow et Trom (2002), est une qualité distinctive de l’étude de cas. Si, parfois, nous avons cherché à affiner la retranscription afin de prendre en considération un changement de ton, une Répondre en citoyen ordinaire vol.1 172 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique accélération du rythme, un soupir, une pause, dans la plupart des extraits que nous présenterons, nous nous sommes contentés de restituer telles quelle les retranscriptions réalisées par la secrétaire du Contrat de quartier. En ce qui concerne ces données conversationnelles, et une fois n’est pas coutume, nous avons choisi de privilégier la quantité sur la qualité, et l’épaisseur sur la finesse. Il nous a paru plus intéressant d’émailler notre étude de très nombreux extraits de conversation et de voyager constamment à travers le corpus plutôt que de traiter, dans un détail extrême, un petit nombre d’extraits. 3.1.3.5. Documents divers Le processus de concertation d’un Contrat de quartier produit énormément de documents de toutes sortes. Ces documents, qui ont toujours un auteur, nous montrent d’abord des actes et des contenus communicationnels. Ensuite, par le fait même qu’ils se conservent et s’accumulent dans les classeurs des participants du Contrat de quartier (et dans les nôtres), ils viennent à constituer d’indispensables «!artefacts cognitifs!» sur lesquels les différents participants ne cessent d’appuyer leurs interventions et dont ils se servent constamment pour suivre l’action ou cadrer une activité en cours. Nous avons donc conservé les différentes pièces de cette «!littérature grise!» du Contrat de quartier Callas nous qui sera utile dans l’analyse!: lettres d’invitation envoyées par le bourgmestre aux habitants, prospectus présentant le dispositif Contrat de quartier et ses principes de base, procès-verbaux des différentes réunions officielles ou plus informelles, règlement d’ordre intérieur (R.O.I.), affiches annonçant des événements associés au Contrat de quartier, journaux de quartier, plans du quartier, ébauches de projets d’aménagements proposés par le bureau d’étude ou de projets socioculturels proposés par des associations, programme de base rédigé par le bureau d’études, lettre ouverte au bourgmestre et au Ministre régional cosignée par un groupe d’habitants, dizaines d’e-mails échangés par les participants habitants et associatifs lors de moments critiques, etc. 3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs C’est évident, l’entretien sociologique ne constitue pas la méthode privilégiée de l’étude de cas ethnopragmatique telle que nous l’avons profilée jusqu’ici. L’essentiel de notre attention va à l’action et à la signification que les acteurs accordent à l’action au moment où celle-ci est en train de se faire. Nous avons toutefois eu recours à des informations provenant de la consultation des différents participants, et cela dans une perspective particulière, celle de compléter, spécifier, nuancer, ou de concurrencer nos descriptions de l’action. Ce travail de consultation des participants a donc été réalisé a posteriori, de manière rétrospective. Il a pris deux formes!: Répondre en citoyen ordinaire vol.1 173 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique a) Les récits individuels En décembre 2004, suite à la première année de concertation du Contrat de quartier Callas et suite au bouclage du dossier de base du Contrat de quartier (voir plus loin 3.2.1.3.), nous avons proposé aux acteurs les plus présents et les plus réguliers du Contrat de quartier Callas de remplir une fiche, sur laquelle nous leur demandions de faire le récit de cette première année de concertation (janvier-décembre 2004)!; en entendant par récit une «!méthode consistant à récapituler une expérience passée en associant une séquence de clauses à la séquence d'événements qui a effectivement eu lieu!» (Labov, in Franzosi, 1998, p.519). En partant de cette définition, nous avons demandé aux participants de présenter, dans leur chronologie, cinq à dix événements particulièrement marquants, des événements-clés indispensables à la constitution du récit, ce que certains nomment les «!fonctions cardinales!», les «!motifs dynamiques!» ou les «!événements-noyaux!» d’un récit (Barthes, 1977!; Tomahevski, 1965!; Chatman, 1978). Sur les 32 personnes sollicitées, nous avons reçu 15 réponses sous la forme de textes de une à trois page(s). Cette méthode simple nous a permis de comparer et de recouper les différents récits, d’identifier dans ces tentatives personnelles de «!synthèse de l’hétérogène!» (Ricœur, 1990) des «!événements-clés!» et des «!situations problématiques!» (Dewey, 1993). b) Les entretiens rétrospectifs en groupe Dans le courant des mois d’avril et mai 2005, nous avons organisé, enregistré et retranscrit une série de cinq entretiens rétrospectifs avec différents participants du Contrat de quartier Callas. Ces cinq entretiens, d’une durée allant 90 à 150 minutes, furent menés en petits groupes de deux ou trois, avec au total quatorze personnes rassemblées10. - 2 groupes de 3 délégués des habitants du Contrat de quartier Callas. - 1 groupe de 3 représentants d’associations locales. - 1 groupe de 2 acteurs régionaux!: - fonctionnaire de la Direction à la Rénovation Urbaine - fonctionnaire du Secrétariat Régional de Développement Urbain - 1 groupe de 3 acteurs communaux!: - bourgmestre - coordinateur général des Contrat de quartier de la commune A - chef de projet du Contrat de quartier Callas Pourquoi, premièrement, avoir procédé à des entretiens rétrospectifs? Des entretiens compréhensifs menés préalablement ou parallèlement à l’observation directe des 10 Notons qu’après deux rendez-vous annulés, nous n’avons pas rencontré les représentants du bureau d’études Alpha, en charge de la rédaction du programme de base du Contrat de quartier Callas. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 174 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique situations de concertation qui nous intéressent tendent à appuyer l’interprétation de l’action sur les valeurs, les croyances les sentiments des enquêtés, que ceux-ci sont supposés entretenir «!dans leur tête!», en privé et en dehors de contextes d’action et d’expérience. La logique pragmatiste et interactionniste que nous défendons renverse cette conception en plaçant l’action à plusieurs et sa dynamique au fondement de la réalité sociale. Selon cette conception, l’action conjointe n’est pas le résultat de la rencontre de subjectivités déjà constituées!; au contraire c’est l’action conjointe qui «!distribue!» une subjectivité à ses «!unités de participation!», aux individus. Le sujet est alors tantôt un «!effet dramatique!» des situations (Goffman), tantôt une réalité émergeant dans des «!actes sociaux!» (Mead) et des «!expériences!» (Dewey). C’est dans un cadre logique où l’action conjointe et l’expérience collective est première que nous avons opté pour des entretiens rétrospectifs organisés un an après le lancement du processus de concertation Callas!: nous désirions réviser nos descriptions à la lumière de subjectivités travaillées par l’action, l’expérience et la mémoire. Dans ces entretiens, munis des retranscriptions des réunions, nous sommes alors revenus avec les participants sur les événements de l’année écoulée, en passant chaque réunion publique en revue, en réenvisageant les actes posés et les propos engagés!: Que s’est-il passé lors de cette réunion!? Qu’avez-vous voulu lui dire dans cette phrase!? Que signifie sa réponse!? Nous nous sommes principalement servi de questions d’explicitation de ce type. Pourquoi, ensuite avoir organisé des entretiens en groupe, et surtout, pourquoi ces groupes-là!? Sur un plan pratique, il faut d’abord dire que cette solution d’entretiens collectifs nous permettait de rencontrer un maximum de participants en un nombre réaliste d’entretiens, sachant que ces entretiens devaient par la suite être patiemment retranscrits. Au-delà, nous avons cherché à tirer profit de la dynamique collective de ces petits groupes. Le principe était d’évoquer avec les participants de chaque groupe les mêmes réunions, les mêmes épisodes ayant marqué l’année écoulée, et de leur faire commenter collectivement ces événements. Nous aurions pu constituer des groupes mixtes et conflictuels pour se prêter à cet exercice, des groupes d’entretien pour lesquels nous devinions que les différents participants camperaient des positions contrastées ou opposées face aux mêmes événements. Nous avons préféré, au contraire, constituer des groupes relativement homogènes!: des groupes de participants habitants et associatifs d’une part, un groupe d’acteurs régionaux et un groupe d’acteurs communaux d’autre part. Notons ici que l’homogénéité de ces groupes ne tient pas ou pas seulement au statut des interviewés (habitants, associatifs, acteurs régionaux, acteurs communaux). Elle est fonction de «!camps!» qui se sont dessinés au cours d’un processus de concertation particulièrement conflictuel et polarisé. Des tensions importantes (notamment autour de l’aménagement d’un ascenseur urbain et d’un parc dans le quartier) ont séparé d’un côté les participants habitants et associatifs du Contrat de quartier, et de l’autre, les responsables communaux (le bourgmestre en tête) entretenant un jeu d’équipe avec les Répondre en citoyen ordinaire vol.1 175 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique fonctionnaires régionaux et les experts urbanistes du bureau d’études. En optant pour des groupes d’entretien conçus comme relativement homogènes sur une base d’expérience, dessinés en fonction des camps en présence, nous ne cherchions donc pas à reproduire –voire à relancer– un débat contradictoire. Au contraire, ce dispositif d’entretiens en groupes devait contribuer à amplifier l’ethos, à typifier la position propre à chacun des deux camps, à grossir –le temps d’un entretien– le trait de la ligne de démarcation entre les camps. En revenant avec différents types de participants sur de mêmes événements, ces entretiens collectifs ont produit des contrastes. 3.1.3.8. Comptages Enfin, nous avons réalisé quelques comptages. Particulièrement, grâce aux enregistrements des réunions et à leur transcription, nous avons estimé, pour les huit premières réunions publiques de 2004, la distribution des temps de parole en réunion et en fonction des différentes catégories d’intervenants!: «!habitants!», «!associatifs!», «!experts!» et «!officiels!» (élus et fonctionnaires régionaux ou communaux). Les résultats de ces estimations seront présentés dans des instruments de visualisation mis au point par nos soins!: des diagrammes logométriques (fig.9) reprenant, pour chaque réunion analysée, la distribution chronologique des temps de parole. Dans ces diagrammes, l’axe des ordonnées représente les différentes catégories d’intervenances (de bas en haut!: «!officiel!», «!expert!», «!habitant!», «!associatif!» ou «!inconnu!»11), l’axe des abscisses représente la chronologie de la réunion (du début à la fin, de gauche à droite), et la taille des bulles donne un mesure proportionnelle du volume de chaque intervention. L’estimation des temps de parole vient s’ajouter comme un instrument microsociologique supplémentaire dans une étude de cas caractérisée par la triangulation des méthodes et des données. 11 Il était impossible d’identifier certains intervenants à partir des bandes audio ou des transcripts. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 176 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique fig.9 – Exemple d’une représentation graphique de la distribution des temps de parole en réunion (Contrat de quartier Callas, commune A, juin 2004) 30 juin (AG+CLDI) /137 minutes Inconnu Association Habitant Expert Officiel 3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas Dans cette seconde partie de la thèse consacrée à l’explicitation des aspects concrets de l’enquête, et après avoir présenté notre stratégie générale, nos méthodes et types de données, il nous faut présenter nos terrains d’enquête, et plus particulièrement le terrain sur lequel cette dernière se trouve fondée, c’est-à-dire le Contrat de quartier Callas. En cohérence avec notre démarche ethnopragmatique, une ethnographie qui s’oppose notamment à des stratégies d’intégration monographique ou narrative, la présentation liminaire de ces «!éléments de contexte!» sera réduite au strict minimum. Il ne s’agit en tout cas nullement de dérouler devant le lecteur le tableau sociohistorique d’ensemble à partir duquel il pourrait ensuite interpréter les descriptions et analyses fragmentaires à venir. Nous nous reportons ici à ce que Michel Barthélémy et Louis Quéré disaient de ces opérations de «!contextualisation!» déconnectées de la dynamique des événements analysés (1991, p.42-53)!: La démarche sociologique habituelle [...] consiste à partir d’un événement échu, déjà identifié et ‘socialisé’ [...]. Quand l’analyste intervient sur un événement déjà constitué, il se sert de son individualité et de sa socialité déjà Répondre en citoyen ordinaire vol.1 177 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique constituées pour lui assembler un contexte objectif, à travers par exemple la description de la situation politico-idéologique de son occurrence et la confection d’une intrigue. Mais il ne voit pas que le contexte et l’événement se rapportent déjà l’un à l’autre sur un autre mode, celui d’une détermination réciproque, qui fait que le contexte est partie intégrante de l’identité de l’événement et que l’événement est le point de départ de la construction du contexte. C’est que l’événement et son contexte ne préexistent pas l’un à l’autre; ils se définissent réflexivement. [...] Notre pari est que cette détermination réciproque de l’événement et du contexte est observable en tant que processus qui se déploie dans l’espace public. D’un côté, poussé à bout, radicalisé, le pari pragmatiste de Barthélémy et Quéré auquel nous sommes naturellement sensible voudrait que nous nous avancions sur des !«!éléments de contexte!» non en préalable de l’enquête, mais synchroniquement et en rapport étroit avec la description de situations de concertation qui sélectionnent toujours elles-mêmes leur contexte pertinent. D’un autre côte, de manière réaliste, il paraît difficile de ne pas présenter la moindre information de base au lecteur sur les dispositifs, les territoires et les personnes embarqués dans les interactions descriptibles et les épreuves de compétence qui nous intéressent. En définitive, dans une notice réduite à son minimum, nous cherchons à présenter au lecteur –et particulièrement au lecteur peu familier à la politique belge et bruxelloise– des informations d’ordres technique et réglementaire qui lui seront nécessaires pour aborder nos descriptions et nos analyses de situations. En veillant à ne pas verser, pour autant, dans un travail de pré-cadrage «!politico-idéologique!» des situations analysées ultérieurement. 3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise Dans les années 1970, Bruxelles est en mauvais état. La crise industrielle et l’exode urbain en ont fait un exemple de ville duale (Noël, 1998!; Francq, 2004a). Ses quartiers centraux sont délaissés par les politiques publiques et se retrouvent livrés à la spéculation foncière. Les logements de la vieille ville, occupés par des familles de plus en plus pauvres et insuffisamment entretenus par leurs propriétaires, se détériorent. L’espace public se dégrade. En l’absence d’une politique de planification urbaine, les dirigeants d’alors, dans leurs partenariats avec de grands promoteurs immobiliers, malmènent Bruxelles, qui devient aux yeux de ses habitants une «!villemartyre!». On détruit l’existant pour faire du neuf, du fonctionnel, du productif, sans considération de facteurs patrimoniaux ou de sociabilité. On «!bruxellise!», le terme restera. Ce processus de démantèlement de l’espace urbain rencontre toutefois, ci et là, des résistances. En 1969, une fédération d’habitants de La Marolle, menée par le vicaire local, l’abbé Jacques Van der Biest, proteste en rue contre le projet de transformation de cinq îlots d’habitat populaire en un vaste complexe administratif Répondre en citoyen ordinaire vol.1 178 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique destiné à accueillir les archives du Palais de Justice tout proche. C’est la fameuse «!bataille de la Marolle!». Le Comité Général d’Action des Marolles (CGAM), après avoir obtenu l’annulation du projet, prolongera son effort par des revendications concernant la rénovation des logements, l’assainissement et la réhabilitation de l’espace public de La Marolle. C’est la première fois qu’émerge à Bruxelles l’idée de traiter la revitalisation d’un «!quartier!» dans son ensemble, de manière intégrée –une stratégie promise à un bel avenir. De cette période, fin des années soixante, on retient deux autres «!luttes!». D’abord celle des habitants du Quartier Nord contre la réalisation du «!Plan Manhattan!» qui prévoyait la destruction des immeubles de logement situés aux alentours de la gare de Bruxelles-Nord et leur remplacement par un agencement de quatre-vingt tours de bureaux. Suite à une farouche résistance locale, le projet sera ajourné, puis repris au début des années 1990. Un quartier voisin, le quartier Botanique offre une histoire similaire!: la réception amère du projet de construction d’une imposante Cité Administrative de l’Etat (Delmotte & Hubert, 2009). Pour répondre au déclin des quartiers centraux et à un flagrant sous-investissement urbanistique, en 1977, le comité ministériel aux affaires bruxelloises12 initie la politique de «!rénovation d’îlots et d’immeubles isolés!» (Van Hove, 2001, p.5). L’initiative est ambitieuse mais aboutit sur un échec!: après quinze ans, à peine 10% des 20.000 logements prévus ont été rénovés (Hilgers, 1995, p.17). L’absence de résultats et d’effet d’entraînement est mise sur le compte du saupoudrage des interventions (à travers les dix-neuf communes bruxelloises), le manque de moyens et d’équipements des communes pour prendre en charge un grand nombre d’opérations, et un manque de volonté dans le chef des communes d’investir dans ces zones les plus fragilisées, habitées principalement par des familles de nationalité étrangère, et qui n’offrent pas de rentabilité électorale (Noël, 1998). De plus, le «!programme de rénovation d’îlots et d’immeubles isolés!» ne traite que les immeubles, n’intervient pas sur les espaces publics ou sur des dimensions de la vie économique, culturelle et sociale. Devant l’inefficacité de cette première politique de rénovation, la dégradation des quartiers anciens de Bruxelles et l’exode urbain s’accélèrent. En 1989, la Belgique devient un Etat fédéral doté de trois Communautés linguistiques (francophone, néerlandophone et germanophone) et de trois Régions (Wallonie, Flandres et Bruxelles-Capitale). A Bruxelles, le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale se pose comme entité législative et exécutive intermédiaire entre le gouvernement fédéral belge et l’ensemble des dix-neuf communes bruxelloise13. Si la capitale est appauvrie de ses moyens financiers avec le 12 En 1977, la Belgique n’est pas encore un état fédéral. La Région bruxelloise, en tant que gouvernement, n’existe pas. 13 Les dix-neuf communes bruxelloises!: Anderlecht, Auderghem, Berchem-Sainte-Agathe, Bruxellesville, Etterbeek, Evere, Forest, Ganshoren, Ixelles, Jette, Koekelberg, Molenbeek-Saint-Jean, Saint- Répondre en citoyen ordinaire vol.1 179 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique départ d’une partie de la classe moyenne en périphérie, en Wallonie ou en Flandres, elle trouve par contre dans cette décentralisation de nouveaux moyens politiques et se dote d’une politique de planification spatiale et socio-économique. Dans la foulée des violences qualifiées d’!«!émeutes urbaines!» que connaissent en mai 1991 les communes de Saint-Gilles et Forest, le Ministre-Président bruxellois, le socialiste Charles Picqué lance en 1992 les «!Contrats de Sécurité!»!: des enveloppes régionales permettant aux communes bruxelloises les plus pauvres (Anderlecht, Bruxelles-ville, Forest, Ixelles, Molenbeek-Saint-Jean, Saint-Gilles, Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek) de renforcer leur effectif policier et de recruter des médiateurs sociaux (Berger & Yousfi, 2007). Deux ans plus tard, en 1994, Charles Picqué met en place l’instrument Contrat de quartier, l'arrêté gouvernemental du 3 février 1994 portant à exécution l'ordonnance du 7 octobre 1993. 3.2.1.1. Un instrument de développement intégré Ces programmes Contrats de quartier viennent donc tout d’abord s’encastrer explicitement dans une politique urbaine de discrimination positive (Francq, 2004b). Il s’agit ici de concentrer les efforts de rénovation urbaine et d’investir des sommes importantes dans les zones les plus dégradées et les plus pauvres de la capitale, localisées pour la plupart dans les huit communes évoquées à l’instant. A partir de critères relatifs à l’état et à la densité du logement, à la qualité des espaces publics, et à la «!vitalité socio-économique!» des territoires intérieurs, le Plan Régional de Développement de 1995, puis celui de 2002 définissent un Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR)14 –parfois plus prosaïquement appelé «!croissant pauvre!» ou «!banane grise!» en raison de la forme particulière que prend cet espace sur un plan de Bruxelles. Afin d’éviter le saupoudrage des opérations et afin d’encourager un effet d’entraînement et des résultats visibles, des périmètres d’intervention prioritaire de taille restreinte, des «!quartiers!», sont identifiés chaque année à l’intérieur de l’EDRLR. Depuis 1997, chaque année voit l’apparition d’une nouvelle série, d’un nouveau train de quatre Contrats de quartier distribués dans quatre communes bruxelloises différentes. Les Contrats de quartier étant des programmes quadriennaux, l’ensemble du subside régional destiné à la revitalisation d’un quartier (en moyenne dix millions d’euros) doit avoir été investi par la commune bénéficiaire quatre ans après le lancement du programme. Autrement dit, chaque année depuis 1997, quatre communes bruxelloises contractent avec la Région un programme subsidié pour la revitalisation d’un de leurs «!quartiers!», programme qui s’achèvera quatre ans plus Gilles, Saint-Josse-ten-Noode, Schaerbeek, Uccle, Watermael-Boitsfort, Woluwé-Saint-Lambert, Woluwé-Saint-Pierre. 14 L’Espace de Développement Renforcé du Logement (EDRL) identifié dans le Plan Régional de Développement de 1995 deviendra avec le Plan Régional de Développement de 2002 l’ Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR). Répondre en citoyen ordinaire vol.1 180 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique tard. Faisons le compte!: on lançait à Bruxelles en 2006 le quarantième Contrat de quartier. Contribuant à la politique de discrimination positive inaugurée par le Ministre Picqué, le Contrat de quartier est également pensé lors de sa conception comme un instrument de développement intégré, et cela à plus d’un titre. Premièrement, on parle de développement intégré dans la mesure où les interventions de revitalisation sont appliquées chaque fois sur une portion de l’espace urbain délimitée par un périmètre, sur un ensemble d’îlots abritant entre 5.000 et 10.0000 personnes, sur ce que l’on va appeler dans l’ordonnance de 1993 un «!quartier!». Chaque quartier sera ensuite envisagé comme une entité, comme un petit système intégré, l’une des premières conséquences de la politique publique sectorielle des Contrats de quartier étant alors justement de diviser le territoire régional en quartiers et de faire exister de nouvelles entités urbaines. On parle ensuite de «!développement intégré!» pour signifier le dépassement de la simple rénovation telle qu’elle était appliquée jusque-là dans le Programme de Rénovation d’Ilots et d’Immeubles Isolés, dans une entreprise de «!revitalisation!» souhaitée plus «!transversale!». Là où l’ancien programme ne s’occupait que de la réfection d’immeubles, le Contrat de quartier permettrait de procéder simultanément, au sein d’un quartier, à la fois à la création et la rénovation de logement, à la requalification des espaces publics, et à un travail plus diffus visant à «!restaurer les fonctions urbaines, économiques et sociales!» du périmètre. Le programme Contrat de quartier comprend ainsi, comme le précise l’ordonnance, plusieurs «!volets!». Sur cinq volets, les trois premiers concernent des interventions en termes de création et de rénovation de logements, une problématique qui demeure largement la priorité de tout programme Contrat de quartier. Le quatrième volet porte sur la réhabilitation de l’espace public, entendu dans l’ordonnance de 1993 comme «!un ensemble ou partie d’ensemble non bâti, formé par des rues et des places, comprenant les voiries, les aires de parcage, et les trottoirs, ainsi que les espaces verts non privatifs!». Le cinquième et dernier volet du Contrat de quartier porte sur des initiatives dites de cohésion sociale. Il se divise lui-même en deux lignes d’opérations. La première concerne la création ou la rénovation d’équipements de proximité, qu’ils soient sociaux (halte-garderie, maison de quartier...), économiques (guichet d’économie locale), culturels (salle de spectacle) ou sportifs (petit hall omnisports). La seconde consiste en un soutien financier à des initiatives de «!cohésion sociale!» proposées par des associations locales, déjà actives dans le quartier. En moyenne, les dix millions d’euros rassemblés dans le cadre d’un Contrat de quartier sont répartis de la sorte!: 60% pour des opérations de logement, 30% vont à la réhabilitation de l’espace public, 10% aux actions dites de cohésion sociale. Enfin, l’appellation «!développement intégré!» évoque le fait que la menée d’un Contrat de quartier engage la participation et la coordination d’un ensemble élargi Répondre en citoyen ordinaire vol.1 181 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique d’acteurs, dans un mode plus inclusif de gouvernance urbaine. Avant tout, le Contrat de quartier est un «!contrat!» passé entre la Région de Bruxelles-Capitale et chacune des communes bénéficiaires. Sur les 10.000.000", le subside régional s’élève en moyenne à 7.000.000". La Commune bénéficiaire apporte en moyenne 1.500.000". L’Etat fédéral belge, qui est aussi engagé par le Contrat de quartier, apporte en moyenne la même somme que la Commune, dans le cadre d’accords de coopération qui le lie à la Région. Mais avec le Contrat de quartier, les politiques urbaines s’ouvrent également à la société civile en prévoyant la participation d’acteurs économiques, associatifs et citoyens - un volet «!concertation!» qui prendra de plus en plus d’importance au fil des années. En cette fin de vingtième siècle où s’expriment et se conjuguent «!crise urbaine!» et «!crise du politique!», le Contrat de quartier se pose indissociablement, dans les représentations des Bruxellois et dans les discours de leurs représentants, comme une entreprise de revitalisation urbaine et une entreprise de démocratisation des politiques locales. 3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation Le processus de concertation d’un Contrat de quartier progresse et se disperse dans une variété de scènes, plus ou moins officielles, plus ou moins accessibles et dont les enjeux, les publics et les modes d’organisation diffèrent!: a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) Comme le prévoit l’ordonnance de 1993, chaque Commune bénéficiaire d’un Contrat de quartier est dans l’obligation de mettre en place une Commission Locale de Développement Intégré ou CLDI, qui représente le principal organe de concertation dans un Contrat de quartier (Art.5 § 2!:)!: Avant adoption par le conseil communal, le projet de programme est soumis à l'avis d'une commission locale de développement intégré […] ainsi qu'aux mesures particulières de publicité. Le Gouvernement fixe les règles générales de composition et de fonctionnement des commissions locales de développement intégré de manière à assurer la meilleure prise en compte des besoins des habitants du quartier tant par leur présence au sein de la commission que par leur implication dès le début de la réflexion relative à l’élaboration du programme quadriennal. Le Conseil communal désigne les membres de la commission locale de développement intégré dans les deux mois de la notification à la commune de la décision du Gouvernement de lui octroyer un programme de revitalisation. A dater d’une ordonnance de juillet 2000, la Région de Bruxelles-Capitale est désormais autorisée à contribuer à la définition du cadre formel de la CLDI, en en fixant la composition minimale –huit délégués des habitants parmi les vingt Répondre en citoyen ordinaire vol.1 182 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique et un acteurs réunis–, ainsi qu'en dictant la fréquence minimale annuelle des réunions –quatre la première année, puis huit par an. Avant cela, la commune était seule compétente quant à ces dispositions. Il faut noter cependant que les autorités communales étaient depuis la première génération des Contrats de quartier encouragées par la Région à instaurer une participation habitante «!proportionnellement satisfaisante!». Voici la composition minimale d’une CLDI telle que définie par la Région !: - 3 délégués de la commune 1 représentant du Centre Public d’Action Sociale 8 délégués des habitants 2 délégués du monde associatif, scolaire et économique 2 délégués désignés par le réseau Habitat 1 délégué de la «!mission locale!» 2 représentants de la Région de Bruxelles-Capitale 1 représentant de l’Administration de la Commission communautaire française (Cocof) 1 représentant de la Vlaamse Gemeenschapscommissie (VGC) Remarquons que, bien que la composition minimale officielle ne le prévoie pas, viennent systématiquement s’ajouter à ces 21 acteurs les représentants du bureau d’études en charge de l’élaboration et de la mise en œuvre des projets du Contrat de quartier. De manière générale, au-delà de ces contraintes de fréquence minimale et de composition minimale posées par le Région, les communes restent largement autonomes quant à la mise en application de la participation dans le Contrat de quartier. Si la Région fixe «!les règles générales de composition et de fonctionnement!» de la CLDI, les acteurs communaux se chargent d’établir leur «!règlement d’ordre intérieur!», qui établit les règles précises de l’organisation des CLDI!: animation, coordination et secrétariat des réunions, horaires des réunions, désignation du président et du vice-président de la CLDI, mode de désignation des délégués des habitants en CLDI, ceux-ci étant, comme le prévoit l’arrêté gouvernemental de 1994, «!désignés lors d’une assemblée générale de quartier organisée par le commune!» (art 9 bis §1er). Les candidats à la position de «!délégué des habitants!» sont parfois élus par vote, ou choisis directement dans l’assemblée par le président de la CLDI (qui est généralement le bourgmestre ou l’échevin communal en charge de l’urbanisme) en fonction d’un critère de «!représentativité!» dont décide le président. Remarquons que, assez souvent, le recours à ces mécanismes de sélection s’avère inutile, le nombre de candidats ne dépassant pas la composition minimale requise. La CLDI est conçue comme un organe consultatif!: la commune bénéficiaire d’un Contrat de quartier la réunit afin qu’elle «!remette un avis!» sur les différentes études Répondre en citoyen ordinaire vol.1 183 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique (étude de diagnostic, étude des priorités, étude des projets) pratiquées par le bureau d’études et sur le programme du Contrat de quartier dans son ensemble. Les personnes en charge des Contrats de quartier à Bruxelles le répètent souvent!: les membres de la CLDI ont une «!compétence d’avis!». La CLDI n’a pas de «!pouvoir de décision!» et n’approuve pas, à proprement parler, le programme de revitalisation et les différents projets qu’il recouvre. Ce rôle d’approbation reste celui du Collège des bourgmestre et échevins, au niveau communal, puis ensuite de l’autorité régionale. b) L’assemblée générale (AG) Si la CLDI représente une instance de consultation et de concertation, une commission hybride (mêlant différentes catégories d’acteurs) et réglementée dans sa composition, l’assemblée générale est conçue comme une instance d’information, plus directement orientée vers un public d’habitants du quartier en principe le plus large possible. L’assemblée générale est donc réunie pour informer les habitants et, en début de processus, pour procéder à la désignation des «!délégués des habitants!» et des «!représentants des associations!» en CLDI. La CLDI est ainsi une émanation de l’assemblée générale. c) Les groupes de travail thématiques Le «!groupe de travail!» ne constitue pas un organe de participation officiel des Contrats de quartier. Fin des années 1990, dans différentes communes bruxelloises, les personnes en charge de la concertation des Contrats de quartier ont décidé d’organiser, en prolongement du travail mené en CLDI, des groupes de travail «!thématiques!» ouverts aux membres de la CLDI et à toute personne désirant approfondir la concertation sur un thème général ressortant au Contrat de quartier (logement, espaces publics, cohésion sociale, information, participation), ou poursuivre une discussion plus détaillée sur des opérations particulières. Les actes de ces groupes de travail et les procès-verbaux qui en sont dressés viennent ensuite alimenter le processus de concertation officiel (CLDI et assemblées générales). L’organisation de groupes de travail thématiques, plus informels, constitue aujourd’hui une méthode répandue dans les Contrats de quartier les plus récents. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 184 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique fig.10 - Les principales instances participatives du Contrat de quartier (source!: Francq, 2004b, p.16) Instance Assemblée générale Fonction Fréquence Réunie pour informer les habitants du 3 pendant la 1ère année, périmètre et échanger les points de vue ensuite 2 par an sur les opérations, pour faire le point sur l’état d’avancement du programme ! Commission locale de développement intégré Organe d’avis sur le programme et sur chacun des projets qui le composent 4 pendant la 1ère année, ensuite 8 par an Groupes de travail Organisés autour de réflexions thématiques! ou de projets particuliers, destinés à fournir des propositions à!la CLDI Selon le programme de travail du groupe et des délais fixés par la CLDI Outre ces espaces de participation prévus dans la plupart des Contrats de quartier bruxellois, nous pouvons distinguer certaines pratiques émergentes, de nouvelles scènes investies dans les Contrats de quartier les plus récents!: d) Les visites de terrain Ces visites de groupe, organisées à l’initiative de la commune ou du bureau d’études en charge du programme de revitalisation sont des moments lors desquels l’ensemble des participants de la CLDI se rendent dans le quartier en vue de réaliser un diagnostic plus participatif de l’état du bâti et des espaces publics. e) Les journées de participation A partir de 2004, des «!journées de participation!» ont vu le jour dans le cadre des Contrats de quartier. Organisées en début de Contrat de quartier, elles mêlent le principe de l’Assemblée générale (elles sont ouvertes à tous les habitants du quartier) et du groupe de travail (les journées sont divisées en séquences thématiques et le public présent, en sous-groupes). L’idée guidant ces journées est de permettre, très tôt dans le processus de concertation, un moment de brainstorming collectif, une foire aux idées!; des idées dont pourront ensuite s’inspirer le bureau d’études et les membres de la CLDI. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 185 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique f) Les enquêtes et les micro-trottoirs Dans certains Contrats de quartier, le diagnostic du bâti et des espaces publics se double d’un diagnostic du «!climat social!» par lequel le bureau d’études part à la découverte du quartier, à la rencontre des habitants et des passants, et cherche à rassembler des informations sur leurs envies et leurs préoccupations. Cette méthode a par exemple été employée dans un Contrat de quartier où la mobilisation des habitants en CLDI était particulièrement faible. Aller à la rencontre des habitants en rue, dans les écoles, dans les bistrots a permis un accès à ces préoccupations qui seraient, sinon, restées inconnues. Restent, enfin, deux scènes associées aux travaux de la CLDI, mais ne rassemblant qu’une partie de ses membres!: g) Le comité d’accompagnement Les différents Contrats de quartier à Bruxelles sont dotés d’un «!comité d’accompagnement!». Il s’agit d’un espace plutôt informel rassemblant des responsables régionaux, des responsables communaux et les représentants du bureau d’études. Ces comités d’accompagnement organisés à l’initiative de la Région ne sont en principe pas accessibles aux «!délégués des habitants et des associations!» de la CLDI, ce qui leur vaut généralement la méfiance de ces acteurs. Le comité d’accompagnement est à la fois une instance de suivi, par laquelle la Région garde un œil sur les évolutions récentes du Contrat de quartier, et un organe de négociation entre la Région et la commune. h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre associations Tout comme le comité d’accompagnement du Contrat de quartier rassemble certains acteurs à l‘exclusion des autres, on a assisté régulièrement, dans les Contrats de quartier, à des «!réunions de préparation!» ou des «!séances de débriefing!» organisées à l’initiatives des participants habitants ou associatifs du Contrat de quartier. Dans ces moments, les acteurs les moins outillés du Contrat de quartier cherchent à s’informer les uns les autres, à clarifier leur compréhension des projets présentés par le bureau d’études, à articuler une position commune, à coordonner leurs propositions, à préparer ou à prendre acte d’une réunion de CLDI particulièrement importante. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 186 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 3.2.1.3. Phases et moments de la concertation Si la concertation s’organise et progresse sur une diversité de scènes, elle se décline également en une plusieurs «!phases!» et ces phases, en différents «!moments!». a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier Le programme quadriennal Contrat de quartier se divise en deux grandes phases!: une phase dite d’ «!élaboration du dossier de base!» et une phase dite de «!mise en œuvre!»!; la première occupant la première année du programme Contrat de quartier, la seconde s’étalant sur les trois années suivantes. Cette seconde phase de mise en œuvre, comme son nom ne manque pas de l’indiquer, consiste en la mise en pratique du programme de revitalisation urbaine détaillé dans un «!dossier de base!». Et ce «!dossier de base!», dont la version finale est rédigée par le bureau d’études, est le résultat d’une première année de concertation des différents acteurs concernés par le Contrat de quartier. Dans le cadre de notre étude des Contrats de quartier et du Contrat de quartier Callas en particulier, nous ne nous sommes intéressés qu’à cette première «!phase d’élaboration du dossier de base!», à la fois la plus riche en événements publics et la plus suivie par les participants citoyens qui, par la suite, répondront moins souvent aux convocations en CLDI (Francq, 2004b). b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier 1. Lancement (janvier-février)!: après avoir été informée du fait qu’elle bénéficiait d’un subside régional pour la réalisation du Contrat de quartier (en novembre-décembre de l’année précédant le Contrat de quartier), la commune bénéficiaire engage un chef de projet, rédige un appel d’offre pour la sélection d’un bureau d’études et réunit une première assemblée générale lors de laquelle seront désignés les délégués des habitants et les délégués des associations qui seront actifs en CLDI. 2. Diagnostic (mars-avril)!: le bureau d’études travaille à l’élaboration d’un diagnostic de la «!situation existante!» dans le quartier, principalement au niveau du logement, du bâti et des espaces publics. Il rend compte de son travail lors de premières CLDI qui voient le jour généralement en mars-avril de cette première année. 3. Définition des priorités et des «!grandes lignes!» du programme (mai-juin)!: sur base du diagnostic du bureau d’études et des discussions menées avec les participants de la CLDI, le bureau travaille à définir les priorités et les grandes lignes du programme. Lors de la CLDI du mois de juin, les membres doivent rendre un avis sur ce qui est déjà une ébauche du «!dossier de base!» final. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 187 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique 4. Enquête publique (août-septembre)!: après l’été, durant lequel aucune réunion officielle ne peut être organisée, l’ébauche de «!dossier de base!» préparée par le bureau d’études est soumise à «!enquête publique!» par le biais d’affiches rouges disposées dans les rues du quartier, informant les habitants du contenu général du dossier Contrat de quartier élaboré, et les invitant à passer à la commune pour remettre leur avis et remarques. 5. Commission de concertation (fin septembre)!: une «!commission de concertation!» est organisée par la Commune, sur base des avis et remarques récoltés à l’occasion de l’enquête publique. Cette «!commission de concertation!» est composée d’experts et de fonctionnaires communaux. La commission de concertation est à ne pas confondre avec la CLDI ou avec le comité d’accompagnement. 6. Passage du dossier au Collège des bourgmestre et échevins (octobre-novembre)!: S uite à l’avis favorable de la commission de concertation et moyennant d’éventuelles modifications, le dossier de base est transmis au Collège des bourgmestre et échevins pour approbation. 7. Passage du dossier à la Région pour approbation (novembre-décembre)!: Suite à l’approbation du Collège, c’est la Région, principal financeur du Contrat de quartier, qui doit approuver son contenu. 3.2.2. Le Contrat de quartier Callas De la même manière que nous avons présenté le dispositif bruxellois «!Contrat de quartier!» de manière extrêmement succincte, nous voudrions ici présenter un ensemble assez sommaire d’informations concernant le Contrat de quartier Callas, c’est-à-dire le cas sur lequel se centrera notre étude des compétences citoyennes. Nous insistons à nouveau!: dans l’optique résolument pragmatiste qui est la nôtre, les «!éléments de contexte!» pertinents sont indissociables de l’action en train de se faire qui les sélectionne et les organise. En présentant a priori, et par souci de clarté, certains de ces éléments de contexte, nous faisons une légère entorse à notre épistémologie. Nous ne nous appesantirons donc pas sur nos mises en contexte avant d’en être arrivés aux parties de l’enquête consacrées à la description et à l’analyse de scènes d’action conjointe. Il semble intéressant, dans la présente section, d’introduire le lecteur à certaines réalités locales et à certains des événements et projets qui seront constamment mobilisées par les participants au cours de leurs échanges en réunion. Le quartier que nous appellerons Callas se situe au cœur d’une commune A du sud de Bruxelles. Bien qu’il fasse partie de l’Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR), le quartier Callas n’est pas dans l’état déplorable que connaissent la majorité des quartiers bruxellois ayant occasionné un Répondre en citoyen ordinaire vol.1 188 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Contrat de quartier. Le périmètre de ce quartier, tel que défini par le dispositif Contrat de quartier, se trouve coincé entre, au nord, une zone urbaine plus franchement populaire et dégradée et, au sud, un quartier plus franchement bourgeois. L’ensemble du périmètre présente, en définitive, un bâti extérieur et des voiries «!en relativement bon état!», peu de chancres ou de friches. Grâce à des travaux importants menés parallèlement au Contrat de quartier, cette zone connaît une «!dynamique immobilière importante!», comme le précisera le bureau d’études Alpha dans son étude. Les prix d’achat et de locations de logement y sont en effet plutôt élevés, relativement à la moyenne bruxelloise, et par rapport au restant de la zone EDRLR en particulier. Densément bâti, le périmètre Callas est structuré par la rue Callas, une artère populaire occupée par des nombreux commerces de proximité et restaurants nordafricains ou méditerranéens, qui le coupe en son centre, et que croisent une série de rues plus résidentielles, habitées par une population bigarrée, mêlant immigrés nordafricains et portugais à des étudiants, des artistes, de jeunes professionnels, ainsi qu’à une population plus aisée. Situé à proximité d’une grande place bruxelloise, le quartier Callas est particulièrement animé et dynamique. Il compte de nombreux équipements publics (scolaires, culturels, sanitaires, religieux...), ainsi qu’un grand nombre d’associations locales (multiculturalité, citoyenneté, jeunesse, femmes, alphabétisation...) et des comités de quartier particulièrement actifs. Il présente par contre, du fait de sa densité, un nombre limité d’espaces verts et des îlots globalement peu verdurisés. Initié en janvier 2004 et achevé en 2008, le Contrat de quartier Callas est le 35ème Contrat de quartier bruxellois à voir le jour depuis 1994. Il est par ailleurs le troisième Contrat de quartier mis en place sur le sol de la commune A. Comme nous le verrons, ce Contrat de quartier Callas a connu une première année 2004 d’ «!élaboration du dossier de base!» plutôt mouvementée en matière de concertation. Notre observation du processus de concertation, mais également les récits des acteurs citoyens et les entretiens collectifs organisés par nos soins en avril 2005 (3.1.3.6.) rendent compte de tensions importantes entre, d’une part, l’équipe d’acteurs communaux et d’experts urbanistes en charge de l’organisation de la concertation, et, d’autre part, les délégués des habitants et les représentants d’association mobilisés en CLDI. Nous avons déjà eu l’occasion de mentionner ce fait dans un point de ce chapitre évoquant, pour ce Contrat de quartier Callas, le surgissement de problèmes plus tenaces et profonds que dans le reste des Contrats de quartier que nous avons étudiés ou dont nous avons connaissance. Ces tensions ont pu être associées par les acteurs eux-mêmes à «!la grande difficulté, pour des non spécialistes, d’engager la parole dans des discussions exclusivement ‘technico-techniques’!», à l’absence de «!réels moments de dialogue!» au cours du processus, ainsi qu’à certains «!vices de procédures!» dans le développement du processus de concertation. Répondre en citoyen ordinaire vol.1 189 CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur ces questions à l’occasion des prochains chapitres, où nous décrirons le travail de cadrage de la discussion pris en charge par les acteurs communaux et experts du Contrat de quartier Callas et les difficultés d’ordres multiples rencontrées par les participants citoyens lorsqu’ils cherchaient, dans des prises de parole argumentées, à émettre des propositions, à faire importer certains enjeux et à stabiliser un rôle de représentant. 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Répondre en citoyen ordinaire vol.1 207 Table des matières Table des matières Sommaire 1 Remerciements 4 INTRODUCTION 9 PREMIERE PARTIE Garder les compétences citoyennes à l’œil!: des sociologies discursives de la délibération à une ethnographie pragmatique de la concertation 20 CHAPITRE 1 DELIBERER!? 23 1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique 25 1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective.......................................26 1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels ..................................27 1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux ............29 1.1.4. La délibération comme cadre procédural ........................................................31 1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33 1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées 33 1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!» 37 1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39 1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44 1.3.2.1. La frame perspective de D. Snow ...........................................................44 1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47 1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53 1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54 1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56 1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60 1.4. Conclusion du chapitre 63 CHAPITRE 2 LA CONCERTATION UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION 68 2.1. Les plans contextuels de la concertation 72 2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74 2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80 2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83 2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman 87 2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88 2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 209 Table des matières 2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93 2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96 2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102 2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la concertation................................................................................................... 103 2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107 a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108 b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112 c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116 d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121 2.3. Conclusion du chapitre 124 DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains....................................................................................129 CHAPITRE 3 L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE 132 3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique 136 3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137 3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................ 137 3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................ 139 a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140 b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140 c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141 d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142 e) Accessibilité .......................................................................................... 143 f) Dynamisme ........................................................................................... 144 g) Surgissement de problèmes ..................................................................... 144 3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145 3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145 a) Observation non ethnographique ............................................................ 146 b) Ethnographie comparative...................................................................... 147 c) Ethnographie monographique................................................................. 149 d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150 e) Ethnographie combinatoire..................................................................... 150 f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152 3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154 3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155 3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas...............156 3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes .......................................................... 157 3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159 a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature ethnographique. ........................................................................................ 159 b) Résister à la bigger picture ...................................................................... 162 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 210 Table des matières c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164 3.1.3.2. Observation, prise de notes et description.............................................. 165 3.1.3.3. Croquis, schémas................................................................................ 169 3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges ...................................... 171 3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173 3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs............................................................ 173 a) Les récits individuels.............................................................................. 174 b) Les entretiens rétrospectifs en groupe....................................................... 174 3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176 3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas 177 3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise.............................................. 178 3.2.1.1. Un instrument de développement intégré .............................................. 180 3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182 a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182 b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184 c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184 d) Les visites de terrain .............................................................................. 185 e) Les journées de participation................................................................... 185 f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186 g) Le comité d’accompagnement................................................................. 186 h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre associations .............................................................................................. 186 3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187 a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187 b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier ................................................................................................................ 187 3.2.2. Le Contrat de quartier Callas....................................................................... 188 Bibliographie du premier volume.....................................................................................192 Sommaire (vol.2)......................................................................................................221 TROISIEME PARTIE Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles..........224 CHAPITRE 4 AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC. OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE. 227 4.1. Ouvrir une réunion 230 4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231 4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236 4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242 4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250 4.2. Performances d’experts 254 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 211 Table des matières 4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255 4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258 4.2.2.1. Composer un récit .............................................................................. 261 4.2.2.2. Livrer une analyse .............................................................................. 264 4.2.2.3. Présenter des avancées ........................................................................ 269 4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence .................................... 273 4.3. Dialogues publics 279 4.4. Clore une réunion 289 4.5. Après la réunion 291 4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel ........................................................... 291 4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents .......................................................... 295 4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de l’acteur initiateur 296 CHAPITRE 5 TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT.................................................302 5.1. Malaises dans la représentation.............................................................................305 5.2. Premier problème de représentation!: faire référence 312 5.2.1. En-jeu et pertinence topique ........................................................................ 312 5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel .............................................. 314 5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord.............................. 314 5.2.2.2. Contrainte programmatique................................................................. 316 a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas................................................ 318 b) Ce qui est importable et ce qui est important ............................................ 323 5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité.................................................. 325 5.2.2.4. Contrainte de localisation.................................................................... 327 a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours.......................................... 327 b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion.......... 327 c) Les scènes de la revitalisation urbaine ...................................................... 329 5.2.2.5. Contrainte de temps............................................................................ 331 5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse.......................................... 334 5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu ............................................................... 336 5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis .................................................................. 338 5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités ......................................................... 341 5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours . 350 5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle 352 5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle ...................................................... 353 5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant ................ 356 5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels ...... 356 a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman................................... 357 b) La publicité comme complication du jeu communicationnel...................... 361 c) De la délicate position publique du citoyen représentant............................ 370 5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages............................... 383 a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé................................... 383 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 212 Table des matières b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas ................................... 386 c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation ............................. 389 d) Capacités virtuelles et politique du flirt .................................................... 392 5.3.2.3. Contrainte de temps............................................................................ 396 a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. .................. 396 b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» ........... 397 5.3.3. Des rôles par bribes .................................................................................... 398 5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule 400 5.4.1. Jeu de langage et correction formelle............................................................ 400 5.4.2. Parler la bonne langue ................................................................................ 402 5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme......................................... 403 5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation .................................................... 405 5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation................................................ 410 5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité CHAPITRE 6 ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION LES PRISES SENSIBLES D’UNE CRITIQUE ORDINAIRE 414 418 6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser 424 6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424 6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424 6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429 6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433 6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs profanes ........................................................................................................ 435 a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435 b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436 c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437 6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations, adaptations .................................................................................................... 437 a) Défections............................................................................................. 438 b) Protestations ......................................................................................... 439 c) Adaptations........................................................................................... 442 6.2. Répondre en citoyen ordinaire 445 6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447 6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447 6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450 6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 455 6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation 453 6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454 6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455 6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461 6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467 6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475 6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 213 Table des matières a) Un art de la reprise ................................................................................ 477 b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480 6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483 a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484 b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489 c) L’économie de la retouche...................................................................... 491 6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493 CONCLUSION 501 Bibliographie du second volume 508 Table des matières 518 Répondre en citoyen ordinaire vol.1 214 Université Libre de Bruxelles Faculté des sciences sociales et politiques REPONDRE EN CITOYEN ORDINAIRE Enquête sur les «!engagements profanes!» dans un dispositif d’urbanisme participatif à Bruxelles Mathieu BERGER Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en sciences sociales Sous la direction de Margarita SANCHEZ-MAZAS et de Guy LEBEER Soutenue publiquement le 19 juin 2009 volume 2/2 Membres du jury!: Fabrizio CANTELLI Chargé de recherche à l’Université Libre de Bruxelles Daniel CEFAÏ Maître de conférence à l’Université de Paris X Jean-Louis GENARD Professeur à l’Université Libre de Bruxelles Guy LEBEER Professeur à l’Université Libre de Bruxelles Margarita SANCHEZ-MAZAS Professeure à l’Université de Genève Sommaire volume 1 Remerciements 4 Introduction 9 PREMIERE PARTIE Garder les compétences citoyennes à l’œil!: des sociologies discursives de la délibération à une ethnographie pragmatique de la concertation. 20 Chapitre 1 Délibérer!? D’un «!biais délibératif!» dans les sciences sociales du politique 23 Chapitre 2 La concertation 68 Une forme et une modalité de l’action conjointe en situation DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains 129 L'enquête ethnopragmatique 132 Chapitre 3 Une ethnographie combinatoire et ambulatoire Bibliographie du premier volume 192 Table des matières 209 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 221 volume 2 TROISIEME PARTIE Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles. 224 Chapitre 4 Autour du dialogue public Opérations de cadrage et arrangement des situations en assemblée participative 227 Chapitre 5 Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Les infortunes du citoyen représentant 302 Chapitre 6 Adaptation, attention, re-présentation Les prises sensibles d’une critique ordinaire 418 Conclusion 501 Bibliographie du second volume 508 Table des matières 518 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 222 TROISIEME PARTIE LES ENGAGEMENTS PROFANES ENTRE ENTRAVES INSTITUTIONNELLES ET PRISES SENSIBLES «!Il faut donc spécifier des schémas d’opérations. Comme en littérature on différencie des «!styles!» ou manières d’écrire, on peut distinguer des «!manières de faire!» –de marcher, de lire, de produire, de parler, etc. Ces styles d’action interviennent dans un champ qui les régule à un premier niveau [...], mais ils y introduisent une façon d’en tirer parti qui obéit à d’autres règles et qui constitue un second niveau imbriqué dans le premier [...]. Ces manières de faire créent du jeu par une stratification de fonctionnements différents et interférents.!» Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Vol.1.!: arts de faire, 1990, p.51. CHAPITRE 4 AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC Opérations de cadrage et arrangement des situations en assemblée participative. «!Tout conférencier, par le fait d’oser se présenter devant un auditoire, est un fonctionnaire du pouvoir cognitif, soutien actif de la même position, à savoir [...] qu’il y a de la structure dans le monde, que cette structure se laisse percevoir et rapporter, et, par conséquent, que parler devant un auditoire et écouter un conférencier sont choses raisonnables [...]. [Les conférenciers] doivent prétendre à l’une ou l’autre sorte d’autorité intellectuelle!; et, pour justifiée ou non que soit cette prétention, le fait qu’ils parlent présuppose et soutient la notion d’autorité intellectuelle en général!: à savoir que par les énoncés d’un conférencier nous pouvons être informés du monde. Maintenant, réfléchissez un instant à la possibilité que cette présupposition partagée ne soit rien que cela, et qu’après la conférence, conférencier et auditoire retournent comme il se doit au flou complexe et irrésolu de leur inconnaissable condition.!» Erving Goffman, «!La conférence!», Façons de parler, 1987, p.203-204. CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public CHAPITRE 4 227 AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC 227 OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE. 227 4.1. Ouvrir une réunion ............................................................................................ 230 4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231 4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236 4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242 4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250 4.2. Performances d’experts ...................................................................................... 254 4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255 4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258 4.2.2.1. Composer un récit ............................................................................................. 261 4.2.2.2. Livrer une analyse ............................................................................................. 264 4.2.2.3. Présenter des avancées ....................................................................................... 269 4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence ................................................... 273 4.3. Dialogues publics............................................................................................... 279 4.4. Clore une réunion .............................................................................................. 289 4.5. Après la réunion ................................................................................................ 291 4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel............................................................. 291 4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents ............................................................ 295 4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de l’acteur initiateur...................................................................................................... 296 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 228 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Dans les espaces de participation que nous étudions, toute énonciation (et par elle toute manifestation de compétence ou d’incompétence interactionnelle et communicationnelle) se produit dans une séquence d’énonciations et dans le cadre d’une activité réglée. Cette activité correspond parfois à un dialogue public. Nous définissons ici le dialogue public comme l’activité de parole à laquelle se prêtent les participants ratifiés d’une assemblée au moment où un «!état de parole!»1 est ouvert pour l’ensemble de ces participants, c’est-à-dire une situation où chacun de ces participants a la possibilité ou l’autorisation d’intervenir2. Ces séquences de dialogue public retiendront toute notre attention dans les chapitres 5 et 6 du présent travail. C’est évidemment à travers de telles séquences que la participation prend son sens et qu’on peut le mieux étudier les engagements de participants citoyens et profanes. Mais n’allons pas trop vite. Définir le dialogue public comme une activité de parole d’un certain type implique l’existence d’activités de parole qui ne s’apparentent pas au dialogue public. Ces activités de parole, parce qu’elles précèdent, préparent, suivent ou concluent le dialogue public, parce qu’elles le cadrent ou le recadrent, doivent être prises en compte dans l’analyse. Notre ambition dans le présent chapitre est donc d’examiner ce qui se passe en réunion autour du dialogue public, de resituer le dialogue public parmi la multitude d’activités de parole qui font à la fois son socle et son environnement. Décrire ces activités environnantes nous donnera une meilleure compréhension des circonstances de l’émergence du dialogue public en lui-même, ainsi que des attentes pesant sur la réalisation de celui-ci. Si le dialogue public est l’occasion par excellence de rendre compte des compétences interactionnelles de participants citoyens, les activités qui donnent lieu ou donnent suite aux moments de dialogue public nous permettent, elles, de voir surtout à l’œuvre leurs partenaires!: élus communaux, chefs de projet et experts urbanistes. Nous attarder sur l’environnement direct du dialogue public sera l’occasion de détailler les formes régulières et typiques de l’engagement de ces acteurs importants de la concertation qui font tour à tour prévaloir leurs engagements sur l’une ou l’autre de ces activités, à savoir les activités rituelles et coordonnantes d’ouverture et de clôture de réunion pour les élus communaux et les chefs de projet (4.1.), et les activités de présentation des aspects techniques et réglementaires de la revitalisation urbaine dans le cas des experts urbanistes représentant un bureau d’études (4.2.). 1 Goffman définit un «!état de parole ouvert!» comme une situation «!telle que les participants ont le droit mais non l'obligation de se lancer soudain dans un bref échange!» (1987). 2 Notons ici que la notion de «!dialogue public!» pose simplement la possibilité d’une conversation élargie à l’ensemble des participants de la réunion!; elle ne préjuge en rien de la qualité de cette conversation. Ainsi, la «!discussion publique!» se présentera comme une sorte particulière de dialogue public au cours duquel les participants développent une parole critique et recourent à des procédures d’argumentation. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 229 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.1. Ouvrir une réunion L’étude des bornes ou des parenthèses des activités humaines est un passage obligé pour une analyse des engagements énonciatifs. Si nous ne savions pas quand et comment une activité commence, si nous ne savions pas quand et comment elle se termine, de l’activité, en définitive, nous ne pourrions pas dire grand chose. En parlant de «!parenthèses!» (Goffman, 1991, p. 246-263), on peut d’abord désigner ces signes conventionnels, marqueurs et indices par lesquels une activité signale qu’elle débute ou qu’elle se termine. On peut tout autant désigner des activités-parenthèses, ces activités introductives et conclusives, par lesquelles une réunion s’ouvre et se clôt. On peut enfin imaginer un troisième ordre parenthétique, où une réunion d’ouverture et une réunion de fermeture initie –pour l’une– ou achève –pour l’autre– un processus de concertation de plusieurs mois, une menée3. Remarquons qu’une activité préliminaire d’ouverture de réunion peut être appelée «!activité 0!» dans la mesure où elle a pour fonction d’établir le contact et d’aménager l’ensemble des activités officiellement prévues par l’ «!ordre du jour!», et dans la mesure où cette «!activité 0!» se termine quand les participants commencent à traiter le premier point de l’ordre du jour, l’!«!activité 1!». De même, la toute première réunion d’un processus de concertation comme le Contrat de quartier peut être appelée «!réunion 0!» quand les personnes en charge de l’organisation voient dans cette réunion l’opportunité d’une «!simple prise de contact!» préalable à tout «!véritable travail!» de concertation sur la revitalisation du quartier. Voici dès lors la structure parenthétique simplifiée au cœur de laquelle se donne à entendre toute énonciation dans un processus de concertation4. Se familiariser à cette approche pragmatiste et contextualiste des engagements de parole, inspirée de ce que conseillait Wittgenstein, c’est abandonner à la fois une approche linguiciste de la phrase et une conception sémanticiste de la proposition5: MENEE [ REUNION 0 [ ( activité 0 ), ( activité 1) , ( activité 2 ), ... (activité x), ... ( activité n-1 ), ( activité n ) ]!; REUNION1!; REUNION 2!; ... REUNION X!; ... REUNION N-1, REUNION N ] 3 L. Thévenot parle de menée pour qualifier «!une séquence d’interventions qui a un horizon temporel relativement long (...) et déborde le cadre d’une action particulière!»! (1996, p. 128). 4 Pour justifier cet emboîtage, nous nous référons au paragraphe suivant des Cadres de l’expérience (Goffman, 1991, p.255)!: «!Quelle que soit l’activité sociale considérée, on constate que ses parenthèses externes prennent forme pour partie en fonction de ses parenthèses internes. Mais, d’un autre point de vue, plus large, plus inclusif, on peut dire de ces parenthèses externes qu’elles sont en fait internes. Le «!au revoir!» qui clôt rituellement la journée de bureau est une parenthèse externe du point de vue de la journée qui s’achève, mais une parenthèseinterne si on le replace dans une vie passée au bureau, interminablement rythmée par les jours de la semaine, les week-ends et les vacances!». 5 Comme nous l’avons écrit précédemment, l’un des intérêts de la notion de «!concertation!» réside dans le fait qu’elle désigne aussi facilement une menée d’ensemble, qu’une réunion particulière, ou qu’une micro-activité à l’intérieur d’une réunion. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 230 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Dans cette section, nous prenons le temps de passer en revue quelques-unes des caractéristiques formelles des activités d’ouverture de réunion («!activités 0!»), telles qu’elles se sont données à observer et à enregistrer tout au long du processus de concertation du Contrat de quartier Callas, dans la commune A (janvier 2004 octobre 2005)6. Plus tard, en fin de chapitre, nous aborderons plus brièvement et de manière moins systématique les activités par lesquelles les participants mettent un terme à leurs réunions. 4.1.1. Pré-ouverture Premier constat!: cette activité d’ouverture de la réunion s’ouvre elle-même progressivement par la cessation des activités particulières auxquelles vaquaient jusque-là les différents participants réunis ou en train de se réunir. Remarquons par exemple que, pendant que ces personnes convergent dans la salle de la réunion, jettent un œil, poussent la porte, cherchent un siège, se défont de leurs vêtements d’extérieur et s’installent, d’autres personnes, jusque-là présentes dans cette même salle, et s’étant acquittées de tâches préparatoires, quittent les lieux. Ainsi la concierge du local ayant confié les clés au coordinateur communal du Contrat de quartier, le technicien communal ayant vérifié l’état de bon fonctionnement du matériel de sonorisation des débats (microphones, amplificateur, enceintes), l’assistante ayant installé les chaises et disposé des boissons sur une table, etc. Profitons de ce paragraphe consacré aux activités préparatoires de la réunion publique pour remonter un peu plus en amont. On peut dire en effet qu’ avant même de se rendre sur les lieux de la réunion publique pour s’acquitter de son rôle d’animation et de médiation des activités de concertation, une partie importante de la tâche du coordinateur –et de ses éventuels assistants– a consisté dans le simple fait de rendre cette réunion possible. C’est en effet lui –ou plutôt elle, dans le cas du Contrat de quartier Callas– qui, une dizaine de jours avant l’événement, s’occupe de réserver la Salle du Conseil communal qui accueillera la réunion publique, et qui sollicite la venue des différents participants en rédigeant et en envoyant les lettres de convocation. C’est la coordinatrice qui, dans ces mêmes lettres de convocation, précise un «!ordre du jour!» pour la réunion à venir. Cette opération préparatoire de définition de l’ordre du jour est elle-même étroitement associée à l’activité de confection du procès-verbal de la réunion précédente!; une activité rédactionnelle encore une fois prise en charge par la coordinatrice du Contrat de quartier. En remontant de la sorte dans les semaines précédant une réunion publique, nous éclairons quelques-unes des charges relatives au rôle de coordinateur, tout en suggérant que le travail consistant à ouvrir une réunion publique revient, pour sa partie la moins manifeste, à donner suite à une réunion publique antérieure et à 6 Cf. chapitre 3. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 231 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public conférer un caractère de continuité à un plus large processus de concertation publique. Revenons à l’activité d’ouverture proprement dite. L’ouverture d’une réunion s’étend sur des temps variables et se décline en une série de petits moments de pré-ouverture séparés les uns des autres par de subtiles parenthèses et connectés les uns aux autres par autant de traits d’union plus ou moins subliminaux. Dans un premier temps, l’activité d’ouverture d’une réunion propose des moments d’arrangement spatial des corps et des objets, en un ordonnancement progressif de l’ensemble. Des personnes s’occupent spécifiquement de cela!: certaines s’affairent à aligner ou à ajouter des chaises, d’autres répartissent le matériel documentaire (distribution des feuillets et des brochures, affichage des plans du quartier) et apprêtent le matériel informatique (ordinateur, écrans et projecteurs), d’autres encore accueillent les arrivants, ou, plus généralement, les reçoivent. Ici aussi, l’impression de simultanéité dans la comparution des différents participants ne doit pas nous faire perdre de vue la séquence des apparitions individuelles. Certains, les «!sollicitants!» (la coordinatrice, son assistante, les urbanistes du bureau d’études) ont pris possession des lieux quelques dizaines de minutes à l’avance!; d’autres, les «!sollicités!» (les délégués des habitants du quartier, les représentants des associations locales) arrivent à l’heure prévue, ou avec retard. On dira de ces derniers qu’ils répondent présents. A ce stade de l’activité d’ouverture, un stade d’arrivée et d’installation des différents participants, on constate que la mise en ordre générale des corps et des objets se marque sur un ordre spatial (occupation de places) fonction d’un ordre temporel (ordre d’arrivée). De manière extrêmement schématique, on aura ainsi un «!devant!» de salle plutôt occupé par des participants arrivés «!avant!», et un «!fond!» de salle plutôt occupé par des participants arrivés «!après!». Les différents participants, après avoir pénétré l’espace de réunion, se dirigent tantôt vers un siège, tantôt les uns vers les autres s’ils se connaissent, dans quel cas ils se saluent, se tiennent debout ou appuyés à une table, bavardent, entretiennent quelques tours de conversation qui peuvent porter par exemple sur la réunion à venir, ou sur tout autre chose. Se dessine dans la salle une distribution de personnes «!seules!» (que Goffman appelle des withouts) et de personnes «!ensemble!» (les withs)!; de singletons, de paires et de micro-rassemblements. Un arrangement comme on en voit, typiquement, dans les cocktails. Qu’il salue aucun7, quelques-uns, ou l’ensemble des participants (comme peut le faire le bourgmestre en multipliant les poignées de main et les bises), tout participant est à ce moment entré, avec le reste de ses coprésents, dans un espace de visibilité mutuelle, et cela normalement pour les deux heures qui suivent. La production locale d’un ordre social, qui intéresse les ethnométhodologues, est donc rapidement création d’un ordre public, au sens le plus 7 L’ethnographe pourra faire partie, à titre exemplatif, de ces personnes arrivant seules et allant s’assoir directement sans entamer de discussion préliminaire avec d’autres participants. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 232 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public goffmanien8 (1973). Observer ces moments préliminaires d’une réunion, dans lesquels opère un premier ordonnancement, c’est conforter une conception de la sociologie comme science de l’association ou, mieux, de la «!sociation!» (Vergesellschaftung), comme étude des mécanismes et des modalités de l’entrée en société (Conein, 2005, p. 94). Pour les personnes en charge, les sollicitants, débuter la réunion demande une attention, d’une part, à l’horloge, et, d’autre part, au nombre et aux catégories de participants déjà présents. Ainsi, les différents participants accepteront généralement de débuter la réunion avec un certain retard si cela peut permettre aux retardataires d’arriver, de prendre place et de ne rien rater du début de la réunion. Car il importe de commencer la réunion ensemble, et de ne la commencer, pour bien faire, qu’une seule fois. Rappelons qu’une composition minimale de la Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) est précisée par une ordonnance datant de juin 2000. Toute réunion de CLDI ne peut commencer, selon ce document, que si au moins trois délégués de la commune, un représentant du Centre Public d’Action Sociale, huit délégués des habitants, deux délégués du monde associatif, scolaire et économique, deux délégués désignés par le réseau Habitat, un délégué de la «!Mission locale!», deux représentants de la Région de Bruxelles-Capitale, un représentant de l’Administration de la Commission communautaire française (Cocof) et un représentant de la Vlaamse Gemeenschapscommissie (VGC) sont présents. Très régulièrement, cependant, cette composition minimale n’est pas atteinte dans les Contrats de quartier bruxellois, sans que cela empêche l’ouverture de la séance. Mais même dans ces réunions manquant à rassembler une composition minimale, la séance ne peut être ouverte avant l’arrivée de certains participants. On attendra le temps qu’il faudra, par exemple, pour voir arriver le concierge avec les clés du local, le coordinateur en charge de l’animation de la réunion, une personne extérieure invitée spécialement pour la séance, le bourgmestre retenu dans une autre réunion, ou les représentants du bureau d’études coincés dans les embouteillages. Il est par contre rare, dans les Contrats de quartier, que l’on attende que l’ensemble des délégués des habitants soient arrivés pour entamer une réunion. Notons que le fait d’attendre l’arrivée d’un acteur incontournable pour initier une action conjointe n’est nullement limité aux ouvertures de réunion, et peut s’envisager à la plus grande échelle temporelle de la menée dans son ensemble. Ainsi, dans un processus de concertation du Contrat de quartier, il faut souvent passer par l’une ou 8 «!A la question de savoir dans quelles conditions les partenaires d'une interaction traitent la présence réelle ou imaginée d'un public comme une dimension pertinente de leur activité, E. Goffman a en effet été l'un des premiers à éviter de répondre en invoquant l'autorité de contenus sémantiques qui définiraient en propre les situations de publicité. Il a au contraire choisi de se placer très en amont de ce que la théorie politique, par exemple, entend habituellement par "publicité" pour identifier, dans les situations réputées les plus "banales" et les plus "courantes", les obligations très particulières que fait peser sur le comportement de chaque interactant le fait d'être soumis "au regard de autres" et de devoir traiter la présence et l'attitude d'autrui comme autant de points d'appui à la coordination d'une commune activité!» (Cardon, Heurtin & Lemieux, 1995, p. 6). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 233 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public l’autre «!réunion 0!» ou réunion de prise de contact avant qu’un bureau d’études soit enrôlé par la commune et qu’il soit possible aux différents participants, dans une réunion ultérieure, de commencer à «!parler des choses!»!: EXTRAIT N°1 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 ROSA GONZALES (représentante d’une association de femmes)!: Je voudrais poser la question!: Quelle est la date limite pour introduire des projets!? La date limite, pour le volet 5, par exemple. JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Mais, écoutez, le planning n’est pas fixé. Comme on l’a dit tout à l’heure, c’est une première réunion de contact. Nous allons attendre d’abord d’avoir un bureau d’étude qui va établir avec nous et avec vous un planning précis en fonction des impératifs aussi. Et, à ce moment-là, nous lancerons des appels à projets en donnant les dates limites de réponse. MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!: Est-ce qu’on peut faire l’état des lieux un peu, maintenant!? Est-ce qu’on peut parler des choses ou pas!? Ou on est seulement là pour les informations!? JACKY DECAUX: Mais, je dirais que, aujourd’hui, c’est une prise de contact, parce que ce qui sera intéressant à un moment donné... C’est le bureau d’étude qui doit être associé, puisque c’est lui qui va avoir... La première mission, c’est de faire l’état des lieux. Alors, on peut toujours faire un débat comme ça, mais c’est un débat qu’il faudra recommencer avec les personnes concernées du bureau d’étude. Donc, je pense que c’est mieux de procéder dans une démarche plus cohérente. Revenons à ces moments d’ouverture de réunion. Une fois atteint un nombre suffisant de participants en général et de participants incontournables en particulier, l’une des personnes en charge du Contrat de quartier peut lancer quelque chose comme «!Bon, on va commencer...!», suffisamment fort pour trancher dans le brouhaha des bavardages de l’avant-réunion. Ce premier acte de parole publique (qui n’est que le brouillon de l’acte de parole que sera l’ouverture officielle de la séance quelques secondes plus tard) a un effet organisateur sur l’espace commun (les participants bavardant debout mettent fin à leur bavardage plus ou moins vite, se séparent et rejoignent leur siège) et crée de l’attention conjointe (les participants se font plus silencieux, sortent éventuellement leur carnet de notes et se tournent vers le devant de la salle). En même temps que s’organise un peu plus l’espace de réunion, une personne, par exemple celle qui a demandé à commencer la réunion, peut se diriger vers la porte du local pour la fermer et, ainsi, clore l’espace de réunion, le séparer auditivement et visuellement des activités extérieures le temps de la séance –dont le début est imminent. Il est possible également qu’un compromis soit trouvé pour commencer la réunion dans un espace focalisé, tout en prévoyant l’arrivée de retardataires, comme dans cet exemple où les participants choisissent de laisser la porte «!contre!», entrouverte, plutôt que fermée9. 9 Une fois de plus, il est possible ici de considérer différentes échelles temporelles. S’il est possible de Répondre en citoyen ordinaire vol.2 234 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public EXTRAIT N°2 – C.d.Q. Lemont, Commune B – mai 2005 JULIEN MICHELLIN (chef de projet)!: Porte ouverte ou porte fermée!?!» FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général des Contrats de quartier de la commune B) Tu peux la laisser «!contre!». Regarde y a encore quelqu’un [qui arrive]. JULIEN MICHELLIN!: Eh bien voilà... CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme)!: Tu peux la laisser ouverte. Je pourrai me lever en temps voulu. On est, à ce stade de la pré-ouverture, assurément fort proche du moment d’ouverture de la séance proprement dit, et l’attention accordée au devant de l’espace commun va croissant. Typiquement, dans les espaces de réunion équipés d’un matériel de sonorisation, c’est le moment des tests micros pour le président de séance!: EXTRAIT N°3 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Ça va!? Vous m’entendez... Oui, maintenant vous m’entendez, ça sûrement... Un peu trop d’ailleurs!! Voilà, on va essayer de trouver le bon volume... L’extrait suivant reprend plus précisément la succession d’opérations pratiques et d’opérations de parole au cours des vingt secondes précédant l’ouverture d’une séance, montrant par la même occasion l’épaisseur sémiotique de la parenthèse d’une activité, la densité et l’hétérogénéité de la production de signes utiles au basculement d’une activité précédant la séance vers une activité de réunion!: EXTRAIT N°4 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) [les gens prennent place avec bruit] [Decaux tapote le micro] Ah… Ca s’entend… [bruits de respiration dans le micro] Voilà, voilà… On peut y aller hein… Petit quart d’heure académique… [bruits de respiration] [en parlant du magnétophone qui est mis en marche par le technicien!:] laisser la porte ouverte, au sens littéral, pour que les retardataires puissent rejoindre la réunion sans gêne, un usage métaphorique de cette expression («!laisser la porte ouverte!») pourra suggérer le fait de permettre à des gens absents de la réunion du jour de rejoindre le processus de concertation lors d’une prochaine réunion!: «!J’ai simplement dit : laissons peut-être ouvert la possibilité de faire entrer encore des gens. Cela n’arrête pas les travaux aujourd’hui. On peut déjà démarrer. Mais les candidatures peuvent aussi.... encore une ou deux personnes qui nous semblent importantes, comme des personnes relais vers un certain groupe du quartier. Je ne vois pas en quoi quelqu’un ne peut pas rentrer dans le bateau deux semaines plus tard!» (Marion Slossen, déléguée des habitants, C.d.Q. Callas, AG, 09.03.04). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 235 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public (8) (9) (10) (11) Ah, maintenant, faut faire attention à ce qu’on dit parce qu’on va tout entendre… [rires] [3 secondes de silence] [Il s’éclaircit la voix!:] hummm... Bien, Mesdames, Messieurs, je vais vous demander de prendre place… 4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance Des locutions telles que «!Bien...!», «!Voilà...!» ou une salutation franche du type «!Bonjour à tous...!» ou «Je vous souhaite la bienvenue...!»! marquent l’ouverture de la séance. L’ensemble des participants a commuté, ou doit avoir commuté, à ce stade, vers une activité de concertation publique et se trouve tenu à la fois par l’ordre institutionnel activé (en termes de topiques, de rôles et de langages comme nous le verrons dans le chapitre 5), ainsi que par l’ordre moral élémentaire de l’interaction et de l’expérience collective (sujet du chapitre 6). Plutôt qu’un solennel «!La séance est ouverte!», l’acte d’ouverture d’une séance est exécuté à travers une expression de salutation, de bienvenue ou d’appel. Celle-ci est généralement précédée d’une locution («!Ok!», «!Bien!», «!Voilà!»... ) venant clore les dernières activités de pré-ouverture. Cela donne par exemple «!Ok.... Bonsoir à tous...!», «!Voilà. Je vous souhaite la bienvenue!», «!Bien, mesdames, messieurs, je vais vous demander de prendre place!», où à chaque expression correspondent deux mouvements ou deux «!coups!» distincts, un premier coup mettant fin aux interactions informelles d’avantréunion, aux menues activités préparatoires («!Ok...!»), et un second coup officialisant le début de la réunion («!Bonsoir à tous...!»)10. Constatons d’emblée que, dès ce moment d’ouverture, la séance de concertation publique propose un mode de communication se distinguant clairement de celui de la conversation quotidienne. Dans la séquence d’ouverture d’une conversation quotidienne entre les personnes a et b, la salutation de a est immédiatement suivie par la salutation de b. Cette première manifestation de réciprocité modélise et met en route la machinerie conversationnelle de l’alternance des locuteurs et des rôles communicationnels, et l’enchaînement de «!paires adjacentes!» en une formule abababab (Schegloff & Sacks, 1973, p. 1076). Or, l’ouverture d’une séance n’est pas conversationnelle et ne correspond pas à un moment de dialogue public –si du moins nous suivons la définition plus étroite que nous lui avons donnée au début de ce chapitre. L’état de parole n’est ouvert que pour un participant, le président de séance, qui, dans la foulée de ses salutations auxquelles personne ne répond (et auxquelles il n’est pas attendu que quelqu’un réponde11), s’engage à occuper la scène pendant un 10 Notons que c’est également à partir de cet instant d’ouverture que la secrétaire du C.d.Q. en charge de la transcription des réunions entame ladite transcription. 11 Généralement, dans ces salutations publiques de début de réunion, répondre au «!bonsoir à tous!» du bourgmestre par un «!bonsoir! monsieur le bourgmestre» constitue même une infraction bénigne pouvant faire sourire ou glousser les partenaires. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 236 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public moment –son moment. L’activité d’ouverture d’une réunion développe immédiatement de la dissymétrie entre les participants, en secrétant le rôle éminent du président de séance s’adressant à son auditoire. Dans le contexte d’activité d’un début de réunion, au fait de saluer, de souhaiter la bienvenue aux personnes présentes, correspond un double enjeu rituel et de coordination (Conein, 2005). Outre une formulation consacrée d’hommage aux personnes présentes, «!la salutation est [aussi] un processus d’accès à autrui, une technique de commencement, de parenthésage ou d’ouverture des canaux!» (Ibid., 2005, p. 98). La salutation publique, par sa simple expression, intègre en une audience l’ensemble des personnes qui n’étaient jusque là que des individus coprésents!; en même temps qu’elle pose un mode de communication publique de type one-to-many. Ce travail de coordination entamé par la salutation du président nous fait dire que, bien que les différents participants se soient assis et ne s’affairent plus (à installer des tables, à diriger les participants vers leur chaise, à distribuer des documents, ...), la mise en ordre ne s’est pas arrêtée. Depuis l’instant de l’ouverture, cette mise en ordre ne progresse plus tant par des actes matériels, non linguistiques, mais par la parole du président, par ses actes de parole. Une réunion est en effet un «!événement de parole!» (speech event - Hymes, 1972), un enchaînement d’activités dans lesquelles le langage parlé a une importance prépondérante, et à travers lesquelles les participants travaillent, avancent, font quelque chose essentiellement en se parlant les uns aux autres. Bien que ces actes de parole fonctionnent à tout moment de la réunion, créant une réalité partagée toujours en chantier, les actes de parole avancés en début de réunion par le président de séance ont une importance particulière, en ce qu’ils concourent à la coordination des activités à venir, en posant l’environnement normatif général dont les énonciations ultérieures devront tenir compte pour être légitimes et efficaces. Cette fonction de coordination de l’action par le langage est bien sûr au centre de la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas (1987, p. 289)!: La théorie de la communication peut s’avérer fructueuse pour une sociologie de l’action, si l’on parvient à montrer comment les actes communicationnels, c’est-à-dire les actions langagières ou les expressions non-verbales équivalentes, assument la fonction de coordination de l’action et contribuent à construire des interactions. Dans son travail d’ouverture, et suite à la salutation publique proprement dite, le président de séance poursuit ses opérations rituelles et coordonnantes. D’une part, il s’acquitte de tâches rituelles de «!réparation!» (remedial acts) et de «!confirmation!» (supportive acts) repérées par Goffman (1973), en excusant telles personnes absentes, en remerciant ou en introduisant telles autres personnes présentes –des «!tâches bien agréables!» comme se plaît à le répéter le bourgmestre de la commune A. D’autre part, il poursuit la mise en ordre et la configuration de l’activité de concertation à venir en Répondre en citoyen ordinaire vol.2 237 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public livrant une série plus ou moins laconique d’instructions, de directions, de définitions, de prescriptions et de proscriptions. Bien au-delà de la mise en place des corps et des choses à laquelle étaient jusque-là consacrées les activités de pré-ouverture, l’ouverture du président opère également le cadrage et la mise au point de l’activité collective à venir. On n’en est alors plus simplement au moment d’ouverture, mais à une séquence d’introduction au cours de laquelle les instructions, injonctions, explications du bourgmestre agissent sur le contexte d’activité non plus sur le plan écologique du rassemblement, mais sur le plan institutionnel des topoï (i.e. les quoi!?), des rôles (les qui!?) et des langages (les comment!?) acceptables. Elles préfigurent explicitement les dimensions topique, participationnelle et expressive de l’activité de concertation!: quand le président précise dans son introduction le champ du Contrat de quartier et sa structure thématique, ses objets de discours légitimes («!Ici, nous allons parler de ceci et pas de cela!»)!; quand il cite, présente ou introduit plus ou moins officiellement différents protagonistes du Contrat de quartier tout en annonçant les relations qui les lient («!Je vous présente unetelle qui est ici, et qui assistera monsieur untel pour ceci et cela!»)!; quand enfin il propose des formats de production, des modes particuliers pour les interventions des différents participants (le bureau d’études prendra la parole dans telles conditions et vous pourrez vous exprimer de telle manière plutôt que de telle autre). Ces mises au point concernant les quoi!?, les qui!? !et les comment!? de la communication visent à faire comprendre aux participants!où ils ont mis les pieds en entrant ce soir dans la salle de réunion. Partant, sur un plan perlocutoire, elles visent à leur faire faire certaines choses et à leur faire ne pas faire d’autres choses. EXTRAIT N°5 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2005 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: [début de l’enregistrement] ... mais avant ça, je voudrais faire une toute petite mise au point parce que, dans la convocation, on a utilisé le terme «!décision!» . En fait, ce terme ne s’adresse pas à l’assemblée générale qui n’a pas de pouvoir décisionnel. C’est donc une séance d’information. Et la CLDI remettra un avis, comme le prévoit l’ordonnance, au Collège communal, et c’est évidemment le Collège qui prendra la décision finale. L’introduction par le président de séance travaille tout autant implicitement les attentes normatives des participants sur ces différentes dimensions du quoi, du qui et du comment. Ainsi, quand il formate sa mise au point dans un discours de routine en plusieurs points, une notice générale sur les règles du jeu du Contrat de quartier, prononcée d’une traite et destinée à constituer un tout cohérent, le président de séance pose un modèle de référence concernant la facture langagière et le mode de symbolisation qui conviennent pour les énoncés d’une «!personne en charge!». De même, il ne lui faut pas obligatoirement citer, présenter ou introduire explicitement une série d’acteurs pour travailler la structure participationnelle de la réunion. Tout autant, à suivre les ethnométhodologues (Garfinkel, 2006), le bourgmestre formule un Répondre en citoyen ordinaire vol.2 238 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public rôle et une relation de participation en faisant ce qu’il fait –introduction de séance– de la manière dont il le fait, en engageant un certain style expressif notamment. Il faut également signaler que cette opération introductive de mise au point du président de séance est généralement une mise en plan des actions qui suivront, par l’indication d’une marche à suivre. Le président travaille les dimensions topique, participationnelle et expressive de l’activité de concertation en indiquant le scénario du développement de la réunion, en dressant un plan du type!: «!Maintenant, je vais faire ceci, puis madame unetelle nous parlera de cela, ensuite vous pourrez vous exprimer de telle manière.!»). Cette marche à suivre est généralement informée par un document d’ordre du jour distribué aux participants, mais ne se limite pas à celuici. Notons que plus il s’avance à préciser les procédures concrètes de la réunion et les développements du processus de concertation dans l’espace et dans le temps, plus le président de séance commence à empiéter sur le registre du chef de projet (ou coordinateur), à qui il laissera d’ailleurs la parole suite à son introduction. Ainsi, au lieu de développer avec un certain degré de détail la mise au point et la marche à suivre de la réunion, et d’entamer par là la tâche du coordinateur, le président peut se contenter de livrer le synopsis de la réunion du jour!: EXTRAIT N°6 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Alors, aujourd’hui, les choses sont simples, c’est une première prise de contact. Nous allons vous expliquer grosso modo ce qu’est le Contrat de quartier, la manière dont ça va fonctionner, les grandes étapes, et puis nous permettrons bien sûr d’avoir un échange de vues sur la philosophie même de ce Contrat de quartier. EXTRAIT N°7 – C.d.Q. Collège, Commune C – mai 2004 ANNE LESSAGE (échevin de l’urbanisme)!: Nous en sommes à l’inventaire. On approuvera en fin de séance, mais bon, enfin, c’est un état des lieux de fait de la situation existante, donc ça ne devrait pas poser de problème. Je laisse donc la parole à la représentante du bureau d’études. Ces exemples suggèrent bien l’une des caractéristiques des ces introductions, de ces cadrages préliminaires par le président de séance!: la brièveté, la concision. Ce «!mot!» du président, cette préface à la réunion du jour est un moment généralement court. Le président pourra d’ailleurs lui-même insister sur ce point!: EXTRAIT N°8 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Alors, je vais évidemment passer très vite la parole à Monsieur Luc Deschamps [i.e. le coordinateur général des Contrats de quartier dans la commune A ], qui est ici aux commandes de l’ordinateur. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 239 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public EXTRAIT N°9 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 JACKY DECAUX!(bourgmestre)!: Voilà, asseyez-vous. D’ailleurs, vous n’allez pas me regarder très longtemps parce que le spectacle va se dérouler là-bas. Moi, je vais simplement assumer mon rôle de président de cette assemblée. Ce type de positionnement en retrait, pour un président de séance, pose une ambiguïté. D’un côté, il propose de minimiser le rôle du bourgmestre ou de l’échevin présidant la CLDI, montrant une intention de ne pas diriger autoritairement les opérations et d’interférer le moins possible avec la possibilité d’une large participation de tous. Il s’agit en outre de perdre le moins de temps possible dans ce que le président de séance pressent typiquement comme «!une réunion à l’ordre du jour assez chargé!» (Futrell, 2002). En même temps, la distance prise par le président vis-à-vis de l’activité de concertation suite à son entrée en matière peut être interprétée parfois comme une forme de désintérêt, de désengagement et d’indifférence. En communiquant le fait que son autorité n’est pas essentielle au bon déroulement de la réunion, le bourgmestre Decaux transmet également l’impression selon laquelle le bon déroulement de la réunion n’est pas essentiel au maintien de son autorité, et sa proposition de rester «!en dehors!» du travail de participation pourra être lue par les partenaires de l’interaction comme une prétention d’être «!au-dessus de tout ça!»12. Le bourgmestre peut pousser à l’extrême cette posture de retrait en ne se présentant pas physiquement, ou en cessant de se présenter aux assemblées participatives. Dans ce cas, les participants pourront parfois dire qu’il contraint par son absence la bonne menée de la concertation et le déploiement d’un débat entre citoyens et représentants communaux sur les options de revitalisation envisagées pour le quartier. Cette figure du bourgmestre effacé, ici illustrée à partir du cas de la commune A et du Contrat de quartier Callas, se retrouve régulièrement à travers les Contrats de quartier de la Région de Bruxelles-Capitale, certains «!cas négatifs!» montrant au contraire le bourgmestre de la commune en président de séance omniprésent et omnipotent. Le plus souvent, les introductions de séance sont des moments courts et solennels. L’une de leur fonction est également de permettre au président de la séance, généralement un représentant de l’autorité communale (le bourgmestre ou l’échevin de l’urbanisme de la commune), de donner la parole à l’agent communal identifié comme le «!chef de projet!» ou «!coordinateur!» du Contrat de quartier, et de lui confier l’animation de la réunion. On appréciera, dans les extraits suivants, la régularité formelle de ces gestes de passage de témoin et des apparentes conditions d’urgence dans lesquelles ils sont effectués!: 12 Sur la question des tensions d’un «!engagement distancié!» en public, voir l’article de Cardon, Heurtin & Lemieux (1995) Répondre en citoyen ordinaire vol.2 240 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public EXTRAIT N°10 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Donc, aujourd’hui, c’est contact et échange de vues. Alors, voilà, je ne vais pas prendre la parole plus longtemps, je vais donner la parole à Monsieur Deschamps. EXTRAIT N°11 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Voilà, je vais donner la parole à Monsieur Deschamps qui actuellement coordonne, je dirais, de manière provisoire le Contrat de quartier Callas. Monsieur Deschamps, vous avez la parole. EXTRAIT N°12 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Bien, alors je vais demander directement à Monsieur Deschamps d’aborder l’ordre du jour. Je pense qu’était inscrit le problème d’un R.O.I. [Règlement d’Ordre Intérieur], mais il y a eu énormément de propositions d’amendements et, donc, je vais laisser la parole à Monsieur Deschamps pour vous expliquer la procédure qui va être suivie. Je vous en prie... EXTRAIT N°13 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Voilà, alors, pour l’ordre du jour proprement dit, je vais laisser la parole à Monsieur Deschamps qui, j’imagine, va la passer très vite aux représentants du bureau d’études. EXTRAIT N°14 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Ah, bien, je crois que, sans plus tarder, je vais demander à Madame Bridel de nous faire un peu le point sur la situation. EXTRAIT N°15 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2005 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Parfait. Et, alors, on va passer à l’avancement et au planning de notre Contrat. Donc, Madame Charlotte.... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Madame Charlotte... [rires] JACKY DECAUX: Vous avez la parole. CHARLOTTE BRIDEL!: Merci. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 241 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Ainsi, il n’est pas rare qu’un président de séance, appelé ailleurs (à une autre réunion par exemple!!), s’éclipse de l’espace de réunion quelques minutes après avoir investi le chef de projet d’une autorité sur la conduite de la réunion. Après avoir «!animé!» de ses verbalisations propres l’introduction de la réunion, le président de séance demeure «!responsable!» des propos engagés par les agents communaux lui succédant. Ainsi, même disparu physiquement de l’espace de réunion, le bourgmestre n’en continue pas moins de jouer un rôle communicationnel - celui du «!responsable!» (principal) - et de participer à distance au «!format de production!» des énoncés des acteurs chargés d’animer et d’encadrer la réunion (Goffman, 1987!; 1991). 4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» Afin de mieux comprendre la transformation que subit l’activité d’introduction de séance dans ces moments de passage de témoin entre le président de séance et la personne assumant le rôle de «!chef de projet!» et de «!coordinateur!» du Contrat de quartier, quelques explications sur ce dernier rôle s’imposent. Lors de tout nouveau Contrat de quartier, la commune bénéficiaire recrute au cours des premiers mois du processus une personne qui aura pour tâche d’une part le montage technique et financier du programme Contrat de quartier dans son ensemble (pour la dimension «!chef de projet!»), et d’autre part, d’assurer l’information, la coordination et la médiation entre les différents acteurs communaux, régionaux, experts, associatifs et citoyens du Contrat de quartier (la dimension «!coordinateur!» du poste). Chaque Contrat de quartier a donc son chef de projet, son coordinateur propre. Généralement, il s’agit d’un(e) professionnel(le) peu expérimenté(e) d’une trentaine d’années, ayant une formation d’architecte, d’urbaniste, de sociologue ou de travailleur communautaire. Dans certaines communes bruxelloises (Commune A, Commune B), on retrouve également une fonction de «!coordinateur général!», un architecte expérimenté ayant déjà travaillé sur plusieurs Contrats de quartier dans la commune, et travaillant d’ailleurs souvent sur plusieurs Contrats de quartier en même temps. Lors des tout premiers événements publics d’un Contrat de quartier (c’est-à-dire quand le chef de projet/coordinateur n’a pas encore été embauché), l’introduction de la séance peut être assurée par le président de séance seul, ou par le président de séance puis le «!coordinateur général!» dans les communes disposant de ce dernier type d’acteur. Une fois le chef de projet sélectionné et mis en fonction, il sera intégré d’une manière ou d’une autre à l’activité d’introduction des séances publiques. Dans les communes bruxelloises ne disposant pas de «!coordinateur général!», le président de séance, le bourgmestre par exemple, se charge des tâches rituelles d’ouverture de réunion, de l’aperçu d’ensemble, du cadrage général de l’activité de concertation à venir avant de passer la parole quelques instants au coordinateur ou à la Répondre en citoyen ordinaire vol.2 242 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public coordinatrice du Contrat de quartier qui livrera les éléments de contexte ou les «!petites choses pratiques!» permettant la spécification et le cadrage particulier d e l’activité du jour. Dans les communes disposant d’un «!coordinateur général!», le travail d’introduction assuré par les acteurs communaux peut se faire en trois tours!: le président de séance passe la parole au «!coordinateur général!», qui passe lui-même la parole au chef de projet du Contrat de quartier. Ces pratiques de passage de témoin progressif sont évolutives en fonction des compétences communicationnelles du chef de projet fraîchement enrôlé, de son crédit auprès du bourgmestre et du «!coordinateur général!», de l’appréciation qu’ont ceux-ci de l’espace d’initiative pouvant être accordé au jeune agent communal concernant ces délicates activités d’ouverture et d’introduction. Par exemple, un coordinateur général, désireux lui aussi de s’effacer et cherchant à responsabiliser immédiatement «!sa!» chef de projet, peut choisir de passer son tour!: EXTRAIT N°16 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre) : Avant d’entamer l’ordre du jour proprement dit, je vais commencer par une tâche agréable. Je dois vous présenter la Chef de Projet ou la Coordinatrice du Contrat de quartier Callas. C’est Madame Charlotte Bridel, voilà, qui se lève ici et qui a été engagée récemment à cette lourde tâche. Alors, nous lui souhaitons bien entendu la bienvenue parmi nous, et je pense que, en votre nom, on peut la féliciter et lui dire que nous la soutiendrons, parce que les débuts sont toujours un petit peu difficiles. Mais, vous verrez, il y a une bonne ambiance et ça devrait bien marcher. En tout cas, vous pouvez compter sur nous. Soyez la bienvenue, Madame Bridel. Voilà, alors, pour l’ordre du jour proprement dit, je vais laisser la parole à Monsieur Deschamps qui, j’imagine, va la passer très vite aux représentants du bureau d’études. LUC DESCHAMPS (coordinateur général) : Mais non, je vais la donner d’abord à Madame Bridel. JACKY DECAUX : Juste. Pardon. CHARLOTTE BRIDEL!: Bon, voilà, bonsoir à tous. J’en ai déjà rencontré un ou deux. Je suis contente d’être là et de pouvoir mettre des visages sur tous les noms que j’ai déjà vus sur différents papiers et différents compte-rendus. Je me lance dans l’arène, j’espère qu’on va faire un bon bout de chemin ensemble. Voilà. Au travail. Comme le signale le bourgmestre dans l’extrait précédent, à la fonction de chef de projet correspond une lourde tâche. Le chef de projet est la principale cheville ouvrière du Contrat de quartier, la personne dont les initiatives pratiques permettent au projet et au processus de concertation d’avancer, et dès lors celle vers laquelle les habitants et les élus se retournent lorsque quelque chose coince ou n’avance pas comme prévu. Deux caractéristiques du rôle de chef de projet dans un Contrat de quartier sont rappelées explicitement ou implicitement lors de chaque introduction de réunion. La première de ces caractéristiques concerne la disponibilité et l’accessibilité du chef de Répondre en citoyen ordinaire vol.2 243 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public projet, rappelant son statut d’agent communal. L’entrée du chef de projet dans un «!régime de disponibilité!» (Joseph, 2007) peut être signifiée et signalée par la position spatialement centrale et surexposée qu’il occupe dans la salle, par sa posture, l’ouverture et le tonus interactionnel qu’il manifeste, ainsi que par une disposition à se déplacer régulièrement, à «!rayonner!» dans l’espace de réunion - par opposition à la majorité des participants présents qui, une fois un siège choisi en début de réunion, n’en bougent plus jusqu’à la fin de la séance. La disponibilité du chef de projet est aussi régulièrement rappelée par des énoncés explicites venant tantôt du chef de projet lui-même, tantôt du président de séance lui déléguant cette qualité, avec plus ou moins de tact et de considération!: EXTRAIT N°17 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2005 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Si vous avez besoin d’informations complémentaires, vous n'hésitez pas à me téléphoner - il y a mes coordonnées sur les feuilles - à moi, ou à Julie Lejeune qui est chargée de la communication et de l’information... Peut-être te lever pour montrer qui tu es. Donc, moi, je suis Charlotte Bridel, la Coordinatrice du Contrat de quartier. EXTRAIT N°18 - C.d.Q. Collège, Commune C– avril 2004 UNE PERSONNE DANS LA SALLE!: Comment voulez-vous que... S'il n'y a aucune réponse aux appels à la Commune. Y a rien qui sort. ANNE LESSAGE (échevin de l’urbanisme)!: Je vous entends bien, on va faire ça ensemble. On est ensemble dans une dynamique qui a maintenant son chef de projet!: Madame Boudon. Vous pouvez l'appeler la nuit, le soir, … La disponibilité et l’accessibilité définissant le poste de coordinateur du Contrat de quartier, son rôle de «!cheville ouvrière!» au service des partenaires officiels et civils de la concertation, peuvent être également dénotées par le degré de légèreté et de familiarité des sollicitations dont il est l’objet. Ainsi, par exemple le coordinateur du Contrat de quartier est bien souvent l’une des premières personnes à être appelées par leur prénom en réunion –voir l’extrait n°15 dans lequel le bourgmestre de la commune A cède la parole à «!Madame Charlotte!». La disponibilité ou l’accessibilité est donc une première caractéristique du rôle de chef de projet du Contrat de quartier dans ces moments d’introduction. Le souci pratique et procédural en est une seconde. Nous l’avons dit, alors que dans son tour de parole inaugural, le président de séance propose typiquement un aperçu général du Contrat de quartier, brosse en vitesse le tableau de l’activité de concertation à venir, le chef de projet, une fois mis en «!