Université Libre de Bruxelles
Faculté des sciences sociales et politiques
REPONDRE EN CITOYEN ORDINAIRE
Enquête sur les «!engagements profanes!» dans un dispositif
d’urbanisme participatif à Bruxelles
Mathieu BERGER
Thèse
pour l’obtention du grade de Docteur en sciences sociales
Sous la direction de Margarita SANCHEZ-MAZAS et de Guy LEBEER
Soutenue publiquement le 19 juin 2009
volume 1/2
Membres du jury!:
Fabrizio CANTELLI
Chargé de recherche à l’Université Libre de Bruxelles
Daniel CEFAÏ
Maître de conférence à l’Université de Paris X
Jean-Louis GENARD
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Guy LEBEER
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Margarita SANCHEZ-MAZAS
Professeure à l’Université de Genève
à mon père, Paul.
Sommaire
volume 1
Remerciements
4
Introduction
9
PREMIERE PARTIE Garder les compétences citoyennes à
l’œil!: des sociologies discursives de la
délibération à une ethnographie
pragmatique de la concertation.
20
Chapitre 1
Délibérer!?
D’un «!biais délibératif!» dans les sciences
sociales du politique
23
Chapitre 2
La concertation
68
Une forme et une modalité de l’action
conjointe en situation
DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains
129
L'enquête ethnopragmatique
132
Chapitre 3
Une ethnographie combinatoire et
ambulatoire
Bibliographie du
premier volume
192
Table des matières
209
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
1
volume 2
TROISIEME
PARTIE
Les engagements profanes entre entraves
institutionnelles et prises sensibles.
224
Chapitre 4
Autour du dialogue public
Opérations de cadrage et arrangement des
situations en assemblée participative
227
Chapitre 5
Tristes topiques, rôles intenables et
formules défectueuses
Les infortunes du citoyen représentant
302
Chapitre 6
Adaptation, attention, re-présentation
Les prises sensibles d’une critique ordinaire
418
Conclusion
501
Bibliographie du
second volume
508
Table des matières
518
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
2
Remerciements
Remerciements
Arrivé au bout de cette épreuve, mes remerciements vont d’abord, c’est évident, à
mes directeurs. Margarita Sanchez-Mazas m’a donné la possibilité d’entreprendre
une thèse quand, en juin 2003, elle m’encouragea à remettre un projet de candidature
pour un subside de recherche Prospective Research for Brussels, que j’ai obtins grâce à
son soutien éloquent. Son enthousiasme pour mon travail de terrain et pour «!l’esprit
d’initiative!» qu’elle me reconnaissait, la liberté et la confiance dont elle m’a gratifé
m’ont encouragé à m’aventurer sur des chemins de traverse, chose qu’elle a acceptée
avec bienveillance et professionnalisme. Je suis heureux aujourd’hui de pouvoir lui
présenter ce travail achevé, à l’arrière-plan duquel apparaît, en fin de compte, un
thème de «!la reconnaissance!» qui a ses faveurs et qu’elle m’avait conseillé de
prendre à bras-le-corps depuis le début.
C’est Guy Lebeer qui m’a présenté à Margarita Sanchez-Mazas. C’est lui le premier
qui, par l’accueil qu’il fit à un travail de DEA, m’avait suggéré la voie de la recherche
en sociologie. En cours de thèse, nous nous sommes retrouvés à de nombreuses
reprises pour d’agréables conversations, puis pour l’organisation d’un séminaire
doctoral intitulé Sociologies de la parole. Son expérience des comités de bioéthique, sa
connaissance fine de la microsociologie et de l’ethnométhodologie, ainsi que son
intérêt pour les méthodes de l’observation participante en sciences sociales nous ont
amenés à lui proposer de codiriger cette thèse. Depuis, il a suivi ce travail avec
intérêt, en multipliant les encouragements et les tapes dans le dos. Guy, sans votre
soutien et, à l’occasion, vos compliments, je n’aurais probablement pas terminé cette
thèse.
Pour mener à bien ce travail, j’ai bénéficié d’un financement Prospective Research for
Brussels pour les années 2004 et 2005, renouvelé pour 2006 et 2007. Je remercie les
responsables de ce programme de m’avoir accordé, par deux fois, leur confiance. La
synergie entre recherche académique et action publique que visait ce programme a, je
pense, été atteinte puisque j’ai eu l’occasion de développer par la suite des
collaborations directes avec le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et
son administration chargée des matières de revitalisation urbaine –j’y viens. Parce
que je ne suis pas parvenu à boucler ma thèse au terme de ces quatre premières
années de recherche décidément trop courtes, j’ai bénéficié en 2008-2009 des bien
nommées «!bourses de fin de thèse!» proposées par les fondations «!Van Buuren!» et
«!De Meurs - François!». Un remerciement particulier va aux responsables de ces
fondations. Sans ces sommes d’argent que vous m’avez accordées, j’aurais été forcé
de jeter l’éponge.
Le comité d’accompagnement mis en place pour suivre les –lentes– avancées de la
thèse a eu une importance décisive. Jean-Louis Genard l’a présidé, en m’accordant
toute son attention et en m’honorant de relectures critiques, exigeantes et détaillées.
J’aurais du mal à exprimer ici tout le respect et l’admiration que j’ai pour le travail de
Jean-Louis Genard, qui, à mes yeux, est certainement l’un des plus brillants
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
4
Remerciements
philosophes/sociologues que nous comptons en Belgique. Si j’ai éprouvé certaines
difficultés à intégrer clairement dans la thèse les apports d’ouvrages aussi magistraux
que Sociologie de l’éthique ou La grammaire de la responsabilité, ceux-ci n’ont pas manqué
de me passionner. Son engagement politique vis-à-vis de problèmes publics à
Bruxelles et ses explorations intellectuelles transversales aux disciplines et aux
champs de l’action publique (architecture, arts et culture, aide sociale, santé
mentale...) ont aussi été pour moi de précieuses sources d’inspiration.
Quand on parle de Jean-Louis Genard, le Groupe de Recherche sur l’Action
Publique de l’ULB n’est jamais loin. Alors que je m’enfonçais dans l’isolement, j’ai
été récemment adopté par ce groupe composé de chercheurs extrêmement ouverts,
talentueux et soucieux d’échanger régulièrement sur leurs enquêtes respectives. Au
sein du GRAP, un remerciement particulier va à Marta Roca i Escoda, qui m’a
constamment encouragé, accueilli chez elle à plusieurs reprises, et avec laquelle j’ai
développé une complicité qui m’est chère. Fabrizio Cantelli est l’un des premiers en
Belgique à avoir «!pris au sérieux!» (il aime l’expression, je pense) une sociologie
pragmatique de l’action publique. Son ouverture au travail de terrain, son énergie et
ses capacités de travail inouïes m’impressionnent au plus haut point. Louise Carlier a
montré de l’enthousiasme à l’égard de mon travail, je l’en remercie.
Je pense également à mes anciens collègues du Groupe de Psychologie Sociale de
l’ULB. Annalisa Casini a toujours été d’une disponibilité totale, à mon égard comme
pour toute personne qui a jamais eu besoin d’elle, je crois. Avec elle, Frédéric Van
Humskerken et Farid Salgado, nous avons partagé d’agréables moments, dont un
mémorable et épuisant stage d’analyse quantitative à Clermont-Ferrand en 2004. Je
regrette de n’avoir pas été fort présent par la suite. Au centre de recherche METICES
de l’ULB, je remercie Nathanaël Bailly, Manuela Bruyndonckx, Amélie Daems,
David Jamar, Pierre Lannoy, Jacques Moriau, Françoise Noël, Andrea Rea et
Nathalie Zaccaï-Reyners, ainsi que le directeur de ce centre, Pierre Desmarez, qui
avait coordonné mon DEA en sociologie en 2002-2003. Toujours à l’ULB, j’adresse
également un grand merci à mon amie anthropologue Maïté Maskens qui ne s’est pas
montrée avare en encouragements, et avec laquelle nous avons eu d’excellentes
discussions sur le travail de terrain.
Les Facultés Universitaires Saint-Louis abritent un groupe de sociologues et de
politologues fort actifs et orientés vers les enjeux de la démocratie participative. C’est
peut-être avec ces «!FUSLiens!», comme ils s’appellent entre eux, que j’ai le plus
échangé sur ces questions. Je remercie en particulier Christine Schaut, Ludivine
Damay et Florence Delmotte, aussi sympathiques et talentueuses les unes que les
autres, et qui ont toujours fait bon accueil à mes présentations.
J’ai rencontré Daniel Cefaï à Paris en avril 2005. Que dire!? Son travail a été pour
moi une révélation. C’est bien son texte de 2002 «!Qu’est-ce qu’une arène publique!?
Quelques pistes pour un approche pragmatiste!» qui a donné une ligne directrice à
mon enquête et à ma thèse. L’approche générale que j’ai développée, l’emprunt à
l’oeuvre d’ Erving Goffman et à celle du regretté Isaac Joseph, le souci du fieldwork
dont il parle mieux que personne, tout ce qui fonde ma thèse trouve une origine dans
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
5
Remerciements
son travail. Depuis notre première rencontre, les choses n’ont cessé d’évoluer pour un
mieux, la confiance s’est renforcée. Il est devenu pour moi un véritable mentor,
toujours prêt à me pousser plus loin, à me proposer des collaborations passionnantes.
En 2007, il a par exemple tenu à ce que je sois rattaché au Centre d’Etudes des
Mouvements Sociaux de l’EHESS, ce qui a été un grand honneur. Il m’a alors invité,
parfois avec insistance, à me mêler à des jeunes sociologues parisiens aussi
talentueux et, parfois, intimidants que Carole Gayet, Edouard Gardella, Erwan Le
Mener et Joan Stavo-Debauge. Carole et Edouard ont eu la gentillesse de relire des
parties de cette thèse, je les en remercie. J’ai développé des liens d’amitié avec Erwan
Le Mener, qui m’a fréquemment offert l’hospitalité dans son bel appartement du
bassin de la Villette, et avec lequel nous avons développé des projets communs, en
marge de franches rigolades. Joan Stavo-Debauge, lui, à défaut d’être un bout-entrain, est tout simplement le sociologue le plus incroyablement doué que je connaisse.
Je m’estime chanceux de l’avoir rencontré, et suis heureux qu’il ait enfin pu faire
connaître son travail dans toute son ampleur, en menant à bout une thèse ahurissante
d’épaisseur (je ne parle pas ici seulement du nombre de pages) et de maturité.
C’est toujours grâce à Daniel Cefaï que je me suis rendu à Los Angeles pour l’hiver
2008-2009, où j’ai été acueilli, à UCLA, par les professeurs Jack Katz et Stefan
Timmermans, et, à USC, par les professeurs Nina Eliasoph et Paul Lichterman. Tous
ont été adorables avec moi, et le fait d’avoir côtoyé des ethnographes de cette trempe
pendant plusieurs mois m’a permis d’affiner mes analyses et d’envisager la correction
de mes méthodes d’enquêtes, dans la perspective de prochains travaux. J’ai apprécié
en particulier les longues discussions avec Paul Lichterman, le travail de terrain mené
en commun dans différentes organisations civiques californiennes, et les perspectives
de collaboration qui s’en sont suivies. Parmi les étudiants de UCLA, Iddo Tavory a
été un hôte merveilleux, attentif à mes moindres besoins, allant jusqu’à louer un
camion de déménagement pour m’apporter un somptueux matelas king size, ce qui
m’évita de passer le trimestre à dormir sur une carpette en mousse. L’hospitalité
d’Iddo n’a d’égal que son talent de phénoménologue hors-pair et d’ethnographe
entièrement dévoué à son enquête. J’ai aussi une pensée pour sa compagne, l’exquise
Nahoko Kameo.
Ces dernières années, en marge de la thèse, j’ai eu l’occasion de mener des travaux
davantage orientés vers l’organisation pratique de la participation des citoyens et de
contribuer à des diagnostics d’analyse urbaine élaborés en amont de projets
d’aménagement du territoire. Je tiens ici à remercier spécialement, au sein de
l’association Periferia, mes anciens collègues Patrick Bodart et Loïc Géronnez, avec
lesquels nous avons maintenu un dialogue autour des enjeux de la démocratie
participative, et, au sein du bureau d’urbanisme Artgineering, Aglaée Degros et Stefan
Bendiks, les premiers à m’avoir accordé leur confiance en me proposant des missions
d’expertise et en m’incluant dans leurs démarches expérimentales. J’ai également été
amené à collaborer avec la «!Direction Rénovation Urbaine!» (DRU) de la Région de
Bruxelles-Capitale, pour la réalisation de l’ouvrage Bruxelles à l’épreuve de la
participation. Je remercie Patrick Crahay, Myriam Hilgers et ma coéquipière
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
6
Remerciements
photographe Pauline Beugnies pour cette expérience qui m’a permis de formuler
simplement, et images à l’appui, certains des éléments de la thèse.
Je tiens également à exprimer toute ma gratitude aux acteurs en charge des Contrats
de quartier que j’ai étudiés à travers la Région bruxelloise depuis 2004. Ils se
reconnaîtront, le choix que j’ai fait d’anonymiser le matériau ethnographique de la
thèse m’empêchant de les citer ici. Je suis également redevable à la secrétaire du
Contrat de quartier ayant servi de cas central à cette recherche, qui a restrancrit
patiemment les conversations des réunions publiques à partir des bandes audio,
m’offrant là un corpus d’une valeur inestimable.
Merci aux amis, à ceux que j’ai pu garder près de moi et à ceux qui sont partis courir
le monde!: Yannick Ninane, Alexis Courtin, Giuseppe Paletta, Christophe Lazaro,
Jonathan Ectors, Fabrizio Del Nero, Matthias Beke, Mikaël Angé, Julie De
Temmerman, Tamar Kasparian, Magdalena Isaurralde, Frantz Gault, Nicola Pezolet
et Jean-Claude Mabushi. Merci à mes amis d’enfance, Pascal Darquenne et Nicolas
Piret!; en voilà deux que cette thèse fera, au moins, bien rigoler, si jamais elle tombait
par quelque curieux hasard entre leurs mauvaises mains.
Il y a une personne que cette thèse n’a pas fait rigoler. Pas du tout. Marie est restée à
mes côtés, ces deux dernières années, alors que je m’abîmais dans un travail de
rédaction qui n’en finissait plus. Plus d’une fois elle a dû me remettre en selle. A
chaque fois, elle est parvenue à dissiper des doutes et des angoisses pourtant bien
tenaces, par ses mots et ses gestes. Pour tous ces efforts auxquels tu as consentis, pour
ta douceur qui m’appaise, pour ton amour qui me comble, et puis, simplement, pour
ta beauté dont je ne reviens toujours pas, merci...
Enfin, Je voudrais remercier tendrement ma famille!: mes grands-parents, qui
n’auraient peut-être pas compris grand-chose à cette thèse, mais qui, pour
l’événement, auraient quand même mis une pintade aux cerises au four; ma chère
soeur Catherine, ses enfants Louna, Ewan et Jaya, qui m’ont offert d’authentiques
moments de distraction ces derniers mois!; Daniel et Anne-Marie, les adorables
conjoints de mes parents!; et bien sûr, les parents en question. Merci Maman, pour
ton humour, ta simplicité et ta joie de vivre, pour tout l’amour que tu m’as apporté et
la confiance en moi que tu as su raviver plusieurs fois au cours de cette épreuve. Et
puis, je te remercie tellement, Papa, pour ton soutien indéfectible, sous toutes les
formes qu’il aura prises. Tu as véritablement cru en moi. J’ai une chance
extraordinaire, que j’aimerais que d’autres fils puissent connaître. Tu as bien sûr
révisé la plus grande partie des textes de cette thèse, à la chasse aux coquilles et aux
formulations les moins heureuses. Mais là n’est pas, tu le sais, la raison de ma
gratitude infinie. Depuis mon enfance et jusqu’à nos discussions les plus récentes, tu
m’as enseigné la curiosité et ce qui va avec, l’incertitude!; j’ai essayé d’en faire mon
métier. Ce travail t’est dédié, avec amour.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
7
INTRODUCTION
INTRODUCTION
Que signifie participer, prendre part à une assemblée de démocratie participative?
Quel rôle des citoyens présentés comme «!délégués des habitants!» peuvent-ils
effectivement assumer dans le cadre d’un dispositif d’urbanisme participatif!? Quelles
aptitudes montrent-ils à s’inscrire dans le processus proposé et à trouver une place
acceptable à la table des discussions, aux côtés de représentants d’autorités politique,
administrative et technique!? Dans quelles conditions pratiques le font-ils? Comment,
c’est-à-dire à partir de quelles postures énonciatives, de quels engagements, de quelles
conduites sont-ils censés remplir leur rôle? En cherchant à agir dans l’espace
commun de l’assemblée, quels types d’insuccès peuvent-ils rencontrer, quels types de
compétences peuvent-ils par ailleurs manifester, et à quelles dimensions de la relation
politique ces compétences et ces incompétences sont-elles directement associées!?
Que se produit-il concrètement quand ces participants citoyens montrent une
compétence ou une incompétence à prendre part à l’activité démocratique qui leur est
proposée!? Ces questions semblent bien connues, mais, finalement, peu de réponses
réellement convaincantes y ont été apportées jusqu’ici. Une telle enquête est
précisément l’objet de cette thèse.
Ces vingt dernières années, alors que les dispositifs de concertation se multipliaient
dans différents secteurs de l’action publique (développement urbain, aide sociale,
santé, culture, jeunesse), ces questions concernant la participation du «!citoyen
ordinaire!», du «!profane!», ont suscité l’attention toujours grandissante des
philosophes, des politologues et des sociologues. Devant le nombre de travaux
réalisés autour des problèmes relatifs à la démocratie participative et à ses dispositifs,
était-il nécessaire d’en rajouter de notre côté!? Pouvions-nous renchérir sur les
travaux existant en philosophie politique, en sciences politiques, en sociologie de
l’action collective!? Ce doute, qui n’a pas manqué de hanter notre travail de
recherche tout au long de ces cinq dernières années, nous l’avons réduit
progressivement, non par le biais d’une réflexion en chambre, mais en laissant libre
cours à une curiosité ethnographique, à un travail exigeant d’observation et de
description, de compilation de données et d’analyse.
C’est que la plupart des penseurs de la démocratie participative avaient jusqu’ici
abordé la question de la participation citoyenne comme un problème, justement,
«!pour la pensée!», un problème de légitimité et de rationalité identifiable et soluble
dans la seule réflexion théorique (Pateman, 1970; Mansbridge, 1983; Barber, 1984;
Manin, 1985; Cohen, 1989; Habermas, 1997). En s’appuyant sur l’importante théorie
de l’espace public de Jürgen Habermas (1962) et sur son modèle de rationalité
communicationnelle (1987), les tenants d’un paradigme délibératif en philosophie et
leurs critiques ont enfermé les enjeux de la démocratie participative et de la
compétence citoyenne dans un débat théorique interminable (Blondiaux & Sintomer,
2002).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
10
INTRODUCTION
Les politologues et les sociologues, de leur côté, choisirent le plus fréquemment de se
cantonner eux aussi à ce niveau strictement théorique. Et quand ils se décidèrent à
intégrer des éléments empiriques, ils le firent trop souvent de sorte à mettre en
question ou à invalider les modèles de démocratie délibérative préétablis par les
philosophes, sans vraiment générer leur propre conceptualisation positive des
pratiques qu’ils observaient pourtant dans ces assemblées (Neveu, 1999; Bacqué, Rey
& Sintomer, 2004!; Fung & Wright, 2004).
Récemment, des chercheurs plus sensibles à une démarche ethnographique ont tenté
de sortir l’étude de la participation citoyenne de son carcan délibérativiste. En
réintroduisant la description ethnographique dans l’analyse des discussions publiques
et des engagements politiques, des enquêteurs comme Nina Eliasoph et Paul
Lichterman aux Etats-Unis (Eliasoph, 1998; 2003; Lichterman, 1996!; 2005!;
Eliasoph & Lichterman, 2003), Daniel Cefaï, Claudette Lafaye (Cefaï & Lafaye,
2001; 2002) et Julien Talpin (2006!; 2007!; 2008!; 2009) en France, nous ont permis
de prendre la mesure des contraintes situationnelles sous lesquelles les jugements des
participants citoyens sont énoncés et interprétés. Ils nous ont permis de comprendre
que, considérée à partir d’un angle praxéologique, la démocratie n’est pas une
question d’argumentation abstraite. Plutôt, elle se réalise à travers ce qu’Eliasoph
appelle des «!pratiques civiques!» (2003), une série d’activités pratiques et
descriptibles dans lesquelles s’élaborent des relations temporaires et des accords
provisoires, entre participants d’une même situation et vis-à-vis d’une chose publique.
De notre côté, tout en nous plaçant dans le sillage de ces ethnographes de la vie
publique, nous avons cherché à radicaliser, dans l’enquête, ce resserrement sur l’action et les
conduites descriptibles comme point de départ d’une réflexion nouvelle sur la question classique
de la démocratie (Cefaï, 2002). Nous l’avons fait à partir d’un matériau ethnographique
conséquent (870 pages de notes d’observation et de transcripts de conversations en
assemblée), en convoquant pour le traiter et l’analyser des lectures négligées jusqu’ici
par les théoriciens de la démocratie!: la microsociologie d’Erving Goffman, la
sémiotique pragmatiste de Charles S. Peirce, la sociologie cognitive et éthologique de
Bernard Conein, la sociologie de la perception de Francis Chateauraynaud et la
sociolinguistique interactionniste de John J. Gumperz et Alessandro Duranti. Pour le
besoin d’un mot, à la croisée de ces différentes approches, nous avons qualifié la
nôtre d’ethnopragmatique1. Comme nous l’exposerons dans un chapitre 3 consacré au
dispositif méthodologique de l’enquête, cette approche vise à tirer le meilleur de
l’observation naturaliste et de l’observation participante (Joseph & Quéré, 1993), en
affichant d’une part une ambition analytique dans l’étude de données superficielles
faites d’énonciations enregistrables et de conduites observables, et en cherchant à
répondre, d’autre part, aux enjeux d’une ethnographie de fond. Cette approche
devrait nous permettre de contribuer à un renouvellement de la compréhension des
phénomènes de dialogue public, en faisant apparaître comme «!anthropologiquement
1
Alessandro Duranti a, le premier, parlé d’analyses «!ethnopragmatiques!» (Duranti, 1994).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
11
INTRODUCTION
étrange!» (Watson, 1989) une affaire de la participation des citoyens que beaucoup de
nos collègues considèrent d’ores et déjà comme entendue. Nous avons décidé de
prendre au sérieux ces pratiques, aussi localistes, étriquées, tronquées, imparfaites
soient-elles. Contre les déçus, les blasés et les prophètes de malheur, nous y voyons
des laboratoires où s’expérimente la démocratie de demain. Des lieux vers lesquels,
pour cette raison, nous devons retourner inlassablement.
En guise d’introduction à la thèse, je voudrais présenter brièvement cinq «!angles
morts!» dans la recherche contemporaine sur les dispositifs de démocratie
participative et, plus précisément, dans ces travaux qui concernent l’engagement des
participants identifiés dans ces dispositifs comme «!habitants!», «!citoyens!» ou
«!profanes!». Ces cinq points sont justement au fondement de notre enquête et de ses
possibles apports.
Des citoyens engagés dans des situations «!épaisses!»
Adossés au modèle de «!politique délibérative!» développé par J. Habermas et J.
Cohen, et en utilisant ces idéalisations comme des sortes de grilles de lecture de la
réalité des assemblées participatives, les chercheurs ayant travaillé à «!évaluer la
participation!» sont restés pour la plupart insensibles aux formes les plus singulières
de l’engagement des citoyens dans ces assemblées, aux compétences effectivement
manifestées par ces participants (chapitre 1). Ils ont omis, par paresse empirique ou
faute de confiance dans leurs données, de nous montrer les participants citoyens et
profanes comme des «!acteurs pragmatiques!» (Cefaï, 2002) évoluant en situation et
devant tenir compte de circonstances multiples.
Bien sûr, il est de bon ton dans ces travaux de parler de «!l’importance du contexte!»
et, dès qu’un chercheur met les pieds dans l’une de ces assemblées, il ne manquera
pas de présenter son texte comme le résultat d’ «!une analyse in situ!». Dans notre
travail, nous avons veillé à ce que cette notion soit utilisée dans ce que nous
imaginons comme sa version forte!: les éléments d’observation récoltés dans la
situation sont mis au service d’une analyse de la situation invitant à une réflexion
épistémologique sur l’épaisseur normative et les niveaux de règles pratiques pesant
sur les engagements des participants. Il est devenu tout aussi commun de parler d’une
«!grammaire publique!» des interactions en assemblée, et donc de la nécessité de
mener des «!analyses grammaticales!». Mais la plupart du temps, les auteurs qui
s’attachent à de telles analyses en restent au niveau unidimensionnel d’une
«!grammaire officielle!» gouvernant les «!discours!» des différents participants. Or, les
compétences à s’engager de manière appropriée dans un espace public ne se limitent
nullement à une faculté d’argumenter ou de discourir. Combien des chercheurs ayant
étudié ces assemblées nous montrent, véritablement, des grammaires pour l’action!?
L’un des enjeux de cette thèse consistera à pluraliser cette notion de grammaire, à
désintriquer analytiquement les différents espaces grammaticaux qui, ensemble,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
12
INTRODUCTION
organisent des situations de concertation, tout en permettant aux participants de
pointer dans l’espace commun différents types de conduites transgressives. Tout l’intérêt
de la démarche proposée réside en effet dans le fait que ces strates grammaticales de
la situation tendent à interférer les unes avec les autres. Nous chercherons
principalement à comprendre comment une grammaire officielle et civique de l’activité
démocratique (qualifiant ou disqualifiant les interventions des participants sur la base
de conventions réglées par une institution et dans un rapport à des questions
publiques) est à la fois contrôlée et mise à l’épreuve par une grammaire sensible et civile
de l’interaction et de l’expérience partagée. Notre argument consistera à poser que, si la
première de ces grammaires est de nature à mettre à mal les participants les moins
institués de ces assemblées, la seconde leur offre des ressources cognitives et morales
spécifiques, qu’ils pourront faire valoir pour améliorer la position qu’ils tiennent dans
une situation ou pour critiquer la position que tient un coparticipant. A
l’hétérogénéité normative des situations de concertation correspond une compétence
hétérogène dont il nous faut explorer les tensions (chapitre 2).
Des engagements produits «!en réponse!»
La plupart des auteurs ayant étudié la question de la démocratie participative l’ont
fait soit à partir de la présupposition abstraite d’une discussion libre entre égaux, soit
en approchant sous un angle immédiatement péjoratif les dispositifs top-down dont se
munit l’action publique. Ces derniers travaux et les éventuelles observations sur
lesquelles ils s’appuient tendent alors à dégrader a priori toute tentative
«!institutionnelle!» visant à solliciter la participation des citoyens, et dès lors prennent
quelque peu à la légère ces assemblées dans lesquelles ils ne voient que des
instruments de domination ou de marketing politique plus ou moins grossiers.
Généralement, ceux qui voudront rendre compte des phénomènes d’une
«!participation authentique!» ignoreront les commissions de concertation les plus
officielles pour se diriger vers des espaces publics alternatifs, en marge des
institutions, où il est laissé davantage de liberté à l’expression des citoyens. Nous
avons voulu, au contraire, nous maintenir dans ces espaces d’une participation citoyenne
placée sous forte contrainte institutionnelle. Plutôt que de nous tourner vers des
«!expériences innovantes!» ou des «!bonnes pratiques!» en matière de démocratie
participative, il nous a semblé important d’accorder toute notre attention à ces lieux,
comme les «!Commissions Locales de Développement Intégré!» qui montrent
aujourd’hui, en région bruxelloise, les pratiques de participation les plus communes,
les plus standard!; de celles qui se donnent à vivre sur fond d’une double asymétrie
séparant assez nettement, d’un côté, «!l’habitant!» de «!l’élu!», et d’un autre, «!le
profane!» de «!l’expert!».
Cette version top-down de la participation qui reste aujourd’hui la plus répandue (au
moins en Belgique et en France), nous avons cherché à l’aborder sur un plan
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
13
INTRODUCTION
purement formel et en évitant d’adopter un style normatif. Principalement, quand la
plupart des penseurs de l’espace public démocratique présupposent la comparution
spontanée des acteurs et la simultanéité de leurs contributions respectives à la
discussion, les commissions de concertation que nous avons étudiées nous rappellent
simplement que, le plus souvent, la participation des citoyens et leurs engagements
de parole dans l’assemblée procèdent d’un «!appel!» et s’inscrivent donc dans une
séquence d’actes. Ces engagements ont dès lors le caractère formel de réponses
d’ajustement (Mead, 2006) plus ou moins heureuses, qui ne peuvent être comprises
qu’en les rapportant au train de conduites dans lequel elles trouvent lieu de
s’exprimer. En se rendant dans des dispositifs de concertation de l’action publique où
sont rendues discutables des esquisses de projet, des options d’aménagement et des
opérations de rénovation, les participants citoyens et profanes sont, contrairement à
leurs partenaires élus et experts, continuellement maintenus dans un régime de
réactivité (répondre présent, suivre des consignes, apprécier un exposé, poser des
questions d’éclaircissement, adresser une critique, dénoncer une stratégie sousjacente à une proposition, avancer une contre-proposition, quitter la salle par
ennui...). Dans ces conditions valant pour la quasi-intégralité des expériences dont
nous avons connaissance, les épreuves fondamentales de la participation citoyenne et les
compétences qu’elles mobilisent sont d’ordres attentionnel et adaptatif, avant même de
concerner la rationalité des discours des gens, leurs préoccupations réelles ou leurs
qualités intrinsèques.
L’expression top-down, bien ancrée dans le vocabulaire des professionnels et des
analystes de la participation, trouve ici ses limites. La participation à laquelle nous
nous intéresserons s’avère en effet moins «!descendante!» que clairement
«!séquencée!», voire «!différée!». Il s’agit non seulement d’une participation top-down,
mais d’une participation à deux temps. De ces deux temps qui structurent également la
chronologie de chaque réunion de concertation, le premier est complètement pris en
charge par des professionnels de la politique et des experts de la ville, et ressortit à
leur responsabilité d’acteurs «!sollicitants!» et «!initiateurs!» (chapitre 4). En vue
d’étudier des compétences entendues comme réponses appropriées, il faut accorder
autant d’importance à ces pratiques liminaires par lesquelles s’établit le «!cadre!» (les
critères de pertinence topique, de justesse interactionnelle et de correction formelle
valant pour les discussions à venir), qu’aux voix citoyennes elles-mêmes. Si le modèle
philosophique de la politique délibérative se fonde sur une séquence où l’organisation
d’un «!pouvoir communicationnel!» précède et légitime un «!pouvoir administratif!»
exécutant des décisions (Habermas, 1989), la pratique nous montre plutôt la
séquence inverse!: une série de microdécisions configurantes sont prises en amont par
les acteurs initiateurs, de sorte que «!le “pouvoir administratif” a tendance, en s’autoprogrammant à programmer le “pouvoir communicationnel”, en le considérant
comme partie intégrante de lui-même!» (Lebeer, 2007, p.67). Il ne s’agit pas alors
dans notre enquête de souhaiter que les choses se déroulent autrement, mais bien de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
14
INTRODUCTION
décrire finement ces pratiques existantes et de comprendre que c’est en honorant
d’une manière ou d’une autre l’offre normative déployée devant eux par les
«!personnes en charge!» de la participation que les participants citoyens et profanes
peuvent espérer faire agir leur parole.
Sous les fiascos, une compétence
Austin et Wittgenstein, en philosophes du langage, et Goffman, en microsociologue
des situations du quotidien, orientent notre attention vers la vulnérabilité potentielle
de toute expérience de communication (Austin, 1962!; Wittgenstein, 2004!; Goffman,
1973!; 1987!; 1991). Un acte social est, d’abord et avant tout, ce qui peut échouer
(Laugier, 2009). Ce qui est vrai pour les situations de la vie quotidienne l’est alors
certainement tout autant pour ces «!engagements citoyens!» en cadre institutionnel
qui, produits dans des conditions de forte asymétrie interactionnelle et placés sous de
multiples contraintes de pertinence, peuvent toujours échouer à répondre aux attentes de
ceux qui les ont invités. On constate dans la littérature sociologique sur les
expériences de démocratie participative une semblable insistance sur la régularité de
l’échec, de l’inaptitude et du caractère inapproprié des voix ordinaires ou profanes.
Deux choses doivent alors être soulignées afin de caractériser notre travail par
rapport à des études plus fondamentalement pessimistes.
Premièrement, les prises de parole citoyennes se soldant par des fiascos ne nous
intéressent pas en elles-mêmes, au nom de quelque passion perverse pour ce qui rate.
Si nous les traitons avec beaucoup d’attention dans cette thèse, c’est qu’elles nous
paraissent d’excellents analyseurs des attentes auxquelles les participants citoyens
doivent sans cesse répondre. Parce qu’un insuccès dans la communication est
rarement total, parce que les prises de parole sont toujours infructueuses «!pour une
certaine raison!», leur compilation et leur organisation en une typologie doivent nous
permettre d’étudier la structuration normative et morale des situations de
concertation (chapitre 5). C’est en comprenant avec suffisamment de précision
analytique ce que les participants citoyens et profanes ne parviennent pas à réaliser
dans ces assemblées que nous pouvons aussi, en creux, isoler des domaines de
compétences effectives, toutes ces choses qu’ils font de manière appropriée et qu’ils
peuvent faire valoir aux yeux –et parfois à l’encontre– des élus et des experts. Et c’est
bien notre second argument en défense d’une entrée par les échecs dans l’étude des
engagements citoyens!: nous n’en restons pas là et recherchons dans les nombreuses
situations que nous montre notre matériau quelque chose comme une «!condition de
félicité!» (Goffman, 1987).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
15
INTRODUCTION
Des «!citoyens ordinaires!» aux «!engagements ordinaires!»
Cette félicité, nous la cherchons du côté de l’ «!ordinarité!» des engagements citoyens
et profanes. La littérature sur la démocratie participative a finalement fait peu de cas
de l’injonction d’ordinarité accompagnant dans ces dispositifs un appel à participer. Les
auteurs l’ont traitée soit de manière un peu triviale, en parlant d’une «!raison
ordinaire!» ou d’un «!bon sens!» citoyen, sans jamais très bien nous faire comprendre
en quoi l’un et l’autre pouvaient consister (Sintomer, 2008)!; soit, à nouveau, sous un
angle trop péjoratif, pour la dénoncer. Ces derniers auteurs ont bien sûr raison
d’insister sur le fait, par ailleurs plutôt évident, que les individus qui se présentent
dans ces assemblées de participation ne sont jamais des «!citoyens ordinaires!», des
«!profanes!», des «!simples habitants!», qu’ils sont porteurs d’identités,
d’appartenances, de capacités, de savoirs... On s’accorde évidemment avec Loïc
Blondiaux pour dire que «!le profane comme “table rase”, comme “citoyen sans
qualités” n’existe que comme hypothèse de travail politique et dans le cadre de
dispositifs qui lui donnent sens!» (Blondiaux, 2008, p.42). Mais le fait que ces
catégories «!existent dans le cadre de dispositifs [...] qui leur donnent sens!» nous
convient et nous suffit parfaitement. Nous n’avons pas mené notre enquête avec, à
l’esprit, l’idée farfelue de repérer, parmi les participants des commissions de
concertation bruxelloises, d’authentiques «!simples habitants!», de véritables
profanes, des personnes respirant l’ordinarité. Nous avons par contre pris au sérieux le
personnage conceptuel du citoyen ordinaire, la fiction opérante du profane, comme dotés
d’une certaine réalité et d’une certaine efficacité sociales, comme horizons des
attentes qui sont adressées à ces participants et comme régulateurs de leurs
performances. Si nous parlerons souvent, pour désigner ces participants –qu’il faut
bien nommer–, de «!profanes!» ou de «!citoyens ordinaires!», l’emphase placée sur les
dynamiques d’action nous fera plutôt nous intéresser à des «!engagements en
profane!», à des «!engagements ordinaires!», à cette compétence particulière que des
participants citoyens sont tenus de manifester devant des élus, des experts, des
fonctionnaires, des représentants d’associations spécialisées, et par laquelle ils «!font!»
les citoyens ordinaires, les simples habitants, etc. S’il y a peu d’intérêt à gloser sur
l’existence «!du Citoyen ordinaire!», il paraît à la fois passionnant et fondamental de
nous pencher sur ce qui fait l’ordinarité d’une conduite ou d’une prise de parole, et sur
des provinces de compétences profanes, naturelles, à la portée de tous, distinguées de
domaines de compétences spécialisées, dont l’accès se trouve régulé par des
conventions institutionnelles et disciplinaires.
Nous tenons à cette notion d’ «!ordinarité!», en ce qu’elle constitue un aspect
important du compromis général (entre délibérativisme républicain, démocratie
libérale et système technocratique) qui se noue dans les rapports de légitimité et de
connaissance entretenus par les acteurs, élus et spécialistes d’un côté, non élus et non
spécialistes de l’autre. Elle nous permet de faire contraster des logiques d’engagement
par lesquelles ces participants «!font les “citoyens ordinaires”!» d’autres logiques
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
16
INTRODUCTION
mises en évidence par Julien Talpin (2007!; 2009), par lesquelles, dit-il, ils «!jouent les
“bons citoyens”!». En effet, dans les dispositifs de participation que nous avons
étudiés en Belgique, les participants engagés dans une «!carrière de citoyens
professionnels!» n’atteignent souvent pas la félicité dans leurs engagements de parole.
On peut même dire qu’ils s’attirent toute la méfiance des élus et des experts qui
justement, prendront appui sur ces signes de professionnalisation pour dénoncer les
qualités «!extra-ordinaires!» de ces participants. Il faut entendre ici que nous visons
des engagements qui, plutôt que de se risquer à empiéter sur les prérogatives de
l’expert ou de l’élu, plutôt que de s’attacher à «!représenter!», à pénétrer l’espace hautement
réglementé des «!symboles!», se produisent à côté ou sous des univers de discours spécialisés,
développent des façons de signifier proprement ordinaires. Nous aurons le temps dans cette
thèse de voir comment les objets et les logiques de ces engagements ordinaires sont
ceux de la relation, civile, sensible, immédiate que les participants entretiennent dans
l’espace de l’assemblée avec leurs partenaires experts et élus, plutôt que ceux d’un
rapport civique, médiatisé par une institution, qui présuppose, lui, une asymétrie des
places (chapitre 6).
Au-delà d’une compétence d’avis, la possibilité d’une critique factuelle
Enfin, un dernier impensé dans les sciences sociales de la démocratie participative est
relatif à la possibilité que des participants non spécialistes puissent faire valoir autre
chose, dans la discussion, que leur «!avis!» sur les «!offres!» (les discours, les idées, les
projets) qu’on leur expose. Ainsi, dans les commissions participatives de
développement urbain que nous étudierons, de la même manière que l’appellation
«!délégués des habitants!» apparaît particulièrement mal choisie pour des participants
qui ne pourront jamais véritablement s’avancer à «!représenter par délégation!», le fait
de parler de «!compétence d’avis!» pour caractériser le rôle qui leur est laissé paraît
inapproprié. En effet, les prises de parole des citoyens qui réussissent le mieux dans
ces assemblées ne sont pas exprimées dans un «!régime de l’opinion!», par lequel la
personne engage toute sa subjectivité pour traiter des matières objectivées par
l’expert, mais bien dans un «!régime de la critique!» s’appuyant sur des données, des
faits, des formes de preuves (Cardon et al., 1995).
Qu’ils désirent supporter ou critiquer des acteurs élus et experts qui, eux, font valoir à
tous les coups bien plus que leur «!avis!», les citoyens doivent jouer le jeu de ces
assemblées de «!démocratie technique!» (Callon, 2003) qui sont peut-être moins des
lieux d’intersubjectivité que des espaces d’interobjectivité, et où les acteurs qui tirent
leur épingle du jeu sont ceux qui parviennent à dire des vérités et à contraindre leurs
partenaires à partir de ces vérités. Bien sûr, il faut que ce qu’ils prétendent être des
vérités par rapport auxquelles ils s’engagent soient reconnues comme telles par leurs
coparticipants.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
17
INTRODUCTION
C’est ici que le lien sera fait entre l’ordinarité des engagements, d’une part, et
factualité de la critique, de l’autre!: le milieu des civilités ordinaires dans lequel
évolue l’ensemble des participants d’une même réunion et qui se donne
immédiatement à l’attention, à la vue et à l’ouïe de tous est, pour la même raison, un
milieu de prises, de faits, de données et de preuves. Ainsi, et ce n’est qu’un exemple,
quand un participant citoyen saisit dans l’espace commun un comportement de
suffisance ou de mépris, qu’il le pointe du doigt et attire l’attention conjointe des
participants sur ce fait, il ne fait pas que livrer une opinion, il ne dit pas qu’!«!à son
avis!», il s’agit là de mépris. Plutôt, il le prouve aux yeux de tous. Autour de
l’émergence de ce que nous appellerons une «!critique ordinaire!», il se dessine le rôle
nouveau d’un participant citoyen attentif et sensible à l’attention des autres, modeste
vigile des procédures élémentaires de l’être-ensemble et du faire-quelque-chose-àplusieurs!; un rôle dont nous devrons, en fin de parcours, explorer les potentiels, les
limites et les vulnérabilités (conclusion).
***
De ces cinq points aussi importants à nos yeux que laissés dans l’ombre jusqu’ici, les
deux premiers (pragmatisme et responsivité) constituent des postulats de base qui, dans
la Première partie de la thèse, fondent notre modèle d’interprétation de la
«!compétence de concertation!» et permettent de le distinguer des paradigmes
développés à partir des théories de la délibération. Après une Deuxième partie
intermédiaire consacrée à détailler et à défendre notre dispositif méthodologique, une
Troisième partie d’enquête empirique mettra à jour ces autres points (zones
d’inaptitudes, ordinarité, factualité), dont l’étude approfondie constitue notre
contribution principale à la compréhension des phénomènes de la démocratie
participative et de l’engagement citoyen.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
18
PREMIERE PARTIE
GARDER LES COMPETENCES
CITOYENNES A L’ŒIL!:
DES SOCIOLOGIES
DISCURSIVES DE LA
DELIBERATION A UNE
ETHNOGRAPHIE
PRAGMATIQUE DE LA
CONCERTATION
«!Voir ce qu’on a devant son nez est
une lutte de tous les instants.!»
George Orwell
CHAPITRE 1
DELIBERER!?
D’un «!biais délibératif!» dans
les sciences sociales du politique
«!Tout ce que le philosophe peut faire, c'est
détruire les idoles. Et cela ne veut pas dire en
forger de nouvelles!».
Ludwig Wittgenstein
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
CHAPITRE 1
23
DELIBERER!?
23
1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique
25
1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective.......................................26
1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels ..................................27
1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux ............29
1.1.4. La délibération comme cadre procédural ........................................................31
1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33
1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées.
33
1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!»
37
1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39
1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44
1.3.2.1. La «!frame perspective!» de D. Snow ......................................................44
1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47
1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53
1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54
1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56
1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60
1.4. Conclusion du chapitre
63
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
24
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Dans ce premier chapitre, je présente les traits principaux d’un paradigme délibératif
développé dans les théories de la démocratie en philosophie politique ces vingt
dernières années (1.1.). Je cherche ensuite à comprendre les rapports qu’entretient
cette théorie de la démocratie en pleine expansion avec le développement de
dispositifs institutionnels de participation. Dans ces va-et-vient entre pensée
philosophique et pratiques politiques, j’interrogerai le rôle «!évaluatif!» auquel
semblent se cantonner les sciences sociales de la démocratie. Je critique la traduction
des modèles de «!démocratie délibérative!» –explicitement présentés par les
philosophes comme des idéalisations– dans des cadres d’interprétation sociologique
et des «!grilles de lecture!» des pratiques civiques observables dans les assemblées
participatives que nous connaissons en Belgique ou en France (1.2.). Enfin, je
présente une série de développements en sciences sociales autour de la question de la
démocratie participative, et montre comment ceux-ci restent eux aussi captifs d’un
«!impératif délibératif!» (Blondiaux & Sintomer, 2002), d’une interprétation trop
strictement délibérative de la participation citoyenne (1.3.).
1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique
Depuis les années 1990, et l’institutionnalisation accélérée de la participation des
citoyens aux politiques locales, le thème de l’espace public démocratique n’est plus la
chasse gardée de la philosophie politique. Politistes et sociologues s’en sont saisi,
cherchant à développer les conditions théoriques et empiriques de son analyse. Ils ne
l’ont fait néanmoins qu’en se posant dans le sillage des travaux de Jürgen Habermas
sur la rationalité communicationnelle (1987!; 1997), et d’un courant (Joshua Cohen,
Benjamin Barber, John Dryzek, James Fishkin, Jane Mansbridge, S. Benhabib,
Simone Chambers...) avec lequel s’est stabilisé dans la théorie politique un
«!paradigme délibératif!».
Fin des années 1980, des auteurs comme Habermas et Cohen ont joué un rôle majeur
dans le débat philosophique sur les théories de la démocratie, en dégageant le
programme d’une «!démocratie délibérative!». Par celle-ci, ces auteurs n’entendent
pas seulement justifier la légitimité du recours à la délibération dans un système
démocratique, à un moment donné, par rapport à des méthodes d’agrégation de
préférences. Ils proposent, plus radicalement, de faire reposer sur elle la légitimité
démocratique des décisions collectives, d’«!identifie [r] le pouvoir constituant à
l’espace public délibératif et [de faire] de ce dernier le cœur de la société politique!»
(Blondiaux & Sintomer, 2002, p.23).
Joshua Cohen, dans un article pionnier, définit la démocratie délibérative dans les
termes suivants (cité dans Habermas, 1997, p.330)!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
25
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
La notion d’une démocratie délibérative est ancrée dans l’idéal intuitif d’une
association démocratique dans laquelle la justification des termes et des
conditions de l’association s’effectue au moyen de l’argumentation publique
et de l’échange rationnel entre citoyens égaux. Dans un tel ordre, les citoyens
s’engagent collectivement à résoudre les problèmes que posent leurs choix
collectifs au moyen du raisonnement public, et considèrent leurs institutions
de base comme légitimes pour autant qu’elles créent le cadre d’une
délibération publique menée en toute liberté.
Parmi les notions directement engagées par la délibération et le système politique qui
se fonde sur elle, la démocratie délibérative, retenons au moins celles de décision
collective (1.1.1.), d’argumentation rationnelle (1.1.2.), d’association publique de
citoyens libres et égaux (1.1.3.), de cadre procédural (1.1.4.), et d’idéal intuitif
(1.1.5.). Arrêtons-nous un temps sur chacun de ces ingrédients du délibérativisme et
sur leurs interrelations, pour un aperçu de l’organisation du paradigme et des points
de tension internes à ce courant théorique!; des tensions qui renvoient dans
l’ensemble au débat entre théories communautariennes et libérales de la démocratie
(Lenoble & Berten, 1992!; Leydet, 2002!; Talisse, 2004).
1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective
Si elle peut concerner un événement individuel, en marquant le caractère intentionnel
et réfléchi d’un acte, la délibération se rapporte dans un contexte politique à une prise
de décision collective. Sa qualité collective a trait éventuellement à l’enjeu ultime de
la décision (une décision dont les conséquences concernent une collectivité), mais
plus fondamentalement aux circonstances locales de sa coordination!: «!la décision
collective est une décision effectuée par un groupe spécifique constitué ou non à cet
effet (assemblée, conseil, comité, commission, etc.)!» (Urfalino, 2000, p.166).
Activité collective, toute délibération est également indissociable de son orientation
vers des choix et une prise de décision. En cela, elle se différencie d’autres formes de
communication, comme la conversation et la discussion qui se maintiennent et
trouvent leur sens indépendamment de leur aboutissement dans une prise de décision
(Livet, 1992). Occasion d’une prise de décision, le «!genre délibératif!» est tourné vers
«!l’avenir et le possible!» plutôt que vers le donné et le nécessaire (Urfalino, 2000,
p.167).
Les incertitudes et le débat au sein de la littérature portent alors sur la fonction
précise à accorder à la délibération dans la prise de décision, sur l’étroitesse de son
association au moment de décision en lui-même. Certains (Gutmann, Thompson,
Chambers...) voient ce lien comme lâche. Dans la perspective de ces auteurs, la
délibération accompagne la décision, en offrant autant une fin en soi –par ses vertus
morales et sa valeur ajoutée supposée en termes de respect et de reconnaissance–
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
26
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
qu’un moyen. D’autres, comme Habermas ou Cohen, tenants d’!«!approches
cognitivistes, voient dans la délibération la meilleure procédure pour en arriver à des
décisions justes ou correctes!» (Leydet, 2002, p.181). Elle peut intervenir, selon cette
version, à différents niveaux!: au niveau de dynamiques informelles de «!formation
de l’opinion!», dans un «!contexte de découverte!», ou dans les circonstances
formelles et décisionnelles de «!formation de la volonté!», dans un «!contexte de
justification!» (Habermas, 1997). Dans cette perspective cognitiviste, qui fait la part
belle au consensus rationnel, la décision est synonyme d’accord (Lenoble & Berten,
1992, p.97). Dans les approches non-cognitivistes, la décision s’accommode du
désaccord (Leydet, 2002, p.181).
1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels
La délibération constitue pour la décision collective un recours parmi d’autres!: le
commandement de puissants, le recours au hasard, le vote ou la négociation
stratégique. Cette dernière distinction entre négociation stratégique et délibération est
centrale dans la théorie habermassienne. La délibération, contrairement à la
négociation et au marchandage, ne procède pas d’une confrontation des intérêts
privés en présence, mais d’un processus argumentatif kantien dans lequel «!des
individus privés font un usage public de leur raison!». Dans cette perspective, la
délibération advient quand, dans un travail d’empathie et d’ouverture, une éthique
communicationnelle prend le dessus sur la rationalité stratégique et le calcul
utilitariste.
Les critiques communautariens reprochent au modèle démocratique libéral d’être
incapable de permettre un tel dépassement. La démocratie libérale, en se donnant
comme point fixe la justice, les droits individuels et les «!libertés négatives!» (Berlin,
1969), ne permet pas de penser un processus positif par lequel un collectif rassemblé
s’attacherait à forger un bien commun (Arendt, 1963!; Taylor, 1975!; McIntyre,
1981!; Sandel, 1982!; Walzer, 1983). Au nom de la justice, elle priverait les individus
de leur «!voix civique!» (Sandel, 1996!; 2005) tout en maintenant pour seul horizon
une définition «!adversairielle!» de l’interaction politique (Mansbridge, 1983).
Devant une critique montrant les limites du principe de justice comme méta-valeur
qui primerait sur toutes les autres, les libéraux pointent, eux, l’obsession des
communautariens pour les questions morales et leur traitement par l’Etat (Hayek,
1960!; Rawls, 1971!; Nozick, 1974!; Dworkin, 1978). Les défenseurs d’un libéralisme
démocratique suggèrent en effet d’en soulager la délibération, entrevoyant justement
dans l’exploration collective de thèmes moraux la fin d’une argumentation orientée
vers l’intérêt général!(Talisse, 2004, p.3):
Selon la conception libérale, il faut éviter d’introduire [dans le débat public]
des raisons qui présupposent où s’inspirent d’une doctrine particulière.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
27
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Quand ils délibèrent, les citoyens doivent s’en tenir à des considérations que
les autres sont susceptibles d’accepter!: des raisons qui sont dérivées d’une
doctrine particulière ne peuvent pas gagner l’approbation dans le débat
public, et sont dès lors inadmissibles. Du point de vue libéral, les citoyens
doivent mener le débat public dans des termes strictement rawlsiens, c’est-àdire de façon «!politique et non métaphysique!». Le point de vue libéral place
donc des restrictions non seulement sur les types de raisons que les citoyens
peuvent employer, mais également sur les types de questions ou de
problèmes qui sont compatibles avec la délibération. Les problèmes qui ne
peuvent être débattus dans des termes «!politiques!» n’y ont pas leur place.
Comme l’écrit Rawls, «une conception libérale soustrait de l’agenda politique les
problèmes les plus controversés, les disputes qu’ils provoquent minant les bases de la
coopération sociale!» (Rawls, 1996, p.157).i
Au-delà de ces divergences, les uns et les autres attendent de l’argumentation
rationnelle des résultats en termes de transformation et de réflexivité des préférences,
notamment à travers l’élucidation collective des conséquences associées aux choix de
chacun. Selon Joshua Cohen (1996) ou Bernard Manin (1995), l’un des premiers en
France à avoir travaillé sur la délibération, cette dernière fonctionne pleinement
quand les participants font montre de leur capacité à reconsidérer et à reformuler
leurs préférences (Manin, ibid., p.263-264)!:
Une discussion n’a de sens et de justification que si les acteurs peuvent
changer d’avis entre le moment où ils s’engagent et le terme de l’échange. Là
où ce changement n’est pas possible, il est simplement indifférent qu’une
réunion ait eu lieu ou pas, et si des interlocuteurs échangent malgré tout des
propos, on peut être sûr qu’il ne s’agit pas d’une discussion délibérative. La
possibilité du changement d’avis est une condition nécessaire de la
discussion délibérative.
L’argumentation rationnelle, orientée vers le bien commun, se distingue alors non
seulement de l’!«!argumentation oppositionnelle!» (Schiffrin, 1985), mais également
de la violence des arguments d’autorité. Partant, l’attrait normatif de la délibération
tient pour part dans sa capacité supposée à atténuer les différences d’intérêt et les
inégalités de pouvoir, à, comme le suggèrent Cohen et Rogers (2003, p.241),
neutraliser le rôle politique des préférences arbitraires et le pouvoir en plaçant
les décisions collectives sur une base de raison commune. Dans la
délibération idéale, le seul pouvoir qui prévaut est [...] la force du meilleur
argument – et c’est là une force qui est à la portée de tous1.
1
On repère ici un raisonnement tautologique au sein des théories de la délibération!: l’argumentation
rationnelle constitue un frein aux vices du pouvoir quand, dans des conditions idéales, celui-ci est
écarté. Autrement dit, l’argumentation rationnelle permet de neutraliser le pouvoir, mais la présence du
pouvoir tend à neutraliser la délibération (In practice, power can never be fully absent, but its absence remains a
standard at which to aim – Mansbridge, 2003).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
28
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et
égaux
La délibération a ainsi un caractère doublement rationnel et équitable à travers
l’argumentation. L’argumentation, possible et encouragée pour tous, est elle-même
conçue par les philosophes d’inspiration kantienne comme l’un des effets attendus du
caractère inclusif et des circonstances publiques de la délibération. Les théories
normatives de la démocratie délibérative entretiennent en effet toutes un «!principe de
publicité!» (Chambers, 2004). Ainsi, quand la démocratie représentative loge la
délibération dans la pratique parlementaire, dans les discussions internes aux partis et
les négociations entre partis (Manin, 1995), le geste distinctif des tenants d’une
démocratie délibérative est de faire fusionner, dans les circonstances idéalisées de
l’espace public, délibération et participation populaire (Blondiaux & Sintomer, 2002,
p.23!).
Dans cette perspective, toute délibération est d’abord nécessairement ouverte et
inclusive, se donne dans un «!forum politique public!» (Rawls, 1999, p.133), qui est
aussi un «!forum hybride!»! (Callon et al., 2001) : l’enjeu est ici d’ «!impliquer une
pluralité d’acteurs, au-delà de ceux classiquement habilités à décider dans le cadre du
gouvernement représentatif!» (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.17-18)!; et parmi ces
nouveaux acteurs, des citoyens ordinaires. A travers l’élargissement du «!collectif de
recherche!», la délibération augmente la transparence, le pluralisme des positions et
invite à l’exploration de nouveaux «!mondes possibles!» - pour utiliser le vocabulaire
plus récent de Michel Callon et de Bruno Latour. L’arrivée de nouveaux acteurs
amène de nouvelles informations, de nouveaux savoirs et de nouvelles solutions,
dans un mouvement de «!composition du collectif!» (Latour, 1999) essentiel au
traitement de questions éthiques et politiques (Manin, 1985)!:
Aucun individu ne peut anticiper et prévoir toutes les perspectives depuis
lesquelles toutes les questions d’éthique et politique seront perçues par des
individus différents et aucun individu ne peut prétendre posséder toute
l’information pertinente sur une décision qui affecte tout le monde.
L’inclusion est une condition, l’égalité en est une autre. Ces nouveaux acteurs
citoyens sont en effet invités à rejoindre l’espace public délibératif en vue d’exercer
«!librement leurs raisons publiques entre égaux!» (Cohen, 1996). La délibération
appelle ainsi, avec l’introduction de ces nouvelles voix, la question délicate de
l’égalisation des légitimités2 - où une «!légitimité de proximité!» par exemple serait
prise en compte pour valoriser la parole de citoyens ordinaires (Jobert, 1998) - et celle
de la reconnaissance de nouvelles formes d’expertise, vécues, subjectivisées (Genard
& Jacob, 2004).
2
Arthur Jobert évoque la manifestation d’une «!légitimité de proximité!» et un phénomène
d’!«!égalisation des légitimités!» dans les controverses concernant l’aménagement du territoire.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
29
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
La publicité de la délibération renvoie, au-delà d’une ambition de large accessibilité
et d’égalité, à des circonstances pratiques de coprésence des participants et aux
contraintes et opportunités de l’expression en public. Le modèle de démocratie
délibérative hérité de Habermas abandonne «!un modèle monologique de la raison!»
pour un modèle orienté vers l’intercompréhension et fondé sur une conception plus
pragmatique de la rationalité (Lenoble & Berten, 1992, p.89). Dans cette perspective,
l’exercice posé par la publicité a un effet vertueux, en ce qu’il encourage la rationalité
du propos. Simone Chambers identifie ici, dans la littérature, deux types de
mécanismes attribués aux conditions publiques de la délibération!: l’un qu’elle
appelle «!socratique!», favorisant la qualité rationnelle du propos, l’autre
«!démocratique!», orientant cette rationalité du propos vers l’intérêt général et
l’impartialité (2004, p.4):
Premièrement, la publicité encourage les participants à examiner leurs
croyances et leurs arguments, ils sont appelés à rendre compte de leurs
revendications et des positions qu’ils tiennent en public. Avoir à argumenter
en public «!demande souvent d’articuler prudemment sa position, de la
défendre contre des arguments inattendus, de prendre en considération des
points de vue opposés, d’exposer le processus de raisonnement sur lequel on
s’appuie, et de poser ouvertement les principes auxquels on fait appel!» (Bok,
1982, p.114). En plus d’une dynamique socratique, les théories de la
délibération identifient également une dynamique démocratique amenée par
des attentes de légitimité. Une politique publique devrait relever de l’intérêt
général. Les défenseurs d’une politique publique se sentiront contraints
d’articuler leurs prétentions à des formes d’intérêt public. Argumenter en
public en faveur d’une politique simplement parce que celle-ci vous avantage
personnellement, par exemple, ne rencontre pas une raison publique et n’ira
pas très loin à l’intérieur d’une sphère publique moderne, démocratique et
libérale. La dynamique démocratique rend transparentes les revendications
égoïstes, obtuses et sectaires, particulièrement dans le cadre des politiques
publiques qui concernent les questions morales et les lois fondamentales, et
qui sont difficiles à mener en public. On pourrait dire que l’élément
socratique met l’accent sur la rationalité de la raison publique, tandis que
l’élément démocratique accentue la nature publique de la raison publique.ii
On le voit, pour Simone Chambers comme pour les auteurs les plus libéraux du
courant délibératif, la publicité est abordée par son caractère dissuasif, en termes de
«!restrictions conversationnelles!» (Ackerman, 1989)!: elle est un vecteur de vertu en
ce qu’elle prévient l’indicible, en ce qu’elle tend à neutraliser, chez les participants, la
formulation de propos inacceptables. Toujours selon cette perspective, éviter de dire
l’indicible en public peut conduire les intervenants à «!singer la vertu!» (Blondiaux &
Sintomer, 2002), la délibération prenant les atours d’un jeu de dupes souhaitable.
Pour Elster (1994), la rationalité stratégique –dont ne se dépareraient pas les
participants dans la discussion–, pour opérer plus efficacement, peut emprunter et
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
30
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
instrumentaliser les formes de la rationalité communicationnelle et de
l’argumentation; «!cette défense intéressée de la vertu [a y a n t ] des effets
éventuellement vertueux!» (Urfalino, 2000!; p.181). En s’appuyant sur la formule de
La Rochefoucauld, «!l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu!», Elster
«!pense que l’usage stratégique de l’argumentation est préférable à la négociation en
raison de la force civilisatrice de l’hypocrisie!» (Ibid., p.184). Dans cette vision
adversairielle de la délibération, le public est défini de manière particulière, comme
l’autrui impartial qu’il s’agit de convaincre, davantage finalement que la partie d’en
face, qui développe ses propres stratégies.
Habermas et les auteurs se situant dans son sillage ont une vision bien moins
défensive des effets vertueux de la publicité des discussions. Ils ne comptent pas sur
l’hypocrisie, mais au contraire sur la sincérité des propos3 que stimulent les
circonstances publiques de la délibération. Prendre la parole dans l’espace public
délibératif est pour eux plutôt l’occasion de découvrir ce qui est commun, ce travail
d’orientation vers l’autre, à la «!redécouverte d’une voix civique!» (Sandel, 1996,
p.324), à la transformation d’un «!me language!» en un «!we language!» (Barber, 1998,
p.13).
1.1.4. La délibération comme cadre procédural
Cette approche optimiste des habermassiens procède d’une conceptualisation du bien
commun qui est procédurale plutôt que substantielle. Dans ce sens, elle invite à
penser « une dédogmatisation complète de la rationalité et à produire une
interprétation radicale de la démocratie!» (Lenoble & Berten, 1992, p.86-87). La
raison publique est ici toujours également raison procédurale. «!La légitimité d’une
mesure ne dépend plus seulement de la nature de l’autorité qui la prend!» ou de
principes substantiels qui la sous-tendent, «!mais de la manière dont elle est prise, de
la procédure dans laquelle elle s’inscrit!» (Blondiaux, 2004). John Dewey, en traitant
de la question de la règle de la majorité en démocratie, éclaire brillamment le propos
(Dewey, cité dans Habermas, 1997, p.329)!:
La règle de la majorité, en tant que telle, est aussi absurde que le prétendent
ses critiques. Mais elle n’est jamais purement et simplement une règle de la
majorité (...). Les moyens par lesquels une majorité parvient à être la
majorité, voilà la chose la plus importante, autrement dit les débats
antérieurs, la modification des conceptions en fonction des opinions
défendues par les minorités (...). En d’autres termes, ce dont on a besoin,
c’est essentiellement d’une amélioration des méthodes et des conditions de
débat, de discussion et de persuasion.
3
Comme le souligne D. Cefaï, une telle opposition entre hypocrisie et sincérité est un peu simple (2007,
p.594)!: «!La distinction entre sincérité et inauthenticité, entre présentation d’un vrai Soi et gestion trompeuse des
impressions, entre dire la vérité et faire croire à un public est hors de propos.!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
31
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Ainsi la validité des résultats de la discussion est renvoyée à la procédure comme
«!forme de communication!». Et ce qui est posé pour la mesure ou la décision prise
en fin de parcours vaut également et d’abord pour chaque énoncé sur l’espace public,
dont la rationalité est établie en lien à la procédure de son énonciation (Lenoble &
Berten, 1992, p.87). Certains pensent, dans cette perspective, la démocratie
délibérative dans un «!procéduralisme pur!» (Leydet, 2002, p.178)!:
Présenter le modèle délibératif va généralement de pair avec une
compréhension purement procédurale de la délibération publique qui permet
de présenter celle-ci comme ne nécessitant pas l’affirmation de principes
substantiels indépendants. On entend, en effet, par procéduralisme pur toute
théorie où la procédure détermine elle-même le résultat juste, c’est-à-dire où
il n’y a pas de conception de la justice ou de la justesse indépendante de la
procédure.
Ainsi, grande est l’attention accordée dans la théorie aux procédures à travers
lesquelles se réalise la délibération, et ce sur différents niveaux!: les formes de prise de
décision, le recours à l’argumentation et la constitution de l’espace public. Dans une
«!procédure délibérative idéale!» (Cohen, 1989), il s’agit alors de potentialiser la
forme argumentée de l’échange de raisons, la production du consensus et l’acception
par tous des résultats de la décision, mais aussi, et d’abord, l’inclusion et l’égalité des
intervenants. L’explicitation de procédures identifiées comme justes est pensée en
effet comme un moyen de neutraliser les effets irrationalisants des inégalités de
pouvoir (Cohen & Rogers, 2003), tout en facilitant la participation des nouveaux
acteurs issus de la société civile (Krantz, 2003, p.243). Ces procédures et ces règles
figurent dès lors elles-mêmes parmi les objets principaux que se donne la
délibération. En effet, «!un aspect important du rôle de la délibération dans la
décision collective est qu’elle permet la réflexion du groupe sur les règles de décision
qu’il utilise!» (Urfalino, 2000, p.176). La «!communauté morale!» rassemblée sur
l’espace public est aussi «!communauté auto-législatrice!» (Habermas, 2003, p.21)
Ici aussi on constate un continuum de positions allant, comme chez Cohen, de la
proposition d’une transformation radicale et intégrale des institutions sociales et
politiques selon le modèle d’une «!procédure délibérative idéale!» autonome, à des
propositions plus prudentes, pour lesquelles la délibération doit rester appuyée sur
l’Etat démocratique constitutionnel, et fonctionner sur base de droits fondamentaux,
de libertés de base et d’opportunités égales qui lui restent antérieurs (Gutman &
Thompson, 2002). Habermas, par exemple, se distingue de Cohen et conçoit la
procédure de communication comme «!la structure centrale d’un système politique
différencié, fondé sur les principes de l’Etat de droit!», et non comme «!le modèle de
toutes les institutions sociales (pas même de toutes les institutions étatiques)!»
(Habermas, 1997, p.330). Dans l’ensemble, les auteurs s’accordent pour penser une
démocratie délibérative en prise avec les systèmes politiques et juridiques existants
(Blondiaux & Sintomer, 2002, p.24-25):
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
32
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Le paradigme délibératif accepte (...) l’impossibilité de la démocratie directe
dans des Etats nations et regarde avec scepticisme la polis antique, laquelle
manquait d’une structure juridico-constitutionnelle adéquate. Il se réfère
essentiellement aux institutions actuelles de la démocratie représentative,
même s’il admet que des innovations peuvent y être introduites.
1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet
D’innovations, majeures ou mineures, il en est incessamment question dans
l’abondante littérature associée au paradigme délibératif. Cette philosophie politique
normative est résolument tournée vers l’avenir et tient son rôle en établissant des
idéalisations théoriques qui sont aussi des modèles prescriptifs, pointant des
orientations, des continuités ou des ruptures souhaitables pour la poursuite de
l’entreprise démocratique. Ainsi, les ouvrages et articles sur lesquels je me suis
appuyé pour établir l’aperçu d’un «!tournant délibératif!» en philosophie politique
affichent tous l’ambition, à un niveau ou à un autre, dans des mesures différentes et
de manière plus ou moins modeste, de faire avancer les choses, de provoquer le
changement politique et l’innovation institutionnelle. Beyond Adversary Democracy
(Mansbridge, 1983), Reinventing Democracy (Hirst & Khilnani, 1996), Towards a
deliberative model of democractic legitimacy (Benhabib, 1996), Strong Democracy (Barber,
1984), Deepening democracy (Fung & Wright, 2003)!: ces ouvrages théoriques sont
autant d’exhortations, par lesquelles leurs auteurs invitent à un ailleurs
démocratique, à des politiques plus justes, pointent des destinations et décrivent les
trajectoires qu’il s’agit d’emprunter.
1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique
d’abstractions mal placées.
Il est difficile d’établir avec clarté les relations de fécondation réciproque qu’ont
entretenues jusqu’à aujourd’hui le succès théorique rencontré en philosophie par les
modèles de la «!démocratie délibérative!» et le succès populaire et politique que
connaît depuis une vingtaine d’années la thématique de la «!démocratie
participative!». Pendant un moment, il semble que ces deux phénomènes, portés par
un même esprit du temps, aient évolué parallèles l’un à l’autre, sans se rencontrer.
Fin des années 1980, il était ainsi peu probable qu’un élu fasse allusion à Habermas
et à sa Diskursethik pour motiver la tenue d’une assemblée de démocratie locale!; il
n’en trouvait pas moins les mots pour enjoindre les participants à être raisonnables, à
faire preuve d’écoute mutuelle et de bonne volonté. De même, les modèles
d’Habermas n’étaient pas en prise directe avec des initiatives concrètes, avec des
expériences, et n’avaient pas à cet égard de prétention empirique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
33
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Il semble, ces dernières années, qu’un besoin de rapprochement se soit fait ressentir,
qu’une interaction plus affirmée existe entre les développements théoriques issus du
paradigme délibératif, d’une part, et la menée d’expériences participatives, d’autre
part. Jürgen Habermas, pour l’évoquer à nouveau, «!a lui même accompli un pas
dans ce sens, en réformant son modèle normatif exposé dans la Théorie de l’agir
communicationnel en le couplant avec la prise en compte des enquêtes empiriques des
sciences sociales dans Droit et démocratie!» (Cefaï, 2002). De manière générale, les
philosophes situés dans le sillage de l’auteur allemand présentent une écriture plus
accessible et moins abstraite, tout en travaillant à l’occasion à partir de cas. En
retour, sur le terrain, les «!expériences innovantes!» sont parfois mises en place par
des élus friands de philosophie et inspirés des modèles normatifs, comme c’est le cas
dans les conseils de quartier du 20ème arrondissement de Paris étudiés par L.
Blondiaux & S. Levêque (1999). De plus en plus souvent, les activités de médiation
et d’animation sont laissées à des intervenants externes spécialisés dans les questions
de participation, le plus souvent frottés au b.a-ba et au lexique de la démocratie
délibérative. Enfin, certains responsables de dispositifs de participation peuvent faire
appel à des philosophes et des sociologues renommés, constituant un «!observatoire!»
chargé d’assurer le monitoring des projets (Blondiaux & Levêque, 1999).
Julien Talpin résume bien cette dynamique récente de recoupements plus
systématiques entre pratiques de démocratie participative et visions philosophiques
d’une démocratie délibérative!(2006):
Le rapprochement entre la prise de parole en public par des profanes de la
politique – permise par le développement de la démocratie participative – et
la délibération comme théorie de la démocratie ne va pas de soi. Il s’est
opéré à la suite d’un travail de définition de la réalité et de conceptualisation
de la part de certains acteurs politiques et de chercheurs engagés. Ainsi les
entrepreneurs de la participation citoyenne sont-ils nourris par la littérature
théorique et philosophique sur la délibération, et les philosophes de la
délibération s’inspirent et promeuvent des expériences concrètes de
participation citoyenne.
C’est dans le contexte de ces relations nouvelles entre théorie philosophique et
pratique politique que les sciences sociales se sont saisi d’un rôle particulier.
Cette situation, que j’aimerais discuter, est illustrée de manière emblématique dans le
récent Deepening Democracy!: Institutional Innovations in Empowered Participatory
Governance, édité par Archon Fung et Erik O. Wright (2003). Cet ouvrage, motivé par
la nécessité d’une interaction plus soutenue entre théorie et empirie sur les questions
de démocratie participative, s’intègre à une série d’initiatives similaires, d’importance
variable4. Pour monter cette publication, Fung et Wright organisent en 2000 un
4
En mai 2004, par exemple, J. Habermas, J. Dryzek et S. Chambers participaient à l’Institut
Universtaire Européen de Florence à un colloque intitulé Empirical approaches to delibrative politics.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
34
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
colloque intitulé «!Experiments in Empowered Deliberative Democracy!». Ils y
invitent quelques grands noms de la théorie de la démocratie délibérative (J. Cohen,
J. Mansbridge...) à produire des «!commentaires!» sur base d’!«!études de cas!». Ces
études de cas portent sur des «!formes innovantes de démocratie participative!» au
Brésil, en Inde et aux Etats-Unis, et sont réalisées par des sociologues aux noms
moins prestigieux.
Jane Mansbridge, dans l’introduction de son chapitre personnel, se félicite de ces
dynamiques d’interaction accrue entre «!pensée!» et «!pratique!» (2003, p.175):
La théorie et les cas présents ici constituent une avancée majeure dans la
théorie et la pratique de la démocratie participative. Fung et Wright, avec la
théorique présentée dans ce livre, ont schématisé et mis au jour les
compréhensions qui ont émergé d’une évolution progressive dans les
pratiques. Leur théorie peut maintenant servir comme un guide
supplémentaire pour les pratiques. Les participants à la conférence qui a
inspiré cet ouvrage ont fait un pas de plus, en utilisant la nouvelle théorie
comme un guide pour des personnes qui continuent à s’engager pour faire
fonctionner les institutions de la démocratie. Le pas qui reste à faire
demanderait de répéter l’observation des pratiques. Il demanderait de
s’interroger sur le sens que les gens accordent en pratique aux nouvelles
institutions qui procèdent de la nouvelle théorie, et de réviser la théorie à
partir de ces nouvelles expériences. La vieille formule «!pratique-penséepratique!» fonctionne mieux quand elle est répétée encore et encore.iii
Le rôle du sociologue dans ce cercle vertueux practice-thought-practice semble ainsi
consister à faire la navette de l’un à l’autre, de «!bas en haut!» et de «!haut en bas!».
Mais à y regarder de plus près, et si cette distinction peut avoir un sens dans le
processus cyclique que préconise Mansbridge, le travail du «!sociologue de terrain!»,
tel que pratiqué jusqu’à aujourd’hui dans ce champ d’étude, participe plutôt d’un
mouvement thought-practice-thought. En effet, la livraison par le sociologue
d’!«!expériences innovantes!» procède d’une commande et d’une sélection cohérente
avec un programme théorique et normatif. Et la mise en forme des «!cas!», à travers
laquelle est rendu l’accès aux pratiques, porte elle-même la marque de ce programme.
Deepening Democracy, puisque c’est l’ouvrage que j’ai choisi pour éclairer le propos,
vient s’inscrire comme le quatrième volet d’une série intitulée The Real Utopias Project.
Les trois publications précédentes ont déjà rassemblé, sur des thèmes tels que le rôle
de la société civile dans la démocratie (volume 1), le socialisme de marché (volume 2)
et l’égalitarisme (volume 3), nombre des auteurs sollicités pour Deepening Democracy
(volume 4). Erik O. Wright, artisan d’une «!reconstruction de la tradition marxiste en
théorie sociale!», directeur de la série et coéditeur du quatrième volume, présente dans
la préface l’objectif donné au Real Utopias Project!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
35
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Le projet Real Utopias accepte la tension entre rêves et pratique. Il est fondé
sur la croyance que ce qui est possible sur un plan pragmatique n’est pas fixé
indépendamment de nos imaginations, mais est au contraire modelé par nos
visions. La réalisation de cette croyance implique des «!utopies réelles!»: des
idéaux utopiques que sont ancrés dans les potentiels réels à reconcevoir les
institutions sociales. Dans la tentative qu’il propose, de soutenir et
d’approfondir une discussion sérieuse des alternatives radicales aux pratiques
sociales actuelles, le projet Real Utopias se penche sur différentes institutions
de base et s’applique à formuler des propositions spécifiques pour les
remodeler jusque dans leurs fondements.iv
Quelles sont les implications, pour une sociologie des espaces publics politiques, de son
inscription dans cette mécanique «!pensée-pratique-pensée!»!?
Premièrement, la sociologie se présente toujours, dans ces conditions, comme un
instrument d’évaluation. A travers l’ouvrage, des cas très différents (Brésil, USA,
Inde) sont envisagés comme des imperfections plus ou moins satisfaisantes ou
intéressantes en regard du modèle idéal de démocratie délibérative dont se réclament
les théoriciens. Ils sont renvoyés à une échelle de mesure, et situés comme les étapes
plus ou moins avancées d’un itinéraire théorique universel. Il ne sont jamais
approchés en propre!; toujours à la lumière d’ «!abstractions mal placées!» (A. Rawls,
2004!; Ferrié et al., 2008).
Ensuite, cette collaboration complexée avec les philosophes semble limiter les
chercheurs de terrain à un travail de traduction. Avant même d’être soumis à
commentaire philosophique, les différents cas sont déjà leur propre commentaire,
formulés par les chercheurs de terrain dans le vocabulaire ad-hoc du modèle
délibératif, selon ses formats et ses attentes. Raccorder pratiques de participation et
théories délibératives semble donc revenir à présenter les premières dans le terrain
conceptuel et normatif des secondes. Cohérent avec ses intentions premières, le
«!projet!» ne va cependant pas sans poser problème. Cette remarque, dénotant mes
propres préoccupations, trouve écho dans le chapitre proposé par J. Cohen et J.
Rogers, et leur déception devant le prémâchage théorique des études empiriques
qu’ils ont à commenter (2003, p.241)!:
Les cas discutés ici diffèrent fortement l’un de l’autre. En traitant ces cas
comme tous les exemples possibles d’un même modèle, on risque de
minimiser l’importance de leur différence et exagérer la capacité de la
délibération en elle-même.v
Un peu plus loin, ils ajoutent (2003, p. 249, je souligne)!:
La délibération est un idéal dont la réalisation connaît des pré-conditions.
Spécifier les conditions dans lesquelles elle peut marcher renvoie à des
questions empiriques qui sont au cœur des préoccupations de ce livre.
Malheureusement, alors que la théorie et les cas présentés dans cet ouvrage
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
36
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
sont consistants avec la reconnaissance de l’importance de telles questions, le
traitement similaire de cas très différents peut obscurcir le problème.vi
On pourra apprécier en passant la prétention des auteurs, se réservant la prérogative
du commentaire théorique et boudant la prédigestion des résultats au stade liminaire
des case studies brésilienne, indienne et états-unienne. Ainsi, dans leurs termes, et dans
un mouvement hypothético-déductif, le modèle de la démocratie délibérative a
besoin de conditions pour fonctionner, et il s’agit, dans le cadre de chacune des
études de cas empiriques, d’exposer simplement ces conditions, ce qui ici n’a pas été
fait correctement.
A un niveau plus fondamental, toutefois, leur remarque nous éclaire sur le caractère
incontournable du modèle délibératif à partir duquel les «!sociologues de terrain!»
produisent leurs comptes-rendus d’expériences. Elle nous permet de mettre à jour,
par-delà l’attrait normatif des théories de la démocratie délibérative, la mainmise
intellectuelle de ces dernières sur les façons de penser aujourd’hui l’espace public
politique en sciences sociales. L’accumulation de leurs écrits et l’articulation de leurs
modèles dessinent un terrain conceptuel et normatif clôturé, au-delà duquel il ne
paraîtrait pas très sérieux d’envisager l’étude de l’espace public, des discussions et des
interactions politiques qui s’y jouent. Le paradigme délibératif participe ici peut-être
d’un certain dogmatisme, ce qui est «!curieux de la part des habermassiens qui ont
posé par ailleurs les jalons pour une approche dédogmatisée de la raison!» (Lenoble
& Berten, 1992, p.97).
Je voudrais à présent, suite à ce qui vient d’être posé concernant le paradigme
délibératif en philosophie, détailler un moment certaines approches disponibles en
sciences sociales pour l’étude des phénomènes de mobilisation et de participation sur
l’espace public. Je me propose à chaque fois de discuter ces approches qui me
semblent toutes, d’une manière ou d’une autre, captives d’une conception
délibérativiste de l’interaction politique en assemblée.
1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif
délibératif!»5
Nous présentons ici quatre séries d’approches mobilisées depuis les années 1990 pour
traiter, en sciences sociales, de questions de démocratie participative et de
mobilisation sur l’espace public; quatre séries d’approches qui, pour une raison ou
une autre, ne me semblent pas entièrement satisfaisantes pour qui veut développer
une théorie de la compétence profane dans des espaces de démocratie technique tels
que nous les connaissons actuellement en Belgique et en France.
5
L’expression est de Loïc Blondiaux et Yves Sintomer (2002).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
37
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
De premières approches, plutôt mécanistes, cherchent à tester de manière
expérimentale, à partir des outils de la psychologie sociale, des modèles de
délibération de type habermassien. Ces recherches prétendent isoler certaines
barrières psychologiques propres aux dynamiques de groupes restreints pouvant
altérer ou saper, au sein de ces groupes, la délibération et ses résultats (1.3.1.). En
retenant principalement de la démocratie délibérative sa dimension procédurale, ces
chercheurs établissent, sur base de leurs manipulations, des connections causales
entre le choix d’un design institutionnel et le «!substrat psychologique!» favorable ou
défavorable au bon déroulement de la délibération. Je chercherai à réfuter ces
approches quand elles prétendent renforcer une abstraction politique (le modèle de la
démocratie délibérative) à l’aide d’abstractions sociales (la théorie des groupes
restreints et des relations intergroupes).
Un deuxième ensemble d’approches sociologiques, que je qualifierai de logocentriques
(1.3.2.), à l’instar du délibérativisme en philosophie, se focalise à tort sur la
dimension strictement discursive, argumentative et justificatoire des interactions
politiques en assemblées. Ces approches, en concevant essentiellement la
mobilisation et la participation dans ces espaces publics à partir de répertoires
discursifs et de panoplies interprétatives soigneusement étiquetés et qui seraient
constamment déployés par les différents participants, laissent l’ethnographe perplexe,
lui qui, à l’écoute des réunions ou à la lecture des transcripts de leur enregistrement,
découvre avec embarras «!la surface triviale et manifeste de l’usage effectif du
langage!» (Perrin, 2006, p. 129-130).
On trouvera ensuite une troisième série d’approches, critiques celles-là (1.3.3.). Leurs
auteurs, menant des observations de terrain, peinent à trouver de «!véritables
délibérations!» dans les assemblées participatives qu’ils fréquentent!; juste des séries
de pratiques disparates dont ils ne savent trop que faire. A leur manière ces critiques
empiriques sont tout autant captives –ici, négativement– d’une interprétation
délibérativiste des phénomènes de participation citoyenne.
Enfin, une approche symétrisante (1.3.4.), comme celle développée par Callon,
Lascoumes et Barthe (2001), invite, à partir de données de terrain et d’un peu
d’imagination, à reconstruire les conditions de possibilité d’une démocratie
délibérative ou «!dialogique!», cela au-delà –et souvent en déni– d’une critique des
dispositifs participatifs les plus courants. Les récits présentés par ces auteurs
contribuent à démystifier l’expertise technique des spécialistes et la «!recherche
confinée!»!, tout en exagérant sensiblement, par des techniques narratives de mise en
intrigue (Terzi, 2005), l’expertise démontrée par des profanes dans leurs «!recherches
de plein air!». Nous devrons interroger ce geste –ressortant davantage du parti pris en
théorie politique que de l’enquête sociologique– par lequel les auteurs d’Agir dans un
monde incertain et d’autres, obsédés par des enjeux de symétrie et d’égalisation des
légitimités politiques, se choisissent le citoyen ordinaire pour «!héros!» de l’intrigue!;
une tentation symétrisante qui risque de nous faire passer à côté des compétences
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
38
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
profanes les plus élémentaires, manifestées, elles, dans les conditions concrètes de la
dissymétrie interactionnelle spécialiste vs non spécialiste qui les fonde et où elles
trouvent leurs prises.
1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la
délibération!?
Un premier corps de recherches empiriques en sciences sociales s’est donné pour
objectif de mettre à jour les prérequis cognitifs et les conditions psychosociales soustendant la menée correcte de délibérations, comme échanges de raisons publiques
entre égaux, selon les modèles d’inspiration habermassienne. Je m’appuierai ici sur
les deux principales reviews disponibles des travaux menés en psychologie sociale de
la délibération (Mendelberg, 2002; Steenbergen et al., 2004). Tali Mendelberg
propose une revue volumineuse des acquis de la psychologie sociale concernant les
dynamiques des groupes restreints, cette littérature pouvant, selon elle, être fort utile
à la menée de délibérations qui, prétend-t-elle, se déroulent dans le cadre de tels
groupes restreints. Son travail de recensement, comme celui de Marco Steenbergen et
ses collègues, consiste alors à mettre en évidence certaines «!barrières
psychologiques!», bien connues dans le cadre de la coordination de small groups, qui
peuvent venir infirmer les prétentions bénéfiques des politiques délibératives, et
auxquelles il s’agirait d’être attentif dans la pratique. Ce dont il est question ici, c’est
bien de dépasser des dynamiques psychosociales néfastes, à travers des «!designs
institutionnels!» destinés à réaliser, dans de nouvelles conditions, une «!véritable
délibération!» (Steenbergen et al., 2004).
L’intérêt principal de ces recherches consiste à attirer l’attention sur le fait qu’un
espace public de délibération est aussi une arène sociale, et qu’à cet égard, il est
justiciable d’analyses systématiques destinées à révéler toute l’importance de
phénomènes non strictement politiques. On peut soutenir ces motifs premiers, qui ne
sont d’ailleurs pas très éloignés de ceux que je développerai plus loin quand
j’exposerai mes propres stratégies d’enquêtes et présenterai ma théorie des
compétences profanes dans des assemblées de démocratie technique6. Mais
l’épistémologie et la méthodologie proposées dans ce premier ensemble d’études
restent à mes yeux largement insatisfaisantes. A l’examen des études présentées dans
ces deux panoramas, Deliberative citizen (Mendelberg, 2002) et Towards a political
psychology of deliberation (Steenbergen et al., 2004), je soulève les points critiques
suivants!:
-
6
Les modèles délibératifs et les idéalisations procédurales d’inspiration
habermassienne apparaissent dans ces études comme des objectifs à atteindre en
pratique, et cela sans davantage de réflexivité devant ces modèles. Tout se passe
Cf. chapitre 2 et chapitre 6 de cette thèse.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
39
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
comme si une sorte de division du travail intellectuel commandait aux personnes
ayant réalisé ces recherches de s’occuper de leurs affaires et de s’astreindre à
tester, sur un plan strictement psychosocial, la possibilité de voir advenir en
pratique un modèle politique fondé sur la discussion collective, dont les vertus,
étudiées par d’autres, seraient définitivement avérées7. Or, le fait de poser que
certaines dynamiques «!sociales!» sont à l’œuvre sur des espaces publics et
viennent contraindre la délibération «!politique!» ne justifie nullement à mon sens
une telle répartition du travail entre, d’une part, science «!sociale!», et, de l’autre,
philosophie «!politique!».
-
Les modèles délibératifs auxquels les auteurs font référence sont approchés à
partir de catégories mieux connues en psychologie!: les groupes. Ici, de sérieuses
interrogations se posent. L’ensemble de ces recherches laisse planer un doute sur
la totalité que désigne le groupe, toujours à la fois le collectif entier rassemblé
dans la discussion, et à la fois chacune des entités collectives prises dans le
dialogue. Dans les deux cas, cela s’avère problématique. D’abord, en effet,
l’!«!espace public délibératif!», le «!forum hybride!» qui y prend place représente-til un groupe!? Il y a bien regroupement de personnes en un certain lieu pendant un
certain moment. On parlera alors préférablement de «!rencontre!» ou de
«!rassemblement!» (Joseph, 1998). La notion de groupe substitue en effet par
réification une entité sociale close au processus d’association ouverte auquel
pensent Habermas et Cohen. Parler de groupe pour évoquer un rassemblement,
c’est postuler la stabilité de la participation, là où se constatent continuellement
l’apparition de nouveaux acteurs et la disparition d’autres. Certes, il se peut, en
pratique, que des processus participatifs en viennent à se résumer à des
dynamiques de groupes restreints. Il arrive qu’!«!un espace où les hommes se
reconnaissent les uns et les autres comme citoyens, se situant ensemble dans les
horizons d’un monde commun!» laisse la place à un espace «!où ils font
seulement l’expérience de leur dépendance réciproque!» (Lefort, 1986, p.69).
Nous constaterons d’ailleurs nous mêmes ce phénomène dans notre enquête de
terrain. Cependant, cette dissolution du politique dans le social, la sclérose et la
fin du «!public!» dans le «!groupe!», représentent une découverte en soi, un
résultat à mettre à l’actif d’une enquête, et non un postulat à partir duquel on
fonderait une enquête (Joseph, 1998, p.85-86)!:
Un groupe est une organisation sociale dont les éléments sont des
individus qui se perçoivent comme membres et perçoivent l’organisation
comme une entité collective distincte, séparée des rapports particuliers
qu’ils entretiennent entre eux [...]. Ces caractéristiques peuvent se
retrouver dans l’univers des rencontres lorsqu’elles sont amenées à se
reproduire, mais elles ne disent rien de leur structure propre. Le fait de se
7
!La délibération, si «!elle est suffisamment empathique, égalitaire, ouverte et rationnelle, permet de
produire des résultats démocratiques positifs!» (Mendelberg, 2000)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
40
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
trouver ensemble peut n’être qu’une étape de la vie d’un groupe, en
revanche, le fait de se quitter signe la fin d’une rencontre. De même,
l’adhésion aux normes de la prise de parole et de circulation de la parole
n’est pas essentielle à la vie d’un groupe, pas plus que l’allocation d’une
position dans l’espace où se produit la rencontre ou la gestion des
embarras qui viennent la troubler. Quelle que soit la possibilité pour le
sociologue de décrire partie des événements qui se produisent en situation
comme la traduction d’affiliations individuelles à des groupes différents,
ce domaine des «!normes de conjonction!» ne saurait se déduire des
connaissances acquises en matière de normes d’appartenance ou
d’affiliation.
Ainsi, il s’agira moins dans notre thèse de nous intéresser aux obligations
qu’entretiennent les membres d’un «!groupe!» les uns vis-à-vis des autres, qu’à
une «!morale des rassemblements et des aventures collectives!»!; il ne sera pas
nécessaire, comme le propose Margaret Gilbert, de comprendre comment les
participants de ces assemblées en viennent à former un We, une «!unité réelle!»
(Gilbert, 2003) pour saisir les principes permettant aux membres d’une
communauté de rassemblement ou d’une communauté de projet de «!tenir
ensemble!» (Stavo-Debauge, 2009).
Dans les études réunies par Mendelberg et l’équipe de Steenbergen, la notion de
groupe désigne aussi parfois l’une des entités collectives actives dans la
discussion, un sous-groupe, vraisemblablement mis en présence d’un autre sousgroupe duquel il se distingue, et avec lequel il est attendu qu’il coopère dans les
conditions de la délibération. Ici aussi, l’étude du pluralisme interne aux espaces
publics délibératifs s’accommode difficilement d’un recours immédiat aux
groupes. Si l’espace public se définissait fondamentalement comme une structure
d’articulation et de mise en dialogue de groupes, de quels groupes s’agirait-il!? De
groupes de personnes de même statut!? De groupes d’individus d’un même parti
politique!? Du même «!groupe ethnique!»!? Du même sexe!? De groupes d’amis!?
De groupes d’individus situés d’un même côté de la salle de réunion!? Et qu’estce qui nous empêche ensuite de poser la question de l’organisation des sousgroupes en sous-sous-groupes, et à nouveau sur quelle base pertinente!?
L’observateur d’assemblées reste perplexe devant cette notion de groupe et
l’usage qu’il peut en faire. A nouveau, je ne suis pas en train de dire qu’il n’existe
rien de comparable à des groupes ou à des regroupements (Latour, 2005) dans des
espaces publics politiques. On constatera en effet, au fil de cette étude, des
dynamiques parallèles de polarisation et de solidarisation fortes. Mais si groupe il
y a, ce sera en tant que forme d’agir et d’exprimer ensemble, à travers des
énonciations engagées à la première personne du pluriel –nous– et toujours
indexée sur un contexte. Comme le dit Bernard Lepetit (1995, p.15), «!les identités
sociales ou les liens sociaux n’ont pas de nature, mais seulement des usages!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
41
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Ce qui est gênant dans ces études, c’est une posture qui fait préexister la nécessité
de groupes sociaux à l’exercice public de la délibération, et fait oublier par la
même occasion que «!la vie sociale et la vie publique sont coextensives!» (Goffman,
1973, p.18). Ce que je ne trouve pas pertinent, c’est de présupposer des entités
telles que les groupes pour étudier les conditions psychosociales d’une
coordination politique par la discussion!; de poser d’emblée que la communication
sur l’espace public est soumise à des phénomènes de «!dilemme social!», de
«!pensée de groupe!» !, de «!coopération intergroupe!», de «!polarisation de
groupe!», d’ «!influence de la minorité!», de «!biais linguistique pro-endogroupe!»,
de «!stéréotype de l’exogroupe!», etc. (Mendelberg, 2002).
-
On note par ailleurs, dans ce qui a été posé à l’instant, comment le pluralisme
censé fonder l’espace public est ramené systématiquement à des oppositions
binaires. Dans ces approches, les distinctions ou oppositions entre participants ne
sont pas traitées comme des processus accompagnant le développement des
discussions. Elles sont préétablies en amont, au niveau du design des
manipulations sur lesquelles se basent ces études, dans la ligne tracée
préalablement entre deux contingents de participants!: un endogroupe et un
exogroupe, un groupe majoritaire et un groupe minoritaire, etc. Cette distribution
binaire des participants est comprise comme une condition de l’expérimentation.
Il faut attirer ici l’attention sur l’acception particulière que semblent faire la
majorité de ces chercheurs du modèle politique de la délibération et de ses effets.
La délibération y est la plupart du temps envisagée sous le prisme agonistique de
«!sociétés en conflit!», et à partir d’une conception exaltée de la discussion8. C’est
sur cette base que les différentes recherches viennent apporter des «!preuves
empiriques!» invitant tantôt à l’optimisme, tantôt au pessimisme devant la
capacité de la délibération à apaiser les tensions. On peut imaginer que des
chercheurs travaillant sur des thématiques comme celles concernant, par
exemple, les relations politiques entre Israéliens et Palestiniens (Steenbergen et
al., 2004) ou, plus près de chez nous, entre Flamands et Wallons, fassent un
usage central et binaire de la notion de groupe et développent un intérêt, disons,
clinique, pour la délibération. Ici, il faut insister premièrement sur le fait que ces
contextes de conflit extrême ne sont bien sûr pas les seuls dans lesquels on attend
des résultats de politiques délibératives!; et reconnaître ensuite l’usage particulier
et la lecture principalement clinique qui est faite des modèles de délibération
d’inspiration habermassienne. La délibération n’y est plus une procédure
politique amenant à des décisions plus légitimes, elle est vue comme un moyen
d’apaiser des rapports entre groupes. La tâche qu’ils sont en train de mener
ensemble et ce sur quoi ils se mettent en accord ou en désaccord restent ici par
contre tout à fait secondaires.
8
«!La discorde, loin d’être un raté ou une résistance, est, en l’occurrence, le levier le plus précieux du
changement!» (Moscovici & Doise, 1992, p.11)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
42
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
-
Reprenons ce dernier point!: les différents effets de groupe répertoriés dans ces
études, et leur impact sur la délibération, sont présentés dans leur relation directe
aux caractéristiques des designs institutionnels et des procédures d’encadrement,
mais indépendamment de l’activité de délibération elle-même, de ses motifs, de
ses objectifs et de la spécificité des objets soumis à la discussion. Il est surprenant
que l’on puisse décréter une activité de délibération dans des conditions
expérimentales et évaluer la qualité de sa réalisation sans mettre en avant la
nature de la discussion et les enjeux de son déroulement. En effet, les thèmes et
topiques à partir desquels prend place la discussion sont en eux-mêmes des
mondes vivants qui agissent sur la délibération, des environnements culturels
contraignants, et non des objets inertes, prétextes d’une dramatique des groupes,
de simples interférences dans les relations causales placées entre un cadre formel
de délibération et des dynamiques de psychologie collective.
-
La démocratie délibérative est formulée explicitement, dans les textes de
philosophie politique, comme une idéalisation théorique. Rappelons-le, les
tenants du «!paradigme délibératif!» appellent de leurs vœux une interaction plus
soutenue entre orientations de pensée et comptes-rendus de pratiques, c’est-à-dire
également entre philosophie politique et sciences sociales. Si l’on agrée les termes
de cette collaboration, on ne peut que s’interroger sur la contribution des études
issues de la psychologie politique des small groups. Le commerce opéré entre,
d’une part, une idéalisation théorique de la démocratie et, d’autre part, des
artefacts de comportements collectifs rentre-t-il dans le cercle vertueux practicethought-practice!? Ou dessine-t-il plutôt la vrille d’une spirale par laquelle notre
compréhension des pratiques sociales de participation n’augmente pas, «!mais
bien notre éloignement!»9 (Goffman, 1973, p.17) ?
9
Dans l’introduction des Relations en public (1973, p.17), Goffman s’en prend avec force à
l’épistémologie classique des sciences sociales scientistes!: «!Il est donc certain que la méthode à laquelle
je recours souvent – l’observation naturaliste non systématique – est très sérieusement limitée. J’affirme
pour ma défense que les méthodes de recherche traditionnelles employées jusqu’à présent dans ce
domaine ne le sont pas moins à leur façon. En dépit des dénégations, les caractéristiques de leur
exécution ne garantissent pas de prime abord la solidité supposée des découvertes; dans chaque cas, il
faudrait une nouvelle étude pour déterminer à propos de qui et de quoi les résultats sont vrais. Les
variables qui apparaissent ont tendance à être de pures créatures des modèles de recherche qui n’ont
aucune existence en dehors de la pièce où se trouvent les appareils et les sujets, sauf, peut-être,
brièvement, lorsque, la situation étant prise comme un « scénario », on la recrée sous des auspices
favorables et un ciel clément. On forge des concepts dans la foulée pour arranger les choses de telle
façon qu’on puisse faire passer des épreuves et mesurer les effets d’une variation contrôlée d’un genre
quelconque, et le caractère scientifique de tout cela est assuré par le port de blouses blanches et l’argent
du gouvernement. L’étude commence par « Nous supposons que... », continue par une discussion
complète des déformations et des limites du modèle proposé, donne les raisons pour lesquelles ces
déformations et ces limites ne sont pas rédhibitoires et se termine par un nombre appréciable de
corrélations significatives satisfaisantes qui tendent à confirmer certaines des hypothèses ; comme s’il
était aussi simple de découvrir des structures dans la vie sociale. Cela fait penser à de la magie blanche:
si vous accomplissez tous les gestes imputables à la science, la science apparaîtra. Mais elle n’est pas
apparue. (Cinq ans après leur publication, beaucoup de ces études rappellent les expériences que font les
enfants avec une boîte du petit chimiste : « Suivez les instructions et vous deviendrez un vrai chimiste,
comme sur la photographie »). Ces méthodes n’ont ouvert aucun domaine à l’étude naturaliste. Aucun
concept n’a émergé qui renouvelle notre vision de l’activité sociale. Aucune charpente n’a été édifiée qui
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
43
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
1.3.2. Deux sociologies logocentriques
Nous l’avons vu, les approches se revendiquant d’une psychologie politique des
relations intergroupes tendent à se focaliser sur des dynamiques de groupes au point
d’en oublier les discours tenus, les objets examinés, les points d’accord ou de
discorde, en un mot, les enjeux de la rencontre et de la discussion, et tout ce qui
constitue l’«!occasion!» particulière du rassemblement des participants. Les deux
ensembles de travaux abordés dans la présente section, dans un mouvement inverse,
invitent à voir dans les interactions politiques sur l’espace public des situations en
quelque sorte surchargées d’enjeux, dans lesquelles des individus hyperpolitisés et
hyperactifs articulent ou confrontent leurs «!visions du monde!» homogènes dans
d’incessantes joutes stratégiques, argumentatives et justificatoires. Bien que n’étant
pas directement associées au paradigme délibératif, ces approches partagent au moins
avec J. Habermas et ses héritiers une tendance à surestimer la vivacité et la lisibilité
du jeu démocratique, en même temps que la cohérence et la consistance du
«!discours!» de ses participants.
1.3.2.1. La «!frame perspective!» de D. Snow
Parmi ces approches, on retrouve d’abord les différentes recherches se reconnaissant
d’une frame perspective qui, suite aux travaux de David Snow (1986) et ses collègues,
ont fait école dans la littérature anglo-saxonne consacrée à l’action collective et à la
mobilisation dans des organisations de mouvements sociaux (Cefaï & Trom, 2001).
Dans un champ de recherche sur l’action collective jusque là dominé par les théories
utilitaristes de la «!mobilisation des ressources!», la stratégie de recherche de la frame
perspective a consisté à miser sur un «!retour de la culture!» (Cefaï, 2001, p.53), ce qui
lui valut un succès considérable au cours des années 1990.
Dans un dialogue critique avec ses principaux représentants américains, Daniel Cefaï
a, le premier, mis en évidence de manière forte les limites et les contradictions
inhérentes à ces recherches. Officiellement inspirée des travaux d’Erving Goffman
desquels elle tire son nom, la frame perspective américaine n’a retenu de Frame Analysis
que sa dimension la plus structuraliste (Snow, 2001, p.35), vidant l’œuvre par la
même occasion de son intuition pragmatiste la plus fondamentale (Cefaï, 2001!). La
notion de «!cadre!», telle que la comprenait Goffman, comme «!organisation
incertaine, instable et troublée, constitutive de l’expérience!» (Terzi, 2005, p.450), n’a
plus grand chose à voir avec les formes substantifiées et réifiées de «!culture
politique!» auxquelles Snow et d’autres font allusion (Ibid., p.191). Dans cette frame
perspective, les participants mobilisés sur l’espace public ne sont plus ces acteurs
pragmatiques cherchant à se débrouiller dans le déroulement de situations
soutiendrait un nombre toujours plus grand de faits. Notre compréhension du comportement ordinaire
n’a pas augmenté, mais bien notre éloignement!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
44
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
indéterminées, mais des acteurs «!porte-parole!» acquis à une cause, toujours au fait
de leurs engagements.
L’enquête tend dans ces conditions à délaisser l’analyse de situations et le travail
ethnographique permettant de rendre compte de dynamiques d’action et de processus
d’expression en public, pour se diriger exclusivement vers les «!thèmes culturels!»
(idéologies, valeurs, croyances) agités par les acteurs, «!ces amples visions du monde
qui cadrent des événements ou des problèmes particuliers en les ‘emballant’ et en les
‘empaquetant’!» (Cefaï, 2001, p.55). Selon Cédric Terzi, que nous suivons ici, cette
conception statique des cadres comme packages culturels, fonctionnant comme des
«!ressources!» et des «!systèmes symboliques!» plutôt que comme des «!schèmes
d’interprétation!» contingents, rapproche les tenants de la frame perspective du
structuralisme de Levi-Strauss et d’une psychologie des représentations collectives!;
l’éloignent en tout cas considérablement de l’ «!analyse de cadre!» goffmanienne
solidement arrimée aux situations (Terzi, 2005, p.203).
Méthodologiquement, l’ «!analyse de cadre!» se confond alors bien souvent avec une
certaine «!analyse du discours!» (Johnston, 2002) qui n’en garderait que les
«!contenus!»!: ce qui importe ici, par dessus tout et en dépit du reste, c’est le «!quoi!»,
c’est ce qui est asserté ou déclaré. Ces analyses de contenu, en étant d’ailleurs
pratiquées sur de matériaux qui «!se limitent trop fréquemment aux articles de presse,
aux déclarations de leaders ou aux entretiens avec des militants!» (Cefaï, 2001, p.60),
arrachent les «!significations!» aux conditions pratiques et interactionnelles de leur
production. Ainsi, les cadres qu’étudie la frame perspective «!sont irrémédiablement
déconnectés des activités qui les engendrent, de leurs usages dans des sites naturels et
de leurs conséquences pragmatiques sur des actions et des événements!» (Ibid., p.56).
De plus, en cherchant à dégager absolument les thèmes culturels et les structures
idéologiques sous-jacentes aux propos, les analyses semblent réduire le discours des
acteurs sociaux à sa version forte, au «vrai » discours!10. On retrouve ici finalement
une démarche similaire à celle de la psychologie sociale de la délibération en groupe
restreint, qui cherchait à «!éliminer toutes sortes de facteurs confondants!» par le
«!contrôle extraordinaire!» qu’offraient leurs manipulations expérimentales
(Steenbergen et al., 2004, p.21). Avec la frame perspective, point de small talk, de bribes
conversationnelles, de discours ordinaire ou parasitaire!; mais des «!actes de langage
sérieux!» (Austin, 1967), des statements, des !«!affirmations de vérité!» (Lindstrom,
1992). C’est sur ce point en particulier qu’une sociologie des espaces publics
politiques inspirée de la frame perspective est proche de la théorie délibérative en
10
Cette allusion au «!vrai discours!» trouve écho dans la réaction à vif d’Erving Goffman (Goffman,
1981) à la critique que Denzin et Keller dressèrent de son Frame Analysis (Denzin & Keller, 1981). Les
deux auteurs reprochent à Goffman de ne s’intéresser qu’aux interactions périphériques de l’existence!:
«!Tout ce qui constitue la matière de Frame Analysis – les mystifications, les gaffes, les faux pas, la
pornographie, les bonnes œuvres (...) - se trouve à la lisière de la vie quotidienne de la plupart des
gens!». L’auteur de Frame Analysis, attaqué également par Denzin et Keller sur ses méthodes et l’acuité
de ses analyses, s’exclame alors!: «!Qu’est-ce que ce serait s’il s’agissait d’un thème vital qui les intéresse
vraiment, comme l’interaction sociale réelle, par exemple!!!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
45
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
philosophie. Elles partagent l’une et l’autre un écueil important!: celui d’idéaliser la
consistance et la cohérence du discours des acteurs sociaux11.
Leur compatibilité ne va pas de soi pour autant. En effet, quand le paradigme
délibératif envisage des dynamiques dialogiques de transformation, la frame perspective
tendrait plutôt à figer la délibération pluraliste dans des espaces de positions
structurales (Cefaï, 2002). Là où Habermas conçoit l’espace public comme le lieu de
constitution du bien commun, où des individus privés viennent faire un usage public
de leur raison, la frame perspective le voit plutôt comme un marché où des causes sont
en compétition, où des concurrents brandissent des «!identités collectives!» et
manipulent des «!codes culturels!» afin de se rallier le plus grand nombre. Si ce
courant sociologique est proche d’une théorie de la délibération et du consensus, c’est
alors de celle, stratégique, de Jon Elster.
En cela, comme le souligne Daniel Cefaï, la frame perspective s’intègre parfaitement
aux courants utilitaristes ayant dominé avant elle le champ de recherche sur l’action
collective!: «!Il manquait à la théorie de l’action rationnelle un chapitre sur les
ressources identitaires et culturelles pour faire le contrepoint aux ressources
matérielles et organisationnelles!» (Cefaï, 2001, p.64). Les opérations de cadrage des
discussions politiques sont alors non seulement inexorablement associées à des
aspects stratégiques (Johnston, 2002), mais semblent aussi, comme s’en étonne
encore Cefaï, y trouver l’essentiel de leur portée (Cefaï, 2006, p.4-5)!:
La frame analysis a bien tenté de réhabiliter la dimension de la « culture » des
mouvements d’action collective, mais elle l’a fait en recourant à une théorie
de l’action qui est une extension de la RMT [Note!: Théorie de la
Mobilisation des Ressources]. Les cadres de D. Snow ne sont souvent rien de
plus que des outils de communication, d’alignement, de mobilisation et de
recrutement par où les organisations se construisent, s’unifient et s’allient. Le
sens est réduit à l’efficacité ou à la rentabilité des investissements dans des
actions stratégiques de pression sur les pouvoirs publics ou de captation de
l’attention médiatique. Le fait qu’une « politique du sens » (politics of meaning)
ouvre à des mondes civiques, moraux ou politiques est souvent ignoré. Les
opérations de critique, de dénonciation ou de revendication se rapportent
pourtant à des conceptions du bien-vivre ensemble (...). D. Snow subordonne
les opérations de cadrage (...) à des visées stratégiques de production du
consensus entre individus dans des organisations de mouvements sociaux, de
formation d’alliances entre ces différentes organisations et de sélection
d’instruments de propagande pour des auditoires. Mais une perspective de
sociologie morale et politique ne peut se satisfaire de cette vision réductrice.
Les arènes publiques ne sont pas de simples champs d’action et d’interaction
stratégique.
11
Quand les théories d’inspiration habermassienne renvoient cette consistance des propos à l’activation
d’une procédure d’argumentation publique, la frame perspective l’identifie à la stabilité de «!codes
culturels!» préexistants au processus dialogique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
46
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L.
Thévenot
En regard de cette dernière remarque de Cefaï, le «!programme des cités!» ouvert par
Luc Boltanski et Laurent Thévenot avec De la Justification (1991) propose une
perspective bien plus prometteuse pour l’étude des prises de parole et des
engagements dans des espaces publics. Quand les auteurs de la frame perspective
tendent à mésestimer les fondements dialogiques des «!cadres!» et des «!discours!»
qu’ils étudient, et à négliger leurs dynamiques de transformation dans des situations,
Boltanski & Thévenot n’étudient leurs propres totalités (les «!cités!», les «!mondes!»)
qu’à travers leur inscription dans un processus pragmatique de justification publique,
d’élaboration de la critique et de composition du compromis (Ibid., p.427)!:
La position de méthode adoptée pour étudier les justifications dans les
disputes consiste (...) à suivre au plus près les mouvements des acteurs sans
se donner les facilités d’une approche surplombante et, par conséquent, sans
en rajouter sur les opérations auxquelles ils se livrent.
Ils s’intéressent aux façons dont des acteurs sociaux, dans des situations, fabriquent
du bien-vivre-ensemble en disant ce qui importe. Ils s’éloignent de la sorte
intelligemment d’une «!tradition de pensée qui oppose la justification, au sens d’une
argumentation formelle détachée des contraintes de l’action (rationnalisant a
posteriori l’action), à l’irréductibilité des circonstances de cette action!» (Ibid., p.162).
Une perspective plus pragmatique invite les deux auteurs à décrire «!des opérations
engagées dans des situations d’épreuve par des acteurs dont les identités, les motifs et
les objectifs sont à géométrie variable, selon le type de problèmes autour desquels ils
se coordonnent ou se confrontent!» (Cefaï, 2006, p.9). Leur approche, de plus en plus
appliquée dans les recherches sur l’action collective, se distingue donc aussi très
clairement des travaux de David Snow et ses collègues. En effet, Boltanski et
Thévenot ont développé un modèle d’analyse dans lequel «!les procédés de
dénonciation, de justification, de critique et de revendication que les acteurs mettent
en œuvre sont irréductibles à des “schèmes idéologiques”, à des “ressources
symboliques” ou à des “outils stratégiques”!» (Cefaï, 2002).
Avec leurs «!cités!», les deux auteurs dégagent une pluralité limitée de modèles de
justice et de justification, à partir desquels les acteurs d’une situation parviennent à
mener une discorde ou à fonder un accord. Ils montrent comment les disputes
ordinaires font survenir des «!épreuves de grandeur!» se déroulant sur le terrain d’un
même «!monde!» et selon les principes d’une même «!cité!», ou à l’intersection de
différents registres de justification, chacun de ces registres trouvant son fondement
dans une philosophie politique particulière (Corcuff, 1995, p.109):
- la justification civique (Rousseau, 1712-1778 / guide syndical), basée sur la volonté
collective et l’égalité!;
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
47
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
- la justification industrielle (Saint-Simon, 1760-1825 / guide de productivité), basée
sur l’efficacité et la compétence!;
- la justification domestique (Bossuet, 1627-1704 / guide de savoir-vivre), basée sur les
relations de confiance personnalisées liant, à travers un ensemble de chaînes de
relations, les membres d’une collectivité!;
- la justification par l’opinion (Hobbes, 1588-1679 / guide des relations publiques),
basée sur la reconnaissance par les autres!;
- la justification marchande (Smith!; 1723 / guide pour réussir dans les affaires), basée
sur le marché!;
- la justification inspirée (Saint-Augustin, 354-430 / guide de créativité), qui établit un
lien immédiat entre la personne et une totalité (par exemple Dieu pour les mystiques
ou l’Art pour les artistes).
Aux six premières «!cités!» développées dans De la justification s’ajouteront la «!cité
par projet!» développée dans Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski & Chiapello,
1999), et une tentative moins assurée d’introduire une «!justification écologique!» ou
«!grandeur verte!» (Lafaye & Thévenot, 1993).
En détaillant la matrice des critiques typiques que l’on s’adresse d’un monde à
l’autre, et en proposant, symétriquement, des «!figures du compromis!», Boltanski et
Thévenot ont ouvert une problématique extrêmement féconde et bâti un dispositif
analytique qui représente, selon Paul Ricoeur lui-même, «!une contribution majeure à
la théorie du conflit et du compromis!»12.
Il n’est peut-être pas nécessaire ici de présenter en long et en large l’intérêt de
l’innovation analytique qu’a introduite De la justification. Je voudrais plutôt attirer
l’attention sur différentes limites et différentes dérives possibles à partir du modèle de
Boltanski et Thévenot, dans le cadre d’une enquête où il s’agit de rendre compte de la
qualité des prises de parole de citoyens ordinaires dans des activités de concertation.
Ces dernières années, De la justification semble être devenu un ouvrage de référence
pour l’étude des questions de «!démocratie participative!». Il semble cependant que,
trop souvent, le modèle soit interprété de manière maladroite, qu’il se retrouve
dévissé de son socle praxéologique. Les cadres de Goffman sont devenus
méconnaissables à travers les «!systèmes symboliques!» substantifiés et réifiés qu’en a
fait la frame perspective. Quelque violence similaire est à l’œuvre actuellement dans
certaines lectures faites des Economies de la grandeur. Ces dérives sont ici attribuées à
certaines lectures ou à des applications peu convaincantes!; cependant, pointer les
dérives invite également à identifier les limites inhérentes au programme des Cités.
Dans certains cas, l’analyse sociologique basée sur le programme des Cités pourrait
prendre, à nouveau, les formes d’une vulgaire «!analyse de contenu!», cherchant à
rapprocher l’intégralité des dires - et leurs auteurs, de telle ou telle «!cité!», à l’aide de
12
Paul Ricœur, dans Le Monde du 23 août 1991.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
48
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
logiciels de «!classification sémantique!», par exemple, sans se soucier des contextes
de l’énonciation et de la qualité des régimes d’action dans lesquels sont pris les
actants. Le modèle de Boltanski et Thévenot deviendrait ici un instrument
d’objectivation et de classification des discours et des pratiques. Il faut bien dire que
les auteurs de De la Justification invitent eux-mêmes, d’une certaine manière, à de
telles démarches classificatoires. Luc Boltanski (1990!; Boltanski & Chiapello, 1999),
par exemple, s’est lui-même appuyé de temps en temps sur l’analyse factorielle pour
valider d’ambitieux modèles (Borzeix, 2005, p.73). A un niveau plus fondamental, la
typologie des ordres proposée par Boltanski et Thévenot, une fois devenue «!grille de
lecture!» du monde social et politique, tend à caricaturer les pratiques, à en exagérer
la lisibilité. Voyons un exemple (Boltanski & Thévenot, 1991, p.163)!:
Des jeunes chahutent dans un café en se lançant des morceaux de pain à la
figure. Les circonstances sont à la rigolade et rien n’importe. Mais voilà
qu’un vieil homme intervient pour rappeler que le pain n’est pas un jouet et
que dans cette ville, pendant la guerre, les gens ont eu faim. Le vieil homme
(...) s’engage par son intervention dans une situation justiciable de la
question de savoir si elle est ou non équitable. Il dit ce qui importe.
Les auteurs parsèment leur ouvrage d’exemples plutôt lisses de ce genre et se
montrent par contre avares en descriptions plus abouties. C’est une limite certaine
pour une sociologie dite «!pragmatique!» car, le plus souvent, les controverses ayant
lieu sur l’espace public défient une tentative de codage à partir des catégories de De la
Justification. Dans de nombreux cas, bien malin qui peut affirmer que telle
dénonciation s’appuie, par exemple, sur un «!registre marchand!» plutôt que sur un
«!registre industriel!», ou sur un «!registre civique!» plutôt que «!connexionniste!», et
qu’elle s’adresse à un propos développé selon les principes de la «!cité verte!» plutôt
que sur ceux de la «!cité domestique!». Ainsi, en direct d’une réunion, puis à la
lecture de ses actes, des propos enregistrés et retranscrits, on est frappé par «!la
multiplication des conflits de frontière entre les registres de justification!»
(Maesschalck, 2001, p.2) et l’opacité de l’ordre conventionnel sur lequel reposent les
activités de justification. La révision de l’Economie des grandeurs par l’ajout ponctuel
de nouvelles «!cités!» (la «!grandeur verte!» en 1993, la «!cité par projet!» en 1999)
représente cette tentative de clore le modèle, de réduire le bruit des contingences en
intégrant de nouvelles entités. On peut alors se poser la question des horizons de
cette entreprise – six cités, puis sept, puis huit, pourquoi pas quinze ou vingt-deux!?
On retrouve ici par ailleurs une interrogation qui vaut pour l’ensemble des approches
qui utilisent tantôt des registres de justification, tantôt des répertoires de «!cadres!», de
«!motifs!», d’!«!arguments!» ou de «!discours!». Pour l’ensemble de celles-ci, outre le
problème du recensement de leurs catégories, se posent la question de leur
organisation horizontale, qui prête le flanc à la critique du relativisme, et la question
de «leur mise à plat synchronique!», qui fait fi des «!dilemmes pratiques que
rencontrent les acteurs!» (Dobry, 1990, p.361). Ainsi, il me semble erroné d’imaginer
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
49
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
des situations où les registres ou répertoires seraient comme étalés au-devant des
participants, tous présents à l’esprit de chacun et accessibles à chacun, comme autant
de moyens interchangeables de faire sens et de voir réussir un argument (Pharo,
2004, p.169-170). Cette critique s’applique aussi, de manière très nette cette fois, à
l’analogie de la «!boîte à outils!» qu’utilise Ann Swidler pour rendre compte des cadres
de l’action collective (Swidler, 1995).
Dans le cadre de recherches portant sur la prise de parole dans des assemblées
participatives, si certaines lectures de l’ouvrage de Boltanski et Thévenot peuvent
laisser croire, à tort, à la grande lisibilité des épreuves de justification, d’autres
tendront à surestimer la fréquence de ces épreuves de justification et à présupposer ou
à exagérer dans l’analyse l’intensité dramaturgique et justificatrice du jeu
démocratique. Une analyse sociologique de pratiques de participation qui fonde
intégralement son dispositif sur De la justification a toutes les chances de porter la
marque d’un «!biais délibératif!». Si une posture pragmatique permet aux auteurs de
poser que «!la justice n’est pas seulement affaire d’argumentation et donc de langage,
puisque l’argumentation prend appui sur les dispositifs d’objets que les personnes
découvrent dans les situations où elles se trouvent placées!» (Boltanski, 1990), et ainsi
de se positionner par rapport à Habermas et au délibérativisme le plus théorique, leur
focalisation sur «des cas où la recherche d’un accord conduit les personnes à s’élever
au-dessus des contingences (...) et à faire apparaître la pertinence des êtres en
présence par rapport à un même principe général d’équivalence!» (Boltanski &
Thévenot, 1991, p.163) semble les rapprocher de ces perspectives pour lesquelles les
assemblées participatives sont essentiellement des forums agités par la discussion
rationnelle. Or, aussi longtemps qu’on s’intéresse aux sites de l’action publique
concertée, ces lieux ne peuvent être réduits à des arènes de controverse où
s’entrechoqueraient constamment toutes sortes d’arguments, et où, pour les
participants, l’!«!action qui convient!» (Thévenot, 1990) se limiterait à pouvoir
«!monter en généralité!» devant un public. (Boltanski, 1990, p.149-150):
Les personnes ne s’engagent dans un travail de clarification que dans des
situations de justification, c’est-à-dire dans des situations où elles sont
affrontées à la critique et où, ne pouvant s’en sortir par la force, elles doivent
tenir compte de leur contradicteur et chercher à converger vers un savoir
commun capable de stabiliser un accord.
La participation à un processus de concertation ne se résume pas à des épreuves de
justification. A côté de ces moments auxquels est consacré De la justification, où les
participants s’emploient à «!épuiser le différend!», à «!vider la querelle!» (p.163), il y a
ces situations où ce travail n’est pas mené à bout, est interrompu ou suspendu, où la
dispute est fuie ou abandonnée. Il y a des «!arrangements particuliers!», «!des accords
locaux!», «!à l’amiable!», où les participants ne se situent pas dans l’horizon d’une
discussion du bien commun, ou des formes de «!relativisme!» qui visent à annuler un
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
50
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
tel recours au bien commun. Il y a des situations comme les «!anicroches!» qui sont
encore en deçà d’un impératif de justification, et des situations chaotiques, de crise et
d’emportement qui sont, elles, au-delà de la controverse et de l’équivalence, où la
violence peut faire son apparition, et où des «!épreuves de force!» se substituent aux
«!épreuves de justification!». Avec l’introduction de la violence, on sort d’un régime
de justice et de justification. C’est aussi vrai, à un autre extrême, avec les «!états
d’amour!» activés dans des rencontres amicales, et les « états de paix!», «!des
situations à l’état calme, sans dispute!» (Boltanski, 1990, p.143), où pointe la
«!justesse, l’équivalence tacite entre les personnes et les choses, dans des routines où
la critique n’est pas activée!» (Corcuff, 1995, p.113!; Boltanski, 1990).
Ces dernières précisions sont importantes car elles permettent de resituer le «!régime
de la justification publique!» non «!comme une!description du monde tel qu’il est!»,
mais comme un «!modèle régional!» (Corcuff, 1995, p.111) dans le programme plus
large d’une sociologie pragmatique des «!régimes d’engagement!» entamée par
Boltanski (1990), Thévenot (1990, 1998), leurs collègues et étudiants du Groupe de
Sociologie Politique et Morale (GSPM). Les participants d’une assemblée
participative ne passent pas l’intégralité de leur temps à s’envoyer des «!parce que
ceci!» et «!parce que cela!». Et il n’y a en soi aucune raison pour ne pas être attentif à
ces moments où ils s’orientent vers d’autres «!formes de vie!». Le travail sur la
justification publique gagne alors à être replacé par rapport aux textes ayant suivi De
la justification, et en regard de ces régimes alternatifs entre lesquels basculent
constamment les engagements des participants13. C’est sur ce point de mise en garde
utile, peu apparent à travers l’ouvrage, que les auteurs entament la postface de
l’édition de 1991 (p.425 - je souligne)!:
Le modèle de justification dont on vient de présenter les grandes lignes ne
prétend pas rendre compte des conduites des acteurs dans l’ensemble des
situations auxquelles ils peuvent être confrontés. Les nombreux travaux
empiriques prenant appui sur ce modèle ont (...) montré la nécessité d’ouvrir
le cadre pour accéder à des conduites moins directement affrontées à un
impératif de justification. En effet, les moments de dispute constituent des
interruptions dans des actions menées avec d’autres personnes!; ils doivent
donc être resitués dans un cours d’action qui, en amont et en aval du moment de
13
Julien Charles (2008!; 2009), étudiant de Laurent Thévenot, œuvre dans sa thèse de doctorat à mieux
faire connaître ce régime de familiarité ou de proximité qu’activeraient préférablement les participants
«!habitants!» des commissions participatives, et qui se trouve la plupart du temps écrasé par des
contraintes de dispositif invitant les participants tantôt à discuter sur base de raisons publiques (régime
de justification), tantôt à souscrire à une logique de projet et à «!avancer!» (régime du plan). Selon
Charles, les dispositifs de démocratie participative en vigueur entraveraient la pluralité des savoirs
citoyens en ne laissant que peu d’occasions au «!proche!» d’affleurer dans des discussions –le proche
étant d’ailleurs par définition, un univers de manipulation se pliant mal à la discussion (Breviglieri,
1999!; 2002). Il reste que les travaux de Julien Charles, au-delà de cette intuition en faveur de l’action
plurielle, ne nous éclairent pas plus que ceux de Thévenot ou de Breviglieri sur l’enjeu proprement
politique du «!proche!», sur ses possibles contributions à la production d’aménagements urbains partagés
par des milliers d’individus, et donc, en définitive, sur les raisons de lui accorder davantage de place et
d’importance dans des processus de concertation urbaine.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
51
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
jugement, se déroule en dehors de contraintes fortes de réflexion et de
justification que nous avons examinées.
Les approches contemporaines que nous avons présentées succinctement dans ce
point, la frame perspective de David Snow, d’une part, et la sociologie des registres de
justification publique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, d’autre part, sont fort
dissemblables à bien des égards, ne font pas explicitement référence l’une à l’autre, et
n’entretiennent pas vraiment de filiation commune, si ce n’est peut-être une lecture
de Schütz et ses notion de «!stock de connaissances disponibles!», de «cadres de
pertinence motivationnelle!» et de «!provinces de sens!». Dans la perspective d’une
étude des prises de parole dans des assemblées participatives, ces deux approches (De
la justification étant considéré isolément des développements ultérieurs du programme
des «!régimes d’engagement!») partagent néanmoins un premier inconvénient!: une
conception logocentrique des interactions politiques14. Pour l’une comme pour
l’autre, les interactions sur l’espace public sont moins l’affaire de voix, de paroles,
d’énonciations ou de conversations que de discours. Elles dégagent et étudient de
vastes topiques, des «!constructions politiques!» sur lesquelles s’appuient les
engagements, et qu’elles décèlent par fragments dans des énoncés. La frame perspective
met en avant la fonction référentielle du langage, le langage «!sur!» et à «!propos de!»
(Borzeix, 2005!; Lacoste, 1995), et invite par-là presque naturellement à des analyses
de contenus qui font l’économie d’un retour aux conditions pratiques de leur
production. De leur côté, si les auteurs de De la justification cherchent à rendre compte
d’usages situés du discours, leurs descriptions de situations sont souvent brèves,
dénuées d’aspérités, comme moulées dans les termes et les catégories de leur modèle,
et ils ne relèvent en cela que partiellement le «!défi de la contingence!» (Schegloff,
2003, p.229). Plus rien ne différencie dans ces conditions l’énonciation de l’énoncé.
En négligeant «!la surface triviale et manifeste de l’usage effectif du langage!» (Perrin,
2006, p. 129-130), les approches logocentriques produisent «!une dématérialisation de
l’interaction verbale, conçue alors comme un échange de phrases et de
représentations!» (Eraly, 2000, p.11). Pour avancer dans notre parcours, là où la
psychologie des groupes restreints présentée plus haut analyse l’arène sociale qu’est
l’assemblée participative en la réduisant aux entrechoquements d’entités collectives
préexistant à l’action (les groupes), les approches logocentriques font de même avec
l’arène politique qu’est l’assemblée, dont l’étude est limitée aux interactions d’entités
discursives.
A côté de cette tendance à surestimer la consistance, la cohérence et l’autonomie du
discours des acteurs sociaux, les approches logocentriques présentent un tableau de
14
Nous retrouvons cette notion de «!logocentrisme!», et la critique qu’il en dresse, chez Alain Eraly
(2000). Cependant, quand Eraly nomme là, généralement, une approche linguiciste des interactions
sociale, c’est-à-dire plaçant la question du langage à leur fondement (inversant de cette manière la
perspective sociologique pour laquelle les interactions sociales précèdent le langage et l’excèdent), nous
utilisons l’adjectif «!logocentrique!» pour désigner ces approches n’approchant la réalité sociale qu’à
travers des énoncés, des propositions discursives (c’est-à-dire pas n’importe quel type de langage).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
52
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
l’action collective (au sens large) qui en exagère l’intensité. Elles nous présentent les
acteurs comme des êtres hyperactifs, se battant pour toutes sortes de causes, et
toujours saisis dans des luttes, des disputes, des controverses, des joutes
argumentatives et persuasives, etc. Les réunions de concertation auxquelles j’ai
assisté n’étaient pas toutes à chaque instant si passionnantes!! Chacun de ces instants
n’en demandaient pas moins certaines formes de compétence de la part des
participants.
Pour résumer notre critique de ces approches dans un vocabulaire goffmanien (1991),
on dira qu’elles tendent à «!sur-modaliser!» la discussion politique. Certes, les
participants d’une assemblée participative sont davantage que des corps assis sur des
chaises, regroupés autour d’une table, produisant des sons!; et la communication qui
y prend place n’est pas simplement une interaction verbale, ou même n’importe
quelle conversation. Mais elle n’est pas non plus toujours, à tout moment, ce lieu
surchargé de sens où se joue la discorde entre des «!univers de significations!». Sans
verser définitivement dans l’ascétisme intellectuel de l’analyse de la conversation de
H. Sacks et E. Schegloff, nous chercherons en tout cas à éviter dans le traitement du
matériau une représentation par trop emphatique de l’activité politique!; un écueil qui
caractérise les approches présentées dans cette section et qu’elles partagent, selon
moi, avec les tenants du paradigme délibératif.
1.3.3. Un courant critique
Les approches que nous avons discutées jusqu’ici vont ainsi dans le sens d’un
«!paradigme délibératif!», bien qu’à des niveaux différents et par des voies différentes.
Les approches psycho-politiques reconnaissent le modèle philosophique de
démocratie délibérative comme souhaitable en soi et collaborent à le valider en se
contentant de tester, à l’aide des instruments de la psychologie sociale, les
dynamiques groupales et intergroupales qu’il suppose. Les approches que nous avons
appelées «!logocentriques!» sont elles aussi proches des théories de la délibération, en
ce qu’elles leur sont, d’une certaine manière, analogues!: la focalisation sur les
discours et les biens communs, par lesquels les participants dépassent leur situation
individuelle et montent en généralité pour faire mouche, est commune. Comme nous
le verrons par la suite, la démarche empruntée par Callon, Lascoumes et Barthe, qui
œuvrent à une symétrisation des rapports entre citoyens profanes et autorités
politique et technique, inscrit directement ses descriptions dans un projet de promotion
d’une démocratie de type délibératif –«!dialogique!», disent-ils. Les approches sur
lesquelles nous nous penchons à présent se caractérisent a contrario par une position
critique et plutôt pessimiste devant le projet annoncé d’une démocratie délibérative et
participative (insistons d’ores et déjà sur le fait que nous n’emprunterons pas non plus
cette posture dans nos analyses).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
53
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Cet ensemble d’approches critiques est extrêmement vaste et hétérogène. Avant de
présenter différents travaux dont les résultats invitent leurs auteurs à un scepticisme
avoué à demi-mots, revenons très brièvement sur une variété de critiques plus
théoriques accordées aux modèles délibératifs.
1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme
On peut trouver dans la littérature critique la mise en évidence de tautologies et de
paradoxes sur lesquels s’appuient les modèles de la démocratie participative. Ainsi,
par exemple, les procédures de la délibération permettraient de neutraliser le pouvoir
dans les pratiques, quand bien même la dimension du pouvoir est écartée sur le plan
théorique des modélisations (Cohen & Rogers, 2003)15. Ou cette tautologie qui veut
que la délibération permet de créer de l’empathie et de l’ouverture d’esprit à partir du
moment où les participants sont empathiques et ouverts d’esprit (Mendelberg, 2002).
Très tôt, le philosophe Arnold Kaufman16 posa ainsi ce qu’il appela le paradoxe de la
démocratie participative (Kaufman, cité dans Mansbridge, 2003, p.177).
Le paradoxe est que bien que la participation en démocratie aide les gens à
accroître leurs capacités, ceux qui n’ont pas encore l’expérience de la
participation n’auront parfois pas la capacité suffisante pour mener à bien
une démocratie réussie. Ce dont ils ont besoin est précisément, en raison de
ce besoin, ce qu’ils ne peuvent obtenir.vii
Toujours sur un plan théorique, on a soulevé dans les modèles d’inspiration
habermassienne une diabolisation du pouvoir, entendu essentiellement comme
domination qu’il s’agit de neutraliser, comme l’ «!Autre de la raison!» (De Munck,
1999, p.167)!; une diabolisation qui irait de pair avec une conception angélique du
citoyen –comme homo civicus– et des organisations de la société civile.
Cette évacuation de la question du pouvoir est également au cœur de la critique que
des auteurs issues de la pensée de gauche américaine (Iris M. Young, Nancy Fraser,
Lynn Sanders, Chantal Mouffe...) adressent au délibérativisme. Celles-ci affirment
«!que la diffusion de l’idéologie délibérative ne fait que contribuer à la reproduction
des rapports politiques et sociaux de domination!», et «!se présenterait dès lors
comme l’une des formes privilégiées de la gouvernementalité au sens de Michel
Foucault!» (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.33). Le délibérativisme libéral tendrait à
produire une parole euphémisée, dans un mouvement de «!raréfaction des locuteurs!»
(Foucault, 1971). Selon Iris M. Young, il créerait ainsi de l’exclusion, en réduisant au
silence des formes plus radicales de communication démocratique (Talisse, 2004). Le
travail de «!montée en généralité!» attendu des locuteurs irait à contresens des
15
«!Thus, in Habermas’s account of the ideal speech situation, or Cohen’s account of an ideal
deliberative procedure, inequalities in power are stipulated away for the sake of model construction!»
(Cohen & Rogers, 2003, p.249).
16
Selon J. Mansbridge, Kaufman aurait introduit la notion de démocratie participative aux Etats-Unis.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
54
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
exigences de «!montées en singularité!» d’une société de la différence17.
Du côté libéral, la critique s’oriente vers ces procédures institutionnelles chargées de
façonner les préférences des individus. On voit également parfois dans la délibération
le mode de décision privilégié d’un socialisme égalitariste, dans des textes théoriques,
il est vrai, parfois dotés d’une forte charge normative – comme c’est le cas dans
l’extrait suivant (Fung & Wright, 2003, p. 3)!:
La «!démocratie!» comme mode d’organisation de l’Etat en est venue à être
identifiée de manière réductrice à l’élection concurrentielle et sur base
territoriale de leaders politiques pour des postes législatifs et exécutifs. Et
pourtant, de plus en plus, ce mécanisme de représentation politique semble
inefficace quand il s’agit de mettre en œuvre les idéaux fondamentaux des
politiques démocratiques!: faciliter l’engagement politique actif des citoyens,
forger un consensus politique dans le dialogue, concevoir et implémenter les
politiques publiques qui fondent une économie productive et une société
saine, et, dans les versions plus radicalement égalitaires de l’idéal
démocratique, qui assurent que tous les citoyens bénéficient des richesses de
la nation.viii
Parmi les critiques théoriques, on retrouve enfin des nostalgiques d’un
parlementarisme traditionnel et de farouches défenseurs d’une!realpolitik. Richard
Posner (2003, p.130), par exemple, s’attaque à ce qu’il appelle des «!formes ronflantes
de démocratie délibérative!». Son pragmatisme –à entendre non pas dans le sens
d’expérimentation politique que lui donne Dewey mais au contraire comme
«!doctrine qui présente un ensemble de maximes pratiques et utiles frappées au coin
du bon sens!» (Zask, 2003, p.16)– lui fait défendre une vision néo-Schumpeterienne18,
selon laquelle la démocratie s’en tiendrait à «!a kind of market!», « a competitive
power struggle among member of a political elite for the electoral support of the
masses!» (Talisse, 2005, p.185). Ainsi, de même que la démocratie délibérative draine
dans son sillage une foule d’ouvrages de vulgarisation acclamant ses idéaux, on
retrouve, du côté du réalisme politique, des écrits expéditifs qui refusent de la prendre
au sérieux.
17
En dépit de l’intérêt de la critique soulevée par des auteurs issues de la pensée américaine de gauche
dans le débat sur la mise œuvre et l’institutionnalisation de dispositifs de participation, je prends ici la
liberté de ne pas m’y arrêter. On pourra se diriger vers les ouvrages mentionnés par L. Blondiaux et B.
Manin (2002!: 47)!: Fraser, N. (2001), «!Repenser la sphère publique!: une contribution à la critique de la
démocratie telle qu’elle existe réellement!», Hermès, 31!; Young, I.M. (1996), «!Communication and the
Other!: Beyond Deliberative Democracy!», in Benhabib, S. (ed.), Democracy and Difference. Essays on the
Boundaries of the Political, Princeton University Press!; Young, I.M. (1999), «!Justice, Inclusion and
Deliberative Democracy!», in Macedo, S. (ed.), Deliberative Politics, Oxford, Oxford University Press!;
Sanders, L. (1987), «!Against Deliberation!», Political Theory, 25 (1), 1987.
18
Dans une formule célèbre, J. Schumpeter définit la démocratie comme «!le système institutionnel
aboutissant à des décisions politiques dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à
l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple!» (1951, p.355).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
55
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme
C’est dans un contexte idéologico-politique où continue de se propager l’idéal
délibératif (dans la littérature) et une rhétorique participationniste (dans le discours
politique et celui des associations de la société civile), mais où se fait également
entendre une critique scientifique et populaire sur ces questions, que se développe en
France dans les années 1990 une sociologie des pratiques participatives recourant au
travail de terrain et à l’observation d’assemblées. Celle-ci prend ses marques à un
moment où l’!«!esprit du temps!», dans la littérature française, est plutôt à la critique
bourdieusienne. Entre les travaux de sociologie quantitative sur le «!cens caché!» et la
«!ségrégation politique!» à l’œuvre dans la participation électorale (Gaxie, 1978) et les
pratiques bénévoles (Passy, 1998), et des écrits en sciences politiques entretenant la
vision d’une «!participation impossible!» (Lugacy & Dard, 1977), «!introuvable!»
(Caillosse, 1992), qui serait avant tout une «!opération promotionnelle!», «!une
illusion!», «!un mythe!» (Mabileau, 1994), l’ambiance est à la méfiance. Face à
l’absence de résultats directement visibles ou lisibles des initiatives de démocratie
participative existantes, la «!thèse de l’inanité!» (Hirschman, 1991) rencontre
beaucoup de succès. Les bases sont posées pour une sociologie du soupçon, avare de
sa curiosité, et qui n’envisagerait les offres de participation et de débat public que
dans les termes de la manipulation cynique ou du simulacre.
C’est d’un tel travers qu’ont cherché peu ou prou à se défaire des sociologues et
politologues français comme Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Marie-Hélène Bacqué,
Catherine Neveu (...). En se positionnant à la fois par rapport à une «!réduction
idéaliste!» et une «!réduction réaliste!» (Thévenot, 1996), ils ont contribué à définir le
programme d’une sociologie empirique des pratiques et des dispositifs de démocratie
participative, des interactions ayant court actuellement sur ces espaces politiques
ouverts au citoyen (Blondiaux, 1999, p.371 – je souligne)!:
Que se joue-t-il concrètement lorsque s’ouvre un nouvel espace de
participation démocratique!? Comment réagissent pratiquement les acteurs!?
Comment peuvent se matérialiser de nouveaux types de relations politiques
entre gouvernants et gouvernés!? C’est à ce type de questions que nous avons
cherché à répondre. En optant résolument pour une démarche d’enquête,
nous voulions rendre ses droits à l’observation dans un domaine –la réflexion
sur l’espace public et la délibération démocratique– largement saturé de
références philosophiques et de gloses théoriques. Entre une sociologie
politique sans doute exagérément pessimiste quant à la participation
politique de citoyens ordinaires et une philosophie politique habermassienne
et post-habermassienne tout aussi exagérément optimiste sur les possibilités
d’avènement d’une «!politique délibérative!», il nous semble qu’un espace
doit s’ouvrir pour une analyse concrète et matérielle des mécanismes de la
participation démocratique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
56
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Les réflexions de Loïc Blondiaux dans le passage qui précède sont importantes en
regard des évolutions d’une sociologie de la participation orientée vers l’empirie, et
dans la genèse de mes propres logiques d’enquête. Cependant, je voudrais montrer
dans ce qui suit que cette «!démarche d’enquête!» n’a été poursuivie que partiellement
par ces différents auteurs, et qu’une «!analyse concrète et matérielle des mécanismes
de la participation démocratique!», une « approche praxéologique de la politique en
action!» (Ferrié et al., 2008)! reste encore largement à fonder.
Envisageons brièvement ces travaux pionniers, leurs objectifs, leurs références, leurs
méthodes, leurs résultats et leurs conclusions!:
Les différents auteurs cités à l’instant ont tous plus ou moins comme ambition, en se
rendant sur le terrain, de pratiquer un retour sur les conditions de possibilité de la
participation de citoyens ordinaires au pouvoir politique. Comment de simples
citoyens, en présence de leurs élus, de responsables administratifs et d’experts
techniciens, peuvent-ils se tailler une place dans la délibération démocratique!? Telle
semble être la question qui anime ces différents travaux. Leurs auteurs cherchent à y
répondre premièrement en rompant avec un discours participationniste –chacun de
ces articles ayant des mots pour le moins agacés pour ce type de rhétorique qui battait
alors son plein. Ensuite, et selon les termes de leur question de recherche, ils
s’attaquent frontalement au modèle habermassien et à son réseau de principes
(Bacqué & Sintomer, 1999). Il ne s’agit pas, comme le firent leurs prédécesseurs peu
portés sur l’empirie, de rejeter théoriquement le modèle, mais d’aller vérifier soi-même
sur le terrain ce qu’il en est de la délibération, et de pouvoir évaluer, preuve à l’appui, la
résonnance pratique des modèles de la démocratie délibérative. Focalisés sur le modèle
habermassien, ces auteurs fixent la délibération comme l’événement attendu mais
jamais –ou presque jamais (Talpin, 2006)– réalisé «!matériellement et concrètement!».
Méthodologiquement, s’il s’agit de «!rendre ses droits à l’observation!», le travail
empirique se fait à l’occasion d’un «!détour par le terrain!» (Blondiaux, 1999, p.371)!:
il s’appuie sur des observations non systématiques où il s’agit avant tout de
s’imprégner de l’ambiance des réunions. Dans ces conditions, l’enquête ne fonde pas
véritablement la démarche, en ce qu’elle n’est pas, par exemple, l’occasion d’un
engendrement théorique par induction, mais à nouveau, le moyen d’une vérification.
Ici, les recherches passent au crible les principes sur lesquels repose le modèle de la
démocratie délibérative, tels que nous les avons présentés au début de ce chapitre
(i.e., orientation vers la décision collective, argumentation rationnelle, publicité,
égalité, instauration d’un cadre procédural). Leurs découvertes sont intéressantes, en
ce qu’elles prennent la mesure de l’écart –bien prévisible, ceci dit– entre théorie et
pratique.
Elles montrent que, dans les dispositifs étudiés, la participation n’est pas
nécessairement orientée vers, et en tout cas «!jamais en prise directe avec!» la prise de
décisions collectives (Blondiaux, 2004, p.7).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
57
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Elles montrent la difficulté avec laquelle les participants montent en généralité dans
leurs propos, la diversité de conversations qui peinent à s’inscrire dans les formes de
l’argumentation et à se diriger vers le bien commun (Talpin, 2006!; Blondiaux, 1999!;
Bacqué & Sintomer, 1999), et l’effet de censure, euphémisant et intimidant des
conditions publiques de la prise de parole!: «!certains arguments apparaissent tout
simplement inexprimables.!» (Talpin, 2006).
Elles indiquent que les publics rassemblés ne sont souvent pas ceux escomptés par le
philosophe ou le sociologue (Blondiaux, 2003), et que d’ailleurs la publicité des
espaces de participation est problématique dans bien des cas, dans des réunions
souvent peu fréquentées et marquées par l’absentéisme des franges populaires ou
immigrées implicitement visées (Bacqué & Sintomer, 1999!; Blondiaux, 1999).
Elles soulignent le manque de représentativité des citoyens effectivement mobilisés.
Dans ces dispositifs, l’égalité des participants reste à l’état de bonne intention, d’une
part parce qu’ils sont orchestrés d’un bout à l’autre par des professionnels de la
politique et des élites techniques, et d’autre part dans la mesure où «!la participation
des citoyens (...) et le poids des interventions qu’ils effectuent éventuellement (...)
sont inégalement répartis entre les couches sociales en fonction de leur capital
symbolique!» (Bacqué & Sintomer, 1999, p.120).
En ce qui concerne, le cadre procédural des institutions participatives, censé assurer la
délibération, ses contours restent problématiques et son assise, fragile, les
«!conseillers citoyens!» ne bénéficiant que de peu de légitimité dans le rôle qui leur est
préparé, et se voyant tiraillés entre différentes tâches hors de portée, et dont la
compatibilité n’est d’ailleurs pas une évidence - représenter, délibérer, gouverner
(Blondiaux, 1999).
Ainsi, au final, ces études orientées vers la vérification empirique dressent un tableau
plutôt pessimiste, en tout cas confus, des enjeux d’une participation politique accrue
de citoyens ordinaires sur l’espace public. Dans l’ensemble, leurs auteurs
s’accorderaient à dire que les activités auxquelles ils ont assisté ne peuvent à
l’évidence être confondues avec celles que projette un modèle de démocratie
délibérative (Blondiaux & Levêque, 1999, p.68). Et ce constat n’est pas tout à fait une
surprise, quand il est raisonnable de penser que les différents participants qu’ils ont
suivis dans leurs recherches ne se mobilisent pas et n’interagissent pas en vue d’offrir
un « prototype à l’idéal habermassien de politique délibérative » (Blondiaux &
Levêque, 1999, p.67-68). Notre sentiment est alors qu’en rapportant la participation
et sa qualité à des objectifs normatifs ne gouvernant pas les situations qu’ils étudient,
ces chercheurs ont tendance à négliger le phénomène de cette mobilisation et de ces
interactions, et ce qu’elles produisent effectivement sur ces sites. Embarqués, par le
biais du terrain, dans un dialogue avec Habermas et ses collègues philosophes sur les
questions de délibération, d’!argumentation, de rhétorique, et cela «!en rupture avec
le sens commun!» (Talpin, 2006), Blondiaux et les autres n’ont pu développer
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
58
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
pleinement un outil de description qui leur aurait permis de considérer plus
attentivement, non pas l’absence de délibération et de décisions consensuelles, mais
les formes avec lesquelles une chose publique est soumise à des conversations et à des
discussions.
Les conclusions de ces travaux vont souvent dans le même sens. Elles visent à
trouver des réponses provisoires à ces questions!: Que reste-t-il à sauver dans ces
pratiques de rassemblement!? A quoi peuvent bien servir ces espaces, si ce n’est à
délibérer!? On sent ici tout à coup germer un intérêt pour des phénomènes de
communication qui excéderaient le cadre austère de la délibération (Blondiaux, 2000,
p.327)!:
Les conseils de quartier offrent aujourd’hui le spectacle réglé d’un rite
démocratique prévisible, souvent grave au point d’en devenir ennuyeux,
mais d’où à tout moment peut jaillir l’étincelle!: violence d’une prise de parti,
détresse d’un témoignage, qualité d’un échange...
En quête de sens, dans la conclusion de leur article, Blondiaux et Levêque
formulent ici un commentaire plutôt intéressant (1999, p.68)!:
Ni espace agonistique où s’affronteraient sans merci des intérêts
irréductibles, ni lieu de compromis où se négocieraient ces mêmes intérêts
dans la perspective de décisions à prendre, les conseils de quartier
constituent, selon nous, des espaces publics de discussion mais où l’essentiel
ne serait pas de dialoguer en vue d’un objectif commun, mais de se rappeler
à l’autre. Nous pourrions ainsi définir cet espace politique d’un type
particulier d’une manière originale : comme un lieu où des acteurs aux
intérêts constitués vont, sans forcément chercher à se confronter ou à
s’entendre, (...) se rappeler à leur existence réciproque.
Malheureusement, cela reste embryonnaire, et à peine ces enjeux importants de
réciprocité et de reconnaissance effleurés, l’article se clôt. Le lecteur, lui, aura
simplement retenu que, dans ces dispositifs, on n’est pas parvenu à délibérer.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
59
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies
«!Nous proposons de changer le regard porté sur les
controverses en passant du temps du mépris ou de
l’indifférence à celui de la prise en considération!».
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick
Barthe, Agir dans un monde incertain, 2001, p.50.
Au-delà de telles évaluations critiques, de ces enquêtes déçues par les pratiques
triviales et troubles qui se laissent observer généralement dans les assemblées
participatives, on trouve, en sciences sociales des approches qui, dans le sillage des
Politiques de la nature (Latour, 1999), s’attachent à reconstruire énergiquement les
conditions de possibilité d’une démocratie authentiquement «!dialogique!». Nous ne
plus parlons plus ici de recherches en psychologie sociale apportant leur modeste
contribution, par trop révérencieuse et disciplinée, au modèle philosophique de la
démocratie délibérative, ou de ces approches logocentriques en sciences sociales qui
entretiendraient simplement des relations d’analogie avec ce modèle philosophique,
mais bien d’une sociologie ouvertement militante visant, par le biais d’un essai
comme Agir dans un monde incertain (Callon et al., 2001), la promotion active d’un
modèle de démocratie dialogique.
C’est certain, l’essai de Callon, Lascoumes et Barthe dépasse largement en qualité
d’écriture le discours acclamatif proposé par nombre d’élus, d’associatifs ou de
consultants conquis par la perspective d’une démocratie plus participative et
délibérative. Il est à la fois drôle, raffiné et stimulant!; c’est que nous avons affaire ici
à des chercheurs brillants ayant contribué significativement –Callon en particulier–
au succès dont bénéficient actuellement les science studies en sciences sociales. Il n’en
reste pas moins qu’ Agir dans un monde incertain partage avec ces manifestes
participationnistes plus naïfs une série d’écueils, rigoureusement identifiés par Cédric
Terzi (2005)19, et qui l’éloignent à autant d’égards de l’enquête sociologique!:
- une technique de mise en intrigue des controverses forçant le trait du
rééquilibrage des légitimités et de la symétrisation des compétences entre
experts et profanes!;
- un discours et une narration héroïsant le citoyen ordinaire et le profane, et
dégradant parallèlement le rôle des spécialistes, des décideurs, et plus
largement, des «!personnes en charge!» de ces dispositifs de participation!;
- un recours à des exemples ad hoc et unidimensionnels, mis au service d’un
programme de «!démocratisation de la démocratie!» (Callon et al., 2001, p.
309-344), et négligeant l’!épaisseur normative des situations d’énonciation
dans lesquelles se trouvent pris les participants profanes et experts, citoyens et
19
Je ne fais que reprendre ici, en la contractant, le commentaire qu’accorde Cédric Terzi à Agir dans un
monde incertain dans le chapitre neuf de son incroyable thèse de doctorat (2005, p.549-560).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
60
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
élus!; des vignettes narratives rendant insuffisamment compte de la
multiplicité des règles contextuelles qui organisent les engagements de parole
des différents participants et font peser un fatras de contraintes de pertinence,
tant institutionnelles qu’ attentionnelles20, sur la réalisation de leurs actes de
discours.
Afin d’exemplifier ces remarques, considérons l’extrait suivant, mobilisé par les
auteurs en début d’ouvrage (Ibid., 2001, p.20).
Un épisode a été particulièrement éclairant. Un clinicien participant à la
conférence comme expert fournit au panel des copies du document donné
aux patients en vue d’obtenir leur consentement éclairé. Ce document,
explique-t-il, avait été soigneusement élaboré, testé et il était confiant dans sa
qualité. Le panel le trouva pourtant de très médiocre qualité, à la grande
surprise du clinicien. Les citoyens ordinaires soulignèrent combien le
document, truffé de termes techniques tous plus obscurs les uns que les
autres, était incompréhensible pour un patient qui avait à décider s’il
acceptait ou non d’entrer dans une expérimentation. L’un des membres du
panel fit d’ailleurs remarquer au clinicien que la phrase par laquelle se
concluait une des sections du document était pour le moins choquante. On
pouvait lire en effet!: «!Si la thérapie se terminait de façon malheureuse, nous vous
serions très reconnaissants de léguer votre corps à la médecine (...)!». Cette anecdote
illustre la complémentarité entre les savoirs produits dans les laboratoires et
les conditions d’utilisation de ces savoirs.
Remarquons d’abord, avec Terzi (2005, p. 559), que l’ouvrage se construit à partir
d’un enchaînement de pareils extraits, au script immuable, chacun venant renforcer
un peu plus l’argument politique des auteurs et instruire la cause de la «!démocratie
dialogique!», en prouvant, par la multiplication d’exemples, comment, un peu
partout, un rapport plus équilibré entre experts et profanes a été possible21. On peut
montrer certaines réserves devant cette sélection de pratiques piochées ci et là et qui,
une fois cousues les unes aux autres, nous présentent le phénomène «!forum
hybride!» comme un processus inarrêtable, une sorte de lame de fond déferlant
actuellement sur le monde.
Devant l’avant-gardisme de Callon et ses collègues –de leur science study à la sciencefiction, il n’y a parfois qu’un pas–, je voudrais simplement rappeler dans cette thèse,
20
Cf. chapitre 2, où nous développons une notion d’ «!aptitude attentionnelle!» s’étendant entre
perception et mémoire, et développant des enjeux tant cognitifs que moraux (au sens de «!montrer des
attentions!»).
21
«!Michel Callon et ses collègues présentent les controverses sous la forme de fils narratifs dont le
déroulement excède largement l’évocation d’anecdotes. Celles-ci constituent autant de prises de position
dans les controverses (en faveur des profanes, contre les experts) qui donnent forme à un argument
politique (en faveur de la démocratie dialogique, contre la démocratie délégative). Une part importante
de leur ouvrage est composée de récits de ce genre. A tel point qu’il n’est pas déraisonnable de se
demander si la thèse défendue par cet essai ne repose pas, dans une large mesure, sur l’organisation
narrative des récits de controverses sociotechniques!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
61
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
en enquêteur, que la participation des citoyens et des profanes à des projets d’action
publique à contenu technique se joue aujourd’hui encore le plus souvent dans des
cadres d’interaction politique relativement étriqués, fort peu propices à l’égalisation
des légitimités et à la vaste «!exploration des mondes possibles!» dont parlent les
auteurs. Si l’on prend au sérieux les horizons de pertinence des participants de ces
dispositifs, on réalisera que les interactions qu’ils entretiennent sont aujourd’hui encore
structurées par le «!grand partage!» entre profanes et experts et entre citoyens
ordinaires et politiciens professionnels contre lequel militent Bruno Latour et Michel
Callon depuis la fin des années quatre-vingt. Ces interactions se déroulent, de facto,
dans des contextes fortement dissymétriques, avec leurs initiateurs et leurs
répondants, leurs acteurs forts et leurs acteurs faibles, comme nous le verrons plus
loin22.
On peut être sensible ou non au geste symétrisant des auteurs d’Agir dans un monde
incertain quand ils proposent, avec ce livre, «!de changer le regard porté sur les
controverses en passant du temps du mépris ou de l’indifférence à celui de la prise en
considération!». Pour autant, il ne faut pas oublier que, la plupart du temps, dans les
assemblées participatives que nous connaissons en Belgique et en France, les prises
de parole des citoyens et des profanes ont pour contexte énonciatif des rapports
politiques marqués par le mépris et l’ indifférence, qu’ils engagent leurs propositions
et leurs idées dans des conditions où plane constamment au-dessus d’eux l’ombre du
«!déni!» (Sanchez-Mazas, 2004!; Honneth, 2002). Comment tenir compte de cela
dans l’enquête!? Comment ne pas prendre nos désirs émancipateurs pour des
instruments de!description de la réalité et des compétences effectivement manifestées
dans ces assemblées par des citoyens ordinaires et des profanes ?
Je partirai pour ma part du principe voulant que ces compétences politiques des
profanes, si elles sont possibles, sont réalisées dans de telles conditions de
dissymétrie. Dans ces situations, tout citoyen prenant la parole en public doit, je
pense, prendre en considération cette importante probabilité qu’aux yeux des
coordinateurs, des experts, des élus, aux yeux de ces personnes en charge, il parle au
titre de «!petit!». Agir de manière compétente dans ces conditions, ce sera alors pour lui
chercher à devenir un «!petit!» qui importe plutôt qu’un «!grand!» qui ne compte pas.
On peut d’ailleurs se demander si l’exemple que citent Callon et ses collègues en
début d’ouvrage et que nous avons repris ci-dessus va bien dans le sens de la théorie
de la symétrisation des rapports politiques sur laquelle repose leur essai. Cette
situation ne vient-elle pas plutôt conforter l’idée qu’il existe des compétences proprement
profanes et ordinaires qui ne se confondent pas avec celles des spécialistes, qui ne
procèdent pas à proprement parler d’une symétrisation des légitimités, et qui,
d’ailleurs, trouveraient leurs prises dans un contexte d’interaction dissymétrique? En
effet, après tout, que font les citoyens ordinaires du panel présentés dans l’extrait,
22
Cf. chapitre 4.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
62
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
sinon ne pas comprendre le document qui leur est soumis, s’émouvoir de son contenu
indécent, et finalement, le rejeter!? La controverse ne surgit pas dans une situation où,
par exemple, des documents concurrents seraient introduits par les différentes parties
en présence, puis comparés pour leurs qualités respectives. On a là une situation
déroulant une séquence claire, où un expert prépare soigneusement un document
auquel réagit un panel. Les citoyens de ce panel ne repartent pas de leur côté, avant
de revenir avec, sous le bras, un document meilleur, une contre-proposition brillante
qui serait étudiée au même titre que celui de l’expert. Dans les circonstances du
panel, pris dans la situation, ils trouvent, plus modestement, que «!quelque chose cloche!»!; ils
mettent le doigt sur certaines failles dans la synthèse fournie par l’expert et le font dans un
régime d’indignation. Essayons, dès lors, de penser de manière plus ajustée ces
«!dispositions à répondre!» que nous montrent ces participants et les compétences
qu’elles demandent, tout en ne les confondant pas avec ces «!facultés de commencer!»
exigées des experts. Ne nous laissons pas aller à une sociologie de Robin des Bois
qui, dans l’enquête, prend aux spécialistes pour donner aux profanes.
1.4. Conclusion du chapitre
La conclusion de ce premier chapitre sera simple et brève. Pour ces questions de
démocratie participative et de compétences citoyennes, il est grand temps de fonder
nos apports théoriques sur l’enquête et sur une approche foncièrement praxéologique
des pratiques de participation. Il y a ici mieux à faire de l’empirie et des sciences
sociales que de les offrir en jambe de bois à des «!abstractions mal placées!» (1.3.1.). Il
y a aussi mieux à faire de l’empirie et des sciences sociales que de les ridiculiser dans
la quête improbable qui consiste à montrer que des abstractions philosophiques ne
reflètent pas vraiment la réalité du terrain (1.3.3.). En philosophie, le paradigme
délibératif s’est montré il est vrai extrêmement séduisant. Outre le grand raffinement
théorique de Habermas, le modèle de la démocratie délibérative doit, je pense, son
succès à deux grands mythes. Le premier consiste à nous faire croire que des
interactions d’ordre politique sont uniquement affaire d’un échange d’idées, de
discours, d’arguments (1.3.2.). Le second consiste à nous faire oublier –ou à
renverser, le temps d’un essai (1.3.4.)– la dissymétrie marquant, d’une manière aussi
flagrante que fondamentale, les conversations politiques suscitées dans les dispositifs
de participation officiels les plus communs. Afin de comprendre quelque chose aux
compétences profanes, de nouvelles stratégies d’études sont souhaitables. Celles-ci
prendraient au mot le défi de Blondiaux –développer «!une démarche d’enquête!» et
«!une analyse matérielle et concrète des mécanismes de la participation
démocratique!» (1999)– et le pousseraient à bout, en s’appuyant sur une
épistémologie pragmatiste et des méthodes d’investigation ethnographiques. Elles
chercheraient des «!langages de description!» des phénomènes civiques et politiques,
et seraient autrement attentives aux phénomènes de rassemblement, aux jeux
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
63
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
d’interlocution et aux activités de discussion. Avant tout, elles seraient sensibles aux
situations, aux cours d’action, aux expériences, en n’hésitant pas à puiser dans une
littérature d’habitude étrangère à l’analyse des discussions et controverses. Holistes,
elles multiplieraient les plans d’observation, les niveaux d’intelligibilité et les niveaux
d’ordre du dialogue public et prendraient la mesure de l’épaisseur normative
gouvernant tout engagement dans l’assemblée.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
64
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
Citations originales en anglais
i
According to the liberal view, one must avoid introducing reasons that presuppose or draw
from one’s own comprehensive doctrine. When deliberating, citizens must confine themselves
to considerations that others have reason to accept; reasons that derive from a particular
comprehensive doctrine can not win general acceptance in public debate, and are therefore
inadmissible. On the liberal view, then, citizens must conduct public debate in strictly
rawlsian, «!political not metaphysical!» terms. Consequently, the liberal view places
restrictions not only upon the kinds of reasons citizens can employ, but also upon the kinds of
questions that are suitable for deliberation. Issues that can not be debated in «!political!» terms
are removed from the agenda. Rawls writes, «!a liberal view removes from the political
agenda the most divisive issues, serious contention about which must undermine the bases of
social cooperation» (Rawls, 1996, p.157).
ii
First, publicity (...) encourages participants to examine their own beliefs and arguments, that
is, they are called to give an account of their claims and publicly held positions. (...) Having to
argue in public often creates “the necessity to articulate one’s position carefully, to defend it
against unexpected counter arguments, to take opposing points of view into consideration, to
reveal the steps of reasoning one has used, and to state openly the principles to which one
appeals” (Bok, 1982, p. 114). In addition to the Socratic dynamic, theories of deliberative
democracy also identify a democratic dynamic brought into play via expectations concerning
legitimacy. Public policy ought to be in the general interest. Defenders of public policy will
feel compelled to articulate their claims in public interest terms. The logic here is that publicly
arguing for a policy on the grounds, say, that it makes you better off is not a public reason and
will not get very far within a modern liberal democratic public sphere. The democratic
dynamic makes obviously selfish, narrow, or sectarian defences of public policy, especially
public policy concerning moral disagreement or fundamental law, difficult to pursue in
public. We might say that the Socratic element stresses the rationality of public reason while
the democratic element stresses the public nature of public reason.
iii
The theory and cases presented here constitute a major step forward in the theory and
practice of participatory democracy (...). Fung and Wright, with the theory advanced in this
book, have schematized and brought to conscious articulation the understandings that
evolved from this incremental evolution in practice. Their theory can now serve as a further
guide to practice. The individuals in the conference that inspired this book have already
begun taking the next step, using the new theory as a guide for people who continue to be
engaged in making the institutions of democracy work. The step as yet untaken would require
repeating the original observation of practice. It would require asking what sense people
make, in practice, of the new institutions that follow from the new theory, and revising the
theory from their new experience. The old formula, “practice–thought–practice,” works best
if repeated over and over.
iv
The Real Utopias Project embraces a tension between dreams and practice. It is founded on
the belief that what is pragmatically possible is not fixed independently of our imaginations,
but is itself shaped by our visions. The fulfilment of such a belief involves ‘real utopias’:
utopian ideals that are grounded in the real potentials for redesigning social institutions. In its
attempt at sustaining and deepening serious discussion of radical alternatives to existing social
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
65
CHAPITRE 1 – Délibérer!?
practices, the Real Utopias Project examines various basic institutions (...) and focuses on
specific proposals for their fundamental redesign.
v
The cases discussed here differ sharply from one another (...). By treating these cases as all
instances of a common model, [one] may obscure the importance of this difference (...), and
may exaggerate the capacity of deliberation itself.
vi
Deliberation is an ideal whose realization has preconditions (...). Specifying the conditions
in which it can work is an empirical question, at the very heart of the concerns of this volume.
(...) Unfortunately, while the presentation of theory and cases in this book is consistent with
acknowledging the importance of such questions (...), the similar treatment of very diverse cases
obscures the issue.
vii
The paradox is that although participation in democracies helps people increase their
capacities, those who have not yet had the experience of participation will sometimes not
have sufficient capacity to bring off a successful democracy. What they need is precisely what,
because of their need, they cannot get.
viii
“Democracy” as a way of organizing the state has come to be narrowly identified with
territorially based competitive elections of political leadership for legislative and executive
offices. Yet, increasingly, this mechanism of political representation seems ineffective in
accomplishing the central ideals of democratic politics: facilitating active political
involvement of the citizenry, forging political consensus through dialogue, devising and
implementing public policies that ground a productive economy and healthy society, and, in
more radical egalitarian versions of the democratic ideal, assuring that all citizens benefit
from the nation’s wealth.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
66
CHAPITRE 2
LA CONCERTATION
Une forme et une modalité de l’action conjointe en situation
«!Ordonner, interroger, raconter, bavarder font
partie de notre histoire naturelle, tout comme
marcher, manger, boire, jouer ».
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques,
2004 [1952], §25.
CHAPITRE 2!– La concertation
CHAPITRE 2 ................................................................................................................68
LA CONCERTATION...................................................................................................68
UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION .....68
2.1. Les plans contextuels de la concertation.................................................................72
2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74
2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80
2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83
2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman..........................................87
2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88
2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89
2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93
2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96
2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102
2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la
concertation................................................................................................... 103
2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107
a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108
b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112
c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116
d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121
2.3. Conclusion du chapitre....................................................................................... 124
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
69
CHAPITRE 2!– La concertation
Les théories de la rationalité communicationnelle et de la politique délibérative
héritées de Jürgen Habermas et de Joshua Cohen ont joué un rôle capital ces deux
dernières décennies. Elles ont révolutionné la pensée démocratique en philosophie et
motivé en sciences sociales le développement de recherches ayant largement défriché
le terrain de l’étude empirique du débat public et des pratiques de démocratie
participative. J’ai toutefois essayé de montrer à l’occasion du chapitre précédent
comment les théories délibérativistes, bien au-delà d’un rôle d’impulsion, en viennent
aujourd’hui à clore la réflexion avec un certain dogmatisme (Lenoble & Berten,
1992), à formater le vocabulaire, les objets et les objectifs de la grande majorité des
enquêtes sociologiques menées autour de ces questions. Les sciences sociales du
politique peinent depuis à considérer le flot bigarré des interactions et des
conversations qui se donnent à observer dans les assemblées participatives, et à
travers lesquelles les pratiques de définition de l’action publique ont évolué ces
dernières années, c’est indéniable, vers davantage de discutabilité (Barthe, 2002). En
focalisant toute l’attention sur des standards délibératifs systématiquement
transgressés par les pratiques, les travaux de Loïc Blondiaux ou d’ Yves Sintomer,
pour les citer, ne réalisent que partiellement le pari d’ «!une analyse concrète et
matérielle» de dispositifs de participation qu’ils n’abordent jamais en propre. Si l’on
voit dans leurs textes comment les participants des assemblées observées
contreviennent désespérément à la tenue d’une délibération digne de ce nom, rien ne
nous permet d’y saisir l’organisation et l’ordonnancement de leurs pratiques en positif.
Parallèlement à l’autonomisation en! philosophie politique d’un paradigme
délibératif et sous l’autorité théorique et conceptuelle de ce dernier, on a donc assisté
ces dernières années à la montée en puissance d’une sociologie spécialiste des
pratiques de démocratie participative. Notre travail dans cette thèse encouragerait
plutôt à la réhabilitation d’une sociologie générale, à un effort de déspécialisation.
Les assemblées participatives nous montrent après tout des situations de l’êtreensemble et du faire-quelque-chose-à-plusieurs différant par degré plutôt que par nature
de celles qui ont de tout temps occupé les sociologues et les anthropologues.
Ce deuxième chapitre sera consacré à établir les bases d’une sociologie pragmatiste et
ethnographique de la concertation politique entendue simplement comme forme et
comme modalité de l’action concertée; une démarche d’enquête affranchie de
l’«!impératif délibératif!» qui semble aujourd’hui gouverner les sciences sociales du
politique. Le cadre prescriptif des théories de la délibération, nous l’avons vu,
convient plutôt mal à une étude qui se donne pour objectif d’étudier les engagements
de citoyens ordinaires et de profanes tels qu’ils se laissent observer dans les
assemblées que l’on connaît en Belgique et en France (c’est-à-dire dans des
conditions où la prise de décisions collectives, le recours à l’argumentation
rationnelle, la publicité des débats, l’égalité entre participants, et l’alignement de tous
sur des procédures transparentes font souvent défaut ou s’avèrent, pour le moins,
problématiques). Il serait appréciable d’offrir d’autres perspectives et d’expérimenter
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
70
CHAPITRE 2!– La concertation
d’autres stratégies d’enquête. En fait, dans la foulée de différents articles sur le
fonctionnement des Conseils de quartier parisiens du 20ème arrondissement, Loïc
Blondiaux ne conclut pas autrement!(2000, p. 324-325) :
Faut-il, au motif fondé qu’aucun changement dans la distribution
institutionnelle des pouvoirs n’est nulle part observable, renoncer à étudier
de telles expériences!? (...) C’est sans doute à condition de renoncer au leurre
d’une participation idéale que les sciences sociales pourront tirer profit de
l’observation de ce type d’expérience.
Il y a un aveu implicite dans ces mots d’encouragement!: celui de ne pas avoir, dans
ses propres enquêtes de terrain, poussé à bout l’étude systématique des «!à côté!» de la
délibération. Chez Loïc Blondiaux et d’autres, on trouve en effet ce constat répété
que l’essentiel est ailleurs que dans les rares séquences délibératives qu’ils
parviennent à saisir!; mais en même temps, c’est mon sentiment1, comme une
hésitation à développer une analyse fouillée de ces pratiques extra-délibératives.
Comme si l’essentiel de ce que les participants disent et font dans ces rassemblements
était suffisamment trivial pour ne pas nécessiter d’approfondissement de leur part.
Les politistes, après avoir constaté à l’occasion d’ «!un détour par le terrain!»
(Blondiaux, 1999) l’absence chronique d’enjeux majeurs de délibération dans les
discussions des assemblées participatives, passent leur tour et confient, en quelque
sorte, leurs restes à la microsociologie et aux approches dramaturgiques et ritualistes
du politique, à d’inoffensifs maniaques de la description, du détail et de
l’infinitésimal. En posant sommairement en conclusion de leur long article commun
que les assemblées participatives sont moins le lieu de délibérations que
l’opportunité, pour les participants, de «!se rappeler l’un à l’autre!», Loïc Blondiaux et
Sandrine Levêque semblent dégager, comme par dépit, des enjeux de seconde zone,
lesquels constitueraient les objets de prédilection d’une sociologie qui ne traite que de
ce qui est secondaire.
A l’intérieur du dispositif analytique que j’aimerais présenter dans ce second chapitre,
cette distinction, opérée ex ante entre des enjeux majeurs ou de second ordre dans les
pratiques de rassemblement politique, est hors de propos. Pour autant que l’on
privilégie, comme le propose Blondiaux, l’«!analyse concrète et matérielle!» de ce que
les différents participants sont en train de faire ensemble dans ces espaces
d’assemblée, on sera invité à identifier une variété de régimes et de cadres d’action (le
bavardage, l’exposé, l’échange d’arguments rationnels, la séance de questionsréponses, la dispute...), qui ne se limitent et ne se subordonnent aucunement à des
interactions délibératives. Ces «!à côté!» de la délibération n’en sont donc pas. Il ne
s’agit pas de quelque agrément pour l’enquêteur particulièrement attentif, dans une
activité qui serait principalement orientée vers la délibération!: il s’agit, au même titre
que cette dernière, de formes de coordination sociale et de communication politique
1
C’est ce qu’il ressortit d’un entretien que Loïc Blondiaux m’accorda à Paris en mars 2004.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
71
CHAPITRE 2!– La concertation
qui méritent d’être étudiées en propre. La délibération a jusqu’à présent attiré toute
l’attention des chercheurs par son caractère désirable sur un plan théorique, comme
épure philosophique, bien plus que par l’importance empirique qu’elle trouve, en tant
que «!forme de vie!» (Wittgenstein, 2004), sur ces sites. Il revient à une sociologie
descriptive de restituer le catalogue de ces formes de vie diverses qui occupent les
participants de ces assemblées. C’est à ce prix qu’il nous sera possible de saisir les
contours et les potentialités de l’engagement de citoyens ordinaires et de profanes
dans ces espaces.
Cette recherche de doctorat porte en effet ultimement sur les aptitudes générales
d’individus non mandatés et non spécialistes à s’associer à un collectif politique et à
se positionner expressivement dans une situation d’action conjointe, face à des élus,
des experts, des représentants d’associations et d’autres citoyens. Sous cet angle,
«!une situation est toujours plus ou moins une situation-clé!» (Joseph, 1989, p.21). Il
n’y a en soi pas de raison pour que l’étude de ces compétences se limite à l’analyse de
performances argumentatives dans un contexte communicationnel propice à la
délibération. Dans la mesure où la délibération n’est qu’une activité de
communication et un contexte d’engagement parmi tant d’autres, et dans la mesure
où l’action conjointe entretenue en réunion nécessite que les participants commutent
régulièrement d’un contexte d’engagement à un autre, la compétence première, dans ces
rassemblements, n’est pas une compétence d’argumentation rationnelle, mais bien de
contextualisation. Contextualiser revient à déterminer que, dans un contexte C
déterminé, X signifie Y (Searle, 1995). Ce que l’on appellera des «!compétences de
contextualisation!» (Joseph, 1998a) ou «!capacités d’appréciation!» (Laugier, 2009)
renvoie alors aux aptitudes par lesquelles les participants d’une assemblée s’ajustent à
l’action en cours et au contexte de rigueur sur lequel indexer leurs interprétations et
leurs engagements, pour produire «!l’action qui convient!» (Thévenot, 1990). C’est
sur ces aptitudes qu’ils s’appuient, en situation, pour reconnaître et rendre reconnaissable
un geste ou un énoncé, quelle que soit la forme de vie collective dans laquelle ils se
trouvent embarqués. Ces différentes textures de la communication politique et de la
coordination sociale, dans lesquelles sont pris à tout moment les jugements situés des
participants rassemblés, seront ici enveloppées par la notion de concertation.
2.1. Les plans contextuels de la concertation
Suite à quatre années d’observation d’assemblées politiques et des pratiques de
participation qui s’y organisent, et dans la quête d’une notion susceptible de les
subsumer de manière convenable, celle de concertation a progressivement émergé
comme la plus apte. Empruntée au langage usuel, elle nous sera utile tout au long de
ce travail. Autrement moins développée dans la littérature spécialisée que celle,
définitive et prescriptive, de délibération, elle est aussi à un niveau descriptif plus
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
72
CHAPITRE 2!– La concertation
précise et moins chargée idéologiquement que celle de participation. Elle sera
employée, dans notre périple, au titre de «!concept de sensibilisation!» (Blumer, 1954,
p.7)!:
Un concept définitif renvoie précisément à ce qui est commun à une classe
d’objets, à l’aide d’une définition claire en termes d’attributs ou de points de
référence. Un concept de sensibilisation manque d’une telle spécification des
attributs ou des points de référence et en conséquence il ne permet pas à celui
qui l’utilise de renvoyer directement à un exemple de ce concept et à son
contenu. En revanche, il donne à l’utilisateur une orientation générale de
référence et le guide dans l’approche d’exemples empiriques. Tandis que les
concepts définitifs fournissent des prescriptions quant à ce qu’il y a à voir,
des concepts de sensibilisation suggèrent simplement des directions dans
lesquelles regarder.i
Contrairement au concept de délibération (terme qui, par exemple, dans l’expérience
«!Contrat de quartier Callas!» que nous développerons dans la seconde partie de la
thèse, n’est utilisé qu’à une seule reprise dans un corpus de transcriptions de 470
pages), la notion de concertation résonne dans les discours et pratiques des
participants des assemblées que nous avons observées, et bénéficie à cet égard, et
selon l’expression d’Aaron Cicourel, d’une «!validité écologique!» (2002, p.23).
Fréquemment employée dans ces assemblées, cette notion commune de concertation
nous permet, pour peu que l’on s’y arrête quelques instants, de «!remarquer quelque
chose d’important à propos d’une situation, jusque-là laissé dans l’ombre par nos
précédents concepts!» (Eliasoph, 2003, p.227).
Comme le dit L. Blondiaux (2004), tout en faisant «!l’objet d’une très forte
valorisation symbolique!», les concepts utilisés pour décrire les procédures de
participation «!ont pour caractéristique d’être flous, ambivalents!». Le terme de
concertation n’échappe pas à ce constat. Il est d’habitude utilisé en référence à une
ancienne échelle de gradation des niveaux d’implication de la population dans un
projet d’action publique (Arnstein, 1969) où la «!concertation!» figure comme niveau
intermédiaire et indéfini entre des pratiques plus minimalistes d’!«!information!» et de
«!consultation!», d’une part, et la perspective maximaliste de la «!codécision!», d’autre
part (Damay, 2006). C’est certain, le principe de différenciation et de hiérarchisation
de ces pratiques (information/consultation/concertation/codécision) est grossier et,
en étant utilisé pour labelliser des dispositifs dans leur ensemble plutôt que des
opérations particulières, il n’explique pas qu’une activité de concertation passe par
des moments de simple !«!information!» tout en pouvant, lors d’autres phases,
comporter des moments de «!codécision!» (Goodin, 2004).
Dans les pages qui viennent, nous cherchons à étendre notre compréhension de cette
notion de «!concertation!», à jouer de ses ambiguïtés, et à en déployer le sens, tout en
faisant contraster régulièrement cette notion avec celle de «!délibération!». Les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
73
CHAPITRE 2!– La concertation
participants d’une assemblée participative, quand ils s’engagent et prennent la parole,
le font dans un rapport à un contexte d’énonciation qui recouvre différentes variables
contextuelles. Celles-ci ne sont pas seulement multiples, elles sont d’ordres différents.
Elles opèrent à partir de plans de contexte analytiquement distincts!: le plan
thématique, typique, institutionnel, et conventionnel de l’activité qui occasionne la
mobilisation et la prise de parole des participants!; celui, local, «!étroit!» et sensible de
l’interaction dans sa configuration spatiale et son organisation séquentielle!; enfin
celui, plus large, du processus historique, du «!flux d’expérience!» et de la «!menée!»
d’ensemble dans laquelle est prise et s’individue l’action en cours. La notion de
concertation a l’avantage d’évoquer simultanément l’activité institutionnelle,
l’interaction concrète et le processus durable dans lesquels les participants s’engagent,
et vis-à-vis desquels autrui attend qu’ils manifestent à tout moment des
«!compétences de contextualisation!».
S’ils peuvent être distingués à un niveau analytique, ces différents plans contextuels
s’interpénètrent dans l’action (Cicourel, 1992). Après les avoir présentés séparément,
à titre presque intuitif, nous chercherons à les assembler conceptuellement, nous
appuyant pour ce faire sur une lecture transversale de l’œuvre d’Erving Goffman et la
mise en évidence de sa principale ligne de force théorique. Il nous semble en effet que
si J. Habermas a permis d’imaginer les principes de délibération sur lesquels
s’appuierait l’organisation d’une communauté démocratique idéale, quand on en
vient à la description analytique d’une activité effective et observable de concertation,
l’œuvre d’ Erving Goffman –pour peu qu’elle soit considérée dans sa transversalité et
dans un dialogue avec une sociologie pragmatiste– peut être d’une grande fécondité.
2.1.1. La concertation comme activité
La concertation désigne premièrement, à titre générique, une activité de
communication publique et de gouvernance, par laquelle différents acteurs,
concernés à des titres différents et à des degrés différents par une décision particulière
ou une politique générale, évoquent ensemble les thèmes, les problèmes, les
programmes, les projets que concernent cette décision ou cette politique. La
concertation, en tant qu’activité, couvre donc un domaine vaste et élastique de
«!pratiques civiques!» (Eliasoph, 2003) réglées par des institutions et des conventions.
L’activité générique de concertation se décline temporellement, en une succession de
micro-activités elles-mêmes réglées d’une certaine façon. Elle se présente comme
raccordement de régimes pragmatiques dans les limites desquels les participants
développent des modes spécifiques de coordination sociale et d’ajustement à leur
environnement (Thévenot, 1990; 1998), et entre lesquels ils commutent
fréquemment. La délibération, qui engage un jeu très étroitement réglé, nécessitant la
réalisation de principes de publicité et d’égalité, où tout est question d’argument
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
74
CHAPITRE 2!– La concertation
rationnel en vue d’une décision à venir, constitue l’un de ces régimes d’actions.
Parmi tant d’autres.
Dans un vocabulaire et dans un esprit par ailleurs plutôt éloignés de ceux de Laurent
Thévenot, des chercheurs s’inscrivant dans une sociologie des espaces publics de
participation ont eux aussi cherché à rendre compte de cette pluralité de l’activité de
concertation. En observant des réunions de «!Conseils de quartier!» dans des zones
d’habitat social, M.H. Bacqué et Y. Sintomer (1999) distinguent ainsi des «!séquences
argumentatives!», «!des séquences rhétoriques!», des «!séquences sophistiques /
stratégiques!», et une quatrième logique discursive à l’œuvre dans des séquences
«!polémiques!» ou «!agonistiques!». Après eux, J. Talpin (2006, p.13) dégage quant à
lui «!(1) le régime de l’interpellation, reposant sur l’expression du trouble personnel ; (2) le
régime de la critique, reposant sur la constitution d’un problème public ; (3) le régime de
l’opinion, reposant sur la recherche collective de solutions à un problème donné!», un dernier
mode d’engagement auquel il associe la pratique de la délibération.
L’intérêt de ces contributions est bien sûr de nous montrer d’autres régimes
d’engagement et d’autres séquences d’échange à prendre en compte, en dehors de la
seule délibération, vers laquelle se sont portées ces dernières années toutes les
attentions. Cependant, si toutes deux font état d’une pluralité de régimes ou de
moments, ni l’une ni l’autre ne rompt véritablement avec l’idée selon laquelle, dans
cette diversité, la délibération constitue un régime d’engagement moralement
préférable, plus noblement politique et, simplement, plus intéressant d’un point de
vue théorique.
M.-H. Bacqué et Y. Sintomer (1999, p.141-144) présentent des «!logiques
discursives!» qui, bien qu’apparaissant davantage structurantes –ou en en tout cas
plus fréquentes– que la délibération, sont appréhendées sous un angle péjoratif. A
côté de rares «!séquences d’argumentation!», on retrouverait des manœuvres de
persuasion s’appuyant sur les émotions et la mise en scène des propos («!séquences
rhétoriques!»), des stratégies de manipulation pure et simple de l’audience
(«!séquences sophistiques / stratégiques!»), et des tentatives de lobbying où «!la
mobilisation frôle la menace!» et où «!les choses prennent une tournure directe!»
(«!séquences polémiques!»). On peut s’étonner ici de cette délimitation franche entre
«!séquences argumentatives!», «!séquences rhétoriques!» et «!séquences stratégiques!»,
comme si, par exemple, les intervenants d’une même séquence pris dans des
échanges d’arguments n’étaient pas concernés par la dimension expressive de la prise
de parole, pouvaient contourner des procédés de mise en scène de leur propos, et
n’étaient aucunement guidés par des perspectives stratégiques2.
2
Daniel Cefaï rend compte de cette méprise (2007, p.594): «!La quête de ratification par l’ ‘appréciation
de l’auditoire’ ne porte pas seulement sur le caractère raisonnable, juste et droit des propositions, mais
aussi sur les caractères de ‘sympathie, approbation, exonération, compréhension et amusement’. Quand
ces éléments descriptifs sont mentionnés par les chercheurs de la délibération, c’est pour être dégradés
au rang de techniques de manipulation ou de manifestations de coercition. Mais si dans certains cas le
projet de tromperie, d’instrumentalisation et de contrôle est flagrant, et doit être interprété dans le cadre
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
75
CHAPITRE 2!– La concertation
Dans un mouvement se distinguant de celui de M.-H. Bacqué et Y. Sintomer, Julien
Talpin, dans un texte fort intéressant et fouillé dans ses descriptions ethnographiques,
aborde les régimes discursifs «!de l’interpellation!» et «!de la critique!» comme des
stades antérieurs de la discussion et des étapes préalables à un accès au régime «!de la
recherche collective de solutions!» et à la délibération. Suite à l’étude des différentes
séquences d’interactions discursives qui jalonnent son analyse, il conclut son texte
par ces mots (Talpin, 2005, p.32):
Les voies de la délibération ne sont donc pas impénétrables. Simplement, le
chemin conduisant de la parole publique à l’argumentation est semé
d’embuches et seule l’attention au détail des interactions discursives au sein
d’espaces publics permet de comprendre quand la délibération peut émerger
et quand celle-ci s’évapore pour laisser place à d’autres modes d’expression
publique. En ce sens, c’est seulement en étudiant de façon détaillée et répétée
ce que les gens disent en public (...) que la recherche en science sociale sur la
délibération pourra progresser.
Au moment où les sciences sociales s’inquiètent sérieusement des capacités de
«!citoyens ordinaires!» à argumenter et à soutenir une activité de délibération, J.
Talpin montre bien dans son texte comment et dans quels contextes des formes plus
ou moins furtives de délibération peuvent «!émerger!» . Ce faisant, il utilise toutefois
une image, celle du «!chemin!» vers l’argumentation et des «!voies difficiles!» de la
délibération, qui favorise une conception téléologique d’une activité de concertation
qui ne s’atteindrait réellement que dans l’avènement progressif de la délibération.
Cette conception renvoie les autres régimes dégagés par Talpin (celui «!de
l’interpellation!» et celui «!de la critique!») au rang d’étapes préalables dans le
processus d’émergence de la délibération, au rang de formes proto-politiques
d’expression publique dans lesquelles la concertation «!retombe!» une fois la
délibération «!évaporée!» (p.32). On retrouve dans son texte cette hésitation délicate,
présente chez Habermas, entre l’importance à accorder à une pluralité des jeux de
langage et la nécessité de maintenir en vue l’unité de la raison (Cometti, 1997).
En résumé, les régimes d’engagement! entre lesquels voyagent les participants d’une
activité de concertation, qu’ils soient dépeints comme des formes de dégradation de
la délibération (dans le texte de Bacqué & Sintomer) ou situés comme des étapes
antérieures et inférieures dans un processus civilisateur pointant vers la délibération
(dans le texte de Talpin), ne sont pas abordés en propre. En fin de compte, ces deux
textes ne dégagent la «!pluralité de logiques discursives!» (Bacqué & Sintomer, 1999,
p.141) activée dans la concertation que pour en établir, a posteriori et extérieurement,
la hiérarchie. L’!«!attention au détail des interactions discursives!» et la restitution des
d’une interaction stratégique, dénoncée par les uns et justifiée par les autres, dans la plupart des cas les
choses ne sont pas si franches. La distinction entre sincérité et inauthenticité, entre présentation d’un
vrai Soi et gestion trompeuse des impressions, entre dire la vérité et faire croire à un public est hors de
propos.!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
76
CHAPITRE 2!– La concertation
multiples formes de l’agir semblent alors motivées dans un cas par l’entreprise d’une
critique empirique du modèle théorique habermassien, dans un autre, par le
renouvellement de «!la recherche en sciences sociales sur la délibération!». Ces
entreprises sont toutes deux fondées et les textes produits en tout point cohérents
avec les objectifs poursuivis. De notre côté, comme annoncé dans le chapitre 1, nous
ne cherchons pas à critiquer le modèle délibératif ou à affiner sa saisie empirique.
Nous ne cherchons pas à le voir s’écrouler sous le poids des faits, ou à le rafistoler,
pour ainsi dire, par l’intégration de données empiriques.
Je chercherai à adopter une posture praxéologique se situant au plus près de
l’expérience. Comme Y. Sintomer et M.-H. Bacqué, comme J. Talpin, je chercherai à
rendre compte du caractère pluriel et élastique de l’activité de concertation.
Cependant, dans un geste plus radical qui m’éloigne de ces auteurs, j’éviterai de
hiérarchiser ces formes variables de l’activité, et me refuserai même à les stabiliser
dans des «!logiques!» ou des «!régimes!» proprement étiquetés –y préférant une
analyse en termes d’ «!opérations de cadrage!»3. Une sociographie descriptive des
pratiques de concertation affranchie d’un «!impératif délibératif!» considère
rigoureusement et indifféremment le flux de micro-activités auxquelles se prêtent les
participants dans l’espace-temps d’une réunion, analyse minutieusement
l’organisation interne de ces micro-activités, et rend compte, entre elles, de procédés
de commutation.
Les compétences de contextualisation auxquelles nous consacrons ce travail de thèse
sont en effet mises à l’épreuve par des formes d’accord, à l’intérieur des bornes
temporelles de chacune de ces micro-activités, et dans la transition ou le raccord de
l’une à l’autre. Conversations préalables et ultérieures à la réunion!; ouverture et
clôture de séance!; tours de présentation, introduction de nouveaux acteurs ou
d’invités!; approbation d’un procès-verbal et formulation d’un ordre du jour!; offre
d’informations, d’explications, d’éclaircissements!; présentation des dernières
évolutions d’un dossier, «!petit topo de la situation!»!; séquences consacrées à
l’organisation pratique de la réunion, à la distribution de documents, au réglage
d’aspects administratifs, techniques ou technologiques; performances de type
discours, exposé, conférence ou slideshow par certains acteurs!; lecture à voix haute de
documents (comptes-rendus, dossiers, tracts...) ou repérage collectif autour de cartes
ou de maquettes!; séquences de questions-réponses, de brainstorming, de débat, de
réflexion en sous-groupes!; moments d’interpellation, de dénonciation, de disputes!;
3
Sur ce point, nous suivons A. Ogien et L. Quéré (2005)!: «!Goffman (1991, p.94) rappelle que la force
d’une conception pluraliste ne réside pas dans la définition d’une diversité de registres de description
(qui devient vite une typologie qui se gonfle sans cesse de nouvelles entités), mais tient à deux
propositions!: reconnaître l’irréductible vulnérabilité du monde social et mettre l’accent sur la manière
dont on parvient, instantanément et sans peine, à passer d’un registre de description à un autre!».