état de parole!», s’attachera à spécifier le contexte et à préciser la marche à suivre de la réunion du soir, en même temps qu’il veillera à ce que les «!petites choses pratiques!» soient faites et à ce que les procédures élémentaires Répondre en citoyen ordinaire vol.2 244 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public soient respectées. Ainsi, nous référant à notre modèle des plans de contexte et des plans de compétence13, il est permis de dire que, dans ces moments d’introduction de réunion, le «!mot du président!» préfigure l’activité, travaille la dimension institutionnelle des situations de concertation à venir (jeux de topiques, jeux de rôles, jeux de langage légitimes), tandis que l’intervention du chef de projet contribue à armer ce que nous avons appelé la «!compétence à suivre!» générale des participants (compétence de rassemblement, compétence d’interlocution, compétence de resituation). Sa fonction de «!coordinateur!» du Contrat de quartier et de la concertation trouve ainsi son sens fort dans la combinaison des actes linguistiques et pratiques qu’elle implique. Premièrement, le coordinateur agit sur la dimension écologique du rassemblement. Il le fait en partie, comme nous l’avons vu, à travers une série d’actes préparatoires, certains effectués juste avant le début de la réunion (ouverture du local de réunion, placement et ajout des chaises, accueil des participants), certains remontant aux jours voire aux semaines précédant la réunion (ex!: réservation de la salle, lettres d’invitation envoyées aux participants). Une fois mis en état de parole par le bourgmestre, le coordinateur peut utiliser son tour introductif pour agir directement sur l’organisation et l’orientation de l’espace de la rencontre (comme quand il/elle informe des retardataires qu’ «!il reste des places à l’avant!», ou invite son auditoire à se «!retourner parce que c’est ‘là’ que ça va se passer!») et adresser certaines prescriptions concernant l’usage des microphones qui bientôt circuleront à travers la salle de réunion!: EXTRAIT N°19 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Alors, pour rappel, je vais vous faire passer les micros. Alors comme d’habitude [elle montre un micro aux participants puis le porte ostensiblement à ses lèvres]!: le nom et bien parler dans le micro... Ces messages prescriptifs sur l’usage des microphones –des dispositifs de coordination qui s’avéreront importants dans notre analyse des «!compétences à suivre»14– peuvent viser, à un premier niveau, l’orientation et la focalisation du rassemblement. Le micro, passé de main en main, agit en effet comme le marqueur conventionnel de l’ouverture imminente d’un état de parole pour le participant qui le reçoit, participant appelé à devenir sous peu le centre de l’attention conjointe des partenaires de l’interaction. Le fait que les micros circulant dans la salle soient au nombre réduit de deux –plutôt que de vingt, par exemple– permet de conserver un «!rassemblement centré!», «!focalisé!» (Goffman, 1966). Une fois allumé et utilisé correctement, le microphone n’agit plus seulement comme marqueur, mais comme amplificateur permettant à la voix du locuteur de se détacher clairement d’un bruit de 13 14 Cf. chapitre 2. Cf. chapitre 6. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 245 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public fond éventuel –du bavardage de participants parlant sans micro par exemple– ou, s’il n’y a pas de bruit de fond mais que la salle est grande, d’être entendu par les participants les plus excentrés. Bien sûr, les micros distribués et prescrits par le chef de projet en début de réunion ne sont pas seulement les agents de l’organisation et de la focalisation de l’espace de rassemblement, des ressources sémiotiques facilitant, au sein de cet espace, des distinctions de type figure/fond, avant-plan/arrière-plan, ils sont également des dispositifs de régulation séquentielle du «!jeu interlocutoire!» des coparticipants. Les remarques préliminaires du chef de projet visent alors également à apprêter la dimension dialogique de la concertation à venir et à en rappeler brièvement les règles de base. Comme peut le préciser le chef de projet en début de réunion, lors du dialogue public, il ne s’agit pas seulement d’être en possession d’un micro pour pouvoir s’engager verbalement dans l’arène, encore faut-il avoir demandé et reçu la parole. EXTRAIT N°20 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Donc, je vous rappelle (...) quand vous aurez la parole, d’abord de la demander et d’attendre le micro pour parler, de dire votre nom, et puis voilà. Au-delà de ces aspects regardant la coordination micro-locale de la concertation, dans sa micro-spatialité (la dimension écologique du rassemblement) et sa microtemporalité (la dimension dialogique de l’interlocution), le tour de parole introductif du chef de projet contribue à la coordination de la concertation en regard d’un espacetemps plus ample (la dimension historique de resituation dans une menée). Ainsi, quand il/elle demande aux participants de «!bien parler dans le micro!», le coordinateur ou la coordinatrice peut le faire en signifiant non pas la fonction de marqueur, d’amplificateur ou de régulateur des conversations qu’a le micro, mais sa fonction d’enregistrement. Parler correctement dans le micro, c’est aussi laisser trace d’un propos, c’est faciliter la tâche du secrétaire du Contrat de quartier chargé de reproduire fidèlement les échanges quelques jours plus tard dans un procès-verbal15. EXTRAIT N°21 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!: Madame (...), on enregistre tout, de manière à faire une transcription totale des échanges qui sert à faire une synthèse après et qui nous permet aussi éventuellement de retrouver un détail qui serait oublié à un moment donné. Donc, il est important que vous parliez dans le micro, sinon on ne peut pas enregistrer, et que vous donniez votre nom pour savoir quel est l’intervenant. 15 Et en effet, les personnes ayant parlé «!hors micro!» ne sont pas reprises nominalement sur le transcript intégral de la secrétaire du Contrat de quartier Callas, qui indiquera «!Participant hors-micro!» en lieu et place du nom du locuteur, tout en tentant parfois de sauvegarder dans le transcript les quelques bribes de son propos audibles et compréhensibles sur l’enregistrement. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 246 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public EXTRAIT N°22 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Donc, je vous rappelle deux petites choses de base : signer les listes de présence et, quand vous aurez la parole, de bien dire votre nom et de parler dans le micro et pas hors du micro, parce que tout est enregistré et que ça doit nous permettre de retranscrire les choses convenablement. Voilà. Comme nous le lisons à l’instant, une autre «!petite chose de base!» rappelée à chaque début de réunion par le coordinateur, et permettant de nourrir l’historique de la concertation en anticipation de la rédaction du procès-verbal et du recours à celuici dans des réunions futures!: la pratique consistant pour chaque participant à inscrire son nom et sa signature sur une liste des présences circulant dans la salle. Tout en rappelant, de manière routinière, les règles d’usage concernant les dimensions écologique, dialogique et historique de la concertation –ces règles supposées déjà connues et valant pour toute et n’importe quelle réunion–, l’introduction du coordinateur injecte des éléments nouveaux concernant spécifiquement cette réunion-ci en vertu de son positionnement dans une séquence de réunions mensuelles et dans une menée d’ensemble. Ainsi, c’est à lui ou elle, le plus souvent, que revient la charge de détailler l’ordre du jour en début de réunion –comme quand le bourgmestre «!laisse la parole!» au coordinateur «!pour l’ordre du jour proprement dit!». Présenter l’ordre du jour devant les participants, c’est leur proposer une marche à suivre en plusieurs points, un programme pour les deux heures à venir, avec un début, un développement et une fin. C’est définir le «!tout!», l’événement générique qualifiant chacune des activités à suivre, le scénario dans lequel chaque événement prévu viendra trouver sa place, et que tout événement imprévu viendra contrarier. Il n’est pas possible pour le coordinateur de développer des indications concernant l’ordre du jour, de dresser le scénario propre à cette séance-ci, sans la resituer dans la plus vaste intrigue du processus de concertation, de la menée, de l’aventure collective dans laquelle sont engagés durablement les participants!; sans rappeler certains événements enregistrés lors de réunions précédentes, sans faire allusion à des événements survenus depuis la dernière réunion, et sans anticiper d’autres événements qui ne manqueront pas de survenir lors de prochaines réunions. Dans ce travail général de situation et de resituation proposé en début de réunion, les microévénements du jour s’articulent sans effort aux événements du passé et aux événements de l’avenir. Le coordinateur et ceux qui l’écoutent et le comprennent montrent ici une banale compétence d’enchâssement qui, dans l’extrait de réunion suivant, leur permet de reconnaître le fait qu’une même expression indexicale (i.e. «!après ça!») renvoie dans un cas à un événement à venir dans la soirée (i.e. «!avoir un accord de principe!»), et dans un autre cas à un événement à venir dans deux mois (i.e.!: «!une enquête publique!»). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 247 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public EXTRAIT N°23 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Voilà. Ce soir, le bureau d’études va présenter le dossier de base tel qu’il est pour le moment, tant sur les projets immobiliers que sur les projets du volet 5 « cohésion sociale ». Après ça, vous aurez une enquête publique pour faire encore d’autres remarques. Bon, bien sûr, vous pouvez encore en faire pendant les mois de juillet et août. On est là pour les recevoir. Et, après ça, si on y arrive ce soir en CLDI, pour les gens qui font partie de la CLDI, on essaiera d’avoir un accord de principe sur ce qui est présenté. Voilà. C’est le résultat de plein de réunions qui ont eu lieu ces dernières semaines, des réunions thématiques, des réunions avec le Collège à la Commune, avec le Bourgmestre, avec des gens qui sont directement désignés par des projets en particulier. Donc, voilà. On a fait de nouveau un gros résumé. C’est ce qu’on va vous présenter ce soir. Notons au passage que de tels actes de resituation et d’enchâssement ne projettent pas seulement des faisceaux vers des événements plus ou moins éloignés dans le temps, mais établissent également des passerelles et créent de la circulation discursive entre différents lieux, différentes scènes. Ces lieux peuvent être plus ou moins éloignés géographiquement (comme l’assemblée générale du soir, ayant lieu dans la salle du conseil de la commune A, et les «!réunions thématiques!» ayant eu lieu au restaurant social L’Aqueduc quelques rues plus loin) ou institutionnellement (comme l’assemblée générale du soir et la «!réunion avec le Collège!», toutes deux ayant eu lieu dans la même Salle du Conseil mais n’en représentant pas moins des scènes bien distinctes). Reconnecter les sites de la concertation, c’est alors également créer du lien entre les acteurs rassemblés, physiquement coprésents, et une série d’autres acteurs absents16. «!Remise en contexte!», «!rappel des événements!», «!topo de la situation!», «présentation de l’état d’avancement!», «!définition du planning!», l’acte de resituation du coordinateur se distingue clairement de l’aperçu général proposé précédemment par le président de séance dans son «!mot d’ouverture!», en procédant à un update plus rigoureux, en plongeant dans la mémoire du processus pour en ressortir les matières premières des discussions de la soirée. La livraison et la réception de ces informations spécifiques de resituation, incluant différentes données chiffrées (dates, budgets, nombre d’opérations), s’appuient généralement sur la lecture de documents écrits (ordre du jour, planning, calendrier...) préparés à cet effet par le coordinateur. La transmission parfois lente ou rébarbative de ces informations lues contraste avec le mot d’introduction du président, à la fois routinisé et improvisé, et communiquant ce que Goffman appelle l’impression d’un «!parler frais!» (fresh talk – 1981!; 1987). Les documents écrits distribués, s’ils peuvent appuyer l’effort verbal de resituation fourni par le coordinateur, peuvent également s’y substituer. Ainsi, l’activité d’approbation explicite et officielle du procès-verbal de la réunion précédente est intéressante dans la perspective d’un accord des participants sur le contexte 16 Cf. chapitre 5. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 248 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public communicationnel qu’ils partagent, et en l’occurrence sur le plan historique de ce contexte. Proposer aux participants d’approuver le procès-verbal de la réunion précédente (qui a normalement été envoyé par la poste à l’ensemble des participants avec la lettre d’invitation) revient en effet pour le coordinateur à poser virtuellement cette question!: faut-il vraiment se replonger dans le détail des événements de la réunion précédente, ou sommes-nous suffisamment d’accord quant à ce qui s’y est passé pour en prendre acte, tourner la page, entamer nos activités du jour, et faire progresser la menée!? Ces moments d’approbation, qui s’avèrent régulièrement très courts quand tout est clair et quand «!tout le monde a bien suivi!», permettent une élision nécessaire dans le travail introductif de resituation du chef de projet. EXTRAIT N°24 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Donc, je vous propose de commencer par l’approbation du PV de la CLDI. Si quelqu’un a des remarques sur la CLDI précédente. Non ? OK. Alors, l’approbation du R.O.I., du Règlement d’Ordre Intérieur. Est-ce que quelqu’un a une remarque à faire sur le R.O.I. Non ? Voilà. OK. Approuvé. C’est bien, cela va aller vite. EXTRAIT N°25 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Voilà, je ne sais pas s’il y a des gens qui n’étaient pas là lors des précédentes réunions, etc. et qui voudraient qu’on représente rapidement les projets du programme de base. Ou je peux le faire ultérieurement, s’ils viennent se présenter au bureau. Est-ce qu’il y a des gens qui en ont besoin ? Non, visiblement... C’est super. JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Dans l’ensemble, tout le monde a bien suivi, je suppose, l’essentiel des travaux. CHARLOTTE BRIDEL!: O.K. (...) S’il peut rappeler en longueur les événements des dernières réunions ou remplacer un tel rappel fastidieux par la sollicitation d’un accord sur la «!mémoire de papier!» du processus, le coordinateur a également la possibilité –ou le devoir, c’est une question de point de vue!!– d’informer les participants d’événements plus ou moins importants étant survenus depuis la dernière réunion, au cours du mois écoulé entre la dernière réunion et la réunion dans laquelle il a les pieds actuellement. Ce type de travail de resituation est souvent plus délicat, dans la mesure où il s’agit de valider collectivement -et de faire valoir pour tous- une série d’actes entrepris plus ou moins unilatéralement, par certains acteurs à l’exclusion des autres. EXTRAIT N°26 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – juin 2004 FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Peut-être, avant de passer la parole au bureau d’études, quelques explications, puisque vous allez voir ce soir une proposition qui n’a jamais été discutée nulle part. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 249 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public L’exemple cité ci-dessus est intéressant en ce qu’il montre que les opérations de resituation et la manipulation des événements passés sont éminemment politiques!: elles ne sont pas l’affaire des techniciens du bureau d’études mais de l’agent communal, du délégué de la commune («!avant de passer la parole au bureau d’études, quelques explications...!»). Le coordinateur ou chef de projet est donc, avec le président de séance, un acteur central du cadrage premier d’une réunion. Cependant, comme nous l’avons vu, quand le président prend en charge le cadrage institutionnel, le coordinateur dirige ses actes de langage principalement sur les dimensions écologique, dialogique et historique du contexte de la concertation, présentant aux participants non spécialistes une série de prises à partir desquelles ils pourront manifester une «!compétence à suivre!». En annonçant qu’il va «!faire passer les listes de présence!», «!faire passer les micros!»17, «!faire passer les documents du projet!», le chef de projet se pose en tant que dépositaire des aspects coordonnants de la concertation, et en tant que personneressource, au sens pratique du terme!: l’acteur injectant dans l’espace-temps du rassemblement les outils de sa propre coordination. 4.1.4. Synthèse et cas négatif Dans cette section consacrée aux ouvertures des réunions publiques du Contrat de quartier (assemblées générales et CLDI), nous avons vu comment le président de séance puis le chef de projet se complétaient pour procéder aux opérations de mise en place, de mise au point et de mise en marche préliminaires à l’entame de la concertation, au traitement de l’ordre du jour «!proprement dit!». Dans notre esquisse, nous avons légèrement grossi le trait de cette division du travail d’ouverture entre le président de séance (plutôt chargé du cadrage institutionnel de l’activité) et le chef du projet (plutôt chargé du cadrage des dimensions écologique/dialogique/historique). Qui observe attentivement des séquences entières d’introduction constatera que ces registres d’action et ces opérations de cadrage s’entrecroisent, se superposent. Ainsi, comme c’est le cas dans l’extrait de réunion qui suit, le président de séance peut d’abord ouvrir la réunion, procéder aux tâches rituelles de bienvenue et de présentation de nouveaux acteurs, avant de passer la parole au chef de projet pour un rapide «!point de la situation!», avant de retrouver la parole pour procéder lui-même à une mise au point sur une question plus sensible, plus délicate18. Il importe surtout de considérer le jeu d’équipe entre acteurs en charge lors de ces ouvertures, chacun jouant un ou plusieurs «!coups!» (moves) lors de son 17 Une animatrice d’un processus participatif d’aménagement urbain similaire au Contrat de quartier, déçue de son travail, m’avouait que quand ses amis la questionnait sur son métier elle leur répondait!: «!Mon boulot!? Passer les micros dans les réunions!». 18 Dans le cas présent, le bourgmestre reprend la parole pour prévenir que par manque de temps, le programme du Contrat de quartier ne pourra pas être modifié comme il était prévu qu’il le soit, et qu’il sera envoyé tel quel pour approbation du Collège des Bourgmestre et Echevins Répondre en citoyen ordinaire vol.2 250 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public tour de parole avant de passer le relais et d’investir l’autre d’un état de parole pour de nouveaux «!coups!». Finalement, le plus intéressant reste peut-être le fait que, quel que soit l’acteur communal qui engage tel ou tel «!coup!» (inviter à s’assoir, souhaiter la bienvenue, accueillir et présenter un nouvel arrivant, indiquer des «!petites choses pratiques!», rappeler des événements passés, annoncer des dates à venir, faire une mise au point sur une question institutionnelle délicate...), et quel que soit l’ordre dans lequel ils sont joués, l’ensemble de ces «!coups» introductifs doit avoir été joué avant de basculer dans une activité 1, à savoir le traitement du premier point à l’ordre du jour. EXTRAIT N°27 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Bien, Mesdames, Messieurs, je vais vous demander de prendre place. Je vous souhaite la bienvenue à cette assemblée générale de notre Contrat de quartier Callas. Et je vais commencer par une tâche bien agréable. Je dois vous présenter notre nouvel échevin de l’urbanisme, Monsieur Ahmed Talbi, qui remplace Monsieur Jules Valet qui a démissionné de ses fonctions, donc, jeudi, à l’occasion du dernier Conseil Communal. Monsieur Talbi a été élu pour le remplacer. Donc, j’ai déjà eu l’occasion de lui souhaiter la bienvenue, bien entendu, et de lui dire combien nous étions heureux de pouvoir collaborer avec lui. Alors, je pense que, aujourd’hui, c’est sa première plongée dans le Contrat de quartier... AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!: De ce côté-ci... JACKY DECAUX!: De ce côté-ci en tout cas puisque... Oui, toi, tu avais déjà assisté assis dans l’assemblée. Maintenant, c’est une autre vision qui va s’ouvrir à lui. Alors, voilà, bienvenue à bord. Ah, bien, je crois que, sans plus tarder, je vais demander à Madame Bridel de nous faire un peu le point sur la situation. Et comme ça, nous aurons, je dirais, la ligne de conduite du déroulement de nos travaux ce soir. Et puis, nous clôturerons par la CLDI, si besoin en est [...] CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Bon, première petite chose pratique, on va vous faire passer les feuilles de présences, AG-CLDI confondues. Donc, je vous demanderais de les signer. Et voilà. Alors, donc, nous voilà pour une 4e AG et 5e CLDI – qui suivra ou qu’on confondra – donc, qui suit l’enquête publique qui a donc eu lieu pendant le mois de septembre, fin août-début septembre, et la commission de concertation qui a eu lieu fin septembre. Donc, voilà, il y a différents avis, beaucoup même, qui ont été remis lors de cette commission de concertation. Ce soir, on a appris que l’avis était prêt et officiel. Donc, voilà, c’est une bonne chose. Voilà, je ne sais pas s’il y a des gens qui n’étaient pas là lors des précédentes AG-CLDI, etc. et qui voudraient qu’on représente rapidement les projets du programme de base. Ou je peux le faire ultérieurement, s’ils viennent se présenter au bureau. Est-ce qu’il y a des gens qui en ont besoin ? Non, visiblement... C’est super. JACKY DECAUX!: Dans l’ensemble, tout le monde a bien suivi, je suppose, l’essentiel des travaux. CHARLOTTE BRIDEL!: OK, alors je vais peut-être vous donner juste alors la suite des événements dans les dates clés. Donc, on a aujourd’hui cette AG-CLDI, il y en a deux qui sont prévues : une au mois de novembre et une au mois de décembre. Donc, c’est le 9 novembre, si je ne me trompe pas, c’est tous les deux des mardis, ici à la Salle du Conseil, comme Répondre en citoyen ordinaire vol.2 251 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public d’habitude à six heures et demie, AG et CLDI qui suit. Donc, le 9 novembre et le 7 décembre. Et alors, pour la suite pragmatique du dossier de base, il va donc passer maintenant à l’approbation du Collège communal la semaine prochaine, le 11, le lundi. Puis, il passera à l’approbation du Conseil le 28 octobre. Et nous devons le remettre au plus tard le 31 octobre à la Région. Comme le 31 octobre tombe un dimanche, ce sera pour le 29 au soir. Voilà, je vais peut-être laisser la parole à Monsieur le Bourgmestre pour qu’il vous explique le passage au Collège. JACKY DECAUX!: Mais... comme vous le savez, nous sommes toujours tenus dans le respect d’un calendrier qui est particulièrement serré. C’est comme ça, ça fait partie des règles du jeu qui nous ont été imposées. Et, donc, aujourd’hui, nous sommes à un tournant important puisque le 28, c’est-à-dire dans quelques jours, le 28 octobre, le Conseil Communal va devoir adopter de manière officielle notre dossier pour qu’il soit remis, comme Madame Bridel vous l’a dit, au plus tard le lendemain à la Région. Faute de quoi, nous perdrions toute possibilité de poursuivre le Contrat de quartier, ce qui serait évidemment plutôt dramatique pour la Commune. Dès lors, nous avons discuté. Madame Bridel m’a fait part des différentes remarques qui ont été émises, des suggestions, des commentaires, dont certains sont, bien entendu, très intéressants et très pertinents. Mais nous nous trouvons dans une situation telle que nous ne pouvons pas entrer dans une procédure de modification aujourd’hui. Dans cet extrait, qui montre une «!ouverture type!» pour le Contrat de quartier Callas, le jeu de coopération des premiers intervenants de l’introduction est rythmé, rôdé par dix mois d’entraînement (cette réunion d’octobre 2004 était la sixième réunion publique). A Callas, les introductions se déroulèrent généralement de la sorte!: une introduction brève, ordonnée, plutôt solennelle, clairement audible, avec une nette répartition des tâches, et menée de bout en bout par les acteurs communaux. Bien sûr il nous est loisible de trouver dans notre corpus l’un ou l’autre exemple «!négatif!» d’introductions tirant en longueur, désordonnées, plutôt informelles, couvertes par un brouhaha, où la répartition des tâches n’est pas claire, et qui mettent en scène des locuteurs qui ne se limitent pas aux acteurs communaux. Le cas négatif suivant est éclairant!: la réunion débute sans le président de séance –le bourgmestre– et l’introduction, agitée, est prise en charge pour la première fois par la vice-présidente de la CLDI, une déléguée des habitants (i.e. Mary O’Neill). Cette séquence d’ouverture de la réunion se distingue par son aspect brouillon et désordonné. Immédiatement, l’absence de représentants de la commune est soulevée, et les participants emploient cette ouverture de réunion à identifier une personne susceptible de représenter la commune (i.e. Annie Bertolucci)!: EXTRAIT N°28 – C.d.Q.!Callas, Commune A – novembre 2004 MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI et ce soir présidente en l’absence du bourgmestre)!: Le bourgmestre!? Il est dans une réunion du Collège. Si on peut commencer alors... Approbation des procès-verbaux de l’assemblée générale et de la CLDI de juin 2004. INTERVENANT!: [inaudible, hors micro] MARY O’NEILL!: Répondre en citoyen ordinaire vol.2 252 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Monsieur Lenvers... JULES-HENRI LENVERS (délégué des habitants)!: [inaudible, hors micro] MARY O’NEILL!: Le 30 juin.... Pardon, Madame. INTERVENANTE!: Y a pas de représentant de la Commune!? Mais enfin... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [embarrassée!:] Ils ont donc un Collège qui a été reporté. Je sais qu’il y en a d’autres qui avaient encore des réunions ailleurs au même moment, donc... ANNIE BERTOLUCCI (représentante du centre public d’action sociale)!: [inaudible, hors micro] ... de rapporter, même si je ne suis pas membre officiellement du Collège. MARY O’NEILL!: Madame Bertolucci représente non officiellement le Collège. ANNIE BERTOLUCCI!: [inaudible, hors micro] ... Je participe aux travaux du Collège... [inaudible, hors micro] MARY O’NEILL!: Madame Bertolucci se porte volontaire pour rapporter toute communication appropriée aux membres du Collège. Il n’y a pas de remarques pour la CLDI/AG de juin ? Si, excusez-moi. Madame Slossen... Par économie, nous avons interrompu cet extrait au moment où les participants s’engagent dans la micro-activité consistant à approuver le procès-verbal de la réunion précédente. Pour rappel, l’approbation du PV est une activité routinière qui vient clore l’introduction!; qui fait office de seuil, d’étape obligée entre les opérations d’introduction de séance et le traitement progressif des questions figurant à l’ordre du jour. L’ouverture de réunion décrite dans l’extrait ci-dessus est alors d’autant plus irrégulière qu’en ce soir du 9 novembre 2004, les participants du Contrat de quartier Callas consacrèrent la quasi intégralité de la réunion à se disputer sur le sens des faits relatés dans le PV de la réunion précédente (une réunion particulièrement confuse et conflictuelle), pour finalement refuser l’approbation de ce PV. Ainsi cette activitéseuil, simple «!formalité!» en temps normal, ne demandant généralement que quelques secondes ou quelques minutes tout au plus, se retrouve au centre des préoccupations et s’étend sur la quasi-entièreté des deux heures d’une réunion. Un extrait comme celui-ci nous montre que si les ouvertures de réunion sont régulièrement des moments permettant aux participants de commencer à discuter, elles peuvent tout autant constituer une opportunité, pour les participants, de terminer de se disputer, avant de «!passer à autre chose!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 253 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.2. Performances d’experts Après avoir étudié dans le détail l’activité d’ouverture et d’introduction des réunions publiques dans un Contrat de quartier, abordons à présent la micro-activité qui lui succède dans la chronologie-type d’une séance de CLDI, et qui elle non plus ne peut être apparentée à une activité de dialogue public!; nous voulons parler de l’exposé présenté par les experts urbanistes du bureau d’études enrôlé pour la réalisation d’une «!description de la situation existante!», d’un «!diagnostic!» et d’un «!programme de base!» pour le Contrat de quartier. Si l’ouverture et l’introduction du président de séance, puis du coordinateur peuvent être considérées comme des activités préliminaires (ou «!activités 0!»), les experts du bureau d’études indépendant se retrouvent généralement en charge de l’entrée en matière et de la navigation à travers les premiers points de l’ordre du jour de la séance. Le président de séance et le coordinateur, s’ils demeurent disponibles et peuvent toujours engager la parole, collaborer avec l’expert d’une manière ou d’une autre (comme nous le verrons), adoptent généralement à ce moment de la réunion une position de retrait. Il y a donc eu, à nouveau, passage de témoin!: le chef de projet, qui avait été mis en état de parole par le président de séance, se décharge à son tour de sa responsabilité d’animateur au profit des experts urbanistes. Il y a cependant dans ce nouveau passage de témoin une différence de taille avec le précédent!: alors que le coordinateur se retrouvait placé par le président de séance dans un état de parole provisoire, pour un temps court, les représentants du bureau d’études se voient carrément confier la scène (floor) pour un temps long - entre vingt minutes et cent cinquante minutes pour les réunions auxquelles nous avons assisté. Les urbanistes enrôlés par la commune sont –à l’instar du «!coordinateur!» du Contrat de quartier mais souvent à l’inverse des acteurs élus, associatifs et citoyens– des acteurs particulièrement actifs et préoccupés par le Contrat de quartier entre les réunions publiques. C’est qu’en réalité, chaque réunion publique ne fait que ponctuer et avaliser une étape dans le développement de leur travail rédactionnel et cartographique de description, de diagnostic et de programmation – un programme de base destiné à définir des options de revitalisation pour le quartier. Leurs interventions en début de chaque réunion publique sont alors pour eux l’occasion de présenter, sous la forme d’un exposé, les résultats de leurs avancées intermédiaires!; la présentation de ces résultats ayant pour visée, dans les circonstances de l’assemblée, d’informer, d’équiper de références le dialogue public à venir. Dans ce chapitre qui se donne le modeste objectif de faire le tour d’horizon des différentes activités environnant le dialogue public en CLDI, et dans la mesure où l’objet de cette recherche est avant tout de comprendre en profondeur les conditions compétentielles des engagements en public de non spécialistes, nous devrons nous limiter à une analyse relativement rudimentaire de la collaboration spécifique des Répondre en citoyen ordinaire vol.2 254 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public experts urbanistes au travail politique de l’assemblée. Etudions rapidement, exemples à l’appui, les matières et les modes et de cette contribution experte. 4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation Ici à nouveau, l’angle d’approche privilégié –celui de l’action conjointe en réunion– appelle un complément. Tout comme nous l’avons fait dans le cas du chef de projet, comprendre les prises de parole des experts demande au moins une rapide plongée dans les caractéristiques du rôle que ces prises de parole «!formulent!». Le travail de ces experts indépendants sollicités par la commune bénéficiaire d’un Contrat de quartier consiste, comme le spécifie le cahier des charges qui leur est remis en début processus, lui-même constitué conformément aux prescriptions de l’ordonnance du 7 octobre 1993 organique des Contrats de quartier, à produire en quatre phases!: (1) une «!enquête préliminaire!» décrivant «!la situation existante de fait et de droit!», (2) un «!diagnostic!», une analyse thématique des problématiques urbaines rencontrées dans le quartier, (3) une définition du périmètre et des priorités d’intervention!; priorités d’intervention sur la base desquelles est établi (4) un document détaillé de «!programme quadriennal de revitalisation!» pour le quartier19. La mission du bureau d’études prévoit qu'ils présentent le fruit de leur travail sur ces différents points à l’occasion des réunions publiques du Contrat de quartier (CLDI et AG), et profitent de ces réunions et de la concertation avec les participants pour corriger, étoffer, préciser leurs propositions de «!diagnostic!», de «!définition de priorités!» ou de «!programme!», selon l’ordre du jour et la phase atteinte dans le processus d’ensemble. La tâche des experts, dans ces différentes étapes, progresse au gré de chaînes de traduction sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, et qui auront été mieux étudiées par les tenants des science studies (Callon et alii, 2001), et par les ethnographes et les ethnométhodologues du travail dans les bureaux d’architectes (Murphy, 2005 ; Bruxelles et alii, 2006 ; Mondada 2006) et d’urbanistes (Söderström, 2000). Observons rapidement ces mouvements de traduction successifs opérés du «!macrocosme!» que constitue le périmètre urbain étudié jusqu’au «!microcosme!» de l’atelier d’architectes!; et de l’espace confiné du bureau jusqu’au «!mésocosme!» de l’arène publique où se joue la concertation. Pour les experts du bureau d’études, les opérations de traduction commencent dès les premières visites de terrain et l’ «!enquête préliminaire!» dont l’objectif est de rendre compte de «!la situation existante!» du quartier. Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’une description brute et la situation existante est ici plutôt une certaine situation existante, 19 Nos sources ici sont les documents intitulés «!Cahier spécial des charges!» et «!Définition de la mission relative à la revitalisation d’un quartier!» rédigé par les représentants de la Commune A à l’attention du bureau d’études Alpha dans le cadre du C.d.Q. Callas (février 2004), ainsi que l’ordonnance du 7 octobre 1993 organique de la revitalisation des quartiers. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 255 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public «!sous description!» (Quéré, 1997). Le modèle de revitalisation urbaine du Contrat de quartier –ce modèle en cinq volets inscrit dans l’ordonnance et spécifié dans le cahier des charges– fournit ici le crible équipant d’emblée leur regard sur le périmètre urbain à l’étude, leur indiquant les objets à considérer (logement, espaces publics, équipements de proximité, climat social), ainsi que les méthodes et contraintes qui contrôlent leur manipulation et leur comptabilisation dans un programme de développement local. Il est important de remarquer ici que les bureaux d’études sont généralement choisis, lors du marché public ouvert par la commune, pour «!leur expérience des Contrats de quartier!», leurs états de service en la matière, «!les références de missions similaires déjà effectuées!»20. Pour ces bureaux importants, comptant les experts les plus expérimentés, ce premier moment de traduction et d’alignement sur le modèle de revitalisation urbaine préconisé par le Contrat de quartier semble alors placé sous le contrôle de l’habitude davantage que sous celui de l’enquête (au sens de Dewey, 1993)!: EXTRAIT N°29 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre) : [En réponse à un habitant] Est-ce qu’on vous a dit que vous ne pouviez pas participer au diagnostic ? Non, je dis simplement qu’il y a le bureau d’étude qui doit être associé à tous les débats puisque c’est lui qui a une mission particulière d’établir de manière claire et précise sur papier le diagnostic et de là tracer des pistes. (...) Ca, c’est le travail du bureau d’étude, ce sont des gens qui ont l’habitude. EXTRAIT N°30 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!: Nous avons donc proposé au Collège de désigner le bureau d’études Alpha qui d’autre part a une longue expérience de ce type de programme –puisque, je crois, que c’est le 10e programme Contrat de quartier qu’ils abordent– et qui avait, dans la note de synthèse qu’il avait introduite, prouvé une connaissance des objectifs d’un Contrat de quartier, une méthodologie qui requérait tout le sérieux que l’on pouvait attendre. Voilà, donc, il s’agit du bureau d’études Alpha, mais je vais leur laisser le soin de se présenter plus avant (...). JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: (...) Voilà, nous sommes une société d’une vingtaine de personnes et nous avons des spécialistes en architecture, recherche –recherche à caractère patrimonial, urbanistique principalement– en urbanisme, patrimoine et environnement. Nous effectuons très régulièrement des études en urbanisme. (...) Comment travailler!? (...) [Il énumère ici les caractéristiques faisant la spécificité du travail proposé par Alpha]. Ensuite, aussi, en apportant notre expertise. Monsieur Deschamps vous l’a rappelé. Nous en sommes, je crois, au 11e ou 10e Contrat de quartier. Nous avons travaillé là-dessus, mais depuis qu’ils existent, depuis une dizaine d’années et nous avons accompagné l’amélioration progressive et des procédures et du contenu technique et la façon de les élaborer. 20 Notons que cette donne, encore très forte lors de notre enquête de terrain en 2004-2005, est en train de changer considérablement. L’accent semble à présent mis sur l’innovation et la jeunesse, avec de nouveaux bureaux en vue et, ce que l’un des représentants de cette nouvelle vague d’urbanistes a appelé «!Le second tournant de l’urbanisme bruxellois!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 256 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public La complexité de l’état de «!fragilité!» du quartier, déjà réduite par la lecture qui en est faite lors des visites de terrain –de par la typicité des visées animant les visiteurs–, connaît une seconde réduction quand il s’agit de la faire «!rentrer!» sous formes de données dans le microcosme du bureau, au sens propre du lieu physique où les données récoltées sur le quartier et dans le quartier sont importées, compilées, classées, étudiées, discutées entre experts, problématisées, mises en textes et en cartes. En tant que lieu d’accueil et dispositif où se fait le traitement des données, en tant que zone de transit des problèmes, depuis l’espace urbain du quartier et jusqu’à l’espace politique de la commission de concertation, le bureau doit pouvoir présenter les arguments d’une moindre réduction, afficher une «!capacité!». Une telle capacité technologique qualifiant, au-delà des agents du bureau, l’agencement au sein duquel ils évoluent, est explicitement mentionnée comme l’un des critères de sélection dans les documents du marché public ouvert aux experts en début de Contrat de quartier!; ces derniers étant tenus de joindre à la soumission de leur candidature « une déclaration mentionnant l’outillage, le matériel et l’équipement technique dont le prestataire de services disposera pour l’exécution des services». Une telle capacité recherchée peut alors également se trouver visibilisée et mise en valeur sur la vitrine internet d’un bureau bien équipé, comme Alpha (lauréat du marché public pour le Contrat de quartier Callas)!: Organisation et équipement!: L'équipe de travail est composée d'environ 20 personnes (architectes, urbanistes, géographes, paysagistes, historiens de l'art, techniciens du bâtiment, spécialistes en informatique et secrétaires). Pour l'ensemble de ses missions, Alpha dispose, sur 350 m2 de bureaux, d'un matériel informatique performant et constamment mis à jour, composé!: - en infographie, d'une vingtaine de postes de travail sous Windows XP (Intel PIV et PIII), de différents périphériques spécifiques au travail graphique (plotter A0+ à jet d'encre couleurs, imprimantes laser A3 couleurs et N&B postscript), de logiciels pour les données vectorielles (AutoCAD, Adobe Illustrator et MicroStation), ainsi que pour les images Adobes Photoshop, de systèmes d'information géographique (GIS) compatibles avec la norme Arc/Info (ArcCAD, ArcVIEW, MS-Access), ainsi que d'une licence Brussels URBLS - pour le travail de bureau, équipement des 20 postes de travail en suites bureautiques (MicroSoft Office) et imprimantes laser - l'ensemble tournant sur un réseau en configuration client/serveur, fondé sur un serveur tournant sous SBS 200021. Le bureau n’est pas seulement un espace de transit et de traitement de l’information. Il est aussi un repaire, un lieu où ceux parmi les membres de l’équipe d’experts qui endossent le rôle de «!traducteurs public!» et de «!représentants!» du bureau d’études en CLDI –au sens politique et dramaturgique du terme– peuvent se préparer!; préparer une traduction officielle, marquée du sceau de la scientificité, en même temps qu’une stratégie d’apparition publique. Ces activités de préparation de la parole publique correspondent à des opérations de transformation et de valorisation des données et des croyances sur les problèmes du quartier en «!résultats intermédiaires!», en 21 Extrait de la page de présentation, section «!organisation et équipement!», du site internet du bureau d’études Alpha. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 257 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public «!avancées!». Concrètement, les experts manipulent des matériaux épars et confectionnent sur leur base des objets, exemplairement, des cartes. Ces cartes et les bribes discursives qui les accompagnent sont ensuite empaquetées et incrustées dans un autre objet de plus en plus incontournable, un slideshow powerpoint qui, parcouru du premier slide au dernier, fait tenir descriptions et propositions en un tout, en un seul produit. Il s’agit pour les experts, via ce produit de qualité, d’apprêter l’ampleur publique de leur propos. Nous le voyons, dans le cas de la préparation du bureau d’études, travail scientifique et travail rhétorique sont indissociables22. 4.2.2. Exposer en expert Les apparitions des experts lors des réunions mensuelles (CLDI,AG...) marquent ainsi à chaque fois le moment public et l’aboutissement de l’enchaînement d’opérations de traduction et de préparation (collecte de données d’interprétation, rédaction, mise en cartes, confection de supports...) développé au cours du mois écoulé. Ils viennent y présenter des avancées, formuler les résultats de leurs récents efforts23. Ils arrivent en réunion équipés d’un matériel discursif inscrit dans des objets, prêt à l’usage, et qu’ils s’emploieront à déployer pleinement le moment venu. A cet égard en particulier, leur prise ne parole n’est pas de la même nature que celle de leurs partenaires. Bien entendu, les experts du bureau d’études n’ont pas à chaque fois passé un mois entier à confectionner ces objets et à se préparer, les performances sur lesquelles nous allons nous pencher pouvant à l’occasion intégrer l’improvisation et l’expression subjective!; et bien sûr, ils ne sont pas les seuls participants à pouvoir se présenter en réunion munis d’objets et de matériel à présenter. Toutefois, typiquement, on remarque une telle dissymétrie quant à la préparation et à l’équipement des engagements et des prises de parole en public, entre d’une part les experts du bureau d’études et, d’autre part, disons, les citoyens. Penchons-nous à présent sur les modalités de ces engagements et de ces prises de parole d’experts lors des débuts de réunion. Comme nous l’avons déjà pointé, les représentants du bureau d’études prennent la parole en ces débuts de réunion suite à l’introduction du président de séance et du coordinateur du Contrat de quartier, ce dernier leur cédant non seulement la parole, mais également la scène (floor). A ce moment de la réunion, des attentes normatives plus ou moins fortes existent chez leur employeur, la Commune, quant à leur engagement imminent. Contrairement aux attentes concernant la production des objets scientifiques du Contrat de quartier (cartes de la situation existante, diagnostic, programme), les attentes contrôlant les 22 Plus loin (4.6.), nous parlerons d’!«!héresthétique!» (Riker, 1986) plutôt que de «!rhétorique!». Sur cette base, le processus est imaginé comme itératif!: les échanges menés avec les partenaires non experts en commission et les remarques de ces derniers sur les présentations faites par les représentants du bureau d’études sont supposés nourrir et orienter les nouvelles enquêtes et les nouvelles propositions des urbanistes. 23 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 258 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public modes de l’engagement en public des urbanistes enrôlés ne sont pas codifiées dans le cahier des charges. Celles-ci se combinent plutôt dans une grammaire tacite du parleren-public-en-expert qui tend à se calquer sur la grammaire codifiée et officielle de la production scientifique des objets. Vérité, justesse, intelligibilité24, mais aussi «!systématicité!» et «!totalité!» sont les principaux éléments normatifs pesant à la fois sur le travail écrit de production des objets et sur l’engagement oral en public. Ce dernier a pour principe la transmission d’un texte, la présentation, sur le mode de l’oralité –et sous les lumières de l’avant-scène– des objets confectionnés par d’autres moyens (rédaction, dessin, cartographie) en coulisse. Par isomorphie avec son modèle écrit, l’engagement oral de l’expert articule narrations, descriptions et analyses en une présentation continue, finie et entière, livrant d’un seul tenant une situation existante, un diagnostic, un programme (selon l’ordre du jour). Voici l’expert mis en piste pour une performance de type «!exposé!». L’exposé de l’urbaniste se distingue des indications du coordinateur par le fait qu’il laisse à voir des éléments dits «!de contenu!» à travers un discours sur le quartier!; un discours qui se distingue également de l’aperçu général offert par le président dans son mot introductif par sa plus grande systématicité et l’exploration en détail qu’il propose des différentes problématiques de revitalisation jusque là simplement esquissées (logement, espaces publics, «!cohésion sociale!»...). L’exposé s’apparente ainsi formellement à la «!conférence!» étudiée par Goffman (1987, p.167-204). Certes, à la différence d’une conférence, l’exposé fait par l’expert ne constitue pas l’occasion officielle du rassemblement des participants!: les habitants du quartier ne se rendent probablement pas à une commission de concertation en vue d’assister à une performance et se délecter des paroles d’un être particulièrement érudit, comme ils le feraient en se rendant à une conférence. Ainsi, l’exposé de l’urbaniste fait naître le mode communicationnel et l’organisation sociale propres à la conférence dans les circonstances officielles de l’assemblée participative et du dialogue public. C’est que déployer les différents objets discursifs préparés lors du mois écoulé –des objets conçus pour être présentés ensemble– nécessite, sur le plan dramaturgique de la représentation, «!une occupation officielle et prolongée de la scène!» (Ibid., 1987, p.171). Sur un plan conversationnel, la première intervention de l’expert, l’exposé, introduit alors –toujours de manière quelque peu clandestine– un «!macro-tour de parole!» (macro-turn - Duranti, 1994) dépassant régulièrement la demi-heure. Remarquons qu’un exposé d’expert peut être interrompu par l’intervention d’un acteur officiel (élu, chef de projet, fonctionnaire) ou civil (habitant, associatif) avant d’être repris sur un ou plusieurs macro-tours qui, mis bout à bout, peuvent constituer des séquences d’exposé dépassant les soixante minutes. Dans les diagrammes logométriques de la figure 11 –où l’axe des abscisses représente la chronologie d’une réunion, où l’axe des ordonnées représente les différentes catégories d’intervenants (de bas en haut!: «!acteur officiel!», «!expert urbaniste!», «!habitant!», «!association!», «!inconnu!»), et où chacune des bulles 24 C’est-à-dire les critères d’une rationalité communicationnelle, selon Habermas (1987). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 259 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public représente le volume relatif des interventions– nous pouvons constater, dans le cas des réunions du Contrat de quartier Callas de mars, avril, mai et juin 2004, la prépondérance quantitative de ces macro-turns et des exposés d’expert dans lesquels ils prennent place. fig.11 - représentation, du temps (en minutes) consacré aux exposés des experts urbanistes dans le processus de concertation du Contrat de quartier Callas (réunions publiques de mars, avril, mai et juin de 2004) 9 mars (AG+CLDI) / durée totale: 114 minutes 1er avril (CLDI) / durée totale: 118 minutes Inconnu Inconnu Association Association Habitant Habitant 35' Expert Expert 13' Officiel Officiel 19 mai (CLDI) / durée totale: 141 minutes 30 juin (AG+CLDI) /137 minutes Inconnu Inconnu Association Association Habitant Habitant Expert Officiel 25' 14' 36' 12' Expert 25' 23' Officiel A quoi l’urbaniste du bureau d’études consacre-t-il ses exposés, ces premiers macro-tours de parole en début de réunion!? Répondre à cette question demande de prendre en considération la dynamique du processus de concertation évoluant par «!phases!», et exigeant des experts l’adaptation de leur exposé en fonction de critères de pertinence propres à chacune de ces «!phases!». La phase initiale de la concertation du Contrat de quartier (février-mars) est l’occasion pour le bureau d’études de brosser le tableau de la «!situation existante!». Appuyé à la fois sur des cartes, des statistiques et des archives, le récit de l’expert configure et fait émerger une certaine «!situation existante!» (4.2.2.1.). La phase suivante, dite «!de diagnostic!», demande à l’expert d’utiliser son exposé au développement structuré et argumenté d’une analyse des problèmes du quartier et des priorités d’intervention (4.2.2.2.). Au cours des réunions de la troisième phase, celle de la définition et de l’arrêt d’un programme de Répondre en citoyen ordinaire vol.2 260 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public revitalisation urbaine réalisable, l’exposé de début de réunion est l’occasion pour le bureau d’études de présenter l’ «!état d’avancement!» de ses différentes propositions concrètes et du dossier de projet (4.2.2.3.). 4.2.2.1. Composer un récit Un premier type d’exposé, prenant place en début de processus (dans le cadre du Contrat de quartier Callas, au mois de mars 2004), consiste en une forme de récit par lequel l’expert du bureau d’études expose -ou plutôt configure- la situation existante du quartier, sur le plan urbanistique relatif à son expertise. A Callas, cet exposé-récit prend l’allure d’un cours magistral. Jean-Pierre Frusquet, cofondateur du bureau d’études Alpha, accompagné de sa jeune assistante Mathilde Czarnocki, est l’experten-chef pour l’élaboration du programme de base du Contrat de quartier. Délégué à la Chambre des Urbanistes de Belgique, homme d’expérience aux manières policées et à l’allure professorale, rouflaquettes et petites moustaches, Frusquet commence son intervention Powerpoint en proposant à l’assemblée d’envisager la situation du quartier Callas à la lumière de l’Histoire. Nous reprenons dans l’extrait suivant les points principaux du récit qui constitua le corps de sa première intervention dans le Contrat de quartier Callas. EXTRAIT N°31 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: Bon, le périmètre!: un peu d’Histoire. J’ai pu repêcher dans mes archives un vieux plan de Bruxelles, le plan Vandermaelen qui date de 1858 et qui nous permet de nous localiser. Je ne sais pas si je pourrai faire une longue intervention là-dessus... [S’adressant à son assistante qui, attablée devant l’ordinateur, en retrait, s’occupe du défilement des «!slides!»!:] Tu l’as agrandi, mais tu reviens à la précédente d’abord... [S’adressant à nouveau à la salle!:] Bon, 1858 donc!: l’âge, l’époque de la carte de Vandermaelen, c’est le moment où Bruxelles commence à sortir de ses anciens remparts. Donc là, vous avez le pentagone, et la commune qui nous intéresse se trouve de ce côté-ci. Et vous voyez –moi, je devine parce que je suis trop près de l’écran pour voir quelque chose– deux types d’urbanisation extrêmement différents qui nous concernent directement [...]. Le premier type, c’est l’urbanisation du quartier que nous voyons ici sur la carte, quartier aristocratique au départ et qui est devenu le quartier de bureaux que nous connaissons aujourd’hui. Et le second type d’urbanisation, le quartier plus organique qui s’est structuré autour des vieilles chaussées à caractère rural et où les maisons se sont construites petit à petit sans nécessairement qu’il y ait un grand plan d’ensemble pour en régler l’organisation. Donc, d’une part, quartier en damier, quartier aristocratique, d’autre part un quartier beaucoup plus populaire autour des deux chaussées. Quand vous regardez en clignant un peu des yeux pour voir là où ça paraît un peu dense et là où cela ne l’est pas, vous voyez qu’il y a une limite très claire qui est cette rue qui est la rue de l’Aqueduc. Donc, à un moment donné, la rue de l’Aqueduc a été la limite d’une forme d’urbanisation. Bon, qu’est-ce qu’on fait quand on a une limite comme celle-là et qu’on a, par exemple, des équipements, des choses sales à disposer!?, eh bien on essaie de les mettre à l’extérieur. Parmi les choses sales, parmi les équipements, il y a un abattoir. Un abattoir, ça sent mauvais, etc., etc. Donc, on a créé, la Commune a créé, enfin un privé à l’époque a créé un abattoir ici, l’abattoir communal. Petit à petit l’urbanisation aura rattrapé l’abattoir, l’abattoir qui était une gêne – une gêne à la campagne c’est moins gênant qu’une gêne à la ville – et Répondre en citoyen ordinaire vol.2 261 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public on invitera progressivement l’abattoir à aller s’installer ailleurs, pas ici parce que ça n’a jamais marché de trouver un emplacement alternatif dans cette commune. Et l’abattoir en question est devenu l’actuel musée communal (...) Donc, je retourne à la rue de l’Aqueduc : là, un hospice, cet hospice deviendra l’école secondaire que nous connaissons aujourd’hui, par extensions successive. Quelques rues se prolongent quand même au-delà de la rue de l’Aqueduc et la première c’est la rue Bonnefoi. La rue Van Assche qui est dans l’axe de l’abattoir. La rue du Lycée – je donne les noms actuels, pas les noms d’époque. Et la rue de Turin. Vous remarquerez que la chaussée, autrefois plus naturellement se dirigeait vers la gauche, l’actuelle rue de Lorgnies, pour continuer par la chaussée Van Dael. Ce n’est donc qu’ultérieurement, mais c’est déjà dessiné sur la carte, que la chaussée sera prolongée en ligne droite. [changement de slide]. Intéressons-nous à la vallée. Cette vallée constituait donc un obstacle à la poursuite de l’urbanisation du quartier et il faudra attendre très longtemps avec de longues disputes entre l’Etat – j’allais dire l’Etat fédéral, mais enfin c’était l’unitaire belge à l’époque – et la Commune, commune rurale, donc ce n’est pas une commune urbaine comme aujourd’hui. Il faudra donc attendre très longtemps pour que la rue du Siège soit prolongée avec un grand pont en briques au-dessus de la rue Grise – cela ne s’appelait pas encore comme ça à l’époque. [changement de slide]. Donc, progressivement, le quartier qui nous intéresse est pris dans une trame d’importance métropolitaine, la rue du Siège devenant l’avenue du Joyau en prenant la place Blanquard au passage. Encore une fois, j’utilise les appellations d’aujourd’hui. La vallée, c’est une autre histoire. Parce que des problèmes de collecteurs, des collecteurs trop étroits et qui pètent, on connaît ça depuis le 19e siècle et toujours sur le métier il faut remettre le travail et imaginer des collecteurs plus larges, etc., etc. Je crois que tout le monde connaît la chanson en la matière. La Commune, à un moment donné, décide de redévelopper, dans le cadre justement de cette vallée, de redévelopper l’entièreté du centre de la commune. Cela s’est fait lentement (...). [changement de slide] Bon, les deux axes Buisson/Callas, au départ, au niveau de la conception, ils avaient une importance à peu près comparable, la même fonction donc, la liaison avec les grands axes d’importance métropolitaine en devenir. Bon, la réalité aujourd’hui, montre quand même qu’il y a une évolution radicalement différente. Toutes deux ont un caractère commercial mais la rue Callas a un caractère commercial radicalement différent de celui de la rue du Buisson. Bon, il y a là-dessus quelques courbes de niveaux. Mais il faut aussi bien être conscient que la création progressive de toutes les rues, des rues de base dont je vous ai parlé plus les rues complémentaires, a entraîné de grands mouvement de terre, par dizaine de milliers de mètres carrés, qui ont servi en bonne partie à combler le fond de la vallée. Donc, on est face à une histoire qui a construit progressivement tout le périmètre sur lequel nous allons travailler, qui est une histoire qui parfois laisse des traces à caractère quasi rural. La petite ruelle qui discrètement se greffe sur la rue Doillon et surtout sur la rue Callas, c’est un reliquat de l’histoire rurale de la commune. Donc, on y passera lors de la visite et il y a vraiment un caractère tout à fait particulier. Donc, un quartier qui est le résultat d’une histoire (...). [changement de slide] Bon, l’Histoire c’est aussi des constructions ouvrières, pour reprendre la littérature de l’époque « pour ouvriers aisés » telles qu’on les voit rue de la Citadelle, donc pas loin de l’abattoir (...). Et dans d’autres rues, comme la rue Joséphine, vous avez des maisons beaucoup plus bourgeoises, grand rez-de-chaussée, plusieurs étages, etc., etc. Mais l’évolution de la taille des familles, c’est quelque chose qui compte aussi. Donc, on peut se rendre compte qu’à partir des années 80, par exemple, toutes les petites maisons ouvrières de la rue de la Citadelle ont été rachetées par ce qu’on pourrait appeler la nouvelle petite bourgeoisie urbaine qui les a rénovées, qui profite du jardin. Mais c’est bien un rez-de-chaussée, plus un étage, plus toiture pour une famille papa/maman/1,9 gosses – c’est la statistique – éventuellement la grand-mère qui vient loger de temps en temps. C’est la taille idéale. Une grosse maison rez-de- Répondre en citoyen ordinaire vol.2 262 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public chaussée plus deux étages très profonds, plus deux étages en toiture, cela dépasse de loin la taille de la cellule familiale d’aujourd’hui. Donc, ça ne trouvera pas preneur de la même façon. Donc, il y a toute une histoire qu’on doit lire et qui illustre aussi un certain nombre de problèmes constatés aujourd’hui et qui apporteront aussi des réponses. [changement de slide] Une autre rue que nous verrons et qui a aussi un cachet tout à fait particulier, c’est la rue Bonnefoi. C’est une rue – bon, elle s’appelait rue des Pucelles dans le temps, enfin ça c’est un détail – [rires] c’est une rue sur laquelle on trouve à la limite du périmètre des parcelles... Vous avez sur des parcelles extrêmement grandes une école communale d’enseignement primaire, une école professionnelle. Et comme les parcelles sont très grandes, vous avez aussi un truc qui s’appelle la Cité Bonnefoi qui, au point de vue architectural, est très, très beau (...).[Changement de slide] Donc, vous avez cette rue qui a un rôle social un peu particulier avec toutes ces écoles. Vous verrez que chaque rue a un cachet particulier, un cachet unique, et c’est ce que nous essaierons de valoriser dans les mois qui viennent. [applaudissements.] JACKY DECAUX : Merci Monsieur Frusquet pour cette pré-promenade. Nous laisserons au lecteur une partie de l’interprétation des ressorts du récit proposé par Jean-Pierre Frusquet. Examinons quand même quelques-uns des mécanismes de l’expertise produite publiquement sur ce mode du récit, tout en rappelant qu’il s’agit ici moins de déployer une critique ou une dénonciation des techniques rhétoriques de l’expertise que de distinguer clairement ces techniques de celles mises en œuvre en réunion par les délégués des habitants. D’emblée, l’urbaniste pose la dimension magistrale de son intervention par l’usage d’une formule-type, «!Bon... Un peu d’Histoire.!» (quel participant citoyen pourrait en effet se permettre de préfacer sa prise de parole en public par «!Bon... un peu d’Histoire!»!?), par la mobilisation immédiate d’appuis conventionnels (Dodier, 1993) rares!: des archives de 1858 auxquelles vraisemblablement aucun autre participant présent n’a eu accès jusqu’ici. Il se pose simultanément comme l’interprète compétent tout trouvé pour l’interprétation et le décryptage des logiques historiques s’inscrivant dans le défilement rythmé de ces cartes anciennes et des slides du powerpoint. Les éléments de ces logiques ayant modelé la qualité urbanistique du quartier Callas sont livrés par Frusquet en conclusion de chacun des épisodes historiques qu’il décrits («!Donc, d’une part, quartier en damier, quartier aristocratique, d’autre part un quartier beaucoup plus populaire!»!; «!Donc, progressivement, le quartier qui nous intéresse est pris dans une trame d’importance métropolitaine.!»!; «!Donc, il y a toute une histoire qu’on doit lire et qui illustre aussi un certain nombre de problèmes constatés aujourd’hui!», etc.). La composition du récit appuyée sur une maîtrise technique des cartes, sur la respectable ancienneté des archives mobilisées, sur un savoir «!savant!», encyclopédique, précis et détaillé (dates, lieux, noms d’époque...), sur la multiplication d’anecdotes authentiques et amusantes («!C’est une rue – bon, elle s’appelait rue des Pucelles dans le temps, enfin ça c’est un détail...!»), valide le statut d’expert Répondre en citoyen ordinaire vol.2 263 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public urbaniste de Jean-Pierre Frusquet en même temps qu’elle lui confère l’autorité, aussi chaleureuse qu’incontestée, du bon guide touristique. C’est en effet à une visite ou à une «!pré-promenade!» –comme la qualifie ensuite le bourgmestre– qu’invite l’expert parcourant ses slides («!Donc là, vous avez le pentagone, nous nous trouvons de ce côtéci....!»!; «!Quand vous regardez en clignant un peu des yeux pour voir là où ça paraît un peu dense et là où cela ne l’est pas, vous voyez qu’il y a une limite très claire qui est cette rue qui est la rue de l’Aqueduc...!», etc.) Une visite expériencée par la médiation du récit et de l’équipement informatique de projection. Une visite pour laquelle il n’est pas nécessaire de quitter la salle de réunion, et dont seul Jean-Pierre Frusquet connaît l’itinéraire pertinent. Cette promenade virtuelle préfigure la «!vraie!» promenade dans le quartier à laquelle les citoyens seront conviés quelques jours plus tard (mars 2004), tout en leur indiquant ce à quoi il faudra faire attention et comment il faudra le regarder. Le récit permet à l’expert de dire des vérités, de s’engager sur un mode déclaratif, assertif! (une forme d’engagement en public qui, comme nous le verrons, sera bien souvent refusée ou sanctionnée quand elle est le fait de citoyens ordinaires). Notons que la structure propre au récit et le confort qui est accordé à Frusquet pour le déployer ne l’habilitent pas seulement à affirmer certains faits ou à faire exister certains événements, mais également à affirmer des connexions logiques et causales entre ces faits, ces événements (il s’est passé X, puis Y, et donc Z). Le récit ne manque pas son objectif principal, qui est, bien au-delà de la simple transmission d’informations, d’absorber l’audience et de faire vivre à ceux qui la composent une expérience suffisamment agréable et originale. Dans le cas présent, l’histoire contée produit ses effets quasi-magiques de transformation du réel («!Et l’abattoir en question est devenu l’actuel musée communal...!»!; «!Cet hospice deviendra l’école secondaire...!») et provoque les réactions à la fois amusées et intéressées de l’audience. Il prend fin comme une performance réussie, sous les applaudissements enthousiastes de l’audience et les félicitations du maître de cérémonie. Cette définition de l’engagement comme «!étincellement!» (Breviglieri, 2007) et comme performance au sens fort du terme –c’est-à-dire une performance pleinement déployée et assumée comme telle– est le propre d’acteurs comme les experts ou les présidents de séance. Plus précisément, l’étincellement est en général le propre des apparitions inaugurales, des «!premières fois!» de ces acteurs. Lors des réunions suivantes du processus de concertation, leurs performances ne seront plus applaudies. 4.2.2.2. Livrer une analyse Après avoir présenté lors d’une réunion d’entrée en matière (9 mars 2004) les éléments historiques permettant de qualifier la situation existante du quartier, il est attendu des experts qu’ils produisent et présentent en public un diagnostic. Dans les réunions qui suivent (1er avril, 19 mai 2004), l’ «!exposé de l’expert!» marquant les Répondre en citoyen ordinaire vol.2 264 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public débuts de CLDI ne prend plus la forme diachronique du récit, mais celle d’une problématisation et d’une analyse «!à plat!». EXTRAIT N°32 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET!: En matière de logement (...), il y a d’abord ce qui concerne les projets immobiliers [il lit un premier sous-titre sur le slide powerpoint] !: «!Agir sur une série de nœuds relativement complexes!». Bon, les 4 premiers!: «!Houblon!», «!Eugénie-HéronDigne!», «!Callas-Doillon!» et «!Musée!», avaient déjà été évoqués lors de notre dernière rencontre. A été ajouté, dans le cadre d’une salle de sports liée à l’école secondaire, un 5e pôle, «!Goffin-Bonnefoi!» (...). Indépendamment des nœuds complexes, il reste le problème de la rénovation d’un élément du patrimoine isolé du CPAS (...). Ça, c’est la première catégorie. Une deuxième catégorie de réponses à apporter à la problématique «!logement!» et sur laquelle on avait fort insisté en groupe de travail, ce sont des [il lit un second sous-titre du slide powerpoint!:] «!Actions plus génériques!» qui visent à améliorer la qualité des logements existants sans nécessairement passer par une prise de possession communale des différents biens. On aura l’occasion d’y revenir. Cette opération qui, en quelque sorte, s’inspirerait de ce qu’on appelle le «!projet X!», qui est une opération de 2,5 millions d’euros initiée dans le cadre d’un Contrat de quartier dans une autre commune, semble ne pas pouvoir être reproduite ici, pour une série de conditions sur lesquelles on reviendra tantôt. [changement de slide] En matière de valorisation des espaces publics, il y a 3 points particuliers qui doivent être soulignés, qui ont une certaine importance!: le premier c’est la rue Callas. Dans les groupes de travail on a insisté plusieurs fois d’ailleurs sur l’importance de cette rue (...) Il y a une série d’espaces à aménager sur la petite rue Callas et il y a le jardin Grise-Joyau donc qui a été rajouté à l’opération. [Il s’aperçoit d’une faute d’orthographe sur le slide, Joyaux est écrit au pluriel!:] «!Joyaux!»!? Un seul joyau. [changement de slide] D’autres points en matière d’espace public, c’est le réaménagement des voiries régionales et de la rue de Lorgnies, qui jouent, jusqu’à un certain point, un rôle équivalent aux voiries régionales. Bien sûr, les voiries régionales n’entrent pas dans la comptabilité d’un Contrat de quartier, mais il est quand même important de rappeler une série d’impératifs, une série de demandes en matière d’aménagement qui doivent être faites, martelées régulièrement, pour que la Région, quand elle fera les travaux, en tienne quand même compte (...). Bon, indépendamment de ces voiries qui ont une certaine importance, il y a celles qui ont une importance strictement locale, pour lesquelles, outre des problèmes d’entretien de trottoirs, de réasphaltage dans des cas rarissimes, se pose parfois le problème d’y implanter (...) des bancs publics (...). Donc, pour synthétiser [il lit le titre du slide Powerpoint]!: «!Elaboration de projets pour favoriser l’appropriation et la convivialité des espaces publics!». [changement de slide] Bon, «!Structurer et soutenir un tissu social solidaire!» – excusez-moi, je bafouille. Deux choses là-dedans!: des équipements et des services à la collectivité. (...) Et, à côté de cet aspect purement «!équipementier!» – pour utiliser un mot français qui n’a cours qu’en France – il y a toute une série de projets portés par des associations qui devront être développés. Mathilde Czarnocki les détaillera tantôt. Mais il s’agit là encore d’une analyse brute, j’insiste très fort. Nous l’avions souligné, à travers les opérations de traduction et de préparation qui constituent une bonne partie de leur travail, les urbanistes du bureau d’études appliquent d’abord une nécessaire réduction de la complexité urbaine –en accordant Répondre en citoyen ordinaire vol.2 265 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public un temps limité et un certain regard au quartier, en privilégiant certaines dimensions et en faisant rentrer dans leur bureau certaines données aux dépens d’autres– avant d’œuvrer à l’élaboration de leur diagnostic et, avec lui, au redéploiement d’un certain niveau de complexité, de problématisation et de systémicité (un niveau qui doit être suffisamment élevé pour légitimer le statut exclusif d’ «!expert urbaniste!» dont ils jouissent en CLDI). Ce travail de redéploiement –c’est-à-dire de catégorisation, d’articulation et de symbolisation– des éléments dont l’urbaniste dispose sur le quartier donne à nouveau lieu à la confection d’un slideshow powerpoint, qui sera présenté et commenté en réunion publique par ses soins. Penchons-nous un instant sur ces trois opérations de redéploiement (catégorisation, articulation, symbolisation). L’extrait nous le montre, l’analyse de l’expert est, premièrement, production intense de catégories. L’expert, au travers de sa présentation, ne cesse en effet de nommer, de renommer, d’intituler, de codifier, de différencier, de classer, bref, de catégoriser. Chacun des slides du diaporama sur lequel il appuie son analyse des interventions génériques à mener dans le cadre du Contrat de quartier présente en titre un «!axe!» («!Axe 1!: développer et améliorer le logement!»!; «!Axe 2!: valoriser les espaces publics!»!; Axe 3!: «!structurer et soutenir un tissu social solidaire!»!), l’ensemble de ces axes ou de ces «!problématiques!» se recoupant avec ce que la terminologie du Contrat de quartier nomme généralement ses «!volets!». Transversalement aux différents axes d’intervention, Jean-Pierre Frusquet identifie sur une carte du quartier des zones de couleurs différentes qu’il appelle tantôt des «!pôles!», tantôt des «!nœuds complexes!». La définition de ces «!pôles!», par exemple «!Eugénie-Héron-Digne!», fabrique de nouvelles entités spatiales intermédiaires entre la rue et le quartier. Nous l’imaginons, c’est à travers des présentations de ce genre, répétées, qu’émerge, s’enrichit et se stabilise progressivement le vocabulaire officiel des discussions portant sur le quartier Callas et sa revitalisation. La question de savoir si ce vocabulaire profite réellement à une communication se pose toutefois, dans la mesure où les catégories discursives produites ne sont pas toujours partageables, et manipulables par le reste des participants. Le cas des «!nœuds complexes!» nommés par l’expert est exemplaire. Seul l’expert «!possède!» véritablement cette catégorie vague de «!nœud complexe!». Seul l’expert détient la clé de sa signification ou en tout cas son «!mode d’emploi!», précisément parce que c’est lui, et pas un autre, qui fait exister les «!nœuds complexes!» en les nommant. Le vague maintenu autour de la catégorie crée un effet d’autorité!: si un participant intervient en disant qu’il voudrait bien parler des «!nœuds complexes!», l’expert peut lui répondre que cela est prématuré, que la «!complexité!» du «!nœud!» est trop grande, que lui et son équipe doivent d’abord travailler à démêler ces nœuds de leur côté avant qu’ils ne constituent des objets de dialogue public. D’une certaine manière, ce sont, jusqu’à nouvel ordre, ses «!nœuds complexes!». Ensuite, et dans un même mouvement, ces catégories sont organisées et articulées les unes aux autres tantôt par énumération («!Axe 1, axe 2, axe 3!»!; «!les 4 premiers pôles!»!; Répondre en citoyen ordinaire vol.2 266 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public «!il y a 3 points particuliers qui doivent être soulignés!» ) ou regroupement («!l’ensemble de ces axes!»!; «!une série de nœuds!»!), tantôt par hiérarchisation ou priorisation («!En matière de logement , il y a d’abord ce qui concerne les projets immobiliers!»!; «!Ça, c’est la première catégorie. Une deuxième catégorie de réponses...!»!; «!indépendamment de ces voiries qui ont une certaine importance, il y a celles qui ont une importance strictement locale!»). Plus intéressant, toujours concernant cette hiérarchisation des catégories, nous voyons que si JeanPierre Frusquet prend en charge l’analyse des deux premiers «!axes!» (logement et espaces publics), il laisse à sa jeune assistante Mathilde Czarnocki le soin de présenter le troisième axe («!Structurer et soutenir un tissu social solidaire!» ), celui ressortant des projets de cohésion sociale et du dialogue délicat avec les associations rassemblées. Cette division stricte du travail entre l’expert-en-chef chargé d’exposer les dimensions principales du Contrat de quartier –c’est-à-dire les dimensions techniques de la construction et de l’aménagement– et l’assistante chargée du traitement des dimensions «!sociale!», d’!«information!» et de «!participation!» se vérifiera tout au long du processus d’élaboration du dossier de base. Notons que ces ordres de priorité présentés par les trois «!axes!» d’intervention avancés par l’urbaniste concordent évidemment avec les objectifs généraux des Contrats de quartier en s’inspirant directement des cinq «!volets!» (logement, espaces publics, cohésion sociale) prévus par l’ordonnance organique des Contrats de quartier. Les «!volets!» ont été simplement réduits au nombre de trois et renommés «!axes!». On voit ici combien le diagnostic proposé par les experts indépendants du bureau d’études procède à l’intérieur des catégories officielles du Contrat de quartier!: l’expertise du bureau d’études consiste pour partie à faire sien le cadre proposé par les responsables régionaux et communaux du Contrat de quartier, et à l’affiner!; en aucun cas à le contester ou à le critiquer de l’extérieur. Avoir montré comment l’analyse présentée en public par l’expert créait et instituait des catégories discursives en même temps que des entités et des objets, et comment elle articulait et ordonnait ces catégories entre elles, nous amène à voir l’exposé du bureau d’études comme un exercice de symbolisation, qui vise à signifier officiellement et généralement. Les archives anciennes, les cartes, les textes réglementaires, les tableaux statistiques, les chiffres budgétaires (...) couplés au dispositif de projection powerpoint sont évidemment de puissants opérateurs de montée en généralité et de stabilisation symbolique. Répétés, voire martelés d’une réunion à l’autre selon la même formule, les énoncés du diagnostic font tenir ensemble le «!cadre!» référentiel et langagier du processus de concertation sur la revitalisation du quartier. A nouveau, ce cadre n’est pas un assemblage d’éléments purement empiriques, mais de catégories contingentes confectionnées par l’expert, comme celle de «!nœud complexe!». Comme nous l’avons déjà suggéré, le processus de cadrage mobilisant ces symboles a un effet paradoxal sur le dialogue public qui suivra. Symboliser au titre d’expert, dans ce cas précis, semble revenir à déclarer simultanément «!ce qui a du sens c’est de discuter des nœuds complexes!» et «!on ne peut pas discuter des nœuds complexes!». Un autre Répondre en citoyen ordinaire vol.2 267 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public exemple de ce phénomène par lequel les acteurs spécialisés du Contrat de quartier équipent l’espace discursif de symboles à la fois contraignants et inappropriables peut être trouvé dans ces moments où les experts attirent l’attention sur le fait que ce qu’ils ont présenté ou vont présenter est une «!analyse brute!», qui ne peut donc pas tout à fait être discutée, critiquée ou mise en question dans les moments de dialogue public qui lui succéderont puisqu’elle est supposée évoluer, s’affiner. Nous voyons comment l’analyse de l’expert et le travail de redéploiement d’éléments de signification concernant le quartier peuvent interdire une discussion sous couvert de l’équiper. Ce sera régulièrement le cas lors de l’élaboration des «!dossiers de base!» des Contrats de quartier que nous avons observés. Le terme l’indique, le bureau d’études enrôlé pour cette première année du Contrat de quartier est chargé de monter un dossier de base, un programme à la fois général et relativement réversible, pas un programme détaillé et définitif. L’idée est de permettre ainsi aux urbanistes de définir les «!grandes orientations!» du Contrat de quartier «!en concertation avec la population!». Or l’on voit que les catégories discursives de ces «!grandes orientations!», de cette «!vue d’ensemble!», de cette «!vision globale!», offrent surtout aux experts le luxe appréciable d’éviter la discussion. Ils ont le loisir de poser des éléments symboliques qui ont une fonction performative forte (dans le sens où ils fabriquent du cadre) tout en n’étant «!que!» des analyses brutes, des brouillons de concepts, des esquisses de plans, par rapport auxquels les experts prennent leurs distances, en demandant aux citoyens d’en faire autant («!il s’agit là encore d’une analyse brute, j’insiste très fort!»). Nous conclurons ce propos encore intuitif sur les rapports entre procédures de symbolisation, d’une part, et d’évitement de la discussion, d’autre part, par un exemple issu d’une CLDI du Contrat de quartier Reine Fabiola, dans lequel l’urbaniste cherche, par une esquisse, à représenter sans figurer25: EXTRAIT N°33 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004 CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme): Madame Fritz, l’opération suivante s’il vous plaît DELPHINE FRITZ (urbaniste du bureau d’études Bêta): Alors opération 13, l’avenue Montjoie. Comme vous le voyez nous avons fait une esquisse, une parmi 1000 autres. Juste pour illustrer, faut pas se braquer. Juste pour voir à quoi ressemblerait l’avenue Montjoie. [elle commence à détailler l’esquisse projetée sur l’écran] UN HABITANT: Vous croyez pas que ce serait plus agréable d’avoir le trottoir de l’autre côté? DELPHINE FRITZ: 25 Dans l’analyse d’une controverse bruxelloise autour du réaménagement de la Cité Administrative de l’Etat, Jean-Louis Genard et Christine Schaut ont relevé le même type d’ambiguïté dans le recours aux dispositifs de visualisation!: les esquisses viennent appuyer la proposition des experts tout en évitant de figurer, de présenter les éléments de détails, les prises qui permettraient à l’audience de juger le projet sous différentes coutures, de le critiquer. La représentation y apparaît comme nécessaire!; la figuration, comme «!impossible!» (Genard & Schaut, 2009). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 268 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public C’est une possibilité mais... FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Y a du pour et du contre. DELPHINE FRITZ: C’est ça le problème avec une esquisse. Tout le monde vient dire: «!Ouais mais c’est devant ma maison!»... CHRISTELLE JANSSENS: C’est juste une esquisse. Cet exemple est important et nous reviendrons dessus par la suite26. Ici, l’esquisse de l’expert n’a pas tant valeur indicielle que valeur symbolique!: elle ne fournit pas une série de renseignements précis concernant l’aménagement proposé (elle ne dit pas «!le trottoir sera absolument là et pas ailleurs!»), elle représente –au sens de rendre présent et de rendre visible– un principe général d’aménagement à partir d’une mise en forme contingente «!parmi mille autres!». En ne cherchant pas à préciser davantage son esquisse, l’expert fait usage d’un droit de symboliser, de maintenir un certain degré de vague, de mystère, de doute, entre la représentation graphique et ce qu’elle représente. Nous verrons que ce droit de représenter et de symboliser sera bien souvent refusé aux «!citoyens ordinaires!», aux «!simples habitants!». Contrairement aux experts ou aux élus, à ces représentants légitimes (d’une autorité politique pour l’un, technique pour l’autre), il ne leur sera pas accordé le bénéfice du doute. 4.2.2.3. Présenter des avancées L’exemple mentionné à l’instant introduit un élément nouveau dans notre étude des performances d’expert!: les exposés peuvent être ponctuellement interrompus par une question ou une remarque, et le temps des quelques tours conversationnels à travers lesquels cette question ou cette remarque est traitée. Cependant, à être trop interrompu, l’exposé de l’expert perd sa qualité d’exposé, de «!tout!», en même temps que sa force performative, sa capacité à maîtriser les impressions des partenaires, à produire le cadre de leur compréhension des pratiques de revitalisation urbaine. Il n’est alors pas inintéressant de constater que plus le processus de concertation d’un Contrat de quartier avance dans ses phases, et moins l’intervention de début de réunion des experts a la forme claire d’un «!exposé!», d’une «!conférence dans la réunion!». On peut imaginer pour ce constat plusieurs raisons. Par exemple, on peut penser qu’il pèse une moindre attente sur la performance orale de l’expert après quelques mois de concertation que lors de sa première apparition en public. Ces réunions plus avancées dans le processus ont elles-mêmes parfois lieu sur des scènes moins officielles (dans un restaurant social plutôt que dans la Salle du Conseil), voire en l’absence de certains acteurs officiels particulièrement importants, et dont la 26 Cf. chapitre 6. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 269 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public présence lors de réunions précédentes pouvait être synonyme de supervision de la performance de l’expert (le bourgmestre, par exemple, est après tout le donneur d’ordre officiel du bureau d’études). Un autre facteur venant perturber la livraison d’un exposé plein et abouti est à rechercher dans la plus grande interconnaissance entre les différents participants et dans la plus grande réactivité des délégués des habitants et des représentants d’associations locales. Ceux-ci ont fait l’apprentissage progressif des cadres et des catégories de la concertation, et se montrent à présent impatients de prendre, eux aussi, la parole dès le début de la réunion. Chose plus importante!: cette reconfiguration des relations interpersonnelles et institutionnelles est concomitante d’une transformation de la nature de la tâche orale de l’expert. Celui-ci ne doit plus seulement composer un récit stimulant ou déployer une analyse pertinente, il doit à présent, en tant qu’auteur de projet et en tant que chargé de mission, présenter des avancées. Nous baserons notre brève étude de cette troisième façon d’ «!exposer en expert!» –une forme-limite qui annonce des engagements de parole qui ne peuvent plus être assimilés à un «!exposé!»– sur un épisode marquant du Contrat de quartier Callas, une séance d’information qui sera par la suite rebaptisée La Journée Marathon du 9 juin. Le 9 juin 2004, après cinq mois de concertation, les différents participants citoyens et associatifs du Contrat de quartier Callas sont invités par la chef de projet Charlotte Bridel et le bureau d’études Alpha à un après-midi «!d’information et de participation!». L’événement, présenté comme une «!mise au vert!», a lieu dans la Maison d’associations «!l’Aqueduc!». «!L’Aqueduc!» est une belle et grande maison blanche alors fraîchement acquise par la Commune A dans le cadre d’un Contrat de quartier précédent et qui depuis est occupée par une série d’associations locales et de services communaux. Derrière la maison s’étend un vaste et agréable jardin, devenu aujourd’hui public. A la date du 9 juin 2004, la Maison «!l’Aqueduc!» vient d’être rachetée par la Commune. Encore vide, elle est en travaux. Dès le début de la réunion, à 13h30, ce qui se présentait comme une sympathique «!mise au vert!», un moment privilégié d’information et de participation commence sur des bases tout autres. La pièce de la maison choisie pour tenir la réunion est exiguë, sombre et humide. Certains participants se plaignent d’être mal assis. La chaleur (nous sommes au mois de juin) y est à peine soutenable, et le bruit sourd des travaux de rénovation opérés dans une pièce à l’étage du dessus accentue l’inconfort général. Alors que certains participants citoyens «!s’attendai[ent] à un moment un peu spécial de dialogue dans un processus quand même très formel dans l’ensemble!»27, l’après-midi de mise au vert sera consacrée à une laborieuse présentation des avancées du bureau d’études Alpha dans son travail d’élaboration du dossier de base du Contrat de quartier. Les urbanistes, Jean-Pierre Frusquet et Mathilde Czarnocki, prendront au total trois heures pour passer en revue, dans l’ordre officiel, «!volet!» par «!volet!», les vingt-cinq 27 Entretien avec Annick Maes, déléguée des habitants du Contrat de quartier Callas. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 270 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public opérations composant à ce stade le dossier de base. Le caractère brouillon et poussif de la présentation des avancées contraste avec la clarté et le rythme du récit proposé par Frusquet le 9 mars 2004, autant qu’avec la cohérence et le professionnalisme de son analyse du 19 mai, dans laquelle il avait plié en moins d’une demi-heure une théorie du quartier Callas et des stratégies de développement à appliquer. Il s’agit à présent, lors de cette présentation interminable du 9 juin, de «!remplir!» chacune des cases de la grille d’analyse mise au point, de dire précisément «!où l’on en est!», en termes d’ «!avancées concrètes!», au niveau de chacune des vingt-cinq opérations envisagées. Ce nouvel exercice de communication met les experts à l’épreuve sur un tout autre plan. En s’attachant à présenter en détail chacune des opérations, il exhibe leur absence de contrôle sur certaines informations et certains des paramètres permettant de valider les opérations envisagées. EXTRAIT N°34 – C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET!: Ah oui, ça, l’opération «!Digne-Héron-Eugénie!», c’est le morceau de bravoure. C’est à la fois simple et compliqué ... Disons que la situation est simple mais le fait que nous ne disposons pas à ce stade de toutes les données nécessaires fait qu’il est un peu dur de s’avancer (...) [plus tard] Les chiffres ici sont purement indicatifs. Il ne faut pas trop miser sur le fait que ce sera ça au final. Ca nous permet simplement, pour cette opération, de quantifier un peu notre travail (...) Donc là on n’est pas en train de choisir, on discute, on présente... c’est après qu’on fait l’addition (...)! [plus tard] Là, au niveau de cette opération du musée, à nouveau, c’est loin d’être fait, même si je peux vous dire qu’on a des pistes très sérieuses qui doivent faire l’objet de négociations avec les gens du musée (...) [plus tard] On va essayer avec toutes ces petites choses sur cette base de faire un programme général puis ce sera un peu au chef de projet de se débrouiller aussi (...) Si la tâche de «!présentation des avancées!» apparaît en elle-même plus ardue, faisant apparaître l’épaisseur de chaque opération, l’hétérogénéité et le caractère insaisissable des déterminants qui pèsent sur sa validité, elle est de plus constamment interrompue par des interventions de citoyens et de représentants d’associations. Contrairement à l’exposé de type «!analyse!» dans lequel l’expert avançait de nouvelles catégories discursives plus ou moins abstraites et des formes de symbolisation difficilement appropriables par tous, le «!présentation des avancées!», hésitante, manquant de rythme et multipliant les éléments concrets (chiffres, noms de personnes, de lieux...), offre davantage de prises aux participants citoyens (ce que H. Sacks appelle des Répondre en citoyen ordinaire vol.2 271 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public tickets), davantage d’occasions de «!mettre une pièce au trou!» (slot)28. Ainsi, au fur et à mesure de la présentation de Frusquet, les interruptions se font plus fréquentes et plus intempestives29, avec pour effet d’allonger considérablement le temps pris à passer en revue les 25 opérations. Nombre d’habitants et de représentants d’associations venus essentiellement pour discuter des projets prévus dans le «!volet 5!» du Contrat de quartier (le volet dit de «!cohésion sociale!») doivent assister au détail d’une multitude d’opérations de logement et d’aménagements mineurs qui les intéressent moins (les volets sont en effet «!ouverts!» dans l’ordre, de 1 à 5). La tension monte!: EXTRAIT N°35 - C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004 CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: C’est bientôt fini, dites!?! On va devoir s’en farcir combien des fiches de projet comme ça!? JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: Ce qu’on a essayé de faire, c’est de vous donner les infos qui vous satisfassent. Il ne faut pas nous demander d’aller lentement et en même temps d’aller vite!! ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!: Oui mais ça on a déjà vu... LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!: Mais il y a [ici] des personnes qui ne sont pas de la CLDI... MARIE-FRANCE TESSON (déléguée des habitants)!: Oui, pour ceux qui ont le temps de rester jusqu’à neuf heures du soir... DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans des questions de citoyenneté)!: Mais enfin, nous on n’est pas des experts, qu’est-ce qu’on en sait ce que ça couvre 406.000 euros pour des trottoirs!?! Nous voyons ici apparaître des tensions assez fortes entre les participants citoyens et associatifs, et l’équipe en charge de l’animation du Contrat de quartier et de l’élaboration du «!dossier de base!». Le passage de récits (mars 2004) et d’exposés analytiques (avril et mai 2004), entièrement contrôlés par l’expert, à une présentation en détail des avancées projet par projet ouvrant à davantage d’interruptions, a pour effet de vulnérabiliser la position de l’expert et de diminuer l’aspect performatif! de la performance, sans pour autant améliorer fondamentalement la qualité dialogique de la concertation. 28 Cependant, si ces interventions permettent aux participants de s’exprimer, elles ne donnent pas lieu pour autant à une discussion des projets. En effet, selon les experts, il faut avancer et ne pas perdre de temps «!sur tel ou tel projet en particulier!», la liste des projets restant à examiner étant encore longue. 29 Il faut préciser que cette séance d’information étant ouverte à tous les habitants du quartier et pas seulement aux membres de la CLDI, certaines des personnes présentes découvrent les contenus du Contrat de quartier pour la première fois et demandent régulièrement à l’expert de reprendre des éléments explicatifs supposés connus pour les participants plus réguliers. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 272 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence J’ai essayé à travers ce point de montrer que les «!macro-tours de parole!» dont bénéficie habituellement l’expert urbaniste au début de chaque réunion peuvent être employés à des fins différentes (composer un récit, produire une analyse et présenter des avancées) selon la phase atteinte dans le calendrier officiel du processus de concertation. Nous l’avons vu, ces macro-tours de parole prennent typiquement la forme d’ «!exposés!», de «!conférences dans la réunion!», c’est-à-dire de séquences monologiques relativement longues dans un événement à vocation dialogique. Je voudrais prendre le temps d’étudier plus précisément, à partir des performances d’experts décrites dans ce chapitre, cette relation entre monologue et dialogue.! La courte discussion qui suit s’attachera à apporter des réponses aux deux questions suivantes, qui peuvent apparaître naïves mais qui ont leur importance. Pourquoi les experts ontils besoin d’ «!exposer!» de la sorte au lieu, par exemple, de «!bavarder!» avec le reste des participants!?!Comment se débrouillent-ils pour que les participants qui sont venus pour parler, et qu’ils privent de la parole pendant des séquences relativement longues, les laissent finir leur exposé!? Avant de développer notre propos, il nous faut présenter rapidement les éléments essentiels de la théorie des rôles communicationnels que propose Goffman dans les chapitres «!The Frame Analysis of Talk!» (1974) et«!Footing!» (1981). L’objectif de Goffman, en avançant les notions de «!format de production!» (production format) et de «!cadre de participation!» (participation framework) est de parvenir à nuancer et à pluraliser les catégories réductrices de locuteur (speaker) et d’auditeur (hearer). Nous utiliserons ici les nouvelles catégories substituées à celles de «!locuteur!». Goffman distingue dans le processus de production d’un même énoncé quatre rôles analytiquement distincts. Il y a d’abord l’ «!animateur!» (animator), à savoir le locuteur entendu comme corps gesticulant et machine-humaine-à-produire-des-sons. L’ «!animateur!», dans son propos, fait apparaître certains acteurs réels ou fictifs et met en scène les relations qu’ils entretiennent!: il s’agit des «!personnages!» -s’ils sont humains- ou, plus généralement, de «!figures!» (figures). L’ «!auteur!» (author), comme son titre l’indique, est la personne ou l’institution qui a préparé ou rédigé le propos ou qui en a en tout cas la propriété intellectuelle. Le «!responsable!» (principal) est la personne ou l’institution sous les auspices de laquelle le propos est énoncé30. Afin de mieux comprendre les enjeux communicationnel et politique des «!exposés d’experts!», il faut parvenir à distinguer leurs contenus de la «!sauce interactionnelle!» dans laquelle ils trempent (Goffman, 1987). Dans les jeux de positions arrangeant le «!format de production!» des énoncés de l’expert, les élus occupent le rôle communicationnel du «!responsable!» (principal), laissant aux experts la double 30 La théorie goffmanienne des rôles communicationnels sera pleinement déployée dans le chapitre 5 lorsque nous nous intéresserons aux jeux de position des participants citoyens sous une contrainte de publicité (5.3.2.1.). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 273 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public charge d’! «!auteur!» et d’ «!animateur!» de leurs propres propos. Cette configuration particulière (recouvrement des rôles d’auteur et d’animateur, sous les yeux d’un principal présent) favorise des engagements de parole de type «!exposé!». Les experts du bureau d’études sont amenés à prendre la parole en début de réunion précisément en leur qualité d’!«!auteur de projet!». Comme nous l’avons vu, ils travaillent à l’élaboration du dossier de base entre les réunions publiques, celles-ci constituant pour eux autant d’échéances, d’opportunités de sommer et de déployer leur propos en public et devant leur commanditaire. Il pèse généralement sur les engagements de parole des experts de fortes attentes de performance de la part des donneurs d’ordre qui les ont enrôlés, eux plutôt que d’autres, au titre d’auteur de projet. La performance orale doit traduire l’épaisseur et le systématisme du «!travail de fond!» qui est attendu de leur part, elle doit présenter un «!tout!», en vue notamment de clore un épisode, une phase du processus, et de passer à d’autres choses lors des prochaines réunions. Nous l’avons vu avec le cas-limite que constituait la présentation d’avancées fragmentaires (4.2.2.3.), la totalité ou le caractère ininterrompu et fini de l’intervention est ce qui fait l’exposé. Il est ce qui lui donne sa dimension performative, sa capacité à faire émerger ou à renforcer des cadres à l’intérieur desquels les autres participants devront ensuite agir et parler.!L’exposé, comme procédure discursive de prédilection pour l’expert, doit pouvoir être mené à bout!: le récit a son épilogue, l’analyse a sa conclusion. A la fois l’expert urbaniste et l’équipe communale en charge du Contrat de quartier ont des attentes concernant la production de tels exposés complets en début de réunion, et les uns et les autres collaborent à ce que cela soit le cas. Il s’agit à présent de comprendre comment les experts urbanistes parviennent à concilier des attentes contradictoires, celles que nous venons de mentionner, et qui portent sur leur performance monologique, et celles affichées par les participants citoyens et associatifs, qui concernent la qualité dialogique de la rencontre et des différentes activités de parole qui la composent. Ceux-ci se sont en effet déplacés pour prendre part à un «!événement de langage!» (speech event) de type participatif. L’enjeu, pour l’expert est alors de produire son exposé, une séquence monologique relativement longue, tout en évitant de rentrer en infraction flagrante avec les conventions dialogiques et de la grammaire interlocutoire gouvernant l’événement. Quelles procédures sont alors mobilisées par l’expert pour dialogiser son monologue!? La première possibilité consiste à laisser effectivement les participants de l’assemblée prendre la parole au cours de l’exposé. Ces interventions devront cependant être suffisamment brèves et peu fréquentes pour conserver ce qui fait la nature de l’exposé. Ainsi, intervenir en tant que personne autre que l’expert au cours de l’exposé de l’expert n’autorise pas pour autant à occuper la scène (to hold the floor) et certainement pas à mettre fin à l’exposé!; cette clôture restant la prérogative de l’orateur ou éventuellement de son «!responsable!» (principal). Ces interventions, par lesquelles les participants citoyens peuvent prendre la parole à ce stade de la réunion, Répondre en citoyen ordinaire vol.2 274 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public sont généralement très courtes!: une brève question d’éclaircissement, une remarque humoristique, un complément d’information, etc. On voit dans l’extrait suivant comment l’expert sollicite brièvement une information déterminée auprès de son audience («!Je ne sais pas si quelqu’un...!») avant de rétablir le format monologique de l’activité!: EXTRAIT N°36 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET!: Cette problématique de la vallée a fait en sorte que la Commune a été contrainte de devenir propriétaire d’un certain nombre de biens, lesquels ont été rénovés, en particulier la rue du Houblon qui est ici, les maisons qui sont là avec un commerce au rez-de-chaussée, la plaine de jeux – vous ne la voyez pas sur la photo aérienne, mais la photo aérienne date de 1996 et l’aménagement de la plaine de jeux a été fait juste après. Ces maisons-ci ont été rénovées, celle-ci aussi, c’est une façade peinte en blanc. Il restait un bâtiment non rénové, mais sa rénovation devrait démarrer dans pas tellement longtemps via une ligne de financement qu’on appelle « rénovation d’immeubles isolés ». La Commune est propriétaire actuellement d’un chancre complémentaire qui est ce bâtiment-ci qui, autrefois, fut un cinéma de quartier, mais je ne suis jamais retombé sur le nom d’origine. Je ne sais pas si quelqu’un... QUELQU’UN DANS LA SALLE!: Le Duc. JEAN-PIERRE FRUSQUET : Le Duc, qui fut ensuite une petite boîte de nuit – c’est pas bien grand, on l’a visité hier, ce n’est pas très grand – avant de devenir un magasin de jeans qui, à la fin, n’était ouvert qu’un jour par semaine. Donc, maintenant, tout ça est en ruine. Alors, se pose la question : qu’est-ce qu’on en fait ? On le rénove ? On le bazarde ? Revenons aux rénovations menées par la Commune (...) Cependant, une fois de plus, à solliciter trop ouvertement ou trop souvent les «!personnes dans le public!» durant son exposé, l’urbaniste prend le risque de perdre le contact avec sa responsabilité d’auteur de projet, et de diluer sa performance. Une seconde manière, plus sûre, consiste à faire participer à l’exposé des participants d’un type particulier, ceux qui se trouvent liés à l’orateur par un «!jeu d’équipe!» stable, c’est-à-dire, d’une part, la collègue-assistante du bureau d’études, et d’autre part les acteurs communaux (le bourgmestre, le chef de projet, le coordinateur général...). En présentant régulièrement son assistante à ses côtés, l’expert-en-chef gomme légèrement l’aspect principalement monologique de l’exposé en faisant porter la responsabilité d’ensemble de l’exposé sur un sujet collectif, un Nous réel (Nous = l’assistante et lui, coprésents à l’avant de la salle) et un Nous institutionnel (Nous = le bureau Alpha). EXTRAIT N°37 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: Voilà, nous sommes une société d’une vingtaine de personnes et nous avons des spécialistes en architecture, recherche – recherche à caractère patrimonial, urbanistique principalement – en urbanisme, patrimoine et environnement. Nous Répondre en citoyen ordinaire vol.2 275 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public effectuons très régulièrement des études en urbanisme. (...) Je m’appelle Jean-Pierre Frusquet, je suis urbaniste et architecte. Mathilde Czarnocki qui est ingénieur architecte et urbaniste aussi - [il la désigne aux commandes de l’ordinateur] tu pousses sur les boutons, et qui va m’aider dans la présentation (...) Donc, les deux personnes principalement responsables, c’est Mathilde Czarnocki et moi-même. S’il est loisible à l’expert engagé dans son énoncé de solliciter la prise de parole effective d’un coéquipier ou de tout autre participant présent, il lui est donc aussi possible de faire participer ces personnes sans qu’elles aient à ouvrir la bouche (l’assistante, ici, n’a pas dit un mot). Cette procédure peut être étendue à une série indéfinie d’autres acteurs, présents ou absents. En tant qu’animateur d’un propos qu’il a le confort de pouvoir déployer sur un temps relativement long, l’expert peut mobiliser et animer une série de «!personnages!» (figures), comme autant de marionnettes dont il serait le ventriloque (Goffman, 1991). Principalement, l’orateur peut dialogiser son monologue et collectiviser son propos en interpellant ou en faisant intervenir dans le rôle de «!personnage!» quelques-uns ou l’ensemble des membres de son audience directe, ces personnes du public qui se sont rendues à la réunion en vue de participer. C’est le cas, manifestement, chaque fois que l’expert rapporte ou anticipe les propos d’une personne du public pour le!traiter!et donner à l’ensemble une forme dialogique («!L’un de vous me demandait avant la réunion si les projets d’espaces publics étaient limités aux réfections de voirie et de trottoirs. Non, pas du tout...!»!; «!Comment on a fait cette carte!? En se promenant, en regardant l’état des façades!»!; «!Qu’est-ce qu’on a repéré pour cette carte!? Eh bien les choses existantes!», etc.). L’expert a également recours à des procédures d’animation de l’autre ou de constitution d’un sujet collectif quand il interpelle son audience citoyenne en se servant d’un Vous, ou quand il utilise un Nous supra-ordonné, qui ne renvoie pas seulement à l’équipe du bureau d’études ou de l’organisation du Contrat de quartier, mais à l’ensemble des personnes présentes dans la réunion («!Maintenant nous allons voir ensemble les possibilités d’intervention qui s’ouvrent à nous!») voire, plus largement, à l’ensemble des personnes embarquées dans l’aventure collective du Contrat de quartier («!Rappelezvous, nous avons vu lors de la visite que...!», «!Ce que vous voyez là, c’est la même chose que ce que nous avons vu la dernière fois, avec trois petites choses en plus!»). Ces derniers exemples sont intéressants!: la procédure employée permet à l’expert d’adresser son exposé à son audience (vous) tout en le faisant dépendre d’une série d’actions et de réalisations entreprises collectivement (nous) et antérieurement. L’effet d’inclusion et d’animation de l’autre se produit de manière encore plus subliminale quand, dans son récit, l’expert utilise en incise des tournures comme «!Là, vous avez le Pentagone...!», «!Vous voyez là deux types d’urbanisation!», «!Quand vous regardez en clignant des yeux...!», etc. Ou encore –figure intéressante Répondre en citoyen ordinaire vol.2 276 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public sur laquelle a travaillé Bernard Conein (2005)– quand il ou elle31 emploie la formule discrète si vous voulez pour produire une invitation ou pour valider ses propres énoncés («!Si vous voulez on va peut-être passer aux opérations volet 4!»!; «!Là par exemple la placette on a vu que c’était un peu déstructuré, si vous voulez!»!; etc.). Cette formule d’invitation ouvre sur un «!partage de l’engagement!» (Ibid., 2005, p.123), une sorte d’engagement conjoint minimal qui peut difficilement être refusé par autrui!: personne n’a jamais interrompu l’experte pour lui dire, «!non, nous ne voulons pas!». Bien sûr, dans cette panoplie de procédures d’inclusion d’autrui et de gommage du Je dans l’énonciation, il est fait un usage important du pronom On. Dans les exposés d’expert de début de réunion, le On peut renvoyer tantôt aux seuls membres du bureau d’études («!on se disait qu’il y avait peut-être quelque chose à faire au niveau de la structuration de l’EP!»!; «!sur base de toutes ces idées on a discuté avec la CLDI de la possibilité de ...!»), tantôt à un Nous supra-ordonné, mais aussi dans certains cas à un tiers indéfini mis en scène dans un propos didactique («!Bon, qu’est-ce qu’on fait quand on a une limite comme celle-là et qu’on a, par exemple, des équipements, des choses sales à disposer!?, eh bien on essaie de les mettre à l’extérieur!»!; «!Et là, quand on voit une dent creuse, on se dit ‘Tiens, on pourrait faire du logement’!» ). Autre façon pour l’expert de «!s’entourer!» et de ne pas s’engager «!tout seul!» dans son exposé!: la possibilité pour lui de s’appuyer sur des documents, des images et des dispositifs technologiques de projection («!Ce que je vous dis là, vous avez ça dans la lettre, page 4.!»!; «!Voilà, c’est très simple, mon discours est accompagné de quelques illustrations en couleurs, c’est quand même plus facile!»). Un dernier type de procédure de «!dialogisation des séquences monologiques!» ne concerne plus tant des formes d’incorporation de la parole d’autrui (Nous) ou d’adresses directes à autrui (Vous), mais plutôt une aptitude, pour l’orateur, à «!multiplier les Je!» (Goffman, 1991), et à établir de la sorte, dans l’écart posé entre le je et le moi, un effet dialogique. Cette multiplication des Je prend deux formes distinctes, que Goffman appelle, pour l’une, la «!rupture réflexive de cadre!» (ibid., 1991), et pour l’autre, la «!distance au rôle!» (Goffman, 1961). La «!rupture réflexive de cadre!» concerne ces incises par lesquelles l’orateur interrompt le flot de son propos pour revenir sur ce qu’il vient de dire, par exemple, pour se corriger («!Donc, voilà pour l’opération 13... 12!! c’était l’opération 12 évidemment -je vais un peu trop vite- L’opération 12.!» ). La «!distance au rôle!», elle, n’engage pas obligatoirement une interruption marquée. Elle peut être créée par des orientations dans l’attitude ou des choix lexicaux qui instaurent ponctuellement un écart entre le rôle exclusif d’expert que l’orateur assume et une autre part de lui plus «!commune!», qui, en émergeant ci et là dans le flot du discours, rappelle à son audience que la personne 31 Une adepte de cette figure étant Delphine Fritz, l’experte du bureau Bêta pour les Contrats de quartier de la commune B. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 277 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public qui parle est aussi un homme ou une femme comme les autres, quelqu’un de simple et de faillible, quelqu’un comme eux. C’est le cas par exemple quand l’expert insère parcimonieusement des expressions triviales dans son récit d’urbaniste confirmé («!...des problèmes de collecteurs, des collecteurs trop étroits et qui pètent, on connaît ça depuis le 19e siècle...!»!; «!vous avez aussi un truc qui s’appelle la Cité Bonnefoi qui, au point de vue architectural, est très, très beau!», etc.)32. L’ensemble de ces procédures de dialogisation du discours monologique de l’expert compose l’arsenal de ce que Robert Futrell, en s’appuyant lui aussi sur Goffman, a appelé la gouvernance performative (2002). Cependant, quand Futrell dégrade d’emblée ces procédures en les approchant sous l’angle péjoratif de simples «!techniques de maîtrise des impressions!», quand il les rabat directement sur l’agir stratégique du tandem élus-experts, je resterai plus réservé. Garder les citoyens silencieux n’est pas, je pense, une fin en soi pour les personnes en charge de la concertation, mais plutôt un moyen accordant le confort, le temps et l’ «!espace!» nécessaires au déploiement du propos épais et nuancé qui seul leur permet de dire les vérités que la Commune et la Région leur demandent de dire. De plus, il est certain que les experts pratiquant l’exposé le font dans l’intention d’offrir le cadre sérieux nécessaire au dialogue public à suivre, plutôt que dans l’intention de clouer le bec aux habitants. S’il faut continuer à démonter analytiquement les ressorts des «!performances d’expert!», il faut –comme le propose Renaud Dulong– se garder d’embrayer directement sur une dénonciation du travail des experts, des diseurs de vérités, qui, dans des espaces publics à vocation dialogique, s’acquittent après tout d’une tâche délicate (Dulong, 1998, cité dans Terzi, 2005, p. 592)!: Un énoncé factuel (...) interrompt l’échange discursif, impose une autorité extérieure, dissymétrise les places et les positions. Le silence succédant en général à une affirmation, l’impossibilité de répliquer à un rappel des faits, l’inconvenance de l’argument d’autorité, sont autant d’illustrations empiriques de cette rupture du processus discursif. Le pouvoir coercitif de la vérité entrave en surface le libre jeu du pluralisme dans le champ politique et néanmoins quelqu’un qui se sait détenteur d’un savoir est contraint de parler. Toujours est il qu’après –en moyenne– une heure de réunion, les citoyens et les profanes –dont les engagements nous intéressent tout particulièrement dans cette thèse– n’ont toujours pas eu l’occasion d’!«!en placer une!»33, ou, en tout cas, le dialogue public n’a-t-il pas encore commencé!! 32 « Le conférencier a, à juste titre, qu’il y a des formes familières, irrévérencieuses, etc., qu’il peut utiliser en parlant, mais qu’il censurerait dans la version imprimée de son texte. De même, il estime en général qu’il peut exagérer, se montrer dogmatique, dire des choses qui ne sont manifestement pas tout à fait vraies, omettre de la documentation et employer des figures de style qui le gêneraient peut-être à l’écrit. Il a aussi la possibilité de recourir au sarcasme, aux apartés sotto voce et autres procédés un peu grossiers qui vont l’unir à son auditoire dans une sorte de collusion contre telle ou telle personnalité absente, avec parfois pour résultat de «!dérider!» ledit auditoire [...]!» (Goffman, 1991, p.198). 33 Cf. 6.3.2. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 278 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.3. Dialogues publics L’exploration proposée dans les points précédents a au moins eu le mérite de montrer que dans une assemblée participative, on ne fait pas que «!délibérer!» ni même «!discuter!», loin s’en faut. Il s’en passe des choses autour du dialogue public. Les activités matérielles et les activités de parole étudiées jusqu’ici nous montrent un lent travail d’apprêtement de la discussion qu’auront ensuite les citoyens, les experts et les élus. Dans ces tours successifs où se relaient les assistants en logistique!, le président de séance, le chef de projet et l’expert urbaniste, on assiste à l’installation et à la superposition des cadres matériels, technologiques, procéduraux, topiques, catégoriels, lexicaux... à l’intérieur desquels ou en référence auxquels se déroulera le dialogue public. Dans ce point, je serai bref, les chapitres suivants étant consacrés à l’étude d’activités de dialogue public, et l’enjeu du présent chapitre étant avant tout de considérer les activités qui, dans une «!