Nicolas Dodier fait également le rapprochement entre «!cadres goffmaniens!» et «!régimes d’action!» tout
en se gardant de les confondre (1993)!: «!On hésite presque à qualifier de «!régime d’action!» (...) les
petits infléchissements d’attitude qui caractérisent certains cadres de l’expérience!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
77
CHAPITRE 2!– La concertation
moments de témoignage, de récit, de restitution et de rappel d’événements!;
séquences de prise de décisions d’ampleur variable (du choix d’une date de réunion
prochaine à l’approbation collective d’un programme d’action), de remise d’avis, de
délibération (eh oui!!), de vote à mains levées!; instants de relâchement, de
flottement, d’attente, de latence!; interférences, chahuts et apartés!; bavardages,
échanges de familiarités et intermèdes humoristiques!: voici quelques-unes des microactivités et des «!formes de vie!» collectives ouvrant des opportunités spécifiques de
prise de parole en public pour certains ou l’ensemble des participants présents.
Chaque activité, que nous nous représentons comme une «!forme de vie!» (lebensform)
établit des topiques, des terrains pour la parole, arrange des relations sociales et
politiques de participation, et mobilise des modes et des outils de communication –ou
«!jeu de langage!» (sprachspiel)– qui sont sujets à redéfinition lorsque, tout en
poursuivant ce qu’ils reconnaissent comme étant une même activité générale de
concertation, les participants basculent dans une nouvelle «!forme de vie!»
particulière (e.g. un exposé, suivi d’une séquence de questions-réponses, ouvrant sur
une dispute, et ainsi de suite). Sont importantes ici la dynamique de contextualisation
et de redéfinition de l’activité de concertation dans le saut d’un jeu à un autre, mais
aussi l’économie propre à chacun des petits ou grands jeux auxquels se prennent les
participants.
Ici l’activité de concertation montre une très grande élasticité, se maintenant dans des
moments de très faible intensité ou, au contraire, de très forte implication, quand
l’activité de délibération, elle, dans les deux cas, «!s’est évaporée!» –pour reprendre
l’expression utilisée par Julien Talpin4.
Ainsi dans les différents moments d’une réunion dont nous avons donné un bref
aperçu, la concertation passe par des moments de relâchement, des routines, des
«!formalités!» ou des bavardages (small talk) ne nécessitant que peu d’implication de la
part des participants. De tels moments de médiocre importance sont pris en
considération par l’enquête ethnographique, au même titre que le serait une séquence
de délibération soutenue. Il serait dommage d’ironiser sur le pointillisme de la
démarche, ou d’imaginer une ethnographie des compétences politiques en pamoison
devant le quotidien ou le banal, qui, en quittant les sentiers battus de la «!sociologie
de la délibération!», serait condamnée, au gré de son observation, à prendre des
vessies pour des lanternes. En suivant D. Cefaï (texte à paraître), nous insistons sur
ce point!: «il n’y a aucun angélisme dans ce regain d’intérêt pour une pragmatique
des activités micro-civiques et micro-politiques!». Prendre au sérieux ces routines de
la concertation, c’est moins exagérer l’importance d’activités que les participants
4
On peut peut-être noter que quand Julien Talpin mentionne l’évaporation de la délibération, Nina
Eliasoph, à qui il emprunte apparemment l’image, parlait elle, dans son ouvrage Avoiding Politics (1998),
d’un phénomène plus fondamental d’évaporation du politique. Une fois de plus, coller à la
«!concertation!» telle qu’elle est expérimentée par les participants nous permet de considérer que
l’évanouissement de la délibération ne nous projette pas dans la fin du politique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
78
CHAPITRE 2!– La concertation
jugent eux-mêmes peu importantes, que souligner l’importance de ce jugement
partagé par lequel les participants s’accordent unanimement sur le fait que ce qu’ils
sont en train de faire ensemble, en ce moment précis, n’est pas très important, ou
passionnant, ou sérieux, ou grave, ou perturbant, etc. Ces petits moments du
«!commerce ordinaire avec autrui!» plongent les participants dans un «!régime de
l’action convenable!» (Thévenot, 1990) et exigent de leur part des aptitudes à saisir le
cadre d’activité dans lequel ils se trouvent «!déposés!» (Joseph, 1998b). Par exemple,
montrer l’étendue de son art oratoire et de ses facultés d’argumentation ou forcer
l’accès à un «!régime de justice!» dans l’une de ces situations paisibles, de routine,
aura toutes les chances de tomber à plat.
Ainsi certaines activités sont-elles particulièrement routinières. A un autre extrême,
la concertation se poursuit quand, dans des mesures étrangères à la délibération, les
participants se livrent à d’âpres négociations, ou quand, par des incursions dans un
«!régime de violence!» par exemple, la discussion vire à l’épreuve de force, à
l’échange musclé, au règlement de comptes, etc. L’action publique placée au centre
de l’activité politique de concertation n’est pas seulement discutée, dans l’échange
tempéré d’arguments appuyés sur l’intérêt général, elle est aussi parfois farouchement
disputée (Joseph, 1998a, p.15). Ainsi au cours de l’activité de concertation, on
s’accorde à la mésentente selon des formes et dans des intensités contenues,
observant une «!grammaire des conflits!» (Cefaï & Lafaye, 2002), mais néanmoins
selon des formes et des intensités étrangères à la délibération5.
Bien sûr, la concertation reste un jeu de coordination et nécessite pour cela que les
participants soient accordés. Mais ces accords renvoient moins à la perspective d’un
consensus final et d’une décision collective reconnue de tous, comme dans la
délibération, qu’aux conventions de l’action conjointe, à une «!solidarité dans le
langage!» (Rorty, 1989), à des possibilités de reconnaître ce que l’autre dit ou fait et
de rendre reconnaissable nos propres actes ou propos. Wittgenstein résume bien cette
distinction fondamentale entre concertation et délibération (2004, p.135)!: «!C’est
dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus
d’opinion, mais de forme de vie.!» Aussi, peut-on dire par extension, le genre de
désaccord qui vient faire vaciller ou défaillir l’activité de concertation ne se rapporte
pas à la divergence d’opinions ou aux frustrations des participants qui n’auraient pas
obtenu gain de cause en bout de course, mais aux propos, aux gestes, aux faits qui
montrent une «!pathologie du lien, de l’action conjointe et du jugement!» (Joseph,
1996, p.19). Qui, proprement, déconcertent.
5
«!Remarquons comment cette description des conflits réglés reste éloignée des idéaux normatifs de
démocratie délibérative qui ont aujourd’hui envahi la scène philosophique. (...) Quand les acteurs se
mettent autour d’une table avant d’agir, ce n’est pas toujours pour discuter et se mettre d’accord au sens
où l’entendent les théoriciens de la démocratie délibérative; et quand ils prétendent mettre en place des
dispositifs de débat public, toutes sortes de phénomènes se produisent qui interdisent une vision naïve
du processus de communication!» (Cefaï, 2007, p.591-592).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
79
CHAPITRE 2!– La concertation
2.1.2. La concertation comme interaction
La notion de concertation a la propriété intéressante d’évoquer d’un côté un type
d’activité démocratique, et d’un autre côté une forme d’interaction sociale; d’un côté
l’occasion instituée d’un rassemblement et d’un échange, et d’un autre la
configuration concrète de ce rassemblement et de cet échange. Ces deux dimensions,
celle de l’activité et celle l’interaction sont fortement associées mais néanmoins
distinctes. Ainsi, donner un concert, jouer au base-ball, faire un pique-nique,
participer à un cocktail, ou même marcher et se croiser dans une rue fréquentée
(Joseph, 1998a, p.18) sont quelques exemples d’activités qui ne sont pas des activités
de concertation à proprement parler, mais bien des activités concertées, menées sur base
d’une même forme élémentaire d’interaction.
Pour ceux qui depuis Simmel comprennent la sociologie comme une «!science des
associations et des interactions!» il est pertinent de dégager les qualités formelles de la
concertation-interaction et de la distinguer, à un point de vue analytique, de la
concertation-activité. Relever ce second niveau de sens contenu dans la notion de
concertation nous fait alors apparaître «!l’espace public non seulement comme espace
abstrait de délibération intersubjective, mais comme espace du mouvement, du
rassemblement, de la dispersion, et du passage!» (Joseph, 1998a, p.48)!; comme le
lieu par excellence de la sociation (Vergesellschaftung)6 ou de l’entrée en société dont
G. Simmel chargeait la sociologie d’étudier attentivement les formes et les
mécanismes génériques (Conein, 2005, p.93).
La notion de concertation fait ressortir, bien plus que ne le fait le concept de
délibération, le caractère concret et incarné du collectif en discussion, comme
rassemblement et coprésence d’individus dans un espace-temps. De manière
intéressante, la concertation renvoie tant à la pratique de l’assemblée publique (où
serait favorisée une conception empirique du «!public!») qu’à celle de l’aparté, du huis
clos, du conciliabule. Dans les deux cas, la notion établit un lien fort entre la forme
de l’association des êtres, l’environnement comportemental qu’ils viennent à
constituer les uns pour les autres, et le dispositif écologique qui les accueille
(l’auditoire, le local de réunion, la salle du Conseil).
Parler de concertation, c’est pointer aussitôt l’!«!espace de l’apparence qui commence
à exister dès que des hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action »
(Arendt, 1983). Par rapport à la notion de «!participation!», qui met davantage
l’accent sur l’engagement individuel et l’agrégation des contributions, dans
«!concertation!», le rassemblement est premier!; un déjà-là dans lequel l’individu
s’insère. Le rassemblement distribue lui-même des places, comme en musique où
«!concerter!» signifie aussi «!tenir sa partie dans l’orchestre!».
6
Pour B. Conein (2005, p.93), «!Le terme de Simmel (...) est bien mieux traduit par ‘sociation’ que par
‘socialisation’. Cette traduction permet d’intégrer deux aspects importants de l’argument de Simmel!:
l’aspect processuel ou temporel, et la dimension de l’action.!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
80
CHAPITRE 2!– La concertation
Au-delà de la matérialité et de la prégnance du collectif assemblé, la notion de
concertation insiste également sur des aspects de mutualité, de réciprocité et de
«!communication!» (au sens original d’une «!mise en commun!»). Se concerter, c’est
se rapprocher les uns des autres, c’est apparaître et accéder les uns aux autres. C’est
faire jaillir le caractère public et scénique de la vie sociale (Quéré, 1989!; Cefaï, 2002).
C’est, généralement, former une ronde, ou en tout cas un «!ensemble cosensitif!»
(Mead, 2006b)!; c’est ouvrir un champ de perception mutuelle, qui est aussi un
champ de «!perception de significations!» (Quéré, 2000), où les sens sociaux des
participants sont mis en alerte et mis à l’épreuve. C’est aménager «!des relations de
proximité propres au face-à-face : orientation des corps, des visages et des regards qui
manifeste un contact attentionnel partagé!»!; puis c’est négocier et maintenir, pendant
un temps, ce foyer d’attention conjointe (Conein, 2005). La concertation désigne
donc, à titre intuitif, la configuration d’un «être ensemble!», et en même temps une
forme de coordination sociale et d’action conjointe, une manière de «!faire
ensemble!», de concert. Elle représente en cela l’épure de ce que Goffman appelle un
«!rassemblement centré!» et «!contraste avec des formes de coprésence sans
coordination de l’attention -unfocused gathering!» (Ibid., 2005).
La notion de concertation introduit en même temps quelque chose de séquentiel, de
dissymétrique et de binaire dans la simultanéité, la symétrie et le pluralisme de l’êtreensemble et du faire-quelque-chose-ensemble. Configuration spatiale d’êtres, la
concertation est aussi alternance temporelle d’actes, elle engage un «!système de prise
de tour!» (Sacks et al, 1974), par exemple dans la conversation où un tour de parole
A, en ouverture, aménage l’environnement normatif d’un tour de parole B.
Davantage que la délibération, qui aplanit les rapports d’intersubjectivité à partir
d’une ouverture des possibles et de la diversité des arguments, la concertation
suppose un mouvement de sollicitation, suivi de réponses d’ajustement. Elle
distingue une «!faculté de commencer!» d’une «!disposition à répondre!» (Genard,
1999) pour les parties en présence, sollicitants et convoqués. Pour la partie qui est à
l’initiative, concerter un projet, une action, c’est dès lors piloter un travail de
coordination collective autour de ce projet ou de cette action. C’est aussi, comme
l’étymologie ne manque pas de l’indiquer (concertare!: rivaliser, lutter), faire face, se
confronter à un interlocuteur et à un public. Dans ce face-à-face, la scène
d’apparition et de visibilité mutuelle prend aussi la qualité d’une «!arène!» (Cefaï,
2002)
Pour autant, la concertation ne se confond pas, en tant que forme d’interaction, avec
celle que propose une autre forme d’activité démocratique, la «!consultation!». Dans
la concertation, la sollicitation par l’une des parties et le face-à-face qu’elle
occasionne ont lieu dans les circonstances d’une action collective, ou en tout cas
d’une action conjointe englobant les parties en présence et le public en un certain
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
81
CHAPITRE 2!– La concertation
«!sujet pluriel!» (Gilbert, 2003)7. Dans la consultation, une partie en charge présente,
dans un mouvement descendant (top-down), une action ou un projet à un public et
récolte des avis. Le public est constitué comme objet de la consultation et est
distingué –a priori et non suite à l’exercice– du sujet («!A consulte B!») 8. La
consultation est peut-être trop strictement séquentielle, asymétrique et binaire pour
caractériser les dynamiques d’interaction que j’ai observées. On fait disparaître, en
parlant de consultation, la revendication de mutualité que fait naître la rencontre des
différents participants («!A et B se concertent!»), on sous-estime la potentielle égalité
d’accès que suppose le fait même de partager un espace de réunion, et on se prive de
considérer l’entrée des acteurs sollicités dans un «!régime de la critique!» par lequel ils
dépassent la simple expression d’une opinion ou d’un avis. On néglige «!ces
opérations de mise en communauté qui, de l’asymétrie, tirent de la réciprocité!»
(Ricœur, 2004, p.249).
La notion de concertation présente donc une version forte de l’interaction sociale à
l’œuvre dans ces assemblées, dont elle conserve les tensions en désignant à la fois une
structure de coorientation des êtres et une procédure d’alternance des actes. Plus
complète que chacune de ces deux autres notions, eu égard à la forme d’interaction
sociale qu’elle évoque, elle se maintient dans l’intervalle entre «!délibération!» et
«!consultation!», dans cette tension entre la stricte simultanéité de l’être-ensemble et
la stricte séquentialité de l’interlocution (offre/réponse), entre la symétrie de la table
ronde et l’asymétrie du top-down, entre le pluralisme de l’espace public et la structure
dyadique du face-à-face. Dans cet intervalle, la concertation engage une conception
triadique de l’interaction sociale, qui place son étude dans une tradition
épistémologique qui remonte à G.H. Mead et G. Simmel. Elle laisse voir une
succession de face-à-face en public9, «entre le face-à-face avec autrui et la coprésence
avec tout un chacun!» (Joseph, 1998a, p.15). Ici, le rapprochement avec le monde de
la musique est à nouveau intéressant à titre heuristique!: pensons en effet au concerto
grosso (de concertare), où plusieurs solistes dialoguent entre eux et avec l’orchestre.
7
Si la notion de «!sujet pluriel!» peut paraître intéressante pour analyser certaines situations, , l’auteure
majore cette notion d’exigences et d’obligations trop fortes pour les membres, des exigences et des
obligations qui confinent au juridique, au «!contrat réel!», et par lesquelles Gilbert passe à côté de la
spécificité morale de l’engagement conjoint en général, du fait, simplement, de «!tenir ensemble!»,
comme l’ont bien montré Luca Pattaroni (2005) et Joan Stavo-Debauge (2009).
8
Un exemple clair de consultation peut être trouvé dans les pratiques d’!«!enquête publique!» où une
autorité locale développe un projet de son côté, le formule par écrit, le présente à la population par un
système d’affiches, et enregistre les avis envoyés par courrier.
9
L’intégration d’un tiers permet de corriger «!le modèle dyadique locuteur-auditeur ordinaire!», lequel,
comme le remarquait déjà D. Hymes (cité dans Goffman, 1987, p.153) «!spécifie tantôt trop de participants,
tantôt trop peu, tantôt ceux qu’il ne faut pas ».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
82
CHAPITRE 2!– La concertation
2.1.3. La concertation comme histoire
Raccordement sous un même événement de parole de micro-activités politiques,
formalisation d’une interaction sociale caractérisée par une coorientation des êtres et
une alternance des actes, la notion de concertation dénote un troisième ordre de
réalité. Elle suggère, à la différence du concept de délibération, un processus durable
et progressif d’action conjointe, ce qu’on pourrait appeler une «!menée!» (Thévenot,
1996, p.128), «!une séquence d’interventions qui a un horizon temporel relativement
long [...] et déborde le cadre d’une action particulière!». Insistant sur l’étalement
temporel et la dispersion spatiale de la concertation, la menée trouve écho dans des
expressions comme celles de «!processus de concertation!» ou de «!dynamique
participative!» très fréquemment employées par les professionnels de les animateurs,
médiateurs, coordinateurs (...) des dispositifs de participation.
La délibération, quelle que soit sa durée en heures, voire en jours, semble engager
une unité de lieu et de temps. La notion de concertation a, elle, cette propriété
intéressante d’être relative d’une part à une forme précise d’interaction sociale (i.e. le
«!rassemblement orienté!», le «!face-à-face en public!»), et d’autre part à un processus
diffus d’engagement conjoint. Celui-ci se décompose en une série des moments,
d’épisodes, de phases, et se régionalise dans une variété de scènes ou de «!stations!»
(Hägerstrand, 1975!; Duranti, 1994). En quelque sorte, la concertation est à la fois
chacune des situations de rencontre qui associent les participants autour du
traitement d’un programme, d’un projet, d’un problème (...), et à la fois le processus
d’ensemble, la vaste structure spatio-temporelle de coordination déployée autour et à
l’occasion du traitement de ce programme, de ce projet, de ce problème... Elle
exprime à la fois la convergence et le rassemblement sur une même scène, et la
dispersion des différents acteurs d’une scène à l’autre. A côté de la concertation
comme configuration de l’interaction sur le plan local de la réunion, on retrouve la
concertation comme principe d’organisation et de dispersion d’une plus ample
«!arène publique!». Daniel Cefaï, dans un texte important10, a posé les jalons d’une
étude conjuguée des situations de concertation et de leur inscription dans une arène
publique, pour laquelle il propose d’associer l’analyse de situations interactionniste à
des méthodes d’enquête micro-historiques et micro-géographiques (2002):
Nous avons donc une multiplicité de situations composites, dont l’unité
interne et dont la relation externe, la coordination spatiale et l’enchaînement
temporel sont problématiques. L’espace se décompose en une multiplicité de
lieux de focalisation de l’attention, en une architecture de scènes publiques ;
le temps en différents types de temporalisation, chacun avec ses propres
rythmes et ses propres qualités [...].
10
Le texte «!Qu’est-ce qu’une arène publique!?...!», paru en 2002, a dans une large mesure fourni
l’impulsion décisive de ma thèse de doctorat. Je m’attache dans cette dernière à la mise en œuvre des
principes épistémologiques et méthodologiques clairement exposés par Cefaï dans ce texte clé.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
83
CHAPITRE 2!– La concertation
Une arène publique n’est pas un espace-temps uniforme et homogène [...].
Elle se disperse en une multiplicité de scènes publiques, chacune justiciable
d’une série d’analyses de situation, et reliées entre elles en un archipel de
micro-arènes publiques. En circulant entre différents plans et points de vue,
en élargissant ou en rétrécissant la focale d’observation, la société civile et la
société politique ne se donnent plus à contempler en surplomb. L’attention se
porte vers une constellation d’activités pratiques et interprétatives dans des
lieux et à des moments dispersés.
Entendre la notion de concertation comme «!menée!» dans une arène publique, c’est
premièrement ramener la condition temporelle de la durée dans un domaine saturé
de métaphores spatiales, c’est-à-dire statiques (l’espace public, l’espace
démocratique...), et se rappeler que le pluralisme d’un espace pose aussi le problème
d’une articulation dans le temps et d’une négociation de la continuité de l’action et de
ses raccordements. C’est réaliser que des «!contextes étroits!» d’organisation locale de
l’interaction auxquels se sont limités les travaux de l’interactionnisme et de l’analyse
conversationnelle s’ancrent dans des «!contextes plus larges!» (Cicourel, 1981)!; que
les «!contextes d’interaction!» et les «!contextes d’activité!» mis à jour dans des
analyses de situation sont aussi, à chaque fois, «!des contextes d’expérience!» (Cefaï,
2001b). Ne pas considérer le fond d’expérience permettant aux participants de
reconnaître et de juger des situations par rapprochement et par analogie avec
d’autres, ignorer «!l’histoire interactionnelle!» (Gumperz, 1989, p.128), le «!bagage
culturel et interpersonnel!» (Cicourel, 1992, p.295) qui lient les participants, c’est
passer complètement à côté de ce qu’il y a de dense dans la parole. Ces réalités de la
relation résistent ici à la fois aux approches classiques surplombantes et aux
méthodes d’analyses trop exclusivement «!micro!», ou trop radicalement indexicales
(Dodier, 2001) qui, elles aussi, à leur manière, œuvrent par décontextualisation.
Les situations de parole dans un processus de concertation sont épaisses des histoires
et des mondes dans lesquels sont empêtrés les participants (Schapp, 1992). Ces
derniers y importent des vocabulaires, des enjeux et des schèmes d’interprétation
historiquement déterminés, manipulent des noms propres, des abréviations
administratives et des termes techniques qu’ils ne connaissaient pas un mois plus tôt,
jettent des liens vers des événements extérieurs, connexes, font allusion à des affaires
et des intrigues passées, s’appuient sur des comptes-rendus informels ou des procèsverbaux officiels de réunions précédentes, rapportent et rejouent les propos de
l’animateur, du ministre, du voisin, «!des gens!», font pointer leurs actions du présent
vers des échéances et des décisions à venir, etc. Daniel Cefaï explicite ce point (2007,
p.665):
Le cadrage d’une situation de rencontre ou de rassemblement en coprésence
prend en compte des éléments explicatifs ou interprétatifs renvoyant à des
structures d’horizon spatial et temporel qui excèdent la coprésence. (...) La
situation n’est pas réduite à la coprésence!: les structures d’horizon en font
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
84
CHAPITRE 2!– La concertation
partie. Elle n’est pas un microcosme qui reflète un macrocosme ou qui s’y
insère. Elle est elle-même un monde dont les membres font varier les
grandeurs d’échelle!; les postures d’engagement et les postes d’observation.
Si l’ancrage écologique, matériel et pratique des situations dans la coprésence
ne doit pas être perdu de vue, leur unité de pertinence se joue également
ailleurs.
Et, un peu plus loin (p.666)!:
Les situations ne sont donc jamais encloses dans un bout d’espace-temps
«!immédiatement atteignable!» par les acteurs coprésents. Elles y sont et elles
n’y sont pas. Leur unité de pertinence ne se donne pas tout entière ici et
maintenant!: les participants ne cessent de faire référence, en pratique
comme en représentation, à d’autres situations, aux forces et aux processus
qui les animent et auxquels ils donnent parfois des noms comme «!crise
économique!», «!compétition transnationale!», «!capitalisme financier!» ou
«!politique néolibérale!»!; ils importent eux-mêmes dans la situation (...) des
éléments d’explication et d’interprétation qui renvoient à des êtres qui n’y
sont pas sensibles. Le contexte qui se déploie dans les processus de
coopération et de communication est incompréhensible si l’on s’en tient à
des indices observables et descriptibles in situ.
Ainsi les différentes situations d’interaction à travers lesquelles les activités de la
concertation se réalisent ne présentent pas uniquement une multiplicité de
configurations ponctuelles. Incomplètes, elles se rapportent systématiquement les
unes aux autres dans un réseau de significations (De Munck, 1999). Elles
s’individuent de manière dynamique, les unes en regard des autres et en regard d’une
expérience d’ensemble encore en train de se faire (Koselleck, 1990!; Quéré, 1999), et
peuvent être saisies, ou resituées, comme autant de coordonnées dans le déploiement,
dans l’espace et dans le temps, d’une arène publique. La situation d’interaction
considérée ne désigne plus un instantané, une immanence, mais un présent, une
«!activité continue de détermination du passé et du futur d’une expérience présente!»
(Quéré, 1999, p.129), à travers laquelle se recompose et se réorganise la menée.
La menée prolongée d’activités de concertation, avec ses «!moments de sommeil et
d’activité plus ou moins intenses!» (Trom, 2003, p.466), crée la matière d’une
expérience collective en même temps que celle de récits!; les différents participants
étant en mesure, en cours de processus ou une fois la concertation arrivée à son
terme, de la raconter à qui leur demanderait11, par exemple au sociologue. Ces
narrations s’appuieraient sur la description de situations typiques ou routinières, de
«!motifs statiques!» (Tomashevski, 1965) qui montrent la concertation comme
11
Il ne s’agit pas ici pour autant de confondre «!expérience!» et «!récit!», comme le rappelle D. Cefaï
(2007, p.571)!: «!Cadrer la situation, c’est aussi, d’une certaine façon, être embarqué dans les activités multiples de
‘faire une histoire’, susceptible après coup d’être ‘racontée’. Mais la faire et la raconter, ce n’est pas la même chose –
même si certains actes narratifs sont partie intégrante du faire, et même si raconter est une activité pratique qui
produit des conséquences.!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
85
CHAPITRE 2!– La concertation
processus de répétition, de ritualisation, de familiarisation et d’institution!; mais
aussi, comme dans tout récit, sur des «!motifs dynamiques!» (Ibid., p.70), des
«!fonctions cardinales!» (Barthes, 1977), des «!événements-noyaux!» (Chatman,
1978), de transformation12, à travers lesquels l’expérience de concertation a pris telle
bifurcation, a connu tel rebondissement, tel retournement de situation, telle rupture,
etc. A cet égard, la multitude de situations d’interaction et de micro-activités
partagées et remémorées par les participants n’ont pas la même qualité, certaines se
profilant comme des événements conséquentiels, dont la prise en compte est
nécessaire au développement du récit de l’expérience.
En résumé, cette troisième acception de la notion de concertation, comme histoire ou
comme menée, permet de renouer avec l’historicité et le fond d’expérience inscrits
dans les situations. D’une part, «loin de s’enfermer irrémédiablement dans des temps
courts et des espaces minuscules, les acteurs sont capables de varier les grandeurs
d’échelle et font rentrer la société, l’histoire et la politique dans la situation!» (Cefaï,
2007,p.31)!; de l’autre, ces situations sont les matériaux d’expérience à partir desquels
les participants engendrent leur propre histoire. Se concerter, ici et maintenant, c’est
participer d’une histoire -comme history et comme story (Franzosi, 1998)-, c’est se
placer dans!des horizons d’attente et de mémoire. C’est dès lors tabler, pour la bonne
conduite des opérations, sur l’aptitude des participants à s’accorder quant au «!où!?!»
et au «!quand!?», à se resituer dans un «!paysage mobile!» (Cefaï, 2002), à reconnaître
des événements précédents et à anticiper sur des événements ultérieurs. Si se resituer
dans l’espace-temps de l’arène publique correspond à un enjeu analytique pour le
sociologue, les participants font le même travail à toutes fins pratiques.
12
Comme le présente T. Todorov, «!The elements [of a story] are related [not] only by succession, (...)
they are also related by transformation. Here finally we have the two principles of narratives!» (cité dans
Franzosi, 1998, p.521).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
86
CHAPITRE 2!– La concertation
2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman
Le geste méthodologique par lequel l’enquêteur se dégage de toute référence à une
communauté démocratique idéale se régulant dans un régime de délibération l’invite à
saisir, dans les assemblées participatives auxquelles il assiste, l’organisation et
l’ordonnancement de pratiques de concertation. A partir des extensions que présente
cette notion –la concertation comme activité, comme interaction, comme histoire– ,
je voudrais essayer de poser les bases d’un dispositif analytique pour l’étude des
pratiques de concertation et des compétences qu’elles sollicitent chez leurs
participants, tout particulièrement chez ceux de ces participants qui sont identifiés et
sont tenus de se produire comme des «!citoyens ordinaires!» ou des «!profanes!».
Nous avons jusqu’ici considéré ces différents pans contextuels de la concertation
séparément et de manière intuitive. Il me semble qu’une lecture transversale de
l’œuvre d’Erving Goffman nous permettrait de les penser ensemble et d’envisager, en
un modèle, la reconstruction holiste d’U ne C ompétence à prendre part à la
concertation en participant citoyen et profane. A mes yeux, l’œuvre du sociologue
américain présente en effet, dans sa somme, une théorie générale des contextes
sociaux de l’engagement individuel!; une théorie au final d’une grande complexité,
Goffman s’étant efforcé d’explorer conceptuellement, ouvrage après ouvrage, et
strate par strate, l’épaisseur normative des situations sociales et l’éventail des
compétences qu’elles impliquent chez ceux qui y participent.
En poursuivant le chantier de traduction et d’introduction des travaux de Goffman
en France initié depuis la fin des années 1970 par Isaac Joseph, Daniel Cefaï a
récemment cherché à rappeler la «!prodigalité théorique et empirique!» de l’auteur de
Frame Analysis, et s’est appliqué, dans son volumineux tome sur les «!théories de
l’action collective!» (2007, p.548-701), à montrer la fécondité d’un programme
microsociologique ou sociographique dans des domaines de recherche –la sociologie
politique et de l’action collective– qui l’avaient jusque-là ignoré ou mal compris13, et
que Goffman lui-même n’avait d’ailleurs pas cherché à investir. L’interprétation de
l’œuvre de Goffman que je livrerai dans cette thèse est, je veux l’espérer, en phase
avec ces lectures récentes qu’en a faites Cefaï. Quand ce dernier propose quatre
lectures indépendantes, successivement en termes de «!cadres!», de «!jeux!», de
«!drames!» et de «!rituels!», je tenterai d’intégrer ce qui m’apparaît comme les
principaux apports de Goffman au sein d’un seul et même dispositif analytique, à
partir duquel seront par la suite approchées les pratiques de concertation observables
dans les Contrats de quartier à Bruxelles.
13
Nous l’avons vu, la frame perspective de Snow, Benford (...) avait fait de Frame Analysis (Goffman, 1974)
son étendard, tout en étant passée complètement à côté des intuitions fondamentales de l’œuvre. Pour
une critique de cette approche et le rappel du caractère pragmatiste du texte goffmanien, à nouveau, on
lira avec profit D. Cefaï (2001) et C. Terzi (2005).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
87
CHAPITRE 2!– La concertation
L’œuvre de Goffman me semble en effet fondamentale pour saisir la pluralité, mais
aussi et surtout les modalités d’interpénétration de contextes à la fois institutionnel (la
concertation comme activité), écologique (la concertation comme rencontre), dialogique
(la concertation comme échange) et historique (la concertation comme histoire), dans
lesquels sont pris les propos, les attitudes, les gestes des participants d’une assemblée.
Avant de présenter l’articulation particulière de ces plans contextuels dans une
matrice d’inspiration goffmanienne, il nous a semblé important de rappeler dans les
pages qui suivent certains des gestes décisifs de sa «!sociographie!». Parce qu’ils
constituent un prérequis à ce qui va suivre, parce qu’ils structurent largement
l’arrière-plan de notre propre traitement des pratiques de concertation, il convient de
les présenter un à un, et de discuter brièvement les interprétations pas toujours
heureuses auxquelles ils ont donné lieu à l’intérieur du champ sociologique.
2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne
Je ne serai pas le premier à dire que le travail de Goffman a connu jusqu’à présent
une réception fort partielle et, c’est associé, un problème de réputation à l’intérieur de
la discipline14. Dans les cours de sociologie et dans les manuels, il ne lui est
généralement accordé que quelques instants ou quelques pages15 à l’occasion
desquels on évoque le plus souvent Asiles et Stigmates, d’une part, plutôt pour les
acteurs particuliers dont ils traitent, et la Présentation de soi, d’autre part, qui pose
l’approche dramaturgique qu’on associera définitivement au «!style Goffman!»
(Scheff, 2006). Bien que ses travaux soient mieux connus en France ces dernières
années grâce à des textes de Joseph (1998b), de Quéré (1989!; 2001), d’A. Ogien
(1989!; 2007a), et de Céfaï (2007), il semble toujours nécessaire de rappeler quelques
gestes fondamentaux chez Goffman!: le dégagement des situations, plutôt que les
individus, comme point de départ de l’analyse sociologique (2.2.1.1.)!; l’adoption
d’une posture de «!naturaliste social!» dans l’étude de ces situations (2.2.1.2.)!; la
prolifération de concepts de description ajustés aux situations et, derrière, l’ébauche
fragmentaire d’une grammaire de l’interaction (2.2.1.3.).
14
Notons que ceci est en train de changer. Suite au colloque de Cerisy de 1988 qui donna lieu à
l’excellent ouvrage collectif Le parler frais d’Erving Goffman, un récent colloque, organisé par Laurant
Perreau, Sandra Laugier et Daniel Cefaï à Amiens en janvier 2009, a été l’occasion de lectures de
l’œuvre particulièrement précises et avisées!; celles-ci étant tout autant le fait de philosophes et de
linguistes que de sociologues.
15
«!Par exemple, l’ouvrage (...) édité par Giddens et Turner sur la théorie sociologique aujourd’hui ne
lui accorde que quelques mentions en passant! » (Quéré, 1989, p.47)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
88
CHAPITRE 2!– La concertation
2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi
Régulièrement, les travaux d’Erving Goffman sont rapprochés de l’
!«!interactionnisme symbolique!», courant développé dans les années 1950 et 1960 à
l’Université de Chicago, et dont on a parfois fait de Goffman l’une des figures de
proue, voire le «!maître!» (Graffmeyer, 2004!: V). Or, si la démarche de Goffman est
elle aussi résolument interactionniste (dans le sens où, depuis Simmel, elle ne prend
pas comme unités de base les actions individuelles mais les actions réciproques), elle
ne se laisse pas confondre avec celle de H. Blumer16, de H.S. Becker ou d’A. Strauss.
L’!«!interactionnisme symbolique!» de Blumer, se réclamant de George H. Mead
dont il avait suivi les cours à Chicago dans les années 1920, présente l’interaction
comme un construit, un transcendantal dans un jeu créatif entre des sujets déjà
unifiés. Pour cela, il «!admet a priori un postulat essentialiste!» par lequel il place «!le
self au fondement de la construction de la signification des choses et des
événements!» (A. Ogien, 1989, p.101). Daniel Cefaï et Louis Quéré, dans leur
introduction à leur récente traduction de Mind, Self and Society mettent d’ailleurs en
question la filiation revendiquée entre pragmatisme meadien et interactionnisme
symbolique blumerien (Cefaï & Quéré, 2006, p.86)!:
[Blumer] tendrait à imputer à des «!actes individuels!» la capacité de
«!construire!» le monde qui les entoure, «!d’imposer un ordre et un sens!» à
eux-mêmes et aux actes des autres, sans reprendre la complexe dialectique
du «!Self!», du «!me!» et du «!I!» [...].
Pour Cefaï et Quéré (Ibid. p.88), l’ «!interactionnisme symbolique!» aurait dès lors
pratiqué «!une réduction de la part de la contrainte écologique et une accentuation de
la lecture subjective ou intersubjective de Mead!». Assurément, le modèle d’agir
communicationnel de J. Habermas, qui lui aussi semble reconnaître un héritage
meadien17, entretient une pareille réduction, c’est-à-dire «!une conception de la
construction de la relation sociale (...) comme connexion intersubjective de
motivations!» (Quéré, 1990, p.262) qui «!sous-estime le caractère incarné et sensible
du travail interactionnel dont procède l’intersubjectivité pratique!» (Ibid., p.265).
L’interactionnisme de Goffman, en épousant clairement la perspective situationniste
et l’écologie sociale de Mead, est très différent sur ce point. Si certains, plutôt parmi
ses détracteurs, ont proposé de lui coller l’étiquette structuraliste (Denzin & Keller,
1981), son interactionnisme pourrait en tout cas, comme le propose Albert Ogien,
être qualifié de «!réaliste!»:
16
Erving Goffman, dont les rapports avec Blumer ne furent jamais bon, dira même à Yves Winkin que
l’interactionnisme symbolique n’a jamais existé (Winkin, 1988, p.235-236).
17
J. Habermas manifeste son intérêt pour les travaux de G.H. Mead notamment dans le chapitre 5 de la
Théorie de l’agir communicationnel (1987) et dans La pensée post-métaphysique (1993).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
89
CHAPITRE 2!– La concertation
La sociologie de Goffman admet, comme tous les interactionnismes, que
l’action ne se laisse saisir que dans les circonstances concrètes d’une
coprésence, en prenant pleinement en considération les exigences qui
naissent de l’engagement mutuel dans une relation sociale et de l’incertitude
inhérente au déroulement séquentiel des échanges. Mais pour Goffman, et
c’est ce qui marque sa différence avec les autres interactionnistes, ces
circonstances –qu’il subsume sous la notion de situation– sont préordonnées:
si le cours que prendra l’action est imprévisible, il s’inscrit toujours dans un
contexte particulier qui se reconnaît à un ensemble d’éléments de
signification et d’orientation qui imposent un certain régime d’obligations à
ceux qui y pénètrent.
La «!sociologie des circonstances!» de Goffman, accentuant les contraintes
situationnelles pesant sur les actes individuels, jusqu’à envisager une forme de
déterminisme situationnel, n’a pas provoqué des torrents d’enthousiasme au sein de
la discipline sociologique (Goffman, 1983, p.2)!:
Mon souci a été, à travers les années, de promouvoir la reconnaissance du
domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable - un
domaine qui pourrait être appelé, en quête d’un nom heureux, l’ordre de
l’interaction – un domaine dont la méthode d’étude de prédilection est la
microanalyse. Mes collègues n’ont pas été ébahis par les mérites de ce
dossier.ii
Selon lui, les situations sociales, c’est-à-dire ces moments mettant en présence
immédiate au moins deux individus coorientés, sont gouvernées à la fois par un
«!cadre d’activité!» et par un «!ordre de l’interaction!» qui ne sont pas à proprement
parler des constructions de l’interaction, les fruits d’un travail de «!définition de la
situation!» entre les sujets, mais des réalités sui generis (A. Rawls, 1987). L’ontologie,
ici, ne concerne plus le Soi engagé mais la situation engageante, conçue comme un
fait social doté de propriétés structurées qu’il s’agit d’étudier, et dont l’action et le
sujet sont en quelque sorte dérivés. L’action y est «!moins l’expression d’un sujet (et
encore moins d’une volonté) qu’un influx de pertinence, une exigence de la situation
elle-même!» (Joseph & Quéré, 1993)!; le Soi, lui-même, désubstantialisé, «!n’est pas
une entité à demi cachée derrière les évènements mais une formule variable pour s’y
comporter convenablement!» (Goffman, 1959).
Goffman adopte donc une posture radicale par laquelle il s’éloigne de Mead. Quand
ce dernier insiste bel et bien sur la pluralité «!des rôles sociaux!» et des Moi, il n’en
pense pas moins l’émergence, la genèse, dans les interactions, d’un Soi. La
microsociologie de Goffman pratique la «!décomposition du sujet!» (Ogien, 1989),
s’en «!débarrasse!», sur un plan méthodologique en tout cas (Ogien, 2007). Ainsi, ditil par exemple (Goffman, 1973, p.20)!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
90
CHAPITRE 2!– La concertation
Il est trop facile de se contenter de dire que l’individu joue différents
rôles. Les choses qui participent à différents systèmes d’activité sont,
jusqu’à un certain point, des choses différentes.
Décomposé, le Soi n’en serait pas pour autant dénué de réflexivité. Il existerait en
tant qu’idée, que Goffman nomme «!quant-à-soi!», et qui serait continuellement
remisée, et mise à l’épreuve des situations. C’est l’analyse qu’en fait Edouard
Gardella (2003)!:
[Cette idée] n’existe pas en elle-même, dans un esprit qui spéculerait seul
dans son coin. Goffman, en héritier de la philosophie pragmatiste, considère
que toute idée existe dans une expérimentation. [...] L’idée que l’on se fait de
soi-même, le «!quant-à-soi!», n’a d’existence qu’en tant qu’hypothèse, que
l’on expérimente au cours d’une interaction Mais, comme pour toute
expérience, le résultat est toujours incertain, et dépendant de plusieurs
variables non totalement maîtrisables. Le Moi est alors défini par la position
qu’il obtient in fine dans une situation donnée. Le Moi devient alors une
convention, résultant de la rencontre entre les efforts faits pour correspondre
à un quant-à-soi imaginaire, et le déroulement de l’interaction.
C’est dans la conception qu’il offre de ces expérimentations de soi à travers ses écrits
que Goffman prend également ses distances avec une autre de ses références
philosophiques, J.-P. Sartre, qu’il cite fréquemment, et à qui il a emprunté une forme
particulière d’existentialisme (A. Rawls, 2002!; Hacking, 2004). Pour Goffman, et
contrairement à Sartre dans sa fameuse figure du «!garçon de café!» (1943),
l’implication dans les rôles que nous réservent les situations de la vie en société ne
relève pas d’une «!pensée du jeu!» (Gardella, 2003), mais d’une obligation
d’engagement. Les «!faces!» dont il parle ne sont pas à proprement parler des
«!masques!». Cela se précise après Presentation of the Self, et à travers ses livres!: les
individus goffmaniens ne sont ni des démiurges modelant le monde alentour, ni des
êtres strictement machiavéliques ou ludiques, qui jongleraient à loisir avec les
masques en fonction d’intérêts ou d’envies préexistant aux situations. Isaac Joseph,
qui a ailleurs (1998a) rappelé les limites de la métaphore dramaturgique dans le
travail de Goffman, insiste sur ce point (Joseph,1989, p.26)!:
Le jeu des faces et des façades peut nous égarer!: les contes de Goffman ne se
contentent pas de décrire les voluptés infernales de l’honneur dont parle
Pirandello. L’expérience ordinaire nous montre que la question de notre face
positive –survivre à la situation– est secondaire par rapport à l’offense
situationnelle.
Ce qui est en jeu et ce qui est vulnérable, donc, au-delà de la face positive, c’est que
nous partageons, la situation, et l’intelligibilité du monde qu’elle nous propose, notre
capacité à reconnaître et à décrire les événements, et à raconter ce qui s’est passé.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
91
CHAPITRE 2!– La concertation
Voilà toute l’originalité et la profondeur morale de ses écrits sur la folie –outre Asiles
voir particulièrement le chapitre des Relations en public intitulé «!La folie dans la
place!» (1973) et Stigmates (1963). Ces ouvrages provoqueront toutefois, lors de leur
parution, de vives controverses!: on ne comprend pas son refus d’adopter une posture
plus classiquement «!compréhensive!» et on s’offusque de la distance maintenue avec
ces publics difficiles, qu’il observe avec distance en naturaliste18.
Dans le contexte actuel, on peine à se figurer une sociologie qui ne placerait pas au
centre de ses préoccupations les «!identités!» personnelles ou collectives, sinon
comme des «!fragments!» (Joseph, 1998a, p.16). Du côté de la sociologie qualitative
d’orientation compréhensive, on refuse à Goffman, comme aux
ethnométhodologues, une aptitude à rendre compte de l’organisation de l’expérience
individuelle de la vie en société sans passer par le «!vécu subjectif!» et le témoignage,
en faisant fi du «!sens!» que les acteurs cultivent en leur for intérieur à l’égard de leurs
pratiques. Ses travaux sont pris comme des exemples de lèse-humanité et d’écriture
sociologique «!glaciale et acerbe!» (cold-eyed and sour – Scheibe, 2000). Peu sensibles à
sa passion des situations, ses détracteurs retiennent surtout que sa microsociologie
relègue le sujet sur le banc de touche. Ce à quoi il répond, enthousiaste (Goffman,
1989)!:
Si l’on peut considérer que mon approche a fini par décentrer le self, alors je
suis heureux d’être un pionnier... Encore faut-il ne pas voir là un manque
d’intérêt pour le self!: je me suis simplement efforcé d’appréhender sa
figuration sous des angles nouveaux.
Si Goffman ne se prononce pas davantage sur leur statut ontologique, les selves sont,
dans l’enquête, subordonnés aux situations, et les individus ramenés aux «!unités de
participation!» de ces situations. Une partie du programme microsociologique
goffmanien, dans sa réhabilitation de «!la situation négligée!» (Goffman, 1988b) et
son travail de décentrement du self, se résume ainsi admirablement dans ce fabuleux
slogan: «!Not, then, men and their moments. Rather moments and their men!» (Goffman,
1967, p.3).
18
On peut ici insister sur le fait qu’avec les réactions indignées des défenseurs de la sociologie
compréhensive contrastaient les manifestations de reconnaissance des personnes qui s’étaient reconnues
dans les textes de Goffman (Lofland, 1980, p.47)!: «!I suspect I am not alone in knowing people who have been
deeply moved upon reading Stigma and other of his works. These people recognized themselves and others and saw
that Goffman was articulating some of the most fundamental and painful of human social experiences. He showed
them suddenly that they were not alone, that someone else understood what they knew and felt. He knew and
expressed it beautifully, producing in them joy over pain understood and appreciated, an inetricable mixture of
happiness and sadness, expressed in tears.!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
92
CHAPITRE 2!– La concertation
2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste
De nos jours encore, ou de nos jours en particulier, ce «!réalisme sociologique!» (il
existe des faits sociaux autonomes, ni physiques, ni mentaux!: les situations) qui
rapproche Goffman de Durkheim et de Mauss plutôt que de Weber, n’est pas vu d’un
très bon œil. Ce qui est tout aussi difficilement toléré par la sociologie dite
compréhensive, celle qui entend renouer avec le «!point de vue de l’acteur!», c’est
l’observation et la description naturalistes, qui s’imposent comme les pendants
méthodologiques de l’épistémologie situationniste de Goffman19. Goffman peut ici à
nouveau être apparenté à Mead et au «!naturalisme culturel!» de Dewey!; des formes
de «!naturalisme atténué!» (Cefaï & Quéré, 2006!; Quéré, 2001) qui se distinguent
d’un naturalisme causaliste et positiviste. Davantage que ceux des interactionnistes
symboliques, les travaux de Goffman, orientés vers l’examen rapproché et
systématique de small behaviors (Goffman, 1967, p.1), sont imprégnés du pragmatisme
et du behaviorisme social de Mead. L’un et l’autre s’accordent à voir dans les
comportements situés les objets premiers de la sociologie, et Goffman (1981, p.5-74)
critiquera d’ailleurs la conversation analysis ethnométhodologique pour avoir
subordonné les comportements à la parole et à son organisation endogène20. Il
plaidera au contraire pour «!une sorte d’écologie sociale du langage!» (Joseph &
Quéré, 1993!; Collins, 1991), qui n’est pas étrangère aux travaux de Mead. Pour ce
dernier, en effet, l’étude naturaliste des conduites et des «!conversations de gestes!»,
dont le sens serait directement perceptible, prime sur l’interprétation des symboles du
langage (Mead, 2006, p.106-107 – je souligne)!:
Nous lisons le sens de la conduite des autres sans qu’ils en soient
nécessairement conscients. Nous pouvons, d’une façon ou d’une autre,
identifier leurs intentions d’un simple coup d’œil ou en nous fondant sur une
attitude corporelle qui appelle une réponse. La communication qui s’établit
ainsi peut être excellente. Certaines conversations de gestes sont impossibles
à traduire en discours articulé. Cela est également vrai des animaux. Des
chiens qui s’approchent l’un de l’autre, dans une attitude hostile, poursuivent
une telle conversation de gestes. Ils tournent l’un autour de l’autre en
grognant et en essayant de se mordre, en attendant le moment opportun pour
attaquer. Le langage pourrait émerger d’un tel processus. (...) Nous sommes
trop enclins à aborder le langage en philologues, en centrant notre attention
sur les symboles qui sont mis en œuvre. (...) Mais si le concept de langage est
élargi afin de prendre en compte les attitudes et les gestes qui soutiennent les
symboles, alors les intentions et les idées sont impliquées dans ces gestes et
19
On semble à cet égard oublier aujourd’hui que l’ «!une des racines intellectuelles de la sociologie
interprétative est le naturalisme!», et qu’ «!aussi bien Mead, Dewey, Morris, que Park étaient des
naturalistes zélés!» (Conein, 2001, p.296).
20
Des formes d’organisation endogène au langage qu’il renvoie à ce qu’il appelle «!contraintes
systémiques!» et qu’il contraste avec un autre type de contraintes, dites «!rituelles!» et qui sont elles
relatives à une écologie sociale des situations de parole.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
93
CHAPITRE 2!– La concertation
dans ces attitudes. Par exemple, offrir une chaise à quelqu’un qui arrive dans
une pièce est, en soi, un acte de courtoisie!: pas besoin de supposer qu’une
personne se dit à elle-même que cette autre personne désire une chaise. Offrir
une chaise, pour quelqu’un de bien élevé, est un acte à peu près instinctif.
C’est une attitude de l’organisme, un geste pour l’observateur.
Goffman, à l’instar de Mead, est impressionné par les travaux développés par ses
contemporains en éthologie. Selon lui, comme pour Sacks ou Schegloff par exemple,
la sociologie devrait s’en inspirer pour se positionner elle-même en «!science
observationnelle naturelle!» des conduites. Ce à quoi il s’emploie extensivement dans
ses propres analyses. Tout en collant au plus près de l’expérience individuelle de la
sociation, et en évoluant en cela aux confins de la psychologie dont il revisite les
thèmes en sociographe (l’embarras, l’humiliation, etc.), Goffman n’en a que pour
«!des signes extérieurs d’orientation et d’engagement!». Dans ces mots de la courte
introduction à Interaction rituals, c’est le naturaliste meadien qui s’exprime (Goffman,
1967, p.1)!:
Le matériel comportemental ultime est fait des regards, des gestes, des postures et des
énoncés verbaux que chacun ne cesse d’injecter, intentionnellement ou non, dans la
situation où il se trouve.
La posture naturaliste et pragmatiste a pour mot d’ordre de suivre les acteurs dans ce
qu’ils sont en train de faire. Mais, au grand effroi de l’herméneutique la plus
romantique, elle introduit la possibilité d’une intelligence du dehors «!qui fait de
toute expérience située une lecture, et une relecture, des indices présents dans le
contexte d’une interaction!» (Joseph & Quéré, 1993). Les ethnométhodologues ont
insisté sur ce point!: les pratiques, en vertu même de leur descriptibilité, sont dotées
d’un sens directement perceptible21. De même, les compétences communicationnelles
qui nous intéressent dans cette thèse de doctorat sont à observer au titre
d’accomplissements et d’engagements dans le monde, plutôt qu’à imaginer dans la
distribution de capitaux culturels et de dispositions, ou à rechercher dans les tréfonds
de l’individu, comme «!faculté subjective!», comme «!pouvoir cognitif d’interprétation
illimitée!» (Ibid.).
Cette prétention du sociologue naturaliste à l’!«!intelligence extérieure!» des conduites
est recevable si l’on sait qu’il la partage, tout comme une capacité à conceptualiser la
vie sociale, avec les «!acteurs ordinaires!» plongés dans les situations. Aucune
«!rupture épistémologique!» ne vient séparer le monde observé du monde de
l’observateur22. Le naturalisme doit être alors davantage reçu comme un mot d’ordre,
21
Pour une synthèse et une contribution aux débats de haute complexité sur la «!perception du sens!»,
voir le texte de Louis Quéré (1999).
22
Il faut dire toutefois que Goffman lui-même, dans une formule restée célèbre mais pas très heureuse à
mon avis, maintient l’ambiguïté sur cette rupture (1991, p.22)!: «!Mon intention n’est pas de (...) chanter [aux
gens] une berceuse, mais d’entrer sur la pointe des pieds et d’observer comment ils ronflent!». Joseph, fervent de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
94
CHAPITRE 2!– La concertation
une posture, qui pour Mead, par exemple, consistait à «!s’efforcer de remettre l’esprit,
la pensée et la signification dans la nature!» (Quéré!, 2001). Les concepts, émergeant
du recoupement des observations, ne servent au sociologue naturaliste qu’à qualifier
et à décrire au mieux ce monde commun, pas à l’expliquer (Trom, 2003, p.466).
L’interactionnisme réaliste de Goffman contribue ainsi à une sociologie
«!interprétative!» et «!compréhensive!» de phénomènes sociaux (Conein, 2001, p.296),
plutôt qu’il ne s’y oppose. Le type de «!naturalisme atténué!» que pratique Goffman
s’éclaircit, de manière amusante, quand il compare le travail du microsociologue à
celui d’un «!botaniste manchot! » [«Communication personnelle», non datée,
rapportée par P. M. Strong, 1998, p.229-30 et citée dans Quéré, 2001, p.287]!:
Couler ce que nous faisons dans les formes plus respectables des sciences
mûres n’est souvent que pure rhétorique. Pour l’essentiel je ne crois pas que
nous y soyons encore. Et je tends à penser que ce qu’un naturaliste social a à
faire sans avoir honte est d’accepter ces limites et de travailler comme un
botaniste manchot.
Ce programme d’une ethnographie naturaliste qui nous permettrait d’ «!identifier les
innombrables formes et séquences naturelles de comportement à l’œuvre dès que des
personnes entrent en présence immédiate l’une de l’autre!» (Goffman, 1967, p.2) est
resté largement incompris et méprisé des psychologues comme des sociologues.
L’option naturaliste et le parti pris descriptiviste ont précipité Goffman dans la lunatic
fringe de la sociologie, comme le chef de file de fanatiques de l’infiniment «!petit!» et
du «!détail!». Au pire, certains comme A.W. Gouldner (1970) voyaient avec la
microsociologie goffmanienne venir la crise de la sociologie occidentale; au mieux,
on a souvent fait de Goffman un espiègle et inoffensif roi du «!micro!». Ainsi il reste
étonnant de constater que, quand la sociolinguistique, les sciences cognitives,
l’anthropologie sociale et l’anthropologie urbaine se sont trouvées renouvelées par les
travaux d’Erving Goffman, la sociologie s’interroge toujours sur son legs et l’intérêt
de ses micro-analyses des interactions. Cette appellation «!microsociologique!», qu’il
encourageait lui même, peut-être en vue de prévenir les coups, lui aura finalement
joué des tours, et explique en partie l’évaluation aussi injuste qu’incorrecte de sa
vaste entreprise.
Ce point doit être tiré au clair pour la suite des opérations!:
Dès lors que l’on s’intéresse aux compétences des individus à «!entrer en société!» et à
s’y débrouiller au gré des situations qui leurs sont réservées, on entre inévitablement
dans l’étude rapprochée d’interactions, d’engagements, de positionnements et
d’ajustements réciproques. Ce travail demande de recourir à l’observation directe sur
une scène et à la description des événements qui s’y déroulent!; de rapporter les
actions entreprises et les réactions qu’elles rencontrent. Ces interactions, que
Goffman, l’arrêtera cependant sur ce point (Joseph, 1989, p.16)!: «!Cette veille scientifique ne va pas de soi si
l’on fait son deuil de la coupure épistémologique, si l’on accorde à l’acteur ordinaire le droit à l’insomnie!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
95
CHAPITRE 2!– La concertation
Goffman a eu le génie d’aborder comme un système en soi, ont leur échelle propre!:
elles ne sont pas «!micro!», ne relèvent pas du «!détail!», elles sont simplement là,
devant notre nez, en train de se faire, et elles sont tout ce que nous avons. Les
remarques de Schegloff sont limpides sur ce point (1988)!:
Il est commun aujourd’hui d’appeler «!microsociologie!» le type de travail
auquel s’est appliqué Goffman, et de noter le degré de détail empirique qui
caractérise son analyse. En effet, Goffman lui-même se référait à la
microsociologie et à la microanalyse. Il est utile de remarquer cependant que
ces termes impliquent une référence à des entités plus petites que la norme
dans leur domaine. Pourtant, en ce qui concerne le domaine de l’interaction,
ces analyses ne sont pas ‘micro’ et les éléments de conduite pris pour analyse
ne sont pas ‘détaillés’, c’est-à-dire relativement plus petits que la taille
normale des objets de ce domaine. Ils sont juste les pierres de construction à
partir desquelles la parole-en-interaction est modelée par les partenaires!; ils
sont de taille ordinaire. iii
En conséquence, on préférera parler, avec Bernard Conein (2005), de sociographie
–comme travail de description de processus observables de sociation– plutôt que de
microsociologie quand on évoquera l’approche de Goffman et, dans son sillage,
l’approche que nous avons adoptée ces dernières années pour récolter notre matériau
et pour le mettre en forme dans nos analyses23. Dans cette thèse de doctorat, nous
étudierons l’éventail des compétences et des incompétences dont font preuve des
«!citoyens ordinaires!» et des «!profanes!» dès qu’ils mettent les pieds dans une
situation et rentrent en interaction avec les autres participants d’une assemblée
publique. Cette ambition interdit un usage illustratif des interactions in situ, et
implique une démarche sociographique!: quand un sociologue néglige la situation,
rechigne à observer en naturaliste, abandonne la description, se désintéresse du
niveau propre à l’interaction, il peut parler de beaucoup de choses intéressantes, mais
pas des interactions sociales et des compétences qu’elles requièrent de la part des
interactants.
2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire
L’attachement indéfectible de Goffman aux situations et à leur étude naturaliste n’en
fait pas, loin s’en faut, le chantre d’un «!empirisme naïf!» (Cicourel, 2003). On ne
peut certainement pas lui reprocher de s’être soustrait à un intense travail de
conceptualisation. Toutefois, si son travail regorge littéralement de découvertes
sociologiques et d’innovations conceptuelles, le fait que l’on peine aujourd’hui à en
reconnaître le legs doit être pris au sérieux.
23
Cf. chapitre 3.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
96
CHAPITRE 2!– La concertation
Pas de doute, Goffman était passé maître dans l’art de ce que Blumer avait lui-même
appelé des concepts de sensibilisation. En la matière, «!sa moisson (...) est sans égal
en sciences sociales!» (Cefaï, 2007, p.556n). Face-work («!travail de figuration!»),
«!présentation de soi!», face-to-face interaction, «!équipe!», «!région!», frontstage/backstage
(«!scène/coulisses!»), secondary alignment («!adaptations secondaires!»), total institution
(«!institution totale!»)24, «!soi situé!», «!distance au rôle!», cooling the mark out («!calmer
le jobard!»), encounter («!rencontre!»), focused gathering («!rassemblement orienté!»),
civil inattention («!inattention civile!»), «!situation sociale!», «!occasion sociale!»,
acquaintanceship («!interconnaissance»), «!rite d’interaction!», «!ordre public!»,
«!territoires du soi!», «!folie de place!», «!tenue/déférence!», «!gestion des
impressions!», «!jeux expressifs!», style of play («!style de jeu!»), move («!coup!»),
primary framework («!cadre primaire!»), framing («!cadrage!»), frame space («!espacecadre!» ou «!plage!»), keying («!modalisation!»), «!fabrications!», «!expérience
négative!», participation framework («!cadre de participation!»), production format
( « !format
de
p r o d u c t i o n !»),
footing («!position!»), r e p l i e s / r e s p o n s e s
(«!répliques/réponses!»), «!contraintes systémiques / contraintes rituelles!», state of
talk («!état de parole!»), fresh talk, et bien sûr interaction order («!ordre de
l’interaction!»)!; voici quelques-uns des instruments qu’il utilise, au détour
d’innombrables vignettes descriptives, pour qualifier et décortiquer des situations
d’interaction. Et dès que l’on examine l’un ou l’autre de ces concepts, on en découvre
souvent les modalités!; la liste s’allonge.
Pour ses commentateurs, le problème se pose donc en ces termes précis!: le travail de
Goffman regorge bel et bien de stimulantes ébauches conceptuelles, mais sans que
celles-ci ne viennent à prendre en consistance, à traverser l’œuvre et à l’orienter
clairement, par étayage et cumulation. Et alors!?, oserait-on rétorquer. L’entreprise
sociographique d’Erving Goffman, à défaut d’avoir offert un grand récit aux sciences
sociales, tel celui de la domination chez Bourdieu par exemple, a engendré un
vocabulaire pour la description rigoureuse du «!monde des relations et des émotions!»
(Scheff, 2006). Ce vocabulaire n’est certes pas le «!langage extra-ordinaire!» qui, pour
certains comme A.W. Gouldner, devait permettre aux sciences sociales de «!libérer
les hommes!» (Gouldner, 1972). Dans ce que l’on pourrait attribuer à un effort de
réflexivité devant la tentation académiste, Goffman emprunte largement au sens
commun et au langage ordinaire pour façonner des concepts et des métaphores
«!vivantes!» et «!sérieuses!» (Becker, 2004, p.90-92)25. Ce vocabulaire ne s’organise pas
non plus, loin s’en faut, en un vaste système de type parsonien. On a plutôt affaire à
des configurations conceptuelles fragmentaires, auxquelles Goffman semble attacher
24
On préférera traduire total institution (Goffman, 1961) par «!institution totale!» plutôt qu’ «!institution
totalitaire!».
25
«!Une métaphore que fait un vrai travail demeure vive. Sa lecture vous révèle un nouvel aspect de ce
que vous lisez, vous révèle comment cet aspect est présent dans quelque chose qui peut sembler assez
différent de prime abord. L’emploi de la métaphore est une exercice théorique sérieux dans lequel vous
affirmez que deux phénomènes empiriques différents appartiennent à la même classe générale, et tout
classement général implique une théorie.!» (Becker, 2004, p.92)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
97
CHAPITRE 2!– La concertation
sur le moment la plus grande importance, mais qui s’avéreront le plus souvent à
usage unique. En cela, il est plus problématique qu’on le croit souvent de parler
d’!«!approche goffmanienne!». Chaque nouvel ouvrage est pour lui l’occasion d’un
nouveau départ où se bricolent des instruments tout neufs et sur mesure. Cette
incomplétude conceptuelle et l’absence de systématicité et de cumulativité ont été
maintes fois pointées, y compris par ses admirateurs, comme J. Lofland ou P.
Manning. Dans sa chronique globalement appréciative de Frame Analysis, W.
Sharrock, avoue sa perplexité devant tant de dispersion (1976, p.332, cité dans
Williams, 1988)!:
Ma principale difficulté avec le travail de Goffman a à voir avec la relation
de la partie au tout. Ouvrez chacun de ses ouvrages et lisez-les comme des
entités entièrement autonomes et vous découvrirez des essais bien faits,
élégants, structurés, sardoniques, inspirants, cohérents et bien écrits. Lisez
ces mêmes livres comme les éléments d’une production intellectuelle unifiée
et vous commencerez probablement à vous demander ce qui se passe - bien
qu’ils se recoupent considérablement, chacun d’eux a été écrit comme si les
autres n’avaient jamais existé.iv
Cette tentative de déchiffrer les écrits de Goffman comme les parties d’une structure
théorique d’ensemble («!the relation of part to whole!») loupe le coche, je pense. Se
rappeler la critique qu’il dresse du Sujet peut être utile à approcher la pratique
d’écriture de l’auteur lui-même!: «!il est trop facile de se contenter de dire que l’individu joue
différents rôles. Les choses qui participent à différents systèmes d’activité sont, jusqu’à un certain
point, des choses différentes!». Des choses qui, à chaque fois, se cherchent et s’atteignent
par expérimentation, à travers ce que M. Merleau-Ponty appelle la «!parole
opérante!», c’est-à-dire «!la parole qui se cherche tout en cherchant à dire quelque chose
qu’elle ne sait pas d’avance!» (Quéré, 1995, p.239). Michel Foucault, qui dût aussi
répondre de critiques pointant certaines inconsistances et contradictions traversant
l’ensemble de son travail, témoigne de son approche de l’écriture d’un livre en ces
mots (Foucault, 2001)!:
Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant
d’avoir commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je
ne l’écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette
chose que je voudrais tant penser. (...) Je suis un expérimentateur en ce sens
que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose
qu’auparavant.
Avec Goffman, on a certes affaire à un expérimentateur de cette trempe. Mais, plus
important que ne le suggère l’image de l’auteur en perpétuelle réinvention de soi, on
a affaire à un vagabond26. D’un ouvrage à l’autre, Goffman se déplace dans l’épaisseur
26
Cette qualification de «!vagabond!» m’a été soufflée par Guy Lebeer dans une conversation, qui ne se
référait pas à Goffman en particulier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
98
CHAPITRE 2!– La concertation
de la situation, s’ajuste, et son vocabulaire avec, à la focale adoptée, à la «!situation
théorique!» avec laquelle il est aux prises, et éventuellement, au dialogue intellectuel
dans lequel il se trouve engagé (avec les ethnométhodologues et les linguistes dans
Forms of Talk par exemple).
Tantôt il s’intéresse à l’interaction à travers sa configuration spatiale, comme
rencontre, comme structure d’attention et de coorientation d’êtres (dans Encounters et
Behaviors in Public Places particulièrement)!; tantôt il déplace légèrement le scope et
envisage l’interaction de manière dynamique, dans la temporalité des «!coups!» joués
(dans Strategic Interaction) et du jeu contraignant des «!déclarations!» et des
«!réponses!» (dans «!Replies and Responses!»). Tantôt, encore, dans Frame Analysis, il
monte en complexité et s’intéresse à la manière dont cette écologie interactionnelle
est prise dans -et interfère avec- le script d’activités toujours vulnérables et évolutives.
Enfin, de manière moins aboutie, il cherchera à étudier les situations non seulement
à travers les interactions entre personnes immédiatement coprésentes et l’émergence
de microstructures d’activité, mais aussi comme flux d’expérience et comme siège
d’une histoire dans laquelle sont pris en considération des espaces et des temporalités
plus larges (cf. par exemple son étude des «!carrières morales des patients!» dans
Asiles, ou celle de la «!constitution sociale des identités!» dans La folie dans la place) et
des participants n’étant pas physiquement présents (voir les chapitres «!The Frame
Analysis of Talk!» dans Frame Analysis et «!On Footing!» dans Forms of Talk ).
On retrouve dans son travail un déplacement entre ces trois plans contextuels (la
situation comme activité, interaction, histoire) que nous avons évoqués plus haut. Avant
de nous attarder sur l’interpénétration de ces plans contextuels et leur articulation
particulière chez Goffman, puis de développer nos propres analyses sur cette base
dans les chapitres suivants, insistons pour le moment sur le fait qu’au gré de
l’exploration de l’un ou l’autre de ces plans, et d’un écrit à un autre, Goffman a
cherché un vocabulaire nouveau, exigeant et ajusté27. Asiles illustre bien cette manière
de travailler en alignant dans le même ouvrage quatre études autonomes - un procédé
que l’auteur défend de la sorte (1968, p.42)!:
Cette méthode d’exposition peut sembler fastidieuse mais elle permet de
conduire dans chaque essai l’étude analytique et comparative du thème
principal bien au-delà de ce que permettrait la rédaction de chapitres
différents d’un ouvrage homogène. J’invoque pour ma défense la situation
présente de la sociologie. Je pense qu’à l’heure actuelle l’usage le plus
adéquat des concepts sociologiques consiste à les saisir au niveau même de
leur meilleure application, puis à explorer le champ complet de leurs
implications et les contraindre de cette façon à livrer tous leurs sens. Ainsi
27
Notons que cette démarche d’exploration n’est pas sans comparaison avec les efforts de Luc Boltanski
et Laurent Thévenot qui, chacun à sa manière, suite à De la justification, se sont déplacés d’un «!régime
d’action!» à un autre, le «!régime de justice!» en venant à former un «!modèle régional!» (Corcuff, 1995)
dans une entreprise plus large.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
99
CHAPITRE 2!– La concertation
vaut-il mieux sans doute donner à chacun des enfants d’une famille des
vêtements bien ajustés plutôt que les grouper sous une tente unique où, si
spacieuse soit-elle, ils grelotteraient tous.
Les critiques mettant en doute son économie conceptuelle et l’absence de
cumulativité théorique au fil des ouvrages passent à côté du fait que c’est cette
exigence de réajustement continu de la posture, des méthodes et des notions qui a
permis à Goffman, à l’occasion de chacun de ces ouvrages, de faire des «!découvertes
sociologiques!». On suivra ici R. Williams quand il affirme que les découvertes
majeures de Goffman n’ont pas été possibles en dépit des vulnérabilités de son œuvre,
mais en raison de telles vulnérabilités (Williams, 1988, p.73).
Comme l’une des conséquences de sa compartimentation, l’œuvre de Goffman est
peuplée de nombreux quasi-synonymes. Prenons par exemple les notions très
proches de position et de footing. Il utilise la première (position) dans son petit livre sur
l’interaction stratégique pour rendre compte de la position actuelle d’un acteur dans
un jeu où les «!coups!» joués précédemment par cet acteur et par son «!adversaire!»
affectent «!les coups possibles qui s’ouvrent à lui!». Il utilise la seconde (footing) pour
traduire la position d’un acteur qui «!met les pieds!» dans une situation et pour lequel
tout changement de position occasionne un changement de footing, au risque de
«!perdre pieds!», «!de se prendre les pieds dans le tapis!» ou de «!mettre les pieds dans
le plat!» (Cefaï, 2007). Il en va de même, autre exemple, pour ses concepts d’
«!occasion sociale!» et de «!cadrage primaire!» (primary framework). L’ «!occasion
sociale!», dans Behavior in Public Places, désigne l’activité typique occasionnant une
rencontre (ex!: un dîner de famille, un mariage, un enterrement) et à laquelle sont
associées des contraintes d’ordre institutionnel qui contribuent à régler les
interactions qui s’y déroulent. La notion de «!cadrage primaire!», dans Frame Analysis,
est très proche!: il s’agit de la définition première et la plus générale de l’activité en
cours, qui peut toujours se trouver «!modalisée!» en une activité autre qui lui
emprunte ses formes (ex!: un «dîner de famille!» peut se transformer en un «règlement
de compte!», ...). La notion de «!cadre primaire!» reprend en gros celle d’ «!occasion
sociale!» à l’intérieur de la théorie des cadres!et de son lexique propre. Si Goffman
juge bon de ne jamais rappeler explicitement les filiations entre ses concepts, celles-ci
n’en sont pas moins traçables!; la focale adoptée lors de chaque ouvrage étant surtout
l’occasion d’un remaniement d’instruments existants. Et le fait que Goffman
abandonne certains instruments pour d’autres n’oblige en rien le lecteur et l’analyste
à en faire autant. Ce qu’il appelait en 1969 la «!position!» n’est pas tout à fait la même
chose que ce qu’il nommait «!footing!» en 1979. La première notion ne tombe pas en
désuétude!: elle reste plus précise pour étudier des situations dans lesquelles apparaît
un enjeu stratégique. Dans l’analyse des conduites humaines, on aura besoin tantôt
d’une clé de douze, tantôt d’une clé de dix!!
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
100
CHAPITRE 2!– La concertation
Une chose est sûre, Goffman nous a laissé un paquet d’outils pour étudier les
pratiques de concertation qui nous occupent. Une partie de l’intérêt de son travail
demeure alors dans la motivation et la compétence de ses lecteurs à créer des
connexions et à en faire usage dans leurs propres recherches. Il nous aurait en cela
moins légué un monument sociologique qu’une grande quantité de «cash», pour
reprendre l’expression de Simmel, dans la vision qu’il se faisait de sa propre
contribution aux sciences sociales (cité dans Williams, 1988, p.65)!:
Je sais que je mourrai sans héritier spirituel désigné (et c’est une bonne
chose). La succession que je laisse est comme du «!cash!» distribué à de
nombreux héritiers, chacun employant sa part dans quelque commerce
compatible avec sa nature de sorte que s’effacent les marques de sa
provenance.v
Il y a peut-être un risque à appuyer davantage ce constat de profusion conceptuelle
chez Goffman. Premièrement, il faut insister sur le fait que ses nombreux concepts
descriptifs sont ajustés aux situations théoriques précises qu’il s’est efforcé de traiter
et sont ancrés dans des configurations conceptuelles!: ils ne peuvent être atomisés,
mobilisés à titre illustratif, en somme, «!dilapidés!» sans précaution. Ensuite, on
tendrait à oublier, derrière l’étendue de ce vocabulaire des conduites en société, le
profilement d’une grammaire et d’une syntaxe. L’œuvre, d’une complexité croissante
et dont Frame Analysis serait la pierre d’angle, présente, par l’ensemble de ses
déplacements, les fragments d’une théorie compositionnelle des situations
d’interaction. Ce mouvement, du vocabulaire à la grammaire de l’interaction, reste
bien sûr hésitant. Dans l’introduction de Frame Analysis, Goffman multiplie les
avertissements, anticipe les interprétations qui chercheront dans l’analyse de cadres
une théorie autonome et une recette. Prudemment, il parle de l’analyse de cadres
comme d’un simple «!mot d’ordre!» pour s’atteler à l’étude de l’organisation de
l’expérience, des «!principes d’organisation qui structurent les événements et notre
propre engagement subjectif!» (1991, p.19). Un terme de «!cadre!», repris à Bateson,
dont les potentialités heuristiques semblent lui donner le vertige. Ainsi dit-il un peu
plus loin!: «!L’introduction d’un terme qu’on juge indispensable lui accorde
rapidement trop d’importance!» (p.19).
Dans le chapitre précédent, en parcourant les approches que j’ai qualifiées de
«!logocentriques!», nous avons vu avec Daniel Cefaï (2001a) et Cédric Terzi (2005)
que la frame perspective américaine des années 1990 avait largement contourné ces
mises en garde de Goffman, et s’était empressée de réifier les cadres de l’action dans
des registres discursifs manipulés par les acteurs politiques dans leurs activités
rhétoriques. William Gamson, s’il a été l’un des premiers à chercher à pousser le
travail de Goffman au-delà des situations de la vie quotidienne et des «!interactions
de médiocre importance!», à insister sur le potentiel du travail de Goffman pour une
sociologie politique des activités démocratiques (Gamson, 1985), a été aussi de ceux
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
101
CHAPITRE 2!– La concertation
qui ont rendu ses «!cadres!» méconnaissables. Perdu dans le labyrinthe qu’est Frame
Analysis, Gamson n’y trouve pas de modèle systématique qui permettrait d’enseigner
l’ «!analyse de cadres!» et d’étudier empiriquement l’apparition de «!cadres!»
(Gamson, 1975)28. Dans Talking Politics (Gamson, 1992), il ne cite même plus
Goffman: les frames sont rentrés de force dans le domaine de la psychologie collective
et des «!représentations sociales!», et sont désormais traités comme des «!idées
organisantes implicites!» (ibid., 1992, p.3), prélevées dans des discussions à coup
d’analyses de contenus (Cefaï, 2001a). Il y a quelque ironie à considérer le sort de ces
«!cadres!», arrachés gauchement à une sociographie naturaliste des situations.
Comme à Gamson (1985) et à Cefaï (2007), il nous semble que Goffman laisse un
legs important à la sociologie politique et de l’action collective, un héritage qui reste
encore largement à découvrir. Cette redécouverte passe à coup sûr par une lecture
resserrée de l’œuvre et par la reconnexion créative de ses concepts et de ses moments.
Considéré dans sa transversalité et à partir de l’apport original de chacun des
différents ouvrages, le travail de Goffman serait un point de départ privilégié pour
l’étude des pratiques de concertation! et des compétences que celles-ci impliquent de
la part de ses participants. Particulièrement, il apporte selon moi une contribution
déterminante à l’étude des phénomènes démocratiques en permettant de spécifier une
notion de grammaire publique qui, dans les sciences sociales du politique, est le plus
souvent employée comme un vague trope.
2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations
Dans le point précédent, j’ai essayé de rappeler et de défendre certains des gestes
caractéristiques de la sociographie goffmanienne (la primauté de la situation, le pari
naturaliste, la profusion et l’ajustement conceptuels), qui nous permettent, je pense,
de saisir de manière originale et différenciée l’ordonnancement des pratiques de
concertation nous occupant dans cette thèse. D’autres, j’imagine, seront moins
optimistes!: nous l’avons vu, chacune de ces options empruntées par Goffman a
suscité la critique. Sa passion des situations a été interprétée comme un assassinat du
Sujet!; son naturalisme, comme une régression au «!micro!» ou comme un retour au
scientisme; et sa vulnérabilité théorique, comme une marque de chaotisme, quelque
chose qui le séparerait des Grands Auteurs de la sociologie. Si l’on ajoute le fait que
Goffman ne s’est lui-même jamais intéressé à l’analyse d’interactions «!officiellement
politiques!», il n’est pas étonnant que certains aujourd’hui se montrent réticents à
l’idée d’intégrer ses apports dans un domaine d’étude vers lequel se tournent tous les
regards!: celui qui traite des formes nouvelles de la démocratie et de l’expérience
démocratique.
28
Pour un résumé des critiques adressées à Frame Analysis, on consultera le chapitre «!The Structure of
Context. Deciphering Frame Analysis!» dans le livre que T. Scheff consacre à Goffman (2006, p.73-92)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
102
CHAPITRE 2!– La concertation
2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la
concertation
A la lecture du compte-rendu critique que dressent L. Blondiaux et S. Levêque des
processus de concertation dans les «!Conseils de quartier!» parisiens, Julien Talpin
pressent un danger. Selon lui, en concluant rapidement que ces assemblées
participatives fonctionnent surtout comme des lieux où il est possible aux différents
acteurs locaux de «!se rappeler l’un à l’autre!», L. Blondiaux et S. Levêque «!vont [...]
jusqu’à abandonner toute fonction communicationnelle à certaines discussions
collectives!» (Talpin, 2006)!:
A l’opposé des théories de la délibération, les acteurs ne diraient plus rien
dans ces espaces publics, ou plus précisément, ce qu’ils disent n’aurait plus
beaucoup d’importance. Dans une perspective fonctionnaliste, ce serait
davantage l’existence même d’une scène d’apparition que la discussion qui
importerait d’un point de vue sociologique. Si une telle approche constitue
certainement un des travaux les plus détaillés [...], il nous semble que les
conclusions tirées sont néanmoins insatisfaisantes.
En tournant le dos à J. Habermas, en arguant que les discussions collectives
auxquelles on assiste dans ces assemblées ne s’inscrivent pas ou très rarement dans
un régime de délibération, il faudrait veiller à ne pas escamoter pour autant la
dimension politique et à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain!; autrement dit, à ne
pas succomber à la tentation de «!faire du Goffman!»29, comme s’en explique Talpin
dans une note de bas de page (ibid., 2006, p.6)!:
Il semble à ce titre que réduire l’analyse sociologique des dispositifs
participatifs à une pure approche dramaturgique, sans se soucier de la nature
et du contenu des discussions, passe à côté du caractère discursif de tout
espace public participatif. Une approche en termes de « grammaire publique
» ou de « régimes d’action » semble à ce titre bien plus appropriée.
Julien Talpin s’inquiète ici d’un possible passage de flambeau sur les questions de
participation démocratique, de Habermas à Goffman, par lequel on troquerait la
dimension discursive pour la dimension dramaturgique de l’assemblée, en y perdant
au change. Il propose plutôt de soumettre les phénomènes expressifs observables
dans des assemblées participatives à une analyse pragmatiste les rapportant à des
«!régimes d’action!» et des «!grammaires de la vie publique!»!; une démarche qui, par
rapport à l’ «!approche dramaturgique goffmanienne!», serait «!bien plus appropriée!».
On s’accorde totalement avec Talpin sur l’intérêt d’une étude grammaticale des
interventions en public et sur l’intérêt limité de travaux n’abordant les enjeux de
29
Dans un séminaire en octobre 2006, Michel Callon commentait ma présentation des commissions
participatives de la façon suivante!: «!Bien sûr, on est toujours tenté de faire ‘un peu de Goffman’ avec ces
assemblées...!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
103
CHAPITRE 2!– La concertation
l’assemblée politique qu’au travers d’analogies théâtrales30. Le problème, c’est qu’on
ne peut décidément pas réduire le travail de Goffman à sa composante
dramaturgique, à la sociologie du theatrum mundi développée essentiellement dans
son premier ouvrage, La présentation de soi (1959), à celle des masques, des bonnes
manières, de la gestion des impressions et du bluff, évoquée avec légèreté dans les
manuels de sociologie. C’est lui faire largement injustice. C’est en tout cas ne pas
considérer le Goffman de Behavior in Public Places (1966), de Frame Analysis (1974) et
de Forms of Talk (1981). La sociographie naturaliste de ce second Goffman ne se tient
pas en deçà de l’étude d’une grammaire de la concertation publique. Elle permet au
contraire d’en imaginer la version forte et la plus pragmatiste. Elle fonde en effet
l’espoir de dégager une grammaire pragmatique réglant les «!énonciations!», incluant,
mais ne si limitant pas à une grammaire symbolique gouvernant les «!énoncés ».
Cyril Lemieux, qui a cherché à préciser le sens donné à la notion de «!grammaire!»
pour une sociologie de l’action, la définit comme un «ensemble de règles à suivre
pour agir d'une façon suffisamment correcte aux yeux des partenaires d'une
interaction » (Lemieux, 2000, p. 110). Trois composantes de cette définition («!suivre
une règle!», «!agir de manière suffisamment correcte!» et le fait qu’il s’agisse d’«!un
ensemble de règles!») nous aideront à expliciter et à défendre la contribution de
Goffman à une approche grammaticale d’ordre pragmatiste, c’est-à-dire une
approche grammaticale prémunie d’un traitement à la fois c a u s a l i s t e ,
représentationaliste, et indifférencié de la notion de grammaire.
Premier point!: Dans les textes sociologiques étudiant les discussions collectives, les
débats et les actes expressifs en public, il semble que les auteurs se réfèrent souvent à
la grammaire des interactions en public à travers ce que Jean De Munck (1999)
appelle le «!Modèle de la Règle!», comme à une instance autonome et qui agirait de
l’extérieur pour déterminer l’action!: «!la grammaire établit ceci!», «!la grammaire
requiert cela!», etc. Or, quand la démarche sociographique place l’enquêteur dans des
situations où «!il suit les acteurs suivre des règles!» (Berger, 2008), ces dernières ne lui
sont accessibles qu’à l’état de description dans des actions convenables, réussies,
heureuses. C’est là, après Wittgenstein, l’argument de Garfinkel et de
l’ethnométhodologie!: la règle se manifeste pratiquement. Elle est un
accomplissement, elle est ce qui, dans l’action, est régulier!; elle n’est pas un donné
qui la précède et l’explique causalement. Le lien qui unit la règle et l’action est
interne plutôt qu’externe. La notion de grammaire est dès lors mieux utilisée avec
prudence, comme une configuration ou un schéma émergeant dans des procédures
d’action (Quéré, 1995!; De Munck, 1999, p.126). La structure normative d’un
contexte public, bien réelle, ne se révèle toutefois que dans la progression de l’action
en train de se faire. Parler, au-delà d’interactions grammaticalement réglées, de «!La
Grammaire!» à laquelle les participants d’une assemblée doivent se plier risque
30
Pour une étude des assemblées politiques reprenant l’outillage analytique dramaturgique de The
Presentation of Self in Everyday Life, voir par exemple l’article de R. Futrell (2002).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
104
CHAPITRE 2!– La concertation
d’inciter l’enquêteur à faire l’économie de l’observation et de la description des
circonstances précises et des indices de tous types sur lesquels s’appuient les
engagements en public qui l’intéressent. Le primat qu’accorde Goffman aux moments et à
leur texture nous invite au contraire à garder l’étude de la grammaire des interactions en public
sous le contrôle de situations rigoureusement décrites.
Deuxième point!: Parfois, bien qu’un auteur utilise la notion de grammaire pour
rendre compte de normes implicites, le traitement qu’il lui accordera («!la grammaire
définit ceci!», «!la grammaire requiert cela...!») rapproche la grammaire d’une
représentation mentale dotée d’un contenu explicite et précis. Or, dans une optique
pragmatiste, «!suivre les acteurs suivre des règles!» implique une exigence de
phénoménalité et engage à rendre compte de «!l’immédiateté et de la naturalité du
sens d’une situation pour ses participants!» (Cefaï, 2007, p.560), mais aussi du vague
qui caractérise l’effectuation!; l’ «!à peu près!» par lequel l’individu parvient, dans une
situation donnée, à respecter la règle, à se comporter selon des apparences normales, à agir !de
manière suffisamment correcte comme l’indiquait Lemieux. Nina Eliasoph nous
éclaire sur cette compréhension implicite dans l’action (2003, p.228)!:
Quand nous marchons sur des rochers, sur la glace, le sable ou le sol, nous
ne remarquons pas explicitement ce qui se tient sous nos pieds, mais nous
engageons notre compréhension à chaque pas. De la même manière, quand
nous interagissons, nous comprenons sans qu’il soit besoin de le thématiser
ce que nous sommes en train de faire ensemble. Cette compréhension
implicite met en jeu et fait surgir un non-dit de ce en quoi notre interaction
en face-à-face importe et s’inscrit dans la «!grande société!» (wider society).
Ainsi, si agir de manière correcte aux yeux des partenaires implique une forme
d’accord avec eux sur ce que l’on est en train de faire, cet accord est une
reconnaissance en acte plus qu’il n’est «!démontrable sur des contenus!» (Garfinkel,
1967, p.30)31. L’accord grammatical a une dimension sensible ou sensorielle.
Agreement, il est aussi atunement, comme le suggère l’image de musiciens s’accordant
mutuellement à l’oreille. De même, l’irrespect de la règle et l’erreur grammaticale ont
une dimension sensible qui permet d’étudier les incompétences interactionnelles
comme des «!phénomènes radicaux!» (Joseph & Quéré, 1993)32.
Troisième point!: Toujours en suivant la définition de Cyril Lemieux, la grammaire
est «!un ensemble de règles!». Les sources de normativité et de production locale de
l’ordre venant peser sur la réalisation de l’action sont donc plurielles. Pour agir selon
31
Garfinkel, 1967, p.30!: «!To see the «!sense!» of what is said is to accord to what was said its character
«!as a rule!». «!Shared agreement!» refers to various social methods for accomplishing the member’s
recognition that something was said-according-to-a-rule and not the demonstrable matching of
substantive matters!» (Voir le sens de ce qui est dit, c’est accorder à ce qui est dit son caractère d’être
selon la règle. La notion d’accord partagé réfère à des méthodes sociales variées à l’aide desquelles les
membres reconnaissent que quelque chose a été fait conformément à une règle, et non pas à un accord
démontrable sur des contenus.)
32
Cf. chapitre 5
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
105
CHAPITRE 2!– La concertation
les règles et produire l’action qui convient, le participant d’une situation s’appuie sur
des éléments contextuels d’ordres différents. La compétence grammaticale dont il fait
preuve ou non peut dès lors être ramenée à une «!capacité à reconnaître la pluralité
des champs normatifs!» en présence, comme «!aptitude à repérer les caractéristiques
d’une situation et les qualités de ses protagonistes!», comme «!faculté, enfin, de se
glisser dans les espaces interstitiels que les univers de règles ménagent entre eux!»
(Lepetit, 1995, p.20).
Nous l’avons suggéré précédemment, l’œuvre de Goffman pourrait dans son
ensemble être représentée comme l’entreprise d’une vaste théorie cognitivo-pratique
distinguant et articulant la pluralité des contextes sociaux de l’engagement individuel
en situation33. Ses différents livres, les déplacements qu’ils opèrent dans l’épaisseur
normative des situations, nous font apparaître le contexte comme autre chose qu’
«!une catégorie résiduelle, quelque chose d’indifférencié et de global » (Goffman,
1987, p.8)34. Parler de contexte n’est pas une mince affaire et le microsociologue
américain l’avait bien compris.
Ainsi, la référence à une grammaire symbolique de la discussion publique, à partir de
laquelle les participants couleraient leurs propos dans des régimes de discours
recevables publiquement, n’est pas satisfaisante. Outre le fait qu’une telle approche
grammaticale revendiquée par J. Talpin tend à rabattre la praxis sur l’activité
communicationnelle entendue comme production discursive, aucune distinction
analytique n’est mise en œuvre pour spécifier le contexte de discussion publique dans
lequel sont pris les énoncés qu’il analyse!: «!toute chose qui nous permettrait d’aller
plus loin que la simple affirmation que le contexte compte » (Goffman, 1987, p.81).
Une étude pragmatiste des discussions publiques accorde une place centrale aux
relations constitutives qu’entretiennent les énonciations avec «les situations en
référence auxquelles elles acquièrent leur intelligibilité et leur légitimité » (Terzi,
2005, p.267), et aux «!liens pragmatiques » qu’elles « tissent entre les textes et leur
contexte » (ibid., 2005, p.446). Ces liens pragmatiques sont toujours multiples, même
si entortillés dans l’action. Les études grammaticales du débat public se sont
intéressées le plus souvent à un type de lien, celui par lequel un participant prend en
compte un certain contexte public pour dire ce qu’il dit. Parce qu’elles ne pointent
qu’une région de compétences parmi d’autres (qui concerne le what, le «!quoi!», de la
parole), ces analyses gagneraient sans doute à être replacées dans une théorie de la
situation et du sens des circonstances, où sont identifiés différentes provinces de
contextualisation et différents niveaux d’ordres. Le travail de Goffman –c’est là son génie
à mes yeux– nous invite à penser, au-delà d’une pluralité de règles, une pluralité d’espaces
33
Frame Analysis représente rétrospectivement la une pierre d’angle de cette entreprise. Pour Thomas
Scheff (2006), cet ouvrage aurait même gagné à être intitulé Deciphering Context.
34
Notons ici que cette ambition d’une théorie des classes de contextes n’apparaît explicitement qu’au
moment de Forms of Talk, son dernier ouvrage.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
106
CHAPITRE 2!– La concertation
grammaticaux, nous permet d’opérer des découpages dans la situation tout en rendant compte
d’une articulation entre ces différents niveaux d’ordre.
2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention
La pluralité d’espaces grammaticaux que nous venons d’évoquer engage les
catégories identifiées en début de chapitre dans notre étude des différents aspects de
la notion de concertation, et qu’il nous faut à présent penser ensemble, dans l’ébauche
d’un modèle de la «!compétence de concertation!». Chez Goffman, une situation
d’action conjointe est en effet à la fois...
a) ...une occasion sociale pour agir, c’est-à-dire une activité plus ou moins typique,
réglée par un ordre conventionnel et institutionnel, par une grammaire officielle;
b) ... une interaction, au sens étroit et concret d’une coorientation des êtres (b1) et
d’une alternance des actes (b2), réglée par une «!écologie dynamique!», par une
grammaire de surface!;
c) ... le présent d’une histoire, d’une menée, d’une aventure collective, c’est-à-dire
d’une interaction considérée dans sa durée et ses péripéties, et réglée par une
grammaire plus profonde, par son placement dans un flux d’expérience partagée
(c1) et dans une structure d’intrigue (c2).
fig.1 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe et pluralité
de la compétence de concertation
a
b1
b2
c1
SITUATION
=
OPERATION
=
GRAMMAIRE
=
Activité
Saisie et pratique
d'un schème
d'activité
générique
Grammaire
officielle
Réponses
Interaction
adaptatives à un
(co-orientation des
environnement
êtres)
direct (espace)
Interaction
(alternance des
actes)
Réponses
adaptatives à un
environnement
direct (temps)
Présent
(indéterminé)
Placement dans un
flux d'expérience
Présent
(déterminé)
Resituation dans
une structure
d'intrigue
"Logique"
Représentationnelle
Ecologique
Perceptuelle
Dialogique
Perceptuelle Mémorielle
SIGNES
=
Institutionnelle
Intégration de
symboles
Attentionnelle
Agencement d'indices
et d'icones
Grammaire
de surface
Grammaire
"profonde"
c2
COMPETENCE
=
Historique
Mémorielle
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
107
CHAPITRE 2!– La concertation
Goffman a exploré, d’un livre à un autre, ces différentes strates contextuelles de
l’engagement –en accordant il est vrai une importance moindre à la troisième. Dans
une œuvre qui nous donne la mesure de l’épaisseur grammaticale des situations
d’action conjointe, il est possible de remarquer une insistance variable sur l’un ou
l’autre de ces plans contextuels. En rassemblant ces différents aspects de la
«!situation!» goffmanienne dans un modèle, je me prononcerai aussi sur l’articulation
qu’il aurait donnée au tout35. J’ai fait le choix, peut-être regrettable, de présenter ce
modèle en amont de l’enquête. Si le lecteur pourra trouver absconse la description
que j’en fais dans les pages qui suivent, je lui demande d’en retenir l’allure générale
du tableau, dont les catégories devraient normalement s’éclaircir dans les chapitres
«!empiriques!», consacrés, pour le chapitre 5, à des analyses portant sur la strate
contextuelle de l’!«!activité!» (a), et pour le chapitre 6, à des analyses portant sur les
strates contextuelles de l’ «!interaction!» (b1, b2) et de l’ «!histoire partagée!» (c1, c2).
a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires!
Dans Frame Analysis, Goffman (1974) pose les bases d’une remarquable sociologie
cognitive de l’activité; activité dont il étudie la structuration et les modalisations à
partir de la notion de «!cadre!» (frame). Le principe est simple!: des personnes qui sont
entrées en contact «!ne peuvent pas ne pas faire quelque chose ensemble, ne fût-ce
que se désengager!» (Quéré, 1990, p.296). Pour agir conjointement, ces personnes
«!s’insèrent dans un format standard d’activité!», qui, sur un plan cognitif, est aussi
un «!format de saisie!» de ce qui, dans la situation, constitue une information et fait
35
Une remarque s’impose!; si la lecture que j’ai faite des travaux de Goffman se veut transversale, et, je
l’espère, complète, elle ne se déclare pas orthodoxe pour autant. J’ai surtout été sensible à cette
articulation, toujours implicite dans l’œuvre, entre un «!ordre de l’activité!» purement institutionnel et
un «!ordre de l’interaction!» quasi naturel. J’ai essayé d’élaborer cette tension, de lui donner toute
l’importance qu’elle mérite en prenant pour cela certaines libertés. Je me suis ainsi inspiré, pour ce
«!montage!», des travaux de toute une série d’auteurs, certains se situant dans le sillage direct de
Goffman, d’autres lui étant, à première vue, parfaitement étrangers. Ainsi le travail de John Gumperz
sur les «!indices de contextualisation!» (contextualization cues) prolonge certaines des intuitions de
Goffman dans le champ de la linguistique, où il s’intéresse lui aussi aux rapports entre représentation et
perception dans ces moments où des interactants se signalent ou sentent venir un basculement dans
l’activité qui les unit (Gumperz, 1982!; 1992). J’ai eu recours aux travaux d’autres linguistes, rassemblés
autour de Michael K. Halliday et sa «!grammaire fonctionnelle!» (Halliday, 1989! et 1994!; Halliday &
Matthiessen, 1999!; Eggins & Martin, 1997!; Martin, 2003), pour distinguer plus clairement ce en quoi
pourraient consister les composantes d’un «!cadre d’activité!». Par ailleurs, l’articulation entre les
différentes strates grammaticales de la situation me semblait nécessiter une théorie des signes absente
chez Goffman, une sémiotique que j’emprunte à Charles Sanders Peirce (1978) et, à sa suite, à JeanMarc Ferry (2007). De même, Goffman, s’il s’est intéressé de près aux rapports entre un ordre
institutionnel et un ordre écologique et perception, n’a fait qu’esquisser le rôle de l’histoire et de la
mémoire dans les opérations de cadrage!; nous avons trouvé chez Merleau-Ponty (1945) et Bergson
(1997) des éléments nous permettant de développer plus sérieusement cette dimension mémorielle et de
l’articuler dans notre modèle «!goffmanien!». Enfin, si l’on considère le tableau et le modèle dans son
ensemble, celui-ci est finalement très proche de la «!sociologie de la prise!» élaborée par Christian Bessy
et Francis Chateaureynaud dans Experts et faussaires (1995) –excellent ouvrage découvert en fin de thèse.
Leur approche et la mienne entretiennent un air de famille en ce qu’elles s’efforcent toutes deux
d’articuler, dans l’analyse holistique de situations de jugement, repères institutionnels et aptitudes
attentionnelles.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
108
CHAPITRE 2!– La concertation
pertinence36. Un cadre peut alors être défini comme «!un dispositif cognitif et pratique
d’organisation de l’expérience sociale qui nous permet de comprendre ce qui nous
arrive et d’y prendre part!» (Joseph, 1998b)37.
Goffman reste cependant flou quant à l’organisation de ce dispositif, aux types
d’éléments contextuels qu’articule le cadre, aux niveaux de pertinence qu’implique
l’engagement dans l’activité et qu’affecte la transformation de l’activité. Il est vrai
qu’il s’est assez peu intéressé aux pratiques de discussion publique qui nous
préoccupent ici, l’un de ses commentateurs allant même jusqu’à dire que «!l’acteur
goffmanien est le plus souvent muet!»38. Comment donc forger un «!cadre!» mieux
adapté à l’étude des assemblées de démocratie participative qui nous intéressent dans
cette thèse? Certains travaux en linguistique nous mettent sur la piste!; en particulier
ceux de Michael K. Halliday, qui portent sur l’organisation dimensionnelle de ce
qu’il appelle le «!registre!» d’une énonciation et opèrent une distinction entre les
différentes composantes du cadre mobilisées dans une activité de parole (Halliday &
Matthiessen, 1999, p.320-321)!:
De la même manière que le système sémantique est fonctionnellement
diversifié, le contexte dans lequel le langage est ancré est lui aussi diversifié.
Le contexte recouvre à la fois le «!champ!» de l’activité et du thème traité
dans le texte (qu’est-ce qui se passe et sur quoi l’activité porte-t-elle!?), et la
«!teneur!» des relations entre les interactants, entre l’orateur et les auditeurs,
en termes de rôles sociaux en général et celles créées à travers le langage en
particulier (qui prend part!?). Le «!champ!» représente donc les répertoires de
pratiques et de préoccupations sociales culturellement reconnues, et la
«!teneur!», les répertoires de relations de rôles et de formes interactionnelles
culturellement reconnues. Ces deux variables contextuelles sont, en un sens,
indépendantes du langage, même si elles sont constituées dans le langage et
d’autres systèmes sémiotiques d’une culture. Ce qui veut dire qu’elles
concernent des réalités qui existent à côté de la réalité créée par le langage
36
Notons ici que Laurent Thévenot utilise lui aussi cette notion de format de saisie dans sa sociologie
des régimes d’engagement (2006), sans trop se référer aux cadres de Goffman. Il y aurait pourtant
matière à rapprocher ces deux théories cognitivo-pratiques.
37
Citons ici deux des rares passages dans lesquels Goffman donne une définition de ses frames (je
souligne)!: «!Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la question!: Que
se passe-t-il ici!? Que la question soit posée explicitement dans les moments de doute ou de confusion,
ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve de
réponse que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire. Partant de cette question nous
chercherons tout au long de cet ouvrage à esquisser le cadre général susceptible d’y répondre. (...) Je
soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les
événements et notre propre engagement subjectif. Le terme de cadre désigne ces éléments de base!» (Goffman,
1991, p.16 et p.19)!; «!Les individus auxquels j’ai affaire n’inventent pas le monde du jeu d’échecs
chaque fois qu’ils s’assoient pour jouer!; ils n’inventent pas davantage le marché financier quand ils
achètent un titre quelconque, ni le système de la circulation piétonne quand ils se déplacent dans la rue.
Quelles que soient les singularités de leurs motivations et de leurs interprétations, ils doivent, pour
participer, s’insérer dans un format standard d’activité et de raisonnement qui les fait agir comme ils
agissent!»! (Goffman, 1989).
38
Ces propos sont ceux d’Yves Winkin, entendus lors du colloque «!Goffman et l’ordre de l’interaction!»
organisé par Laurent Perreau, Sandra Laugier et Daniel Cefaï à Amiens en janvier 2009.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
109
CHAPITRE 2!– La concertation
lui-même, la réalité sémiotique. Cependant, il y a une troisième variable
contextuelle qui est spécifiquement concernée par la part jouée par le langage
dans tout contexte donné – le «!mode!» symbolique, ou comment les
ressources linguistiques sont déployées. Ceci comprend à la fois le medium
(parlé, écrit et différents sous-types comme l’écrit-en-vue-d’être-parlé) et la
fonction rhétorique – persuasive, didactique, informative, etc. Ensemble, le
champ, la teneur et le mode définissent la matrice contextuelle à l’intérieure
de laquelle différents types de textes sont produits.vi
Je propose de modifier légèrement les catégories de Halliday et Matthiessen pour les
rendre davantage compatibles au cadre goffmanien (le champ devient l’ «!en-jeu!», la
teneur devient le «!jeu de rôle!», et le mode équivaut au «!jeu de langage!»), tout en
m’efforçant de présenter ces dimensions contextuelles des «!quoi!», des «!qui!» et des
«!comment!» dans leurs recoupements, plutôt que comme de simples variables
contextuelles indépendantes. Voici alors comment pourrait se présenter le «!cadre!»
d’une activité de parole!:
fig. 2 – Le cadre de l’activité et ses composantes
EN-JEU
DOMAINES
= Quoi!?
JEU DE ROLES
= Qui!?
CADRE
DISCOURS
STYLES
JEU DE
LANGAGE
= Comment!?
Je ne m’attarderai pas ici sur la description de ces différents ensembles et de leurs
intersections, qui seront suffisamment détaillés en cours d’enquête, principalement
dans le chapitre 5. Retenons simplement que le cadre d’une activité fixe, pour celui
qui s’y insère et qui y engage la parole, trois épreuves complémentaires!: pertinence
topique (saisir et pratiquer les bons enjeux, les «!quoi!» qui conviennent), justesse
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
110
CHAPITRE 2!– La concertation
participationnelle (saisir et pratiquer le bon jeu de rôles, la configuration de «!qui!» qui
convient) et correction formelle (saisir et pratiquer le bon jeu de langage, l’intégration
d’un «!comment!» qui convient).
Considérant le tableau de la figure 1, il est important d’insister sur le fait que le cadre,
par les en-jeu, le jeu de rôles et le jeu de langage qu’il comporte, ne règle la situation
d’action conjointe qu’en partie, et sur cette première strate, certes fondamentale, de
l’activité. En définissant une activité, il pose en effet la grammaire officielle de la
situation, qui sollicite chez l’énonciateur des savoirs logiques et des compétences
d’ordre institutionnel, exercées à travers des procédures de représentation. Ces dernières
ne peuvent être réduites à leur version cognitive ou interprétative!: elles réfèrent tout
autant à des opérations pratiques, discursives et stylistiques de «!mise en forme!»
d’enjeux à traiter et de rôles à tenir. Sur un plan purement sémiotique, l’engagement
d’un acteur dans une activité lui demande la possibilité d’intégrer et de manipuler un
certain type de signes abstraits, généraux et arbitraires, des symboles. Je préfère ici
parler de «!possibilité!» plutôt que de «!capacité!», puisque le «!pouvoir!» d’un acteur à
user de symboles (contrairement à d’autres types de signes comme les indices ou les
icônes –nous y viendrons) ne peut être dérivé de facultés personnelles!; il demande
également une réponse d’attestation, voire d’autorisation.
Dans l’œuvre d’Erving Goffman, dont Frame Analysis représenterait la pierre d’angle,
le cadre, comme format standard de saisie de «!ce qui se passe!» dans l’action, a une
place première et fondamentale. Cette entrée sur la situation par l’angle de
l’institution et de la convention, empruntée à la sociologie de Durkheim et à
l’anthropologie structurale de Radcliffe-Brown, confère un certain degré de rigidité à
la conduite d’une action conjointe. Ceci étant reconnu –et revendiqué dans
l’approche que je cherche moi-même à développer–, toute la subtilité de la
sociographie goffmanienne a consisté à partir d’interactions fort structurées pour les
assouplir ensuite, à présupposer un ordre pour considérer ensuite les procédures de sa
transformation, de son brouillement, voire de sa rupture. Goffman distingue en effet
des «!cadres primaires!», qui «!agencent de manière immédiate, provisoire et
contingente, un ensemble d’éléments prélevés dans le contexte d’action en une
signification qui vaut au premier moment de l’action!» (Ogien & Quéré, 2005, p.14)
et des «!cadres secondaires!», qui, au cours d’une action, viennent transformer les
premiers. Le cadre de Goffman se pense donc comme une «!structure souple!» et
stratifiée (Gardella et al., 2006)!; il n’a en tout cas pas le caractère figé et
monolithique que l’on a parfois voulu lui donner (Denzin & Keller, 1981)39.
39
Les linguistes J. Gumperz et S. Levinson qui se sont intéressés à la sociographie de Goffman, ont été
les premiers à apparenter la notion goffmanienne de «!cadre!» à celle d’ «!activité!», qui a le mérite
d’articuler structure et dynamique d’action (Gumperz, 1982, p. 130-131)!: «!Toute énonciation peut être
comprise de nombreuses façons, les gens décidant de comment interpréter une énonciation donnée sur
base de leur définition de ce qui est en train de se passer au moment de l’interaction. En d’autres mots,
ils définissent l’interaction en termes de cadre ou de schéma qui est identifiable et familier (Goffman,
1974). Je référerai à l’unité basique socialement signifiante à partir de laquelle une signification est
attribuée en parlant d’activité-type ou d’activité (Levinson, 1978). Le terme est utilisé pour mettre en
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
111
CHAPITRE 2!– La concertation
Ainsi, la concertation comme «!occasion!sociale!» (Goffman, 1966) ou comme
«!événement de parole!» (Hymes, 1972), pour lequel les participants de l’assemblée se
sont déplacés, est un contexte d’activité qui connaît des évolutions et des
transformations. Or je crois que cette dynamique de l’activité ne peut être comprise
que si l’on reconnaît que les «!cadres secondaires!» ne sont pas fabriqués à partir des
mêmes éléments de signification, et ne sont pas réglés de la même façon que les
«!cadres primaires!» qu’ils modalisent. D’autres formes d’ordre et d’autres régimes de
signes sont en jeu!; ils viennent compliquer l’ordre symbolico-institutionnel de
l’activité ou mordre sur sa grammaire officielle. Ainsi, si le fil d’une action conjointe
échappe peu ou prou, dans les faits, au script limpide du «!cadre primaire!» qui la
configure, ce n’est pas seulement par hasard ou contingence, ce n’est pas uniquement
parce que l’activité, en se faisant action, racle sur le «!sol rugueux!» du monde. C’est
aussi parce qu’elle interfère, ce faisant, avec d’autres éléments de signification également
réglés, avec d’autres ordres, non officiels, infra-institutionnels et présymboliques. Ceux-ci, en
deçà de la définition d’une activité particulière, ont à voir avec une socialité
primitive, avec le simple fait de participer au cours des choses, d’ «!être ensemble!»
ou de «!faire quelque chose à plusieurs!» pour un temps plus ou moins long. Ces
ordres subliminaux et d’une moindre sophistication ne sollicitent pas tant les
compétences institutionnelles des participants d’une situation que leurs aptitudes
attentionnelles. Ils exigent moins d’eux une faculté à représenter, qu’une disposition à
percevoir ou à se souvenir.
b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique
Ce point est fondamental dans la thèse que j’essaie de mettre au point, et il me
semble d’ailleurs qu’il s’agit de la contribution la plus essentielle d’Erving Goffman à
une sociologie des activités démocratiques!: il n’y a pas d’un côté, l’ordre de
l’activité, et, de l’autre, le désordre des circonstances concrètes. Goffman, en
définissant la coprésence comme un domaine d’étude sociologique à part entière et la
conversation comme un petit système en soi, invite à penser l’aspect trouble de
l’action conjointe comme la conséquence d’un frottement entre des univers de règles
différents, le résultat d’un couplage flou (loose coupling) entre un «!ordre de l’activité!»
et d’un «!ordre de l’interaction!». Par l’observation de nos actions conjointes, il a mis
en évidence des jeux de recouvrement, de grincement et de concurrence entre une
grammaire officielle générant des conventions et une grammaire de surface orientant
nos perceptions. Cette grammaire de surface agence les règles les plus manifestes
évidence le fait que, bien que nous traitons de l’ordonnancement structuré des éléments de messages qui
représentent les attentes des locuteurs à propos de ce qui va se passer ensuite, pour autant il ne s’agit pas
d’une structure statique, que cela reflète plutôt un processus dynamique qui se développe et change au
fur et à mesure que les participants interagissent. L’activité reflète sémantiquement quelque chose
d’effectué. Elle ne détermine donc pas la signification mais simplement contraint les interprétations en
canalisant les inférences de manière à rendre saillants ou pertinents certains aspects d’une connaissance
d’arrière-plan et à en minimiser d’autres!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
112
CHAPITRE 2!– La concertation
mais les moins remarquées de la situation sociale. Elle ordonne la «!couche!»
supérieure, phénoménale, du cadre.
Un exemple devrait nous permettre de clarifier la lecture que je propose de la relation
qu’entretiennent «!cadres primaires!» et «!cadres secondaires!» dans une situation
d’énonciation. Imaginons que l’animateur d’une réunion de concertation organisée
dans le cadre d’un programme de!Contrat de quartier accueille les participants en
leur souhaitant la «!bienvenue pour cette réunion qui sera une AG-CLDI confondues, n’est-ce
pas...!». Si l’on en reste à la lecture de ce segment sur le papier du transcript, on peut
s’intéresser au fait que, pour les participants, saisir ce qui est en train de se passer
demande de montrer une certaine compétence d’ordre institutionnel et logique. C’est
en fonction d’un savoir concernant le type de réunion qu’est une AG (une assemblée
générale) et le type de réunion qu’est une CLDI (une commission locale de
développement intégré), ainsi que les types d’en-jeu, de jeux de rôles et de jeu de
langage qu’activent ces genres d’événements, que les participants peuvent se
représenter ce qu’est une «!AG-CLDI confondues!». Cependant, nous passerions ici à côté
de la compétence d’ensemble manifestée par les participants. En effet, si l’on a
observé ou enregistré la réunion, on a pu percevoir, comme les participants présents, le
ton ironique et faussement snob dont l’animateur recouvre son jargon administratif et
le «!n’est-ce pas!» qui suit, les guillemets verbaux dont il entoure son énonciation. En
disant ces mots de la manière dont il les dit, en appliquant une torsion particulière à
l’expression «!AG-CLDI confondues!», l’animateur modalise le «!cadre primaire!» d’une
activité nécessitant une compétence d’ordre institutionnel et une entente sur les
termes administratifs, en y surimposant un «!cadre secondaire!», un second degré si
l’on veut. Cette expression d’ «!AG-CLDI confondues!» est bien à comprendre, mais à
comprendre sur un certain mode, à ne pas prendre au pied de la lettre.
La compétence de contextualisation, cette capacité à apprécier ce qui est en train de
se passer ne concerne alors pas seulement la possibilité pour l’audience de pouvoir se
représenter ce qui est dit, mais également une disposition à se montrer attentif à la
manière dont cela est dit. Il faut avoir perçu que, quand l’animateur a prononcé ces
mots, il l’a fait en s’écartant un instant de l’!«!ordre de l’activité!» qui médiatise les
rapports entre participants sur un plan symbolico-institutionnel, et en prenant au
sérieux un autre univers de règle, l’ «!ordre de l’interaction!» qui le lie plus
immédiatement à ses coparticipants. Si cette question de la «!distance au rôle!» a été
bien présentée par Goffman, celui-ci ne l’a pas directement connectée à une théorie
de l’!«!ordre de l’interaction!», comme univers de règles bénéficiant d’un certain degré
d’autonomie, et dont les participants prennent connaissance non pas par
représentation, mais par attention, grâce à l’état de veille de leurs sens. L’ironie, cette
couche secondaire et phénoménale du «!cadre!» dans lequel se déroule l’action, se
manifeste comme telle, non par magie, mais en vertu de règles d’ordre perceptuel.
L’altération dans la prosodie et la modification de l’attitude gestuelle qui
l’accompagne offrent certains «!indices de contextualisation!» qui, ensemble,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
113
CHAPITRE 2!– La concertation
dessinent et structurent un «!motif de surface!» (surface pattern - Gumperz, 1982,
p!.145), directement apparent et perceptible dans cet ensemble cosensitif de visibilité
et d’audition mutuelles qu’est l’assemblée. Cet agencement de signes indiciels ne
constitue un signal pour l’auditeur que dans la mesure où une grammaire de surface du
«!parler ensemble!» désigne cet agencement-là comme la marque particulière de
l’ironie, plutôt que de l’ennui, de la colère, du mépris, de la suffisance, etc.
La grammaire de surface est ce qui règle la perception des individus quand ceux-ci
sont présents en chair et en os, équipés de leurs appareils sensoriels, et qu’ils
interagissent dans un corps-à-corps avec des individus et des objets coprésents;
quand, tout simplement, ils participent au cours des choses (Bessy &
Chateauraynaud, 1995). Elle sollicite chez eux des formes de «!vigilance!»
(Chateauraynaud & Torny, 1999), des aptitudes élémentaires et primitives d’ordre
attentionnel qui ne se confondent pas, analytiquement, avec des capacités plus
sophistiquées, d’ordre représentationnel. A la limite, il n’est pas nécessaire au
participant citoyen de comprendre ce que peut bien représenter le terme «!AG-CLDI
confondues!» pour reconnaître la marque de l’ironie. Sur un plan sémiotique, et pour
suivre C.S. Peirce, cette grammaire de surface ne concerne donc pas des intégrations
symboliques, elle différencie des motifs indiciels40.
Ce plan perceptuel de la compétence de concertation, arrangé de la sorte par une
grammaire de surface, trouve ses prises dans une «!écologie dynamique!», à la fois
dans la micro-spatialité et la micro-temporalité de l’interaction. L’«!ordre de
l’interaction!» de Goffman se présente la plupart du temps comme un «!mixte mal
analysé!» (Bergson, 1997). Il faut pouvoir y distinguer l’interaction entendue comme
coorientation des êtres coprésents, c’est-à-dire comme configuration micro-spatiale,
comme rencontre ou rassemblement (b1), de l’interaction entendue comme alternance
des actes, comme coordination micro-temporelle, comme échange ou interlocution
(b2). Ainsi, cette grammaire de surface combinerait une «!grammaire du
rassemblement!» et une «!grammaire de l’interlocution!».
La première, la «!grammaire du rassemblement!» a intéressé Goffman dans des
ouvrages comme Encounters (1961), Behavior in public places. Notes on the organization of
social gatherings (1966). La situation y est abordée sous un angle purement microspatial, comme la «!niche d’un rapport écologique d’œil-à-œil!» (eye-to-eye ecological
huddle) naissant de la pleine coprésence des individus. Goffman y définit en effet la
situation sociale comme
un environnement de possibilités d’appréhension mutuelle où, chaque fois,
une personne se trouve exposée à l’observation directe de tous les présents et
où, de la même façon, elle les trouve offerts à sa propre observation. Selon
cette définition, une situation sociale naît chaque fois que deux personnes ou
40
Je demande au lecteur de l’indulgence et de la patience!: la trichotomie sémiotique de Peirce
(symboles-indices-icônes) sera plus clairement explicitée par la suite, dans le point d) de cette section.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
114
CHAPITRE 2!– La concertation
plus se trouvent en présence immédiate, et elle se poursuit jusqu’à ce que
l’avant-dernière parte.
Une fois l’interaction désignée en termes micro-spatiaux, on peut aussi distinguer
chez Goffman des usages plus purement micro-temporels de la notion. Dans certains
textes, la «!situation!» d’un acteur correspond ainsi à sa «!position!», non pas dans un
rassemblement, mais dans une séquence conversationnelle (Goffman, 1981), rituelle
(Goffman, 1973) ou stratégique (1969)!; où les «!coups!» (moves) joués précédemment
par cet acteur et par son partenaire ou adversaire affectent «!les coups possibles qui
s’ouvrent à lui » (Céfaï, 2007). Dans cette perspective, les engagements des
participants ne sont pas seulement évalués par leur inscription dans le cadre
symbolico-institutionnel de l’activité et dans le cadre écologique du rassemblement,
mais aussi comme des déclarations et des répliques, des offres et des réponses,
comme des places saisies dans un espace dialogique (je-tu-il); ces places dont
l’alternance occasionne la réorganisation des perspectives. Importe ici une maîtrise
pratique des «!jeux interlocutoires!» (Pharo, 1991) et de leur grammaire, dont
quarante années de conversation analysis ont permis d’apprécier toutes les nuances.
Notons que la capacité à s’insérer dans cette machinerie de la conversation se joue,
tout autant que pour le niveau spatial du rassemblement, sur un plan perceptuel
plutôt que représentationnel. Elle touche à un sens du rythme, de l’alternance, de la
réponse et de l’ajustement de position dans le dialogue, bien en deçà des règles
discursives fondant la joute argumentative. Tout comme le fait de pouvoir se tenir en
coprésence d’autrui, pouvoir tenir une conversation avec autrui trouve son origine
dans ce que Bernard Conein appelle nos «!sens sociaux!» (Conein, 2005). Saisir le
niveau propre de cette grammaire primitive de l’échange (interchange), c’est en revenir
à une définition de la conversation entendue comme George H. Mead l’entendait,
c’est-à-dire comme «!conversation de gestes!» avant tout (2006, p.106):
Certaines conversations de gestes sont impossibles à traduire en discours
articulé. Cela est également vrai des animaux. Des chiens qui s’approchent
l’un de l’autre, dans une attitude hostile, poursuivent une telle conversation de
gestes. Ils tournent l’un autour de l’autre en grognant et en essayant de se
mordre, en attendant le moment opportun pour attaquer. Le langage pourrait
émerger dans un tel processus!: l’attitude d’un premier individu provoque une
réponse chez un second individu qui, à son tour, suscite de nouvelles attitudes
et réponses chez le premier individu, et ainsi de suite, indéfiniment.
Attentifs à la configuration micro-spatiale et à la coordination micro-temporelle de
l’interaction, nous devrons rendre compte de la manière dont les participants d’une
situation de concertation montrent des compétences élémentaires d’ordres à la fois
écologique et dialogique, en percevant et en s’ajustant à des signaux visuels et à des
indices auditifs, qui leur «!signalent!» x ou leur «!indiquent!» y en vertu d’une certaine
grammaire de surface immanente à ces situations.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
115
CHAPITRE 2!– La concertation
c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction
Après avoir posé qu’un «!ordre de l’activité!» fondait la situation de concertation sur
un plan institutionnel et à travers des procédures cognitives et discursives de
représentation, c’est-à-dire de manipulation de symboles, nous avons vu que l’
«!ordre de l’interaction!» était ce qui, en surface, réglait la coorientation et la
coordination des participants dans le micro-espace/micro-temps de la situation. Ce
second ordre appelait chez eux des aptitudes attentionnelles par lesquelles ils
percevaient, dans le flot des signes auditifs et visuels inondant l’espace-temps
commun, des indices et des signaux de toutes sortes. Distinguer une grammaire de
surface d’une grammaire officielle nous permet déjà d’introduire une certaine
épaisseur dans l’analyse des situations de concertation, et de comprendre comment
les engagements en situation ne sont pas seulement contraints par des règles
contextuelles, mais par des «!ensembles de règles contextuelles!». Pour envisager la
situation dans toute son épaisseur grammaticale, il nous faudrait également tenir
compte d’un troisième ensemble de règles, et qui a à voir avec les extensions spatiales
et temporelles de la situation, sa position dans l’espace-temps plus ample d’une
histoire commune aux participants, initiée lors de leur première rencontre et
poursuivie ensuite, d’un événement à un autre, d’une scène à une autre (Céfaï, 2002).
Le positionnement des situations de concertation dans une certaine histoire partagée
sollicite à nouveau les aptitudes attentionnelles des participants, leur «!compétence à
suivre!» (Berger, 2008), mais ici plus tant sur le plan de la perception que sur celui de
la mémoire.
A coup sûr, le traitement de cette strate historique de la situation, et des compétences
de mémoire qui lui correspondent, embarrassait Goffman au plus haut point
(Goffman, 1988a)!:
Il va de soi que la parole a un autre rôle spécial, permettant d’amener dans le
processus de collaboration des éléments placés en dehors de la situation, de
même qu’elle permet de négocier des projets à propos de matières dont il faut
s’occuper au-delà de la situation en question, mais ceci est un autre
problème, épouvantablement complexe [...]. Comment un ensemble de tels
accords en vient-il à exister historiquement!? Comment se répand-t-il ou se
contracte-t-il géographiquement avec le temps!? Ce sont de bonnes questions,
mais ce ne sont pas des questions auxquelles je peux m’attaquer.
Si Goffman trouvait ces questions d’histoire et de mémoire épouvantablement
complexes, c’est qu’il ne voyait pas comment les traiter sans compromettre la
rigoureuse sociographie descriptive et le situationnisme méthodologique qui faisaient
sa marque de fabrique avec des considérations spéculatives concernant le background
ou le bagage des participants d’une situation. On constate ainsi, de manière
remarquable, que cette dimension «!historique!» des situations est introduite, dans les
analyses de Goffman, à son niveau le plus minimal, c’est-à-dire à travers l’étude de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
116
CHAPITRE 2!– La concertation
procédures de discours rapporté (reported speech). Dans un chapitre consacré aux
«!Cadres de la conversation!», alors qu’il traite des moments de bavardages où sont
constamment rejoués des événements et rapportés des propos de locuteurs absents, il
écrit ceci (1991, p.490, je souligne) :
L’organisation de ce qu’on dira de significatif dans ces moments de
conversation doit correspondre aux règles d’un langage dont chaque
participant affiche la maîtrise, tout comme il affiche la maîtrise de son appareil
auditif. Cette compétence est étroitement liée à une autre qui porte très
précisément sur la situation sociale dans laquelle elle s’exerce, puisqu’elle
concerne l’usage d’expressions indexicales qui désignent le lieu, le temps et les
personnes correspondant à ce site particulier où se produit l’énonciation, par
opposition au site dont on parle41.
Ici, la situation, comme contexte dans lequel on rapporte par opposition au contexte
auquel on se rapporte, présente des extensions temporelles. Elle se trouve historicisée
à travers la «!distinction des sites!» introduite par les participants --ceux-ci exerçant
une banale «!capacité d’enchâssement!» (embedding capacity). La situation n’est plus
un simple instant: elle représente un certain présent d’une expérience dans laquelle
sont pris en compte, rejoués, imaginés ou anticipés «!des événements plus ou moins
éloignés dans le temps et dans l’espace!» (Goffman, 1987, p.3). Ainsi, Goffman ne
s’intéresse à l’histoire qu’à condition de garder les deux pieds dans la situation.
L’histoire ne revêt un intérêt analytique pour lui que comme écart inter-situationnel, et
demande à être tracée descriptivement dans son transport d’une situation à une autre,
de proche en proche, plutôt que comme un arrière-plan mis en intrigue par le
discours du sociologue.
Nous pouvons nous aussi suivre l’intuition de Goffman et chercher à maintenir un
«!situationnisme méthodologique!» qui ne serait pas synonyme pour autant
d’instantanéisme, qui ne négligerait pas l’épaisseur historique des situations ni les
compétences mémorielles qu’elles exigent des acteurs, mais chercherait à décrire ces
dernières dans leur forme la plus saisissable, la plus tangible, à l’état de sens. Dans
l’extrait cité à l’instant, il est significatif de voir qu’il importe à Goffman de saisir la
«!compétence d’enchâssement!» (par laquelle un individu parvient à rapporter
discursivement une situation dans une autre) comme une compétence aussi naturelle
et élémentaire que la maîtrise de «!l’appareil auditif!». Ainsi, une analyse des situations
d’inspiration goffmanienne et en même temps ouverte sur les extensions temporelles des
situations opère un déplacement prudent de l’ «!interaction!» à l’ «!histoire partagée!», et de la
perception à la mémoire. Méthodologiquement, comme nous le verrons dans le chapitre
3, ce double souci pour la situation et son histoire indique la voie d’une enquête
«!ethnopragmatique!» (Berger, 2008!; Duranti, 1994) mêlant observation naturaliste,
analyse de micro-séquences conversationnelles et ethnographie de fond menée sur
plusieurs mois, voire plusieurs années.
41
Goffman, E. (1991), Les cadres de l’expérience, Les Editions de Minuit, p.490.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
117
CHAPITRE 2!– La concertation
Comme signalé dans le tableau de notre modèle, si la «!grammaire de surface!»
engage surtout les perceptions des participants, la capacité de ceux-ci à s’insérer dans
une conversation et à la poursuivre fait déjà naître la nécessité d’une mémoire. Ainsi,
par exemple, un tour de parole C n’est pas simplement une réponse d’ajustement à
un tour de parole B!!; il est pris dans un historique des répliques comprenant un
premier tour de parole A qui, contracté dans le tour de parole B qu’il occasionne,
continue de résonner ou de porter son ombre sur le tour de parole actuel, c’est-à-dire
le tour de parole C. Cette aptitude mémorielle n’est pas d’ordre représentationnel. Au
moment de l’énonciation C, je ne me «!représente!» pas la réplique B, je la perçois!;
mais, pour suivre Maurice Merleau-Ponty, je ne me «!représente!» pas non plus le
tour de parole pénultième, la réplique A, je la retiens, tout comme «!je ne me
représente pas ma journée, elle pèse sur moi de tout son poids, elle est encore là, je la
tiens encore en main!» (Merleau-Ponty, 1945, p.478). Le moment A n’est pas présent
en tant que représentation mentale au moment C, mais en tant que simple
«!rétention!» (Abschattung) du passé dans le présent, comme l’exprime le
phénoménologue français à la suite de Husserl!(Ibid., 1945, p.478):
A chaque moment qui vient, le moment précédent subit une transformation!:
je le tiens encore en main, il est encore là, et cependant il sombre déjà, il
descend au-dessous de la ligne des présents!; [...] il commence de se profiler
ou de se projeter sur mon présent, alors qu’il était mon présent tout à l’heure.
Quand un troisième moment survient, le second subit une nouvelle
transformation, de rétention qu’il était, il devient rétention de rétention, la
couche du temps entre lui et moi s’épaissit. On peut, comme le fait Husserl,
représenter le phénomène par un schéma.
fig. 3 – D’après Husserl, reproduit dans Merleau-Ponty (1945, p.479).
Ligne horizontale!: série des «!maintenant!».
Lignes obliques!: rétentions des mêmes «!maintenant!» vus d’un
maintenant ultérieur.
Lignes verticales!: rétentions successives d’un même «!maintenant!».
Passé
A
B
A’
B’
C
Avenir
A’’
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
118
CHAPITRE 2!– La concertation
J’envisage alors l’ «!histoire partagée!» d’un processus de concertation comme une
simple extension de l’ordre de l’interlocution –une extension que Goffman n’a pas
cherché à penser comme telle. L’ «!histoire partagée!» est, si l’on veut, un «!ordre de
l’interaction durable!». S’il y a bien une différence de nature entre la configuration
spatiale de la rencontre de face-à-face (b1) et la séquence temporelle de l’échange
(b2), il n’y a qu’une différence de degré entre le processus de «!conservation et
d’accumulation du passé dans le présent!» (Deleuze, 2007, p.45) que montre le jeu
interlocutoire, et celui par lequel une histoire commune gagne en consistance42. Cette
dernière est écrite par les participants à travers des «!chaînes dialogiques!» plus
longues et un «!réseau d’interlocutions!» (Pharo, 1991) plus sophistiqué, voilà tout43.
Ainsi, rien ne nous empêche d’imaginer, dans le schéma de Husserl, A, B et C
comme trois réunions successives d’un même processus de concertation, plutôt que
comme trois moments successifs d’une même réunion.
Il faut toutefois introduire une nouvelle distinction, au sein même de cette grammaire
mémorielle de l’histoire partagée, et de la «!compétence à suivre!» qu’elle sollicite
chez les participants. Toute situation de concertation peut être abordée soit comme
un présent indéterminé dans l’histoire (c1), c’est-à-dire comme un pur «!ici et
maintenant!», qui ne cesse de jaillir et de se remplacer lui-même dans le flux et le flou
de l’expérience partagée, soit comme le présent déterminé d’une histoire (c2), c’est-à-dire
comme «!l’ici localisé et le maintenant daté!» (Ricœur, 1990) d’une expérience
particulière, qui a son «!unité!», sa «!structure d’intrigue!» (Quéré, 1997), et au sein de
laquelle la situation observée s’individue en tant qu’événement singulier (Quéré,
1999!; Koselleck, 1990). On retrouve là la distinction introduite par John Dewey
entre le fait de faire continuellement l’expérience du monde et le fait de voir émerger la
conscience de vivre!une expérience (Dewey, 2005).
Nous pouvons illustrer cette distinction à partir de notre exemple tout simple. Ainsi,
quand l’animateur de la réunion parle d’!«!AG-CLDI confondues!» avec une certaine
distance humoristique, s’arrêter à la strate superficielle et phénoménale du ton
ironique ne permet pas de comprendre que cette énonciation fait allusion à des
énonciations similaires et antérieures. Il peut s’agir en effet d’une sorte d’inside joke,
dont la teneur humoristique n’est pleinement libérée qu’en référence à un fonds
commun d’expérience sédimentée!; que parce que s’intercale, entre l’énonciation et
sa réception auditive, une mémoire de l’interaction. Ainsi, l’énonciation de
l’animateur est à l’image d’énonciations passées ressemblantes, qui se répercutent en
42
J’emprunte ici la distinction entre «!différence de nature!» et «!différence de degré!» à la méthode de
l’intuition développée par Bergson dans Matière et mémoire (1997).
43
«!Il devient difficile de considérer l’ordre politique de la Cité comme une structure synchronique. La
diversité des formes d’accord et de désaccord renvoie plutôt à une multiplicité de processus temporels
interconnectés dont l’ordre politique n’est que la résultante. Ces processus, qui passent toujours à un
moment donné par la parole, peuvent être décrits comme un réseau d’interlocutions qui se croisent ou se
superposent. La structure apparente de l’ordre de la Cité apparaît ainsi comme le résultat plus ou moins
stable du travail permanent des interlocutions qui la sous-tendent!» (Pharo, 1991, p.61).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
119
CHAPITRE 2!– La concertation
elle, et auxquelles elle fait écho. Les situations de concertation n’organisent pas
seulement des «!symboles!» à travers une grammaire officielle!; elles n’arrangent pas
seulement des «!indices!» à travers une grammaire de surface!; elles agencent
également des collections d’images, d’ «!icônes!», à travers une sorte de «!grammaire
plus profonde!» qui fait qu’une énonciation appelle ou rappelle une série d’autres
énonciations, par souvenir, évocation, association, ressemblance, harmonie... (Ferry,
2007). Nous préciserons plus loin (d) cette distinction peircienne entre régimes de
signes, qui accompagne la distinction entre strates grammaticales.
Si l’énonciation de l’animateur se «!place!» tout simplement comme un vague présent
dans le cours de l’expérience partagée, elle peut aussi être «!replacée!», «!resituée!»
comme un présent bien déterminé, une coordonnée précise dans le développement
spatial et temporel d’une expérience. L’histoire commune n’est pas seulement
sédimentation d’un fonds d’images et de souvenirs partagés (c1), elle est aussi une
menée, une joint venture, qui a sa structure d’orientation et qui projette les
coparticipants, à travers une série d’étapes, vers un avenir en commun (c2). Ainsi,
quand l’animateur présente la réunion du soir comme une «!AG-CLDI confondues!», la
légèreté de son ton peut dissimuler l’embarras du chef de projet qui doit tenir des
délais rapprochés avec les moyens du bord!; qui fait confiance à ses interlocuteurs
pour replacer son énonciation sur la ligne du temps d’un processus de concertation
finissant, où le temps est compté, et où il faut bien se résoudre, en fin de parcours, à
faire certaines entorses à la procédure officielle de la concertation, à «!confondre!» des
dispositifs de réunion normalement distincts, l’AG, d’un côté, la CLDI, d’un autre,
et cela pour pouvoir «!avancer!».
A deux approches de l’ «!histoire partagée!», conçue d’abord comme vague arrièreplan d’expérience en commun, ensuite comme cours d’action ou «!menée!»,
correspondent donc deux types de mémoire que Deleuze, lecteur de Bergson, appelle
«!mémoire-souvenir!» et «!mémoire-contraction!», «!l’une orientée et dilatée vers le
passé, l’autre contractée, se contractant vers l’avenir!» (Deleuze, 2007, p.46).
On peut ici citer Bergson pour clarifier cette distinction dans les procédures de
mémoire (1997, p.86-87)!:
On pourrait se représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La
première enregistrerait, sous forme d’images souvenirs, tous les événements
de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent!; elle ne négligerait
aucun détail!; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date.
Sans arrière-pensée d’utilité ou d’application pratique, elle emmagasinerait le
passé par le seul effet d’une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible
la reconnaissance intelligente [...] d’une perception déjà éprouvée!; en elle
nous nous réfugierions chaque fois que nous remontons, pour y chercher
une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se
prolonge en action naissante!; et à mesure que les images, une fois perçues,
se fixent et s’alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
120
CHAPITRE 2!– La concertation
continuaient modifient l’organisme, créent dans le corps des dispositions
nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d’un tout autre ordre et qui
se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés [...], avec des
répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d’interpellations
possibles. [...] Cette présence de tout un passé d’efforts emmagasiné dans le
présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément
différente de la première, toujours tendue vers l’action, assise dans le présent
et ne regardant que l’avenir!; [...] elle retrouve ces efforts passés, non par
dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et
le caractère systémique avec lesquels les mouvements actuels
s’accomplissent. A vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le
joue.
Nous avons ici à coup sûr une approche pragmatique de la mémoire, qui, en
l’extirpant d’une brume mentale pour la plonger dans des processus d’action, est
compatible avec la micro-écologie perceptuelle de Goffman. Une telle extension
historique de l’ordre de l’interaction goffmanien nous permet d’étendre le domaine
des «!sens sociaux!» des coparticipants. Au-delà du plan des perceptions pures, il
recouvrent des aptitudes naturelles à puiser dans l’expérience collatérale et à se
resituer dans une aventure commune, des formes d’attention et de vigilance portant
sur des temps relativement longs, et non plus seulement sur de courts segments
d’interaction de face-à-face. Les règles élémentaires que doivent suivre les
participants au niveau micro-spatial et micro-temporel d’interactions fugaces se
prolongent donc, dans le cas d’interactions durables, d’épreuves de mémoire tout aussi
primordiales.
d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes
Nous avons vu apparaître les notions de «!symbole!», d’!«!indice!» et d’!«!icône!» à
plusieurs reprises dans la présente section, au gré du déploiement d’un modèle de la
compétence de concertation. Il me faut apporter une clarification concernant ces
termes, souvent employés de manière approximative!; c’est surtout vrai pour la
notion de «!symbole!», qui semble souvent valoir pour tout type de «!signe!», alors
qu’elle renvoie, dans la sémiotique de Charles Sanders Peirce, à une classe de signes
bien précise.
J’ai pu dire jusqu’ici, en croyant suivre Goffman, que les engagements des personnes
qui ont les pieds dans une même situation sont réglés simultanément sur plusieurs
plans contextuels, que la compétence de contextualisation est, dès lors, plurielle. A
partir d’une intuition fondamentale chez Goffman, dégageant un «!ordre de
l’interaction!» de quelque chose qui pourrait être appelé un «!ordre de l’activité!», j’ai
esquissé un dispositif d’analyse de situation (situational analysis) un peu plus élaboré,
qui combinerait «!grammaire officielle!», «!grammaire de surface!» et «!grammaire
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
121
CHAPITRE 2!– La concertation
plus profonde!»44. Ces grammaires, par lesquelles les participants reconnaissent la
signification d’une énonciation et par lesquelles ils rendent leur propres énonciations
signifiantes, ont prise sur des régimes de signes différents qui, ensemble, donnent tout
leur chatoiement aux situations!:
-
Se prêter à une certaine activité de concertation demande aux participants de
pouvoir manier des «!symboles!» (des thèmes, des rôles, des discours, des
styles, des langages convenus)!qui confèrent une signification générale et
officielle aux interactions entretenues localement, et les rattachent à une
culture institutionnelle, à la Grande Société.
-
Se trouver en interaction demande surtout de se montrer attentif à des
«!indices!», de percevoir ces petites structures de surface (gestuelles, marques
prosodiques, rythmes, regards, opérateurs déictiques de personne, de temps et
d’espace) qui permettent d’ancrer une activité dans un espace et dans un
temps commun, d’établir puis de maintenir un foyer d’attention conjointe et
une coordination interlocutoire.
-
L’histoire partagée génère et condense des «!icônes!»!: les énonciations actuelles
évoquent des énonciations passées, les objets présents ressemblent à d’autres
objets absents mais déjà rencontrés, ces évocations et ces ressemblances
s’établissant grâce à une mémoire et en vertu d’une «!grammaire associative!»
(Ferry, 2007) plus profonde.
Les classifications de la sémiotique de Peirce sont d’une complexité extrême, les trois
trichotomies qu’il utilise (qualisigne-sinsigne-légisigne, icône-indice-symbole et
rhème-dicisigne-argument) se croisant et se spécifiant l’une l’autre. Je propose de
retenir simplement la seconde de ses trichotomies, qui dans notre enquête
sociographique, suffira à faire contraster ces trois grands types de compétences de
contextualisation qui nous intéressent. Peirce établit la trichotomie des signes en
symboles, indices et icônes de la manière suivante (1978, p.140-141)!:
Une icône est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote simplement en vertu
des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non [...].
N’importe quoi, qualité, individu existant ou loi, est l’icône de quelque
chose, pourvu qu’il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de
cette chose.
Un indice est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est
réellement affecté par cet objet. [...] Ce n’est pas la simple ressemblance qu’il
a avec l’objet [...] qui en fait un signe, mais sa modification réelle par l’objet.
Un symbole est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote en vertu d’une loi,
d’ordinaire une association d’idées générales, qui détermine l’interprétation
du symbole par référence à cet objet. Il est donc lui-même un type général ou
une loi [...]. Non seulement il est général lui-même, mais l’objet auquel il
44
Je l’ai fait en m’appuyant notamment sur Les grammaires de l’intelligence de Jean-Marc Ferry (2007).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
122
CHAPITRE 2!– La concertation
renvoie est d’une nature générale. Or ce qui est général a son être dans les cas
particuliers qu’il détermine. Il doit donc y avoir des cas existants de ce que le
symbole dénote, bien qu’il faille comprendre ici par «!existant!», existant
dans l’univers, qui peut être imaginaire, auquel le symbole renvoie.
Il faut ici comprendre que ces différents signes se croisent et se superposent
constamment. Je propose de simplifier énormément la doctrine peircienne en
avançant tout simplement qu’une expression ou une énonciation développe une
signification plutôt symbolique, plutôt indicielle ou plutôt iconique. Tout serait alors
affaire de densité symbolique, indicielle ou iconique dans un agencement de signes
donné, et on considérerait des sortes de continuum entre ces trois grands types. Dans
les activités de parole que nous étudions, les symboles que sont n’importe lequel des
«!mots!» que les participants prononcent peuvent faire l’objet d’un usage plutôt
indiciel ou plutôt iconique. Ainsi, par exemple, un père et sa petite fille se
promènent!; le père dit «!t’as vu là-haut!?!!», sa petite fille lève la tête, plisse les yeux,
sourit et répond «!le nuage on dirait comme une espèce de gros lapin!»!; le père éclate de rire
et déclare «!on appelle ça un cumulus nimbus!». Dans cet échange, les différents mots
énoncés sont tous des symboles: ils signifient chacun généralement,
conventionnellement et officiellement leur objet. Cependant, lorsqu’on envisage
chacune des énonciations comme un «!coup!» (move) en soi plutôt que comme une
juxtaposition de mots, on remarque que les deux premières sont structurées par les
grammaires présymbolique des indices, qui signifient par désignation d’existants réels
(«!t’as vu là-haut!?!!»), et des icônes, qui signifient en vertu d’une ressemblance avec
leur objet («!le nuage on dirait comme une espèce de gros lapin!»). Seule le troisième
«!coup!» joué par le père nous montre un usage proprement symbolique des symboles
que sont les mots («!on appelle ça un cumulus nimbus!»). Notons que cette dernière
expression n’est pas vierge elle-même de tout signe indiciel. Ainsi, le pronom
démonstratif «!ça!» désigne un existant, le nuage en question, mais simplement pour
permettre d’ancrer un «!type!» général à l’une de ses «!répliques!» concrètes (token).
L’indice «!ça!» se trouve intégré à une expression principalement symbolique. On peut
imaginer dans un cas similaire, l’usage symbolique d’une icône. Par exemple, dans
une partie d’échecs, quand on remplace la pièce manquante d’un cavalier par un petit
bonbon ressemblant vaguement à un cheval, le bonbon est bien une «!icône!»
évoquant la pièce du cavalier par son allure, mais une fois mis en action, il est le
cavalier, il est devenu «!symbole!» en endossant le rôle et les propriétés générales du
cavalier dans le système d’activité du jeu d’échecs.
Après avoir indiqué que les mots, s’ils sont tous des symboles, peuvent être mis à
l’emploi sur un mode plutôt symbolique, plutôt indiciel ou plutôt iconique, je
voudrais, pour finir, donner une idée plus précise de ce en quoi consistent ces modes,
de la forme et de la qualité des relations qu’établissent les grammaires symbolique,
indicielle et iconique entre les signes qu’elles agencent.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
123
CHAPITRE 2!– La concertation
Replacée dans la grammaire classique, une énonciation à usage symbolique renvoie
au «!déclaratif!» et à l’!«!indicatif!» (qui selon C.S. Peirce porte bien mal son nom tant
il est par excellence le mode du symbole et non de l’indice). Un symbole déclare,
affirme, asserte que x signifie y.
Or, de leur côté, (Peirce, dans Chauviré, 1995, p.99)!:
les icônes et les indices n’assertent rien. Si une icône pouvait être représentée
par une phrase, celle-ci devrait être au mode potentiel [ou subjonctif], c’est-àdire dirait simplement!: «!Supposons qu’une figure ait trois côtés, etc.!». Si,
de la même façon, on interprétait un indice, le mode serait impératif, ou
exclamatif!: «!Voyez!!!» ou «!Regardez!!!».
Avec ces considérations sémiotiques, qui nous permettent, je l’espère de mieux
comprendre comment la pluralité de la grammaire des situations (activité-interactionhistoire) est prolongée par une hétérogénéité des régimes de signes (symboles-indicesicônes), nous en avons fini avec le détail du modèle de compétence qui, dans les
derniers chapitres de cette thèse, nous servira à analyser les engagements des
participants citoyens et profanes dans des assemblées de démocratie participative.
2.3. Conclusion du chapitre
Dans le cadre de ce travail concernant les compétences citoyennes et les engagements
profanes, suivre Goffman nous a permis de défaire notre attention des seules
compétences argumentatives pour considérer de primordiales compétences de
contextualisation. Sa sociographie naturaliste et descriptiviste, en accordant une
place centrale aux «!situations!», et en abordant celles-ci sous toutes leurs coutures,
nous a permis d’envisager toute la concrétude de cette «!capacité d’appréciation!» que
doit manifester un participant quand il s’engage.
Mais à quoi bon, finalement, se pencher sur les strates les plus élémentaires de la
situation avec autant de soin qu’on ne le fait pour sa strate officielle, la plus
sophistiquée? N’est-ce pas pousser le bouchon un peu loin que d’accorder autant de
considération aux aptitudes perceptuelles et mémorielles des participants qu’à leur
compétence institutionnelle à discourir!? En définitive, n’est-ce pas surtout cette
dimension-là, de l’institution, de la représentation, des conventions discursives, qui
est première et qui permet à un participant de se poser comme tel dans la discussion!?
Tel pourrait être le genre de questions légitimes habitant le lecteur à ce stade.
Je comprends tout à fait les deux premières de ces questions, et je suis également
d’accord avec la troisième!: que cela soit dans le travail Goffman ou dans le nôtre,
l’activité est première et, avec elle, les compétences institutionnelles,
représentationnelles, symboliques. C’est cette strate de l’activité, ou du «!cadre
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
124
CHAPITRE 2!– La concertation
primaire!», et les compétences qui vont avec, qui permettent de thématiser une
situation, de la prendre par le bon bout pour, soi-même, y jouer le rôle qui convient.
On peut même dire que la grammaire de surface et la grammaire profonde sont
généralement subordonnées à la grammaire officielle, que l’institution canalise en
partie l’attention!: dans une situation de concertation, le fait de saisir un certain
schème d’activité générique va cadrer nos perceptions et notre mémoire en
présélectionnant les éléments auxquels il convient de faire attention.
Mon point est alors le suivant. Si j’ai cherché à porter mes observations et à
développer mes analyses sur ces aspects les plus élémentaires, primitifs et ordinaires de
l’action conjointe, c’est justement dans la mesure où ils constituent des ressources
privilégiées pour des participants reconnus eux-mêmes comme ordinaires et qui, très
généralement, se trouvent mis à mal par l’!«!activité!» de concertation publique à
laquelle on les convoque45. En développant l’étude de ces niveaux plus subliminaux de la
situation et de l’aptitude à se situer, je me donne les moyens de comprendre la forme
d’engagement qui reste accessible à des participants citoyens quand le cadre primaire d’une
activité ne leur permet pas d’entrer en jeu, quand une compétence institutionnelle vient à
manquer, quand il leur est impossible de représenter quoi que ce soit, quand il leur est refusé de
discourir, de déclarer, bref, d’user de symboles. En insistant dans ce chapitre sur la
question de l’attention, de la perception, de la mémoire, et en redonnant leur
importance aux textures indicielles et iconiques de l’expérience, j’ai voulu me donner
les moyens d’enquêter sur un «!art de dire!» (Certeau, 1980) et de participer au cours
des choses en profane46.
45
46
Cf. chapitre 4 et chapitre 5
Cf. chapitre 6
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
125
CHAPITRE 2!– La concertation
Citations originales en anglais
i
A definitive concept refers precisely to what is common to a class of objects, by the aid of a
clear definition in terms of attributes or fixed bench marks (...) A sensitizing concept lacks such
specification of attributes or bench marks and consequently it does not enable the user to
move directly to the instance and its relevant content. Instead, it gives the user a general sense
of reference and guidance in approaching empirical instances. Whereas definitive concepts
provide prescriptions of what to see, sensitizing concepts merely suggest directions along
which to look.
ii
My concern over the years has been to promote acceptance of this face-to-face domain as an
analytically viable one - a domain which might be titled, for want of any happy name, the
interaction order - a domain whose preferred method of study is microanalysis. My colleagues
have not been overwhelmed by the merits of the case.
iii
It is common now to refer to the sort of work that Goffman did (...) as ‘microsociology’,
and to remark about the level of empirical detail characteristic of the analysis. Indeed,
Goffman himself often referred to ‘microsociology’ and ‘microanalysis’. It is worth
remarking, however, that although there is an understandable comparative basis for these
terms, both of them imply a reference to entities smaller than the norm in their domain. With
respect to interaction, however, (...) relative to their domain they are not ‘micro’, and the
elements of conduct taken up in their analyses are not ‘detailed’, i.e. small relative to the
normal size of objects in that domain. They are just the sorts of building blocks out of which
talk-in-interaction is fashioned by the parties to it!; they are the ordinary size.
iv
My main difficulty with Goffman’s work has to do with the relationship of part to whole.
Open each of his books and read them as entirely self-contained entities and you will find that
they each consist in a well-made essay, elegant, structured, sardonic, insightful, coherent and
well written. Read those same books as part of a unified intellectual production and you will
likely begin to find yourself wondering what is going on – though there is a considerable
overlap between them, each of them is written as if the others never had been.
v
I know that I shall die without spiritual heirs (and that is good). The estate I leave is like
cash distributed among many heirs, each of whom puts his share to use in some trade that is
compatible with his nature but which can no longer be recognised as coming from that estate.
vi
Just as the semantic system is functionally diversified (...), so the context in which language
is embedded is also diversified. The context encompasses both the field of activity and subject
matter with which the text is concerned (‘what’s going on and what is it about!?’) and the
tenor of the relationship between the interactants, between speaker and listener, in terms of
social roles in general and those created through the language in particular (‘who are taking
part!?’). The field is thus the culturally recognized repertoires of social practices and concerns,
and the tenor the culturally recognized repertoires of role relationships and interactive
patterns. Now, both these contextual variables are, in some sense, independent of language,
even though they are constituted in language and the other semiotic systems of a culture. That
is, they concern realities that exist alongside the reality created by language itself, semiotic
reality. However, there is a third contextual variable that is specifically concerned with the
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
126
CHAPITRE 2!– La concertation
part language is playing in any given context – the symbolic mode, how the linguistic
resources are deployed. This covers both the medium (spoken, written, and various subtypes
as written in order to be spoken) and the rhetoric function – persuasive, didactic, informative,
etc. Together, field, tenor and mode define the matrix in which particular types of text are
processed.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
127
DEUXIEME PARTIE
METHODES, DONNEES,
TERRAINS
CHAPITRE 3
L’ENQUETE ETHNOPRAGMATIQUE
Une ethnographie combinatoire et ambulatoire
«!Si le micro-analyste traîne pesamment là où
quiconque se respecte refuse de poser les pieds,
c’est sans doute qu’il est à la recherche de ce
petit outillage de la coopération
conversationnelle (du commerce entre les
hommes) que représente un coup d’œil, un
changement de position, le ton d’une voix.
Mais cette passion pour le «!micro!» est une
passion pour la situation, c’est-à-dire pour la
qualité d’un lieu, le contour d’un moment, la
règle d’un contexte.!»
Isaac Joseph, «!Goffman et le problème des
convictions!», 1989, p.132
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
CHAPITRE 3 .............................................................................................................. 132
L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE ...................................................................... 132
UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE................................ 132
3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique ......................................... 136
3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137
3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................. 137
3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................. 139
a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140
b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140
c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141
d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142
e) Accessibilité .......................................................................................... 143
f) Dynamisme ........................................................................................... 144
g) Surgissement de problèmes..................................................................... 144
3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145
3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145
a) Observation non ethnographique ............................................................ 146
b) Ethnographie comparative ..................................................................... 147
c) Ethnographie monographique................................................................. 149
d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150
e) Ethnographie combinatoire .................................................................... 150
f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152
3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154
3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155
3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas ............... 156
3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes.......................................................... 157
3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159
a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature
ethnographique. ........................................................................................ 159
b) Résister à la bigger picture ........................................................................ 162
c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164
3.1.3.2. Observation, prise de notes et description ............................................. 165
3.1.3.3. Croquis, schémas ............................................................................... 169
3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges...................................... 171
3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173
3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs ........................................................... 173
a) Les récits individuels.............................................................................. 174
b) Les entretiens rétrospectifs en groupe ...................................................... 174
3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176
3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas..................... 177
3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise ............................................. 178
3.2.1.1. Un instrument de développement intégré.............................................. 180
3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182
a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182
b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184
c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184
d) Les visites de terrain .............................................................................. 185
e) Les journées de participation .................................................................. 185
f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
133
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
g) Le comité d’accompagnement ................................................................ 186
h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre
associations .............................................................................................. 186
3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187
a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187
b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier
................................................................................................................ 187
3.2.2. Le Contrat de quartier Callas ...................................................................... 188
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
134
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
L’enquête sur les compétences manifestées par des citoyens ordinaires dans des
situations de concertation, telles que nous les avons présentées dans le chapitre 2, est
à la fois combinatoire et ambulatoire!; elle s’attache à démêler l’écheveau des
contraintes situationnelles, à décrire des combinaisons d’aptitudes, et elle le fait en
naviguant dans un large corpus de données, dans un processus historique, de
séquentialisation, de répétition, d’apprentissage, d’émergence. Elle repose sur des
méthodes spécifiques et complémentaires, l’observation naturaliste, d’une part,
l’ethnographie de fond, de l’autre, et sur une stratégie générale de recherche, ici,
l’étude de cas ou ce que nous appellerons plutôt l’ «!étude centrée sur un cas!». Nous
avons en effet développé la présente recherche doctorale, ses analyses et ses
propositions théoriques en nous centrant sur une expérience singulière suivie depuis
ses débuts et pendant presque deux années!: le processus de concertation organisé
autour du réaménagement d’un quartier –que nous appellerons «!Callas!»1– dans le
cadre du dispositif de revitalisation urbaine «!Contrat de quartier!» à Bruxelles. C’est
donc le Contrat de quartier Callas, ses évolutions entre janvier 2004 et octobre 2005,
ou plus précisément le travail d’élaboration continue de compétences exercé par les
«!délégués des habitants!» du Contrat de quartier Callas pendant cette période, qui
constitue le cas de notre étude de cas.
Dans le présent chapitre, nous allons d’abord définir notre stratégie ethnopragmatiste de
l’étude centrée sur un cas, et la positionner par rapport à d’autres formes d’enquêtes
(non ethnographiques et ethnographiques), présenter les enjeux et limites qui lui sont
propres, délinéer les contours de notre cas, et qualifier plus précisément les méthodes
d’enquêtes, de production et d’analyse de données qui ont été utilisées (3.1.). Dans
une seconde section, nous présentons une mise en contexte minimale, des
informations élémentaires concernant nos terrains, le dispositif Contrat de quartier et
le Contrat de quartier Callas en particulier (3.2.).
1
Il n’existe pas à Bruxelles de «!Contrat de quartier Callas!». Ce nom et les autres (C.d.Q. Reine
Fabiola, C.d.Q. Lemont, C.d.Q. Collège) ont été trouvés pour remplacer les noms originaux des
Contrats de quartier étudiés, dans un souci d’anonymisation du matériau. Voir plus loin, 3.1.3.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
135
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique
Les analyses qui seront présentées dans les prochains chapitres 4, 5 et 6 se structurent
en une étude centrée sur un cas. Qu’est-ce qu’une étude centrée sur un cas!?
Pourquoi, dans le cadre d’une enquête sur les compétences de concertation de
citoyens ordinaires, avons-nous choisi de recourir à l’étude d’un cas plutôt qu’à une
autre stratégie de recherche, à l’étude comparative de cas multiples par exemple!?
Pourquoi, tout en privilégiant un cas, recourons-nous à des données glanées sur
d’autres terrains!? Quel statut accorder à ces données exogènes au cas privilégié, au
cas central ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un «!cas!» et comment avons-nous choisi le
nôtre, parmi d’autres cas possibles!? Quel est l’intérêt théorique de l’étude centrée sur
un cas, et quelles sont certaines des limites propres à cette stratégie!? Nous nous
appuierons pour répondre à ces questions sur un texte de David Snow et Danny
Trom (The Case Study and the Study of Social Movements), et plus largement, sur la
lecture d’un article important à nos yeux, dans lequel Nicolas Dodier et Isabelle
Baszanger ont introduit et défendu la notion d’ «!ethnographie combinatoire!»
(Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique).
D. Snow et D. Trom, dans un chapitre qu’ils consacrent à caractériser l’étude de cas
comme moyen parmi d’autres d’analyser des phénomènes ou des mouvements
sociaux, la définissent comme suit (2002, p.151-152):
L’étude de cas peut être représentée comme une stratégie de recherche qui
vise à générer des élaborations épaisses, holistiques et richement détaillées
d’exemples ou de variantes de phénomènes sociaux à travers la triangulation
de méthodes d’analyse multiples qui incluent des techniques qualitatives sans
s’y limiter.i
Les auteurs bâtissent ainsi leur définition sur base de trois niveaux de critères!: l’étude
se rapporte à un cas (3.1.1.) ; elle propose une élaboration détaillée, épaisse et
holistique de ce cas (3.1.2.)!; et elle procède pour ce faire par triangulation de
méthodes d’analyse multiples, ce qui la distinguerait notamment de la «!simple!»
ethnographie (3.1.3.).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
136
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
3.1.1. Identification d’un cas
Premièrement, il nous faut nous expliquer sur la sélection du Contrat de quartier
Callas comme «!cas!»!: de quoi ce dernier est-il un cas, et pourquoi, parmi d’autres cas
possibles, avoir choisi celui-ci en particulier pour mener notre étude!?
3.1.1.1. Un cas de quoi!?
Dans le cadre d’une étude de cas, le cas en question est «!un!exemple ou une variante
d’un phénomène social plus générique, d’un concept ou d’un processus théorique
particulier!» (Snow & Trom, 2002, p.149). L’étude de cas se distingue d’un travail de
description brute en ce qu’elle désigne une stratégie de l’analyse sociologique!; or la
sociologie demeure une discipline qui n’est jamais seulement empirique, mais
empirico-conceptuelle. Si l’étude de cas que nous proposons mise sur l’observation
naturelle et l’observation participante comme ses principales méthodes, nous sommes
tenus de «!conceptualiser ce que nous voyons, et non pas seulement d’appliquer dans
le moindre détail des techniques d’observation!» (Lichterman, 2002, p.119). Le fait
même de parler d’un cas plutôt que d’un terrain ou d’un site d’observation implique
une ambition théorique. Il faut bien en effet que ce cas soit un cas de quelque chose, à
l’intérieur d’une famille de cas, parmi d’autres cas identifiables nous apprenant
chacun quelque chose de particulier sur un même phénomène social plus générique.
Ainsi, les résultats et les découvertes associés à une étude de cas ont des implications
qui portent toujours au-delà d’un terrain, d’un site d’observation, et prétendent
toujours faire progresser la connaissance d’un phénomène. Selon les différentes
approches de l’étude de cas, certaines plus centrées sur les singularités d’un terrain
(field-driven), d’autres davantage guidées par la théorie (theory-diven), il s’agit toujours
en définitive, même si dans des mesures différentes, d’ «!extraire le général du
particulier!» (Burawoy, 1998!; Lichterman, 2002). Il est clair que, dans les chapitres
suivants, si nous nous sommes attaché à observer et à décrire les épisodes du
processus de concertation organisé autour du Contrat de quartier Callas, ce n’est pas
simplement pour rendre compte des interventions de Monsieur Walkowski, de
Madame Gonzales, de Madame Macchiatto (ou de chacun des autres citoyens que
nous rencontrerons), mais pour avancer un propos théorique concernant la structure
et la dynamique de ce que nous avons appelé la compétence de concertation pour des
participants inscrits dans ces processus au titre de «!délégués des habitants!». Ici, ne
nous méprenons pas!:!il n’a pas été question de traiter ce contingent de participants
comme un «!échantillon statistique!», plus ou moins «!représentatif!» d’une
population plus large de citoyens actifs à Bruxelles, en Belgique, en Europe!; pas plus
que nous n’avons délaissé ou négligé ces participants et les situations particulières
dans lesquels ils se trouvaient pris pour les replacer dans un contexte plus large (a
bigger picture) à partir duquel le lecteur aurait pu, comme certains le pensent, toiser
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
137
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
leur petit jeu collectif, plié d’avance et ballotté par les déterminations de forces
sociales et de dynamiques culturelles. Notre travail théorique n’a pas visé à rattacher
des pratiques, au-delà d’un groupe, à un paysage de pratiques et à une population
plus larges, mais au contraire, en deçà du groupe, à décrire et à décoder
analytiquement les mécanismes fondamentaux de la sociation politique et les
compétences élémentaires que celle-ci exige des individus associés.
On a jusqu’ici surtout accordé à un type de case study la possibilité d’extraire le
général du particulier!; il s’agit des études issues de l’extended case method mise au
point et défendue par Michael Burawoy, puis par un spécialiste de l’observation
participante comme Paul Lichterman (2002). L’argument des adeptes de l’extended
case method, dans le contexte d’une sociologie américaine aujourd’hui peu portée sur
les démarches exploratoires et les approches qualitatives en général, consiste à
légitimer un recours «!sérieux!» à l’observation participante et à l’étude de cas, éclairé
par une solide théorie macrosociologique. L’extended case method invite l’observateur à
«!étendre sa perception d’un cas en le théorisant comme l’actualisation très spécifique
de structures sociales et culturelles ou de forces institutionnelles à l’œuvre!»
(Lichterman, 2002, p.122). Face à un travail inductiviste, résolument empirique,
arrimé à ses données de terrain, à leurs aspérités et aux surprises qu’elles réservent
(field-driven), les auteurs de l’extended case method proposent un travail d’enquête nourri
et guidé en amont par la théorie (theory-driven). L’extension dans la perception du cas
se fait donc dans «!un mouvement du micro au macro!» (Burawoy, 1998, p.5). A
travers cette thèse, je voudrais remettre en question cette démarcation un peu
caricaturale entre, d’une part, un premier type d’étude de cas naïvement prisonnière
de son terrain et de l’indexicalité extrême de ses propositions, et d’autre part, un
second type d’étude de cas, sauvée par une sorte de braconnage constructionniste
raccordant données «!micro!» et théories «!macro!». N’est-on pas ici en présence
d’une conception stéréotypée de ce que peut être une généralisation sociologique!?
Au lieu de rapporter le particulier au général dans un mouvement d’élévation du
micro au macro, nous cherchons le fondamental dans l’unique, dans un mouvement
inverse de plongée au cœur du matériau, partant de données brutes et foisonnantes
jusqu’aux aux dimensions les plus élémentaires des conduites qu’elles exhibent, et
aux tensions travaillant ces données de l’intérieur. Nous nous intéressons aux
«!intensions!» de notre cas, plutôt qu’à ses extensions.
Cette enquête sur le fondamental s’appuie elle aussi largement sur une littérature
théorique, de sorte qu’il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’une démarche strictement
field-driven. Est-elle pour autant theory-driven!? Et si cette question était vaine (Berger,
Cefaï & Gayet, 2009, à paraître)!:
Les données ne sont pas pour nous des vignettes d’illustration d’une théorie,
pas plus que nous ne croyons dans la possibilité de court-circuiter les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
138
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
perspectives théoriques pour atteindre des faits bruts. On ne sort pas du
cercle herméneutique.
Notons que ces théories, dont la lecture sensibilise notre compréhension de la
sociation politique et des compétences de concertation, ne se présentent pas comme
des modèles explicatifs ou normatifs prêts à l’emploi. Par exemple, et nous avons
suffisamment insisté sur ce point à l’occasion du chapitre 1, l’intention guidant notre
étude de cas n’est pas d’affiner, sur base de données empiriques, le modèle de l’agir
communicationnel et de la politique délibérative de Jürgen Habermas. Plutôt, nous
puisons dans des théories descriptives, nous empruntons un langage de description
varié aux plus fins observateurs de la vie sociale!: la sociographie écologique
développée par Erving Goffman et ses meilleurs lecteurs français (I. Joseph, D. Cefaï,
A. Ogien, B. Conein...), les pragmatismes de Charles S. Peirce, John Dewey, George
H. Mead, Ludwig Wittgenstein, John L. Austin, la phénoménologie de Maurice
Merleau-Ponty, la sociologie de la perception et de la vigilance de Francis
Chateauraynaud, l’ethnographie de la communication de John J. Gumperz, Dell
Hymes et Alessandro Duranti, etc. Ces théories étiquetées «!micro!» nous apprennent
que l’action conjointe s’appuie sur une pluralité d’accords et est normée à plus d’un
titre. Ces différentes contributions, chacune débordée à sa façon par le format
complexe de la compétence de concertation, permettent, prises ensemble, de
multiplier les canaux de description de cette compétence et d’en considérer les
différentes facettes (compétence de cadrage, compétence de rassemblement,
compétence d’interlocution, compétence de resituation...). Au final, les personnes
suivies dans notre étude de cas ne constituent pas un échantillon statistique. Ici,
l’échantillonnage est théorique. Il ne porte pas tant sur les caractéristiques des
personnes que sur la variété de leurs engagements et sur les différentes facettes des
situations qui organisent ces engagements.
3.1.1.2. Pourquoi ce cas!?
En vue d’étudier ce phénomène, pourquoi nous sommes-nous tournés vers
l’observation de processus de concertation tels qu’ils se présentent en Région de
Bruxelles-Capitale, dans les programmes de rénovation urbaine nommés Contrats de
quartier!? Je voudrais ici développer une série de caractéristiques, les unes communes
au dispositif de concertation des Contrats de quartier en général, les autres propres au
Contrat de quartier Callas en particulier, et qui m’ont semblé particulièrement
intéressantes pour l’étude des compétences de concertation. Les quatre premières
concernent un certain souci de réalisme. Avec les Contrats de quartier et leurs
Commissions Locales de Développement Intégré (CLDI), je me suis tourné vers une
forme de participation citoyenne très «!cadrée!» et fortement contrainte –comme nous
le verrons dans les chapitres 4 et 5– mais en même temps bien concrète et porteuse de
résultats en termes de revitalisation urbaine!; plutôt que vers des dispositifs peut-être
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
139
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
plus souples et plus innovants, plus facilement reconnus comme «!bonnes pratiques
de participation », mais souvent moins directement en prise sur la définition d’actions
publiques tangibles2.
a) La présence d’enjeux réels et variés
Premièrement, ce dispositif de participation et de concertation autour de la
revitalisation de quartiers urbains présente donc des enjeux significatifs, en termes de
résultats. Dotés de budgets conséquents –dix millions d’euros en moyenne par
programme et par quartier–, les Contrats de quartier ont un impact réel et visible sur
les zones les plus fragilisées de Bruxelles. On ne peut alors pas parler, dans le cas des
Contrats de quartier, d’une participation citoyenne abstraite, qui constituerait
vaguement une fin en soi. Derrière ce travail de rencontre, de rassemblement et de
dialogue, c’est indéniable, il y a des implications concrètes qui concernent une large
population (Cohen, 2008!; Berger, 2009).
Par ailleurs, ces programmes de revitalisation, en visant un «!développement
intégré!», traitent d’une diversité de questions urbaines à l’échelle d’un quartier!:
logement, patrimoine, espaces publics et espaces verts, équipements sociaux,
économiques, culturels, sportifs, etc. Nous imaginions que, dans les Contrats de
quartier, le travail démocratique de discussion et de priorisation ne porterait pas
simplement sur tel ou tel projet particulier, mais sur un ensemble de questions
urbaines et de biens communs, un ensemble de manières de voir et de faire la ville.
Comme l’indique Laurent Thévenot, «!les aménagements de la nature sont, dans
l’éventail des causes de dispute, parmi celles qui suscitent la plus grande variété de
modes d’argumentation et d’intervention pour soutenir ou contrer les projets!»
(Thévenot, 1996, p.127). Au-delà de la présence de sommes relativement importantes
laissant présager des réalisations ayant un certain impact sur le développement du
quartier, c’est cette variété des enjeux en présence et des manières de les défendre qui
semblait faire des Contrats de quartier un terrain d’observation privilégié de la
discussion publique et du jeu démocratique, à une échelle locale.
b) Une temporalité et une logique de projet
Le Contrat de quartier, contrairement à d’autres initiatives de participation plus
éphémères (consistant par exemple en un seul et unique événement), mais
2
Ce choix explique en partie la divergence de résultats entre ce qui sera développé dans la présente thèse
et les «!compétences citoyennes!» identifiées par Julien Talpin dans son étude de différents budgets
participatifs européens (voir par exemple Talpin, 2009). Connectés d’une manière moins nette à des
initiatives concrètes d’aménagement, appliqués sur des entités urbaines plus larges et dotés d’enveloppes
moindres que celles des Contrats de quartier, ces «!budgets participatifs!» semblent offrir des lieux
davantage propices à la discussion que ceux que nous avons observés. L’expérience des budgets
participatifs invite Talpin à montrer davantage d’optimisme que nous ne le ferons, et à développer une
approche plus «!émergentiste!» que la nôtre, dans l’analyse de compétences citoyennes saisies dès lors
sous un angle plus purement discursif que pratique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
140
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
contrairement aussi à des formes de participation plus permanentes (comme c’est le
cas des Neighborhood Councils américains), se déploie dans la temporalité
progressive d’un projet, a une durée déterminée, découpée en phases, avec un début et
une fin bien identifiables. Pendant la première année du Contrat de quartier,
l’ensemble des acteurs rassemblés se trouvent embarqués dans une aventure
commune qui pointe vers la détermination, à moyen terme, d’options concernant la
revitalisation d’un quartier. Cette logique de projet, où la concertation progresse dans
le temps (d’une phase de lancement à une phase de diagnostic, puis d’une phase de
priorisation des enjeux à une phase de sélection des projets), où l’on n’attend plus des
participants lors d’une phase avancée du projet ce que l’on attendait d’eux lors de la
phase initiale, nous permet de considérer pleinement et dans leur dynamique
l’ensemble des «!dispositions à suivre!» que sont tenus de manifester les citoyens qui
s’engagent dans le processus de concertation3. Dans les Contrats de quartier,
«!suivre!» ne consiste pas uniquement à se montrer attentif ou perceptif par rapport à
une action en cours, mais à montrer simultanément des aptitudes de mémoire et
d’anticipation, des capacités à recadrer l’action en cours par rapport à des séries
d’événements passés et à venir.
Au-delà de cette temporalité de projet qui nous permettait d’aborder la concertation
dans un Contrat de quartier comme une expérience unitaire, dotée d’un début et
d’une fin, les finalités pratiques d’un tel projet nous ont aidé à comprendre que les
«!compétences de concertation!» ne pouvaient être réduites à de simples aptitudes
argumentatives ou à des facultés à s’engager dans un débat d’idées. Considérer la
participation des citoyens à un travail politique de longue haleine porteur d’enjeux
réels, s’intéresser à leur insertion dans une commission se présentant davantage
comme un «!collectif de projet!» que comme un «!forum!» ou un «!espace de
dialogue!», nous invitait à étudier leurs engagements comme des formes concrètes de
coopération, de collaboration.
c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique
Dans l’espace pluraliste du Contrat de quartier, les citoyens conviés à participer ne
représentent qu’une catégorie de participants parmi d’autres participants concernés à
différents titres!: élus communaux, fonctionnaires régionaux, experts urbanistes,
coordinateurs, secrétaires, représentants d’associations locales... Contrairement à ce
que l’on peut observer dans d’autres espaces de participation, réduits à un groupe de
pairs ou à une confrontation polarisée entre deux catégories d’acteurs, l’espace public
pluraliste du Contrat de quartier permet d’envisager les compétences citoyennes qui
nous intéressent dans tout ce qu’elles ont de spécifiques, dans le contraste qu’elles
offrent à voir avec les compétences mobilisées par les autres acteurs du processus qui
doivent, eux aussi, tenir leur partition.
3
Cf. chapitre 2 et chapitre 6.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
141
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Mais, par ailleurs, contrairement à d’autres dispositifs de participation où les
participants se retrouvent dans un espace pluraliste «!entre égaux!», le processus de
concertation du Contrat de quartier ouvre sur un espace clairement dissymétrique,
dans lequel les représentants d’autorités politique, administrative et technique sont
bien présents et partie prenante de la démarche. Dans cet espace où sont traités des
problèmes d’aménagement du territoire d’une haute complexité, où sont mises en jeu
des sommes importantes, ce sont ces acteurs qui initient la concertation, prennent les
devants et, en définitive, les décisions!; et c’est en référence à leurs mouvements, à
leurs coups (moves)4, à leurs sollicitations que se définit l’engagement des participants
citoyens rassemblés.
d) Un dispositif pionnier
Autre spécificité, le Contrat de quartier représente en Belgique ce que l’on pourrait
appeler un dispositif pionnier dans un sens proche de celui qu’accorde Danny Trom
à ce qu’il appelle un «!cas constitutif!» (2003, p.474)!: un cas «!sélectionné en vertu de
son caractère exemplaire, qui révèle les conditions de possibilité d’un genre de
processus!». Le Contrat de quartier représentait en 1994 l’une des premières
initiatives de démocratie participative à voir le jour en Belgique. Et c’est notamment
en référence aux résultats et aux limites affichés par les Contrats de quartier
bruxellois en termes de participation citoyenne qu’ont émergé ailleurs en Belgique et
dans d’autres secteurs (santé, aide sociale, jeunesse, culture...) d’autres programmes
d’action publique prévoyant la participation de citoyens.
Ainsi, si nous devions résumer les raisons qui faisaient pour nous du Contrat de
quartier un dispositif de prédilection, nous dirions qu’il s’agit d’un dispositif de
participation pionnier en Belgique, permettant d’approcher le problème des «!engagements
profanes!» et des «!compétences citoyennes!» à partir de leur manifestation sur un espace d’enjeux
urbains concrets et significatifs à l’échelle de quartiers, un espace de projet développé sur une
durée finie, un espace pluraliste où se retrouvent l’ensemble des parties concernées par la
revitalisation d’un quartier et les différents problèmes et questions qu’elle pose, et un espace
dissymétrique où une catégorie d’acteurs a la main et où une autre catégorie d’acteurs suit et
réagit. Voici qui permet déjà de situer le programme Contrat de quartier comme un
cas d’un certain type parmi un ensemble plus large de dispositifs de démocratie
participative.
Si le Contrat de quartier représente un cas de dispositif de participation parmi
d’autres, le Contrat de quartier Callas, sur lequel nous avons décidé de focaliser
l’étude, se pose comme un cas de Contrat de quartier parmi d’autres. Quelques
4
La traduction de moves (Goffman, 1969!; 1981) par «!coups!» renforce une lecture stratégique des
échanges. Une traduction littérale («!mouvements!») n’est pas pleinement satisfaisante non plus dans la
mesure où elle ne rend pas suffisamment compte de l’interdépendance des partenaires de l’interaction, et
la manière dont un move affecte l’ensemble des positions.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
142
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
caractéristiques distinctives ayant mené à sa sélection comme notre cas unique
peuvent à nouveau être dégagées pour Callas en particulier!:
e) Accessibilité
Premièrement, le Contrat de quartier Callas s’est distingué d’autres Contrats de
quartier bruxellois par son accessibilité. Dès sa mise en route, en janvier 2004,
l’autorité communale a accepté d’inclure dans le processus de concertation, dans la
Commission Locale de Développement Intégré (ou CLDI, cf. 3.2.1.2.), l’ensemble
des habitants du quartier qui s’étaient proposés. Puis, tout au long du processus, la
table!de la concertation est restée ouverte à tout nouvel arrivant. Le travail
d’information et de communication (procès-verbaux soignés, journaux de quartier,
organisation de groupes de travail, de séances d’information et de permanences) y a
été exemplaire, au vu de ce qui se fait dans d’autres Contrats de quartier à travers la
Région bruxelloise. On dira que le Contrat de quartier Callas faire partie de ces
Contrats de quartier où les acteurs en charge –les chefs de projet et le bureau
d’études– ont joué le jeu de la participation et cherché à appliquer les mesures et
recommandations émises en la matière par le gouvernement régional. Cette
accessibilité, cette hospitalité pourrions-nous dire, s’étend également aux invités et
aux observateurs extérieurs (par exemple, une équipe de journalistes a suivi et filmé
le processus de bout en bout), et à l’enquêteur ethnographe en particulier. J’y ai en
effet bénéficié d’emblée de la confiance de l’ensemble des participants et
particulièrement de la chef de projet du Contrat de quartier Callas (Mme Charlotte
Bridel), qui m’aura ouvert de nombreuses portes!: celles des différentes scènes,
publiques, officielles ou plus informelles, du Contrat de quartier!; ce qui était
particulièrement important au vu d’ambitions affichées de «!suivre les acteurs se
suivre!» et d’investir pleinement l’arène publique se constituant autour d’un Contrat
de quartier. Cette arène n’est pas un espace-temps uniforme et homogène (Cefaï,
2002). Elle se compose par le truchement d’une série de moments et de scènes plus
ou moins publics (assemblées générales, Commissions Locales de Développement
Intégré – CLDI, groupes de travail, réunions d’information, visites de quartier,
réunions entre habitants, réunions internes entre le bureau d’études et la cellule de
coordination, comité d’accompagnement, etc.). Une réunion de CLDI par exemple
n’est ainsi que l’un des lieux où se laissent voir des phénomènes de sociation
politique et où se manifestent compétences et incompétences citoyennes. Beaucoup
de choses se déroulent en coulisse. Un laissez-passer valant pour l’ensemble –ou une
grande partie– de ces lieux était dès lors d’une valeur inestimable pour l’étude de cas.
Autre avantage exceptionnel, les acteurs communaux ont accepté de tenir à
disposition les enregistrements audio des réunions publiques et, ressource inespérée,
les retranscriptions intégrales de ces enregistrements, réalisées par la secrétaire du
Contrat de quartier suite à chaque séance. Enfin, nous avons eu accès à une large
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
143
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
documentation reprenant les procès-verbaux des réunions, des tracts, des affiches, des
lettres, mais aussi à de nombreux e-mails échangés par les différents participants au
cours du processus de concertation.
f) Dynamisme
Qualité associée à celle de son accessibilité!: le dynamisme particulier de la
concertation à l’œuvre dans ce Contrat de quartier. Jouer le jeu de la participation,
pour les acteurs communaux revient entre autres choses à organiser une série
conséquente d’événements de participation, se succédant à un rythme régulier et
selon une fréquence élevée5!: c’est-à-dire en moyenne deux réunions par mois sur la
première année de la concertation quand dans certains Contrats de quartier d’autres
communes bruxelloises, les personnes en charge du processus de concertation
n’organisent que trois ou quatre réunions par an. Ainsi, il ne suffit pas qu’un Contrat
de quartier soit largement accessible à l’observation, encore faut-il que son processus
de concertation affiche un certain dynamisme, nous montre les citoyens en action,
remisant leur engagement d’une réunion à l’autre. Il faut qu’un enchaînement
d’événements les place en position d’envisager la continuité d’un processus, leur permette de
suivre les avancées du programme de revitalisation urbaine au plus près, et par extension,
permette à l’ethnographe de «!les suivre suivre!».
Dans le cas Callas, j’ai pu collecter un ensemble de données riche et varié, j’ai eu
l’occasion d’échantillonner des conduites régulières, typiques et, en regard de cellesci, des conduites irrégulières, atypiques. La périodicité appréciable des réunions nous
laisse voir, sur près de deux ans de suivi ethnographique, des phénomènes de
répétition, la ritualisation de pratiques, l’établissement de vocabulaires et
l’affirmation de styles personnels. Le dynamisme du processus montre différences et
répétitions!; la continuité dans la régularité et la continuité dans le changement, et
par la même occasion, les deux versants de cette capacité des acteurs à donner suite à
leurs conduites passées.
g) Surgissement de problèmes
Dans le cadre du Contrat de quartier Callas, le surgissement de tensions, de troubles
puis, carrément, de situations problématiques, nous a permis, comme le voudrait une
théorie pragmatiste de la démocratie –celle de Dewey–, de saisir, au-delà des
conduites habituelles, régulières, typiques, ce processus d’apprentissage et
d’adaptation accompagnant l’enquête (Dewey, 1993) par laquelle les participants
visent à résoudre de telles situations problématiques quand ils en rencontrent. Ce
Contrat de quartier Callas nous a même montré une véritable «!affaire!»!: le projet
5
Pour plus d’informations sur l’organisation des scènes et des moments de la concertation dans un
Contrat de quartier et plus particulièrement dans le Contrat de quartier Callas, voir la deuxième section
de ce chapitre.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
144
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
controversé de l’aménagement d’un parc et d’installation d’un ascenseur urbain, qui
mobilisa la participation et focalisa l’attention d’un ensemble d’acteurs locaux de
plus en plus large et diversifié sur près de deux ans, pour s’instituer, en cours de
route, en authentique problème public (Dewey, 2003).
3.1.2. Statut et contours du cas
Une étude de cas ne présente pas seulement un cas d’un phénomène social plus
générique, elle en propose «des élaborations richement détaillées, épaisses et
holistiques!». Si ces critères de détail et d’épaisseur sont cohérents avec la démarche
ethnographique et la nécessité d’un ancrage dans les situations, que nous défendons
depuis le début du présent travail, l’étude de cas que nous concevons est holistique
dans la mesure où nous cherchons à comprendre la compétence de concertation dans
son ensemble, sous toutes ses coutures et dans la dynamique de son déploiement. Le
processus de totalisation des données collectées sur le terrain n’est pas comparatif,
monographique, ni narratif (Dodier & Baszanger, 1997), il est avant tout analytique. Il
répond d’une tentative théorique et de concepts forgés en cours d’enquête, une
théorie elle-même appuyée sur notre modèle du formatage des situations sociales et
de leur historicisation dans une expérience collective6. Il nous a paru nécessaire de
dire quelques mots de ce processus de totalisation des données, d’indiquer sa
spécificité, de saisir le statut et les contours du «!tout!» que nous avons cherché à
assembler à travers le cas «!Contrat de quartier Callas!», et les possibilités
intéressantes d’ouverture à des données issues de terrains variés que favorise notre
approche de l’étude de cas.
3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ?
Cette recherche doctorale entend témoigner de la manifestation de compétences de
concertation chez des citoyens ordinaires, telle que nous avons pu en rendre compte
à partir d’un cas!: le processus de concertation mis en place autour d’un programme
de rénovation urbaine particulier (le Contrat de quartier), appliqué dans un quartier
bruxellois lui aussi particulier (le quartier Callas). Par cette option d’enquête centrée
sur un cas, nous entendons d’abord renvoyer dos à dos certaines stratégies classiques
de recherche et d’écriture ethnographique (Dodier & Baszanger, 1997). Nous
renonçons à une ambition comparative, qui viserait à déployer plusieurs études de cas
plus ou moins fouillées, à les aligner et à les confronter. Mais nous abandonnons tout
autant une ambition monographique, par laquelle nous prétendrions révéler, par-delà
nos analyses de situations, le schéma culturel propre à une entité collective composée
des personnes observées dans les circonstances de l’enquête!; ou encore, une
6
Cf. chapitre 2.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
145
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
démarche narrative par laquelle les éléments d’analyse ne prendraient sens qu’en
relation au récit d’ensemble que l’enquêteur est capable de tirer de ses observations. Il
nous faut d’emblée nous expliquer sur ces choix épistémologiques et
méthodologiques. Dans un second temps, étant entendu, comme le précisent N.
Dodier et I. Baszanger, que toute entreprise ethnographique fait face à l’exigence
d’un effort de totalisation des résultats associés à ses descriptions et analyses, il nous
faudra expliciter le type de totalité auquel nous nous référons, si celle-ci n’est pas
atteinte par comparaison, par monographie, ni même par narration. Comment
justifions-nous, dans ces conditions, le centrement sur cas unique et quel statut
accordons-nous à ce cas!?
Commençons donc par positionner notre étude de cas et son processus de
totalisation!des données, en regard d’autres approches.
a) Observation non ethnographique
Il convient de rappeler, avant toute chose, que certaines approches fondées sur des
méthodes phénoménologiques et d’observation naturelle se distinguent du projet
ethnographique dans lequel nous souhaitons inscrire notre étude. Certaines rejettent
un tel effort de totalisation des données, «!le raccordement des analyses de situation à
une forme de tout!» (Dodier & Baszanger, 1997). On reconnaît ici typiquement
l’ethnométhodologie de H. Garfinkel ou l’analyse conversationnelle de H. Sacks et
E. Schegloff. D’autres parmi ces approches observationnelles se posent comme «!non
ethnographiques!» non pas tant par l’absence d’effort de totalisation des données que
par le faible attachement ou l’absence d’ancrage de ces données à un terrain
spécifique et identifiable. C’est le cas pour les travaux de pragmatique linguistique,
suite à Austin, ou ceux développés dans le cadre des théories de la cognition située de
L. Quéré, B. Conein, P. Pharo. C’est le cas également, de manière très nette, pour la
«!cadre-analyse!» goffmanienne telle que présentée dans Frame Analysis. L’ouvrage
montre, à n’en pas douter, un effort de totalisation jamais vu chez Goffman (la mise
en place d’une vaste théorie des cadres), mais l’auteur s’appuie pour ce faire sur des
méthodes critiquables (Denzin & Keller, 1981!; Schegloff, 1988), s’inspire d’une
myriade de vignettes descriptives récoltées de manière chaotique, au petit bonheur la
chance, dans des coupures de presse, les travaux de ses jeunes collègues... Le travail
présenté dans Frame Analysis (1974), qui restera son grand essai théorique, tranche en
cela avec le modèle d’enquête de sociologie ethnographique qu’était et que reste
Asiles (1968).
Ainsi donc, au-delà de l’ancrage des analyses dans des situations, du degré de détail,
de la variété et de l’épaisseur du corpus de données, la totalisation de ces données et leur
ancrage à un terrain constituent des critères permettant de qualifier
d’!«!ethnographique!» une stratégie d’enquête basée sur l’observation et la
description. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par l’un et l’autre de ces
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
146
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
critères qui trouvent une acception variable dans les différentes stratégies classiques
que nous allons présenter, et avec lesquelles nous voudrions prendre nos distances
dans le cadre du présent travail.
b) Ethnographie comparative
Pourquoi, tourner le dos à une ethnographie comparative, à un travail d’observation
misant sur la confrontation de cas multiples!? Disons que le statut fondamental que
nous avons dès le départ accordé à l’analyse microsociologique in situ, à un ancrage
du travail d’analyse dans les situations, nous a invité à privilégier l’étude approfondie
d’un cas unique à une étude de type comparatif où plusieurs cas!sont directement
confrontés les uns aux autres par une méthode consacrée. En effet, mener une telle
analyse comparative demande non seulement d’investir plusieurs terrains, mais d’être
en capacité de produire, pour l’ensemble de ces terrains des corpus de données
commensurables, d’épaisseur, d’hétérogénéité, de qualité et de fiabilité comparables.
Nous aurions certes pu développer une analyse comparative en exerçant sur
l’ensemble des terrains un travail d’enquête standardisé, moins exigeant, plus
superficiel. C’est du reste ce que nous avions commencé à faire en 2004, au début de
notre enquête. Mais rapidement, et cela malgré les différents terrains déjà investis, les
données récoltées dans le cadre du Contrat de quartier Callas nous sont apparues
d’une richesse incomparable (à l’échelle de notre recherche, bien sûr!!). Nous avons
décidé d’approfondir l’étude de ce cas autant que possible, nous astreignant à un
travail de filature exigeant et atteignant un niveau de détail dans les données qu’il
aurait été impensable –faute de temps– de reproduire sur chacun de nos autres
terrains. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, certaines
conditions rares étaient réunies, dans le cas du Contrat de quartier Callas, qui nous
ont permis de rassembler ces données exceptionnelles. Au final, l’épaisseur,
l’hétérogénéité, la qualité et la fiabilité largement supérieures des données
rassemblées dans le cadre de l’étude Callas nous interdisaient d’en faire un cas parmi
d’autres, du même statut que les autres, c’est-à-dire de déployer un dispositif
d’analyse comparative traditionnel. Nous verrons plus loin que la mise en
correspondance des données issues de terrains différents ne fut pas pour autant
écartée.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
147
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
fig.4 – Caractérisation de l’enquête ethnographique
(source!: Dodier & Baszanger, 1997, p.63).
Etudes des activités humaines
Avec approche empirique?
Non
Oui
Philosophie
Sciences sociales
Ouverture de l’observation?
Non
Oui
Enquête codifiées a priori
Enquêtes in situ
Ancrées dans un contexte particulier
(culturel, historique…)?
Non
Oui
Analyses formelles,
Ethno-méthodologie,
analyse de
conversation, cognition
située…
Ethnographie
fig.5 – Caractérisation des types d’enquête ethnographique
Ancrage (situation)
Méthodes
d'observation non
etnographiques
Ancrage (terrain)
Totalisation des
données
Légende:
La dimension est
absente
Engagement subjectif
du chercheur
Ethno-méthodologie
(Garfinkel)
Micro-sociologie
(Goffman)
Ethnographie
comparative
Ethnographie
monographique
Méthodes
d'observation
ethnographiques
Ethnographie narrative
Ethnographie
combinatoire
Ethno-pragmatique
La dimension est
faiblement présente
La dimension est
présente
La dimension est
déterminante
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
148
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
c) Ethnographie monographique
L’option d’une étude centrée sur un cas unique, tournant le dos à une stratégie
comparative, paraît nous diriger tout droit vers une étude monographique. Pourquoi
n’est-ce pas le cas ici!? Reprenons la critique que Dodier et Baszanger adressent aux
entreprises d’!«!intégration monographique!»! (1997, p.42-46)!:
La tradition ethnographique a longtemps considéré que l’on pouvait intégrer
la collection des observations ethnographiques conduites sur un terrain en les
référant à une entité collective unique!: un tout qui englobe les données, et à
l’intérieur duquel elles s’éclairent réciproquement!; un tout auquel, en même
temps, appartiennent les personnes rencontrées lors de l’enquête [... Dans
cette perspective], l’accès aux grandes lignes des cultures étudiées engage,
comme le montrent tous les manuels d’ethnographie, des méthodes pour
passer d’un ensemble hétéroclite d’observations ethnographiques à la mise en
évidence d’une culture intégrée et distinguée d’autres cultures. Du fait de sa
capacité à [...] produire [...] un discours qui fasse référence à des totalités
collectives, ce schéma a exercé pendant longtemps une grande séduction sur
les sciences sociales. Il résiste cependant mal à deux critiques. Tout d’abord,
ce schéma n’est valide que si l’on a affaire à une solidarité entre les individus
de type «!mécanique!», c’est-à-dire une société ou un groupe dans lequel les
personnes sont supposées partager les mêmes éléments de conscience
collective [...] La notion même de société ou de collectif d’appartenance
devient problématique lorsque les solidarités existantes entre les personne
s’établissent le long de réseaux sociotechniques dans lesquels les individus
coordonnent, de proche en proche, leurs activités [...] sans référence à une
commune totalité d’appartenance (Dodier, 1995). En outre, sur le plan
méthodologique!, le moment d’intégration des données dans un tout reste un
point aveugle, quasi-mystérieux, de la démarche.