écologie des activités de parole!», constituent l‘environnement du dialogue public. Il fallait toutefois, au stade où nous en sommes dans l’étude du déroulement typique d’une réunion de concertation «!Contrat de quartier!», en dire quelques mots. Dans les réunions de concertation de type CLDI, les séquences de dialogue public suivent généralement directement la fin de l’exposé proposé par l’expert, moyennant quelques nouvelles précisions concernant les procédures de l’échange et quelques aménagements matériels!: EXTRAIT N°38 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!: Alors, je rappelle à chacun, peut-être que, lorsqu’il prend la parole, il donne son nom de manière à ce que nous puissions lors du transcript de l’ensemble de ce qui a été échangé, nous puissions retrouver les personnes qui s’expriment... Vous pouvez peutêtre faire passer le micro... Mathilde, si tu veux bien, ou Charlotte... Il est peu surprenant, mais néanmoins fondamental pour notre propos, de constater que les prises de parole imminentes des citoyens présents sont attendues sous la forme de «!réactions!», de «!remarques!», et surtout de «!questions!», appelant, dans le chef des personnes en charge, des «!réponses!». Cette première heure passée à déployer des références, des discours connectant les uns aux autres énoncés et propositions transforme de facto toute prise de parole citoyenne en «!réaction!», en «!remarque!» ou en «!question!». Elle transforme tout autant les engagements citoyens à venir comme autant de possibles récalcitrances, pour reprendre cette notion à Callon et ses collègues (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Ce phasage discours/réactions/répliques qualifiant typiquement le déroulement d’une réunion de CLDI est au fondement des dynamiques oppositionnelles souvent constatées dans le dialogue public. Ce phasage pose en effet d’emblée les citoyens et les profanes en «!gêneurs!». Cette qualité directement oppositionnelle que prend la relation politique peut être de plus Répondre en citoyen ordinaire vol.2 279 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public soulignée ou renforcée par certaines préfaces au dialogue public de la part du président de séance, comme dans l’extrait suivant!: EXTRAIT N°39 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Et bien, merci Monsieur Deschamps, pour cet exposé à la fois complet et fouillé. Alors, je crois que le plus simple c’est de voir si tout le monde a bien compris et de voir s’il y a des questions à poser pour avoir quelques éclaircissements. Alors, qui ouvre le feu ? Tout aussi naturellement qu’il pose les prises de parole citoyennes en autant de récalcitrances potentielles, le cadre posé commande que les prises de parole des «!personnes en charge!» réalisent collectivement (élus, chefs de projet, experts) le recadrage et la gestion de ces récalcitrances!: il s’agit de rappeler à l’ordre les voix désobéissantes qui, continuellement, tendent à déborder ou à ébrécher le cadre. Si ces acteurs communaux et experts ont collaboré lors de la première heure de la réunion à l’édification d’un cadre, elles ne peuvent que passer l’heure suivante à chercher à le faire tenir debout. Elles sont liées par une responsabilité commune devant un travail de cadrage dont elles doivent à présent répondre. Il arrive alors, dans certaines séquences particulièrement typées des réunions de Contrats de quartier, que les échanges dans l’assemblée prennent la forme caricaturale ababababab, celle d’un enchaînement de «!paires adjacentes!» (question/réponse, reproche/justification, demande d’éclaircissement/apport d’éclaircissement, requête/rejet ou renvoi de la requête, idée/disqualification de l’idée), où chaque première partie de paire correspond à l’engagement d’un citoyen et où chaque seconde partie de paire correspond à une forme de réponse apportée par les coéquipiers élus/experts. Les CLDI que j’ai pu observer dans le Contrat de quartier Collège de la commune C en offrent l’exemple extrême. Je propose ici un long extrait nous montrant une séquence entière de dialogue public, dans laquelle on peut considérer l’alternance conversationnelle systématique habitant/élu et prendre la mesure de l’incessant travail de recadrage fourni par l’échevine en charge!; des opérations de recadrage qui ici sont synonymes de verrouillage du cadre et d’éludement de la discussion. EXTRAIT N°40 – C.d.Q. Collège, Commune C – avril 2004 HABITANT 1!: Madame... ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!: ...Attendez, Monsieur, je vais bien sûr donner la parole aux habitants… Bien sûr, la question n'est pas là. Vous êtes là comme habitants, vous êtes là avec vos problèmes. Vous n'êtes pas structurés et le volet 5 va permettre que l'on travaille ensemble. J'aime vous entendre. Les associatifs sont intéressants mais ne sont pas dans le quartier. Oui, vous madame. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 280 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public HABITANT(E) 2!: Non, parce que c'est impossible. C'est tellement sale dans le quartier avec ceux qui déversent tout n'importe comment. Et alors, une autre chose que je voulais vous parler, c'est les jeunes qui font du boucan la nuit avec les voitures. C'est insupportable quoi. ANNE LESSAGE!: Pour vous, c'est des problèmes de sécurité… J'aimerais aller un pas plus loin. HABITANT(E) 2!: C'est le problème de tout le monde! Avant d'aller plus loin... ANNE LESSAGE!: (coupe le tour précédent:) Ce qui serait bien... HABITANT(E) 2!: (coupe le tour précédent!:) Mais on a le droit quand même de... ANNE LESSAGE!: (coupe le tour précédent!:) ...Vous avez le droit. Je ne veux pas vous dévaloriser monsieur. Mais je demande l'avis de tout le monde. Vous tous habitez le quartier. Vous avez une vraie légitimité dans le quartier, seulement, vous n'avez pas la structure. Et le Contrat de quartier est une opportunité. On se réunit pour dire ça hein, pas des choses grandioses. Je vous réunis tôt assez. Je sais que vous avez une sensibilité et le bureau d’études Gamma a d'ailleurs eu 50 réponses à son étude. Ce qu'il faut maintenant, c'est aller un pas plus loin. Nous devons avec vous faire un projet. Ce Monsieur de la SRDB, avec l'efficacité qui le caractérise, nous sera cher. Je vous demande donc que l'on puisse se réunir pour faire un projet d'habitants. HABITANT 3!: Comment voulez-vous que… S'il n'y a aucune réponse aux appels à la commune. Y a rien qui sort. ANNE LESSAGE!: Je vous entends bien, on va faire ça ensemble. On est ensemble dans une dynamique qui a maintenant son chef de projet. Madame Boudon, vous pouvez l'appeler la nuit, le soir, … HABITANT(E) 4!: Est-ce qu'il est possible pour les habitants de mobiliser les policiers? ANNE LESSAGE!: On a fait déjà des opérations surprise pour les déchets clandestins… HABITANT 1!: Quand? ANNE LESSAGE!: Monsieur, on ne les met pas dans les journaux hein… HABITANT 1!: Devant chez moi, j'en ai marre! On est des propriétaires tous ici, non? Moi, je crois qu'il y a davantage de locataires qui n'habitent pas forcément depuis longtemps. Ils laissent ça dans la rue. C'est facile. Je crois que si! Répondre en citoyen ordinaire vol.2 281 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public ANNE LESSAGE!: Ce qui veut dire!? HABITANT(E) 5!: Et l'éclairage, c'est nécessaire. C'est pas suffisant! Ca sécuriserait, un bel éclairage… Si y a possibilité, on voudrait plus d'éclairage. ANNE LESSAGE!: Ca, c'est l'espace public. Volet 4. HABITANT(E) 4!: Et pourquoi pas quelques poubelles aussi. ANNE LESSAGE!: C'est volet 4. HABITANT(E) 6!: Si c'est possible de voir… Y a des voitures partout sur la place. Les livraisons ne savent plus passer. ANNE LESSAGE!: Ecoutez Madame, la Place ça on va la refaire… Il faut que la place soit refaite. Pour une commune comme la nôtre, il faut une autre Place communale. HABITANT 1!: Avec ce que vous dites, en plus, il faut éviter que la circulation… ANNE LESSAGE!: ...Ca fait partie du PCM. Nous pourrons voir avec le Plan Communal de Mobilité. HABITANT 1!: Pour que nous, les habitants, nous ne soyons pas obligés de faire tout le tour. Cette rue, à côté de la Place, là, elle est bourrée de trous. C'est insécurisé. Il faut s'occuper de l'aménagement là. ANNE LESSAGE!: Ca fait partie d'un autre Contrat de quartier ça... Et quand ce sera fini, il est prévu qu'il y ait un espace de jeu dessiné par les jeunes du quartier. Il y a un jeune qui a envoyé un projet. C'est un endroit où il y avait beaucoup de problèmes. Des carjackings. HABITANT 3!: Vous n'avez pas un peu peur que la sécurité... ANNE LESSAGE!: ...C'est vrai qu'il y a un problème de sécurité. Je connais le quartier parce que les jeunes me demandaient à corps et à cris... HABITANT 3!: ...Y a pas que les jeunes hein! C'est quand même eux qui font qu'il y a l'insécurité. ANNE LESSAGE!: Si on revenait un peu à notre projet… HABITANT 1!: Il faudrait refaire les trottoirs... ANNE LESSAGE!: (coupe le tour précédent!:) Répondre en citoyen ordinaire vol.2 282 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Espaces publics. Volet 4. Ca sera fait, évidemment. Monsieur? HABITANT 7!: La verdure… Ca manque! Déjà à la Place, là,.. Oh.. J'habite à côté et je ne me souviens plus du nom. Bref, il faudrait du vert. C'est beau mais on ne sait pas marcher à cause des crottes de chien. Et puis pourquoi pas mettre quelques arbres à la rue Boursier. Ca manque un peu de verdure. ANNE LESSAGE!: Pourtant chaque année on donne la possibilité aux gens d'avoir des bacs à fleurs. Mais ils ne veulent pas les mettre côté rue. C'est dommage. C'est bien de le faire remarquer. HABITANT 7!: Parce qu'on peut faire ça facilement, les plantes… ANNE LESSAGE!: On voit qu'il y a déjà beaucoup de propositions. HABITANT(E) 4!: On peut mettre des fleurs, mais alors il faut aussi enlever les tapis sur les balcons, enlever les paraboles télés… ANNE LESSAGE!: Madame, je vous embauche directement… Je n'arrête pas de me battre contre les paraboles! HABITANT 7!: Après, il y a le marché qui amène des problèmes de nuisances. Le marché amène des taxes à la commune. On pourrait pas les dépenser en conséquence? ANNE LESSAGE!: Ca, c'est un autre problème. Revenons au Contrat de quartier s'il vous plaît. Le Contrat de quartier qui dure 4 ans. Il nous est possible avec le Contrat de quartier de faire un zoom, de se rendre compte des problématiques particulières… Il faut un 'plus' qui change les mentalités… HABITANT(E) 4!: Monsieur [elle parle de l’habitant 7] est très constructif. Il a cinq ou six idées. Il faut les mettre à l'ordre du jour, élargir la discussion… ANNE LESSAGE!: Mais les deux premières ne relèvent pas du Contrat de quartier! Revenons au Contrat de quartier et voyons avec modestie et audace! HABITANT 1!: La place Monceau, c'est un mauvais aménagement. Il faut une nouvelle réflexion sur le parc. Est-ce qu'on peut envisager la fermeture pour sécuriser cet endroit? On a fait des choses pour cet endroit… Mais n'importe comment. ANNE LESSAGE!: OK, ça on peut faire. HABITANT 7!: Il faut démolir cette image. C'est bizarre. Le passé est déjà fait mais pour l'avenir, il faut penser en cohérence. Si on amène des choses de qualité, la première chose, c'est l'habitant! Ils vont s'associer... ANNE LESSAGE!: Répondre en citoyen ordinaire vol.2 283 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public (coupe le tour précédent!:) Donc, aménager le territoire, dans le volet 4. HABITANT 1!: S'il vous plaît, cet endroit, même fermé, est insécurisé… Si on fait le tour… Je vous invite à aller voir cet endroit. Y a à boire et à manger… ANNE LESSAGE!: Oui, j'ai bien entendu. Y a-t-il autre chose? HABITANT(E) 5!: L'éclairage! ANNE LESSAGE!: Oui, j'ai bien entendu. Autre chose? Bon. On a quand même bien brassé les idées… Vous pouvez bien sûr parler avec Madame Boudon. Dans cet exemple, toute ouverture de topique avancée par un(e) habitant(e) est aussitôt –ou presque’aussitôt– refermée par la présidente de la CLDI. Nous n’avons pas affaire à un dialogue de cinquante tours de parole, mais, en exagérant un peu, au simple chaînage de vingt-cinq paires adjacentes, de vingt-cinq échanges primaires. Bien sûr, cet extrait 40 est un exemple-limite qui nous montre la concertation en CLDI sous ses atours les plus caricaturaux. Cependant, la structure interlocutoire ababababab qu’il nous montre ne représente que l’épure de dynamiques de dialogue public largement observables dans tout Contrat de quartier. L’enjeu, pour les participants citoyens désireux d’engager la parole, est alors de parvenir à mettre le doigt sur tel ou tel objet de discussion valide, c’est-à-dire prévu par le cadre, ou de parvenir à introduire de nouveaux objets de discussion et à les faire valider. Il leur faut parfois insister, dans une juste mesure et avec les mots qui conviennent à leur position, s’ils veulent contester, déborder ou subvertir le cadre précédemment édifié. Considérons l’exemple suivant: EXTRAIT N°41 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – septembre 2004 HABITANT 1!: Vous prévoyez 57 logements, ça va amener des familles ça. Et les places de parking? DELPHINE FRITZ (urbaniste du bureau d’études)!: Ce n'est pas à nous, c'est un autre bureau d’études par la suite qui va réfléchir à cela HABITANT 1!: Pour caser tout ça comment on va faire!? FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Ici on s'est porté candidat pour participer au Contrat de quartier. Et le Contrat de quartier, c'est du logement... HABITANT 2!: Mais on peut pas séparer les deux. Si on vient habiter ici, c'est pour pouvoir se parquer Répondre en citoyen ordinaire vol.2 284 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public FRANCOIS CLAESSENS!: C'est une problématique ancienne. HABITANT 1!: On diminue les stationnements et on crée des logements. Ca a déjà diminué avec les travaux... Qu'est-ce qu'on va faire? HABITANT(E) 3!: (sur un ton outré!:) Faut pas dire que c'est pas un problème!! FRANCOIS CLAESSENS!: C'est une problématique qu'il faut traiter HABITANT 1!: On fait un parking!! FRANCOIS CLAESSENS!: Par exemple à Amsterdam... HABITANT 4!: On n'est pas à Amsterdam, hein... on est à Bruxelles FRANCOIS CLAESSENS!: Enfin, Monsieur quand même... Ici, la priorité c'est de faire du logement puisqu'on ne peut plus se loger. Que se passe-t-il dans cet extrait 41!? On y voit un habitant (HABITANT 1) tenter d’amener la question de la création d’emplacements de parking dans le quartier, contre la vocation officielle du Contrat de quartier à créer du logement. Il se voit directement recadré par l’experte du bureau d’études qui cherche à différer et à renvoyer sa demande!: il devra voir cela plus tard et avec d’autres interlocuteurs (le bureau d’études qui prendra le relais de Bêta pour la phase de mise en œuvre du Contrat de quartier). Au lieu d’en rester là, HABITANT 1 répète sa sollicitation («!Pour caser tout ça comment on va faire!?!»), ce qui occasionne un autre recadrage, cette fois de la part du coordinateur général. (CLAESSENS). On voit alors qu’un autre habitant (HABITANT 2) prend le relais du premier tout en argumentant en faveur de davantage de parking («!Mais on peut pas séparer les deux. Si on vient habiter ici, c'est pour pouvoir se parquer!»). De nouveau, cela donne lieu à un recadrage du coordinateur général, qui lui signifie que les rapports entre logement et stationnement ressortent d’ «!une!problématique ancienne!», tout en inférant par là que ce n’est ni le lieu ni l’instant de creuser cette question épineuse. HABITANT 1 revient à la charge et il est directement rejoint par HABITANTE 3 qui, à travers l’énonciation qu’elle engage, semble jouer un bon coup, marquer un point. Sa critique, énoncée sur un ton outré et réprobateur («!Faut pas dire que c'est pas un problème!!!» ), semble faire céder CLAESSENS qui change soudainement de position!: le stationnement n’est plus «!une problématique ancienne!» à laquelle on ne peut pas toucher, mais «!une problématique qu’il faut traiter!». Mais cette percée, cette ouverture en faveur du stationnement, est fragile. Quelques tours plus loin, alors que CLAESSENS allait informer les partenaires d’un exemple d’expérience venant d’ «!Amsterdam!», un Répondre en citoyen ordinaire vol.2 285 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public nouvel habitant (HABITANT 4) lui coupe la parole pour lui rétorquer «!On n’est pas à Amsterdam hein... On est à Bruxelles!». Cette réaction, à la fois trop brusque et trop terre-à-terre, irrite CLAESSENS qui, du coup, recadre à nouveau radicalement le propos, ramenant à l’avant-plan la primauté du logement tout en balayant, cette foisci pour de bon, le thème du stationnement. Dans les chapitres prochains, nous discuterons de manière extensive les différentes conditions de félicité permettant d’interpréter le succès ou l’insuccès de telles prises de parole citoyennes, tout en détaillant les catégories de compétences et d’incompétences communicationnelles qui leur sont associées. Pour l’instant, contentons-nous de montrer que l’enjeu des dialogues publics en réunion consiste, pour les citoyens, à parvenir à «!décrocher!» de cette structure ababababab des paires adjacentes primaires pour l’ouvrir sur une discussion plus inclusive et permettant le traitement‡ pluraliste des questions qui sont abordées. Il leur faudra pour cela souvent insister dans une juste mesure et avec les mots qui conviennent pour installer durablement les objets de discussion visés, en recourant éventuellement à des jeux coopératifs de l’ordre de ceux qui lient habituellement les experts aux acteurs communaux. De ces décrochages pourront parfois –ce sera rare, avouons-le– émerger d’authentiques séquences délibératives. Mais, insistons, s’il est possible d’observer de tels échanges plus riches, plus inclusifs et plus approfondis, ce ne sera que dans la mesure où certains acteurs sont parvenus à subvertir la structure ababababab, qui constitue manifestement la forme du dialogue public standard en CLDI. Ce fonctionnement «!en paires!» et cette conception minimaliste et tronquée du dialogue (le «!dia-!» de dialogue ne signifie pas «!à deux!») paraissent fortement ancrés dans les pratiques d’animation et de conduite de réunion. Ainsi, il est à la fois intéressant et amusant de remarquer que, quand une discussion riche s’est installée après avoir décroché de l’activité de «!questions-réponses!», l’animateur ou le président de séance peut à tout moment réinitialiser la dynamique, en disant par exemple quelque chose comme «Il y a encore des questions!?!». Enfin, il nous faut mentionner, sur base d’un exemple, une autre possibilité d’ouverture du dialogue public!: le bavardage (small talk). Cette option est pratiquement inverse à la précédente. Quand il s’agissait, dans le paragraphe précédent, de repolitiser –au sens noble du terme– le dialogue public, l’enjeu du bavardage est plutôt de la resocialiser, de produire de la sociabilité et de la familiarité. Il n’est pas rare de voir et d’entendre bavarder les différents participants élus, experts, associatifs et citoyens, principalement dans ces réunions de fin de processus qui n’ont plus véritablement d’impact sur la définition du programme de base. Voici donc un exemple de bavardage en CLDI incluant une diversité de participants. Nous y retrouvons les participants occupés à discuter d’une séance de photos, à évoquer évasivement ce qu’ils pourraient organiser prochainement comme activités dans le cadre du Contrat de quartier, à blaguer, à se charrier gentiment, à se féliciter, etc. Cette dimension de la discussion publique directement orientée vers l’expérience Répondre en citoyen ordinaire vol.2 286 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public partagée est, comme nous le verrons plus tard, loin d’être anecdotique dans l’étude des compétences profanes34. EXTRAIT N°42 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004 ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS (chef de projet)!: Pour la suite, il est question d’un journal de quartier, fin janvier. Est-ce que vous voulez bien y figurer!? Est-ce qu’on peut vous identifier, noms et rues!? HABITANT 1!: Il faudrait même mettre la photo des gens. FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: On peut même organiser une séance de photos bientôt, comme ça on est dans les temps... ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!: Y a-t-il des thèmes que vous voulez intégrer aux futures CLDI!? FRANCOIS CLAESSENS!: Le contenu d'un processus participatif, c'est sinusoïdal, et après le moment d'élaboration proprement dit, c'est «!arrêt-buffet!» pendant un an et demi. Autant en profiter pour faire des choses intéressantes, voire d'autres Contrats de quartier... HABITANT 2!: On avait évoqué cela effectivement... FRANCOIS CLAESSENS!: On ne va quand même pas faire que des photos non plus!! Donc, autre chose!? HABITANT(E) 3!: On pourrait voir pour la verdurisation. Ca va se faire les jardinières!? FRANCOIS CLAESSENS!: Peut-être. Il y a une prime communale en tout cas. CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme) Ne t’avance pas!! HABITANT 2!: Vous allez vous ruiner si y en a pas monsieur Claessens!! [rires] HABITANT 4!: Moi je veux bien le faire avec mon treizième mois, mais si il y a une autre solution... [rires] CHRISTELLE JANSSENS!: Non mais c’est vrai, des fois on doit discuter pour des queues de cerises... HABITANT 2!: Quand est-ce que votre agence va s’installer dans le quartier!? [l’animation et de l’encadrement des Contrats de quartier dans la commune B a été confiée à une agence paracommunale spécialisée, dirigée par François Claessens] 34 Cf. chapitre 6. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 287 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public FRANCOIS CLAESSENS!: En janvier. CHRISTELLE JANSSENS!: C’est nouveau ça!?! HABITANT 2!: Faut vous mettre d’accord hein [rires] ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!: Ce sera au 168 avenue Reine Fabiola. Une grande pièce, spacieuse. CHRISTELLE JANSSENS!: Une description idyllique... HABITANT 1!: On se réunira là-bas!? C’est bien... HABITANT 2!: On devra marcher moins loin. CHRISTELLE JANSSENS!: Ca dépend pour qui!! ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!: Autre chose!? On conclut!? FRANCOIS CLAESSENS!: Comment on fait pour les photos!? CHRISTELLE JANSSENS!: On peut faire ça quand on veut, toute façon nous on va à toutes les CLDI FRANCOIS CLAESSENS!: Moi aussi, mais c’est toujours un plaisir... CHRISTELLE JANSSENS!: Politicien, va!! ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!: Ok!? Tout va bien dans le meilleur des mondes. FRANCOIS CLAESSENS!: Avant de conclure, je voudrais, vous serez d’accord, féliciter le bureau d’études. Merci pour la qualité de l’info... HABITANT 1!: Oui, tout à fait d’accord. La didactique... franchement, chapeau!! ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!: Merci donc. Voilà. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 288 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.4. Clore une réunion Nous le voyons avec l’extrait 42, il s’agit, à un moment, de mettre fin à la rencontre. Tout comme on pouvait parler, au début de ce chapitre, de pré-ouverture, on parlera en ces fins de réunions, de procédures de «!pré-clôture!». Selon Schegloff et Sacks (1973), la clôture d’une rencontre se développe en trois moments!: le topic shading, la pré-clôture et la clôture proprement dite. Il s’agit en premier lieu -pour les différents participants et pour la personne chargée de l’animation en particulier- d’ «!estomper un thème!» (les conversationnalistes parlent de topic shading), qui sera le dernier topique de la discussion. Ensuite, certains marqueurs du type «!ok!», «!voilà!», «!bien!», «!encore quelque chose!?!», énoncés par une personne ayant une autorité sur l’animation de la réunion, préviennent l’ensemble des participants que la fin de la séance est imminente, qu’il s’agit de conclure à présent, ou sans trop tarder. Ces marqueurs de pré-clôture peuvent être également extra-verbaux (baisse visible de l’attention, agitation, bruits de chaises, désinstallation et rangement de matériel, etc.). Remarquons que ces signaux de pré-clôture n’amènent pas tout droit à la clôture de la séance. Il n’est en effet pas rare que ces moments de pré-clôture d’une réunion s’éternisent ou que, pour une raison ou une autre, une réunion que l’on s’imaginait finissant reprenne en intensité, de nouveaux topiques injectés ravivant l’attention et l’engagement conjoints. Dans l’extrait 43, nous voyons que le chef de projet Charlotte Bridel doit réitérer ses efforts et les marques de pré-clôture pour acheminer la réunion vers sa fin officielle («!Je propose de lever la CLDI. Je vous souhaite une bonne soirée. Merci de votre participation et de votre présence. Bonne soirée!».) EXTRAIT N°43 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004 MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: Moi, je ne plaide pas pour un débat en long et en large qui s’étale jusqu’en éternité. Non, pas du tout. Je dis simplement : il y a déjà un savoir qui existe, qui est évidemment partiel, et qui est un point de vue, et il y en a plusieurs. Pourquoi pas ne pas rassembler les points de vue, et on sait exactement à qui on peut poser les questions aujourd’hui pour faire cette présentation [...] CHARLOTTE BRIDEL: OK, mais alors il faut qu’on se donne vraiment une limite.... MARION SLOSSEN!: ... qu’on consacre deux heures là-dessus quelque part... CHARLOTTE BRIDEL: ...très courte. En effet, ce sera une heure, ou deux heures, qui doit être préparée avec vous tous. Bon. Parce que, moi, je ne pourrai pas la faire seule, cette préparation-là. Donc, ça, c’est important. Mais, bon, ça, je ne vous suivrai pas là-dedans. Je ne veux pas qu’on recommence une réflexion qui durera 6 mois, parce que, à ce moment-là, on n’y arrivera pas. Clairement. OK. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 289 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté)!: En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr qu’on dise la même chose, Marion et moi. Je ne crois pas, même. Parce que, moi, effectivement, c’est que quelque chose soit une réflexion durable. Et je retiens, par contre, l’idée qu’elle apporte, et je crois qu’elle peut être assez favorable, effectivement, pour mettre en place déjà un certain nombre d’enjeux, et de les connaître. Donc, mettre à plat un certain nombre de choses, et ce serait de l’ordre du diagnostic. Ce que, moi, je propose, ce pourquoi je plaide, c’est quelque chose qui prolonge, c’est plutôt une vision [...] CHARLOTTE BRIDEL: OK. MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!: Juste... En fait, ce que je trouve intéressant, par rapport à ce que Monsieur Moens a dit, c’est que ce que vous faites, ça va nous emmener vers la législation régionale. S’il y a des réflexions au niveau régional, etc., à long terme, c’est ça qui va nous donner des lignes directrices par la législation, n’est-ce pas... [...] CHARLOTTE BRIDEL: Ça, c’est... oui, j’entends. C’est peut-être dommage maintenant, parce qu’on doit recommencer justement. C’est maintenant qu’on va avoir besoin d’énormément d’énergie, donc... [...] Voilà. ROSA GONZALES (représentante d’une association de femmes du quartier)!: Je sais que vous êtes fatigués. Moi, je le suis aussi, mais je voudrais insister sur quelque chose, au niveau du choix des [sphères ?] quand on doit organiser une conférence, une chose comme ça. Moi, j’aimerais bien qu’on discute, en tout cas, un peu qu’on fasse des propositions concrètes, par exemple sur le développement durable... CHARLOTTE BRIDEL: OK. On ne pourra pas entendre tous les spécialistes sur chaque thème mais... ROSA GONZALES!: [hors micro, inaudible] CHARLOTTE BRIDEL: O K . D’accord. Bon, et bien, voilà. Ça fait partie, peut-être, du point de l’organisation des conférences ou des groupes de travail. Bon, en fonction de tout ce qui a été dit ce soir, je ne peux pas vous ressortir quelque chose là maintenant, mais je vais essayer à tête reposée, avant les vacances, donc, de vous proposer une méthodologie, donc, de travail concret, par rapport aux groupes de travail et aux conférences... INTERVENANT [hors micro, inaudible] CHARLOTTE BRIDEL: Peut-être. Tu viens travailler avec moi au 241 ? Voilà. Qu’est-ce qui me restait ? Ah, zut, les «!Divers!». Et bien, je n’avais rien dans les divers, je pense, non..... INTERVENANT [hors micro, inaudible] CHARLOTTE BRIDEL: S’il te plaît ?.... A manger [hors micro, inaudible]..... Et bien voilà. Je propose de lever la CLDI. Je vous souhaite une bonne soirée. Merci de votre participation et de votre présence. Bonne soirée. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 290 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Les acteurs qui se sont appliqués à installer les éléments nécessaires au dialogue public sont aussi ceux qui veillent à y mettre fin, une fois que les activités prévues à l’ordre du jour ont été toutes réalisées, que rien de nouveau n’apparaît dans les prises de parole, quand les intervenants se répètent, ou simplement quand la durée de la réunion ou l’heure affichée à l’horloge dépasse trop largement ce qui avait été convenu. 4.5. Après la réunion Le rôle du coordinateur en réunion se limite, nous l’avons vu, à apprêter les lieux, à alimenter les participants en informations pratiques (rappel d’événements récents ou d’échéances proches, présentation de l’ordre du jour), à faire passer les listes de présence et les microphones, et éventuellement, en fin de réunion, à veiller à l’extinction de discussions tirant en longueur ou se répétant. Ces personnes sont les chevilles ouvrières de processus de concertation dans lesquels elles s’engagent sur le double mode de la disponibilité et de la discrétion. Goffman a bien relevé ce rôle caractéristique (1991, p.206)!: On rencontre souvent dans le monde des affaires, de la politique ou des conférences, de ces jeunes femmes dont le travail consiste à porter du café et de quoi écrire, à transmettre des messages dans une réunion, à faire des annonces, et qui montrent par leur façon de marcher, de parler et de s’asseoir qu’elles entendent occuper le moins de place possible et se faire oublier. Le chef de projet est chargé de «!faire avancer!» le processus de concertation et le projet en lui-même, par la prise en charge d’une variété de petites choses pratiques. Une partie de ces activités matérielles et communicationnelles ont lieu au-delà des parenthèses temporelles et spatiales des réunions, entre les réunions, dans des circonstances de parfaite discrétion. Nous avons parlé brièvement de ces choses auxquelles le chef de projet doit veiller avant la réunion (invitation des participants, formulation d’un ordre du jour, réservation d’un local, arrangement des lieux...). Pour le chef de projet, des activités de cet ordre se poursuivent également après la réunion, notamment lorsqu’il s’agit d’en établir un account officiel, un «!procèsverbal!». 4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel Le procès-verbal est en lui-même un acte de langage à vocation coordonnante. Il vise moins à établir la conclusion définitive d’un événement, qu’à créer des possibilités de bouclage ou de raccord entre un épisode passé et un épisode prochain d’un même et unique processus. Les liens faisant tenir ensemble deux «!événement de langage!» successifs Répondre en citoyen ordinaire vol.2 291 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public sont donc eux aussi, pour partie, tissés de langage. L’enjeu du procès-verbal est double et s’adresse à une audience double elle aussi. Premièrement, il s’agit de rendre compte d’un événement, auprès d’une audience qu’on dira interne au collectif politique activement mobilisé dans le processus de concertation. Les différents participants doivent en effet pouvoir se référer de manière univoque aux «!actes!» des séances passées. Rassemblés en une pile, les différents procès-verbaux d’un Contrat de quartier constitueront une mémoire officielle et, parlà, un «!appui conventionnel!» nécessaire à la coordination d’une action conjointe et d’une menée collective (Dodier, 1993). Deuxièmement, il s’agit de rendre des comptes à un lectorat externe incluant d’une part le public plus large des habitants du quartier qui désireraient se tenir informés de l’état d’avancement de la concertation, et, d’autre part, les différentes instances et personnes physiquement absentes des réunions, mais sous les auspices desquelles ces réunions de concertation se produisent (en l’occurrence, «!la Région!»!: l’administration et le ministère en charge des Contrats de quartier)35. Une fois de plus, dans des processus s’étalant sur des mois, voire des années, il paraît bien insuffisant de réduire l’analyse sociologique des interactions politiques aux seules séquences de discussion publique, comme y inviterait les approches délibérativistes de la concertation. Celles-ci ne parviennent pas à prendre en compte l’historicité du dialogue, le fait qu’un échange d’arguments dans l’ici et le maintenant s’inscrit «!dans le cours des choses!» et est contingent, notamment, de discussions passées et de ce que les participants en ont retenu. Coincées dans l’instantanéité de la joute verbale, elles prennent rarement la peine de comprendre comment des argumentations s’impriment dans des mémoires individuelle et collectives, et circulent entre les différentes scènes et les différents épisodes d’un espace-temps public plus large. Si au contraire, on intègre un tel souci pour l’épaisseur et la durée d’une expérience politique comme l’élaboration collective d’un programme de revitalisation urbaine, de périphériques, les actes discrets et souvent silencieux du coordinateur/chef de projet en viennent à occuper une place centrale. Charlotte Bridel, dans la suite immédiate de la clôture d’une réunion CLDI, se charge, avec l’aide de quelques autres participants bien disposés, de ranger et de réarranger le local de réunion, ses chaises et ses tables, afin de faire place nette pour d’autres personnes qui y tiendront leurs propres réunions. Avant de quitter les lieux, elle s’inquiète de récolter la liste des présences et extrait du magnétophone la bande magnétique sur laquelle se trouve enregistrée la production auditive des échanges tenus lors de la réunion. Elle inscrit sur cette cassette la date du jour. Quelques jours plus tard, dans le bureau qu’elle partage avec ses collègues de la «!cellule Contrat de 35 Les enjeux consistant à «!rendre compte!» et à «!rendre des comptes!» se subsument dans la notion anglo-saxone d’accountability (Cefaï, 2002). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 292 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public quartier!» de la commune A, Charlotte Bridel présente la cassette à Martine, la secrétaire du Contrat de quartier. Cette dernière, avec le sérieux, la rigueur et la sévérité qui la caractérise aux yeux de ses collègues, passera des heures entières à retranscrire intégralement le document audio en un document écrit, un «!transcript!». Notons qu’à cette étape du processus d’account, nombre d’informations, présentes et significatives au temps des échanges in vivo, seront perdues. Leurs aspects visuels et spatiaux, bien sûr, mais d’autres choses encore. Martine ne participe pas physiquement aux réunions CLDI. Elle est donc incapable la plupart du temps de saisir avec certitude la signification d’expressions indexicales de situation spatiale («!ici!», «!là-bas!», «!de ce côté de la salle!»...), d’agence («!je!», «!nous!»...) ou d’adresse («!tu!», «!vous!»...). Et si, par recoupement avec d’autres expériences de transcription, elle est souvent capable de reconnaître les voix des participants et d’associer par exemple le «!je!» qui s’exprime sur la bande et le nom propre d’un acteur particulier, les choses se compliquent lorsque les locuteurs s’expriment en néerlandais, «!hors-micro!», «!pas bien dans le micro!», lorsqu’ils «!parlent en même temps!» ou lorsque le son de leur voix est couvert par un brouhaha ou d’autres parasites. Elle dépend tout autant, évidemment, d’une panne momentanée du magnétophone, d’un défaut technique de la cassette, ou des «!silences!» se produisant dans l’intervalle entre l’enregistrement de la face A et l’enregistrement de la face B. La plupart du temps, Martine, très appliquée, ne manque pas de signaler ces pertes d’informations par des annotations dans le transcript!: EXTRAIT N°44 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 MATHILDE CZARNOCKI!: Ecoute, je pense qu’on peut quand même essayer de fixer une date, quitte à la proposer à ceux qui ne sont pas là par téléphone dans les jours qui restent. Sinon, on va encore... on va encore postposer, donc... Et je pense que, par rapport au lieu donc, s’il y a 4 dates différentes, je pense que le lieu, on peut imaginer de faire ça à notre bureau. Ça, c’est simple, il y a un seul lieu pour toutes les réunions. [le secrétaire note ensuite!:] Ici commence la discussion pour fixer les dates des réunions. La plupart du temps, c’est du brouhaha avec quelques bribes de phrases [...]. C’est sur la base de telles transcriptions rigoureuses préparées par la secrétaire que le chef de projet Charlotte Bridel établit le compte-rendu officiel de la réunion, le procès-verbal. Elle recoupe pour cela ces informations de transcriptions avec ses propres notes manuscrites prises lors de la réunion et, bien sûr, avec les souvenirs intimes qu’elle en a. Cette seconde étape de la production du procès verbal est donc qualitativement différente de la première. Les opérations de rédaction de Charlotte ne sont plus assimilées aux procédures fines du «!discours répété!» (ce que faisait Martine)!; elles ressortent, plus largement, du «!discours rapporté!»36. Or, comme le suggère Goffman dans ses «!Cadres de la conversation!» à la suite de Bakhtine et 36 A propos des structures formelles du «!discours répété!» et du «!discours rapporté!» en analyse du discours et en lingustique, voir le travail de Laurence Rosier (entre autres articles!: Rosier, 2005). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 293 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Volosinov, «!une reprise [...] n’est jamais le simple compte rendu d’un événement passé!» (Goffman, 1991, p.494)!: En général, que fait un locuteur, sinon raconter à ceux qui l’écoutent une version de ce qui lui est arrivé!? En un sens, même s’il s’impose de représenter les faits bruts tels qu’il les voit, sa manière de présenter est de part en part théâtrale, non pas parce qu’il exagère ou qu’il suit un script, mais parce qu’il s’engage dans un processus de dramatisation, c’est-à-dire une technique qui lui est propre et qui lui permet de reproduire une scène, de la rejouer. Ainsi, Charlotte Bridel, certes équipée de transcriptions précises, rejoue la réunion dans le procès-verbal qu’elle en dresse. Si ce travail de rédaction des procès-verbaux de réunion récolte rarement les applaudissements ou les compliments de son lectorat, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’un processus de dramatisation appuyé sur les ressources créatives de son auteur (on parle ainsi souvent, à l’égard de ces documents, de «!littérature grise!»)37. Il ne faudrait pas non plus exagérer ce fait, et chercher dans ces séquences rejouées une machination, une activité par laquelle le chef de projet viserait intentionnellement à travestir les faits. Le fait qu’un procèsverbal présente, plutôt qu’une restitution des échanges, un drame rejoué paraît bien intégré par l’ensemble des participants du processus de concertation. C’est en effet en vertu de ce pouvoir de transformation et de reconfiguration inhérent au discours rapporté et aux opérations de traduction qu’est prévu un moment d’ «!approbation du compte-rendu!» au début de chaque nouvelle réunion38. La chaîne de production du procès-verbal ne s’arrête par à sa rédaction par le chef de projet. Une fois prêt, le document est en effet joint à une lettre d’invitation sollicitant la participation des membres de la CLDI pour une prochaine réunion, et précisant pour celle-ci un nouvel «!ordre du jour!». Rédigée elle aussi par le chef de projet, la lettre est communiquée au cabinet du bourgmestre-président de la CLDI, qui y appose sa signature. Le procès-verbal de la réunion passée et l’invitation à la réunion à venir sont ensuite envoyés aux participants sous un même pli, agissant ensemble pour chaîner officiellement des épisodes disjoints du processus de concertation. 37 L’association française de normalisation (AFNOR) utilise l’appellation «!littéreature grise!» pour désigner tout « document dactylographié ou imprimé, produit à l'intention d'un public restreint, en dehors des circuits commerciaux de l'édition et en marge des dispositifs de contrôle bibliographiques ». 38 L’espace nous manque dans ce chapitre déjà très long pour développer une analyse détaillée des opérations et des marqueurs de transformation et de reconfiguration dramatique à l’oeuvre à travers les pratiques de rédaction de PV. Nous retrouverons néanmoins des références à ces derniers et à leur importance au sein du jeu démocratique lors d’une section du chapitre 6 consacrée aux «!compétences de resituation!» des participants citoyens et profanes. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 294 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public 4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents Le procès-verbal propose une forme obligée de compte-rendu, l’account officiel par lequel, dans l’intervalle de temps séparant deux réunions, les participants d’une réunion passée peuvent revivre un drame passé. Le procès-verbal ne constitue pas pour autant le seul compte-rendu possible, il n’épuise pas les façons dont les participants d’un processus de concertation créent de la continuité entre ses différents épisodes. A des niveaux de publicité moindres, d’autres accounts affleurent. Entre deux réunions publiques, les différents participants ont souvent l’occasion de se rencontrer, de se téléphoner, de s’envoyer des e-mails, occasions dont ils profitent parfois pour revenir ensemble sur les actes de la dernière réunion publique, se les raconter et les revivre ensemble. Ces formes de comptes-rendus profanes peuvent venir compléter ou concurrencer les comptes-rendus officiels. Dans l’exemple suivant, on voit comment deux habitantes du quartier revivent ensemble un incident entre l’une d’entre elles (Marianne) et le bourgmestre!: EXTRAIT N°45 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion de quelques habitants dans un café du quartier Callas – octobre 2004. MARIANNE à LAURENCE!: Là je suis intervenue quoi. Je voulais quand même essayer qu’on traite un peu des espaces publics, des espaces verts quoi, pas toujours logement, logement, logement ! Et puis bon parce que j’estime qu’ici c’est peut-être mon rôle aussi, quand même Et là-dessus, le Bourgmestre il me sort «!Madame, ce n’est ni le lieu ni l’instant!». Tu vois ça d’ici hein… C’est tout lui, ça! [...] [plus tard!:] Ah, le Jacky, c’était festival hein...Tu sais... d’un mépris... [elle imite la voix, l’accent et l’intonation grave et masculine du bourgmestre, tout en parlant très vite!:] «!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avezrien-à-dire!!!» Holala, après tout ce boulot, toutes ces réunions et tout, qu'il nous dise ça platement... Mais vas te faire foutre quoi!! [Elles rient] Nous aurons l’occasion, plus tard39, de recourir à nouveau à cet exemple, intéressant à plus d’un titre. Remarquons pour le moment comment, dans des circonstances publiques minimales40, les participants recourent à des techniques de dramatisation beaucoup plus créatives et beaucoup moins rigoureuses. Ici, Marianne recourt à plusieurs reprises à des formes de «!discours rapporté fictif!», que cela soit pour caricaturer la position du bourgmestre («!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon- 39 Cf. chapitre 5 (5.3.2.1.) Ces circonstances de publicité minimale étant créées par la présence de l’ethnographe, de son enregistreur et d’un probable lectorat. 40 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 295 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public votre-parole-c'est-que-dalle, z'avez-rien-à-dire!!!») ou pour grandir sa propre position de résistante, dans une réplique fantasmée («!Mais vas te faire foutre quoi!!!»). De tels accounts, pris ensemble à l’échelle d’un collectif de concertation, contribuent, tout autant que les procès-verbaux verbaux officiels, à créer cette continuité d’expérience entre deux épisodes d’un même processus. 4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de l’acteur initiateur. Nous avons consacré ce chapitre 4 à passer en revue les différentes activités de parole et les différentes techniques –souvent discursives mais pas seulement– par lesquelles ces acteurs que j’appelle les «!personnes en charge!» arrangent le cadre à l’intérieur duquel un certain dialogue public avec les participants citoyens et profanes est possible, puis montent la garde devant ce cadre. En présentant ces activités de parole de manière systématique et dans l’ordre chronologique de leur apparition en réunion, nous avons vu que chacune se trouvait prise en charge par un type d’acteur particulier!: le chef de projet, lorsqu’il s’agissait d’apprêter les lieux de la réunion et de recevoir les participants!; l’élu local présidant la commission, pour un «!mot d’introduction!»!; le chef de projet à nouveau, afin de régler une série de «!petites choses pratiques!» et de resituer plus précisément l’état d’avancement du processus de concertation!; les experts urbanistes, pour des performances de type «!exposé!»!; le président de séance, à nouveau, quand il faut recadrer le dialogue public et raisonner les participants citoyens ; le chef de projet, encore et enfin, lorsqu’après des séquences de dialogue public, il s’agit de clore la réunion, et, quelques jours plus tard, d’en rapporter les «!actes!» dans un procèsverbal. Pour conclure ce chapitre et en synthétiser les apports, il faudrait parvenir à dégager clairement les traits que partagent ces «!engagements de personnes en charge!». Je retiendrai, premièrement, certaines caractéristiques communes au niveau de leur forme!; deuxièmement, une visée commune, chacun de ces engagements contribuant à la création d’un même type d’effet. D’abord, sur un plan purement formel, tous ces engagements sont produits dans un régime de «!représentation!». Tous ont l’occasion de se déployer dans un espace propre, selon une temporalité ininterrompue et finie, comme le serait une conférence ou une représentation théâtrale. Quand le bourgmestre délivre son mot d’introduction, quand l’expert développe son exposé, quand le chef de projet concocte son procès-verbal, tous disposent, pour s’exécuter, d’une certaine liberté de mouvement, d’un ample et souple espace/temps d’engagement, d’une confortable «!plage!» d’expression (frame space – Goffman, 1981). La qualité, la durée et la clôture Répondre en citoyen ordinaire vol.2 296 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public de ces «!plages!» permettent aux personnes en charge de fusionner des éléments de signification hétérogènes pour en faire des objets unifiés (ex!: l’exposé powerpoint, le document de procès-verbal...). Selon les distinctions sémiotiques établies dans le chapitre 2, le régime de représentation dans lequel se placent les personnes en charge engage donc une production «!symbolique!», l’expression assertive de formules intégrées et stables. Ainsi, dans les conditions favorables de la représentation, un exposé d’expert sera toujours davantage qu’un bricolage de bouts de langage et un discours de bourgmestre sera toujours davantage qu’une juxtaposition de fragments discursifs. Le Robert définit le mot «!symbole!» comme dérivé du grec sumbolon!:! «!objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler (sumballein) les deux morceaux!». La possibilité d’assembler des morceaux de sens en un seul et même ensemble signifiant est ce qui rapproche les engagements des acteurs en charge tout en les distinguant des engagements qui ne parviennent pas à réaliser cette alchimie avec bonheur. Si les performances de personnes en charge montrent, chacune à l’intérieur de ses bornes temporelles propres, des qualités d’unité, de fluidité et de finitude, on remarque que leur enchaînement séquentiel l’une à l’autre, au cours d’une première demi-heure ou d’une première heure de réunion, possède en général également ces qualités. Avant que les participants citoyens ne puissent prendre la parole, la première demi-heure ou la première heure de réunion a en effet été l’occasion d’une macro-performance de la part des personnes en charge, d’un ballet de petites performances enchaînées les unes aux autres avec une certain grâce, par un travail de coordination en équipe et de passage de relais41. Au-delà d’une addition de performances particulières, c’est leur «!tissage!» l’une à l’autre (Gonzalez, 2008)42 en une macroperformance de prise en charge qui permet de créer du cadre, d’arranger la situation de façon à ce que s’ensuive une certaine forme de rencontre plutôt qu’une autre, un certain type de dialogue avec les citoyens plutôt qu’un autre. C’est donc bien là l’enjeu de ces «!engagements de personnes en charge!»!: en tant qu’opérations de cadrage successives et complémentaires, ils sont orientés vers l’arrangement de la rencontre et du dialogue qui suit. Cet «!art!» d’arranger les situations en manipulant leurs conditions, un art sur lequel reposerait le jeu politique de manière plus générale, a été baptisé «!héresthétique!» par William H. Riker (1986). 41 On peut inclure dans cette «!macro-performance!» le travail de rédaction du «!procès-verbal!» et de l’ «!ordre du jour!» qui, en amont des performances orales introductives, contribue à cadrer la réunion en cours tout en la raccordant à une réunion précédente. 42 Philippe Gonzalez (2008), dans une lumineuse description ethnographique d’assemblées de jeunes fidèles de l’évangélisme charismatique en Suisse, a bien montré comment l’ «!atmosphère charismatique!» instillée dans l’espace de prière bénéficiait de subtiles techniques de «!tissage!» (weaving –ibid., p.432), les différentes séquences discursives des leaders étant raccordées les unes aux autres par des chants et des notes de guitare. Ce fil musical ininterrompu, passant de l’arrière-plan (pendant les discours) à l’avant-plan (entre les discours), constitue le liant d’une performance progressive, cohérente, totale, et, pour le fidèle, d’une expérience religieuse entière. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 297 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public Pour Riker, l’!héresthétique ne se laisse pas confondre avec la rhétorique. Premièrement, à la différence des procédures rhétoriques, les techniques héresthétiques ne se limitent aucunement au domaine du discours ou de l’expression verbale. Ainsi, quand les personnes en charge organisent l’espace de réunion, disposent les chaises d’une certaine manière, s’installent à l’avant, déploient leur matériel de projection (...), ils arrangent la situation en amont de la rencontre et sans avoir recours à la parole43. Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, l’héresthétique se distingue de la rhétorique à un second niveau, plus fondamental!: elle est l’art de l’initiateur ou du sollicitant, plutôt que du répondant ou du sollicité. Ces pratiques développées juste avant la réunion et pendant son introduction agencent une offre, elles montrent une «!faculté de commencer!» (Genard, 1999). Toujours en continuité avec ces deux premières distinctions, l’héresthétique se différencie encore de la rhétorique sur le plan de l’effet recherché, qui consiste à créer des évidences et à manipuler le monde dans lequel évoluent les participants, plus qu’à les persuader, comme l’ont remarqué Jean-Noël Ferrié et ses collègues en considérant les apports des recherches de Riker à une analyse des délibérations parlementaires (Ferrié et al., 2008)44. A la manière dont Paul Ricœur (1997) considérait l’idéologie dans sa fonction négative de «!distorsion!» –à travers une lecture de Marx–, mais aussi dans sa fonction plus neutre d’ «!intégration!» –à travers une lecture de Geertz–, il nous faut reconnaître les manoeuvres héresthétiques dans leur ambivalence. Ainsi, les opérations liminaires de cadrage et de création d’!évidences que nous avons décrites tout au long de ce chapitre devraient d’abord être comprises de manière non péjorative, comme des procédures d’arrangement des situations de concertation ressortant à la responsabilité d’un acteur initiateur. Pour reconnaître la face positive –ou en tout cas neutre– de l’héresthétique, nous ne sommes pas obligés de porter sur elle un regard poétique, de flatter le talent et le génie des hérésthéticiens, comme Riker le fait volontiers, apparemment émerveillé par la roublardise des politiciens dont il décortique les méthodes (Riker, 1986). Il s’agit, plus simplement, de comprendre que l’arrangement des situations est nécessaire à tout travail politique, et de se donner les moyens d’envisager la «!manipulation!» des situations sous ses traits les moins malveillants. En effet, dans un processus de concertation, il faut bien que quelqu’un entame la partie, et il est assez compréhensible que ce soient les personnes sollicitantes, plutôt que les personnes sollicitées, qui le fassent45. Les opérations 43 «!L’héresthétique [...] dans la mesure où elle vise à modifier les situations, [...] s’étend à ce qui est constitutif des situations, aux personnes, aux événements, à la scène et aux coulisses, à des choses hétéroclites, ne se laissant pas enfermer dans les contraintes de la cohérence argumentative!» (Ferrié et al., 2008, p.808). 44 «!L’héresthétique consiste [...] à modifier la structure d’une situation (ou sa perception) pour amener les parties prenantes d’un choix à revoir leurs préférences sans avoir à arguer afin de les convaincre. Elle consiste dans la création d’une évidence plutôt que d’une conviction [...]!» (Ferrié et al., 2008, p.808). 45 Dans Les cadres de l’expérience, Goffman reprend un exemple au psychanalyste W.R. Bion (1961, p.2930) afin d’illustrer le type d’ «!expérience négative!» naissant dans un rassemblement lorsqu’un cadre n’a pas été posé, ici dans les circonstances d’une psychothérapie de groupe!: «!Au début de l’année 1948, la Répondre en citoyen ordinaire vol.2 298 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public progressives d’apprêtement, d’accueil, de mise en ordre, de cadrage et de recadrage ont pour enjeu premier de créer ou de rétablir une certaine orientation commune, de poser, pour l’ensemble des participants, les éléments et les règles d’un jeu commun!; cela avant que l’on rabatte la manipulation sur sa fonction dissimulatrice, sa face sombre. La production de médiations symboliques et de repères institutionnels, par lequel un cadre et donc une certaine activité en commun sont possibles, constitue donc bien, d’abord et avant tout, une charge pour ces acteurs responsables des Contrats de quartier. Bien entendu, elle leur offre simultanément une liberté et un privilège exclusif, celui de pouvoir dire les choses sur le ton de l’évidence, de déployer par la parole des ensembles de signification imposants, contraignants et, pour l’essentiel, indiscutés par les autres participants. L’héresthétique désigne ici également l’ensemble des procédures pratiques et discursives par lesquelles un avantage d’autorité est compris sans être relevé, est exercé sans avoir à être justifié. Plutôt que de considérer le travail héresthétique des personnes en charge de manière totalement non-péjorative (comme le fait Riker) ou de manière totalement péjorative (comme le ferait la sociologie critique), il s’agirait plutôt de le saisir dans une tension entre responsabilité et liberté. On peut ici suivre Ricœur (1997, p.34) qui, dans son étude de l’idéologie chez Weber, identifie une fonction intermédiaire de «!légitimation!» de l’autorité, au point tournant entre l’idéologie entendue comme nécessaire intégration (Geertz) et l’idéologie comprise comme distorsion pathologique (Marx). Ainsi, le cadre se dessinant dans la succession des opérations de cadrage que nous avons analysées, parce qu’il résulte d’un travail de symbolisation, parce qu’il se présente comme une mystérieuse coalescence de morceaux de sens, a toujours, fondamentalement, quelque chose de surréel, d’arbitraire, d’équivoque, quelque commission scientifique de la clinique de Tavistok me demande de prendre en charge des groupes thérapeutiques, en appliquant ma propre technique. [...] A l’heure convenue, des membres du groupe commencent à arriver, engagent une conversation les uns avec les autres, puis, lorsque le groupe est au complet, c’est le silence. Je commence à comprendre que je suis, d’une certaine manière, le centre d’intérêt du groupe. J’ai en outre l’impression désagréable qu’on attend de moi que je fasse quelque chose. Je confie alors mon anxiété au groupe en faisant remarquer que, même si je me trompe, c’est ce que je ressens. Je m’aperçois rapidement que ma confiance n’est pas appréciée. Le fait que je puisse exprimer de tels sentiments sans avoir l’air de comprendre que le groupe est en droit d’espérer quelque chose de moi semble soulever une certaine indignation. Je ne conteste pas cela, et je me contente de faire remarquer que le groupe ne peut pas obtenir de moi ce qu’il est en droit d’espérer. Je me demande ce que sont ces espérances et ce qui les a fait naître. L’atmosphère amicale du groupe, soumise pourtant à rude épreuve, me permet d’obtenir des informations. La plupart des participants ont entendu dire que je ‘prendrais’ le groupe!; certains disent que j’ai la réputation de très bien connaître les groupes!; d’autres pensent que je devrais expliquer ce que nous allons faire!; d’autres encore pensent qu’il s’agira d’une sorte de séminaire, ou peut-être d’une conférence. Quand j’attire l’attention sur le fait que ces idées me semblent fondées sur des on-dit, on a l’air de croire que j’essaie de nier ma réputation de ‘preneur’ de groupes. Je pense, et je dis qu’il est évident que le groupe avait certaines espérances à mon sujet et qu’il soit déçu de voir qu’elles ne sont pas fondées. Le groupe est persuadé que ces espérances sont fondées et que mon attitude est provocatrice et volontairement décevante –autant dire que je pourrais agir différemment si je le voulais, et que je ne me conduis de la sorte que par dépit. Je fais remarquer qu’il est difficile d’admettre que c’est ma manière de prendre des groupes, ou même que j’ai le droit de les prendre de cette manière.!» (Goffman, 1991, p 401). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 299 CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public chose qui est susceptible à tout moment de susciter le doute. C’est bien alors dans le «!bénéfice du doute!» accordé aux personnes de l’encadrement et au cadre lui-même que s’observe l’autorité. L’établissement de médiations symboliques par certains acteurs nécessite, de la part des autres acteurs, un certain «!supplément de croyance!» (Ricœur, 1997). C’est ce «!supplément de croyance!» –dont l’instillation est à la fois un principe de responsabilité et une condition de liberté pour les acteurs initiateurs– que visent le savoir héresthétique et sa panoplie de techniques d’arrangement des situations46. C’est dans des situations déjà fort arrangées et au milieu des encombrantes évidences qui y ont été déposées lors d’une longue première partie de réunion que les participants citoyens se risquent à engager la parole, parfois de manière pas très heureuse, comme nous en avons déjà eu une idée (4.3.) et comme nous allons continuer de le voir dans le chapitre 5. D’autres fois, cependant, ces prises de parole toucheront juste. Comme nous le découvrirons plus tard, celles qui marquent la concertation de leur empreinte sont celles qui parviennent à accentuer leur qualité fondamentale de «!réponses!», qui ne se laissent pas confondre avec les engagements des sollicitants, qui manifestent dès lors des «!dispositions à répondre!» d’un type spécifique plutôt que des «!facultés de commencer!» du type de celles détaillées jusqu’ici. Le chapitre 6 sera alors l’occasion de détailler ces compétences de concertation qui sont, aux répondants, ce que l’héresthétique est aux initiateurs. 46 Rappelons, parmi celles-ci!: choix d’un lieu, répartition des places entre un «!avant!» (front) et un «!arrière!» (back), entre une «!estrade!» et un «!parterre!»!; accueil et installation des participants!; ouverture de la séance par le chef de la Commune, «!mot du président!», manifestations charismatiques (éloquence, humour, jovialité...), déclenchement de formules stables et routinisées; introduction et présentation de nouveaux acteurs «!en charge!»!; indication d’un agenda, d’un ordre du jour!; présentation d’un! «!petit topo de la situation!» par le chef de projet, montrant une maîtrise des repères spatiaux et temporels de la concertation, d’un vocabulaire technico-administratif; concentration de la documentation, des listes de présence et des microphones dans les mains du coordinateur!; jeu d’équipe, ballet de répliques entre acteurs communaux et experts du bureau d’études, passage de relais aux experts!; développement de récits ou d’analyses sous la forme de longs exposés appuyés sur un diaporama, un système de projection, des cartes, des maquettes!; création de catégories nouvelles (e.g. « les quatre!noeuds complexes!») introduisant des articulations nouvelles («!axe 1, axe 2, axe 3!»)!; procédures visant à «!dialogiser un monologue!»!; etc. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 300 CHAPITRE 5 TRISTES TOPIQUES, ROLES INTENABLES ET FORMULES DEFECTUEUSES Les infortunes du citoyen représentant «!Nous pourrons espérer découvrir ce que sont [les] conditions [de la félicité] par l’examen et le classement des types de cas où quelque chose fonctionne mal, où l’acte (se marier, parier, léguer, baptiser, ou ce qu’on voudra) constitue par conséquent, au moins jusqu’à un certain point, un échec. L’énonciation n’est alors –pourrions-nous dire– non pas fausse, en vérité, mais malheureuse!». John L. Austin, How to do Things with Words, 1962, p.14. «!Les problèmes qui proviennent d’une fausse interprétation des formes de notre langage ont le caractère de la profondeur. Ce sont de profondes inquiétudes qui sont enracinées en nous aussi profondément que les formes de notre langage. Demandons-nous pourquoi nous ressentons une plaisanterie grammaticale comme profonde!». Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, 2004, p.84, §111. CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses CHAPITRE 5 TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT 5.1. Malaises dans la représentation 5.2. Premier problème de représentation!: faire référence 5.2.1. En-jeu et pertinence topique 5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel 5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord 5.2.2.2. Contrainte programmatique a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas b) Ce qui est importable et ce qui est important 5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité 5.2.2.4. Contrainte de localisation a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion c) Les scènes de la revitalisation urbaine 5.2.2.5. Contrainte de temps 5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse 5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu 5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis 5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités 5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours 5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle 5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle 5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant 5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman b) La publicité comme complication du jeu communicationnel. c) De la délicate position publique du citoyen représentant 5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation d) Capacités virtuelles et politique du flirt 5.3.2.3. Contrainte de temps a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» 5.3.3. Des rôles par bribes 5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule 5.4.1. Jeu de langage et correction formelle 5.4.2. Parler la bonne langue 5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme. 5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation 5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation 5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité Répondre en citoyen ordinaire vol.2 302 302 302 305 312 312 314 314 316 318 323 325 327 327 327 329 331 334 336 338 341 350 352 353 356 356 357 361 370 383 383 386 389 392 396 396 397 398 400 400 402 403 405 410 414 303 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Dans le précédent chapitre, nous avons pris le temps de passer en revue et de décrire les nombreuses micro-activités environnant des moments de «!dialogue public!» (tout en notant la définition particulière que nous avons donnée à celui-ci). Nous avons vu que chacune de ces micro-activités, prise en charge par un type d’acteur (le président de séance, le chef de projet, le représentant du bureau d’études...), contribuait à sa façon à cadrer la relation politique, à installer les règles du jeu, les cadres matériels et cognitifs à l’intérieur desquels une certaine participation des citoyens et certaines formes de dialogue public étaient ensuite possibles. Ces cadres posés, nous proposons à présent de les voir à l’œuvre, d’observer la manière dont ils viennent éprouver les prises de parole risquées par des profanes. C’est en effet avec le présent chapitre que nous entrons véritablement dans l’analyse des engagements de parole des participants citoyens dans les assemblées participatives du Contrat de quartier, dans l’analyse des compétences ou des incompétences que manifestent ces engagements. Nous proposons dans un premier temps de considérer la pertinence situationnelle de ces engagements relativement à ce que nous avons appelé, avec E. Goffman, l’ «!occasion sociale!» (1966), le «!cadre primaire!» (1974), le «!format standard d’activité!» (1989a) que génère la situation, c’est-à-dire la médiation symbolico-institutionnelle de l’interaction entre les personnes (figure 12). fig.12 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe (focalisation sur l’activité et sur les compétences institutionnelles) SITUATION = OPERATION = GRAMMAIRE = Activité Saisie et pratique d'un schème d'activité générique Grammaire officielle Réponses Interaction adaptatives à un (co-orientation des environnement êtres) direct (espace) Interaction (alternance des actes) Présent (indéterminé) Réponses adaptatives à un environnement direct (temps) "Logique" Représentationnelle Ecologique Perceptuelle Dialogique Perceptuelle Mémorielle SIGNES = Institutionnelle Intégration de symboles Attentionnelle Agencement d'indices et d'icones Grammaire de surface Placement dans un flux d'expérience Grammaire "profonde" Présent (déterminé) COMPETENCE = Historique Mémorielle Resituation dans une structure d'intrigue Répondre en citoyen ordinaire vol.2 304 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Nous nous préoccuperons plus tard des structures écologique, dialogique et historique caractérisant les situations!; ces structures orientant notre attention vers des aptitudes attentionnelles (perceptuelles et mémorielles) et des prises sensibles tout à fait nécessaires –comme nous le montrerons– à l’émergence de voix profanes compétentes dans l’assemblée1. Pour l’instant, contentons-nous d’imaginer une concertation qui n’aurait pas encore la qualité ni le chaoiement d’une expérience, où la compétence des participants citoyens se réduirait à leur capacité à se plier aux prescriptions et aux conventions que posent les cadres institutionnels d’une activité de discussion donnée –ce que nous appellerons aussi, à l’occasion, son «!ordre symbolique!» ou sa «!grammaire officielle!» (Ferry, 2007). 5.1. Malaises dans la représentation2 Parler d’ «!ordre!» et de «!grammaire!», c’est toutefois exagérer sensiblement la lisibilité et la cohérence du fatras de conventions venant peser sur la prise de parole des participants citoyens dans l’assemblée. Ceux-ci, comme nous allons le voir dans ce chapitre, sont en effet constamment pris dans le feu croisé d’injonctions contradictoires. Des différentes injonctions contradictoires que nous examinerons, nous en citerons une pour les résumer toutes!: dans les assemblées participatives que nous avons observées, il est à la fois demandé et refusé au participant citoyen de représenter. Cette situation trouble va poser à ce dernier une série de problèmes relatifs à l’identification et à la stabilisation des dimensions fondamentales du jeu interactionnel dans lequel il s’engage!: ses «!quoi!», ses «!qui!» et ses «!comment!». Ce qui est rendu hautement problématique, c’est la capacité d’appréciation de la situation en elle-même!; la possibilité, pour le citoyen ou le profane, d’atteindre simultanément, par ses énonciations, une pertinence topique, une justesse participationnelle et une correction formelle. Ainsi, un premier problème que pose un rapport ambigu à la représentation concerne la possibilité, pour tout participant citoyen, de se rapporter à un «!en-jeu!», de faire émerger par sa parole des objets de discours légitimes, des références acceptables pour la discussion, des «!quoi!» qui conviennent. Les habitants mobilisés dans les assemblées, en accord avec l’invitation qui leur est lancée de faire connaître un avis et 1 Cfr. chapitre 6. «!Malaises dans la représentation!» nous semblait un bon titre pour ce chapitre 5. Nous avons découvert en cours de rédaction qu’il avait déjà été utilisé, tel quel, par Pierre Rosanvallon (1988), puis par Hervé Pourtois lors d’une communication à un séminaire. Simplement, quand Rosanvallon et Pourtois s’intéressent à la représentation sous un angle essentiellement politique, aux apories de la démocratie délégative et aux nouvelles tensions créées par l’apparition de dispositifs participatifs, nous étudions dans ce chapitre les rapports entre une telle dimension politique de la «!représentation!» et ses acceptions cognitive et expressive. C’est pour cette raison que nous parlons de malaises, au pluriel, chaque niveau de représentation (politique, cognitif, expressif) posant aux membres de l’assemblée participative un dilemme spécifique. 2 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 305 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses d’aider à identifier les besoins du quartier, privilégient spontanément un usage représentationnel du langage. Ils sont là pour dépeindre certaines réalités du quartier, dire des choses à leur sujet, les convoquer et les faire importer dans la discussion. La représentation est ici l’opération linguistique et cognitive par laquelle les partenaires de la concertation se donnent la possibilité des traiter d’objets absents, précisément en les rendant présents à l’esprit (Eraly, 2000). En faisant naître une référence au cœur de la discussion, en pointant un objet absent (e.g. «!les voitures garées en double file dans la rue Callas!»), la parole représentationnelle peut rendre présent, au-delà, le thème, le topos ou le monde de préoccupations dans lequel cet objet se trouve inscrit (e.g. «!la mobilité!»)3. Or, cette possibilité, pour le «!citoyen ordinaire!», de faire référence à des objets absents et, à travers eux, de ramener au cœur de la discussion des topoï plus généraux, est rendue problématique en assemblée (5.2.). Le fait de représenter, dans une deuxième acception, renvoie non plus tellement à la référence parlée, mais à celui ou celle qui parle. Ce citoyen prenant la parole, que représente-t-il, politiquement, statistiquement!? Peut-il prétendre être un représentant légitime de la population du quartier!? Est-il véritablement représentatif des habitants du périmètre!? En étudiant le dilemme d’un usage représentationnel de la parole par un participant citoyen, nous passerons ici d’un souci concernant les «!quoi!» à un souci concernant les «!qui!» et la juste distribution des rôles institutionnels et communicationnels entre les coparticipants (5.3.). En enjoignant les habitants d’un périmètre urbain fragilisé à se faire «!acteurs de leur quartier!», à se saisir d’un rôle de «!délégué des habitants!», les instances régionales et communales semblent encourager un modèle délégatif et des engagements de représentation, par lesquels un habitant rejoignant l’assemblée ne prendrait pas la parole pour lui ou pour sa rue, mais pour l’ensemble du quartier. Cependant, en assemblée, cette injonction faite à chaque participant citoyen de représenter le quartier, de rendre présents le quartier et sa population par un acte individuel de mobilisation et de prise de parole, est rapidement révoquée par des consignes contraires leur indiquant de «!faire preuve de modestie!» dans leurs propos, dans la mesure où, en tant que «!simples habitants», ils ne représentent, en définitive, qu’eux-mêmes. De même, ces citoyens, une fois flattés, gratifiés d’une «!expertise du vécu!», présentés comme les acteurs le mieux à même de se prononcer sur les vrais besoins du quartier, découvrent rapidement qu’il est bien difficile de faire valoir une quelconque expertise quand on est présent, explicitement, au titre de profane, de «!non spécialiste!». Enfin, sur un troisième plan, la représentation ne se rapporte plus à la possibilité de rendre présent à l’esprit, par la parole, quelque chose d’absent, ou de parler en un certain titre au nom de quelqu’un d’absent, mais plus directement au mode de composition et d’effectuation de cette parole. Nous avons vu dans le chapitre précédent que les prises de parole du président de séance et de l’expert urbaniste, ces 3 Nous pensons ici évidemment, avec ces topoï, aux Cités explorées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification (1991). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 306 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses prises de parole précédant et apprêtant le dialogue public, se présentaient sous la forme –suffisamment continue, logique, intégrée, finie– d’un discours!: le mot du président, dans un cas, l’exposé de l’expert, dans un autre. Nous avons en particulier attiré l’attention sur le travail de préparation, d’équipement et de déploiement du «!topo!» des experts, destiné à être représenté en public. Les urbanistes, en début de réunion, ne font pas que prendre la parole!: la scène leur est confiée pour un temps relativement long dans le but qu’ils introduisent, développent et finissent un discours appuyé sur des arguments préparés à l’avance et sur des dispositifs de visualisation (cartes, powerpoint...). En faisant de leur tour de parole initial une mini-conférence et en s’engageant dès lors dans une performance, les experts urbanistes entrent en représentation. La notion de «!représentation!» n’est, ici, plus entendue comme opération de mise en jeu d’objets (dimension du «!quoi!»), ou comme appréciation de la légitimité d’un participant à tenir un rôle particulier dans un jeu défini (dimension du «!qui!»). Elle se rapporte au fait même de jouer, à l’exercice de formulation de l’!«en-jeu!» et d’intégration du rôle dans un certain jeu de langage (dimension du «!comment!» ). Une représentation, sous ce troisième angle, est donc une formule expressive et langagière de présentation en public, dotée d’un certain degré de typicité, de fluidité, de cohésion et de sophistication –des qualités qui la distingueraient d’autres formes de prises de parole en public4. C’est à travers une telle formule de représentation qu’opèrent les «!investissements de forme!» (Thévenot, 1986) engagés par les différents participants pour établir des éléments de signification stables (des «!intermédiaires!», Ibid.) et permettre une coordination. Nous verrons que ce troisième niveau de représentation peut poser aux participants citoyens un nouveau casse-tête. Alors qu’il leur est initialement conseillé de «!mettre les formes!», de «!développer des arguments construits!» –et donc d’entrer en régime de représentation–, les formulations plus sophistiquées auxquelles ils se risquent écorcheront souvent les oreilles des experts et des élus, qui ne tarderont par à leur recommander de «!dire les choses plus simplement!», dans «!un langage à eux!» (5.4.). 4 Nous entendons ici prendre nos distances avec certaines approches basées sur une lecture restrictive de Goffman, qui tendraient à limiter les enjeux de représentation à cette dimension «!dramaturgique!» de l’interaction, et pour lesquelles tous les «!acteurs!» engagés dans une discussion publique seraient «!en représentation!». Selon nous, il ne suffit pas de prendre la parole en public pour entrer dans un régime de représentation. Pour que cette métaphore dramaturgique de la «!représentation!» et du «!jeu d’acteur!» conserve un sens, il faut se garder de l’appliquer systématiquement à toute et n’importe quelle forme d’engagement en public. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 307 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses fig. 13 –L’intrication des contextes institutionnels comme «!cadre primaire!» d’une activité de parole EN-JEU DOMAINES = Quoi!? JEU DE ROLES = Qui!? CADRE DISCOURS STYLES JEU DE LANGAGE = Comment!? Bien sûr, les différents problèmes de représentation que pose l’ordre symbolicoinstitutionnel de l’activité de discussion publique, ces trois grandes composantes normatives du «!cadre primaire!» (qui!?, quoi!?, comment!?), se recoupent largement, tellement qu’il est en fait difficile d’évoquer la question du «!quoi!?!», sans traiter celles du «!qui!?!» et du «!comment!?!». Le diagramme de Venn de la figure 13 suggère une intrication des cadres institutionnels dans les situations de communication et attire l’attention sur l’hétérogénéité des compétences institutionnelles mobilisées par les locuteurs chaque fois qu’ils engagent la parole. Cette schématisation nous permet d’imaginer différentes régions d’intelligence de l’activité et, à leur croisement, des sous-régions spécifiques (domaines, discours, styles). Si s’engager de manière compétente dans une certaine activité en cours, c’est parvenir à établir les associations et les discriminations appropriées à l’intérieur d’un univers de «!quoi!», à l’intérieur d’un univers de «!qui!» et à l’intérieur d’un univers de «!comment!», c’est aussi, et simultanément, pouvoir déterminer les assemblages appropriés entre ces différents mappings. Ainsi, par exemple, la rencontre d’ensembles ordonnés et hiérarchisés de «!qui!» et de «!quoi!» fait apparaître un espace de domaines, la structure des rôles tenus par les coparticipants se superposant dans une certaine mesure à la structure des enjeux en présence, des objets «!en jeu!». De manière très nette, l’expert urbaniste, par exemple, Répondre en citoyen ordinaire vol.2 308 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses tient un rôle particulier dans le jeu avec les partenaires de par son rapport privilégié à certains des principaux objets de la discussion –qui sont aussi, au-delà, des objets dans le monde. On dira que le réaménagement d’un espace public, la création d’un ensemble de logements, c’est son domaine. De même, la détermination des objets en jeu et la détermination des rôles pertinents se combinent à la détermination d’une méthode de formulation, d’une formule expressive et langagière appropriée, du «!comment!» qui convient. Les objets d’intérêt sont associés, différenciés, qualifiés et intégrés dans des propositions discursives, et ces propositions, intégrées dans un certain discours qui est moins une invention du locuteur qu’un emprunt plus ou moins créatif à une architecture sémantique prédonnée, la torsion faite à un discours-type déjà disponible et saisi dans l’environnement culturel commun aux participants (Cefaï, 2002). Les rôles, de leur côté, sont intégrés dans des conduites descriptibles et formulés par un emprunt à des répertoires de styles, eux aussi plus ou moins institués. Il est important de signaler que l’agir-de-manière-compétente-dans-une-activitéinstitutionnelle-donnée, qui apparaît, décomposé de la sorte, comme une série d’opérations complexes, distinctes, s’additionnant les unes aux autres, est en fait réalisé à travers une seule et même intégration symbolique. Les participants à une assemblée de concertation ne sont pas des ordinateurs sur pattes, soucieux de calculer, avant de prendre la parole, les valeurs des paramètres à prendre en compte dans les différentes provinces contextuelles du «!qui!», du «!quoi!» et du «!comment!». Plus simplement, quand leur parole se pose de manière heureuse, c’est qu’ils ont réalisé le bon cadrage d’ensemble de l’activité à laquelle ils se prêtent. On pourra alors dire que la compétence institutionnelle manifestée est globale et générale. Par contre, nous pensons que l’incompétence à répondre aux exigences normatives de l’activité est, elle, toujours spécifique et particulière. Si l’intervention d’un participant échoue, si le cadrage d’ensemble n’est pas suffisamment bon, ce sera toujours parce qu’une certaine erreur grammaticale a été commise. Le participant a-t-il dit quelque chose hors-propos, qui tombait à côté de la plaque?, a-t-il fait preuve d’impertinence, d’irrévérence, s’est-il montré prétentieux, ou, autrement dit, a-t-il prétendu à un rôle que les partenaires n’étaient pas prêts à lui reconnaître?, a-t-il commis une erreur linguistique!?, a-t-il mal prononcé un terme technique!?, a-t-il usé d’une notion à contre-emploi!?, a-t-il tenu un discours inapproprié!?, a-t-il fait intrusion dans le domaine de spécialité d’un partenaire présent!?, a-t-il commis une faute de style!?, etc. En explorant notre matériau ethnographique et nos transcripts de réunions, nous pouvons espérer dresser un inventaire de «!la variété des modes de surgissement et de déploiement du trouble» (Breviglieri & Trom, 2003) dans des situations de parole en public auxquelles sont mêlés des citoyens ordinaires et des profanes. Exemples à l’appui, nous ferons apparaître différentes figures du trouble, en identifiant, selon l’infraction commise, le type d’élément grammatical qu’elle sollicite et «le type de félicité qu’[elle] fait vaciller» (Ibid, 2003). Une focalisation sur les cas d’ Répondre en citoyen ordinaire vol.2 309 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses «!incompétence à représenter!», ou au moins, d’ «!infélicité de la représentation!», n’est pas à mettre sur le compte d’une passion perverse pour les échecs de la communication. Elle trouve une justification à la fois empirique et analytique!: nombreux et diversifiés, ces moments de trouble et les engagements malheureux qui les provoquent s’avèrent de puissants analyseurs des conditions de félicité, des règles et conventions définissant la compétence institutionnelle d’une intervention. En creux, ces situations d’échec nous font prendre la mesure de ce que demande le fait de prendre la parole en profane de manière appropriée5. Après avoir passé l’essentiel de ce très long cinquième chapitre à décrire et à catégoriser les formes de transgression de la grammaire officielle de la concertation par des participants profanes, nous chercherons à comprendre ce que ces infractions créent. Celles-ci, en effet, ne sont pas sans conséquences et sans effets, à la fois sur les situations et sur les personnes (5.5.). Par la rupture de cadre qu’il provoque, l’engagement d’un participant profane peut ouvrir sur une situation trouble, de flottement6, ou, au-delà, sur une situation problématique qui nécessite l’intervention des partenaires en charge de la concertation et de son bon déroulement. Les réponses apportées aux engagements inappropriés sous la forme de sanctions plus ou moins diffuses ont pour objectif direct de redresser la situation en en réinstallant le cadre, et pour effet indirect d’offrir un feedback aux voix profanes, participant d’un processus d’apprentissage par essais et erreurs. Nous pourrions nous attendre, intuitivement, à ce que cet apprentissage progressif montre ses résultats par la capacité acquise, pour un participant citoyen, de représenter de manière compétente, de produire les intégrations symboliques et les formes de généralisation appropriées. Nos observations ne nous montreront rien de tel. Dans le cadre des concertations que nous avons suivies, la possibilité de «!représenter!» en public –sur les trois modes que nous avons définis– ne semble pas être, pour le participant citoyen, une simple question d’apprentissage ou de capacitation, comme le pensaient certains en évoquant la difficulté pour une majorité de citoyens de «!désindexicaliser!» leur propos, de «!monter en généralité!» dans leurs 5 Ici, nous n’inventons rien!: les erreurs, les couacs, les gaffes sont des objets de prédilection en philosophie du langage et en sociologie depuis longtemps. C’est John L. Austin qui, le premier, a formalisé une «!doctrine des infélicités!» c’est-à-dire «!la doctrine des choses qui peuvent mal se passer!» à l’occasion d’énonciations performatives (Austin, 1962, p.14). Selon Austin, il n’y a infélicité que parce que «!certaines règles sont transgressées!». Le philosophe s’essaie alors à une typologie élémentaire de ces règles et des formes d’infélicités qui y correspondent, en distinguant les «!ratés!» (misfires) des «!abus!». Erving Goffman, bien sûr, s’est fait le champion de la description de nos erreurs, développant lui aussi d’ambitieuses typologies dans une étude comme «!Radio-talk. The way of our errors!» (1981b). L’erreur prend une place centrale également dans les sociologies des sciences et de la connaissance, où les auteurs se concentrent sur le postulat pragmatiste voulant qu’une proposition ou une croyance n’est jamais vraie ou fausse en elle-même, mais plus ou moins appropriée. David Bloor (1983) posera ici les bases d’une «!sociologie de l’erreur!», au fondement de son «!programme fort!» en sociologie de la connaissance (Lynch, 2009, p.253-254). Plus proche de nous, les «!dynamiques de l’erreur!» ont fait l’objet d’analyses systématiques dans un séminaire de l’EHESS (coordonné par Christiane Chauviré, Albert Ogien et Louis Quéré) et de la rédaction d’un numéro de Raisons pratiques (2009). 6 Nous renvoyons à nouveau le lecteur aux Cadres de l’expérience et au long chapitre qu’Erving Goffman consacre à ce qu’il appelle l’!«!expérience négative!» (1991). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 310 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses prises de parole. L’accès à la représentation semble plutôt consister en un privilège, et un privilège refusé a priori au participant citoyen, à cet acteur non mandaté et non spécialiste. En quoi peut alors bien consister le processus d’apprentissage par lequel passent les participants citoyens, si ceux-ci sont, fondamentalement, après l’apprentissage autant qu’avant, interdits de représentation!? Nous nous prononcerons sur ce point en fin de chapitre!: selon nous,! l’agir compétent du participant citoyen dans la concertation avec les élus et les experts passe par une sorte de désapprentissage des usages proprement représentationnels, symbolisants et généralisants de la parole, réservés aux acteurs spécialisés et institués. En d’autres termes, l’acquisition d’une compétence de «!citoyen ordinaire!» demande non pas une recherche de sophistication, mais au contraire une disposition à ordinariser ses engagements de parole (5.6.), à les placer en deçà du représentationnel en les appuyant sur les grammaires infradiscursives et présymboliques (Ferry, 2007) de la concertation. Observons à présent les différentes manifestations de ce «!malaise dans la représentation!» dont les participants profanes font régulièrement l’expérience dans des assemblées participatives. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 311 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.2. Premier problème de représentation!: faire référence «!La grammaire dit quel genre d’objet est quelque chose!» Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, 2004, §373. Dans ce premier volet de l’analyse des difficiles usages représentationnels de la parole par les participants citoyens de la concertation, nous découvrirons la multitude des contraintes institutionnelles devant être prises en compte lorsque ces participants veulent faire exister et faire importer l’un ou l’autre élément de contenu, l’un ou l’autre «!en-jeu!»7 dans la discussion publique, et par là contribuer à un débat sur la revitalisation du quartier et les options à privilégier en vue de celle-ci. Nous verrons ensuite que le respect de ces règles de pertinence et de mentionnabilité ne suffit pas à faire émerger le débat d’idées, la joute argumentative, la mise à l’épreuve mutuelle des convictions personnelles que les tenants du délibérativisme républicain appellent de leurs vœux. 5.2.1. En-jeu et pertinence topique Comme nous l’avons déjà signalé, une analyse satisfaisante du rapport qu’entretiennent les participants d’une discussion à ce qui est en jeu, aux références et aux thèmes de cette discussion, à ses «!quoi!», demanderait pour bien faire de considérer la façon dont ces références et thèmes dessinent des domaines à l’intérieur desquels certains acteurs peuvent faire valoir une prérogative, ainsi que la manière dont ces références et ces thèmes sont intégrés dans des formules langagières et expressives plus ou moins appropriées, et donc dans des discours plus ou moins ajustés aux situations.! Mais il nous est possible, pour l’heure, de commencer notre analyse en posant que les choses que les participants veulent représenter, rendre présentes et importantes dans la discussion, peuvent poser problème en elles-mêmes, sans même, à la limite, que l’on considère précisément «!qui!» les invoque et, «!comment!» cette personne les formalise. C’est sur la référentialité ou la topicalité de la parole –cette qualité qu’elle a de mobiliser des objets et d’ouvrir des terrains pour la discussion– et sur la compétence référentielle ou topique des participants –leur capacité attestée de juger des objets et des terrains pertinents– que nous nous pencherons dans ce point. 7 Je parle d’!«!en-jeu!» afin de marquer le fait que, ce qui m’intéresse ici, c’est le caractère pertinent et approprié d’un objet à l’intérieur du jeu. L’en-jeu serait donc une version mineure de l’!«!enjeu!», qui, dans le langage courant accentue l’!«!importance!» d’un objet de discussion «!général!» plutôt que, plus simplement, son «!adéquation!»! à une discussion «!particulière!». Ainsi, l’en-jeu peut devenir enjeu, quand, d’importable, il est considéré comme important (cfr. 5.2.2.b.). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 312 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses C’est que, dans une réunion de Contrat de quartier, apparaître en participant compétent demande premièrement aux différents participants de pouvoir comprendre de quoi on parle et de quoi on peut parler, de saisir les références thématiques qui conviennent en vue de dire les choses avec pertinence (relevance). Le premier des «!cadres institutionnels!» de la concertation est ce qu’on peut appeler son référentiel. Mettre les pieds dans une discussion publique, c’est d’abord reconnaître ce qui y est traité, comprendre sur quoi cette discussion porte, effectivement mais aussi potentiellement, c’est-à-dire sur quoi elle pourrait éventuellement porter. Quels éléments sont mentionnables? Quels sont les «!mondes possibles!» de cette discussion, c’est-à-dire sur quel thème, quel topos les actes de référenciation des participants peuvent-ils ouvrir!? C’est, du même coup, comprendre ce qui ne fait pas partie du référentiel, ce sur quoi la discussion ne peut pas porter, c’est identifier des thèmes non pertinents, des objets et des références non mentionnables. fig. 14 –La dimension de l’ «!en-jeu!» en relation autres dimension du «!cadre primaire!» d’une activité de parole EN-JEU = Quoi!? DOMAINES JEU DE ROLES = Qui!? CADRE DISCOURS STYLES JEU DE LANGAGE = Comment!? Répondre en citoyen ordinaire vol.2 313 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel Le référentiel de la discussion publique développée autour du Contrat de quartier connaît donc des limites et des frontières. Un objet du monde extérieur, lorsqu’il est rendu présent par la parole, lorsqu’il est ainsi importé par un participant désirant le placer au cœur de la discussion, passe par une sorte de douane symbolique. Cet objet doit être en règle. Soumis au jugement des partenaires de la concertation, et en particulier à celui des «!acteurs en charge!» du Contrat de quartier, il doit montrer une série de qualités et répondre à une série de contraintes, sous peine d’être disqualifié. En suivant les différentes manières dont ces «!acteurs en charge!» identifient des objets non pertinents, étrangers, «!hors!» (hors-jeu, hors-programme, hors-budget, hors-normes, hors-périmètre, hors-délais, hors-contexte, hors-propos...), et leur résistent, je propose de faire un premier inventaire de ces contraintes et de ces principes de réduction du référentiel. 5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord Le référentiel potentiel, dans un espace public pluraliste comme une CLDI et dans un programme de développement urbain dit «!intégré!» comme le Contrat de quartier, est en principe fort large. Ainsi, les participants aux réunions des Contrats de quartier peuvent chercher à importer et à faire importer des thèmes et des objets de préoccupation aussi divers que l’aménagement d’un espace vert, l’amélioration de l’attractivité du quartier, la construction de nouveaux logements sociaux, la rénovation d’une salle de théâtre, la valorisation d’immeubles classés, l’installation d’espaces de stationnement à proximité des commerces, la création de crèches, la mise en place de projets d’insertion socio-professionnelle, la création d’une crèche, d’une école de devoirs, d’une maison de quartier, d’ateliers créatifs pour femmes, etc., sans que cela n’apparaisse complètement incongru en soi. En nous appuyant sur la désormais classique «!typologie des cités!» de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), on peut poser que la multitude de références et d’enjeux qu’évoque la revitalisation d’un quartier urbain s’organisent en au moins sept grands répertoires de préoccupations socio-historiquement déterminés, chacun indiquant un type particulier de rapport moral à la ville, une définition de la ville bonne, chacun embarquant en même temps l’argumentaire typique et le «!vocabulaire de motifs!» permettant de mettre en valeur et de défendre, selon le cas, une ville fonctionnelle, une ville marchande, une ville-réseau, une ville solidaire, une ville-village, une ville écologique ou une ville inspirée (esthétique, poétique, religieuse...). Ce premier niveau très général de filtrage du référentiel limite ainsi la diversité absolue des préoccupations absolues aux préoccupations exprimables en public, c’est-à-dire à celles appuyées sur des ensembles de raisons publiques, des formes disponibles et reconnues de bien commun, «!des architectures pré-données du beau, du droit ou du Répondre en citoyen ordinaire vol.2 314 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses juste!» (Cefaï, 2002). Cette contrainte à la référentialité de la discussion, en déterminant les domaines du dicible et du qualifiable, est, indissociablement, d’ordre sémantique et d’ordre moral!: dans le débat démocratique, un argument pourra faire sens précisément dans la mesure où il incorpore un bien commun identifiable et défendable. En vertu de ce principe de publicité8, tout participant exprimant des préoccupations ne s’appuyant pas sur des raisons publiques ou des formes de bien commun reconnues se met «!hors-jeu!» vis-à-vis des autres participants et des organisateurs de la réunion en particulier. C’est par exemple le cas quand des personnes veulent influencer les orientations du Contrat de quartier pour leur seul intérêt personnel (absence de raison publique), ou quand d’autres cherchent à dénoncer une partie de la population du quartier sur la base de propos racistes (déni du bien commun). Ce premier cercle de réduction du référentiel au dicible-en-public est celui qui occasionnera les sanctions les plus explicites et les plus fortes en cas de transgression. Dans certains cas, en effet, la mise hors-jeu d’un participant ne sera pas seulement symbolique et provisoire, mais effective et définitive. Ainsi, dans une CLDI de la commune B, un participant s’étant rendu coupable de propos racistes fut invité à démissionner, suite à un vote proposé par l’échevine en charge, et lors duquel les membres de la CLDI se prononcèrent unanimement pour son expulsion. Il faut peut-être apporter quelques précisions quant au type de contrainte de publicité activé dans les assemblées participatives du Contrat de quartier!; une contrainte de publicité qui s’inscrit dans une activité présentée comme un échange d’opinions ou un débat critique en vue de la formation d’accords et de la définition concertée d’un programme d’action publique. Parler sous un «!régime de la critique!» ou sous un «!régime de l’opinion!» tout en recherchant l’accord, dans des espaces ouvrant au moins indirectement sur des décisions à prendre et des actions concrètes à entreprendre, accentue l’importance de l’intelligible, du vrai et du juste comme critères de validité des énoncés, quand, dans d’autres dispositifs de participation, un parleren-public développé sous un «!régime du partage!» (Cardon et alii, 1995) soulignera plutôt l’importance de la sincérité et de l’authenticité des énonciations. Dans un Contrat de quartier, où une somme de dix millions d’euros est mobilisée et où se trouve en jeu une partie de l’avenir d’un quartier, où les acteurs se trouvent lancés dans une «!quête agonistique du vrai et du bon, du droit, du juste et du légitime!» (Cefaï, 2002), la vérité et la justesse des énoncés prévalent. Par contre, dans un «!espace de dialogue!» ou un «!groupe de parole!» où se rencontrent travailleurs sociaux et usagers sans-abri dans le but principal de discuter, de s’exprimer et de s’écouter mutuellement, les participants seront surtout attentifs à la sincérité des énonciations!: que les usagers sans-abri avancent des informations fausses, des propositions 8 Nous nous permettons ici de faire un usage intuitif du qualificatif «!public!» et nous demandons au lecteur d’être patient. Ce qui fait le caractère «!public!» d’une énonciation sera spécifié par la suite (5.3.2.1.) Répondre en citoyen ordinaire vol.2 315 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses incompréhensibles, abracadabrantes ou immorales n’aura, au final, pas la même importance. 5.2.2.2. Contrainte programmatique Dans l’espace public politique d’un Contrat de quartier, à la différence de ce qui peut se faire dans des «!groupes de parole!», les conversations sont donc contraintes par la nécessité de déboucher, ultimement, sur la détermination d’actions concrètes et engageant des dépenses publiques relativement importantes. Mais elles se distinguent également d’autres formes de débat public ouvrant sur l’action, du type de celles mises en intrigue par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe dans leur essai Agir dans un monde incertain. Rappelons-le, la sociologie des controverses sociotechniques développée par ces auteurs nous montre des «!forums hybrides!» dans lesquels les différents participants envisagent des formes d’action concertée à partir de situations initiales d’une grande indétermination, d’une grande «!incertitude!» (Callon et alii, 2001, p.40)!: On sait qu’on ne sait pas, mais c’est à peu près tout ce que l’on sait : il n’y a pas de meilleure définition de l’incertitude. Dans de telles situations, il n’y a place que pour les interrogations et les débats, notamment sur les investigations à lancer. Que savons-nous ? Que voulons-nous savoir ? C’est à ces questions lancinantes que les forums hybrides contribuent à apporter des éléments de réponse. Dans les commissions de Contrats de quartier, l’ «!incertitude!» quant aux objets pertinents de la revitalisation urbaine et la dynamique d’ «!exploration des mondes possibles!» que susciterait cette incertitude se trouvent largement restreintes par l’inscription de ces discussions dans un dispositif d’action publique aux objectifs prédéfinis et aux thématiques présélectionnées. Ces objectifs et ces thématiques, valant pour tout Contrat de quartier initié en Région bruxelloise, sont précisés dans les articles 3 et 4 de l’Ordonnance du 7 octobre 1993 organique de la revitalisation des quartiers, modifiée par les ordonnances des 20 juillet 2000 et 27 juin 2002 : Art. 3. La revitalisation d'un quartier a pour objectif de le restructurer, en tout ou en partie, de manière à restaurer ses fonctions urbaines, économiques et sociales dans le respect de ses caractéristiques architecturales et culturelles propres. La revitalisation visée à l'alinéa précédent est réalisée au moyen d'une ou de plusieurs opérations qui consistent à maintenir ou accroître et à améliorer l'habitat, les infrastructures de proximité, les implantations mixtes et les espaces publics. Art. 4. Le programme de revitalisation d'un quartier spécifie les objectifs énumérés à l'article!3; les opérations qu'il comporte consistent en : Répondre en citoyen ordinaire vol.2 316 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 1° toute opération de réhabilitation, de construction ou de reconstruction de l'habitat menée par la Commune sur des immeubles qu'elle acquiert à cette fin, lui appartenant ou appartenant au Centre public d'aide sociale; ces opérations peuvent se faire, le cas échéant, avec l'apport financier du secteur privé ; 2° toute acquisition de biens immeubles, bâtis ou non, ou toute prise de droit d'emphytéose sur de tels biens en vue, le cas échéant, de les assainir en tant que terrains à bâtir, et de les mettre à disposition d'investisseurs publics ou privés afin de les affecter exclusivement à l'habitat ; 3° toute prise en emphytéose d'immeubles ou parties d'immeubles affectés au logement assimilé au logement social et réalisés par des investisseurs privés, en vue de les donner en location ; 4° toute intervention sur les espaces publics [Art.2, 9°: il faut entendre par espace public un ensemble ou partie d'ensemble non bâti, formé par des rues et des places, comprenant les voiries, les aires de parcage et les trottoirs, ainsi que les espaces verts non privatifs, situés ou non à l'intérieur d'un îlot], menée simultanément à celles visées aux 1°, 2° ou!3° ci-dessus, en vue de leur requalification, moyennant l'accord du ou des propriétaires concernés ou la constitution d'un droit réel sur les biens privés!: - toute intervention de verdurisation dans les intérieurs d'îlots, - l'aménagement en vue de l'embellissement des abords, - l'amélioration fonctionnelle quant à l'accès à des logements ; 5° toute intervention d'incitation aux activités contribuant à favoriser la revitalisation sociale et économique du quartier, notamment par la mise à disposition d’insfrastructures de proximité, la participation de ses habitants et par des activités permettant, y compris dans le cadre de programmes d'insertion socio-professionnelle, une discrimination positive du quartier [...]. Au regret de bon nombre des participants citoyens engagés dans les Contrats de quartier, une telle prédéfinition étroite des objectifs et des objets de la revitalisation urbaine ne laisse place qu’à peu d’incertitude. On peut en effet être certain qu’en bout de course, suite à la concertation et au travail de détermination et de rédaction d’un «!dossier!», un Contrat de quartier donnera lieu (1) à de la création/rénovation de logement, (2) à des opérations de requalification des espaces publics, (3) à différents projets de revitalisation socio-économique et de réinsertion socio-professionnelle. Qu’une prédéfinition assez rigide des objectifs de la revitalisation urbaine soit souhaitable ou pas ne change rien à notre approche empirique de la pertinence topique dans les prises de parole des citoyens. Si l’on s’intéresse à ce niveau de la pertinence topique, on reconnaîtra qu’il n’est pas suffisant que les citoyens importent des préoccupations justes, qualifiables sur le plan moral général d’un débat sur la ville!; il faut en outre que leurs importations apparaissent ajustées, c’est-à-dire qualifiables sur le plan programmatique prédéfini du dispositif Contrat de quartier. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 317 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses On peut préciser ce point en posant que l’ajustement topique des objets représentés verbalement par les participants engage un double niveau de pertinence. Il s’agit premièrement, condition nécessaire, de faire référence à des objets importables, envisageables dans le cadre d’action que se pré-donne le Contrat de quartier (i.e., de simples en-jeu). Il convient en même temps de saisir parmi ces objets!possibles, ceux que les objectifs du Contrats de quartier retiennent comme importants ou prioritaires (i.e., de véritables enjeux). a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas La mission donnée par l’ordonnance à l’instrument d’action publique «!Contrat de quartier!» formate les enjeux, pose la structure thématique d’une certaine revitalisation urbaine et l’organise dans un programme en cinq «!volets!» (cf. les cinq alinéas de l’article 4). Les participants citoyens doivent alors «!com-prendre!» et intégrer cette structure lors de chacune de leurs tentatives d’importation d’objets et lors de chacun de leurs actes de référenciation. Cette structure, rappelée d’une réunion à l’autre par les élus, chefs de projet et experts, en définissant les objets pouvant être traités dans la concertation autour du Contrat de quartier, définit tout autant, en creux, le hors Contrat de quartier, le hors programme, le hors de question. Les maîtres d’œuvre du Contrat de quartier, c’est-àdire les représentants communaux et leurs agents, veillent ensuite au respect de cette contrainte programmatique en rejetant, comme inenvisageables sur un plan purement thématique9, nombre des objets et des enjeux de revitalisation urbaine avancés par les participants citoyens. Il en va ainsi de ces prises de parole par lesquelles des habitants tentent d’importer au cœur de la discussion des matières telles que la propreté, les déchets clandestins, l’insécurité, la vente de drogue, les commerces illégaux, le sort des sans-papiers, les marchands de sommeil, etc. Ces questions, bien qu’appuyées sur des raisons publiques, valides sur un plan moral, dicibles en public dans l’absolu, ne seront pas pour autant pertinentes. Les exemples suivants nous montrent certaines des réponses apportées par les personnes en charge devant des tentatives d’importation inappropriées!: EXTRAIT N°46 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004 UNE HABITANTE!: Ce petit snack dans la rue, ça fait un an qu’il est vide, mais tout le monde sait qu’il y a des gens qui vivent dans le sous-sol. Y a ce problème des vendeurs de sommeil, et de la drogue aussi... ANNE-DOMINIQUE FRANÇOIS (chef de projet)!: Malheureusement on ne pourra rien faire sur ce point à partir d’un Contrat de quartier... 9 C’est-à-dire avant même toute considération budgétaire, technique, de localisation, etc. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 318 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses EXTRAIT N°47 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005 ROSA GONZALES!(représentante d’une association de femmes): Un autre aspect, c’est aussi la saleté. Comment peut-on faire un quartier vraiment beaucoup plus propre pour tout le monde, où on a du plaisir à se promener, et où on ne doit pas regarder toutes les minutes où on met les pieds. Peut-être, ça sera bien de faire une réflexion plus générale. Il y a des problèmes concrets que les personnes normales de la rue te disent et qui sont des préoccupations de tous les jours [...] CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Je vais peut-être vous rappeler sèchement qu’on est dans un Contrat de quartier, qu’on n’est pas au Conseil Communal. On ne va pas réfléchir sur la politique générale de la commune au niveau de la propreté, ou à un autre niveau très général qui influence la vie des gens du quartier, mais qui n’est pas la base première d’un Contrat de quartier. Un Contrat de quartier, ce sont des réalisations très concrètes de logements, d’espace public et de volet de cohésion sociale... EXTRAIT N°48 - C.d.Q. Collège, Commune A – mai 2004 MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études Alpha)!: [Lisant une liste de projets] Le Comité Houblon propose un projet « Demain, je vote » qui consisterait en l’accompagnement des non-européens dans leurs démarches pour obtenir le droit de vote. Ceci est, par exemple, peut-être l’exemple d’un projet qui pourrait trouver des financements en dehors du cadre des Contrats de quartier. EXTRAIT N°49 - C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 JEAN-PHILIPPE TISON (association de jeunes)!: Je voulais vous faire part d’une inquiétude assez importante de ma part en ce qui concerne la place qui est réservée à des jeunes, je dirais entre 3 et 20 ans, dans le quartier. Il est important qu’il y ait des lieux de socialisation qui ne soient pas surveillés, sans quoi on va faire une société avec soit des moutons, soit des révoltés [...]. JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Mais je crois qu’il ne faut pas lier absolument une démarche ou une politique de jeunes avec le Contrat de quartier... EXTRAIT N°50 – C.d.Q. Collège, Commune C – février 2004 UNE HABITANTE!: Quand même c’est les questions d’insécurité grandissante qui sont frappantes ici dans le quartier... ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!: : Je suis consciente que ça affecte les habitants... mais «!sécurité!» c’est pas ici, c’est pas pour rien qu’on a créé à Bruxelles les Contrats de sécurité. Contrats de quartier, Contrats de sécurité, c’est deux choses différentes... Dans la mesure où ces matières non importables sont souvent reconnues comme «!importantes!» ou «!intéressantes!» dans l’absolu («!Je suis consciente qu’il s’agit d’une problématique importante, mais...!»!; «!c’est très intéressant, mais...!»), les personnes en charge prennent souvent la peine de rediriger les participants qui les portent –ces Répondre en citoyen ordinaire vol.2 319 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses participants égarés, qui n’auraient pas compris où ils mettaient les pieds en passant la porte de la salle de concertation, qui n’auraient pas reconnu la mission et la structure thématique particulières du dispositif de revitalisation urbaine qui leur est proposé. Les résistances que montrent les «!personnes en charge!» devant ces objets non pertinents font ainsi apparaître une série de lieux et de programmes autres, entretenant un autre type de rapport à la revitalisation urbaine (e.g. «!le Conseil communal!»), se choisissant un autre référentiel (e.g. «!les Contrats de sécurité!»). A défaut de montrer et de nommer ces lieux, elles peuvent simplement les suggérer, les laisser imaginer («!...un projet qui pourrait trouver des financements en dehors du cadre des Contrats de quartier!»). Elles disent!: «!ces objets non importables ici sont certainement importables quelque part!». Les contours du référentiel légitime de la discussion ne sont cependant pas toujours aussi nets que les exemples convoqués ci-dessus pourraient le laisser croire. Ainsi, certains objets a priori extérieurs aux thèmes présélectionnés pour le Contrat de quartier pourront, saisis sous un certain aspect, s’avérer envisageables. Inversement, certains objets ressortant a priori de ces thèmes présélectionnés pourront, saisis sous un certain aspect, être déclarés non pertinents. Commençons par le premier de ces cas plus complexes, en examinant l’extrait suivant!: EXTRAIT N°51 – C.d.Q. Lemont, Commune B – février 2005 FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Monsieur Dufay [i.e. le bourgmestre] vous disait qu’on a déjà eu cinq Contrats de quartier dans cette commune, ce qui fait qu’on a l’habitude de ce volet 5 de cohésion sociale et on peut déjà vous dire que dans les projets proposés dans le cadre de ce volet plus social, on ne peut pas toucher à la sécurité ou à la propreté... Sauf éventuellement à un niveau éducatif, mais en tout cas on ne va pas aller payer des agents de propreté ou de sécurité avec l’argent du Contrat de quartier. Avant on pouvait le faire mais ça ne s’est pas montré probant!: après quatre ans, les agents disparaissaient faute d’argent. Mieux vaut accéder à des changements structurels. UN REPRESENTANT D’ASSOCIATION!: Quand vous dites que la sécurité n’est pas prévue, dans le volet 4 relatif aux espaces publics, on peut quand même penser à sécuriser les voiries, non!? JEAN DUFAY (bourgmestre)!: Oui, oui, ça oui. FRANÇOIS CLAESSENS!: Non, ce que je veux dire, c’est qu’on va discuter plus ou moins de ce que le quartier a besoin, mais on ne va pas se dire... JEAN DUFAY!: On ne va pas dire bien sûr que la sécurité n’est pas importante, mais simplement la Région n’a pas fonction de police... Ce qui n’empêche pas qu’on fasse remonter des préoccupations vers la police. La sécurité, nous on va effectivement pouvoir s’en préoccuper mais plutôt à travers des aménagements... UNE HABITANTE!: Pour moi c’est une question d’éducation des gens de toute façon. Si les gens Répondre en citoyen ordinaire vol.2 320 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses apprennent à respecter la propreté, c’est ça qui importe. Et quand c’est propre c’est plus sécurisant aussi... JEAN DUFAY!: Ce genre d’initiative, vous pouvez peut-être faire ça dans un volet 5... UN HABITANT!: Oui mais j’imagine que ça n’empêche pas de faire quelque chose, de rajouter quelques poubelles à la finalisation du Contrat de quartier... C’est quand même très sale... Faut voir parfois après le marché, la crasse... JEAN DUFAY!: Là-dessus je m’en vais [il avait prévenu quelques minutes plus tôt qu’il devrait quitter la réunion]... et ce n’est pas parce qu’on parle de propreté et de sécurité!! [Rires] Dans cette conversation, on voit apparaître certaines nuances quant aux principes de clôture du référentiel, des «!mondes possibles!» de la discussion autour du Contrat de quartier. Le coordinateur général commence par rappeler qu’il n’est pas possible de «!toucher!» aux thèmes de la propreté et de la sécurité, avant de se reprendre et d’introduire une exception!: il est en fait possible d’y toucher, mais uniquement sur le mode de l’éducation de la population, plutôt que sur celui de l’action directe impliquant le recrutement d’agents (de propreté, de sécurité). Est-ce là la seule façon de toucher à la sécurité dans le Contrat de quartier!? Apparemment pas, puisque dans la foulée, un représentant d’association fait part de la nécessité de «!sécuriser!» les voiries, le bourgmestre confirmant cette possibilité de toucher à la sécurité sur le mode des aménagements (volet 4). Une habitante, intégrant ces nouvelles conditions d’usage limité des thèmes de la sécurité et de la propreté, engage une remarque sur l’importance d’éduquer les gens du quartier à la propreté. Par contre, à sa suite, un autre habitant oublie ces mêmes conditions en tentant de ramener dans la discussion des propositions d’actions expresses («!faire quelque chose!», «!rajouter des poubelles!»). Que le bourgmestre quitte la réunion en raison de la tournure que risque de prendre la discussion ou pour une raison indépendante, sa réponse distraite n’en «!sanctionne!» pas moins, de manière «!diffuse!» (R. Ogien, 1990) la non pertinence de la proposition du dernier habitant. Comme je l’indiquais plus haut, s’il est possible que certains objets en principe non pertinents puissent trouver une pertinence lorsqu’ils sont saisis sous un certain aspect ou sur un mode particulier, il est également possible que des objets en principe pertinents se trouvent disqualifiés pour les mêmes raisons. Ce cas sera d’ailleurs beaucoup plus fréquent!: tout au long de la concertation, les participants citoyens découvriront que les thèmes établis par le programme en cinq volets du Contrat de quartier ne peuvent être saisis et importés dans la discussion que sur un certain mode. Dans le paquet des objets de la revitalisation présentés «!sur papier!» comme légitimes, seuls certains, pris par le bon bout, seront effectivement importables dans la discussion. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 321 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Ainsi, par exemple, la topique de la mobilité, que fait émerger la possibilité, à travers le volet 4 d’un Contrat de quartier, de réhabiliter des voiries, des trottoirs, des abords et des accès aux logements. Puisqu’il est possible en soi de «!toucher!» à la mobilité dans un Contrat de quartier (plutôt qu’à la sécurité ou à la propreté par exemple...), nombre de citoyens et d’associations sensibles à cette thématique chercheront à exposer leurs préoccupations et leurs idées sur le sujet. Certains évoqueront des problèmes de stationnement, d’autres s’inquièteront du sort que le quartier réserve aux cyclistes ou aux personnes à mobilité réduite, d’autres encore pointeront la faible fréquence ou le mauvais état des bus, etc. Les organisateurs de la participation euxmêmes, dans la mesure où le Contrat de quartier intègre des objets référant à la problématique de la mobilité, proposeront parfois de mettre en place un «!groupe de travail ‘mobilité’!». Cependant, si le thème de la mobilité embarqué par la question du réaménagement des espaces publics (volet 4) trouve bel et bien une place «!officielle!» dans le référentiel de la discussion, très peu de choses pourront finalement être proposées à son sujet. Le problème tient au fait que, pour ce thème de la mobilité comme pour la plupart des autres «!thèmes possibles!» d’ailleurs, les objets saisis par les locuteurs citoyens seront soit trop «!petits!», soit trop «!gros!», tantôt trop «!particuliers!», tantôt trop «!généraux!». Les personnes posant des questions de détail sur le coût exact d’un plateau-carrefour ou celles cherchant à faire placer un sens interdit dans leur rue se situent dans une perspective trop étroite ou trop particulière pour avoir une pertinence dans la discussion publique. Mais dès que les participants délaissent ces points de détails ou ces revendications particulières pour des prises de parole gagnant en hauteur, très rapidement, ils rendront présents des enjeux de mobilité d’une ampleur trop vaste, sur lesquels l’outil Contrat de quartier n’a pas suffisamment prise. On leur indiquera alors que de telles «!réflexions globales!» et de tels «!débats d’ensemble!» sur la mobilité n’ont pas leur place dans un Contrat de quartier, qu’elles empiètent là sur une «!politique générale!». Dans le Contrat de quartier Callas, les interventions des participants qui concernaient la mobilité ont ainsi été systématiquement suspendues, experts et élus rappelant inlassablement qu’un Plan Communal de Mobilité était à l’étude, et que tant que l’on n’en connaissait pas les orientations, il ne servait «!à rien de se lancer dans de grandes discussions sur la mobilité!»10. Au final, sur cette question de la mobilité, les participants citoyens ne pouvaient ni mobiliser de très petits objets concrets, parce que insignifiants, ni chercher à faire sens –l’extrait suivant, qui restitue le propos d’un représentant régional, étant tout à fait explicite quant à l’inutilité de chercher à faire sens sur ces questions dans un Contrat de quartier : 10 Luc Deschamps, coordinateur général, C.d.Q. «!Callas!», Commune A, séance d’information du 9 juin 2004). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 322 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses EXTRAIT N°52 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004 FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale) : [suite à un début de débat sur la mobilité] Donc, moi, je suis très intéressé par les réflexions sur le sens, donc je suis toujours un peu frustré par la dynamique Contrat de quartier puisqu’on est dans un programme opérationnel qui est voulu pour être opérationnel, concret, direct, sur un temps déterminé. Donc, c’est vrai que ça a un caractère un peu frustrant pour les réflexions qui sont plus sur le sens, sur l’analyse plus approfondie de ce que l’on veut en termes de mobilité au sein de la ville, de la Région. Moi, j’ai envie de rappeler que, au niveau du Secrétariat Régional, on a créé un lieu qui est un lieu de débat et de confrontation sur ces questions-là. Et donc, j’ai envie de dire que le manteau d’une CLDI ou d’une Assemblée Générale limitée à un Contrat de quartier peut être fort étroit pour aborder tout cela. On ne va pas y arriver, ici et maintenant. Donc, moi, je fais appel à ceux qui le souhaitent et à ceux qui, parmi vous, ont déjà contribué à ces débats-là, mais dans un autre cadre, qui peut peut-être prendre un peu plus de hauteur aussi à un niveau de la ville, de la Région, où, là ,c’est possible, où, là, ça redevient possible de se rencontrer sur ces thématiques-là et de les mettre en débat et de les confronter. Et, donc, moi, je te renverrais, Denis, vers ces instances-là. Merci. Les participants à la concertation peuvent donc «!toucher!» à la mobilité, sous des formes qui restent à trouver, mais en tout cas pas sur le mode du «!sens!» –d’autres lieux et d’autres programmes étant prévus pour cela. Autant dire que la mobilité se pose en simple en-jeu et en faux enjeu de la concertation dans les Contrats de quartier, une topique qui devint rapidement taboue à Callas, embarrassant tout le monde!: les habitants, bien sûr, qui ne pouvaient importer des objets ressortant à la mobilité, mais les «!personnes en charge!», tout autant, coincées qu’elles étaient par la mention, dans le volet 4 du programme, de questions de mobilité dont elles ne savaient que faire. b) Ce qui est importable et ce qui est important Le problème concernant la pertinence des références à la mobilité dans le cadre d’un Contrat de quartier peut s’énoncer de la sorte!: si la mobilité est un thème prévu par le programme, un thème éventuellement importable dans la discussion publique, elle ne constitue pas pour autant un thème important, significatif (relevant). La mobilité n’est certes pas étrangère à la revitalisation urbaine telle que la définit le Contrat de quartier, mais elle n’est pas non plus «!son dada!». Ainsi, la structure de pertinence contraignant les prises de parole et leurs objets ne dépend pas seulement d’une réduction du référentiel de la revitalisation urbaine aux quelques en-jeu présélectionnés par le Contrat de quartier, mais également de leur agencement entre eux et de l’orientation générale donnée à l’ensemble dans un certain scénario, dans un certain «!état du monde!» (Callon et alii, 2001). Pour utiliser à nouveau un vocabulaire goffmanien, le dispositif du Contrat de quartier se définit par la «!modalisation!» (keying), le «!cadre secondaire!» qu’il apporte au «!cadre primaire!» de l’action-publique-en-vue-de-la-revitalisation-urbaine. Il est nécessaire aux participants, pour engager une parole et des objets pertinents, de parler et d’agir à l’intérieur des limites de cette seconde strate de sens, à l’intérieur d’un cadre particularisé et non «!dans l’absolu!», c’est-à-dire au niveau du seul cadre primaire. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 323 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Comment les Contrats de quartier modalisent-ils la question de la revitalisation urbaine!? Principalement en privilégiant une définition de la ville comme juxtaposition de territoires (ou «!quartiers!») et ensemble d’espaces bâtis. A Bruxelles comme à Paris, mais inversement à ce qui se fait actuellement aux Etats-Unis, les politiques de la ville consistent à soigner les lieux avant les gens (Donzelot, 2003). Ainsi, pour chaque Contrat de quartier, plus de quatre-vingt-dix pourcents du budget –i.e. 9.000.000"– sera réservé à des projets de construction ou de rénovation d’immeubles, d’aménagement ou de requalification de lieux. Ce primat accordé à la ville-lieu se fait lui-même sur le mode de la création ou la rénovation d’immeubles de logement moyen ou assimilé au logement social, trois des cinq volets du programme et plus de la moitié de l’enveloppe budgétaire totale y étant consacrée. L’accent placé sur la création de logements décents et accessibles fait la singularité des Contrats de quartier et, à travers eux, de la politique urbaine bruxelloise. Il est alors intéressant de constater que ces enjeux centraux du Contrat de quartier formulés en termes de requalification de lieux –de logements en particulier– font porter leur ombre sur des enjeux plus périphériques, comme ceux ressortant au volet 5 du Contrat de quartier –ce volet dit de «!cohésion sociale!». La thématique de la cohésion sociale, bien qu’ouvrant en principe sur une large série d’initiatives et d’enjeux concernant la dimension non-bâtie de la ville, est, dans les Contrats de quartier, maintenue à l’intérieur d’un «!monde industriel!», et réinterprétée sur le mode du «!bâti!», de la «!construction!», des «!travaux!», etc. Ainsi, dans une large mesure, les projets de cohésion sociale possibles dans le volet 5 d’un Contrat de quartier sont pensés comme des initiatives destinées à accompagner les interventions structurelles sur le bâti et sur les espaces publics (volets 1 à 4). Une partie du budget de ce volet 5 sera par exemple consacrée à un «!travail d’information!» des habitants sur les opérations structurelles qui seront menées lors des quatre ans du Contrat de quartier et sur les possibilités de prime à la rénovation dont ils bénéficient pour cette durée. Par ailleurs, dans la concurrence que se livrent les associations locales pour bénéficier d’une part du budget «!cohésion sociale!» d’un Contrat de quartier, celles œuvrant à la réinsertion professionnelle et à la revitalisation socio-économique du quartier seront privilégiées (« ... au niveau du volet 5, le socio-professionnel représente un signal clair du Gouvernement régional...!»)11, par rapport à celles avançant des projets d’ordre culturel ou artistique. Dans la commune B, par exemple, une association est devenue, au fil des ans, un acteur incontournable!du «!volet social!» des Contrats de quartier. La structure JT (Jeunes au Travail), en organisant des «!ateliers de formation par le travail!» à travers lesquels des jeunes non qualifiés peuvent développer un savoir-faire comme paveur, aide-menuisier ou aide-jardinier, propose des initiatives particulièrement bien ajustées à ce qui peut être compris comme un projet de cohésion sociale important ou significatif dans un Contrat de quartier. 11 François Claessens, coordinateur général des Contrats de quartier dans la Commune B, C.d.Q. Lemont, février 2005. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 324 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Par-delà les contours de ce domaine du «!prioritaire!» apparaissent inévitablement des répertoires thématiques légitimes mais d’importance moindre, dans lesquels les participants citoyens ne pourront traiter qu’avec modération, avant qu’il ne leur soit reproché de « perdre un temps précieux à se focaliser sur des choses très secondaires!».12 5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité Si dans leurs prises de parole en public des participants doivent faire la différence entre thèmes importables et thèmes non importables, et entre thèmes simplement importables (en-jeu) et thèmes vraiment importants (enjeux), ils doivent également pouvoir apprécier la limite séparant ce qui est important de ce qui serait, pour ainsi dire, trop important et, du coup, irréaliste. Par exemple, il est régulièrement rappelé aux participants que, bien que la problématique du logement soit centrale dans le programme des Contrats de quartier, ceux-ci n’ont «!pas non plus pour vocation de régler une fois pour toute la question du logement en Région bruxelloise!». Les personnes en charge appellent alors souvent les participants à faire preuve de modestie dans leurs tentatives d’importation d’objets de discussion, ceux-ci devant se conformer à différents critères de faisabilité. Le référentiel se ferme ainsi à une série d’objets trop gros (e.g. une piscine, un hall omnisport...), irréalistes sur un plan budgétaire, sur un plan de réalisation technique ou sur un plan gestionnaire!; des objets qui se situent «!en dehors de l’échelle d’intervention d’un Contrat de quartier!» : EXTRAIT N°53 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: Donc, on table vraiment sur la proximité. Il est hors de question de faire financer, par exemple, au travers d’un Contrat de quartier, un gros équipement communal qui s’adresse à la totalité de la population communale ou une piscine, quelque chose comme ça. EXTRAIT N°54 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!: Une salle de fête, il faudra voir comment quantifier ce type de programme et voir où il peut rentrer. Si c’est pour faire une salle de fête de 50 m2 ou aussi grande que ceci, ce n’est bien entendu pas la même chose. Et les différents sites qu’on a, bon, ils ont une certaine dimension, mais ils ne peuvent pas tout digérer non plus. Si vous prenez, par exemple, dans le quartier du Rempart des Moines, le hall omnisports qui a été construit en complément des tours de logements sociaux, il est clair qu’un équipement pareil ne rentre dans aucun des sites tels que je vous les ai décrits jusqu’à présent. Donc, il faudra avoir une certaine modestie et voir un peu comment quantifier tout ça. 12 Anne Lessage, échevine de l’urbanisme, C.d.Q. Collège, Commune C, avril 2004. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 325 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses EXTRAIT N°55 – C.d.Q. Lemont, Commune B – mai 2005 CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme)!: Faire de ces jardins un parc public, ici, c'est hors de question. Il faudrait plutôt un parc avec des activités bien ciblées. FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Madame Janssens a posé les choses. Il faut donc quelque chose de semi-public. Quelqu'un a un commentaire sur la notion de semi-public? EXTRAIT N°56 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004 FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!: Oui c’est tentant, évidemment, mais enfin, ne rêvons quand même pas trop sur des équipements de cette taille... Surtout en intérieur d’îlot, c’est vraiment ingérable. De la même manière qu’une piscine ne rentre pas dans le budget du Contrat de quartier ou qu’un hall omnisport ne rentre pas, pour des questions de surface, dans les sites constructibles à la disposition du Contrat de quartier, certains objets auxquels il est fait référence se heurtent à la réalité institutionnelle de l’urbanisme bruxellois, ne rentrent pas dans son cadre réglementaire, vont par exemple à l’encontre du Plan Particulier d’Aménagement des Sols (PPAS), d’une règle concernant la liquidation des budgets pour chaque volet, etc.!: EXTRAIT N°57 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – septembre 2004 UN HABITANT!: En fait, cette opération supplémentaire, on pourrait très bien la faire passer dans le volet 2 du Contrat de quartier... FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général): Eh bien non justement, dans ce cas précis on ne peut pas. Les experts présents dans les réunions publiques se posent en garants de ces contraintes budgétaires, de faisabilité technique et correction réglementaire. Ils les font exister dans la discussion (1) à travers la présentation de leurs propositions sérieuses –préparées à l’avance «!en laboratoire!» et appuyées comme nous l’avons vu sur des exposés, des cartes, des tableaux de chiffres, des statistiques13– et (2) en assurant la disqualification des propositions fantaisistes avancées par d’autres. Leur absence des réunions publiques ont tantôt un effet libérateur sur la discussion et le travail de référenciation des participants, tantôt un effet paralysant. Dans le cadre de certains «!groupes de travail!» plus informels organisés en l’absence d’experts, les participants n’étant pas constamment rappelés à des exigences de faisabilité ont pu développer à l’occasion une «!discussion de fond!» de qualité, explorant une large gamme des options imaginables en termes d’espaces publics, de cohésion sociale... 13 Cfr. chapitre 4. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 326 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Mais dans d’autres cas, l’absence de personnes capables d’évaluer le poids financier et la faisabilité technique des objets importés dans la discussion a eu des effets inhibants!: il devenait impossible aux participants de comparer les objets, de les mettre en équivalence et d’établir des préférences. Dans ces conditions, mieux valait pour eux ne pas s’aventurer trop loin dans «!des discussions entre quidams!»14 sur des objets dont il n’était pas possible d’établir le réalisme. 5.2.2.4. Contrainte de localisation a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours Le référentiel de la concertation se trouve considérablement borné par une approche strictement localiste de la revitalisation urbaine. Des programmes comme les Contrats de quartier consistent en effet à «!refaire la ville sur place!», et «!morceau par morceau!» (Donzelot, 2003), en agissant sur de «!surfaces!» découpées dans le plus large espace urbain, des «!périmètres!» restreints et déterminés d’emblée sur base de critères statistiques concernant principalement la pauvre qualité de leur bâti et de leurs espaces publics. Cette contrainte géographique pèse elle aussi de manière importante sur la pertinence topique des énoncés, les participants ne pouvant en principe faire référence, dans les discussions publiques du Contrat de quartier, à des lieux, des d’objets ou des personnes situés au-delà des frontières de l’aire circonscrite, du «!quartier!» tel qu’initialement défini15. De très nombreux rappels à l’ordre au cours du processus de concertation prendront alors la forme typique suivante!: «!Attention, ce x dont vous voulez parler est situé hors périmètre!et n’a pas sa place dans la discussion que nous vous proposons ». b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion Le territoire à revitaliser, défini par ses contours, est également défini par certaines qualités propres qui contribuent elles aussi à un resserrement du référentiel de la discussion. Premièrement, le «!quartier!» en lui-même tend à afficher un certain nombre des objets appropriés à une discussion sur sa revitalisation. Certains objets et, à travers eux, certains problèmes, certains enjeux de revitalisation urbaine apparaîtront saillants, sauteront aux yeux. Ainsi, par exemple, la présence d’une dent 14 Charlotte Bridel, chef de projet (C.d.Q. Callas, Commune A, CLDI – mars 2005). Notons que cette contrainte du périmètre, souvent appliquée de manière très stricte, prête souvent à controverse et à critique, tant il est vrai que certains acteurs, certains événements ou certains espaces extérieurs au périmètre du Contrat de quartier auront dans de nombreux cas une influence indéniable sur le processus de revitalisation. La rigidité de cette contrainte peut être également soulevée ou regrettée par les professionnels de Contrats de quartier, qui sont souvent bien embarrassés de devoir la justifier, par exemple dans le court extrait suivant. Un citoyen!: «!Y a un côté de la rue des Poteaux qui n'est pas incluse, je ne comprends pas pourquoi!»!; le coordinateur!: «!Pour une raison très simple et qui va peut-être vous paraître débile: la rue des Poteaux ne fait pas partie de l’Espace de Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation!» (C.d.Q. Lemont, Commune B, CLDI mars 2005). 15 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 327 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses creuse16 dans une rue du quartier appelle un projet de construction à cet endroit-là. Une qualité négative, un stigmate de ce type constitue, dans le domaine de la revitalisation urbaine, l’équivalent de ce que J.J. Gibson a appelé «!affordance!» (1979) et qu’on a depuis traduit en français par «!prise!», par «!invite!», ou, de manière plus apte encore, par «!promission!». La présence d’une dent creuse constitue une «!promission!» pour la revitalisation urbaine dans le sens où elle permet de rebâtir sur place en même temps qu’elle y invite, qu’elle le promet en quelque sorte. EXTRAIT N°58 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) : Très bien. Deuxièmement, définir les priorités [...]. Bon, quand on oublie complètement le volet « population » et qu’on regarde strictement « les briques », on se rend compte qu’il y a des choses qui sont peut-être plus fragiles que d’autres et que c’est manifestement là que l’on doit agir... STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants) : Je vous dirais, ça saute aux yeux dans ce cas-là. JEAN-PIERRE FRUSQUET : Dans ce cas-là, oui. EXTRAIT N°59 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004 DIANE LANNERS (déléguée des habitants) : En tant que cycliste quotidienne, j’ai l’impression que vous avez un parti pris de départ qui est celui de privilégier la voiture. Revenue de manière récurrente dans votre discours, la question du stationnement [...] JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) : Bon, si j’ai insisté sur les problèmes de stationnement de voitures, c’est peut-être parce que c’est la chose la plus voyante. EXTRAIT N°60 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études) : C’est vrai qu’il semble clair en voyant la configuration, qu’il faut privilégier la liaison entre la rue Grise et l’avenue du Joyau, que c’est vraiment un élément important dans le quartier, dans la ville, une opportunité de le faire. Et donc, ça, il y aura... Enfin, ça semble logique d’avoir un ascenseur. EXTRAIT N°61 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) : : Un autre point, c’est le parc. Il est évident quand on se promène dans ces petites rues – et ceux qui ont fait la visite inaugurale, je crois que c’était au début mars, mars ou avril, étaient sensibles au fait que sur cette grande propriété, ces grands arbres qui surplombent le tout, c’est évidemment extrêmement tentant, et pourquoi ne pas essayer de trouver une formule qui permette de l’ouvrir, de l’ouvrir au public [...]. 16 Une dent creuse est un espace libre compris entre deux bâtiment susceptible de permettre la reconstitution du front bâti. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 328 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses D’autres objets ou problèmes n’ont pas ces qualités de saillance, de promission!; ils se confondent avec une série d’objets d’arrière-plan, et sont plus difficiles à ramener à l’avant-plan, à rendre présents au cœur des discussions publiques. Cette qualité de promission caractérisant certains des éléments d’un territoire est, en amont, pétrie d’une culture urbaine et d’une culture politique. Ainsi, à l’intérieur d’une politique urbaine bruxelloise imaginant la revitalisation comme processus d’égalisation du territoire urbain dans son ensemble (Donzelot, 2003), apparaîtra comme saillant dans un quartier un problème absent ou sous-représenté ailleurs. Le problème n’est donc pas saillant en soi, mais relativement à sa distribution sur le reste du territoire bruxellois. Ceci explique qu’un problème existant dans un quartier, mais rencontré ailleurs à Bruxelles dans des degrés d’intensité plus importants, appellera moins directement une intervention publique!: EXTRAIT N°62 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 04 JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) : En matière de circulation, déplacements, il y a une série d’aménagements ponctuels. Enfin, on ne va pas en proposer trop, dans la mesure où, d’une façon générale, dans le périmètre du Contrat de quartier, tout ce qui est rues et trottoirs, ce n’est pas l’état déplorable qu’on pouvait, qu’on peut encore retrouver dans certains quartiers d’autres communes bruxelloises. Donc, on peut s’en tirer jusqu’à un certain point [...]. Si l’on tient à représenter dans la discussion la question de la mobilité, ce sera plus facile si les trottoirs et les rues du quartier où l’on se trouve sont dans un «!état déplorable!». c) Les scènes de la revitalisation urbaine La «!contrainte de localisation!» agit sur le plan de l’espace urbain, mais également au niveau de l’espace institutionnel à l’intérieur duquel la personne s’exprime. Pour engager un acte de référenciation pertinent, tout locuteur doit en même temps engager sa reconnaissance du lieu, de la scène particulière où il a les pieds au moment de son énonciation. Le référentiel valant sur ces différentes scènes sera, selon le cas, plus ou moins resserré (tight) ou plus ou moins relâché (loose). Ainsi, on ne pourra pas importer la même diversité ni les mêmes types d’objets et de thèmes dans une séance du Collège communal, une réunion officielle de CLDI, dans une assemblée générale, dans un «!groupe de travail ‘logement’!» ou dans une «!séance de réflexion!» organisée par quelques associations locales –l’ensemble de ces scènes n’en traitant pas moins toutes de la revitalisation urbaine du quartier. Il est alors intéressant de pousser la porte de ces réunions organisées plus ou moins en marge de la procédure officielle, afin de constater ce qui peut s’y dire de la part de participants citoyens et de non spécialistes. Parmi ces scènes favorisant des prises de paroles enclines à «!représenter!», par lesquelles les participants peuvent rendre présents des objets, des enjeux qui comptent Répondre en citoyen ordinaire vol.2 329 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses pour eux, les unes seront plutôt propices à l’exploration collective des états du monde possible (forums, séances de réflexion, journées de participation...), d’autres seront plutôt propices à la problématisation collective d’un thème ciblé («!groupes de travail thématiques!»). Les premières, comme le montrent les extraits n°63 et n°64, peuvent inviter les participants à élargir leur champ de vision, leur «!regard!» sur les questions concernant la revitalisation urbaine du quartier. Les organisateurs revendiquent leur extraterritorialité!: l’accent est mis sur le statut «!autre!», «!décalé!», «!radicalement différent!», de ces réunions où, le temps de quelques heures, il est proposé aux participants de «!sortir du réglementaire!». Ici, ce sont des «!états du monde!» (Callon et al., 2001) alternatifs qui sont recherchés pour la revitalisation urbaine. Ceux-ci engagent des objets autres, difficilement importables dans les réunions publiques officielles du Contrat de quartier («!implications culturelles de la participation!», «!identité!», «!eau!», «!cosmos du quartier!», «!souk!» ...), mais laissent également imaginer, derrière ces objets, d’autres types de rapport au politique («!regarder!», «relier!», «!croiser!», «!autogérer!»...)17. EXTRAIT N°63 – C.d.Q. Callas, Commune A – Soirée d’information organisée par les associations locales – mars 2004 DENIS ELIAS (représentant d’une association active en matière de citoyenneté et multiculturalité)!: Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue à cette séance d'information sur le Contrat de quartier Callas. Après la présentation par les gens de la Commune, la soirée de ce soir est d'un autre ordre. Les associations qui l'organisent proposent une autre version de la participation par rapport à ce que la Commune fait, on propose de sortir du réglementaire et de prendre un moment pour regarder les Contrats de quartier. Quand on est en CLDI, [...] on ne touche pas aux implications culturelles de la participation et du Contrat de quartier. On veut ici apporter un regard extérieur et on propose pour cela quelque chose d'un peu décalé. EXTRAIT N°64 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion des associations du quartier en vue de préparer la prochaine CLDI – mai 2004 DENIS ELIAS!( représentant d’une association active en matière de citoyenneté et multiculturalité)!: La perspective ici est différente. Il faut voir le quartier dans son ensemble. Comprendre ce qui en fait son identité forte. A partir de là, il faut travailler la cohésion sociale en dépassant les particularismes. Quelques éléments de constat: Il y a un vallon. Comment valoriser cet aspect-là? L'eau est importante. Voir comment relier l'eau au cosmos du quartier. Relier nos propositions et faire quelque chose de radicalement différent à ce qui existe. Ensuite, la dimension géographique liée à l'urbanité. Il y a une forte diversité culturelle et quelque chose qui se joue de manière intéressante. Point de vue citoyenneté, il y a une belle énergie. Il faudrait renforcer cela. Il y a une dynamique à valoriser. Au niveau des espaces publics, la rue Callas pourrait être un lieu structurant pour le quartier. C'est un espace à travailler. Y a l'idée du souk qui a été proposée. Nous on s'est dit: il y a l'eau, il y a cet axe. Il faudrait un projet spécifique pour cette rue Callas. Imaginer des parcours pour croiser 17 Comme le disent bien Callon, Lascoumes et Barthe, «!en choisissant un état du monde possible, on choisit non seulement les entités avec lesquelles on décide de vivre, mais également le type d’histoire qu’on est prêt à partager avec elles!» (Callon et alii, 2001). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 330 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses cet axe avec des signaux: les bancs. Des signaux pour relier les quartiers entre eux. Au niveau socioculturel, travailler sur un lieu spécifique, mais différemment. On pourrait imaginer qu'il soit autogéré bénévolement. A la différence de ces scènes de réflexion globale et d’exploration des possibles, les «!groupes de travail!» resserrent leur référentiel sur une thématique ciblée (logement, mobilité, espaces publics, communication, cohésion sociale...), un espace (une rue, une place...) ou un équipement déterminé. Ils n’en laissent pas moins la possibilité de «!toucher aux choses!». Les groupes de travail thématiques sont des scènes où le débat contradictoire peut avoir lieu, où, plus facilement qu’en CLDI, il est possible aux participants de contribuer à une problématisation de la question du logement, des espaces publics, de la cohésion sociale.... Organisés par le personnel communal et l’un ou l’autre expert d’un bureau d’études, mais généralement en l’absence d’élus, ces groupes de travail se centrent sur la possibilité d’un «!apport des citoyens!». Ils sont les lieux où des voix profanes d’ordre propositionnel peuvent le plus facilement être entendues et se mettre à l’épreuve, ce qui explique leur popularité relative auprès d’habitants qui les préfèrent souvent aux CLDI. Cependant, l’influence de ces problématisations d’arrière-scène sur le processus officiel de concertation et de composition du dossier de base d’un Contrat de quartier reste opaque, difficilement traçable et probablement assez faible. L’ouverture d’espaces plus relâchés, faisant peser de moindres contraintes sur les actes de référenciation des participations, des espaces où il est possible et pertinent d’ «!importer des objets!» et de «!toucher aux choses!» en profane, demande de la part de leur organisateurs des intentions et des moyens de relais, de mise en circulation de ces objets importés et de ces choses modelées vers la concertation officielle, d’avant-scène. Ces intentions ou ces moyens ont le plus souvent manqué dans les Contrats de quartier que nous avons suivis, laissant l’impression aux participants citoyens que ces espaces de «!travail!» ouverts en marge étaient davantage des espaces de «!jeu!», des manières commodes de «!calmer le jobard!» (Goffman, 1989b). 5.2.2.5. Contrainte de temps Le Contrat de quartier est un programme quadriennal dont les contenus, doivent être connus «!dans leurs grandes lignes!» après la première année de concertation, c’est-àdire suite à un nombre limité de réunions avec les différents acteurs du quartier (une dizaine de réunions publiques par an et par Contrat de quartier en moyenne). Cette contrainte temporelle vient elle aussi limiter le travail collectif d’ «!exploration des mondes possibles!», en déterminant la durée et le rythme de la collaboration au sein du Contrat de quartier, et en disqualifiant notamment les propositions qui engageraient des temps d’analyse et/ou de réalisation trop longs. Au-delà de considérations sur la durée nécessaire à la manipulation et au traitement d’un objet donné, il s’agit également de décider si le moment présent est approprié à Répondre en citoyen ordinaire vol.2 331 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses son importation dans la discussion. Est-ce le bon moment de rendre présent ceci ou cela –voire, est-ce le bon moment de «!parler des choses!», tout court!? On remarque ici que, très régulièrement, l’invitation faite par un participant citoyen d’aborder tel ou tel thème ou d’examiner tel ou tel objet tombe au mauvais moment!: tantôt trop tôt, tantôt trop tard dans le processus. Les deux extraits suivants, reprenant des échanges ayant eu lieu l’un au début, l’autre à la fin du processus de concertation du Contrat de quartier Callas, nous montrent clairement ces deux cas de figure. EXTRAIT N°65 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!: Est-ce qu’on peut faire l’état des lieux un peu, maintenant!? Est-ce qu’on peut parler des choses ou pas!? Ou on est seulement là pour les informations!? JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Mais... je dirais que, aujourd’hui, c’est une prise de contact, parce que ce qui sera intéressant à un moment donné.... C’est le bureau d’étude qui doit être associé, puisque c’est lui qui va avoir.... La première mission, c’est de faire l’état des lieux. Alors, on peut toujours faire un débat comme ça, mais c’est un débat qu’il faudra recommencer avec les personnes concernées du bureau d’étude. Donc, je pense que c’est mieux de procéder dans une démarche plus cohérente. Aujourd’hui, c’est essayer d’informer tout un chacun de la portée d’un Contrat de quartier et de ce qu’on peut attendre de ce contrat, et permettre évidemment à chacun de s’inscrire dans le processus de participation, qui est un processus évidemment à long terme. EXTRAIT N°66 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 CHARLOTTE BRIDEL!(chef de projet): Voilà, je vais peut-être laisser la parole à Monsieur le Bourgmestre pour qu’il vous explique le passage du dossier au Collège communal. JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Mais... comme vous le savez, nous sommes tenus dans le respect d’un calendrier qui est particulièrement serré. C’est comme ça, ça fait partie des règles du jeu qui nous ont été imposées. Madame Bridel m’a fait part des différentes remarques qui ont été émises, des suggestions, des commentaires, dont certains sont, bien entendu, très intéressants et très pertinents. Mais nous nous trouvons dans une situation telle que nous ne pouvons pas entrer dans une procédure de modification aujourd’hui, pour les raisons bien simples que je vous expose, le calendrier... si on commence à bouger à quelque chose, à l’édifice du dossier de base, nous prendrions le risque qu’il ne soit pas adopté dans les temps au niveau du Conseil Communal, ce qui mettrait tout par terre. Par contre, je dirais que, une fois que le dossier de base a été adopté, que la Région a donné son «!imprimatur!», nous avons tout le temps qui suit pour remettre à plat les différentes considérations, affiner, peaufiner les projets, et apporter les modifications éventuelles que nous estimerions devoir apporter ensemble [...]. ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!: Il y a un certain nombre de points qui ont été contestés en commission de concertation. Et, sur ces points-là, je pense que l’ensemble des personnes qui ont assisté à cette commission de concertation étaient d’accord qu’il fallait les modifier au programme puisqu’ils avaient été ajoutés après la concertation qui avait eu lieu en assemblée générale et en CLDI. JACKY DECAUX!: Mais je crois que vous ne m’avez pas entendu. J’ai dit que je ne voulais pas qu’on modifie avant le Conseil Communal parce qu’on entre dans une démarche qui risque Répondre en citoyen ordinaire vol.2 332 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses de faire capoter l’ensemble du dossier. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas modifier après, puisque nous avons quatre ans pour réaliser... Tantôt l’on dit une proposition non pertinente parce que prématurée!: il n’est pas encore temps, dans le processus de concertation, de «!parler des choses!». Tantôt, le processus de concertation est trop avancé dans son déroulement et l’on ne dispose plus du temps nécessaire pour traiter de cette question, pour «!commencer à bouger à quelque chose!». Peut-être peut-on aller plus loin dans l’examen de ces extraits et en apprendre davantage sur cette contrainte temporelle. Premièrement, on peut ajouter que ce qui est prématuré ou ce qui est trop tardif est plutôt ce qui apparaît prématuré ou ce qui apparaît trop tardif. Contrairement à la contrainte géographique évoquée à l’instant, qui se pose de matière plus ou moins absolue (l’objet x est soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du périmètre défini), la contrainte temporelle qui détermine la pertinence ou la non pertinence d’une proposition est constituée à travers le jugement d’une personne en charge, ici le bourgmestre. Dans le premier cas, le bourgmestre ne juge pas «!cohérent!» de commencer à «!parler des choses!», à «!faire un débat, comme ça!» avant l’arrivée du bureau d’études!; dans le second, il juge «!risqué!» de «!commencer à bouger!» au dossier déjà constitué. Dans les deux cas, le fait que la contrainte s’appuie sur l’évaluation ou le jugement d’une des parties plutôt que sur un critère objectif comme le périmètre rend le rappel à l’ordre plus embarrassant. A l’écoute de l’enregistrement de ces deux extraits, on retrouve bien un indice prosodique de cet embarras dans la façon dont le bourgmestre préface ses répliques en marquant des temps d’hésitation inhabituels («!Mais... je dirais que...!» et «!Mais... comme vous le savez...!»). C’est que ce jugement, contrairement à une sentence appuyée sur la donnée du périmètre dans le cas de la contrainte géographique, offre plus facilement prise à une éventuelle contestation, à une possible contre-argumentation. Dans le premier cas, des participants peuvent rétorquer que la CLDI ne perd rien à prendre un peu d’avance et à débroussailler certains des enjeux du Contrat de quartier avant l’arrivée du bureau d’études. Dans le second, des participants peuvent proposer à la CLDI de se mettre sérieusement au travail, de se dépêcher d’apporter les nécessaires «!modifications au dossier!» et de remettre celui-ci dans les temps à la Région. Le fait que ce jugement et la contrainte qu’il pose ne soient pas «!sans appel!» invite le bourgmestre à différer les propositions faites de «!toucher aux choses!» plutôt qu’à les annuler purement et simplement. La contrainte posée est d’autant plus incontestée qu’elle parvient à maintenir chez les participants l’espoir de pouvoir «!toucher aux choses!» une prochaine fois. Le bourgmestre pratique alors un découpage, un parenthésage du temps de la concertation, crée une distinction entre un «!mauvais Répondre en citoyen ordinaire vol.2 333 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses moment présent!» et un «!bon moment à venir!»18. Dans le premier extrait, il pose le moment présent comme une «!prise de contact!», un moment au stade duquel on n’a pas encore véritablement basculé dans le processus de concertation à proprement parler, tout en laissant imaginer la perspective confortable d’un «!processus à long terme!» où il sera possible de se concerter longuement. Dans le second extrait, de manière plus étonnante, il parvient à transformer ce qu’il a d’abord présenté comme un «!mauvais-moment-parce-que-trop-tard!» en un «!mauvais-moment-parce-quetrop-tôt!»!: suite à ce que tout le monde voit comme la fin du processus de concertation, ponctué par l’urgente remise du rapport à la Région, il sera selon lui encore temps de discuter de modifications19. On peut retenir de cela qu’un aspect non négligeable de l’autorité des personnes en charge du Contrat de quartier se manifeste dans leur rapport privilégié au temps de la concertation, dans le bénéfice du doute qui leur est accordé quand ils disent que «!ce qui a commencé n’a pas encore commencé!» ou que «!ce qui est terminé n’est pas encore terminé!». 5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse La contrainte de temps placée sur les actes de référenciation peut se manifester sous une forme sensiblement différente, pour laquelle nous ouvrons un nouveau point, que nous appelons «!contrainte de mentionnabilité et de réponse!». Dire «!on ne parle pas de x parce qu’on n’a plus le temps!» ne revient pas à dire «!on ne parle pas de x parce qu’on a déjà dit qu’on n’en parlait plus!». En ce sens, dans l’extrait n°66, il est différent pour une personne de proposer de «!toucher aux choses!» avant ou après que le bourgmestre ait précisé que «!toucher aux choses!» était inenvisageable. La non pertinence ne sera pas du même ordre. Quelqu’un qui aurait proposé de «!toucher aux choses!» avant la remarque du bourgmestre aurait simplement montré qu’il ne maîtrisait pas les implications pratiques des délais serrés imposés par la Région. Quelqu’un qui, comme l’habitante dans cet extrait, propose de toucher aux choses après la remarque du bourgmestre montre en plus qu’elle n’a pas pris note ou qu’elle n’a pas pris acte de l’explicitation de cette contrainte par le bourgmestre («!Mais je crois que vous ne m’avez pas entendu. J’ai dit que...!»). Elle manifeste –au-delà d’une non pertinence– une impertinence en montrant que le tour de conversation précédent, lors duquel la contrainte fut explicitée, n’a pas compté pour elle. 18 Nous sommes ici en plein dans ce que le sociologue israélien Iddo Tovary, en étudiant la pratique du flirt amoureux, a appelé des «!interactions en suspens!»!: des interactions vécues dans des temporalités liminales, tout orientées vers le futur, et dans lesquelles les partenaires se délectent d’entrevoir une possible transformation des rôles (Tavory, 2009). 19 «!Par contre, je dirais que, une fois que le dossier de base a été adopté, que la Région a donné son imprimatur, nous avons tout le temps qui suit pour remettre à plat les différentes considérations, affiner, peaufiner les projets, et apporter les modifications éventuelles...!» Répondre en citoyen ordinaire vol.2 334 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses A l’échelle du processus de concertation dans son ensemble, cette nouvelle contrainte se manifeste ainsi chaque fois qu’il faut rappeler à quelqu’un des consignes de restriction du référentiel ayant été précisées précédemment!; ces consignes pouvant concerner les différents niveaux de contrainte exposés dans cette section!: la contrainte de publicité, la contrainte programmatique, la contrainte de faisabilité, la contrainte de localisation et la contrainte de temps. Elle prend alors la forme typique suivante!: On vous a déjà dit que l’objet auquel vous faites référence était hors-jeu, hors-dequestion, hors-programme, hors-de-prix, hors-norme, hors-périmètre, hors-délais... n’y revenons plus et passons à autre chose!! Les personnes en charge du Contrat de quartier peuvent donc chercher à soustraire définitivement au référentiel de la discussion certains objets jugés inappropriés, et à annuler leur mentionnabilité. Mais elles peuvent également, par leur travail d’introduction, de programmation et d’exposé en première partie de réunion20, accroître la mentionnabilité d’autres objets et rendre leur usage évident. L’introduction de l’élu, la présentation de l’ordre du jour par le chef de projet et l’exposé de l’expert sont des pratiques de cadrage et de «!topicalisation!» de la discussion publique qui suivra. Pendant des dizaines de minutes ou davantage, ces acteurs collaborent à poser et à assembler la masse d’objets dont leurs partenaires citoyens et associatifs devront faire usage, d’une manière ou d’une autre, lors de la discussion publique. Nous l’avons dit, la caractéristique formelle principale de la parole des citoyens et des profanes dans ces assemblées est d’être une réponse –au sens de response, pas de answer. Ces participants citoyens et profanes, lorsque leur tour de parole arrive, ne doivent donc pas tant montrer une «!faculté de commencer!» un débat sur la revitalisation urbaine qu’une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999)21, à adresser et à honorer l’édifice discursif bâti en première partie de réunion22. Ainsi, leurs propres actes de référenciation devront pointer vers ces objets déposés précédemment par d’autres et qu’ils ne peuvent ignorer. Ils devront «!re-prendre!» ces 20 Cfr. chapitre 4. «!Faculté de commencer et disposition à répondre apparaissent comme deux accentuations possibles des investissements pragmatiques dans les interactions. La première accuse le rapport à soi et à ses actes du locuteur, au risque d’une sous-estimation de l’obligation correspondante d’en répondre. La deuxième intensifie le rapport de l’acteur à son interlocuteur, tendanciellement d’ailleurs, en présupposant moins, chez celui-ci, une responsabilité comme faculté de commencer, c’est-à-dire comme autonomie, que plutôt une vulnérabilité!» (Genard, 1999, p.201). 22 Ce postulat, posé dès l’introduction de ce travail, m’a déjà amené à adresser une critique au délibérativisme républicain de J. Habermas et à la sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot (1991), ces deux approches partageant ce que je propose d’appeler une «!hypothèse de simultanéité des arguments!». Quand ces approches s’intéressent à l’ «!argument meilleur!», pour l’une, à la «!grandeur!» pour l’autre, elles le font en considérant les propositions à plat, sans distinguer l’offre et la réponse, comme si celle qui avait été formulée d’abord et celle qui venait ensuite étaient de même nature, comme si ce qui avait été posé en premier par une partie des participants n’avait pas écrit une histoire dans laquelle l’ensemble des participants ont à évoluer par la suite. 21 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 335 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses objets, les «!re-présenter!» à travers des demandes de précision, des questions, des commentaires, des critiques.23 Quoi qu’il en soit, cette contrainte de mentionnabilité et de réponse, par la mise à l’avant-plan de certains objets qui ne peuvent pas ne pas être abordés, borne à nouveau le travail d’exploration des mondes possibles, limite un peu plus l’importation de nouvelles références dans la discussion. Elle fonctionne à la manière de la contrainte programmatique étudiée plus haut et se surajoute à celle-ci!: elle est un programme dans un programme. Tout comme le dispositif Contrat de quartier a son programme et ses thèmes importables, une réunion, ou une certaine conversation dans cette réunion, a son programme et ses «!mentionnables!» (Schegloff & Sacks, 1973)24. Ne pas réaliser le juste mapping de ces mentionnables quand on engage la parole, changer brusquement de sujet, parler hors-propos, répondre «!à côté de la plaque!», c’est transgresser le programme de la conversation en cours, rompre le cadre et s’exposer à des sanctions diffuses ou explicites!: EXTRAIT N°67 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2005. CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [S’exprime sur l’absence remarquée d’un participant citoyen!:] Il était venu à une ou deux assemblées générales, etc. En fait, il a été invité par un membre de la CLDI. Et, avec l’esprit d’ouverture qu’on s’était donné, j’ai dit : OK, vous assistez, vous avez été invité. Par rapport justement à ses réactions très vives et très, peut-être… enfin trop vives et un peu à côté de la plaque, je lui ai donc envoyé une lettre en lui demandant, s’il voulait continuer à venir aux CLDI, à quoi il m’a répondu qu’il allait réfléchir. Donc, depuis, je n’ai plus de nouvelles.!» Pour se maintenir comme partenaire compétent, crédible, audible dans l’espace de discussion, un participant devra juger correctement quels objets sont «!dedans!» et quels objets sont «!dehors!» à un moment m atteint dans le développement de la conversation, de la réunion, et, au-delà, du processus de concertation dans son ensemble. 5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu L’observation des réunions publiques et le suivi sur plusieurs mois de différents processus de concertation nous permettent d’apprécier l’ampleur et la variété des contraintes pesant sur les tentatives de référenciation des participants citoyens et profanes. Pris dans les faisceaux de ces multiples contraintes, ils auront finalement peu l’occasion de faire connaître leurs «!idées!», de faire bénéficier élus et experts de leur «!connaissance du quartier!». Si leurs prises de parole ne font pas naître 23 Nous étudierons les formes et enjeux de la «!re-présentation» par des profanes (distinguées des tentatives de «!représentation!») dans le chapitre 6. 24 E. Schegloff et H. Sacks appellent mentionables simplement «!ce dont on parle effectivement dans une conversation!» (1973, p.300). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 336 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses l’urbanisme collaboratif appelé par certains, elles ne s’inscrivent pas non plus, à proprement parler, dans un «!débat contradictoire!», théâtre d’incessantes «!joutes verbales!», d’!«!affrontements de convictions!», de «!querelles sur les valeurs!». Si le caractère agonistique de ces rencontres est parfois bien réel, il serait pourtant incorrect d’y voir des «!guerres d’idées!», pour la bonne raison que, du côté des participants citoyens et profanes, les «!idées!» peinent à être importées, à jaillir et à peser dans la discussion. Bon nombre d’entre elles, irrecevables, restent coincées à la douane. Comment parler, par exemple, d’ «!un conflit sur les manières de (se) représenter la ville!», quand, depuis notre poste d’ethnographe de la communication, nous ne pouvons témoigner du déploiement discursif de telles représentations25!? (Berger et al., 2009)!: Presque toujours [...], les énoncés des participants se présentent sous une forme brute, dense, non déployée [...]. De sorte que ce n’est qu’au prix d’un travail d’abstraction considérable –et donc d’un arrachement des significations des énoncés aux conditions pratiques de leur fabrication– qu’il nous est permis, à nous analystes, de dégager les «!discours!», «!croyances!», «!représentations!», «!stratégies!», «!registres!» d’arrière-plan, supposés soustendre les contenus des échanges. Or il ne peut s’agir que d’un travail de traduction hasardeux, par le biais duquel nous tirons des propos bruts vers des formes épurées de représentation du bien commun. Ces épistémologies [discursives] trouvent là leur limite, dans la mesure où les participants à ces réunions ne se prêtent pas eux-mêmes à un travail réflexif consistant à préciser leur position, à se référer explicitement à des formes de bien commun, à épurer un argument, à affirmer clairement «!ce qui importe!». [...] Peut-être, cependant, ces approches ont-elles le mérite de mettre en lumière, comme en négatif, ce qui précisément ne se joue pas [dans ces assemblées]. La manifestation agonistique du pluralisme, du rapport différencié que les différents participants entretiennent avec les «!questions de fond!» de la revitalisation urbaine, ne peut être assimilée dans ces réunions à un «!débat d’idées!», et cela pour au moins deux raisons!: premièrement parce que si des enjeux de fond affleurent, c’est le plus souvent sous une forme par trop esquissée (5.2.3.1.)!; deuxièmement parce que ces propositions embryonnaires manquent à s’adresser l’une l’autre, à se confronter et à se mettre à l’épreuve mutuellement (5.2.3.2.). 25 On peut difficilement parler de «!représentation!» qui ne soit déployée discursivement, qui ne parviennent à «!rendre présent!» à autrui, à moins de ne conserver que la version strictement mentale du terme, ce qui nous éloignerait de notre souci pour le politique et les relations en public. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 337 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis Nous avons vu qu’un travail collectif d’exploration ou de problématisation pouvait avoir lieu, ça et là, sur les quelques scènes les plus reculées et les plus périphériques de l’archipel de rencontres formant l’ «!arène publique!» d’un Contrat de quartier (Cefaï, 2002). Prenons ici l’exemple des différentes réunions entre associations et citoyens à Callas, tenues en vue de préparer leurs propositions de projets concernant la cohésion sociale dans le quartier, des propositions qu’ils feront ensuite valoir en CLDI. Ces réunions informelles et additionnelles –c’est-à-dire se rajoutant aux réunions prévues dans le cadre de la procédure officielle– donnent bien lieu à des formes de débat d’idées et, à travers elles, à un processus de formation collective des volontés quant aux enjeux de revitalisation urbaine à mettre en avant et à défendre dans le Contrat de quartier. Citoyens et membres d’associations locales y avancent leurs «!idées pour le quartier!», au rythme d’un tour de table. Une fois ces idées formulées, certaines sont écartées, d’autres sont envisagées sous différents angles, critiquées, améliorées, étoffées par un effort d’argumentation de la personne qui les apporte. Ces tentatives de «!faire sens!» collectivement autour de la revitalisation du quartier permettent de nouveaux rapprochements et de nouvelles associations entre participants («!Je suis sensible à ce que Denis a dit concernant le projet d’un centre de prêt d’équipement... Je suis prêt à donner un coup de main sur les plans plus techniques si ça peut t’être utile, Denis!») et entre idées («!Pour moi, le projet de centre de prêt et l’idée de la maison de quartier, ça pourrait très bien devenir un seul et même projet!»). S’il peut émerger de ce maillage quelque chose qui aurait l’ampleur, la consistance, l’unité d’un projet pour le quartier26, le fragile édifice symbolique en résultant s’exporte mal sur les scènes plus officielles du Contrat de quartier. En réalité, une telle intégration reste immanente à ces moments de réflexion et d’exploration collectives, à l’atmosphère de démocratie qu’ils secrètent. Elle survit difficilement à la levée de la séance. Une fois la réunion close, chaque participant citoyen ou associatif rentre chez lui et (re)travaille, dans son coin et par écrit, une proposition de projet à soumettre aux personnes en charge du Contrat de quartier. C’est bien là ce qui est leur demandé!: introduire, en réponse à un appel à projets, une série de propositions écrites, chacune de ces propositions devant être avancée par une association ou un groupe de citoyens distinct. Le Contrat de quartier ne prévoit pas que ces propositions individuelles se combinent, se complètent en une seule et même stratégie concertée de revitalisation sociale pour le quartier. En fin de compte, et en dépit des efforts dialogiques d’intégration discursive fournis en arrière-scène, les organisateurs du Contrat de quartier ne retiendront de la contribution des citoyens et associations locales à l’élaboration du «!volet social!» qu’une pile de dossiers de projets. Sur la base de cette pile de dossiers, le chef de 26 «!Il y a les projets avec ‘s’ [...], et puis il y a LE projet, le projet du quartier!». (Denis Elias, représentant d’une association locale - C.d.Q. Callas, Commune A - janvier 2005). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 338 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses projet, les élus et les experts urbanistes établiront –eux aussi dans leur coin, sur une scène non publique– une sélection, une liste. Telle proposition leur semble importable et importante, réaliste à différents égards!; telle autre, non. Suite à l’analyse en chambre des différents dossiers de projets, l’équipe de coordination pourra proposer ses propres distinctions et regroupements, réunissant par paquets les propositions partageant un air de famille ou s’articulant autour d’un même thème (logement, socio-culturel, économie sociale...). C’est coincés dans cette grille et à travers la lecture qu’en donne l’expert urbaniste que les enjeux de revitalisation urbaine brassés par les participants et les membres d’associations referont surface dans l’espace public officiel de la CLDI. Dans ces conditions, les enjeux repris dans chacune des propositions ne sont pas seulement arrachés aux conditions dialogiques de leur formulation, au travail collectif d’exploration et de problématisation mené lors des réunions informelles, ils sont, en outre, amputés de la majeure partie de leur contenu, de leur argument. «!Passés en revue!», «!énumérés!», ils sont publiés sous leur forme la plus abrégée!: à peine esquissés, voire carrément ramassés sur le seul intitulé du projet. EXTRAIT N°68 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études)!: Voilà, maintenant nous allons passer enfin au volet social [...]. Avant de passer en revue tous les projets qui nous ont été envoyés [...], je vais peut-être d’abord expliquer que tous les projets qui seront énumérés ne rentrent pas tout à fait dans le cadre du Contrat de quartier. Il y a parfois des projets qui sont également assez difficiles à mettre en œuvre, donc sur lesquels il faudra retravailler. Il y a aussi des projets qui pourront trouver d’autres sources de financement plus adéquates [...]. Donc, il y a l’association représentée par Nathalie Hennion qui a déposé un projet très important concernant la sensibilisation à la rénovation, l’accompagnement des habitants et des propriétaires, la collaboration avec l’Agence Immobilière Sociale, la sensibilisation au petit patrimoine et un projet de «!santé et logement!» [...]. L’association Citoyens en Marche a également proposé l’idée d’un centre de promotion de la rénovation et un magasin de prêts. C’est un projet qui doit encore être travaillé. La Mission Locale a proposé un projet d’insertion sur la rénovation de façades, également dans la continuité de ce qui s’est fait dans un Contrat de quartier voisin. L’association Proposition 47 a présenté un projet de formation d’agents de maintenance qui réaliseraient donc des petits travaux de rénovation intérieure. Il s’agit, dans le cadre de Proposition 47, également d’un projet d’insertion socioprofessionnelle. Le Comité Houblon a également émis des idées concernant la rénovation, notamment la création d’une union des locataires, la création d’un label «!Logement équitable!» et l’idée d’une rénovation groupée de façades sur la rue du Houblon [...]. Un projet a été déposé par l’association Citoyens en Marche et l’association Le Journal des Gens, qui concerne un journal de quartier qui permettrait de donner vraiment la parole aux habitants, à tous les habitants du quartier. Le Comité Houblon a proposé également «!un petit cinéma Callas!» qui serait un espace où on pourrait se réunir autour de films éventuellement sur le quartier. Il y a également l’idée d’un site Internet pour le quartier qui est proposée... dont nous avons discuté, auteur de projet et chef de projet – et il faut voir encore la manière dont on peut porter ce type d’intervention. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 339 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Il y a l’idée d’une maison de quartier qui a déjà été évoquée un peu plus haut dans la présentation de Jean-Pierre Frusquet et qui, donc, a été formulée de manière plus précise par d’autres associations. C’est vrai que la difficulté de la maison de quartier est de savoir où elle peut effectivement s’implanter. Le Comité Houblon propose un projet «!Demain, je vote!» qui consisterait en l’accompagnement des non-européens dans leurs démarches pour obtenir le droit de vote. Ceci est, par exemple, peut-être l’exemple d’un projet qui pourrait trouver des financements en dehors du cadre des Contrats de quartier [...]. Le Comité Houblon a présenté toute une série de projets et de réflexions globales sur le quartier. On peut citer notamment!: le stationnement, le problème des livraisons dans le périmètre, l’expérimentation du Plan Communal de Mobilité. Ce sont toutes des thématiques auxquelles on va devoir bien évidemment réfléchir. Maintenant, il faut voir sous quelle forme cela peut devenir un projet du volet 5. Il y a un groupe de 8 familles qui sont actives dans l’îlot Joséphine/Kriek/Mandarine, donc l’îlot derrière l’Espace Callas, qui a déjà initié depuis quelques temps un projet convivial dans leur morceau de quartier et qui rentre une continuation de ce projet-là qui s’appelle «!Un village à Callas!». L’association Citoyens en Marche propose également un projet «!Traversées bleues!» qui serait la création de parcours perpendiculaires à la rue Callas, qui seraient en relation avec la question de l’eau et avec vraiment l’idée de travailler l’identité du bassin versant de la vallée [...]. Les séances d’exploration et de problématisation entre associations et habitants, les groupes de travail organisés en marge de la procédure officielle du Contrat de quartier apparaissent ainsi comme les répétitions générales d’un grand débat qui n’aura pas lieu. Si les discussions menées sur l’arrière-scène permettaient d’édifier un discours collectif sur le quartier, de déployer des propositions se mettant à l’épreuve les unes les autres ou convergeant les unes vers les autres («!LE projet du quartier!»), leur reformulation en CLDI sous le régime de la liste les désintrique et les réaligne. Mises à plat, elles sont désormais présentées comme vaguement compossibles. En masquant les points de tension entre les différentes «!idées!» et en privant chacune de son contenu le plus spécifique, la lecture de la liste n’offre, de plus, que peu de prises à l’examen des propositions et tend à désamorcer tout débat public à leur sujet. C’est ce que se permet de remarquer une participante citoyenne!: EXTRAIT N°69 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 ANNICK MAES (déléguée des habitants)!: Moi, je voulais simplement ajouter que c’est vrai que ce n’est pas évident de se prononcer sur des projets dont on a eu qu’un simple résumé. Moi, je n’ai pas le contenu, je ne suis pas du milieu associatif, donc, je n’ai pas participé à toutes les réunions, j’ai fait ce que j’ai pu, mais je n’ai pas le contenu. Et c’est vrai qu’il y a des projets –parce que j’ai eu la grille, j’étais là à la réunion commune de tous les projets– que je trouvais très intéressants issus des habitants. Et quand on voit au total ce qui est retenu, certains projets ne s’y retrouvent pas. Donc, j’ai difficile à me prononcer sur des projets dont je n’ai eu que quelques extraits aujourd’hui et à la réunion du mois de mai. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 340 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités Nous avons vu dans le point précédent que quand les enjeux de revitalisation urbaine –ces objets que les participants cherchent à importer et à faire importer– affleurent sur la scène officielle du Contrat de quartier, c’est à la fois «!isolés!» (arrachés au maillage discursif de la réflexion collective, désintriqués de leur rapport à des enjeux concurrents ou congruents,) et «!affadis!» (réduits à leur résumé ou à leur intitulé). Il s’agit là d’une première façon de qualifier le pluralisme bénin qui s’exprime en CLDI. Afin de renforcer le constat voulant que les échanges observables se maintiennent en deçà du débat d’idées, il me faut encore dire quelques mots de la façon dont, dans ces conversations en assemblée, des références à la «!ville bonne!» a priori concurrentes, une fois esquissées, ont tendance à s’ignorer ou à se mépriser, plutôt qu’à se tester mutuellement. Souvent, les débuts de proposition avancés par les participants citoyens et profanes, et les enjeux de revitalisation urbaine qu’ils semblent signaler, sont en effet simplement dits et entendus. Tout se passe comme s’ils n’agissaient pas sur la discussion au sens où la speech act theory austinienne entend les «!actes de parole!»!; comme si, au-delà de leur simple dimension locutoire, ils ne faisaient peser aucune «!force illocutoire!» et n’avaient aucun «!effet perlocutoire!» sur les engagements qui leur succèdent (Austin, 1962!; Searle, 1969). A l’examen du corpus de transcription des réunions publiques, on trouve ainsi d’innombrables exemples de «!tours pour rien!»!: des propositions ou des idées qui, après avoir été dites par l’un et entendues par tous les autres, après avoir résonné un instant dans les oreilles des coparticipants, s’évanouissent dans l’oubli, comme balayées par les tours de parole suivants. Ces nouveaux tours de parole pourront éventuellement eux aussi faire figure de «!tours pour rien!», dans quel cas on retrouve des séquences conversationnelles entières au cours desquelles les représentations d’objets prolifèrent en s’ignorant les unes les autres. C’est notamment en ce sens que les participants des Contrats de quartier parlent volontiers, tantôt d’un «!dialogue de sourds!», tantôt d’une «!politique du ‘cause toujours!!’». La notion de «!tour pour rien!» est peut-être trop radicale. En effet, les objets représentés dans des engagements de parole ayant toutes les apparences de «!tours pour rien!», en ce qu’ils n’influencent aucunement le contenu et la forme des tours conversationnels qui leur succèdent directement, peuvent être mémorisés, enregistrés et réutilisés plus tard dans la conversation, voire lors d’une prochaine réunion (les participants s’appuyant ici éventuellement sur des traces écrites, un procès-verbal ou leurs notes personnelles). Nous développerons tout cela d’une manière plus spécifique et exemplifiée dans un point du chapitre 6 consacré au rôle de la mémoire dans l’émergence d’une compétence profane en CLDI. Disons simplement pour le moment que bon nombre de prises de paroles citoyennes et profanes n’ «!agissent!» Répondre en citoyen ordinaire vol.2 341 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses sur l’interaction que de manière différée, indirecte, qu’au travers d’un processus de sédimentation et par la médiation d’une mémoire à moyen terme. Si des tours de parole comme ceux-là agissent, c’est donc sur une dimension strictement locutoire, en «!emplissant!» simplement l’environnement culturel de la concertation, en peuplant le référentiel des discussions à venir de nouveaux objets mentionnables27. Au niveau strict de l’organisation locale de la conversation, ils n’en demeurent pas moins des «!tours pour rien!», des tours dont l’enchaînement nous montre des propositions circulant sur des allées différentes, glissant les unes sur les autres sans frottement, sans mise à l’épreuve. Quand ces frottements se produisent, à travers la critique, ce sera plutôt sous la forme du «!dévoilement!» que du «!différend!», pour reprendre le vocabulaire mis au point par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification (1991). Il est finalement assez rare que des participants entretiennent ouvertement un «!différend!», sous la forme d’une guerre des «!mondes!», d’un affrontement des «!Cités!»28. Le plus souvent, de tels affrontements n’auront pas l’occasion de débuter. Les participants aux assemblées que j’ai observées montrent en effet une tendance à éviter de tels affrontements en ne prenant tout simplement pas au sérieux les arguments des autres. Avant –et au lieu– que les enjeux portés de part et d’autre n’entrent en tension et ne se mettent réciproquement à l’épreuve, des manœuvres de «!dévoilement!» permettent de désamorcer et de neutraliser les arguments adverses. Les manœuvres de «!dévoilement!» nous montrent en effet comment des représentations d’objets valides en apparence et à première vue peuvent être ensuite discréditées et annulées par un adversaire pointant une contrefaçon, une anomalie, une monstruosité, criant à l’arnaque, à l’imposture... Sous ses différentes modalités, l’opération de dévoilement dit!: rien ne sert d’entrer en confrontation, d’initier une joute argumentative puisque, à bien y regarder, les objets que vous avancez ne sont pas vraiment ce que vous prétendez qu’ils sont. «!La fausse grandeur cache une misère!» (Ibid., 1991). Une première forme de dévoilement consiste simplement à affirmer que, sous couvert de grands enjeux publics, tel participant défend en réalité ses petits intérêts privés29. Une seconde forme du dévoilement consiste, comme l’ont proposé Boltanski et Thévenot, à convaincre les coparticipants que la personne qui vient d’avancer une proposition, tout en prétendant s’exprimer dans un certain «!monde!», s’exprime en réalité dans un autre «!monde!», illégitime celui-ci. Enfin, et troisièmement, il peut y 27 C’est en ce sens qu’une «!analyse de contenu!» des conversations publiques pourra avoir un intérêt!; aucunement à comprendre quel usage est fait de ces contenus. 28 Il y a «!différend!» quand «!les parties en présence sont en désaccord sur le monde dans lequel l’épreuve doit être accomplie pour être légitime!» (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 276). 29 Cette forme de critique pourra être activée par exemple pour dégrader les propositions avancées par les participants représentant des petites associations locales qui, selon leurs adversaires, comptent fortement sur l’enveloppe du Contrat de quartier, et dont certains diront péjorativement qu’en s’exprimant sur l’espace public, elles ne font que «!monter au créneau!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 342 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses avoir dévoilement quand un participant cherche à montrer que la référenciation d’un adversaire, en empruntant à plusieurs mondes à la fois, accouche d’une proposition abâtardie, monstrueuse (ibid., 1991, p.271-272). Examinons l’extrait suivant qui a la caractéristique intéressante de nous montrer à l’œuvre, en une seule séquence, les trois types d’opérations de dévoilement identifiés: EXTRAIT N°70 - C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004 MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études)!: Alors, on continue… Projet suivant!: «!Le Journal des Gens!». Donc, en fait, ce qu'il y a, c'est que les personnes qui s’occupent du «!Journal des Gens!» ne bénéficient actuellement d'aucun financement structurel et, là, ils voulaient se servir du Contrat de quartier pour éventuellement… DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!: «!Se mettre au service!» du Contrat de quartier, plutôt... On voulait «!se mettre au service!» du Contrat de quartier... MATHILDE CZARNOCKI!: Oui… et là, un risque qui a été évoqué, qui a été clairement mis en avant lors de l’étude de l’analyse de la proposition, c'est qu'éventuellement, par l'entremise du journal de quartier, vous ne cassiez du sucre sur le dos de la Commune… DENIS ELIAS!: [visiblement énervé!:] Mais enfin… Ici, excusez-moi mais… On ne fait pas que critiquer quand même... la critique n'est pas une fin pour nous… On veut exister, nous! Et puis, la critique ça peut peut-être avoir des conséquences souhaitables, je n'invente rien là hein… CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Disons que c'est aussi compréhensible… que la position de la Commune est aussi compréhensible. A ce stade-ci, elle aurait l'impression de donner un bâton pour se faire battre. CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: Et le «!journal vidéo!» qui a été prévu par l'échevinat de la culture, on peut pas y dire non plus ce qu'on veut alors? C'est contrôlé? FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale)!: Je dirais qu’au niveau des Contrats de quartier, de plus en plus, on essaie de toucher par le non-écrit. C’est pourquoi le «!journal vidéo!» nous paraissait un projet particulièrement intéressant, peut-être mieux adapté que ce que proposait le «!Journal des Gens!». De plus, une deuxième chose qui pèse, il faut être clair, c'est que je pense qu'avec le «!Journal des Gens!», on a un journal qui part d'une ambition intellectualiste et qui ne m'inspire pas un souci pour la vraie vie des gens du quartier. DENIS ELIAS!: J'accepte la critique, mais le projet incluait justement la possibilité d'instaurer la participation au sein du comité de rédaction, ce qui permettrait que des trucs que vous trouvez plus intellos jouxtent des textes d'une nature très différente, et ainsi, d'offrir plusieurs niveaux de lecture. FREDERIC MOENS!: J'ai peur, pour ma part, que ce soit jouer «!perdant-perdant!» plutôt que «!gagnantgagnant!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 343 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Détaillons, par ordre d’occurrence, les trois types de dévoilement dont le représentant du «!Journal des Gens!», Denis Elias, est la cible. Mathilde Czarnocki, chargée lors de cette réunion de présenter et de commenter les projets soumis par les associations et les citoyens, met une première fois Denis Elias dans l’embarras en le présentant d’emblée comme quelqu’un qui souhaite «!se servir du Contrat de quartier!» pour financer le fonctionnement du Journal des Gens. Une telle introduction au projet, immédiatement accusatrice, fait bondir Elias. La présentation publique du projet part assurément, pour lui, sur de bien mauvaises bases. Il se doit d’intervenir sans tarder, d’interrompre Mathilde Czarnocki avant qu’il n’y ait malentendu. Il corrige alors l’énoncé de Czarnocki en le renversant («!Se mettre au service du Contrat de quartier plutôt...!»), afin d’éclaircir sa motivation à participer et afin de rétablir sa position!; une position qu’il veut intègre, ouverte sur l’intérêt général, qui ne pourrait être confondue avec celle d’un individu intéressé, opportuniste, instrumentaliste, profitant du Contrat de quartier pour «!monter au créneau!». Suit un enchaînement de mouvements de dévoilement d’un même type. Le premier est effectué par Mathilde Czarnocki quand elle avance la crainte que, «!par l’entremise du journal de quartier, [les rédacteurs] ne cass[ent] du sucre sur le dos de la Commune!». Ce qui est ici mis en doute, c’est l’appartenance du Journal des Gens au «!monde domestique!» auquel il prétend appartenir. Sous couvert d’enjeux de type domestique («!par l’entremise du journal de quartier...!»), les personnes s’occupant du journal chercheraient en réalité à exprimer une critique sociale et politique ressortant à un «!monde civique!». Le second mouvement de dévoilement est le fait de Denis Elias lui-même. En réaction à l’accusation de Czarnocki, il insiste sur le fait que la position critique qu’on lui reproche n’est que le moyen («...!la critique n'est pas une fin pour nous...!») d’un enjeu plus profond d’ordre existentiel («!On veut exister, nous!!!»). Il se déplace ici sur le terrain de l’ «!inspiration!». Le troisième mouvement de dévoilement, effectué par l’expert régional Frédéric Moens, prend acte de l’aveu d’Elias. Selon Moens, de tels enjeux «!d’inspiration!» déportent considérablement le projet prétendument «!domestique!» du Journal des Gens («!...un journal qui part d'une ambition intellectualiste et qui ne m'inspire pas un souci pour la vraie vie des gens du quartier...!»). Voici, esquissée, la dynamique de dévoilement et de désamorçage de la proposition de Denis Elias à l’œuvre dans l’extrait n°7030!: 30 A nos yeux, ces opérations de dévoilement peuvent fort bien être rapprochées, sur le plan d’une sémantique de la discussion, des opérations de «!modalisation!» ou de «!fabrication!» par lesquels Goffman étudiait la stratification de l’expérience sociale et le jeu de recouvrement entre différentes couches de sens. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 344 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 1. CZARNOCKI!: enjeu domestique ! 2. ELIAS!: 3. MOENS!: enjeu civique enjeu civique enjeu domestique ! ! enjeu d’inspiration enjeu d’inspiration Dans le prolongement de ces opérations, un troisième type de dévoilement peut être repéré en fin d’extrait. Suite à la remarque de Frédéric Moens, Denis Elias tente une dernière fois de rétablir sa position et la pertinence de son projet en proposant une forme de synthèse ou de compromis!: «!une participation [de la population du quartier] au comité de rédaction permettrait que des trucs [...] plus intellos jouxtent des textes d'une nature très différente, et ainsi, d'offrir plusieurs niveaux de lecture!». Moens n’est pas preneur d’un tel assemblage entre sphères domestique et inspirée. Il discrédite Elias d’une troisième manière, en relevant la stature bancale du compromis proposé. Pour Moens, l’hybridation des enjeux n’engendre pas une plus-value («!gagnant-gagnant!»), mais un monstre («!perdant-perdant!»). Dans certains cas, de telles opérations de dévoilement peuvent être le fait d’acteurs citoyens ou profanes, et dirigées vers les acteurs institutionnels ou les experts, comme le montre les deux extraits suivants!: EXTRAIT N°71 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: Je ne vais pas garder la parole tout le temps, mais j’aimerais bien qu’on revoie la photo qui montre la piste de ski, enfin le «!parc public!» [elle accompagne sa parole d’un mouvement clignant des index des deux mains pour marquer la mise entre guillemets], entre l’avenue du Joyau et la rue Grise, qui pour moi est une piste de ski, mais, bon, peutêtre que ce n’en est pas une. [En parlant de la dia powerpoint!:] Pas celle-là, celle d’avant, voilà. Bon, si j’ai bien compris, ça ce truc c’est intégré d’office parce qu’on a besoin d’un peu plus d’argent pour terminer. Donc, je n’ai pas entendu vraiment le budget qui devait être consacré à ça [...]. JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau d’études Alpha)!: Ça, ce n’est pas encore décidé [...]. Disons que le parc, enfin ce que vous voyez comme parc... CHRISTIANE MACCHIATTO!: L’objectif, c’est quoi en fait!? JEAN-PIERRE FRUSQUET!: De rendre cette partie du parc accessible au public et de créer une liaison entre l’avenue du Joyau et la rue Grise qui soit aussi accessible aux personnes à mobilité réduite. CHRISTIANE MACCHIATTO!: Oui, c’est très en pente [...] [Elle accompagne sa parole de mouvements «!plongeants!» de la main et d’une grimace évoquant une sensation de vertige] JEAN-PIERRE FRUSQUET!: C’est très en pente [...] Répondre en citoyen ordinaire vol.2 345 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses [Plus loin!:] CHRISTIANE MACCHIATTO!: Et le budget. Le budget, on n’a pas d’idée!? JEAN-PIERRE FRUSQUET!: Le budget [...] est de 1.666.000 euros. Dans le calcul, il y a peut-être 100.000 en trop ou trop peu, mais c’est l’ordre de grandeur. CHRISTIANE MACCHIATTO!: Un peu plus de 10% du budget global. JEAN-PIERRE FRUSQUET!: Voilà. Oui [...]. [Plus loin!:] Madame constate que un million 600 et des milles, par rapport à 10 millions, cela représente... Mme AUDIARD (Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale) : Oui, c’est vrai que c’est beaucoup... CHRISTIANE MACCHIATTO!: [début hors micro inaudible]... c’est juste parce que c’est intéressant un espace vert. C’est très beau. Si vous vous mettez en haut du pont, il y a de très beaux arbres. Sauf que, en fonction de la réalisation, c’est un terrain extrêmement pentu... JEAN-PIERRE FRUSQUET!: Très pentu!: 45° [d’inclinaison]... CHRISTIANE MACCHIATTO!: Donc, pour qu’il puisse être accessible à des familles avec des bébés ou je ne sais pas quoi, une poussette... Il va falloir le faire... C’est une piste de ski vraiment. Donc, moi je n’ai rien contre le fait qu’on fasse un espace vert là. EXTRAIT N°72 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars.2005 CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Donc, la CLDI est d’accord de prendre comme avis, comme recommandation, si le projet ne se fait pas, de l’utiliser pour l’aménagement de voirie et... Christiane [veut prendre la parole]... CHRISTIANE MACCHIATTO!(déléguée des habitants)!: Moi, j’ai une autre version. Je propose de dire les choses d’une autre manière, c’est-àdire que, à mes yeux, à titre totalement personnel, je dirais autrement, je dirais qu’on considère... je considère que [...] le budget dépensé est totalement ridicule, inacceptable [...]. Je crois que pour ce budget, il y a beaucoup plus à faire dans cette commune. Donc, pour moi, je présenterai les choses autrement. Je recommande d’oublier définitivement cette piste de ski qui restera une piste de ski et qui, de toute façon, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour aboutir à rien du tout. Et, d’office, on supprime et on passe à autre chose. Et on arrête d’ergoter, parce que ça fait huit mois qu’on s’oppose à ce projet. CHARLOTTE BRIDEL!: Là, je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi dans le sens... CHRISTIANE MACCHIATTO!: Tu as le droit, j’ai donné mon avis personnel... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 346 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses CHARLOTTE BRIDEL!: Oui, oui, tout à fait.... C’est l’avis d’un membre de la CLDI partagé par d’autres, je le sais. Mais, moi, j’ai besoin, pour pouvoir évacuer définitivement ce projet-là dans sa totalité d’avoir l’assurance que personne n’est intéressé par un espace vert quel qu’il soit dans ce quartier. Et là, je ne suis pas sûre [...]. CHRISTIANE MACCHIATTO!: Non, non, non, tu parles d’espace vert, ce n’est pas un espace vert.!Allons le visiter... CHARLOTTE BRIDEL!: Ça reste une espace vert, quelle que soit sa qualité, Christiane. CHRISTIANE MACCHIATTO!: Je crois que le terme utilisé comme ça n’est pas objectivement le bon. On voit dans ces nouveaux morceaux choisis comment, en CLDI, la dispute suit préférablement le mode opératoire du dévoilement («!l’enjeu que vous avancez est un pseudo-enjeu ou n’est que le camouflage d’enjeux illégitimes!») plutôt que du différend («!l’enjeu que vous avancez est moins important que celui que j’avance!»). Ici, Christiane Macchiatto, une déléguée des habitants, relève une ambiguïté quant à l’enjeu motivant le projet de jardin public défendu par l’autorité communale et le bureau d’études Alpha («!C’est quoi l’objectif, en fait!?!»), et s’emploie dans un même mouvement à tourner ce projet en ridicule. Pour elle, ce parc-public-entre-guillemets n’est pas un parc public mais, à vrai dire, une piste de ski, au vu du terrain en forte pente choisi pour ce projet d’aménagement («!j’aimerais bien qu’on revoie la photo qui montre la piste de ski!»). L’image forte qu’elle utilise montre une certaine efficacité, provoque en tout cas, dans le chef de l’auteur de projet Frusquet, des réponses de confirmation embarrassées («!C’est très en pente!»!; «!Très pentu!: 45°!d’inclinaison» ). La manœuvre de Macchiatto est d’autant plus efficace qu’elle soulève le coût élevé du «!parc!» et indique son poids considérable dans le programme d’ensemble du Contrat de quartier («!Un peu plus de 10% du budget global!»). L’argument, qui n’est pas contredit, est puissant!: il serait ridicule d’utiliser une part considérable du budget à la création d’une piste de ski!! Frusquet enregistre la remarque de Macchiatto, à nouveau embarrassé («!Voilà. Oui [...] Madame constate que un million 600 et des milles, par rapport à 10 millions, cela représente...!»), et une représentante du gouvernement régional confirme sa pertinence («!Oui, c’est vrai que c’est beaucoup...!»). Macchiatto n’est pas contre un projet d’espace vert, auquel elle opposerait d’autres enjeux («!c’est [...] intéressant un espace vert. C’est très beau. Si vous vous mettez en haut du pont, il y a de très beaux arbres. Sauf que, en fonction de la réalisation...!»). Elle rejette simplement ce projet d’espace vert qui, selon elle, n’en est pas un, et qui risquerait même de se montrer contre-productif en menaçant de vrais êtres du «!monde vert!» («!de toute façon, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour aboutir à rien du tout!»). En utilisant à répétition l’image de la piste de ski, elle suggère aux coparticipants que, en dépit des apparences, l’auteur de projet et les acteurs communaux n’ont pas les pieds dans une «!cité verte!» quand ils représentent ce Répondre en citoyen ordinaire vol.2 347 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses projet. La fin de l’extrait nous montre comment l’espace vert envisagé n’en a plus que le nom («!Ça reste un espace vert, quelle que soit sa qualité, Christiane!»), les attaques successives de Christiane Macchiatto l’ayant vidé de sa substance «!verte!» («!Je crois que le terme utilisé comme ça n’est pas objectivement le bon!»). Nous reviendrons, en détail, sur cet extrait n°72 à l’occasion du chapitre 6. Nous avons vu comment des opérations de dévoilement pouvaient être menées par des personnes en charge du Contrat de quartier pour discréditer les propositions des participants citoyens ou profanes, et inversement, comment ceux-ci pouvaient chercher à révéler la «!vraie nature!» des projets défendus par les élus et les experts. Nous voudrions à présent finir cette section avec l’étude de deux courts extraits nous montrant de manière éclairante comment de telles manœuvres négatives d e désamorçage des enjeux soutenu par un autre participant pouvaient en venir à se substituer aux procédures du débat ou de la discussion entendue comme échange d’arguments positifs. EXTRAIT N°73 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars.2005 LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!: Un projet d’insertion socio-professionnelle qui touchera à la rénovation du quartier... Ça peut être des opérations de ravalement de façades en série, ou opérations de rénovation de corniches. Disons des projets dans ces qualités-là.... DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté et de multiculturalité)!: Si j’ai bien entendu, les corniches faisaient partie du volet social du Contrat de quartier?! LUC DESCHAMPS!: Les corniches ne font pas partie du volet social en tant que tel, mais enfin, dans une démarche globale visant à rénover les corniches (...) DENIS ELIAS!: Je voudrais savoir si les deux pistes que vous présentez sont des pistes limitatives et exhaustives et qui émanent d’une réflexion déjà bien établie, ou bien s’il y a des perspectives plus larges que simplement le ravalement des façades et la réparation des corniches. EXTRAIT N°74 - C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 HENNION, NATHALIE (représentante d’une association active dans les questions de logement)!: Il faudrait voir comment, avec le volet 5 [i.e. le volet de cohésion sociale], on peut parfois aller au-delà de la dimension bâtie... LUC DESCHAMPS!: Je veux bien, mais si pour Monsieur Elias, par exemple, la cohésion sociale c’est –je lis– «!relier la question de l’eau avec le cosmos du quartier!», là il y a quelque chose qui m’échappe par rapport à ce qu’on attend de la cohésion sociale et du Contrat de quartier, et je ne suis pas sûr qu’on aille dans le bon sens... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 348 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Nous voyons ici deux opérations qu’on pourrait dire de «!dévoilement!» et de «!contre-dévoilement!». Dans une première réunion, Denis Elias interrompt la présentation que fait Luc Deschamps des lignes directrices des projets de type «!volet social!» pour le Contrat de quartier. Elias fait part de sa surprise de voir le volet social du quartier –le seul volet orienté vers le «!non bâti!»– se limiter à des projets aussi terre-à-terre que la réparation de corniches et le ravalement de façades. Pour Elias, le volet social est quelque chose de «!plus large!» que la définition strictement fonctionnelle ou industrielle que lui donne Deschamps. COHESION SOCIALE DU QUARTIER (enjeu civique) ! REPARATION DE CORNICHES (enjeu industriel) Quelques semaines plus tard est organisé un groupe de travail consacré aux projets de cohésion sociale dans le Contrat de quartier. Interrogé sur la possibilité d’étendre le volet social «!au-delà de la dimension bâtie!», Luc Deschamps répond en suggérant qu’une telle extension au non bâti ne pourrait suivre la voie proposée par Elias, par exemple, pour lequel «!la cohésion sociale, c’est [...] relier la question de l’eau avec le cosmos du quartier!». Sur un ton au moins aussi sarcastique que celui utilisé par Elias quelques semaines plus tôt, Deschamps rappelle que les enjeux pouvant être pris en charge dans le volet social du Contrat de quartier n’incluent pas les objets «!eau!» et «!cosmos!». Selon lui, Denis Elias n’a pas les pieds dans une «!cité civique!» quand il évoque la «!volet social!» mais quelque part entre une «!cité verte!» et une «!cité de l’inspiration!». C OHESION SOCIALE DU QUARTIER R ELIER LA QUESTION DE L’ E A U AVEC LE COSMOS DU QUARTIER (enjeu civique) (enjeu vert - d’inspiration) Nous sommes en présence de deux participants campant, vraisemblablement, des positions opposées quant à la définition de bons projets de cohésion sociale. Mais ces extraits ne nous montrent pas pour autant ces participants pris dans un débat où ils mettraient leurs arguments respectifs à l’épreuve les uns des autres. Le dévoilement ne peut alors être confondu avec le différend. Il n’y a pas, dans le dévoilement, d’épreuve de vérité. Denis Elias et Luc Deschamps se contentent simplement de chasser l’autre du monde à l’intérieur duquel ou au nom duquel il prétend s’exprimer. Et si au final, on apprend que le «!volet social!» ne peut être limité à la réparation de corniches et ne peut être étendu à l’eau et au cosmos du quartier, peu de choses seront dites sur ce que le volet social peut être, positivement. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 349 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours Depuis le début de ce chapitre, nous avons pris le temps de détailler les différents niveaux de contraintes que devaient satisfaire les actes de référenciation tentés par les citoyens, et analysé les différentes façons dont une proposition, par l’objet même qu’elle visait à rendre présent, pouvait se montrer invalide dans les conditions du Contrat de quartier. Puis, nous avons suggéré que le caractère valide d’une référenciation ne suffisait pas à la faire «!agir!» sur la conversation, soit qu’en étant soustraite à la dynamique dialogique de son émergence et présentée sous sa forme la plus abrégée, elle n’offrait pas une prise suffisante pour le débat public, soit que dans le flux d’une succession de tours de parole décoordonnés et décoordonnants, elle pouvait être simplement ignorée ou oubliée par les coparticipants. Enfin, dans les pages ci-dessus, nous avons vu comment des propositions valides à première vue pouvaient être disqualifiées suite à un examen plus approfondi et à travers des procédures discursives de «!dévoilement!». Ces analyses nous permettent, je l’espère, de prendre la mesure de l’extrême difficulté avec laquelle quelque chose comme une «!discussion de contenu!» ou un «!débat d’idées!» peut émerger dans les processus de concertation organisés autour des Contrats de quartier à Bruxelles. Une dernière difficulté doit être soulevée. Frustrés du manque de débat ou de l’absence de «!contenu!» des échanges, les participants peuvent passer un temps considérable à parler du fait de parler des contenus, à discuter de la possibilité d’une discussion. Le catalogue des contraintes posées aux actes de référenciation et donc à l’émergence d’un débat d’idées est récupéré réflexivement et intégré discursivement dans les interventions des citoyens, des profanes, des membres d’associations locales, etc. «!A quand un vrai débat!», «!comment pouvons-nous nous donner les moyens d’un vrai débat!»!? Ces questions d’ordre procédural, posées à de nombreuses reprises par les participants les plus vigilants des Contrats de quartier, seront étudiées à l’occasion du dernier chapitre31. Remarquons simplement, avec les deux extraits suivants, comment ces appels au débat, tout en manifestant un besoin de «!faire sens!», un désir de traiter du «!fond!», du «!contenu!», peuvent être eux aussi, à l’occasion, retournés contre les personnes qui les expriment!: EXTRAIT N°75 - C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005 MARION SLOSSEN (déléguée des habitants) : J’aimerais bien quand même poser la question!: est-ce que ce n’est pas possible de laisser encore ouvertes les candidatures, les dernières candidatures de CLDI, donc ceux qui se sont présentés trop tard!? Nos amis maghrébins, ils sont nombreux dans les pourcentages d’habitants dans notre quartier mais, ici, ils ne sont pas nombreux. Donc, je trouve qu’à ce niveau-là, il y a peut-être une possibilité d’envisager de laisser encore ouverte la possibilité d’avoir des candidatures jusqu’à la fin du mois, par 31 Cfr. chapitre 6. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 350 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses exemple, je dis n’importe quoi, mais je ne vois pas de raison procédurière terrible qui devrait éviter ça. JACKY DECAUX (bourgmestre) : Vous parlez justement de raison procédurière, ne tombons pas non plus dans ce travers. Je ne voudrais pas qu’on passe des soirées à débattre sur la manière dont il faut débattre. EXTRAIT N°76 - C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté et de multiculturalité) : Si on vient nous dire aujourd’hui, simplement!: «!Vous savez, vous avez bien travaillé, mais on ne va pas vous entendre de toutes façons!», il y a cette frustration, c’est un terrible problème. Et j’entends bien que c’est une question de procédure, d’assemblage assez étonnant de procédures qui s’emboîtent, etc. On ne va pas faire la discussion ici. Ça, c’est un colloque sur les CLDI, ça. Mais, alors, faisons un pacte entre nous. Ce pacte-là, qui est de remettre à plat un certain nombre de questions qui sont absolument pertinentes... [...] c’est-à-dire qu’on ne discute pas ici des contenus, on discute d’autre chose, on est «!hors sol!» là pour l’instant [...]. JACKY DECAUX!(bourgmestre) : C’est vous qui posez la question de la forme, pas moi. Dans les deux cas, des participants appelant à créer les conditions d’un débat de fond se trouvent accusés de formalisme par le bourgmestre-président de la CLDI. L’examen de ces extraits vient clore –avec une certaine ironie– notre étude de l’empêchement systématique d’actes de référenciation par des citoyens ou des profanes dans les réunions de concertation Contrat de quartier. Reste à explorer les réponses que ces participants apporteront devant le constat répété d’un effacement de ce qui, proprement, est en jeu dans le dialogue qu’ils entretiennent avec les élus locaux et les experts urbanistes32. 32 Nous renvoyons ici le lecteur au point du présent chapitre intitulé «!Anticipation de l’infélicité et encaissement de l’échec!» (5.5). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 351 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle Nous le réalisons à la lecture de la section précédente (5.2.), il est difficile d’envisager pleinement les problèmes de référenciation que rencontre en assemblée le locuteur citoyen ou profane, ces problèmes portant sur le «!que dire!?!» , sans explorer parallèlement les problèmes qui se posent à lui dans les termes du «!qui suis-je pour dire!?!» et du «!comment dire!?!». Le premier problème de représentation étudié en cache donc deux autres, et nous devons à présent déplacer le regard vers ces autres régions du contexte institutionnel de la discussion en CLDI. Nous proposons donc, dans une optique pragmatiste plutôt que sémanticiste33, d’associer étroitement l’enquête sur les limites posées à la référentialité des énonciations à une analyse des rapports de rôles à l’œuvre (5.3.), puis à une étude des ressources linguistiques et expressives mobilisées par les locuteurs (5.4.). Observons d’abord les difficultés qu’éprouvent les participants citoyens et profanes à stabiliser un rôle acceptable dans l’espace institutionnel de l’assemblée. fig. 15 – La dimension du «!jeu de rôles!» en relation aux autres dimensions du «!cadre primaire!» d’une activité de parole EN-JEU DOMAINES = Quoi!? JEU DE ROLES = Qui!? CADRE DISCOURS STYLES JEU DE LANGAGE = Comment!? 33 Ce souci est fondamental dans l’ouvrage d’ Eraly. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 352 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle Engager une énonciation en assemblée, ce n’est pas seulement dire quelque chose sur quelque chose en tenant compte de règles touchant au référentiel de l’activité!; c’est aussi le fait, pour quelqu’un, de dire quelque chose à quelqu’un d’autre, cela dans un certain contexte d’activité publique et donc dans un rapport à un tiers. Le fait qu’une intervention soit heureuse ou malheureuse ne dépend alors pas seulement du degré de pertinence de son objet. En prenant la parole, le locuteur met les pieds dans une trame relationnelle complexe qui, par la médiation de l’activité-cadre qui l’oriente, est aussi toujours un jeu de rôles. Un jeu qui distribue différentes places et dans lequel les individus s’insèrent, avec plus ou moins de succès, en autant d’!«!unités de participation!» interdépendantes (Goffman, 1973). Pour être acceptable et efficace, une intervention doit donc montrer, en plus d’une pertinence topique, une justesse participationnelle.34 Notons bien que nous parlons ici de justesse participationnelle plutôt que, plus largement, de justesse interactionnelle puisque, comme nous aurons l’occasion de le montrer ou de le rappeler dans le chapitre 6, l’interaction humaine ne pourrait être réduite à un système de rôles, à un schème de participation à une activité institutionnelle. Quoi qu’il en soit, dans les limites du présent chapitre consacré à la pesanteur du contexte institutionnel sur l’activité de parole et sur les engagements des locuteurs qui y prennent part, ces derniers doivent faire preuve de justesse dans leurs prises de parole, en n’affichant pas un rôle que les autres ne sont pas prêts à leur reconnaître, et inversement, en n’attribuant pas à leurs interlocuteurs des rôles trop éloignés de ceux qu’ils prétendent tenir. Cette compétence qui nous intéresse est un résultat de l’action. Elle découle d’un jugement, d’une attestation de la correcte pratique d’un rôle. Elle n’est pas attribuée a priori35, en même temps que sont distribués les statuts d’élu communal, de représentant du bureau d’études, de fonctionnaire régional, de représentant d’association ou de délégué des habitants. La question des relations de rôles, comme dimension contextuelle de l’engagement et de la prise de parole, demande au contraire d’être suivie et étudiée à partir de situations concrètes. En 34 Au début du point précédent (5.2.), nous avions justifié une première entrée analytique sur le contexte institutionnel de la discussion par l’angle de l’en-jeu en arguant que cette dimension contextuelle des références disposait d’un certain degré d’autonomie par rapport à la dimension contextuelle du jeu de rôles et à celle du jeu de langage. Il en va de même pour les problèmes posés aux énonciations par le jeu de rôles activé. Une nouvelle du romancier américain John Updike, Minutes of the last meeting (2004), nous montre ainsi un exemple amusant du degré d’autonomie dont peut parfois bénéficier une «!politique des rôles!», son découplage partiel ou total des ensembles de règles organisant les matièresen-jeu, les «!quoi!». Ainsi, dans ce court texte, un collectif de voisin se montre extrêmement pointilleux sur l’organisation des rapports de rôles entre membres et le respect d’une forte justesse participationnelle sans pour autant avoir une idée claire –ou même la moindre idée!!– des raisons de leur discussion ou des enjeux défendus par leur comité. 35 Il est peut-être utile de rappeler ce point tant, dans le contexte politique belge, la «!compétence!» découle mécaniquement de l’!«!attribution!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 353 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses effet, à chaque activité située correspond une configuration de places, un jeu de rôles spécifique. Le statut propre à chacun des participants est certes une donnée importante des jeux de rôles auxquels ils se livrent, mais ce qui nous préoccupe véritablement, c’est la façon dont les participants se dépatouillent pratiquement avec le rôle qui leur échoie, la manière dont ils l’honorent et le formulent dans des occasions toujours particulières. Car en fin de compte, comme le rappelait Isaac Joseph, «!une performance heureuse est le fait d’une position dans un jeu de circonstances plus que d’un statut dans un système de légitimation!» (Joseph, 1989, p.13-30). Une telle approche contextuelle laisse une place à l’indétermination et à la réversibilité des rapports de rôles, et suppose chez les acteurs qui les endossent un certain degré de créativité. Par exemple, à travers la Région bruxelloise et les différents Contrats de quartier, chacun des bourgmestres présidant une commission participative a sa manière de formuler son statut de chef de la commune dans un ensemble de conduites en réunion, à travers un style propre36. Certains sont de toutes les conversations, omniprésents, d’autres sont au contraire extrêmement silencieux et effacés. Mieux, un même bourgmestre, au gré des activités et des phases de la concertation, peut développer un répertoire de rôles contrastés. Il peut être tour à tour l’!«!hôte!» accueillant solennellement les différents participants en début de réunion, le «!blagueur!» multipliant les interventions humoristiques et les actes de bonhomie, le «!figurant!» introduisant rapidement le chef de projet et les représentants du bureau d’études avant de leur laisser la parole, l’!«!arbitre!» des délibérations, le «!dilettante!» pas bien au fait des dernières évolutions du dossier de projet, le «maître!» usant d’arguments d’autorité, l’!«!absent!» remarqué, etc. La relation politique développée dans les assemblées participatives du Contrat de quartier est ainsi animée par «!une dynamique de production d’acteurs individuels et collectifs, dont l’identité n’est pas totalement établie à l’avance, mais se module au cours de leurs interventions et de leurs interactions!» (Cefaï, 2002). Autre exemple témoignant de la production des rôles et de leur vulnérabilité, la personne désignée officiellement comme expert urbaniste ne conserve son rôle d’expert urbaniste dans l’assemblée qu’à travers l’enchaînement correct de conduites attestant d’une telle expertise!: une attitude distanciée et indépendante, un propos cohérent et assuré, un recours à des instruments d’objectivation (plans, ordinateurs, textes réglementaires, archives, statistiques...). Si elle faillit à ces conduites, la personne peut se voir retirer son «!étiquette!» d’expert. Si elle en a toujours le statut officiel, elle n’en remplit plus pour autant le rôle aux yeux des partenaires de l’interaction. Une telle conception dynamiste des rapports de rôles a cependant ses limites, et elle ne doit pas nous faire perdre de vue les réalités institutionnelles qui confèrent leur part de rigidité aux interactions entre participants dans ces assemblées. Une chose est de dire qu’il n’existe pas de modèle unifié et complet pour la pratique d’un rôle, que 36 Nous étudions plus attentivement la question du style dans la section 5.4. du présent chapitre. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 354 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses «!ce qui semble être exigé de l’acteur, c’est qu’il apprenne suffisamment de bouts de rôles pour être capable [...] de se tirer plus ou moins bien d’affaire!» (Goffman, 1973, p.74), une tout autre serait de dire que l’ensemble des acteurs en présence se trouvent égaux devant l’épreuve du bricolage de leur rôle. On ne peut en effet manquer de relever une dissymétrie entre certains rôles qui restent largement à inventer et d’autres plus institués!; les «!bouts!» à assembler se présentant, dans un cas, en miettes et, dans l’autre, disons, en kit!! Si des acteurs comme les élus locaux ou les experts urbanistes peuvent échouer à remplir le rôle auquel ils prétendent –et par cette occasion se trouver interrogés dans la légitimité de leur statut–, leur assise institutionnelle limite généralement ce risque. Ils peuvent en effet se reposer sur des habitudes, des routines, des savoir-faire éprouvés et des réserves sûres (safe supplies). Ils tiennent leur rôle avec familiarité et confiance, en puisant dans des registres d’actions maîtrisés et dans des réserves d’expérience. Nous avons vu en effet dans le chapitre précédent comment le président de séance du Contrat de quartier Callas posait ses introductions dans des formes répétitives et prévisibles!; de même, nous nous sommes attardés à analyser quelques-unes des techniques discursives à partir desquelles l’expert urbaniste du bureau Alpha tricotait tranquillement ses exposés. A coup sûr, il n’en va pas de même pour les acteurs politiques plus nouveaux que mobilise le processus participatif du Contrat de quartier. Davantage que les élus et les experts, ils sont éprouvés par la délicate fabrication d’un rôle et d’une place autour de la table de la concertation. C’est le cas, par exemple, du chef de projet du Contrat de quartier qui doit se composer un rôle à l’interface de celui de l’élu et de l’expert urbaniste, sans empiéter pour autant sur leurs prérogatives, et en empruntant en même temps aux répertoires de l’animateur, du médiateur, du manager, du fonctionnaire, du secrétaire... C’est encore le cas, évidemment, pour les participants présents au titre de «!délégués des habitants!». Attendus comme de nouveaux protagonistes de la démocratie locale, ceux-ci ne disposent cependant que de peu d’informations quant au(x) rôle(s) qu’ils peuvent ou ne peuvent pas endosser et font face à un casse-tête!: la double impossibilité, pour eux, de représenter le quartier et sa population et de ne pas les représenter. La production d’un rôle acceptable de délégué des habitants est alors le résultat toujours provisoire d’engagements de parole expérimentaux par lesquels ils naviguent entre une série de «!positions intenables!» (Goffman, 1969) –parce qu’illégitimes en elles-mêmes, ou parce que déjà tenues par des acteurs bénéficiant de davantage de légitimité. Leur sort les invitant à se trouver une place dans l’intervalle séparant des positions déjà occupées par des acteurs plus institués, les participants citoyens et profanes n’ont pas le loisir d’asseoir leur rôle, de s’y familiariser, d’activer des routines. Ceux qui s’engagent sur cette voie de la professionnalisation ne sont en effet déjà plus ces «!citoyens ordinaires!» auxquels les élus et les urbanistes aimeraient s’adresser dans ces assemblées. En ne pouvant jamais camper un rôle, c’est-à-dire gagner en Répondre en citoyen ordinaire vol.2 355 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses autonomie par rapport aux aléas des interactions situées et se prémunir de faux pas éventuels, le participant jouant le rôle de délégué des habitants doit constamment «!se conformer à ce qu’il croit être les attentes d’autrui relatives à la manière dont il doit être rempli!» (A. Ogien, 2007). Pour le participant auquel échoie ce rôle fragile, «!la possibilité [...] d’être rejeté comme interactant et de se retrouver à l’écart de tout rôle précis!» (Goffman, 1991, p.351) est importante. Dans la continuité de ce qui a été présenté dans la section précédente consacrée à la pertinence topique, je propose ici de passer en revue les différentes formes de contraintes pesant sur la manifestation d’une justesse participationnelle dans le chef des participants citoyens et profanes de ces assemblées. 5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant Les contraintes à l’édification et à l’intégration d’un rôle de délégué des habitants ou de citoyen représentant ne sont pas différentes par nature de celles qui limitent le référentiel des énonciations et que nous avons détaillées dans la section précédente (caractère public des échanges, dispositions légales et réglementaires, faisabilité, réalisme, localisation, temps). Cependant, en cherchant à les ajuster à l’analyse de l’ordonnancement des «!qui!!» et non plus des «!quoi!», je les nommerai parfois autrement et les présenterai dans un ordre différent. 5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels Il est possible d’aborder la contrainte de publicité sous un autre angle que celui des seuls contenus discursifs. Prendre la parole en public ne pose pas seulement au locuteur un problème du type «!sur quel sujet, plutôt que tel autre, puis-je m’exprimer dans cette discussion publique!?!», mais également et simultanément un problème du type «!qui suis-je, relativement à tel autre participant, pour m’exprimer dans cette discussion publique!?!». Si la contrainte de publicité pèse sur les énonciations des participants en limitant l’éventail des topiques et des arguments à ceux exprimables en public, elle pèse tout autant en faisant naître des interrogations, des croyances et des attentes particulières concernant la position et la posture engagées par le locuteur. Pour les pragmatistes, le «!public!» est abordé comme une «!modalité!» ou une «!forme!» de l’expérience (Quéré, 2003) plutôt qu’à travers «!l’autorité de contenus sémantiques qui définiraient en propre les situations de publicité!» (Cardon et alii, 1995, p.6). Cardon et ses collègues proposent alors de concevoir comme publiques des «!situations dans lesquelles les acteurs se coordonnent sous le regard ou en référence à un Tiers!» (Ibid, 1995, p.7). Cette définition, focalisée sur les processus d’interaction et de communication par lesquels des configurations sociales dyadiques Répondre en citoyen ordinaire vol.2 356 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses viennent à constituer des triades, se situe dans l’héritage direct de George Herbert Mead et de John Dewey. Dans Le public et ses problèmes, Dewey (2003) refuse de voir dans le public un «!mythe!» ou même un «!fantôme!», comme le proposait son contemporain Walter Lippman (2008). Pour le premier, le public est au contraire un agencement bien concret, même si souvent «!dispersé!», «!chaotique!», «!éclipsé!» (Zask, 2003, p.13). Il est ce «!collectif!»37 en continue recomposition dans les actes matériels et interlocutoires d’individus et de groupes engagés dans des formes d’association politique plus ou moins officielles, dans ce que l’ethnographe de la vie associative Nina Eliasoph appelle des «!pratiques civiques!» (2003). C’est dans l’enchaînement de telles «!pratiques civiques!» que les participants de ces assemblées produisent et reproduisent le contexte public de leurs discussions, qu’ils calibrent leur relation mutuelle dans un rapport tiers à une certaine chose publique. Eliasoph, en s’inspirant d’un concept d’Erving Goffman, parle de «!procédures fondamentales de footing!» (Ibid., 2003)!: l’émergence ou l’évaporation du public, au cœur d’une sphère politique potentielle, dépend de la manière dont les participants y mettent les pieds, s’y engagent. La notion goffmanienne de footing, difficilement traduisible, renvoie selon moi à une formule position-posture. Engager une énonciation dans une assemblée ou, plus abstraitement, au cœur d’une arène publique (Cefaï, 2002), c’est créer ou reproduire une position, c’est-à-dire une coordonnée déictique dans les jeux de positions d’une sorte de géographie socio-politique. C’est en même temps adopter une certaine attitude ou une certaine posture à l’égard de l’environnement de positions dans lequel on vient s’insérer. Ainsi, la notion de footing sert à étudier, d’une part, la multiplicité des faisceaux que nous projetons vers le monde et qui nous lient à lui quand nous nous engageons dans une conversation, et, d’autre par, la nature, la qualité ou l’intensité de ces faisceaux. a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman Dans l’article qu’elle consacre aux «!pratiques civiques!», Nina Eliasoph, concentrée sur ses excellentes descriptions ethnographiques, ne prend pas vraiment le temps de détailler le concept de footing dont elle fait dès lors un usage plutôt général. Pour notre analyse des jeux de rôles dans l’assemblée et de leur relation à une contrainte de publicité, nous cherchons à retourner plus près de l’usage qu’en fit Goffman. Premièrement, il faut dire que l’analyse des footings posés par les acteurs est, dans l’œuvre de Goffman, difficilement dissociable d’une étude de leurs opérations de cadrage (framing)!: «!mettre les pieds!» dans une situation avec succès est toujours le résultat d’un influx de pertinence et donc d’une préscience du «!cadre!» activé. Ces 37 Le «!collectif!» politique comme agencement dynamique et à géométrie variable que Bruno Latour et Michel Callon redécouvrent avec grand bruit ces dernières années (Latour, 1999!; 2006!; Callon et alii, 2001) a bien les qualités du «!public!» conceptualisé par John Dewey quelques soixante années plus tôt. A cet égard, il semble que bien qu’il soit cité ci et là dans les travaux de ces auteurs phares de la pensée démocratique en France, la contribution de Dewey aurait mérité une reconnaissance plus explicite. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 357 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses notions de footing et de framing renvoient l’une à l’autre. A mes yeux, et en croyant suivre Goffman, la première décrit la conséquence expressive d’une énonciation (son action sur la position ou la posture du locuteur dans une activité)!; la seconde a trait à sa conséquence substantielle (sa conséquence sur l’état de l’activité)38. Si l’on prend note également du fait qu’il s’agit là de deux notions dynamiques et insistant pareillement sur la modalisation (keying) ou la commutation (switching) de schèmes d’interactions, on peut dire qu’une transformation progressive du cadre de l’activité (par exemple de la camaraderie au professionnel) demande chez les participants un subtil ajustement de leur footing, ou qu’inversement, un changement brusque dans la formule position-posture chez l’un des participants peut avoir pour effet de faire voler en éclat le cadre valant jusque-là, tout en propulsant l’ensemble des participants dans une activité tout autre (dispute, combat, fou rire, rapport sexuel...)39. Deuxièmement, il faut rappeler que la notion de footing apparaît initialement dans le contexte de la théorie goffmanienne des «!formats de production!» (production format) et des «!cadres de participation!» (participation framework), et c’est en relation à cette structure qu’elle révèle son véritable potentiel analytique40. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer cet outillage analytique dans le chapitre précédent. Brièvement dit, Goffman part du constat que les catégories de «!locuteur!» (speaker) et d’ «!auditeur!» (hearer) sont trop grossières pour rendre compte de la complexité des phénomènes de communication en jeu dans les situations de conversation. Il désire subdiviser chacune en une série d’unités de rôle plus précises. Du côté de la production des énonciations, le microsociologue américain déconstruit la catégorie imprécise de «!locuteur!» en un «!format de production!» articulant plusieurs rôles spécifiques. Nous l’avions vu à l’occasion du chapitre 4, Goffman distingue dans le processus de production d’un même énoncé quatre rôles analytiquement distincts. Il y a d’abord l’ «!animateur!» (animator), à savoir le locuteur entendu comme corps gesticulant et machinehumaine-à-produire-des-sons.41 L’animateur, dans son propos, fait apparaître 38 Goffman propose un tel découpage des conséquences «!expressives!» et «!substantielles!» de l’action, lorsqu’il s’intéresse aux résultats des erreurs et des gaffes à la radio, sans rapporter explicitement cette distinction à un couple footing/framing (1981a, p.198-199). 