Notre enquête entend se distinguer d’une perspective culturaliste, autant que du
«!micro-culturalisme!» marquant ces dernières années nombre de travaux
interactionnistes. Dans les prochains chapitres, nous ne cherchons donc pas à
rapporter nos analyses de situation à un arrière-plan culturel et à des pratiques
propres à une entité collective, dans la mesure où nous ne croyons pas qu’il soit
possible, par-delà les activités se déroulant sous nos yeux, de saisir ou de clore un tel
système culturel ou une telle entité collective.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
149
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
d) Ethnographie narrative
Ensuite, le processus de totalisation à l’œuvre dans nos analyses se distingue d’un
mode d’intégration narrative. Celui-ci s’est constitué comme stratégie de recherche et
d’écriture ethnographiques, dans la reconnaissance progressive, d’abord embarrassée
puis revendiquée, de la forte dimension subjective et biographique guidant le
processus de totalisation monographique. Nous n’associons pas davantage notre
démarche à ce «!tournant narratif!», dans lequel le récit des événements dressé par
l’auteur remplace l’arrière-plan culturel et l’entité collective de l’ethnographie
monographique, et devient l’ «!élément intégrateur!» à partir duquel interpréter les
activités décrites dans les analyses de situation (ibid, p.47). Comme le pointent N.
Dodier et I. Baszanger dans leur texte, quand dans l’ethnographie classique les
opérations de totalisation restaient mystèrieuses, dans l’ethnographie narrative écrite
par un «!je!» et portant essentiellement la description sur l’expérience de l’enquêteur,
on verse dans «!un excès de centralisation sur la personne de l’enquêteur!» (ibid.,
p.48). Par ailleurs, l’une et l’autre de ces ethnographies, mues par de fortes pulsion de
totalisation de leurs données, tendent à forcer la cohérence de leurs entités!: quand la
première dessine le schéma culturel supposé faire fond aux pratiques décrites, le
seconde clôt le travail d’enquête à travers «!la forme configuratrice, et en définitive
apaisante, du récit!» (ibid., p.53).
e) Ethnographie combinatoire
L’enquête ethnographique, dans ses différentes définitions, a imposé au travail
d’observation et de description en sciences sociales un double exercice d’ancrage des
données dans un terrain spécifique et de totalisation des données dans un propos.
Face à ce que certains nomment une «!crise de la représentation ethnographique!»
(Berg & Fuchs, 1993), l’enjeu est désormais, tout en maintenant les acquis de la
démarche ethnographique, de renouer avec un intérêt fondamental pour les
propriétés de l’action en train de se faire et réglée in situ, tel que celui qui a guidé
jusqu’ici des approches «!non ethnographiques!» comme l’ethnométhodologie de
Garfinkel et Sacks, la pragmatique d’Austin, la sociolinguistique de Gumperz et
Hymes, et bien sûr la sociographie de Goffman. Il s’agirait de réconcilier ces deux
dernières branches du schéma arborescent de Dodier et Baszanger (fig. 5), et ainsi de
ne pas sacrifier, aux exigences de l’observation participante des ethnographes, les
avancées réalisées par les ethnométhodologues, les sociolinguistes et les sociographes
en matière d’observation naturelle (Joseph & Quéré, 1993)!:
Le bon tandem méthodologique c’est celui de l’observation participante et de
l’observation naturelle. La première introduit le chercheur à un ordre de
places qu’il ne connaît pas et lui permet de comprendre ce qui fonctionne
comme «!indices de contextualisation!» dans une situation (Gumperz, 1982).
Pris dans un périmètre d’interactions, il pourra éviter les pièges de l’entretien
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
150
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
et se trouver aux côtés des individus au moment où ils réagissent à ce que la
vie leur réserve. [...] Le travail de terrain [...] a donc pour but de décrire
rigoureusement le capital procédural du parler ordinaire, la richesse des
«!mouvements!» par lesquels se construit une position. Il est indéniable, à cet
égard, que la linguistique de l’énonciation a imposé à la sociologie un
investissement considérable pour assurer la qualité ethnographique de ses
données. En contrepartie, elle l’a heureusement éloignée des délices solitaires
et des caprices conjoncturels de l’interprétation libre du vécu.
Nous sommes donc sensibles à des efforts visant à rétablir, tout en maintenant une
éthique de recherche ethnographique (3.1.3.1.), le défi théorique d’une étude plus
formaliste des structures et processus de l’activité. Le travail programmatique de N.
Dodier et I. Baszanger avance dans ce sens quand ils profilent les caractéristiques
d’une ethnographie combinatoire, à laquelle correspondent de nouvelles façons de
combiner les analyses partielles et de les raccorder à un «!ensemble!» (Dodier &
Baszanger, 1997, p.49)!:
L’intérêt [...] pour la dynamique de l’action, à travers l’observation
rapprochée de son déroulement, conduit [...] à une reformulation
conséquente des visées et de la conduite de l’enquête. L’ensemble de
référence choisi pour collecter et interpréter les événements ne se présente ni
comme un «!tout!» qu’il s’agirait de découvrir (ethnographie intégrative), ni
comme [...] configuration narrative [...] (ethnographie narrative), mais
comme une collection hétéroclite de ressources entre lesquelles les individus
doivent se déplacer. A la différence du schéma culturel, on ne présume pas
que les ressources mobilisées par les personnes dans leur conduite peuvent
être rattachées à un ensemble cohérent auquel appartiennent les personnes
rencontrées lors de l’enquête. A la différence de l’ethnographie narrative, on
sort du récit à la première personne et l’on souhaite généraliser à partir de
l’enquête. On pourrait qualifier une telle approche d’ethnographie
combinatoire.
Un peu plus loin, les auteurs précisent les incidences méthodologiques de
l’ethnographie combinatoire. En pratiquant une ethnographie combinatoire (ibid.,
p.51),
l’enquêteur n’est pas fixé sur un terrain intégré qui constituerait l’horizon
central à partir duquel il reconstituerait une entité collective. Il circule entre
plusieurs chantiers, au fur et à mesure des dimensions qui apparaissent
pertinentes [...]. S’il cherche parfois à trouver un terrain qui lui permette
d’approfondir [...], il s’attend à ce que ce terrain soit de fait plus hétéroclite
que prévu et l’oblige à prendre en considération l’intrication avec d’autres
formes d’action. Le matériel collecté s’apparente souvent à un corpus assez
vaste de données textuelles issues de sources hétéroclites.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
151
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Dans cette recherche doctorale, qui place une importance certaine dans les questions
d’ordre méthodologique, nous nous placerons dans le sillage de cette réforme de
l’enquête ethnographique proposée par N. Dodier et I. Baszanger, tout en cherchant
à l’amender à notre tour.
f) Ethnopragmatique
La définition que proposent ces auteurs d’une ethnographique combinatoire rend
bien compte de la pluralité des canaux de description que nous emprunterons dans
les chapitres suivants pour étudier les compétences de concertation que manifestent
des citoyens ordinaires dans le contexte d’assemblées participatives. Cependant, il
nous semble que Dodier et Baszanger, dans leur volonté de réinjecter dans le projet
ethnographique un intérêt pour la dynamique de l’action située et ses ressources
multiples, ne proposent au final qu’un processus de totalisation minimaliste,
renoncent plus ou moins à se donner un élément intégrateur, un tout. La démarche
ethnopragmatique que nous proposons s’envisage, premièrement, comme une
ethnographie combinatoire qui serait plus ambitieuse dans l’exercice de totalisation
de ses données (fig. 6). Il ressort du chapitre 2, consacré à préciser l’épistémologie de
cette recherche doctorale, que nous ne nous intéressons pas simplement à «!une
collection hétéroclite de ressources entre lesquelles les individus doivent se déplacer!»
(Dodier & Baszanger, 1997, p.49), mais à l’élaboration d’un modèle stratifié de la
situation d’action conjointe. Nous visons une théorie de l’action compétente en
situation qui articulerait des compétences institutionnelles à des compétences
attentionnelles (écologique, dialogique, historique). La totalité à laquelle tendrait
l’ethnopragmatique n’est pas monographique (par reconstruction d’une culture
locale, d’une entité collective faisant fond aux observations), ni narrative (par le biais
d’un récit). Elle est analytique. L’ethnopragmatique, comme nous la concevons ici,
place ses découpages en deçà du «!culturel!», au niveau des traits fondamentaux et, à
ma connaissance, panculturels de toute situation sociale (activité, coprésence,
conversation, histoire), puis s’interroge sur les rapports de renforcement ou
d’interférence qu’entretiennent les ordres grammaticaux qui y correspondent (ordre
de l’activité, ordre de l’interaction, ordre de l’histoire partagée).
Le linguiste et ethnographe de la communication Alessandro Duranti a été le premier
à introduire la notion d’ «!ethnopragmatique!»7. Dans son ouvrage From grammar to
p olitics , il définit celle-ci comme «!une entreprise analytique double,
7
Sur la base d’enregistrements et d’observations, le sociolinguiste américain étudie les connexions
pragmatiques unissant des énonciations à leur contexte d’activité et d’interaction (une cérémonie
politique villageoise samoane, le fono), et établit les contours de ce qu’il appelle «!une grammaire du
blâme et de la louange!». Elucider la spécificité d’un geste, évaluer la force illocutoire d’un acte de
langage demandent à l’auteur de confronter les données conversationnelles enregistrées et ses notes
d’observation sur l’ordonnancement spatial et temporel de la réunion, mais également de sortir des
«!parenthèses!» de la cérémonie pour considérer la vaste gamme des activités publiques ordinaires et des
environnements routiniers dans lesquels se trouvent pris ces mêmes acteurs. La voie ouverte est celle
d’une ethnopragmatique du politique (Duranti, 1994, p. 169).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
152
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
fondamentalement éclectique et interdisciplinaire, qui compte, d’une part, sur des
descriptions grammaticales détaillées, et d’autre part, sur des comptes-rendus
ethnographiques!» (Duranti, 1994). Méthodologiquement, en faisant sien un
«!principe de filature!» qui seul permet de rendre compte de phénomènes de
resituation par lesquels les acteurs se replacent constamment dans l’intrigue durable
d’une menée collective, l’ethnopragmatique affirme plus clairement son ancrage à un terrain
spécifique que ne le fait la stratégie d’enquête définie par Dodier et Baszanger. Pour le dire ainsi,
l’ethnopragmatique est ambulatoire plutôt que déambulatoire. Il n’est pas suffisant, dans le
cadre de l’enquête ethnopragmatique, de «!zapper!» incessamment d’un terrain à un
autre pour aller piocher ce qui nous intéresse à gauche et à droite, de «!circule[r] entre
plusieurs chantiers, au fur et à mesure des dimensions qui apparaissent pertinentes!»
(Dodier & Baszanger, 1997, p.51). Rappelons que nous cherchons bien à étudier un
cas, pas seulement une série de mécanismes. Nous nous engageons pour cela à suivre
les acteurs, à collecter des données à l’occasion d’un séjour prolongé sur un même
terrain, seul moyen d’appréhender les situations d’interaction comme étant prises
dans une expérience et un cours d’action qui les dépassent. L’option consistant à
choisir un terrain principal autour duquel s’organise l’étude de cas ne signifie pas un
retour à l’ethnographie classique et à l’intégration monographique. En faisant durer les
observations sur un même terrain principal, nous ne nous attendons pas à capturer une entité
collective, mais une accumulation d’expérience et un cours d’action. Le projet de
l’ethnopragmatique telle que nous la définissons n’est pas de rapporter des situations
d’interaction à un arrière-plan culturel, mais, dans le cadre d’une menée durable, à d’autres
situations d’interaction qui leur font suite ou auxquelles elles donnent suite. Le choix, pour
l’ethnopragmatiste, de «!traîner pesamment!» sur un même terrain est donc purement
méthodologique. Le terrain principal devient simplement un site d’observation
privilégié à partir duquel l’enquêteur peut d’une part étudier les différentes facettes
des «!compétences de concertation!», leur répétition, leur régularité et leur typicité,
leur émergence, leur transformation ou leur disparition, et d’autre part distinguer des
cours d’action et d’expérience ayant des horizons temporels différents (de la
concertation entendue comme écologie dynamique en train de s’organiser et de
progresser sous nos yeux, ici et maintenant, à la concertation entendue comme une
menée s’étalant sur plusieurs mois ou davantage).
Nous espérons avoir fait apparaître avec suffisamment de clarté le «!processus de
totalisation!» propre à l’éthnopragmatique!: un processus à la fois combinatoire (la
compétence de concertation ne peut être saisie qu’à travers la pluralité de
compétences de contextualisation qu’elle combine) et ambulatoire (la compétence de
concertation ne peut être saisie qu’en suivant les acteurs sur les différentes scènes et
les différentes moments d’un même processus de concertation).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
153
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?
L’une des différences entre une ethnographie monographique et l’enquête dans
laquelle nous nous lançons réside dans la prise en compte de la contingence des
observations et de l’inscription des résultats dans les limites temporelles et spatiales
de l’enquête. Le cas se définit en fonction d’un découpage dans l’espace et dans le
temps proposé par l’enquêteur. Un tel découpage est pratiqué en regard de certaines
considérations d’ordre théorique et d’autres d’ordre pratique. Ainsi, pour le cas qui
nous intéresse, le Contrat de quartier Callas, devant l’impossibilité de couvrir les
quatre années du processus de concertation, nous avions choisi de suivre les acteurs
sur l’ensemble de la première année du processus, l’année de «!programmation!», une
première phase déterminante et éminemment politique, au cours de laquelle sont
décidées les grandes options concernant la revitalisation du quartier. Suivre les
acteurs sur une année entière, d’une part, nous donnait le temps nécessaire pour
considérer la dynamique d’enchaînement des réunions, pour pratiquer un
échantillonnage des conduites, repérer leur régularité d’une réunion à l’autre, et
d’autre part nous permettait de saisir une phase de la concertation dans son unité et
sa totalité (la phase de «!programmation!»), avant que les acteurs n’entament une
phase ultérieure du processus (la phase de «!mise en œuvre!»). Cependant, les réalités
du terrain résistent au découpage que leur proposent les calendriers officiels. Ainsi, à
Callas, pour cause de profonds désaccords entre les participants et face à la
désapprobation d’un projet particulier par un groupe d’habitants et de représentants
d’association, la phase de programmation, au lieu de s’achever après un an (c’est-àdire en décembre 2004), s’est en pratique étendue sur les deux premières années du
processus. Dans notre volonté de couvrir cette phase dans son ensemble, nous avons
prolongé l’observation jusqu’en octobre 2005. En un sens, nous pourrions dire que notre
enquête ethnopragmatique s’est prolongée aussi longtemps que les participants du Contrat de
quartier Callas ont mené leur enquête sur les problèmes nés au cours de la programmation de ce
Contrat de quartier, dans le sens que J. Dewey donne à l’enquête, «!spécifiée comme
éclairage et résolution tâtonnante d’une situation problématique!» (Stavo-Debauge &
Trom, 2004). Ce n’est que suite à une dernière réunion-clé d’octobre 2005 que le
processus bascula véritablement dans une phase de mise en œuvre.
Couvrir cette phase de programmation signifiait, d’abord, assister à quinze des seize
réunions publiques de concertation entre janvier 2004 et octobre 2005. Cependant,
nous savons, comme l’a conceptualisé Daniel Cefaï (2002), qu’un processus de
concertation comme celui que montre le Contrat de quartier ne se développe pas
dans un espace-temps public linéaire, homogène et uniforme, mais s’étale et se
disperse dans une arène plus vaste, en un archipel de scènes et sur une multiplicité de
lignes temporelles. Ainsi, dans les limites de nos possibilités, et dans les limites de
notre accès à ces lieux, nous avons poursuivi l’observation sur une série de scènes
plus ou moins officielles, et jusqu’aux plus informelles. Sur les 31 réunions observées
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
154
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
dans le cadre de l’étude Callas, à côté des 15 réunions publiques officielles, nous
avons assisté à 16 autres réunions plus informelles - dont 7 réunions de groupes de
travail - associées au processus de concertation du Contrat de quartier Callas.
Nous avons insisté à plusieurs reprises sur l’importance qu’il y avait d’intégrer les
analyses de situations que nous pouvions tirer d’observations ciblées à un processus,
continu et prolongé, d’enquête et de filature ethnographiques. Il ne s’agit pas
simplement de multiplier et de juxtaposer les analyses de situations. Il est plus
intéressant que ces observations et ces analyses suivent une expérience dans sa
progression, d’une réunion à une autre, d’une phase de la concertation à une autre,
d’une scène de la concertation à une autre. Rendre explicites les contours de l’espacetemps plus large de l’enquête à l’intérieur duquel nos analyses de situations trouvent
leurs extensions représente un geste nécessaire.
3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques?
Dans l’étude que nous proposons, le travail de comparaison et de recoupement des
données s’est fait d’abord et avant tout à l’échelle d’un seul et même terrain. Le
Contrat de quartier Callas constitue bien le cas central de notre enquête
ethnopragmatique, celui pour lequel il a été possible d’associer des techniques
d’observation naturelle et de description détaillée à un travail de filature, à une
ethnographie de fond menée sur un temps long et continu (31 réunions observées
entre janvier 2004 et octobre 2005). Il s’agit ici de nos données les plus complètes, les
plus élaborées, les plus épaisses!; des données qui, au sein de notre matériau
ethnographique d’ensemble, seraient de «!niveau 1!».
fig.6 – Les terrains de l’ «!étude centrée sur un cas!»
niveau 3:
Autres dispositifs
de participation citoyenne en Belgique
(urgence sociale et santé)
52 réunions (2005-2007)
niveau 2:
Autres Contrats de quartier
commune B, commune C
23 réunions (2004-2005)
niveau 1:
Contrat de quartier
Callas
commune A
31 réunions (2004-2005)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
155
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Au-delà du Contrat de quartier Callas, situé dans une commune A, l’enquête de
terrain s’est prolongée dans les processus de concertation de trois autres Contrats de
quartier bruxellois situés, pour les deux premiers, dans une commune B (C.d.Q. Reine
Fabiola, 6 réunions – C.d.Q. Lemont, 8 réunions) et pour le troisième, dans une
commune C (C.d.Q. Collège, 9 réunions). Ces données, récoltées elles aussi en 20042005, seront dites de «!niveau 2!». Une série de situations, dégagées d’un travail
d’observation dans ces autres Contrats de quartier bruxellois, seront mobilisées au
gré de notre étude, pour les éléments particulièrement pertinents qu’elles pourront
apporter à une analyse des engagements profanes et des compétences de
concertation.
Au-delà, nous aurons parfois –plus rarement– recours à des exemples issus
d’expériences et de dispositifs de participation extérieurs aux Contrats de quartier,
extérieurs même au champ du développement urbain. Ces données ont été recueillies
dans deux dispositifs facilitant la participation des «!usagers!», pour l’un, dans le
domaine de l’urgence sociale (assemblées réunissant des personnes sans domicile
fixe, des travailleurs sociaux, des psychologues, des bénévoles), pour le second, dans
le domaine de la santé (assemblées réunissant des malades, des personnes du monde
médical ou pharmaceutique, des responsables politiques). Il s’agit de données de
«!niveau 3!» qui ne seront mobilisées que pour les situations parfois extrêmes qu’elles
montrent, et les contrastes intéressants qu’elles offrent par rapport aux formes de
concertation observables dans le milieu des Contrats de quartier bruxellois et, de
manière plus générale, dans le cadre de l’urbanisme participatif.
Au final, notre dispositif d’enquête se positionne à mi-chemin entre un dispositif d’
«!étude de cas!» et un dispositif d’ «!ethnographie combinatoire!», tel que proposé et
défendu par Dodier et Baszanger. C’est pourquoi je propose de parler d’une étude
centrée sur un cas, dans laquelle toute analyse menée sur des terrains périphériques ne
prend son sens que par sa capacité à éclairer ou à compléter le cas central. C’est dans
ce jeu entre comparaisons de situations internes au cas et comparaisons avec des
situations externes au cas que progresse le processus de totalisation ethnographique.
3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas
Le potentiel de génération théorique et de généralisation d’une enquête
ethnopragmatique centrée sur un cas réside, de manière paradoxale, dans le fait
qu’elle se présente comme une «!science du particulier!» (Darbo-Peschanski, 1987).
Contrairement à ce que proposent les ethnographies les plus subjectivistes, nous
n’entendons pas renoncer à la qualité scientifique et objective de notre enquête, à la
possibilité de généraliser ses résultats. En intégrant les apports de l’
«!interactionnisme réaliste!» de Goffman et de la pragmatique linguistique, nous
préférons au discours sociologique une science de la description sérieuse, une
sociographie, et cherchons à adopter une posture naturaliste qui minimiserait les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
156
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
inférences interprétatives vis-à-vis des interactions sociales observées (Becker, 2002).
Nous cherchons en définitive, par la description d’un grand nombre de séquences, à
dégager les différentes composantes de la compétence de concertation et la structure
formelle des situations!; une structure qui resterait valable pour un ensemble
indéterminé d’expériences démocratiques faisant appel à la participation de citoyens
ordinaires. Cependant, contrairement à Goffman, il nous apparaît qu’une science
visant à dégager les formes de l’action (la dimension pragmatique dans
ethnopragmatique) n’est possible qu’au travers d’études de cas, d’enquêtes ancrées
dans les réalités contextuelles de terrains spécifiques (la dimension ethno dans
ethnopragmatique). Ce travail, comme le disent bien N. Dodier et I. Baszanger, vise
à produire une jurisprudence ethnographique, interrogeant l’universel à la lumière de
la singularité d’un cas (1997, p.42)!:
Quel est le statut de ce contexte particulier dans lequel se déroule l’enquête!?
Comment est délimité ce cadre qui n’est pas celui de la situation hic et nunc,
et qui n’est pas celui d’une humanité saisie en toute généralité à travers les
priorités fondamentales de toute activité!?
Suivre les acteurs d’un processus de concertation particulier, multiplier les
observations et les descriptions à l’aide d’un outillage analytique «!micro!» et sensible
au langage, rester attentifs aux aspérités des interactions sociales et ouverts aux
surprises qu’elles nous réservent permet à l’étude de cas ethnopragmatique de
proposer de petites découvertes théoriques. Celles-ci apparaîtront sûrement dérisoires aux
sociologues désireux de maintenir le «!S!» majuscule de Socio, voire le «!L!» majuscule
de Logos. Elles pourront, gageons-le, apparaître pertinentes à une série d’autres
lecteurs, peut-être aux individus ayant fait l’expérience de ces assemblées
participatives et à ceux en quête d’éléments leur permettant d’affiner la procédure,
l’animation et la réglementation des processus de concertation publique en Belgique
et ailleurs.
3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes
Le point précédent nous a permis de positionner la stratégie de l’étude de cas (ou de
l’étude centrée sur un cas) et de clarifier la posture ethnopragmatique par rapport à
d’autres disciplines –ethnographiques ou non ethnographiques– d’observation des
pratiques sociales. Nous avons précisé le processus de totalisation des données qui lui
était propre, un processus analytique plutôt que monographique ou narratif. Voici
venu le moment de nous pencher sur les méthodes utilisées dans notre enquête pour
la récolte et l’analyse de ces données.
Selon les trois critères proposés par D. Snow et D. Trom, l’étude de cas ne se
distingue pas seulement par le fait qu’elle élabore (i) un exemple ou une variante d’un
phénomène social plus générique, (ii) qu’elle le fait de manière détaillée et holistique,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
157
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
mais aussi (iii) par une triangulation de méthodes d’enquête multiples. Afin de tirer le
maximum du cas, de le couvrir dans son ensemble, s’appuyer sur une seule méthode
et un seul type de données est insuffisant (Snow & Anderson, 1991, p.158)!:
Notre argument principal est que la réalité sociale est trop complexe et
multidimensionnelle pour être correctement appréhendée par une seule et
unique méthode. Donc, plutôt que de discuter des avantages d’une méthode
sur une autre [...], il est préférable de combiner des stratégies multiples de
manière à ce qu’elles se complètent l’une l’autre et remédient l’une l’autre à
leurs limites respectives.ii
En travaillant uniquement à partir d’entretiens, uniquement à partir d’observations in
situ, uniquement à partir d’enregistrements de conversations, uniquement à partir de
données textuelles, uniquement à partir de statistiques, il nous serait impossible de
saisir la «!compétence de concertation!» dans toute sa complexité. Tout en assumant
un parti pris initial, qui nous a conduit à placer les données d’observation au
fondement de notre méthode d’enquête, nous avons visé une hybridation du
matériau et, comme l’indiquent les auteurs, une triangulation des méthodes de
recueil et d’analyse.
La triangulation des méthodes et l’agencement de données hétérogènes ne
constituent ni une technique d’enquête stabilisée et codifiée, ni une approche tout à
fait neuve. Si, d’une part, il n’existe aucune recette pour réussir cet assemblage
méthodologique, s’il ressort à l’initiative de l’enquêteur de s’adapter au mieux au cas
particulier qu’il étudie et aux multiples ressources que le cas offre pour se laisser
étudier, on peut dire que, d’autre part, l’enrichissement mutuel de méthodes variées
constitue une caractéristique de l’ étude de cas depuis ses origines (Cefaï, 2003,
p.511):
«!La case study a été le mot d’ordre, le canon méthodologique et le format
d’enquête de prédilection de la première vague de l’Ecole de Chicago […].
L’étude de cas a été confrontée et combinée avec l’analyse statistique. Ce
serait pourtant une erreur de projeter sur ce clivage l’opposition entre
qualitatif et quantitatif […] comme les représentants de l’interactionnisme
symbolique l’ont formulée plus tard, quand ils se battaient contre la
prévalence de la survey research […]. L’étude de cas incluait des recensements
et des tabulations, au service d’analyses écologiques [...]!».
Dans les pages qui suivent, nous proposons de présenter le panachage de méthodes
auxquelles nous avons eu recours. Nous cherchons à les articuler, les unes en regard
des autres, afin de faire ressortir toute la spécificité de la stratégie d’enquête mise en
place pour notre étude centrée sur le cas «!Contrat de quartier Callas!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
158
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste
a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature ethnographique.
Avant de présenter les méthodes de l’étude de cas à proprement parler, il me semble
important de dire un mot des enjeux éthiques auquel sont associées à la fois la récolte
de données ethnographiques et l’analyse détaillée des conduites, qui, en tranchant
avec des formes d’analyses standardisées, vise à coller le mieux possible à leur
occurrence en situation (Dodier & Baszanger, 1997, p.41)!:
La notion d’approche ethnographique correspond à une manière d’aborder
la tension constitutive des enquêtes in situ!: plus un enquêteur accepte de
sacrifier l’exigence de standardisation du recueil de données à l’ouverture
aux aléas de l’observation, plus il agit en ethnographe. [Les auteurs poursuivent
en note de bas de page] Cette dualité de base de l’ethnographe a, au-delà de
cette dimension épistémologique, des aspects moraux. Pour satisfaire un
principe d’ouverture qu’il pousse délibérément assez loin, l’ethnographe doit
greffer son enquête sur les dispositifs déjà existants de l’activité.
Contrairement au chercheur qui canalise les entités pour les faire venir dans
son laboratoire, l’ethnographe sort de son laboratoire et cherche à rendre son
activité de recueil de données compatible avec ce dans quoi sont engagées les
personnes par ailleurs.
Un tel «!engagement ethnographique!» (Cefaï et. al, 2009) implique en premier lieu,
je pense, une éthique microsociologique, par laquelle le sociologue se montre
scrupuleux dans ses analyses et fidèle à ses observations, toujours prêt à revenir sur
son cadre théorique pour le modifier. Ce souci du détail et de l’infinitésimal est bien
sûr présent chez Goffman, qui en cherchant à défendre son «!observation naturaliste
non systématique!», n’a pas de mots assez durs pour qualifier les recherches
standardisées, qu’il s’agisse de la sociologie du survey ou des manipulations
expérimentales en psychologie sociale!(Goffman, 1973, p.17-18):
Il est donc certain que la méthode à laquelle je recours souvent –
l’observation naturaliste non systématique – est très sérieusement limitée.
J’affirme pour ma défense que les méthodes de recherche traditionnelles
employées jusqu’à présent dans ce domaine ne le sont pas moins à leur
façon. En dépit des dénégations, les caractéristiques de leur exécution ne
garantissent pas de prime abord la solidité supposée des découvertes ; dans
chaque cas, il faudrait une nouvelle étude pour déterminer à propos de qui
et de quoi les résultats sont vrais. Les variables qui apparaissent ont
tendance à être de pures créatures des modèles de recherche qui n’ont
aucune existence en dehors de la pièce où se trouvent les appareils et les
sujets, sauf, peut-être, brièvement, lorsque, la situation étant prise comme un
« scénario », on la recrée sous des auspices favorables et un ciel clément. On
forge des concepts dans la foulée pour arranger les choses de telle façon
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
159
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
qu’on puisse faire passer des épreuves et mesurer les effets d’une variation
contrôlée d’un genre quelconque, et le caractère scientifique de tout cela est
assuré par le port de blouses blanches et l’argent du gouvernement. L’étude
commence par « Nous supposons que... », continue par une discussion
complète des déformations et des limites du modèle proposé, donne les
raisons pour lesquelles ces déformations et ces limites ne sont pas
rédhibitoires et se termine par un nombre appréciable de corrélations
significatives satisfaisantes qui tendent à confirmer certaines des hypothèses;
comme s’il était aussi simple de découvrir des structures dans la vie sociale.
Cela fait penser à de la magie blanche : si vous accomplissez tous les gestes
imputables à la science, la science apparaîtra. Mais elle n’est pas apparue.
(Cinq ans après leur publication, beaucoup de ces études rappellent les
expériences que font les enfants avec une boîte du petit chimiste : « Suivez
les instructions et vous deviendrez un vrai chimiste, comme sur la
photographie »). Ces méthodes n’ont ouvert aucun domaine à l’étude
naturaliste. Aucun concept n’a émergé qui renouvelle notre vision de
l’activité sociale. Aucune charpente n’a été édifiée qui soutiendrait un
nombre toujours plus grand de faits. Notre compréhension du comportement
ordinaire n’a pas augmenté, mais bien notre éloignement.
Toutefois, l’éthique ethnographique ne se limite pas au scrupule microsociologique
dont Goffman se fait fort face à ses adversaires, dans ces lignes mordantes en
introduction aux Relations en public. Aussi brillant qu’il soit, ce bijou d’ironie –un
parmi d’autres chez l’auteur– finit par irriter. Qu’il se fasse le pourfendeur des
sociologies les plus ridiculement scientistes, les plus inaptes à «!renouvele [r] notre
vision de l’activité sociale!», très bien. Le problème, chez Goffman, chez ce Goffman
qui se proclame naturaliste, réside dans la pauvreté relative de ses propres données
d’observation. Ainsi, l’«!ethnographie sérieuse!», dont il se fait le chef de file dans
Interaction Rituals (1967, p.3) ne paraîtra pas très «!sérieuse!» aux chercheurs
sacrifiant, bien davantage que Goffman, au travail exigeant de l’observation
participante et de l’enquête de terrain en général8. Nous l’écrivions précédemment, le
travail ethnographique de Goffman s’est arrêté à Asiles. Son travail ultérieur, pour
génial qu’il soit, relève d’une sociographie pratiquée à partir de vignettes et de
données souvent problématiques, comme des coupures de journaux. Goffman, à vrai
dire, n’avait cure du statut de ses données, et ceux qui ont osé une critique sur ce
point se sont vus brusquement rembarrés par une prose autoritaire –voir sa Réplique à
Denzin et Keller (1989). On traitera rapidement de deux critiques méthodologiques
pouvant être adressées à Goffman, deux façons de montrer que son «!ethnographie!»
n’est pas aussi «!sérieuse!» qu’il le prétend.
C’est certain, quand il parle d’«!ethnographie sérieuse!», Goffman fait allusion au
recours à l’observation naturaliste, à la description détaillée des interactions sociales
8
Je remercie Pierre Lannoy d’avoir attiré mon attention sur cette prétention de Goffman quand il
labellise une «!ethnographie sérieuse!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
160
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
et de leur caractère formel, à une rigueur analytique, davantage qu’à la qualité de ses
données et à leur ancrage dans des terrains spécifiques. Or il se trouve que sur ce
point fort qu’il revendique, l’approche naturaliste, Goffman est tombé sur plus
costaud que lui, en la personne d’un conversationnaliste comme Emmanuel
Schegloff. Si l’œuvre de Goffman a constitué une source d’inspiration certaine pour
H. Sacks et E. Schegloff, son travail d’observation et de description manque à leurs
yeux considérablement de rigueur, et les «!données!» sur lesquelles il s’appuie Schegloff place des guillemets à données - ne sont pour eux rien moins que détaillées.
Goffman mort, Schegloff lui adressera une critique bienveillante, mais sévère –la
sévérité n’étant pas la dernière «!qualité!» des conversationnalistes (Schegloff, 1988).
Selon Schegloff, dans son objectif naturaliste et antipsychologiste, celui visant à saisir
par l’analyse non pas les hommes et leurs moments mais les moments et leurs hommes,
Goffman échoue. Faute de données suffisamment solides –i.e. des conversations
enregistrées et retranscrites en détail– l’analyse goffmanienne des interactions
échappe à la description pure et développe en sous-main une psychologie de
l’individu et un déterminisme de l’intérêt individuel. Par contraste, les
conversationnalistes œuvrent, selon Schegloff, à des analyses purement formalistes et
dépersonnalisées, mettent en lumière des mécanismes fondamentaux, la
«!machinerie!» des tours conversationnels. Nous choisissons ici de rejeter cette
critique, comme le fit en son temps Isaac Joseph, en résistant aux rengaines
épistémologiques des ethnométhodologues (2003) et à leurs attaques mettant en
doute la rigueur et le détail des analyses de Goffman. Ce dernier a eu le mérite, je
pense, de chercher à inscrire son travail d’observation naturelle et de description
naturaliste dans un processus de totalisation analytique et de production théorique.
S’il s’est refusé à se centrer sur les mécanismes de l’interlocution avec le pointillisme
des conversationnalistes, c’est pour la replacer dans le jeu plus général des rencontres
de face-à-face et des activités. Par rapport à la stratégie de recherche que nous nous
sommes fixée, c’est-à-dire une étude centrée sur un cas et recherchant la triangulation
des méthodes d’analyse, la finesse d’une sociographie d’inspiration goffmanienne
reste considérable.
Dans le cadre de l’enquête que nous envisageons, une seconde critique pouvant être
adressée à Goffman (mais également aux conversationnalistes et aux
ethnométhodologues) apparaît plus pertinente!: celle qui déclarerait que son
ethnographie n’est qu’à moitié sérieuse, et n’est d’ailleurs pas vraiment une
ethnographie, dans la mesure où l’ «!observation naturelle!», pour fine qu’elle soit,
n’est pas couplée à une démarche d’ «!observation participante!». Ce «!bon tandem
méthodologique!» (Quéré & Joseph, 1993) définirait l’ethnopragmatique comme une
ethnographie sérieuse et rigoureuse à plus d’un titre. A côté du sérieux avec lequel le
chercheur produit ses descriptions naturalistes et ses analyses microsociologiques en
laboratoire, celui-ci est également tenu de montrer une compétence et un sérieux à
mener une enquête de terrain, à se plier aux contraintes de l’observation participante
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
161
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
en se mêlant aux différents protagonistes, en les suivant de près dans leurs
déplacements et à travers les multiples épisodes de la concertation. En effet, une
enquête ethnographique ne peut consister seulement en une accumulation et à une
juxtaposition d’analyses de situations déconnectées les unes des autres. Celles-ci sont
combinées les unes avec les autres analytiquement (ce que Goffman fait en virtuose),
mais également reliées les unes aux autres par une inscription sur un même terrain et
par un travail de filature (ce que ne fait pas Goffman), ce fil ethnographique qui est
pour le chercheur ce que les faisceaux d’expérience traversant les situations sont pour
les acteurs. Rappelons ici que ce fil tendu entre les situations n’est pas forcément
narratif. Plutôt que d’intégrer les situations du processus de la concertation dans un
récit bien ficelé, nous chercherons plus simplement à les «!aligner!» de manière à
comprendre comment, d’elles-mêmes, des situations de concertation se donnent suite
les unes aux autres et résonnent les unes dans les autres.
Cette double exigence, qui a trait à l’acuité de l’observation naturelle, d’une part, et à
la fécondité de l’observation participante, d’autre part, a un prix!: l’étude de cas
ethnopragmatique se révèle très gourmande en temps. Les ethnométhodologues et les
conversationnalistes consacrent l’essentiel de leur temps à rechercher, à retranscrire
et à décortiquer des données extrêmement détaillées, mais ne se soucient guère des
réalités de l’enquête de terrain. Partant, leurs analyses, certes extrêmement pointues,
n’en sont pas moins décontextualisées, en ce qu’elles arrachent les conduites à des
cours d’action et à des contextes d’expérience plus larges. Inversement, les
spécialistes de l’enquête de terrain et les adeptes de l’observation participante pris
d’une ambition monographique, cherchent à cerner un contexte culturel ou
historique tout en oubliant parfois que ce qui doit être replacé en contexte, ce sont les
conduites, et que celles-ci ne peuvent être correctement saisies qu’en faisant usage de
l’outillage analytique mis au point par les «!sociographes!» les plus méticuleux!:
Goffman, Garfinkel, Sacks, Schegloff, Gumperz, Hymes, Duranti....
L’ethnopragmatique, en adoptant un regard variablement microscopique et, disons,
mésoscopique, cumule ces efforts. Le temps passé à suivre les acteurs se suivre, à
assembler ces données hybrides et à les analyser, représente la condition à la fois
scientifique et morale d’un discours sociologique portant sur ce que les gens font et la
manière dont ils le font.
b) Résister à la bigger picture
Notre séjour prolongé sur un même terrain choisi comme cas s’est justifié en ce qu’il
permettait des analyses de situations d’une qualité supérieure, voilà tout. Quand une
enquête de type monographique privilégie une ethnographie de fond qu’elle
cherchera à l’occasion à approfondir par quelques descriptions microsociologiques,
l’enquête ethnopragmatique suit un processus inverse!: elle part d’un souci
d’observation naturaliste des situations pour intégrer ensuite les apports d’une filature
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
162
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
des acteurs sur des temps plus longs. Autrement dit, elle part de zooms goffmaniens,
pour ensuite élargir précautionneusement la focale et révéler progressivement
certains éléments précédemment hors cadre, sans pour autant chercher à atteindre
une vue panoramique. Dans la mesure où nous avons choisi de nous intéresser sans
compromission aux formes, aux textures et aux dynamiques des situations de
concertation, nous n’avons pas réellement élargi l’enquête à leur arrière-plan
biographique, culturel, socio-historique, politico-idéologique (...), autant d’éléments
intervenant bien sûr dans la détermination de ces situations, mais d’une manière
«!épouvantablement complexe!» (Goffman, 1988). Ouvrez la porte de l’enquête à ces
questions, et bientôt, l’on ne verra plus qu’elles!!
On pourra donc certainement reprocher à ce travail de ne pas fournir une «!image
d’ensemble!» des controverses dans les Contrats de quartier, de manquer à restituer le
«!contexte général!» au sein duquel se joue la question de la participation des citoyens
dans des dispositifs de développement urbain à Bruxelles. Et pour cause!: nous
avons, tout au long de cette enquête, résisté sciemment à l’appel de la bigger picture.
Ce problème s’est posé à nous dès janvier 2004, lors de la phase préliminaire de
l’enquête quand, après avoir établi des contacts avec les responsables communaux de
différents Contrats de quartier en région bruxelloise, après nous être assuré une
entrée dans les assemblées participatives qui nous intéressaient, nous avons rencontré
les chefs de projet de chacun de ces Contrats de quartier, ainsi qu’une série de
«!personnes-ressources!»!: des membres du personnel de la Direction à la Rénovation
Urbaine, des experts du Secrétariat Régional de Développement Urbain et quelques
collègues universitaires. Nous n’avons pas persévéré dans ce travail préliminaire et
ces entretiens exploratoires qui tendaient à cadrer a priori l’ensemble de nos
observations à venir, et qui risquaient de ruiner une démarche inductiviste portée sur
les découvertes sociologiques!; des découvertes d’ampleur modeste mais des
découvertes quand même. Nos interlocuteurs avaient leur vision d’ensemble,
panoramique, intégrée des enjeux et des logiques de la participation mise en place à
Bruxelles, et nous cherchions justement à éviter une telle posture. Il s’agit ici d’une
«!ficelle!» élémentaire de l’enquête par observation que de mettre en doute les
théories des différentes personnes-ressources qui nous sont indiquées en début
d’enquête, de remettre en cause une certaine «!hiérarchie de la crédibilité!» (Becker,
2002) établie entre des personnes pointées comme personnes-ressources et d’autres
qui ne le sont pas. En cohérence avec notre posture ethnopragmatiste, le travail mené
préalablement à l’enquête de terrain proprement dite a été réduit à son minimum.
Nous avons choisi et nous sommes efforcé d’adopter une attitude de «!naïveté
systématique!» –une attitude que l’on retrouve dans les travaux de B. Latour
notamment (2004)– vis-à-vis des pratiques à l’œuvre dans les commissions
participatives des Contrats de quartier à travers la Région bruxelloise et du Contrat
de quartier Callas en particulier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
163
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Nous ne nous retrouvons pas dans ces sociologies du dévoilement, pour lesquelles
l’essentiel de la signification des pratiques ne se situe pas en surface de l’action –ni
même dans l’action elle-même– mais se trouve caché, dissimulé!; le travail du
sociologue consistant alors principalement à restituer ce sens caché et à mettre au
jour des dynamiques historiques, des structures sociales invisibles, des
représentations mentales, des stratégies secrètes, etc. Or il se trouve que les
personnes-ressources que nous avons rencontrées nous présentaient des éléments
destinés à alimenter une telle sociologie du dévoilement, en fonctionnant eux-mêmes
comme des sociologues du dévoilement!: Ils adoptaient en tant que personnesressources et à l’égard des processus de concertation Contrats de quartier un regard
surplombant et cartographique (Certeau, 1980), un regard apte à percer les secrets
locaux, à révéler des relations de copinage et des antagonismes, à dénoncer le doublejeu de certains acteurs, etc. A l’inverse, nous avons cherché à nous socialiser aux
mondes des Contrats de quartier bruxellois par tâtonnements progressifs et par le
biais de l’action directement observable. Nous désirions développer un regard au ras
du sol, suivre les acteurs et l’action en train de se faire afin de la décrire telle qu’elle
se donne à observer, en toute apparence. Nous ne rejetions pas l’idée que ces
pratiques de concertation puissent être déterminées à un niveau ou un autre ou que
les dispositifs qui les accueillaient puissent montrer, à l’occasion, une grande rigidité.
Simplement, nous devions pouvoir rendre compte de ces déterminations et de ces
rigidités à travers des procédures de cadrage de l’action, plutôt que de les envisager à
travers un système de dispositions et de contraintes antérieures et extérieures à
l’action. Et pour ces dispositions antérieures et extérieures à l’action (ex!: orientation
militante de certains participants, histoire des relations interpersonnelles entre tels et
tels participants...), nous avions choisi de laisser les acteurs nous les indiquer euxmêmes, en faisant ce qu’ils font de la manière dont ils le font, en «!formulant!»
(Quéré, 1990) ces traits idéologiques, biographiques, etc.
c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique
Une focalisation sur les traits formels fondamentaux de la relation politique
qu’entretiennent, en concertation, citoyens et élus, profanes et experts, plutôt que sur
les contenus d’histoires locales particulières et de biographies personnelles, a
largement facilité un travail d’anonymisation du matériau ethnographique. Une telle
procédure, après discussion avec le comité d’accompagnement de la thèse, a été jugée
nécessaire d’un point de vue éthique. En effet, les descriptions et analyses des
prochains chapitres 4, 5 et 6 décortiquent les comportements et les discours d’acteurs
élus, experts, citoyens, associatifs, et cela –autant le dire tout de suite– pas toujours à
l’avantage des personnes dont il sera question. La description naturaliste, en projetant
une lumière crue sur les pratiques, développe sa propre portée critique. Ainsi, dans
les commissions des Contrats de quartier, la forte dissymétrie marquant ces relations
entre sollicitants (les élus, les experts) et sollicités (les citoyens, les associatifs) pose le
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
164
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
cadre de conduites typées ou atypiques, maniérées ou inconvenantes, routinières ou
bricolées, affirmées ou hésitantes, autoritaires ou maladroites... En particulier, les
nombreuses erreurs d’appréciation détaillées dans le chapitre 5 sont susceptibles de
mettre leurs auteurs (des participants citoyens, profanes) dans l’embarras. De plus,
des propos durs, grossiers ou insultants, que nous avons voulu reprendre tels quels,
pourraient très bien relancer inutilement certaines tensions entre acteurs locaux, faute
d’un effort de notre part pour gommer les marqueurs de personne dans les
énonciations.
Nous avons ainsi retouché le matériau en fin de parcours, choisi des noms
d’emprunts pour les différents locuteurs apparaissant dans les nombreux extraits de
réunion. Nous avons également dû modifier le nom des rues, des places, des lieux,
des associations, des organisations, des projets (...) dont parlent les locuteurs dans les
extraits. L’appellation des Contrats de quartier eux-mêmes, le nom des communes
bruxelloises où ils prennent place et le nom des bureaux d’études chargés de leur
programmation ont également été modifiés. Sous ces nouvelles appellations,
-
Le Contrat de quartier Callas se trouve dans une commune A et est pris en
charge par le bureau d’études Alpha!;
-
Les Contrats de quartier Reine Fabiola et Lemont se trouvent dans une
commune B et sont pris en charge par le bureau d’études Bêta!;
-
Le Contrat de quartier Collège se trouve dans une commune C et est pris en
charge par le bureau d’études Gamma.
3.1.3.2. Observation, prise de notes et description
Dans la mesure où la conduite en face à face fait
partie des parades continuellement mouvantes, la
principale méthode pour collecter les signes de la
conformité est d’observer (et d’écouter) les
personnes agissantes elles-mêmes. Il est donc facile
d’imaginer que c’est la communication qu’on
étudie. Ce n’est pas vrai. Le langage n’est pas
forcément impliqué, et quand il l’est, lorsque par
exemple quelqu’un prononce mal un mot, il s’agit
encore de conduite, la conduite verbale.
Erving Goffman, Les relations en public, 1973
Selon une perspective dérivée de la phénoménologie et du pragmatisme, qui sont ici
des matrices théoriques de référence, la méthode cardinale de l’étude s’appuie sur
l’observation, la prise de notes et la description d’activités situées. Ce travail continu
d’observation, de prise de note et de description constitue la base de l’étude, à partir
de laquelle sont formulés les problèmes de la recherche et émergent ses premiers
concepts organisateurs!; des problèmes qui pourront être explorés, des concepts qui
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
165
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
pourront être élaborés ensuite, par le recours d’autres méthodes. Carole Gayet, dans
un texte qu’elle consacre à l’écriture sociologique, rappelle bien ce rôle organisateur
de l’observation et de la description dans l’enquête (Gayet, 2006)!:
La description ethnographique doit être pensée au regard de la stratégie de
recherche dans laquelle elle s’inscrit, et qui en tant que telle peut d’ailleurs
combiner différentes sortes de méthodes de recueil de données et d’analyse,
incluant possiblement les enregistrements audio et vidéo, les interviews, les
analyses de documents, d’objets, de conversations, etc. Mais dont la
caractéristique essentielle consiste à rassembler ces données hétérogènes à
partir d’un séjour prolongé et continu sur le terrain, qui correspond à
l’observation participante. L’acquisition d’une connaissance de membre est
ce qui permet au chercheur de considérer les différents types de matériaux à
la lumière de leur mode local de production. Ceci permet à la démarche
ethnographique de se protéger contre une approche naïve du matériau, qui
en l’isolant de son contexte de production, risquerait de laisser échapper une
partie de son sens, ou même de fourvoyer complètement l’analyse
Ainsi, dans notre méthodologie, l’observation et la description restent prioritaires sur
l’entretien (voir 3.1.3.6.), une méthode secondaire, selon nous, quand il s’agit de
rendre compte des actions des participants telles qu’elles se donnent à interpréter au
moment où ils agissent (Trom, 2003). Il nous faut préciser ici qu’une sociologie
pragmatiste sensible aux compétences des acteurs, et qui entend prendre ceux-ci «!au
sérieux!», ne se confond pas obligatoirement avec une sociologie subjectiviste qui
entend elle renouer avec la «!perspective des acteurs!», et pour laquelle l’entretien
compréhensif constitue une méthode de prédilection. L’enquêteur ethnopragmatiste
ne prend pas moins les acteurs au sérieux quand, au lieu de se retirer avec eux dans le
contexte privé de l’entretien, il les observe à l’œuvre en public, en situation, en train
d’agir.
De même, dans l’enquête sur les «!compétences de contextualisation!» et les
«!dispositions à suivre!» manifestées en assemblée participative par des citoyens
ordinaires, si le recours à l’enregistrement des discussions et à leur transcription est
évidemment intéressant et ces données particulièrement précieuses (voir 3.1.3.4.),
elles ne suffisent aucunement à la réalisation d’une étude ethnographique ou
ethnopragmatique. Puisque les découvertes empiriques et théoriques que nous nous
visons intéressent la sociologie et non la linguistique, nous ne nous intéressons pas au
matériel langagier en lui-même, à sa structure syntaxique et sémantique, mais plutôt
aux conduites, aux engagements et aux activités en partie non linguistiques dans
lesquels se trouvent imbriqués les énoncés et les énonciations enregistrés sur la bande
audio et retranscrits sur le papier. Ils constituent à cet égard un matériau permettant
un haut degré d’objectivation des pratiques et une élaboration appréciable des
descriptions, mais qui, à lui seul, demeurerait insuffisant. Le travail d’observation
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
166
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
naturelle et d'observation participante, de prise de notes manuelle et de description
ethnographique reste premier et incontournable.
Au fondement de la méthode, il y a l’observation naturelle ou naturaliste,
l’observation à laquelle se livrent les éthologues en étudiant les comportements
animaliers, et à partir de laquelle nous procédons à des analyses de situation
détaillées et holistiques, en cherchant à saisir les conduites humaines dans leur
descriptibilité, dans leur totalité, et dans les relations constitutives qu’elles
entretiennent avec leur contexte. Saisir les conduites dans leur totalité implique de
garder trace de leurs énoncés, d’éléments de prosodie (intonation, rythme, soupirs...),
mais également de la dimension non verbale mais descriptible de la parole-eninteraction!: postures des locuteurs, déplacements, gestes, regards, signes
d’impatience, expressions faciales, etc. Il s’agit de prendre note du rapport
qu’entretient le locuteur avec un setting d’ensemble, un environnement matériel,
comportemental, social et institutionnel!: où se trouve-t-il assis dans la salle et à quel
rôle ou statut cette place est-elle associée!?, comment est-il positionné et orienté par
rapport aux autres participants!?, s’appuie-t-il sur des instruments ou des artefacts, et
lesquels (microphone, ordinateur, plan, dossier, liste, procès-verbal...)!?, etc. Cela
demande également de saisir la coordination de l’action non seulement dans sa
micro-spatialité et son rapport à l’environnement, mais égalment dans sa microtemporalité, en replaçant une énonciation ou un geste dans un train de
comportement et/ou une séquence d’actes interlocutoires. Ce qu’observe et décrit
l’ethnographe pragmatiste dans ces réunions, ce ne sont pas seulement des conduites
mais des «!actes sociaux!», comme dirait G.H. Mead, c’est-à-dire les conduites et les
réponses qu’elles reçoivent, ou les réponses qu’elles proposent à des conduites
antérieures. Une étude naturaliste des compétences citoyennes a en effet pour
condition (Katz & Csordas, 2003, p.281)
la promesse d’ancrer la description de la conduite d’un acteur dans la
signification qui lui est donnée par la réponse d’un autre acteur. C’est cela
qui rend la description sociologique «!sociologique!», ou socialement validée,
plutôt qu’imposée par le chercheur.iii
Il faut noter ici que l’enregistrement sur bande audio et la retranscription ultérieure
des contenus conversationnels d’une réunion permet à l’enquêteur de focaliser son
travail d’observation sur l’ensemble des phénomènes non verbaux de l’interaction, la
description des postures, des attitudes, des environnements et sur la qualité de la
«!conversation de gestes!» qu’entretiennent les participants (Mead, 2006).
Après avoir indiqué comment pratiquer une observation et une description désirées
naturalistes, il est peut-être utile de préciser une fois de plus ce que nous cherchons à
observer. Il va de soi que l’intégralité des faits et gestes des participants ne fait pas
l’objet d’une description détaillée et holistique. Au fil de nos observations, notre œil
–dont l’attention fluctue– est attiré par ces comportements et ces interventions qui
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
167
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
permettent d’enrichir notre analyse des «!compétences de concertation!».
L’observation et la description, qui sont toujours affaire de sélection et
d’interprétation (Hirschauer, 2001), sont guidées par un intérêt analytique aiguisé à
mesure que nous accumulons les descriptions et que nous étoffons notre théorie de la
compétence situationnelle (chapitre 2), dans des vas-et-viens constants entre données
et théorie. Si, lors des premières réunions, dans une attitude de naïveté et de curiosité
systématiques, nous cherchions à saisir vaguement «!ce qui se passait!» à travers une
observation tous azimuts et un travail de prise de notes tendant à l’exhaustivité, par
la suite, au fil des réunions, nous en sommes venus à nous concentrer sur des
conduites spécifiées par notre théorie naissante. Celles, atypiques, inattendues,
nouvelles, nous informant sur un type de compétence ou d’incompétence que nous
n’avions pas remarqué jusque-là. Celles qui, au contraire, nous sont apparues
progressivement comme typiques, régulières, rituelles. Enfin, nous avons prêté toute
notre attention, dans notre couverture ethnographique de ces réunions, à ces
situations d’interaction qui ne se sont pas simplement avérées atypiques, mais
carrément problématiques au sens de Dewey, des situations-clés, événementielles,
suite auxquelles le processus de concertation connut une transformation remarquée,
prit une direction nouvelle.
Remarquons qu’avec ces situations typiques, atypiques, problématiques, clés, nous
ne sommes déjà plus seulement dans l’observation naturelle, mais dans l’observation
participante et l’ethnographie ambulatoire, par laquelle nous suivons les acteurs se
suivre, dans la progression de leurs interactions sur différentes scènes et à travers
différents moments de la concertation. C’est ce travail d’observation participante qui,
comme le dit C. Gayet, outille l’enquêteur de cette compétence de membre
nécessaire à une observation naturelle analytiquement pertinente. Ce n’est en effet
qu’en ayant suivi par observation une réunion dans son ensemble et, au-delà, un
enchaînement de réunions, que l’enquêteur peut contextualiser, comme le ferait tout
participant compétent de cette réunion, les conduites engagées sous ses yeux ou les
fragments conversationnels disponibles dans ses transcripts. L’observation
participante décrit alors avant tout un processus d’ «!apprentissage des contextes
d’expérience et d’activité des enquêtés!» (Cefaï, 2003, p.500), quand l’observation
naturelle et naturaliste vise à la description analytique de ces contextes. Quand
l’observation naturelle produit des vignettes descriptives et des fiches d’analyses de
situation, l’observation participante s’appuie sur un journal de terrain, renfermant des
données moins détaillées, mais continues et courant sur des temps longs.
Ce qui caractérise notre étude ethnopragmatique du cas «!Contrat de quartier
Callas!», c’est premièrement l’hybridation de ces méthodes d’observation naturelle et
participante. L’observation naturelle fut pratiquée le mieux dans les circonstances des
réunions publiques pour lesquelles nous disposions d’un enregistrement audio. Entre
janvier 2004 et octobre 2005, à côté des 15 réunions publiques pour lesquelles nous
pouvons fournir des descriptions particulièrement détaillées et holistiques des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
168
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
conduites des participants, nous avons assisté à 16 autres événements plus informels,
tous organisés dans le cadre du processus de concertation du Contrat de quartier
Callas!: plusieurs «!groupes de travail thématiques!», une «!visite de groupe!» dans le
quartier, une séance d’information organisée par des associations locales, des
journées festives, un «!après-midi de mise au vert!» auxquels furent conviés les
différents participants du Contrat de quartier, des réunions plus stratégiques
organisées par des habitants ou par des associations lors de moments critiques...
L’enjeu qu’il y avait à suivre par «!observation participante!» ces réunions plus
informelles n’était pas le même que celui qui nous commandait de disséquer par
«!observation naturelle!», et enregistrements audio à l’appui, les situations des
réunions publiques officielles. Il s’agissait plutôt, par ce travail d’observation
participante, d’accompagner le processus, de suivre ses évolutions, d’éviter de rater
un épisode et de tronquer par la même occasion nos analyses de situation les plus
fines. Lors de ces réunions plus informelles du Contrat de quartier, nous nous
sommes attaché à prendre note de l’ensemble des interventions verbales des
participants. Les échanges issus de ces réunions qui seront présentés dans nos
analyses n’ont évidemment pas la fiabilité de ceux pour lesquels nous disposions
d’enregistrements audio et de retranscriptions intégrales9. Cependant, à partir d’une
prise de note rigoureuse des interventions (de dix à vingt pages de notes manuscrites
par réunion), nous sommes à même de reconstituer ces échanges de manière
satisfaisante. Pour ces réunions plus informelles, nos reconstitutions de conversations
devront être considérées comme des «!fictions vraisemblables!» (Latour, 2004).
Nous l’avons déjà évoqué, ce travail ethnographique d’observation des
«!compétences de concertation!» s’est propagé sur d’autres terrains!: autres Contrats
de quartier, espaces de dialogues pour sans-abris, et assemblées d’associations de
malades. Sur ces terrains plus périphériques dans notre étude, nous avons réalisé un
travail d’observation participante!: pas d’enregistrement, mais un maximum de notes
reprenant les interventions des différents participants dans leur substance.
On pourrait dire enfin que l’affinement de notre modèle de la «!compétence de
concertation!» a bénéficié d’observations et de notes poursuivies en marge des
contrats de quartier et des dispositifs de démocratie participative, dans une
«!ethnographie sauvage!» des petits et grands drames de la vie quotidienne, devant les
situations cocasses, exaltantes, embarrassantes, humiliantes, irritantes que réservent à
tout un chacun l’entrée en société et l’apparition en public.
3.1.3.3. Croquis, schémas
Outre les notes écrites, nous avons très souvent eu recours, en cours d’observation, à
des dessins gribouillés sur le vif, enregistrant des «!motifs de surfaces!», des «!indices
9
Notons que pour trois de ces réunions plus informelles, nous disposons quand même
d’enregistrements.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
169
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
de contextualisation!», et nous permettant par la suite de replacer une séquence
conversationnelle dans des jeux de postures et des réseaux de regards. Il s’agit de
dessins plutôt sommaires qui ne «!parleront!» la plupart du temps qu’à celui qui a
assisté à la scène en personne. De telles données pourront paraître futiles aux yeux de
certains!; elles ont été pour nous d’un grand secours et un gage de fiabilité
supplémentaire pour la production de nos descriptions.
fig.7 - Exemples de croquis
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
170
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
De même, pour chaque assemblée observée, à Callas et ailleurs, nous avons esquissé
un schéma représentant le dispositif de la salle de réunion, son orientation, la
présence et la disposition de matériels éventuels, et la distribution des participants
dans l’espace (fig.8). Cette habitude nous a permis non seulement de recontextualiser
des échanges dans nos descriptions, mais également de constater, au fil des réunions,
des motifs persistants dans la distribution des places, certains participants occupant
systématiquement le même côté de la salle, se retrouvant régulièrement à proximité
de certains participants et à distance d’autres personnes. Dans ces pratiques
d’occupation de l’espace, de spacing dirait Goffman, c’est aussi une «!hiérarchie en
train de se faire!» qui s’objective et se laisse saisir par la description (Duranti, 1994, p.
47-84).
fig.8 - Exemple de schéma de l’arrangement des places dans une salle de
réunion
3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, la chef de projet du Contrat
de quartier Callas nous a confié, suite à chacune des réunions publiques observées, la
cassette audio de l’enregistrement de la réunion, ainsi que la retranscription intégrale
de cet enregistrement, réalisée avec rigueur par sa secrétaire. Aux quelques 400 pages
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
171
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
de notes d’observation manuscrites tenues dans la cadre de l’étude Callas, vient donc
s’ajouter un précieux matériel!: des dizaines d’heures d’enregistrement et surtout les
470 pages de retranscription intégrale des 15 réunions publiques officielles organisées
entre janvier 2004 et octobre 2005. Un tel corpus diachronique permet de remédier à
un désavantage habituellement associé aux données recueillies par enregistrement, à
savoir leur trop grand «!enfermement dans le temps présent!» (Gayet, 2006, p.3). Le
corpus reprenant l’ensemble des conversations publiques nous offre au contraire une
intéressante «!machine à voyager dans le temps!» (Hirschauer, 2006). En parcourant
les pages de la retranscription, il nous est facile de rechercher, de fixer et d’explorer
un événement particulier (ex!: une dispute ayant eu lieu lors d’une réunion d’octobre
2004) pour ensuite, par exemple, revenir en arrière de quelques semaines et étudier
un événement directement associé (ex!: une conduite manifestée lors d’une réunion
de juin 2004 et étant à l’origine de la dispute de la réunion d’octobre 2004).
Il va sans dire que dans l’étude de ces speech events que sont les réunions, des activités
déployées principalement à travers l’usage de la parole, avoir ces enregistrements à
disposition est un avantage certain. Le fait de pouvoir compter sur ce matériel nous a
soulagé en réunion de la tâche ardue consistant à prendre note des interventions
verbales en même temps que des phénomènes!plus silencieux, et nous a permis de
focaliser l’observation et la prise de notes sur les conduites et leur écologie.
Au final, les conversations publiques enregistrées et retranscrites sont bien sûr
supérieures, en volume et en fiabilité, à nos notes prises sur le vif (jotted notes). Pour
autant, comme nous l’avons déjà remarqué, ces enregistrements ne nous intéressent
que dans la mesure où ils sont contextualisés par ce travail d’observation directe des
conduites et de prise de notes manuscrites. Les conversations et leur contenu sont
placés au service d’une étude des conduites sociales et des compétences interactionnelles des
participants. Si le potentiel de préservation des données par enregistrement est
indépassable, c’est bien un travail prolongé d’observation participante qui autorise
«!les verbalisations de l’ethnographe!», par lesquelles celui-ci rejoue et reformule les
propos enregistrés dans leurs connexions aux phénomènes non verbaux qui les
accompagnent et en contextualisent l’interprétation (Hirschauer, 2006).
En conséquence, nous n’avons pas cherché à détailler à l’extrême ces
retranscriptions, comme le font généralement les conversationnalistes et les
ethnographes de la communication. Je pars du principe que «!toute retranscription est
sélective et motivée par des objectifs analytiques!» (Gumperz, 1992, p.234!; Ochs,
1979). Contrairement aux recherches que proposent les conversationalistes, dans le
cadre de la présente étude, le matériel conversationnel ne constitue qu’une ressource
parmi d’autres. En nous focalisant sur les conversations et en consacrant notre temps à
les étudier dans les règles de l’art, nous serions passé à côté de l’enjeu de
«!triangulation des méthodes!» qui, selon Snow et Trom (2002), est une qualité
distinctive de l’étude de cas. Si, parfois, nous avons cherché à affiner la
retranscription afin de prendre en considération un changement de ton, une
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
172
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
accélération du rythme, un soupir, une pause, dans la plupart des extraits que nous
présenterons, nous nous sommes contentés de restituer telles quelle les
retranscriptions réalisées par la secrétaire du Contrat de quartier. En ce qui concerne
ces données conversationnelles, et une fois n’est pas coutume, nous avons choisi de
privilégier la quantité sur la qualité, et l’épaisseur sur la finesse. Il nous a paru plus
intéressant d’émailler notre étude de très nombreux extraits de conversation et de
voyager constamment à travers le corpus plutôt que de traiter, dans un détail
extrême, un petit nombre d’extraits.
3.1.3.5. Documents divers
Le processus de concertation d’un Contrat de quartier produit énormément de
documents de toutes sortes. Ces documents, qui ont toujours un auteur, nous
montrent d’abord des actes et des contenus communicationnels. Ensuite, par le fait
même qu’ils se conservent et s’accumulent dans les classeurs des participants du
Contrat de quartier (et dans les nôtres), ils viennent à constituer d’indispensables
«!artefacts cognitifs!» sur lesquels les différents participants ne cessent d’appuyer leurs
interventions et dont ils se servent constamment pour suivre l’action ou cadrer une
activité en cours. Nous avons donc conservé les différentes pièces de cette «!littérature
grise!» du Contrat de quartier Callas nous qui sera utile dans l’analyse!: lettres
d’invitation envoyées par le bourgmestre aux habitants, prospectus présentant le
dispositif Contrat de quartier et ses principes de base, procès-verbaux des différentes
réunions officielles ou plus informelles, règlement d’ordre intérieur (R.O.I.), affiches
annonçant des événements associés au Contrat de quartier, journaux de quartier,
plans du quartier, ébauches de projets d’aménagements proposés par le bureau
d’étude ou de projets socioculturels proposés par des associations, programme de
base rédigé par le bureau d’études, lettre ouverte au bourgmestre et au Ministre
régional cosignée par un groupe d’habitants, dizaines d’e-mails échangés par les
participants habitants et associatifs lors de moments critiques, etc.
3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs
C’est évident, l’entretien sociologique ne constitue pas la méthode privilégiée de
l’étude de cas ethnopragmatique telle que nous l’avons profilée jusqu’ici. L’essentiel
de notre attention va à l’action et à la signification que les acteurs accordent à
l’action au moment où celle-ci est en train de se faire. Nous avons toutefois eu
recours à des informations provenant de la consultation des différents participants, et
cela dans une perspective particulière, celle de compléter, spécifier, nuancer, ou de
concurrencer nos descriptions de l’action. Ce travail de consultation des participants
a donc été réalisé a posteriori, de manière rétrospective. Il a pris deux formes!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
173
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
a) Les récits individuels
En décembre 2004, suite à la première année de concertation du Contrat de quartier
Callas et suite au bouclage du dossier de base du Contrat de quartier (voir plus loin
3.2.1.3.), nous avons proposé aux acteurs les plus présents et les plus réguliers du
Contrat de quartier Callas de remplir une fiche, sur laquelle nous leur demandions de
faire le récit de cette première année de concertation (janvier-décembre 2004)!; en
entendant par récit une «!méthode consistant à récapituler une expérience passée en
associant une séquence de clauses à la séquence d'événements qui a effectivement eu
lieu!» (Labov, in Franzosi, 1998, p.519). En partant de cette définition, nous avons
demandé aux participants de présenter, dans leur chronologie, cinq à dix événements
particulièrement marquants, des événements-clés indispensables à la constitution du
récit, ce que certains nomment les «!fonctions cardinales!», les «!motifs dynamiques!»
ou les «!événements-noyaux!» d’un récit (Barthes, 1977!; Tomahevski, 1965!;
Chatman, 1978). Sur les 32 personnes sollicitées, nous avons reçu 15 réponses sous la
forme de textes de une à trois page(s). Cette méthode simple nous a permis de
comparer et de recouper les différents récits, d’identifier dans ces tentatives
personnelles de «!synthèse de l’hétérogène!» (Ricœur, 1990) des «!événements-clés!»
et des «!situations problématiques!» (Dewey, 1993).
b) Les entretiens rétrospectifs en groupe
Dans le courant des mois d’avril et mai 2005, nous avons organisé, enregistré et
retranscrit une série de cinq entretiens rétrospectifs avec différents participants du
Contrat de quartier Callas. Ces cinq entretiens, d’une durée allant 90 à 150 minutes,
furent menés en petits groupes de deux ou trois, avec au total quatorze personnes
rassemblées10.
- 2 groupes de 3 délégués des habitants du Contrat de quartier Callas.
- 1 groupe de 3 représentants d’associations locales.
- 1 groupe de 2 acteurs régionaux!:
- fonctionnaire de la Direction à la Rénovation Urbaine
- fonctionnaire du Secrétariat Régional de Développement Urbain
- 1 groupe de 3 acteurs communaux!:
- bourgmestre
- coordinateur général des Contrat de quartier de la commune A
- chef de projet du Contrat de quartier Callas
Pourquoi, premièrement, avoir procédé à des entretiens rétrospectifs? Des entretiens
compréhensifs menés préalablement ou parallèlement à l’observation directe des
10
Notons qu’après deux rendez-vous annulés, nous n’avons pas rencontré les représentants du bureau
d’études Alpha, en charge de la rédaction du programme de base du Contrat de quartier Callas.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
174
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
situations de concertation qui nous intéressent tendent à appuyer l’interprétation de
l’action sur les valeurs, les croyances les sentiments des enquêtés, que ceux-ci sont
supposés entretenir «!dans leur tête!», en privé et en dehors de contextes d’action et
d’expérience. La logique pragmatiste et interactionniste que nous défendons renverse
cette conception en plaçant l’action à plusieurs et sa dynamique au fondement de la
réalité sociale. Selon cette conception, l’action conjointe n’est pas le résultat de la
rencontre de subjectivités déjà constituées!; au contraire c’est l’action conjointe qui
«!distribue!» une subjectivité à ses «!unités de participation!», aux individus. Le sujet
est alors tantôt un «!effet dramatique!» des situations (Goffman), tantôt une réalité
émergeant dans des «!actes sociaux!» (Mead) et des «!expériences!» (Dewey). C’est
dans un cadre logique où l’action conjointe et l’expérience collective est première que
nous avons opté pour des entretiens rétrospectifs organisés un an après le lancement
du processus de concertation Callas!: nous désirions réviser nos descriptions à la
lumière de subjectivités travaillées par l’action, l’expérience et la mémoire. Dans ces
entretiens, munis des retranscriptions des réunions, nous sommes alors revenus avec
les participants sur les événements de l’année écoulée, en passant chaque réunion
publique en revue, en réenvisageant les actes posés et les propos engagés!: Que s’est-il
passé lors de cette réunion!? Qu’avez-vous voulu lui dire dans cette phrase!? Que signifie sa
réponse!? Nous nous sommes principalement servi de questions d’explicitation de ce
type.
Pourquoi, ensuite avoir organisé des entretiens en groupe, et surtout, pourquoi ces
groupes-là!? Sur un plan pratique, il faut d’abord dire que cette solution d’entretiens
collectifs nous permettait de rencontrer un maximum de participants en un nombre
réaliste d’entretiens, sachant que ces entretiens devaient par la suite être patiemment
retranscrits. Au-delà, nous avons cherché à tirer profit de la dynamique collective de
ces petits groupes. Le principe était d’évoquer avec les participants de chaque groupe
les mêmes réunions, les mêmes épisodes ayant marqué l’année écoulée, et de leur
faire commenter collectivement ces événements. Nous aurions pu constituer des
groupes mixtes et conflictuels pour se prêter à cet exercice, des groupes d’entretien
pour lesquels nous devinions que les différents participants camperaient des positions
contrastées ou opposées face aux mêmes événements. Nous avons préféré, au
contraire, constituer des groupes relativement homogènes!: des groupes de
participants habitants et associatifs d’une part, un groupe d’acteurs régionaux et un
groupe d’acteurs communaux d’autre part. Notons ici que l’homogénéité de ces
groupes ne tient pas ou pas seulement au statut des interviewés (habitants, associatifs,
acteurs régionaux, acteurs communaux). Elle est fonction de «!camps!» qui se sont
dessinés au cours d’un processus de concertation particulièrement conflictuel et
polarisé. Des tensions importantes (notamment autour de l’aménagement d’un
ascenseur urbain et d’un parc dans le quartier) ont séparé d’un côté les participants
habitants et associatifs du Contrat de quartier, et de l’autre, les responsables
communaux (le bourgmestre en tête) entretenant un jeu d’équipe avec les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
175
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
fonctionnaires régionaux et les experts urbanistes du bureau d’études. En optant pour
des groupes d’entretien conçus comme relativement homogènes sur une base
d’expérience, dessinés en fonction des camps en présence, nous ne cherchions donc pas
à reproduire –voire à relancer– un débat contradictoire. Au contraire, ce dispositif
d’entretiens en groupes devait contribuer à amplifier l’ethos, à typifier la position
propre à chacun des deux camps, à grossir –le temps d’un entretien– le trait de la
ligne de démarcation entre les camps. En revenant avec différents types de
participants sur de mêmes événements, ces entretiens collectifs ont produit des
contrastes.
3.1.3.8. Comptages
Enfin, nous avons réalisé quelques comptages. Particulièrement, grâce aux
enregistrements des réunions et à leur transcription, nous avons estimé, pour les huit
premières réunions publiques de 2004, la distribution des temps de parole en réunion
et en fonction des différentes catégories d’intervenants!: «!habitants!», «!associatifs!»,
«!experts!» et «!officiels!» (élus et fonctionnaires régionaux ou communaux). Les
résultats de ces estimations seront présentés dans des instruments de visualisation mis
au point par nos soins!: des diagrammes logométriques (fig.9) reprenant, pour chaque
réunion analysée, la distribution chronologique des temps de parole. Dans ces
diagrammes, l’axe des ordonnées représente les différentes catégories d’intervenances
(de bas en haut!: «!officiel!», «!expert!», «!habitant!», «!associatif!» ou «!inconnu!»11),
l’axe des abscisses représente la chronologie de la réunion (du début à la fin, de
gauche à droite), et la taille des bulles donne un mesure proportionnelle du volume
de chaque intervention. L’estimation des temps de parole vient s’ajouter comme un
instrument microsociologique supplémentaire dans une étude de cas caractérisée par
la triangulation des méthodes et des données.
11
Il était impossible d’identifier certains intervenants à partir des bandes audio ou des transcripts.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
176
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
fig.9 – Exemple d’une représentation graphique de la distribution des temps
de parole en réunion (Contrat de quartier Callas, commune A, juin 2004)
30 juin (AG+CLDI) /137 minutes
Inconnu
Association
Habitant
Expert
Officiel
3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas
Callas
Dans cette seconde partie de la thèse consacrée à l’explicitation des aspects concrets
de l’enquête, et après avoir présenté notre stratégie générale, nos méthodes et types
de données, il nous faut présenter nos terrains d’enquête, et plus particulièrement le
terrain sur lequel cette dernière se trouve fondée, c’est-à-dire le Contrat de quartier
Callas. En cohérence avec notre démarche ethnopragmatique, une ethnographie qui
s’oppose notamment à des stratégies d’intégration monographique ou narrative, la
présentation liminaire de ces «!éléments de contexte!» sera réduite au strict minimum.
Il ne s’agit en tout cas nullement de dérouler devant le lecteur le tableau sociohistorique d’ensemble à partir duquel il pourrait ensuite interpréter les descriptions et
analyses fragmentaires à venir. Nous nous reportons ici à ce que Michel Barthélémy
et Louis Quéré disaient de ces opérations de «!contextualisation!» déconnectées de la
dynamique des événements analysés (1991, p.42-53)!:
La démarche sociologique habituelle [...] consiste à partir d’un événement
échu, déjà identifié et ‘socialisé’ [...]. Quand l’analyste intervient sur un
événement déjà constitué, il se sert de son individualité et de sa socialité déjà
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
177
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
constituées pour lui assembler un contexte objectif, à travers par exemple la
description de la situation politico-idéologique de son occurrence et la
confection d’une intrigue. Mais il ne voit pas que le contexte et l’événement
se rapportent déjà l’un à l’autre sur un autre mode, celui d’une détermination
réciproque, qui fait que le contexte est partie intégrante de l’identité de
l’événement et que l’événement est le point de départ de la construction du
contexte. C’est que l’événement et son contexte ne préexistent pas l’un à
l’autre; ils se définissent réflexivement. [...] Notre pari est que cette
détermination réciproque de l’événement et du contexte est observable en
tant que processus qui se déploie dans l’espace public.
D’un côté, poussé à bout, radicalisé, le pari pragmatiste de Barthélémy et Quéré
auquel nous sommes naturellement sensible voudrait que nous nous avancions sur
des !«!éléments de contexte!» non en préalable de l’enquête, mais synchroniquement
et en rapport étroit avec la description de situations de concertation qui sélectionnent
toujours elles-mêmes leur contexte pertinent. D’un autre côte, de manière réaliste, il
paraît difficile de ne pas présenter la moindre information de base au lecteur sur les
dispositifs, les territoires et les personnes embarqués dans les interactions
descriptibles et les épreuves de compétence qui nous intéressent. En définitive, dans
une notice réduite à son minimum, nous cherchons à présenter au lecteur –et
particulièrement au lecteur peu familier à la politique belge et bruxelloise– des
informations d’ordres technique et réglementaire qui lui seront nécessaires pour
aborder nos descriptions et nos analyses de situations. En veillant à ne pas verser,
pour autant, dans un travail de pré-cadrage «!politico-idéologique!» des situations
analysées ultérieurement.
3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise
Dans les années 1970, Bruxelles est en mauvais état. La crise industrielle et l’exode
urbain en ont fait un exemple de ville duale (Noël, 1998!; Francq, 2004a). Ses
quartiers centraux sont délaissés par les politiques publiques et se retrouvent livrés à
la spéculation foncière. Les logements de la vieille ville, occupés par des familles de
plus en plus pauvres et insuffisamment entretenus par leurs propriétaires, se
détériorent. L’espace public se dégrade. En l’absence d’une politique de planification
urbaine, les dirigeants d’alors, dans leurs partenariats avec de grands promoteurs
immobiliers, malmènent Bruxelles, qui devient aux yeux de ses habitants une «!villemartyre!». On détruit l’existant pour faire du neuf, du fonctionnel, du productif, sans
considération de facteurs patrimoniaux ou de sociabilité. On «!bruxellise!», le terme
restera. Ce processus de démantèlement de l’espace urbain rencontre toutefois, ci et
là, des résistances. En 1969, une fédération d’habitants de La Marolle, menée par le
vicaire local, l’abbé Jacques Van der Biest, proteste en rue contre le projet de
transformation de cinq îlots d’habitat populaire en un vaste complexe administratif
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
178
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
destiné à accueillir les archives du Palais de Justice tout proche. C’est la fameuse
«!bataille de la Marolle!». Le Comité Général d’Action des Marolles (CGAM), après
avoir obtenu l’annulation du projet, prolongera son effort par des revendications
concernant la rénovation des logements, l’assainissement et la réhabilitation de
l’espace public de La Marolle. C’est la première fois qu’émerge à Bruxelles l’idée de
traiter la revitalisation d’un «!quartier!» dans son ensemble, de manière intégrée –une
stratégie promise à un bel avenir. De cette période, fin des années soixante, on retient
deux autres «!luttes!». D’abord celle des habitants du Quartier Nord contre la
réalisation du «!Plan Manhattan!» qui prévoyait la destruction des immeubles de
logement situés aux alentours de la gare de Bruxelles-Nord et leur remplacement par
un agencement de quatre-vingt tours de bureaux. Suite à une farouche résistance
locale, le projet sera ajourné, puis repris au début des années 1990. Un quartier
voisin, le quartier Botanique offre une histoire similaire!: la réception amère du projet
de construction d’une imposante Cité Administrative de l’Etat (Delmotte & Hubert,
2009).
Pour répondre au déclin des quartiers centraux et à un flagrant sous-investissement
urbanistique, en 1977, le comité ministériel aux affaires bruxelloises12 initie la
politique de «!rénovation d’îlots et d’immeubles isolés!» (Van Hove, 2001, p.5).
L’initiative est ambitieuse mais aboutit sur un échec!: après quinze ans, à peine 10%
des 20.000 logements prévus ont été rénovés (Hilgers, 1995, p.17). L’absence de
résultats et d’effet d’entraînement est mise sur le compte du saupoudrage des
interventions (à travers les dix-neuf communes bruxelloises), le manque de moyens et
d’équipements des communes pour prendre en charge un grand nombre
d’opérations, et un manque de volonté dans le chef des communes d’investir dans ces
zones les plus fragilisées, habitées principalement par des familles de nationalité
étrangère, et qui n’offrent pas de rentabilité électorale (Noël, 1998). De plus, le
«!programme de rénovation d’îlots et d’immeubles isolés!» ne traite que les
immeubles, n’intervient pas sur les espaces publics ou sur des dimensions de la vie
économique, culturelle et sociale. Devant l’inefficacité de cette première politique de
rénovation, la dégradation des quartiers anciens de Bruxelles et l’exode urbain
s’accélèrent.
En 1989, la Belgique devient un Etat fédéral doté de trois Communautés
linguistiques (francophone, néerlandophone et germanophone) et de trois Régions
(Wallonie, Flandres et Bruxelles-Capitale). A Bruxelles, le gouvernement de la
Région de Bruxelles-Capitale se pose comme entité législative et exécutive
intermédiaire entre le gouvernement fédéral belge et l’ensemble des dix-neuf
communes bruxelloise13. Si la capitale est appauvrie de ses moyens financiers avec le
12
En 1977, la Belgique n’est pas encore un état fédéral. La Région bruxelloise, en tant que
gouvernement, n’existe pas.
13
Les dix-neuf communes bruxelloises!: Anderlecht, Auderghem, Berchem-Sainte-Agathe, Bruxellesville, Etterbeek, Evere, Forest, Ganshoren, Ixelles, Jette, Koekelberg, Molenbeek-Saint-Jean, Saint-
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
179
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
départ d’une partie de la classe moyenne en périphérie, en Wallonie ou en Flandres,
elle trouve par contre dans cette décentralisation de nouveaux moyens politiques et
se dote d’une politique de planification spatiale et socio-économique. Dans la foulée
des violences qualifiées d’!«!émeutes urbaines!» que connaissent en mai 1991 les
communes de Saint-Gilles et Forest, le Ministre-Président bruxellois, le socialiste
Charles Picqué lance en 1992 les «!Contrats de Sécurité!»!: des enveloppes régionales
permettant aux communes bruxelloises les plus pauvres (Anderlecht, Bruxelles-ville,
Forest, Ixelles, Molenbeek-Saint-Jean, Saint-Gilles, Saint-Josse-ten-Noode et
Schaerbeek) de renforcer leur effectif policier et de recruter des médiateurs sociaux
(Berger & Yousfi, 2007). Deux ans plus tard, en 1994, Charles Picqué met en place
l’instrument Contrat de quartier, l'arrêté gouvernemental du 3 février 1994 portant à
exécution l'ordonnance du 7 octobre 1993.
3.2.1.1. Un instrument de développement intégré
Ces programmes Contrats de quartier viennent donc tout d’abord s’encastrer
explicitement dans une politique urbaine de discrimination positive (Francq, 2004b). Il
s’agit ici de concentrer les efforts de rénovation urbaine et d’investir des sommes
importantes dans les zones les plus dégradées et les plus pauvres de la capitale,
localisées pour la plupart dans les huit communes évoquées à l’instant. A partir de
critères relatifs à l’état et à la densité du logement, à la qualité des espaces publics, et
à la «!vitalité socio-économique!» des territoires intérieurs, le Plan Régional de
Développement de 1995, puis celui de 2002 définissent un Espace de Développement
Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR)14 –parfois plus prosaïquement
appelé «!croissant pauvre!» ou «!banane grise!» en raison de la forme particulière que
prend cet espace sur un plan de Bruxelles. Afin d’éviter le saupoudrage des
opérations et afin d’encourager un effet d’entraînement et des résultats visibles, des
périmètres d’intervention prioritaire de taille restreinte, des «!quartiers!», sont
identifiés chaque année à l’intérieur de l’EDRLR.
Depuis 1997, chaque année voit l’apparition d’une nouvelle série, d’un nouveau train
de quatre Contrats de quartier distribués dans quatre communes bruxelloises
différentes. Les Contrats de quartier étant des programmes quadriennaux, l’ensemble
du subside régional destiné à la revitalisation d’un quartier (en moyenne dix millions
d’euros) doit avoir été investi par la commune bénéficiaire quatre ans après le
lancement du programme. Autrement dit, chaque année depuis 1997, quatre
communes bruxelloises contractent avec la Région un programme subsidié pour la
revitalisation d’un de leurs «!quartiers!», programme qui s’achèvera quatre ans plus
Gilles, Saint-Josse-ten-Noode, Schaerbeek, Uccle, Watermael-Boitsfort, Woluwé-Saint-Lambert,
Woluwé-Saint-Pierre.
14
L’Espace de Développement Renforcé du Logement (EDRL) identifié dans le Plan Régional de
Développement de 1995 deviendra avec le Plan Régional de Développement de 2002 l’ Espace de
Développement Renforcé du Logement et de la Rénovation (EDRLR).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
180
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
tard. Faisons le compte!: on lançait à Bruxelles en 2006 le quarantième Contrat de
quartier.
Contribuant à la politique de discrimination positive inaugurée par le Ministre
Picqué, le Contrat de quartier est également pensé lors de sa conception comme un
instrument de développement intégré, et cela à plus d’un titre.
Premièrement, on parle de développement intégré dans la mesure où les
interventions de revitalisation sont appliquées chaque fois sur une portion de l’espace
urbain délimitée par un périmètre, sur un ensemble d’îlots abritant entre 5.000 et
10.0000 personnes, sur ce que l’on va appeler dans l’ordonnance de 1993 un
«!quartier!». Chaque quartier sera ensuite envisagé comme une entité, comme un
petit système intégré, l’une des premières conséquences de la politique publique
sectorielle des Contrats de quartier étant alors justement de diviser le territoire
régional en quartiers et de faire exister de nouvelles entités urbaines.
On parle ensuite de «!développement intégré!» pour signifier le dépassement de la
simple rénovation telle qu’elle était appliquée jusque-là dans le Programme de
Rénovation d’Ilots et d’Immeubles Isolés, dans une entreprise de «!revitalisation!»
souhaitée plus «!transversale!». Là où l’ancien programme ne s’occupait que de la
réfection d’immeubles, le Contrat de quartier permettrait de procéder simultanément,
au sein d’un quartier, à la fois à la création et la rénovation de logement, à la
requalification des espaces publics, et à un travail plus diffus visant à «!restaurer les
fonctions urbaines, économiques et sociales!» du périmètre. Le programme Contrat
de quartier comprend ainsi, comme le précise l’ordonnance, plusieurs «!volets!». Sur
cinq volets, les trois premiers concernent des interventions en termes de création et de
rénovation de logements, une problématique qui demeure largement la priorité de tout
programme Contrat de quartier. Le quatrième volet porte sur la réhabilitation de
l’espace public, entendu dans l’ordonnance de 1993 comme «!un ensemble ou partie
d’ensemble non bâti, formé par des rues et des places, comprenant les voiries, les
aires de parcage, et les trottoirs, ainsi que les espaces verts non privatifs!». Le
cinquième et dernier volet du Contrat de quartier porte sur des initiatives dites de
cohésion sociale. Il se divise lui-même en deux lignes d’opérations. La première
concerne la création ou la rénovation d’équipements de proximité, qu’ils soient
sociaux (halte-garderie, maison de quartier...), économiques (guichet d’économie
locale), culturels (salle de spectacle) ou sportifs (petit hall omnisports). La seconde
consiste en un soutien financier à des initiatives de «!cohésion sociale!» proposées par
des associations locales, déjà actives dans le quartier. En moyenne, les dix millions
d’euros rassemblés dans le cadre d’un Contrat de quartier sont répartis de la sorte!:
60% pour des opérations de logement, 30% vont à la réhabilitation de l’espace public,
10% aux actions dites de cohésion sociale.
Enfin, l’appellation «!développement intégré!» évoque le fait que la menée d’un
Contrat de quartier engage la participation et la coordination d’un ensemble élargi
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
181
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
d’acteurs, dans un mode plus inclusif de gouvernance urbaine. Avant tout, le Contrat
de quartier est un «!contrat!» passé entre la Région de Bruxelles-Capitale et chacune
des communes bénéficiaires. Sur les 10.000.000", le subside régional s’élève en
moyenne à 7.000.000". La Commune bénéficiaire apporte en moyenne 1.500.000".
L’Etat fédéral belge, qui est aussi engagé par le Contrat de quartier, apporte en
moyenne la même somme que la Commune, dans le cadre d’accords de coopération
qui le lie à la Région. Mais avec le Contrat de quartier, les politiques urbaines
s’ouvrent également à la société civile en prévoyant la participation d’acteurs
économiques, associatifs et citoyens - un volet «!concertation!» qui prendra de plus en
plus d’importance au fil des années. En cette fin de vingtième siècle où s’expriment et
se conjuguent «!crise urbaine!» et «!crise du politique!», le Contrat de quartier se pose
indissociablement, dans les représentations des Bruxellois et dans les discours de
leurs représentants, comme une entreprise de revitalisation urbaine et une entreprise
de démocratisation des politiques locales.
3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation
Le processus de concertation d’un Contrat de quartier progresse et se disperse dans
une variété de scènes, plus ou moins officielles, plus ou moins accessibles et dont les
enjeux, les publics et les modes d’organisation diffèrent!:
a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI)
Comme le prévoit l’ordonnance de 1993, chaque Commune bénéficiaire d’un
Contrat de quartier est dans l’obligation de mettre en place une Commission Locale
de Développement Intégré ou CLDI, qui représente le principal organe de
concertation dans un Contrat de quartier (Art.5 § 2!:)!:
Avant adoption par le conseil communal, le projet de programme est soumis
à l'avis d'une commission locale de développement intégré […] ainsi qu'aux
mesures particulières de publicité. Le Gouvernement fixe les règles générales
de composition et de fonctionnement des commissions locales de
développement intégré de manière à assurer la meilleure prise en compte des
besoins des habitants du quartier tant par leur présence au sein de la
commission que par leur implication dès le début de la réflexion relative à
l’élaboration du programme quadriennal. Le Conseil communal désigne les
membres de la commission locale de développement intégré dans les deux
mois de la notification à la commune de la décision du Gouvernement de lui
octroyer un programme de revitalisation.
A dater d’une ordonnance de juillet 2000, la Région de Bruxelles-Capitale est
désormais autorisée à contribuer à la définition du cadre formel de la CLDI,
en en fixant la composition minimale –huit délégués des habitants parmi les vingt
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
182
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
et un acteurs réunis–, ainsi qu'en dictant la fréquence minimale annuelle des réunions
–quatre la première année, puis huit par an. Avant cela, la commune était seule
compétente quant à ces dispositions. Il faut noter cependant que les autorités
communales étaient depuis la première génération des Contrats de quartier
encouragées par la Région à instaurer une participation habitante
«!proportionnellement satisfaisante!». Voici la composition minimale d’une CLDI
telle que définie par la Région !:
-
3 délégués de la commune
1 représentant du Centre Public d’Action Sociale
8 délégués des habitants
2 délégués du monde associatif, scolaire et économique
2 délégués désignés par le réseau Habitat
1 délégué de la «!mission locale!»
2 représentants de la Région de Bruxelles-Capitale
1 représentant de l’Administration de la Commission communautaire française
(Cocof)
1 représentant de la Vlaamse Gemeenschapscommissie (VGC)
Remarquons que, bien que la composition minimale officielle ne le prévoie pas,
viennent systématiquement s’ajouter à ces 21 acteurs les représentants du bureau
d’études en charge de l’élaboration et de la mise en œuvre des projets du Contrat de
quartier.
De manière générale, au-delà de ces contraintes de fréquence minimale et de
composition minimale posées par le Région, les communes restent largement
autonomes quant à la mise en application de la participation dans le Contrat de
quartier. Si la Région fixe «!les règles générales de composition et de
fonctionnement!» de la CLDI, les acteurs communaux se chargent d’établir leur
«!règlement d’ordre intérieur!», qui établit les règles précises de l’organisation des
CLDI!: animation, coordination et secrétariat des réunions, horaires des réunions,
désignation du président et du vice-président de la CLDI, mode de désignation des
délégués des habitants en CLDI, ceux-ci étant, comme le prévoit l’arrêté
gouvernemental de 1994, «!désignés lors d’une assemblée générale de quartier
organisée par le commune!» (art 9 bis §1er). Les candidats à la position de «!délégué
des habitants!» sont parfois élus par vote, ou choisis directement dans l’assemblée par
le président de la CLDI (qui est généralement le bourgmestre ou l’échevin communal
en charge de l’urbanisme) en fonction d’un critère de «!représentativité!» dont décide
le président. Remarquons que, assez souvent, le recours à ces mécanismes de
sélection s’avère inutile, le nombre de candidats ne dépassant pas la composition
minimale requise.
La CLDI est conçue comme un organe consultatif!: la commune bénéficiaire d’un
Contrat de quartier la réunit afin qu’elle «!remette un avis!» sur les différentes études
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
183
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
(étude de diagnostic, étude des priorités, étude des projets) pratiquées par le bureau
d’études et sur le programme du Contrat de quartier dans son ensemble. Les
personnes en charge des Contrats de quartier à Bruxelles le répètent souvent!: les
membres de la CLDI ont une «!compétence d’avis!». La CLDI n’a pas de «!pouvoir
de décision!» et n’approuve pas, à proprement parler, le programme de revitalisation
et les différents projets qu’il recouvre. Ce rôle d’approbation reste celui du Collège
des bourgmestre et échevins, au niveau communal, puis ensuite de l’autorité
régionale.
b) L’assemblée générale (AG)
Si la CLDI représente une instance de consultation et de concertation, une
commission hybride (mêlant différentes catégories d’acteurs) et réglementée dans sa
composition, l’assemblée générale est conçue comme une instance d’information,
plus directement orientée vers un public d’habitants du quartier en principe le plus
large possible. L’assemblée générale est donc réunie pour informer les habitants et, en
début de processus, pour procéder à la désignation des «!délégués des habitants!» et
des «!représentants des associations!» en CLDI. La CLDI est ainsi une émanation de
l’assemblée générale.
c) Les groupes de travail thématiques
Le «!groupe de travail!» ne constitue pas un organe de participation officiel des
Contrats de quartier. Fin des années 1990, dans différentes communes bruxelloises,
les personnes en charge de la concertation des Contrats de quartier ont décidé
d’organiser, en prolongement du travail mené en CLDI, des groupes de travail
«!thématiques!» ouverts aux membres de la CLDI et à toute personne désirant
approfondir la concertation sur un thème général ressortant au Contrat de quartier
(logement, espaces publics, cohésion sociale, information, participation), ou
poursuivre une discussion plus détaillée sur des opérations particulières. Les actes de
ces groupes de travail et les procès-verbaux qui en sont dressés viennent ensuite
alimenter le processus de concertation officiel (CLDI et assemblées générales).
L’organisation de groupes de travail thématiques, plus informels, constitue
aujourd’hui une méthode répandue dans les Contrats de quartier les plus récents.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
184
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
fig.10 - Les principales instances participatives du Contrat de quartier
(source!: Francq, 2004b, p.16)
Instance
Assemblée générale
Fonction
Fréquence
Réunie pour informer les habitants du 3 pendant la 1ère année,
périmètre et échanger les points de vue
ensuite 2 par an
sur les opérations, pour faire le point sur
l’état d’avancement du programme
!
Commission locale de
développement intégré
Organe d’avis sur le programme et sur
chacun des projets qui le composent
4 pendant la 1ère année,
ensuite 8 par an
Groupes de travail
Organisés autour de réflexions
thématiques! ou de projets particuliers,
destinés à fournir des propositions à!la
CLDI
Selon le programme de
travail du groupe et des
délais fixés par la CLDI
Outre ces espaces de participation prévus dans la plupart des Contrats de quartier
bruxellois, nous pouvons distinguer certaines pratiques émergentes, de nouvelles
scènes investies dans les Contrats de quartier les plus récents!:
d) Les visites de terrain
Ces visites de groupe, organisées à l’initiative de la commune ou du bureau d’études
en charge du programme de revitalisation sont des moments lors desquels l’ensemble
des participants de la CLDI se rendent dans le quartier en vue de réaliser un
diagnostic plus participatif de l’état du bâti et des espaces publics.
e) Les journées de participation
A partir de 2004, des «!journées de participation!» ont vu le jour dans le cadre des
Contrats de quartier. Organisées en début de Contrat de quartier, elles mêlent le
principe de l’Assemblée générale (elles sont ouvertes à tous les habitants du quartier)
et du groupe de travail (les journées sont divisées en séquences thématiques et le
public présent, en sous-groupes). L’idée guidant ces journées est de permettre, très tôt
dans le processus de concertation, un moment de brainstorming collectif, une foire
aux idées!; des idées dont pourront ensuite s’inspirer le bureau d’études et les
membres de la CLDI.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
185
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
f) Les enquêtes et les micro-trottoirs
Dans certains Contrats de quartier, le diagnostic du bâti et des espaces publics se
double d’un diagnostic du «!climat social!» par lequel le bureau d’études part à la
découverte du quartier, à la rencontre des habitants et des passants, et cherche à
rassembler des informations sur leurs envies et leurs préoccupations. Cette méthode a
par exemple été employée dans un Contrat de quartier où la mobilisation des
habitants en CLDI était particulièrement faible. Aller à la rencontre des habitants en
rue, dans les écoles, dans les bistrots a permis un accès à ces préoccupations qui
seraient, sinon, restées inconnues.
Restent, enfin, deux scènes associées aux travaux de la CLDI, mais ne rassemblant
qu’une partie de ses membres!:
g) Le comité d’accompagnement
Les différents Contrats de quartier à Bruxelles sont dotés d’un «!comité
d’accompagnement!». Il s’agit d’un espace plutôt informel rassemblant des
responsables régionaux, des responsables communaux et les représentants du bureau
d’études. Ces comités d’accompagnement organisés à l’initiative de la Région ne sont
en principe pas accessibles aux «!délégués des habitants et des associations!» de la
CLDI, ce qui leur vaut généralement la méfiance de ces acteurs. Le comité
d’accompagnement est à la fois une instance de suivi, par laquelle la Région garde un
œil sur les évolutions récentes du Contrat de quartier, et un organe de négociation
entre la Région et la commune.
h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre
associations
Tout comme le comité d’accompagnement du Contrat de quartier rassemble certains
acteurs à l‘exclusion des autres, on a assisté régulièrement, dans les Contrats de
quartier, à des «!réunions de préparation!» ou des «!séances de débriefing!» organisées
à l’initiatives des participants habitants ou associatifs du Contrat de quartier. Dans
ces moments, les acteurs les moins outillés du Contrat de quartier cherchent à
s’informer les uns les autres, à clarifier leur compréhension des projets présentés par
le bureau d’études, à articuler une position commune, à coordonner leurs
propositions, à préparer ou à prendre acte d’une réunion de CLDI particulièrement
importante.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
186
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
3.2.1.3. Phases et moments de la concertation
Si la concertation s’organise et progresse sur une diversité de scènes, elle se décline
également en une plusieurs «!phases!» et ces phases, en différents «!moments!».
a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier
Le programme quadriennal Contrat de quartier se divise en deux grandes phases!:
une phase dite d’ «!élaboration du dossier de base!» et une phase dite de «!mise en
œuvre!»!; la première occupant la première année du programme Contrat de quartier,
la seconde s’étalant sur les trois années suivantes. Cette seconde phase de mise en
œuvre, comme son nom ne manque pas de l’indiquer, consiste en la mise en pratique
du programme de revitalisation urbaine détaillé dans un «!dossier de base!». Et ce
«!dossier de base!», dont la version finale est rédigée par le bureau d’études, est le
résultat d’une première année de concertation des différents acteurs concernés par le
Contrat de quartier. Dans le cadre de notre étude des Contrats de quartier et du
Contrat de quartier Callas en particulier, nous ne nous sommes intéressés qu’à cette
première «!phase d’élaboration du dossier de base!», à la fois la plus riche en événements publics
et la plus suivie par les participants citoyens qui, par la suite, répondront moins souvent aux
convocations en CLDI (Francq, 2004b).
b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier
1. Lancement (janvier-février)!: après avoir été informée du fait qu’elle bénéficiait
d’un subside régional pour la réalisation du Contrat de quartier (en
novembre-décembre de l’année précédant le Contrat de quartier), la
commune bénéficiaire engage un chef de projet, rédige un appel d’offre pour
la sélection d’un bureau d’études et réunit une première assemblée générale
lors de laquelle seront désignés les délégués des habitants et les délégués des
associations qui seront actifs en CLDI.
2. Diagnostic (mars-avril)!: le bureau d’études travaille à l’élaboration d’un
diagnostic de la «!situation existante!» dans le quartier, principalement au
niveau du logement, du bâti et des espaces publics. Il rend compte de son
travail lors de premières CLDI qui voient le jour généralement en mars-avril
de cette première année.
3. Définition des priorités et des «!grandes lignes!» du programme (mai-juin)!: sur base
du diagnostic du bureau d’études et des discussions menées avec les
participants de la CLDI, le bureau travaille à définir les priorités et les
grandes lignes du programme. Lors de la CLDI du mois de juin, les membres
doivent rendre un avis sur ce qui est déjà une ébauche du «!dossier de base!»
final.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
187
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
4. Enquête publique (août-septembre)!: après l’été, durant lequel aucune réunion
officielle ne peut être organisée, l’ébauche de «!dossier de base!» préparée par
le bureau d’études est soumise à «!enquête publique!» par le biais d’affiches
rouges disposées dans les rues du quartier, informant les habitants du contenu
général du dossier Contrat de quartier élaboré, et les invitant à passer à la
commune pour remettre leur avis et remarques.
5. Commission de concertation (fin septembre)!: une «!commission de
concertation!» est organisée par la Commune, sur base des avis et remarques
récoltés à l’occasion de l’enquête publique. Cette «!commission de
concertation!» est composée d’experts et de fonctionnaires communaux. La
commission de concertation est à ne pas confondre avec la CLDI ou avec le
comité d’accompagnement.
6. Passage du dossier au Collège des bourgmestre et échevins (octobre-novembre)!:
S uite à l’avis favorable de la commission de concertation et moyennant
d’éventuelles modifications, le dossier de base est transmis au Collège des
bourgmestre et échevins pour approbation.
7. Passage du dossier à la Région pour approbation (novembre-décembre)!: Suite à
l’approbation du Collège, c’est la Région, principal financeur du Contrat de
quartier, qui doit approuver son contenu.
3.2.2. Le Contrat de quartier Callas
De la même manière que nous avons présenté le dispositif bruxellois «!Contrat de
quartier!» de manière extrêmement succincte, nous voudrions ici présenter un
ensemble assez sommaire d’informations concernant le Contrat de quartier Callas,
c’est-à-dire le cas sur lequel se centrera notre étude des compétences citoyennes.
Nous insistons à nouveau!: dans l’optique résolument pragmatiste qui est la nôtre, les
«!éléments de contexte!» pertinents sont indissociables de l’action en train de se faire
qui les sélectionne et les organise. En présentant a priori, et par souci de clarté,
certains de ces éléments de contexte, nous faisons une légère entorse à notre
épistémologie. Nous ne nous appesantirons donc pas sur nos mises en contexte avant
d’en être arrivés aux parties de l’enquête consacrées à la description et à l’analyse de
scènes d’action conjointe. Il semble intéressant, dans la présente section, d’introduire
le lecteur à certaines réalités locales et à certains des événements et projets qui seront
constamment mobilisées par les participants au cours de leurs échanges en réunion.
Le quartier que nous appellerons Callas se situe au cœur d’une commune A du sud de
Bruxelles. Bien qu’il fasse partie de l’Espace de Développement Renforcé du
Logement et de la Rénovation (EDRLR), le quartier Callas n’est pas dans l’état
déplorable que connaissent la majorité des quartiers bruxellois ayant occasionné un
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
188
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Contrat de quartier. Le périmètre de ce quartier, tel que défini par le dispositif
Contrat de quartier, se trouve coincé entre, au nord, une zone urbaine plus
franchement populaire et dégradée et, au sud, un quartier plus franchement
bourgeois. L’ensemble du périmètre présente, en définitive, un bâti extérieur et des
voiries «!en relativement bon état!», peu de chancres ou de friches. Grâce à des
travaux importants menés parallèlement au Contrat de quartier, cette zone connaît
une «!dynamique immobilière importante!», comme le précisera le bureau d’études
Alpha dans son étude. Les prix d’achat et de locations de logement y sont en effet
plutôt élevés, relativement à la moyenne bruxelloise, et par rapport au restant de la
zone EDRLR en particulier.
Densément bâti, le périmètre Callas est structuré par la rue Callas, une artère
populaire occupée par des nombreux commerces de proximité et restaurants nordafricains ou méditerranéens, qui le coupe en son centre, et que croisent une série de
rues plus résidentielles, habitées par une population bigarrée, mêlant immigrés nordafricains et portugais à des étudiants, des artistes, de jeunes professionnels, ainsi qu’à
une population plus aisée. Situé à proximité d’une grande place bruxelloise, le
quartier Callas est particulièrement animé et dynamique. Il compte de nombreux
équipements publics (scolaires, culturels, sanitaires, religieux...), ainsi qu’un grand
nombre d’associations locales (multiculturalité, citoyenneté, jeunesse, femmes,
alphabétisation...) et des comités de quartier particulièrement actifs. Il présente par
contre, du fait de sa densité, un nombre limité d’espaces verts et des îlots globalement
peu verdurisés.
Initié en janvier 2004 et achevé en 2008, le Contrat de quartier Callas est le 35ème
Contrat de quartier bruxellois à voir le jour depuis 1994. Il est par ailleurs le troisième
Contrat de quartier mis en place sur le sol de la commune A. Comme nous le
verrons, ce Contrat de quartier Callas a connu une première année 2004 d’
«!élaboration du dossier de base!» plutôt mouvementée en matière de concertation.
Notre observation du processus de concertation, mais également les récits des acteurs
citoyens et les entretiens collectifs organisés par nos soins en avril 2005 (3.1.3.6.)
rendent compte de tensions importantes entre, d’une part, l’équipe d’acteurs
communaux et d’experts urbanistes en charge de l’organisation de la concertation, et,
d’autre part, les délégués des habitants et les représentants d’association mobilisés en
CLDI. Nous avons déjà eu l’occasion de mentionner ce fait dans un point de ce
chapitre évoquant, pour ce Contrat de quartier Callas, le surgissement de problèmes
plus tenaces et profonds que dans le reste des Contrats de quartier que nous avons
étudiés ou dont nous avons connaissance. Ces tensions ont pu être associées par les
acteurs eux-mêmes à «!la grande difficulté, pour des non spécialistes, d’engager la parole dans
des discussions exclusivement ‘technico-techniques’!», à l’absence de «!réels moments de
dialogue!» au cours du processus, ainsi qu’à certains «!vices de procédures!» dans le
développement du processus de concertation.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
189
CHAPITRE 3 – L’enquête ethnopragmatique
Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur ces questions à l’occasion des
prochains chapitres, où nous décrirons le travail de cadrage de la discussion pris en
charge par les acteurs communaux et experts du Contrat de quartier Callas et les
difficultés d’ordres multiples rencontrées par les participants citoyens lorsqu’ils
cherchaient, dans des prises de parole argumentées, à émettre des propositions, à
faire importer certains enjeux et à stabiliser un rôle de représentant.
Citations originales en anglais
i
We can conceptualize the case study as a research strategy that seeks to generate richly
detailed, thick, and holistic elaborations and understandings of instances or variants of
bounded social phenomena through the triangulation of multiple methods that include but are
not limited to qualitative procedures.
ii
The basic argument is that social reality is too complex and multifaceted to be adequately
grasped by any single method. Consequently, rather than debate the merits of one method visà-vis another [...] one does better to combine the multiple strategies so that they complement
and supplement one another’s weakness.
iii
... the promise of grounding the description of one actor’s conduct in the meaning given it
by another’s response. This would make sociological description sociological, or socially
warranted, not imposed by the researcher.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
190
Bibliographie du premier volume
ACKERMAN B., 1989, «!Why Dialogue?!», Journal of Philosophy, n°86, p. 16-27.
ARENDT, H., 1963, «!The Revolutionary Tradition and Its Lost Treasure!», in On Revolution,
Viking Penguin Inc.
______ 1983 (1961), Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy.
ARNSTEIN, S., 1969, «!A Ladder of Citizen Participation!», Journal of the American Institute of
Planners, 35 (4), p. 216-224.
AUSTIN, J.L., 1962, How To Do Things With Words, Oxford, Clarendon Press.
BACQUE, M.-H., et SINTOMER, Y., 1999, «!L'espace public dans les quartiers populaires
d'habitat social!», in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique!: enjeux et logiques de
la citoyenneté locale, Paris, L’Harmattan, p.115-147.
BACQUE M.-H., REY, H., SINTOMER, Y. (dir.), 2004, Gestion de proximité et démocratie
participative, Paris, La Découverte.
BARBER, B.,1984, Strong Democracy. Participatory Politics for a New Age, Berkeley, University
of California Press.
______ 1998, A Place for Us. How To Make Civil Society and Democracy Strong, New York, Hill
and Wang.
BARTHELEMY, M. & QUERE, L., 1991, «!La mesure des événements publics : Structure
des événements et formation de la conscience publique!», in J.-L., Petit (dir.), Raisons
pratiques, vol.2!: L’événement en perspective, Paris, Editions de l’Ecoles des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, p. 52-53
BARTHE, Y., 2002, «!Rendre discutable. Le traitement politique d’un héritage
technologique!», Politix, vol.15, n°57, p.57-78.
BARTHES, R., 1977, «!Introduction to the structural analysis of narratives!», in Image Music
Text, London, Fontana, p. 79-124!.
BECKER, H.S., 2002, Les Ficelles du Métier, La Découverte, Paris.
______ 2004, Écrire les sciences sociales. Commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre, Paris,
Economica.
BENHABIB, S., 1996, Towards a Deliberative Model of Democratic Legitimacy, Princeton
University Press.
BERG, E. & FUCHS, M. (dir.), 1993, Kultur, soziale Praxis, Text, Die Krise der Ethnografischen
Repräsentation, Frankfurt, Suhrkamp.
BERGER, M., 2008, «!Répondre en citoyen ordinaire. Pour une étude ethnopragmatique des
compétences profanes!», Tracés, n°15 (Pragmatismes), p.191-208.
Bibliographie du premier volume
BERGER, M., 2009, Bruxelles à l’épreuve de la participation. Les Contrats de quartier en exercices,
photographies de Pauline Beugnies, édité par le Gouvernement de la Région de BruxellesCapitale, Bruxelles, 178p. [trad. néerl., Brussel getoetst op inspraak. De wijkcontrakten als
oefeningen].
BERGER, M., CEFAI, D. & GAYET, C., 2009 (à paraître), «!Introduction!», in M. Berger,
D. Cefaï et C. Gayet (dir.), Ethnographies du politique, Bruxelles, Peter Lang («!Action
publique!»).
BERGER, M. & YOUSFI, A., 2007, «!S’inventer médiateur social communal en Région
bruxelloise!», document de travail, Bruxelles.
BERGSON, H., 1997 [1896], Matière et mémoire, Paris, PUF (Quadriges).
BERLIN, I., 1969, «!Two Concepts of Liberty!», Four Essays on Liberty, Oxford University
Press.
BESSY, C. & CHATEAURAYNAUD, F., 1995, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la
perception, Paris, Métailier.
BLONDIAUX L.,1999, «!Délibérer, gouverner, représenter!: les assises démocratiques
fragiles des représentants des habitants dans les Conseils de Quartier!», in La démocratie
locale. Représentation, participation et espace public, PUF («!CURAPP!»), Paris.
______ 2000, «!La démocratie par le bas. Prise de parole et délibération dans les conseils de
quartier du vingtième arrondissement de Paris!», Hermes, n° 26-27.
______ 2003, «!Publics imaginés et publics réels. La sollicitation des habitants dans une
expérience de démocratie locale!», in D. Cefaï et D. Pasquier (dir.), Les sens du public.
Publics politiques, publics médiatiques, , Paris, PUF, p.313-326.
______ 2004, «!L’idée de démocratie participative : enjeux, impensés et questions
récurrentes!», in M.-H., Bacqué, H. Rey et Y. Sintomer (dir), Gestion de proximité et
démocratie participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte.
______ 2008, «!Le profane comme concept et comme fiction politique!», in T. Fromentin & S.
Wojcik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, Paris,
L’Harmattan, p.37-51.
BLONDIAUX L., LEVÊQUE S., 1999, «!La politique locale à l’épreuve de la démocratie.
Les formes paradoxales de la démocratie participative dans le XXème arrondissement de
Paris!», in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la
citoyenneté locale, Paris, L’Harmattan, p.17-82.
BLONDIAUX L., SINTOMER Y., 2002, « L’impératif délibératif », in L. Blondiaux & Y.
Sintomer, Démocratie et deliberation, Politix n°15(57), p. 17-35.
BLUMER, H., 1954, «!What is wrong with social theory?!», American Sociological Review, 18,
p. 3-10.
BOK, S., 1982, Secrets: On the Ethics of Concealment and Revelation, New York, Pantheon.
BOLTANSKI L., 1990, L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de
l’action, Paris, Métaillé.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
193
Bibliographie du premier volume
BOLTANSKI, L. & CHIAPELLO, E., 1999, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris,
Gallimard.
BOLTANSKI, L. & THEVENOT, L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard.
BORZEIX, A., 2005, «!Le travail et sa sociologie à l’épreuve du langage!», in A. Borzeix et B.
Fraenkel (dir.), Langage et Travail. Communication, cognition, action, Editions du CNRS, p.
55-87.
BREVIGLIERI, M., 1999, L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité, Thèse
de doctorat, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
______ 2002. «!L’horizon du ‘ne plus habiter’ et l’absence du maintien de soi en public!», in
D. Cefaï & I. Joseph (dir.), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme,
La Tour d’Aigue, Éditions de l’Aube, p. 319-336.
BURAWOY, M., 1998, «!The Extended Case Method!», Sociological Theory, 16(1), p.4-33.
CAILLOSSE J.,1992, «!L'expérience française de décentralisation et la question de la
démocratie locale aujourd'hui!», Les Cahiers du CNFPT, n° 37, p.70-82.
CALLON, M., 2003, «!Quel espace public pour la démocratie technique!», in D. Cefaï, D.
Pasquier (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF, p. 197221.
CALLON, M., LASCOUMES, P. & BARTHE, Y., 2001, Agir dans un monde incertain. Essai
sur la démocratie technique, Paris, Seuil.
CANTELLI, F., JACOB, S., GENARD, J.-L. & DE VISSCHER, C. (dir.), 2006, Les
constructions de l’action publique, Paris, L’Harmattan («!Logiques politiques!»).
CARDON, D., HEURTIN, J.P., LEMIEUX, C., 1995, «!Parler en public!», Politix 8 (31),
p.5-19.
CEFAI, D., 2001a, «!Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes!», in Cefaï D.
& Trom D. (dir.), Raisons pratiques, vol.12!: Les formes de l’action collective, Paris, Editions de
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 51-97.
______ 2001b, «!Expérience, culture et politique!», in D. Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris,
PUF, p. 93-116.
______ 2002, «!Qu’est-ce qu’une arène publique!? Quelques pistes pour une approche
pragmatiste!», in D. Cefaï et I. Joseph (dir.), L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et
épreuves de civisme, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
______ 2003, «!Postface!», in L’enquête de terrain, Paris, La Découverte.
______ 2007, Pourquoi se mobilise-t-on!? Les théories de l’action collective, Paris, La découverte
(«!Recherches!»).
______ (à paraître) «!Comment l’association naît au public. Politiques du proche et
engagement collectif!», in N. Eliasoph & P. Lichterman!(eds), Civil Society!: Ethnographies
Around the World.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
194
Bibliographie du premier volume
CEFAI, D. , COSTEY, P., GARDELLA, E., GAYET, C., GONZALEZ, P., LEMENER,
E. & TERZI, C. (dir.), 2009, L’Engagement ethnographique (traduction et présentation de
textes sur le travail de terrain), Paris, Éditions de l’École des Hautes Etudes en Sciences
Sociales.
CEFAÏ, D. & LAFAYE, C., 2001, «!Lieux et moments d’une mobilisation collective. Le cas
d’une association de quartier!», in D. Cefaï, D. Trom (dir), Raisons pratiques, vol.12!: Les
formes de l’action collective, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, p. 195-228.
CEFAÏ, D. & LAFAYE, C., 2002, «!Le cadrage d’un conflit urbain à Paris. Les répertoires
d’argumentation et de motivation dans l’action collective!», in D. Cefaï & I. Joseph, (dir.),
L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues,
Editions de l’Aube, p.371-394.
CEFAÏ, D. & QUERE, L., 2006, «!Naturalité et socialité du self et de l’esprit!», introduction à
G.H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Puf, Paris, p.3-90.
CERTEAU, M. (de), 1980, L’invention du quotidien, vol.1!: arts de faire, Paris, Gallimard, Folio
Essais.
CHAMBERS, S., 2004, «!Measuring effects of publicity!», texte présenté à la conférence
Empirical approaches to deliberative politics, EUI Florence (21-22 mai).
CHARLES, J., 2008, «!Réduction de la pluralité des engagements dans la participation. Le
cas des Assises de la ville de Bobigny!», document de travail, intervention au séminaire
LAGIS/DVLP, Université Catholique de Louvain (UCL), 29 février 2008.
CHARLES, J., 2009, «!Démocratie participative et entrave à la pluralité des savoirs!»,
document de travail, intervention aux journées d’étude Savoirs citoyens et démocratie
participative dans la question urbaine, PICRI, Paris, 6 février 2009.
CHATEAURAYNAUD, F. & TORNY, D., 1999, Les sombres précurseurs. Une sociologie
pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales.
CHATMAN (1978), Structure and Discourse!: Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca,
New York, Cornell University Press.
CHAUVIRE, C., 1995, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, Paris, PUF
(«!Philosophie d’aujourd’hui!»).
CICOUREL, 1981, «!Notes on the integration of micro- and macro-levels of analysis!», in K.
Knorr-Cetina et A.V. Cicourel (eds), Advances in social theory and methodology: toward an
integration of micro-and macro-sociologies, Boston, Routledge, p.51-80
______ 1992, «!The Interpenetration of Communicative Contexts!: Examples from Medical
Encounters!», in A. Duranti et C. Goodwyn, 1992, Rethinking Context. Language as
interactive phenomenon, Cambridge University Press, Cambridge, p. 291-310.
______ 2002, Le raisonnement médical. Une approche socio-cognitive, Paris, Seuil.
______ 2003, «!Contre un empirisme naïf!», in D. Cefaï (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La
Découverte («!Recherches!»), p. 380-397.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
195
Bibliographie du premier volume
COHEN, J., 1989, «!Deliberation and democratic legitimacy!», in A. Hamlin & P. Petit, The
Good Polity, Cambridge, Blackwell.
______ 1996, «!Procedure and Substance in Deliberative Democracy!», in S. Benhabib (dir.),
Democracy and Difference: Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton
University Press, p.95–109.
COHEN, J. & ROGERS, J., 2003, «!Power and reason!», in A. Fung & E. Olin Wright (eds),
Deepening Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance, New
York, Verso (The Real Utopias Project) p.237-255.
COHEN, M., 2008, A Bruxelles, près de chez nous. L’architecture dans les Contrats de quartier
(photographies de M.-F. Plissart), Bruxelles, Gouvernement de la Région de BruxellesCapitale.
COLLINS, R., 1988, «!Theoretical Continuities in Goffman’s Work!», in P. Drew et A.
Wooton (eds), Erving Goffman. Exploring the Interaction Order, Cambridge, Polity Press, , p.
41-63.
COMETTI, J.-P., 1997, Le philosophe et la poule de Kircher, L’éclat.
CONEIN, B. (2001), «!Le sociologue dans la nature, pourquoi pas!?!», Chassez le naturel...,
Revue du MAUSS, n°17, p.293-301.
______ 2005, Les sens sociaux. Essais de sociologie cognitive, Paris, Economica («!Etudes
sociologiques!»).
CORCUFF P., 1995, Nouvelles sociologies, Paris, Nathan.
DAMAY, L., 2006, «!L’action publique délibérative au niveau local : l’habitant expert de son
quotidien ?!», in F. Cantelli, S. Jacob, J.-L. Genard et C. De Visscher, Les constructions de
l’action publique, Paris, L’Harmattan («!Logiques politiques!»).
DARBO-PESCHANSKI, C., 1987, Le discours au particulier. Envoi sur l'enquête hérodotéenne,
Paris, Seuil.
DELEUZE, G., 2007 (1966), Le bergsonisme, Paris, PUF («!Quadrige – Grands textes!»).
DELMOTTE, F. & HUBERT, M. (dir.), La Cité Administrative de l’Etat. Schémas directeurs et
action publique à Bruxelles, Bruxelles, La Lettre Volée («!Les Cahiers de la Cambre!» n°8).
DENZIN, N.K., KELLER, C.M., 1981, «!Frame Analysis reconsidered!», Contemporary
Sociology, n°10, p. 52-60.
DEWEY, J., 1993 (1938), Logique. Théorie de l’enquête, Paris, PUF.
______ 2003 (1927), Le public et ses problèmes, Farrago, Presses de l’Université de Pau.
______ 2005 (1934), «!Vivre une expérience!», L’art comme expérience, Farrago, Université de
Pau, p. 59-83.
DE MUNCK, J., 1999, L’institution sociale de l’esprit, Paris, PUF («!L’interrogation
philosophique!»).
DODIER, N., 1993, «!Les appuis conventionnels de l’action. Eléments de pragmatique
sociologique!», Réseaux, n°62, p.63-86.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
196
Bibliographie du premier volume
DODIER, N., 1995, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées.
Paris, Métailié.
DODIER, N., 2001, «!Une éthique radicale de l’indexicalité!», in M. de Fornel, A. Ogien et
L. Quéré (dir.), L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, Paris, La Découverte
(«!Recherches!»), p. 315-330.
DODIER, N. & BASZANGER, I., 1997, «!Totalisation et altérité dans l’enquête
ethnographique!», Revue française de sociologie, 38, p. 37-67.
DURANTI, A., 1994, From Grammar To Politics. Linguistic Anthropology in a Western Samoan
Village, Berkeley, University of California Press.
DWORKIN, R., 1978, «!Liberalism!», in S. Hampshire (ed), Public and Private Morality,
Cambridge, Cambridge University Press.
EGGINS, S. & MARTIN, J.R., 1997, «!Genres and Registers of Discourse!», in T.A. van
DIJK (ed), Discourse as Structure and Process, London, Sage, pp. 230-246
ELIASOPH,!N., 1998, Avoiding Politics. How Americans Produce Apathy in Everyday Life,
Cambridge, Cambridge University Press.
ELIASOPH, N., 2003, «!Publics fragiles : Une ethnographie de la citoyenneté dans la vie
associative!», in D. Cefaï et D. Pasquier (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics
médiatiques, Paris, PUF, p. 225-268.
ELIASOPH, N., LICHTERMAN, P., 2003, «!Culture in Interaction!», American Journal of
Sociology, vol.108, n°4, p.734-795.
ELSTER, J., 1994, «!Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes!», Revue
Française de Science Politique, 44, n°2, pp.187-257.
ERALY, A., 2000, L’expression et la représentation. Une théorie sociale de la communication, Paris,
L’Harmattan («!Logiques sociales!»).
FERRIE, J.-N., DUPRET, B., LEGRAND, V., 2008, «!Comprendre la délibération
parlementaire. Pour une approche praxéologique de la politique en action!», Revue française
de science politique, 58 (5), p. 795-915.
FERRY, J.-M., 2007, Les grammaires de l’intelligence, Paris, Le Cerf (Passages).
FORNEL (de), M. & LEON, J., 2000, «!L’analyse de conversation!: de l’ethnométhodologie
à la linguistique interactionnelle!», Histoire Épistémologie Langage, 22 (1), p. 131-155.
FOUCAULT, M., 1971, L’Ordre du Discours, Paris, Gallimard.
FOUCAULT, M., 2001, Dits et écrits, tome 2, Paris, Gallimard («!Quarto!»).
FRANCQ, B., 2004a, La ville incertaine. Politique urbaine et sujet personnel, Louvain-La-Neuve,
Academia-Bruylant («!Sciences et enjeux!»).
______ 2004b, La participation des habitants aux programmes intégrés de requalification urbaine: une
clé pour la cohésion sociale. Le cas de la Région de Bruxelles-Capitale, rapport de recherche,
Urbact (programme «!Partecipando!»), 48p.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
197
Bibliographie du premier volume
FRANZOSI, R., 1998, «!Narrative analysis – Why (and how) sociologists should be
interested in narratives!», Annual Review of Sociology, 24, p. 517-554
FUNG, A. & OLIN WRIGHT, E. (eds), 2003a, Deepening Democracy. Institutional Innovations
in Empowered Participatory Governance, New York, Verso (The Real Utopias Project).
______, 2003b «!Introduction. Thinking about Empowered Participatory Governance!», in
Deepening Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance, New
York, Verso (The Real Utopias Project), p.3-42.
FUTRELL, R., 2002, «!La gouvernance performative!», in L. Blondiaux et Y. Sintomer Y.
(dir.), Démocratie et délibération, Politix 15 (57), p.147-165.
GAMSON, W., 1975, «!Review of Frame Analysis by Erving Goffman!», Contemporary
Sociology, vol.4, p.603-7.
______ 1985, « Goffman’s Legacy to Political Sociology », Theory and Society, 14 (5), p. 605622.
______ 1992, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press.
GARDELLA, E., 2003, «!Le soi comme interprétation chez E. Goffman!», Tracés, n°4, p.2142.
GARDELLA, E., LE MENER, E., MONDEME, C., 2006, Les funambules du tact. Une analyse
des cadres du travail des équipes mobiles d’aide du Samusocial de Paris, doc. de travail, Paris,
Samusocial.
GARFINKEL, H., 1967, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall.
GAXIE D., 1978, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil.
GAYET, C., 2006, «!Ecriture sociologique et fidélité à la réalité sociale!», document de
travail, 16 p.
GEERTZ C., 1973, The Interpretation of Cultures, Harper Collins.
GENARD, J.-L., 1999, La grammaire de la responsabilité, Paris, Cerf.
GENARD, J.-L. & JACOB, S., 2004, «!Les métamorphoses de l’expertise!», in S. Jacob & J.L.Genard (dir.), Expertise et action publique, Bruxelles, Editions de l’Université Libre de
Bruxelles.
GILBERT, M., 2003, Marcher ensemble. Essais sur les fondements des phénomènes collectifs, Paris,
PUF.
GOFFMAN, E., 1959, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books.
______ 1961, Encounters: Two Studies in the Sociology of Interaction, Indianapolis, Bobbs-Merrils.
______ 1963, Stigma, London, Penguin.
______ 1966, Behavior in Public Places: Notes on the Social Organization of Gatherings, New York,
The Free Press.
______ 1967, Interaction Ritual, Chicago, Aldine.
______ 1968, Asiles, Paris, Editions de Minuit.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
198
Bibliographie du premier volume
______ 1969, Strategic Interaction, Trustees of the University of Pennsylvania
______ 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. Vol 2!: Les relations en public, Les Editions de
Minuit.
______ 1974, Frame Analysis!: An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper and
Row
______ 1981, Forms of Talk, Oxford!: Basil Blackwell.
______ 1988a, «!L’ordre de l’interaction!», in Winkin Y., Les moments et leurs hommes, Paris,
Le Seuil, 1988, p. 186-230.
______ 1988b, «!La situation négligée!», in Winkin Y., Les moments et leurs hommes, Paris, Le
Seuil, 1988, p. 143-149.
______ 1989, «!Réplique à Denzin et Keller!», in I. Joseph (dir.), Le parler frais d’Erving
Goffman, Paris, Editions de Minuit, p. 301-320.
______ 1991 (1974), Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de Minuit.
GOODIN, R. E. (2004), «!Sequencing deliberative moments!», texte présenté à la conférence
Empirical approaches to deliberative politics, EUI Florence (21-22 mai).
GOULDNER, A., 1970, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, Basic Books.
GRAFMEYER, Y. (2004), «!Avant-propos!» à Y. Grafmeyer et I. Joseph (dir.), L’Ecole de
Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Flammarion («!Champs!»).
GUMPERZ, J.J., 1982, Discourse Strategies, Cambridge, Cambridge University Press
______ 1989, «!Cadrer et comprendre une politique de la concertation!», In I. Joseph (dir.), Le
parler frais d’Erving Goffman, p.123-154.
______ 1992, «!Contextualization and Understanding!», in A. Duranti et C. Goodwyn, 1992,
Rethinking Context. Language as interactive phenomenon, Cambridge University Press,
Cambridge, p. 229-252.
GUTTMAN & THOMPSON, 2002, «!Pourquoi la démocratie délibérative est-elle différente
?!», Philosophiques, 29/2, p. 193-214.
HABERMAS, J., 1987, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.
_____ 1989, «!La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d’espace
public!», Lignes, n°7.
______ 1993, La pensée post-métaphysique, Paris, Armand Collin.
______ 1997, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard.
______ 2003a, L’usage public de la raison, Grasset.
______ 2003b, L’éthique de la discussion et la question de la vérité, Paris, Grasset.
HACKING, I., 2004, « Between Michel Foucault and Erving Goffman : between discourse in
the abstract and face-to-face interaction », Economy and Society, 33 (3), p.277-302.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
199
Bibliographie du premier volume
HÄGERSTRAND, T. (1975), «!Space, time and human conditions!», in Dynamic allocation of
urban space, Farnborough, Saxon house.
HALLIDAY, M., 1989, Language, Context and Text!: Aspects of Language in a Social-semiotic
Perspective, New York, Oxford University Press!
______ 1994, An Introduction to Functional Grammar, London, Edward Arnold.
HALLIDAY, M. & MATTHIESSEN, C., 1999, Construing Experience Through Meaning. A
Language-based Approach to Cognition, London, Continuum.
HAYEK, F.A., 1960, «!Equality, Value and Merit!», in The Constitution of Liberty, Chicago,
University of Chicago Press.
HILGERS, M., 1995, Vers une politique urbaine intégrée en Région bruxelloise!? Exemple des
Contrats de quartier. Etude de cas à Saint-Gilles, DESS «!Urbanisme et aménagement du
territoire!», Institut d’urbanisme de Grenoble, Université Pierre Mendès France, 19941995.
HIRSCHAUER, S., 2001, « Ethnographic Writing and the Silence of the Social. Toward a
Methodology of Description.!», Zeitschrift fur Soziologie, vol. 30, n°6, p.429-451.
______ 2006, «!How to put things into words. Ethnographic description and the silence of the
social!», Human Studies, vol.29, n°4, p.413-441.
HIRSCHMAN, A.O., 1991, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard.
HIRST, P., & KHILNANI, S. (eds), 1996, Political Quarterly!: Reinventing Democracy,
Cambridge, Blackwell, 180p.
HONNETH, A., 2002, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf («!Passages!»).
HYMES, D., 1972, «!Models of Interaction of Language and Social Life!», in J. Gumperz et
D. Hymes (eds), Directions in Sociolinguistics!: The Ethnography of Communication, New York,
Holt, Rinehart & Wilson, p. 35-71.
JACOB, S., IMBEAU, L.M., PETRY, F. & ROTHMAYR, C., 2006, «!Considérations
méthodologiques et stratégies de recherche pour l’analyse des constructions de l’action
publique centrée sur les discours!», in F. Cantelli, S. Jacob, J.-L. Genard et C. De
Visscher, Les constructions de l’action publique, L’Harmattan («!Logiques politiques!»), Paris,
p. 241-268.
JOBERT, A., 1998, « L'aménagement en politique, ou ce que le syndrome Nimby nous dit de
l'intérêt général », Politix, n° 42, p.67-92.
JOHNSTON, H., 2002, «!Verification and Proof in Frame and Discourse Analysis!», in B.
Klendermans et S. Staggenborg (eds), Methods of Social Movement Research, Minneapolis,
University of Minnesota Press, p. 62-91.
JOSEPH, I., 1989, «!Erving Goffman et le problème des convictions!», in I. Joseph (dir.), Le
parler frais d’Erving Goffman, p. 13-30.
______ 1996, «!Intermittence et réciprocité!», in I. Joseph et J. Proust (dir.), Raisons pratiques,
vol.7!: La folie dans la place. Pathologies de l’interaction, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales, p.17-36.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
200
Bibliographie du premier volume
______ 1998a, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
______ 1998b, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF («!Philosophies!»).
______ 2003, «!La notion de public!: Simmel, l’écologie urbaine et Goffman!», in D. Cefaï et
D. Pasquier (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF.
______ 2004, «!L’athlète moral et l’enquêteur modeste. Parcours du pragmatisme.!», in B.
Karsenti et L. Quéré (dir.), Raisons pratiques, vol.15!: La croyance et l’enquête. Aux sources du
pragmatisme, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 18-52.
______ 2007, «!Pluralisme et contiguïtés!», L’athlète moral et l’enquêteur modeste, recueil de
textes d’Isaac Joseph édité et préfacé par Daniel Cefaï, Paris, Economica («!Etudes
sociologiques!»), p.437-460.
JOSEPH, I. & QUERE, L., 1993, «!L’organisation sociale de l’expérience!», Futur antérieur,
n°19-20.
KATZ, J. & CSORDAS, E., 2003, «!Phenomenological Ethnography in Sociology and
Anthropology!», Ethnography, vol. 4(3), p.275–288.
KOSELLECK, R., 1990, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris,
Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
KRANTZ, R.S., 2003, «!Cycles of reform in Porto Alegre and Madison!», in A. Fung et E.
Olin Wright (eds), Deepening Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory
Governance, New York, Verso (The Real Utopias Project), p.225-236.
LACOSTE, M., 1995, «!Parole, activité, situation!» in J. Boutet (dir.), Paroles au travail, Paris,
L’Harmattan, p.23-44.
LAFAYE, C. & THEVENOT, L., 1993, «!Une justification écologique!? Conflits dans
l’aménagement de la nature!», Revue française de sociologie, 34(44), p.495-525.
LATOUR, B., 1999, Politiques de la nature. Comment faire rentrer les sciences en démocratie, Paris,
La Découverte.
______ 2004, La fabrique du droit. Une ethnographie du conseil d’Etat, Paris, La Découverte
______ 2006, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.
LAUGIER, S., 2009, «!How not to be ? Austin et l'erreur pratique!», in C. Chauviré, A. Ogien
et L. Quéré (dir.), Raisons pratiques, vol.19!: Dynamiques de l’erreur, Paris, Editions de l’Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
LEBEER, G., 2007, «!La bioéthique comme épreuve démocratique!», in Vivre ensemble au
XXIème siècle, Actes du colloque international de l’Institut de Sociologie (octobre 2005),
Université Libre de Bruxelles, p.63-75.
LEMIEUX, C., 2000, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de
ses critiques, Paris, Métailié.
LENOBLE, J. & BERTEN, A., 1992, «!L’espace public comme procédure!», in Raisons
pratiques, vol.3!: Pouvoir et légitimité, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, p.83-108.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
201
Bibliographie du premier volume
LEPETIT, B. (dir.), 1995, Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin
Michel.
LEVINSON, S., 1979, «!Activity type and language!», Linguistics, 17, p.365-99.
LEVINSON, S., 1988, «!Putting Linguistics on a Proper Footing!: Explorations in Goffman’s
Concept of Participation!», in P. Drew et A. Wooton (eds), Erving Goffman. Exploring the
Interaction Order, Cambridge, Polity Press, p. 161-227.
LEYDET, D., 2002, «!Introduction!», Philosophiques, 29/2 («!Démocratie Délibérative!»), p.
175-191.
LICHTERMAN, P., 1996, The Search for Political Community. American Activists Reinventing
Commitment, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press.
______ 2002, «!Seeing structure happen!: theory-driven participant observation!», in B.
Klandermans et S. Staggenborg (eds), Methods of Social Movement Research, Minneapolis,
University of Minnesota Press, p. 118-145.
______ 2005, Elusive Togetherness. Church Groups Trying To Bridge American Divisions, Princeton,
Princeton University Press.
LINDSTROM L., 1992, « Context contests : Debatable truth statements on Tanna », in A.
Duranti et C. Goodwin (eds), Rethinking context. Language as Interactive Phenomenon,
Cambridge, Cambridge University Press, p. 101-124.
LIVET, P. (1992) «!Les lieux du pouvoir!», in Raisons pratiques, vol.3!: Pouvoir et légitimité,
Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
LOFLAND, J., 1980, «!Early Goffman: Style, structure, substance, soul!», in J. Ditton (ed),
The view from Goffman, New York, St. Martin's, p.24-51.
LUGASSY F. et DARD P., 1977, L'impossible participation, Paris, Centre de recherche
d’urbanisme.
MABILEAU A., 1994, Le système local en France, Paris, Montchrétien.
MANIN, B., 1985, «!Esquisse d’une théorie de la délibération politique!», Le débat, n°33, p.7294.
MANSBRIDGE, J., 1983, Beyond Adversary Democracy, Chicago, University of Chicago Press.
______ 2003, «!Practice – Thought – Practice!», in A. Fung et E. Olin Wright (eds), Deepening
Democracy. Institutional Innovations in Empowered Participatory Governance, New York, Verso
(The Real Utopias Project), p.175-199.
MARTIN, J.R., 2003, « Cohesion and Texture », in D. Schiffrin, D. Tannen et H.E.
Hamilton (eds), The Handbook of Discourse Analysis, Cambridge, Blackwell, p. 35-53.
MASSCHAELK M., 2001, Normes et contextes. Les fondements d’une pragmatique contextuelles,
Hildesheim, Olms.
McINTYRE, A., 1981, «!The Virtues, The Unity of a Human Life and The Concept of a
Tradition!», After Virtue, Notre Dame, University of Notre Dame Press.
MEAD, G.H., 2006 (1934 ), L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
202
Bibliographie du premier volume
MENDELBERG, T., 2002, «!The Deliberative Citizen. Theory and Evidence!», Research in
Micropolitics!: Political Decision-making, Deliberation and Participation, vol. 6, Elsevier Press,
p.151-193.
MERLEAU-PONTY, M., 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
MOSCOVICI, S. & DOISE, W., 1992, Dissension et consensus. Une théorie générale des décisions
collectives, Paris, PUF («!Psychologie sociale!»).
NEVEU, C. (dir.), 1999, Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté
locale, Paris, L’Harmattan.
NOËL, F., 1998, La ville rapiécée. Les stratégies de la réhabilitation à Bruxelles, Bruxelles, Presses
de l’Université de Bruxelles.
OCHS, E., 1979, «!Transcription as Theory!», in E. Ochs, B.B. Schieffelin (eds), Developmental
Pragmatics, New York, Academic Press, p.43-72.
OGIEN, A., 1989, «!La décomposition du sujet!», in I. Joseph, (dir.), Le parler frais d’Erving
Goffman, Paris, Editions de Minuit, p. 100-109.
______ 2007, Les règles de la pratique sociologique, Paris, PUF
OGIEN, A. & QUERE, L., 2005, Le vocabulaire de la sociologie de l’action, Paris, Ellipses.
NOZICK, R., 1974, «!Moral Constraints and Distributive Justice!», in Anarchy, State and
Utopia, Basic Books.
PASSY, F., 1998, L'action altruiste. Contraintes et opportunités de l'engagement dans des mouvements
sociaux, Genève, Droz.
PATEMAN, C., 1970, Participation and democratic theory, Cambridge, Cambridge University
Press.
PATTARONI, L., 2005, Politique de la responsabilité. Promesses et limites d’un monde fondé sur
l’autonomie, Thèse de doctorat en sociologie, Paris/Genève, EHESS/Université de
Genève.
PEIRCE, C.S., Ecrits sur le signe (textes rassemblés, traduits et commentés par Gérard
Deledalle), Paris, Seuil.
PERRIN, D., 2006, «!L’exil et le retour!», in S. Laugier et Ch. Chauviré (dir.), Lire les
recherches philosophiques de Wittgenstein, Paris, Vrin, p. 115-130.
PHARO, P., 1991, «Les structures interlocutoires de l’ordre politique!», in! Politique et savoirvivre. Enquêtes sur les fondements du lien civil, Paris, L’Harmattan («!Logiques sociales!»),
p.61-92.
______ 1992, Phénoménologie du lien civil. Sens et légitimité, L’Harmattan, Paris.
______ 2004, Morale et sociologie. Les sens et les valeurs entre nature et culture, Paris, Gallimard.
POSNER, R., 2003, Law, Pragmatism, and Democracy, Cambridge, Harvard University Press.
______ 2004, «!Smooth Sailing!», Legal Affairs, p. 41-42.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
203
Bibliographie du premier volume
QUERE, L., 1989, «!La vie sociale est une scène. Goffman revu et corrigé par Garfinkel!», in
I. Joseph, (dir.), Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Editions de Minuit, p. 47-82.
______ 1990, «Construction de la relation et coordination de l’action dans l’interaction!», in
B. Conein, M. de Fornel et L. Quéré (dir.),!Les formes de la conversation, vol. 1 & vol.2, Paris,
CNET, p. 253-288.
______ 1995, «!Le schématisme de la norme d’un point de vue sociologique!», Cahiers de
philosophie politique et juridique, n°27, Centre de philosophie du droit de l’Université de
Caen.
______ 1997, «!La situation toujours négligée!?!», Réseaux, n° 85, p. 163-192.
______ 1999, La Sociologie à l’épreuve de l’herméneutique, Paris, L’Harmattan.
______ 2000, « Perception du sens et action située », in M. de Fornel et L. Quéré (dir.),
Raisons pratiques, vol.10!: La logique de situations, Paris, Éditions de l’Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales, p. 301-338
______ 2001, «!Naturaliser le sens!: une erreur de catégorie!?!», in Chassez le naturel..., Revue du
MAUSS, n°17, p. 275-292.
RAWLS, A.W., 1987, «!The Interaction Order sui generis : Goffman's Contribution to Social
Theory!», Sociological Theory, 5 (3).
______ 2002 (1990), «!L’émergence de la socialité!: une dialectique de l’engagement et de
l’ordre!», Revue du Mauss, n°19.
______ 2004, «!La fallace de l’abstraction mal placée. Une théorie sociologique générale estelle pensable!?!», Revue du Mauss, n°24, p.70-84 [tr. fr. par P. Chanial de «The Fallacy of
Misplaced Abstraction. Is a General Sociological Theory Thinkable!?»].
RAWLS, J., 1971, «!The Right and The Good Contrasted!», in A Theory of Justice, Cambridge,
Harvard University Press.
______ 1999, Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press.
RICOEUR, P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil.
______ 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard («!Folio essais!»).
RORTY, R., 1989, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press.
SACKS, H., SCHEGLOFF, E., JEFFERSON, G., 1974, «!A simplest systematics for the
organization of turn-taking for conversation!», Language, 50 (4), p. 696-735.
SANCHEZ-MAZAS, M., 2004, Racisme et xénophobie, Paris, PUF («!Psychologie sociale!»).
SANDEL, M., 1982, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge University Press.
______ 1996, Democracy’s discontent, Cambridge, Harvard University Press.
______ 2005, Public Philosophy, Cambridge, Harvard University Press
SCHAPP, O., 1992, Empêtrés dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose, Paris, Cerf.
SCHEFF, T., 2006, Goffman Unbound!! A New Paradigm for Social Sciences, London, Boulder.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
204
Bibliographie du premier volume
SCHEGLOFF, E., 1988, «!Goffman and the analysis of conversation!», in P. Drew et A.
Wootton (eds), Erving Goffman. Exploring the Interaction Order, Cambridge, Polity Press, p.
89-135.
______ 2003, «!Discourse as an Interactional Achievement III!: The Omnirelevance of
Action!», In D. Schiffrin, D. Tannen et H.E. Hamilton, The Handbook of Discourse Analysis,
Blackwell, p. 229-249.
SCHEIBE, K., 2000, The Drama of Everyday Life, Cambridge, Harvard University Press.
SCHIFFRIN, D., 1985, «!Everyday argument!: The Organization of Diversity in Talk!», in T.
van Dijk (Ed.), Handbook of discourse analysis, Volume 4: Discourse and Dialogue, London,
Academic Press, p. 35-46
SCHUMPETER, J., 1951, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot.
SEARLE, J., 1995, Le construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard (Essais).
SINTOMER, Y., 2008, «!Du savoir d’usage au métier de citoyen!?!», Raisons politiques, n°31
(3), p.115-133
SNOW, D., 1986, «!Frame alignment processes, micromobilization, and movement
participation!», American Sociological Review, 51, p.464-481.
SNOW, D., 2001, «!Analyse de cadres et mouvements sociaux!», in D. Cefaï & D. Trom, Les
formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’EHESS
(Raisons pratiques n°12), p 27-49.
SNOW, D. & ANDERSON, L., 1991, «!Researching the Homeless!: The Characteristics and
Virtues of the Case Study!», in J.R. Feagin, A.M. Orum et G. Sjoberg (eds), A Case for the
Case Study, Chapel Hill, University of North Carolina Press, p.148-173.
SNOW, E. & TROM, D., 2002, «!The case study and the study of social movements!», in
Bert Klandermans et Suzanne Staggenborg (eds), Methods of Social Movement Research,
Minneapolis, University of Minnesota Press.
STAVO-DEBAUGE, J., 2009, Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de
l’appartenance, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS.
STAVO-DEBAUGE, J. & TROM, D., 2004, «!Le pragmatisme et son public à l’épreuve du
terrain. Penser Dewey contre Dewey!», in Louis Quéré et Bruno Karsenti (dir.), Raisons
pratiques, vol.15!: La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris, Editions de
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.!
STEENBERGEN, M., BÄCHTINGER, A., SPRÖNDLI, M. & STEINER, J., 2004,
«!Toward a political Psychology of Deliberation!», texte présenté à la conférence Empirical
approaches to deliberative politics, EUI Florence (21-22 mai).
SWIDLER, A., 1995, «!Cultural power and social movements!», in H. Johnston et B.
Klandermans (eds), Social Movements and Culture, Minneapolis, University of Minnesota
Press, p. 25-40.
TALISSE, R., 2004, «!Introduction!: Pragmatism and Deliberative Politics!», The Journal of
Speculative Philosophy, 18.1, p.1-8.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
205
Bibliographie du premier volume
______ 2005, «!Deliberative Democracy Defended: A Response to Posner’s Political
Realism!», Res Publica, 11 (2), p.185-199.
TALPIN, J., 2006, «!De la prise de la parole en public à la délibération. Les voies difficiles de
l’argumentation au sein des dispositifs participatifs!», document de travail.
TALPIN, J., 2007, Schools of Democracy: How Ordinary Citizens Become Competent in Participatory
Budgeting Institutions, thèse pour le doctorat de science politique et sociale, Florence,
European University Institute.
TALPIN, J., 2008, «!Mobiliser un savoir d’usage. Démocratisation de l’espace public et
confinement de la compétence civique au sein de dispositifs de budget participatif!», p.159184.
TALPIN, J., 2009, «!Can the citizens speak? Éléments pour une approche pragmatiste de la
compétence civique!», texte présenté à la journée d’études Les savoirs citoyens dans la question
urbaine, organisée les 6 et 7 février à Paris par le P.I.C.R.I.
TAYLOR, C., 1975, «!Hegel!: History and Politics!», in Hegel, Cambridge University Press.
TERZI, C., 2005, Qu’avez-vous fait de l’argent des Juifs!? Problématisation et publicisation de la
question «!des fonds juifs et de l’or nazi!» par la presse suisse (1995-1998), Thèse de doctorat,
Université de Fribourg / Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
THEVENOT, L., 1990, «!L’action qui convient!», in P. Pharo et L. Quéré (dir.), Raisons
pratiques, vol.1!: Les formes de l’action. Sémantique et sociologie, Paris, Editions de l’ Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, p.39-69.
______ 1996, «!Stratégies, intérêts et justification!: à propos d’une comparaison France-EtatsUnis de conflits d’aménagement!», Techniques, Territoires et Sociétés, , p. 127-150.
______ 1998, «!Pragmatiques de la connaissance!», in A. Borzeix, A. Bouvier et P. Pharo,
Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, CNRS Editions, p. 101-139.
______ 2006, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte
(«!Politique et sociétés!»).
TOMASHEVSKI, B., 1965, «!Thematics!», in L. Lemond et M. Reis (eds), Russian Formalist
Criticism!: Four Essays, Lincoln, University of Nebraska Press, p. 61-95.
TROM, D., 2001, «!Grammaires de la mobilisation et vocabulaires de motifs!», in D. Cefaï et
D.Trom (dir), Raisons pratiques, vol.13!: Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des
arènes publiques, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 99134.
______ 2003, « Situationnisme et historicité de l’action. Une approche par induction
triangulaire. », in P. Laborier et D. Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF,
p. 463-483.
URFALINO, P., 2000, « La délibération et la dimension normative de la décision collective
», in J. Commaille, L. Dumoulin et C. Robert (dir.), La juridicisation du politique, Paris,
LGDJ, p. 165-193.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
206
Bibliographie du premier volume
VAN HOVE, L., 2001, La participation des habitants aux politiques de revitalisation de leur quartier
en Région de Bruxelles-Capitale, rapport de stage de licence en sciences sociales, Université
Libre de Bruxelles.
WALZER, M., 1983, «!Welfare, Membership and Need!», in Spheres of Justice, Basic Books.
WATSON, R., 1989, «!Le travail de l’incongruité!», in I. Joseph (dir.), Le parler frais d’Erving
Goffman, Paris, Editions de Minuit, p.83-99.
WILLIAMS, R., 1988, «!Understanding Goffman’s Methods!», in P. Drew et A. Wooton
(eds), Erving Goffman. Exploring the Interaction Order, Cambridge, Polity Press, p. 64-88..
WINKIN, Y., 1988, Erving Goffman. Les moments et leurs hommes, Paris, Seuil.
WITTGENSTEIN, 2004 (1952), Recherches philosophiques, Paris, Editions de minuit.
ZASK, J., 2003, «!La politique comme expérimentation!», in J. Dewey, Le public et ses
problèmes, Farrago, Presses de l’Université de Pau, p.7-44.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
207
Table des matières
Table des matières
Sommaire
1
Remerciements
4
INTRODUCTION
9
PREMIERE PARTIE
Garder les compétences citoyennes à l’œil!: des sociologies discursives de la
délibération à une ethnographie pragmatique de la concertation
20
CHAPITRE 1
DELIBERER!?
23
1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique
25
1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective.......................................26
1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels ..................................27
1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux ............29
1.1.4. La délibération comme cadre procédural ........................................................31
1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33
1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées
33
1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!»
37
1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39
1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44
1.3.2.1. La frame perspective de D. Snow ...........................................................44
1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47
1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53
1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54
1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56
1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60
1.4. Conclusion du chapitre
63
CHAPITRE 2
LA CONCERTATION
UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION
68
2.1. Les plans contextuels de la concertation
72
2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74
2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80
2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83
2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman
87
2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88
2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
209
Table des matières
2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93
2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96
2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102
2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la
concertation................................................................................................... 103
2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107
a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108
b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112
c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116
d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121
2.3. Conclusion du chapitre
124
DEUXIEME PARTIE
Méthodes, données, terrains....................................................................................129
CHAPITRE 3
L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE
UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE
132
3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique
136
3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137
3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................ 137
3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................ 139
a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140
b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140
c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141
d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142
e) Accessibilité .......................................................................................... 143
f) Dynamisme ........................................................................................... 144
g) Surgissement de problèmes ..................................................................... 144
3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145
3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145
a) Observation non ethnographique ............................................................ 146
b) Ethnographie comparative...................................................................... 147
c) Ethnographie monographique................................................................. 149
d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150
e) Ethnographie combinatoire..................................................................... 150
f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152
3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154
3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155
3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas...............156
3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes .......................................................... 157
3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159
a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature
ethnographique. ........................................................................................ 159
b) Résister à la bigger picture ...................................................................... 162
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
210
Table des matières
c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164
3.1.3.2. Observation, prise de notes et description.............................................. 165
3.1.3.3. Croquis, schémas................................................................................ 169
3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges ...................................... 171
3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173
3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs............................................................ 173
a) Les récits individuels.............................................................................. 174
b) Les entretiens rétrospectifs en groupe....................................................... 174
3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176
3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas
177
3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise.............................................. 178
3.2.1.1. Un instrument de développement intégré .............................................. 180
3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182
a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182
b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184
c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184
d) Les visites de terrain .............................................................................. 185
e) Les journées de participation................................................................... 185
f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186
g) Le comité d’accompagnement................................................................. 186
h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre
associations .............................................................................................. 186
3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187
a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187
b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier
................................................................................................................ 187
3.2.2. Le Contrat de quartier Callas....................................................................... 188
Bibliographie du premier volume.....................................................................................192
Sommaire (vol.2)......................................................................................................221
TROISIEME PARTIE
Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles..........224
CHAPITRE 4
AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC.
OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN
ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE.
227
4.1. Ouvrir une réunion
230
4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231
4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236
4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242
4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250
4.2. Performances d’experts
254
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
211
Table des matières
4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255
4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258
4.2.2.1. Composer un récit .............................................................................. 261
4.2.2.2. Livrer une analyse .............................................................................. 264
4.2.2.3. Présenter des avancées ........................................................................ 269
4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence .................................... 273
4.3. Dialogues publics
279
4.4. Clore une réunion
289
4.5. Après la réunion
291
4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel ........................................................... 291
4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents .......................................................... 295
4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de
l’acteur initiateur
296
CHAPITRE 5
TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES
LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT.................................................302
5.1. Malaises dans la représentation.............................................................................305
5.2. Premier problème de représentation!: faire référence
312
5.2.1. En-jeu et pertinence topique ........................................................................ 312
5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel .............................................. 314
5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord.............................. 314
5.2.2.2. Contrainte programmatique................................................................. 316
a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas................................................ 318
b) Ce qui est importable et ce qui est important ............................................ 323
5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité.................................................. 325
5.2.2.4. Contrainte de localisation.................................................................... 327
a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours.......................................... 327
b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion.......... 327
c) Les scènes de la revitalisation urbaine ...................................................... 329
5.2.2.5. Contrainte de temps............................................................................ 331
5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse.......................................... 334
5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu ............................................................... 336
5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis .................................................................. 338
5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités ......................................................... 341
5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours . 350
5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle
352
5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle ...................................................... 353
5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant ................ 356
5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels ...... 356
a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman................................... 357
b) La publicité comme complication du jeu communicationnel...................... 361
c) De la délicate position publique du citoyen représentant............................ 370
5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages............................... 383
a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé................................... 383
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
212
Table des matières
b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas ................................... 386
c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation ............................. 389
d) Capacités virtuelles et politique du flirt .................................................... 392
5.3.2.3. Contrainte de temps............................................................................ 396
a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. .................. 396
b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» ........... 397
5.3.3. Des rôles par bribes .................................................................................... 398
5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule
400
5.4.1. Jeu de langage et correction formelle............................................................ 400
5.4.2. Parler la bonne langue ................................................................................ 402
5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme......................................... 403
5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation .................................................... 405
5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation................................................ 410
5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité
CHAPITRE 6
ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION
LES PRISES SENSIBLES D’UNE CRITIQUE ORDINAIRE
414
418
6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser
424
6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424
6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424
6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429
6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433
6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs
profanes ........................................................................................................ 435
a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435
b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436
c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437
6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations,
adaptations .................................................................................................... 437
a) Défections............................................................................................. 438
b) Protestations ......................................................................................... 439
c) Adaptations........................................................................................... 442
6.2. Répondre en citoyen ordinaire
445
6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447
6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447
6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450
6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 455
6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation
453
6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454
6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455
6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461
6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467
6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475
6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
213
Table des matières
a) Un art de la reprise ................................................................................ 477
b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480
6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483
a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484
b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489
c) L’économie de la retouche...................................................................... 491
6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493
CONCLUSION
501
Bibliographie du second volume
508
Table des matières
518
Répondre en citoyen ordinaire
vol.1
214
Université Libre de Bruxelles
Faculté des sciences sociales et politiques
REPONDRE EN CITOYEN ORDINAIRE
Enquête sur les «!engagements profanes!» dans un dispositif
d’urbanisme participatif à Bruxelles
Mathieu BERGER
Thèse
pour l’obtention du grade de Docteur en sciences sociales
Sous la direction de Margarita SANCHEZ-MAZAS et de Guy LEBEER
Soutenue publiquement le 19 juin 2009
volume 2/2
Membres du jury!:
Fabrizio CANTELLI
Chargé de recherche à l’Université Libre de Bruxelles
Daniel CEFAÏ
Maître de conférence à l’Université de Paris X
Jean-Louis GENARD
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Guy LEBEER
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Margarita SANCHEZ-MAZAS
Professeure à l’Université de Genève
Sommaire
volume 1
Remerciements
4
Introduction
9
PREMIERE PARTIE Garder les compétences citoyennes à
l’œil!: des sociologies discursives de la
délibération à une ethnographie
pragmatique de la concertation.
20
Chapitre 1
Délibérer!?
D’un «!biais délibératif!» dans les sciences
sociales du politique
23
Chapitre 2
La concertation
68
Une forme et une modalité de l’action
conjointe en situation
DEUXIEME PARTIE Méthodes, données, terrains
129
L'enquête ethnopragmatique
132
Chapitre 3
Une ethnographie combinatoire et
ambulatoire
Bibliographie du
premier volume
192
Table des matières
209
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
221
volume 2
TROISIEME
PARTIE
Les engagements profanes entre entraves
institutionnelles et prises sensibles.
224
Chapitre 4
Autour du dialogue public
Opérations de cadrage et arrangement des
situations en assemblée participative
227
Chapitre 5
Tristes topiques, rôles intenables et
formules défectueuses
Les infortunes du citoyen représentant
302
Chapitre 6
Adaptation, attention, re-présentation
Les prises sensibles d’une critique ordinaire
418
Conclusion
501
Bibliographie du
second volume
508
Table des matières
518
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
222
TROISIEME PARTIE
LES ENGAGEMENTS PROFANES
ENTRE ENTRAVES
INSTITUTIONNELLES ET PRISES
SENSIBLES
«!Il faut donc spécifier des schémas
d’opérations. Comme en littérature on
différencie des «!styles!» ou manières
d’écrire, on peut distinguer des «!manières
de faire!» –de marcher, de lire, de
produire, de parler, etc. Ces styles d’action
interviennent dans un champ qui les
régule à un premier niveau [...], mais ils y
introduisent une façon d’en tirer parti qui
obéit à d’autres règles et qui constitue un
second niveau imbriqué dans le premier
[...]. Ces manières de faire créent du jeu
par une stratification de fonctionnements
différents et interférents.!»
Michel de Certeau, L’invention du quotidien.
Vol.1.!: arts de faire, 1990, p.51.
CHAPITRE 4
AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC
Opérations de cadrage et arrangement des situations en
assemblée participative.
«!Tout conférencier, par le fait d’oser se
présenter devant un auditoire, est un
fonctionnaire du pouvoir cognitif, soutien actif
de la même position, à savoir [...] qu’il y a de
la structure dans le monde, que cette structure
se laisse percevoir et rapporter, et, par
conséquent, que parler devant un auditoire et
écouter un conférencier sont choses
raisonnables [...]. [Les conférenciers] doivent
prétendre à l’une ou l’autre sorte d’autorité
intellectuelle!; et, pour justifiée ou non que soit
cette prétention, le fait qu’ils parlent
présuppose et soutient la notion d’autorité
intellectuelle en général!: à savoir que par les
énoncés d’un conférencier nous pouvons être
informés du monde. Maintenant, réfléchissez
un instant à la possibilité que cette
présupposition partagée ne soit rien que cela,
et qu’après la conférence, conférencier et
auditoire retournent comme il se doit au flou
complexe et irrésolu de leur inconnaissable
condition.!»
Erving Goffman, «!La conférence!», Façons de
parler, 1987, p.203-204.
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
CHAPITRE 4
227
AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC
227
OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN
ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE.
227
4.1. Ouvrir une réunion ............................................................................................ 230
4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231
4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236
4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242
4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250
4.2. Performances d’experts ...................................................................................... 254
4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255
4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258
4.2.2.1. Composer un récit ............................................................................................. 261
4.2.2.2. Livrer une analyse ............................................................................................. 264
4.2.2.3. Présenter des avancées ....................................................................................... 269
4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence ................................................... 273
4.3. Dialogues publics............................................................................................... 279
4.4. Clore une réunion .............................................................................................. 289
4.5. Après la réunion ................................................................................................ 291
4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel............................................................. 291
4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents ............................................................ 295
4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de
l’acteur initiateur...................................................................................................... 296
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
228
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Dans les espaces de participation que nous étudions, toute énonciation (et par elle
toute manifestation de compétence ou d’incompétence interactionnelle et
communicationnelle) se produit dans une séquence d’énonciations et dans le cadre
d’une activité réglée. Cette activité correspond parfois à un dialogue public.
Nous définissons ici le dialogue public comme l’activité de parole à laquelle se
prêtent les participants ratifiés d’une assemblée au moment où un «!état de parole!»1
est ouvert pour l’ensemble de ces participants, c’est-à-dire une situation où chacun de
ces participants a la possibilité ou l’autorisation d’intervenir2. Ces séquences de
dialogue public retiendront toute notre attention dans les chapitres 5 et 6 du présent
travail. C’est évidemment à travers de telles séquences que la participation prend son
sens et qu’on peut le mieux étudier les engagements de participants citoyens et
profanes. Mais n’allons pas trop vite.
Définir le dialogue public comme une activité de parole d’un certain type implique
l’existence d’activités de parole qui ne s’apparentent pas au dialogue public. Ces
activités de parole, parce qu’elles précèdent, préparent, suivent ou concluent le
dialogue public, parce qu’elles le cadrent ou le recadrent, doivent être prises en
compte dans l’analyse. Notre ambition dans le présent chapitre est donc d’examiner
ce qui se passe en réunion autour du dialogue public, de resituer le dialogue public
parmi la multitude d’activités de parole qui font à la fois son socle et son
environnement. Décrire ces activités environnantes nous donnera une meilleure
compréhension des circonstances de l’émergence du dialogue public en lui-même,
ainsi que des attentes pesant sur la réalisation de celui-ci.
Si le dialogue public est l’occasion par excellence de rendre compte des compétences
interactionnelles de participants citoyens, les activités qui donnent lieu ou donnent
suite aux moments de dialogue public nous permettent, elles, de voir surtout à
l’œuvre leurs partenaires!: élus communaux, chefs de projet et experts urbanistes.
Nous attarder sur l’environnement direct du dialogue public sera l’occasion de
détailler les formes régulières et typiques de l’engagement de ces acteurs importants
de la concertation qui font tour à tour prévaloir leurs engagements sur l’une ou
l’autre de ces activités, à savoir les activités rituelles et coordonnantes d’ouverture et
de clôture de réunion pour les élus communaux et les chefs de projet (4.1.), et les
activités de présentation des aspects techniques et réglementaires de la revitalisation
urbaine dans le cas des experts urbanistes représentant un bureau d’études (4.2.).
1
Goffman définit un «!état de parole ouvert!» comme une situation «!telle que les participants ont le
droit mais non l'obligation de se lancer soudain dans un bref échange!» (1987).
2
Notons ici que la notion de «!dialogue public!» pose simplement la possibilité d’une conversation
élargie à l’ensemble des participants de la réunion!; elle ne préjuge en rien de la qualité de cette
conversation. Ainsi, la «!discussion publique!» se présentera comme une sorte particulière de dialogue
public au cours duquel les participants développent une parole critique et recourent à des procédures
d’argumentation.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
229
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.1. Ouvrir une réunion
L’étude des bornes ou des parenthèses des activités humaines est un passage obligé
pour une analyse des engagements énonciatifs. Si nous ne savions pas quand et
comment une activité commence, si nous ne savions pas quand et comment elle se
termine, de l’activité, en définitive, nous ne pourrions pas dire grand chose. En
parlant de «!parenthèses!» (Goffman, 1991, p. 246-263), on peut d’abord désigner ces
signes conventionnels, marqueurs et indices par lesquels une activité signale qu’elle
débute ou qu’elle se termine. On peut tout autant désigner des activités-parenthèses,
ces activités introductives et conclusives, par lesquelles une réunion s’ouvre et se clôt.
On peut enfin imaginer un troisième ordre parenthétique, où une réunion d’ouverture
et une réunion de fermeture initie –pour l’une– ou achève –pour l’autre– un
processus de concertation de plusieurs mois, une menée3. Remarquons qu’une
activité préliminaire d’ouverture de réunion peut être appelée «!activité 0!» dans la
mesure où elle a pour fonction d’établir le contact et d’aménager l’ensemble des
activités officiellement prévues par l’ «!ordre du jour!», et dans la mesure où cette
«!activité 0!» se termine quand les participants commencent à traiter le premier point
de l’ordre du jour, l’!«!activité 1!». De même, la toute première réunion d’un
processus de concertation comme le Contrat de quartier peut être appelée «!réunion
0!» quand les personnes en charge de l’organisation voient dans cette réunion
l’opportunité d’une «!simple prise de contact!» préalable à tout «!véritable travail!» de
concertation sur la revitalisation du quartier.
Voici dès lors la structure parenthétique simplifiée au cœur de laquelle se donne à
entendre toute énonciation dans un processus de concertation4. Se familiariser à cette
approche pragmatiste et contextualiste des engagements de parole, inspirée de ce que
conseillait Wittgenstein, c’est abandonner à la fois une approche linguiciste de la
phrase et une conception sémanticiste de la proposition5:
MENEE [ REUNION 0 [ ( activité 0 ), ( activité 1) , ( activité 2 ), ...
(activité x), ... ( activité n-1 ), ( activité n ) ]!; REUNION1!; REUNION 2!; ...
REUNION X!; ... REUNION N-1, REUNION N ]
3
L. Thévenot parle de menée pour qualifier «!une séquence d’interventions qui a un horizon temporel
relativement long (...) et déborde le cadre d’une action particulière!»! (1996, p. 128).
4
Pour justifier cet emboîtage, nous nous référons au paragraphe suivant des Cadres de l’expérience
(Goffman, 1991, p.255)!: «!Quelle que soit l’activité sociale considérée, on constate que ses parenthèses
externes prennent forme pour partie en fonction de ses parenthèses internes. Mais, d’un autre point de
vue, plus large, plus inclusif, on peut dire de ces parenthèses externes qu’elles sont en fait internes. Le
«!au revoir!» qui clôt rituellement la journée de bureau est une parenthèse externe du point de vue de la
journée qui s’achève, mais une parenthèseinterne si on le replace dans une vie passée au bureau,
interminablement rythmée par les jours de la semaine, les week-ends et les vacances!».
5
Comme nous l’avons écrit précédemment, l’un des intérêts de la notion de «!concertation!» réside dans
le fait qu’elle désigne aussi facilement une menée d’ensemble, qu’une réunion particulière, ou qu’une
micro-activité à l’intérieur d’une réunion.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
230
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Dans cette section, nous prenons le temps de passer en revue quelques-unes des
caractéristiques formelles des activités d’ouverture de réunion («!activités 0!»), telles
qu’elles se sont données à observer et à enregistrer tout au long du processus de
concertation du Contrat de quartier Callas, dans la commune A (janvier 2004 octobre 2005)6. Plus tard, en fin de chapitre, nous aborderons plus brièvement et de
manière moins systématique les activités par lesquelles les participants mettent un
terme à leurs réunions.
4.1.1. Pré-ouverture
Premier constat!: cette activité d’ouverture de la réunion s’ouvre elle-même
progressivement par la cessation des activités particulières auxquelles vaquaient
jusque-là les différents participants réunis ou en train de se réunir. Remarquons par
exemple que, pendant que ces personnes convergent dans la salle de la réunion,
jettent un œil, poussent la porte, cherchent un siège, se défont de leurs vêtements
d’extérieur et s’installent, d’autres personnes, jusque-là présentes dans cette même
salle, et s’étant acquittées de tâches préparatoires, quittent les lieux. Ainsi la
concierge du local ayant confié les clés au coordinateur communal du Contrat de
quartier, le technicien communal ayant vérifié l’état de bon fonctionnement du
matériel de sonorisation des débats (microphones, amplificateur, enceintes),
l’assistante ayant installé les chaises et disposé des boissons sur une table, etc.
Profitons de ce paragraphe consacré aux activités préparatoires de la réunion
publique pour remonter un peu plus en amont. On peut dire en effet qu’ avant même
de se rendre sur les lieux de la réunion publique pour s’acquitter de son rôle
d’animation et de médiation des activités de concertation, une partie importante de la
tâche du coordinateur –et de ses éventuels assistants– a consisté dans le simple fait de
rendre cette réunion possible. C’est en effet lui –ou plutôt elle, dans le cas du Contrat
de quartier Callas– qui, une dizaine de jours avant l’événement, s’occupe de réserver
la Salle du Conseil communal qui accueillera la réunion publique, et qui sollicite la
venue des différents participants en rédigeant et en envoyant les lettres de
convocation. C’est la coordinatrice qui, dans ces mêmes lettres de convocation,
précise un «!ordre du jour!» pour la réunion à venir. Cette opération préparatoire de
définition de l’ordre du jour est elle-même étroitement associée à l’activité de
confection du procès-verbal de la réunion précédente!; une activité rédactionnelle
encore une fois prise en charge par la coordinatrice du Contrat de quartier. En
remontant de la sorte dans les semaines précédant une réunion publique, nous
éclairons quelques-unes des charges relatives au rôle de coordinateur, tout en
suggérant que le travail consistant à ouvrir une réunion publique revient, pour sa
partie la moins manifeste, à donner suite à une réunion publique antérieure et à
6
Cf. chapitre 3.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
231
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
conférer un caractère de continuité à un plus large processus de concertation
publique.
Revenons à l’activité d’ouverture proprement dite. L’ouverture d’une réunion s’étend
sur des temps variables et se décline en une série de petits moments de pré-ouverture
séparés les uns des autres par de subtiles parenthèses et connectés les uns aux autres
par autant de traits d’union plus ou moins subliminaux. Dans un premier temps,
l’activité d’ouverture d’une réunion propose des moments d’arrangement spatial des
corps et des objets, en un ordonnancement progressif de l’ensemble. Des personnes
s’occupent spécifiquement de cela!: certaines s’affairent à aligner ou à ajouter des
chaises, d’autres répartissent le matériel documentaire (distribution des feuillets et des
brochures, affichage des plans du quartier) et apprêtent le matériel informatique
(ordinateur, écrans et projecteurs), d’autres encore accueillent les arrivants, ou, plus
généralement, les reçoivent. Ici aussi, l’impression de simultanéité dans la
comparution des différents participants ne doit pas nous faire perdre de vue la
séquence des apparitions individuelles. Certains, les «!sollicitants!» (la coordinatrice,
son assistante, les urbanistes du bureau d’études) ont pris possession des lieux
quelques dizaines de minutes à l’avance!; d’autres, les «!sollicités!» (les délégués des
habitants du quartier, les représentants des associations locales) arrivent à l’heure
prévue, ou avec retard. On dira de ces derniers qu’ils répondent présents. A ce stade de
l’activité d’ouverture, un stade d’arrivée et d’installation des différents participants,
on constate que la mise en ordre générale des corps et des objets se marque sur un
ordre spatial (occupation de places) fonction d’un ordre temporel (ordre d’arrivée).
De manière extrêmement schématique, on aura ainsi un «!devant!» de salle plutôt
occupé par des participants arrivés «!avant!», et un «!fond!» de salle plutôt occupé par
des participants arrivés «!après!».
Les différents participants, après avoir pénétré l’espace de réunion, se dirigent tantôt
vers un siège, tantôt les uns vers les autres s’ils se connaissent, dans quel cas ils se
saluent, se tiennent debout ou appuyés à une table, bavardent, entretiennent quelques
tours de conversation qui peuvent porter par exemple sur la réunion à venir, ou sur
tout autre chose. Se dessine dans la salle une distribution de personnes «!seules!» (que
Goffman appelle des withouts) et de personnes «!ensemble!» (les withs)!; de singletons,
de paires et de micro-rassemblements. Un arrangement comme on en voit,
typiquement, dans les cocktails. Qu’il salue aucun7, quelques-uns, ou l’ensemble des
participants (comme peut le faire le bourgmestre en multipliant les poignées de main
et les bises), tout participant est à ce moment entré, avec le reste de ses coprésents,
dans un espace de visibilité mutuelle, et cela normalement pour les deux heures qui
suivent. La production locale d’un ordre social, qui intéresse les
ethnométhodologues, est donc rapidement création d’un ordre public, au sens le plus
7
L’ethnographe pourra faire partie, à titre exemplatif, de ces personnes arrivant seules et allant s’assoir
directement sans entamer de discussion préliminaire avec d’autres participants.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
232
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
goffmanien8 (1973). Observer ces moments préliminaires d’une réunion, dans
lesquels opère un premier ordonnancement, c’est conforter une conception de la
sociologie comme science de l’association ou, mieux, de la «!sociation!»
(Vergesellschaftung), comme étude des mécanismes et des modalités de l’entrée en
société (Conein, 2005, p. 94).
Pour les personnes en charge, les sollicitants, débuter la réunion demande une
attention, d’une part, à l’horloge, et, d’autre part, au nombre et aux catégories de
participants déjà présents. Ainsi, les différents participants accepteront généralement
de débuter la réunion avec un certain retard si cela peut permettre aux retardataires
d’arriver, de prendre place et de ne rien rater du début de la réunion. Car il importe
de commencer la réunion ensemble, et de ne la commencer, pour bien faire, qu’une
seule fois. Rappelons qu’une composition minimale de la Commission Locale de
Développement Intégré (CLDI) est précisée par une ordonnance datant de juin 2000.
Toute réunion de CLDI ne peut commencer, selon ce document, que si au moins
trois délégués de la commune, un représentant du Centre Public d’Action Sociale,
huit délégués des habitants, deux délégués du monde associatif, scolaire et
économique, deux délégués désignés par le réseau Habitat, un délégué de la
«!Mission locale!», deux représentants de la Région de Bruxelles-Capitale, un
représentant de l’Administration de la Commission communautaire française (Cocof)
et un représentant de la Vlaamse Gemeenschapscommissie (VGC) sont présents.
Très régulièrement, cependant, cette composition minimale n’est pas atteinte dans les
Contrats de quartier bruxellois, sans que cela empêche l’ouverture de la séance. Mais
même dans ces réunions manquant à rassembler une composition minimale, la
séance ne peut être ouverte avant l’arrivée de certains participants. On attendra le
temps qu’il faudra, par exemple, pour voir arriver le concierge avec les clés du local,
le coordinateur en charge de l’animation de la réunion, une personne extérieure
invitée spécialement pour la séance, le bourgmestre retenu dans une autre réunion,
ou les représentants du bureau d’études coincés dans les embouteillages. Il est par
contre rare, dans les Contrats de quartier, que l’on attende que l’ensemble des
délégués des habitants soient arrivés pour entamer une réunion.
Notons que le fait d’attendre l’arrivée d’un acteur incontournable pour initier une
action conjointe n’est nullement limité aux ouvertures de réunion, et peut s’envisager
à la plus grande échelle temporelle de la menée dans son ensemble. Ainsi, dans un
processus de concertation du Contrat de quartier, il faut souvent passer par l’une ou
8
«!A la question de savoir dans quelles conditions les partenaires d'une interaction traitent la présence
réelle ou imaginée d'un public comme une dimension pertinente de leur activité, E. Goffman a en effet
été l'un des premiers à éviter de répondre en invoquant l'autorité de contenus sémantiques qui
définiraient en propre les situations de publicité. Il a au contraire choisi de se placer très en amont de ce
que la théorie politique, par exemple, entend habituellement par "publicité" pour identifier, dans les
situations réputées les plus "banales" et les plus "courantes", les obligations très particulières que fait
peser sur le comportement de chaque interactant le fait d'être soumis "au regard de autres" et de devoir
traiter la présence et l'attitude d'autrui comme autant de points d'appui à la coordination d'une
commune activité!» (Cardon, Heurtin & Lemieux, 1995, p. 6).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
233
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
l’autre «!réunion 0!» ou réunion de prise de contact avant qu’un bureau d’études soit
enrôlé par la commune et qu’il soit possible aux différents participants, dans une
réunion ultérieure, de commencer à «!parler des choses!»!:
EXTRAIT N°1 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
ROSA GONZALES (représentante d’une association de femmes)!:
Je voudrais poser la question!: Quelle est la date limite pour introduire des projets!?
La date limite, pour le volet 5, par exemple.
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Mais, écoutez, le planning n’est pas fixé. Comme on l’a dit tout à l’heure, c’est une
première réunion de contact. Nous allons attendre d’abord d’avoir un bureau
d’étude qui va établir avec nous et avec vous un planning précis en fonction des
impératifs aussi. Et, à ce moment-là, nous lancerons des appels à projets en donnant
les dates limites de réponse.
MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!:
Est-ce qu’on peut faire l’état des lieux un peu, maintenant!? Est-ce qu’on peut parler
des choses ou pas!? Ou on est seulement là pour les informations!?
JACKY DECAUX:
Mais, je dirais que, aujourd’hui, c’est une prise de contact, parce que ce qui sera
intéressant à un moment donné... C’est le bureau d’étude qui doit être associé,
puisque c’est lui qui va avoir... La première mission, c’est de faire l’état des lieux.
Alors, on peut toujours faire un débat comme ça, mais c’est un débat qu’il faudra
recommencer avec les personnes concernées du bureau d’étude. Donc, je pense que
c’est mieux de procéder dans une démarche plus cohérente.
Revenons à ces moments d’ouverture de réunion. Une fois atteint un nombre
suffisant de participants en général et de participants incontournables en particulier,
l’une des personnes en charge du Contrat de quartier peut lancer quelque chose
comme «!Bon, on va commencer...!», suffisamment fort pour trancher dans le brouhaha
des bavardages de l’avant-réunion. Ce premier acte de parole publique (qui n’est que
le brouillon de l’acte de parole que sera l’ouverture officielle de la séance quelques
secondes plus tard) a un effet organisateur sur l’espace commun (les participants
bavardant debout mettent fin à leur bavardage plus ou moins vite, se séparent et
rejoignent leur siège) et crée de l’attention conjointe (les participants se font plus
silencieux, sortent éventuellement leur carnet de notes et se tournent vers le devant de
la salle). En même temps que s’organise un peu plus l’espace de réunion, une
personne, par exemple celle qui a demandé à commencer la réunion, peut se diriger
vers la porte du local pour la fermer et, ainsi, clore l’espace de réunion, le séparer
auditivement et visuellement des activités extérieures le temps de la séance –dont le
début est imminent. Il est possible également qu’un compromis soit trouvé pour
commencer la réunion dans un espace focalisé, tout en prévoyant l’arrivée de
retardataires, comme dans cet exemple où les participants choisissent de laisser la
porte «!contre!», entrouverte, plutôt que fermée9.
9
Une fois de plus, il est possible ici de considérer différentes échelles temporelles. S’il est possible de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
234
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
EXTRAIT N°2 – C.d.Q. Lemont, Commune B – mai 2005
JULIEN MICHELLIN (chef de projet)!:
Porte ouverte ou porte fermée!?!»
FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général des Contrats de quartier de la commune B)
Tu peux la laisser «!contre!». Regarde y a encore quelqu’un [qui arrive].
JULIEN MICHELLIN!:
Eh bien voilà...
CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme)!:
Tu peux la laisser ouverte. Je pourrai me lever en temps voulu.
On est, à ce stade de la pré-ouverture, assurément fort proche du moment
d’ouverture de la séance proprement dit, et l’attention accordée au devant de l’espace
commun va croissant. Typiquement, dans les espaces de réunion équipés d’un
matériel de sonorisation, c’est le moment des tests micros pour le président de
séance!:
EXTRAIT N°3 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Ça va!? Vous m’entendez... Oui, maintenant vous m’entendez, ça sûrement... Un
peu trop d’ailleurs!! Voilà, on va essayer de trouver le bon volume...
L’extrait suivant reprend plus précisément la succession d’opérations pratiques et
d’opérations de parole au cours des vingt secondes précédant l’ouverture d’une
séance, montrant par la même occasion l’épaisseur sémiotique de la parenthèse d’une
activité, la densité et l’hétérogénéité de la production de signes utiles au basculement
d’une activité précédant la séance vers une activité de réunion!:
EXTRAIT N°4 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
[les gens prennent place avec bruit]
[Decaux tapote le micro]
Ah… Ca s’entend…
[bruits de respiration dans le micro]
Voilà, voilà… On peut y aller hein…
Petit quart d’heure académique…
[bruits de respiration]
[en parlant du magnétophone qui est mis en marche par le technicien!:]
laisser la porte ouverte, au sens littéral, pour que les retardataires puissent rejoindre la réunion sans
gêne, un usage métaphorique de cette expression («!laisser la porte ouverte!») pourra suggérer le fait de
permettre à des gens absents de la réunion du jour de rejoindre le processus de concertation lors d’une
prochaine réunion!: «!J’ai simplement dit : laissons peut-être ouvert la possibilité de faire entrer encore des gens.
Cela n’arrête pas les travaux aujourd’hui. On peut déjà démarrer. Mais les candidatures peuvent aussi.... encore une
ou deux personnes qui nous semblent importantes, comme des personnes relais vers un certain groupe du quartier. Je
ne vois pas en quoi quelqu’un ne peut pas rentrer dans le bateau deux semaines plus tard!» (Marion Slossen,
déléguée des habitants, C.d.Q. Callas, AG, 09.03.04).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
235
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
(8)
(9)
(10)
(11)
Ah, maintenant, faut faire attention à ce qu’on dit parce qu’on va tout entendre…
[rires]
[3 secondes de silence]
[Il s’éclaircit la voix!:] hummm...
Bien, Mesdames, Messieurs, je vais vous demander de prendre place…
4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance
Des locutions telles que «!Bien...!», «!Voilà...!» ou une salutation franche du type
«!Bonjour à tous...!» ou «Je vous souhaite la bienvenue...!»! marquent l’ouverture de la
séance. L’ensemble des participants a commuté, ou doit avoir commuté, à ce stade,
vers une activité de concertation publique et se trouve tenu à la fois par l’ordre
institutionnel activé (en termes de topiques, de rôles et de langages comme nous le
verrons dans le chapitre 5), ainsi que par l’ordre moral élémentaire de l’interaction et
de l’expérience collective (sujet du chapitre 6).
Plutôt qu’un solennel «!La séance est ouverte!», l’acte d’ouverture d’une séance est
exécuté à travers une expression de salutation, de bienvenue ou d’appel. Celle-ci est
généralement précédée d’une locution («!Ok!», «!Bien!», «!Voilà!»... ) venant clore les
dernières activités de pré-ouverture. Cela donne par exemple «!Ok.... Bonsoir à tous...!»,
«!Voilà. Je vous souhaite la bienvenue!», «!Bien, mesdames, messieurs, je vais vous demander de
prendre place!», où à chaque expression correspondent deux mouvements ou deux
«!coups!» distincts, un premier coup mettant fin aux interactions informelles d’avantréunion, aux menues activités préparatoires («!Ok...!»), et un second coup officialisant
le début de la réunion («!Bonsoir à tous...!»)10.
Constatons d’emblée que, dès ce moment d’ouverture, la séance de concertation
publique propose un mode de communication se distinguant clairement de celui de la
conversation quotidienne. Dans la séquence d’ouverture d’une conversation
quotidienne entre les personnes a et b, la salutation de a est immédiatement suivie par
la salutation de b. Cette première manifestation de réciprocité modélise et met en
route la machinerie conversationnelle de l’alternance des locuteurs et des rôles
communicationnels, et l’enchaînement de «!paires adjacentes!» en une formule
abababab (Schegloff & Sacks, 1973, p. 1076). Or, l’ouverture d’une séance n’est pas
conversationnelle et ne correspond pas à un moment de dialogue public –si du moins
nous suivons la définition plus étroite que nous lui avons donnée au début de ce
chapitre. L’état de parole n’est ouvert que pour un participant, le président de séance,
qui, dans la foulée de ses salutations auxquelles personne ne répond (et auxquelles il
n’est pas attendu que quelqu’un réponde11), s’engage à occuper la scène pendant un
10
Notons que c’est également à partir de cet instant d’ouverture que la secrétaire du C.d.Q. en charge de
la transcription des réunions entame ladite transcription.
11
Généralement, dans ces salutations publiques de début de réunion, répondre au «!bonsoir à tous!» du
bourgmestre par un «!bonsoir! monsieur le bourgmestre» constitue même une infraction bénigne
pouvant faire sourire ou glousser les partenaires.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
236
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
moment –son moment. L’activité d’ouverture d’une réunion développe
immédiatement de la dissymétrie entre les participants, en secrétant le rôle éminent
du président de séance s’adressant à son auditoire.
Dans le contexte d’activité d’un début de réunion, au fait de saluer, de souhaiter la
bienvenue aux personnes présentes, correspond un double enjeu rituel et de
coordination (Conein, 2005). Outre une formulation consacrée d’hommage aux
personnes présentes, «!la salutation est [aussi] un processus d’accès à autrui, une
technique de commencement, de parenthésage ou d’ouverture des canaux!» (Ibid.,
2005, p. 98). La salutation publique, par sa simple expression, intègre en une
audience l’ensemble des personnes qui n’étaient jusque là que des individus
coprésents!; en même temps qu’elle pose un mode de communication publique de
type one-to-many. Ce travail de coordination entamé par la salutation du président
nous fait dire que, bien que les différents participants se soient assis et ne s’affairent
plus (à installer des tables, à diriger les participants vers leur chaise, à distribuer des
documents, ...), la mise en ordre ne s’est pas arrêtée. Depuis l’instant de l’ouverture, cette
mise en ordre ne progresse plus tant par des actes matériels, non linguistiques, mais par la
parole du président, par ses actes de parole. Une réunion est en effet un «!événement de
parole!» (speech event - Hymes, 1972), un enchaînement d’activités dans lesquelles le
langage parlé a une importance prépondérante, et à travers lesquelles les participants
travaillent, avancent, font quelque chose essentiellement en se parlant les uns aux
autres. Bien que ces actes de parole fonctionnent à tout moment de la réunion, créant
une réalité partagée toujours en chantier, les actes de parole avancés en début de
réunion par le président de séance ont une importance particulière, en ce qu’ils
concourent à la coordination des activités à venir, en posant l’environnement
normatif général dont les énonciations ultérieures devront tenir compte pour être
légitimes et efficaces. Cette fonction de coordination de l’action par le langage est
bien sûr au centre de la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas (1987, p.
289)!:
La théorie de la communication peut s’avérer fructueuse pour une sociologie
de l’action, si l’on parvient à montrer comment les actes communicationnels,
c’est-à-dire les actions langagières ou les expressions non-verbales
équivalentes, assument la fonction de coordination de l’action et contribuent
à construire des interactions.
Dans son travail d’ouverture, et suite à la salutation publique proprement dite, le
président de séance poursuit ses opérations rituelles et coordonnantes. D’une part, il
s’acquitte de tâches rituelles de «!réparation!» (remedial acts) et de «!confirmation!»
(supportive acts) repérées par Goffman (1973), en excusant telles personnes absentes,
en remerciant ou en introduisant telles autres personnes présentes –des «!tâches bien
agréables!» comme se plaît à le répéter le bourgmestre de la commune A. D’autre part,
il poursuit la mise en ordre et la configuration de l’activité de concertation à venir en
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
237
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
livrant une série plus ou moins laconique d’instructions, de directions, de définitions,
de prescriptions et de proscriptions. Bien au-delà de la mise en place des corps et des
choses à laquelle étaient jusque-là consacrées les activités de pré-ouverture,
l’ouverture du président opère également le cadrage et la mise au point de l’activité
collective à venir. On n’en est alors plus simplement au moment d’ouverture, mais à
une séquence d’introduction au cours de laquelle les instructions, injonctions,
explications du bourgmestre agissent sur le contexte d’activité non plus sur le plan
écologique du rassemblement, mais sur le plan institutionnel des topoï (i.e. les quoi!?),
des rôles (les qui!?) et des langages (les comment!?) acceptables.