39 On peut relever cette insistance sur les «!changements constants!» dans l’étude des footings que posent les acteurs «!au cours d’une même discussion!» (Goffman, 1981a, p.128)!. Cet hyperdynamisme dans l’approche des formats de l’interaction caractérise Frame Analysis dans son ensemble. Goffman jugera ainsi plus tard (1989) que toute bonne analyse de cadre se doit de décrire des procédures de transformation des cadres. Comme l’a montré avec force Daniel Cefaï (2001c), tout ceci éloigne considérablement les cadres goffmaniens des «!cadres!» rigides et réifiés qu’inventeront plus tard David Snow et d’autres auteurs se revendiquant de la frame perspective. 40 Goffman esquisse une première fois la théorie des «!formats de production!» et des «!cadres de participation!» dans le chapitre «!The Frame Analysis of Talk!» de Frame Analysis (1974). Il la remanie dans le texte « Footing », d’abord paru dans la revue Semiotica (1979) puis dans son dernier ouvrage Forms of Talk (1981, p.124-159). Dans le chapitre «!Radio talk!» consacré aux contraintes d’expression relatives au format radiophonique, Goffman donne une application empirique de cette théorie des rôles communicationnels (1981, p.197-330). 41 Comme le rappelle Goffman, l’!«!animateur!» consiste en un rôle analytique valant pour toute énonciation, pas en un rôle social distinct (à ne pas confondre donc, avec la personne chargée de l’animation de la réunion). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 358 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses certains acteurs réels ou fictifs et met en scène les relations qu’ils entretiennent!: il s’agit des «!personnages!» (characters) ou, plus abstraitement, de «!figures!» (figures). L’ «!auteur!» (author ou formulator)42, comme son titre l’indique, est la personne ou l’institution qui a préparé ou rédigé le propos ou qui en a en tout cas la propriété intellectuelle. Le «!responsable» (principal) est la personne ou l’institution sous les auspices de laquelle et sous la responsabilité de laquelle le propos est énoncé. A l’autre bout de l’énonciation, du côté de sa réception, Goffman remplace la catégorie d’!«!auditeur!» par de nouveaux rôles dans ce qu’il appelle –de manière pas très heureuse– un «!cadre de participation!» (participation framework). En suivant Stephen Levinson, qui a revu et corrigé le footing goffmanien (1988, p.169), nous parlerons plutôt de «!format de réception!» et de «!rôles de réception!», directement symétriques à un «!format de production» et à des «!rôles de production!». En apportant nos propres modifications, suite à celles que propose Levinson, nous nous servirons des catégories suivantes pour décrire les «!rôles de réception!» d’une énonciation!: «!interlocuteur!» (i n t e r l o c u t o r - individu ou groupe auquel l’!«!animateur!» parle), «!cible!» (target - individu ou groupe auquel l’!«!animateur!» s’adresse), «!ultime destinataire!» (ultimate destination - individu ou groupe auquel l’énonciation est ultimement destinée), «!audience!» (audience - individu tiers ou groupe de tiers dont la participation est ratifiée et qui est en capacité de suivre l’énonciation sans en être pour autant l’ «!interlocuteur!» ou la «!cible!») et «!overhearer!» (individu tiers ou groupe de tiers dont la participation n’est pas prévue mais qui est en capacité de suivre l’énonciation).43 Une analyse complète du footing posé par les participants à un moment donné d’une conversation devrait pouvoir étudier dans un même mouvement le «!format de production!» et le «!format de réception!» pour une énonciation donnée. Ces formats et la configuration de rôles communicationnels qu’ils proposent sont représentés graphiquement par la combinaison des figures de la page suivante, qui s’avèreront utiles dans nos analyses. La figure 16 suggère le croisement d’un «!axe de transmission!» connectant une partie productrice Je (à gauche) à une partie réceptrice Tu (à droite), et d’un axe suggérant l’implication variable de tiers au niveau de la production (en haut) ou de la réception (en bas) des énonciations. La figure 17 distribue sur ces axes les différents rôles communicationnels identifiés par Goffman puis Levinson, et fait apparaître l’espace d’un «!format de production!» (cadran supérieur gauche) et d’un «!format de réception!» (cadran inférieur droit). Enfin, la figure 18 représente, pour les rôles producteurs et récepteurs, la possibilité d’une présence (d’une participation directe à la situation de communication) ou d’une absence. 42 Nous utiliserons plutôt la notion de formulator utilisée par S. Levinson (1988). Dans la mesure où nous ne sommes pas tout à fait satisfait des traductions françaises de certaines de ces catégories, nous utiliserons parfois les catégories originales de langue anglaise dans nos analyses. 43 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 359 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses fig. 16 – Axe de transmission (abscisses) et axe d’implication des Tiers (ordonnées) IL (production) JE TU IL (réception) fig. 17 – Distribution générale des rôles communicationnels ROLES DE PRODUCTION FIGU CRCT PRINC FORM ANIM animator CRCT character FORM formulator FIGU figure PRINC principal AUDI audience INLO interlocutor OVRH overhearer TARG target ULTD ultimate destination ANIM INLO TARG ULTD AUDI ROLES DE RECEPTION OVRH fig. 18 – Statut de participation (présence/absence) ROLES DE PRODUCTION absence presence presence absence ROLES DE RECEPTION Répondre en citoyen ordinaire vol.2 360 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses b) La publicité comme complication du jeu communicationnel. Equipés de ce cadre d’analyse, nous pouvons à présent nous pencher sur ce que nous identifierons comme la principale caractéristique des situations publiques d’énonciation, à savoir la considérable complication du jeu communicationnel qu’elles occasionnent. C’est dans des situations publiques d’un certain type que les «!participants citoyens!» engagent leurs énonciations, au risque de manifester une incompétence à prendre part au jeu communicationnel complexe que ces situations organisent. Mais avant d’en arriver là, examinons d’abord des formes primaires d’émergence de la publicité. Soit une rencontre et une conversation entre de bons amis!: Pierre et Paul. Il s’agit ici a priori d’une interaction dyadique comme les envisage la linguistique. Ajoutons, pour renforcer le caractère dyadique de cette interaction, que Pierre et Paul ne parlent que d’eux-mêmes dans leur conversation, échangeant par exemple des avis et des appréciations sur leurs conduites réciproques et sur l’état actuel de leur amitié, dans une sorte de mutualité parfaite. Dans ce premier exemple, au moment de chaque tour de parole de Pierre, il se produit la répartition des rôles communicationnels montrée dans la figure 19, où les deux participants intègrent à eux seuls l’ensemble des rôles prévus par la procédure de transmission sans impliquer par ailleurs de tiers, ni au niveau de la production (aucun autre «!personnage!», aucune autre «!figure!» ne sont animés), ni au niveau de la réception (aucune audience). Une telle situation peut monter en publicité de deux manières différentes!: premièrement, à travers l’implication d’acteurs tiers!; deuxièmement, à travers une altération du processus de transmission et la dissociation des rôles communicationnels qu’il organise. fig. 19 PRINC FORM Pierre ANIM INLO Paul TARG ULTD Répondre en citoyen ordinaire vol.2 361 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Imaginons que Jean et Jacques, deux autres bons amis retrouvent Pierre et Paul dans le café où se déroule leur conversation et se joignent à leurs échanges. Dans son contenu, la conversation s’oriente vers la situation des uns et des autres de ces amis et celle du groupe d’amis qu’ils forment à quatre. On ne peut pas ici véritablement parler d’implication de tiers. Bien sûr, le nombre de participants, de deux, est passé à quatre, mais la familiarité et la proximité qu’ils entretiennent permettent difficilement de discerner en l’un d’entre eux une véritable audience. Bien sûr, chaque fois que Pierre oriente son énonciation et son regard vers Paul plutôt que vers Jean et Jacques, ces deux derniers composent une sorte d’audience minimale et provisoire, mais la fluidité de la conversation, le fait qu’ils soient, tout autant que Paul, la cible de l’énonciation, et la promesse qu’ils ont de redevenir de véritables interlocuteurs dans les secondes qui suivent empêchent leur mise à distance et leur inscription claire dans une audience (figure 20). La situation commence à gagner en publicité quand Pierre s’adresse à Paul et à Jean et évoque avec eux le souvenir d’un voyage mémorable auquel Jacques n’a pas participé, et donc d’événements auxquels il est étranger. Après un moment, Jacques, réduit au silence peut, lors des énonciations de Pierre, camper plus clairement un rôle d’audience. Il est mis à l’écart ou se met lui-même à l’écart du flux interlocutoire de telle manière que l’interlocution devient pour Jacques un objet au devant de lui plutôt qu’un milieu où il se trouverait absorbé en tant que sujet. On peut même imaginer que, lassé de cette conversation, Jacques désengage son attention de la table de bistrot, s’enfonce dans son fauteuil et dirige son regard vers des tables voisines, abandonnant pour un moment plus ou moins prolongé un rôle de participant et ne jetant plus qu’une oreille distraite au récit des trois compagnons. Il devient ici overhearer. Il peut bien sûr à tout moment interrompre sa rêverie, réengager à nouveau son attention et se repositionner en audience. La figure 21 montre ce jeu de positions de Jacques et le statut liminal de sa participation, entre présence et absence. Bien sûr, ce rôle de Tiers au niveau de la réception de l’énonciation de Pierre pourrait être joué de manière plus claire par les autres clients du café. Ainsi, les personnes des tables voisines peuvent tendre l’oreille et grappiller clandestinement quelques bribes du récit de vacances, si Pierre parle suffisamment fort. On peut même imaginer que Pierre, particulièrement en forme, se lève et rejoue avec enthousiasme quelque scène cocasse de ce récit de vacance, en s’exprimant à haute voix et en gesticulant dans tous les sens. D’overhearers éventuels, les clients du café sont transformés en audience légitime, par l’engagement de Pierre à se donner en spectacle de la sorte. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 362 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses fig. 20 fig. 21 PRINC PRINC FORM Pierre FORM Pierre ANIM ANIM INLO Paul TARG Jacques Jean INLO Paul Jean TARG (AUDI) AUDI Jacques OVRH Une autre façon pour la situation de gagner en publicité à travers l’implication de Tiers concerne leur intégration au «!format de production!» de l’énonciation, et non plus seulement au «!format de réception!». Ainsi, si toutes les situations en public sont des situations publiques, toutes les situations publiques ne se déroulent pas en public. Pierre et Paul, assis dans le salon du second, à l’abri de toute audience, peuvent initier une certaine situation publique en «!animant!» dans leurs échanges l’un ou l’autre «!personnage!» tiers, extérieur à un cercle de familiarité, ou certaines «!figures!». Dans un cas, ils échangeront leurs impressions sur le duel entre Obama et McCain!; dans un autre, Pierre, en prenant appui sur le «!personnage!» de son ami Paul et sa conduite à l’égard de son épouse se moquera de «!ces hommes qui se laissent mener par le bout du nez par leur femme!». fig. 22 fix. 23 FIGU FIGU Obama Ces hommes qui… McCain CRCT CRCT Paul PRINC PRINC FORM Pierre FORM Pierre ANIM ANIM INLO INLO Paul Paul TARG TARG Répondre en citoyen ordinaire vol.2 363 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Jusqu’à présent, nous avons approché la publicisation des situations à partir de l’implication de Tiers, d’abord au niveau de la réception des énonciations (audience et overhearer), puis au niveau de sa production (personnages et figures). Or l’introduction de la publicité peut se faire, non seulement à travers une orientation vers des Tiers ou troisièmes personnes (axe vertical du «!Il!»), mais également, au niveau de l’axe horizontal de la transmission, par une dislocation des rôles communicationnels ordinairement attribués à la première personne («!Je!») ou à la deuxième personne («!Tu!» ). Dans l’exemple de la conversation sur le duel Obama–MacCain, Pierre peut couler son propos dans des formulations empruntées au journaliste du Monde dont il a lu l’article le matin même, sans rendre cela explicite à Paul. Il apparaîtra ainsi comme le «!responsable!» (principal) et l’!«!animateur!» (animator) d’un propos préalablement mis en forme par un autre (formulator). Imaginons que les formulations du journaliste recueillent beaucoup de succès et que partout, des milliers de personnes les emploient dans leurs discussions, sur leur blog, etc. Ces formulations deviennent des formules d’expression courante venant s’agréger avec d’autres dans un argumentaire typique ou un «!vocabulaire de motifs!» pro-Obama. S’il les utilise à ce stade, Pierre aura bien du mal à passer pour l’unique responsable moral (principal) de son propos. Il est ici tributaire sur ce plan d’un certain «!lieu commun!» socio-historiquement déterminé –de la même manière que s’il utilisait un proverbe– et n’apparaît plus qu’en simple «!animateur!» de son propos. fig. 24 fix. 25 FIGU Obama FIGU McCain Obama CRCT McCain CRCT «!Sagesse populaire!» PRINC PRINC Journaliste FORM Pierre Journaliste ANIM FORM INLO Pierre ANIM INLO Paul Paul TARG TARG Répondre en citoyen ordinaire vol.2 364 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Dans cet exemple, le Je qui s’exprime à travers les gesticulations verbales de Pierre se trouve privé d’unité. Il est polyphonique et diffus, il se disperse en différentes entités d’énonciation rassemblées par une sorte de «!dialogue!» secret (Bakhtine, 1984). Une telle dislocation des rôles communicationnels peut également se produire à l’autre bout de l’énonciation et de sa transmission, dans l’éclatement du Tu auquel «!parle!» l’énonciation. En reprenant notre autre exemple, celui où Pierre s’inquiète de la soumission de Paul à l’égard de sa femme en parlant «!des hommes qui se laissent menés par le bout du nez!», on peut même imaginer un scénario où la dissociation des rôles communicationnels a lieu à chacun des «!bouts!» de l’énonciation. Ainsi, quand Paul hausse le ton en disant à Pierre que cette question ne le regarde pas, qu’en outre, sa femme, qui est dans la pièce à côté, risque de tout entendre, Pierre peut lui répondre que de toute façon, il ne fait que répéter ce que tout le monde dit déjà, et que si sa femme entend, c’est tant mieux. La figure 26 nous montre la structure d’une interaction où en fin de compte, cette dyade représentée par les deux interlocuteurs de chairs et d’os physiquement présents dans la pièce, ne constitue qu’un segment dans une plus large configuration de rôles communicationnels. Pierre se pose en simple «!relais!» d’un contingent de commentateurs unanimes («!tout le monde!»), et Paul lui-même n’est qu’un «!intermédiaire», la cible indirecte et l'ultime destinataire des remarques de Pierre étant plutôt sa femme, dans la pièce à côté. fig. 26 FIGU Ces hommes qui se laissent mener… PRINC Tout le monde FORM Pierre ANIM INLO Paul TARG OVRH Femme de Paul Répondre en citoyen ordinaire vol.2 ULTD 365 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Ces exemples ad hoc nous mettent en présence de certains des mécanismes fondamentaux par lesquels une situation sociale se transforme en une forme minimale de situation publique. Cependant, si elles suggèrent certaines formes de complication du jeu communicationnel, les esquisses d’analyse présentées jusqu’ici sont encore trop grossières. Les choses sont généralement plus compliquées que cela!: parfois, la séparation des «!formats de production!» et des «!formats de réception!» ne va pas de soi et souvent, comme l’avait déjà remarqué Levinson (1988), l’attribution des places communicationnelles à tel acteur plutôt qu’à tel autre n’a rien d’évident. Examinons donc un dernier exemple –celui-ci issu de notre ethnographie des Contrats de quartier– qui nous permettra de mieux prendre la mesure de la complexité de l’assignation des rôles communicationnels lorsque des situations sociales ouvrent sur la publicité. Nous pourrons ensuite entrer de plein pied dans l’analyse des énonciations des participants citoyens et profanes en assemblée. Un jour d’octobre 2004, je suis invité par une participante du Contrat de quartier Callas –appelons-la Marianne– à une «!réunion des habitants!» organisée «!dans l’urgence!» suite à une CLDI houleuse et à une série d’altercations avec le bourgmestre. Marianne et moi entrons dans le café où aura lieu la réunion. J’allume mon dictaphone. Elle me voit faire et dit!: «!Bonne idée, mais je te demanderai peut-être parfois de le couper!». Entre cinq et dix personnes étaient attendues à cette réunion des habitants, mais seule l’une d’entre elle –appelons-la Laurence– nous rejoint. La conversation commence entre Marianne et Laurence. Toutes deux ont entre trentecinq et quarante ans, fument, et se parlent avec beaucoup de familiarité («!ma chérie...!»). Marianne, présente à la réunion houleuse de la semaine précédente, raconte l’événement à Laurence, notamment le passage suivant!: EXTRAIT N°77 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion des habitants – octobre 2004 MARIANNE (à LAURENCE)!: Là je suis intervenue quoi. Je voulais quand même essayer qu’on traite un peu des espaces publics, des espaces verts quoi, pas toujours logement, logement, logement ! et puis bon parce que j’estime qu’ici c’est peut-être mon rôle aussi, quand même. Et là-dessus, le Bourgmestre il me sort «!Madame, ce n’est ni le lieu ni l’instant!». Tu vois ça d’ici hein… C’est tout lui, ça! [...] [plus tard!:] Ah, le Jacky, c’était festival hein...Tu sais... d’un mépris... [elle imite avec talent la voix, l’accent et l’intonation masculine du bourgmestre en parlant très vite!:] «!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avezrien-à-dire!!!» Holala, après tout ce boulot, toutes ces réunions et tout, qu'il nous dise ça platement... Mais vas te faire foutre quoi!! [Elles rient] Répondre en citoyen ordinaire vol.2 366 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Cet échange engage un schème de participation assez compliqué. Il se joue quelque chose de trouble à travers les actes de «!discours rapporté!» de Marianne. Ceux-ci impliquent en effet l’enchâssement des énoncés du bourgmestre dans les énoncés de Marianne, mais également, l’interpénétration de deux contextes d’énonciation, des formats de réception et de production qui les structurent. fig. 27 PRINC? FORM? Bourgmestre ANIM «!Le Jacky!» INLO TARG CRCT Marianne Marianne ANIM’ INLO’ ? Assemblée AUDI Laurence Ethnographe TARG’ ? AUDI’ Lecteur de l’ethnographe OVRH Cette interpénétration des contextes énonciatifs brouille considérablement la distribution des rôles communicationnels. Que se passe-t-il précisément quand Marianne rapporte, en les rejouant, les propos du bourgmestre («!Quand-j’ai-dit-nonc’est-non,et-puis-toute-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avez-rien-à-dire!»)!? Premièrement, en s’intéressant au centre de la figure 27, on peut dire que si Marianne anime l’énoncé du bourgmestre de la manière dont elle le fait, c’est d’abord en tant que personne récipiendaire et cible de cet énoncé quelques jours plutôt. En passant d’un rôle de cible du propos à un rôle d’animation du propos, elle rapporte quelque chose qui lui a été faite, à elle.!Si l’on sait que la «!cible!» du schéma de transmission 1 (TARG) et l’ «!animateur!» du schéma de transmission 2 (ANIM’) sont bien dans les deux cas Marianne, on pourrait dire que dans les deux cas il ne s’agit pas tout à fait Répondre en citoyen ordinaire vol.2 367 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses de la même Marianne, la première ayant encaissé, estomaquée, la remarque du bourgmestre sous le regard de l’assemblée, la seconde s’en donnant à cœur joie à répéter les propos du bourgmestre en riant et en fumant avec une amie. Ensuite, si l’on s’intéresse au bourgmestre, lui aussi se trouve dédoublé dans son rôle de production, à travers la procédure du «!discours rapporté!». D’un côté, il est imaginé comme la source ultime de l’énoncé, la personne ayant effectivement livré cet énoncé initialement et dans les circonstances de l’assemblée!; de l’autre, il est «!Le Jacky!», personnage caricatural (CRCT) de la mise en scène de Marianne et marionnette ventriloquée par ses soins. Que dire de l’audience!? Celle-ci est représentée, au moment du récit de Marianne, par «!moi!», l’ethnographe (AUDI’), qui constitue de fait un tiers muet dans la conversation entre Marianne et Laurence. Il est certainement plus propice pour Marianne d’entamer un rapide numéro d’imitation du bourgmestre en présence d’un jeune doctorant en sociologie plutôt que dans le cadre d’une assemblée CLDI. Pour autant, l’audience initiale («!l’assemblée!») n’en continue pas moins de jouer une sorte de «!rôle de figuration!» dans l’énonciation de Marianne. Ainsi, importent dans le compte-rendu de! Marianne non seulement le fait qu’elle ait été rabrouée sèchement par le bourgmestre, mais les circonstances publiques de cet affront. Le fantôme de l’assemblée, comme audience initiale, s’intercale dans l’imitation que propose Marianne!: le bourgmestre est en effet imité dans sa face la plus dramaturgique, c’est sa face publique qui est visée. Si l’on comprend sans trop de problème que la cible d’un énoncé (TARG) en devienne le rapporteur (ANIM’), que la personne à la source d’un énoncé (ANIM) soit transformé en personnage (CRCT) dans la bouche du rapporteur, que deux types d’audience influent, chacun à sa manière, sur la livraison du compte-rendu (AUDI, AUDI’), il devient beaucoup plus compliqué d’assigner les rôles communicationnels restants, ceux situés aux deux extrémités du schème de transmission. Si rapporter un événement, c’est le rejouer, qui est le responsable moral (PRINC) et qui est l’auteur (FORM) de «!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-toute-façon-votre-parolec'est-que-dalle,z'avez-rien-à-dire!»!? Le bourgmestre doit bien avoir sa part de responsabilité morale, en tant que source d’un certain énoncé, mais que penser quand il est «!animé!» contre son gré, sous les traits du personnage «!le Jacky!», dans des mots nouveaux et caricaturaux, et par la médiation d’une personne qui s’est trouvée offensée? On pourrait croire par ailleurs que Marianne se pose en «!auteur!» du propos, dans le sens où elle reformule ce qui a été dit, si, ce faisant, elle ne s’engageait à!«!imiter!» le bourgmestre, c’est-à-dire reproduire une forme déjà existante et disponible, à la reproduire si bien qu’elle apparaisse plus vraie que nature, aux yeux de ceux qui connaissent le bourgmestre, l’ont rencontré et écouté dans de pareilles circonstances («!Tu vois ça d’ici hein... C’est tout lui ça!!!»). Une solution Répondre en citoyen ordinaire vol.2 368 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses serait de reconnaître au bourgmestre et à Marianne des rôles de coauteurs de l’énoncé, partageant également la responsabilité morale de sa production. Plus troublants encore, les problèmes se posant à l’autre bout de la communication, du côté de sa réception et de sa destination. Qui est (sont) la (les) «!cible(s)!», si l’on s’intéresse strictement à ce bref énoncé du bourgmestre tel que rejoué par Marianne!? On pourrait bien sûr dire qu’il s’agit de Laurence, l’interlocutrice «!en chair et en os!» de Marianne, et qu’elle partage ce rôle dans certaines proportions avec l’ethnographe présent. En effet, à travers la performance de Marianne, l’ethnographe est comme invité à prendre note des durs propos du bourgmestre, et peut-être à les faire circuler sous une forme où une autre à un éventuel lectorat (OVRH). Une autre façon de voir les choses serait de poser que, à l’occasion de cette brève séquence de jeu, Marianne est elle-même la cible «!du Jacky!» qu’elle anime!; non plus la Marianne de la semaine passée, prise dans les conditions délicates de la réunion publique, mais la Marianne d’aujourd’hui, pleine de ressources nouvelles, et comme en position de force. Car en effet, que se passe-t-il juste après cette séquence rejouée!? Marianne s’adresse directement au bourgmestre, ou plutôt «!au Jacky!». Elle ne dit pas à Laurence «!qu’il aille se faire foutre!» ou quelque chose comme ça, elle dit «!vas te faire foutre!», réplique fantasmée à un interlocuteur fantôme. Cette idée nous amènerait à croire qu’en même temps qu’elle livre des informations à sa complice et à l’ethnographe sur un événement clos, Marianne poursuit en fait sa discorde avec le bourgmestre, cette fois selon ses propres règles et devant un public acquis à sa cause, jusqu’à avoir le dernier mot, à clouer virtuellement le bec au bourgmestre et à pouvoir en rire. Où tout cela nous mène-t-il!? A la proposition suivante!: des séquences conversationnelles banales, en connectant un événement en cours à un événement passé et/ou en reliant des interlocuteurs directs à une série de tiers, génèrent une diffraction des rôles de production et de réception, de sorte que même à l’examen attentif de ces séquences, il est souvent difficile de répondre sans équivoque à la question qui parle à qui!? Le point sur lequel Levinson clôt son analyse des footings conversationnels est intéressant: paradoxalement, les situations d’énonciation formellement plus compliquées, celles qui indiquent un enchâssement et une multiplication des rôles communicationnels, celles qui exhibent d’une manière ou d’une autre leur structure de production et de réception, sont peut-être en fin de compte les plus commodes à analyser, celles pour lesquelles il est possible d’arriver à un certain niveau de précision dans l’analyse des footings. Inversement, des énoncés grammaticalement très simples relèvent souvent d’une extrême complexité lorsqu’on cherche à localiser les différents rôles communicationnels en jeu et à les attribuer à des personnes. La multiplicité des rôles est maintenue, mais elle n’est plus indiquée dans l’énonciation par des «!connecteurs de personnes!», de sorte qu’un plus grand flou recouvre le jeu communicationnel d’ensemble. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 369 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Ainsi, dans une réunion, une énonciation aussi simple et banale que «!Nous vous en voulons!» constitue la forme extrêmement condensée et extrêmement vague d’un jeu communicationnel complexe, dont la structure serait pleinement déployée dans l’énonciation suivante!: Monsieur «!A!» et madame «!B!», mes voisins de gauche, m’ont dit lors de la réunion du comité de quartier «!C!» de la semaine passée, qu’ils avaient vu le chef de projet «!D!» au sujet de la possible modification du projet «!E!». Le chef de projet aurait dit à Monsieur «!A!» et madame «!B!» qu’une telle modification n’était pas envisageable, que l’échevin de l’urbanisme «!F!» lui avait encore certifié la veille. Monsieur «!A!» et madame «!B!» nous ont montré une lettre de plainte qu’ils ont rédigée, avec copie au Ministre «!G!». Messieurs «!H!», «!I!» et « J!», trois autre membres du comité «!C!», ont alors insisté pour ajouter leur signature à la lettre, et je peux vous dire, Monsieur le bourgmestre «!K», que moi, «!L », je l’ai signée également. Nous arrivons ici au cœur de notre argument sur le positionnement (footing) des participants citoyens et profanes!: le recours au «!vague!» du langage, permettant une nécessaire désindexicalisation des éléments de signification en même temps qu’une nécessaire économie des énoncés (Chauviré, 1995), semble refusé aux participants citoyens et profanes lorsque ceux-ci adoptent une posture publique en CLDI. Il ne leur est pas permis d’assembler une position vague et, par cette technique discursive banale, de représenter –un privilège réservé aux «!personnes en charge!». Ceux-là semblent tenus, davantage que ceux-ci, de prendre toute la mesure de la complexité participationnelle des situations publiques et d’en rendre compte explicitement et précisément dans leurs énonciations. c) De la délicate position publique du citoyen représentant Prendre la parole en assemblée CLDI demande à la personne de faire correspondre, à un engagement en public (inclusion de tiers dans le format de réception), une intervention intégrant au minimum une forme d’attention à autrui (inclusion de tiers dans le format de production).44 Une telle correspondance entre la publicité des circonstances et la teneur publique des débats constitue à la fois un effet espéré par les délibérativistes45 et une attente que partagent la grande majorité des organisateurs et des participants des CLDI bruxelloises. Pour tout participant citoyen, une première manière d’adopter une position inadéquate et directement sanctionnable consiste alors à s’exprimer sur un trouble 44 Notons qu’une telle correspondance manquait dans les exemples employés précédemment, quand Pierre donne en spectacle son récit privé, ou quand Pierre et Paul discutent de choses publiques «!entre eux!», en privé. 45 Pour davantage de détails, on se replongera dans la section 1.1.3. du chapitre 1 à l’occasion duquel a été évoqué le «!principe de publicité!» et ses effets à la fois «!socratiques!» et «!démocratiques!» (Chambers, 2004). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 370 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses personnel sans indiquer un souci pour autrui. Et de fait, dans ces réunions, certains citoyens interpellent l’élu en charge en cherchant à orienter son attention sur leur cas individuel et en s’adressant à lui comme dans les conditions dyadiques d’un face-àface.46 Cette forme typique de transgression de la grammaire publique de l’assemblée par déni du tiers et par un recentrement sur le «!personnel!» 47 ou sur le «!proche!»48 ne fera pas l’objet de développements ni d’illustrations, d’abord parce que l’espace nous manque, ensuite parce qu’elle est traitée ailleurs, et finement, pas d’autres. Retenons simplement le caractère évident des normes auxquelles cette forme de parole contrevient en contexte d’assemblée!: comme le rappellent sans cesse les «!personnes en charge!», il semble impossible, à l’occasion de ces réunions, de répondre de manière ajustée aux problèmes particuliers de tous et de chacun, par la démultiplication de transactions dyadiques.49 Plus centrale pour notre propos!: l’étude des footings et des choix linguistiques –notamment pronominaux– par lesquels les participants citoyens et profanes prétendent dépasser cette position réduite à la simple affirmation du «!je!» et aux seuls intérêts du «!moi!», en intégrant pour cela un souci pour un «!il(s)!» et/ou en se produisant comme membres d’un «!nous!». Ce dépassement est produit par des opérations banales de représentation, c’est-à-dire par des procédures cognitives et discursives à travers lesquelles les participants rendent présents dans la discussion des objets, des entités ou des personnes sinon absents. Nous l’avons vu dans la section précédente consacrée au référentiel de la discussion, une façon de constituer la teneur publique d’une intervention consiste à importer et à faire importer dans l’espace de discussion des «!quoi!», des objets de bien commun (ex!: la mobilité dans le quartier). En étudiant dans la présente section la dimension des «!qui!», nous nous préoccupons désormais de décrire les opérations par lesquelles 46 C’est ce que remarque Julien Talpin (2006, p.13)!: «!A bien des égards, le registre de l’interpellation s’apparente à la lettre au Maire ou au rendez-vous avec le Maire, mode hiérarchique traditionnel de communication entre des représentants politiques et des administrés dans le cadre du gouvernement représentatif. On peut même considérer que dans certaines communes [...], les réunions publiques de démocratie participative ont remplacé fonctionnellement les lettres au maire et les rendez-vous personnels. Quand confrontés à un problème personnel, les habitants avaient autrefois l’habitude de s’adresser directement au maire dans une relation proche d’une forme de clientélisme, ils se retrouvent aujourd’hui renvoyé à une puissante injonction participative!». 47 Notons succinctement qu’une telle opposition entre le «!personnel!» et le «!public!» est propre aux dispositifs que nous connaissons en Belgique, à la grammaire libérale qui les structure en profondeur et leur fait préférer la figure du «!citoyen ordinaire!». Elle ne se présente pas de la même manière dans réunions Neighborhood Councils que j’ai observées en Californie. Au contraire, dans ces espaces, toute représentation du «!commun!» par un citoyen passe par la présentation d’une «!personnalité!» exceptionnelle. Cette question est centrale dans les travaux de l’ethnographe du politique Paul Lichterman s’étant consacré ces quinze dernières années à l’observation de telles «!communautés personnalisées!» (Lichterman, 1996!; 2005). 48 Voir, sur les problèmes de raccordement entre régime du proche et régime public, les travaux de Laurent Thévenot (2006), récemment appliqués à la question de la démocratie participative par Julien Charles (2008!; 2009) 49 Très souvent, en début de séance, les présidents de séances ou coordinateurs rappellent aux participants qu’il ne s’agit pas, lors de ces réunions, de traiter de «!cas individuels!» ou de répondre à des problèmes d’!«!ordre privé!» et invitent les personnes qui voudraient s’exprimer sur ces questions à le faire en aparté, en fin de réunion. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 371 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses un énonciateur rend présents des tiers absents, projette quelque faisceau vers la Grande Société, par-delà les murs de la salle de réunion et du mini-public qu’elle rassemble. Or, à nouveau, dans ce mouvement d’extension du propos et de mention de tiers absents, rien ne garantit l’énonciateur citoyen d’atteindre la félicité communicationnelle et de tenir un rôle valide. Tout en évitant d’ignorer le Tiers dans l’énonciation, il doit également éviter une série de manières inappropriées de l’intégrer, que cela soit comme figure («!ils!») ou comme cosujet («!nous!»)50. Dans des conditions confuses et toujours à nouveaux frais, il doit mettre les pieds correctement dans la situation publique et compliquée à laquelle il participe!; il lui faut toucher à une «!juste publicité!», en agençant par son énonciation la triade communicationnelle qui convient. Afin d’avancer dans l’examen des degrés de libertés fort limités dont dispose le participant citoyen adoptant un rôle public dans une réunion CLDI, détaillons quelques-uns des positions et des postures –et donc des prétentions participationnelles– qui ne lui seront pas reconnues. Il y a d’abord cette forme d’inclusion négative d’acteurs tiers que l’énonciateur citoyen anime comme autant de «!ils!» avec lesquels il prend ostensiblement ses distances, invitant ses interlocuteurs à faire de même. Il peut s’agir d’acteurs ou de groupes d’acteurs particuliers, de franges entières de la population («!les jeunes!», «!les étrangers!») ou d’ «!Autrui généralisé!» lui-même (!«!les gens!»). Généralement, ces formes d’attention au Tiers sous l’angle de la plainte, de la dénonciation, de la dégradation, de la moquerie, se trouvent sanctionnées par les «!personnes en charge!», de manière explicite lorsque la déclaration est abusive (racisme, insultes, grossièretés...), de manière diffuse dans des cas plus nuancés, comme le suivant!: EXTRAIT N°78 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – juin 2004 FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général): Il y a peut-être des remarques sur l'assemblée générale de mai? UN DELEGUE DES HABITANTS: Moi, j'ai peur qu'au fil des assemblées générales, on retrouve toujours les mêmes remarques; genre, «!J'ai un arbre devant chez moi!», «!Houlala, mon trottoir, mon égout...!». A la première, c'était le cas; à la seconde, encore. Il faut peut-être réaiguiller les gens. Je pense par exemple à vous Monsieur Claessens, quand vous avez dû répondre à ces questions… FRANÇOIS CLAESSENS: Je dirais… C'est un peu le jeu, et j'y suis habitué. Vous savez monsieur, c'est difficile d'éviter que ce genre de choses ne vienne sur le tapis [...]. Il s'agissait à ce stade d'informations… L'Assemblée Générale, c'est quand même à ça que... [...] Et puis il faut quand même certains moments comme ceux-là… C'est tout à fait nécessaire de 50 Harvey Sacks (1995) a été le premier à insister sur le fait que le sujet «!nous!» désigne, dans une interaction, un co-sujet toujours contingent, représente en cela «!un fait de collaboration et non une propriété sémantique de la phrase que l’on pourrait considérer indépendamment!» du contexte d’énonciation (Ferrié et al, 2008, p.800). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 372 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses garder un lien avec tous ceux qui n'ont pas directement, je dirais, prise sur le projet et... SOPHIE DANSAERT (expert de l’administration régionale)!: Et puis bon, la CLDI reste quand même une émanation de l'AG hein… Faut être clair!! CHRISTELLE JANSSENS!(échevine de l’urbanisme): Oui, il faut maintenir un lieu comme celui-là… SOPHIE DANSAERT!: Une remarque peut-être d'ordre sociologique!: je pense ne pas me tromper en disant qu'il y a proportionnellement moins d'habitants du quartier Montjoie en CLDI qu'en AG [Note!: le quartier Montjoie est la partie la plus pauvre du périmètre du Contrat de quartier, et celle où se concentre une population immigrée ]. Ici, un délégué des habitants, membre de la CLDI, se plaint des gens qui, en assemblée générale, interviennent à côté de la plaque et pour leur seul intérêt personnel. Sa remarque occasionne différentes réactions de la part de personnes en charge. Ces réactions se complètent les unes les autres en un train de réponses par lequel les personnes en charge s’opposent à une dévaluation des participants plus périphériques («!tous ceux qui n'ont pas directement prise sur le projet!») et refusent de participer à l’entreprise d’ «!ex-communication de tiers!» (Ferry, 1991, p.166) initiée par ce délégué. L’engagement du délégué des habitants fonctionne en effet comme une dénonciation des incompétents et comme un appel à la solidarité entre membres compétents. Par l’action de ses mots, il vise à repousser les tiers absents d’un bras et à passer l’autre –c’est une image– autour des épaules du coordinateur général («!Je pense par exemple à vous Monsieur Claessens, quand vous avez dû répondre à ces questions…!»). Le très expérimenté Claessens se défait poliment de l’étreinte!: il est «!habitué!» à ces situations, dit-il, et puis surtout, «!c’est un peu le jeu!». Sa réponse et celles qui suivent remettent les pendules à l’heure à au moins deux niveaux. D’abord, les membres de la CLDI se voient signifier que ces personnes et ces remarques dépeintes par le délégué des habitants comme trop ordinaires sont, aux yeux des responsables, des personnes et des remarques juste assez ordinaires. Les réponses apportées par Claessens, Janssens et Dansaert montrent d’ailleurs une progression intéressante. Les petites gens de l’assemblée générale dont se plaint le délégué des habitants sont d’abord présentés par François Claessens comme des figurants ne faisant de mal à personne et avec lesquels «!il faut garder un lien!», avant d’être carrément ramenés au centre du jeu par Sophie Dansaert qui fait de l’assemblée générale l’instance souveraine du Contrat de quartier, en suggérant la plus grande représentativité des personnes qui s’y mobilisent. Finalement, dans le jeu proposé aux citoyens, l’incompétence est moins malheureuse que la dénonciation de l’incompétence!; l’incapacité, préférable à la distinction. Pour un participant citoyen, chercher à se distinguer de «!petits qui importent!» revient à se poser en «!grand qui ne compte pas!». Ainsi, ce que les personnes en charge (Claessens, Janssens, Dansaert) refusent dans cet extrait, ce n’est pas seulement Répondre en citoyen ordinaire vol.2 373 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses l’excommunication d’un «!ils!», des participants les moins éclairés, c’est le schème eux vs nous dans son ensemble, et donc également la constitution d’un «!nous, membres de la CLDI!»51, d’une communauté de citoyens plus compétents et donc, d’une certaine manière, extraordinaires52. Dans la délicate fabrication d’une position publique de délégué des habitants, une inclusion positive de tiers absents s’avère tout aussi compliquée. Dans ces interactions en assemblée CLDI, les opérations discursives par lesquelles un délégué citoyen cherche à s’adjoindre la voix des «!gens du quartier!» apparaît finalement tout aussi problématique que les énoncés par lesquels il la dénonce. Les personnes en charge de la participation, qui refusent de stabiliser un «!jeu d’équipe!»53 avec des citoyens plus éclairés et aux dépens du reste des «!gens du quartier!», résisteront tout autant aux délégués des habitants qui, en prenant leur nouveau statut un peu trop au pied de la lettre, présentent les «!gens du quartier!» à leurs côtés et –le cas échéant– face à l’autorité officielle. C’est qu’ici, en effet, le jeu change. Autant une représentation défavorable du Tiers absent par un participant citoyen propose, en creux, une forme de solidarité entre personnes coprésentes dans l’assemblée, autant une représentation favorable du Tiers absent par un participant citoyen est créatrice de contrastes, de concurrences ou de confrontations entre personnes coprésentes dans l’assemblée. On passe, dans l’énonciation, d’un schème eux vs nous à une interaction publique présentée sous la forme eux vs vous, eux-et-moi vs vous ou nous vs vous!; selon que le Tiers absent est représenté plutôt comme personnage ventriloqué par l’énonciateur ou plutôt comme sujet coresponsable de l’énonciation, plutôt comme figure ou plutôt comme principal –pour utiliser les catégories de Goffman54. Envisageons ces différents cas, aussi problématiques les uns que les autres. Le premier cas de représentation positive est celui du «!traducteur-interprète!». Un participant citoyen interprète devant l’assemblée la situation, les besoins, les 51 On peut ici soulever une ambiguïté de la participation en CLDI. D’un côté, son aspect processuel et la logique d’accompagnement et de suivi de projet qu’elle favorise engage à une participation du type urbanisme collaboratif, centrée sur le team-work, d’un autre, les personnes en charge du dispositif se montrent allergiques à toute entreprise de team-building, de consolidation d’une communauté d’enquête et d’expérience (Dewey, 1993). Il serait intéressant de faire contraster ces observations avec une participation s’assumant davantage sur le mode de la communauté, comme dans les Neighbrohood Councils que j’ai suivis à Los Angeles, où les membres de commissions participatives multiplient «!retraites!», «!dîners!», toutes tentatives de créer de l’interconnaissance, de renforcer la familiarité entre les membres et l’identification au dispositif de participation. 52 Les contrastes posés entre «!les gens du quartier!» et un contingent de citoyens «!extra-ordinaires!» peut, à l’occasion, s’exprimer d’une manière beaucoup plus flagrante et donc plus facilement répréhensible par les personnes en charge de la CLDI. C’est le cas, par exemple quand, , lors d’une visite du quartier Lemont (commune B) par les membres de la CLDI, tous «!belges de souches!», une personne âgée, un délégué des habitants s’exclame, rigolard!: «!Vous avez vu comment ils nous regardent les gens aux fenêtres!?! Ils sont tout étonnés de voir autant de Belges. Ils n'en ont jamais vus autant en une fois. Ils croyaient qu'ils étaient que chez eux!!» 53 Pour des analyses et descriptions de «!jeux d’équipe!» dans des rassemblements!: Goffman, 1959!; Futrell, 2002!; Berger & Sanchez-Mazas, 2008. 54 Nos analyses ici, ne sont pas étrangères aux variations de l’ «!engagement distancié!» dans les différents régimes de l’expression en public esquissées par Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin et Cyril Lemieux (1995). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 374 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses sentiments, les volontés, les désirs (...) de ses concitoyens, non pas vraiment en tant que délégué ou porte-parole désigné, mais plutôt en tant que «!membre éminent!», détenteur d’un savoir rare sur le Tiers absent. On a là une configuration assez semblable à celle étudiée précédemment!: «!les gens!» sont toujours représentés en tant que «!ils!» par un «!je!» distingué, mais, cette fois, le Tiers est exposé sous un jour plus favorable, par ce «!je!» bienveillant, qui lui est proche, qui le connaît bien, qui sait ce qu’il lui faut55!: EXTRAIT N°79 – C.d.Q. Callas, Commune A – Séance d’information – mars 2004 [Cette séance organisée par les associations avait notamment pour objectif de travailler à la définition d’ «!outils!» d’information et de mobilisation efficaces, susceptibles d’élargir la participation aux habitants du quartier parlant moins bien le français. C’est en tout cas de cet enjeu de mobilisation dont il est question dans les conversations entendues en fin de réunion, au moment où un habitant du quartier, d’origine maghrébine, âgé d’une cinquantaine d’année, prend la parole avec éloquence. Il sera écouté attentivement, d’abord, puis de manière plus distraite, un brouhaha venant même couvrir la fin de son intervention, qui tombera un peu à plat. Précisons que je n’avais jamais vu cet homme jusque là, et que je ne le reverrai plus par après. Au moment où il prend la parole dans cette réunion, personne ne semble le connaître] UN HABITANT: Attendez, attendez... vous parlez de mobilisation mais la mobilisation demande l’intérêt... demande que les gens s’intéressent vraiment.... Vous êtes tout excusés du manque de participation de la communauté magrébine au Contrat de quartier puisque vous ne connaissez pas ce qui les intéresse, vous ne les connaissez pas. Vous voyez les gens de la mosquée, vous avez l’impression qu’ils s’intéressent au quartier... mais moi je vais les voir, je leur parle, et en fin de compte je peux vous dire qu’ils ne s’intéressent pas vraiment au quartier. Je vois ça de l’intérieur, c’est très différent. Une mosquée, une synagogue, c’est des lieux d’activité spirituelle, donc des lieux d’intériorisation. On a une population qui est beaucoup plus sur l’intériorité. C’est normal que les fidèles de la mosquée ne s’intéressent pas à la ville extérieure. On recherche l’appropriation de l’espace par les riverains... Mais il ne faut pas croire que parce qu’il y a une grande intensité dans la rue Callas, il y a un grand intérêt pour autant. Je peux vous aider à décoder ce genre de choses. [L’attention a déjà baissé, à ce point, les gens dans la salle commencent à bavarder, un brouhaha s’élève...] Ce que vous voyez dans les rues n’a rien à voir avec ce qui se passe dans les cuisines, les cages d’escalier... Ecoutez... pour communiquer, il faut d’abord un message, il faut ensuite qu’il y ait réception, compréhension, et enfin, il faut une réponse. Souvent on envoie vite-vite des toutes-boites. Là, à tous les coups vous êtes perdants et ils sont perdants, tout le monde est perdant. Si vous ne comprenez pas l’intériorité de ces gens, ça ne marchera jamais. Ce qu’il faudrait c’est qu’ils passent d’une commission à une autre comme ils passeraient d’une pièce à une autre de leur maison. Je peux peut-être vous aider sur ces questions. Je veux bien vous aider. Si vous voulez, je peux vous faire un cadeau, en vous proposant un groupe de travail alternatif, un atelier pour approfondir cette réflexion. Si vous me dites une date pour bientôt, parce que je dois quitter Bruxelles… [Silence de quelques secondes. Cela faisait déjà un petit moment qu’un brouhaha avait couvert le propos, et les participants qui l’ont écouté semblent perplexes ou indifférents devant sa proposition d’organiser un «!atelier alternatif!». Ce moment de gêne est rompu par un représentant régional!:] 55 Sur cette pénétration du langage sociologique et la transformation du rapport à Autrui sur le mode du «!ils!» qu’elle favorise, voir le dernier chapitre de La Grammaire de la responsabilité, intitulé «!La tentation irresponsabilisante des sciences humaines!» (Genard, 1992, p.167-200). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 375 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale)!: Oui, heu, le groupe de travail principal, ça reste la CLDI, hein... Mais bon, la liberté d’association est réelle... Je vous conseille quand même de ne pas trop sortir du cadre. Comment expliquer l’infélicité générale de cette intervention!? Si l’énonciation parvient à capter l’attention de l’audience dans un premier temps, par les informations nouvelles que l’homme apporte sur les façons de fonctionner de la «!communauté magrébine!» et sur le rapport-à-la-ville de la «!population!» qui fréquente la mosquée, une gêne palpable survient rapidement devant le footing problématique qu’il se choisit, à savoir, une entrée en concurrence avec un «!vous, les Belges!» qui refuse de prendre appui sur un «!nous, les Magrébins!». Devant une assemblée à la recherche d’authentiques «!représentants de la communauté magrébine!», cet habitant –visiblement magrébin– échoue à livrer le témoignage sincère, le partage d’expérience vécue, voire les revendications communautaires attendues. L’audience décroche quand il s’emploie à objectiver sa propre communauté dans un langage conceptuel et sur le mode de la leçon, tel un sociologue du dedans, un interprète, un traducteur, autant de places qui ne lui sont pas véritablement reconnues. Dans le jeu de contraste (eux vs vous) qu’il fait naître en s’engageant de la sorte, qui est le «!je!» désintéressé qui s’exprime!?, qui est cet illustre inconnu!?, qui l’envoie!?, pour qui se prend-t-il!?, pourrait-on presque entendre, ou lire en sous-titre dans la réponse plutôt méprisante qui est apportée par Frédéric Moens. Si l’exemple cité montre ce rôle du traducteur-interprète dans sa version la plus forte, quasi-professionnelle (et donc problématique pour un participant assigné à une place de «!citoyen ordinaire!»56), on retrouve de nombreuses séquences où les participants citoyens s’engagent dans un tel registre «!en amateurs!». Plutôt que de représenter Autrui à travers une expertise, ils le font en spéculant plus modestement sur sa situation, ses besoins, ses sentiments, ses désirs, ses volontés, etc. Comme dans l’extrait suivant, où deux participants se disputent gentiment sur la définition de ce dont «!les gens!» ont besoin, de ce qui compte pour «!les gens!», tout en reconfigurant à chaque fois le contraste eux vs vous. EXTRAIT N°80 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004 ANNIE BERTOLUCCI (représentante du Centre Public d’Action Sociale de la commune A) Ce qui fait que les gens viennent plus qu’une fois (...) c’est qu’ils ont le sentiment que leur présence non seulement sert à quelque chose, mais, pour certains, leur sert à quelque chose, parce qu’ils sont face à des problèmes où leur demander de s’occuper du bonheur de l’humanité c’est un peu compliqué. Et, donc, je pense qu’il faut peutêtre avoir des petits projets modestes, simples, mais où les gens qui viennent à une réunion, à une conférence en ressortent en disant : «!Tiens, c’était utile pour moi!». Je n’ai pas la formule miracle. Mais je pense vraiment que, en termes de méthode, on doit réfléchir à des petites choses simples. Et je pense, notamment, à tout ce qui tourne autour de la sécurité dans les habitations. Je pense vraiment que ça c’est une question majeure. 56 Cfr. point suivant (5.3.2.2). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 376 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses MICHEL LAMMY (délégué des habitants)!: Je voulais répondre à Madame Bertolucci. Vous disiez qu’il faut donner des choses simples : la sécurité dans les appartements, des choses comme ça. Ce n’est pas si simple, mais vous disiez : «!Répondre aux besoins des gens!», c’est ça, c’est un peu ce que j’ai compris. Et, c’est vrai que, moi, en tant qu’artiste aussi, je trouve qu’il y a une dimension... En fait, je peux vous.... je pars du « senti ». En fait, je peux vous citer que... quelqu’un qui dit que l’homme n’est pas une création du besoin mais du désir. Et répondre aux besoins des gens, ce n’est... il n’y a pas... on ne dépasse pas le cadre fonctionnel chaque fois des choses. Et moi, là, j’ai envie ici qu’on le dépasse. Voilà, c’est pour ça que je suis ici... Vous voulez que je reprenne, que je vous relise... QUELQU’UN DANS L’ASSEMBLEE [Sur un ton gentiment moqueur!:] Ah, la poésie... [rires] MICHEL LAMMY: [Un peu vexé!:] La créativité et la poésie, oui.... [il marque une pause] Imaginaire. Et amener les gens à se dépasser. Là aussi, ce n’est pas seulement répondre à ce qu’ils attendent, ou à leur donner ce qu’on... ANNIE BERTOLUCCI!: [début inaudible] je pense qu’il faut aussi pouvoir – c’est essentiel effectivement – je crois qu’il n’y a pas d’insertion, d’intégration sociale, sans place à la dimension culturelle et donc créatrice. Mais, je pense qu’il y a des gens qui sont écrasés par des soucis tels que cette partie-là, et bien, ne trouve pas l’espace. Ils trouvent que c’est une responsabilité... Et moi, comme présidente de CPAS, je pense que la dimension culturelle est essentielle, mais je dis que, pour qu’elle puisse se libérer, il faut aussi que les gens aient la tête à ça. MICHEL LAMMY!: Je ne pense qu’elle ait à se libérer. Elle est là. Je pense que même quand les gens sont très mal, cette dimension culturelle est toujours là... Elle est toujours là... C’est un débat... Il s’agissait donc d’une première sorte d’opération par laquelle un énonciateur entre en concurrence avec un «!vous!» par représentation positive de tiers absents, introduits simplement au titre de personnages ventriloqués, de figures manipulées. Je parle d’interaction eux vs vous dans la mesure où l’énonciateur, le «!je!», s’y efface un maximum. L’énonciateur n’est pas directement intéressé ou concerné en tant que sujet dans le contraste qu’il fait naître. Le schème est sensiblement modifié quand, dans des scènes comparables, l’énonciateur s’engage personnellement dans un jeu de solidarité plus marqué avec le Tiers qu’il représente, tout en creusant l’écart avec le «!vous!». C’est ce cas intermédiaire qu’on pourrait appeler eux-et-moi vs vous. Dans l’extrait suivant, l’énonciation oscille entre une telle forme intermédiaire et une opposition plus franche (nous vs vous). On y voit comment «!les gens!» ne sont plus simplement représentés par interprétation, mais se trouvent progressivement rattachés en tant que cosujets de la plainte portée par l’énonciatrice (contre la Commune). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 377 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses EXTRAIT N°81 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004 MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!: Est-ce qu’on peut terminer!? [...] Je suis certaine qu’il y a des gens qui ne veulent vraiment plus entendre parler de ça pendant nos réunions. Effectivement, ça prend beaucoup trop de temps, mais ça montre peut-être que la Commune manque de gestion de ce dossier, puisque nous sommes tellement insatisfaits. [...] J’aimerais seulement que vous sachiez qu’il y a quand même des gens qui ont fait un effort làbas, [à] aller parler avec les gens... Les gens avec qui on a parlé, ils comprennent pas du tout l’idée d’un ascenseur, ni d’ouvrir, ni de mettre les gens [inaudible] habiter dans les maisons en question. Ça, c’est déjà le grand refus de la population. Il faut savoir aussi qu’il y a des gens qui, depuis des années, disent : la place communale, est-ce qu’on peut la refaire. [...] Donc, il y a vraiment des gens ici qui essaient de faire bouger les choses. La Commune maintenant qui va nous dire : «!il faut absolument là l’espace!». Et nous, depuis des années, on se bat... [...] Donc, il y a beaucoup, beaucoup derrière. Mais vraiment, je vous supplie de faire quelque chose pour qu’on perde moins de temps avec ce sujet. Nous sommes donc passés d’un cas de représentation favorable du Tiers ou ce dernier était clairement objectivé dans la figure des «!gens!» et distingué du sujet de l’énonciation, à un cas beaucoup plus trouble où l’on ne sait plus très bien si le Tiers est une figure ou s’il est un principal, sorte de cosignataire de l’énonciation. Si dans un premier cas, l’interlocuteur, ce «!vous!» concurrencé, pouvait reprocher à l’énonciateur une trop grande distance avec les «!gens!» dont il prétendait interpréter/traduire les sentiments, besoins, désirs (...), dans le second cas, il pourra lui reprocher sa confusion, son hésitation à se placer d’un bord ou d’un autre, en interprète ou en membre actif. Est-il l’observateur ou le partenaire ratifié de ce Tiers qu’il cite à ses côtés!? Ce «!nous!» mal assumé et mal assuré, parce qu’il avance à couvert, pourra être dénoncé comme inauthentique. La critique qui vient d’être faite d’engagements de représentation de type eux vs vous et eux-et-moi vs vous peut alors laisser à croire qu’il est plus approprié, dans ces assemblées, d’engager une opposition à un «!vous!» à partir d’une inscription plus solide et transparente à un «!nous!». Ce n’est pas le cas. C’est bien là toute l’infortune du citoyen engagé à représenter!: une succession de positions malheureuses et de footings impossibles. Examinons pour cela un nouveau cas: le «!nous!» y est clairement affirmé et signifie une appartenance à une «!catégorie!» d’habitants, à une certaine «!frange!» de la population. En s’engageant à travers ce «!nous!» groupal, l’énonciateur infère une délégation particulière!; il parle à présent au nom des Magrébins, il se fait porteparole des personnes à mobilité réduite, il représente les cyclistes quotidiens, etc. Deux problèmes se posent rapidement à lui. Premièrement, il ne manque généralement pas, ce faisant, d’empiéter sur le registre d’associations spécialisées, également présentes en CLDI ou en assemblées, et pouvant faire valoir des «!appuis conventionnels!» (Dodier, 1993) plus stables lorsqu’il s’agit de dire ce «!nous!» groupal. L’autre problème, auquel les associations spécialisées sont tout autant confrontées, est le suivant!: par ses sous-bassements philosophiques à rechercher du Répondre en citoyen ordinaire vol.2 378 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses côté d’un «!libéralisme républicain!», un espace public comme la CLDI s’accommode difficilement de représentations particulières, groupales, communautaires et ne semble pouvoir tolérer, pour ses participants citoyens, que des formes d’insertion individuelles. Entre le citoyen ordinaire, comme «!unité de participation!» et les «!habitants du quartier!», ne peut se glisser aucun collectif intermédiaire. Par exemple, une appartenance à un petit comité de quartier ne couvrant que quelques rues à l’intérieur du périmètre d’un Contrat de quartier ne renforcera pas véritablement la position de l’énonciateur et pourra même s’avérer contreproductive57. Au niveau des procédures officielles, rien n’est prévu pour conférer à ces groupements et à ces énonciations collectives une qualité spéciale, un traitement de faveur. Voyons, par exemple, comment à Callas la demande faite par une poignée de citoyens de s’engager dans le Contrat de quartier au titre de «!Comité Houblon!»58, plutôt que comme autant de singletons, est traitée avec une grande légèreté qui confine à l’indifférence la plus totale. Comité ou pas, ils seront logés à la même enseigne!; en rien le «!nous!» qu’ils proposent ne saurait être plus ou moins contraignant qu’une collection de «!je!»!: EXTRAIT N°82 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants) [embarrassée, hésitante!:] C’est un détail. En fait, j’ai vu que plusieurs riverains de la rue du Houblon étaient repris, mais il n’est pas spécifié au niveau association non commerciale le Comité Houblon... C’est juste pour une question de clarté en fait, plutôt que de mettre... que le Comité soit noté en fait, le Comité Houblon. LUC DESCHAMPS (coordinateur général des Contrats de quartier dans le commune A) [légèrement irrité!:] Ecoutez, c’est tout simplement parce que le Comité Houblon en tant que tel n’a pas posé de candidature. Ce sont... après... ceci est le reflet, si vous voulez, du dépouillement au lendemain du 10 ou du 11 février simplement. Mais je crois que toutes les personnes qui ont, rue du Houblon, souhaité faire partie de ce travail, sont là. Alors qu’elles s’appellent Comité Houblon..... On appellera ça Comité Houblon si vous le souhaitez.... JACKY DECAUX (bourgmestre) [avec l’empressement de quelqu’un qui veut passer à autre chose:] Vous vous appellerez Comité Houblon, ça n’a pas d’importance, du moment que vous soyez tous-tous-tous admis. 57 Remarquons ici que dans le cas du presque célèbre «!Contrat de quartier Maritime!» à Molenbeek, l’importance décisive que prit le «!comité de quartier Le Maritime!», valait, outre ses bonnes capacités de recrutement, au fait que ce comité portait le même nom que celui choisi pour le Contrat de quartier, tout en faisant porter son influence sur un périmètre exactement égal à celui défini par le Contrat de quartier. Ce fait leur a permis, plus facilement qu’à d’autres, de se montrer convaincant lorsqu’ils prétendaient parler pour «!le quartier dans son ensemble!». 58 Il s’agit ici d’un petit comité composé, pour l’occasion du Contrat de quartier, par des résidents de la rue du Houblon située dans le Commune A. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 379 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Quand un «!nous groupal!» est transcendé dans un «!nous, les habitants du quartier!», prononcé dans les circonstances d’une confrontation directe, d’un clash avec un «!vous!» (regroupant les élus locaux, les employés communaux et les experts enrôlés), la situation devient plus clairement intolérable59 et, au-delà de sanctions diffuses, des rappels à l’ordre se font entendre!: EXTRAIT N°83 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004 ROSA GONZALES! (représentation d’une association de femmes) : Une [...] chose que je voudrais exprimer aussi ce soir ici, c’est que [...] la réaction qu’il y a eu en relation à la commission de concertation de votre part, je trouve que c’est une vision très fermée. Parce que, moi, je pense que le monde associatif, les habitants, on est venus avec une attitude de construction, et d’apporter des idées de comment on pourrait encore travailler le projet de Contrat de quartier. Et moi, j’entends vraiment que, après la commission de concertation, il n’y a [aucun changement possible], c’est-à-dire, je me dis de nouveau : à quoi ça sert une commission de concertation, et je réaffirme que je pense qu’on a des concepts très différents sur la participation et la concertation [par rapport] à la Commune [...]. C’est-à-dire que les remarques qui ont été faites lors de la commission de concertation, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? [...] Les associations et les habitants, on a réagi lors de la commission de concertation. Et, bon, je voulais savoir simplement, à quoi ça a servi cette commission de concertation. [...] Nous, on a donné notre point de vue dans la commission de concertation. On a donné notre point de vue dans la CLDI du 30 juin. On donne de nouveau aujourd’hui notre point de vue. Et tout le temps, la réponse [que vous nous donnez] c’est «!le dossier de base!». Mais, dans le dossier de base, on peut mettre les avis qu’il y a eu des habitants et des associations. [...] Parce que, sinon, nous nous demandons qu’est-ce qu’on fait ici en train de perdre notre temps!! [...] JACKY DECAUX (bourgmestre)!: Madame Gonzales, [...] le dossier [...] ne contient peut-être pas tout ce que vous souhaitez, ça, je peux le constater, mais, je suis désolé, il contient aussi une série de choses. [...] AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!: [...] Le dossier de base de ce projet de Contrat de quartier n’est pas vide, comme a dit Monsieur le Bourgmestre, mais il est surtout rempli de choses que vous avez mises dedans... [un grondement de désapprobation se fait entendre] MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!: Monsieur, [...]je ne sais pas si on peut dire que nous avons fait le dossier de base. Les études ont été faites par les spécialistes dans le domaine. Et, donc, les gens débattent sur ce qui a été présenté. Et, donc, je pense qu’il faut faire attention de dire que nous avons créé ce qui est là actuellement. JACKY DECAUX!: [agacé, il désire apparemment en rester là sur ce point de discussion!:] Vous n’avez pas retrouvé tout [...], c’est vrai, mais vous avez retrouvé une série de choses, bon, voilà. ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants): 59 Sauf peut-être dans des quartiers, comme le quartier Maritime à Molenbeek, connaissant des organisations civiles fort actives, aux membres nombreux et capables d’étendre leur influence à l’échelle du périmètre d’ensemble d’un Contrat de quartier. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 380 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses On y a retrouvé aussi des éléments qui avaient été fortement... [...] Le dossier de base contient des éléments qui ont été... enfin, qui n’ont pas été approuvés ou sur lesquels, il y avait, comment dirais-je, vraiment, des réserves fortes lors de la dernière assemblée générale LUC DESCHAMPS!: [cherchant à relativiser la déclaration d’Isabelle Thierry:] D’une partie de l’assemblée générale... CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: [choquée!:] Pardon!?! JACKY DECAUX!: [répétant et complétant l’observation de Luc Deschamps!:] D’une partie de l’assemblée générale, mais pas de l’ensemble. Et il ne faut pas croire que parce qu’il n’y a que quelques voix qui s’expriment et qu’il y en a aussi beaucoup qui ne s’expriment pas, qu’elles sont nécessairement d’accord. Une assemblée, ça a des sensibilités, pas une sensibilité. ISABELLE THIERRY: Mais enfin, [...] il y a eu un grand nombre de personnes qui ont [...] contesté ces projets et j’en reviens, enfin à ceux qui posent un problème!: c’est la liaison GriseJoyau, c’est le... JACKY DECAUX!: [sèchement!:] On n’en parle pas aujourd’hui. ISABELLE THIERRY: Mais.... JACKY DECAUX!: Il y a un absent ici... ISABELLE THIERRY: Mais, moi, j’ai l’impression qu’on met un couvercle, tout le temps sur l’avis donné. JACKY DECAUX!: Non, Madame, j’ai l’impression que vous vous appropriez, je dirais, le suffrage de personnes qui ne sont pas ici. Et on l’a dit, et on l’a redit!: il y a malheureusement des absents et ce sont particulièrement les gens qui habitent le quartier Callas et la rue Grise, pour des tas de raisons qui ne viennent pas d’ici... [...] ISABELLE THIERRY!: C’est un procès d’intention... JACKY DECAUX!: Non, non, mais je dis!: ces gens, malheureusement [ne sont pas là] – et je souhaiterais qu’ils soient ici... ISABELLE THIERRY!: Nous aussi... JACKY DECAUX!: Et bien, oui, mais ils ne sont pas là. Alors, Il faut peut-être avoir un peu de recul et de modestie pour dire que les opinions qui sont émises ici ne sont pas nécessairement des opinions définitives et qui représentent l’ensemble des habitants du quartier. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 381 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Que se passe-t-il ici!? On retrouve un moment de tension particulière en fin de première année du processus de participation du Contrat de quartier Callas, où différents citoyens et représentants d’associations, déçus de l’impossibilité de modifier certains éléments controversés du dossier de base du Contrat de quartier, entament un jeu d’équipe, au nom d’un «!nous!» ou d’un «!on!», et rentrent en confrontation directe avec «!la Commune!» et les «!spécialistes!». Le bourgmestre Decaux, appuyé par sa propre équipe (Ici, Ahmed Talbi et Luc Deschamps), s’empresse alors de saper ce «!nous, habitants et associations!». En rappelant l’extériorité du Tiers, son absence («!il y a un absent ici!»!; «!beaucoup de voix qui ne s’expriment pas!»), il le dissocie de ce «!nous!» que brandissent les habitants et associations, et qui ne désignerait plus alors que leurs «!quelques voix qui s’expriment!». Après avoir remis les choses au point et interdit les participants non mandatés de «!s’approprier le suffrage des personnes qui ne sont pas ici!», il les appelle à «!un peu de recul et de modestie!». *** Nous voilà arrivés au terme de cette analyse des positions/postures communicationnelles (footings) et des choix pronominaux tentés par les participants citoyens et profanes dans ces situations publiques, qui comme j’ai essayé de le montrer précédemment, compliquent considérablement la texture des conversations et des interactions de face-à-face en assemblée. Tout au long de ces exercices, nous avons remarqué la chose suivante!: les participants citoyens et profanes, davantage que leurs partenaires élus et spécialistes, sont constamment tenus d’honorer la complexité vertigineuse du jeu communicationnel qu’activent les situations publiques, de prendre toute la mesure de son éclatement, et d’en rendre compte explicitement et précisément dans l’articulation de leur discours. D’une part, on leur interdit des interventions égoïstes, recentrées sur un «!je!» ignorant Autrui. D’autre part, on ne leur reconnaît pas davantage le privilège de brandir des emblèmes collectifs, d’emprunter des raccourcis, de produire des conglomérats, de réaliser des synthèses, de faire usage de pronoms pluriels!–que cela consiste à objectiver les habitants du quartier, et donc à les mettre à distance, dans la figure d’un «!ils!»60, ou à les ranger à leurs côtés, en tant que cosujets, dans un «!nous!»61. On dénonce, chez ces citoyens et ces profanes, plutôt que chez d’autres, un recours au «!vague du langage!» propre et nécessaire à toute représentation. Nous l’avons vu en début de chapitre, il était problématique pour les participants citoyens et profanes de «!monter en généralité!» concernant les enjeux de la 60 Pour une étude du dispositif pronominal du «!ils!» et son exploitation «!déresponsabilisante!» par les sciences humaines, on se reportera au dernier chapitre de La grammaire de la responsabilité (Genard, 1999). 61 Ce résultat de l’enquête, documenté sous toutes ses coutures dans nos pages, concorde avec les conclusions de Catherine Neveu (1998) qui, dans son observation d’un dispositif français, parlait de «!‘nous’ illégitimes!» et de «!‘je’ indicibles!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 382 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses discussion, au niveau de la dimension du «!quoi!» (5.2.). Ici, sur cette seconde dimension du «!qui!», nous réalisons qu’une «!montée en nombre!», dans les usages pronominaux, ne se fait pas plus aisément. Sur ces deux plans, les opérations de symbolisation dans lesquelles ils s’embarquent ont tendance à échouer. L’enquête progressant, le titre ronflant de délégué des habitants apparaît de plus en plus curieux, quand il désigne des participants qui, en pratique, se voient refuser, l’une après l’autre, les différentes options de représentation auxquelles ils s’essaient. 5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages «!Raréfaction,!cette fois, des sujets parlants!; nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire!». Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971, p.38-39. Il est possible de réinterpréter l’insuccès général de ces différentes formes de «!représentation!» sous un prisme différent, plus familier, celui de l’assignation institutionnelle, par le dispositif, de statuts et de places. a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé Si le positionnement public du «!citoyen représentant!» est toujours délicat, si les choix linguistiques et les usages pronominaux qu’il engage se montrent souvent problématiques, c’est aussi dans la mesure où, en embarquant des personnes ou des phénomènes tiers dans son discours, il empiète rapidement sur les prérogatives de ses différents interlocuteurs directs, ces «!vous!», professionnels de la politique et spécialistes de la ville. Ainsi, en s’intéressant en détail au jeu fin des footings communicationnels dans des situations publiques, il ne nous faut pas oublier que ces dernières se définissent aussi, de manière plus triviale, comme des arènes sociales distribuant des places, organisant des «!territoires!» –au sens goffmanien62– et des domaines selon des modèles hiérarchiques empruntés d’une part, au gouvernement représentatif dans sa version particratique (grandeur du professionnel de la politique), et d’autre part, à une intelligence technocratique (grandeur de l’expert scientifique) et bureaucratique (grandeur du fonctionnaire spécialisé) de la ville et de son développement. Ce changement de focale nous amène à repenser la justesse participationnelle des engagements citoyens en assemblée, non plus seulement à partir d’un espace de rôles communicationnels aux frontières floues, mais par la prise en considération de ces rôles «!en dur!», sur lesquels «!s’assoient!» certains des partenaires, et contre lesquels 62 «!Territoire!: concept emprunté à l’éthologie qui désigne l’espace fixe, situationnel ou personnel sur lequel un ayant droit exerce un contrôle et dont il défend les limites!» (Joseph, 1998) Répondre en citoyen ordinaire vol.2 383 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses les participants citoyens viennent «!se cogner!» quand ils «!avancent!» (une idée, une proposition, un souhait, une revendication, une plainte...). Une rigidité accrue dans l’approche structurale des jeux de rôles, posant d’emblée l’assemblée participative comme espace hiérarchisé et dissymétrique, semble nécessaire à la progression de notre enquête sur les compétences citoyennes et les engagements profanes. Car, pas de doute là-dessus, les dispositifs de participation auxquels nous avons affaire dans les Contrats de quartier limitent considérablement la dynamique de production et de négociation des rôles auxquels songent l’interactionnisme symbolique –de A. Strauss (1992)– et le pragmatisme philosophique –de H. Joas (1999)– les plus émergentistes. Pour étudier ces situations structurées par un cadre pré-donné et plutôt étriqué, l’ «!interactionnisme réaliste!» (A. Ogien, 2007) et le «!structuralisme souple!» (Gardella et al., 2006) d’Erving Goffman paraissent plus indiqués, ont en tout cas notre préférence63. Notons bien qu’une telle reconsidération plus structuraliste du jeu de rôles ne nous intéresse pas vraiment à un niveau général et théorique, mais bien au niveau situé et pratique d’une ethnographie de la communication en assemblée. On peut s’accorder, ou pas, avec Habermas (1990) ou avec Latour (1999) sur la nécessité de dépasser les principes du gouvernement représentatif et de l’action publique technocratique, mais là n’est pas le problème!; il se trouve simplement qu’à l’heure actuelle, le «!grand partage de la Modernité!», entre citoyen ordinaire et élu, et entre profane et expert, constitue encore une pertinence dans le champ d’expérience des acteurs. Autrement dit, le passage à un cadre d’analyse plus rigide se justifie dans la mesure où les participants font eux-mêmes l’expérience de relations rigides, et dans la mesure où c’est cette expérience et ses principes d’organisation (Goffman, 1991) qui nous intéressent. Pour les acteurs, l’assignation des rôles et la distribution des places interviennent à la manière d’une «!contrainte de réalisme!»64 dans les processus expressifs et interprétatifs déterminant, en situation, la crédibilité et la félicité d’une énonciation. Si, en assemblée, il faut pouvoir soulever les bons enjeux, les «!quoi!» qui conviennent (5.2.), et effectuer cette référence selon de bonnes formes, selon les «!comment!» qui conviennent (5.4.), la question de savoir «!qui!», en définitive, peut s’exprimer sur ces enjeux et de cette manière avec réalisme est elle-même réglée par une convention (Austin, 1962)65. La coopération envisagée pour la menée des Contrat de quartier, en fonctionnant sur un principe moderne de division du travail, prévoit la ségrégation des rôles et s’oppose à l’!«!entassement!» de différents individus 63 Cfr. chapitre 2. Je parle ici de principe de réalisme en me référant à Erving Goffman dans Les Cadres de l’expérience (1991, p.10), qui lui-même citait William James (1950). Les deux hommes cherchent à répondre à une même question!: «!dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont réelles!?!». 65 Dans les six règles fondamentales que donne Austin pour le succès d’une énonciation performative, la seconde veut que «!les personnes et les circonstances particulières soient celles qui conviennent!» (1962, p.15). 64 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 384 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses –ou unités de participation– en une seule «!place!»66. Comment ce principe de place se fait-il connaître des participants et en vient-il à contraindre leurs engagements de parole!? Premièrement par le programme et le règlement du Contrat de quartier qui, de la même manière qu’ils présélectionnaient et hiérarchisaient les enjeux de revitalisation urbaine à prendre en compte, présélectionnent et hiérarchisent les participants en leur assignant des places, très précisément définies pour certaines (celle d’!«!auteur de projet!» est détaillée dans le cahier des charges rédigé à l’attention du bureau d’urbanisme enrôlé), beaucoup plus vaguement suggérées pour d’autres, comme celle de «!délégué des habitants!». Deuxièmement, à travers les catégories de sens commun et les conventions d’arrièreplan voulant, par exemple, que le développement urbain soit, d’abord, l’affaire ou le domaine des experts urbanistes. Troisièmement, par les opérations de cadrage et de production d’évidences en réunion, analysées dans le chapitre 4, et qui «!performent l’ordre!» sous le nez des participants citoyens invités, en leur montrant à la fois qu’il existe certaines places d’importance (président de séance, coordinateur, expert...) et que celles-ci sont déjà occupées. Dans ce contexte de forte différenciation des rôles, le participant citoyen et profane doit mener sa quête d’un rôle en respectant les prérogatives des rôles déjà établis, trouver une place inoccupée, déployer un répertoire propre, endosser un rôle disponible. Mais un tel rôle d’ «!acteur représentant!» (qu’il s’agisse de représenter des gens, des choses, des phénomènes...) lui est-il seulement accessible!? Y a-t-il seulement la place pour cela!? C’est que l’espace de concertation qui reçoit le citoyen ne se caractérise pas seulement par la dissymétrie et la ségrégation des rôles qu’il prévoit, mais aussi par sa saturation. En effet, à l’exception des participants citoyens et profanes, l’ensemble des partenaires rassemblés «!autour de la table!» le sont chacun pour une raison précise associée à une spécialité ou en tout cas à une profession qu’on leur reconnaît (qu’il s’agisse de l’élu, de l’urbaniste, du chef de projet, de l’animateur, de l’assistant logistique, du concierge, de tout «!invité!» sollicité ponctuellement en vertu d’une expertise particulière, du représentant d’une asbl locale spécialisée dans les questions de jeunesse, d’économie locale...). Ceux-ci sont, proprement, enrôlés. Au sein d’un tel espace spécialisé, et vis-à-vis de ses partenaires plus clairement enrôlés, le participant citoyen ou profane n’est pas seulement déficitaire, il se présente aussi comme excédentaire!; il vient se surajouter à un système de collaboration qui, traditionnellement et jusqu’il y a peu, fonctionnait sans lui. 66 Ici, je fais une référence assez libre à la théorie de la «!régionalisation!» d’Anthony Giddens (2005, p.163-217). Giddens traite le problème de l’amas et de l’entassement en des termes d’espace et de temps, mais on pourrait aussi, pourquoi pas, y recourir dans une écologie des rôles sociaux et politiques. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 385 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas C’est une fois considérées la hiérarchisation, la ségrégation et la saturation de l’espace de rôles qu’il rejoint qu’il est possible de prendre toute la mesure de la précarité de la position de l’habitant en CLDI. En engageant la parole, il est susceptible, très rapidement, de faire intrusion dans le registre de telle personne en charge, d’envahir le territoire d’un élu, de manipuler des objets ressortant au domaine d’un spécialiste, etc. Ces actes de transgression, auxquels le dispositif l’expose, pourront s’avérer disqualifiants. Ainsi, le manque de justesse participationnelle amenant un profane à «!jouer à l’expert urbaniste!» en réunion manifeste une certaine prétention et, au-delà d’une non pertinence, une certaine impertinence. Une énonciation assertive, marquant un tant soit peu d’assurance, et voilà rapidement le participant frappé, aux yeux de ses partenaires, de ce que Erving Goffman a appelé la «!folie de place!» (the insanity of place, 1973) –cette incompétence toute particulière consistant à ne pas être capable de rester à sa place. Nous avons déjà eu l’occasion de voir la façon dont, à Callas, certains participants impertinents, ayant osé s’exprimer par un «!nous, les habitants!» s’étaient trouvés rappelés à l’ordre et à «!un peu de modestie!», par le bourgmestre. De pareils rappels à l’ordre se produisent lorsque c’est le domaine attribué aux experts techniques qui est sur le point d’être envahi par quelque participant trop entreprenant!: EXTRAIT N°84 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005 [La discussion porte sur la possibilité, soulevée par des habitants, de mener une «!enquête!» dans le quartier, auprès des habitants, sur l’intérêt de l’aménagement d’un ascenseur urbain] CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: On parle d’enquête et, donc, je pense, enfin, je veux bien reposer la question, si tout le monde pense que, en effet, c’est nécessaire... UN HABITANT (nouvellement arrivé dans le processus)!: La CLDI pense, à mon avis, que c’est nécessaire. CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Voilà. OK. LE MEME HABITANT!: [Sur le ton assuré du connaisseur!:] On est vraiment ici dans un cas de figure de votation à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et on sait très bien que dans des referendums, il faut définir un périmètre.... Je pense... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [coupant le tour de parole précédent!:] OK mais... LE MEME HABITANT: [Reprend, sur le même ton assuré!:] Mais, donc, dans un referendum, il faut bien réfléchir à la question qui est posée. Parce que si on demande à n’importe quel habitant : « Est-ce que vous voulez un parc et un ascenseur!? », tout le monde va dire Répondre en citoyen ordinaire vol.2 386 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses « oui ». Je vous parie un million de dollars qu’il y a 90% de gens qui disent « oui »... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [coupant le tour de parole précédent!:] OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en connaissant un morceau... MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) : Qu’est-ce que... ça veut dire quoi, ça «!quidams!» ? CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Nous ici, qui ne sommes pas... MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) : ...Au palais de justice, quand on dit qu’un quidam pousse la porte, ce n’est jamais très... très accueillant. Alors, c’est quoi un quidam ?! CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Monsieur Ferret, s’il vous plaît, ne prenez pas la mouche comme ça pour un mot. Je pense [...] que ce n’est pas à nous, qui ne sommes pas spécialisés et qui ne nous y connaissons pas spécialement dans les problèmes d’espaces publics et de mobilité... Ne pas être en mesure de rester à «!sa!» place de citoyen ordinaire ou de profane, c’est donc, d’abord, viser trop haut, à travers des énonciations, éventuellement correctes quant à leurs références («!quoi!») et à leur forme («!comment!»), mais néanmoins nulles et mal avenues, vides (Austin, 1962), car contrevenant aux conventions gouvernant le plan des «!qui!». C’est aussi, d’autre part, et à l’opposé, tomber trop bas, ne pas se maintenir dans l’espace de rôles, ne pas prétendre à la moindre de place. Dans ce deuxième cas de «!folie de place!», ce n’est plus la prétention du participant profane qui disqualifie la personne et plonge l’assemblée dans l’embarras, mais l’absence totale de prétention. En Wallonie, les «!espaces de dialogue!» entre travailleurs sociaux et personnes sansabri nous ont montré une série de séquences dans lesquelles des personnes fébriles, affaiblies, exsangues, ne parvenaient pas à se placer dans l’horizon du «!dialogue!» qui leur était proposé67. Acheminées jusqu’à la salle de réunion par des «!accompagnants!», amenées à leur place et assises sur une chaise, ces personnes ne manifestaient pas, par la suite, le tonus interactionnel minimal nécessaire à tout engagement de face-à-face, le «!maintien de soi!» préalable à tout enjeu «!présentation de soi!» (Breviglieri, 2002!; Berger & Sanchez-Mazas, 2008). Dans un épisode survenu lors d’une réunion «!espace de dialogue!» dans une ville wallonne, un homme s’endort sur sa chaise, sa respiration, de plus en plus bruyante, venant interférer avec la conversation des participants. D’une position assise, l’homme glisse 67 Je rappelle ici que si des données issues de notre étude de ces espaces de dialogue sont intégrées ci et là à notre enquête doctorale sur la participation dans les Contrats de quartier, c’est parce qu’elles présentent à l’observation une version particulièrement radicale et épurée de la figure d’ «!acteur faible!» qui nous intéresse dans ce travail. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 387 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses progressivement vers une position quasi-couchée, les jambes étendues devant lui, la tête basculée en arrière, la nuque écrasée sur le dossier. L’ «!inattention polie!» (Goffman, 1996) semble de mise dans ces situations, les autres participants échangeant tout au plus quelques sourires gênés. Après une dizaine de minutes, l’homme tombe une première fois de sa chaise, se réveillant en sursaut, l’air hébété. L’épisode se répète plus tard dans la réunion. Son voisin de chaise, un «!accompagnateur!» qui l’avait amené jusqu’à la réunion, l’aide alors à se relever et les deux quittent la salle. Ainsi, dans ces espaces, des personnes parfois fort fragilisées résistent à cette place d’interlocuteur compétent et digne qui leur est offerte avec insistance par le personnel d’animation!; refusent par la même occasion le sympathique espace d’écoute, de partage et de célébration qui leur proposé. Le passage suivant, extrait d’une réunion d’un autre!espace de dialogue, dans un autre Relais social en Wallonie, nous en montre un autre exemple!; l’intervention de Danny plongeant d’ailleurs l’assemblée dans un profond malaise!: EXTRAIT N°85 – Espace de dialogue d’un Relais social wallon – juillet 2007 SEVERINE (psychologue du Relais social et principale animatrice de la réunion)!: A la prochaine réunion, ce qui est chouette c’est qu’on pourra fêter la formation professionnelle qu’a obtenue Danny, hein Danny!? DANNY (personne sans domicile fixe, récemment sortie de prison)!: Oh mais c’est qu’en janvier cette formation. Je serai mort, moi, d’ici là. [court silence] SEVERINE: Mais non, allez... DANNY: Si. [Après un nouveau silence, Séverine continue à présenter la liste des sujets à traiter lors de la prochaine réunion ] Tant que nous évoquons ces dispositifs de dialogue entre travailleurs sociaux et usagers de l’urgence sociale pour éclairer notre propos, notons que la «!folie de place!» ne s’y rencontre pas seulement sur le mode tomber trop bas, mais aussi sous cette forme du viser trop haut déjà évoquée. Ainsi, dans l’espace de dialogue d’une troisième ville wallonne, au fil des séances, les participants les plus réguliers se présentaient en réunion avec des classeurs remplis de documentation, imitaient («!singeaient!», ai-je pu entendre) le discours des assistants sociaux et demandaient à être traités, eux aussi, en «!travailleurs!» . Dans une troisième ville, un problème semblable survint et fut longuement traité lors d’un comité d’accompagnement regroupant les responsables du Relais social. Ces personnes à l’initiative de l’espace de dialogue ne savaient pas que faire de ces participants qui se présentaient comme des «!bénévoles!» plutôt que comme des «!bénéficiaires!» et refusaient d’être traités comme des usagers (Berger & Sanchez-Mazas, 2008). Une distinction devait être rétablie Répondre en citoyen ordinaire vol.2 388 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses entre les personnes non usagères reconnues pour leur apport en tant que bénévoles dans ces espaces, et ces soi-disant-bénévoles-en-réalité-bénéficiaires. Revenons aux CLDI et aux assemblées générales des Contrats de quartier. L’irruption chronique d’une «!folie de place!» et les sanctions plus ou moins sévères qu’elle occasionne montrent la norme et dissuadent toute tentative future de montée en régime ou de sortie de route. Les énonciations les plus malheureuses, cumulées, posent ainsi une série de «!garde-fou!», des précédents qui devront être pris en compte par les autres participants citoyens lors de leurs énonciations à venir. On peut même dire que la visée la plus élémentaire de leurs énonciations consistera à «!manifester leur santé mentale!», à apporter la preuve qu’ils ne font pas partie de ces gens bizarres qui ne savent pas tenir leur place (Goffman, 1987)68. c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation Les Commissions Locales de Développement Intégré que nous décrivons, en dépit de leur caractère fortement structuré –ou peut-être en raison de ce caractère, favorisent des formes d’ «!ambiguïté interactionnelle!» (Tavory, 2009) dans les relations qu’entretiennent participants citoyens et personnes en charge. Une telle ambiguïté est alimentée, premièrement, par un discours destiné à flatter la figure d’un «!citoyen ordinaire!» potentiellement omnicompétent!; deuxièmement, par un discours insistant sur le processus d’apprentissage accompagnant la «!carrière!» de participant citoyen en CLDI, et laissant entrevoir à ce dernier des perspectives de «!promotion!». Les personnes en charge des CLDI entretiennent volontiers la face positive du citoyen actif, «!acteur de son quartier!», et flattent régulièrement sa simplicité, son authenticité, son ancrage («!Vous êtes là comme habitants... J'aime vous entendre. Les associatifs sont intéressants mais ne sont pas dans le quartier!»), mais aussi son savoir-faire («!on est avec des gens qui ont déjà un certain savoir-faire. C’est bien, on va pouvoir avancer!»), voire son expertise («!on va travailler ça avec vous, puisque les meilleurs experts de votre quartier, c’est bien sûr vous!»). Cette expertise toute particulière de l’habitant, parfois présentée comme quasiment supérieure à celle des experts techniques, n’est cependant jamais spécifiée, jamais renvoyée à un champ d’application propre, à un domaine de connaissance, si ce n’est le quartier («!expertise du quartier!») ou la vie («!expertise de vie!», «!expertise du vécu!»)69. Tant d’indétermination concernant l’expertise 68 «!Tout cela m’amène à hasarder une condition de félicité qui se cache derrière toutes les autres, une définition de la Condition de Félicité!: toute disposition qui nous incite à juger les actes verbaux d’un individu comme n’étant pas un manifestation de bizarrerie. Derrière cette Condition, il y a le sens que nous avons de ce que c’est que d’être sain d’esprit. Bien sûr, voilà déjà des années que cela a été dit. Mais ce qui est nouveau (...) c’est qu’il convient de considérer les analyses syntaxiques et pragmatiques comme décrivant empiriquement et en détail la façon dont nous sommes obligés de manifester notre santé mentale pendant les interactions verbales, que ce soit par la gestion de nos propres paroles ou par les preuves que nous donnons de notre compréhension de celles d’autrui!» (Goffman, 1987, p.266). 69 Notons qu’une forme d’expertise citoyenne à peine moins vague, l’ «!expertise d’usage!», si elle est aujourd’hui louée dans nombre de travaux en sciences sociales et en philosophie, n’était pas encore Répondre en citoyen ordinaire vol.2 389 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses de l’habitant semble se justifier par l’argument selon lequel ce qui est recherché par dessus tout, chez ce type de participant, c’est la polyvalence. Le fait de ne pas être clairement attaché à un domaine de compétence précis est présenté comme une sorte d’atout («!ce qui est bien pour nous, c’est que vous vous intéressez un peu à tout, vous avez un regard d’ensemble sur le quartier!»). En somme, si les citoyens ordinaires sont les seuls participants auxquels on ne reconnaît aucune place précise en commission, c’est parce qu’on attend d’eux qu’ils en occupent plusieurs à la fois. Entre déni d’une compétence et injonction à l’omnicompétence, il y a tension70. Notons que si, à l’intérieur des parenthèses temporelles d’une réunion, ces déclarations concernant l’omnicompétence du citoyen ont parfois vocation à désamorcer une confrontation ou à consoler la frustration et le sentiment d’inutilité exprimé par les habitants (à «!calmer!le jobard!», dirait Goffman), elles ne manquent pas de faire naître des attentes chez ces participants, qui espèrent bien faire valoir tant d’expertise par la suite, lors d’une réunion prochaine. Ceci nous amène à examiner un second vecteur d’ambiguïté interactionnelle, à savoir une forte insistance, dans les discours entendus en réunion, sur les vertus élévatrices, émancipatrices, capacitantes et, ultimement, égalisantes d’un engagement durable dans un processus participatif du type de celui que propose le Contrat de quartier. Ce second discours suit le premier, à un niveau séquentiel, dans le développement du processus de participation. Ainsi, quand l’omnicompétence potentielle du citoyen ordinaire évoquée lors des premières séances tarde à se manifester, l’expertise citoyenne est davantage traitée en termes de capacités à acquérir et à développer au fil des réunions. Ce script, misant sur la possibilité d’apprentissages, est le plus souvent partagé par les sollicités et les sollicitants, par ceux qui viennent participer et ceux qui font participer. En effet, un engagement à participer en tant qu’individu auquel, initialement, aucune place n’est laissée, semble comporter, pour le participant citoyen, un espoir de mobilité, d’élévation, la croyance qu’une place propre et valorisée lui sera créée à un certain moment. Il comporte tout aussi nécessairement, pour les «!personnes en charge!» l’ayant invité à participer, la suggestion d’une telle possibilité, la promesse d’une reconnaissance à venir. A quoi bon, sinon!? mobilisée dans le discours des personnes en charge des Contrats de quartier au moment de mes observations. 70 Ce constat, dans la place laissée au citoyen en CLDI, pourra rappeler la tension entre impuissance et omnipotence dans les rapports du nourrisson à sa mère, dont a rendu compte le psychiatre britannique Donald Winnicott (Winnicott, 1975!; Zaccai-Reyners, 2006). De manière plus claire, les espaces de dialogue entre sans-abri et travailleurs sociaux étudiés avec Margarita Sanchez-Mazas nous montrent des dispositifs, qui, en plaçant continuellement des personnes affaiblies et dépendantes sur un piédestal, «!fabriquent!» -au sens de Goffman (1991)- des sentiments d’omnipotence (Berger & Sanchez-Mazas, 2008). Il y aurait ici matière à développer une comparaison avec «!la critique en régime d’impuissance!» étudiée par Luc Boltanski dans son chapitre sur la dénonciation (1990). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 390 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Cette croyance partagée en une capacitation progressive des citoyens ne manque cependant pas de faire naître une série de questions71. Au fond, sur quels axes est censée opérer la progression du participant citoyen!? Quelles sont les visées et les destinations du processus d’apprentissage sur lequel il compte et dans lequel il s’engage!? Et quelle marge de progression lui est permise, dans sa quête d’une place!? On peut d’abord dire que la! «!mobilité!» du citoyen, dans ce processus de capacitation, ne peut se faire, disons, latéralement. Il n’est pas censé évoluer par des pas de côté, en référence à des capacités non prévues par le dispositif. Ainsi, puisant dans l’omnicompétence dont on le gratifie, il est par exemple inutile qu’il creuse ou qu’il développe des capacités d’ordre «!artistique!», «!poétique!», «!philosophique!», «!sociologique!» (...), autant de fausses grandeurs, autant de voies sans issue le préparant à des places invalides. Les lignes sur lesquelles on attend qu’il progresse sont celles du plan vertical séparant, d’une part, le «!profane!» de l’ «!expert!» en charge de définir des solutions technique, et d’autre part, le «!simple habitant!» de l’ «!élu!» en charge de définir l’intérêt général. De la même façon que le spécialiste en urbanisme et le professionnel de la politique collaborent à poser les objets mentionnables et les topiques pertinentes (5.2.2.6.), ils performent ensemble les rôles en référence auxquels les capacités citoyennes doivent progresser. Quelle compétence le citoyen peut-il faire valoir, sur ces trajets qui lui sont suggérés!? A chacun des extrêmes, on retrouvera l’expression de la «!folie de place!» que j’ai évoquée et illustrée plus haut. Dans les deux premiers cas extrêmes, les apprentissages du citoyen l’amènent trop près, soit de l’expert, soit de l’élu!; lui font faire intrusion dans un registre d’action ou un domaine d’enjeux qu’on ne lui reconnaît pas et que ceux-ci se réservent, en vertu de conventions (l’élection, pour l’un, l’enrôlement à titre d’expert agréé, pour l’autre). Il s’est en même temps trop éloigné de cette place de «!citoyen ordinaire!» que le dispositif est disposé à lui reconnaître. 71 Jean-Louis Genard s’est lui aussi intéressé, de manière critique, à cet horizon de la capacitation ouvert par les politiques publiques de l’ «!Etat réflexif!» contemporain (2007). Cependant, il établit son analyse sur un autre plan, celui de sa grammaire des modalités telle que développée dans La grammaire de la responsabilité (1999), en se préoccupant de la façon dont cette insistance sur les «!capacités!» et le «!pouvoir!» des personnes dans le discours politique ou associatif –mais aussi dans celui des sciences sociales (Cantelli & Genard, 2008)– faisait passer à l’arrière-plan une responsabilité davantage définie sur le mode du «!devoir!» et du «!vouloir!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 391 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses fig. 28 – Axes de la capacitation du citoyen en CLDI (la zone grise représente l’espace des places intenables pour le citoyen!; les traits en pointillés, des limites d’acceptabilité) élu expert profan e habitant Dans les deux autres cas extrêmes, la progression n’a pas eu lieu, la capacitation n’a pas porté ses fruits. Là non plus il ne cadre pas avec l’image d’un «!citoyen ordinaire!» plein de promesses!: le participant profane se montre bien trop «!profane!» et le simple habitant, excessivement «!simple!». La place du participant citoyen se définirait-elle dans une polyvalence mesurée, un juste entre-deux!? d) Capacités virtuelles et politique du flirt L’omnicompétence dont est gratifié a priori le participant citoyen et la capacité qu’il est censé développer par apprentissage ont en commun leur virtualité. Leur «!réalité!» n’est pas en question!; ce qui pose problème, c’est leur «!actualité!» (Deleuze, 2007), limitée et problématique dans le contexte interactionnel de la CLDI72. Ainsi, cette «!omnicompétence!» potentielle vaguement reconnue au citoyen ne résiste pas au passage à l’acte, lorsqu’il s’agit, en réunion, de traiter des objets toujours particuliers et rattachés à des domaines de connaissance spécialisée. Rappelons ici l’extrait n°84 dans lequel la chef de projet Charlotte Bridel refusait de 72 «!Le possible est le contraire du réel!; mais, ce qui est tout différent, le virtuel s’oppose à l’actuel. Nous devons prendre au sérieux cette terminologie!: le possible n’a pas de réalité (bien qu’il puisse avoir une actualité)!; inversement, le virtuel n’est pas actuel, mais possède en tant que tel une réalité. La encore, la meilleure formule pour définir les états de virtualité serait celle de Proust!: “réels sans être actuels!; idéaux sans être abstraits”!» (Deleuze, 2007, p.99). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 392 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses s’embarquer avec les participants citoyens dans la définition d’une procédure d’enquête, en l’absence d’experts!: «!Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en connaissant un morceau... [...] ce n’est pas à nous, qui ne sommes pas spécialisés et qui ne nous y connaissons pas spécialement...!». L’omnicompétence de l’habitant n’est ici que virtuelle!; en s’actualisant, elle ne produit que des «!morceaux!» dont on ne sait que faire. Qu’en est-il des capacités apprises!? Nous ne nierons pas ici la «!réalité!» de ces apprentissages!: les citoyens sont certainement, de l’ensemble des participants rassemblés en CLDI, ceux qui apprennent et qui évoluent le plus au cours du processus de concertation. Ils doivent assimiler l’ensemble des informations qui leur sont fournies en réunion par les personnes en charge, comprendre le cadre posé à la concertation quant à ses possibles et ses limites, suivre l’évolution des différents projets avancés par le bureau d’étude, s’habituer à prendre la parole en public et dans le contexte parfois intimidant des Salles du conseil communal, etc. Si l’omnicompétence qu’on leur prête a priori paraît peut-être exagérée, il est par contre tout à fait avéré que certains des participants citoyens les plus assidus développent, au fil des réunions, une compétence transversale, un «!regard d’ensemble!» sur le programme de revitalisation soumis à discussion. Certains peuvent tout autant développer des capacités plus précises, relatives, par exemple, à l’aménagement des espaces publics dans le quartier et donc au volet 4 du programme de revitalisation. Ceux-ci sont particulièrement attentifs et actifs lors des présentations ou des discussions concernant le cadre de vie, l’aménagement d’une place ou d’un parc, la réfection des voiries, etc. Ils peuvent, à l’intérieur du programme d’ensemble du Contrat de quartier, concentrer leur contribution sur un «!projet!» ou un «!dossier!» en particulier, en assistant par exemple à certains «!groupes de travail thématiques!». Cependant, si la participation attentive et durable de certains citoyens peut les amener à développer des compétences d’un certain type –détaillées dans le chapitre 6– , nous ne pouvons pas dire pour autant, dans la section qui nous occupe, qu’elle assure à ces citoyens davantage d’assise, d’autonomie et de marge de manœuvre, la création d’un espace propre, d’une place de «!représentant!», l’ouverture d’un répertoire discursif, la reconnaissance d’un rôle de proposition. Je voudrais avancer l’argument suivant!: le processus d’apprentissage, la progression bien réelle des citoyens au cours du processus de concertation n’altère pas fondamentalement le caractère virtuel des capacités dont ils se font progressivement détenteurs, n’élimine en rien la grande difficulté qu’ils éprouvent à actualiser ces capacités, à les faire reconnaître dans le contexte interactionnel de la CLDI et à les faire peser dans la discussion. On peut même dire, pour les espaces extrêmement spécialisés et segmentés que nous décrivons, que le fait de développer une capacité d’ordre technique peut amener le citoyen participant citoyen à se fourvoyer, à s’engager dans des actualisations malheureuses. L’apprentissage du langage de Répondre en citoyen ordinaire vol.2 393 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses l’urbanisme ou de l’architecture le place, par exemple, en position d’avancer des propositions erronées concernant ces matières techniques –des erreurs que d’autres participants, plus strictement profanes, n’auraient pas été capables de commettre (Olszewska & Quéré, 2009)!: L’erreur se définit en relation à un savoir!: une connaissance de ce qui est correct est nécessaire pour que l’on puisse parler d’erreur. Elle présuppose aussi des capacités et des modes de comportement déterminés. Par exemple, il faut savoir calculer pour faire des erreurs de calcul. Ainsi, par exemple, dans le cas du Contrat de quartier Callas, une participante, qui disait avoir précédemment «!suivi des cours d’architecture et d’urbanisme!», se prête au jeu du Contrat de quartier et s’intéresse aux aspects techniques de la création d’espaces publics, participe pour cela à l’ensemble des événements publics et plus informels touchant au «!volet 4!» (espaces publics). Dans la foulée, elle passe à l’acte, elle s’essaie à formaliser ses idées en envoyant dans un e-mail au bureau d’études Alpha une «!proposition!», un «!projet de liaison verte et de cheminement entre la rue du Houblon et le jardin de la rue Grise!». Une proposition de ce genre concernant l’aménagement d’un espace public, appuyée par un texte, des schémas et un plan est chose rare, de la part d’un «!délégué des habitants!», ce qui ne manque pas de mettre les experts urbanistes et l’équipe communale dans l’embarras. Lors de la réunion publique qui suit, l’expert-en-chef décline poliment le projet de liaison introduit par l’habitante, en la décrivant comme une «!idée très intéressante!» mais qui malheureusement contient «!un petit problème!»... à savoir, sa parfaite infaisabilité technique!! En coulisse, les langues se délient, un membre de l’équipe communale me confiant l’impression suivante!: «!son ‘projet’, j’ai cru que c’était un blague... Ecoute, c’est même pas du niveau première année d’archi son truc!». Interrogé par la suite, lors d’un entretien, sur cet épisode, Luc Deschamps, le coordinateur général des Contrats de quartier dans la commune A, déclare!: «!Le problème d’une longue concertation comme ça avec des gens qui sont capables d’aller relativement loin, c’est qu’ils ont l’impression qu’ils sont capables aussi de faire de l’urbanisme, de l’architecture, du truc, etc., et ça c’est pas vrai!»73. Ainsi, les apprentissages amenant progressivement les domaines de l’architecture et de l’urbanisme à portée du participant citoyen sont envisagés par les personnes en charge avec une certaine méfiance teintée de sarcasme, et conçus avant tout comme un jeu dangereux, un jeu «!perdant-perdant!» par lequel le profane se met en position de venir profaner ces domaines nobles74. L’aspect problématique de la progression des citoyens et la virtualité des capacités acquises à travers elle sont caractéristiques de dispositifs de participation qui, comme la CLDI, reposent sur ce que, en m’inspirant des travaux d’Iddo Tavory, je propose 73 Extrait d’un entretien mené avec Luc Deschamps, Jacky Decaux et Charlotte Bridel (avril 2005). Pour un propos concernant les actes de profanation du profane, voir l’introduction de Loïc Blondiaux à l’ouvrage Le profane en politique (Blondiaux, 2008). 74 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 394 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses d’appeler une «!politique du flirt!». L’ethnographe israélien a enquêté sur des pratiques de flirt (flirtation) observables dans les cafés et les clubs estudiantins de Los Angeles!; des pratiques dont il a cherché à dégager la structure formelle. Le flirt, nous dit Tavory, fait partie d’une classe d’interactions particulière, qu’il appelle les «!interactions en suspens!» (Tavory, 2009)!: Dans ces interactions, les acteurs se placent délibérément dans différents cadres interactionnels en même temps, en laissant ouverts différents développements potentiels [...]. [Il s’agit de] situations de la vie de tous les jours dans lesquelles un changement de cadre est considéré et testé par les partenaires, mais pas actualisé, pour différentes raisons, telles que la peur de l’échec ou l’attrait de l’ambiguïté en elle-mêmei... Ainsi, dans les situations de flirt heureuses, l’ambiguïté interactionnelle n’est pas un résidu dont il s’agit de se débarrasser!; «![elle] est en elle-même l’objet de l’interaction!» (Ibid., 2009). Je défends alors volontiers l’idée selon laquelle des espaces de participation aussi dissymétriques, ségrégés et saturés que les CLDI ne peuvent continuer à mobiliser des citoyens ordinaires et, ainsi, à justifier leur existence, qu’en parvenant à aménager des «!états de virtualité!» (Deleuze, 2007) et d’ «!ambiguïté interactionnelle!» (Tavory, 2009), en produisant continûment la suspension des interactions entre sollicitants et sollicités. L’!«!interaction en suspens!» est ici l’effet perlocutoire d’une sorte de promesse, le résultat d’opérations discursives flattant l’omnicompétence potentielle du citoyen ordinaire et insistant sur des enjeux d’apprentissage et de capacitation. Parce que le participant citoyen est toujours en train d’apprendre, parce que sa compétence est toujours inchoative, engager une forme d’actualisation de la capacité revient à rompre le charme qui suffit à le lier à ses partenaires. Préférablement, il s’accorde tacitement avec eux sur le fait que ce qui n’est «!pas encore!», prochainement, «!sera présent!» (Duval, 1990)75 ; que demain, plutôt qu’aujourd’hui, est un moment plus approprié pour passer à l’acte –à l’actualisation de la capacité– et obtenir reconnaissance. Ainsi, si l’ambiguïté est entretenue, c’est toujours dans une orientation vers les potentialités d’un à-venir à portée de la main, même si jamais actuel (Tavory, 2009). 75 «!La notion d’avenir s’explicite ordinairement selon deux déterminations complémentaires!: la référence à un devenir réel et celle à la non production actuelle de ce devenir. L’avenir est ce qui ‘sera présent’ et qui n’est ‘pas encore’ [...]. Ou bien on veut garder à l’avenir la fécondité d’une ‘infinité de possibles’ et la tension propre au fait de ‘soutenir la possibilité comme possibilité’, sans laquelle le présent perdrait tout force de création et tout liberté de réponse, le ‘pas encore’ se trouve alors privilégié au détriment du ‘sera présent’. Ou bien on considère le passage du temps et la sélection inéluctable que son écoulement impose, il est alors impossible d’échapper à la prédétermination du futur!: le ‘pas encore’ perd toute sa signification et le ‘sera présent’ devient primordial. La notion d’avenir semble ainsi devoir osciller entre ces deux déterminations!». (Duval, 1990, p.183). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 395 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.3.2.3. Contrainte de temps Nous en sommes donc progressivement arrivés à évoquer le rapport au temps, et à la temporalité particulière du projet, dans la difficile élaboration d’un rôle propre de «!délégué des habitants!»!; la projection des acteurs dans un futur plein de promesses permettant de virtualiser les capacités et de suspendre l’interaction en cours. Je tâcherai d’être bref dans cette section, afin d’éviter des redondances avec ce qui a pu être dit de la contrainte de temps dans l’étude des actes de référenciation et des tentatives d’importation d’objets (5.2.2.5.). Nous y avions vu qu’un objet, une proposition ou une idée avancée par les participants citoyens pouvait tomber au mauvais moment dans la discussion, dans la réunion ou dans le processus de projet, soit parce qu’elle survenait trop tôt, soit parce qu’elle survenait trop tard. Il en va de même pour la production d’un rôle actif de citoyen, quand, ce qu’il s’agit d’updater, ce n’est pas seulement la base référentielle de la concertation (dimension des «!quoi!»), mais la trame des relations de rôles en elle-même (dimension des «!qui!»). En étudiant la rhétorique de la capacitation, nous avons déjà eu un aperçu de ce en quoi peut consister un mauvais-moment-parce-que-trop-tôt pour une tentative de mise à jour du jeu de rôles!: les citoyens, placés dans un parcours d’apprentissage, détenteurs de capacités en train de se faire (in the making), peinent à actualiser leur contribution et se trouvent plutôt renvoyés à l’image d’un futur prometteur, fait de discussions plus riches et de relations plus symétriques. Ici, comme pour les tentatives de référenciation, un argument de refus de type mauvais-moment-parce-que-trop-tôt laissera vite place, imperceptiblement à un argument de refus de type mauvais-moment-parce-que-trop-tard. Ces prétentions à la reconnaissance d’une compétence et d’une place de «!citoyen ordinaire!», de prématurées, se posent soudainement comme trop tardives. Envisageons simplement deux cas de figure. a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. J’ai précédemment amorcé la critique d’une rhétorique de la capacitation en montrant qu’elle concourrait à la suspension des interactions du présent et à l’annulation d’engagements «!actualisants!» pour les participants citoyens. Il faudrait ajouter au dossier de cette critique le fait que, sur la ligne du temps du processus de concertation, une telle dynamique d’accroissement des potentiels à participer se trouve contrariée par une autre dynamique propre à la logique de projet, celle d’un progressif rétrécissement des possibles. Plus on avance dans le processus, plus le participant citoyen développe une connaissance des projets et des langages de la concertation, et moins il est possible d’intégrer ces capacités sous la forme de souhaits, d’idées, de propositions, dans l’élaboration, déjà finissante, du programme de revitalisation urbaine. Plus ces capacités arrivent à un stade de développement Répondre en citoyen ordinaire vol.2 396 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses intéressant, moins elles sont recherchées par les élus et les «!auteurs de projet!» du bureau d’études, trop occupés à «!avancer!» dans la rédaction le dossier de base (Berger, 2009). Cet argument, croisant la question des apprentissages et celle de la temporalité de projet, nous aide à mieux comprendre le fait que, dans le Contrat de quartier Callas qui constitue notre cas central, les participants citoyens ont pu être, dans un premier temps, de piètres contributeurs et, dans un second temps, d’excellents «!gêneurs!» (Callon et al., 2001). D’une compétence virtuelle, motivée par l’espoir et orientée vers ses actualisations futures, ils sont passés à une compétence plus sophistiquée et plus avérée, mais regardant à présent avec amertume vers un passé fait de dénis de reconnaissance (Sanchez-Mazas, 2004). Leur «!capacité de commencer!», virtuelle et suspendue, s’est transformé en une plus actuelle «!disposition à répondre!» (Genard, 1999). Ces considérations sur la «!critique ordinaire!» que les participants citoyens du Contrat de quartier Callas sont parvenus à tirer d’un engagement assidu et frustré seront développées dans le chapitre 6 de ce travail. b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» J’ai précisé plus haut la possibilité qu’à travers sa capacitation ou en tout cas la manifestation en public de capacités particulières (techniques, intellectuelles, oratoires...), un participant s’éloigne progressivement, aux yeux de ses partenaires, de la figure du «!citoyen ordinaire!» que les personnes en charge de la participation sont disposées à recevoir et à entendre. Il existe une autre façon, pour le citoyen, d’approcher le problème de ne plus cadrer suffisamment ou de ne plus cadrer du tout avec cette figure régulatrice du «!citoyen ordinaire!». Ce problème élémentaire –d’emblée posé par l’entrée du participant dans l’espace de coprésence et de visibilité mutuelle de la réunion (Goffman, 1966) mais renforcé par une participation régulière au processus de concertation– consiste tout simplement, pour le participant, à être soimême, à laisser émerger, puis à entretenir, plus ou moins malgré lui, un self. Bien sûr, la question du «!soi!» et de sa présentation fait enjeu pour l’ensemble des partenaires de la concertation, mais elle se pose d’une manière toute particulière dans le cas du participant citoyen. Quand pour le bourgmestre de la Commune ou l’expert-en-chef, par exemple, le soi peut s’intégrer avec bonheur au rôle, le compléter, il n’en va pas de même pour le participant citoyen, pour lequel, répétonsle, aucun registre de représentation, aucun rôle institutionnel n’a été clairement prévu. Pour celui-ci, le «!soi!» ne vient pas se fondre dans la performance heureuse d’un rôle de représentation, mais, au contraire, se détache, apparaît avec saillance suite à l’expérimentation malheureuse de rôles de représentation impropres. Le «!soi!» apparent constitue pour lui le solde d’une performance ratée, et vient le marquer, tel un stigmate (Goffman, 1963). Aux yeux des partenaires de l’interaction, le participant a échoué à tenir son rôle de «!citoyen ordinaire!» précisément en raison Répondre en citoyen ordinaire vol.2 397 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses d’un excès de soi!: ce participant est décidément trop comme ceci, ou trop comme cela. «!Monsieur tout le monde!», en sortant de son mutisme, en quittant une audience sans visage pour se faire énonciateur, et en s’essayant à l’un ou l’autre des rôles instables qui lui sont suggérés, se fait connaître, à ses dépens, comme «!monsieur untel!»