Elles préfigurent explicitement les dimensions topique, participationnelle et
expressive de l’activité de concertation!: quand le président précise dans son
introduction le champ du Contrat de quartier et sa structure thématique, ses objets de
discours légitimes («!Ici, nous allons parler de ceci et pas de cela!»)!; quand il cite, présente
ou introduit plus ou moins officiellement différents protagonistes du Contrat de
quartier tout en annonçant les relations qui les lient («!Je vous présente unetelle qui est ici,
et qui assistera monsieur untel pour ceci et cela!»)!; quand enfin il propose des formats de
production, des modes particuliers pour les interventions des différents participants
(le bureau d’études prendra la parole dans telles conditions et vous pourrez vous exprimer de
telle manière plutôt que de telle autre). Ces mises au point concernant les quoi!?, les
qui!? !et les comment!? de la communication visent à faire comprendre aux
participants!où ils ont mis les pieds en entrant ce soir dans la salle de réunion.
Partant, sur un plan perlocutoire, elles visent à leur faire faire certaines choses et à leur
faire ne pas faire d’autres choses.
EXTRAIT N°5 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2005
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
[début de l’enregistrement] ... mais avant ça, je voudrais faire une toute petite mise au
point parce que, dans la convocation, on a utilisé le terme «!décision!» . En fait, ce
terme ne s’adresse pas à l’assemblée générale qui n’a pas de pouvoir décisionnel.
C’est donc une séance d’information. Et la CLDI remettra un avis, comme le
prévoit l’ordonnance, au Collège communal, et c’est évidemment le Collège qui
prendra la décision finale.
L’introduction par le président de séance travaille tout autant implicitement les
attentes normatives des participants sur ces différentes dimensions du quoi, du qui et
du comment. Ainsi, quand il formate sa mise au point dans un discours de routine en
plusieurs points, une notice générale sur les règles du jeu du Contrat de quartier,
prononcée d’une traite et destinée à constituer un tout cohérent, le président de
séance pose un modèle de référence concernant la facture langagière et le mode de
symbolisation qui conviennent pour les énoncés d’une «!personne en charge!». De
même, il ne lui faut pas obligatoirement citer, présenter ou introduire explicitement
une série d’acteurs pour travailler la structure participationnelle de la réunion. Tout
autant, à suivre les ethnométhodologues (Garfinkel, 2006), le bourgmestre formule un
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
238
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
rôle et une relation de participation en faisant ce qu’il fait –introduction de séance–
de la manière dont il le fait, en engageant un certain style expressif notamment.
Il faut également signaler que cette opération introductive de mise au point du
président de séance est généralement une mise en plan des actions qui suivront, par
l’indication d’une marche à suivre. Le président travaille les dimensions topique,
participationnelle et expressive de l’activité de concertation en indiquant le scénario
du développement de la réunion, en dressant un plan du type!: «!Maintenant, je vais
faire ceci, puis madame unetelle nous parlera de cela, ensuite vous pourrez vous
exprimer de telle manière.!»). Cette marche à suivre est généralement informée par
un document d’ordre du jour distribué aux participants, mais ne se limite pas à celuici. Notons que plus il s’avance à préciser les procédures concrètes de la réunion et les
développements du processus de concertation dans l’espace et dans le temps, plus le
président de séance commence à empiéter sur le registre du chef de projet (ou
coordinateur), à qui il laissera d’ailleurs la parole suite à son introduction. Ainsi, au
lieu de développer avec un certain degré de détail la mise au point et la marche à
suivre de la réunion, et d’entamer par là la tâche du coordinateur, le président peut se
contenter de livrer le synopsis de la réunion du jour!:
EXTRAIT N°6 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Alors, aujourd’hui, les choses sont simples, c’est une première prise de contact. Nous
allons vous expliquer grosso modo ce qu’est le Contrat de quartier, la manière dont
ça va fonctionner, les grandes étapes, et puis nous permettrons bien sûr d’avoir un
échange de vues sur la philosophie même de ce Contrat de quartier.
EXTRAIT N°7 – C.d.Q. Collège, Commune C – mai 2004
ANNE LESSAGE (échevin de l’urbanisme)!:
Nous en sommes à l’inventaire. On approuvera en fin de séance, mais bon, enfin,
c’est un état des lieux de fait de la situation existante, donc ça ne devrait pas poser de
problème. Je laisse donc la parole à la représentante du bureau d’études.
Ces exemples suggèrent bien l’une des caractéristiques des ces introductions, de ces
cadrages préliminaires par le président de séance!: la brièveté, la concision. Ce
«!mot!» du président, cette préface à la réunion du jour est un moment généralement
court. Le président pourra d’ailleurs lui-même insister sur ce point!:
EXTRAIT N°8 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Alors, je vais évidemment passer très vite la parole à Monsieur Luc Deschamps [i.e. le
coordinateur général des Contrats de quartier dans la commune A ], qui est ici aux
commandes de l’ordinateur.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
239
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
EXTRAIT N°9 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
JACKY DECAUX!(bourgmestre)!:
Voilà, asseyez-vous. D’ailleurs, vous n’allez pas me regarder très longtemps parce que
le spectacle va se dérouler là-bas. Moi, je vais simplement assumer mon rôle de
président de cette assemblée.
Ce type de positionnement en retrait, pour un président de séance, pose une
ambiguïté. D’un côté, il propose de minimiser le rôle du bourgmestre ou de l’échevin
présidant la CLDI, montrant une intention de ne pas diriger autoritairement les
opérations et d’interférer le moins possible avec la possibilité d’une large
participation de tous. Il s’agit en outre de perdre le moins de temps possible dans ce
que le président de séance pressent typiquement comme «!une réunion à l’ordre du
jour assez chargé!» (Futrell, 2002). En même temps, la distance prise par le président
vis-à-vis de l’activité de concertation suite à son entrée en matière peut être
interprétée parfois comme une forme de désintérêt, de désengagement et
d’indifférence. En communiquant le fait que son autorité n’est pas essentielle au bon
déroulement de la réunion, le bourgmestre Decaux transmet également l’impression
selon laquelle le bon déroulement de la réunion n’est pas essentiel au maintien de son
autorité, et sa proposition de rester «!en dehors!» du travail de participation pourra
être lue par les partenaires de l’interaction comme une prétention d’être «!au-dessus
de tout ça!»12. Le bourgmestre peut pousser à l’extrême cette posture de retrait en ne
se présentant pas physiquement, ou en cessant de se présenter aux assemblées
participatives. Dans ce cas, les participants pourront parfois dire qu’il contraint par
son absence la bonne menée de la concertation et le déploiement d’un débat entre
citoyens et représentants communaux sur les options de revitalisation envisagées
pour le quartier. Cette figure du bourgmestre effacé, ici illustrée à partir du cas de la
commune A et du Contrat de quartier Callas, se retrouve régulièrement à travers les
Contrats de quartier de la Région de Bruxelles-Capitale, certains «!cas négatifs!»
montrant au contraire le bourgmestre de la commune en président de séance
omniprésent et omnipotent.
Le plus souvent, les introductions de séance sont des moments courts et solennels.
L’une de leur fonction est également de permettre au président de la séance,
généralement un représentant de l’autorité communale (le bourgmestre ou l’échevin
de l’urbanisme de la commune), de donner la parole à l’agent communal identifié
comme le «!chef de projet!» ou «!coordinateur!» du Contrat de quartier, et de lui
confier l’animation de la réunion. On appréciera, dans les extraits suivants, la
régularité formelle de ces gestes de passage de témoin et des apparentes conditions
d’urgence dans lesquelles ils sont effectués!:
12
Sur la question des tensions d’un «!engagement distancié!» en public, voir l’article de Cardon, Heurtin
& Lemieux (1995)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
240
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
EXTRAIT N°10 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Donc, aujourd’hui, c’est contact et échange de vues. Alors, voilà, je ne vais pas
prendre la parole plus longtemps, je vais donner la parole à Monsieur Deschamps.
EXTRAIT N°11 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Voilà, je vais donner la parole à Monsieur Deschamps qui actuellement coordonne, je
dirais, de manière provisoire le Contrat de quartier Callas. Monsieur Deschamps,
vous avez la parole.
EXTRAIT N°12 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Bien, alors je vais demander directement à Monsieur Deschamps d’aborder l’ordre du
jour. Je pense qu’était inscrit le problème d’un R.O.I. [Règlement d’Ordre Intérieur],
mais il y a eu énormément de propositions d’amendements et, donc, je vais laisser la
parole à Monsieur Deschamps pour vous expliquer la procédure qui va être suivie. Je
vous en prie...
EXTRAIT N°13 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Voilà, alors, pour l’ordre du jour proprement dit, je vais laisser la parole à Monsieur
Deschamps qui, j’imagine, va la passer très vite aux représentants du bureau d’études.
EXTRAIT N°14 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Ah, bien, je crois que, sans plus tarder, je vais demander à Madame Bridel de nous
faire un peu le point sur la situation.
EXTRAIT N°15 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2005
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Parfait. Et, alors, on va passer à l’avancement et au planning de notre Contrat. Donc,
Madame Charlotte....
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Madame Charlotte...
[rires]
JACKY DECAUX:
Vous avez la parole.
CHARLOTTE BRIDEL!:
Merci.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
241
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Ainsi, il n’est pas rare qu’un président de séance, appelé ailleurs (à une autre réunion
par exemple!!), s’éclipse de l’espace de réunion quelques minutes après avoir investi
le chef de projet d’une autorité sur la conduite de la réunion. Après avoir «!animé!»
de ses verbalisations propres l’introduction de la réunion, le président de séance
demeure «!responsable!» des propos engagés par les agents communaux lui
succédant. Ainsi, même disparu physiquement de l’espace de réunion, le
bourgmestre n’en continue pas moins de jouer un rôle communicationnel - celui du
«!responsable!» (principal) - et de participer à distance au «!format de production!» des
énoncés des acteurs chargés d’animer et d’encadrer la réunion (Goffman, 1987!;
1991).
4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!»
Afin de mieux comprendre la transformation que subit l’activité d’introduction de
séance dans ces moments de passage de témoin entre le président de séance et la
personne assumant le rôle de «!chef de projet!» et de «!coordinateur!» du Contrat de
quartier, quelques explications sur ce dernier rôle s’imposent. Lors de tout nouveau
Contrat de quartier, la commune bénéficiaire recrute au cours des premiers mois du
processus une personne qui aura pour tâche d’une part le montage technique et
financier du programme Contrat de quartier dans son ensemble (pour la dimension
«!chef de projet!»), et d’autre part, d’assurer l’information, la coordination et la
médiation entre les différents acteurs communaux, régionaux, experts, associatifs et
citoyens du Contrat de quartier (la dimension «!coordinateur!» du poste). Chaque
Contrat de quartier a donc son chef de projet, son coordinateur propre.
Généralement, il s’agit d’un(e) professionnel(le) peu expérimenté(e) d’une trentaine
d’années, ayant une formation d’architecte, d’urbaniste, de sociologue ou de
travailleur communautaire. Dans certaines communes bruxelloises (Commune A,
Commune B), on retrouve également une fonction de «!coordinateur général!», un
architecte expérimenté ayant déjà travaillé sur plusieurs Contrats de quartier dans la
commune, et travaillant d’ailleurs souvent sur plusieurs Contrats de quartier en
même temps.
Lors des tout premiers événements publics d’un Contrat de quartier (c’est-à-dire
quand le chef de projet/coordinateur n’a pas encore été embauché), l’introduction de
la séance peut être assurée par le président de séance seul, ou par le président de
séance puis le «!coordinateur général!» dans les communes disposant de ce dernier
type d’acteur. Une fois le chef de projet sélectionné et mis en fonction, il sera intégré
d’une manière ou d’une autre à l’activité d’introduction des séances publiques. Dans
les communes bruxelloises ne disposant pas de «!coordinateur général!», le président
de séance, le bourgmestre par exemple, se charge des tâches rituelles d’ouverture de
réunion, de l’aperçu d’ensemble, du cadrage général de l’activité de concertation à
venir avant de passer la parole quelques instants au coordinateur ou à la
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
242
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
coordinatrice du Contrat de quartier qui livrera les éléments de contexte ou les
«!petites choses pratiques!» permettant la spécification et le cadrage particulier d e
l’activité du jour.
Dans les communes disposant d’un «!coordinateur général!», le travail d’introduction
assuré par les acteurs communaux peut se faire en trois tours!: le président de séance
passe la parole au «!coordinateur général!», qui passe lui-même la parole au chef de
projet du Contrat de quartier. Ces pratiques de passage de témoin progressif sont
évolutives en fonction des compétences communicationnelles du chef de projet
fraîchement enrôlé, de son crédit auprès du bourgmestre et du «!coordinateur
général!», de l’appréciation qu’ont ceux-ci de l’espace d’initiative pouvant être
accordé au jeune agent communal concernant ces délicates activités d’ouverture et
d’introduction. Par exemple, un coordinateur général, désireux lui aussi de s’effacer
et cherchant à responsabiliser immédiatement «!sa!» chef de projet, peut choisir de
passer son tour!:
EXTRAIT N°16 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre) :
Avant d’entamer l’ordre du jour proprement dit, je vais commencer par une tâche
agréable. Je dois vous présenter la Chef de Projet ou la Coordinatrice du Contrat de
quartier Callas. C’est Madame Charlotte Bridel, voilà, qui se lève ici et qui a été
engagée récemment à cette lourde tâche. Alors, nous lui souhaitons bien entendu la
bienvenue parmi nous, et je pense que, en votre nom, on peut la féliciter et lui dire
que nous la soutiendrons, parce que les débuts sont toujours un petit peu difficiles.
Mais, vous verrez, il y a une bonne ambiance et ça devrait bien marcher. En tout cas,
vous pouvez compter sur nous. Soyez la bienvenue, Madame Bridel. Voilà, alors,
pour l’ordre du jour proprement dit, je vais laisser la parole à Monsieur Deschamps
qui, j’imagine, va la passer très vite aux représentants du bureau d’études.
LUC DESCHAMPS (coordinateur général) :
Mais non, je vais la donner d’abord à Madame Bridel.
JACKY DECAUX :
Juste. Pardon.
CHARLOTTE BRIDEL!:
Bon, voilà, bonsoir à tous. J’en ai déjà rencontré un ou deux. Je suis contente d’être
là et de pouvoir mettre des visages sur tous les noms que j’ai déjà vus sur différents
papiers et différents compte-rendus. Je me lance dans l’arène, j’espère qu’on va faire
un bon bout de chemin ensemble. Voilà. Au travail.
Comme le signale le bourgmestre dans l’extrait précédent, à la fonction de chef de
projet correspond une lourde tâche. Le chef de projet est la principale cheville ouvrière
du Contrat de quartier, la personne dont les initiatives pratiques permettent au projet
et au processus de concertation d’avancer, et dès lors celle vers laquelle les habitants et
les élus se retournent lorsque quelque chose coince ou n’avance pas comme prévu.
Deux caractéristiques du rôle de chef de projet dans un Contrat de quartier sont
rappelées explicitement ou implicitement lors de chaque introduction de réunion. La
première de ces caractéristiques concerne la disponibilité et l’accessibilité du chef de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
243
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
projet, rappelant son statut d’agent communal. L’entrée du chef de projet dans un
«!régime de disponibilité!» (Joseph, 2007) peut être signifiée et signalée par la position
spatialement centrale et surexposée qu’il occupe dans la salle, par sa posture,
l’ouverture et le tonus interactionnel qu’il manifeste, ainsi que par une disposition à
se déplacer régulièrement, à «!rayonner!» dans l’espace de réunion - par opposition à
la majorité des participants présents qui, une fois un siège choisi en début de réunion,
n’en bougent plus jusqu’à la fin de la séance.
La disponibilité du chef de projet est aussi régulièrement rappelée par des énoncés
explicites venant tantôt du chef de projet lui-même, tantôt du président de séance lui
déléguant cette qualité, avec plus ou moins de tact et de considération!:
EXTRAIT N°17 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2005
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Si vous avez besoin d’informations complémentaires, vous n'hésitez pas à me
téléphoner - il y a mes coordonnées sur les feuilles - à moi, ou à Julie Lejeune qui est
chargée de la communication et de l’information... Peut-être te lever pour montrer
qui tu es. Donc, moi, je suis Charlotte Bridel, la Coordinatrice du Contrat de
quartier.
EXTRAIT N°18 - C.d.Q. Collège, Commune C– avril 2004
UNE PERSONNE DANS LA SALLE!:
Comment voulez-vous que... S'il n'y a aucune réponse aux appels à la Commune. Y a
rien qui sort.
ANNE LESSAGE (échevin de l’urbanisme)!:
Je vous entends bien, on va faire ça ensemble. On est ensemble dans une dynamique
qui a maintenant son chef de projet!: Madame Boudon. Vous pouvez l'appeler la
nuit, le soir, …
La disponibilité et l’accessibilité définissant le poste de coordinateur du Contrat de
quartier, son rôle de «!cheville ouvrière!» au service des partenaires officiels et civils
de la concertation, peuvent être également dénotées par le degré de légèreté et de
familiarité des sollicitations dont il est l’objet. Ainsi, par exemple le coordinateur du
Contrat de quartier est bien souvent l’une des premières personnes à être appelées par
leur prénom en réunion –voir l’extrait n°15 dans lequel le bourgmestre de la
commune A cède la parole à «!Madame Charlotte!».
La disponibilité ou l’accessibilité est donc une première caractéristique du rôle de
chef de projet du Contrat de quartier dans ces moments d’introduction. Le souci
pratique et procédural en est une seconde. Nous l’avons dit, alors que dans son tour de
parole inaugural, le président de séance propose typiquement un aperçu général du
Contrat de quartier, brosse en vitesse le tableau de l’activité de concertation à venir,
le chef de projet, une fois mis en «!état de parole!», s’attachera à spécifier le contexte et à
préciser la marche à suivre de la réunion du soir, en même temps qu’il veillera à ce que
les «!petites choses pratiques!» soient faites et à ce que les procédures élémentaires
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
244
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
soient respectées. Ainsi, nous référant à notre modèle des plans de contexte et des
plans de compétence13, il est permis de dire que, dans ces moments d’introduction de
réunion, le «!mot du président!» préfigure l’activité, travaille la dimension
institutionnelle des situations de concertation à venir (jeux de topiques, jeux de rôles,
jeux de langage légitimes), tandis que l’intervention du chef de projet contribue à
armer ce que nous avons appelé la «!compétence à suivre!» générale des participants
(compétence de rassemblement, compétence d’interlocution, compétence de
resituation). Sa fonction de «!coordinateur!» du Contrat de quartier et de la
concertation trouve ainsi son sens fort dans la combinaison des actes linguistiques et
pratiques qu’elle implique.
Premièrement, le coordinateur agit sur la dimension écologique du rassemblement. Il le
fait en partie, comme nous l’avons vu, à travers une série d’actes préparatoires,
certains effectués juste avant le début de la réunion (ouverture du local de réunion,
placement et ajout des chaises, accueil des participants), certains remontant aux jours
voire aux semaines précédant la réunion (ex!: réservation de la salle, lettres
d’invitation envoyées aux participants). Une fois mis en état de parole par le
bourgmestre, le coordinateur peut utiliser son tour introductif pour agir directement
sur l’organisation et l’orientation de l’espace de la rencontre (comme quand il/elle
informe des retardataires qu’ «!il reste des places à l’avant!», ou invite son auditoire à se
«!retourner parce que c’est ‘là’ que ça va se passer!») et adresser certaines prescriptions
concernant l’usage des microphones qui bientôt circuleront à travers la salle de
réunion!:
EXTRAIT N°19 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Alors, pour rappel, je vais vous faire passer les micros. Alors comme d’habitude [elle
montre un micro aux participants puis le porte ostensiblement à ses lèvres]!: le nom et bien
parler dans le micro...
Ces messages prescriptifs sur l’usage des microphones –des dispositifs de
coordination qui s’avéreront importants dans notre analyse des «!compétences à
suivre»14– peuvent viser, à un premier niveau, l’orientation et la focalisation du
rassemblement. Le micro, passé de main en main, agit en effet comme le marqueur
conventionnel de l’ouverture imminente d’un état de parole pour le participant qui le
reçoit, participant appelé à devenir sous peu le centre de l’attention conjointe des
partenaires de l’interaction. Le fait que les micros circulant dans la salle soient au
nombre réduit de deux –plutôt que de vingt, par exemple– permet de conserver un
«!rassemblement centré!», «!focalisé!» (Goffman, 1966). Une fois allumé et utilisé
correctement, le microphone n’agit plus seulement comme marqueur, mais comme
amplificateur permettant à la voix du locuteur de se détacher clairement d’un bruit de
13
14
Cf. chapitre 2.
Cf. chapitre 6.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
245
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
fond éventuel –du bavardage de participants parlant sans micro par exemple– ou, s’il
n’y a pas de bruit de fond mais que la salle est grande, d’être entendu par les
participants les plus excentrés.
Bien sûr, les micros distribués et prescrits par le chef de projet en début de réunion ne
sont pas seulement les agents de l’organisation et de la focalisation de l’espace de
rassemblement, des ressources sémiotiques facilitant, au sein de cet espace, des
distinctions de type figure/fond, avant-plan/arrière-plan, ils sont également des
dispositifs de régulation séquentielle du «!jeu interlocutoire!» des coparticipants. Les
remarques préliminaires du chef de projet visent alors également à apprêter la
dimension dialogique de la concertation à venir et à en rappeler brièvement les règles de
base. Comme peut le préciser le chef de projet en début de réunion, lors du dialogue
public, il ne s’agit pas seulement d’être en possession d’un micro pour pouvoir
s’engager verbalement dans l’arène, encore faut-il avoir demandé et reçu la parole.
EXTRAIT N°20 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Donc, je vous rappelle (...) quand vous aurez la parole, d’abord de la demander et
d’attendre le micro pour parler, de dire votre nom, et puis voilà.
Au-delà de ces aspects regardant la coordination micro-locale de la concertation,
dans sa micro-spatialité (la dimension écologique du rassemblement) et sa microtemporalité (la dimension dialogique de l’interlocution), le tour de parole introductif du
chef de projet contribue à la coordination de la concertation en regard d’un espacetemps plus ample (la dimension historique de resituation dans une menée). Ainsi, quand
il/elle demande aux participants de «!bien parler dans le micro!», le coordinateur ou la
coordinatrice peut le faire en signifiant non pas la fonction de marqueur,
d’amplificateur ou de régulateur des conversations qu’a le micro, mais sa fonction
d’enregistrement. Parler correctement dans le micro, c’est aussi laisser trace d’un
propos, c’est faciliter la tâche du secrétaire du Contrat de quartier chargé de
reproduire fidèlement les échanges quelques jours plus tard dans un procès-verbal15.
EXTRAIT N°21 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!:
Madame (...), on enregistre tout, de manière à faire une transcription totale des
échanges qui sert à faire une synthèse après et qui nous permet aussi éventuellement de
retrouver un détail qui serait oublié à un moment donné. Donc, il est important que
vous parliez dans le micro, sinon on ne peut pas enregistrer, et que vous donniez votre
nom pour savoir quel est l’intervenant.
15
Et en effet, les personnes ayant parlé «!hors micro!» ne sont pas reprises nominalement sur le transcript
intégral de la secrétaire du Contrat de quartier Callas, qui indiquera «!Participant hors-micro!» en lieu et
place du nom du locuteur, tout en tentant parfois de sauvegarder dans le transcript les quelques bribes de
son propos audibles et compréhensibles sur l’enregistrement.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
246
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
EXTRAIT N°22 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Donc, je vous rappelle deux petites choses de base : signer les listes de présence et,
quand vous aurez la parole, de bien dire votre nom et de parler dans le micro et pas
hors du micro, parce que tout est enregistré et que ça doit nous permettre de retranscrire
les choses convenablement. Voilà.
Comme nous le lisons à l’instant, une autre «!petite chose de base!» rappelée à
chaque début de réunion par le coordinateur, et permettant de nourrir l’historique de
la concertation en anticipation de la rédaction du procès-verbal et du recours à celuici dans des réunions futures!: la pratique consistant pour chaque participant à inscrire
son nom et sa signature sur une liste des présences circulant dans la salle.
Tout en rappelant, de manière routinière, les règles d’usage concernant les
dimensions écologique, dialogique et historique de la concertation –ces règles
supposées déjà connues et valant pour toute et n’importe quelle réunion–,
l’introduction du coordinateur injecte des éléments nouveaux concernant
spécifiquement cette réunion-ci en vertu de son positionnement dans une séquence de
réunions mensuelles et dans une menée d’ensemble. Ainsi, c’est à lui ou elle, le plus
souvent, que revient la charge de détailler l’ordre du jour en début de réunion
–comme quand le bourgmestre «!laisse la parole!» au coordinateur «!pour l’ordre du jour
proprement dit!». Présenter l’ordre du jour devant les participants, c’est leur proposer
une marche à suivre en plusieurs points, un programme pour les deux heures à venir,
avec un début, un développement et une fin. C’est définir le «!tout!», l’événement
générique qualifiant chacune des activités à suivre, le scénario dans lequel chaque
événement prévu viendra trouver sa place, et que tout événement imprévu viendra
contrarier.
Il n’est pas possible pour le coordinateur de développer des indications concernant
l’ordre du jour, de dresser le scénario propre à cette séance-ci, sans la resituer dans la
plus vaste intrigue du processus de concertation, de la menée, de l’aventure collective
dans laquelle sont engagés durablement les participants!; sans rappeler certains
événements enregistrés lors de réunions précédentes, sans faire allusion à des
événements survenus depuis la dernière réunion, et sans anticiper d’autres
événements qui ne manqueront pas de survenir lors de prochaines réunions. Dans ce
travail général de situation et de resituation proposé en début de réunion, les microévénements du jour s’articulent sans effort aux événements du passé et aux
événements de l’avenir. Le coordinateur et ceux qui l’écoutent et le comprennent
montrent ici une banale compétence d’enchâssement qui, dans l’extrait de réunion
suivant, leur permet de reconnaître le fait qu’une même expression indexicale (i.e.
«!après ça!») renvoie dans un cas à un événement à venir dans la soirée (i.e. «!avoir un
accord de principe!»), et dans un autre cas à un événement à venir dans deux mois (i.e.!:
«!une enquête publique!»).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
247
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
EXTRAIT N°23 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Voilà. Ce soir, le bureau d’études va présenter le dossier de base tel qu’il est pour le
moment, tant sur les projets immobiliers que sur les projets du volet 5 « cohésion
sociale ». Après ça, vous aurez une enquête publique pour faire encore d’autres
remarques. Bon, bien sûr, vous pouvez encore en faire pendant les mois de juillet et
août. On est là pour les recevoir. Et, après ça, si on y arrive ce soir en CLDI, pour les
gens qui font partie de la CLDI, on essaiera d’avoir un accord de principe sur ce qui
est présenté. Voilà. C’est le résultat de plein de réunions qui ont eu lieu ces dernières
semaines, des réunions thématiques, des réunions avec le Collège à la Commune,
avec le Bourgmestre, avec des gens qui sont directement désignés par des projets en
particulier. Donc, voilà. On a fait de nouveau un gros résumé. C’est ce qu’on va vous
présenter ce soir.
Notons au passage que de tels actes de resituation et d’enchâssement ne projettent
pas seulement des faisceaux vers des événements plus ou moins éloignés dans le
temps, mais établissent également des passerelles et créent de la circulation discursive
entre différents lieux, différentes scènes. Ces lieux peuvent être plus ou moins
éloignés géographiquement (comme l’assemblée générale du soir, ayant lieu dans la
salle du conseil de la commune A, et les «!réunions thématiques!» ayant eu lieu au
restaurant social L’Aqueduc quelques rues plus loin) ou institutionnellement (comme
l’assemblée générale du soir et la «!réunion avec le Collège!», toutes deux ayant eu lieu
dans la même Salle du Conseil mais n’en représentant pas moins des scènes bien
distinctes). Reconnecter les sites de la concertation, c’est alors également créer du
lien entre les acteurs rassemblés, physiquement coprésents, et une série d’autres
acteurs absents16.
«!Remise en contexte!», «!rappel des événements!», «!topo de la situation!», «présentation de l’état
d’avancement!», «!définition du planning!», l’acte de resituation du coordinateur se
distingue clairement de l’aperçu général proposé précédemment par le président de
séance dans son «!mot d’ouverture!», en procédant à un update plus rigoureux, en
plongeant dans la mémoire du processus pour en ressortir les matières premières des
discussions de la soirée. La livraison et la réception de ces informations spécifiques
de resituation, incluant différentes données chiffrées (dates, budgets, nombre
d’opérations), s’appuient généralement sur la lecture de documents écrits (ordre du
jour, planning, calendrier...) préparés à cet effet par le coordinateur. La transmission
parfois lente ou rébarbative de ces informations lues contraste avec le mot
d’introduction du président, à la fois routinisé et improvisé, et communiquant ce que
Goffman appelle l’impression d’un «!parler frais!» (fresh talk – 1981!; 1987).
Les documents écrits distribués, s’ils peuvent appuyer l’effort verbal de resituation
fourni par le coordinateur, peuvent également s’y substituer. Ainsi, l’activité
d’approbation explicite et officielle du procès-verbal de la réunion précédente est
intéressante dans la perspective d’un accord des participants sur le contexte
16
Cf. chapitre 5.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
248
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
communicationnel qu’ils partagent, et en l’occurrence sur le plan historique de ce
contexte. Proposer aux participants d’approuver le procès-verbal de la réunion
précédente (qui a normalement été envoyé par la poste à l’ensemble des participants
avec la lettre d’invitation) revient en effet pour le coordinateur à poser virtuellement
cette question!: faut-il vraiment se replonger dans le détail des événements de la
réunion précédente, ou sommes-nous suffisamment d’accord quant à ce qui s’y est
passé pour en prendre acte, tourner la page, entamer nos activités du jour, et faire
progresser la menée!? Ces moments d’approbation, qui s’avèrent régulièrement très
courts quand tout est clair et quand «!tout le monde a bien suivi!», permettent une élision
nécessaire dans le travail introductif de resituation du chef de projet.
EXTRAIT N°24 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Donc, je vous propose de commencer par l’approbation du PV de la CLDI. Si
quelqu’un a des remarques sur la CLDI précédente. Non ? OK. Alors, l’approbation
du R.O.I., du Règlement d’Ordre Intérieur. Est-ce que quelqu’un a une remarque à
faire sur le R.O.I. Non ? Voilà. OK. Approuvé. C’est bien, cela va aller vite.
EXTRAIT N°25 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Voilà, je ne sais pas s’il y a des gens qui n’étaient pas là lors des précédentes réunions,
etc. et qui voudraient qu’on représente rapidement les projets du programme de base.
Ou je peux le faire ultérieurement, s’ils viennent se présenter au bureau. Est-ce qu’il y
a des gens qui en ont besoin ? Non, visiblement... C’est super.
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Dans l’ensemble, tout le monde a bien suivi, je suppose, l’essentiel des travaux.
CHARLOTTE BRIDEL!:
O.K. (...)
S’il peut rappeler en longueur les événements des dernières réunions ou remplacer un
tel rappel fastidieux par la sollicitation d’un accord sur la «!mémoire de papier!» du
processus, le coordinateur a également la possibilité –ou le devoir, c’est une question
de point de vue!!– d’informer les participants d’événements plus ou moins importants
étant survenus depuis la dernière réunion, au cours du mois écoulé entre la dernière
réunion et la réunion dans laquelle il a les pieds actuellement. Ce type de travail de
resituation est souvent plus délicat, dans la mesure où il s’agit de valider
collectivement -et de faire valoir pour tous- une série d’actes entrepris plus ou moins
unilatéralement, par certains acteurs à l’exclusion des autres.
EXTRAIT N°26 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – juin 2004
FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Peut-être, avant de passer la parole au bureau d’études, quelques explications,
puisque vous allez voir ce soir une proposition qui n’a jamais été discutée nulle part.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
249
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
L’exemple cité ci-dessus est intéressant en ce qu’il montre que les opérations de
resituation et la manipulation des événements passés sont éminemment politiques!:
elles ne sont pas l’affaire des techniciens du bureau d’études mais de l’agent
communal, du délégué de la commune («!avant de passer la parole au bureau d’études,
quelques explications...!»).
Le coordinateur ou chef de projet est donc, avec le président de séance, un acteur
central du cadrage premier d’une réunion. Cependant, comme nous l’avons vu,
quand le président prend en charge le cadrage institutionnel, le coordinateur dirige ses
actes de langage principalement sur les dimensions écologique, dialogique et historique
du contexte de la concertation, présentant aux participants non spécialistes une série
de prises à partir desquelles ils pourront manifester une «!compétence à suivre!». En
annonçant qu’il va «!faire passer les listes de présence!», «!faire passer les micros!»17,
«!faire passer les documents du projet!», le chef de projet se pose en tant que
dépositaire des aspects coordonnants de la concertation, et en tant que personneressource, au sens pratique du terme!: l’acteur injectant dans l’espace-temps du
rassemblement les outils de sa propre coordination.
4.1.4. Synthèse et cas négatif
Dans cette section consacrée aux ouvertures des réunions publiques du Contrat de
quartier (assemblées générales et CLDI), nous avons vu comment le président de
séance puis le chef de projet se complétaient pour procéder aux opérations de mise en
place, de mise au point et de mise en marche préliminaires à l’entame de la
concertation, au traitement de l’ordre du jour «!proprement dit!». Dans notre
esquisse, nous avons légèrement grossi le trait de cette division du travail d’ouverture
entre le président de séance (plutôt chargé du cadrage institutionnel de l’activité) et le
chef du projet (plutôt chargé du cadrage des dimensions
écologique/dialogique/historique). Qui observe attentivement des séquences entières
d’introduction constatera que ces registres d’action et ces opérations de cadrage
s’entrecroisent, se superposent. Ainsi, comme c’est le cas dans l’extrait de réunion
qui suit, le président de séance peut d’abord ouvrir la réunion, procéder aux tâches
rituelles de bienvenue et de présentation de nouveaux acteurs, avant de passer la
parole au chef de projet pour un rapide «!point de la situation!», avant de retrouver la
parole pour procéder lui-même à une mise au point sur une question plus sensible,
plus délicate18. Il importe surtout de considérer le jeu d’équipe entre acteurs en charge
lors de ces ouvertures, chacun jouant un ou plusieurs «!coups!» (moves) lors de son
17
Une animatrice d’un processus participatif d’aménagement urbain similaire au Contrat de quartier,
déçue de son travail, m’avouait que quand ses amis la questionnait sur son métier elle leur répondait!:
«!Mon boulot!? Passer les micros dans les réunions!».
18
Dans le cas présent, le bourgmestre reprend la parole pour prévenir que par manque de temps, le
programme du Contrat de quartier ne pourra pas être modifié comme il était prévu qu’il le soit, et qu’il
sera envoyé tel quel pour approbation du Collège des Bourgmestre et Echevins
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
250
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
tour de parole avant de passer le relais et d’investir l’autre d’un état de parole pour de
nouveaux «!coups!». Finalement, le plus intéressant reste peut-être le fait que, quel
que soit l’acteur communal qui engage tel ou tel «!coup!» (inviter à s’assoir, souhaiter
la bienvenue, accueillir et présenter un nouvel arrivant, indiquer des «!petites choses
pratiques!», rappeler des événements passés, annoncer des dates à venir, faire une
mise au point sur une question institutionnelle délicate...), et quel que soit l’ordre
dans lequel ils sont joués, l’ensemble de ces «!coups» introductifs doit avoir été joué
avant de basculer dans une activité 1, à savoir le traitement du premier point à l’ordre
du jour.
EXTRAIT N°27 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Bien, Mesdames, Messieurs, je vais vous demander de prendre place. Je vous
souhaite la bienvenue à cette assemblée générale de notre Contrat de quartier Callas.
Et je vais commencer par une tâche bien agréable. Je dois vous présenter notre nouvel
échevin de l’urbanisme, Monsieur Ahmed Talbi, qui remplace Monsieur Jules Valet
qui a démissionné de ses fonctions, donc, jeudi, à l’occasion du dernier Conseil
Communal. Monsieur Talbi a été élu pour le remplacer. Donc, j’ai déjà eu l’occasion
de lui souhaiter la bienvenue, bien entendu, et de lui dire combien nous étions
heureux de pouvoir collaborer avec lui. Alors, je pense que, aujourd’hui, c’est sa
première plongée dans le Contrat de quartier...
AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!:
De ce côté-ci...
JACKY DECAUX!:
De ce côté-ci en tout cas puisque... Oui, toi, tu avais déjà assisté assis dans
l’assemblée. Maintenant, c’est une autre vision qui va s’ouvrir à lui. Alors, voilà,
bienvenue à bord. Ah, bien, je crois que, sans plus tarder, je vais demander à
Madame Bridel de nous faire un peu le point sur la situation. Et comme ça, nous
aurons, je dirais, la ligne de conduite du déroulement de nos travaux ce soir. Et puis,
nous clôturerons par la CLDI, si besoin en est [...]
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Bon, première petite chose pratique, on va vous faire passer les feuilles de présences,
AG-CLDI confondues. Donc, je vous demanderais de les signer. Et voilà. Alors,
donc, nous voilà pour une 4e AG et 5e CLDI – qui suivra ou qu’on confondra –
donc, qui suit l’enquête publique qui a donc eu lieu pendant le mois de septembre, fin
août-début septembre, et la commission de concertation qui a eu lieu fin septembre.
Donc, voilà, il y a différents avis, beaucoup même, qui ont été remis lors de cette
commission de concertation. Ce soir, on a appris que l’avis était prêt et officiel. Donc,
voilà, c’est une bonne chose. Voilà, je ne sais pas s’il y a des gens qui n’étaient pas là
lors des précédentes AG-CLDI, etc. et qui voudraient qu’on représente rapidement
les projets du programme de base. Ou je peux le faire ultérieurement, s’ils viennent se
présenter au bureau. Est-ce qu’il y a des gens qui en ont besoin ? Non, visiblement...
C’est super.
JACKY DECAUX!:
Dans l’ensemble, tout le monde a bien suivi, je suppose, l’essentiel des travaux.
CHARLOTTE BRIDEL!:
OK, alors je vais peut-être vous donner juste alors la suite des événements dans les
dates clés. Donc, on a aujourd’hui cette AG-CLDI, il y en a deux qui sont prévues :
une au mois de novembre et une au mois de décembre. Donc, c’est le 9 novembre, si
je ne me trompe pas, c’est tous les deux des mardis, ici à la Salle du Conseil, comme
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
251
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
d’habitude à six heures et demie, AG et CLDI qui suit. Donc, le 9 novembre et le 7
décembre. Et alors, pour la suite pragmatique du dossier de base, il va donc passer
maintenant à l’approbation du Collège communal la semaine prochaine, le 11, le
lundi. Puis, il passera à l’approbation du Conseil le 28 octobre. Et nous devons le
remettre au plus tard le 31 octobre à la Région. Comme le 31 octobre tombe un
dimanche, ce sera pour le 29 au soir. Voilà, je vais peut-être laisser la parole à
Monsieur le Bourgmestre pour qu’il vous explique le passage au Collège.
JACKY DECAUX!:
Mais... comme vous le savez, nous sommes toujours tenus dans le respect d’un
calendrier qui est particulièrement serré. C’est comme ça, ça fait partie des règles du
jeu qui nous ont été imposées. Et, donc, aujourd’hui, nous sommes à un tournant
important puisque le 28, c’est-à-dire dans quelques jours, le 28 octobre, le Conseil
Communal va devoir adopter de manière officielle notre dossier pour qu’il soit remis,
comme Madame Bridel vous l’a dit, au plus tard le lendemain à la Région. Faute de
quoi, nous perdrions toute possibilité de poursuivre le Contrat de quartier, ce qui
serait évidemment plutôt dramatique pour la Commune. Dès lors, nous avons
discuté. Madame Bridel m’a fait part des différentes remarques qui ont été émises, des
suggestions, des commentaires, dont certains sont, bien entendu, très intéressants et
très pertinents. Mais nous nous trouvons dans une situation telle que nous ne
pouvons pas entrer dans une procédure de modification aujourd’hui.
Dans cet extrait, qui montre une «!ouverture type!» pour le Contrat de quartier
Callas, le jeu de coopération des premiers intervenants de l’introduction est rythmé,
rôdé par dix mois d’entraînement (cette réunion d’octobre 2004 était la sixième
réunion publique). A Callas, les introductions se déroulèrent généralement de la
sorte!: une introduction brève, ordonnée, plutôt solennelle, clairement audible, avec
une nette répartition des tâches, et menée de bout en bout par les acteurs
communaux. Bien sûr il nous est loisible de trouver dans notre corpus l’un ou l’autre
exemple «!négatif!» d’introductions tirant en longueur, désordonnées, plutôt
informelles, couvertes par un brouhaha, où la répartition des tâches n’est pas claire,
et qui mettent en scène des locuteurs qui ne se limitent pas aux acteurs communaux.
Le cas négatif suivant est éclairant!: la réunion débute sans le président de séance –le
bourgmestre– et l’introduction, agitée, est prise en charge pour la première fois par la
vice-présidente de la CLDI, une déléguée des habitants (i.e. Mary O’Neill). Cette
séquence d’ouverture de la réunion se distingue par son aspect brouillon et
désordonné. Immédiatement, l’absence de représentants de la commune est soulevée,
et les participants emploient cette ouverture de réunion à identifier une personne
susceptible de représenter la commune (i.e. Annie Bertolucci)!:
EXTRAIT N°28 – C.d.Q.!Callas, Commune A – novembre 2004
MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI et ce soir présidente en
l’absence du bourgmestre)!:
Le bourgmestre!? Il est dans une réunion du Collège. Si on peut commencer alors...
Approbation des procès-verbaux de l’assemblée générale et de la CLDI de juin 2004.
INTERVENANT!:
[inaudible, hors micro]
MARY O’NEILL!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
252
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Monsieur Lenvers...
JULES-HENRI LENVERS (délégué des habitants)!:
[inaudible, hors micro]
MARY O’NEILL!:
Le 30 juin.... Pardon, Madame.
INTERVENANTE!:
Y a pas de représentant de la Commune!? Mais enfin...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[embarrassée!:] Ils ont donc un Collège qui a été reporté. Je sais qu’il y en a d’autres
qui avaient encore des réunions ailleurs au même moment, donc...
ANNIE BERTOLUCCI (représentante du centre public d’action sociale)!:
[inaudible, hors micro] ... de rapporter, même si je ne suis pas membre officiellement du
Collège.
MARY O’NEILL!:
Madame Bertolucci représente non officiellement le Collège.
ANNIE BERTOLUCCI!:
[inaudible, hors micro] ... Je participe aux travaux du Collège... [inaudible, hors micro]
MARY O’NEILL!:
Madame Bertolucci se porte volontaire pour rapporter toute communication
appropriée aux membres du Collège. Il n’y a pas de remarques pour la CLDI/AG de
juin ? Si, excusez-moi. Madame Slossen...
Par économie, nous avons interrompu cet extrait au moment où les participants
s’engagent dans la micro-activité consistant à approuver le procès-verbal de la
réunion précédente. Pour rappel, l’approbation du PV est une activité routinière qui
vient clore l’introduction!; qui fait office de seuil, d’étape obligée entre les opérations
d’introduction de séance et le traitement progressif des questions figurant à l’ordre du
jour. L’ouverture de réunion décrite dans l’extrait ci-dessus est alors d’autant plus
irrégulière qu’en ce soir du 9 novembre 2004, les participants du Contrat de quartier
Callas consacrèrent la quasi intégralité de la réunion à se disputer sur le sens des faits
relatés dans le PV de la réunion précédente (une réunion particulièrement confuse et
conflictuelle), pour finalement refuser l’approbation de ce PV. Ainsi cette activitéseuil, simple «!formalité!» en temps normal, ne demandant généralement que
quelques secondes ou quelques minutes tout au plus, se retrouve au centre des
préoccupations et s’étend sur la quasi-entièreté des deux heures d’une réunion. Un
extrait comme celui-ci nous montre que si les ouvertures de réunion sont
régulièrement des moments permettant aux participants de commencer à discuter, elles
peuvent tout autant constituer une opportunité, pour les participants, de terminer de se
disputer, avant de «!passer à autre chose!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
253
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.2. Performances d’experts
Après avoir étudié dans le détail l’activité d’ouverture et d’introduction des réunions
publiques dans un Contrat de quartier, abordons à présent la micro-activité qui lui
succède dans la chronologie-type d’une séance de CLDI, et qui elle non plus ne peut
être apparentée à une activité de dialogue public!; nous voulons parler de l’exposé
présenté par les experts urbanistes du bureau d’études enrôlé pour la réalisation d’une
«!description de la situation existante!», d’un «!diagnostic!» et d’un «!programme de
base!» pour le Contrat de quartier. Si l’ouverture et l’introduction du président de
séance, puis du coordinateur peuvent être considérées comme des activités
préliminaires (ou «!activités 0!»), les experts du bureau d’études indépendant se
retrouvent généralement en charge de l’entrée en matière et de la navigation à travers
les premiers points de l’ordre du jour de la séance. Le président de séance et le
coordinateur, s’ils demeurent disponibles et peuvent toujours engager la parole,
collaborer avec l’expert d’une manière ou d’une autre (comme nous le verrons),
adoptent généralement à ce moment de la réunion une position de retrait. Il y a donc
eu, à nouveau, passage de témoin!: le chef de projet, qui avait été mis en état de
parole par le président de séance, se décharge à son tour de sa responsabilité
d’animateur au profit des experts urbanistes. Il y a cependant dans ce nouveau
passage de témoin une différence de taille avec le précédent!: alors que le
coordinateur se retrouvait placé par le président de séance dans un état de parole
provisoire, pour un temps court, les représentants du bureau d’études se voient
carrément confier la scène (floor) pour un temps long - entre vingt minutes et cent
cinquante minutes pour les réunions auxquelles nous avons assisté.
Les urbanistes enrôlés par la commune sont –à l’instar du «!coordinateur!» du
Contrat de quartier mais souvent à l’inverse des acteurs élus, associatifs et citoyens–
des acteurs particulièrement actifs et préoccupés par le Contrat de quartier entre les
réunions publiques. C’est qu’en réalité, chaque réunion publique ne fait que ponctuer et
avaliser une étape dans le développement de leur travail rédactionnel et
cartographique de description, de diagnostic et de programmation – un programme
de base destiné à définir des options de revitalisation pour le quartier. Leurs
interventions en début de chaque réunion publique sont alors pour eux l’occasion de
présenter, sous la forme d’un exposé, les résultats de leurs avancées intermédiaires!;
la présentation de ces résultats ayant pour visée, dans les circonstances de
l’assemblée, d’informer, d’équiper de références le dialogue public à venir.
Dans ce chapitre qui se donne le modeste objectif de faire le tour d’horizon des
différentes activités environnant le dialogue public en CLDI, et dans la mesure où
l’objet de cette recherche est avant tout de comprendre en profondeur les conditions
compétentielles des engagements en public de non spécialistes, nous devrons nous
limiter à une analyse relativement rudimentaire de la collaboration spécifique des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
254
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
experts urbanistes au travail politique de l’assemblée. Etudions rapidement, exemples
à l’appui, les matières et les modes et de cette contribution experte.
4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation
Ici à nouveau, l’angle d’approche privilégié –celui de l’action conjointe en réunion–
appelle un complément. Tout comme nous l’avons fait dans le cas du chef de projet,
comprendre les prises de parole des experts demande au moins une rapide plongée
dans les caractéristiques du rôle que ces prises de parole «!formulent!». Le travail de
ces experts indépendants sollicités par la commune bénéficiaire d’un Contrat de
quartier consiste, comme le spécifie le cahier des charges qui leur est remis en début
processus, lui-même constitué conformément aux prescriptions de l’ordonnance du 7
octobre 1993 organique des Contrats de quartier, à produire en quatre phases!: (1)
une «!enquête préliminaire!» décrivant «!la situation existante de fait et de droit!», (2)
un «!diagnostic!», une analyse thématique des problématiques urbaines rencontrées
dans le quartier, (3) une définition du périmètre et des priorités d’intervention!;
priorités d’intervention sur la base desquelles est établi (4) un document détaillé de
«!programme quadriennal de revitalisation!» pour le quartier19. La mission du bureau
d’études prévoit qu'ils présentent le fruit de leur travail sur ces différents points à
l’occasion des réunions publiques du Contrat de quartier (CLDI et AG), et profitent
de ces réunions et de la concertation avec les participants pour corriger, étoffer,
préciser leurs propositions de «!diagnostic!», de «!définition de priorités!» ou de
«!programme!», selon l’ordre du jour et la phase atteinte dans le processus
d’ensemble.
La tâche des experts, dans ces différentes étapes, progresse au gré de chaînes de
traduction sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, et qui auront été mieux
étudiées par les tenants des science studies (Callon et alii, 2001), et par les
ethnographes et les ethnométhodologues du travail dans les bureaux d’architectes
(Murphy, 2005 ; Bruxelles et alii, 2006 ; Mondada 2006) et d’urbanistes (Söderström,
2000). Observons rapidement ces mouvements de traduction successifs opérés du
«!macrocosme!» que constitue le périmètre urbain étudié jusqu’au «!microcosme!» de
l’atelier d’architectes!; et de l’espace confiné du bureau jusqu’au «!mésocosme!» de
l’arène publique où se joue la concertation.
Pour les experts du bureau d’études, les opérations de traduction commencent dès les
premières visites de terrain et l’ «!enquête préliminaire!» dont l’objectif est de rendre
compte de «!la situation existante!» du quartier. Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’une
description brute et la situation existante est ici plutôt une certaine situation existante,
19
Nos sources ici sont les documents intitulés «!Cahier spécial des charges!» et «!Définition de la mission
relative à la revitalisation d’un quartier!» rédigé par les représentants de la Commune A à l’attention du
bureau d’études Alpha dans le cadre du C.d.Q. Callas (février 2004), ainsi que l’ordonnance du 7
octobre 1993 organique de la revitalisation des quartiers.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
255
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
«!sous description!» (Quéré, 1997). Le modèle de revitalisation urbaine du Contrat de
quartier –ce modèle en cinq volets inscrit dans l’ordonnance et spécifié dans le cahier
des charges– fournit ici le crible équipant d’emblée leur regard sur le périmètre urbain
à l’étude, leur indiquant les objets à considérer (logement, espaces publics,
équipements de proximité, climat social), ainsi que les méthodes et contraintes qui
contrôlent leur manipulation et leur comptabilisation dans un programme de
développement local. Il est important de remarquer ici que les bureaux d’études sont
généralement choisis, lors du marché public ouvert par la commune, pour «!leur
expérience des Contrats de quartier!», leurs états de service en la matière, «!les références de
missions similaires déjà effectuées!»20. Pour ces bureaux importants, comptant les experts
les plus expérimentés, ce premier moment de traduction et d’alignement sur le
modèle de revitalisation urbaine préconisé par le Contrat de quartier semble alors
placé sous le contrôle de l’habitude davantage que sous celui de l’enquête (au sens de
Dewey, 1993)!:
EXTRAIT N°29 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre) :
[En réponse à un habitant] Est-ce qu’on vous a dit que vous ne pouviez pas participer
au diagnostic ? Non, je dis simplement qu’il y a le bureau d’étude qui doit être associé
à tous les débats puisque c’est lui qui a une mission particulière d’établir de manière
claire et précise sur papier le diagnostic et de là tracer des pistes. (...) Ca, c’est le
travail du bureau d’étude, ce sont des gens qui ont l’habitude.
EXTRAIT N°30 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!:
Nous avons donc proposé au Collège de désigner le bureau d’études Alpha qui
d’autre part a une longue expérience de ce type de programme –puisque, je crois, que
c’est le 10e programme Contrat de quartier qu’ils abordent– et qui avait, dans la note
de synthèse qu’il avait introduite, prouvé une connaissance des objectifs d’un Contrat
de quartier, une méthodologie qui requérait tout le sérieux que l’on pouvait attendre.
Voilà, donc, il s’agit du bureau d’études Alpha, mais je vais leur laisser le soin de se
présenter plus avant (...).
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
(...) Voilà, nous sommes une société d’une vingtaine de personnes et nous avons des
spécialistes en architecture, recherche –recherche à caractère patrimonial,
urbanistique principalement– en urbanisme, patrimoine et environnement. Nous
effectuons très régulièrement des études en urbanisme. (...) Comment travailler!? (...)
[Il énumère ici les caractéristiques faisant la spécificité du travail proposé par Alpha]. Ensuite,
aussi, en apportant notre expertise. Monsieur Deschamps vous l’a rappelé. Nous en
sommes, je crois, au 11e ou 10e Contrat de quartier. Nous avons travaillé là-dessus,
mais depuis qu’ils existent, depuis une dizaine d’années et nous avons accompagné
l’amélioration progressive et des procédures et du contenu technique et la façon de les
élaborer.
20
Notons que cette donne, encore très forte lors de notre enquête de terrain en 2004-2005, est en train de
changer considérablement. L’accent semble à présent mis sur l’innovation et la jeunesse, avec de
nouveaux bureaux en vue et, ce que l’un des représentants de cette nouvelle vague d’urbanistes a appelé
«!Le second tournant de l’urbanisme bruxellois!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
256
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
La complexité de l’état de «!fragilité!» du quartier, déjà réduite par la lecture qui en
est faite lors des visites de terrain –de par la typicité des visées animant les visiteurs–,
connaît une seconde réduction quand il s’agit de la faire «!rentrer!» sous formes de
données dans le microcosme du bureau, au sens propre du lieu physique où les
données récoltées sur le quartier et dans le quartier sont importées, compilées,
classées, étudiées, discutées entre experts, problématisées, mises en textes et en
cartes. En tant que lieu d’accueil et dispositif où se fait le traitement des données, en
tant que zone de transit des problèmes, depuis l’espace urbain du quartier et jusqu’à
l’espace politique de la commission de concertation, le bureau doit pouvoir présenter
les arguments d’une moindre réduction, afficher une «!capacité!». Une telle capacité
technologique qualifiant, au-delà des agents du bureau, l’agencement au sein duquel
ils évoluent, est explicitement mentionnée comme l’un des critères de sélection dans
les documents du marché public ouvert aux experts en début de Contrat de quartier!;
ces derniers étant tenus de joindre à la soumission de leur candidature « une déclaration
mentionnant l’outillage, le matériel et l’équipement technique dont le prestataire de services
disposera pour l’exécution des services». Une telle capacité recherchée peut alors également
se trouver visibilisée et mise en valeur sur la vitrine internet d’un bureau bien équipé,
comme Alpha (lauréat du marché public pour le Contrat de quartier Callas)!:
Organisation et équipement!:
L'équipe de travail est composée d'environ 20 personnes (architectes, urbanistes,
géographes, paysagistes, historiens de l'art, techniciens du bâtiment, spécialistes en
informatique et secrétaires). Pour l'ensemble de ses missions, Alpha dispose, sur 350
m2 de bureaux, d'un matériel informatique performant et constamment mis à jour,
composé!:
- en infographie, d'une vingtaine de postes de travail sous Windows XP (Intel PIV et
PIII), de différents périphériques spécifiques au travail graphique (plotter A0+ à jet
d'encre couleurs, imprimantes laser A3 couleurs et N&B postscript), de logiciels pour
les données vectorielles (AutoCAD, Adobe Illustrator et MicroStation), ainsi que
pour les images Adobes Photoshop, de systèmes d'information géographique (GIS)
compatibles avec la norme Arc/Info (ArcCAD, ArcVIEW, MS-Access), ainsi que
d'une licence Brussels URBLS
- pour le travail de bureau, équipement des 20 postes de travail en suites bureautiques
(MicroSoft Office) et imprimantes laser
- l'ensemble tournant sur un réseau en configuration client/serveur, fondé sur un
serveur tournant sous SBS 200021.
Le bureau n’est pas seulement un espace de transit et de traitement de l’information.
Il est aussi un repaire, un lieu où ceux parmi les membres de l’équipe d’experts qui
endossent le rôle de «!traducteurs public!» et de «!représentants!» du bureau d’études
en CLDI –au sens politique et dramaturgique du terme– peuvent se préparer!; préparer
une traduction officielle, marquée du sceau de la scientificité, en même temps qu’une
stratégie d’apparition publique. Ces activités de préparation de la parole publique
correspondent à des opérations de transformation et de valorisation des données et
des croyances sur les problèmes du quartier en «!résultats intermédiaires!», en
21
Extrait de la page de présentation, section «!organisation et équipement!», du site internet du bureau
d’études Alpha.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
257
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
«!avancées!». Concrètement, les experts manipulent des matériaux épars et
confectionnent sur leur base des objets, exemplairement, des cartes. Ces cartes et les
bribes discursives qui les accompagnent sont ensuite empaquetées et incrustées dans
un autre objet de plus en plus incontournable, un slideshow powerpoint qui, parcouru
du premier slide au dernier, fait tenir descriptions et propositions en un tout, en un
seul produit. Il s’agit pour les experts, via ce produit de qualité, d’apprêter l’ampleur
publique de leur propos. Nous le voyons, dans le cas de la préparation du bureau
d’études, travail scientifique et travail rhétorique sont indissociables22.
4.2.2. Exposer en expert
Les apparitions des experts lors des réunions mensuelles (CLDI,AG...) marquent
ainsi à chaque fois le moment public et l’aboutissement de l’enchaînement
d’opérations de traduction et de préparation (collecte de données d’interprétation,
rédaction, mise en cartes, confection de supports...) développé au cours du mois
écoulé. Ils viennent y présenter des avancées, formuler les résultats de leurs récents
efforts23. Ils arrivent en réunion équipés d’un matériel discursif inscrit dans des objets,
prêt à l’usage, et qu’ils s’emploieront à déployer pleinement le moment venu. A cet
égard en particulier, leur prise ne parole n’est pas de la même nature que celle de
leurs partenaires. Bien entendu, les experts du bureau d’études n’ont pas à chaque
fois passé un mois entier à confectionner ces objets et à se préparer, les performances
sur lesquelles nous allons nous pencher pouvant à l’occasion intégrer l’improvisation
et l’expression subjective!; et bien sûr, ils ne sont pas les seuls participants à pouvoir
se présenter en réunion munis d’objets et de matériel à présenter. Toutefois,
typiquement, on remarque une telle dissymétrie quant à la préparation et à
l’équipement des engagements et des prises de parole en public, entre d’une part les
experts du bureau d’études et, d’autre part, disons, les citoyens.
Penchons-nous à présent sur les modalités de ces engagements et de ces prises de
parole d’experts lors des débuts de réunion. Comme nous l’avons déjà pointé, les
représentants du bureau d’études prennent la parole en ces débuts de réunion suite à
l’introduction du président de séance et du coordinateur du Contrat de quartier, ce
dernier leur cédant non seulement la parole, mais également la scène (floor). A ce
moment de la réunion, des attentes normatives plus ou moins fortes existent chez
leur employeur, la Commune, quant à leur engagement imminent. Contrairement
aux attentes concernant la production des objets scientifiques du Contrat de quartier
(cartes de la situation existante, diagnostic, programme), les attentes contrôlant les
22
Plus loin (4.6.), nous parlerons d’!«!héresthétique!» (Riker, 1986) plutôt que de «!rhétorique!».
Sur cette base, le processus est imaginé comme itératif!: les échanges menés avec les partenaires non
experts en commission et les remarques de ces derniers sur les présentations faites par les représentants
du bureau d’études sont supposés nourrir et orienter les nouvelles enquêtes et les nouvelles propositions
des urbanistes.
23
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
258
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
modes de l’engagement en public des urbanistes enrôlés ne sont pas codifiées dans le
cahier des charges. Celles-ci se combinent plutôt dans une grammaire tacite du parleren-public-en-expert qui tend à se calquer sur la grammaire codifiée et officielle de la
production scientifique des objets. Vérité, justesse, intelligibilité24, mais aussi
«!systématicité!» et «!totalité!» sont les principaux éléments normatifs pesant à la fois
sur le travail écrit de production des objets et sur l’engagement oral en public. Ce
dernier a pour principe la transmission d’un texte, la présentation, sur le mode de
l’oralité –et sous les lumières de l’avant-scène– des objets confectionnés par d’autres
moyens (rédaction, dessin, cartographie) en coulisse.
Par isomorphie avec son modèle écrit, l’engagement oral de l’expert articule
narrations, descriptions et analyses en une présentation continue, finie et entière, livrant
d’un seul tenant une situation existante, un diagnostic, un programme (selon l’ordre
du jour). Voici l’expert mis en piste pour une performance de type «!exposé!».
L’exposé de l’urbaniste se distingue des indications du coordinateur par le fait qu’il
laisse à voir des éléments dits «!de contenu!» à travers un discours sur le quartier!; un
discours qui se distingue également de l’aperçu général offert par le président dans
son mot introductif par sa plus grande systématicité et l’exploration en détail qu’il
propose des différentes problématiques de revitalisation jusque là simplement
esquissées (logement, espaces publics, «!cohésion sociale!»...). L’exposé s’apparente
ainsi formellement à la «!conférence!» étudiée par Goffman (1987, p.167-204). Certes,
à la différence d’une conférence, l’exposé fait par l’expert ne constitue pas l’occasion
officielle du rassemblement des participants!: les habitants du quartier ne se rendent
probablement pas à une commission de concertation en vue d’assister à une
performance et se délecter des paroles d’un être particulièrement érudit, comme ils le
feraient en se rendant à une conférence. Ainsi, l’exposé de l’urbaniste fait naître le mode
communicationnel et l’organisation sociale propres à la conférence dans les circonstances
officielles de l’assemblée participative et du dialogue public. C’est que déployer les différents
objets discursifs préparés lors du mois écoulé –des objets conçus pour être présentés
ensemble– nécessite, sur le plan dramaturgique de la représentation, «!une occupation
officielle et prolongée de la scène!» (Ibid., 1987, p.171). Sur un plan conversationnel,
la première intervention de l’expert, l’exposé, introduit alors –toujours de manière
quelque peu clandestine– un «!macro-tour de parole!» (macro-turn - Duranti, 1994)
dépassant régulièrement la demi-heure. Remarquons qu’un exposé d’expert peut être
interrompu par l’intervention d’un acteur officiel (élu, chef de projet, fonctionnaire)
ou civil (habitant, associatif) avant d’être repris sur un ou plusieurs macro-tours qui,
mis bout à bout, peuvent constituer des séquences d’exposé dépassant les soixante
minutes. Dans les diagrammes logométriques de la figure 11 –où l’axe des abscisses
représente la chronologie d’une réunion, où l’axe des ordonnées représente les
différentes catégories d’intervenants (de bas en haut!: «!acteur officiel!», «!expert
urbaniste!», «!habitant!», «!association!», «!inconnu!»), et où chacune des bulles
24
C’est-à-dire les critères d’une rationalité communicationnelle, selon Habermas (1987).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
259
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
représente le volume relatif des interventions– nous pouvons constater, dans le cas
des réunions du Contrat de quartier Callas de mars, avril, mai et juin 2004, la
prépondérance quantitative de ces macro-turns et des exposés d’expert dans lesquels ils
prennent place.
fig.11 - représentation, du temps (en minutes) consacré aux exposés des
experts urbanistes dans le processus de concertation du Contrat de quartier
Callas (réunions publiques de mars, avril, mai et juin de 2004)
9 mars (AG+CLDI) / durée totale: 114 minutes
1er avril (CLDI) / durée totale: 118 minutes
Inconnu
Inconnu
Association
Association
Habitant
Habitant
35'
Expert
Expert
13'
Officiel
Officiel
19 mai (CLDI) / durée totale: 141 minutes
30 juin (AG+CLDI) /137 minutes
Inconnu
Inconnu
Association
Association
Habitant
Habitant
Expert
Officiel
25'
14'
36'
12'
Expert
25'
23'
Officiel
A quoi l’urbaniste du bureau d’études consacre-t-il ses exposés, ces premiers macro-tours de
parole en début de réunion!? Répondre à cette question demande de prendre en
considération la dynamique du processus de concertation évoluant par «!phases!», et
exigeant des experts l’adaptation de leur exposé en fonction de critères de pertinence
propres à chacune de ces «!phases!». La phase initiale de la concertation du Contrat
de quartier (février-mars) est l’occasion pour le bureau d’études de brosser le tableau
de la «!situation existante!». Appuyé à la fois sur des cartes, des statistiques et des
archives, le récit de l’expert configure et fait émerger une certaine «!situation
existante!» (4.2.2.1.). La phase suivante, dite «!de diagnostic!», demande à l’expert
d’utiliser son exposé au développement structuré et argumenté d’une analyse des
problèmes du quartier et des priorités d’intervention (4.2.2.2.). Au cours des
réunions de la troisième phase, celle de la définition et de l’arrêt d’un programme de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
260
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
revitalisation urbaine réalisable, l’exposé de début de réunion est l’occasion pour le
bureau d’études de présenter l’ «!état d’avancement!» de ses différentes propositions
concrètes et du dossier de projet (4.2.2.3.).
4.2.2.1. Composer un récit
Un premier type d’exposé, prenant place en début de processus (dans le cadre du
Contrat de quartier Callas, au mois de mars 2004), consiste en une forme de récit par
lequel l’expert du bureau d’études expose -ou plutôt configure- la situation existante du
quartier, sur le plan urbanistique relatif à son expertise. A Callas, cet exposé-récit
prend l’allure d’un cours magistral. Jean-Pierre Frusquet, cofondateur du bureau
d’études Alpha, accompagné de sa jeune assistante Mathilde Czarnocki, est l’experten-chef pour l’élaboration du programme de base du Contrat de quartier. Délégué à
la Chambre des Urbanistes de Belgique, homme d’expérience aux manières policées
et à l’allure professorale, rouflaquettes et petites moustaches, Frusquet commence
son intervention Powerpoint en proposant à l’assemblée d’envisager la situation du
quartier Callas à la lumière de l’Histoire. Nous reprenons dans l’extrait suivant les
points principaux du récit qui constitua le corps de sa première intervention dans le
Contrat de quartier Callas.
EXTRAIT N°31 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
Bon, le périmètre!: un peu d’Histoire. J’ai pu repêcher dans mes archives un vieux
plan de Bruxelles, le plan Vandermaelen qui date de 1858 et qui nous permet de nous
localiser. Je ne sais pas si je pourrai faire une longue intervention là-dessus...
[S’adressant à son assistante qui, attablée devant l’ordinateur, en retrait, s’occupe du défilement
des «!slides!»!:] Tu l’as agrandi, mais tu reviens à la précédente d’abord...
[S’adressant à nouveau à la salle!:] Bon, 1858 donc!: l’âge, l’époque de la carte de
Vandermaelen, c’est le moment où Bruxelles commence à sortir de ses anciens
remparts. Donc là, vous avez le pentagone, et la commune qui nous intéresse se
trouve de ce côté-ci. Et vous voyez –moi, je devine parce que je suis trop près de
l’écran pour voir quelque chose– deux types d’urbanisation extrêmement différents
qui nous concernent directement [...].
Le premier type, c’est l’urbanisation du quartier que nous voyons ici sur la carte,
quartier aristocratique au départ et qui est devenu le quartier de bureaux que nous
connaissons aujourd’hui. Et le second type d’urbanisation, le quartier plus organique
qui s’est structuré autour des vieilles chaussées à caractère rural et où les maisons se
sont construites petit à petit sans nécessairement qu’il y ait un grand plan d’ensemble
pour en régler l’organisation. Donc, d’une part, quartier en damier, quartier
aristocratique, d’autre part un quartier beaucoup plus populaire autour des deux
chaussées. Quand vous regardez en clignant un peu des yeux pour voir là où ça paraît
un peu dense et là où cela ne l’est pas, vous voyez qu’il y a une limite très claire qui
est cette rue qui est la rue de l’Aqueduc. Donc, à un moment donné, la rue de
l’Aqueduc a été la limite d’une forme d’urbanisation. Bon, qu’est-ce qu’on fait quand
on a une limite comme celle-là et qu’on a, par exemple, des équipements, des choses
sales à disposer!?, eh bien on essaie de les mettre à l’extérieur. Parmi les choses sales,
parmi les équipements, il y a un abattoir. Un abattoir, ça sent mauvais, etc., etc.
Donc, on a créé, la Commune a créé, enfin un privé à l’époque a créé un abattoir ici,
l’abattoir communal. Petit à petit l’urbanisation aura rattrapé l’abattoir, l’abattoir qui
était une gêne – une gêne à la campagne c’est moins gênant qu’une gêne à la ville – et
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
261
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
on invitera progressivement l’abattoir à aller s’installer ailleurs, pas ici parce que ça
n’a jamais marché de trouver un emplacement alternatif dans cette commune. Et
l’abattoir en question est devenu l’actuel musée communal (...) Donc, je retourne à la
rue de l’Aqueduc : là, un hospice, cet hospice deviendra l’école secondaire que nous
connaissons aujourd’hui, par extensions successive. Quelques rues se prolongent
quand même au-delà de la rue de l’Aqueduc et la première c’est la rue Bonnefoi. La
rue Van Assche qui est dans l’axe de l’abattoir. La rue du Lycée – je donne les noms
actuels, pas les noms d’époque. Et la rue de Turin. Vous remarquerez que la
chaussée, autrefois plus naturellement se dirigeait vers la gauche, l’actuelle rue de
Lorgnies, pour continuer par la chaussée Van Dael. Ce n’est donc qu’ultérieurement,
mais c’est déjà dessiné sur la carte, que la chaussée sera prolongée en ligne droite.
[changement de slide].
Intéressons-nous à la vallée. Cette vallée constituait donc un obstacle à la poursuite
de l’urbanisation du quartier et il faudra attendre très longtemps avec de longues
disputes entre l’Etat – j’allais dire l’Etat fédéral, mais enfin c’était l’unitaire belge à
l’époque – et la Commune, commune rurale, donc ce n’est pas une commune urbaine
comme aujourd’hui. Il faudra donc attendre très longtemps pour que la rue du Siège
soit prolongée avec un grand pont en briques au-dessus de la rue Grise – cela ne
s’appelait pas encore comme ça à l’époque.
[changement de slide].
Donc, progressivement, le quartier qui nous intéresse est pris dans une trame
d’importance métropolitaine, la rue du Siège devenant l’avenue du Joyau en prenant
la place Blanquard au passage. Encore une fois, j’utilise les appellations
d’aujourd’hui. La vallée, c’est une autre histoire. Parce que des problèmes de
collecteurs, des collecteurs trop étroits et qui pètent, on connaît ça depuis le 19e siècle
et toujours sur le métier il faut remettre le travail et imaginer des collecteurs plus
larges, etc., etc. Je crois que tout le monde connaît la chanson en la matière. La
Commune, à un moment donné, décide de redévelopper, dans le cadre justement de
cette vallée, de redévelopper l’entièreté du centre de la commune. Cela s’est fait
lentement (...).
[changement de slide]
Bon, les deux axes Buisson/Callas, au départ, au niveau de la conception, ils avaient
une importance à peu près comparable, la même fonction donc, la liaison avec les
grands axes d’importance métropolitaine en devenir. Bon, la réalité aujourd’hui,
montre quand même qu’il y a une évolution radicalement différente. Toutes deux ont
un caractère commercial mais la rue Callas a un caractère commercial radicalement
différent de celui de la rue du Buisson. Bon, il y a là-dessus quelques courbes de
niveaux. Mais il faut aussi bien être conscient que la création progressive de toutes les
rues, des rues de base dont je vous ai parlé plus les rues complémentaires, a entraîné
de grands mouvement de terre, par dizaine de milliers de mètres carrés, qui ont servi
en bonne partie à combler le fond de la vallée. Donc, on est face à une histoire qui a
construit progressivement tout le périmètre sur lequel nous allons travailler, qui est
une histoire qui parfois laisse des traces à caractère quasi rural. La petite ruelle qui
discrètement se greffe sur la rue Doillon et surtout sur la rue Callas, c’est un reliquat
de l’histoire rurale de la commune. Donc, on y passera lors de la visite et il y a
vraiment un caractère tout à fait particulier. Donc, un quartier qui est le résultat d’une
histoire (...).
[changement de slide]
Bon, l’Histoire c’est aussi des constructions ouvrières, pour reprendre la littérature de
l’époque « pour ouvriers aisés » telles qu’on les voit rue de la Citadelle, donc pas loin
de l’abattoir (...). Et dans d’autres rues, comme la rue Joséphine, vous avez des
maisons beaucoup plus bourgeoises, grand rez-de-chaussée, plusieurs étages, etc., etc.
Mais l’évolution de la taille des familles, c’est quelque chose qui compte aussi. Donc,
on peut se rendre compte qu’à partir des années 80, par exemple, toutes les petites
maisons ouvrières de la rue de la Citadelle ont été rachetées par ce qu’on pourrait
appeler la nouvelle petite bourgeoisie urbaine qui les a rénovées, qui profite du jardin.
Mais c’est bien un rez-de-chaussée, plus un étage, plus toiture pour une famille
papa/maman/1,9 gosses – c’est la statistique – éventuellement la grand-mère qui
vient loger de temps en temps. C’est la taille idéale. Une grosse maison rez-de-
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
262
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
chaussée plus deux étages très profonds, plus deux étages en toiture, cela dépasse de
loin la taille de la cellule familiale d’aujourd’hui. Donc, ça ne trouvera pas preneur de
la même façon. Donc, il y a toute une histoire qu’on doit lire et qui illustre aussi un
certain nombre de problèmes constatés aujourd’hui et qui apporteront aussi des
réponses.
[changement de slide]
Une autre rue que nous verrons et qui a aussi un cachet tout à fait particulier, c’est la
rue Bonnefoi. C’est une rue – bon, elle s’appelait rue des Pucelles dans le temps, enfin
ça c’est un détail – [rires] c’est une rue sur laquelle on trouve à la limite du périmètre
des parcelles... Vous avez sur des parcelles extrêmement grandes une école
communale d’enseignement primaire, une école professionnelle. Et comme les
parcelles sont très grandes, vous avez aussi un truc qui s’appelle la Cité Bonnefoi qui,
au point de vue architectural, est très, très beau (...).[Changement de slide] Donc, vous
avez cette rue qui a un rôle social un peu particulier avec toutes ces écoles. Vous
verrez que chaque rue a un cachet particulier, un cachet unique, et c’est ce que nous
essaierons de valoriser dans les mois qui viennent.
[applaudissements.]
JACKY DECAUX :
Merci Monsieur Frusquet pour cette pré-promenade.
Nous laisserons au lecteur une partie de l’interprétation des ressorts du récit proposé
par Jean-Pierre Frusquet. Examinons quand même quelques-uns des mécanismes de
l’expertise produite publiquement sur ce mode du récit, tout en rappelant qu’il s’agit
ici moins de déployer une critique ou une dénonciation des techniques rhétoriques de
l’expertise que de distinguer clairement ces techniques de celles mises en œuvre en
réunion par les délégués des habitants.
D’emblée, l’urbaniste pose la dimension magistrale de son intervention par l’usage
d’une formule-type, «!Bon... Un peu d’Histoire.!» (quel participant citoyen pourrait en
effet se permettre de préfacer sa prise de parole en public par «!Bon... un peu
d’Histoire!»!?), par la mobilisation immédiate d’appuis conventionnels (Dodier, 1993)
rares!: des archives de 1858 auxquelles vraisemblablement aucun autre participant
présent n’a eu accès jusqu’ici. Il se pose simultanément comme l’interprète
compétent tout trouvé pour l’interprétation et le décryptage des logiques historiques
s’inscrivant dans le défilement rythmé de ces cartes anciennes et des slides du
powerpoint. Les éléments de ces logiques ayant modelé la qualité urbanistique du
quartier Callas sont livrés par Frusquet en conclusion de chacun des épisodes
historiques qu’il décrits («!Donc, d’une part, quartier en damier, quartier aristocratique,
d’autre part un quartier beaucoup plus populaire!»!; «!Donc, progressivement, le quartier qui
nous intéresse est pris dans une trame d’importance métropolitaine.!»!; «!Donc, il y a toute une
histoire qu’on doit lire et qui illustre aussi un certain nombre de problèmes constatés
aujourd’hui!», etc.). La composition du récit appuyée sur une maîtrise technique des
cartes, sur la respectable ancienneté des archives mobilisées, sur un savoir «!savant!»,
encyclopédique, précis et détaillé (dates, lieux, noms d’époque...), sur la
multiplication d’anecdotes authentiques et amusantes («!C’est une rue – bon, elle
s’appelait rue des Pucelles dans le temps, enfin ça c’est un détail...!»), valide le statut d’expert
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
263
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
urbaniste de Jean-Pierre Frusquet en même temps qu’elle lui confère l’autorité, aussi
chaleureuse qu’incontestée, du bon guide touristique. C’est en effet à une visite ou à
une «!pré-promenade!» –comme la qualifie ensuite le bourgmestre– qu’invite l’expert
parcourant ses slides («!Donc là, vous avez le pentagone, nous nous trouvons de ce côtéci....!»!; «!Quand vous regardez en clignant un peu des yeux pour voir là où ça paraît un peu
dense et là où cela ne l’est pas, vous voyez qu’il y a une limite très claire qui est cette rue qui est
la rue de l’Aqueduc...!», etc.) Une visite expériencée par la médiation du récit et de
l’équipement informatique de projection. Une visite pour laquelle il n’est pas
nécessaire de quitter la salle de réunion, et dont seul Jean-Pierre Frusquet connaît
l’itinéraire pertinent. Cette promenade virtuelle préfigure la «!vraie!» promenade dans
le quartier à laquelle les citoyens seront conviés quelques jours plus tard (mars 2004),
tout en leur indiquant ce à quoi il faudra faire attention et comment il faudra le
regarder.
Le récit permet à l’expert de dire des vérités, de s’engager sur un mode déclaratif,
assertif! (une forme d’engagement en public qui, comme nous le verrons, sera bien
souvent refusée ou sanctionnée quand elle est le fait de citoyens ordinaires). Notons
que la structure propre au récit et le confort qui est accordé à Frusquet pour le
déployer ne l’habilitent pas seulement à affirmer certains faits ou à faire exister
certains événements, mais également à affirmer des connexions logiques et causales
entre ces faits, ces événements (il s’est passé X, puis Y, et donc Z).
Le récit ne manque pas son objectif principal, qui est, bien au-delà de la simple
transmission d’informations, d’absorber l’audience et de faire vivre à ceux qui la
composent une expérience suffisamment agréable et originale. Dans le cas présent,
l’histoire contée produit ses effets quasi-magiques de transformation du réel («!Et
l’abattoir en question est devenu l’actuel musée communal...!»!; «!Cet hospice deviendra l’école
secondaire...!») et provoque les réactions à la fois amusées et intéressées de l’audience.
Il prend fin comme une performance réussie, sous les applaudissements enthousiastes
de l’audience et les félicitations du maître de cérémonie. Cette définition de
l’engagement comme «!étincellement!» (Breviglieri, 2007) et comme performance au
sens fort du terme –c’est-à-dire une performance pleinement déployée et assumée
comme telle– est le propre d’acteurs comme les experts ou les présidents de séance.
Plus précisément, l’étincellement est en général le propre des apparitions inaugurales,
des «!premières fois!» de ces acteurs. Lors des réunions suivantes du processus de
concertation, leurs performances ne seront plus applaudies.
4.2.2.2. Livrer une analyse
Après avoir présenté lors d’une réunion d’entrée en matière (9 mars 2004) les
éléments historiques permettant de qualifier la situation existante du quartier, il est
attendu des experts qu’ils produisent et présentent en public un diagnostic. Dans les
réunions qui suivent (1er avril, 19 mai 2004), l’ «!exposé de l’expert!» marquant les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
264
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
débuts de CLDI ne prend plus la forme diachronique du récit, mais celle d’une
problématisation et d’une analyse «!à plat!».
EXTRAIT N°32 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
En matière de logement (...), il y a d’abord ce qui concerne les projets immobiliers [il
lit un premier sous-titre sur le slide powerpoint] !: «!Agir sur une série de nœuds
relativement complexes!». Bon, les 4 premiers!: «!Houblon!», «!Eugénie-HéronDigne!», «!Callas-Doillon!» et «!Musée!», avaient déjà été évoqués lors de notre
dernière rencontre. A été ajouté, dans le cadre d’une salle de sports liée à l’école
secondaire, un 5e pôle, «!Goffin-Bonnefoi!» (...). Indépendamment des nœuds
complexes, il reste le problème de la rénovation d’un élément du patrimoine isolé du
CPAS (...). Ça, c’est la première catégorie. Une deuxième catégorie de réponses à
apporter à la problématique «!logement!» et sur laquelle on avait fort insisté en groupe
de travail, ce sont des [il lit un second sous-titre du slide powerpoint!:] «!Actions plus
génériques!» qui visent à améliorer la qualité des logements existants sans
nécessairement passer par une prise de possession communale des différents biens.
On aura l’occasion d’y revenir. Cette opération qui, en quelque sorte, s’inspirerait de
ce qu’on appelle le «!projet X!», qui est une opération de 2,5 millions d’euros initiée
dans le cadre d’un Contrat de quartier dans une autre commune, semble ne pas
pouvoir être reproduite ici, pour une série de conditions sur lesquelles on reviendra
tantôt.
[changement de slide]
En matière de valorisation des espaces publics, il y a 3 points particuliers qui doivent
être soulignés, qui ont une certaine importance!: le premier c’est la rue Callas. Dans
les groupes de travail on a insisté plusieurs fois d’ailleurs sur l’importance de cette rue
(...) Il y a une série d’espaces à aménager sur la petite rue Callas et il y a le jardin
Grise-Joyau donc qui a été rajouté à l’opération. [Il s’aperçoit d’une faute d’orthographe
sur le slide, Joyaux est écrit au pluriel!:] «!Joyaux!»!? Un seul joyau.
[changement de slide]
D’autres points en matière d’espace public, c’est le réaménagement des voiries
régionales et de la rue de Lorgnies, qui jouent, jusqu’à un certain point, un rôle
équivalent aux voiries régionales. Bien sûr, les voiries régionales n’entrent pas dans la
comptabilité d’un Contrat de quartier, mais il est quand même important de rappeler
une série d’impératifs, une série de demandes en matière d’aménagement qui doivent
être faites, martelées régulièrement, pour que la Région, quand elle fera les travaux,
en tienne quand même compte (...). Bon, indépendamment de ces voiries qui ont une
certaine importance, il y a celles qui ont une importance strictement locale, pour
lesquelles, outre des problèmes d’entretien de trottoirs, de réasphaltage dans des cas
rarissimes, se pose parfois le problème d’y implanter (...) des bancs publics (...). Donc,
pour synthétiser [il lit le titre du slide Powerpoint]!: «!Elaboration de projets pour
favoriser l’appropriation et la convivialité des espaces publics!».
[changement de slide]
Bon, «!Structurer et soutenir un tissu social solidaire!» – excusez-moi, je bafouille.
Deux choses là-dedans!: des équipements et des services à la collectivité. (...) Et, à
côté de cet aspect purement «!équipementier!» – pour utiliser un mot français qui n’a
cours qu’en France – il y a toute une série de projets portés par des associations qui
devront être développés. Mathilde Czarnocki les détaillera tantôt. Mais il s’agit là
encore d’une analyse brute, j’insiste très fort.
Nous l’avions souligné, à travers les opérations de traduction et de préparation qui
constituent une bonne partie de leur travail, les urbanistes du bureau d’études
appliquent d’abord une nécessaire réduction de la complexité urbaine –en accordant
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
265
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
un temps limité et un certain regard au quartier, en privilégiant certaines dimensions
et en faisant rentrer dans leur bureau certaines données aux dépens d’autres– avant
d’œuvrer à l’élaboration de leur diagnostic et, avec lui, au redéploiement d’un certain
niveau de complexité, de problématisation et de systémicité (un niveau qui doit être
suffisamment élevé pour légitimer le statut exclusif d’ «!expert urbaniste!» dont ils
jouissent en CLDI). Ce travail de redéploiement –c’est-à-dire de catégorisation,
d’articulation et de symbolisation– des éléments dont l’urbaniste dispose sur le quartier
donne à nouveau lieu à la confection d’un slideshow powerpoint, qui sera présenté et
commenté en réunion publique par ses soins. Penchons-nous un instant sur ces trois
opérations de redéploiement (catégorisation, articulation, symbolisation).
L’extrait nous le montre, l’analyse de l’expert est, premièrement, production intense
de catégories. L’expert, au travers de sa présentation, ne cesse en effet de nommer, de
renommer, d’intituler, de codifier, de différencier, de classer, bref, de catégoriser.
Chacun des slides du diaporama sur lequel il appuie son analyse des interventions
génériques à mener dans le cadre du Contrat de quartier présente en titre un «!axe!»
(«!Axe 1!: développer et améliorer le logement!»!; «!Axe 2!: valoriser les espaces publics!»!; Axe 3!:
«!structurer et soutenir un tissu social solidaire!»!), l’ensemble de ces axes ou de ces
«!problématiques!» se recoupant avec ce que la terminologie du Contrat de quartier
nomme généralement ses «!volets!». Transversalement aux différents axes
d’intervention, Jean-Pierre Frusquet identifie sur une carte du quartier des zones de
couleurs différentes qu’il appelle tantôt des «!pôles!», tantôt des «!nœuds complexes!».
La définition de ces «!pôles!», par exemple «!Eugénie-Héron-Digne!», fabrique de
nouvelles entités spatiales intermédiaires entre la rue et le quartier. Nous l’imaginons,
c’est à travers des présentations de ce genre, répétées, qu’émerge, s’enrichit et se
stabilise progressivement le vocabulaire officiel des discussions portant sur le quartier
Callas et sa revitalisation. La question de savoir si ce vocabulaire profite réellement à
une communication se pose toutefois, dans la mesure où les catégories discursives
produites ne sont pas toujours partageables, et manipulables par le reste des
participants. Le cas des «!nœuds complexes!» nommés par l’expert est exemplaire.
Seul l’expert «!possède!» véritablement cette catégorie vague de «!nœud complexe!».
Seul l’expert détient la clé de sa signification ou en tout cas son «!mode d’emploi!»,
précisément parce que c’est lui, et pas un autre, qui fait exister les «!nœuds
complexes!» en les nommant. Le vague maintenu autour de la catégorie crée un effet
d’autorité!: si un participant intervient en disant qu’il voudrait bien parler des
«!nœuds complexes!», l’expert peut lui répondre que cela est prématuré, que la
«!complexité!» du «!nœud!» est trop grande, que lui et son équipe doivent d’abord
travailler à démêler ces nœuds de leur côté avant qu’ils ne constituent des objets de
dialogue public. D’une certaine manière, ce sont, jusqu’à nouvel ordre, ses «!nœuds
complexes!».
Ensuite, et dans un même mouvement, ces catégories sont organisées et articulées les
unes aux autres tantôt par énumération («!Axe 1, axe 2, axe 3!»!; «!les 4 premiers pôles!»!;
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
266
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
«!il y a 3 points particuliers qui doivent être soulignés!» ) ou regroupement («!l’ensemble de ces
axes!»!; «!une série de nœuds!»!), tantôt par hiérarchisation ou priorisation («!En matière de
logement , il y a d’abord ce qui concerne les projets immobiliers!»!; «!Ça, c’est la première
catégorie. Une deuxième catégorie de réponses...!»!; «!indépendamment de ces voiries qui ont une
certaine importance, il y a celles qui ont une importance strictement locale!»). Plus intéressant,
toujours concernant cette hiérarchisation des catégories, nous voyons que si JeanPierre Frusquet prend en charge l’analyse des deux premiers «!axes!» (logement et
espaces publics), il laisse à sa jeune assistante Mathilde Czarnocki le soin de
présenter le troisième axe («!Structurer et soutenir un tissu social solidaire!» ), celui
ressortant des projets de cohésion sociale et du dialogue délicat avec les associations
rassemblées. Cette division stricte du travail entre l’expert-en-chef chargé d’exposer
les dimensions principales du Contrat de quartier –c’est-à-dire les dimensions
techniques de la construction et de l’aménagement– et l’assistante chargée du
traitement des dimensions «!sociale!», d’!«information!» et de «!participation!» se
vérifiera tout au long du processus d’élaboration du dossier de base.
Notons que ces ordres de priorité présentés par les trois «!axes!» d’intervention
avancés par l’urbaniste concordent évidemment avec les objectifs généraux des
Contrats de quartier en s’inspirant directement des cinq «!volets!» (logement, espaces
publics, cohésion sociale) prévus par l’ordonnance organique des Contrats de
quartier. Les «!volets!» ont été simplement réduits au nombre de trois et renommés
«!axes!». On voit ici combien le diagnostic proposé par les experts indépendants du
bureau d’études procède à l’intérieur des catégories officielles du Contrat de quartier!:
l’expertise du bureau d’études consiste pour partie à faire sien le cadre proposé par les
responsables régionaux et communaux du Contrat de quartier, et à l’affiner!; en
aucun cas à le contester ou à le critiquer de l’extérieur.
Avoir montré comment l’analyse présentée en public par l’expert créait et instituait
des catégories discursives en même temps que des entités et des objets, et comment
elle articulait et ordonnait ces catégories entre elles, nous amène à voir l’exposé du
bureau d’études comme un exercice de symbolisation, qui vise à signifier officiellement et
généralement. Les archives anciennes, les cartes, les textes réglementaires, les tableaux
statistiques, les chiffres budgétaires (...) couplés au dispositif de projection powerpoint
sont évidemment de puissants opérateurs de montée en généralité et de stabilisation
symbolique. Répétés, voire martelés d’une réunion à l’autre selon la même formule,
les énoncés du diagnostic font tenir ensemble le «!cadre!» référentiel et langagier du
processus de concertation sur la revitalisation du quartier. A nouveau, ce cadre n’est
pas un assemblage d’éléments purement empiriques, mais de catégories contingentes
confectionnées par l’expert, comme celle de «!nœud complexe!». Comme nous
l’avons déjà suggéré, le processus de cadrage mobilisant ces symboles a un effet
paradoxal sur le dialogue public qui suivra. Symboliser au titre d’expert, dans ce cas
précis, semble revenir à déclarer simultanément «!ce qui a du sens c’est de discuter
des nœuds complexes!» et «!on ne peut pas discuter des nœuds complexes!». Un autre
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
267
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
exemple de ce phénomène par lequel les acteurs spécialisés du Contrat de quartier
équipent l’espace discursif de symboles à la fois contraignants et inappropriables peut
être trouvé dans ces moments où les experts attirent l’attention sur le fait que ce qu’ils
ont présenté ou vont présenter est une «!analyse brute!», qui ne peut donc pas tout à
fait être discutée, critiquée ou mise en question dans les moments de dialogue public
qui lui succéderont puisqu’elle est supposée évoluer, s’affiner. Nous voyons comment
l’analyse de l’expert et le travail de redéploiement d’éléments de signification
concernant le quartier peuvent interdire une discussion sous couvert de l’équiper. Ce
sera régulièrement le cas lors de l’élaboration des «!dossiers de base!» des Contrats de
quartier que nous avons observés. Le terme l’indique, le bureau d’études enrôlé pour
cette première année du Contrat de quartier est chargé de monter un dossier de base,
un programme à la fois général et relativement réversible, pas un programme détaillé
et définitif. L’idée est de permettre ainsi aux urbanistes de définir les «!grandes
orientations!» du Contrat de quartier «!en concertation avec la population!». Or l’on
voit que les catégories discursives de ces «!grandes orientations!», de cette «!vue
d’ensemble!», de cette «!vision globale!», offrent surtout aux experts le luxe
appréciable d’éviter la discussion. Ils ont le loisir de poser des éléments symboliques
qui ont une fonction performative forte (dans le sens où ils fabriquent du cadre) tout
en n’étant «!que!» des analyses brutes, des brouillons de concepts, des esquisses de
plans, par rapport auxquels les experts prennent leurs distances, en demandant aux
citoyens d’en faire autant («!il s’agit là encore d’une analyse brute, j’insiste très fort!»). Nous
conclurons ce propos encore intuitif sur les rapports entre procédures de symbolisation,
d’une part, et d’évitement de la discussion, d’autre part, par un exemple issu d’une
CLDI du Contrat de quartier Reine Fabiola, dans lequel l’urbaniste cherche, par une
esquisse, à représenter sans figurer25:
EXTRAIT N°33 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004
CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme):
Madame Fritz, l’opération suivante s’il vous plaît
DELPHINE FRITZ (urbaniste du bureau d’études Bêta):
Alors opération 13, l’avenue Montjoie. Comme vous le voyez nous avons fait une
esquisse, une parmi 1000 autres. Juste pour illustrer, faut pas se braquer. Juste pour
voir à quoi ressemblerait l’avenue Montjoie. [elle commence à détailler l’esquisse projetée
sur l’écran]
UN HABITANT:
Vous croyez pas que ce serait plus agréable d’avoir le trottoir de l’autre côté?
DELPHINE FRITZ:
25
Dans l’analyse d’une controverse bruxelloise autour du réaménagement de la Cité Administrative de
l’Etat, Jean-Louis Genard et Christine Schaut ont relevé le même type d’ambiguïté dans le recours aux
dispositifs de visualisation!: les esquisses viennent appuyer la proposition des experts tout en évitant de
figurer, de présenter les éléments de détails, les prises qui permettraient à l’audience de juger le projet
sous différentes coutures, de le critiquer. La représentation y apparaît comme nécessaire!; la figuration,
comme «!impossible!» (Genard & Schaut, 2009).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
268
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
C’est une possibilité mais...
FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Y a du pour et du contre.
DELPHINE FRITZ:
C’est ça le problème avec une esquisse. Tout le monde vient dire: «!Ouais mais c’est
devant ma maison!»...
CHRISTELLE JANSSENS:
C’est juste une esquisse.
Cet exemple est important et nous reviendrons dessus par la suite26. Ici, l’esquisse de
l’expert n’a pas tant valeur indicielle que valeur symbolique!: elle ne fournit pas une
série de renseignements précis concernant l’aménagement proposé (elle ne dit pas «!le
trottoir sera absolument là et pas ailleurs!»), elle représente –au sens de rendre présent
et de rendre visible– un principe général d’aménagement à partir d’une mise en forme
contingente «!parmi mille autres!». En ne cherchant pas à préciser davantage son
esquisse, l’expert fait usage d’un droit de symboliser, de maintenir un certain degré
de vague, de mystère, de doute, entre la représentation graphique et ce qu’elle
représente. Nous verrons que ce droit de représenter et de symboliser sera bien
souvent refusé aux «!citoyens ordinaires!», aux «!simples habitants!». Contrairement
aux experts ou aux élus, à ces représentants légitimes (d’une autorité politique pour
l’un, technique pour l’autre), il ne leur sera pas accordé le bénéfice du doute.