!: ce monsieur qui ne s’intéresse qu’aux crottes de chien dans sa rue, cette dame qui se prend pour une urbaniste, ce monsieur qui joue toujours à l’intellectuel, cette artiste constamment à côté de la plaque, cet habitant d’origine magrébine qui cherche tant à se distinguer des membres de «!sa!» communauté, cette représentante de comité de quartier qui ne cesse de dire «!nous les habitants!», etc. Le processus de concertation autour de l’élaboration du programme de revitalisation urbaine, en se déployant sur une dizaine de mois et autant de réunions, s’empli d’une sorte d’interconnaissance contraignante, discréditant toujours un peu plus, d’une réunion à l’autre, des individus censés parler en «!citoyens ordinaires!». Sur ce plan, l’écoulement du temps joue bien en la défaveur de ces participants de plus en plus connus pour ce qu’ils «!sont!», et de moins en moins reconnus pour le rôle qu’ils se sont engagés à endosser. Parallèlement à des tentatives plus ou moins malheureuses d’occuper un rôle de représentation, s’affirme et se creuse un style personnel, comme «!permanence d’une marque dans l’expression!» (Goffman, 1991, p.282). Ainsi, si les citoyens de ces assemblées éprouvent toutes les peines du monde à asseoir un rôle valable, leur «!personne!», elle, se stabilisera sans difficulté, et à leurs dépens!; leur performance publique trouvant son principe d’intégration là où ils ne l’attendaient pas. On citera ici un passage de Stigma (Goffman, 1963, p.74)!: La notion d’identité personnelle est liée à l’hypothèse que chaque individu se laisse différencier de tous les autres et que, autour de ces éléments de différenciation, c’est un enregistrement unique et ininterrompu de faits sociaux, qui vient s’attacher, s’entortiller comme de la “barbe à papa”, comme une substance poisseuse à laquelle se collent sans cesse de nouveaux détails biographiques. Si l’on n’est pas obligé de faire sienne la métaphore goffmanienne plutôt glauque du «!soi!» comme «!substance poisseuse!» dans le cadre d’une théorie générale de l’identité personnelle, l’image ne «!colle!» pas moins merveilleusement au contexte interactionnel d’espaces publics obnubilés par l’ordinarité et particulièrement peu disposés à accueillir de «!vraies personnes!». 5.3.3. Des rôles par bribes Voilà donc ce que nous pouvions dire de ce second problème de représentation qui se pose au participant citoyen embarqué dans le processus de concertation au titre de délégué des habitants. Nous avons pris en considération différents obstacles posés à l’édification et à l’intégration d’un tel rôle de citoyen représentant –nous aurions pu Répondre en citoyen ordinaire vol.2 398 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses en envisager d’autres encore76. La notion d’!«!intégration!» a ici toute son importance, en ce qu’elle nous indique précisément ce que ces participants ne parviennent pas à réaliser en assemblée!: impossibilité d’intégrer (au sens de faire tenir ensemble) les agences de «!tiers absents!» dans des situations d’énonciation en public (5.3.2.1.)!; impossibilité d’intégrer (au sens de se placer dans) un espace de rôles dissymétrique, ségrégé, saturé (5.3.2.2.)!; impossibilité d’intégrer (au sens de fusionner) le «!soi!» qui se présente et qui s’affirme au fil des réunions, et la figure régulatrice du «!citoyen ordinaire!» qu’il s’agit d’incarner (5.3.2.2.). S’il est vrai que chacun des participants dans l’assemblée ne dispose que de «!bouts de rôles!» avec lesquels il doit être «!capable de se tirer plus ou moins bien d’affaire!» (Goffman, 1973, p.74), les «!bouts!» dont disposent les uns et les autres ne sont décidément pas de même nature. Les différents participants ne sont pas égaux devant l’épreuve du bricolage de leur rôle. Pour poursuivre cette métaphore, on pourrait dire que dans un cas, pour les participants élus et experts, les «!bouts!» sont des blocs assemblés en toute liberté les uns aux autres, selon un formule connue, habituelle, régulière, jusqu’à former un «!jeu de représentation!» complet77!; dans un autre, celui des participants citoyens et des profanes, il manque de nombreuses pièces au «!jeu de représentation!». Deux options s’offrent à ce second type de joueur. La première option consiste à jouer le «!jeu de représentation!» coûte que coûte, en forçant une forme d’intégration, en insistant pour faire correspondre des morceaux incompatibles et les faire tenir ensemble en un édifice branlant et indéfinissable, en un truc78 dont les personnes en charge ne savent que faire. Nous nous intéressons de plus près à ces intégrations malheureuses dans le point suivant (5.4.). La seconde option qui s’offre au joueur consiste, à partir des miettes dont il dispose, à suivre d’autres règles et à se lancer dans un jeu d’un type nouveau. Cet autre jeu, à la fois moins sophistiqué et plus performant pour lui qu’un «!jeu de représentation!», lui demandera toutefois d’accepter de «!vivre dans un univers de bribes!» (Joseph, 2007, p.453) et de s’apprêter à faire sens d’une «!poussière de faits!» (Merleau Ponty, 1945, p.19). Ces repositionnements échappant à une logique de représentation feront l’objet du chapitre 6 dans son ensemble. 76 Ainsi, par souci d’économie dans ce chapitre déjà fort long, et par crainte de redondance avec ce qui avait été dit précédemment concernant les actes de référenciation (5.2.2.4.), nous n’avons pas développé d’analyses concernant la «!contrainte de localisation!». Remarquons simplement que celle-ci joue bien sûr son «!rôle!» dans la quête d’une place acceptable pour le participant citoyen, qui doit toujours engager une compréhension de la scène institutionnelle, plus ou moins officielle, sur laquelle il engage son énonciation. Ainsi, les «!groupes de travail!» plus informels, moins dissymétriques, moins ségrégés, moins saturés laisserons davantage d’espace à l’intégration d’un rôle propre que des scènes du type CLDI. 77 Cfr. chapitre 4. 78 Je fais ici allusion au propos d’un membre de l’équipe de projet du Contrat de quartier Callas, commentant le projet de liaison verte dessiné et mis en plan par une habitante du quartier!: «!Son ‘projet’, j’ai cru que c’était un blague... Ecoute, c’est même pas du niveau première année d’archi son truc!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 399 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule «!Il nous faut donner une forme à nos excellentes informations.!» John L. Austin, Ecrits philosophiques, 1994, p.157. Faisons donc varier une dernière fois notre angle d’approche sur le problème de la représentation, qui se pose décidément de manière insistante au «!citoyen représentant!» lorsqu’il engage la parole en assemblée. La représentation est ici abordée plus directement comme un mode spécifique de composition et d’effectuation de la parole en public!; nous nous intéressons à l’aspect, à la texture, à la forme, au «!comment!» de la parole du participant citoyen quand celle-ci se prête au «!jeu de langage!» (Wittgenstein, 2004) de la représentation. 5.4.1. Jeu de langage et correction formelle Bien entendu, nous avons déjà vu poindre ce problème de la correction formelle, ça et là, au fil des extraits examinés dans ce cinquième chapitre. J’en profite pour rappeler que les distinctions entre les dimensions institutionnelles du «!quoi!», du «!qui!» et du «!comment!» que j’ai opérées dans ce chapitre ne sont aucunement ontologiques!; elles trouvent, simplement une justification analytique dans le dispositif d’ethnographie pragmatique et combinatoire dont j’ai essayé de me doter. En reconnaissant une intrication, un continuisme entre ces différentes dimensions, et afin de limiter les redondances, ce dernier point viendra simplement ponctuer les précédents et conclure le chapitre. En d’autres mots, je proposerai ici des analyses moins longues et détaillées. Pourquoi cette dimension du «!comment!» est-elle abordée en fin de parcours!? «!Reposerait!»-elle sur les dimensions du «!quoi!» et du «!qui!», davantage que celles-ci ne «!reposent!» sur elle!? Je n’en suis pas sûr. Les philosophes du langage, les phénoménologues et les socio-linguistes diraient, je pense, que non. Moi-même, avant de m’employer au montage d’un dispositif d’analyse, lorsque, au cœur de ces réunions, j’entendais ces voix et je voyais ces conduites en tant que participant d’un certain type, n’étais-je pas, d’abord et avant tout, sensible aux façons, à la «!parole malheureuse!» (Bouveresse, 1971) et à sa manière d’écorcher les oreilles!? N’en allaitil finalement pas de même pour l’ensemble des participants présents!? Idéalement, il ne faudrait pas prendre la séquence structurant ce chapitre trop «!au pied de la lettre!», et ne pas voir dans ce problème de la correction formelle une «!troisième!» et «!dernière!» source de difficulté venant, en quelque sorte, couronner le tout. Il ne faudrait pas voir dans la formulation une simple étape finale de codage d’enjeux et de rôles déjà connus. Les problèmes de la détermination pratique des Répondre en citoyen ordinaire vol.2 400 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses quoi/qui/comment se posant simultanément à l’énonciateur plutôt que séquentiellement, la façon de parler a une fonction «!opérante!» (Merleau-Ponty, 1945) plutôt que simplement codifiante à l’égard des deux autres dimensions qui nous ont intéressés précédemment. Les enjeux et les rôles d’une discussion sont tout entiers pétris de choix linguistiques ou expressifs!: le rôle émerge avec –et n’existe pas sans– la production, dans l’interaction, d’un certain style conventionnel, et l’enjeu ne se compose qu’à travers le discours qu’on tient sur lui. fig. 29 – La dimension du «!jeu de langage!» en relation aux autres dimensions du «!cadre primaire!» d’une activité. EN-JEU DOMAINES = Quoi!? JEU DE ROLES = Qui!? CADRE DISCOURS STYLES JEU DE LANGAGE = Comment!? Cette dimension contextuelle des façons de faire est en elle-même un univers de plein droit!; le «!medium!» est «!milieu!», il «!fait contexte!» d’une manière aussi importante et fondamentale que les répertoires d’enjeux et les jeux de rôles. Aussi, une stratégie de rédaction alternative, plaçant la question de la façon à son commencement, aurait été certainement tout aussi valable. Toute proportion gardée, j’ai rencontré ici un problème évoqué par un Goffman embarrassé, dans l’introduction au dédalesque Frame Analysis!(1991, p.19-20): L’écrivain se plaint souvent de ce qu’une présentation linéaire fasse violence à un processus qui, en fait, est circulaire et demanderait en toute logique que les termes soient introduits simultanément (...). Le procédé n’est pas sans évoquer d’horribles rengaines, comme si l’analyse de cadre nous obligeait sans cesse à Répondre en citoyen ordinaire vol.2 401 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses rappeler toutes les parties du corps de l’alouette, gentille alouette, qu’on est en train de plumer. Toujours est-il que, dans le cas de certains épisodes d’infortune, le problème le plus criant, pour le «!citoyen représentant!», se pose moins en termes de pertinence topique ou de justesse participationnelle qu’en termes de correction formelle. Y apparaît comme particulièrement saillant le fait que l’énonciateur ne s’est pas placé dans le bon jeu de langage, ou n’est pas parvenu à en suivre les règles. 5.4.2. Parler la bonne langue En amont de la question de la représentation, une participation active à la concertation se voit d’emblée conditionnée par la pratique courante d’une langue, tout court!; et de la bonne langue, au sein de laquelle seront sélectionnés le bon jeu de langage et la bonne formule de représentation. Si une ville comme Bruxelles compte deux langues «!officielles en théorie!», le français se pose, dans les CLDI que j’ai pu observer, comme la seule langue «!officielle en pratique!». Quand je dis «!officielle en pratique!», je renvoie à l’idée que toute activité de concertation se trouve cadrée, au-delà de réglementations écrites, par une grammaire d’usage, non écrite, mais bien «!officielle!» à sa manière, puisqu’indiquée par les conduites régulières de personnes en charge, d’officiers (officials). Parmi les évidences que produit le ballet des opérations de cadrage orchestré par les élus et les experts lors la première heure d’une réunion CLDI79, il y a d’abord le fait qu’on y parle le français. Les brèves et maladroites salutations en néerlandais proposées à l’occasion par un élu en début de séance, sur le ton du jeu, avant qu’il ne poursuive en français pour de bon, ne font finalement que confirmer ce fait. EXTRAIT N°86 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004 [Début de la réunion] AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme) : [Sur un ton enjoué!:] Goeden avond dames en heren... Als gewoonlijk, iedereen kan spreken zijn eigen taal... Ok!? [Sur un ton plus sérieux!:] Donc, bonsoir à tout le monde. En l’absence du Président et de la Vice-Présidente, je m’improvise donc Président de cette séance... Précisons ici que cette retranscription est issue de mes notes personnelles. Sur le transcript officiel, la secrétaire a simplement indiqué [Début en néerlandais]!. Dans ces conditions, des énonciations en langue néerlandaise sont condamnées à faire irruption et à semer un certain trouble dans la réunion. Dans les Contrats de quartier de la 79 Cfr. chapitre 4. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 402 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses commune B que j’ai étudiés, les personnes de langue néerlandaise, plus nombreuses que dans le quartier Callas de la commune A, s’exprimaient généralement en français. Toute question, remarque, interpellation en néerlandais créait une situation gênante dans laquelle, tantôt le coordinateur général du Contrat de quartier, tantôt les urbanistes du bureau d’études étaient tenus de répondre en néerlandais, d’une manière quelque peu malhabile, embarrassée, imprécise, et, surtout, très brève. Ces réponses péremptoires en mauvais néerlandais venaient sanctionner de manière diffuse (R. Ogien, 1990) l’irruption du néerlandais, sa façon d’interrompre le fil continûment francophone des conversations, et donc de bousculer l’évidence du français comme langue commune de la concertation. Ces questions nous sont, bien sûr, douloureusement familières, et il y aurait matière à développer, sur base de l’observation de tels processus de concertation, une étude plus fine de la difficile cohabitation de ces langues, et de son impact sur la coordination d’une réunion. 5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme. Si ces questions regardant la langue peuvent s’avérer passionnantes, il me faut ici les laisser de côté et aller à l’essentiel en me tournant plus précisément vers le «!jeu de langage!» activé par la «!forme de vie!» de la concertation urbaine!en CLDI. Ce jeu de langage développe ses règles à suivre et place l’énonciateur devant certains problèmes spécifiques. Que se passe-t-il de particulier, au niveau propre de la formulation, pour que des engagements profanes échouent à représenter!? Qu’est-ce qui manque à ces engagements de parole, ou pour reprendre une image suggérée plus haut, quelles «!pièces!» font défaut au «!jeu de représentation!» dans lequel se lance le participant citoyen!? La réponse à ces questions est à chercher, je pense, dans ce que Laurent Thévenot a appelé les «!investissements de forme!» (1986), et qu’en sortant de la sphère économique dans laquelle il menait ses recherches on pourrait tout autant appeler!«!engagements de forme!». Ainsi, se prêter au jeu de la représentation en public semble demander de miser sur des opérations et des équipements permettant la production d’une formule expressive stable, générale, intégrée, répétable, qui, «!en réduisant l’espace de possibles!», est elle-même la condition d’une «!relation stable, pour une certaine durée!» (ibid., 1986) avec les partenaires de la concertation. Ainsi, n’importe quelle conduite en public ne relève pas de la représentation. Entrer en représentation demande un certain engagement vis-à-vis de la forme, et n’est le fait que d’acteurs ayant l’intention, le loisir et la capacité de façonner leur conduite (to craft a behavior80) de manière à lui conférer stabilité et généralité!; le rendement escompté d’un tel investissement de forme consistant bien à «!poser!» l’énonciation et à «!asseoir!» l’énonciateur. 80 Cette notion de crafted behaviors est reprise à Jack Katz qui en fait un usage extensif dans un texte sur les stratégies de description de l’ethnographe (2009) Répondre en citoyen ordinaire vol.2 403 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses La prise en compte des investissements de forme consentis par les «!personnes en charge!» dans notre chapitre 4 (qu’on pense par exemple au minutieux travail de traduction mené «!en laboratoire!» par les membres du bureau d’études) nous permet de mieux comprendre la possibilité, pour celles-ci, de figurer en CLDI comme autant d’acteurs en représentation, « des êtres connus et reconnus qui s’imposent comme imposant officiellement, c’est-a-dire à la face de tous et au nom de tous, le consensus sur le sens du monde social » (Bourdieu, 1982, p.110). L’effet de représentation que Bourdieu attribue simplement au privilège d’ «!un pouvoir quasi-magique!» renvoie donc autant, chez nous, à une charge et à un travail vis-à-vis de la forme. Le façonnage de formules expressives stables, continues, intégrées (le mot d’introduction du président de séance, le rituel des consignes pratiques, l’analyse urbanistique appuyée sur une projection powerpoint) est la condition même d’une production de l’ordre et de l’évidence. Il suffit ici de se rappeler comment, pour les experts, le fait de devoir se prononcer sur les avancées concrètes des projets, de s’avancer sur le terrain du particulier et du contingent (4.2.2.3.), les promettait, à terme, à que Goffman a appelé la «!rupture de représentation!» (misrepresentation). Si les performances en public de spécialistes et leur vulnérabilité à certaines «!fausses notes!» qui les font vaciller et parfois choir de leur piédestal ont été étudiées par le passé, le processus inverse est moins connu!; je veux parler des entraves qui limitent les «!engagements de forme!» de non spécialistes quand ceux-ci visent à gagner en stabilité, en assurance et, par là même, à se grandir. Ainsi, nous avons vu qu’à Callas, le travail de coordination mené par des habitants et des associations dans des groupes de travail, et par lequel ceux-ci cherchaient à dépasser leurs points de vue particuliers en vue d’intégrer et de stabiliser un regard ou un discours sur le quartier se voyait annulé, sur les scènes officielles du Contrat de quartier, par des procédures de démembrement du discours, d’isolement et d’affadissement de leurs objets de préoccupation (5.2.3.1.). Nous avons observé combien, dans des situations publiques d’une grande complexité, il était toujours problématique pour ces participants citoyens de faire usage de pronoms personnels pluriels («!nous!», «!ils!»), d’introduire des formes d’agence intermédiaires, entre l’intérêt le plus particulier et l’intérêt le plus général (5.3.2.1.). Nous avons vu comment ces citoyens initialement gratifiés d’omnicompétence peinaient ensuite à actualiser une compétence reconnue et à s’ouvrir ainsi une place «!stable!» autour de la table!; que quand ils parvenaient à «!se poser!» comme acteurs, à travers une certaine «!continuité de ressources sémiotiques!», et donc à travers un style, c’était plutôt à leur dépens, en tant que personnages singuliers –«!monsieur untel!» ou «!madame unetelle!»!(5.3.2.2.). Dans les réunions auxquelles j’ai pu assister, ces «!engagements de forme!» des citoyens, leurs formules visant à «!substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulables un ensemble d'intermédiaires, moins nombreux, plus homogènes!» (Gardella, 2006) se sont avérées le plus souvent inappropriées. Ces échecs peuvent Répondre en citoyen ordinaire vol.2 404 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses bien sûr être approchés à travers une interprétation favorisant la question des «!quoi!» ou celle des «!qui!», mais il semble qu’une étude s’attachant plus strictement à faire ressortir leur incorrection formelle reste à mener. Qu’est-ce qui cloche au niveau propre de ces formules de représentation!? Je présenterai ici de brèves analyses en recourant notamment aux catégories de la pragmatique linguistique d’Austin (1962). Celui-ci, dans l’étude des actes de langage et de leurs fiascos (misfires), a distingué une première classe d’erreurs, qu’il appelle «!appels indus!» (misinvocations) et qui, dans notre modèle, procèdent plutôt de problèmes d’appréciation portant sur les plans contextuels des «!quoi!» et des «qui!», d’une seconde classe d’erreurs, purement formelles, celles-là, les «exécutions ratées!» (misexecutions). Parmi ces exécutions ratées, Austin introduit deux sous-classes!: «!accros!» (hitches) et «!défectuosités!» (flaws)81. Dans le premier cas, la procédure discursive n’est pas menée à bout, ou manque de former un tout, en raison d’une série d’accros dans l’exécution!; dans le second, la procédure est menée entièrement mais s’avère, en elle-même, défectueuse. 5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation Dans l’étude des pratiques de représentation proposées par les élus et les spécialistes en début de séance, j’avais souligné des enjeux d’intégration, d’ininterruption et de totalité. C’est ainsi par exemple que l’analyse produite publiquement par les experts (i) intègre, par réduction, une série d’éléments hétérogènes à partir de catégories nouvelles , d’«!axes!», de «!nœuds!»...!; (ii) s’appuie sur une série de «!slides!» qui, comme leur nom ne manque pas de l’indiquer, sont conçus pour glisser gracieusement, pour défiler de manière ininterrompue!; (iii) propose un tout unitaire, un macro-turn ou une micro-conférence s’incrustant dans le flux des tours de parole, et pour lequel sont ouverts un espace et un temps propres. Ici, il faut introduire l’idée que de tels enjeux d’intégration, d’ininterruption et de totalité se posent, d’une manière moins «!pure!», pour tout engagement de parole entrant en représentation. Un travail de «!réduction des possibles!» et de recours à des «!intermédiaires!» est requis! (Thévenot, 1986)!; le tour de parole ordinaire, même s’il s’avère bien plus court que la micro-conférence, est tenu de composer un «!tout!», un petit système!; enfin, à l’intérieur de ce «!tout!», et pour qu’il fasse un «!tout!», les mots doivent couler, défiler avec fluidité. Jack Katz, en s’appuyant sur Polanyi, a joliment rappelé la fonction, à la fois nécessaire et presque surréelle, remplie par un tel «!défilement!» dans la production de la parole (Katz, 1999, p.41-42)!: Comme Michael Polanyi le remarquait [...], quand on écrit à la main, il n’est pas possible de maintenir un cours de pensée si l’on se concentre sur la mise en 81 La typologie des échecs performatifs est présentée sous la forme d’un graphe arborescent dans l’ouvrage (Austin, 1962, p.18). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 405 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses forme de chacun des caractères sur la page!; on est obligé d’écrire par défilé de lettres et de mots. Autrement dit, en vue d’écrire, on doit se défaire d’une attention consciente à soi-même, et s’engager dans une sorte de dessin (ou de jeu de pianotage lorsqu’on dactylographie). Polanyi remarquait que lorsqu’en se déplaçant sur un papier glacé, le stylo de l’écrivain glisse, l’expérience du glissement se fait à la pointe du stylo. L’écrivain habite le stylo. De la même manière, en vue de parler avec un sens ininterrompu de cohérence naturelle, on est obligé de sortir de l’auto-conscience en s’engageant dans une sorte de chant qui permet de maintenir une continuité de son, appréciée sans être remarquée (heard but unnoticed), et qui offre un véhicule à l’énonciation des mots individuels. S’il y a quelque chose de surréaliste dans l’image d’un écrivain qui habite la pointe de son stylo, nous devons reconnaître la nécessité pratique du surréalismeii. Goffman lui-même s’est penché sur cette question du défilement, tout en l’inscrivant, ce qui nous intéresse particulièrement ici, dans le contexte de formats bien moins confortables que ceux de l’exposé. Il a ainsi montré, à l’occasion de sa dernière enquête, Radio Talk (1981b), que les annonceurs-radio, en étant soumis à des contraintes de temps infiniment plus sévères que celles dont doivent tenir compte nos présentateurs de powerpoint, n’en doivent pas moins entrer en représentation en produisant, par le caractère ininterrompu, fluide et fini de leur annonce, un «!effet de ruban!» (p.262). Cette «!plage!» (frame space – ibid., 1981b) qui s’est ici considérablement rétrécie autour du performer et qui vient enserrer sa performance, n’est pas censée, pour autant, faire disparaître l’effet de représentation recherché. Les participants citoyens, à l’instar de ces annonceurs-radio, disposent lors de leurs énonciations d’une courte plage d’expression!; jeu de représentation miniature à l’intérieur duquel ils doivent s’engager vis-à-vis de la forme et placer quelques «!coups!» (Goffman, 1981c). Davantage peut-être que pour les experts qui, par la convention protégeant la micro-conférence dans laquelle ils s’engagent, évoluent dans un espace de cadrage plus souple, il s’agit pour les «!citoyens représentant!» d’amener leur procédure discursive à destination sans accroc. L’!«!accroc!» est ainsi dans la doctrine austinienne l’échec qui survient lorsque la procédure n’est pas «!exécutée intégralement!» (Austin, 1962, p.15). Qu’est-ce qui peut venir accrocher et défaire ces formules que déploient les participants citoyens lorsqu’ils entrent en représentation!? On distinguera simplement deux cas!: premièrement, celui dans lequel le «!ruban!» de parole est coupé par un interlocuteur!; deuxièmement, un ensemble d’épisodes dans lesquels les énonciateurs citoyens, dans le cheminement de leur formulation, se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis ou se perdent en cours de route. Pour illustrer le premier cas, celui de la coupure, rappelons simplement cet extrait, rencontré il y a peu!: Répondre en citoyen ordinaire vol.2 406 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses EXTRAIT N°87 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005 UN HABITANT (nouvellement arrivé dans le processus)!: [Sur le ton assuré du connaisseur!:] On est vraiment ici dans un cas de figure de votation à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et on sait très bien que dans des referendums, il faut définir un périmètre.... Je pense... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [coupant le tour de parole précédent!:] OK mais... LE MEME HABITANT: [Reprend, sur le même ton assuré!:] Mais, donc, dans un referendum, il faut bien réfléchir à la question qui est posée. Parce que si on demande à n’importe quel habitant : « Estce que vous voulez un parc et un ascenseur », tout le monde va dire « oui ». Je vous parie un million de dollars qu’il y a 90% de gens qui disent « oui »... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [coupant le tour de parole précédent!:] OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on confie cette enquête [...] Nous avons précédemment abordé cet extrait dans un univers des «!qui!», sous l’angle du «!jeu de rôles!» et de la distribution des places qui le contraignent. Posait problème le fait qu’un illustre inconnu s’engage à dicter une ligne de conduite et une procédure d’enquête à la place et en l’absence des experts du bureau d’études. Mais lorsque nous réglons autrement la lunette d’analyse et interrogeons à présent un niveau plus purement formel, une autre interprétation naît. La double interruption par Bridel manifeste maintenant, sous cette nouvelle description, une «!hantise!» (Stavo-Debauge, 2009) qui concernerait plus directement les «!façons de parler!» et les «!engagements de forme!». Une nouvelle citation de Goffman, ici volontiers wittgensteinien, nous permet d’affiner l’interprétation de cette séquence d’accrochage (Goffman, 1991, p.302)!: S’il est vrai [...] que comprendre un énoncé c’est comprendre un langage, alors il faudrait dire que prononcer une phrase, c’est impliquer tout un langage et tenter implicitement d’en importer l’usage. Ainsi, l’habitant, en se lançant de la manière dont il le fait, en préfaçant son intervention de la manière dont il le fait, fournit une prémisse à partir de laquelle Charlotte Bridel sent venir l’engagement de forme. Il est temps pour elle d’intervenir lorsque, embarqué par ce ton assuré du connaisseur («!On est vraiment ici dans un cas de figure...!») et l’introduction de catégories spécialisées («!... de votation à la suisse et à la hollandaise!»), c’est tout un «!langage!» qui risque et qui promet de s’engouffrer. Et, présence d’experts ou pas, il est certain que le Contrat de quartier ne pourrait s’accommoder du jeu de langage d’une théorie des procédures de référendum!! L’énonciation est stoppée au stade de simples signes avant-coureurs, avant qu’elle Répondre en citoyen ordinaire vol.2 407 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses n’ait eu l’occasion de dérouler intégralement sa formule de représentation. Un deuxième type d’!«!accroc!» serait plutôt à mettre à l’actif de l’énonciateur citoyen/profane lui-même!: celui-ci ne parvient pas à produire la formule intégrale, il commet des «!erreurs de parcours!», «!se prend les pieds dans le tapis!», «!tombe sur un os!», «!s’emmêle les pinceaux!» ou, carrément, «!se perd en chemin!». De toutes les formes d’auto-sabotage possibles et imaginables, je n’en illustrerai que deux, dégagées par Goffman, les «!os!» (boners) et les «!brouillages!» (influencies). L’énonciateur tombe sur un « os!» lorsqu’il engage dans sa formulation un mot ou un groupe de mots (concepts, catégories, expressions, proverbes...) qu’il ne maîtrise pas ou, pour ainsi dire, qu’il ne possède pas (to own one’s discourse)!82; situation d’autant plus gênante que ce mot ou ce groupe de mots constitue un «!intermédiaire!» crucial dans sa tactique d’engagement de forme. EXTRAIT N°88 – C.d.Q. Collège, Commune C UNE HABITANTE!: Quand je vois que mes enfants ne peuvent pas utiliser ce parc qui est à deux minutes de chez moi... ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!: Ce n'est pas un parc. Techniquement, c'est un espace de jeu... EXTRAIT N°89 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B UN HABITANT!: On pourrait faire passer cette opération en volet 2 peut-être... FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général): Non on ne peut pas dans ce cas-ci. L’HABITANT!: Ah oui!? Parce que je pensais que le volet 2.... FRANÇOIS CLAESSENS!: Non, ça n’a rien à voir. EXTRAIT N°90 – C.d.Q. Lemont, Commune B – février 2005 FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général): Le budget n’est pas extensible vous savez!; et puis la portion qui est apportée par le S.P.F.M.T... UN HABITANT!: Oui mais justement, à ce propos, le SPFF..., le SPMF... euh, le comment encore!?! [éclats de rire] 82 Ces problèmes ne manquent pas bien sûr pas de se poser dans le champ académique et dans les discours sociologiques, particulièrement chez les jeunes chercheurs qui tendent à «!parler entre guillemets!», à poser au fil d’un développement une série d’!«!intermédiaires!» qu’ils ne possèdent pas, et qui menacent de compromettre l’engagement de forme d’ensemble. Le présent travail ne fait, j’imagine, pas exception. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 408 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Comme nous le voyons, le fait de «!tomber sur un os!» peut être signalé au travers d’un tour suivant, par une personne en charge qui, éventuellement, vient couper la personne du citoyen dans son développement. Cependant, est surtout central ici l’!«!os!» rencontré!; la coupure ayant pour résultat de le faire connaître, de le rendre visible. La découverte d’un «!os!» par l’assemblée a un effet ambivalent sur la conversation et la position de l’énonciateur. D’un côté, celui-ci ne parvient pas à mener sa procédure à bout et son entrée en représentation est un fiasco!; d’un autre, de tels fiascos soulignent parfois aux yeux des participants la complexité excessive du vocabulaire techniques, des abréviations employées, et se posent ainsi comme des critiques en acte du dispositif. Ainsi, les éclats de rire de l’extrait n°90 produisent une sanction diffuse dont les destinataires sont autant le dispositif et ses responsables, que l’énonciateur qui rencontre l’accroc. Comme annoncé, il existe un autre type d’accrocs!: les «!brouillages!» (influencies). Il s’agit tout simplement de ces échecs de représentation qui surviennent lorsque l’énonciateur s’emmêle les pinceaux, s’empêtre dans des élucubrations, marque des pauses, laisse certaines formules en suspension, reprend ses formulations ratées à zéro, en vient ainsi à se répéter, voire à se perdre, etc. Que le citoyen recouvre sa formulation d’ensemble d’une sorte de brouillard, ou qu’il ne présente qu’une série de fragments qui manquent à «!faire formule!», l’entrée en représentation échoue. EXTRAIT N°91 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004 MICHEL LAMMY (délégué des habitants)!: Je voulais répondre à Madame Bertolucci. Vous disiez qu’il faut donner des choses simples : la sécurité dans les appartements, des choses comme ça. Ce n’est pas si simple, mais vous disiez : «!Répondre aux besoins des gens!», c’est ça, c’est un peu ce que j’ai compris. Et, c’est vrai que, moi, en tant qu’artiste aussi, je trouve qu’il y a une dimension... En fait, je peux vous.... je pars du « senti ». En fait, je peux vous citer que... quelqu’un qui dit que l’homme n’est pas une création du besoin mais du désir. Et répondre aux besoins des gens, ce n’est... il n’y a pas... on ne dépasse pas le cadre fonctionnel chaque fois des choses. Et moi, là, j’ai envie ici qu’on le dépasse. Voilà, c’est pour ça que je suis ici... Vous voulez que je reprenne, que je vous relise... QUELQU’UN DANS L’ASSEMBLEE [Sur un ton gentiment moqueur!:] Ah, la poésie... [rires] MICHEL LAMMY!: [Un peu vexé!:] La créativité et la poésie, oui.... [il marque une pause] Imaginaire... Et amener les gens à se dépasser. Là aussi, ce n’est pas seulement répondre à ce qu’ils attendent, ou à leur donner ce qu’on... [un peu plus loin] Je ne pense que [la dimension culturelle] ait à se libérer. Elle est là. Je pense que même quand les gens sont très mal, cette dimension culturelle est toujours là... Elle est toujours là... C’est un débat... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 409 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Notons ici que les deux types d’accrocs se combinent, et que le fait de tomber sur un «!os!» en n’étant pas en mesure de produire le nom de l’auteur qu’il cite plonge Michel Lammy dans davantage de confusion. Autre observation!: ces embrouillages attirent notre attention sur le fait que les «!engagements de forme!» risqués par les participants citoyens, le sont dans les conditions de l’improvisation, de l’absence de préparation. On peut être certain que le nom de cet auteur, Michel Lammy l’avait sur le bout de la langue, et qu’un peu de préparation lui aurait évité cet accroc. Il serait alors possible de distinguer ces «!engagements de forme!» improvisés par les profanes, des véritables «!investissements de formes!» consentis par les personnes en charge, lorsque celles-ci passent de longues heures, dans leur bureau, à façonner et à peaufiner un diaporama powerpoint (dans le cas des urbanistes) ou un procès-verbal (dans le cas de la chef de projet), en s’appuyant pour cela sur des équipements (ordinateurs et logiciels, dans un cas, cassettes enregistreuses des réunions dans un autre). La voix des participants citoyens et ses mises en forme possibles sont limitées par un mode d’énonciation particulier, celui que Goffman (1981b, p.228) a appelé le «!parler frais!» (fresh talk), c’est-à-dire la parole spontanée, qu’il distingue de la «!lecture à haute voix!» (aloud reading) et de la «!récitation!» (memorized speech)!; des modalités favorisées, elles, par les personnes en charge. Le «!parler frais!» amène ici les participants citoyens, plus que les autres, à vivre leurs énonciations comme des «!embarras de parole!» (Latour, 1999). Nous verrons dans le chapitre 6 comment un recours à la lecture à haute voix et à la récitation permettra dans certains cas de poser la parole profane avec un certain succès. 5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation Austin identifie, à côté des «!accrocs!», une seconde classe d’exécutions ratées, les «!défectuosités!». Ici, la procédure est bel et bien réalisée, menée à bout, mais, tout simplement, ne s’avère pas appropriée. Par exemple, on peut imaginer sur la base de l’extrait n°91 que si Michel Lammy était parvenu à éviter les «!accrocs!» et à produire sa formulation intégralement et sans encombre, celle-ci, en empruntant son allure au monde de la «!poésie!» , n’aurait pas eu davantage de retentissement dans l’espace de parole. Elle se serait probablement avérée défectueuse. Ainsi, nous avons déjà rencontré dans notre tour d’horizon des infortunes du citoyen représentant un certain nombre d’extraits montrant des formules défectueuses. On peut compter dans celles-ci, par exemple, le projet de «!liaison verte!» formellement loufoque envoyé par une habitante au bureau d’études du Contrat de quartier Callas, ainsi que le quasi-exposé avancé par un participant inconnu qui se propose d’interpréter et de traduire les désirs et les besoins de «!la communauté magrébine!» du quartier (extrait n°79). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 410 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Dans ces exemples, l’exécution ratée provient moins d’un embarras de parole que, au contraire, de quelque chose qui est ressenti comme un excès de zèle et comme un accès illégitime à une «!scène de représentation!» (immatérielle dans le cas de !l’esquisse du projet de liaison verte), à ce floor qui est laissée sans problème aux membres du bureau d’études pour leurs exposés. En effet, les énonciateurs citoyens parviennent ici à se défaire momentanément de l’étau des micro-tours conversationnels, réussissent à s’ouvrir une «!plage!» (frame space) plus ample qui leur donne la possibilité d’avancer un macro-tour et de formuler plus intégralement leur propos. Cependant, l’élargissement de la plage d’expression et l’accès prolongé à la «!scène de représentation!» se font en forçant, et donc au prix d’une certaine violence. Ceci est particulièrement clair dans l’extrait suivant, où l’énonciatrice, exaspérée, use d’un juron qui prend tout le monde par surprise et lui ouvre une «!plage!» plus large, pour l’une des énonciations citoyennes les plus longues et les plus articulées du processus de concertation Callas!: EXTRAIT N°92 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005 OLIVIER WAUTHIER (chef de cabinet du bourgmestre Decaux)!: Je suis un petit peu étonné des discussions qu’on a ce soir, parce que j’ai l’impression qu’on est occupé à refaire l’élaboration d’un dossier de base qui a déjà été établi, qui a fait l’objet de tout un processus de concertation qui a duré plusieurs mois [...] MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: Enfin, je... Maintenant, c’est moi qui commence à être fatiguée. Je trouve que c’est déjà depuis un an qu’on se voit et qu’on dit!: «!Bordel de dieu – excuse-moi, je suis un peu énervée – comment ça se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte plus large dans lequel on fait nos choix!?!!». On fait le choix sur les priorités à partir d’un constat de certains enjeux qu’on considère être importants ou moins importants, dans lesquels un Contrat de quartier peut intervenir ou pas intervenir... Enfin, ça, c’est quand même... C’est facile, je veux dire, ça, c’est logique. On ne peut pas faire un choix à partir de... Enfin, à un certain moment, si tu vas choisir un vêtement, tu vas le faire en fonction d’un certain besoin à remplir quelque part et ce besoin est décrit, tu le connais!: c’est pour faire du sport ou aller à une fête, et, ce cadre-là, il faut le connaître. Bon, donc, on s’était dit, après une année, qu’on allait prendre le temps de réfléchir sur des éléments qui allaient construire un regard plus large pour concrétiser les projets. Et, donc, ce n’est pas faire une nouvelle réflexion dans l’absolu. C’est créer, re-, re-discuter sur de quoi est-ce qu’on parle, quand on veut faire nos choix. Et est-ce qu’on partage ce regard, ces visions qu’on a sur ce quartier. Donc, à partir de là, par exemple, donc, c’est parler de cette réalité géographicogéologique de ce quartier. Bon, on est dans une vallée, ce n’est pas rien. On est dans une ville, bon, on ne voit que les bâtiments, le tarmac, etc. Mais on pourrait se rappeler qu’il y a cette nature derrière, cette vallée qui existe avec le ruisseau qui passe et qui nous lie à d’autres quartiers et à d’autres communes, et à partir d’où on s’imagine, pour vous donner un exemple quelque chose qui s’appelle «!Réseau Citoyen!», de créer des connexions wifi, un lien, donc une possibilité de créer un réseau Internet et de communication gratuit dans un quartier. Et pas avec Belgacom qui t’offre la petite antenne, non avec des trucs qui sont construits avec des petites antennes en tétrabrique. Bon, c’est des chouettes choses à partir d’où la créativité, la rencontre et quelque chose comme un projet collectif [...] Autre exemple!: Il y a [...] un autre aspect d’urbanité qui est lié à une grosse pression de spéculation sur le quartier. On connaît l’histoire. Bruxelles est l’objet pour l’instant, depuis un petit bout de temps, d’une spéculation qui ne fait que augmenter [...]. La spéculation, on la sent chaque jour. La conséquence de ça, c’est que plein de nos voisins doivent quitter le Répondre en citoyen ordinaire vol.2 411 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses quartier. Et, donc, la diversité, qui est extrêmement forte dans le quartier Callas, est menacée. Et moi, j’aimerais bien parler un peu de ça aussi, c’est très intéressant de regarder les chiffres de qui est-ce qui habite, c’est quoi le profil des gens qui habitent dans chaque section de rue autour de Callas et tous ces différents quartiers très différents avec plein de jeunes, des mamans seules, [...] des gens au-delà de 60 ans [...] etc., etc. Donc, il y a... Enfin, il y a quand même beaucoup de choses à dire qui ont quand même des conséquences sur qu’est-ce qu’on choisit comme projet. CHARLOTTE BRIDEL! (chef de projet): OK, mais alors, est-ce qu’on ne peut pas dire tout simplement [...] au lieu de prendre des paraboles [...]. AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!: [...] Je dois dire que c’est assez... Bon, je suis peut-être intellectuellement, hein... Mais c’est assez compliqué de vous suivre [...]. Le seul mot qui moi, m’aurait... que moi, j’aurais aimé entendre et qui n’est pas apparu... Vous avez dit!: géologique, géographique, etc. Or, vous parlez essentiellement de «!sociologie!», me semble-t-il. Et ça, vous n’en avez pas... Donc, ce serait plutôt une «!étude sociologique!» que vous proposez... [...] Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, tout en étant extrêmement intéressé par cette porte d’entrée-là – c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse – je me demande naïvement, innocemment, si tout ça, tout ce que vous avez présenté là est bien à intégrer dans une réflexion sur un Contrat de quartier. Ici, Marion Slossen est bien entrée, aux forceps, en représentation. Elle a eu l’occasion de faire défiler les différents éléments de sa proposition et d’amener celle-ci à son terme. C’est l’!«!engagement de forme!» accompli qui pose problème. Comment fautil aborder la réalité du quartier à l’intérieur d’un Contrat de quartier!? Certainement pas, selon Charlotte Bridel et Ahmed Talbi, à l’aide des «!paraboles!» ou des réflexions «!sociologiques!» que propose Marion Slossen. Enfin, je ne pourrais pas ne pas mentionner un dernier exemple de «!formule de représentation!» aboutie, mais incroyablement défectueuse!: EXTRAIT N°93 – C.d.Q. Callas, Commune A – septembre 2004 [Alors qu’on évoque l’activité commerciale et de restauration de la rue Callas, un monsieur âgé se lève et prend la parole d’un ton solennel. Il sort de sa poche un petit carnet de notes, et se met à lire à voix haute] LE MONSIEUR AGE!: J’aimerais attirer votre attention, mesdames et messieurs, sur le fait que le restaurant grec [...] situé au numéro [!«!x!» ] de la rue Callas est une vraie nuisance pour ses voisins et que les choses ne peuvent plus continuer comme ça [...]. Ma femme et moi habitons la maison d’à côté, et je peux vous dire qu’en plus du bruit, les odeurs que dégagent les cuisines de ce restaurant sont tout à fait intolérables. Ma femme et moi avons établi un compte très exact des odeurs se dégageant des cuisines du restaurant et qui trouble notre bien-être le plus légitime, de jour comme de nuit. Donc, je vous cite [il montre le carnet à l’audience, puis lis à nouveau]!: alors, en juin 2004, il y a eu 125 odeurs, en juillet, 167 odeurs!; en août, 158, et au cours de ce mois de septembre, déjà 130 odeurs. [dans la salle, on entend quelques gloussements] Tout cela est tout à fait intolérable, je ne sais pas si vous vous rendez-vous... Mais donc, nous voulions vous demander votre aide par rapport à ces nuisances et pour convaincre ces gens d’arrêter. Je vous remercie. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 412 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses [quelques secondes de silence, jusqu’à ce que quelqu’un se décide à prendre la parole!:] LUC DESCHAMPS!: Ca doit être pratique de savoir compter les odeurs comme cela... [rires] Non mais sérieusement, il faudrait voir avec le médiateur communal peut-être pour ce genre de questions... Bien entendu, dans cet extrait, des problèmes de «!pertinence topique!» (5.2.) et de «!justesse participationnelle!» (5.3.) se posent de manière claire. Ainsi, ce dont cet homme veut parler ressort du conflit de voisinage, un «!objet!» difficilement importable dans un programme de revitalisation urbaine!; de même, comme nous l’avons vu, il n’est pas approprié pour cet homme d’avancer ses seuls intérêts personnels et d’engager, en assemblée, une dénonciation du Tiers absent. Ceci étant dit, ce qui est évidemment tout à fait criant ici, c’est la défectuosité de l’équipement dont il se dote (un carnet de relevé d’odeurs) et l’!«!engagement de forme!» au service duquel il le place. Quand, plus haut, une habitante s’était ouvert un espace-cadre plus confortable en recourant à une injure ayant pris les interlocuteurs par surprise, on pourrait dire, ici, que si le vieil homme parvient à produire intégralement sa représentation, c’est au moins en partie en raison de l’inconvenance déconcertante de la «!mise en forme!» sur laquelle il compte, et qui, le temps de sa contre-performance, laisse son audience sans voix. Nous voyons ici, finalement, comment les «!investissements de forme!» par lesquels des participants citoyens tentent d’entrer en représentation peuvent s’avérer «!coûteux!» pour eux (le ridicule n’étant pas le moindre des prix à payer), tout en n’apportant pas le «!rendement!» escompté, en termes de stabilisation d’enjeux («!quoi!») ou de places («!qui!»). En se voyant barrer l’accès à la forme, ces participants se trouveraient-ils condamnés à bredouiller indéfiniment!? Que signifie cette suggestion souvent entendue de la bouche de personnes en charge, quand, devant ces échecs formels, ils enjoignent les citoyens et les profanes à «!dire les choses simplement, dans un langage à eux!»!? Répondre en citoyen ordinaire vol.2 413 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses 5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité Qu’il s’agisse de faire référence, de tenir un rôle ou de trouver la formule!; que l’on approche les engagements citoyens et profanes sous l’angle de leur pertinence topique, de leur justesse participationnelle ou de leur correction formelle, se pose le problème protéiforme et lancinant de la «!représentation!». L’infortune par laquelle se solde systématiquement les énonciations d’un «!participant citoyen!» se faisant «!citoyen représentant!» nous amène à conclure au caractère aporétique de telles épreuves de représentation (en tout cas dans des assemblées CLDI qui sont ce qu’elles sont aujourd’hui). Cet insuccès généralisé, au niveau du jeu de représentation des citoyens, tient à un casse-tête déjà évoqué!: que l’on s’intéresse au plan des «!quoi!», des «!qui!» ou des «!comment!» de leur participation, il est à la fois demandé et interdit à ces participants de représenter. Quand ils se prêtent à ce jeu, les objets ou les références qu’ils importent dans la discussion sont soit trop petits, soit trop gros!; soit trop insignifiants, tantôt trop importants!; soit trop particuliers, soit trop généraux. Il en va exactement de même pour les rôles qu’ils proposent ou pour les formulations qu’ils engagent. On a affaire ici à une grille de positions/postures intenables!; à un «!cadre piégé!» (Goffman, 1991, p.470-476)83. Cette impasse de la représentation pour le citoyen ou le profane trouve son origine dans une injonction d’ordinarité qui leur est initialement adressée et constamment rappelée. Est-il alors tout bonnement impossible pour ces participants de répondre à cette injonction et d’apparaître, à travers leurs énonciations, en «!citoyens ordinaires!»!? Ce n’est pas ce qu’indiqueront les résultats de l’enquête du chapitre 6. Simplement, j’y défendrai –et je défends d’ores et déjà– l’argument selon lequel, dans les conditions des CLDI que j’ai observées, cette figure importante du «!citoyen ordinaire!» ne peut s’atteindre et réussir à travers des processus de représentation, c’est-à-dire des processus d’intégration, de symbolisation, de montée en généralité, etc. Davantage que de représenter, s’ouvre la possibilité plus modeste de re-présenter. Comme annoncé dans le «!modèle de la compétence de concertation!» du chapitre 2, en m’appuyant sur l’ «!interactionnisme non symbolique!» d’Erving Goffman (A. Ogien, 2007) et la sémiotique de C.S. Peirce –qui distingue les symboles des indices et des icônes–, je vais chercher à montrer que la voie empruntée avec le plus de succès par les participants citoyens et profanes dans ces assemblées consiste à accentuer l’ordinarité de leurs engagements, non pas en «!montant en généralité!» dans leurs propositions, mais au contraire en désertant le monde spécialisé et officiel des discours, en investissant les modes de signification infrasymboliques de l’iconique et de l’indiciel, en jouant, en deçà d’une grammaire officielle et discursive, de codes 83 «!Il arrive aussi que le monde nous apparaisse arrangé de telle sorte que tout concourt, intentionnellement ou par défaut, à confirmer de mauvais cadrages, que les faits et les échecs s’accumulent et s’entendent pour nous désorienter, pour nous donner le sentiment d’être piégés dans une impasse.!» (Goffman, 1991, p.470). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 414 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses logiques respectivement associatifs et imputatifs. (Ferry, 2007). Plutôt que par l’intégration discursive de symboles (proposer, définir, conceptualiser, argumenter...), la contribution heureuse de non spécialistes à ces espaces de démocratie technique semble passer par des pratiques sémiotiques plus élémentaires consistant à faire usage de leur perception et de leur mémoire, à agencer provisoirement des indices (indiquer, montrer, pointer, signaler, adresser...) et des des icônes (associer, évoquer, rappeler...). J’espère ici contribuer à redonner toute son importance à l’ordre sensible de l’interaction et de l’expérience partagée, comme espace de prises et comme ressource critique pour des participants passablement mis à mal par l’ordre officiel de l’activité. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 415 CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses Citations originales en anglais i This study thus points towards a class of interactions that was previously left largely overlooked. In these interactions, which may be termed "suspended interactions," (and of which flirtation is only one case) actors purposely manage different interactional frames (Goffman 1974) simultaneously, leaving different potential unfoldings of the situation potentially open... everyday interactions where a frame shift is contemplated and tested by interactants but not actualized for various reasons, such as fear of failure or the lure of ambiguity itself. ii As Michael Polanyi noted in a memorable illustration of the point, when one writes by hand it is not possible to maintain a course of thought if one is attending to the shaping of each mark on the page!; one must write strings of letters and words. Put another way, in order to write one must lose self-conscious attention to oneself by engaging in a kind of drawing (or, when typing, in a kind of keyboard playing). Polanyi noted that if in moving over a glossy patch of the paper, the pen skips, the slippage is experienced at the tip of the pen. The writer dwells in the pen. Similarly, in order to speak with an unbroken sense of natural coherence one must engage unselfconsciously in a kind of singing that maintains a heard but unnoticed continuity of sound as the vehicle for enunciating individual words [...]. If there is a touch of the surreal in the image of the writer dwelling at the tip of the pen, or of speech creating the body that sustains thought, then we must acknowledge the practical necessity of the surreal. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 416 CHAPITRE 6 ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRESENTATION Les prises sensibles d’une critique ordinaire «!Je croyais m’être tu par fatigue, tel ministre croyait n’avoir dit qu’une phrase de circonstance, et voilà que mon silence ou sa parole prennent un sens, parce que ma fatigue ou le recours à une formule toute faite ne sont pas fortuits, expriment un certain désintérêt, et donc encore une certaine prise de position à l’égard de la situation. Dans un événement considéré de près, au moment où il est vécu, tout paraît aller au hasard [...] Mais les hasards se compensent et voilà que cette poussière de faits s’agglomèrent, dessinent une certaine manière de prendre position à l’égard de la situation humaine, un événement dont les contours sont définis et dont on peut parler.!» Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, p.19. CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation CHAPITRE 6 .............................................................................................................. 418 ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION............................................. 418 Les prises sensibles d’une critique ordinaire ..................................................................... 418 6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser...... 424 6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424 6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424 6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429 6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433 6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs profanes ........................................................................................................ 435 a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435 b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436 c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437 6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations, adaptations .................................................................................................... 437 a) Défections............................................................................................. 438 b) Protestations ......................................................................................... 439 c) Adaptations........................................................................................... 442 6.2. Répondre en citoyen ordinaire ............................................................................ 445 6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447 6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447 6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450 6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 451 6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation.................................................. 453 6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454 6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455 6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461 6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467 6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475 6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476 a) Un art de la reprise ................................................................................ 477 b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480 6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483 a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484 b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489 c) L’économie de la retouche...................................................................... 491 6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 419 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Le chapitre 5 a développé une typologie des erreurs d’ «!appréciation de la situation!» à partir de l’observation d’engagements des participants citoyens et profanes au sein d’assemblées de démocratie technique comme les Commissions Locales de Développement Intégré (CLDI). Si ces insuccès pouvaient être interprétés, variablement, sur les plans de la pertinence topique (en termes de «!ce qui est dit!»), de la justesse participationnelle («!qui le dit!») ou de la correction formelle («!comment il le dit!»), ils avaient en commun de sanctionner des formes d’engagement de parole de type représentationnel!; des engagements par lesquels ces participants cherchaient à rendre présents des objets de discussion, à faire valoir un rôle de proposition, à occuper une place définie, et cela en développant des formules expressives stables, intégrées, typées, quelque chose qui aurait la consistance à la fois d’un discours et d’un style. Nous avons alors dit que, dans les CLDI, la «!représentation!» se posait comme un «!piège!» pour le participant citoyen ou profane1. Si le dispositif lui-même et les personnes à sa charge semblaient initialement encourager des formes de représentation dans le chef des participants citoyens (que l’on pense simplement à ce choix de nommer ces participants «!délégués des habitants!»), ils n’étaient pas prêts pour autant à assumer les conséquences d’engagements d’ordre représentationnel, systématiquement sanctionnés, comme nous l’avons montré. Il faut admettre qu’il se dégage jusqu’ici un tableau plutôt sinistre de la participation dans les Contrats de quartier. Et à ce stade, l’image que nous retirons de ces assemblées, décrites de la sorte, pourrait paraître plus pessimiste encore que celle avancée par des auteurs comme Loïc Blondiaux, Yves Sintomer ou encore Julien Talpin2. Quand ceux-ci montrent dans leurs travaux que les participants des assemblées qu’ils observent (les conseils de quartier parisiens, les budgets participatifs! français) ne parviennent pas –ou très rarement– à entretenir des formes de délibération, nous retirons de notre chapitre 5 que dans les CLDI bruxelloises, les engagements sont plus limités encore, le cadre, plus étriqué encore!: en amont de la possibilité de délibérer, c’est la possibilité même, pour des participants citoyens et profanes, de tenir un discours sur le monde et d’asseoir un rôle reconnu qui semble mise en question. Les engagements que nous avons analysés ne semblent pas seulement contraints à évoluer en deçà de l’argumentation, mais carrément à un niveau infradiscursif, non-propositionnel et présymbolique. Heureusement, si nos descriptions et analyses nous invitent à nous montrer encore plus sévère que ces auteurs dans le bilan de ce que les participants citoyens et profanes ne réussissent pas à faire dans ces assemblées, un tel exercice de circonscription d’un vaste domaine de la mésappréciation nous permet aussi, en creux, de saisir avec plus de précision un espace de compétence propre à ces 1 «!Piège!», dans le sens goffmanien d’une opération de cadrage amenant les personnes qui y prennent part à voyager indéfiniment entre une série de positions intenables (Goffman, 1991, p.470-476). 2 Cf. chapitre 1, en particulier 1.3.4.2. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 420 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation participants citoyens et profanes, de comprendre plus clairement ce que, positivement, ils réussissent à faire. C’est bien l’objectif de ce sixième et dernier chapitre!: distinguer analytiquement un domaine d’intelligence aussi propre aux citoyens ordinaires et aux profanes que l’intelligence héresthétique était propre aux participants élus et experts (4.6.). fig.30 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe (focalisation sur les compétences attentionnelles) SITUATION = OPERATION = GRAMMAIRE = Activité Saisie et pratique d'un schème d'activité générique Grammaire officielle Réponses Interaction adaptatives à un (co-orientation des environnement êtres) direct (espace) Interaction (alternance des actes) Présent (indéterminé) Réponses adaptatives à un environnement direct (temps) "Logique" Représentationnelle Ecologique Perceptuelle Dialogique Perceptuelle Mémorielle SIGNES = Institutionnelle Intégration de symboles Attentionnelle Agencement d'indices et d'icones Grammaire de surface Placement dans un flux d'expérience Grammaire "profonde" Présent (déterminé) COMPETENCE = Historique Mémorielle Resituation dans une structure d'intrigue Nous nous appuyons alors sur le modèle de l’épaisseur grammaticale des situations de concertation et sur les considérations sémiotiques proposés dans le chapitre 2 pour comprendre comment, quand ces participants se trouvent mis à mal par l’ordre symbolique et officiel de l’activité, ils peuvent toujours trouver des prises et des ressources dans l’ordre superficiel de l’interaction et dans l’ordre plus profond de l’histoire commune (figure 30), en composant leur engagement à partir de régimes de signes indiciels et iconiques moins sophistiqués que les symboles (Peirce, 1978!; Chauviré, 1995!; Ferry, 2007). Il nous faut pour cela mettre en lumière, au-delà de l’organisation d’un espace structural, la chair d’une expérience sensible et «!vivante!» de la concertation, l’organisation de ses traits les plus apparents mais souvent les moins remarqués à la fois par les acteurs et par les sociologues. Ce qui apparaîtra ici, c’est un «!art de dire!» en profane (Certeau, 1980) mobilisant des capacités adaptatives et des dispositions attentionnelles, appuyées sur la perception et la mémoire, plutôt que des compétences institutionnelles et de représentation. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 421 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Le chapitre 6 se structure de la manière suivante. Dans un premier temps (6.1.), je propose de prolonger les analyses du chapitre précédent sur les infortunes de la représentation chez les participants citoyens et profanes en étudiant, d’une part, des opérations de réparation des engagements inappropriés (Goffman, 1973), et, d’autre part, des modalités d’encaissement de l’échec de représentation quand il survient (Stavo-Debauge, 2009). Quelles réactions remarque-t-on, dans le chef de participants citoyens et profanes, devant l’impossibilité de développer une véritable discussion sur le fond des choses, de contribuer au Contrat de quartier en faisant connaître ses préoccupations, ses idées, d’y trouver une place confortable ou, au moins, reconnue? En reprenant la fameuse typologie d’Albert Hirschman, «!exit, voice, loyalty!», je m’intéresserai surtout à un cas de figure dans lequel des personnes, après avoir fait l’expérience frustrante, au pire humiliante, de «!dénis de reconnaissance!», après avoir rencontré différentes formes d’insuccès dans leur tentatives visant à «!représenter!», acceptent quand même de poursuivre leur engagement CLDI, moyennant certaines adaptations par lesquelles ils consentent à «!ordinariser!» leurs prises de parole!; moyennant aussi, peut-être, un certain ressentiment et la recherche d’une compensation Nous constatons que, dans les processus de concertation observés, les participants citoyens et profanes les plus aptes à tirer leur épingle du jeu sont ceux qui prennent acte de la dissymétrie fondamentale qui divise l’espace de participation entre, d’une part, des «!initiateurs!» déployant dans un espace-temps propre de «!grandes offres!» et, d’autre part, des «!sollicités!» risquant, par fulgurance et dans l’intervalle, des «!petites réponses!». Plutôt que de disputer aux acteurs initiateurs des «!facultés de commencer!», ces participants citoyens et profanes choisissent de manifester des «!dispositions à répondre!» (Genard, 1999) à la fois plus modestes et plus performantes (6.2.). En logeant leur énonciation directement dans l’offre qui leur est proposée, en acceptant cette «!contrainte de mentionnabilité et de réponse!» que nous évoquions plus haut3, ils contournent le piège de la représentation. En manifestant une disposition à suivre, ils s’essaient à un art de la re-présentation. Ils ne s’engagent pas à présenter des objets jusqu’ici absents!; plutôt, il présentent à nouveau et sous un autre aspect des objets déjà présentés une fois par les acteurs initiateurs, des éléments déjà là ou des événements déjà survenus. On comprendra ici l’accent mis sur des aptitudes d’attention ou de vigilance aiguisant à la fois la perception et la mémoire de ces participants, et faisant apparaître un espace de prises et de reprises –une approche qui trouve son origine dans la lecture des Sens sociaux de Bernard Conein (2005)4!; on 3 Cfr. point 5.2.2.6. «!J’emploie l’idée de sens sociaux pour invoquer plusieurs choses en jouant sur une ambiguïté propre à la langue française. Je conçois les sens sociaux comme une combinaison entre des évaluations portant sur nos relations avec autrui et des aptitudes attentionnelles qui contribuent à la coordination sociale. [...] Le sens social est ancré dans nos sens sociaux, car c’est notre sensibilité relationnelle qui, au moyen de l’échange et du suivi des regards, contextualise nos premiers contacts avec autrui. [...] Le monde social se présente en effet comme un monde relationnel qui se développe à partir d’une dynamique de la co-orientation et du co-mouvement!» (Conein, 2005, p.V-VI). Dès lors, «!l’analyse des sens sociaux 4 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 422 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation verra également comment ces aptitudes contribuent à armer une «!critique ordinaire!» portant tantôt sur la qualité des objets ou des projets avancés par les experts/élus, tantôt sur le caractère moral de la concertation proposée. Ces analyses portant sur les ressorts attentionnels –à la fois perceptuels et mémoriels– d’une critique ordinaire nous amèneront à creuser l’enquête sur chacun des ces «!milieux de l’attention!» (6.3.)!: d’abord, le rassemblement centré et le jeu interlocutoire qu’organise un «!ordre de surface!», ensuite l’expérience collatérale et de la menée en commun, structurées par un ordre plus profond. Toujours à partir d’extraits de réunions, nous verrons comment les participants citoyens et profanes des CLDI font usage de ce matériel élémentaire et bien concret de l’expérience pour ré-arranger, à leur avantage, des situations institutionnellement réglées en leur défaveur. On verra apparaître, dans la description d’ «!adaptations secondaires!» (Goffman, 1968)5, une interprétation proprement politique de l’interactionnisme naturaliste goffmanien, ici rapproché de Michel de Certeau6 et de l’intérêt qu’il accorda aux «!tactiques de résistance» (Certeau, 1980) d’acteurs occupant une position, disons, de «!petits!» dans une situation donnée. Les analyses de ce chapitre nous dirigerons vers la conclusion générale de cette thèse, où je discuterai la puissance propre à ces compétences profanes d’ordre attentionnel, tout en insistant par ailleurs sur certaines de leurs dérives, ainsi que sur leur vulnérabilité, finalement considérable. consiste à isoler les aptitudes visuelles et attentionnelles mobilisées pour inter-agir avec autrui!» (ibid., 2005, p.146). 5 La mention, ici, d’ «!adaptations secondaires!» consenties par les membres citoyens et profanes d’une CLDI peut surprendre. Nous sommes bien entendu tout à fait conscient du fait que les «!adaptations secondaires!» dont parle Goffman (1968, p.98-100) trouvent leur place dans une théorie des institutions totales et dans une ethnographie de la vie quotidienne des reclus, contexte d’enquête finalement peu comparable avec celui qui nous intéresse dans cette thèse. Il n’est pas interdit pour autant, à mon sens, de tirer parti de la portée heuristique d’un emploi relâché du concept d’ «!adaptation secondaire!». C’est bien de cela dont il s’agit dans ces commissions de concertation!: dans l’impossibilité d’établir un processus de discussion ou de négociation portant sur la tranche «!principale!», officielle et symbolique de l’activité, le processus d’adaptation prend appui sur le «!secondaire!», sur l’ordre sensible, présymbolique de la relation et sur les compétences infradiscursives des participants. 6 Notons que la pertinence de ce rapprochement est également suggérée par Daniel Cefaï (2007, p.611). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 423 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser Il nous faut reprendre les choses là où nous les avions laissées à la fin du chapitre 5. Dans celui-ci, nous avons pris le temps de présenter des gammes d’erreurs d’appréciation portant sur la strate «!institutionnelle!» et «!officielle!» des situations de concertation en CLDI. Des engagements de représentation de toutes sortes, une fois risqués par les participants citoyens et profanes, se trouvaient annulés par les réactions de rappel à l’ordre des personnes en charge, experts et élus, ces réactions sanctionnant à chaque fois un type de mésappréciation de la situation. Toutefois, si les analyses de ce cinquième chapitre ont permis de montrer les figures nombreuses et variées de l’insuccès, la très grande vulnérabilité des «!engagements représentationnels!» des participants citoyens et profanes, elles n’ont pas permis de saisir pleinement les conséquences de ces fiascos. Que font les participants de ces assemblées lorsque l’échec survient!? D’abord, comment s’y prennent-ils pour atténuer son expression, ou pour réparer ce qu’ils ont abîmé (6.1.1.)!? Et puis, suite à ces engagements malheureux, et dans la mesure où il n’est pas toujours possible de «!récupérer le coup!», comment les différents participants «!encaissent-ils le coup!» (6.1.2.)!? 6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard 6.1.1.1. Excuses et atténuations En s’engageant dans des situations de concertation en CLDI sur un mode de la représentation, les participants profanes et citoyens ont toutes les chances, nous l’avons vu, de créer quelque chose d’ «!inappropriable autant qu’inapproprié!» (StavoDebauge, 2009, p. 281)7. Devant la menace omniprésente ou la survenue effective de l’erreur d’appréciation, ces participants sont appelés à remédier à leurs petits et grands échecs, en vue, si cela est possible, de sauver la situation, de rétablir la correction de leur relation à une règle donnée, et de restaurer par la même occasion leur «!façade!» (face) d’individu responsable, qui sait répondre de ses errements (Goffman, 1973). Quand nous nous penchons sur les opérations réparatrices, nous remarquons d’abord que celles-ci se présentent comme exactement symétriques aux infortunes déjà étudiées. Ainsi, une étude systématique des opérations de réparation, que nous n’entreprendrons pas, offrirait un complément idéal à une «!doctrine des échecs!» 7 Ce fait justifiait alors en lui-même une approche goffmanienne qui, comme on le sait, place l’accent sur la grande vulnérabilité des conduites humaines en public. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 424 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation (Austin, 1962). Comme le rappelle Sandra Laugier à la lecture d’Austin (Laugier, 2009, p.148), une bonne façon d’appréhender l’action dans le détail de ses multiples variétés consiste à la définir, non pas à partir d’un concept, mais à partir de la variété des excuses!: l’action est précisément ce dont on peut s’excuser, ce qu’on ne fait pas comme il faut, ou pas exactement. Une étude des actes réparateurs pratiquée à partir de notre matériau ethnographique réfléchirait alors très exactement les classifications du chapitre 5 et le diagramme de Venn de la figure figure 13 représentant les dimensions contextuelles et normatives de l’activité officiellement en cours (en-jeu, jeu de rôles, jeu de langage) et leurs sousdimensions (domaines, discours, styles). Examinons simplement les extraits suivants!: EXTRAIT N°94 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2005 ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!: Je peux dire une grosse connerie, pardon… Oui, mais c’est vraiment une très grosse connerie, je vous signale, vous êtes prêts ? Dans le haut de la rue du Houblon… Ce n’est pas parce que c’est ma rue, je m’en tape. C’est parce que vous avez tapé un projet là-dessus. Donc, rue du Houblon, il y a un espace-là. Et je suis occupée à me dire : est-ce qu’on ne peut pas faire un lien sur certaines fonctions!? Je pense espaces verts, ici, ou verdurisation, j’en sais rien. EXTRAIT N°95 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004 UN DELEGUE DES HABITANTS!: A ce moment-là, je me demande si les logements sociaux – oui, je sais bien que ce n’est pas le terme tout à fait exact... Comment!? Logement à loyer modéré!? Eh bien voilà, autant pour moi... Donc, je me demande si le logement à loyer modéré ne doit pas venir en premier... EXTRAIT N°96 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005 DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!: [Dans une conversation animée, et sur un ton énervé!:] J’estime, pour avoir engagé la conversation dans une direction... J’aimerais quand même qu’on ne suppose pas que... d’accord, j’ai les cheveux en pétard, mais qu’on ne voit pas uniquement ça quand je prends la parole... Non, non, non, mais je pense que c’est une réputation qui pourrait me coller dessus, on ne sait jamais... Dans chacun de ces extraits, l’énonciateur citoyen ou profane fait remarquer que son énonciation a pu coincer ou va coincer sur un plan ou un autre, qu’il s’agisse de ce qui est «!en jeu!» dans la concertation, de la répartition des «!domaines de spécialités!» entre acteurs (extrait n°94), de la maîtrise d’un «!jeu de langage!» conditionnant la portée d’un «!discours!» sur ce qu’il convient de faire (extrait n°95), ou de la manière dont un «!style!» inapproprié peut déforcer l’énonciateur à l’intérieur d’un certain «!jeu de rôle!» (extrait n°96). Dans ces différents exemples, les Répondre en citoyen ordinaire vol.2 425 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation énonciateurs, tout en ayant transgressé une règle ou en s’apprêtant à la transgresser, veillent à faire connaître leur connaissance de la règle en question. Qu’il s’agisse de pertinence topique, de justesse participationnelle ou de correction formelle, le fait de montrer soi-même la limite franchie permet à l’énonciateur de rester en contact avec la situation, en corrigeant l’erreur, en atténuant la faute. La stratégie d’écriture privilégiée dans cette troisième partie de la thèse, où un chapitre 5 nous a montré des faux-pas et des sanctions, et où un chapitre 6 s’ouvre sur des excuses et des atténuations tend peut-être à renforcer une «!conception traditionnelle!» de l’erreur et de la réparation comme deux moments bien distincts de l’interaction sociale en assemblée. Or souvent ce ne sera pas le cas (Goffman, 1973, p.111)!: La conception traditionnelle du contrôle social semble diviser le monde en trois parties distinctes!: dans l’une, le crime est commis!; dans l’autre, l’infraction est jugée!; dans la dernière (si la personne est trouvée coupable), le châtiment est infligé. C’est ainsi que ces trois phases du processus correctif sont le plus souvent étudiées séparément. Pourtant, la plupart des faits intéressants du domaine de l’ordre public n’entrent pas dans cette division. Ici, la scène du crime, la salle du jugement et le lieu de détention sont tous trois logés dans le même compartiment!; qui plus est, le cycle complet du crime, de l’arrestation, du châtiment et du retour à la société peut se dérouler en deux gestes et un coup d’œil. La justice est sommaire. Nous l’avons vu lors du chapitre 4, dans les assemblées CLDI, les participants citoyens et profanes ont besoin d’être placés en «!état de parole!» pour se faire entendre. Ils doivent attendre d’avoir reçu le micro, pour ensuite engager une énonciation souvent brève, et faire passer le micro à un intervenant suivant. En quelque sorte, le «!ticket!» (Sacks, 1992) qui leur est donné vaut pour un seul «!tour!»!; s’ils veulent à nouveau la parole, ils auront besoin d’un nouveau ticket. Ce procédé, en créant parfois de larges intervalles de temps entre deux interventions d’un même intervenant ne permet pas, comme le permettent les rencontres ordinaires de face-àface, de développer des «!échanges réparateurs!» fluides et clairement séquencés, du type suivant (Goffman, 1973, p.139)!: Faits!: A marche sur le pied de B A!: «!Excusez-moi!». B!: «!Pas de quoi!». Dans les conditions de la prise de parole en assemblée, bien souvent, le participant citoyen ou profane ne se risquera pas à attendre l’expression d’une sanction sociale pour consentir à corriger une erreur de représentation. Une fois l’erreur commise, il est déjà trop tard, il n’a plus la parole. Préférablement, l’information corrective est donc immédiatement incorporée à la conduite dont elle vise à atténuer «!en temps Répondre en citoyen ordinaire vol.2 426 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation réel!» le caractère inapproprié, maladroit, malheureux. L’excuse se mêle alors intimement à l’acte excusé. On voit apparaître ici une première fois l’importance des aptitudes attentionnelles (Conein, 2005) comme noyau de la compétence profane. Les procédures de la prise de parole en assemblée étant ce qu’elles sont, et la vulnérabilité des «!engagements de représentation!» des participants citoyens et profanes étant aussi importante que protéiforme, ceux-ci doivent veiller à prendre des gants, à atténuer leurs propositions en les émaillant d’informations correctives8. C’est ce que fait Isabelle Thierry dans l’ extrait n°94 en présentant explicitement son intervention comme une erreur («!Je peux dire une grosse connerie, pardon… Oui, mais c’est vraiment une très grosse connerie, je vous signale, vous êtes prêts ?!»), en anticipant sur une mise en question de son intéressement égoïste («!ce n’est pas parce que c’est ma rue, je m’en tape!»), en introduisant sa proposition sous une forme interro-négative («!est-ce qu’on ne peut pas faire un lien sur certaines fonctions!?!»), et en insistant une seconde fois pour la dépouiller définitivement de tout caractère assertif («!j’en sais rien!»). Finalement, ce qui a été présenté comme une «!connerie!» commence aussitôt à ne plus être la «!connerie!» qu’elle aurait pu être faute d’une vigilance correctrice. Des énonciations comme celle-ci tranchent avec les engagements malheureux du chapitre 5 où l’entrée en représentation se faisait de manière plus inconsidérée, les citoyens mettant davantage les pieds dans le plat. Elles nous montrent une «!science primitive!» de la réparation (Goffman, 1973, p.179), par laquelle un participant citoyen ou profane a le tact d’indiquer qu’il sait qu’il doit savoir qu’il ne sait pas. Il serait faux de dire que les participants citoyens des Contrats de Quartier ne maîtrisent pas les codes logiques de la grammaire officielle de l’activité. Mais il importe de comprendre que cette compétence symbolico-institutionnelle des profanes doit être avancée avec force précautions. Elle se manifeste le mieux sous une forme «!négative!» ou «!défensive!»9, quand l’énonciateur prend soin de la présenter plutôt comme une incompétence, et évite de faire prendre un tour assertif à ses engagements de parole. Des engagements comme celui d’Isabelle Thierry dans l’extrait n°94 ou celui de Christiane Macchiatto dans l’extrait n°97 adjoignent à une certaine compétence institutionnelle des techniques d’atténuation fondées sur le tact et l’attention, qui vident la compétence institutionnelle de sa prétention à être comprise comme une compétence institutionnelle. 8 Notons que ces formes d’atténuation des propositions sont en tension avec les erreurs de «!brouillage!» étudiées à la fin du chapitre précédent!; entre elles, on peut imaginer un continuum sur lequel, passé un certain stade, une énonciation n’est plus atténuée, mais juste brouillonne. 9 Voir ici l’ouvrage de Sebastian McEvoy, L’invention défensive (1995). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 427 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation EXTRAIT N°97 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004 CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: [En fin de séance, s’ouvre un moment consacré aux «!questions d’éclaircissement!» à l’occasion duquel plusieurs participants évoquent un projet particulier figurant dans le «!programme de base!» : la construction d’un ascenseur urbain et l’aménagement d’un petit parc à proximité directe. Après une intervention d’une habitante du quartier interrogeant la budgétisation générale de ce projet, Christiane Macchiatto prend la parole:] Oui, j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle, c’est sur cette histoire de mur de soutènement, si je me souviens bien, ce serait à charge du Contrat de Quartier... Il s’agit ici d’un énoncé certes banal, comme il y en a des dizaines au cours d’un processus de concertation. Ce qui importe, c’est qu’un énoncé comme celui-ci permet à une personne inscrite dans le dispositif au titre de délégué des habitants de mettre les pieds de manière appropriée dans une discussion publique, de s’adresser à des experts et à des élus en adoptant une posture grammaticalement correcte. Ce «!j’aurais voulu revenir sur un point!» résonne dans tous les «!j’aurais simplement voulu savoir si...!», «!je voudrais peut-être attirer l’attention sur...!», «!je voulais aborder la question de...!» entendus au cours d’un processus de concertation, et qui constituent pour des citoyens ordinaires des modes standards pour préfacer une prise de parole en public dans un espace de démocratie technique. Ici, la maîtrise défensive des codes logiques de l’activité de discussion se produit dans l’usage de modalités virtualisantes (utilisation du verbe «!vouloir!» ) et irréalisantes («!si je me souviens bien!», formes conditionnelles), et dans la façon qu’a la locutrice de présenter sous une forme presque interrogative ce qui, dit autrement, apparaîtrait comme un reproche. Ces opérations produisent bien une certaine atténuation de la proposition, «!irréaliser une proposition revenant à atténuer sa force illocutoire!» (Gaik, 1992, p.277). Mais au-delà de cette fonction «!négative!» d’atténuation, on peut trouver intéressant de chercher une force illocutoire «!positive!» dans des interventions de ce genre!: qu’estce qu’on continue à «!faire!» en évitant de «!mal faire!», ici en évitant d’asserter!? Nous suivons Frank Gaik quand il prétend que les «!irrealis!» ne font pas qu’atténuer la fonction pragmatique d’une proposition, qu’ils développent une fonction pragmatique propre, bien qu’échappant aux «!conventions discursives!» sur lesquelles repose la théorie des actes de discours d’Austin ou de Searle. En nous basant sur les distinctions sémiotiques de Peirce présentées dans le chapitre 2, on dira qu’en désamorçant une fonction symbolique de déclaration10, ces prises de parole irréalisantes agissent sur un plan «!iconique!» (Peirce, 1978). Elles font allusion, elles évoquent, elles invitent discrètement à entrevoir des «!mondes possibles!» qui n’engagent pas affirmativement la responsabilité du locuteur (Gaik, 1992, p.271). Ici, la façon qu’a la locutrice de faire allusion à un objet technique en profane, en le gardant à distance («!cette histoire de mur de soutènement!») est une autre marque de l’iconicité de son énoncé. 10 Qui reviendrait à dire «!les coûts du mur de soutènement seront à la charge du Contrat de quartier!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 428 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Si l’on s’appuie sur la théorie des échanges réparateurs de Goffman, il est possible, pour chacun de ces énoncés introduisant des informations correctrices, d’envisager une «!offense virtuelle!» maximale (Goffman, 1973), c’est-à-dire, quand il s’agit d’une prise de parole, de ce à quoi la proposition aurait ressemblé faute de toutes les corrections ou atténuations apportées. Pour l’extrait n°97, cette offense virtuelle pourrait donner quelque chose comme « Il est regrettable que le coût du mur de soutènement soit pris en charge par le budget du Contrat de quartier!» ou même «!Isabelle et moi, nous regrettons que le coût du mur de soutènement soit pris en charge par le budget du Contrat de quartier!». Nous l’avons vu, un premier niveau de désamorçage de l’offense se joue sur une translation du symbolique à l’iconique, de la déclaration à l’évocation. Mais on peut remarquer aussi que ce qui est atténué par la locutrice, ce n’est pas seulement le caractère assertif de l’énoncé, c’est aussi le caractère général, stable, officiel associé à un usage proprement symbolique du langage. Ainsi, par exemple, quand la locutrice s’engage dans un subtil jeu d’équipe avec Isabelle, elle le fait en veillant à ne pas officialiser cette alliance11. Elle charge au contraire sa solidarité d’une forte indexicalité en indiquant qu’elle voudrait «!revenir sur!» le propos d’Isabelle, d’ailleurs assise derrière elle sur sa gauche et qui vient de lui passer le micro. S’appuyer sur une telle «!structure de surface!» de l’interaction, c’est signifier à partir d’ «!indices!» (Peirce, 1978), des signes dont l’emploi s’avère en définitive bien plus «!démocratique!» que celui des symboles. Les indices sont en effet immédiatement et imparablement saisis par tous les partenaires de l’interaction. Ils sont ces signes agités sous leur nez et dont ils ne doivent pas chercher la signification ailleurs. Dans notre exemple, le fait de dire «!j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle!» communique une forme de solidarité à la fois plus modeste, plus tangible et plus indiscutable que «!Isabelle et moi, nous pensons que...!». Ainsi, ces développements sur la correction des erreurs, les excuses et les atténuations nous introduisent à la problématique de l’attention, en même temps qu’ils nous montrent comment le fait de tempérer un engagement d’ordre représentationnel revient rapidement à déserter le royaume des symboles pour celui des icônes et des indices. Nous retrouverons bien vite ces différents éléments dans d’autres analyses. 6.1.1.2. Apaisements Le travail d’atténuation et de réparation par lequel un «!fauteur!» peut garder ou recouvrer la face, et par lequel la situation retrouve un nécessaire équilibre, n’est pas toujours le fait du fauteur lui-même!; il peut être assumé à l’occasion par l’interlocuteur direct ou par un tiers, selon ce mode que Goffman a si bien décrit dans 11 Comme nous l’avons vu dans le chapitre 5, les représentants communaux en charge de la concertation acceptent difficilement de telles coalitions d’habitants. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 429 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation l’un de ses premiers textes importants, «!Calmer le jobard!» (cooling the mark out – Goffman, 1989 [1952] ). Ce qui est en jeu, c’est toujours la capacité des participants à se montrer attentifs ou attentionnés, mais ici à travers l’exercice d’un «!art de la consolation!» (ibid., 1989, p.279). Dans ce conte de Goffman12, les personnages des «!combinards!» et des «!jobards!» qu’ils dupent, poussent à l’erreur, puis consolent en vue d’éviter un scandale trop coûteux, ne peuvent pas être confondus, tels quels, avec les «!personnes en charge!» et les «!participants citoyens et profanes!» des Contrats de quartier. Les intentions initiales des personnes en charge, en particulier, ne peuvent être rapprochées de celles, frauduleuses, de «!combinards!» bien décidés à arnaquer leur pigeon. Nous avons mobilisé, plus haut (5.3.2.2.), l’expression de politique du flirt pour qualifier, sur un plan formel, l’ «!ambiguïté relationnelle!» (Tavory, 2009) particulière sur laquelle reposaient les rencontres de concertation entre des personnes en charge entreprenantes et des citoyens sollicités. Si ces rencontres, les relations qu’elles posent et le genre de malheurs qu’elles produisent ressortent au flirt davantage qu’à l’escroquerie, le personnage conceptuel de l’!«!allumeuse!» (tease)13 convient lui aussi mieux que la figure du «!combinard!» pour rendre compte de la position des personnes en charge dans un jeu interactionnel à la fois dissymétrique et ambigu14. Contrairement aux combinards, qui ont l’intention claire de plumer le jobard, les acteurs communaux en charge de la participation des citoyens aux Contrats de quartier n’ont la plupart du temps, je pense, aucune idée précise concernant la fin –c’est-à-dire à la fois l’objectif et le dénouement– du petit jeu dans lequel ils se lancent avec les citoyens. Toutefois, on peut dire que ces deux modes de relation –«!arnaquer!» ou «!allumer!»– ouvrent sur un même genre de «!cadre piégé!» (Goffman, 1991), excitent des espérances avant de les décevoir, peuvent tous deux comporter un moment d’humiliation et engagent le «!combinard!» et l’ «!allumeuse!» à des opérations de consolation d’un même ordre. Finalement, ce qui intéresse Goffman, c’est bien moins des techniques propres aux milieux des jeux d’argent, que la possibilité de dégager la forme élémentaire et l’enjeu fondamental (pour le fauteur, mais aussi pour celui ou ceux qui l’a!/ l’ont poussé à la faute) de la consolation dans des relations fondées sur la constitution d’espérances vouées à être déçues15. Des 12 L’expression est d’Ulf Hannerz (Joseph, 1989). Nous ne trouvons pas dans la langue française d’équivalent masculin, qui rende les nuances de la posture de l’!«!allumeuse!». Cela ne manque pas d’étonner, tant ce footing, cette façon de mettre les pieds dans l’interaction n’est bien sûr pas l’apanage des femmes. («On parle d'allumeuses, que ne parle-t-on plus souvent d'allumeurs!!» [H. de Montherlant, 1936, Les jeunes filles, p. 1010]). Le terme anglais de tease désigne à la fois des femmes et des hommes. 14 L’usage de cette métaphore de l’ «!allumeuse!» se justifie par cette «!perspective par incongruité!» recommandée par Kenneth Burke, un art dans lequel Erving Goffman était passé maître (Watson, 1989). La «!travail de l’incongruité!» permet de rendre «!anthropologiquement étrange!» des réalités ou des registres d’action auxquels on ne prête d’habitude guère attention (ibid., 1989, p.87), cela en d’opérant «!de nouveaux alignements, tirés d’autres modes de classification!» (Burke, 1965, p.102). 15 «!Ce terme de jobard désigne habituellement quelqu’un en qui on a volontairement et frauduleusement cultivé des espérances éphémères!; on doit pourtant partir d’une définition moins restrictive si l’on veut étendre l’analyse du phénomène à la scène sociale en général. Une espérance peut 13 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 430 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation différentes «!méthodes d’apaisement!» que présente Goffman dans son texte, nous pouvons en retenir principalement trois, particulièrement prisées par les personnes en charge de ces processus de concertation que nous avons étudiés. Premièrement, «!une méthode courante –qui va de pair avec des tactiques annexes– consiste à permettre au jobard d’exploser, de s’effondrer, de faire une scène, de donner libre cours à ses réactions et à ses sentiments, de piquer sa crise!» (Goffman, 1989, p.289). Ensuite, «!une technique fréquente consiste!», pour les élus ou les experts qui ont affaire aux engagements malheureux de participants citoyens et profanes, «!à confier la tâche [de l’apaisement] à quelqu’un d’autre!» (ibid., p.287). Troisièmement, «!gagner du temps est une façon de calmer le jobard. [...] Le combinard peut parvenir à éviter la présence du jobard ou le convaincre qu’il lui reste encore une petite chance de retrouver sa place!» (ibid., p.290). Si l’on peut considérer ces méthodes d’apaisement séparément, il est aussi possible de les étudier ensemble, dans une combinaison. Penchons-nous alors un moment sur les «!groupes de travail thématiques!», les «!permanences!», les «!stands d’information sur le Contrat de quartier!», ces différentes scènes en marge de lieu le plus officiel de la concertation, la CLDI. Goffman aurait pu en effet parler de cette autre technique qui consiste à ouvrir des espaces nouveaux, des espaces vers lesquels sont dirigés les propositions, les idées, les requêtes (...) inappropriées dans le cadre de la concertation en CLDI!; des espaces consacrés, en partie, à l’apaisement. La création d’espaces de concertation plus informels comme les «!groupes de travail thématiques!» est d’un recours certain aux personnes en charge de la concertation quand des interventions malheureuses, hors-propos par exemple, se font entendre. L’existence de tels espaces informels permet de dévier certaines propositions qui ne peuvent être traitées à un certain moment, sur une certaine scène officielle de la concertation («!on pourra aborder ce genre de thématique dans le groupe de travail consacré aux espaces publics!»)!; elle permet tout autant de «!gagner du temps!», de retarder la sanction concernant la pertinence d’une intervention plutôt que de déclarer immédiatement sa non-pertinence et de devoir traiter, ici et maintenant, la frustration conséquente à cette sanction. Comme le dit Goffman, il s’agit ici pour les personnes en charge de «!convaincre le jobard qu’il lui reste encore une petite chance de retrouver sa place!» d’interlocuteur compétent. Les séances des «!groupes de travail thématiques!» que laissent entrevoir les personnes en charge sont autant d’ailleurs au sein desquels, et d’à-venir lors desquels des idées, des propositions, des requêtes (...) se révéler fausse, même si elle a été entretenue de longue date et même si les combinards ont agi en toute bonne foi. Or, des espérances perdues, qu’elles soient fondées ou non, créent un besoin de consolation. Ceux qui prennent part à une arnaque appartiennent à des milieux sociaux très spécifiques, mais ceux qui ont besoin d’être calmés appartiennent à toutes sortes de milieux. Calmer le jobard devient alors le thème d’une histoire fondamentale!» (Goffman, 1989, p.280). Notons que Goffman relève lui-même ce cas des relations sentimentales dans ses recherches sur les exigences d’apaisement!: «!De tous les échanges sociaux informels, ceux qui illustrent le mieux cette exigence d’apaisement sont sans doute les échanges où l’on se fait la cour » (ibid., 1989, p.286). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 431 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation importantes dans l’absolu mais inappropriées dans l’ici et maintenant de la CLDI, pourront être «!abordées!» ou «!approfondies!»16. Ces lieux et ces moments s’avèrent généralement plus propices à l’emportement, à l’épanchement. Comme le disait le coordinateur général des Contrats de quartier d’une de ces communes, «!il est nécessaire d’avoir certains endroits où les gens peuvent venir vider leur sac!». Outre le gain de temps envisagé et la fonction cathartique de ces lieux, on y retrouve la troisième technique d’apaisement évoquée!: la délégation d’acteurs tiers, de modérateurs chargés d’ «!écouter!», de «!calmer!» ou d’!«!amadouer!» les citoyens et les profanes déçus des possibilités de prise de parole qu’offre le processus officiel. Ainsi, dans ces groupes de travail thématiques, dans ces permanences ou ces stands d’information, on retrouve rarement les élus et les experts-en-chef. Ces scènes plus informelles sont en effet systématiquement prises en charge par les chefs de projets, souvent de jeunes professionnels fraîchement recrutés par la Commune, aidés de leur éventuel assistant et de l’un ou l’autre «!juniors!» ou «!stagiaires!» du bureau d’études. Ces acteurs remplissent ici ce rôle de «!pare-chocs [...] qui écoutent en silence et ont l’air de sympathiser, jusqu’au moment où la victime revient à la raison!» (ibid., p.289). On retiendra particulièrement l’événement suivant, survenu dans le cadre du Contrat de quartier Callas. En juin 2008, à la fin de l’ensemble d’un processus de concertation et d’élaboration d’un programme de revitalisation débuté en 2004, la chef de projet Charlotte Bridel et son assistante Julie Lejeune sont chargées d’assurer une «!permanence de rue!», au cœur du quartier. Elles ont installé, au beau milieu d’un espace public destiné à être transformé en parc, un «!stand d’information!», qui prend la forme d’une petite tente et de quelques tables sur lesquelles sont disposées des brochures. Pendant trois après-midi consécutives, il est possible aux habitants du quartier, ayant suivi ou non la procédure de concertation officielle, de venir se renseigner et remettre des avis sur les modalités de transformation de cet espace proposées par la Commune. Charlotte Bridel et Julie Lejeune se tiennent à quelques mètres de là, au pied d’un grand panneau représentant le futur parc. Le premier jour de cette permanence, une demi-heure à peine après l’ouverture du stand, un attroupement se forme, et Charlotte Bridel et Julie Lejeune se trouvent rapidement encerclées par une dizaine d’habitants (une vieille dame et sa fille, trois hommes de la quarantaine, une demi-douzaine d’adolescents et un Rottweiler) qui, en pointant des doigts accusateurs vers le panneau, les assaillent de questions et de reproches. Après quelques minutes, Julie Lejeune se désengage du petit rassemblement en m’adressant un haussement de sourcils dépité. Charlotte Bridel, elle, reste en place sous le panneau, droite comme un «!i!», les bras croisés, sans ciller. Disponible, à l’écoute, elle hoche lentement de la tête et jamais ne se défait de son sourire. 16 Cf. 5.2.2.2., 5.2.2.4. et 5.2.2.5. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 432 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.1.2. Encaisser le coup Bien sûr, les conduites inappropriées ne sont pas toujours accompagnées d’efforts –ou d’effets– réparateurs. Le fauteur ne cherche pas toujours à «!récupérer le coup!» ou à «!corriger le tir!», et il y a même matière à penser que pour certaines de ces conduites à travers lesquelles la «!folie!» fait irruption «!dans la place!» (Joseph, 1989!; Joseph, 1996), des entreprises de justification, d’excuse ou d’atténuation soient vaines17. Les partenaires de celui qui échoue à représenter, de leur côté, ne cherchent pas toujours à l’apaiser, et quand ils s’y essaient, il est encore possible que le fauteur leur résiste. Dans ces cas, la conduite inappropriée développe librement ses effets. Selon les situations et selon l’amplitude de l’inappropriation, elle trouble ou elle choque. La présentation faite dans le chapitre 5 des infortunes rencontrées par les participants citoyens et profanes lorsqu’ils cherchent à «!représenter!», parce qu’elle proposait une série d’ «!instantanés!», ne nous a pas encore permis de comprendre toutes les implications de ces troubles et de ces chocs. Il nous faut alors dépasser le présentisme qui caractérise l’approche goffmanienne des modes d’adaptation à l’échec et sa théorie de la réparation dans son ensemble18, et penser la possibilité que ces troubles et ces chocs affectent plus durablement les partenaires d’un processus de concertation s’étalant sur plusieurs mois!; la possibilité qu’ils se transportent à l’intérieur de ce processus, d’une réunion à une autre. Comme le remarque Joan Stavo-Debauge dans le contexte bien particulier de sa thèse de doctorat sur les «!communautés!» et leurs «!étrangers!», «!il ne s’agit pas seulement de décrire l’épreuve de la survenue, c’est-àdire l’impact et l’effet du choc produit par la rencontre avec l’étrangéité. Il s’agit aussi et symétriquement de considérer la capacité des personnes et des communautés à l’encaisser!» (Stavo-Debauge, 2009, p.239).!Et l’auteur d’insister sur la «!dimension historiale!» du dit «!encaissement!». 17 Les conduites dont on s’excuse atteignent leur limite lorsque survient «!un tout autre envahissement, bien plus irrémédiable!: la folie dans la place!» (Joseph, 1989). Ceci invite John L. Austin à s’interroger sur les!normes de l’inexcusable!: «!Je suppose que pour toute excuse, il existe des cas d’un certain type et d’une gravité telle que «!nous ne pouvons les accepter!» [...]. Nous pouvons alléguer l’inadvertance si nous marchons sur un escargot, mais pas sur un bébé –il faut regarder où l’on met les pieds. Bien entendu, c’était effectivement par inadvertance mais ce mot constitue une excuse qui, en raison des normes, ne sera pas admise!» (Austin cité dans Laugier, 2009, p.156). La «!gravité!» inexcusable de l’offense ne concerne pas toujours une personne autre que le fauteur de trouble lui-même. Il faut alors s’intéresser à ces attitudes irrémédiablement inappropriées dont les effets auto-dégradants concernent en priorité le «!fou!». Par exemple, dans le cas de l’extrait n°93 du chapitre 5, où un monsieur âgé présentait à l’assemblée un cahier dans lequel il avait «!compté!» les odeurs provenant du restaurant de son voisin, il est peu vraisemblable que des formes d’excuse ou d’atténuation aient permis de dissiper, dans l’esprit des partenaires de l’interaction, des doutes concernant la santé mentale de l’énonciateur. 18 Le présentisme avec lequel Goffman pense les modes de sanction et d’adaptation à l’échec est particulièrement perceptible dans le paragraphe suivant!: «!Pour ce qui est de l’activité publique (par exemple, le comportement dans les réunions), la preuve d’un manquement à se soumettre aux règles provient pour l’essentiel de la prise du coupable sur le fait. Et c’est bien la meilleure façon!: car les entités en jeu ici ont au mieux une vie très brève, aussi brève, disons, que celle d’une conversation ou d’un pique-nique. L’offense est généralement de courte durée, et, qui plus est, les effets néfastes s’en évanouissent presque aussi vite que les entités atteintes!» (Goffman, 1973, p.108). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 433 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Dans le troisième chapitre de son admirable thèse, Stavo-Debauge déploie patiemment cette problématique de l’ «!encaissement!» (ibid., 2009, p.243-316). L’auteur, si l’on veut résumer son propos, constate que les philosophies de l’expérience (il se réfère ici au pragmatisme de Dewey, à la phénoménologie de Heidegger et à l’herméneutique de Gadamer) partagent une même tendance à la «!valorisation du choc!» en étudiant la «!rencontre avec l’étrangéité!» sous l’angle de sa «!productivité!», de l’enrichissement de l’expérience qu’elle permet. Selon StavoDebauge, on n’a pas suffisamment insisté jusqu’ici sur «!l’éventuel!dommage!» causé ou sur «!la possible stérilité!» de rencontres (avec l’étrange ou le nouveau!) qui se feraient «!encontres!»!; sur le «!travail du mal!» à l’œuvre dans ces petits ou grands chocs, dans ces moments qui, dans l’étude de notre chapitre 5, surviennent à chaque fois qu’une énonciation malheureuse est engagée par un participant citoyen ou un profane et remarquée comme telle par la réponse que lui apportent d’autres participants. Répétée, affinée au fil des pages, la proposition de Stavo-Debauge se fait limpide dans le paragraphe suivant (ibid., 2009, p. 281)!: Certes, au travers de cette sémantique du «!choc!», partagée par l’ensemble des auteurs sur lesquels notre enquête s’est portée, il apparaît que l’étrangéité est [...] bien pensée comme un genre d’atteinte. L’étrange et le nouveau ne laissent pas indifférents, puisque c’est [...] par un «!choc!» qu’ils se signalent. Ainsi, après avoir été reçue ou dès son arrivée, l’étrangéité touche au propre, elle le bouleverse et l’altère, écrivent-ils tous autant qu’ils sont. Mais, somme toute, ce bouleversement est heureux, c’est pour le mieux qu’il transforme et c’est à tout coup qu’il semble pouvoir le faire. Il n’y a donc pas de raison de devoir s’en protéger et il apparaît même indigne de vouloir s’épargner la rencontre de l’étrange ou du nouveau. Au risque d’un mauvais jeu de mot, on peut dire que l’altération prodiguée par l’étrangéité n’assèche ou ne tarit jamais l’!«!expérience!», tout au contraire, elle est désaltérante, elle rafraîchit des «!routines!» surannées, elle permet d’accroître l’intensité du flux expérientiel et la densité de ce qu’il contient. Autrement dit, elle semble toujours productive, elle apporte plus qu’elle ne lui fait perdre, elle contribue plus qu’elle n’enlève, elle donne plus qu’elle ne retranche [...]. Ainsi, ce qui manque à être pensé, c’est la possibilité que l’étrangéité soit malvenue, aux personnes comme aux communautés, mais aussi que les unes et les autres ne soient pas nécessairement prêtes à pouvoir ou à vouloir lui réserver un bon accueil et à supporter sa survenue. En somme, ce qui disparaît de la réflexion, ce sont les éventuels maux que l’arrivée de l’étrangéité entraînent dans son sillage, voire qu’elle amène dès sa parution, précisément en tant que sa survenue donne lieu à un «!choc!» et que sa présence peut s’avérer durablement choquante, c’est-à-dire non appropriable autant qu’inappropriée. Il ressort du travail de Stavo-Debauge sur la rencontre avec l’étrange et le nouveau un concept d’ «!encaissement!» séduisant à plus d’un titre, premièrement en ce qu’il Répondre en citoyen ordinaire vol.2 434 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation s’applique symétriquement aux deux parties de la rencontre, d’une part, la «!communauté!» en place, et, d’autre part, les personnes par lesquelles arrive l’étrange!; ensuite pour son ambivalence fondamentale, entre une face productive («!encaisser!» comme dans «!mettre en caisse!», «!encaisser un chèque!») et une face nocive ou improductive («!encaisser le coup!», «!encaisser sans broncher!»)19. Attaquons-nous alors, dans le cadre de notre enquête, au problème suivant!: comment ces malheureux «!engagements de représentation!» des profanes sont-ils encaissés, d’une part par les dispositifs qui leur donnent la parole, et d’autre part par les «!fauteurs de trouble!» eux-mêmes!? 6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs profanes a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!? Pour les dispositifs de concertation et les personnes en charge, selon les situations, selon la nature et l’intensité du trouble qui surgit de l’échec des prises de parole profanes, on peut d’abord imaginer deux effets «!productifs!» opposés. Dans certains cas, les interventions inappropriées ou hors-propos des citoyens peuvent être reçues dans une perspective mélioriste et prospective. Elles amènent les personnes en charge à «!réaliser qu’il y a une vie à côté du Contrat de quartier!», que le dispositif de revitalisation urbaine et le processus de concertation en lui-même doivent pouvoir, à l’avenir, prendre en considération une plus large gamme d’acteurs, de préoccupations et de manières de concevoir la ville. Cependant, le plus souvent, le cadre relativement étriqué de la concertation étant ce qu’il est, et les personnes à sa charge n’imaginant aucunement de modifier ce cadre en cours de processus, lorsqu’une prise de parole profane fait irruption malheureuse, celle-ci a surtout comme effet productif, à court ou moyen terme, de montrer et de rappeler la norme de conduite enfreinte. Si la sanction qui suit une intervention malheureuse fonctionne comme un rappel à l’ordre adressé au fauteur de trouble effectif, elle fait porter sa visée dissuasive sur l’ensemble des 19 Les développements de Stavo-Debauge paraissent alors en phase avec le genre de pragmatisme que nous avons essayé de développer dans cette thèse en suivant Goffman, un pragmatisme tempéré dans son aspect le plus émergentiste, réformé par un certain réalisme. Ce sentiment apparaît notamment à la lecture du paragraphe suivant!: «!Il nous faut prolonger [cette ontologie de l’étranger] dans une sociologie qui se veut à la fois réaliste et pragmatique. Cette sociologie est relative à l’accueil de ladite étrangéité ainsi qu’à son appropriation au propre des personnes ou au commun de la communauté. Le pragmatisme de cette sociologie est attesté par son souci d’appréhender l’étrangéité au travers de ses effets et des réactions qu’elle suscite. Quant à son réalisme, il tient au fait que ladite sociologie s’efforce de considérer le travail du mal et la résistance à une rencontre de l’étrangéité qui se fait parfois encontre d’une manière radicale, en ne montrant nulle productivité, en ne s’offrant comme la prémisse d’aucun gain en ‘expérience’ et en ne souffrant aucune sorte de partage ou de communication entre les protagonistes de la situation!» (Stavo-Debauge, 2009). Je persiste à penser que cette posture me paraît compatible avec l’ «!interactionnisme réaliste!» (A. Ogien, 2007) d’Erving Goffman, qui aborde bien les situations de rencontre au plus près de leur déroulement, tout en se montrant particulièrement attentif, et davantage que les pragmatistes, à la vulnérabilité des personnes et aux points de rupture des situations. Notons que Joan Stavo-Debauge ne s’appuie pour sa part aucunement sur Goffman, qu’il rejette, et il est vraisemblable qu’il soit réticent au rapprochement que je propose ici. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 435 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation interventions malheureuses du même genre qui pourraient se faire entendre plus tard dans la conversation ou lors d’une prochaine réunion, et donc sur les fauteurs de trouble potentiels dont se compose l’assemblée. Sous cet angle, les échecs communicationnels commis par les participants citoyens et profanes sont «!versés au compte!» (ibid., 2009) du dispositif institutionnel, ces transgressions permettant de visibiliser et de justifier une structure normative commune pour le réglage des conduites. b) La génération de «!hantises!» On voit immédiatement apparaître ici l’effet plus nocif ou pathologique de ces engagements inappropriés. En effet, les troubles qu’ils font naître peuvent être à la source de véritables «!hantises!»20 (Stavo-Debauge, 2002!; 2009), ensuite cultivées par les organisateurs de la concertation. La «!hantise!» est «!l’empreinte de la dimension traumatisante de certains événements!» (Stavo-Debauge, 2009), l’«!ombre portée!» sur le passé et sur le présent par une «!mémoire malheureuse!» (Ricœur, 2000, p.36-37). Stavo-Debauge le précise en citant Derrida, la hantise, si elle prend sa source dans le passé, «!regarde ce qui est à-venir, en commandant à l’attention de s’inquiéter de propensions où se lirait “le signe avant-coureur de ce qui menace de se passer” » (Stavo-Debauge, 2009, p.294). On retrouve cette forme pathologique de la vigilance interactionnelle21 chez les personnes en charge, dans nombre des extraits examinés dans les chapitres 4 et 5. Nous avons vu, par exemple, avec l’extrait n°87, comment Charlotte Bridel, la chef de projet du Contrat de quartier Callas, coupe la parole à un citoyen après quelques mots lorsqu’elle sent, sur la base d’une prémisse («!On est vraiment ici dans un cas de figure de votation à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et on sait très bien que dans des referendums, il faut définir un périmètre... »), que c’est la proposition de «!relancer!» une discussion de fond sur les institutions démocratiques qui se prépare, une discussion qui ne peut pas être prise en charge à ce stade au sein du Contrat de quartier. Il y a là le signe avant-coureur d’un «!mal!» contre lequel il avait déjà fallu batailler, dans le passé, à l’occasion d’énonciations malheureuses du même type, mais plus pleinement déployées. Ainsi, la prise de parole inappropriée d’un participant citoyen ou profane, et le trouble qu’elle crée sur le moment, sont, au20 Notons que Stavo-Debauge, dans son enquête, part des usages que font Derrida et Ricœur de la notion de «!hantise!», pour ensuite penser les hantises dans leur ambivalence (p.317), à un niveau non strictement pathologique, comme dynamique de production de «!maux communs!», que Stavo-Debauge prétend primordiaux, sur les biens communs, dans la constitution des communautés. 21 «!Dès lors, conjointement à la compression de la liberté attentionnelle, qui va avec la dimension obsessive qui les caractérise, les hantises peuvent amoindrir la capacité des personnes à considérer le caractère singulier des situations et à savoir embrasser l’espace des biens et des moyens dans leur complexité. Notamment parce qu’elles auront tendance à rapporter indûment ou exagérément les situations présentes aux situations passées ou parce qu’elles ne regarderont les choses qu’au prisme des pires conséquences envisageables. Si cela arrive fréquemment, c’est que la hantise, dans son étiologie, fait fond sur un traumatisme, de sorte qu’elle consiste d’abord en la crainte d’être à nouveau débordé par des maux spécifiques et qu’elle incline naturellement à vouloir s’en protéger, mais fort souvent d’une manière très excessive, voire obsessionnelle!» (Stavo-Debauge, 2009, p.318). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 436 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation delà des parenthèses temporelles d’une situation donnée, ce qui risque toujours de se reproduire. Ces anticipations abusives sur les propositions des participants citoyens et profanes sont, à mon sens, de bons indicateurs de «!hantises de l’erreur!» dans le chef des personnes en charge. Le long extrait n°40 du chapitre 4, dans lequel l’échevine Anne Lessage coupe presque systématiquement les interventions des citoyens, nous montre un intéressant catalogue de ces hantises. c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif Enfin, la multiplication des interventions inappropriées, leur systématisme même, pour ce qui concerne les «!engagements de représentation!» des participants citoyens et profanes, ne manque pas d’affecter le dispositif de concertation qui les accueille, ainsi que les personnes chargées de faire tenir ce dispositif. Ces nombreux ratages, s’accumulant au fil d’une réunion et au fil d’un processus de plusieurs mois, constituent une critique en actes d’un dispositif (le Contrat de quartier, la CLDI) et d’une équipe d’organisation qui ne parviennent apparemment pas à accorder la parole aux personnes –qu’elles ont invitées à venir s’exprimer– sans faire peser sur ces prises de parole une très grande vulnérabilité. On retrouve ici cette importante contradiction (il est à la fois demandé et interdit de représenter), dont nous avons examiné les effets sur les prises de parole profanes tout au long du chapitre 5, et dont les personnes en charge doivent elles aussi répondre à l’occasion, lorsqu’un «!ras-le-bol!» se fait ressentir du côté des participants citoyens et profanes, comme nous allons le voir plus loin. 6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations, adaptations Nous avons envisagé brièvement certains modes de réception de l’échec chez les personnes en charge. Qu’en est-il, à présent, des participants citoyens et profanes!? Qu’est-ce qu’une participation placée sous forte contrainte (thématique, hiérarchique, technique, temporelle, réglementaire, budgétaire...) fait aux personnes!? Comment encaissent-elles, pour un bien ou pour un mal, le trouble jaillissant de leurs propres interventions malheureuses!? Quelles sont leurs réactions devant l’insuccès de leurs engagements de représentation!? Pour traiter de ces modalités de la réponse à l’échec chez les citoyens, nous pouvons recourir au fameux modèle d’Albert Hirschman (1970)22 qui distingue «!défection!» (Exit), «!protestation!» (Voice) et «!fidélité!» (Loyalty), tout en veillant à compléter ces catégories par une modalité intermédiaire, entre adaptation et résistance, comme le propose Francis Chateauraynaud (1999). 22 Loïc Blondiaux a été le premier, à ma connaissance à utiliser le modèle Exit, Voice, Loyalty dans l’étude des assemblées de démocratie participative (Blondiaux, 1999). Il l’évoque à nouveau dans son plus récent ouvrage, Le nouvel esprit de la démocratie (2008). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 437 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation a) Défections Une première façon d’encaisser une série d’ «!échecs à représenter!» consiste simplement, pour le participant citoyen ou profane, à se diriger vers la sortie et à quitter le processus de concertation. Cette réaction est du reste fort commune. Ainsi, les organisateurs des Contrats de quartier sont souvent embarrassés de constater qu’ils perdent «!une bonne partie des participants en cours de route!». Notons que les défections ont lieu, très généralement, dans l’intervalle séparant deux réunions. Un participant se présente à un certain nombre de réunions, puis, simplement, ne vient plus, la plupart du temps sans veiller à en avertir les personnes en charge de la participation. Il arrive, dans des cas beaucoup plus rares, qu’une personne quitte définitivement sa place de participant en cours de réunion!; je pense par exemple, dans le contexte singulier des «!espaces de dialogue!» entre usagers de l’urgence sociale et travailleurs sociaux, à cette personne épuisée qui ne tenait plus assise sur sa chaise et qui a été obligée de quitter les lieux, aidées d’un accompagnateur (5.3.2.2.). Si l’abandon apparaît, de prime abord, comme la forme la plus stérile de l’ «!encaissement!» du choc conséquent à un «!échec à représenter!» –ou à une série d’ «!échecs à représenter!»– , on peut également en imaginer une version productive. Dans certains cas, se désengager de la concertation autour d’un Contrat de quartier ne signifie pas mettre fin à son engagement citoyen vis-à-vis du quartier, mais à le placer ailleurs, à poursuivre ses efforts sous d’autres sphères. Dans le cas du Contrat de quartier Callas, si la scène officielle de la concertation, la CLDI s’est avérée être un lieu fort peu propice à la fois aux formes de représentation avancées par les participants citoyens et profanes, d’autres lieux, hors du Contrat de quartier, ont offert un prolongement à leur soif de discussion de d’enquête. Devant la difficulté de faire valoir leur parole propositive dans le cadre du Contrat de quartier Callas, il se forme un groupe de «!déçus!», composé d’habitants et de représentants d’associations de la commune. Ensemble, ils mettent au point un projet d’animation urbaine au nom évocateur, Je Cherche Ma Place. Si ce projet constitue en un sens une véritable spin-off de la concertation organisée autour du Contrat de quartier Callas, Je Cherche Ma Place se veut en même temps une sorte d’anti-Contrat de quartier, sur le plan des enjeux et des méthodes que se donnent ses membres. Ceux-ci collaborent à la création d’un événement présentant une alternative radicale à la revitalisation urbaine proposée dans le Contrat de quartier. L’objectif est ici dorénavant de travailler l’espace public du quartier Callas sur une temporalité courte et sur un mode expérimental. Lors d’une journée du mois de septembre 2005, les membres de Je Cherche Ma Place s’attachent à réinventer leur quartier, en gribouillant des fresques sur le bitume de la rue Callas, en déguisant les voitures parquées à l’aide de bâches colorées, en décorant les arbres, etc. Ici, les échecs de parole rencontrés dans les assemblées CLDI et la défection qui s’en suivit ont pu trouver, en d’autres lieux, des prolongements productifs inattendus. Il Répondre en citoyen ordinaire vol.2 438 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation n’en reste pas moins qu’au sein du dispositif officiel, ce mode de réaction à l’échec met fin à la relation de concertation. b) Protestations Au-delà des situations de trouble que peuvent engendrer certaines prises de parole socialement sanctionnées comme inappropriées, d’autres pourront ouvrir sur des situations carrément problématiques. Ce qui pose problème et ce qui choque, c’est tantôt la conduite d’un participant citoyen ou profane qui franchit la limite entre l’inapproprié et l’inacceptable, tantôt la réponse qui lui est apportée par les personnes en charge et qui est elle-même reçue comme inacceptable... tantôt les deux!! Dans tous les cas, les différents participants marquent un temps d’arrêt dans la conversation ou une «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991) pour signaler leur opposition au tour qu’est en train de prendre la situation, pour protester. Le «!problème!» est ici ce qui nécessite d’interrompre le cours des choses, ce qui ne peut être tenu sous silence et qui exige qu’une voice, au sens de Hirschman (1970), soit exprimée et entendue. Dans un premier cas de figure, donc, c’est la conduite d’un participant citoyen ou profane qui heurte les partenaires. Nous avons vu par exemple comment un membre d’une CLDI de la commune B, après avoir proféré des mots racistes, s’était vu signifier son expulsion de la CLDI (5.2.2.1.). Les participants avaient pour cela interrompu le traitement de l’ «!ordre du jour!» et improvisé un vote, à l’initiative de la présidente de séance et comme le règlement d’ordre intérieur du Contrat de quartier les y autorisait. A l’unanimité, ils avaient décidé d’exclure ce participant. Ces conduites inacceptables demandant l’interposition immédiate des différents partenaires furent observées beaucoup plus fréquemment dans les espaces de dialogue entre sans-abri et travailleurs sociaux (propos racistes ou homophobes, insultes, vulgarité excessive, menaces, propos humiliants, début de bagarre entre un jeune homme et sa compagne...). Dans la présente section, nous nous intéressons davantage à cet autre cas de figure dans lequel ce n’est pas la conduite inappropriée d’un participant citoyen qui est jugée inacceptable, mais plutôt la réponse sanctionnante qui lui est apportée par une personne en charge. Ici, en nous interrogeant sur cette question de l’ «!encaissement!» présentée par Stavo-Debauge, il faut encore faire la différence entre des sanctions qui sont jugées inacceptables sur le coup, qui choquent immédiatement (extraits n°98, 99), et celles qui, en se répétant, en viennent progressivement à exaspérer23 les participants citoyens (extraits n°100, 101) : 23 Joan Stavo-Debauge a décrit ailleurs la dynamique de l’!«!exaspération!» dans le cas de conflits de voisinage à Lyon (Stavo-Debauge, 2003). Dans un même domaine de recherche, Marc Breviglieri a développé ces dernières années une partie de son travail autour de la notion d’«!insupportable!» (Breviglieri, 2009), notamment dans le cas des «!épreuves citadines!» (Breviglieri & Trom, 2003). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 439 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation EXTRAIT N°98 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005 [La discussion porte sur la possibilité, soulevée par des habitants, de mener une «!enquête!» dans le quartier, auprès des habitants, sur l’intérêt de l’aménagement d’un ascenseur urbain. Un habitant propose d’organiser un référendum. Au moment où il développe sa proposition, il est coupé par Charlotte Bridel!:] CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en connaissant un morceau... MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) : Qu’est-ce que... ça veut dire quoi, ça «!quidams!» ?! CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Nous ici, qui ne sommes pas... MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) : ...Au palais de justice, quand on dit qu’un quidam pousse la porte, ce n’est jamais très... très accueillant. Alors, c’est quoi un quidam ?! CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: Monsieur Ferret, s’il vous plaît, ne prenez pas la mouche comme ça pour un mot. EXTRAIT N°99 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004 MARCEL ALLARD (délégué des habitants) : Quand vous dites qu’on s’approprie la parole des habitants, je trouve que, là, il y a quelque chose, il y a une violence qui est faite là et qu’il faut rectifier [...]. Je veux dire, il ne faut pas scotomiser cet avis ou l’annuler sous prétexte que nous ne sommes pas des représentants élus. JACKY DECAUX (bourgmestre) : Je n’ai pas dit ça. MARCEL ALLARD : Si on veut que notre avis continue à être donné, il faut, quelque part, l’acter, le reconnaître et accepter qu’il existe. JACKY DECAUX!: Oui. MARCEL ALLARD : Sinon, on se retire. Donc, je voudrais que ça soit très clair. EXTRAIT N°100 – C.d.Q. Collège, Commune C – juillet 2004 [Un habitant pose une question concernant la possible intervention d’un groupe de jeunes «!grapheurs!» qu’il connaît, en vue de décorer un mur de sa rue!:] CHRISTINE BOUDON (chef de projet)!: Vous savez Monsieur, ces questions culturelles et artistiques c’est assez difficile dans un Contrat de quartier. Ce qu’on appelle le volet «!cohésion sociale!», c’est finalement assez limité, on ne fait pas ce qu’on veut hein... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 440 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation L’HABITANT!: Mais enfin c’est pas croyable, vous nous dites qu’on doit être acteurs de notre quartier, vous nous faites venir et puis là, en gros, tout ce que vous faites depuis le début c’est nous dire qu’il est pas possible de discuter sur quoi que ce soit... C’est dingue, ça!! CHRISTINE BOUDON!: Pas «!sur quoi que ce soit!»... L’HABITANT!: ...oui enfin, sur l’essentiel. CHRISTINE BOUDON!: Oui, eh bien, vous irez dire ça au Ministre!! EXTRAIT N°101 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005 OLIVIER WAUTHIER (chef de cabinet du bourgmestre Decaux)!: Je suis un petit peu étonné des discussions qu’on a ce soir, parce que j’ai l’impression qu’on est occupé à refaire l’élaboration d’un dossier de base qui a déjà été établi, qui a fait l’objet de tout un processus de concertation qui a duré plusieurs mois... MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: Enfin, je... Maintenant, c’est moi qui commence à être fatiguée. Je trouve que c’est déjà depuis un an qu’on se voit et qu’on dit!: «!Bordel de dieu – excuse-moi, je suis un peu énervée – comment ça se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte plus large dans lequel on fait nos choix!?!!». Ces extraits nous montrent des exemples de vives protestations devant l’impossibilité, pour des participants citoyens ou profanes, de proposer ou de représenter. Que cela soit suite à un mot choquant ou suite à un énième déni, les participants réalisent que leur prétention de représenter quelque «!enjeu!» ou d’avoir quelque véritable «!rôle!» à jouer dans la concertation, n’est pas prise au sérieux. Or, contrairement à ces formes d’ «!explosions contrôlées!» dont nous avions parlé plus haut, ces moments d’épanchement organisés dans l’après-coup, en marge du Contrat de quartier, sur des scènes plus informelles, en plus petit comité et en présence de ces seules personnes en charge qui reconnaissent et acceptent un rôle de pare-chocs, les protestations dont nous parlons ici s’expriment immédiatement sur l’avant-scène officielle de la concertation. Les protestations publiques des extraits que nous venons d’examiner ne se placent pas dans une dynamique d’apaisement, elles sembler plutôt signer une fêlure ou une rupture plus irrémédiable dans la relation de concertation. Dans ces extraits, la situation problématique et les tensions qu’elle révèle ne sont pas non plus l’occasion d’une «!enquête!» (Dewey, 1993)!; elles sont un pas fait vers la sortie. Ces coups de sang et ces ras-le-bol nous montrent finalement, au moins autant que dans le cas de défections plus discrètes, la face improductive de l’ «!encaissement!» dont parle Stavo-Debauge. Ici, Voice et Exit constituent une séquence plus qu’elles ne constituent de véritables alternatives l’une pour l’autre, Répondre en citoyen ordinaire vol.2 441 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation comme dans le modèle de Hirschman. Pour le participant Marcel Allard (extrait n°99), la protestation s’appuie explicitement sur la menace d’un abandon («!sinon on se retire!»), menace qui sera mise à exécution lors de la réunion suivante. Pour les autres participants de ces extraits, ce coup de gueule qu’ils poussent sera le dernier. L’habitant du Contrat de quartier Collège (extrait n°100) ne mettra plus les pieds en CLDI. Les participants du Contrat de quartier Callas ne reverront plus Monsieur Ferret (extrait n°98), que Charlotte Bridel décrira lors d’une réunion suivante comme un habitant aux «!réactions très vives... enfin, trop vives et un peu à côté de la plaque!» dont elle n’a «!depuis, plus de nouvelles!»24. Quant à Marion Slossen (extrait n°101), elle réapparaîtra à l’occasion de l’une ou l’autre CLDI, mais en manifestant beaucoup moins d’engagement et en prenant très rarement la parole. c) Adaptations Les réactions de «!défection!» et de «!protestation!» que nous avons envisagées ont en commun d’occasionner une rupture dans la relation de concertation entretenue jusquelà par les participants. Dans le premier cas, cette rupture se produit, non sans heurts –puisque l’abandon peut s’expliquer par une suite de chocs associés à des situations d’échecs–, mais sans conflit. Dans le second cas, la rupture arrive avec grands fracas, quand des participants manifestent leur mécontentement en «!explosant!» dans des commissions officielles peu disposées à digérer le conflit dans son expression la plus crue. Quelles autres formes l’ «!encaissement d’échecs à représenter!» peut-il prendre pour le participant citoyen ou profane!? Dans le modèle d’Albert Hirschman, la «!fidélité!» (Loyalty) décrit finalement assez mal, à elle seule, l’alternative possible à l’Exit et à la Voice. Comme le propose Francis Chateauraynaud (1999, p.46), il s’agit alors de faire correspondre aux deux premières modalités de «!rupture de la relation!», deux modalités de «!maintien de la relation!» qui se distingueraient elles aussi l’une de l’autre par l’absence ou la présence d’une dimension conflictuelle ou en tout cas d’une dimension critique (figure 31)25. 24 Cf. extrait n°67 dans le chapitre 5. A vrai dire, au risque de dénaturer la proposition de Chateaureynaud (qui lui même amendait Hirschman), ce critère de la critique nous semble plus important que celui du conflit pour la constitution des différentes catégories de l’! «!encaissement!». 25 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 442 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation fig. 31- Défection, protestation, acceptation, résistance intérieure (Repris de Chateauraynaud, 1999, p.46, puis modifié) Rupture de la relation sans critique Rupture de la relation avec critique vive Défection - Exit Protestation - Voice Maintien de la relation sans critique Maintien de la relation avec critique larvée Acceptation - Loyalty Résistance intérieure - Resistance Certains lecteurs penseront que nous n’avons pas traité avec suffisamment d’attention ces deux premières modalités de la «!défection!» et surtout de la «!protestation!», et ils auront certainement raison. C’est qu’il nous a paru tout aussi intéressant, dans ce dernier chapitre consacré aux engagements profanes les plus heureux, d’enquêter sur ces modes adaptatifs –plutôt que disruptifs– de la réaction aux «!échecs de représentation!», sur ces façons de faire et ces arts de dire par lesquels les participants citoyens ajustent leur conduite aux situations dans lesquelles ils se sont d’abord engagés d’une manière jugée inappropriée par les partenaires. C’est bien à cela que nous invite une approche grammaticale des conduites en public!: étudier le lien, les espaces de règles qui lient les participants d’une situation et les adaptations consenties en vue du maintien de la relation. Les mêmes lecteurs pourraient alors nous dire qu’en n’accordant qu’une importance marginale aux situations et aux compétences de protestation (Voice) et en focalisant l’étude sur le travail d’adaptation des citoyens, nous sommes en train de troquer une sociologie critique au service de la «!revanche sociale!» pour une sociologie acritique au service de la «!domination!», que nous tournons le dos aux efforts courageux des citoyens protestataires pour leur préférer un art de la soumission, des méthodes par lesquelles les citoyens apprennent à filer doux et à marcher droit. Ici, toutefois, nous devons exprimer notre désaccord et préciser nos intentions en nous appuyant sur les nouvelles catégories de la figure 31. Tout en mettant l’emphase sur le maintien de la relation et en revendiquant ce parti pris, nous faisons apparaître avec ce modèle «!Hirschman-Chateauraynaud!» une nouvelle tension entre une réaction de Loyalty entendue comme acceptation d’un «!échec à représenter!» et une seconde dimension de la fidélité qui engage une réelle transformation de la posture du citoyen, du profane. Cette seconde forme de l’adaptation à l’ «!échec de représentation!», en introduisant un écart entre une conduite strictement docile et une conduite attentive à des aspects de coordination, à des enjeux interactionnels de déférence et de déontologie, inclut en même temps la possibilité d’un agir tactique et d’une certaine Répondre en citoyen ordinaire vol.2 443 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation résistance26. Mieux, elle est la possibilité de cette résistance, comme l’a bien montré James Scott (1990). Il importe de développer ce point. Notre approche pragmatique vise une compréhension des conditions sociales, des conduites et des choix linguistiques par lesquels les engagements de parole de participants citoyens et profanes réussissent, parviennent à se poser dans le cours de la concertation et à y développer leurs effets avec un certain bonheur. Et nous incluons très certainement dans ces engagements de parole ceux qui contiennent une charge critique. Or, dans le contexte particulier des assemblées CLDI, nous remarquons que la critique vive qu’agite la protestation tend elle-même à échouer. Cette critique vive ne cherche pas l’adaptation ou la transformation de la parole profane!; elle exige des personnes en charge qu’ils établissent les conditions dans lesquelles les participants citoyens pourront enfin «!représenter!», ou elle se contente de regretter amèrement que de telles conditions ne soient pas réunies. Elle dit «!Bordel de dieu [...] comment ça se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte plus large dans lequel on fait nos choix!?!!». Elle ne cède pas d’un pouce sur cette prétention à représenter, à proposer, à discourir sur le monde. Elle s’entête en vain à vouloir «!commencer!» ou «!recommencer!» la discussion. Si, à partir de l’approche pragmatique choisie et à partir de notre matériau, nous voulons montrer des opérations critiques plus heureuses et simplement plus performantes, il nous faut nous tourner vers ces interventions montrant une certaine capacité d’adaptation et d’ajustement à des situations étroitement cadrées qui leur laissent, il est est vrai, peu de «!place!» pour s’exprimer ; vers ces voix pour lesquelles les échecs du chapitre 5 sont à la fois l’occasion d’un désapprentissage de leurs formes les plus purement représentationnelles, discursives et symbolisantes, et à la fois l’occasion d’un apprentissage de nouvelles façons de signifier!; vers ces participants qui prennent acte de la double dissymétrie profane-expert/citoyen-élu qui fondent ces dispositifs de démocratie technique, et qui prennent au sérieux l’«!injonction d’ordinarité!» qui leur est adressée par les personnes en charge!; vers ces paroles qui ne prétendent plus «!initier!» ou «!offrir!», qui s’essaient plutôt à «!suivre!» et à «!répondre!». Il est facile, je pense, d’avoir une idée générale de ce à quoi peut ressembler une confrontation ou un affrontement de positions entre, d’une part, des représentants d’autorités politique et technique et, d’autre part, des citoyens décidés à faire valoir leurs discours, leurs idées, leurs opinions. Mais que sait-on au juste de la puissance 26 C’est ce que souligne Fabrizio Cantelli dans son propre travail sur les dispositifs d’action publique face au Sida (2007, p.150)!: «!L’approche pragmatique invite à explorer les modalités concrètes d’accomplissement et de coordination de l’action “en train de se faire”, du travail critique et des compétences mobilisées par les acteurs. Mais souligner l’importance de logiques cognitives ne revient pas à éclipser toute dynamique relative à la capacité tactique et stratégique des acteurs, à leur inventivité [...]!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 444 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation «!tactique!» (Certeau, 1980) de ces prises de parole profanes qui parviennent, par adaptation, à se loger correctement au cœur de l’offre qui leur est soumise et du cadre qui leur est préparé!? C’est sur ces «!critiques larvées!» et ces «!résistances intérieures!» (figure 31) qui altèrent secrètement la relation dissymétrique sans menacer directement son maintien que nous voudrions à présent enquêter27. 6.2. Répondre en citoyen ordinaire Le chapitre 5 nous a permis d’apprécier l’ampleur et la variété des contraintes institutionnelles pesant sur les tentatives de référenciation, de positionnement et de formulation des participants citoyens et profanes dans les circonstances d’un Contrat de quartier. Pris dans les faisceaux de ces multiples contraintes, ceux-ci ont finalement peu l’occasion de faire connaître leurs «!idées!» ou leurs «!propositions!», de faire bénéficier élus et urbanistes de leur «!connaissance du quartier!», de leur «!expertise d’habitants!». Devant ce constat d’ «!échecs de représentation!» plus ou moins généralisés, on peut imaginer deux options de recherche, éventuellement complémentaires, pour l’étude du travail de signification réalisé par des citoyens et des profanes devant la perspective d’un réaménagement de leur quartier. La première inviterait les chercheurs intéressés par les «!engagements de représentation!» des habitants à se détourner des sites les plus officiels de la participation citoyenne pour investir d’autres terrains!: des espaces politiques marginaux ou concurrents, ces autres lieux de l’engagement public des citoyens (comités de quartier, associations locales, manifestations, fêtes de quartier...). La seconde option, celle que j’ai retenue dans cette thèse, consiste à rester les deux pieds sur ces sites les plus officiels et à prendre au sérieux les formes d’engagement citoyen sous grande contrainte qui s’y donnent à voir. Une telle étude demande de dépasser le constat négatif d’une impossibilité, d’un empêchement, et d’en arriver à l’analyse de compétences manifestées positivement par les citoyens et les profanes. Si ce n’est par la production autonome de discours, d’idées, de propositions, comment des citoyens et des profanes contribuent-ils au travail politique mené dans ces commissions!? Et comment cette contribution d’une autre nature, développée en deçà de la représentation, peut-elle porter une dimension 27 Les ressorts de ces «!art de la résistance!», que l’on retrouve aussi chez Michel de Certeau (1980), ont été étudiés par James C. Scott (1990), à partir de la notion de «!transcription cachée!» (hidden transcript), «!ce jeu du dire en secret, à demi-mot ou en faux-semblant son désaccord, son mépris ou son insoumission, tout en en sauvant les bonnes apparences de la loyauté ou de la soumission!» (Cefaï, 2007, p.575). Ils sont également retenus par Loïc Blondiaux comme l’une des raisons de placer encore certains espoirs dans ces dispositifs institutionnels de démocratie participative!: «!Il y aurait beaucoup à apprendre d’une enquête auprès des populations visées par les dispositifs participatifs, y compris lorsqu’elles acceptent d’y jouer un rôle. Cette propension à l’ironie des acteurs impliqués constitue l’une des dimensions les plus intéressantes mais malheureusement les moins étudiées de ce phénomène politique!» (Blondiaux, 2008, p.84-85). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 445 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation critique!? Afin de voir apparaître ces compétences et leur portée critique propre, le sociologue-ethnographe doit pouvoir se défaire de la grille d’analyse de la discussion libre entre égaux fournie par les tenants d’un délibérativisme philosophique, sans quoi il risque d’être terriblement déçu et de quitter une réunion CLDI ou un processus de concertation «!Contrat de quartier!» avec l’impression que rien de bien intéressant ne s’y est passé. Une éthique de la discussion fondée sur la théorie de la rationalité communicationnelle telle que l’entend Jürgen Habermas, même si elle s’avère infiniment plus complexe que les caricatures qu’en donnent ses critiques, ne permet tout simplement pas la prise en considération «!réaliste!» du caractère fondamentalement dissymétrique des rencontres que génère un dispositif de démocratie technique. Calées sur l’horizon de la discussion libre et équilibrée, évitant ou diabolisant le problème du pouvoir (De Munck, 1999), l’approche habermassienne, mais aussi celle de Callon, Lascoumes et Barthe, nous donnent peu de moyens pour penser la possibilité de dissymétries justes dans une concertation publique sur des matières hautement techniques28. Je défends l’idée selon laquelle la découverte sociologique de compétences citoyennes et d’initiatives pratiques qui les faciliteraient passe par l’assomption d’une situation de parole d’emblée dissymétrique, avec des acteurs plutôt placés en situation de force et des acteurs plutôt placés en situation de faiblesse!; une dissymétrie qui, dans ce qu’elle a de fondamental, ne pourrait être entièrement résorbée par une meilleure écoute de la parole des citoyens, ni même par des processus d’apprentissage ou de capacitation à discourir. Ce rapport de pouvoir ne doit pas être considéré de manière essentialiste, mais bien pragmatiste!; il renvoie surtout à la séquence d’apparition des acteurs –qui se distribuent en sollicitants et en sollicités, en initiateurs et en répondants– et à l’ «!asymétrie de prises!» (Chateauraynaud, 1999!; 2006) à laquelle donne lieu cette séquence. Ce qui est pris en charge par les premiers, c’est la structuration d’une proposition générale, d’un cadre de référence, d’une offre normative fixant des critères de pertinence, de justesse et de correction pour les énonciations des seconds29. La «!faculté de commencer!» ressortant à la responsabilité des premiers (4.6.) implique la constitution, par intégration symbolique, de conglomérats de signes, d’ensembles signifiants (règlements, introductions, récits sur le quartier, discours, analyses, exposés, dossiers...). Les seconds ne se trouvent pas devant une égale possibilité de symboliser. Ils doivent avant tout manifester une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999) qui ne peut être entièrement confondue avec une aptitude de production discursive, dans la mesure où la réponse peut difficilement voyager au-delà des frontières de l’offre. L’espace de la concertation est déjà chargé des objets symboliques encombrants, de ces vastes ensembles signifiants qu’y ont déposés les acteurs initiateurs en début de réunion ou 28 Cette position me semble proche de celle défendue par Nicolas Dodier lors de son intervention au colloque «!Approches pragmatiques de l’action publique!» en novembre 2007. 29 Cf. chapitre 4. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 446 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation en début de processus!; il n’a pas la «!capacité!» d’accueillir de nouveaux ensembles signifiants qui seraient avancés par les acteurs répondants. Une façon d’encaisser ces «!échecs de représentation!» dont les participants citoyens et profanes ne manquent pas de faire l’expérience consiste pour eux, comme je viens de le suggérer, à consentir à des efforts d’adaptation par lesquels, plutôt que de s’entêter à développer des discours autonomes, ils assument plus pleinement une position de répondants. Cette nouvelle position demande à leurs engagements de parole d’indiquer ou d’exprimer une plus grande considération pour le «!déjà là!», pour la situation où ils ont les pieds, telle qu’elle a été travaillée, préparée par les engagements de leurs prédécesseurs. Consentir à répondre implique alors une modification de la posture expressive prenant son origine dans la modification de la posture réceptive. Sur le plan de la réception, les «!aptitudes attentionnelles!» et les «!dispositions à!suivre!» acquièrent une importance centrale, au point de prendre le pas sur les compétences institutionnelles des participants citoyens et profanes (6.2.1.). Sur le plan de l’expression, nous nous intéressons à ces opérations par lesquelles les participants citoyens et profanes «!représentent!», c’est-à-dire présentent à nouveau, présentent sous un autre aspect, pointent, reprennent ou adaptent ce qui a déjà été présenté et ce qui est déjà là!; des opérations que nous faisons contraster avec les formes autonomes, inaugurales et symbolisantes de la «!représentation!» (6.2.2.). 6.2.1. Une disposition à suivre 6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance La figure du «!répondant!» nous rappelle que la grammaire de la concertation ne désigne pas seulement un ensemble de règles, mais encore, comme Wittgenstein le formulerait, des règles à suivre, dans le flux de la pensée et de la vie, pour répondre aux attentes variables des partenaires et aux exigences changeantes des situations. Une telle approche externaliste et dynamiste de la compétence par l’angle de l’accord et de la coordination rend à l’action en public toute son incertitude dans la mesure où sa pertinence dépend à la fois du déroulement des opérations et du jugement d’autrui. Pour les citoyens qui sont les invités des dispositifs de participation, agir et prendre la parole de manière compétente demande avant tout de rester branché sur l’action en cours, de mettre à jour en continu son rapport à soi et aux autres, de réactiver une mémoire, bref, de suivre, au sens le plus commun du terme. C’est qu’il faut avoir suivi pour donner suite correctement!: il y a continuité entre le fait de «!suivre!» au sens d’ «!être attentif à!», et «!suivre!» au sens de «!venir après!», de «!succéder à!». Dans le développement des réunions participatives auxquelles nous avons assisté, la prise de parole des habitants succède à celle des élus locaux et à celle des experts. En Répondre en citoyen ordinaire vol.2 447 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation se rendant dans des dispositifs de concertation de l’action publique où sont rendus discutables des projets particuliers et des options générales de rénovation urbaine, ces participants sont, contrairement à leurs partenaires élus, experts et fonctionnaires spécialisés, continuellement maintenus dans un régime d’ajustement et de réactivité (responsiveness), et cela dès le premier instant de leur participation à un événement auquel ils «!répondent présent!». Or, ce que tout participant assigné à cette position est supposé comprendre, c’est que les attentes placées en lui ne concernent pas son «!expression immédiate ou identitaire!» ou ses «!motivations authentiques ou rationnelles!», mais bien ses «!réponses qui trouvent leur sens et leur cohérence dans une syntaxe de conduites!» (Joseph, 1998a, p.12). C’est ici qu’une observation naturaliste ou éthologique de l’activité démocratique prend tout son sens!: les compétences de citoyens ordinaires et de non spécialistes à s’engager de manière appropriée dans un espace de démocratie technique dépendent avant tout d’aptitudes attentionnelles, de leurs capacités d’adaptation à un environnement dynamique, et de l’état d’éveil de leurs «!sens sociaux!» (Conein, 2005) puisque cet environnement est en partie constitué par les corps, les accoutrements, les gestes, les attitudes, les comportements et les paroles de leurs partenaires. Bien sûr, la concertation sollicite des aptitudes attentionnelles chez l’ensemble des partenaires de l’assemblée, en ce compris les personnes en charge de la concertation. Cependant, l’attention a, dans le cas de la compétence profane, cette fonction primordiale, nécessaire, constitutive qu’elle n’a pas dans le cas de la compétence des experts et des élus qui est fondée, elle, par une institution30. S’il est préférable pour une personne en charge de la concertation de «!suivre!», de se montrer attentif à ce qui est en train de se passer, il n’y a pas là la même nécessité. Il est par exemple possible à un expert ou à un élu de quitter la salle de réunion pour répondre à un appel téléphonique pendant vingt minutes et de se réinsérer ensuite dans la conversation comme si de rien n’était, sans que cela ne fasse peser une grande vulnérabilité sur la pertinence de sa prochaine énonciation. De même, si l’on considère l’échelle temporelle plus large du processus de concertation dans son ensemble, il arrive qu’une personne en charge manque une, deux, trois réunions CLDI sans qu’il lui soit impossible de retrouver une place de participant compétent par la suite. 30 Nous trouvons une source d’inspiration sur cette question dans l’ouvrage de Francis Chateauraynaud et Didier Torny (1999). Les auteurs y placent la notion de vigilance au centre de la compétence de ces acteurs citoyens qui «!captent des risques!» et «!lancent des alertes!». La vigilance, l’attention à des signaux est ce qui permet à «!des annonces émanant de personnages ou de groupes non officiels, dotés d’une faible légitimité!» (p.14) d’amener des controverses socio-techniques et de jouer un rôle à l’intérieur d’arènes traditionnellement limitées aux seuls élus et experts. C’est que, disent-ils, «!l’alerte qui naît de l’attention en présence ne suppose pas d’abord des règles d’expertise formalisées, mais une capacité perceptuelle, un certain état de veille!» (p.38). Toutefois, quand Chateauraynaud et Torny s’intéressent à des formes de vigilance dirigées vers des phénomènes naturels du monde extérieur, la vigilance dont nous parlons se joue dans l’ordre de l’interaction et est dirigée vers les conduites de ces mêmes acteurs experts et élus. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 448 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Assurément, il n’en va pas de même pour les participants citoyens et profanes. S’ils ne maintiennent pas un certain niveau de vigilance, ils «!passent à côté de l’aventure!» et «!les choses comptent pour rien!» (Laugier, 2009, p.161, qui cite Henry James). Le fait qu’ils se placent en position de faiblesse au sein d’un rapport institutionnel ne supporte pas que, en outre, ils décrochent et se retrouvent largués. Chez ces participants en position de faiblesse, l’attention est en effet constitutive de la compétence en ce qu’elle fait naître les prises31 vouées à compenser un défaut d’assise. Si les professionnels de la politique et les spécialistes de la ville peuvent s’adosser à une connaissance plus générique et plus légitime de leur sujet, ainsi qu’à certaines dispositions stables qui les soutiendraient, en quelque sorte, de derrière, les participants citoyens doivent, en ce qui les concerne, faire usage d’éléments de signification circulant dans le flux des interactions et des conversations, défilant continûment devant leur nez, devant eux. Leurs «!échecs de représentation!» passés leur ont appris qu’ils ne pouvaient jamais s’assurer des dimensions contextuelles générales de la concertation (ses «!quoi!», ses «!qui!», ses «!comment!»)!: la position qui leur est laissée semble exiger qu’ils découvrent ces dimensions au fur et à mesure et les reconstituent fragment par fragment, toujours partiellement, à partir de bribes attrapées au vol, et en s’orientant pour cela vers le jeu conduit par les acteurs initiateurs, un jeu générateur de prises. Déforcés par leur position dans l’institution, mis à mal par l’ordre symbolicoinstutionnel de l’activité, les participants citoyens ou profanes doivent se montrer particulièrement disposés à suivre, cela dans une mesure et selon un mode étrangers aux participants élus et experts. Par rapport à ces derniers, les participants «!compétents en tant que profanes!» sont en excès de vigilance. Ainsi, on peut penser qu’à une dissymétrie sur le plan de l’institution, les participants décidés à assumer pleinement leur position de répondant font correspondre une dissymétrie sur le plan de l’attention, qui joue en leur faveur cette fois-ci en ce qu’elle arme une certaine capacité de résistance, comme nous allons le voir. C’est dans une tension et dans des rapports de position fluctuant sur un continuum entre institution et attention, entre représentations et perceptions, entre codes symboliques et prises sensibles (Bessy & Chateauraynaud, 1995) qu’est possible un certain rééquilibrage de la relation de concertation qui lient les initiateurs à leurs répondants32. 31 Notons que dans cette thèse, nous entendons le terme de «!prise!» ou de «!prise sensible!» plutôt dans le sens de l’affordance de Gibson (1979), comme saillance dans un champ de perception. Chateauraynaud et Bessy (1995) utilisent aussi la notion de «!prise!», mais dans un sens qui ne renvoie pas uniquement à la perception et au sensoriel, qui la croise avec des repères institutionnels. Ce que nous appelons «!prise!» ou «!prise sensible!» renvoie aux «!plis!» de leur modèle (ibid., 1995, p.243). 32 Nous ne reprenons pas ici exactement les mêmes catégories que les auteurs de Experts et faussaires (Bessy & Chateauraynaud, 1995), mais cette tension entre prises sensibles et repères institutionnels est bien au fondement de leur «!sociologie de la perception!» et une grande source d’inspiration pour notre travail. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 449 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux Rester en contact avec une activité de discussion qui les met à mal sur un plan institutionnel demande aux participants citoyens et profanes de garder une prise ferme sur les réalités écologique et dialogique de la concertation, en même temps que sur son historique. Cette multicanalité de l’attention, structurée selon les catégories de notre modèle de compétence (2.2.2.2.), est génératrice d’une compétence profane de réponse. Dans la mesure où l’activité officielle s’avère pour eux désarçonnante, ces participants peuvent laisser courir leur attention sur d’autres lignes. D’une part, ils peuvent se fier à des surface patterns, des «!motifs de surface!» jaillissant immédiatement dans le champ phénoménal de l’interaction, c’est-à-dire dans la microspatialité du rassemblement et dans la microtemporalité de l’interlocution!; d’autre part, ils peuvent reporter ce qu’ils ont sous le nez à des «!motifs plus profonds!», qui renvoient à la fois à l’épaisseur expérientielle d’une concertation prolongée sur plusieurs mois (riche d’images, de souvenirs de précédents), et à l’orientation d’une ample structure d’intrigue, que nous appelons «!menée!», et dans laquelle la situation actuelle trouve son sens. Ainsi, l’intelligence profane des situations, en butant sur le problème de la représentation, peut toutefois compter sur des appuis perceptuels et mémoriels. Nous avions commencé le chapitre 5 en précisant que ses analyses ne tiendraient compte que de la strate la plus officielle des situations et de la manière dont les engagements des participants citoyens et profanes étaient jugés en référence à un ensemble de conventions, de règles institutionnelles qui concernaient principalement l’organisation des topiques, des rôles et des langages de la concertation. Nous avions dit à cette occasion qu’il fallait, dans les limites de ce chapitre 5, nous «!contenter d’imaginer une concertation qui n’aurait pas encore la qualité ni le chatoiement d’une expérience!». Dans ce dernier chapitre 6, c’est bien la qualité et le chatoiement de l’expérience vivante dans son ensemble que nous aimerions ressusciter. Or en faisant correspondre aux règles conventionnelles du système les règles sensibles du monde de la vie, il est possible d’apprécier à nouveaux frais les compétences des participants citoyens ou profanes, mais aussi celles des experts et des élus. Nous l’avons dit, l’empêchement de propositions autonomes et l’insistance sur un rôle de réponse invite les citoyens à augmenter leur attention au «!déjà là!» et à ce qui leur est –ou a été– présenté!; c’est pour eux la condition d’une compétence. Ce qui est intéressant, c’est que cette attention accrue ne se limite aucunement au plan officiel et institutionnel des caractéristiques de l’activité (et elle a bien raison de ne pas le faire puisqu’il s’agit d’un plan sur lequel une capacitation n’ira pas sans quelque ambiguïté – 5.3.2.2.). L’attention embrasse les différentes textures de l’expérience. Ainsi, si les personnes en charge préfère avoir affaire à des citoyens attentifs et responsifs plutôt que propositifs, ils ne savent jamais vers quoi, vers quelle(s) strate(s) de la situation les citoyens vont faire porter leur attention, ni quelle va être la nature des réponses auxquelles Répondre en citoyen ordinaire vol.2 450 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation on les a restreints. Jean-Louis Chrétien nous apprend que, «!le mot grec pour “réponse”, apokrisis, signifie le tri, le choix!» (2007, p.3). Si les élus et les experts peuvent faire valoir une position de force et développer leurs performances sur la strate la plus officielle de la situation, ils ne peuvent être certains que ce sera bien là, en définitive, la strate sélectionnée par l’attention de leurs répondants. Or, ces autres strates situationnelles du rassemblement, de l’interlocution, de l’expérience partagée et de la menée constituent des espaces grammaticaux et des milieux moraux légitimement mobilisables. C’est bien là tout le génie des descriptions de Goffman que de nous montrer des situations, certes fortement structurées sur un plan institutionnel, mais toujours vulnérables aux surprises de la vie, aux caprices de l’attention et à la surimposition éventuelle d’un «!ordre de l’interaction!». Dans les assemblées participatives que nous avons étudiées, c’est par une revanche de l’attention, sélectionnant dans les milieux grammaticaux de la situation la strate qui lui plaît, que se préparent une résistance profane et une critique ordinaire. 6.2.2. Une disposition à re-présenter Nous nous intéressons dans ce chapitre aux participants citoyens ou profanes qui se défont de leurs prétentions de représentants pour se faire répondants. Ce basculement dans la posture, qui fonde désormais la compétence du citoyen sur l’attention, et donc sur la réception, a aussi des implications évidentes sur le plan de l’expression. Si l’on peut se permettre cette astuce et attirer l’attention du lecteur sur l’emploi du trait d’union, on dira qu’il ne s’agit plus ici pour lui de représenter, mais bien de «!représenter!». Ses engagements de parole, en ce qu’ils succèdent à des engagements de parole inauguraux, se doivent de les considérer et, plus largement, d’honorer un «!déjà là!». C’est en effet dans ce «!déjà là!» que la parole et l’engagement du répondant trouvent leurs prises!: dans ce cadre qu’on a dressé pour lui, dans la place qu’on lui a donnée, dans la disposition et l’agrémentation des lieux, dans le discours de l’élu, dans ce qui se trame devant lui, dans l’exposé powerpoint de l’expert, dans le flux conversationnel et gesticulatoire, mais aussi dans les procès-verbaux, les fiches de projets, ses notes personnelles et tout autre document dont il dispose. Il ne s’agit pas pour cette parole de produire ou de créer, mais de découvrir et de redécouvrir continûment ce qui se passe, et de re-présenter ce qui est déjà présent ou a été présenté une première fois. La re-présentation comprend des opérations énonciatives très diverses!: il y a les interrogations ou les commentaires qui sont des invitations à revenir sur telle chose qui a été dite, qui pose problème ou qui pose question!; il y a les reprises qui elles-mêmes comprennent les répétitions, les imitations, les ressemblances, les rimes, les analogies, les anaphores, les citations, les rapports, les reformulations, les requalifications, les rectifications, les paraphrases!; il y a toutes Répondre en citoyen ordinaire vol.2 451 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation ces autres façons de reproduire un énoncé en en déplaçant légèrement la signification, de rejouer un événement sur un autre mode, de considérer une chose sous un autre angle ou sous un autre aspect, de la «!voir... comme!» (Wittgenstein, 2004)33!; il y a les alertes, les exclamations qui font naître des saillances dans le donné, qui attirent soudainement l’attention des partenaires sur un élément qui sinon passerait inaperçu, qui disent «!là!!!», «!regardez!!!» ; il y a les récits, les rappels, les remémorations et les évocations qui, chacun à sa manière, ramènent à l’avant-plan certains éléments ou certains événements situés à l’arrière-plan ou passés à l’arrièreplan!; et il y a encore certainement encore d’autres manières de re-présenter. Sur un plan formel, ces prises de parole, parce qu’elles consentent à venir se loger au cœur des édifices symboliques avancés par les acteurs initiateurs, ne peuvent se présenter elles-mêmes comme des édifices, comme de vastes ensembles signifiants. Nous avons vu précédemment comment un tel surengagement vis-à-vis de la forme jouait en la défaveur des participants décidés à «!entrer en représentation!» (5.3.4.). L’économie de la réunion demande que ces réponses soient constituées à partir d’un autre matériau signifiant que les offres adressées par les personnes en charge. Quand ces offres sont construites librement, dans un espace propre, sur de longues «!plages d’expression!» (frame spaces) et à partir de blocs solidement emboîtés les uns aux autres (par exemple quand un discours d’introduction par l’élu prépare le terrain d’un long exposé par l’expert, lui même articulé sur une analyse dégageant plusieurs axes, etc.), les re-présentations des participants citoyens et profanes sont faites de bribes de langage et prennent appui sur l’agglomération d’une «!poussière de faits!»34, pour reprendre les mots de Merleau-Ponty, en exergue à ce dernier chapitre. Quand les représentations des personnes en charge s’apparentent à des «!stratégies!» qui demandent du temps de préparation et de la marge de manœuvre pour déployer progressivement leur attirail discursif et leurs effets quasi-magiques, les représentations des citoyens et des profanes sont plutôt de nature «!tactique!» (Certeau, 1980). Elles improvisent, elles font avec les moyens du bord, à partir de motifs découpés dans ce qui est «!déjà là!». Elles agissent par fulgurance, par touches et retouches, dans les intervalles laissés entre des univers de règles. Si l’intelligence héresthétique (Riker, 1986) manifestée par les acteurs initiateurs renvoie à un art de la stabilisation, de l’intégration discursive et de la manipulation de symboles (4.6.), l’intelligence du re-présentant compose à partir de régimes de 33 «!Je dis!: “Ce visage (qui donne une impression de crainte), je peux aussi bien l’imaginer courageux.” Nous ne voulons pas dire par là qu’il m’est impossible d’imaginer comment un homme qui a ce visage peut sauver la vie d’un autre [...]. Ce dont je parle est bien plutôt d’un aspect du visage lui-même [...]. La réinterprétation de l’expression d’un visage est comparable à la réinterprétation d’un accord musical que nous ressentirions comme une transition tantôt vers tel mode, tantôt vers tel autre.!» (Wittgenstein, 2004, §536). 34 Même s’il ne s’agit là que d’une «!poussière de faits!», cette expression attire justement l’attention sur le fait que, ce qui est en jeu dans ces prises de parole de re-présentation, c’est bien cette possible factualité (Chateaureynaud & Torny, 1999!; Dulong, 1998) qui leur permet de dépasser l’expression subjective d’une simple «!opinion!» et d’embrayer sur un «!régime de la critique!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 452 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation signes moins sophistiqués, en agençant provisoirement des mixtes d’indices et d’icônes. Pour rappel, alors que des propositions symboliques sont des signes qui disent, qui affirment quelque chose en vertu d’une convention ou d’une loi générale, les expressions indicielles et iconiques ne font, respectivement, que pointer un existant réel (la signification est produite par la contiguïté réelle entre le signe et son objet) ou évoquer une simple qualité (ressemblance entre le signe et son objet). Dans des assemblées de concertation urbaine comme dans bien d’autres rencontres de la vie quotidienne structurées par une dissymétrie des rôles dans le rapport à un objet technique, cette intelligence indicielle et iconique est ce qui permet au «!plus petit!» de se faire comprendre et d’éventuellement avancer une critique (Goffman, 1987, p.219)!: John!: Vous savez, sous l’évier, y a c’t espèce de tuyau courbé, et juste au fond de la courbe y a un petit machin comme un écrou. Vendeur!: Ouais. John!: Bon, ben, chez moi, le petit machin a une fuite. Il est temps, à présent de rendre compte, à travers l’examen de nouveaux extraits, de ces compétences structurées par des codes infradiscursifs et présymboliques (Ferry, 2007) et directement appuyées sur la perception et la mémoire des participants. 6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation Nous l’avons suffisamment répété, la situation de concertation développe sa normativité à partir d’une variété de milieux grammaticaux35. Parmi ces strates de règles bénéficiant chacune d’un certaine autonomie, il y a celles qui contraignent l’action à un niveau superficiel, c’est-à-dire en surface de l’ordre officiel de l’activité, il s’agit du «!rassemblement centré!» (6.3.1.) et du «!jeu interlocutoire!» (6.3.2.)!; et celles qui organisent l’action à un niveau plus profond, sous l’activité en quelque sorte, il s’agit d’abord du fonds d’ «!expérience partagée!» et ensuite de cette structure d’intrigue plus large (le processus de concertation dans son ensemble) que nous appelons la «!menée en commun!» (6.3.3.). Attachons-nous donc à isoler ces différents milieux de l’expérience sur la base de nos données, et intéressons-nous à la manière dont chacun d’entre eux secrète les prises perceptuelles ou mémorielles à partir desquelles certains participants citoyens et profanes parviennent à travailler leur position de faiblesse dans l’assemblée, à développer une résistance et à faire valoir ce que nous appellerons dès lors une «!critique ordinaire!». 35 Pour davantage de détails sur les catégories utilisées, nous renvoyons à nouveau le lecteur à la section 2.2.2.2. et au modèle de la compétence de concertation qu’elle présente. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 453 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.3.1. Le rassemblement centré Un premier milieu grammatical présymbolique est celui de l’!«!ordre de l’interaction!» (Goffman, 1988) qui naît sui generis, comme le dit Anne W. Rawls (1987!; 2002)36, de la rencontre elle-même, de l’interaction en face-à-face (Goffman, 1961). L’activité institutionnelle qui mobilise et occupe les participants ne peut exister qu’à travers une configuration sensible!; l’événement de parole (speech event – Hymes, 1972) qu’est une séance CLDI n’est possible qu’à l’intérieur de cette «!niche écologique et de perception mutuelle!» (Goffman, 1966, p.95) qu’est l’espace commun, la salle de réunion. Les salles de réunion sont des dispositifs dont le programme consiste à accueillir autant qu’à créer des «!rassemblements centrés!», à organiser la pleine coprésence de dizaines de participants en un espace d’attention conjointe, de visibilité et d’audition mutuelles, de sorte que tout participant suivant une activité et sa transformation le fait par l’exercice de ses «!sens nus!» (ibid., 1966, p.15), en captant les gestes et les paroles d’autrui, en tendant l’oreille, en suivant du regard l’alternance des locuteurs et les déplacements d’un foyer d’attention conjointe. C’est principalement dans cet environnement direct, riche en «!prises perceptuelles!» (affordances – Gibson, 1979) et en «!indices de contextualisation!» (contextualisation cues – Gumperz, 1982), que les participants se documentent sur l’activité qu’ils entretiennent et sur son éventuelle redéfinition. En effet, si l’activité, cette médiation symbolico-institutionnelle de l’action, organise la situation en structurant les circonstances et en présélectionnant en elles ce qui fait information, en retour, des changements perceptibles dans l’environnement immédiat (réorientation des corps et des regards, variation dans la prosodie, apparition d’un objet ou d’une personne...), peuvent indiquer un frémissement dans l’activité ou les prémisses d’un basculement vers un nouveau régime d’activité. Cette réalité «!rencontrocentrique!» de la discussion publique (Goffman, 1987, p.226), le fait que les participants se trouvent, très concrètement, coprésents, coorientés et visibles les uns des autres les amène à manifester continûment ce qu’Isaac Joseph (1998a) a appelé des «!compétences de rassemblement!». Ces dernières doivent leur permettre de respecter ces trois règles de base qui fondent un ordre de l’interaction!: focalité, mutualité, égalité. Nous allons examiner à présent comment chacune de ces règles fondamentales peut jouer, à un moment ou à un autre, en la faveur des participants citoyens ou profanes qui choisissent de prendre appui sur elles. 36 Anne Rawls désigne par « “ordre sui generis de l’interaction” les éléments de l’ordre social qui composent un ordre intrinsèque indépendamment des structures institutionnelles ou des finalités stratégiques!» (Rawls, 2002, p.131). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 454 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.3.1.1. Jouer sur la focale «!Nous ne savons généralement pas d’avance quel aspect d’un objet ou de l’action est important. Il s’ensuit que la plupart du temps un objet est susceptible de recevoir plusieurs descriptions brutes ayant chacune une forme différente!»37. David Marr, Vision, 1982. Un «!rassemblement centré!» est d’abord une forme particulière de «!rassemblement orienté!» (fully-focused gathering – Goffman, 1966, p.91), c’est-à-dire un espace dans lequel au moins deux personnes entretiennent une attention conjointe et focalisée, et qui contraste avec des formes de coprésence sans coordination de l’attention (unfocused gathering) –e.g. une salle d’attente chez le docteur– ou avec celles qui comptent plusieurs centres d’attention (multifocused gathering) –e.g. des petits groupes se forment au cours d’une soirée de cocktail. Par la coorientation des corps et des regards, les participants d’un «!rassemblement orienté!» établissent et maintiennent un contact attentionnel principal, un foyer d’attention conjointe qui se détache du reste, comme une figure d’un fond38. Ce point focal vers lequel converge l’attention peut être, par exemple, la partie supérieure du corps d’un participant et son visage en particulier, source des sons qu’il émet!; c’est le cas, le plus souvent, lorsque le participant en question s’est engagé à occuper la position de locuteur principal. L’opération par laquelle un participant reçoit le microphone d’un locuteur précédent ouvre pour lui un «!état de parole!» provisoire, en même temps qu’elle le place au centre de l’attention de tous. L’augmentation du volume sonore de la voix que permet l’usage du microphone permet en outre à l’audience d’isoler plus clairement sa voix de communications secondaires ou d’un brouhaha ambiant, et donc d’accentuer le contraste entre une figure et un fond. L’attention conjointe peut aussi se porter vers des équipements, comme les documents que les participants ont entre les mains à l’occasion d’une lecture collective à voix haute, ou encore les cartes, les maquettes, ou l’écran sur lequel est projetée la présentation powerpoint de l’expert urbaniste. Quel que soit le foyer particulier vers lequel convergent les regards et se tendent les oreilles, il est l’aboutness de l’attention, cette référence phénoménale sur laquelle les participants s’accordent tacitement, autour de laquelle s’organise une communication dominante, et qu’accompagne toujours une invitation à «!suivre!», une demande de «!concentration!». Ce point focal voyage. Il peut par exemple passer d’une personne à une autre 37 Je reprends cette citation à Bernard Conein qui l’avait mise en exergue de son chapitre «!Voir et désigner des objets ou des personnes!» (Conein, 2005, p.51-67). 38 Pour une étude de cette relation fondamentale figure/ground sur un plan socio-linguistique, voir l’introduction du très bon ouvrage collectif Rethinking Context (Goodwyn & Duranti 1992). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 455 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation personne, puis de cette seconde personne à un équipement. Ainsi, dans le cadre du Contrat de quartier Callas, à l’occasion d’une première réunion de «!prise de contact!», le bourgmestre Jacky Decaux se place au centre de l’attention pour un mot d’introduction, avant de passer le relais au coordinateur Luc Deschamps, sur lequel vient à s’orienter immédiatement l’attention. Celui-ci, après quelques mots d’explication concernant «!le contexte général!» du Contrat de quartier, en vient à se pencher avec plus de précision sur les caractéristiques du périmètre urbain Callas à l’intérieur duquel pourront être envisagées certaines opérations de revitalisation urbaine. Alors même qu’il se fait plus précis, qu’il cherche à présenter les choses «!d’une manière un peu plus pratique!», il commute d’un usage proprement symbolique du langage (celui qui lui servait à établir les «!contexte général!») vers une forme d’expression plus indicielle, tout en dirigeant son propos et son index pointé, et par là même l’attention de son audience, vers un écran où se trouve projeté une carte du quartier Callas!: EXTRAIT N°102 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 LUC DESCHAMPS (coordinateur général))!: Alors, d’une manière un petit peu plus pratique, voici une carte du Nord de la commune. Vous reconnaîtrez la place Eugénie et la place Ferdinand Pollet, avec l’axe Siège-Joyau qui se trouve là, et la chaussée ici, et ici la «!petite ceinture!» [i.e. la boucle routière qui cerne le centre de Bruxelles]. Donc, vous avez ici, en bleu clair, la trace de l’ancien Contrat de quartier Grise (...). On a ici en jaune le Contrat de quartier Blanckaert qui est en cours, qui vient d’entamer sa seconde année de mise sur pied, enfin de fonctionnement. Et la couleur mauve, ici, reprend le périmètre d’étude qu’on s’est fixé pour l’instant et qui, comme vous le voyez, part de la place Ferdinand Pollet, jusqu’à la place Eugénie, qui comprend la chaussée jusqu’à la rue du Houblon, mais en excluant l’ancien Contrat de quartier Grise. S’il est possible à une personne n’ayant pas assisté à la réunion de comprendre la présentation du «!contexte général!» du Contrat de quartier que fait Luc Deschamps, s’il lui est possible de le faire après coup, à partir de la lecture du procès-verbal dressé suite à la réunion, il faut par contre avoir été là, avoir participé en chair et en os pour saisir pleinement le sens de ce que Deschamps dit dans l’extrait n°102. Le code dominant est ici indexical ou indiciel!: les signes verbaux renvoient directement à un existant réel, en l’occurrence un point sur la carte, qui demande d’être perçu visuellement. Des considérations de ce genre paraîtront d’une banalité sidérante aux ethnométhodologues qui, depuis Garfinkel (2006 [1967]), sont habitués à saisir les pratiques sociales dans leur irréductible indexicalité, mais elles poseront bien des problèmes à ceux qui pensent encore que la démocratie participative est uniquement affaire de discours et de représentations. Or, ces usages indiciels de la parole nous semblent l’une des voies de salut de la participation des profanes. Comme nous avons pu le poser en introduction de ce chapitre, les indices constituent un régime de signes dont l’emploi s’avère radicalement démocratique. Ils doivent bien sûr eux aussi répondre d’une grammaire, qui veut que pour dire «!ici!» en voulant signifier «!la Répondre en citoyen ordinaire vol.2 456 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation petite ceinture!» sur la carte, le locuteur pointe bien son index sur l’endroit en question plutôt que sur son nez par exemple!; qui veut aussi que ce qu’il annonce «!en jaune!» ne soit pas, réellement, de couleur rose. Mais il se trouve que, pour toute personne normalement constituée et maîtrisant un langage naturel, la maîtrise de ce code soit aussi intuitive que celle qui nous fait nous gratter au bon endroit lorsqu’une démangeaison se fait sentir. On s’inquiète souvent, et peut-être à juste titre, de la grande difficulté avec laquelle les discussions dans des assemblées telles que les CLDI parviennent à monter en généralité. C’est qu’on ne s’intéresse pas assez, à mon sens, au potentiel des expressions indexicales permettant de faire descendre la signification de ce qui est discuté jusque dans l’espace sensible partagé par l’ensemble des coprésents. Puisque nous nous intéressons ici aux possibilités, pour les citoyens et les profanes, de représenter, nous nous devons d’accorder notre intérêt à ces références immédiatement présentes à tous et à ces signes indiciels indiscutablement reproductibles par tous. Il faut pouvoir se rendre compte du fait que, la dimension institutionnelle de l’activité les mettant à mal et la voie des «!engagements de représentation!» leur étant obstruée, ces indices vers lesquels l’attention de tous se dirige et que tous voient sont pour eux autant de prises sûres. L’extrait n°102 nous a montré comment un coordinateur, une personne en charge pouvait «!débrayer!»39 d’un emploi proprement symbolique du langage à une forme d’expression moins sophistiquée, moins stable, plus indicielle, d’une présentation du contexte général à un passage en revue du périmètre d’intervention. Mais ces possibilités de débrayage ou de refocalisation sur le directement perceptible s’offrent également aux participants citoyens et profanes desquels, rappelons-le, on a exigé toute l’attention. Nous avons dit que la position de «!répondant!» assignée à ces participants leur demandait d’inscrire leurs interventions à l’intérieur du cadre et au cœur de la matière signifiante précédemment déployée par les élus, les coordinateurs, les experts urbanistes. Or, ces ensembles symboliques, ces grandes offres, ces discours, ces présentations powerpoint, ces exposés, aussi lisses, intégrés et finis qu’ils se prétendent, se doivent néanmoins de passer cette épreuve par laquelle ils s’offrent aux «!sens nus!» des participants citoyens et profanes, qui, dans un corps-àcorps avec les objets qu’on leur soumet, peuvent accrocher des indices et détecter des «!plis!» (Bessy & Chateauraynaud, 1995). On peut bien leur demander d’être attentifs à une présentation powerpoint, on ne sait jamais au juste sur quoi leur attention se sera arrêtée, on ne sait jamais quelle focale ils adapteront, sur quel aspect ils s’attarderont, et si, dans ces grandes offres qu’on leur adresse, ils n’iront pas chercher la petite bête. Ces situations sont des plus intéressantes dans le cadre de relations de 39 Nous utilisons ici cette métaphore du «!débrayage!» pour indiquer un changement de «!régime de signes!», en l’occurrence vers un régime de signes moins sophistiqué, c’est-à-dire des symboles aux indices. Roman Jacobson utilise la catégorie linguistique des «!embrayeurs!» (shifters) dans un sens différent, pour désigner le fait qu’une expression indexicale comme «!ici!» ou «!je!» a une signification variable selon la position physique occupée par celui qui dit «!ici!», ou selon l’individu qui dit «!je!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 457 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation concertation fondées sur une dissymétrie expert/profane, tant il est difficile à l’urbaniste de refuser à l’habitant qu’il re-présente, qu’il mette le doigt sur quelque chose que l’urbaniste a lui-même d’abord présenté et que tout le monde a déjà pu voir!: EXTRAIT N°103 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: Je ne vais pas garder la parole tout le temps, mais [elle pointe son index vers l’écran où est projetée la présentation powerpoint du bureau d’études] j’aimerais bien qu’on revoie la photo qui montre la piste de ski, enfin le «!parc public!» [elle accompagne sa parole d’un mouvement «!clignant!» des index des deux mains pour marquer la mise entre guillemets], entre l’avenue du Joyau et la rue Grise, qui pour moi est une piste de ski, mais, bon, peut-être que ce n’en est pas une. [En parlant de la dia powerpoint!:] Pas celle-là, celle d’avant, voilà. Bon, si j’ai bien compris, ça, ce truc, c’est intégré d’office parce qu’on a besoin d’un peu plus d’argent pour terminer. Donc, je n’ai pas entendu vraiment le budget qui devait être consacré à ça... JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau d’études Alpha)!: Ça, ce n’est pas encore décidé. Disons que le parc, enfin ce que vous voyez comme parc... CHRISTIANE MACCHIATTO!: L’objectif, c’est quoi en fait!? JEAN-PIERRE FRUSQUET!: De rendre cette partie du parc accessible au public et de créer une liaison entre l’avenue du Joyau et la rue Grise qui soit aussi accessible aux personnes à mobilité réduite. CHRISTIANE MACCHIATTO!: Oui, c’est très en pente [Elle accompagne sa parole de mouvements «!plongeants!» de la main et d’une grimace évoquant une sensation de vertige] [rires dans la salle] JEAN-PIERRE FRUSQUET!: C’est très en pente [...]. Cet extrait tient une place de choix dans l’argument de notre thèse. Il nous montre comment l’intégration symbolique que propose l’exposé powerpoint de l’expert, destinée à stabiliser une proposition, un projet de parc public, peut se trouver mise à l’épreuve du mixte d’indices et d’icônes que lui renvoie une habitante ne prétendant à aucune expertise particulière –au contraire, même, s’assumant en répondante profane. Que se passe-t-il ici!? Tout d’abord, il y a cette préface «!Je ne vais pas garder la parole tout le temps!», qui sied aux engagements de participants citoyens, et par laquelle la locutrice indique qu’elle ne s’exprimera ni a de multiples reprises, ni très longtemps, qu’elle est disposée à ne faire qu’une brève apparition, et que l’on ne peut dès lors lui refuser d’être écoutée. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 458 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Il y a ces expressions indexicales par lesquelles Christiane Macchiatto, en agitant son index vers l’écran, invite ses coparticipants à «!revoir la photo!», à se replonger dans la matière présentée par l’expert et à en revenir à un moment et à un objet précis de l’exposé («!pas celle-là, celle d’avant, l’autre, voilà!»!; «!ça, ce truc!»). Le doigt tendu et les mots qui l’accompagnent, chargés d’une certaine urgence, réussissent «!à amener au centre de l’attention des objets ou des événements locaux qui ne s’y trouvaient pas [...]. Cette direction de l’attention sensorielle réalise ainsi un saut du non-remarqué au conscient!» (Goffman, 1987, p.224). Ensuite, il y a cette expression iconique par laquelle Macchiatto présente à nouveau, sous un autre aspect, ce qu’elle a vu, ce qui ressemble selon elle non pas à un «!parc public!», comme le prétend l’expert, mais à un «!truc!» plus proche d’ «!une piste de ski!». Notons bien qu’elle prend soin de conserver toute la fragilité et l’instabilité de la signification iconique qu’elle avance en ajoutant «!qui pour moi est une piste de ski, mais, bon, peut-être que ce n’en est pas une!». Elle poursuit ensuite dans ce mode iconique quand elle accompagne son appréciation de la forte déclivité du terrain par des gestes plongeants de la main et une grimace évoquant une sensation de vertige. Ici, elle n’argumente pas sur la base d’une mesure conventionnelle de la juste déclivité d’un terrain destiné à faire office de parc public!; elle mime cette trop forte déclivité dont elle a sensation. Malgré la mise en forme sophistiquée du projet d’aménagement, malgré l’assise scientifique de Jean-Pierre Frusquet, l’intervention élémentaire de cette participante est une critique d’une efficacité redoutable, convaincant l’ensemble des participants, hilares, mais aussi l’urbaniste, qui paraît se rétracter à deux reprises («!Disons que le parc, enfin ce que vous voyez comme parc...!»!; «!C’est très en pente!»). Pourquoi une «!critique ordinaire!» comme celle-ci réussit-elle!? Premièrement, peut-être, parce qu’elle revient avec force et avec précision sur un aspect –la déclivité du terrain–, sur lequel l’expert n’avait pas cru bon de s’attarder lors de sa présentation, et qui est à présent pointé comme une question cruciale. Ensuite, parce que la «!piste de ski!», pour ceux qui ont examiné le slide powerpoint préparé par Jean-Pierre Frusquet, est une image qui touche juste, qui suit une certaine règle dans une grammaire iconique de ressemblance. Toute personne qui a vu une première fois ce slide peut y retourner une seconde fois, le considérer sous cet autre aspect, en conclure que, bon sang, c’est vrai, on dirait une piste de ski!!, et éclater de rire. Ce travail de l’attention et cet effort de re-présentation par un mixte d’indices et d’icônes permettent une appréciation des objets en jeu qui apparaît convaincante, parce qu’en prise directe sur une situation partagée par tous. Cette appréciation contraste avec les formes d’évaluation auxquelles les savoirs d’expertise soumettent les objets, en les rapportant à un «!espace de calcul!» (Bessy & Chateauraynaud, 1995), à des repères institutionnels, conventionnels et réglementaires. C’est en effet la distinction qu’opèrent Chateauraynaud et Torny (1999, p.38) entre «!attention!» et «!vérification!». Quand, dans un premier cas, une impression permise par un certain Répondre en citoyen ordinaire vol.2 459 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation état de veille et appuyée sur certains indices locaux est communiquée sur le vif, dans l’autre, les objets sont patiemment examinés par une série d’acteurs, «!en laboratoire!», et leur vérification fait naître un jeu d’arguments. On peut ainsi faire contraster la critique ordinaire et spontanée qu’adresse Macchiatto au parc public de Frusquet et l’évaluation négative que donne Frusquet d’un projet complémentaire à celui de la «!piste de ski!», proposé, croquis à l’appui, par une autre habitante du Contrat de quartier Callas (Annick Maes)!; un projet qui, vérification faite, ne tient pas la route!: EXTRAIT N°104 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau détudes Alpha)!: En matière d’espace public ou d’espace vert en intérieur d’îlot, il y avait une idée très intéressante qu’on a reçue par e-mail –mais d’ailleurs, je crois que la dame qui avait présenté le projet se trouve là dans le fond– qui prévoyait de relier, par un cheminement, le parc, donc la «!piste de ski!», avec l’arrière du jardin, enfin de la parcelle de la rue du Houblon. Bon, il y avait un petit problème dans le projet, c’est que, pour pouvoir faire la liaison entre les deux, il y avait des négociations à avoir avec une propriété intermédiaire, donc les entreprises qui ont été construites à cet endroit-là, et que, donc, il y a là tout un travail à faire pour rendre la chose possible. Puis nous avons eu des discussions, entre autres, avec le service architecture et urbanisme de la Commune, plus au niveau de la pertinence pratique. Et puis, là, il y a quand même un certain nombre d’arguments qui ont été avancés en défaveur du projet en question. Le premier point, c’est que c’était essentiellement un cheminement pur. Donc, une largeur, 3-4, peut-être 5 mètres, et éventuellement au bout de la parcelle Houblon, un élargissement permettant de faire quelque chose d’autre. Mais on sait que, en matière de sécurité, ce n’est pas évident à gérer. Il n’est pas évident non plus, pour revenir au premier point, de pouvoir arriver à un accord avec le propriétaire de l’entreprise située sur ce terrain, visant à libérer, à rendre disponible l’arrière de son bâtiment administratif. La troisième solution travaillait un peu en porte-à-faux par rapport à un mur de soutènement... Donc, il faut rappeler –c’est vrai qu’on ne l’a pas chiffré– une expertise pour l’ensemble des soutènements entre Grise et la rue du Houblon, c’est peut-être pas évident non plus. Alors, quand on additionne les pour et les contre, on n’a pas retenu ce projet dans nos propositions. Encore un mot sur cette prise de parole mémorable de Christiane Macchiatto, qui nous montre la portée critique de la re-présentation, voire ce que je propose d’appeler la revanche de l’attention. Cet exemple pourrait paraître finalement plutôt dérisoire!; le lecteur pourrait se demander quel peut bien être l’impact, en pratique, d’une prise de parole comme celle-ci!? Dans le cadre du Contrat de quartier Callas, son impact a été tout a fait considérable. L’image de la «!piste de ski!», utilisée une première fois par Christiane Macchiatto lors de cette réunion de mai 2004, sera ensuite brandie à maintes reprises par divers acteurs pour qualifier un projet de parc public jugé «!ridicule!»40. La «!piste de ski!» sera devenue l’un de ces fighting words sur lesquels une 40 Ainsi, lors d’une réunion de mars 2005, par exemple, on entend une montée en puissance de cette critique qui se fait pure protestation!: «!Moi, j’ai une autre version. Je propose de dire les choses d’une autre manière, c’est-à-dire que, à mes yeux, à titre totalement personnel, je dirais autrement, je dirais qu’on considère... je considère que cet ascenseur et le budget dépensé est totalement ridicule, inacceptable dans une commune dont les revenus – on a eu un speech là-dessus, la plupart des gens de notre côté ont des revenus inférieurs aux Bruxellois. Je crois que pour 405.000 euros et le reste qu’on va mettre dans un ascenseur, il y a beaucoup plus à faire dans cette Répondre en citoyen ordinaire vol.2 460 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation partie des participants citoyens et profanes s’appuieront pour décrédibiliser le projet de parc public et, avec lui, le projet annexe d’un ascenseur urbain destiné à acheminer les habitants du quartier vers le parc. Une réelle controverse naîtra sur fond de ce bon mot. Au cours de celle-ci, il est tout à fait intéressant de remarquer que les urbanistes auront eux-mêmes recours à cette appellation populaire de la «!piste de ski!» (c’est le cas dans l’extrait n°104) pour désigner leur propre projet, faisant preuve ici d’une certaine autodérision. En octobre 2005, soit dix-huit mois plus tard, le projet d’ascenseur sera abandonné par les personnes en charge, l’ambitieux projet de «!parc public!» étant lui-même réduit à une opération minime visant à créer à cet endroit un simple «!passage!» entre la rue Grise et l’avenue du Joyau. 6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention Avec cette première règle de focalité, dont les participants peuvent jouer pour se faire comprendre immédiatement de tous ou pour pointer un aspect problématique dans la situation, nous avons jusqu’à présent abordé l’assemblée CLDI comme un simple «!rassemblement orienté!», un espace où opère une convergence de l’attention et des regards. Or, le milieu grammatical qui nous intéresse véritablement, celui auquel Goffman a consacré Behavior in Public Places (1966), c’est bien le «!rassemblement centré!». Le «!rassemblement centré!» est un «!rassemblement orienté!» d’un certain type qui associe aux caractéristiques du «!rassemblement orienté!» celles de la «!rencontre!» (encounter – Goffman, 1961), de la relation de face-à-face, d’œil-à-œil. Ainsi, le «!rassemblement centré!» mêle, à des conditions d’attention conjointe, des possibilités d’attention mutuelle (Conein, 2005, p.151). Ce statut hybride du «!rassemblement centré!» fait naître deux caractéristiques intéressantes. Premièrement, insistons, le «!rassemblement centré!» est bien un «!rassemblement orienté!» d’un type particulier, qu’Adam Kendon appelle jointly-focused gathering pour le distinguer des common focused gatherings (Kendon, 1988!; 1992). Dans ces dernières, la coorientation des regards et de l’attention ne demande pas un haut degré de mutualité, et le point focal s’avère relativement indépendant de l’engagement ou du non-engagement des participants. Par exemple, le covisionnement d’un film dans une salle de cinéma fait partie des common focused gatherings. commune. Donc, pour moi, je présenterai les choses autrement. Je recommande d’oublier définitivement cette piste de ski qui restera une piste de ski et qui, de toutes façons, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour aboutir à rien du tout. Et, d’office, on supprime et on passe à autre chose. Et on arrête d’ergoter, parce que ça fait huit mois qu’on s’oppose à ce projet!» (Christiane Macchiatto, déléguée des habitants, C.d.Q. Callas, Commune A, mai 2005). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 461 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation fig.32 – Le rassemblement centré, entre rassemblement orienté et rencontre rassemblement orienté rencontre (encounter) rassemblement centré : un participant : canal principal de l’attention (main track) : canal secondaire (disattended track) Dans notre figure 32, si l’un, voire deux des participants représentés dans le «!rassemblement orienté!» quittent la salle, le point focal ne disparaît pas pour autant!; le film continue d’être projeté, ni mieux, ni moins bien que si ces participants étaient restés engagés. C’est ainsi que, dans les salles de réunion ou les auditoires universitaires, le démarrage d’une séquence vidéo constitue un moment de prédilection pour qui veut s’éclipser en douce, ou pour qui veut se joindre discrètement au rassemblement. La sortie ou l’entrée d’un participant ne menace pas fondamentalement le maintien d’un foyer d’attention conjointe. Dans la configuration du «!rassemblement centré!», ou de la jointly focused gathering, ce qui est partagé, ce n’est pas seulement l’attention des participants, c’est aussi l’effort et la responsabilité (joint responsibility – Kendon, 1988) de maintenir un contact attentionnel. Dans un rassemblement de type «!table ronde!», par exemple, le maintien du point focal et la poursuite de l’événement sont tout à fait dépendants de l’engagement que veulent bien y manifester les participants, puisque c’est à partir de leurs corps, de leurs gesticulations, de leurs voix et des faisceaux de leurs regards que naît et se cultive quelque chose comme un foyer d’attention41. Dans le cas du «!rassemblement centré!», ce qui est menacé par un manquement à la minima moralia 41 Kendon parle également, dans ce cas, de F-formation, c’est-à-dire d’une disposition et une orientation des bustes qui permet aux participants de partager un «!segment transactionnel conjoint!» (1992). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 462 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation de l’engagement dans l’interaction, ce n’est pas seulement la participation de l’un ou l’autre des participants, c’est la «!situation sociale!» dans son ensemble. Deuxièmement, le «!rassemblement centré!» se plaçant en quelque sorte à mi-chemin entre le «!rassemblement orienté!» et la «!rencontre!», on assiste à des jeux de recouvrement entre une règle de focalité (qui fonde le «!rassemblement orienté!») et une règle de mutualité (qui fonde la «!rencontre!»). Ainsi, l’attention des participants se découple et se répartit entre un «!canal principal!» d’attention (main track – Goffman, 1991, p. 201-222) s’organisant autour d’un foyer, et un «!canal secondaire!» (disattended track) par lequel les participants restent sensibles aux coparticipants, aux objets, aux phénomènes situés en lisière de la zone focale (figure 32). C’est en vertu de ce «!canal secondaire!» que, tout en suivant globalement la communication dominante d’une réunion et en se rebranchant continûment sur le foyer commun, il est possible à un participant de s’apercevoir que son voisin d’en face se gratte le nez ou, que, dehors, il commence à pleuvoir. L’existence d’une activité annexe de monitoring mutuel, subordonnée à une activité conjointe principale, engage les compétences des participants citoyens et profanes à la fois en tant qu’objets du contrôle diffus exercé par les coparticipants, et en tant que sujets actifs d’un tel contrôle diffus sur leur entourage. En tant qu’objets d’un vague monitoring, ils doivent se montrer suffisamment et correctement engagés dans la situation. Bien sûr, à la différence des locuteurs du moment, ces personnes au centre de l’attention qui, elles, doivent manifester un engagement élevé en se montrant carrément absorbées (engrossed) par la conversation qu’elles mènent, les participants situés en marge de la zone focale sont tenus à un engagement d’une moindre intensité. Il n’empêche qu’ils doivent pouvoir manifester l’engagement minimal de celui qui est «!encore en jeu!» (still in play)42, montrer un certain maintien de soi, une certaine disponibilité, afficher un minimum de «!tonus interactionnel!» (Goffman, 1966, p.25-30)43. Le rassemblement centré, en faisant porter la responsabilité de son maintien sur l’ensemble des participants, exige un certain partage de l’engagement, interdit en tout cas un désengagement total de l’une des parties encore en jeu44. 42 Ceci ne vaut pas, en effet, pour les personnes «!hors jeu!», situées en dehors des limites spatiales du rassemblement, ou pour des participants «!non ratifiés!», comme un petit enfant accompagnant une participante. 43 Notons ici que ces engagements au niveau de la «!piste de distraction!» restant affaire d’apparences, et le dispositif de la salle de réunion étant ce qu’il est, il suffit souvent aux participants peu impliqués de se tenir éveillés sur leur chaise et orientés vers le «!centre!». De même, une grande partie des participants utilisant un stylo et du papier pour garder des traces des discussions, il est loisible à une personne désimpliquée ou prise de rêveries de griffoner des dessins dans son carnet tout en maintenant la façade du participant appliqué. L’ethnographe dispose lui-même d’un confort inestimable dans son travail d’observation et de transcription: à la différence de bien d’autres terrains, dans une réunion de concertation, il n’est qu’un participant parmi d’autres à prendre tant de notes. 44 Ajoutons que si l’absence d’engagement constitue une infraction à l’ordre de l’ interaction, le «!surengagement!» (overinvolvement), par lequel un participant se rend trop présent, trop exposé, trop disponible, en est une autre (Goffman, 1966, p.51). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 463 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation On comprend ainsi que, pour les participants citoyens et profanes, le fait de «!suivre!» l’action en cours sur le «!canal principal!» revêt un enjeu double, à la fois cognitif et moral. D’un côté et à un premier degré, ils «!suivent!» pour rester dans le coup, pour attraper les prises sur lesquelles appuyer leurs réponses, bref, ils «!suivent!» pour leur propre compte (6.2.1.1.)!; d’un autre côté et à un second degré, le fait de suivre leur permet également de montrer qu’ils suivent aux coparticipants qui les incluent visuellement dans un «!canal secondaire!». En affichant leur attention par une orientation vers l’action, par un certain tonus et par un certain maintien de leur personne, ils signifient aux autres qu’ils sont en train d’assumer leur responsabilité de participant vis-à-vis de la «!situation sociale!» partagée, qu’ils remplissent leur part du contrat, en quelque sorte. Nous l’avons dit, les participants citoyens et profanes ne sont pas seulement les objets d’une sorte monitoring général dont ils doivent avoir conscience, ils contribuent euxmêmes activement à ce monitoring en assurant leur part de contrôle visuel sur l’état de l’engagement de leurs coparticipants. On peut alors imaginer un troisième enjeu –toujours de nature morale et non plus cognitive– associé à une attitude attentive en réunion. Si le fait d’être présent, engagé, attentif, permet à un participant citoyen ou profane de montrer aux autres qu’il suit, cette disposition arme en même temps une critique qu’il pourra faire porter vers ces participants qui l’entourent et qui, eux, montrent moins d’attention(s)!; ceux qui sont absents (au sens propre comme au sens figuré), ceux qui expriment un certain désintérêt pour l’action en cours, qui affichent une conduite nonchalante, ceux qui baillent, ceux qui regardent leurs pieds ou leur montre. Souvent mis en échec par l’ordre officiel de l’activité et sa détermination institutionnelle, les participants citoyens peuvent très bien développer leurs compétences à l’intérieur d’un ordre sensible de l’interaction et, par le respect ostensible de ses règles, apparaître en défenseurs du rassemblement centré et de l’engagement mutuel, en pourfendeurs des impolitesses, des incivilités, du manque d’égard et d’attention à autrui. Il y a là matière à approfondir. En se plaçant en excès de vigilance par rapport à leurs partenaires experts et élus, les participants citoyens et profanes tendent également à répartir plus équitablement leur attention entre un «!canal principal!», celui où se joue le drame officiel qui souvent les désarçonne, et un «!canal secondaire!», celui d’un contrôle plus diffus sur les faits et gestes d’autrui. Après un moment de réception mobilisant chez eux une attention «!tous azimuts!» (sur les deux canaux), vient un moment d’expression, c’est-à-dire, de re-présentation au cours duquel ils peuvent chercher à surimposer les règles de l’ordre sensible de l’interaction à celles de l’ordre symbolique de l’activité, c’est-à-dire à intervertir la hiérarchie des canaux attentionnels, à ramener à l’avant-plan une socialité de fond, à faire primer le secondaire. C’est que, tout comme cette matière officielle qu’est le plan du quartier projeté sur grand écran et vers lequel se tournent tous les regards, l’impolitesse d’un élu occupé à téléphoner à voix haute en cours de réunion, l’abrupt désengagement Répondre en citoyen ordinaire vol.2 464 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation d’un expert qui quitte la salle sans un mot d’explication ou la négligence de la coordinatrice qui a omis d’apporter des documents photocopiés en suffisance sont des faits de la situation, des données relevables, des «!événement[s] dont les contours sont définis et dont on peut parler!» (Merleau-Ponty, 1945, p.19). Certains des participants citoyens et profanes, en fin tacticiens, comprennent parfaitement cette réalité qui veut que, «!dès lors qu’un échange de paroles a réuni des individus autour d’un foyer d’attention conjointement entretenu et ratifié, dès lors, en somme, qu’un feu a été allumé, toute chose visible [...] peut y être consumée!» (Goffman, 1987, p.33)45. Bien entendu, de tels sauts de focale sont de nature à interrompre le cours des choses. Ces subites transitions du principal au secondaire et de l’!officiel au sensible prennent leur monde par surprise, par la «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991) qu’elles produisent!; et cela qu’elles aient lieu dans les circonstances formelles d’une assemblée CLDI ou dans les conversations de la vie quotidienne, au cours desquelles, comme le remarque Goffman (1987, p.222), «!il arrive que le premier locuteur s’aperçoive qu’un aspect imprévu de ses dires en est venu à servir de point de référence pour l’énonciation du locuteur suivant!»!: A!: B!: Dis, je t’ai pas dit, je me suis acheté une nouvelle voiture la semaine dernière. T’as une voix bizarre!; i’t’est arrivé quelque chose aux dents!? Si l’on prend note de cet exemple et que l’on en revient au CLDI, on remarquera que, contrairement aux ruptures de cadre par lesquelles un participant citoyen se fourvoie quant à la topique officiellement activée et fait tomber ses discours, ses idées, ses propositions à côté de la plaque (5.2.2.6.), les «!ruptures réflexives de cadre!» sont souvent tolérées, parce que difficilement disqualifiables. En effet, contrairement aux premières, les ruptures réflexives de cadres ne sont pas à proprement parler des erreurs grammaticales. Si elles enfreignent bien les règles d’un ordre officiel de l’activité, ce n’est que pour respecter d’autres règles, s’inscrire immédiatement dans un autre ordre, un ordre sensible de l’interaction qui dispose d’une certaine autonomie et qui s’avère légitimement mobilisable à partir du moment où l’on regroupe des personnes dans un même lieu, qu’on les invite à s’engager, qu’on leur demande de suivre. C’est dans cette soudaine commutation de grammaires que réside l’une des clés de la «!critique ordinaire!»!: 45 Goffman reprend cette réflexion, plus loin dans son texte, lorsqu’il invite l’analyste à prendre «!conscience des énormes ressources auxquelles le locuteur a accès chaque fois qu’il tient la scène. Car, de ce qui occupe cette scène qui l’entoure immédiatement, il peut utiliser ce qui lui plaît afin d’en faire la référence et le contexte de sa réponse, pourvu seulement que soient sauvegardées l’intelligibilité et les apparences!» (Goffman, 1987, p.82). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 465 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation EXTRAIT N°105 – C.d.Q.!Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004 FRANCOIS CLAESSENS!: Il y a Monsieur..., mais je crois que Madame aussi voulait s’exprimer par rapport à la question des logements de l’avenue Reine Fabiola... UNE HABITANTE!: Oui, non, en fait c’est plutôt sur le tout, sur le fait que je voulais dire que c’est vraiment éreintant de suivre toutes ces fiches de projets et que, au final, on ne se sent vraiment pas du tout considérés dans notre engagement citoyen, je ne crois pas être la seule... On fait un gros-gros boulot, on vient aux réunions, on prend sur notre temps, vraiment, on essaie et puis... C’est bien que vous voulez donner la parole aux habitants, mais là je vous observe depuis trente minutes, vous causez entre vous, et j’ai l’impression que tout ce qu’on va pouvoir dire maintenant sera très-très anecdotique... Est-ce que je me trompe!? FRANCOIS CLAESSENS!: Non, je crois qu’il y a vraiment encore matière à discuter... Par rapport aux méthodes que vous critiquez, elles sont le propre du Contrat de quartier qui est assez strict sur la procédure et qui comprend beaucoup d’opérations à passer en revue... Mais je suis bien d’accord avec vous que ce ne sont pas les conditions idéales pour une discussion. EXTRAIT N°106 – C.d.Q.!Callas, Commune A – novembre 2004 MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI et ce soir présidente en l’absence du bourgmestre)!: [Début de la réunion!:] Le bourgmestre!? Il est dans une réunion du Collège. Si on peut commencer alors... Approbation des procès-verbaux de l’assemblée générale et de la CLDI de juin 2004. [série de trois interventions inaudibles couvertes par un grondement concernant l’absence du bourgmestre] INTERVENANTE!: Y a pas de représentant de la Commune!? Mais enfin... CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!: [embarrassée!:]Ils ont donc un Collège qui a été reporté. Je sais qu’il y en a d’autres qui avaient encore des réunions ailleurs au même moment, donc... EXTRAIT N°107 – C.d.Q.!Collège, Commune C – juin 2004 UNE HABITANTE!: Je voulais quand même rappeler à Monsieur Grognard [= Marc-André Grognard, échevin de la participation] que ça fait bien longtemps que j’essaie de lui parler de cette question de la bande de jeunes autour du métro sur laquelle il y aurait moyen de faire du participatif, du préventif... qu’il faudrait mettre à l’ordre du jour un moment ou un autre. Enfin, voilà, une fois de plus c’est... c’est terrible... UN CONSEILLER COMMUNAL!: Si vous permettez que je continue par rapport aux projets volet 5 en eux-mêmes... Non!? Madame!? Je vous sens bien anxieuse tout à coup... L’HABITANTE!: Anxieuse? Disons que quand « on » ne me regarde pas dans les yeux quand je parle, là, oui, ça me pose un problème [elle agite le doigt vers Marc-André Grognard tout en maintenant son regard sur le conseiller communal]. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 466 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation EXTRAIT N°108 – C.d.Q.!Collège, Commune C – mai 2004 SABRINA DELLA PORTA (bureau d’études Gamma) [...] Toujours par rapport à la petite enquête qu’on a faite avec les habitants du quartier, y a la question du respect qui a été évoquée par certains qui disent que par exemple que certains ne respectent plus rien… Aussi, beaucoup qui regrettent l’absence de cafés, de lieux d’animation. L’absence de la poste qui été remarquée aussi. A la question de délimiter le quartier, ce que le quartier représentaient pour eux aux niveaux des limites mentales, les gens n’ont pas trop répondu, mais les gens placent la Maison communale au centre, ça c’est certain... CHRISTINE BOUDON (chef de projet)!: Oui, le Monsieur au fond!? UN HABITANT Oui, donc, j’essaie de bien comprendre l’enjeu d’une réunion comme celle-ci. Bon, déjà, primo, on reçoit une carte en noir et blanc, une bête photocopie sur laquelle on ne voit rien, impossible de lire la légende, alors que vous, si je vois bien, vous avez vos beaux plans en couleurs. Secundo, les photocopies, il n’y en a même pas pour tout le monde, on est obligés de regarder à deux. C’est Monsieur à côté de moi qui me faisait cette remarque très très valable. Si on doit accepter une situation, ce serait bien quand même d’avoir une idée plus complète. ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!: Eh bien, Madame Boudon, pour la prochaine fois vous savez ce qu’il vous reste à faire... Dans ces extraits, nous voyons bien comment cette critique ordinaire soulevant des enjeux de mutualité, d’un partage de l’attention et de l’engagement, peut être développée plutôt dans le sens d’un grandissement des citoyens et des profanes qui s’évertuent à suivre (extrait n°105) ou plutôt dans le sens d’une dénonciation de personnes en charge absentes (extraits n°106,107,108), manquant à leur engagement de coparticipant ou ne manifestant pas suffisamment d’attention(s). On constate aussi la manière avec laquelle chacune de ces interventions interrompt le cours des choses, force une pause et invite l’ensemble des participants à revenir sur les conditions mêmes de leur coprésence. 6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction L’écologie du «!rassemblement centré!» offre un troisième ensemble de ressources tactiques aux participants placés en position de faiblesse sur un plan institutionnel. Celles-ci s’appuient sur une troisième caractéristique fondamentale de l’ «!ordre de l’interaction!», à savoir, tout simplement, l’idéal égalitaire qui constitue l’horizon naturel de la coprésence et du face-à-face. Parmi les lecteurs de Goffman, Anne W. Rawls est celle qui a pris le plus au sérieux cette dimension égalitaire de l’interaction order, tout en en relevant les implications critiques et démocratiques (A. Rawls, 2002, p.131)!: Répondre en citoyen ordinaire vol.2 467 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation L’ordre sui generis de l’interaction est un ordre moral basé sur un engagement envers des idéaux de réciprocité généralisée. En ce sens, il constitue une critique constante et toujours à l’œuvre de la réalité sociale quotidienne. La source de la demande sociale d’égalité et de la résistance aux changements négatifs ne se trouve pas dans les structures sociales. Elle se situe au contraire au niveau microsocial [...]. L’ordre de l’interaction ne dépend pas de façon contingente de formes sociales particulières. Au contraire, il constitue une instance d’évaluation qui soumet celles-ci à la critique. La tension qui se crée quand la structure sociale et les intérêts individuels ne correspondent plus aux principes sous-jacents de l’ordre de l’interaction est l’une des sources de changement des structures sociales [...]. L’interaction la plus minime, loin d’être cette force conservatrice que l’on présente traditionnellement comme résistante au changement, représente en réalité une revendication continuelle d’égalité face à la structure sociale. Bien sûr, bon nombre de «!situations sociales!» sont équipées et arrangées de manière à se prémunir –et à prémunir par la même occasion les représentants de l’autorité– des prétentions de pure réciprocité et d’égalité jaillissant du face-à-face, de cette morale élémentaire et naturelle de la rencontre toujours susceptible de venir parasiter l’ordre symbolico-institutionnel de l’activité46. C’est le cas des assemblées CLDI, qui sont arrangées, on le sait, de manière à ce que le devant de la scène soit occupé par les personnes en charge, et qui couplent souvent à cette asymétrie devant/derrière une asymétrie haut/bas, les sièges des élus étant installés en surélévation, sur une estrade, les participants citoyens s’installant, eux, sur les chaises disposées en un parterre (notons au passage que, dans certaines réunions particulièrement fréquentées et où plus aucun siège n’est libre, certains parmi les derniers arrivés s’accroupiront ou assoiront littéralement «!par terre!»). On a bien affaire à un rassemblement centré, mais tel qu’il «!se plie!» à l’institution, en répliquant sur le plan structurel de l’espace physique l’asymétrie structurale des rôles. Les participants sont à la fois invités à rejoindre un processus, à s’engager dans une rencontre, et, en même temps, immédiatement tenus en respect par la scénarité propre à ce type d’assemblée (Blondiaux & Levêque, 1999). Afin que l’ «!ordre de l’interaction!» joue pleinement, l’arrangement hiérarchisant de l’espace de réunion doit pouvoir être contourné ou subverti. Deux possibilités s’offrent en effet aux participants citoyens et profanes. La première consiste à occuper 46 Ici, nous ne voulons pas emprunter un style trop normatif ou trop critique. Il est en effet des situations où une telle atténuation des effets moraux de l’ordre de l’interaction se justifient. On peut par exemple s’irriter ou s’inquiéter de ces émissions de télévisions qui rassemblent sur un même plateau et dans une configuration de type table-ronde un ensemble hétéroclite d’invités (politiciens, chanteurs, journalistes, comiques, scientifiques, acteurs pornos, etc.) auxquels sont accordés des droits de participation égaux, et ce, quelle que soit la thématique traitée. C’est ainsi qu’à l’occasion d’un numéro de l’émission Tout le monde en parle de Thierry Ardisson, un chercheur en sciences politiques ayant mené une enquête de deux ans à Gaza se trouve rapidement privé de la parole, au profit du comique «!populaire!» Jean-Marie Bigard, qui se permet d’imposer sa propre interprétation loufoque des relations israélo-palestiniennes, sous les applaudissements de la foule et sans que la parole ne revienne au scientifique. Au final, le public et les téléspectateurs auront surtout retenu la «!théorie!» de Bigard. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 468 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation des scènes en marge des scènes officielles, comme les «!groupes de travail!», qui organisent généralement la coprésence des participants sur le mode égalitaire de la «!table ronde!». La seconde consiste à s’inviter, d’une manière ou d’une autre, sur le devant de la scène officielle de la CLDI et donc à se retrouver côte à côte avec les personnes en charge, cela sous le regard du reste de l’assemblée. Cette mobilité des participants, d’un derrière à un devant, peut être réglée institutionnellement et demande alors une procédure, comme lorsqu’un délégué des habitants est choisi, en début de processus, pour assumer la vice-présidence de la CLDI, dans quel cas, dès la réunion suivante, il viendra s’asseoir sur l’estrade aux côtés de l’élu présidant la CLDI. Mais un tel replacement du participant citoyen, par lequel il fait valoir sa présence à l’avant-plan de l’espace commun, peut également se produire de manière plus fortuite. Dans ce cas, il créera à nouveau la surprise!: [Extrait de mes notes de la première assemblée générale du Contrat de quartier Lemont, commune B, février 2005!:] J’arrive à 18h45, c’est-à-dire avec un bon quart d’heure d’avance, et vais directement m’asseoir au milieu de la salle de classe de l’école primaire où va se dérouler la réunion. La salle est exigüe, peu profonde. Elle présente sept rangées serrées de bancs d’écoliers munis de pupitres. A l’avant de la salle, debout autour de ce qui est, dans d’autres circonstances, la «!table de l’instituteur!», des représentants de la Commune discutent. Cette réunion est la première assemblée générale du Contrat de Quartier Lemont. Le coordinateur général François Claessens présente à l’échevine Christelle Janssens le jeune chef de projet Julien Michellin, fraîchement recruté pour encadrer et animer la concertation. Deux représentants du bureau d’études Bêta désigné pour l’élaboration du programme du Contrat de Quartier entrent dans la salle et se dirigent vers le banc de la première rangée, sur lequel ils déposent leurs sacoches, pour ensuite déplier un ordinateur portable et installer un matériel de projection. Le bourgmestre Jean Dufay arrive, fait la bise à l’échevine Janssens et serra la main de différentes personnes, dont celle du jeune chef de projet qui lui est présenté à nouveau par François Claessens, sur le même ton et à partir de la même formule que précédemment. Le personnel communal, adresse salutations et clins d’œil à des personnes installées sur les bancs. A partir 19h00, la salle de classe se remplit de participants. Les gens entrent, attrapent une brochure sur un présentoir à l’entrée et vont s’asseoir!: ils se faufilent pour cela à travers les rangées de bancs, obligent par la même occasion les personnes déjà assises à se lever, et s’en excusent. A 19h15, la salle de classe est déjà bien remplie et les seules places libres sont plus ou moins inaccessibles, à moins de déranger toutes les personnes assises sur une même rangée. Une cinquantaine de personnes occupent à présent la petite salle de classe. Les participants continuent d’arriver, et sont contraints de se Répondre en citoyen ordinaire vol.2 469 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation poster debout, dans l’entrée. Certains restent dehors, pointent la tête de temps en temps. Les représentants de la Commune cessent leurs apartés. Le coordinateur général et le chef de projet vont s’asseoir à leur table sur le devant, en faisant face au «!public!», et trient des documents à distribuer. Le bourgmestre se recule et va s’adosser contre le mur du «!devant!», contre le tableau noir de la classe, les mains dans les poches. L’échevine Janssens, chargée de présider l’assemblée générale, s’avance et s’assied de côté sur le pupitre de la première rangée, «!Bonsoir tout le monde!!!»!; et la réunion commence. Après avoir souhaité la bienvenue et fait la lecture de l’ordre du jour, l’échevine Janssens passe la parole au bourgmestre Dufay, qui après quelques un mot de bienvenue et un mot d’humour, passe lui-même la parole à François Claessens, le coordinateur général des Contrats de quartier de la commune B. En cette première assemblée générale, le très expérimenté Claessens commence sa présentation du dispositif «!Contrat de Quartier!». Il est rapidement interrompu par l’entrée remarquée d’un habitant du quartier. Cette personne, âgée d’une soixantaine d’années, et qui se déplace en fauteuil roulant, est en train d’essayer de se frayer un chemin le long du couloir latéral de la salle de classe. Le passage étant fort étroit, son fauteuil bute contre les tables et les bancs avec des bruits métalliques. Des personnes, dans le public, viennent à son aide, repoussent les pupitres et les bancs, tentent de lui faciliter le passage. Devant ces efforts, l’homme rit, fait marche arrière et finit pas s’installer sur le devant de la salle, près de l’entrée, plus exactement entre les protagonistes que sont le coordinateur Claessens, l’échevine Janssens et le bourgmestre Dufay. Après cette courte interruption pendant laquelle l’attention conjointe s’est orientée portée vers l’homme en fauteuil et sa difficulté à trouver une place dans la réunion, Claessens reprend sa présentation face au public. Après un moment, l’homme en fauteuil se déplace vers le bourgmestre, ouvre un aparté avec lui en lui posant des questions à voix haute. Le bourgmestre se penche légèrement vers l’homme, tout en posant une main sur son épaule, et répond à ses questions en chuchotant tout en maintenant son attention visuelle orientée vers Claessens qui, malgré les interférences sonores de l’aparté, continue sa présentation sans ciller. A plusieurs reprises, l’homme en fauteuil se rapproche et sollicite le bourgmestre qui, de plus en plus embarrassé par la situation, lui répond de manière de plus en plus distraite et brève, en masquant sa bouche d’une main. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 470 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Fig. 33 – Organisation spatiale de la réunion (C.d.Q. Lemont, Commune A – février 2005) 1 2 3 7 1: F. Claessens (coordinateur général) 2: J. Michellin (chef de projet) 8 4 6 3: J.Dufay (bougmestre) 5 4: C. Janssens (Echevine) 5: D. Fritz (bureau d’études Bêta) 6: G. Lefrancq (bureau d’études Bêta) 7: Habitant du quartier en fauteuil roulant 9 8: Personnes assistant à la réunion depuis l’extérieur de la salle 9: Berger (observateur). Claessens achève une première partie de sa présentation qui porte principalement sur les sources de financement du Contrat de Quartier. Lorsqu’il demande «!Vous avez peut-être déjà des questions!?!», l’homme en fauteuil déclare, avec un brin de défiance dans la voix!: «!Moi j’en ai, mais pour après... Ca peut attendre!». Claessens reprend sa présentation, qui aborde à présent les aspects techniques des différents volets du Contrat de Quartier. En abordant le volet consacré à la rénovation et à la création de logements, Claessens soulève la possibilité de recours à des procédures d’expropriation par la Commune, sur quoi l’homme en chaise roulante, situé à sa gauche, le coupe!: «!Vous pouvez dire réquisition FORCEE!!!». Claessens reprend calmement!: «!Vous savez monsieur, expropriation et réquisition ce n’est pas vraiment la même chose...!». L’homme insiste, d’une voix forte et perçante «!Si!! c’est RE-QUI-SI-TION-NER!! C’est ce que je disais à Monsieur le bourgmestre, c’est honteux!». Des personnes dans le public soupirent, tandis qu’une femme dans la salle apprécie!: «!Merci pour votre courage monsieur!!!». Claessens propose de revenir sur ce point plus tard, mais l’homme reprend!: «!C’est la même chose, je vous dis... Si vous connaissez quelque chose au droit, je vais vous l’expliquer!! Ca vous dérange les petits propriétaires ou quoi!?!!» . Claessens commence alors une explication destinée à préciser la visée des procédures d’expropriation, mais après quelques secondes, l’homme en chaise roulante ne semble plus Répondre en citoyen ordinaire vol.2 471 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation l’écouter, se déplace de nouveau vers le bourgmestre pour s’entretenir avec lui, lequel a l’air cette fois-ci franchement irrité et refuse d’ouvrir l’aparté, agitant vaguement la main en signe de refus. L’homme se replace au centre du triangle Claessens-Dufay-Janssens. Un peu plus tard, Claessens présente le périmètre du Contrat de Quartier à partir d’une carte projetée sur le mur. L’homme en fauteuil est à nouveau le premier à intervenir!: «!J’ai une question sur le périmètre...!». Claessens cherche à éviter l’interruption («!Attendez, j’avais quelque chose à dire, peut-être je vais répondre à votre question...!»), ce sur quoi l’homme l’interrompt à nouveau, mioffusqué, mi-amusé!: «Tiens-tiens, vous répondez avant même que j’ai posé ma question... Eh bien bravo!!!!»!. Il prend soin pendant qu’il prononce ces mots, d’adresser des œillades complices à l’audience. Après cette exclamation qui prend quelque peu les gens par surprise, il enchaîne directement sur sa question!: «!Ma rue, la rue Villon, n’est pas dans le périmètre que vous nous montrez. J’habite juste à côte du périmètre des pauvres du Contrat de quartier... mais attention!! pas non plus chez les riches pour autant, hein... Et je paye mes impôts à la Région comme tout le monde. Alors est-ce que j’en suis ou pas, de votre Contrat de Quartier!?!» Puis, il ajoute «!Attention à vous si vous dites non!!!». Dans l’audience, des gens rient. Claessens lui répond de manière assez sèche cette fois!: «!Je ne sais pas, monsieur. On pourra voir ça après si vous voulez». L’homme continue avec gouaille!: «!Allez je rigole, je vous aime bien... mais quand même je demande que ma rue Villon, qui est multiculturelle, soit intégrée. Je le dis pas au niveau de moi, mais pour mes amis turcs, marocains, ‘yougos’...!» Dans le public, les gens sourient. L’échevine Janssens prend la parole!: «!Ces questions de périmètre, c’est typiquement le genre de choses qu’on peut essayer de faire passer au comité d’accompagnement!». L’homme en chaise roulante ponctue à nouveau, joueur!: «!Allez, mettez ma rue dedans et puis c’est tout!: il faut pas essayer, il faut le faire!!!». A nouveau, des rires se font entendre. Claessens sourit et précise: «!Le budget n’est pas extensible vous savez!; et puis la portion qui est apportée par le S.P.F.M.T....!», mais il est rapidement coupé par l’homme!: « Oui mais justement, à ce propos, le SPFF..., le SPMF... euh, le comment encore!?!!». Grands éclats de rire dans le public cette fois-ci. Il se tourne vers le public, insistant sur son ignorance du terme exact et cherchant une confirmation du terme chez un membre de l’audience plutôt que chez Claessens!: «!le SPM-quoi!?!». Un habitant lui répond!: «!SPFMT!: Service Public Fédéral Mobilité et Transports!». Une dame, installée derrière moi, glousse!: «!Pff, ces abréviations quand même...!». La réunion se poursuit ainsi pendant vingt minutes, le coordinateur Claessens cherchant péniblement à avancer dans sa présentation du Contrat de Quartier, régulièrement interrompu par cet habitant à ses côtés, à l’avantscène. Celui-ci irrite tantôt certains par sa voix criarde («!Eh, ça va on n’est pas sourd!!!»), amuse les autres («!Il est marrant!!!»), remporte parfois l’adhésion et des marques de soutien quand il dénonce les pratiques communales en matière d’expropriation («Je suis bien d’accord avec vous Monsieur!!!»!). Suite à de nombreuses interventions, et après être resté silencieux quelques minutes, il Répondre en citoyen ordinaire vol.2 472 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation se dirige vers la sortie toute proche et s’en va, pendant que d’autres habitants interrogent à leur tour Claessens sur son exposé. L’épisode décrit ci-dessus a son importance dans ce dernier chapitre consacré aux compétences des profanes, à leurs capacités à s’adapter à l’environnement qu’on leur propose, à saisir des opportunités et à développer des formes de «!résistances intérieures!». L’homme en fauteuil roulant use de son nouvel emplacement sur le devant de la scène pour développer, lui aussi, un registre de protagoniste. Placé au milieu de ces «!gens importants!» (le bourgmestre, l’échevine, le coordinateur général), il joue de la morale égalitariste de l’ordre de l’interaction. Il revendique lui aussi, tout intrus qu’il est, une certaine liberté de mouvement, la possibilité de placer des interventions et de les adresser à l’audience. Cette configuration scénique sur laquelle il s’appuie lui permet d’interférer plus facilement avec le très sérieux exposé dans lequel s’est lancé Claessens, sans jamais être véritablement «!remis à sa place!». Cet emplacement favorable et rare pour un citoyen se trouve combiné à une autre ressource situationnelle, le fauteuil roulant. La condition de personne handicapée constitue ici une véritable ressource à au moins deux niveaux. Premièrement, dans cette situation, on constate que le monde matériel somme toute banal de la salle de réunion perd son caractère d’unobtrusiveness (Heidegger, 1988)47 qui fait que, d’ordinaire, les participants citoyens vont s’asseoir dans la zone qui leur est attribuée sans se poser la moindre question et sans que cela leur pose le moindre problème. Ici, l’étroitesse du couloir latéral et les personnes qui s’y tiennent debout résistent au fauteuil roulant, à moins que ce ne soit l’inverse, et la distribution des places entre personnes en charge et citoyens n’est soudain plus tenue pour acquise (taken for granted). Ce fait, qui fait l’objet de l’attention de tous, donne à cet homme une «!bonne raison!» de venir se placer au milieu de l’espace dégagé qu’est l’avantscène, les régions de la salle de classe conventionnellement réservées aux citoyens lui étant matériellement inaccessibles. Une telle «!bonne raison!» paraît ici nécessaire, à la fois pour que l’homme ait l’idée de s’installer à l’avant-scène, et pour que son intention soit acceptée sans un mot48. A partir de ce moment, tout se passe comme si l’équipe d’organisation qui a choisi cette salle de classe exigüe, plutôt inhospitalière aux participants en général et vis-à-vis des handicapés en particulier, se trouvait dans 47 «!The beings we encounter in the everyday commerce have in a preeminent way the character of unobtrusiveness. We do not always and continually have explicit perception of the things surrounding us in a familiar environment, certainly not in such a way that we would be aware of them expressly as handy. It is precisely because an explicit awareness and assurance of their being at hand does not occur that we have them around us in a peculiar way, just as they are in themselves. In the indifferent imperturbability of our customary commerce with them, they become accessible precisely with regard to their unobtrusive presence!» (Heidegger, 1988, p.309). 48 Dans d’autres circonstances, le fait, pour un citoyen de venir se mêler aux personnes en charge sur le devant de la scène «!sur un coup de tête!» ne serait sans doute pas aussi facilement toléré. Aucune conduite de ce type n’ayant été observée en réunion, il nous est impossible de confirmer ou d’infirmer cette supposition. Bien sûr, le fait qu’un tel cas de figure n’ait pu être observé n’est pas anodin, et en dit long sur l’indisponibilité cognitive d’une telle option. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 473 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation le devoit moral d’en supporter les conséquences, qui se traduisent ici par la surexposition de l’homme en fauteuil et l’accroissement des prises dont il dispose pour interférer avec les présentations du coordinateur. Deuxièmement, on peut penser que le fauteuil roulant, saisi non plus dans sa matérialité mais dans sa visibilité, et dès lors en tant que «!stigmate!» (Goffman, 1963), accentue, aux yeux des personnes en charge et aux yeux de Claessens en particulier, l’état de vulnérabilité de l’homme. L’ordre de l’interaction veut que certaines attentions lui soit dues, et que certains écarts –le caractère intempestif de ses interventions– lui soient plus facilement pardonnés, à plus fortes raisons si les interactions entretenues avec cette personne se déroulent sur l’avant-scène d’un événement public. Il faut aussi remarquer une évolution dans la performance de ce monsieur et dans sa réception auprès de l’audience. Cette performance commence en effet sur une série de fausses notes. Par exemple, l’homme n’est pas loin de la «!folie de place!» quand il s’efforce d’entraîner le bourgmestre dans des apartés en le harcelant de questions, puis quand il se propose de donner au coordinateur général une leçon de droit. A ce stade, il semble représenter, pour ses coparticipants, cet «!illustre inconnu!» en train de «!faire son manège!». On remarque toutefois que si ses propos et si le ton dur et quelque peu arrogant qu’il emploie en font soupirer quelques-uns, une dame dans l’audience lui apporte son soutien et souligne son courage. Quoi qu’il en soit, cet homme nous montre dans l’ensemble autre chose qu’un simple «!échec de représentation!». D’abord, ses interventions sont, certes répétées, mais toujours brèves et avancées «!en réponse!». Si, en plus d’un certain manque de tact, il avait cherché à déployer ses engagements de parole dans de longs discours, il aurait été probablement arrêté ou rappelé à l’ordre de manière plus explicite par l’équipe communale. Ensuite, ses protestations et les «!piques!» qu’il adresse à Claessens sont modalisées par l’ironie, une certaine distance prise vis-à-vis du rôle de protestataire qu’il annonçait d’abord au premier degré. On note qu’un infléchissement dans le ton (Allez je rigole, je vous aime bien...) et dans l’attitude qu’il propose, celle de quelqu’un qui ne se prend lui-même pas très au sérieux, ainsi qu’un souci affiché pour autrui («!mes amis turcs, marocains, ‘yougos’...!») lui font graduellement gagner la sympathie de ses coparticipants. Ceux-ci ne rient pas –ou plus– véritablement à ses dépens, mais bien «!avec lui!». Simplement, ce monsieur placé accidentellement sur le devant de la scène se révèle être un entertainer compétent, dont le franc-parler teinté d’humour et la personnalité singulière finissent par plaire. Au final, les circonstances particulières de l’apparition de l’homme en fauteuil, ses capacités d’adaptation à une position d’avant-scène et son aptitude à remporter la sympathie d’une audience hilare produisent un effet véritablement subversif sur l’événement de parole «!CLDI!» dans son ensemble sur les performances des protagonistes officiels en particulier. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 474 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.3.2. Le jeu interlocutoire « Une conversation a sa vie et ses exigences propres. C’est un petit système social qui tend à préserver ses frontières; c’est un îlot de dépendance et de loyauté avec ses héros et ses traîtres!». Erving Goffman, Interaction rituals, 1967, p.101. La section 6.3.1. nous a permis d’observer la façon dont il était possible pour des participants citoyens et profanes de prendre appui sur leur environnement immédiat et de tourner à leur avantage la règle cognitive de focalité et les idéaux moraux de mutualité et d’égalité qu’activait la configuration du «!rassemblement centré!». Pour saisir l’ensemble des implications tactiques de l’ordre sensible de l’interaction sur la position de participants déforcés par l’ordre officiel de l’activité, il nous faut maintenant pouvoir concevoir cet environnement-ressource comme une écologie dynamique49. L’interaction ordonnée ne concerne en effet pas seulement une coorientation des êtres, elle vise aussi un échange (interchange), une alternance des actes interlocutoires, et son étude se place dès lors à «!mi-chemin entre l’apparence relativement fixée d’une part et le discours infiniment fluant d’autre part!» (Goffman, 1973, p.129). Autrement dit, il nous faut nous intéresser à la manière dont l’interaction se temporalise, et à la façon dont cette temporalisation pose, pour les participants citoyens, autant de nouvelles exigences d’attention que de nouvelles opportunités. Bien sûr, nous nous aventurons ici sur un terrain que d’autres, les conversationnalistes, ont étudié bien plus patiemment et bien plus finement que nous ne pourrons le faire, et il nous faut faire preuve d’une certaine modestie. Les règles sensibles de l’interlocution et la façon dont elles interfèrent avec l’ordre symbolicoinstitutionnel d’une assemblée de démocratie participative restent largement à étudier, et il y a lieu de penser que les données enregistrées dont nous disposons constituent un matériel de choix qu’il conviendrait de confier à des conversationnalistes chevronnés. En me référant à un texte éclairant de Patrick Pharo, je me concentrerai dès lors sur la caractéristique la plus évidente du «!jeu interlocutoire!» microlocal, c’est-à-dire la «!pression normative à double sens!» (Pharo, 1991) qui pèse sur les prises de parole des interlocuteurs (6.3.2.1.), avant d’essayer de saisir l’extension temporelle de ce jeu et de ses «!pressions!» dans des chaînes dialogiques plus amples (6.3.2.2.). Avec cette progression, nous comprendrons comment les compétences attentionnelles du participant «!re-présentant!», ne dépendent pas seulement d’aptitudes perceptuelles, 49 «!Dès lors que les contextes sur lesquels on travaille sont aussi des événements de langage, il est clair que l’agencement à mettre en lumière n’est pas seulement ethnographique ou écologique, mais séquentiel et porte sur la manière dont les intentions communicatives organisent le contexte!» (Joseph, 1998, p.103). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 475 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation mais aussi d’une mémoire. De proche en proche, nous nous acheminerons nos analyses vers un ordre de l’ «!interaction durable!» ou de l’ «!histoire partagée!» qui demande aux participants de puiser dans une «!expérience collatérale!» et de se resituer dans la structure d’intrigue d’une «!menée en commun!» (6.3.3). 6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!» Répétons-le, l’environnement immédiat dans lequel un participant trouve les indices et les prises qui lui permettent de prendre part à l’action ne se réduit pas à cet espace visible au-devant de lui (la salle, les participants) et à ces objets saisissables qui l’entourent (un carnet, un microphone, un dossier, un plan...), mais s’étend également aux verbalisations des tours conversationnels précédant son intervention, qui, pour ainsi dire, résonnent encore dans l’espace de réunion. Si les participants sont placés en coprésence physique, leurs énonciations successives développent des phénomènes de «!coprésence linguistique!». Dans la conversation, l’énonciation d’Ego vient se caler dans un environnement de tours composé, «!à gauche!», de coups déjà joués par Alter et, «!à droite!», de ses coups imminents, de la réplique qu’il engagera une fois l’énonciation d’Ego achevée. C’est en ce sens que Patrick Pharo parle de la «!pression normative à double sens qu’exercent les unes sur les autres les répliques successives!» (ibid., 1991, p.64). Cette pression s’exerce de gauche à droite!: les tours précédents déjà joués posent un matériel informationnel et une contrainte morale à honorer, en même temps qu’ils habilitent l’engagement de parole du répondant en lui offrant des prises, quelque chose à accrocher au passage. Elle s’exerce de droite à gauche en commandant à l’attention du répondant de se répartir entre le déjà dit et l’à-venir. L’intensité de cette double pression du jeu interlocutoire n’est bien sûr pas indifférente à la nature de l’!«!activité!» au sein de laquelle il se déroule. Ainsi, l’activité étroitement réglée sur un plan institutionnel qu’est la concertation en CLDI s’accompagne d’un jeu interlocutoire exerçant, sur les prises de parole du citoyenrépondant, de fortes pressions gauche-droite et droite-gauche. Nous retrouvons ici ce concept goffmanien de «!plage d’expression!» (frame-space, Goffman, 1981)!; une plage d’expression qui, dans le cas des participants profanes, se trouve souvent bien réduite, ou devrait l’être. On pourrait introduire une forme typique «!AbA’!», qui suggère la façon dont la micro-plage d’expression du participant citoyen vient se caler entre un macro-tour qui la précède et un macro-tour anticipé, qui seraient engagés par l’élu ou l’expert. Dans les pages qui suivent, je voudrais d’abord montrer comment cette place précaire du profane dans la dynamique des tours conversationnels et la forte «!pression à double sens!» qui s’exerce sur ses engagements de parole peuvent, à l’occasion, se transformer en opportunités. Ensuite, je montrerai comment une pression trop forte au niveau du jeu Répondre en citoyen ordinaire vol.2 476 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation interlocutoire peut faire naître une «!critique ordinaire!» adressant la qualité dialogique de la concertation et s’appuyant sur une règle morale de réciprocité. a) Un art de la reprise Si les engagements de parole successifs à un exposé powerpoint d’un peu moins d’une heure50 sont l’objet d’une pression «!gauche-droite!» considérable, s’il pèse sur eux de fortes contraintes de pertinence et de mentionnabilité (5.2.2.6.), ils disposent aussi d’opportunités particulières naissant justement de l’ampleur des discours et des ensembles symbolisants déployés devant eux. C’est dans cet art de la reprise51 que réside en partie la compétence tactique du répondant52. Dans l’extrait n°103 déjà examiné, en suivant Jean-Marc Ferry (2007, p.88-89), nous pouvons distinguer, d’une part, la fonction représentative qu’assume l’exposé synthétique de l’expert sur un projet de «!parc public!», et, d’autre part, la fonction présentative des indices («!qu’on revoie la photo qui montre... Pas celle-là, celle d’avant, voilà... ça, ce truc!») et la fonction re-présentative des icônes («!ce truc qui pour moi est une piste de ski...!») dont use préférablement la citoyenne. Il faudrait alors clarifier cette distinction et cette complémentarité entre les ressources indicielles et les ressources iconiques que mobilise un art de la reprise. Dans la situation du répondant et sur le plan du jeu interlocutoire, les indices, les expressions déictiques de temps («!avant!», «!à l’instant!», «!au début!», «!à la fin!»...) ou de localisation («!là!», «!ça!») sont bien ces signes qu’il utilise pour identifier les objets qui l’intéressent dans l’énoncé (le macro-énoncé quand il s’agit d’un exposé d’une heure) de son prédécesseur. La reprise par l’indice peut se faire in praesentia et sur un plan perceptuel, lorsque le répondant propose de «!rebondir sur!» tel élément fraîchement produit et disponible à la conscience de tous!; elle peut se faire in absentia et sur un plan mémoriel, lorsqu’elle invite à «!revenir sur!» tel autre élément déjà plus ancien et passé à l’arrière-plan. Dans le premier cas, la reprise se fait à un niveau superficiel et dans le cours des choses, en «!donnant suite!», avec une certaine fluidité, à ce qui a été saisi à la fin de l’énoncé précédent!; dans le second, la reprise crée une interruption dans le cours des choses, en faisant retour au cœur de l’énoncé précédent, voire en faisant remonter l’attention jusqu’à la matière d’énoncés plus anciens. Ainsi, l’art de la reprise, dans son volet indiciel, comprend au moins deux tactiques qui pourront être avancées par le participant citoyen dans les conditions d’une forte pression gauche-droite et d’une plage d’expression réduite. 50 Cf. le graphe logocentrique du mois de mai 2004, dans la figure 11 du chapitre 4. Chrsitian Bessy et Francis Chateauraynaud parlent d’un «!art de la prise!» dans la quatrième partie de leur ouvrage, pour qualifier les compétences propres aux experts et aux faussaires (1995, p.231-319). 52 Ce qui est présenté dans cette section s’inspire des réflexions de Goffman sur les présuppositions du discours exposées dans son chapitre «!La condition de félicité!» (1987, p.205-271). 51 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 477 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Tout en répondant à une exigence économique de brièveté53 et en jouant même de leur fulgurance, les engagements de parole ordinaires peuvent d’abord peuvent choisir de «!rebondir sur!» le directement disponible afin d’en faire l’usage qu’ils voudront, qu’il s’agisse là d’un moyen de retopicaliser la conversation (e.g. «!vous venez de dire que le logement était central dans le Contrat de quartier... moi j’attends qu’il y ait un véritable débat là-dessus!») ou qu’il s’agisse d’ «!enfoncer un clou!», comme c’était le cas dans l’extrait n°97, où la locutrice, en voulant rebondir «!sur un point, suite à ce que dit Isabelle, sur cette histoire de mur de soutènement!», insiste pour ce que ce problème du mur de soutènement, déjà soulevé à l’instant par sa coparticipante citoyenne, soit placé au centre de l’attention. Les énoncés d’un locuteur, en produisant une quantité phénoménale d’éléments de sens pouvant être accrochés au passage par un interlocuteur qui «!peut utiliser ce qui lui plaît afin d’en faire la référence et le contexte de sa réponse!» (Goffman, 1987, p.82), sont toujours vulnérables à de tels rebondissements. Il importe à des participants assignés à une place de re-présentants de prendre toute la mesure de cette réalité du jeu interlocutoire et d’user de cette tactique du rebondissement. Puisqu’ils peuvent difficilement introduire eux-mêmes, de manière autonome, les idées, les problèmes, les thèmes qui leur tiennent à cœur, ils se doivent de saisir la balle au bond quand ces idées, ces problèmes ou ces thèmes trouvent soudain leur mentionnabilité dans le propos des autres personnes qui les évoquent. S’ils ne saisissent pas cette opportunité sur l’instant, il est tout à fait possible que la mentionnabilité de ces éléments se trouve réduite ou annulée par la suite, emportés qu’ils sont par les vagues d’une conversation qui s’est depuis focalisée sur autre chose. Bien sûr, il est bien des cas où le participant répondant ou re-présentant peut utiliser sa prise de parole pour «!revenir sur!», pour faire retour sur des éléments plus anciens, non directement disponibles à l’esprit, par exemple, dans le cas d’un exposé powerpoint d’une heure, sur ces paroles et ces visuels enfouis au cœur de l’exposé. C’est ce que fait la citoyenne de l’extrait n°103 en demandant de revoir la photo, en invitant l’expert à «!remonter!» dans les slides de son exposé («!pas celle-là, celle-là!»), pour y saisir ensuite un aspect problématique, la trop forte déclivité du terrain envisagé. Outre l’effet de re-qualification de l’objet symbolique «!parc public!» dans le langage iconique de la «piste de ski!», une telle intervention a pour autre effet, lié à l’usage d’indices cette fois-ci, de marquer une pause dans le cours des choses. En invitant au réexamen d’un objet déjà relativement ancien (à l’échelle d’une conversation), cette intervention a pour conséquence de «!casser le rythme!» d’une progression tranquille et linéaire, d’un suivi de l’ «!ordre du jour!» sur lequel s’accordait jusque-là l’ensemble des participants. Vigilante, la participante n’est pas disposée à se laisser endormir et à en rester à la surface des choses. Elle a retenu de la présentation quelque chose qui la trouble et qui ne peut selon elle rester inaperçu des autres. 53 Cette règle est prise en compte de manière explicite lorsque les participants préfacent leurs prises de parole par des expressions telles que «!je ne vais pas prendre la parole bien longtemps...!», «!je voulais simplement savoir si...!», «!juste une simple remarque...!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 478 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation A l’art de la reprise que nous envisageons ici correspond aussi une palette d’instruments langagiers d’ordre iconique. Ici, «!reprendre!» ne signifie plus «!saisir!» ou «!ressaisir!» des objets dans le discours d’un prédécesseur, mais les «!requalifier!» en leur substituant un mot ou une image qui leur ressemble et que le répondant juge plus ajusté à la situation. On passe d’un art de la deixis à un art de la mimesis (Ferry, 2007, p.81-98), qui se manifeste à l’état pur dans l’extrait n°103 et cette requalification du «!parc public!» en «!piste de ski!» qui convaincra l’ensemble des participants, les experts y compris. La re-présentation iconique est peut-être l’instrument de prédilection d’une critique ordinaire, purement profane. Premièrement, l’expression iconique, comme l’expression indicielle, se caractérise généralement par sa brièveté, sa fulgurance, et s’accommode donc de la «!plage!» réduite dont dispose le participant citoyen. Elle ne nécessite pas d’être développée pour faire produire les effets «!frappants!» qui lui sont propres, comme le comprend l’expression de sens commun qui veut qu’une image vaille parfois mieux qu’un long discours. Elle ne se justifie que par rapport à une grammaire élémentaire de l’association et de la ressemblance (ibid., 2007), et fait l’économie de «!justifications!» discursives. Elle n’exige pas une connaissance épistémique des objets auxquels elle se réfère. Bien sûr, puisque nous la considérons ici comme une forme de reprise et de re-présentation, l’expression iconique a besoin d’antécédents, d’objets déjà là, déjà présentés. Comme l’expression indicielle qui «!pointe!» quelque chose dans l’ensemble symbolique précédemment édifié par l’expert, l’expression iconique a besoin d’une base informationnelle déjà formée pour y faire allusion. Ainsi, par exemple, la locutrice de l’extrait n°97 a besoin qu’un ou plusieurs prédécesseurs aient présenté dans un discours technique un argumentaire en faveur de la prise en charge par le Contrat de quartier des coûts ressortissant à la création d’un mur de soutènement, pour ensuite l’évoquer, en parlant de «!cette histoire de mur de soutènement!». Mais, une fois cet antécédent posé, elle n’a pas besoin de connaître exactement les propriétés techniques d’un mur de soutènement ou de savoir exactement combien la construction d’un mur de soutènement est censée coûter pour parler de «!cette histoire de mur de soutènement!». Elle peut rester laconique et exprimer, de la sorte, une certaine suspicion, une critique sourde qui aura probablement plus de retentissement que si elle avait cherché à préciser son propos à partir d’arguments techniques. Les expressions iconiques auxquelles nous nous intéressons ici sont donc aussi des «!expressions anaphoriques!». Elles présupposent un antécédent qui les autorise à rester laconiques et à placer «!des termes brefs et familiers à la place d’autres qui pourraient l’être moins!» (Goffman, 1987, p!.210). Quand, par exemple, suite à une présentation toute en longueur du «!programme de base!» en vingt-cinq opérations que l’expert propose pour la revitalisation du quartier, un habitant prend la parole en disant «!j’espère quand même qu’on pourra encore le modifier!», l’anaphore «!le!» compte sur la coprésence linguistique de l’exposé de l’expert pour faire référence, de la manière la plus succincte qui soit, au «!programme Répondre en citoyen ordinaire vol.2 479 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation de base!» du Contrat de quartier. Précisons qu’en situation, l’expression anaphorique «!le!» ne remplace pas simplement le mot «!programme de base!», mais l’ensemble des éléments présentés pendant une heure et composant quelque chose comme un «!programme de base!». Sous cet angle pragmatique, «!le!» se substitue à l’exposé luimême. Ainsi, même si le participant avait dit plutôt «!j’espère quand même qu’on pourra encore modifier le programme de base!», l’expression «!le programme de base!» aurait toujours un usage anaphorique plutôt que symbolique, en ce qu’elle concernerait un antécédent réel (les objets de la présentation située de l’expert), et non pas une pratique générale qui consiste, quelle que soit la situation et quel que soit le Contrat de quartier considéré, à produire un document contenant une structure de propositions pour la revitalisation d’un quartier. Quelle que soit l’expression anaphorique utilisée, «!le!» ou «!le programme de base!», elle est une image qui ramasse grossièrement le sens des développements précédents avancés par l’expert dans son exposé, et qui permet au participant citoyen de faire connaître le souhait d’une modification, sans pour autant qu’il doive manifester une compréhension en profondeur des vingt-cinq opérations urbanistiques qui composent le programme de base, ou qu’il doive apporter la preuve qu’il a bien lu les cent-vingt pages de dossier technique à partir desquelles a été préparé l’exposé. Nous l’avons déjà dit et nous en prenons peut-être davantage conscience à présent, contrairement aux symboles, les indices et icônes composent des régimes de signes certes limités, mais dont l’usage peut être considéré comme radicalement démocratique. Ils permettent à n’importe qui de s’insérer d’une manière appropriée et indiscutable dans une activité publique de concertation concernant des matières techniques. C’est la raison pour laquelle ils méritent une attention particulière dans l’analyse, mais aussi une attention particulière de la part des personnes en charge de ces dispositifs, dont on peut espérer qu’elles cherchent à faciliter l’émergence et l’expression d’un «!art de la reprise!» chez ces participants citoyens et profanes limités en assemblée à des engagements de réponse et de re-présentation. b) S’indigner au nom du dialogue Nous avons jusqu’ici présenté la «!pression normative!» dans le jeu interlocutoire comme une force qui pouvait être canalisée et employée par le répondant, en ce qu’elle lui offrait une base de référence au sein de laquelle il pouvait détecter des signaux, vers laquelle il pouvait pointer l’index!; un antécédent qui lui permettait aussi, dans une économie cognitive et discursive, de s’exprimer de manière iconique et laconique. Risquons une métaphore qui vaut ce qu’elle vaut!: cette tactique de la reprise serait au participant citoyen ce que le judo est à l’homme de petite taille, c’està-dire un ensemble de techniques permettant d’utiliser à son encontre la force d’un partenaire plus imposant. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 480 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Bien sûr –cela doit être également le cas au judo j’imagine–, il est des moments où le partenaire se fait bien trop imposant, et la pression, bien trop forte pour être renversée. Dans ces moments, il est possible aux participants citoyens et profanes d’exprimer une critique portant directement sur des infractions graves aux règles dialogiques du jeu interlocutoire. Ici, nous pointons logiquement deux grands cas de figure. Dans un premier cas de figure, c’est la pression «!gauche-droite!» qui semble insupportable. Par exemple, lorsque des exposés, en tirant trop en longueur et en se présentant d’un seul tenant, ne permettent pas de poser une base de référence claire. Les participants se jugent alors «!noyés d’informations!». Ce qui avait été présenté au début de l’exposé a perdu toute sa netteté. Disparus, au bas de la pile, sous les développements discursifs ultérieurs, ces éléments anciens s’avèrent difficilement rappelables, ou alors au prix d’une rupture trop forte avec l’état d’avancement des choses!: EXTRAIT N°109 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004 CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!: Evidemment, ça fait beaucoup de choses, peut-être on devrait réfléchir la prochaine fois à faire des stops parce qu’il faut remonter maintenant au début. Alors, j’ai entendu que les groupes de travail avaient donc évidemment, comme il se doit, travaillé et que nous aurions un compte-rendu de ce qui s’était dit ultérieurement... Donc, ma question est la suivante!: est-ce que toutes les diapositives du départ avec les points «!logement!», etc. sont le reflet également des desiderata ou des grandes lignes philosophiques émises au sein de ces groupes de travail!? Bien sûr, ce qui peut être pointé également dans ces longs exposés, c’est leur caractère principalement monologique, et ce même si, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, les experts peuvent toujours mobiliser certaines procédures destinées à conférer à leur monologue un caractère plus dialogique et donc plus acceptable dans un événement en principe tourné vers le «!débat!» et l’ «!échange!» avec les citoyens (4.2.3.). Ces techniques ne parviennent à empêcher fondamentalement le fait que les «!énoncés factuels!» de l’expert «!interrompent l’échange discursif, imposent une autorité extérieure, dissymétrise les places et les positions!» (Dulong, 1998). Dans un second cas de figure, c’est une pression normative «!droite-gauche!» qui est ressentie comme trop forte!: soit le participant a l’impression qu’on ne l’écoute plus après quelques dizaines de seconde, que, pour les partenaires, le tour conversationnel pour lequel il avait reçu un «!ticket!» est arrivé à expiration, soit la parole lui est carrément «!coupée!» avant qu’il soit parvenu à ce qu’il imaginait être la fin de son tour. Quoi qu’il en soit, il pourra s’indigner, en soulevant, pour circonstance aggravante, le fait qu’il ne prend la parole ni très souvent, ni pour très longtemps (e.g. «!J’aimerais bien que vous ne me coupiez pas la parole pour une fois que j’essaie d’en placer une!!!»). Répondre en citoyen ordinaire vol.2 481 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation Quand il est parfois difficile aux participants citoyens d’en placer «!une!», il leur est généralement encore plus difficile d’en placer «!deux!». Dans l’extrait suivant, on peut remarquer comment la pression «!droite-gauche!» se fait sentir, à la manière dont la participante se sent apparemment tenue de justifier l’ajout d’un deuxième segment dans sa prise de parole!: EXTRAIT N°110 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004 DIANE LANNERS (déléguée des habitants)!: Une question par rapport aux moyens financiers. Donc, on nous a parlé de 10 millions d’euros. Est-ce que c’est une enveloppe fermée, et on n’aura pas un franc de plus!? Là-dessus j’enchaîne vite ma deuxième question : on nous a parlé dans les volets 1 et 3 de logements de type social. Et donc, quelle est la nuance entre du logement de type social et du logement social!? Dans ces situations où les participants éprouvent des difficultés à mobiliser l’attention des personnes en charge sur des prises de parole qui seraient un peu plus longues, un peu plus composites ou un peu plus nombreuses qu’attendu, il leur est possible d’exprimer une critique qui prend appui sur l’excès de vigilance qu’ils ne cessent de manifester et sur les efforts de mémoire auxquels ils consentent en continu. Ils peuvent s’indigner, au nom d’un idéal dialogique de réciprocité, du fait que ces efforts de mémoire ne soient pas partagés par les personnes en charge. C’est le cas dans l’extrait n°112, où la participante Marion Slossen prend acte d’une épisode survenu quelques minutes plus tôt (extrait n°111)!, et s’inquiète de l’incapacité de l’expert urbaniste et de la chef de projet à mémoriser deux questions consécutives. EXTRAIT N°111 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 [Après une présentation powerpoint de Jean-Pierre Frusquet, vient le moment des questionsréponses!. Un délégué des habitants interroge l’expert sur la procédure:] STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants)!: On prend toutes les questions et puis vous répondez, c’est ça. JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste, bureau d’études Alpha)!: Il serait peut-être plus simple de répondre au fur et à mesure. Si les ordinateurs ont une grosse capacité de mémoire, nous ne sommes pas dans le même état. EXTRAIT N°112 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004 MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: J’ai encore une petite question. Comment est-ce qu’un projet comme les idées du Comité Houblon, ou d’autres éléments que vous avez déjà indiqués comme étant des éléments que vous allez reprendre dans le dossier de base qui n’est pas encore tout à fait ficelé... Comment est-ce que ça aura sa place dans la programmation qui sera présentée à la Région!? Est-ce que c’est quelque chose qui, parce qu’il n’y a pas de budget et concrétisation derrière, c’est quelque chose qui sera de l’ordre du!: «!si on a encore assez d’argent quelque part, on aura des marges de manœuvre!», ou est-ce qu’il y a un réel espace dont on peut dire!: «!voilà, là, on bloque un tel montant et donc, ça, c’est Répondre en citoyen ordinaire vol.2 482 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation notre terrain de jeux pour continuer à le développer!». Donc, ça, c’est ma première question... CHARLOTTE BRIDEL!: Il n’y a pas de «!terrain de jeux!». MARION SLOSSEN!: OK. J’aimerais bien que vous expliquiez, alors, comment ce genre de projet pourra se faire... Je veux dire... CHARLOTTE BRIDEL!: Je peux vous répondre!? MARION SLOSSEN!: Oui, oui, mais j’ai une question qui colle à ça... CHARLOTTE BRIDEL!: Vous la posez juste après!? MARION SLOSSEN!: Quoi, votre mémoire aussi vous joue des tours!?! 6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire Après avoir cherché à saisir la manière dont le «!rassemblement centré!», dans sa configuration microspatiale, pouvait constituer un espace de ressources cognitives et morales pour les participants citoyens et profanes, nous nous sommes intéressés pour les mêmes raisons au «!jeu interlocutoire!», à ses développements microtemporels, à la «!pression normative à double sens!» qui le caractérisait, ainsi qu’aux opportunités tactiques de reprise et aux possibilités de critique qu’il offrait. Avec la conjonction de ces espaces grammaticaux naissant d’une part de la «!coorientation des êtres!» et d’autre part de l’ «!alternance des actes!», nous avons à présent une idée d’ensemble de ce en quoi peut bien consister l’ordre sensible de l’interaction, et de la manière qu’il a d’interférer avec l’ordre officiel de l’activité. Dernièrement, avec l’étude du jeu interlocutoire, nous avons également eu l’occasion de constater que les aptitudes attentionnelles des participants, leurs «!sens sociaux!», ne se limitaient pas simplement à des possibilités de perception directe, mais incluaient le recours à une mémoire minimale, en même temps qu’à un sens de l’anticipation. Il nous faut à présent chercher à considérer des temps d’interaction plus longs, à même de rendre plus saillants ces enjeux de mémoire et d’anticipation, qui prendront alors le pas, dans l’analyse, sur les enjeux de perception. Avant de nous intéresser, à terme, aux espaces grammaticaux de l’ «!expérience collatérale!» et de la «!menée en commun!» (6.3.3.), et en vertu de notre approche continuiste de l’expérience, il semble pertinent de nous éloigner progressivement d’un ordre de l’interaction microlocal, pour nous pencher sur des formes intermédiaires d’interactions plus durables, et sur les règles civiles et sensibles qui continuent de les contraindre. Ainsi, nous passons de l’étude de la conversation locale et de ses règles, à l’étude d’un jeu Répondre en citoyen ordinaire vol.2 483 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation interlocutoire à peine plus ample, avec la conviction que c’est bien d’un réseau de petites interlocutions et de chaînes dialogiques de taille moyenne que se compose ce que les participants appellent le processus de concertation (Pharo, 1991!; Cefaï, 2002!; Ferrié et al., 2008). La scène assez longue que nous reproduisons dans les pages qui suivent (extrait n°113) a lieu dans le cadre d’une concertation extérieure aux Contrats de quartier, et se déroule dans le secteur de la santé54. En Belgique, une commission fédérale «!droits du patient!» rassemble des acteurs institutionnels, des professionnels de la santé (médecins, représentants d’hôpitaux), des organismes assureurs, des experts en droit, ainsi que des personnes mobilisées au titre de «!représentants des patients!»55, c’est-à-dire les coordinateurs de l’une ou l’autre association de patients et quelques «!simples usagers!». Dans le cas qui nous occupe, la concertation porte plus précisément sur des propositions d’adaptation de la législation relative aux droits des patients à l’aune de la situation particulière des personnes atteintes de troubles de santé mentale. Emanant de la commission fédérale, un «!groupe de travail santé mentale!» a été créé, et des acteurs associatifs et citoyens particulièrement actifs sur ces questions ont été sollicités. Suite à une session de ce «!groupe de travail santé mentale!», et parce qu’ils désiraient amender en petit comité l’avis proposé par l’ensemble des membres du groupe de travail, les «!représentants des patients!» organisent une réunion informelle, cela quelques jours avant une nouvelle session du «!groupe de travail santé mentale!». C’est cette réunion informelle qui nous intéresse particulièrement, en ce qu’elle nous permet d’étendre notre compréhension du jeu interlocutoire et de ses règles à des unités plus grandes. a) Vers de plus grandes unités de réponse Nous avions jusqu’ici considéré les réponses et les re-présentations des participants citoyens et profanes, ainsi que les plages d’expression (frame space) qui leur étaient laissées, sous un angle strictement «!micro!», à l’intérieur des parenthèses spatiales et temporelles d’une seule et même réunion, voire à l’intérieur des parenthèses d’une seule et même conversation. Les réponses apportées par les citoyens ou les profanes aux personnes en charge se présentaient alors comme des énonciations élémentaires, souvent assez brèves. Typiquement, elles suivaient une énonciation plus longue produite par une personne en charge, et en anticipaient une autre ayant les mêmes caractéristiques. Nous avions alors proposé de représenter ces engagements de réponse et la forte «!pression normative à double sens!» qui s’exerçait sur eux par la formule «!AbA’». Ce que la réunion tenue par les représentants des patients en santé mentale nous montre, c’est que l’engagement de réponse représenté par le «!b 54 Cf. 3.1.2.3. Notons que comme, dans le cas des «!délégués des habitants!», le titre de «!représentants des patients!» peut apparaître trompeur!: les premiers comme les seconds ne seront généralement pas reconnus comme les porte-parole légitimes d’une population qu’ils prétendraient représenter sur un mode de délégation. 55 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 484 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation minuscule!» de notre formule peut s’étendre sur l’ensemble d’un événement de parole. Autrement dit, il est possible de conserver cette formule en voyant dans ses trois lettres non pas trois énonciations, mais trois chaînes d’énonciations ou, ici, trois réunions!: - une première réunion «!A!», c’est-à-dire une première session du «!groupe de travail santé mentale!» dont l’objet était de rédiger un texte de propositions concernant les droits des patients!; - une seconde réunion «!b!», c’est-à-dire la réunion informelle tenue par les représentants des patients et dont l’enjeu est d’amender le texte produit dans le cadre de l’événement «!A!»!; - une troisième réunion «!A’!», c’est-à-dire la prochaine session du «!groupe de travail santé mentale!», lors de laquelle les représentants des patients devront faire connaître leurs suggestions d’amendements, avec l’espoir, évidemment, que les autres membres du groupe de travail les approuvent. Dans l’étude des «!engagements de réponse!» des participants associatifs et usagers, nous passons donc d’une pragmatique des énonciations à une pragmatique des réunions. Nous allons voir que la réunion informelle «!b!» restituée dans l’extrait n°113 nous permet de repenser un «!art de la reprise!» qui, tout autant que dans les conversations locales étudiées précédemment, doit prendre en considération la «!pression normative à double sens!» que lui imposent un événement officiel précédent («!A!», auquel elle répond) et un événement officiel à-venir («!A’!»). EXTRAIT N°113!: Réunion informelle entre «!représentants des patients!» dans le cadre du «!groupe de travail santé mentale!» organisé autour de la commission fédérale «!Droits du patient!», Bruxelles, novembre 2006. [Dans cette réunion, Jean-Luc a pris l’initiative d’apporter lui-même des propositions d’amendements au texte d’avis remis par le «!groupe de travail santé mentale!». Il invite les autres représentants des patients à parcourir avec lui les modifications apportées, à les confirmer ou les infirmer, et à en apporter éventuellement d’autres!:] [1] JEAN-LUC (représentant d’une association de patients en santé mentale)!: Bon, là vous avez les documents, je propose de les passer en revue et de voir pour les modifications... Bon en fait j’ai essayé de reprendre les choses chaque fois que survenait quelque chose comme «!la commission pense que..., «!la commission décide que...!», etc. Peut-être que du coup j’ai balancé pas mal d’éléments au final... La première page, j’ai rien changé. Ca reprend pratiquement telle quelle la proposition du Ministre. Ca reprend aussi les notes et les remarques de Marie-Noëlle Veys [chercheuse en droit à l’Université d’Anvers]. Alors à la page 2, on traite des différents articles énumérés. Ensuite j’ai cru bon de donner un court compte-rendu de tous les experts rencontrés. J’indique qu’on a travaillé avec eux sur des notions comme le traitement sans contrainte.. [2] JEANNE (usagère de soins en santé mentale)!: Traitement sans contrainte... on ajouterait pas des guillemets à «!traitement sans contrainte!»!? Peut-être que c’est un peu chercher midi à quatorze heures mais bon... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 485 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation [3] JEAN-LUC!: Tu crois!? [4] OLIVIER (représentant d’une association de patients en santé mentale)!: Allez hop!!, on met ça entre guillemets [5] JEAN-LUC!: Ok, alors plus loin dans le même paragraphe, il y a tous ces mots comme «!maladie mentale!», «!troubles psychiques!», «!difficultés psychologiques!» qui me posent problème parce qu’ils sont utilisés comme interchangeables sans vraiment renvoyer à la même chose, et certains sont vraiment problématiques... [6] JEANNE : Oui mais on s’était mis d’accord sur ces termes, est-ce qu’on peut encore changer!? [7] BART (représentant d’une association de patients en santé mentale) : pour moi c’est «!patients en santé mentale!» le terme qu’il faut utiliser... [8] JEANNE : pour nous c’est plutôt «!usagers en santé mentale!» [9] JEAN-LUC!: le problème c’est qu’ici dans le texte ça tend à confondre santé mentale et psychiatrie... Je ne sais pas, c’est vrai qu’il y a des gens comme Jean-Luc Roelandt qui... Dans son Manuel de psychiatrie citoyenne, il propose de tout englober... [10] JEANNE : Houlala, quelle littérature dis!! Je sais pas moi, si tu veux désigner par exemple quelqu’un qui est juste surmené, ou qui est par exemple harcelé au travail et qui va voir un psy, tu peux pas parler de maladie mentale! quoi... [11] JEAN-LUC!: Alors, on pourrait mettre «!qui présentent une affection mentale!», à ce moment-là... [12] OLIVIER : «!Troubles!» c’est bien non!? «!Troubles!», c’est potentiellement très large, je préfère ça à «!maladies!» pour éviter ce côté «!médicalisation!»... [13] JEAN-LUC!: Oui, enfin, «!troubles!» ça renvoie au trouble de l’ordre public, il y a cette dimension de dangerosité qui... [14] JEANNE : «!Dangerosité!»!?! [en s’adressant à moi:] Tu te rends compte Mathieu, on est «!dangereux!»... [ils rient] [15] JEAN-LUC!: Faut voir ce qui a le moins de connotations, et quelles connotations. [16] OLIVIER : Bon, on va continuer hein... [17] JEAN-LUC!: Alors, page 4... Il y a en haut ce passage, «!... séjournant en annexe psychiatrique...!» [Bart qui était parti depuis une minute, réapparaît avec un paquet de biscuits, tout sourire] [18] OLIVIER : Chouette, des biscuits!! [Bart s’assied et me tend un biscuit] [19] JEAN-LUC!: Dis Bart, qu’est-ce que tu fouts avec tes biscuits!?! Allez, quoi, on continue... Bon, l’idée qu’on avait discuté au début c’est que toute personne peut faire valoir son droit de patient. Regardez ce qui s’est passé dans les centres fermés, dans les prisons... [20] OLIVIER : De toute façon, c’est dès qu’un médecin intervient que la loi doit être appliquée, le «!lieu!» n’a rien à voir avec ça... [21] JEAN-LUC!: Donc vous pensez que c’est utile de bien rappeler que cette loi reprend toutes les situations. Bon, ça, à un niveau juridique, il faut encore voir avec Marie-Noëlle Veys. Alors, oui, p.5, en bas., est-ce qu’on dit plutôt «!assistants sociaux!», «!travailleurs sociaux!» ou «!intervenants sociaux!»!? [22] JEANNE : On peut dire «!les assistants sociaux qui interviennent dans les services de santé mentale!»... Répondre en citoyen ordinaire vol.2 486 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation [23] JEAN-LUC!: Ok... [...] [24] OLIVIER : Jusqu’à quelle heure on a!? 21h!? [25] JEAN-LUC!: alors ici, page 6, presque tout passe à l’effaceur. Ok, page 7, en haut. J’ai été frappé que Maurice [un membre de la commission droit des patients] dise que les malades mentaux, on a beau leur donner l’information, ils se plaindront toujours de ne pas être informés. Moi je me demande si ça c’est une déformation professionnelle de Maurice, ou si c’est vrai. [26] JEANNE : Moi je me dis «!merde alors!!!», à la longue ils vont prendre ça pour naturel quoi... qu’on râle tout le temps et qu’on retient pas l’info... [27] MICHELLE : Ici de toute façon la loi dit bien qu’il ne suffit pas de donner l’info au patient... [28] JEANNE : C’est comme si un prof disait une seule fois la grammaire allemande et que t’étais censé la connaître. Il faut pouvoir la répéter pour qu’il y ait une efficacité pédagogique... [29] BART : Tu me dis ça, ça me rappelle une anecdote... [30] JEAN-LUC!: Oui mais faut qu’on avance!! Page 7, point 4.2., sur l’ «!exception thérapeutique!», donc le fait de pouvoir ne pas dire la vérité au patient ou de plutôt s’adresser à des proches... [31] JEANNE : faut voir les cas, par exemple j’ai l’impression que, vous me dites si je me trompe, mais si tu as des patients complètement dans les vappes, sous médicaments ou quoi, même si on vient vers toi pour te tenir au courant, tu n’es pas disposé à recevoir l’info et c’est nécessaire d’avoir des proches, ça peut aider les médecins... [32] JEAN-LUC!: Oui mais faut faire la différence avec les gens qui parlent uniquement aux proches parce qu’ils pensent que la personne est dingue... [33] MICHELLE (représentante d’une fédération d’associations de patients) : J’ai une question, est-ce qu’en santé mentale c’est la même chose qu’en santé en général!? Le patient a le droit de savoir ou de ne pas savoir comme partout!? [34] OLIVIER!: Oui, enfin le médecin juge d’abord que la personne est capable avant de demander si elle veut ou pas savoir. [35] JEANNE : par exemple imagine que... [36] JEAN-LUC!: Attends, attends, on va pas y arriver sinon!! [37] JEANNE : pardon. [38] BART : enfin juste pour dire que sur l’ «!exception thérapeutique!», je crois qu’on est assez divisés et que les membres de la commission ne disent pas tous la même chose non plus sur le sujet. [39] MICHELLE : Oui mais alors qu’est-ce qu’on va en faire... Parce que là, avec ce document, il faut pas dire «!untel pense que X, par contre un autre pense Y et un autre pense encore autre chose!». Ce qui faut c’est garder l’avis de la commission dans l’ensemble... Là je crois qu’il faut s’en tenir à remanier légèrement le texte pour le rendre un peu plus précis comme on nous l’a demandé, sinon, on s’aventure trop. [40] JEAN-LUC!: Mais ici on n’est pas en commission, c’est notre avis, ça peut compter quand même... [41] JEANNE : Si c’est possible et si on est minoritaire, moi je dirais quand même de dire que nous, les patients, on est contre l’ «!exception thérapeutique!». Répondre en citoyen ordinaire vol.2 487 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation [42] BART : Attends, tu dis ça mais moi je ne sais pas ce que pensent toutes les associations de patients sur la question!! [43] JEAN-LUC!: Allez quoi, on peut finir!?! [44] MICHELLE : Oui, enfin j’ai l’impression qu’on est en train de rendre un truc hyper long... Avec tout ce qu’on a mis, y a 14 pages au lieu de 5 pages. Et puis ça fait un peu «!manipulation de l’avis», je trouve, cette réécriture [45] JEAN-LUC!: Attends, manipuler c’est quand on voit pas les corrections... Ici tous les ajouts, on les voit hein, tu les vois bien clairement dans le texte. Non!? [...] [46] JEAN-LUC!: Allez, page suivante!: là, c’est Philippe qui avait parlé d’ «!hypothèses diagnostiques!», c’est pour ça que j’ai repris le terme. [47] OLIVIER : Bon, là sur ce point on va y aller rapidement hein... Tout le monde est d’accord pour garder ce point sur les «!hypothèses diagnostiques!?!» [ils lèvent la main]. Ok, next!! [48] JEANNE : Oui, on fait comme eux!! [elle fait allusion, je pense, aux manières de procéder des membres plus «!institutionnels!» de la «!commission droits du patient!», à la fois au fait qu’ils ne perdent généralement pas de temps à discuter et recourent rapidement au vote ] [49] JEAN-LUC!: Alors, page 9, «!Droit au consentement libre!» j’ai cru bon de signaler quand même que deux experts divergent, Christian Sappart et Gérard Tassier... [50] OLIVIER : Mais on s’en fout de Gérard Tassier!! Il fait pas partie de la commission quand même! Si on s’est mis d’accord avec la commission, on s’est mis d’accord!! Expert ou pas. Et puis j’insiste, il est pas membre. [51] JEAN-LUC!: Bon d’accord, j’enlève alors!? [52] OLIVIER : Attends, ici, c’est quoi ça «!le degré d’incapacité du patient et son caractère irréversible!»!? Qui a rajouté ça dans le texte, le mot «!irréversible!»!?! On n’a jamais parlé de ça... [53] JEAN-LUC!: Moi... [54] MICHELLE : Je comprends pas pourquoi tu as ajouté ça, je crois que là c’est typiquement ce qu’on doit pas faire... On était censés rendre 3-4 pages de réactions et pas écrire un nouveau truc de 14 pages. [Silence. Bart soupire!; Olivier s’étire les bras et le dos ] [55] JEAN-LUC [visiblement vexé]!: Attends, c’est quand même vous qui m’avez amené ça hein... ça vient des patients cette demande de pouvoir retravailler leur texte, l’éclairer... [56] MICHELLE : On n’est pas en train d’ «!éclairer!» là, on est en train d’ «!ajouter!». [57] JEAN-LUC!: Mais y a pas 14 pages, tu as du l’imprimer en grands caractères... Et puis vous aussi vous avez rajouté des choses de votre côté, et parfois des choses «!rien à voir!», qui ne concernent pas directement le droit des patients en santé mentale!! [58] JEANNE : Attends Michelle, Jean-Luc a eu la gentillesse de retravailler le texte avec les ajouts de tout le monde... c’est quand même un exercice pas facile. [59] MICHELLE : [en parlant des membres de la commission!:] Ils vont pas apprécier demain, je te jure. On est en train de faire comme si c’était nous qui remettions l’avis!! Je te jure, si on continue sur cette voie, ils vont nous prendre pour des fous... [60] JEANNE : «!pour des fous!!!», c’est le cas de le dire!! Répondre en citoyen ordinaire vol.2 488 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation [grands éclats de rire] [61] OLIVIER : Non, mais franchement moi je suis pas d’accord... Franchement, il est bien le texte, Jean-Luc. Y faudrait simplement qu’on raccourcisse maintenant. On peut peut-être reprendre depuis le début et faire un nettoyage, pour épurer tout ce qui n’est pas santé mentale ou ce qui va trop loin!? [Ils reprennent la lecture à la page 2 et déterminent une série de coupes dans le texte] Cet extrait reproduit les moments d’une séance de réécriture, en petit collectif (composé des «!représentants des patients!»), d’un texte d’avis produit précédemment dans les conditions d’un collectif plus large et sur une scène plus officielle (le «!groupe de travail santé mentale!» de la commission fédérale «!droits du patient!»). Nous avons donc affaire à un jeu interlocutoire, à des engagements de réponse et de reprise du type de ceux déjà étudiés!; simplement, ici, ce n’est pas l’une ou l’autre énonciation isolée, mais l’enchaînement des énonciations des participants associatifs et usagers, et leur séance de travail dans son ensemble qui sont supposés produire une réponse à l’attention des acteurs institutionnels du «!groupe de travail santé mentale!». Tout comme c’est le cas dans les conversations locales en assemblée, nous réalisons que les participants de l’extrait n°113 sont amenés à éprouver les limites séparant un rôle de re-présentation qu’on leur reconnaît jusque dans certaines limites, et des formes d’engagement plus problématiques. Le travail de reprise qu’ils développent dans cet extrait est de la même nature que celui qui opérait dans les micro-interactions des CLDI bruxelloises!: il s’appuie lui aussi sur des modes de signification d’ordre indiciel et iconique. Cependant, ici, l’interaction entre les participants associatifs/usagers et leurs partenaires institutionnels/experts ne se faisant pas dans la situation de coprésence du «!rassemblement centré!», les acteurs ne s’orientent pas les uns vers les autres par le moyen de leur perception directe, mais par la médiation de documents et l’activation d’une mémoire. Le texte d’avis produit par le «!groupe de travail santé mentale!» constitue à la fois une offre normative et une base de référence vers laquelle les participants associatifs et usagers dirigent à présent leur attention!; un antécédent nécessaire à l’émergence d’une intelligence indicielle et iconique. b) Retoucher un avis officiel en profane Le travail de reprise se fait d’abord sur un plan indiciel, les participants s’indiquant constamment les uns aux autres les endroits du texte où des modifications sont à apporter, ou ont déjà été apportées par Jean-Luc («!Alors, page 4... Il y a en haut ce passage...», «!tous ces mots...!»). La reprise se fait aussi et surtout à un niveau iconique, le gros des efforts de re-présentation consistant à retravailler en surface la matière langagière du texte, à déplacer légèrement le sens des termes, à renommer des acteurs («!pour nous c’est plutôt “usagers en santé mentale”!»), à requalifier des situations («!“Troubles” c’est bien, non!?!»), à modaliser des catégories («!on n’ajouterait pas des Répondre en citoyen ordinaire vol.2 489 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation guillemets à “traitement sans contrainte”!?!»). Le caractère iconique d’un tel travail de reformulation apparaît également à travers des opérateurs linguistiques d’ «!irréalisation!» (Gaik, 1992), des engagements de parole qui s’expriment sous une forme interrogative («!est-ce qu’on dit plutôt...!?!») ou interro-négative («!on n’ajouterait pas...!?!»!; «!...c’est bien, non!?!»), sur un mode conditionnel ou potentiel («!on pourrait mettre...!»!; «!si tu veux désigner par exemple quelqu’un...!»! ; «!C’est comme si un prof disait...!»!; «!par exemple, imagine que...!»! ; «!faut voir les cas, par exemple j’ai l’impression que, vous me dites si je me trompe, mais si tu as des patients complètement dans les vappes...!»)56. Dans leur position de re-présentant, les participants de cette séance de réécriture se contentent la plupart du temps d’évoquer des possibilités de modifications, ils veillent en tout cas à ne pas se prononcer de manière trop assertive. Cette reprise du texte d’avis sur un mode iconique se fait notamment à l’aune d’une connaissance du dedans, d’une compétence d’usage, d’un contact prolongé avec ce monde des soins de santé mentale (ses institutions, ses règlements, son jargon...). Ainsi, Jeanne trouve une position singulière dans cette séance de réécriture, en concevant son rôle de re-présentation à travers une casuistique, et en préfaçant typiquement ses interventions par un «!par exemple, imagine que...!»57. C’est bien l’une des choses qui semblent demandées à ces acteurs désignés comme «!représentants des patients!»!: mettre ces textes officiels à l’épreuve d’un vécu et de situations concrètes. Cependant, nous remarquons que l’effort de requalification et de reformulation ne s’arrête pas là, les participants recourant également à des savoirs experts et à des propos des professionnels qu’ils restituent, de mémoire, et sur le mode du discours rapporté. C’est surtout le cas de Jean-Luc qui, ici aussi, le fait «!en profane!», c’est-àdire en ne se reconnaissant pas un rôle de «!principal!» (Goffman, 1981) vis-à-vis de ces propos d’expertise, et en ne les avançant pas de manière assertive («!c’est Philippe qui avait parlé d’ “hypothèses diagnostiques”, c’est pour ça que j’ai repris le terme!» ; «!Je ne sais pas, c’est vrai qu’il y a des gens comme Jean-Luc Roelandt qui... Dans son Manuel de psychiatrie citoyenne, il propose de tout englober... !»!; «!j’ai cru bon de signaler quand même que deux experts divergent, Christian Sappart et Gérard Tassier...!»). Les tentatives de requalification du texte se font donc à un point de rencontre entre l’expérience personnelle de Jeanne et ce travail de collection de propos ou d’avis d’experts pris en charge par Jean-Luc («!Bon, ça, à un niveau juridique, il faut encore voir avec Marie-Noëlle Veys!»). 56 C’est bien C.S. Peirce lui-même qui associait ce mode potentiel aux icônes!: «!Si une icône pouvait être représentée par une phrase, celle-ci devrait être au mode potentiel [ou subjonctif], c’est-à-dire dirait simplement!: «!Supposons qu’une figure ait trois côtés, etc.!». (Peirce, dans Chauviré, 1995, p.99). 57 Cf. tours 10, 31, 35. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 490 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation c) L’économie de la retouche Si la réécriture coopérative se fait bien selon les règles indicielles et iconiques d’une grammaire de la reprise, les modifications proposées vont toutefois trouver leurs limites dans leur surabondance. Michelle assume ici le rôle important consistant à rappeler ses coparticipants au respect de la «!pression normative à double sens!» propre au jeu interlocutoire dans lequel se place cette réunion informelle. Les remarques de Michelle relatives aux trop nombreuses modifications apportées par Jean-Luc58 soulèvent des enjeux qui concernent à la fois la substance du texte et la position tenue par les participants associatifs/usagers dans le jeu interlocutoire. Premièrement, donc, ces trop nombreuses modifications sont en train, selon Michelle, d’altérer la substance du texte coécrit dans le cadre du «!groupe de travail santé mentale!». D’abord, elle exprime son souci de préserver la force d’un texte unitaire et clairement orienté sur les questions des droits des usagers en soins de santé mentale, quand elle a l’impression que les modifications introduites par Jean-Luc sont en train de donner naissance à «!un nouveau truc!», quelque chose qui «!ajoute!» plutôt qu’il n’!«!éclaire!» , quelque chose de trop complexe, de trop hétérogène, de trop équivoque («!avec ce document, il faut pas dire “untel pense que X, par contre un autre pense Y et un autre pense encore autre chose”. Ce qui faut c’est garder l’avis de la commission dans l’ensemble...!»). Ensuite, la trop grande quantité des retouches pose surtout une question morale de fidélité vis-à-vis du texte produit, et donc vis-à-vis des productions d’une «!histoire partagée!», d’une «!menée!» que ces participants ont en commun avec leurs partenaires du «!groupe de travail!» (6.3.3.). Par leurs interventions, Michelle et d’autres rappellent au «!re-présentant!» le plus zélé, Jean-Luc, qu’un plus large ensemble d’acteurs s’est déjà accordé sur une version générale du texte et qu’il n’est pas question ici de «!manipuler!» l’avis exprimé précédemment («!mais on s’était mis d’accord sur ces termes...!»!; «!Qui a rajouté ça dans le texte, le mot «!irréversible!»!?! On n’a jamais parlé de ça...!»). Une deuxième composante des remarques de Michelle ne vise pas tant le texte en luimême, que la manière dont de trop nombreuses modifications risquent de déforcer la position des participants associatifs/usagers au sein du «!groupe de travail santé mentale!», de les décrédibiliser aux yeux de leurs partenaires institutionnels. On peut en effet penser que si Michelle se fâche en réalisant que les modifications de Jean-Luc ont fait gonfler le nombre de pages de quatre à quatorze, c’est aussi qu’elle craint que elle et les autres retoucheurs ne passent pour bien plus bavards qu’ils ne sont censés l’être, qu’ils apparaissent comme des partenaires incapables de s’en tenir à ce qu’on leur demande («!On est en train de faire comme si c’était nous qui remettions l’avis!! Je te jure, si on continue sur cette voie, ils vont nous prendre pour des fous...!»). Les remarques de Michelle ramènent à la conscience des participants le fait qu’ils ne disposent que d’une plage d’expression (frame space) réduite, que c’est là une donnée pour cette 58 Cf. tours 39, 54, 56, 59. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 491 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation réunion informelle placée entre deux événements officiels, et que c’est dans les limites de cette plage étroite qu’on leur reconnaît qu’il convient de faire jouer leur compétence. Ils se sont accordé trop de libertés dans ce travail de modification. Il est nécessaire qu’ils prennent à présent le temps de faire «!un nettoyage!», d’ «!épurer!» cette nouvelle mouture, en commençant par éliminer les modifications trouvant leur source chez des acteurs extérieurs, non membres, et dont les positions ne viennent dès lors que parasiter l’avis remis («!Mais on s’en fout de Gérard Tassier!! Il fait pas partie de la commission quand même!!»). Ainsi, à des enjeux éthiques de fidélité vis-à-vis du texte correspondent des enjeux plus tactiques de loyauté vis-à-vis des partenaires d’un même réseau interlocutoire. Celui-ci constitue finalement, comme pourrait l’être une conversation locale, «!un petit système social qui tend à préserver ses frontières; c’est un îlot de dépendance et de loyauté avec ses héros et ses traîtres!» (Goffman, 1967, p.101). *** Être passé, dans l’analyse, du niveau strictement micro de la conversation en assemblée à l’échelle supérieure d’une interlocution répartie sur plusieurs «!événements de parole!» (speech events) consécutifs nous a permis d’élargir notre compréhension de la position de «!répondant!» ou de «!re-présentant!» à laquelle se trouvent généralement limités les participants citoyens et profanes des dispositifs de démocratie participative. Nous proposons alors de continuer de «!dézoomer!», en quelque sorte, pour en arriver à présent à la dimension proprement historique des situations et des compétences de concertation, à la façon dont les participants citoyens et profanes peuvent chercher à s’appuyer sur une grammaire profonde de l’ «!expérience collatérale!» et de la «!menée en commun!» pour faire entendre une critique. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 492 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun Dans notre enquête sur les milieux de l’attention et de la re-présentation (ces dimensions de l’expérience qui offrent des prises sensibles, des ressources cognitives et morales permettant aux participants citoyens les plus vigilants d’améliorer leur position dans une activité de parole institutionnellement réglée en leur défaveur), nous avons progressé du milieu statique du «!rassemblement centré!» vers le milieu dynamique du «!jeu interlocutoire!», en considérant d’abord le niveau strictement local de la conversation en assemblée, puis en nous intéressant à des chaînes dialogiques un peu plus longues et à un réseau interlocutoire un peu plus vaste. Continuer sur cette lancée nous amène alors à nous intéresser au «!processus de concertation!» dans sa durée, et à saisir les situations de concertation comme dotées d’une certaine épaisseur historique. De même que la coorientation des personnes présentes et l’alternance de leurs actes réciproques font immédiatement naître un «!ordre de l’interaction!», de même, la répétition de ces mobilisations microlocales et l’engendrement d’un processus de concertation font naître un «!ordre de l’interaction durable!». Cet ordre de l’interaction durable est lui aussi de nature sensible. Il sollicite tout autant les «!aptitudes attentionnelles!» et les «!sens sociaux!» (Conein, 2005) des participants!; simplement, dans la hiérarchie des sens sociaux, la mémoire vient ici s’intercaler dans l’expérience faite de la situation, prenant le pas sur la perception directe. Ces aptitudes de mémoire, que les participants citoyens et profanes doivent pouvoir manifester continûment aux partenaires avec lesquels ils partagent une histoire, renvoient d’une part à un fonds d’expérience collatérale constitué au fil des réunions, et à l’orientation d’un cours d’action qui excède la situation et qui structure cette expérience partagée en une intrigue, avec son début, sa fin, ses épisodes marquants et ses rebondissements. Afin d’illustrer de manière simple la nouvelle signification que prend ici le fait de «!suivre!» et de «!re-présenter!», on peut se rapporter à nouveau au court extrait n°97, dans lequel une déléguée des habitants du Contrat de quartier Callas s’engageait de la manière suivante!: «!Oui, j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle, c’est sur cette histoire de mur de soutènement, si je me souviens bien, ce serait à charge du Contrat de Quartier...!». Nous avions précédemment dit que le fait, pour cette participante, de pouvoir faire allusion de manière laconique au mur de soutènement dépendait d’un droit situationnel de mention et d’une base de référence immédiate que lui fournissaient d’une part l’énonciation antérieure d’ «!Isabelle!» (qui vient d’évoquer la question du mur de soutènement) et d’autre part l’argumentaire technique développé plus tôt dans la réunion par l’expert urbaniste. Or on peut aussi s’intéresser à l’épaisseur historique de cette base de référence du «!mur de soutènement!». En effet, quand la participante fait allusion à «!cette histoire de mur de soutènement!» et utilise précisément ces mots pour le faire, sa parole ravive une «!mémoire-souvenir!» (Deleuze, 2007), se répercute sur une série de situations ressemblantes du passé, fait écho à toutes ces Répondre en citoyen ordinaire vol.2 493 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation autres occurrences de l’objet «!mur de soutènement!» qui se sont accumulées dans les discussions publiques des mois précédents, lors desquelles les experts urbanistes parlèrent à plusieurs reprises de la possibilité que le coût de ce mur soit pris en charge par le budget du Contrat de quartier. Mais ce n’est pas tout. Parce que l’allusion «!cette histoire de mur de soutènement!» développe sa signification selon un code iconique (Ferry, 2007), elle se propage, au-delà du mur de soutènement en lui-même, à des objets et des situations qui lui sont clairement associés dans la mémoire des coparticipants. Il faut ici comprendre que le souci de la locutrice concernant le mur de soutènement est d’ordre métonymique. Il fait signe vers une préoccupation plus importante, partagée parmi les délégués des habitants du Contrat de quartier Callas, et qui concerne la pertinence générale du projet d’aménagement d’un ascenseur urbain et d’un parc public au cœur du quartier!; un projet dans lequel la construction du mur de soutènement trouve une simple fonction technique. Par cet énoncé se trouvent alors remémorés nombre d’énoncés antérieurs, dans lesquels, au long du processus de concertation, plusieurs habitants ont fait référence à «!cette affaire d’ascenseur!» et à «!cette histoire de parc!». Ce qui est ultimement visé par Christiane Macchiatto et son allusion, c’est moins le mur de soutènement en lui-même que ce qu’il est censé «!soutenir!», un projet boîteux de l’avis de cette habitante (dont on se souvient qu’elle avait rebaptisé le parc public «!la piste de ski!»). S’il est possible à son énoncé d’avoir cet effet évocateur, c’est donc qu’il s’appuie sur une série d’éléments et d’événements déjà connus de tous. La re-présentation de l’objet «!mur de soutènement!» se fait ici sur le plan d’une «!expérience collatérale!» aux participants du Contrat de quartier Callas, dans laquelle ils puisent sans cesse pour comprendre et pour être compris. Goffman dirait ici que pour que «![leur] conversation vive, il [leur] faut avant tout y revivre!» (1991, p.538). Cependant, il ne suffit pas de pouvoir piocher dans un fonds d’expérience partagée pour manifester une compétence de mémoire. Cette «!mémoire-souvenir [...] orientée et dilatée vers le passé!» se complète d’une «!mémoire-contraction!» pesant sur le présent et pointant vers l’avenir (Deleuze, 2007, p.46). Ainsi, «!suivre!» un processus de concertation, ce n’est pas seulement pouvoir collecter les séries d’images et de souvenirs qui s’y sont déposées au fil des réunions. Pour comprendre la situation qu’elle vit, ce qu’elle et ses partenaires sont en train d’y faire, et la manière dont elle peut s’y engager correctement, une participante comme Christiane Macchiatto doit pouvoir se replacer plus nettement dans une «!menée!» collective et dans l’intrigue qui la structure. Quand elle prend la parole pour exprimer une critique diffuse concernant la prise en charge financière du mur de soutènement, le moment où elle le fait n’est pas certainement pas anodin. Il ne s’agit pas là de n’importe quel instant. La situation est bien vécue comme un «!ici localisé!» et un «!maintenant daté!» (Ricœur, 1990), à la fois comme une vague dans l’avancée de la réunion, et comme un certain épisode dans l’état d’avancement d’un processus de concertation tenant en haleine, depuis dix mois, et pour encore deux mois, les Répondre en citoyen ordinaire vol.2 494 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation différents acteurs du Contrat de Quartier Callas. Agir en situation, pour elle, c’est donc aussi s’avancer dans un présent ouvrant sur «!des horizons de mémoire et d’anticipation!», c’est formuler sa resituation dans des «!faisceaux d’activités!», des «!archipels de rassemblements!» et des «!réseaux d’interlocutions!» (Cefaï, 2002!; Pharo, 1991). A la date de la réunion du 9 novembre 2004, le processus de concertation est arrivé à une certaine phase après laquelle certaines options prises deviennent des décisions irréversibles. Il peut apparaître à Christiane Macchiatto désormais pressant de tirer au clair cette histoire de mur de soutènement. Cette possibilité de se resituer et d’agir avec à-propos dans un cours d’action durable demande donc qu’une intrigue puisse se nouer autour de lui, et qu’il révèle donc des caractères de consistance, de continuité, de progression. Ce dont ont besoin les particpants citoyens et profanes pour «!suivre!», ce n’est pas seulement de se placer dans le flot et le flou de l’expérience, mais bien de pouvoir se rapporter aux balises d’une expérience «!intégrée dans un flux global!» (Dewey, 2005, p.59)!: Il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son environnement fait partie du processus même de l’existence [...]. Il arrive souvent, toutefois, que l’expérience vécue soit rudimentaire. Il est des choses dont on fait l’expérience, mais pas de manière à composer une expérience. Il y a dévoilement et dispersion [...] Nous nous attelons à la tâche puis nous l’abandonnons!; nous commençons puis nous nous arrêtons, non pas parce que l’expérience est arrivée au terme visé lorsqu’elle avait été entreprise mais à cause d’interruptions diverse ou d’une léthargie intérieure. A la différence de ce type d’expérience, nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’un travail quelconque que l’on termine de manière satisfaisante!; d’un problème que l’on résout!; d’un jeu que l’on poursuit jusqu’au bout!; d’une situation quelle qu’elle soit (dégustation d’un repas, jeu d’échecs, conversation, rédaction d’un ouvrage, ou participation à une campagne électorale) qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation. Une telle expérience forme un tout!; elle possède en propre des caractéristiques qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une expérience. C’est ainsi que l’un des enjeux de la concertation organisée autour d’un Contrat de quartier est de pouvoir amener les participants d’un moment inaugural à un moment final, le moment où sera arrêté un programme de revitalisation urbaine conçu de manière concertée. Il n’en va pas seulement de la nécessité d’arriver, en bout de course, à un «!résultat!» (bien que cela ait bien sûr son importance et que nombre de participants se plaignent régulièrement du fait qu’ils leur est impossible de saisir le résultat concret de leurs efforts). Ce fil conducteur, ce liant de l’expérience est aussi, à l’intérieur des bornes temporelles du processus participatif et à l’intéreur des Répondre en citoyen ordinaire vol.2 495 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation parenthèses de chacune de ses réunions, ce qui permet aux participants de s’orienter et de contribuer à la menée. Il leur faut pouvoir comprendre, par exemple, que la réunion du novembre 2004 a lieu dans la «!phase!» finale de l’élaboration du dossier de base du Contrat de quartier Callas, que cette phase finale suit trois phases précédentes nommées, dans l’ordre, «!état des lieux!», «!diagnostic!» et «!définition des priorités!», et que l’on n’attend plus d’eux lors de cette phase finale la même chose que ce que l’on attendait d’eux lors des phases précédentes. Plus précisément, au moment d’engager la parole lors de la réunion de novembre 2004, ils doivent pouvoir s’accorder sur ce qui s’est tramé lors des réunions directement précédentes, c’est-à-dire, ici, celles d’octobre et de juin 2004, ainsi que sur ce qui censé arriver lors d’une réunion prochaine en décembre 2004. En étant maintenus à une position de vigilance et de re-présentation, les participants citoyens et profanes de la concertation sont particulièrement dépendants de sa continuité, de l’annonce et du maintien d’un certain script à partir duquel structurer leur attention. Or, dans un processus de longue haleine comme celui du Contrat de quartier, la continuité de l’expérience s’avère tout à fait problématique. Mise à l’épreuve de la rupture que provoque le saut fait d’une réunion à une autre, et de la multiplication de ces ruptures (le processus comptant une dizaine de réunions par an), la «!menée en commun!» se trouve continuellement menacée dans sa nécessaire unité. C’est ici qu’il est intéressant de se pencher sur la pratique des procès-verbaux et sur les discussions de début de réunion consacrées à approuver ces documents «!qui, loin de n’avoir qu’une valeur informative, réorganisent en amont l’expérience de la réunion à venir!» (Cefaï, 2007, p.670). C’est en effet à l’occasion de tels moments que les acteurs reviennent sur les événements, en cherchant à s’entendre sur ce qui s’est passé, à s’accorder sur les «!actes!» d’une réunion précédente, à valider officiellement une suture entre deux événements disjoints, et donc un certain raccord dans l’expérience. Pour l’enjeu central qu’ils revêtent (un accord sur le passé et sur la poursuite des opérations), il s’agit aussi de moments priviligiés pour l’expression d’une «!critique ordinaire!» d’un certain type. Comme dans le cas des transgressions faites à l’ordre microlocal du rassemblement (6.3.1.) et de la conversation (6.3.2.), les participants citoyens et profanes peuvent en effet attirer l’attention de leurs partenaires sur l’irrespect d’un «!ordre de l’interaction durable!». Examinons un dernier extrait!: EXTRAIT N°114 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004 MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI, préside cette réunion en l’absence du bourgmestre)!: Il n’y a pas de remarques pour la réunion de juin!? Si, Mme Slossen... MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: J’ai pas mal de remarques. Je dois les faire de manière orale, ou est-ce que je les transmets par écrit!? Je peux les citer, mais il y en a un petit paquet. CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet) : Vous pouvez me les faire parvenir peut-être s’il y en a beaucoup. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 496 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation MARION SLOSSEN!: OK. Donc, on est d’accord qu’il y a des ajouts à faire. MARY O’NEILL!: Vous ne voulez pas prendre une minute quand même pour les énumérer pour les gens qui sont présents!? MARION SLOSSEN!: Oui, quelques remarques... Dans le PV, à un certain moment, Mme Lanners a posé «!une question autour de la mobilité!», est-il écrit dans le PV, alors qu’elle a clairement demandé à pouvoir avoir accès au document du Plan Communal de Développement. Faisant référence à une question antérieure qui a été posée à plusieurs reprises, et on avait promis de livrer ce document, ça n’a jamais été fait... Un peu plus loin, elle fait une remarque sur l’apparition soudaine dans le dossier du projet de parc à Grise-Joyau. Mais elle avait aussi posé la question sur l’apparition de l’ascenseur dans la même phrase. Monsieur Frusquet répond que «!le projet est apparu suite à une suggestion de la Région!», est-il écrit dans le PV. Moi, j’ai noté clairement dans mes notes que c’était le Collège qui avait proposé ce projet, c’est ce qu’on avait dit à ce moment-là. Ensuite, il y a aussi Monsieur Boutros, quelque part, qui avait fait référence à la nécessité de nous informer sur l’impact et l’utilité de l’ascenseur. Je ne vois nulle part apparaître cette remarque. Mme Gonzales demandait aussi d’avoir plus d’information sur les critères qui avaient été utilisés pour sélectionner les projets de «!cohésion sociale!». Je ne vois pas ça non plus. MARY O’NEILL!: Il y a d’autres commentaires sur cette CLDI de juin!? Monsieur Elias!? DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!: Je n’ai pas de commentaires sur le contenu. Simplement, qu’on ait à approuver une CLDI de juin au mois de novembre, je pense qu’il faut prendre acte aussi que là il y a comme un problème dans la procédure, puisque, en plus, faute de temps, la CLDI d’octobre a été mélangée à une assemblée générale, c’est-à-dire a disparu en tant que CLDI... Enfin, bon, bref, il faut qu’on prenne acte de ces changements, de ces glissements qui ne sont pas propices à ce qu’on réfléchisse étape par étape [Les commentaires sur la CLDI de juin continuent encore cinq bonnes minutes] MARY O’NEILL!: D’autres commentaires sur le procès-verbal de juin!? Est-ce que nous pouvons passer à l’approbation du procès-verbal de la réunion d’octobre, assemblée générale et CLDI qui ont été mélangées? Si je peux commencer... Dans le PV, il y a deux commentaires à moi que je voudrais clarifier à la page 5, c’est marqué!: «!Pour Mary O’Neill, les membres de la CLDI n’ont pas participé à la création du dossier de base!». Pour clarifier, je répondais à l’échevin qui suggérait que nous avions été les auteurs du Contrat de quartier. J’ai simplement voulu clarifier que, non, nous n’avions pas été les auteurs, et pas que nous n’avions pas participé du tout. Parfois, il y a une question de linguistique... Je n’ai pas dit!: «!elle estime qu’ils ont été seulement débattus sur les propositions du bureau d’études!». Je n’ai pas dit ça ouvertement comme ça. D’accord!? Et aussi, un autre commentaire de ma part, à la page 7 en bas!: «!Mary O’Neill trouve qu’il est compliqué de présenter et de porter un projet!». Oui. «!et que la Région n’est pas très encourageante!». Je n’ai pas dit ça. J’ai demandé s’il y avait quelqu’un de la Région présent. Je l’ai regardé et j’ai dit que j’espère qu’il comprend que pour les habitants ce n’est pas une chose facile de participer dans un contrat de quartier. Et puis je pense que, pour beaucoup de gens, le fait que l’assemblée générale et la CLDI ont été mélangées nous a un peu surpris. Parce que si un membre de la CLDI est invité pour la CLDI à 20h00, il suppose qu’il peut arriver à 20h00, et que rien ne s’est passé avant 20h00... Donc, je pense que plusieurs personnes ont des inquiétudes par rapport à ça. Mme Thierry... ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants): Oui, donc, la même chose que vous venez de dire... Les personnes qui souhaitaient ne participer qu’à la CLDI, et pas à l’assemblée générale qui avait lieu avant, n’ont pas pu le faire. Etant donné que, à Répondre en citoyen ordinaire vol.2 497 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation 20h00, c’était terminé. Et les points qui étaient à l’ordre du jour de cette CLDI n’ont pas été abordés. Donc, c’était (1) l’approbation des PV de la CLDI du mois de juin, qu’on fait maintenant!; et (2) des propositions de sujets à débattre pour les prochaines réunions. Donc, pour moi, on ne peut pas vraiment appeler la réunion qui a eu lieu en octobre, une CLDI. MARY O’NEILL!: Est-ce qu’il y a d’autres commentaires par rapport à la réunion d’octobre!? DENIS ELIAS : Je n’ai pas vu dans le texte du PV certains propos que j’ai tenus. Notamment, j’avais proposé une sorte de «!pacte!» entre nous, puisque j’avais cru comprendre que le passage du dossier à la Région n’était pas si important puisque on pouvait tout «!mettre à plat!» par la suite. Donc, je pense que ce paragraphe-là aurait dû rester, pour mémoire, tout au moins. MARY O’NEILL!: Mme Maes... ANNICK MAES (déléguée des habitants): Oui, voilà, c’est la même remarque que pour Isabelle, à savoir que la CLDI n’a pas eu lieu compte tenu des éléments. En fait, je prends le micro pour dire qu’elle n’est pas la seule à penser cela. Et j’invite les autres à aussi le dire, que cette CLDI, pour nous, n’a pas eu lieu. Donc, il n’y a pas eu de 5e CLDI. Et je note simplement que je ne suis pas reprise dans les présents. Or, j’ai fait des interventions. Voilà. MARY O’NEILL!: Mme Maes était présente à la réunion d’octobre. Oui, Mme Gonzales... ROSA GONZALES (en s’adressant à Charlotte Bridel)!: Sur l’intervention que j’avais faite en relation avec la participation, je pense que vous avez fait un peu une restructuration. Vous avez essayé de faire une restructuration dans le rapport. Mais, si je me souviens bien, j’avais dit que je pensais qu’il y avait des concepts différents sur ce que signifiait la participation, que les gens de la Commune et nous, on divergeait sur le concept de participation et de concertation. MARY O’NEILL!: Il y a d’autres remarques pour le PV du 5 octobre!? Monsieur Walkowski.. STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants)!: Oui, à la lecture du PV, dès la troisième ligne, j’ai été heurté par la manière dont les choses sont relatées en raccourci. Donc, il est noté dans le rapport!: «!La CLDI sera confondue avec l’assemblée générale.!» Dans mon souvenir, ce n’a pas été le propos du Bourgmestre à l’ouverture de la séance. Il avait laissé entendre qu’on verrait dans la suite s’il y avait lieu que la CLDI se tienne ou pas. MARY O’NEILL!: Où est cette phrase!? STEPHANE WALKOWSKI!: Tout au début, la troisième ligne à la page 2. Donc, «!Celle-ci sera confondue avec l’assemblée générale!». Selon moi, c’est un raccourci qui fait la synthèse entre ce qui a été évoqué par le Bourgmestre au début de la séance et puis qui a fait son chemin et que le Bourgmestre a effectivement confirmé en fin de séance, sans que nous ayons fait l’état des lieux des présences et des quorums, par exemple, et sans que l’on pose la question de l’approbation du PV. Donc, quand, moi, je trouve cette phrase en premier paragraphe du PV, je suis très mal à l’aise, parce que, à la fois, je reconnais qu’il a été question à un moment donné dans la séance de dire que cette CLDI n’aurait pas lieu, mais qu’en le mettant en début de texte comme ceci, celui qui n’a pas assisté, ne peut pas comprendre ce qui s’est passé, et, donc, ça crée un malaise. Je ne pense pas que personne ait quelque intérêt que ce soit à ce qu’on travaille dans la confusion. Il y a un temps pour la CLDI, il y a un temps pour l’assemblée générale. Il eût fallu que, à la fin du temps où nous avons débattu, on prenne le temps d’acter plus clairement que ça que la CLDI avait lieu ou pas. Et je trouve que c’est malheureux d’avoir une simple formulation Répondre en citoyen ordinaire vol.2 498 CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation comme ça, mais qui est quand même le reflet de ce qui s’est passé, je dois le reconnaître. On était dans quelque chose d’un peu confus. MARY O’NEILL!: Est-ce qu’il y a d’autres commentaires par rapport à la réunion du 5 octobre!? Du PV du 5 octobre!? Mme Slossen!? MARION SLOSSEN : Je veux insister: par rapport à l’approbation de tous les PV, donc, la CLDI de juin et la CLDI d’octobre, qui n’en était pas une, en ce qui me concerne, j’insiste pour qu’il n’y ait pas d’approbation ce soir d’aucun de ces PV. MARY O’NEILL!: Donc, Mme Bridel, à ce moment-là, est-ce que nous attendons de nouveau les PV du 30 juin et du 5 octobre, pour ensuite avoir la possibilité d’approbation!? CHARLOTTE BRIDEL (qui reste calme): A vous de décider. Moi, ce que je peux vous proposer, c’est, en effet, de revoir les PV avec les remarques et de vous les envoyer après de manière à pouvoir les approuver. Cet extrait est intéressant en ce qu’il nous montre, en quelque sorte, une mise en abîme de la critique ordinaire portant sur la transgression des règles de la «!menée en commun!». Pour les délégués des habitants et les représentants des associations qui s’expriment dans l’extrait, les procès-verbaux qui leur sont proposés, par leurs manquements et leurs approximations, seraient en quelque sorte à l’image du processus de concertation dont ils sont censés rendre compte. Ici, la critique concernant la qualité du procès-verbal laisse rapidement place à une critique plus profonde, par laquelle les participants citoyens et profanes signifient aux «!personnes en charge!» que les conditions ne sont pas réunies pour faire tenir ensemble quelque chose qui aurait la qualité d’une menée en commun, d’une expérience démocratique. *** Nous voici au terme de cet ultime chapitre consacré à la mise en évidence et à l’analyse d’un domaine de compétences adaptatives, attentionnelles et sensibles, en prise sur les milieux présymboliques de l’expérience (le rassemblement centré, le jeu interlocutoire, l’histoire partagée), et à partir desquelles les participants citoyens et profanes peuvent chercher à améliorer leur position dans la concertation, exprimer une critique concernant la position qu’y tient autrui, ou chercher à initier des formes particulières de solidarité de situation. Nous proposons de passer immédiatement à la conclusion générale de la thèse, dans la mesure où elle se confond avec la conclusion de ce dernier chapitre. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 499 CONCLUSION Pour être réellement éclairante, la recherche des propriétés originaires du lien civil, et en particulier celles qui rendent évaluable la légitimité des actions et de l’ordre politiques, devrait s’appliquer non seulement au fonctionnement des espaces civils éloignés des centres de pouvoir, mais aussi à la vie courante de l’ordre politique en général. Les problèmes de légitimité se posent en effet à tous les points de l’ordre de la Cité et on n’a pas de raison de penser que certains mécanismes, par exemple ceux du système, pourraient en toutes circonstances échapper au pouvoir régulateur du lien civil qui est, par définition, le lien d’intelligence mutuelle entre les personnes [...]. Cette exigence est importante car la séparation de principe de la théorie des systèmes et de celle du monde vécu a l’effet immédiat d’affaiblir la portée de la théorie du monde vécu, du fait de la force causale supposée plus forte des phénomènes liés au système. Ce genre de considération rend également peu convaincante la simple inversion du modèle de l’ordre sociopolitique imposé par le haut en modèle construit par le bas, immanent en quelque sorte à la société. Patrick Pharo, Phénoménologie du lien civil, 1992, p.58-59 CONCLUSION Dans cette thèse, j’ai essayé de montrer comment des participants présents en leurs qualités d’habitants et de citoyens se dépatouillaient pratiquement pour engager la parole de manière appropriée dans des assemblées d’urbanisme participatif, les Commissions Locales de Développement Intégré (CLDI) à Bruxelles, caractérisées par un cadre institutionnel particulièrement étriqué!; et comment émergeait, dans ces conditions peu favorables, quelque chose comme une «!compétence profane!» dont il importait de mieux connaître les ressorts. D’emblée, dans le chapitre 1 de la Première partie, j’ai soutenu que la majorité des travaux en sciences sociales portant sur les phénomènes de démocratie participative, parce qu’ils s’intéressaient davantage à complémenter ou à critiquer le modèle philosophique d’une «!démocratie délibérative!» qui s’appliquait finalement assez mal aux cas que nous rencontrions, ne nous donnaient pas les instruments interprétatifs nécessaires à la conceptualisation des «!façons de faire!» et des «!arts de dire!» que nous avions devant notre nez (Certeau, 1980). Principalement, une représentation trop emphatique d’assemblées délibératives qui seraient les théâtres d’intenses et incessantes joutes argumentatives et justificatoires, et la proposition d’approcher les relations entre acteurs citoyens, experts et élus sur une base strictement symétrique, quitte à égaliser ou à renverser les rapports de légitimité ou de connaissance qui les lient, ne nous ont pas convaincu. Dans un chapitre 2, j’ai alors proposé de penser les assemblées observées à Bruxelles, non pas comme les lieux d’une délibération très imparfaite, mais, en positif, comme des espaces de concertation. Par rapport à une notion plus unidimensionnelle de «!délibération!» qui semble renvoyer à une conception strictement logocentrique de l’activité démocratique, le terme «!concertation!» attirait davantage notre attention sur les conditions concrètes d’une activité de parole très étroitement dépendante de sa configuration sensible en rassemblement («!se concerter!»), ainsi que de sa progression sur un cours d’action assez long et réparti en une succession d’événements, un «!processus!». Tout autant, une concertation, à la différence d’une délibération, supporte des degrés parfois importants de dissymétrie dans les rapports entre ses acteurs. On peut même dire qu’elle se fonde sur une telle dissymétrie, celle qu’ouvre l’écart posé entre un «!appel!» et une «!réponse!», entre des «!sollicitants!» qui rendent certaines choses discutables, et des «!sollicités!» qui se rendent dans les lieux qu’on leur indique pour en discuter. L’œuvre d’Erving Goffman et un ouvrage comme Les cadres de l’expérience en particulier, nous ont alors semblé un excellent point de départ, que cela soit pour penser la pluralité des strates normatives (institutionnelle, écologique, dialogique, historique) organisant une situation de concertation, ou la vulnérabilité toute particulière des engagements de ce «!nouveau venu!» qu’est le participant citoyen et profane. Après avoir proposé un modèle de l’ «!épaisseur grammaticale!» des situations de concertation et de la «!compétence à s’engager!» qui y correspondait, dans le chapitre 3 d’une courte Deuxième partie, j’ai présenté et défendu un dispositif d’«!enquête Répondre en citoyen ordinaire vol.2 502 CONCLUSION ethnopragmatique!» qui devait nous permettre, en combinant observation naturelle et observation participante, de générer les données nécessaires pour l’étude de ces différentes dimensions grammaticales (institutionnelle, écologique, dialogique, historique) sollicitant, en situation, la compétence des participants. La dite enquête commençait avec la Troisième partie, c’est-à-dire l’ensemble du second volume de la thèse. Parce que nous concevions les engagements des citoyens et des profanes comme des «!réponses d’ajustement!» plus ou moins heureuses s’exprimant assez tardivement dans le déroulement des réunions, il nous fallait d’abord, dans un chapitre 4, saisir dans l’analyse ces pratiques liminaires et introductives prises en charge par les acteurs «!initiateurs!» de la concertation, par les élus, les experts et les coordinateurs. Nous avons vu comment c’est à travers un jeu d’équipe et une sorte de ballet entre ces acteurs que leurs énonciations parvenaient à développer des «!ensembles signifiants!» vastes, homogènes, stables, intégraux, c’està-dire, à symboliser et à monter le cadre, à la fois la base de référence et l’offre normative vers lesquelles le «!dialogue public!» à venir devrait s’orienter, et qu’il devrait honorer. Le long chapitre 5 nous a montré ce «!cadre!» en action, la manière dont il étouffait souvent le dialogue public, les diverses façons dont il contraignait les engagements de parole des citoyens et des profanes. Pour ces derniers, les difficultés à s’engager se comprenaient à la fois en termes de «!pertinence topique!», de «!justesse participationnelle!» et de «!correction formelle!». Pris dans les faisceaux d’un fatras de contraintes de situation (qui nous ont fait parler d’un «!cadre piégé!»), ils se trouvaient dans la quasi-impossibilité [i] d’importer des objets de discussion, [ii] d’intégrer, de tenir, d’asseoir un rôle reconnu, et [iii] d’ «!investir sur la forme!», de développer eux-mêmes des formules expressives générales, stables (Thévenot, 1986). Cette sociologie des fiascos nous a permis de décrire un territoire de l’infortune pour ces engagements des participants citoyens et profanes que nous avons appelés «!engagements de représentation!». Finalement, notre enquête nous a amené en un sens à nous montrer plus sévère encore que nombre de nos collègues sur les limites d’une participation des citoyens dans les conditions de ces dispositifs institutionnels. Quand la plupart parlent de «!difficultés à délibérer!», nous avons remarqué que, dans ces assemblées, c’est la possibilité même de représenter «!quelque chose!», «!quelqu’un!» et «!de quelque manière!» qui s’avérait hautement problématique dans le cas de ces participants. Nous n’en sommes pas resté à l’analyse de ces empêchements ou de ces inaptitudes. En effet, sensible au pluralisme normatif de la situation de concertation, il nous semblait nécessaire de faire apparaître le caractère hétérogène de la compétence de ces participants, qui peuvent très bien se trouver empêchés ou incompétents par rapport à une dimension particulière de l’activité tout en respectant par ailleurs les règles d’autres ordres de la relation. Si ces participants citoyens et profanes ne sont pas en mesure, ou pas placés dans les conditions de «!représenter!», s’ils ne réussissent Répondre en citoyen ordinaire vol.2 503 CONCLUSION pas à faire jouer leurs discours ou leurs propositions dans l’espace de l’assemblée, que réussissent-ils davantage!? C’est ici que nous avons introduit un contraste entre le fait de «!représenter!» et celui de «!re-présenter!». Cette nuance, qui aurait pu n’être qu’une simple astuce, nous l’avons conceptualisée dans le chapitre 6. Elle distingue ces notions sur un double plan. Premièrement, si «!représenter!» suppose, à un niveau expressif, une certaine marge de manœuvre, une certaine liberté de mouvement à partir de laquelle on pourra composer un discours, construire une argumentation, s’engager dans une petite conférence ou un exposé powerpoint, bref, symboliser, le fait de «!re-présenter!» s’accommode des plages d’expression relativement réduites qui sont laissées aux participants citoyens dans ces réunions. La re-présentation se produit alors par fulgurance, c’est aussi sa force, qu’elle s’exclame en montrant du doigt (indices) ou qu’elle évoque de manière «!frappante!» (icônes). Deuxièmement, si représenter, par un discours, par une idée, par une proposition, peut se faire de manière autonome, semble même demander une certaine autonomie, re-présenter, c’est-à-dire présenter à nouveau, suppose un «!déjà là!», un antécédent que l’on peut indiquer, pointer du doigt, requalifier, auquel on peut faire allusion... La compétence se déplace donc d’une «!faculté de commencer!» qui reste bien souvent l’apanage des personnes en charge de la concertation, à une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999). Cette disposition à répondre est aussi une disposition à «!suivre!» et à se montrer vigilant à ce qui précède. On passe ainsi, tout autant, d’une compétence d’ordre institutionnel permettant la saisie du format d’activité générique dans lequel on s’engage, à une compétence fondée sur une aptitude attentionnelle à faire sens de bribes de toutes sortes, d’éléments vus ou entendus, attrapés au vol ou accrochés dans la conversation. Ainsi, ces milieux de l’attention que sont le «!rassemblement centré!», le «!jeu interlocutoire!», l’!«!expérience collatérale!» et la «!menée en commun!», ces espaces de règles absents de la plupart des travaux sociologiques sur la démocratie participative, se replacent subitement à l’avant-plan de la réflexion sur la «!compétence profane!». C’est dans les milieux sensibles de la relation de concertation qui lie l’ensemble des partenaires que cette compétence profane trouve ses propres «!prises!» (que cela soit par perception directe ou par le détour d’une mémoire) et, avec elles, certaines ressources cognitives et morales permettant au participant de retravailler sa propre position dans l’assemblée et/ou d’exprimer une «!critique ordinaire!» relative à la position que montre autrui. Je voudrais, pour terminer, présenter quelques éléments de réflexion concernant les puissances propres à cette compétence profane en prise sur l’ordre sensible de l’interaction et de l’histoire partagée. Il faut d’abord noter cette «!factualité!», ce caractère «!tangible!» (Chateauraynaud & Torny, 1999) que développe une compétence appuyée sur l’appareil sensoriel des participants (Bessy & Chateauraynaud, 1995). En signifiant à partir des régimes de signes des indices et d’icônes, en désignant ou en détournant des images, les engagements profanes s’adressent bien aux sens, à la perception, à Répondre en citoyen ordinaire vol.2 504 CONCLUSION l’œil de leurs partenaires. C’est donc d’abord parce que ces techniques ordinaires de «!re-présentation!» sont engageables par tous et immédiatement saisissables par tous, par cet aspect radicalement démocratique qui leur est propre, qu’elles méritent toute notre attention. Ensuite, il faut voir qu’elles sont porteuses d’effets bien réels, parfois ravageurs (il s’agirait ici alors dans certains cas d’une dérive de cette compétence)!: on se souvient par exemple que la requalification iconique par laquelle une déléguée des habitants avait transformé le «!parc public!» de l’expert en «!piste de ski!», sous les yeux et sous les rires de l’ensemble des participants, avait été un moment décisif dans une controverse concernant l’aménagement de ce parc qui avait abouti, après dixhuit mois d’hésitations, à l’abandon du projet. Si, ici, la prise de parole de cette citoyenne porte sur une topique officielle de la concertation (le parc présenté comme une option par l’expert), souvent, l’intelligence indicielle et iconique des participants citoyens et profanes trouvera ses prises au cœur de la relation de concertation elle-même et pourra la prendre pour objet en elle-même. La re-présentation critique engagée par un participant se vivra, dans ce cas-là, comme une «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991), un retour sur les conditions morales ou toute autre condition de possibilité de l’expérience elle-même. Ainsi, certains habitants pourront insister sur les efforts qu’ils ont dû fournir, l’énergie qu’ils ont dépensée et en demander autant de la part des personnes en charge. Par exemple, un participant particulièrement régulier, n’ayant pas manqué une seule réunion en un an pourra légitimement s’offusquer de l’absence chronique de tel ou tel autre acteur. Le cas échéant, les habitants capables de montrer qu’ils ont joué le jeu pourront affirmer que ce n’est pas le cas de tout le monde. Ils pourront souligner dans le comportement de certains un manque de sérieux et de disponibilité à leur égard, et y pointer des formes d’impolitesse et d’incivilité. Cet argument veut qu’à partir du moment où un ensemble d’acteurs se trouvent engagés conjointement dans des espaces de rencontre et dans une aventure collective de longue haleine, ils se trouvent liés par un responsabilité conjointe et doivent en respecter les règles de base (qu’on pense donc à cette notion forte du «!contrat!» qui donne son nom au dispositif bruxellois). Parmi ces règles de base, on trouve celle voulant que ceux des participants qui sont réduits à suivre les autres puissent disposer, au minimum, des moyens de les suivre. Cela implique qu’ils aient la possibilité d’assister aux réunions dans de bonnes conditions, qu’on s’adresse à eux dans un langage suffisamment clair mais suffisamment précis, qu’ils aient accès à une documentation de qualité (cartes colorées, légendées...), que soient rédigés des procès-verbaux rigoureux des réunions... bref, qu’on leur montre certaines attentions. Ici, le caractère bien tangible d’une re-présentation citoyenne (quand l’un d’eux, par exemple s’indigne qu’un élu ne le «!regarde pas dans les yeux!») est mise au service d’un ordre des civilités ordinaires qui vient interférer, contraindre, mordre sur l’ordre civique de l’activité démocratique. Répondre en citoyen ordinaire vol.2 505 CONCLUSION Ainsi, en deçà des conventions et des règlements officiels, il est des procédures civiles fondamentales de l’être-ensemble et du faire-quelque-chose-à-plusieurs que les participants citoyens et profanes peuvent tenir à l’œil et dont ils peuvent se faire les gardiens, précisément parce qu’ils occupent une position de faiblesse dans l’espace institutionnel. Particulièrement prompts à remarquer les infractions faites à un ordre sensible de l’interaction et de l’histoire partagée, certains des délégués des habitants les plus attentifs deviennent les garants de la qualité démocratique et procédurale de la concertation. 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La délibération comme cadre procédural ........................................................31 1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33 1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées 33 1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!» 37 1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39 1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44 1.3.2.1. La frame perspective de D. Snow ...........................................................44 1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47 1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53 1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54 1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56 1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60 1.4. Conclusion du chapitre 63 CHAPITRE 2 LA CONCERTATION UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION 68 2.1. Les plans contextuels de la concertation 72 2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74 2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80 2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83 2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman 87 2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88 2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 518 Table des matières 2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93 2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96 2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102 2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la concertation................................................................................................... 103 2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107 a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108 b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112 c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116 d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121 2.3. Conclusion du chapitre 124 DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains....................................................................................129 CHAPITRE 3 L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE 132 3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique 136 3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137 3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................ 137 3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................ 139 a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140 b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140 c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141 d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142 e) Accessibilité .......................................................................................... 143 f) Dynamisme ........................................................................................... 144 g) Surgissement de problèmes ..................................................................... 144 3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145 3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145 a) Observation non ethnographique ............................................................ 146 b) Ethnographie comparative...................................................................... 147 c) Ethnographie monographique................................................................. 149 d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150 e) Ethnographie combinatoire..................................................................... 150 f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152 3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154 3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155 3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas...............156 3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes .......................................................... 157 3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159 a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature ethnographique. ........................................................................................ 159 b) Résister à la bigger picture ...................................................................... 162 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 519 Table des matières c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164 3.1.3.2. Observation, prise de notes et description.............................................. 165 3.1.3.3. Croquis, schémas................................................................................ 169 3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges ...................................... 171 3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173 3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs............................................................ 173 a) Les récits individuels.............................................................................. 174 b) Les entretiens rétrospectifs en groupe....................................................... 174 3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176 3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas 177 3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise.............................................. 178 3.2.1.1. Un instrument de développement intégré .............................................. 180 3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182 a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182 b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184 c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184 d) Les visites de terrain .............................................................................. 185 e) Les journées de participation................................................................... 185 f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186 g) Le comité d’accompagnement................................................................. 186 h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre associations .............................................................................................. 186 3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187 a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187 b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier ................................................................................................................ 187 3.2.2. Le Contrat de quartier Callas....................................................................... 188 Bibliographie du premier volume.....................................................................................192 Sommaire (vol.2)......................................................................................................221 TROISIEME PARTIE Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles..........224 CHAPITRE 4 AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC. OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE. 227 4.1. Ouvrir une réunion 230 4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231 4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236 4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242 4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250 4.2. Performances d’experts 254 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 520 Table des matières 4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255 4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258 4.2.2.1. Composer un récit .............................................................................. 261 4.2.2.2. Livrer une analyse .............................................................................. 264 4.2.2.3. Présenter des avancées ........................................................................ 269 4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence .................................... 273 4.3. Dialogues publics 279 4.4. Clore une réunion 289 4.5. Après la réunion 291 4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel ........................................................... 291 4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents .......................................................... 295 4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de l’acteur initiateur 296 CHAPITRE 5 TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT.................................................302 5.1. Malaises dans la représentation.............................................................................305 5.2. Premier problème de représentation!: faire référence 312 5.2.1. En-jeu et pertinence topique ........................................................................ 312 5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel .............................................. 314 5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord.............................. 314 5.2.2.2. Contrainte programmatique................................................................. 316 a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas................................................ 318 b) Ce qui est importable et ce qui est important ............................................ 323 5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité.................................................. 325 5.2.2.4. Contrainte de localisation.................................................................... 327 a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours.......................................... 327 b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion.......... 327 c) Les scènes de la revitalisation urbaine ...................................................... 329 5.2.2.5. Contrainte de temps............................................................................ 331 5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse.......................................... 334 5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu ............................................................... 336 5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis .................................................................. 338 5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités ......................................................... 341 5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours . 350 5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle 352 5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle ...................................................... 353 5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant ................ 356 5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels ...... 356 a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman................................... 357 b) La publicité comme complication du jeu communicationnel...................... 361 c) De la délicate position publique du citoyen représentant............................ 370 5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages............................... 383 a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé................................... 383 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 521 Table des matières b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas ................................... 386 c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation ............................. 389 d) Capacités virtuelles et politique du flirt .................................................... 392 5.3.2.3. Contrainte de temps............................................................................ 396 a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. .................. 396 b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» ........... 397 5.3.3. Des rôles par bribes .................................................................................... 398 5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule 400 5.4.1. Jeu de langage et correction formelle............................................................ 400 5.4.2. Parler la bonne langue ................................................................................ 402 5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme......................................... 403 5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation .................................................... 405 5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation................................................ 410 5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité CHAPITRE 6 ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION LES PRISES SENSIBLES D’UNE CRITIQUE ORDINAIRE 414 418 6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser 424 6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424 6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424 6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429 6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433 6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs profanes ........................................................................................................ 435 a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435 b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436 c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437 6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations, adaptations .................................................................................................... 437 a) Défections............................................................................................. 438 b) Protestations ......................................................................................... 439 c) Adaptations........................................................................................... 442 6.2. Répondre en citoyen ordinaire 445 6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447 6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447 6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450 6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 455 6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation 453 6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454 6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455 6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461 6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467 6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475 6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 522 Table des matières a) Un art de la reprise ................................................................................ 477 b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480 6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483 a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484 b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489 c) L’économie de la retouche...................................................................... 491 6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493 CONCLUSION 501 Bibliographie du second volume 508 Table des matières 518 Répondre en citoyen ordinaire vol.2 523