4.2.2.3. Présenter des avancées
L’exemple mentionné à l’instant introduit un élément nouveau dans notre étude des
performances d’expert!: les exposés peuvent être ponctuellement interrompus par une
question ou une remarque, et le temps des quelques tours conversationnels à travers
lesquels cette question ou cette remarque est traitée. Cependant, à être trop
interrompu, l’exposé de l’expert perd sa qualité d’exposé, de «!tout!», en même temps
que sa force performative, sa capacité à maîtriser les impressions des partenaires, à
produire le cadre de leur compréhension des pratiques de revitalisation urbaine. Il
n’est alors pas inintéressant de constater que plus le processus de concertation d’un
Contrat de quartier avance dans ses phases, et moins l’intervention de début de
réunion des experts a la forme claire d’un «!exposé!», d’une «!conférence dans la
réunion!». On peut imaginer pour ce constat plusieurs raisons. Par exemple, on peut
penser qu’il pèse une moindre attente sur la performance orale de l’expert après
quelques mois de concertation que lors de sa première apparition en public. Ces
réunions plus avancées dans le processus ont elles-mêmes parfois lieu sur des scènes
moins officielles (dans un restaurant social plutôt que dans la Salle du Conseil), voire
en l’absence de certains acteurs officiels particulièrement importants, et dont la
26
Cf. chapitre 6.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
269
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
présence lors de réunions précédentes pouvait être synonyme de supervision de la
performance de l’expert (le bourgmestre, par exemple, est après tout le donneur
d’ordre officiel du bureau d’études). Un autre facteur venant perturber la livraison
d’un exposé plein et abouti est à rechercher dans la plus grande interconnaissance
entre les différents participants et dans la plus grande réactivité des délégués des
habitants et des représentants d’associations locales. Ceux-ci ont fait l’apprentissage
progressif des cadres et des catégories de la concertation, et se montrent à présent
impatients de prendre, eux aussi, la parole dès le début de la réunion. Chose plus
importante!: cette reconfiguration des relations interpersonnelles et institutionnelles
est concomitante d’une transformation de la nature de la tâche orale de l’expert.
Celui-ci ne doit plus seulement composer un récit stimulant ou déployer une analyse
pertinente, il doit à présent, en tant qu’auteur de projet et en tant que chargé de
mission, présenter des avancées.
Nous baserons notre brève étude de cette troisième façon d’ «!exposer en expert!»
–une forme-limite qui annonce des engagements de parole qui ne peuvent plus être
assimilés à un «!exposé!»– sur un épisode marquant du Contrat de quartier Callas,
une séance d’information qui sera par la suite rebaptisée La Journée Marathon du 9
juin. Le 9 juin 2004, après cinq mois de concertation, les différents participants
citoyens et associatifs du Contrat de quartier Callas sont invités par la chef de projet
Charlotte Bridel et le bureau d’études Alpha à un après-midi «!d’information et de
participation!». L’événement, présenté comme une «!mise au vert!», a lieu dans la
Maison d’associations «!l’Aqueduc!». «!L’Aqueduc!» est une belle et grande maison
blanche alors fraîchement acquise par la Commune A dans le cadre d’un Contrat de
quartier précédent et qui depuis est occupée par une série d’associations locales et de
services communaux. Derrière la maison s’étend un vaste et agréable jardin, devenu
aujourd’hui public. A la date du 9 juin 2004, la Maison «!l’Aqueduc!» vient d’être
rachetée par la Commune. Encore vide, elle est en travaux. Dès le début de la
réunion, à 13h30, ce qui se présentait comme une sympathique «!mise au vert!», un
moment privilégié d’information et de participation commence sur des bases tout
autres. La pièce de la maison choisie pour tenir la réunion est exiguë, sombre et
humide. Certains participants se plaignent d’être mal assis. La chaleur (nous sommes
au mois de juin) y est à peine soutenable, et le bruit sourd des travaux de rénovation
opérés dans une pièce à l’étage du dessus accentue l’inconfort général.
Alors que certains participants citoyens «!s’attendai[ent] à un moment un peu spécial de
dialogue dans un processus quand même très formel dans l’ensemble!»27, l’après-midi de mise
au vert sera consacrée à une laborieuse présentation des avancées du bureau d’études
Alpha dans son travail d’élaboration du dossier de base du Contrat de quartier. Les
urbanistes, Jean-Pierre Frusquet et Mathilde Czarnocki, prendront au total trois
heures pour passer en revue, dans l’ordre officiel, «!volet!» par «!volet!», les vingt-cinq
27
Entretien avec Annick Maes, déléguée des habitants du Contrat de quartier Callas.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
270
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
opérations composant à ce stade le dossier de base. Le caractère brouillon et poussif
de la présentation des avancées contraste avec la clarté et le rythme du récit proposé par
Frusquet le 9 mars 2004, autant qu’avec la cohérence et le professionnalisme de son
analyse du 19 mai, dans laquelle il avait plié en moins d’une demi-heure une théorie
du quartier Callas et des stratégies de développement à appliquer. Il s’agit à présent,
lors de cette présentation interminable du 9 juin, de «!remplir!» chacune des cases de
la grille d’analyse mise au point, de dire précisément «!où l’on en est!», en termes d’
«!avancées concrètes!», au niveau de chacune des vingt-cinq opérations envisagées.
Ce nouvel exercice de communication met les experts à l’épreuve sur un tout autre
plan. En s’attachant à présenter en détail chacune des opérations, il exhibe leur
absence de contrôle sur certaines informations et certains des paramètres permettant
de valider les opérations envisagées.
EXTRAIT N°34 – C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
Ah oui, ça, l’opération «!Digne-Héron-Eugénie!», c’est le morceau de bravoure. C’est
à la fois simple et compliqué ... Disons que la situation est simple mais le fait que
nous ne disposons pas à ce stade de toutes les données nécessaires fait qu’il est un peu
dur de s’avancer (...)
[plus tard]
Les chiffres ici sont purement indicatifs. Il ne faut pas trop miser sur le fait que ce sera
ça au final. Ca nous permet simplement, pour cette opération, de quantifier un peu
notre travail (...) Donc là on n’est pas en train de choisir, on discute, on présente...
c’est après qu’on fait l’addition (...)!
[plus tard]
Là, au niveau de cette opération du musée, à nouveau, c’est loin d’être fait, même si
je peux vous dire qu’on a des pistes très sérieuses qui doivent faire l’objet de
négociations avec les gens du musée (...)
[plus tard]
On va essayer avec toutes ces petites choses sur cette base de faire un programme
général puis ce sera un peu au chef de projet de se débrouiller aussi (...)
Si la tâche de «!présentation des avancées!» apparaît en elle-même plus ardue, faisant
apparaître l’épaisseur de chaque opération, l’hétérogénéité et le caractère insaisissable
des déterminants qui pèsent sur sa validité, elle est de plus constamment interrompue
par des interventions de citoyens et de représentants d’associations. Contrairement à
l’exposé de type «!analyse!» dans lequel l’expert avançait de nouvelles catégories
discursives plus ou moins abstraites et des formes de symbolisation difficilement
appropriables par tous, le «!présentation des avancées!», hésitante, manquant de
rythme et multipliant les éléments concrets (chiffres, noms de personnes, de lieux...),
offre davantage de prises aux participants citoyens (ce que H. Sacks appelle des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
271
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
tickets), davantage d’occasions de «!mettre une pièce au trou!» (slot)28. Ainsi, au fur et
à mesure de la présentation de Frusquet, les interruptions se font plus fréquentes et
plus intempestives29, avec pour effet d’allonger considérablement le temps pris à
passer en revue les 25 opérations. Nombre d’habitants et de représentants
d’associations venus essentiellement pour discuter des projets prévus dans le «!volet
5!» du Contrat de quartier (le volet dit de «!cohésion sociale!») doivent assister au
détail d’une multitude d’opérations de logement et d’aménagements mineurs qui les
intéressent moins (les volets sont en effet «!ouverts!» dans l’ordre, de 1 à 5). La
tension monte!:
EXTRAIT N°35 - C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
C’est bientôt fini, dites!?! On va devoir s’en farcir combien des fiches de projet comme
ça!?
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
Ce qu’on a essayé de faire, c’est de vous donner les infos qui vous satisfassent. Il ne
faut pas nous demander d’aller lentement et en même temps d’aller vite!!
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!:
Oui mais ça on a déjà vu...
LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!:
Mais il y a [ici] des personnes qui ne sont pas de la CLDI...
MARIE-FRANCE TESSON (déléguée des habitants)!:
Oui, pour ceux qui ont le temps de rester jusqu’à neuf heures du soir...
DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans des questions de citoyenneté)!:
Mais enfin, nous on n’est pas des experts, qu’est-ce qu’on en sait ce que ça couvre
406.000 euros pour des trottoirs!?!
Nous voyons ici apparaître des tensions assez fortes entre les participants citoyens et
associatifs, et l’équipe en charge de l’animation du Contrat de quartier et de
l’élaboration du «!dossier de base!». Le passage de récits (mars 2004) et d’exposés
analytiques (avril et mai 2004), entièrement contrôlés par l’expert, à une présentation
en détail des avancées projet par projet ouvrant à davantage d’interruptions, a pour
effet de vulnérabiliser la position de l’expert et de diminuer l’aspect performatif! de la
performance, sans pour autant améliorer fondamentalement la qualité dialogique de
la concertation.
28
Cependant, si ces interventions permettent aux participants de s’exprimer, elles ne donnent pas lieu
pour autant à une discussion des projets. En effet, selon les experts, il faut avancer et ne pas perdre de
temps «!sur tel ou tel projet en particulier!», la liste des projets restant à examiner étant encore longue.
29
Il faut préciser que cette séance d’information étant ouverte à tous les habitants du quartier et pas
seulement aux membres de la CLDI, certaines des personnes présentes découvrent les contenus du
Contrat de quartier pour la première fois et demandent régulièrement à l’expert de reprendre des
éléments explicatifs supposés connus pour les participants plus réguliers.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
272
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence
J’ai essayé à travers ce point de montrer que les «!macro-tours de parole!» dont
bénéficie habituellement l’expert urbaniste au début de chaque réunion peuvent être
employés à des fins différentes (composer un récit, produire une analyse et présenter
des avancées) selon la phase atteinte dans le calendrier officiel du processus de
concertation. Nous l’avons vu, ces macro-tours de parole prennent typiquement la
forme d’ «!exposés!», de «!conférences dans la réunion!», c’est-à-dire de séquences
monologiques relativement longues dans un événement à vocation dialogique. Je voudrais
prendre le temps d’étudier plus précisément, à partir des performances d’experts
décrites dans ce chapitre, cette relation entre monologue et dialogue.! La courte
discussion qui suit s’attachera à apporter des réponses aux deux questions suivantes,
qui peuvent apparaître naïves mais qui ont leur importance. Pourquoi les experts ontils besoin d’ «!exposer!» de la sorte au lieu, par exemple, de «!bavarder!» avec le reste
des participants!?!Comment se débrouillent-ils pour que les participants qui sont
venus pour parler, et qu’ils privent de la parole pendant des séquences relativement
longues, les laissent finir leur exposé!?
Avant de développer notre propos, il nous faut présenter rapidement les éléments
essentiels de la théorie des rôles communicationnels que propose Goffman dans les
chapitres «!The Frame Analysis of Talk!» (1974) et«!Footing!» (1981). L’objectif de
Goffman, en avançant les notions de «!format de production!» (production format) et
de «!cadre de participation!» (participation framework) est de parvenir à nuancer et à
pluraliser les catégories réductrices de locuteur (speaker) et d’auditeur (hearer). Nous
utiliserons ici les nouvelles catégories substituées à celles de «!locuteur!». Goffman
distingue dans le processus de production d’un même énoncé quatre rôles
analytiquement distincts. Il y a d’abord l’ «!animateur!» (animator), à savoir le
locuteur entendu comme corps gesticulant et machine-humaine-à-produire-des-sons.
L’ «!animateur!», dans son propos, fait apparaître certains acteurs réels ou fictifs et
met en scène les relations qu’ils entretiennent!: il s’agit des «!personnages!» -s’ils sont
humains- ou, plus généralement, de «!figures!» (figures). L’ «!auteur!» (author), comme
son titre l’indique, est la personne ou l’institution qui a préparé ou rédigé le propos
ou qui en a en tout cas la propriété intellectuelle. Le «!responsable!» (principal) est la
personne ou l’institution sous les auspices de laquelle le propos est énoncé30.
Afin de mieux comprendre les enjeux communicationnel et politique des «!exposés
d’experts!», il faut parvenir à distinguer leurs contenus de la «!sauce interactionnelle!»
dans laquelle ils trempent (Goffman, 1987). Dans les jeux de positions arrangeant le
«!format de production!» des énoncés de l’expert, les élus occupent le rôle
communicationnel du «!responsable!» (principal), laissant aux experts la double
30
La théorie goffmanienne des rôles communicationnels sera pleinement déployée dans le chapitre 5
lorsque nous nous intéresserons aux jeux de position des participants citoyens sous une contrainte de
publicité (5.3.2.1.).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
273
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
charge d’! «!auteur!» et d’ «!animateur!» de leurs propres propos. Cette configuration
particulière (recouvrement des rôles d’auteur et d’animateur, sous les yeux d’un
principal présent) favorise des engagements de parole de type «!exposé!». Les experts
du bureau d’études sont amenés à prendre la parole en début de réunion précisément
en leur qualité d’!«!auteur de projet!». Comme nous l’avons vu, ils travaillent à
l’élaboration du dossier de base entre les réunions publiques, celles-ci constituant pour
eux autant d’échéances, d’opportunités de sommer et de déployer leur propos en
public et devant leur commanditaire. Il pèse généralement sur les engagements de
parole des experts de fortes attentes de performance de la part des donneurs d’ordre
qui les ont enrôlés, eux plutôt que d’autres, au titre d’auteur de projet. La
performance orale doit traduire l’épaisseur et le systématisme du «!travail de fond!»
qui est attendu de leur part, elle doit présenter un «!tout!», en vue notamment de clore
un épisode, une phase du processus, et de passer à d’autres choses lors des prochaines
réunions. Nous l’avons vu avec le cas-limite que constituait la présentation
d’avancées fragmentaires (4.2.2.3.), la totalité ou le caractère ininterrompu et fini de
l’intervention est ce qui fait l’exposé. Il est ce qui lui donne sa dimension
performative, sa capacité à faire émerger ou à renforcer des cadres à l’intérieur
desquels les autres participants devront ensuite agir et parler.!L’exposé, comme
procédure discursive de prédilection pour l’expert, doit pouvoir être mené à bout!: le
récit a son épilogue, l’analyse a sa conclusion. A la fois l’expert urbaniste et l’équipe
communale en charge du Contrat de quartier ont des attentes concernant la
production de tels exposés complets en début de réunion, et les uns et les autres
collaborent à ce que cela soit le cas.
Il s’agit à présent de comprendre comment les experts urbanistes parviennent à
concilier des attentes contradictoires, celles que nous venons de mentionner, et qui
portent sur leur performance monologique, et celles affichées par les participants
citoyens et associatifs, qui concernent la qualité dialogique de la rencontre et des
différentes activités de parole qui la composent. Ceux-ci se sont en effet déplacés
pour prendre part à un «!événement de langage!» (speech event) de type participatif.
L’enjeu, pour l’expert est alors de produire son exposé, une séquence monologique
relativement longue, tout en évitant de rentrer en infraction flagrante avec les
conventions dialogiques et de la grammaire interlocutoire gouvernant l’événement.
Quelles procédures sont alors mobilisées par l’expert pour dialogiser son monologue!?
La première possibilité consiste à laisser effectivement les participants de l’assemblée
prendre la parole au cours de l’exposé. Ces interventions devront cependant être
suffisamment brèves et peu fréquentes pour conserver ce qui fait la nature de
l’exposé. Ainsi, intervenir en tant que personne autre que l’expert au cours de
l’exposé de l’expert n’autorise pas pour autant à occuper la scène (to hold the floor) et
certainement pas à mettre fin à l’exposé!; cette clôture restant la prérogative de
l’orateur ou éventuellement de son «!responsable!» (principal). Ces interventions, par
lesquelles les participants citoyens peuvent prendre la parole à ce stade de la réunion,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
274
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
sont généralement très courtes!: une brève question d’éclaircissement, une remarque
humoristique, un complément d’information, etc. On voit dans l’extrait suivant
comment l’expert sollicite brièvement une information déterminée auprès de son
audience («!Je ne sais pas si quelqu’un...!») avant de rétablir le format monologique de
l’activité!:
EXTRAIT N°36 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
Cette problématique de la vallée a fait en sorte que la Commune a été contrainte de
devenir propriétaire d’un certain nombre de biens, lesquels ont été rénovés, en
particulier la rue du Houblon qui est ici, les maisons qui sont là avec un commerce au
rez-de-chaussée, la plaine de jeux – vous ne la voyez pas sur la photo aérienne, mais
la photo aérienne date de 1996 et l’aménagement de la plaine de jeux a été fait juste
après. Ces maisons-ci ont été rénovées, celle-ci aussi, c’est une façade peinte en blanc.
Il restait un bâtiment non rénové, mais sa rénovation devrait démarrer dans pas
tellement longtemps via une ligne de financement qu’on appelle « rénovation
d’immeubles isolés ». La Commune est propriétaire actuellement d’un chancre
complémentaire qui est ce bâtiment-ci qui, autrefois, fut un cinéma de quartier, mais
je ne suis jamais retombé sur le nom d’origine. Je ne sais pas si quelqu’un...
QUELQU’UN DANS LA SALLE!:
Le Duc.
JEAN-PIERRE FRUSQUET :
Le Duc, qui fut ensuite une petite boîte de nuit – c’est pas bien grand, on l’a visité
hier, ce n’est pas très grand – avant de devenir un magasin de jeans qui, à la fin,
n’était ouvert qu’un jour par semaine. Donc, maintenant, tout ça est en ruine. Alors,
se pose la question : qu’est-ce qu’on en fait ? On le rénove ? On le bazarde ? Revenons
aux rénovations menées par la Commune (...)
Cependant, une fois de plus, à solliciter trop ouvertement ou trop souvent les
«!personnes dans le public!» durant son exposé, l’urbaniste prend le risque de perdre
le contact avec sa responsabilité d’auteur de projet, et de diluer sa performance.
Une seconde manière, plus sûre, consiste à faire participer à l’exposé des participants
d’un type particulier, ceux qui se trouvent liés à l’orateur par un «!jeu d’équipe!»
stable, c’est-à-dire, d’une part, la collègue-assistante du bureau d’études, et d’autre
part les acteurs communaux (le bourgmestre, le chef de projet, le coordinateur
général...). En présentant régulièrement son assistante à ses côtés, l’expert-en-chef
gomme légèrement l’aspect principalement monologique de l’exposé en faisant porter
la responsabilité d’ensemble de l’exposé sur un sujet collectif, un Nous réel (Nous =
l’assistante et lui, coprésents à l’avant de la salle) et un Nous institutionnel (Nous = le
bureau Alpha).
EXTRAIT N°37 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
Voilà, nous sommes une société d’une vingtaine de personnes et nous avons des
spécialistes en architecture, recherche – recherche à caractère patrimonial,
urbanistique principalement – en urbanisme, patrimoine et environnement. Nous
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
275
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
effectuons très régulièrement des études en urbanisme. (...) Je m’appelle Jean-Pierre
Frusquet, je suis urbaniste et architecte. Mathilde Czarnocki qui est ingénieur
architecte et urbaniste aussi - [il la désigne aux commandes de l’ordinateur] tu pousses sur
les boutons, et qui va m’aider dans la présentation (...) Donc, les deux personnes
principalement responsables, c’est Mathilde Czarnocki et moi-même.
S’il est loisible à l’expert engagé dans son énoncé de solliciter la prise de parole
effective d’un coéquipier ou de tout autre participant présent, il lui est donc aussi
possible de faire participer ces personnes sans qu’elles aient à ouvrir la bouche
(l’assistante, ici, n’a pas dit un mot).
Cette procédure peut être étendue à une série indéfinie d’autres acteurs, présents ou
absents. En tant qu’animateur d’un propos qu’il a le confort de pouvoir déployer sur
un temps relativement long, l’expert peut mobiliser et animer une série de
«!personnages!» (figures), comme autant de marionnettes dont il serait le ventriloque
(Goffman, 1991). Principalement, l’orateur peut dialogiser son monologue et
collectiviser son propos en interpellant ou en faisant intervenir dans le rôle de
«!personnage!» quelques-uns ou l’ensemble des membres de son audience directe, ces
personnes du public qui se sont rendues à la réunion en vue de participer. C’est le
cas, manifestement, chaque fois que l’expert rapporte ou anticipe les propos d’une
personne du public pour le!traiter!et donner à l’ensemble une forme dialogique
(«!L’un de vous me demandait avant la réunion si les projets d’espaces publics étaient
limités aux réfections de voirie et de trottoirs. Non, pas du tout...!»!; «!Comment on a
fait cette carte!? En se promenant, en regardant l’état des façades!»!; «!Qu’est-ce qu’on
a repéré pour cette carte!? Eh bien les choses existantes!», etc.). L’expert a également
recours à des procédures d’animation de l’autre ou de constitution d’un sujet collectif
quand il interpelle son audience citoyenne en se servant d’un Vous, ou quand il utilise
un Nous supra-ordonné, qui ne renvoie pas seulement à l’équipe du bureau d’études
ou de l’organisation du Contrat de quartier, mais à l’ensemble des personnes
présentes dans la réunion («!Maintenant nous allons voir ensemble les possibilités
d’intervention qui s’ouvrent à nous!») voire, plus largement, à l’ensemble des
personnes embarquées dans l’aventure collective du Contrat de quartier («!Rappelezvous, nous avons vu lors de la visite que...!», «!Ce que vous voyez là, c’est la même
chose que ce que nous avons vu la dernière fois, avec trois petites choses en plus!»).
Ces derniers exemples sont intéressants!: la procédure employée permet à l’expert
d’adresser son exposé à son audience (vous) tout en le faisant dépendre d’une série
d’actions et de réalisations entreprises collectivement (nous) et antérieurement.
L’effet d’inclusion et d’animation de l’autre se produit de manière encore plus
subliminale quand, dans son récit, l’expert utilise en incise des tournures comme
«!Là, vous avez le Pentagone...!», «!Vous voyez là deux types d’urbanisation!»,
«!Quand vous regardez en clignant des yeux...!», etc. Ou encore –figure intéressante
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
276
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
sur laquelle a travaillé Bernard Conein (2005)– quand il ou elle31 emploie la formule
discrète si vous voulez pour produire une invitation ou pour valider ses propres
énoncés («!Si vous voulez on va peut-être passer aux opérations volet 4!»!; «!Là par
exemple la placette on a vu que c’était un peu déstructuré, si vous voulez!»!; etc.). Cette
formule d’invitation ouvre sur un «!partage de l’engagement!» (Ibid., 2005, p.123),
une sorte d’engagement conjoint minimal qui peut difficilement être refusé par
autrui!: personne n’a jamais interrompu l’experte pour lui dire, «!non, nous ne
voulons pas!».
Bien sûr, dans cette panoplie de procédures d’inclusion d’autrui et de gommage du Je
dans l’énonciation, il est fait un usage important du pronom On. Dans les exposés
d’expert de début de réunion, le On peut renvoyer tantôt aux seuls membres du
bureau d’études («!on se disait qu’il y avait peut-être quelque chose à faire au niveau de la
structuration de l’EP!»!; «!sur base de toutes ces idées on a discuté avec la CLDI de la possibilité
de ...!»), tantôt à un Nous supra-ordonné, mais aussi dans certains cas à un tiers
indéfini mis en scène dans un propos didactique («!Bon, qu’est-ce qu’on fait quand on
a une limite comme celle-là et qu’on a, par exemple, des équipements, des choses
sales à disposer!?, eh bien on essaie de les mettre à l’extérieur!»!; «!Et là, quand on voit
une dent creuse, on se dit ‘Tiens, on pourrait faire du logement’!» ).
Autre façon pour l’expert de «!s’entourer!» et de ne pas s’engager «!tout seul!» dans
son exposé!: la possibilité pour lui de s’appuyer sur des documents, des images et des
dispositifs technologiques de projection («!Ce que je vous dis là, vous avez ça dans la lettre,
page 4.!»!; «!Voilà, c’est très simple, mon discours est accompagné de quelques illustrations en
couleurs, c’est quand même plus facile!»).
Un dernier type de procédure de «!dialogisation des séquences monologiques!» ne
concerne plus tant des formes d’incorporation de la parole d’autrui (Nous) ou
d’adresses directes à autrui (Vous), mais plutôt une aptitude, pour l’orateur, à
«!multiplier les Je!» (Goffman, 1991), et à établir de la sorte, dans l’écart posé entre le
je et le moi, un effet dialogique. Cette multiplication des Je prend deux formes
distinctes, que Goffman appelle, pour l’une, la «!rupture réflexive de cadre!» (ibid.,
1991), et pour l’autre, la «!distance au rôle!» (Goffman, 1961). La «!rupture réflexive
de cadre!» concerne ces incises par lesquelles l’orateur interrompt le flot de son
propos pour revenir sur ce qu’il vient de dire, par exemple, pour se corriger («!Donc,
voilà pour l’opération 13... 12!! c’était l’opération 12 évidemment -je vais un peu trop
vite- L’opération 12.!» ). La «!distance au rôle!», elle, n’engage pas obligatoirement
une interruption marquée. Elle peut être créée par des orientations dans l’attitude ou
des choix lexicaux qui instaurent ponctuellement un écart entre le rôle exclusif
d’expert que l’orateur assume et une autre part de lui plus «!commune!», qui, en
émergeant ci et là dans le flot du discours, rappelle à son audience que la personne
31
Une adepte de cette figure étant Delphine Fritz, l’experte du bureau Bêta pour les Contrats de quartier
de la commune B.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
277
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
qui parle est aussi un homme ou une femme comme les autres, quelqu’un de simple et
de faillible, quelqu’un comme eux. C’est le cas par exemple quand l’expert insère
parcimonieusement des expressions triviales dans son récit d’urbaniste confirmé
(«!...des problèmes de collecteurs, des collecteurs trop étroits et qui pètent, on connaît ça depuis
le 19e siècle...!»!; «!vous avez aussi un truc qui s’appelle la Cité Bonnefoi qui, au point de vue
architectural, est très, très beau!», etc.)32.
L’ensemble de ces procédures de dialogisation du discours monologique de l’expert
compose l’arsenal de ce que Robert Futrell, en s’appuyant lui aussi sur Goffman, a
appelé la gouvernance performative (2002). Cependant, quand Futrell dégrade d’emblée
ces procédures en les approchant sous l’angle péjoratif de simples «!techniques de
maîtrise des impressions!», quand il les rabat directement sur l’agir stratégique du
tandem élus-experts, je resterai plus réservé. Garder les citoyens silencieux n’est pas,
je pense, une fin en soi pour les personnes en charge de la concertation, mais plutôt
un moyen accordant le confort, le temps et l’ «!espace!» nécessaires au déploiement
du propos épais et nuancé qui seul leur permet de dire les vérités que la Commune et la
Région leur demandent de dire. De plus, il est certain que les experts pratiquant
l’exposé le font dans l’intention d’offrir le cadre sérieux nécessaire au dialogue public
à suivre, plutôt que dans l’intention de clouer le bec aux habitants. S’il faut continuer
à démonter analytiquement les ressorts des «!performances d’expert!», il faut –comme
le propose Renaud Dulong– se garder d’embrayer directement sur une dénonciation
du travail des experts, des diseurs de vérités, qui, dans des espaces publics à vocation
dialogique, s’acquittent après tout d’une tâche délicate (Dulong, 1998, cité dans
Terzi, 2005, p. 592)!:
Un énoncé factuel (...) interrompt l’échange discursif, impose une autorité extérieure,
dissymétrise les places et les positions. Le silence succédant en général à une affirmation,
l’impossibilité de répliquer à un rappel des faits, l’inconvenance de l’argument d’autorité, sont
autant d’illustrations empiriques de cette rupture du processus discursif. Le pouvoir coercitif de
la vérité entrave en surface le libre jeu du pluralisme dans le champ politique et néanmoins
quelqu’un qui se sait détenteur d’un savoir est contraint de parler.
Toujours est il qu’après –en moyenne– une heure de réunion, les citoyens et les
profanes –dont les engagements nous intéressent tout particulièrement dans cette
thèse– n’ont toujours pas eu l’occasion d’!«!en placer une!»33, ou, en tout cas, le
dialogue public n’a-t-il pas encore commencé!!
32
« Le conférencier a, à juste titre, qu’il y a des formes familières, irrévérencieuses, etc., qu’il peut
utiliser en parlant, mais qu’il censurerait dans la version imprimée de son texte. De même, il estime en
général qu’il peut exagérer, se montrer dogmatique, dire des choses qui ne sont manifestement pas tout à
fait vraies, omettre de la documentation et employer des figures de style qui le gêneraient peut-être à
l’écrit. Il a aussi la possibilité de recourir au sarcasme, aux apartés sotto voce et autres procédés un peu
grossiers qui vont l’unir à son auditoire dans une sorte de collusion contre telle ou telle personnalité
absente, avec parfois pour résultat de «!dérider!» ledit auditoire [...]!» (Goffman, 1991, p.198).
33
Cf. 6.3.2.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
278
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.3. Dialogues publics
L’exploration proposée dans les points précédents a au moins eu le mérite de montrer
que dans une assemblée participative, on ne fait pas que «!délibérer!» ni même
«!discuter!», loin s’en faut. Il s’en passe des choses autour du dialogue public. Les
activités matérielles et les activités de parole étudiées jusqu’ici nous montrent un lent
travail d’apprêtement de la discussion qu’auront ensuite les citoyens, les experts et les
élus. Dans ces tours successifs où se relaient les assistants en logistique!, le président
de séance, le chef de projet et l’expert urbaniste, on assiste à l’installation et à la
superposition des cadres matériels, technologiques, procéduraux, topiques,
catégoriels, lexicaux... à l’intérieur desquels ou en référence auxquels se déroulera le
dialogue public. Dans ce point, je serai bref, les chapitres suivants étant consacrés à
l’étude d’activités de dialogue public, et l’enjeu du présent chapitre étant avant tout
de considérer les activités qui, dans une «!écologie des activités de parole!»,
constituent l‘environnement du dialogue public. Il fallait toutefois, au stade où nous en
sommes dans l’étude du déroulement typique d’une réunion de concertation
«!Contrat de quartier!», en dire quelques mots.
Dans les réunions de concertation de type CLDI, les séquences de dialogue public
suivent généralement directement la fin de l’exposé proposé par l’expert, moyennant
quelques nouvelles précisions concernant les procédures de l’échange et quelques
aménagements matériels!:
EXTRAIT N°38 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!:
Alors, je rappelle à chacun, peut-être que, lorsqu’il prend la parole, il donne son nom
de manière à ce que nous puissions lors du transcript de l’ensemble de ce qui a été
échangé, nous puissions retrouver les personnes qui s’expriment... Vous pouvez peutêtre faire passer le micro... Mathilde, si tu veux bien, ou Charlotte...
Il est peu surprenant, mais néanmoins fondamental pour notre propos, de constater
que les prises de parole imminentes des citoyens présents sont attendues sous la forme
de «!réactions!», de «!remarques!», et surtout de «!questions!», appelant, dans le chef
des personnes en charge, des «!réponses!». Cette première heure passée à déployer des
références, des discours connectant les uns aux autres énoncés et propositions
transforme de facto toute prise de parole citoyenne en «!réaction!», en «!remarque!» ou
en «!question!». Elle transforme tout autant les engagements citoyens à venir comme
autant de possibles récalcitrances, pour reprendre cette notion à Callon et ses collègues
(Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Ce phasage discours/réactions/répliques
qualifiant typiquement le déroulement d’une réunion de CLDI est au fondement des
dynamiques oppositionnelles souvent constatées dans le dialogue public. Ce phasage
pose en effet d’emblée les citoyens et les profanes en «!gêneurs!». Cette qualité
directement oppositionnelle que prend la relation politique peut être de plus
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
279
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
soulignée ou renforcée par certaines préfaces au dialogue public de la part du
président de séance, comme dans l’extrait suivant!:
EXTRAIT N°39 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Et bien, merci Monsieur Deschamps, pour cet exposé à la fois complet et fouillé.
Alors, je crois que le plus simple c’est de voir si tout le monde a bien compris et de
voir s’il y a des questions à poser pour avoir quelques éclaircissements. Alors, qui
ouvre le feu ?
Tout aussi naturellement qu’il pose les prises de parole citoyennes en autant de
récalcitrances potentielles, le cadre posé commande que les prises de parole des
«!personnes en charge!» réalisent collectivement (élus, chefs de projet, experts) le
recadrage et la gestion de ces récalcitrances!: il s’agit de rappeler à l’ordre les voix
désobéissantes qui, continuellement, tendent à déborder ou à ébrécher le cadre. Si ces
acteurs communaux et experts ont collaboré lors de la première heure de la réunion à
l’édification d’un cadre, elles ne peuvent que passer l’heure suivante à chercher à le
faire tenir debout. Elles sont liées par une responsabilité commune devant un travail
de cadrage dont elles doivent à présent répondre.
Il arrive alors, dans certaines séquences particulièrement typées des réunions de
Contrats de quartier, que les échanges dans l’assemblée prennent la forme
caricaturale ababababab, celle d’un enchaînement de «!paires adjacentes!»
(question/réponse, reproche/justification, demande d’éclaircissement/apport
d’éclaircissement, requête/rejet ou renvoi de la requête, idée/disqualification de
l’idée), où chaque première partie de paire correspond à l’engagement d’un citoyen et
où chaque seconde partie de paire correspond à une forme de réponse apportée par
les coéquipiers élus/experts. Les CLDI que j’ai pu observer dans le Contrat de
quartier Collège de la commune C en offrent l’exemple extrême. Je propose ici un
long extrait nous montrant une séquence entière de dialogue public, dans laquelle on
peut considérer l’alternance conversationnelle systématique habitant/élu et prendre
la mesure de l’incessant travail de recadrage fourni par l’échevine en charge!; des
opérations de recadrage qui ici sont synonymes de verrouillage du cadre et
d’éludement de la discussion.
EXTRAIT N°40 – C.d.Q. Collège, Commune C – avril 2004
HABITANT 1!:
Madame...
ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!:
...Attendez, Monsieur, je vais bien sûr donner la parole aux habitants… Bien sûr, la
question n'est pas là. Vous êtes là comme habitants, vous êtes là avec vos problèmes.
Vous n'êtes pas structurés et le volet 5 va permettre que l'on travaille ensemble. J'aime
vous entendre. Les associatifs sont intéressants mais ne sont pas dans le quartier. Oui,
vous madame.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
280
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
HABITANT(E) 2!:
Non, parce que c'est impossible. C'est tellement sale dans le quartier avec ceux qui
déversent tout n'importe comment. Et alors, une autre chose que je voulais vous
parler, c'est les jeunes qui font du boucan la nuit avec les voitures. C'est insupportable
quoi.
ANNE LESSAGE!:
Pour vous, c'est des problèmes de sécurité… J'aimerais aller un pas plus loin.
HABITANT(E) 2!:
C'est le problème de tout le monde! Avant d'aller plus loin...
ANNE LESSAGE!:
(coupe le tour précédent:)
Ce qui serait bien...
HABITANT(E) 2!:
(coupe le tour précédent!:)
Mais on a le droit quand même de...
ANNE LESSAGE!:
(coupe le tour précédent!:)
...Vous avez le droit. Je ne veux pas vous dévaloriser monsieur. Mais je demande
l'avis de tout le monde. Vous tous habitez le quartier. Vous avez une vraie légitimité
dans le quartier, seulement, vous n'avez pas la structure. Et le Contrat de quartier est
une opportunité. On se réunit pour dire ça hein, pas des choses grandioses. Je vous
réunis tôt assez. Je sais que vous avez une sensibilité et le bureau d’études Gamma a
d'ailleurs eu 50 réponses à son étude. Ce qu'il faut maintenant, c'est aller un pas plus
loin. Nous devons avec vous faire un projet. Ce Monsieur de la SRDB, avec
l'efficacité qui le caractérise, nous sera cher. Je vous demande donc que l'on puisse se
réunir pour faire un projet d'habitants.
HABITANT 3!:
Comment voulez-vous que… S'il n'y a aucune réponse aux appels à la commune. Y a
rien qui sort.
ANNE LESSAGE!:
Je vous entends bien, on va faire ça ensemble. On est ensemble dans une dynamique
qui a maintenant son chef de projet. Madame Boudon, vous pouvez l'appeler la nuit,
le soir, …
HABITANT(E) 4!:
Est-ce qu'il est possible pour les habitants de mobiliser les policiers?
ANNE LESSAGE!:
On a fait déjà des opérations surprise pour les déchets clandestins…
HABITANT 1!:
Quand?
ANNE LESSAGE!:
Monsieur, on ne les met pas dans les journaux hein…
HABITANT 1!:
Devant chez moi, j'en ai marre! On est des propriétaires tous ici, non? Moi, je crois
qu'il y a davantage de locataires qui n'habitent pas forcément depuis longtemps. Ils
laissent ça dans la rue. C'est facile. Je crois que si!
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
281
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
ANNE LESSAGE!:
Ce qui veut dire!?
HABITANT(E) 5!:
Et l'éclairage, c'est nécessaire. C'est pas suffisant! Ca sécuriserait, un bel éclairage…
Si y a possibilité, on voudrait plus d'éclairage.
ANNE LESSAGE!:
Ca, c'est l'espace public. Volet 4.
HABITANT(E) 4!:
Et pourquoi pas quelques poubelles aussi.
ANNE LESSAGE!:
C'est volet 4.
HABITANT(E) 6!:
Si c'est possible de voir… Y a des voitures partout sur la place. Les livraisons ne
savent plus passer.
ANNE LESSAGE!:
Ecoutez Madame, la Place ça on va la refaire… Il faut que la place soit refaite. Pour
une commune comme la nôtre, il faut une autre Place communale.
HABITANT 1!:
Avec ce que vous dites, en plus, il faut éviter que la circulation…
ANNE LESSAGE!:
...Ca fait partie du PCM. Nous pourrons voir avec le Plan Communal de Mobilité.
HABITANT 1!:
Pour que nous, les habitants, nous ne soyons pas obligés de faire tout le tour. Cette
rue, à côté de la Place, là, elle est bourrée de trous. C'est insécurisé. Il faut s'occuper
de l'aménagement là.
ANNE LESSAGE!:
Ca fait partie d'un autre Contrat de quartier ça... Et quand ce sera fini, il est prévu
qu'il y ait un espace de jeu dessiné par les jeunes du quartier. Il y a un jeune qui a
envoyé un projet. C'est un endroit où il y avait beaucoup de problèmes. Des carjackings.
HABITANT 3!:
Vous n'avez pas un peu peur que la sécurité...
ANNE LESSAGE!:
...C'est vrai qu'il y a un problème de sécurité. Je connais le quartier parce que les
jeunes me demandaient à corps et à cris...
HABITANT 3!:
...Y a pas que les jeunes hein! C'est quand même eux qui font qu'il y a l'insécurité.
ANNE LESSAGE!:
Si on revenait un peu à notre projet…
HABITANT 1!:
Il faudrait refaire les trottoirs...
ANNE LESSAGE!:
(coupe le tour précédent!:)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
282
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Espaces publics. Volet 4. Ca sera fait, évidemment. Monsieur?
HABITANT 7!:
La verdure… Ca manque! Déjà à la Place, là,.. Oh.. J'habite à côté et je ne me
souviens plus du nom. Bref, il faudrait du vert. C'est beau mais on ne sait pas marcher
à cause des crottes de chien. Et puis pourquoi pas mettre quelques arbres à la rue
Boursier. Ca manque un peu de verdure.
ANNE LESSAGE!:
Pourtant chaque année on donne la possibilité aux gens d'avoir des bacs à fleurs.
Mais ils ne veulent pas les mettre côté rue. C'est dommage. C'est bien de le faire
remarquer.
HABITANT 7!:
Parce qu'on peut faire ça facilement, les plantes…
ANNE LESSAGE!:
On voit qu'il y a déjà beaucoup de propositions.
HABITANT(E) 4!:
On peut mettre des fleurs, mais alors il faut aussi enlever les tapis sur les balcons,
enlever les paraboles télés…
ANNE LESSAGE!:
Madame, je vous embauche directement… Je n'arrête pas de me battre contre les
paraboles!
HABITANT 7!:
Après, il y a le marché qui amène des problèmes de nuisances. Le marché amène des
taxes à la commune. On pourrait pas les dépenser en conséquence?
ANNE LESSAGE!:
Ca, c'est un autre problème. Revenons au Contrat de quartier s'il vous plaît. Le
Contrat de quartier qui dure 4 ans. Il nous est possible avec le Contrat de quartier de
faire un zoom, de se rendre compte des problématiques particulières… Il faut un 'plus'
qui change les mentalités…
HABITANT(E) 4!:
Monsieur [elle parle de l’habitant 7] est très constructif. Il a cinq ou six idées. Il faut les
mettre à l'ordre du jour, élargir la discussion…
ANNE LESSAGE!:
Mais les deux premières ne relèvent pas du Contrat de quartier! Revenons au Contrat
de quartier et voyons avec modestie et audace!
HABITANT 1!:
La place Monceau, c'est un mauvais aménagement. Il faut une nouvelle réflexion sur
le parc. Est-ce qu'on peut envisager la fermeture pour sécuriser cet endroit? On a fait
des choses pour cet endroit… Mais n'importe comment.
ANNE LESSAGE!:
OK, ça on peut faire.
HABITANT 7!:
Il faut démolir cette image. C'est bizarre. Le passé est déjà fait mais pour l'avenir, il
faut penser en cohérence. Si on amène des choses de qualité, la première chose, c'est
l'habitant! Ils vont s'associer...
ANNE LESSAGE!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
283
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
(coupe le tour précédent!:)
Donc, aménager le territoire, dans le volet 4.
HABITANT 1!:
S'il vous plaît, cet endroit, même fermé, est insécurisé… Si on fait le tour… Je vous
invite à aller voir cet endroit. Y a à boire et à manger…
ANNE LESSAGE!:
Oui, j'ai bien entendu. Y a-t-il autre chose?
HABITANT(E) 5!:
L'éclairage!
ANNE LESSAGE!:
Oui, j'ai bien entendu. Autre chose? Bon. On a quand même bien brassé les idées…
Vous pouvez bien sûr parler avec Madame Boudon.
Dans cet exemple, toute ouverture de topique avancée par un(e) habitant(e) est
aussitôt –ou presque’aussitôt– refermée par la présidente de la CLDI. Nous n’avons
pas affaire à un dialogue de cinquante tours de parole, mais, en exagérant un peu, au
simple chaînage de vingt-cinq paires adjacentes, de vingt-cinq échanges primaires.
Bien sûr, cet extrait 40 est un exemple-limite qui nous montre la concertation en
CLDI sous ses atours les plus caricaturaux. Cependant, la structure interlocutoire
ababababab qu’il nous montre ne représente que l’épure de dynamiques de dialogue
public largement observables dans tout Contrat de quartier.
L’enjeu, pour les participants citoyens désireux d’engager la parole, est alors de
parvenir à mettre le doigt sur tel ou tel objet de discussion valide, c’est-à-dire prévu
par le cadre, ou de parvenir à introduire de nouveaux objets de discussion et à les faire
valider. Il leur faut parfois insister, dans une juste mesure et avec les mots qui
conviennent à leur position, s’ils veulent contester, déborder ou subvertir le cadre
précédemment édifié. Considérons l’exemple suivant:
EXTRAIT N°41 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – septembre 2004
HABITANT 1!:
Vous prévoyez 57 logements, ça va amener des familles ça. Et les places de parking?
DELPHINE FRITZ (urbaniste du bureau d’études)!:
Ce n'est pas à nous, c'est un autre bureau d’études par la suite qui va réfléchir à cela
HABITANT 1!:
Pour caser tout ça comment on va faire!?
FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Ici on s'est porté candidat pour participer au Contrat de quartier. Et le Contrat de
quartier, c'est du logement...
HABITANT 2!:
Mais on peut pas séparer les deux. Si on vient habiter ici, c'est pour pouvoir se
parquer
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
284
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
FRANCOIS CLAESSENS!:
C'est une problématique ancienne.
HABITANT 1!:
On diminue les stationnements et on crée des logements. Ca a déjà diminué avec les
travaux... Qu'est-ce qu'on va faire?
HABITANT(E) 3!:
(sur un ton outré!:) Faut pas dire que c'est pas un problème!!
FRANCOIS CLAESSENS!:
C'est une problématique qu'il faut traiter
HABITANT 1!:
On fait un parking!!
FRANCOIS CLAESSENS!:
Par exemple à Amsterdam...
HABITANT 4!:
On n'est pas à Amsterdam, hein... on est à Bruxelles
FRANCOIS CLAESSENS!:
Enfin, Monsieur quand même... Ici, la priorité c'est de faire du logement puisqu'on ne
peut plus se loger.
Que se passe-t-il dans cet extrait 41!? On y voit un habitant (HABITANT 1) tenter
d’amener la question de la création d’emplacements de parking dans le quartier,
contre la vocation officielle du Contrat de quartier à créer du logement. Il se voit
directement recadré par l’experte du bureau d’études qui cherche à différer et à
renvoyer sa demande!: il devra voir cela plus tard et avec d’autres interlocuteurs (le
bureau d’études qui prendra le relais de Bêta pour la phase de mise en œuvre du
Contrat de quartier). Au lieu d’en rester là, HABITANT 1 répète sa sollicitation
(«!Pour caser tout ça comment on va faire!?!»), ce qui occasionne un autre recadrage, cette
fois de la part du coordinateur général. (CLAESSENS). On voit alors qu’un autre
habitant (HABITANT 2) prend le relais du premier tout en argumentant en faveur de
davantage de parking («!Mais on peut pas séparer les deux. Si on vient habiter ici, c'est pour
pouvoir se parquer!»). De nouveau, cela donne lieu à un recadrage du coordinateur
général, qui lui signifie que les rapports entre logement et stationnement ressortent d’
«!une!problématique ancienne!», tout en inférant par là que ce n’est ni le lieu ni l’instant
de creuser cette question épineuse. HABITANT 1 revient à la charge et il est
directement rejoint par HABITANTE 3 qui, à travers l’énonciation qu’elle engage,
semble jouer un bon coup, marquer un point. Sa critique, énoncée sur un ton outré et
réprobateur («!Faut pas dire que c'est pas un problème!!!» ), semble faire céder
CLAESSENS qui change soudainement de position!: le stationnement n’est plus
«!une problématique ancienne!» à laquelle on ne peut pas toucher, mais «!une
problématique qu’il faut traiter!». Mais cette percée, cette ouverture en faveur du
stationnement, est fragile. Quelques tours plus loin, alors que CLAESSENS allait
informer les partenaires d’un exemple d’expérience venant d’ «!Amsterdam!», un
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
285
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
nouvel habitant (HABITANT 4) lui coupe la parole pour lui rétorquer «!On n’est pas à
Amsterdam hein... On est à Bruxelles!». Cette réaction, à la fois trop brusque et trop
terre-à-terre, irrite CLAESSENS qui, du coup, recadre à nouveau radicalement le
propos, ramenant à l’avant-plan la primauté du logement tout en balayant, cette foisci pour de bon, le thème du stationnement.
Dans les chapitres prochains, nous discuterons de manière extensive les différentes
conditions de félicité permettant d’interpréter le succès ou l’insuccès de telles prises de
parole citoyennes, tout en détaillant les catégories de compétences et
d’incompétences communicationnelles qui leur sont associées. Pour l’instant,
contentons-nous de montrer que l’enjeu des dialogues publics en réunion consiste,
pour les citoyens, à parvenir à «!décrocher!» de cette structure ababababab des paires
adjacentes primaires pour l’ouvrir sur une discussion plus inclusive et permettant le
traitement‡ pluraliste des questions qui sont abordées. Il leur faudra pour cela
souvent insister dans une juste mesure et avec les mots qui conviennent pour installer
durablement les objets de discussion visés, en recourant éventuellement à des jeux
coopératifs de l’ordre de ceux qui lient habituellement les experts aux acteurs
communaux. De ces décrochages pourront parfois –ce sera rare, avouons-le– émerger
d’authentiques séquences délibératives. Mais, insistons, s’il est possible d’observer de
tels échanges plus riches, plus inclusifs et plus approfondis, ce ne sera que dans la
mesure où certains acteurs sont parvenus à subvertir la structure ababababab, qui
constitue manifestement la forme du dialogue public standard en CLDI. Ce
fonctionnement «!en paires!» et cette conception minimaliste et tronquée du dialogue
(le «!dia-!» de dialogue ne signifie pas «!à deux!») paraissent fortement ancrés dans les
pratiques d’animation et de conduite de réunion. Ainsi, il est à la fois intéressant et
amusant de remarquer que, quand une discussion riche s’est installée après avoir
décroché de l’activité de «!questions-réponses!», l’animateur ou le président de séance
peut à tout moment réinitialiser la dynamique, en disant par exemple quelque chose
comme «Il y a encore des questions!?!».
Enfin, il nous faut mentionner, sur base d’un exemple, une autre possibilité
d’ouverture du dialogue public!: le bavardage (small talk). Cette option est
pratiquement inverse à la précédente. Quand il s’agissait, dans le paragraphe
précédent, de repolitiser –au sens noble du terme– le dialogue public, l’enjeu du
bavardage est plutôt de la resocialiser, de produire de la sociabilité et de la familiarité.
Il n’est pas rare de voir et d’entendre bavarder les différents participants élus, experts,
associatifs et citoyens, principalement dans ces réunions de fin de processus qui n’ont
plus véritablement d’impact sur la définition du programme de base. Voici donc un
exemple de bavardage en CLDI incluant une diversité de participants. Nous y
retrouvons les participants occupés à discuter d’une séance de photos, à évoquer
évasivement ce qu’ils pourraient organiser prochainement comme activités dans le
cadre du Contrat de quartier, à blaguer, à se charrier gentiment, à se féliciter, etc.
Cette dimension de la discussion publique directement orientée vers l’expérience
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
286
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
partagée est, comme nous le verrons plus tard, loin d’être anecdotique dans l’étude
des compétences profanes34.
EXTRAIT N°42 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS (chef de projet)!:
Pour la suite, il est question d’un journal de quartier, fin janvier. Est-ce que vous
voulez bien y figurer!? Est-ce qu’on peut vous identifier, noms et rues!?
HABITANT 1!:
Il faudrait même mettre la photo des gens.
FRANCOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
On peut même organiser une séance de photos bientôt, comme ça on est dans les
temps...
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!:
Y a-t-il des thèmes que vous voulez intégrer aux futures CLDI!?
FRANCOIS CLAESSENS!:
Le contenu d'un processus participatif, c'est sinusoïdal, et après le moment
d'élaboration proprement dit, c'est «!arrêt-buffet!» pendant un an et demi. Autant en
profiter pour faire des choses intéressantes, voire d'autres Contrats de quartier...
HABITANT 2!:
On avait évoqué cela effectivement...
FRANCOIS CLAESSENS!:
On ne va quand même pas faire que des photos non plus!! Donc, autre chose!?
HABITANT(E) 3!:
On pourrait voir pour la verdurisation. Ca va se faire les jardinières!?
FRANCOIS CLAESSENS!:
Peut-être. Il y a une prime communale en tout cas.
CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme)
Ne t’avance pas!!
HABITANT 2!:
Vous allez vous ruiner si y en a pas monsieur Claessens!!
[rires]
HABITANT 4!:
Moi je veux bien le faire avec mon treizième mois, mais si il y a une autre solution...
[rires]
CHRISTELLE JANSSENS!:
Non mais c’est vrai, des fois on doit discuter pour des queues de cerises...
HABITANT 2!:
Quand est-ce que votre agence va s’installer dans le quartier!? [l’animation et de
l’encadrement des Contrats de quartier dans la commune B a été confiée à une agence paracommunale spécialisée, dirigée par François Claessens]
34
Cf. chapitre 6.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
287
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
FRANCOIS CLAESSENS!:
En janvier.
CHRISTELLE JANSSENS!:
C’est nouveau ça!?!
HABITANT 2!:
Faut vous mettre d’accord hein
[rires]
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!:
Ce sera au 168 avenue Reine Fabiola. Une grande pièce, spacieuse.
CHRISTELLE JANSSENS!:
Une description idyllique...
HABITANT 1!:
On se réunira là-bas!? C’est bien...
HABITANT 2!:
On devra marcher moins loin.
CHRISTELLE JANSSENS!:
Ca dépend pour qui!!
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!:
Autre chose!? On conclut!?
FRANCOIS CLAESSENS!:
Comment on fait pour les photos!?
CHRISTELLE JANSSENS!:
On peut faire ça quand on veut, toute façon nous on va à toutes les CLDI
FRANCOIS CLAESSENS!:
Moi aussi, mais c’est toujours un plaisir...
CHRISTELLE JANSSENS!:
Politicien, va!!
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!:
Ok!? Tout va bien dans le meilleur des mondes.
FRANCOIS CLAESSENS!:
Avant de conclure, je voudrais, vous serez d’accord, féliciter le bureau d’études.
Merci pour la qualité de l’info...
HABITANT 1!:
Oui, tout à fait d’accord. La didactique... franchement, chapeau!!
ANNE-DOMINIQUE FRANCOIS!:
Merci donc. Voilà.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
288
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.4. Clore une réunion
Nous le voyons avec l’extrait 42, il s’agit, à un moment, de mettre fin à la rencontre.
Tout comme on pouvait parler, au début de ce chapitre, de pré-ouverture, on parlera
en ces fins de réunions, de procédures de «!pré-clôture!». Selon Schegloff et Sacks
(1973), la clôture d’une rencontre se développe en trois moments!: le topic shading, la
pré-clôture et la clôture proprement dite. Il s’agit en premier lieu -pour les différents
participants et pour la personne chargée de l’animation en particulier- d’ «!estomper
un thème!» (les conversationnalistes parlent de topic shading), qui sera le dernier
topique de la discussion. Ensuite, certains marqueurs du type «!ok!», «!voilà!»,
«!bien!», «!encore quelque chose!?!», énoncés par une personne ayant une autorité sur
l’animation de la réunion, préviennent l’ensemble des participants que la fin de la
séance est imminente, qu’il s’agit de conclure à présent, ou sans trop tarder. Ces
marqueurs de pré-clôture peuvent être également extra-verbaux (baisse visible de
l’attention, agitation, bruits de chaises, désinstallation et rangement de matériel, etc.).
Remarquons que ces signaux de pré-clôture n’amènent pas tout droit à la clôture de la
séance. Il n’est en effet pas rare que ces moments de pré-clôture d’une réunion
s’éternisent ou que, pour une raison ou une autre, une réunion que l’on s’imaginait
finissant reprenne en intensité, de nouveaux topiques injectés ravivant l’attention et
l’engagement conjoints.
Dans l’extrait 43, nous voyons que le chef de projet Charlotte Bridel doit réitérer ses
efforts et les marques de pré-clôture pour acheminer la réunion vers sa fin officielle
(«!Je propose de lever la CLDI. Je vous souhaite une bonne soirée. Merci de votre participation
et de votre présence. Bonne soirée!».)
EXTRAIT N°43 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!:
Moi, je ne plaide pas pour un débat en long et en large qui s’étale jusqu’en éternité.
Non, pas du tout. Je dis simplement : il y a déjà un savoir qui existe, qui est
évidemment partiel, et qui est un point de vue, et il y en a plusieurs. Pourquoi pas ne
pas rassembler les points de vue, et on sait exactement à qui on peut poser les
questions aujourd’hui pour faire cette présentation [...]
CHARLOTTE BRIDEL:
OK, mais alors il faut qu’on se donne vraiment une limite....
MARION SLOSSEN!:
... qu’on consacre deux heures là-dessus quelque part...
CHARLOTTE BRIDEL:
...très courte. En effet, ce sera une heure, ou deux heures, qui doit être préparée avec
vous tous. Bon. Parce que, moi, je ne pourrai pas la faire seule, cette préparation-là.
Donc, ça, c’est important. Mais, bon, ça, je ne vous suivrai pas là-dedans. Je ne veux
pas qu’on recommence une réflexion qui durera 6 mois, parce que, à ce moment-là,
on n’y arrivera pas. Clairement. OK.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
289
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté)!:
En ce qui me concerne, je ne suis pas sûr qu’on dise la même chose, Marion et moi.
Je ne crois pas, même. Parce que, moi, effectivement, c’est que quelque chose soit
une réflexion durable. Et je retiens, par contre, l’idée qu’elle apporte, et je crois
qu’elle peut être assez favorable, effectivement, pour mettre en place déjà un certain
nombre d’enjeux, et de les connaître. Donc, mettre à plat un certain nombre de
choses, et ce serait de l’ordre du diagnostic. Ce que, moi, je propose, ce pourquoi je
plaide, c’est quelque chose qui prolonge, c’est plutôt une vision [...]
CHARLOTTE BRIDEL:
OK.
MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!:
Juste... En fait, ce que je trouve intéressant, par rapport à ce que Monsieur Moens a
dit, c’est que ce que vous faites, ça va nous emmener vers la législation régionale. S’il
y a des réflexions au niveau régional, etc., à long terme, c’est ça qui va nous donner
des lignes directrices par la législation, n’est-ce pas... [...]
CHARLOTTE BRIDEL:
Ça, c’est... oui, j’entends. C’est peut-être dommage maintenant, parce qu’on doit
recommencer justement. C’est maintenant qu’on va avoir besoin d’énormément
d’énergie, donc... [...] Voilà.
ROSA GONZALES (représentante d’une association de femmes du quartier)!:
Je sais que vous êtes fatigués. Moi, je le suis aussi, mais je voudrais insister sur
quelque chose, au niveau du choix des [sphères ?] quand on doit organiser une
conférence, une chose comme ça. Moi, j’aimerais bien qu’on discute, en tout cas, un
peu qu’on fasse des propositions concrètes, par exemple sur le développement
durable...
CHARLOTTE BRIDEL:
OK. On ne pourra pas entendre tous les spécialistes sur chaque thème mais...
ROSA GONZALES!:
[hors micro, inaudible]
CHARLOTTE BRIDEL:
O K . D’accord. Bon, et bien, voilà. Ça fait partie, peut-être, du point de
l’organisation des conférences ou des groupes de travail. Bon, en fonction de tout ce
qui a été dit ce soir, je ne peux pas vous ressortir quelque chose là maintenant, mais je
vais essayer à tête reposée, avant les vacances, donc, de vous proposer une
méthodologie, donc, de travail concret, par rapport aux groupes de travail et aux
conférences...
INTERVENANT
[hors micro, inaudible]
CHARLOTTE BRIDEL:
Peut-être. Tu viens travailler avec moi au 241 ? Voilà. Qu’est-ce qui me restait ? Ah,
zut, les «!Divers!». Et bien, je n’avais rien dans les divers, je pense, non.....
INTERVENANT
[hors micro, inaudible]
CHARLOTTE BRIDEL:
S’il te plaît ?.... A manger [hors micro, inaudible]..... Et bien voilà. Je propose de lever
la CLDI. Je vous souhaite une bonne soirée. Merci de votre participation et de votre
présence. Bonne soirée.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
290
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Les acteurs qui se sont appliqués à installer les éléments nécessaires au dialogue
public sont aussi ceux qui veillent à y mettre fin, une fois que les activités prévues à
l’ordre du jour ont été toutes réalisées, que rien de nouveau n’apparaît dans les prises
de parole, quand les intervenants se répètent, ou simplement quand la durée de la
réunion ou l’heure affichée à l’horloge dépasse trop largement ce qui avait été
convenu.
4.5. Après la réunion
Le rôle du coordinateur en réunion se limite, nous l’avons vu, à apprêter les lieux, à
alimenter les participants en informations pratiques (rappel d’événements récents ou
d’échéances proches, présentation de l’ordre du jour), à faire passer les listes de
présence et les microphones, et éventuellement, en fin de réunion, à veiller à
l’extinction de discussions tirant en longueur ou se répétant. Ces personnes sont les
chevilles ouvrières de processus de concertation dans lesquels elles s’engagent sur le
double mode de la disponibilité et de la discrétion. Goffman a bien relevé ce rôle
caractéristique (1991, p.206)!:
On rencontre souvent dans le monde des affaires, de la politique ou des
conférences, de ces jeunes femmes dont le travail consiste à porter du café et
de quoi écrire, à transmettre des messages dans une réunion, à faire des
annonces, et qui montrent par leur façon de marcher, de parler et de s’asseoir
qu’elles entendent occuper le moins de place possible et se faire oublier.
Le chef de projet est chargé de «!faire avancer!» le processus de concertation et le
projet en lui-même, par la prise en charge d’une variété de petites choses pratiques.
Une partie de ces activités matérielles et communicationnelles ont lieu au-delà des
parenthèses temporelles et spatiales des réunions, entre les réunions, dans des
circonstances de parfaite discrétion. Nous avons parlé brièvement de ces choses
auxquelles le chef de projet doit veiller avant la réunion (invitation des participants,
formulation d’un ordre du jour, réservation d’un local, arrangement des lieux...).
Pour le chef de projet, des activités de cet ordre se poursuivent également après la
réunion, notamment lorsqu’il s’agit d’en établir un account officiel, un «!procèsverbal!».
4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel
Le procès-verbal est en lui-même un acte de langage à vocation coordonnante. Il vise
moins à établir la conclusion définitive d’un événement, qu’à créer des possibilités de
bouclage ou de raccord entre un épisode passé et un épisode prochain d’un même et
unique processus. Les liens faisant tenir ensemble deux «!événement de langage!» successifs
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
291
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
sont donc eux aussi, pour partie, tissés de langage.
L’enjeu du procès-verbal est double et s’adresse à une audience double elle aussi.
Premièrement, il s’agit de rendre compte d’un événement, auprès d’une audience qu’on
dira interne au collectif politique activement mobilisé dans le processus de
concertation. Les différents participants doivent en effet pouvoir se référer de manière
univoque aux «!actes!» des séances passées. Rassemblés en une pile, les différents
procès-verbaux d’un Contrat de quartier constitueront une mémoire officielle et, parlà, un «!appui conventionnel!» nécessaire à la coordination d’une action conjointe et
d’une menée collective (Dodier, 1993). Deuxièmement, il s’agit de rendre des comptes à
un lectorat externe incluant d’une part le public plus large des habitants du quartier
qui désireraient se tenir informés de l’état d’avancement de la concertation, et,
d’autre part, les différentes instances et personnes physiquement absentes des
réunions, mais sous les auspices desquelles ces réunions de concertation se
produisent (en l’occurrence, «!la Région!»!: l’administration et le ministère en charge
des Contrats de quartier)35.
Une fois de plus, dans des processus s’étalant sur des mois, voire des années, il paraît
bien insuffisant de réduire l’analyse sociologique des interactions politiques aux
seules séquences de discussion publique, comme y inviterait les approches
délibérativistes de la concertation. Celles-ci ne parviennent pas à prendre en compte
l’historicité du dialogue, le fait qu’un échange d’arguments dans l’ici et le maintenant
s’inscrit «!dans le cours des choses!» et est contingent, notamment, de discussions
passées et de ce que les participants en ont retenu. Coincées dans l’instantanéité de la
joute verbale, elles prennent rarement la peine de comprendre comment des
argumentations s’impriment dans des mémoires individuelle et collectives, et
circulent entre les différentes scènes et les différents épisodes d’un espace-temps
public plus large.
Si au contraire, on intègre un tel souci pour l’épaisseur et la durée d’une expérience
politique comme l’élaboration collective d’un programme de revitalisation urbaine,
de périphériques, les actes discrets et souvent silencieux du coordinateur/chef de
projet en viennent à occuper une place centrale.
Charlotte Bridel, dans la suite immédiate de la clôture d’une réunion CLDI, se
charge, avec l’aide de quelques autres participants bien disposés, de ranger et de
réarranger le local de réunion, ses chaises et ses tables, afin de faire place nette pour
d’autres personnes qui y tiendront leurs propres réunions. Avant de quitter les lieux,
elle s’inquiète de récolter la liste des présences et extrait du magnétophone la bande
magnétique sur laquelle se trouve enregistrée la production auditive des échanges
tenus lors de la réunion. Elle inscrit sur cette cassette la date du jour. Quelques jours
plus tard, dans le bureau qu’elle partage avec ses collègues de la «!cellule Contrat de
35
Les enjeux consistant à «!rendre compte!» et à «!rendre des comptes!» se subsument dans la notion
anglo-saxone d’accountability (Cefaï, 2002).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
292
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
quartier!» de la commune A, Charlotte Bridel présente la cassette à Martine, la
secrétaire du Contrat de quartier. Cette dernière, avec le sérieux, la rigueur et la
sévérité qui la caractérise aux yeux de ses collègues, passera des heures entières à
retranscrire intégralement le document audio en un document écrit, un «!transcript!».
Notons qu’à cette étape du processus d’account, nombre d’informations, présentes et
significatives au temps des échanges in vivo, seront perdues. Leurs aspects visuels et
spatiaux, bien sûr, mais d’autres choses encore. Martine ne participe pas
physiquement aux réunions CLDI. Elle est donc incapable la plupart du temps de
saisir avec certitude la signification d’expressions indexicales de situation spatiale
(«!ici!», «!là-bas!», «!de ce côté de la salle!»...), d’agence («!je!», «!nous!»...) ou
d’adresse («!tu!», «!vous!»...). Et si, par recoupement avec d’autres expériences de
transcription, elle est souvent capable de reconnaître les voix des participants et
d’associer par exemple le «!je!» qui s’exprime sur la bande et le nom propre d’un
acteur particulier, les choses se compliquent lorsque les locuteurs s’expriment en
néerlandais, «!hors-micro!», «!pas bien dans le micro!», lorsqu’ils «!parlent en même
temps!» ou lorsque le son de leur voix est couvert par un brouhaha ou d’autres
parasites. Elle dépend tout autant, évidemment, d’une panne momentanée du
magnétophone, d’un défaut technique de la cassette, ou des «!silences!» se produisant
dans l’intervalle entre l’enregistrement de la face A et l’enregistrement de la face B.
La plupart du temps, Martine, très appliquée, ne manque pas de signaler ces pertes
d’informations par des annotations dans le transcript!:
EXTRAIT N°44 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
MATHILDE CZARNOCKI!:
Ecoute, je pense qu’on peut quand même essayer de fixer une date, quitte à la
proposer à ceux qui ne sont pas là par téléphone dans les jours qui restent. Sinon, on
va encore... on va encore postposer, donc... Et je pense que, par rapport au lieu donc,
s’il y a 4 dates différentes, je pense que le lieu, on peut imaginer de faire ça à notre
bureau. Ça, c’est simple, il y a un seul lieu pour toutes les réunions.
[le secrétaire note ensuite!:]
Ici commence la discussion pour fixer les dates des réunions. La plupart du temps, c’est du
brouhaha avec quelques bribes de phrases [...].
C’est sur la base de telles transcriptions rigoureuses préparées par la secrétaire que le
chef de projet Charlotte Bridel établit le compte-rendu officiel de la réunion, le
procès-verbal. Elle recoupe pour cela ces informations de transcriptions avec ses
propres notes manuscrites prises lors de la réunion et, bien sûr, avec les souvenirs
intimes qu’elle en a. Cette seconde étape de la production du procès verbal est donc
qualitativement différente de la première. Les opérations de rédaction de Charlotte
ne sont plus assimilées aux procédures fines du «!discours répété!» (ce que faisait
Martine)!; elles ressortent, plus largement, du «!discours rapporté!»36. Or, comme le
suggère Goffman dans ses «!Cadres de la conversation!» à la suite de Bakhtine et
36
A propos des structures formelles du «!discours répété!» et du «!discours rapporté!» en analyse du
discours et en lingustique, voir le travail de Laurence Rosier (entre autres articles!: Rosier, 2005).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
293
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Volosinov, «!une reprise [...] n’est jamais le simple compte rendu d’un événement
passé!» (Goffman, 1991, p.494)!:
En général, que fait un locuteur, sinon raconter à ceux qui l’écoutent une
version de ce qui lui est arrivé!? En un sens, même s’il s’impose de
représenter les faits bruts tels qu’il les voit, sa manière de présenter est de part
en part théâtrale, non pas parce qu’il exagère ou qu’il suit un script, mais
parce qu’il s’engage dans un processus de dramatisation, c’est-à-dire une
technique qui lui est propre et qui lui permet de reproduire une scène, de la
rejouer.
Ainsi, Charlotte Bridel, certes équipée de transcriptions précises, rejoue la réunion
dans le procès-verbal qu’elle en dresse. Si ce travail de rédaction des procès-verbaux
de réunion récolte rarement les applaudissements ou les compliments de son lectorat,
il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’un processus de dramatisation appuyé sur les
ressources créatives de son auteur (on parle ainsi souvent, à l’égard de ces
documents, de «!littérature grise!»)37. Il ne faudrait pas non plus exagérer ce fait, et
chercher dans ces séquences rejouées une machination, une activité par laquelle le
chef de projet viserait intentionnellement à travestir les faits. Le fait qu’un procèsverbal présente, plutôt qu’une restitution des échanges, un drame rejoué paraît bien
intégré par l’ensemble des participants du processus de concertation. C’est en effet en
vertu de ce pouvoir de transformation et de reconfiguration inhérent au discours
rapporté et aux opérations de traduction qu’est prévu un moment d’ «!approbation du
compte-rendu!» au début de chaque nouvelle réunion38.
La chaîne de production du procès-verbal ne s’arrête par à sa rédaction par le chef de
projet. Une fois prêt, le document est en effet joint à une lettre d’invitation sollicitant
la participation des membres de la CLDI pour une prochaine réunion, et précisant
pour celle-ci un nouvel «!ordre du jour!». Rédigée elle aussi par le chef de projet, la
lettre est communiquée au cabinet du bourgmestre-président de la CLDI, qui y
appose sa signature. Le procès-verbal de la réunion passée et l’invitation à la réunion à venir
sont ensuite envoyés aux participants sous un même pli, agissant ensemble pour chaîner
officiellement des épisodes disjoints du processus de concertation.
37
L’association française de normalisation (AFNOR) utilise l’appellation «!littéreature grise!» pour
désigner tout « document dactylographié ou imprimé, produit à l'intention d'un public restreint, en
dehors des circuits commerciaux de l'édition et en marge des dispositifs de contrôle bibliographiques ».
38
L’espace nous manque dans ce chapitre déjà très long pour développer une analyse détaillée des
opérations et des marqueurs de transformation et de reconfiguration dramatique à l’oeuvre à travers les
pratiques de rédaction de PV. Nous retrouverons néanmoins des références à ces derniers et à leur
importance au sein du jeu démocratique lors d’une section du chapitre 6 consacrée aux «!compétences de
resituation!» des participants citoyens et profanes.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
294
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents
Le procès-verbal propose une forme obligée de compte-rendu, l’account officiel par
lequel, dans l’intervalle de temps séparant deux réunions, les participants d’une
réunion passée peuvent revivre un drame passé. Le procès-verbal ne constitue pas
pour autant le seul compte-rendu possible, il n’épuise pas les façons dont les
participants d’un processus de concertation créent de la continuité entre ses différents
épisodes. A des niveaux de publicité moindres, d’autres accounts affleurent.
Entre deux réunions publiques, les différents participants ont souvent l’occasion de se
rencontrer, de se téléphoner, de s’envoyer des e-mails, occasions dont ils profitent
parfois pour revenir ensemble sur les actes de la dernière réunion publique, se les
raconter et les revivre ensemble. Ces formes de comptes-rendus profanes peuvent
venir compléter ou concurrencer les comptes-rendus officiels. Dans l’exemple
suivant, on voit comment deux habitantes du quartier revivent ensemble un incident
entre l’une d’entre elles (Marianne) et le bourgmestre!:
EXTRAIT N°45 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion de quelques habitants
dans un café du quartier Callas – octobre 2004.
MARIANNE à LAURENCE!:
Là je suis intervenue quoi. Je voulais quand même essayer qu’on traite un peu des
espaces publics, des espaces verts quoi, pas toujours logement, logement, logement !
Et puis bon parce que j’estime qu’ici c’est peut-être mon rôle aussi, quand même Et
là-dessus, le Bourgmestre il me sort «!Madame, ce n’est ni le lieu ni l’instant!». Tu
vois ça d’ici hein… C’est tout lui, ça! [...]
[plus tard!:]
Ah, le Jacky, c’était festival hein...Tu sais... d’un mépris...
[elle imite la voix, l’accent et l’intonation grave et masculine du bourgmestre, tout en parlant
très vite!:]
«!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avezrien-à-dire!!!» Holala, après tout ce boulot, toutes ces réunions et tout, qu'il nous dise
ça platement...
Mais vas te faire foutre quoi!!
[Elles rient]
Nous aurons l’occasion, plus tard39, de recourir à nouveau à cet exemple, intéressant
à plus d’un titre. Remarquons pour le moment comment, dans des circonstances
publiques minimales40, les participants recourent à des techniques de dramatisation
beaucoup plus créatives et beaucoup moins rigoureuses. Ici, Marianne recourt à
plusieurs reprises à des formes de «!discours rapporté fictif!», que cela soit pour
caricaturer la position du bourgmestre («!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon-
39
Cf. chapitre 5 (5.3.2.1.)
Ces circonstances de publicité minimale étant créées par la présence de l’ethnographe, de son
enregistreur et d’un probable lectorat.
40
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
295
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
votre-parole-c'est-que-dalle, z'avez-rien-à-dire!!!») ou pour grandir sa propre position de
résistante, dans une réplique fantasmée («!Mais vas te faire foutre quoi!!!»).
De tels accounts, pris ensemble à l’échelle d’un collectif de concertation, contribuent,
tout autant que les procès-verbaux verbaux officiels, à créer cette continuité
d’expérience entre deux épisodes d’un même processus.
4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme
responsabilité et comme liberté de l’acteur initiateur.
Nous avons consacré ce chapitre 4 à passer en revue les différentes activités de parole
et les différentes techniques –souvent discursives mais pas seulement– par lesquelles
ces acteurs que j’appelle les «!personnes en charge!» arrangent le cadre à l’intérieur
duquel un certain dialogue public avec les participants citoyens et profanes est
possible, puis montent la garde devant ce cadre.
En présentant ces activités de parole de manière systématique et dans l’ordre
chronologique de leur apparition en réunion, nous avons vu que chacune se trouvait
prise en charge par un type d’acteur particulier!: le chef de projet, lorsqu’il s’agissait
d’apprêter les lieux de la réunion et de recevoir les participants!; l’élu local présidant
la commission, pour un «!mot d’introduction!»!; le chef de projet à nouveau, afin de
régler une série de «!petites choses pratiques!» et de resituer plus précisément l’état
d’avancement du processus de concertation!; les experts urbanistes, pour des
performances de type «!exposé!»!; le président de séance, à nouveau, quand il faut
recadrer le dialogue public et raisonner les participants citoyens ; le chef de projet,
encore et enfin, lorsqu’après des séquences de dialogue public, il s’agit de clore la
réunion, et, quelques jours plus tard, d’en rapporter les «!actes!» dans un procèsverbal.
Pour conclure ce chapitre et en synthétiser les apports, il faudrait parvenir à dégager
clairement les traits que partagent ces «!engagements de personnes en charge!». Je
retiendrai, premièrement, certaines caractéristiques communes au niveau de leur
forme!; deuxièmement, une visée commune, chacun de ces engagements contribuant
à la création d’un même type d’effet.
D’abord, sur un plan purement formel, tous ces engagements sont produits dans un
régime de «!représentation!». Tous ont l’occasion de se déployer dans un espace
propre, selon une temporalité ininterrompue et finie, comme le serait une conférence
ou une représentation théâtrale. Quand le bourgmestre délivre son mot
d’introduction, quand l’expert développe son exposé, quand le chef de projet
concocte son procès-verbal, tous disposent, pour s’exécuter, d’une certaine liberté de
mouvement, d’un ample et souple espace/temps d’engagement, d’une confortable
«!plage!» d’expression (frame space – Goffman, 1981). La qualité, la durée et la clôture
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
296
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
de ces «!plages!» permettent aux personnes en charge de fusionner des éléments de
signification hétérogènes pour en faire des objets unifiés (ex!: l’exposé powerpoint, le
document de procès-verbal...). Selon les distinctions sémiotiques établies dans le
chapitre 2, le régime de représentation dans lequel se placent les personnes en charge
engage donc une production «!symbolique!», l’expression assertive de formules
intégrées et stables. Ainsi, dans les conditions favorables de la représentation, un
exposé d’expert sera toujours davantage qu’un bricolage de bouts de langage et un
discours de bourgmestre sera toujours davantage qu’une juxtaposition de fragments
discursifs. Le Robert définit le mot «!symbole!» comme dérivé du grec sumbolon!:!
«!objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs
pouvaient assembler (sumballein) les deux morceaux!». La possibilité d’assembler des
morceaux de sens en un seul et même ensemble signifiant est ce qui rapproche les
engagements des acteurs en charge tout en les distinguant des engagements qui ne
parviennent pas à réaliser cette alchimie avec bonheur.
Si les performances de personnes en charge montrent, chacune à l’intérieur de ses
bornes temporelles propres, des qualités d’unité, de fluidité et de finitude, on
remarque que leur enchaînement séquentiel l’une à l’autre, au cours d’une première
demi-heure ou d’une première heure de réunion, possède en général également ces
qualités. Avant que les participants citoyens ne puissent prendre la parole, la
première demi-heure ou la première heure de réunion a en effet été l’occasion d’une
macro-performance de la part des personnes en charge, d’un ballet de petites performances
enchaînées les unes aux autres avec une certain grâce, par un travail de coordination en
équipe et de passage de relais41. Au-delà d’une addition de performances
particulières, c’est leur «!tissage!» l’une à l’autre (Gonzalez, 2008)42 en une macroperformance de prise en charge qui permet de créer du cadre, d’arranger la situation
de façon à ce que s’ensuive une certaine forme de rencontre plutôt qu’une autre, un
certain type de dialogue avec les citoyens plutôt qu’un autre.
C’est donc bien là l’enjeu de ces «!engagements de personnes en charge!»!: en tant
qu’opérations de cadrage successives et complémentaires, ils sont orientés vers
l’arrangement de la rencontre et du dialogue qui suit. Cet «!art!» d’arranger les
situations en manipulant leurs conditions, un art sur lequel reposerait le jeu politique
de manière plus générale, a été baptisé «!héresthétique!» par William H. Riker (1986).
41
On peut inclure dans cette «!macro-performance!» le travail de rédaction du «!procès-verbal!» et de l’
«!ordre du jour!» qui, en amont des performances orales introductives, contribue à cadrer la réunion en
cours tout en la raccordant à une réunion précédente.
42
Philippe Gonzalez (2008), dans une lumineuse description ethnographique d’assemblées de jeunes
fidèles de l’évangélisme charismatique en Suisse, a bien montré comment l’ «!atmosphère
charismatique!» instillée dans l’espace de prière bénéficiait de subtiles techniques de «!tissage!» (weaving
–ibid., p.432), les différentes séquences discursives des leaders étant raccordées les unes aux autres par
des chants et des notes de guitare. Ce fil musical ininterrompu, passant de l’arrière-plan (pendant les
discours) à l’avant-plan (entre les discours), constitue le liant d’une performance progressive, cohérente,
totale, et, pour le fidèle, d’une expérience religieuse entière.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
297
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
Pour Riker, l’!héresthétique ne se laisse pas confondre avec la rhétorique.
Premièrement, à la différence des procédures rhétoriques, les techniques héresthétiques
ne se limitent aucunement au domaine du discours ou de l’expression verbale. Ainsi, quand
les personnes en charge organisent l’espace de réunion, disposent les chaises d’une
certaine manière, s’installent à l’avant, déploient leur matériel de projection (...), ils
arrangent la situation en amont de la rencontre et sans avoir recours à la parole43.
Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, l’héresthétique se distingue de la
rhétorique à un second niveau, plus fondamental!: elle est l’art de l’initiateur ou du
sollicitant, plutôt que du répondant ou du sollicité. Ces pratiques développées juste avant
la réunion et pendant son introduction agencent une offre, elles montrent une
«!faculté de commencer!» (Genard, 1999). Toujours en continuité avec ces deux
premières distinctions, l’héresthétique se différencie encore de la rhétorique sur le
plan de l’effet recherché, qui consiste à créer des évidences et à manipuler le monde dans
lequel évoluent les participants, plus qu’à les persuader, comme l’ont remarqué Jean-Noël
Ferrié et ses collègues en considérant les apports des recherches de Riker à une
analyse des délibérations parlementaires (Ferrié et al., 2008)44.
A la manière dont Paul Ricœur (1997) considérait l’idéologie dans sa fonction
négative de «!distorsion!» –à travers une lecture de Marx–, mais aussi dans sa
fonction plus neutre d’ «!intégration!» –à travers une lecture de Geertz–, il nous faut
reconnaître les manoeuvres héresthétiques dans leur ambivalence.
Ainsi, les opérations liminaires de cadrage et de création d’!évidences que nous avons
décrites tout au long de ce chapitre devraient d’abord être comprises de manière non
péjorative, comme des procédures d’arrangement des situations de concertation
ressortant à la responsabilité d’un acteur initiateur. Pour reconnaître la face positive –ou
en tout cas neutre– de l’héresthétique, nous ne sommes pas obligés de porter sur elle
un regard poétique, de flatter le talent et le génie des hérésthéticiens, comme Riker le
fait volontiers, apparemment émerveillé par la roublardise des politiciens dont il
décortique les méthodes (Riker, 1986). Il s’agit, plus simplement, de comprendre que
l’arrangement des situations est nécessaire à tout travail politique, et de se donner les
moyens d’envisager la «!manipulation!» des situations sous ses traits les moins
malveillants. En effet, dans un processus de concertation, il faut bien que quelqu’un
entame la partie, et il est assez compréhensible que ce soient les personnes
sollicitantes, plutôt que les personnes sollicitées, qui le fassent45. Les opérations
43
«!L’héresthétique [...] dans la mesure où elle vise à modifier les situations, [...] s’étend à ce qui est
constitutif des situations, aux personnes, aux événements, à la scène et aux coulisses, à des choses
hétéroclites, ne se laissant pas enfermer dans les contraintes de la cohérence argumentative!» (Ferrié et
al., 2008, p.808).
44
«!L’héresthétique consiste [...] à modifier la structure d’une situation (ou sa perception) pour amener
les parties prenantes d’un choix à revoir leurs préférences sans avoir à arguer afin de les convaincre. Elle
consiste dans la création d’une évidence plutôt que d’une conviction [...]!» (Ferrié et al., 2008, p.808).
45
Dans Les cadres de l’expérience, Goffman reprend un exemple au psychanalyste W.R. Bion (1961, p.2930) afin d’illustrer le type d’ «!expérience négative!» naissant dans un rassemblement lorsqu’un cadre n’a
pas été posé, ici dans les circonstances d’une psychothérapie de groupe!: «!Au début de l’année 1948, la
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
298
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
progressives d’apprêtement, d’accueil, de mise en ordre, de cadrage et de recadrage
ont pour enjeu premier de créer ou de rétablir une certaine orientation commune, de
poser, pour l’ensemble des participants, les éléments et les règles d’un jeu commun!;
cela avant que l’on rabatte la manipulation sur sa fonction dissimulatrice, sa face
sombre.
La production de médiations symboliques et de repères institutionnels, par lequel un
cadre et donc une certaine activité en commun sont possibles, constitue donc bien,
d’abord et avant tout, une charge pour ces acteurs responsables des Contrats de
quartier. Bien entendu, elle leur offre simultanément une liberté et un privilège
exclusif, celui de pouvoir dire les choses sur le ton de l’évidence, de déployer par la
parole des ensembles de signification imposants, contraignants et, pour l’essentiel,
indiscutés par les autres participants. L’héresthétique désigne ici également
l’ensemble des procédures pratiques et discursives par lesquelles un avantage
d’autorité est compris sans être relevé, est exercé sans avoir à être justifié.
Plutôt que de considérer le travail héresthétique des personnes en charge de manière
totalement non-péjorative (comme le fait Riker) ou de manière totalement péjorative
(comme le ferait la sociologie critique), il s’agirait plutôt de le saisir dans une tension
entre responsabilité et liberté. On peut ici suivre Ricœur (1997, p.34) qui, dans son étude
de l’idéologie chez Weber, identifie une fonction intermédiaire de «!légitimation!» de
l’autorité, au point tournant entre l’idéologie entendue comme nécessaire intégration
(Geertz) et l’idéologie comprise comme distorsion pathologique (Marx).
Ainsi, le cadre se dessinant dans la succession des opérations de cadrage que nous
avons analysées, parce qu’il résulte d’un travail de symbolisation, parce qu’il se
présente comme une mystérieuse coalescence de morceaux de sens, a toujours,
fondamentalement, quelque chose de surréel, d’arbitraire, d’équivoque, quelque
commission scientifique de la clinique de Tavistok me demande de prendre en charge des groupes
thérapeutiques, en appliquant ma propre technique. [...] A l’heure convenue, des membres du groupe
commencent à arriver, engagent une conversation les uns avec les autres, puis, lorsque le groupe est au
complet, c’est le silence. Je commence à comprendre que je suis, d’une certaine manière, le centre
d’intérêt du groupe. J’ai en outre l’impression désagréable qu’on attend de moi que je fasse quelque
chose. Je confie alors mon anxiété au groupe en faisant remarquer que, même si je me trompe, c’est ce
que je ressens. Je m’aperçois rapidement que ma confiance n’est pas appréciée. Le fait que je puisse
exprimer de tels sentiments sans avoir l’air de comprendre que le groupe est en droit d’espérer quelque
chose de moi semble soulever une certaine indignation. Je ne conteste pas cela, et je me contente de
faire remarquer que le groupe ne peut pas obtenir de moi ce qu’il est en droit d’espérer. Je me demande
ce que sont ces espérances et ce qui les a fait naître. L’atmosphère amicale du groupe, soumise pourtant
à rude épreuve, me permet d’obtenir des informations. La plupart des participants ont entendu dire que
je ‘prendrais’ le groupe!; certains disent que j’ai la réputation de très bien connaître les groupes!; d’autres
pensent que je devrais expliquer ce que nous allons faire!; d’autres encore pensent qu’il s’agira d’une
sorte de séminaire, ou peut-être d’une conférence. Quand j’attire l’attention sur le fait que ces idées me
semblent fondées sur des on-dit, on a l’air de croire que j’essaie de nier ma réputation de ‘preneur’ de
groupes. Je pense, et je dis qu’il est évident que le groupe avait certaines espérances à mon sujet et qu’il
soit déçu de voir qu’elles ne sont pas fondées. Le groupe est persuadé que ces espérances sont fondées et
que mon attitude est provocatrice et volontairement décevante –autant dire que je pourrais agir
différemment si je le voulais, et que je ne me conduis de la sorte que par dépit. Je fais remarquer qu’il est
difficile d’admettre que c’est ma manière de prendre des groupes, ou même que j’ai le droit de les
prendre de cette manière.!» (Goffman, 1991, p 401).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
299
CHAPITRE 4 – Autour du dialogue public
chose qui est susceptible à tout moment de susciter le doute. C’est bien alors dans le
«!bénéfice du doute!» accordé aux personnes de l’encadrement et au cadre lui-même
que s’observe l’autorité. L’établissement de médiations symboliques par certains
acteurs nécessite, de la part des autres acteurs, un certain «!supplément de croyance!»
(Ricœur, 1997). C’est ce «!supplément de croyance!» –dont l’instillation est à la fois
un principe de responsabilité et une condition de liberté pour les acteurs initiateurs–
que visent le savoir héresthétique et sa panoplie de techniques d’arrangement des
situations46.
C’est dans des situations déjà fort arrangées et au milieu des encombrantes évidences
qui y ont été déposées lors d’une longue première partie de réunion que les
participants citoyens se risquent à engager la parole, parfois de manière pas très
heureuse, comme nous en avons déjà eu une idée (4.3.) et comme nous allons
continuer de le voir dans le chapitre 5. D’autres fois, cependant, ces prises de parole
toucheront juste. Comme nous le découvrirons plus tard, celles qui marquent la
concertation de leur empreinte sont celles qui parviennent à accentuer leur qualité
fondamentale de «!réponses!», qui ne se laissent pas confondre avec les engagements
des sollicitants, qui manifestent dès lors des «!dispositions à répondre!» d’un type
spécifique plutôt que des «!facultés de commencer!» du type de celles détaillées
jusqu’ici. Le chapitre 6 sera alors l’occasion de détailler ces compétences de
concertation qui sont, aux répondants, ce que l’héresthétique est aux initiateurs.
46
Rappelons, parmi celles-ci!: choix d’un lieu, répartition des places entre un «!avant!» (front) et un
«!arrière!» (back), entre une «!estrade!» et un «!parterre!»!; accueil et installation des participants!;
ouverture de la séance par le chef de la Commune, «!mot du président!», manifestations charismatiques
(éloquence, humour, jovialité...), déclenchement de formules stables et routinisées; introduction et
présentation de nouveaux acteurs «!en charge!»!; indication d’un agenda, d’un ordre du jour!;
présentation d’un! «!petit topo de la situation!» par le chef de projet, montrant une maîtrise des repères
spatiaux et temporels de la concertation, d’un vocabulaire technico-administratif; concentration de la
documentation, des listes de présence et des microphones dans les mains du coordinateur!; jeu d’équipe,
ballet de répliques entre acteurs communaux et experts du bureau d’études, passage de relais aux
experts!; développement de récits ou d’analyses sous la forme de longs exposés appuyés sur un
diaporama, un système de projection, des cartes, des maquettes!; création de catégories nouvelles (e.g. «
les quatre!noeuds complexes!») introduisant des articulations nouvelles («!axe 1, axe 2, axe 3!»)!; procédures
visant à «!dialogiser un monologue!»!; etc.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
300
CHAPITRE 5
TRISTES TOPIQUES, ROLES INTENABLES ET
FORMULES DEFECTUEUSES
Les infortunes du citoyen représentant
«!Nous pourrons espérer découvrir ce que sont
[les] conditions [de la félicité] par l’examen et
le classement des types de cas où quelque
chose fonctionne mal, où l’acte (se marier,
parier, léguer, baptiser, ou ce qu’on voudra)
constitue par conséquent, au moins jusqu’à un
certain point, un échec. L’énonciation n’est
alors –pourrions-nous dire– non pas fausse, en
vérité, mais malheureuse!».
John L. Austin, How to do Things with Words,
1962, p.14.
«!Les problèmes qui proviennent d’une fausse
interprétation des formes de notre langage ont
le caractère de la profondeur. Ce sont de
profondes inquiétudes qui sont enracinées en
nous aussi profondément que les formes de
notre langage. Demandons-nous pourquoi
nous ressentons une plaisanterie grammaticale
comme profonde!».
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques,
2004, p.84, §111.
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
CHAPITRE 5
TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES
LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT
5.1. Malaises dans la représentation
5.2. Premier problème de représentation!: faire référence
5.2.1. En-jeu et pertinence topique
5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel
5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord
5.2.2.2. Contrainte programmatique
a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas
b) Ce qui est importable et ce qui est important
5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité
5.2.2.4. Contrainte de localisation
a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours
b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion
c) Les scènes de la revitalisation urbaine
5.2.2.5. Contrainte de temps
5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse
5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu
5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis
5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités
5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours
5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle
5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle
5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant
5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels
a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman
b) La publicité comme complication du jeu communicationnel.
c) De la délicate position publique du citoyen représentant
5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages
a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé
b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas
c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation
d) Capacités virtuelles et politique du flirt
5.3.2.3. Contrainte de temps
a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles.
b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!»
5.3.3. Des rôles par bribes
5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule
5.4.1. Jeu de langage et correction formelle
5.4.2. Parler la bonne langue
5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme.
5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation
5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation
5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
302
302
302
305
312
312
314
314
316
318
323
325
327
327
327
329
331
334
336
338
341
350
352
353
356
356
357
361
370
383
383
386
389
392
396
396
397
398
400
400
402
403
405
410
414
303
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Dans le précédent chapitre, nous avons pris le temps de passer en revue et de décrire
les nombreuses micro-activités environnant des moments de «!dialogue public!» (tout
en notant la définition particulière que nous avons donnée à celui-ci). Nous avons vu
que chacune de ces micro-activités, prise en charge par un type d’acteur (le président
de séance, le chef de projet, le représentant du bureau d’études...), contribuait à sa
façon à cadrer la relation politique, à installer les règles du jeu, les cadres matériels et
cognitifs à l’intérieur desquels une certaine participation des citoyens et certaines
formes de dialogue public étaient ensuite possibles. Ces cadres posés, nous proposons à
présent de les voir à l’œuvre, d’observer la manière dont ils viennent éprouver les prises de parole
risquées par des profanes.
C’est en effet avec le présent chapitre que nous entrons véritablement dans l’analyse
des engagements de parole des participants citoyens dans les assemblées
participatives du Contrat de quartier, dans l’analyse des compétences ou des
incompétences que manifestent ces engagements. Nous proposons dans un premier
temps de considérer la pertinence situationnelle de ces engagements relativement à ce
que nous avons appelé, avec E. Goffman, l’ «!occasion sociale!» (1966), le «!cadre
primaire!» (1974), le «!format standard d’activité!» (1989a) que génère la situation,
c’est-à-dire la médiation symbolico-institutionnelle de l’interaction entre les
personnes (figure 12).
fig.12 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe
(focalisation sur l’activité et sur les compétences institutionnelles)
SITUATION
=
OPERATION
=
GRAMMAIRE
=
Activité
Saisie et pratique
d'un schème
d'activité
générique
Grammaire
officielle
Réponses
Interaction
adaptatives à un
(co-orientation des
environnement
êtres)
direct (espace)
Interaction
(alternance des
actes)
Présent
(indéterminé)
Réponses
adaptatives à un
environnement
direct (temps)
"Logique"
Représentationnelle
Ecologique
Perceptuelle
Dialogique
Perceptuelle Mémorielle
SIGNES
=
Institutionnelle
Intégration de
symboles
Attentionnelle
Agencement d'indices
et d'icones
Grammaire
de surface
Placement dans un
flux d'expérience
Grammaire
"profonde"
Présent
(déterminé)
COMPETENCE
=
Historique
Mémorielle
Resituation dans
une structure
d'intrigue
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
304
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Nous nous préoccuperons plus tard des structures écologique, dialogique et
historique caractérisant les situations!; ces structures orientant notre attention vers
des aptitudes attentionnelles (perceptuelles et mémorielles) et des prises sensibles tout
à fait nécessaires –comme nous le montrerons– à l’émergence de voix profanes
compétentes dans l’assemblée1. Pour l’instant, contentons-nous d’imaginer une
concertation qui n’aurait pas encore la qualité ni le chaoiement d’une expérience, où
la compétence des participants citoyens se réduirait à leur capacité à se plier aux
prescriptions et aux conventions que posent les cadres institutionnels d’une activité de
discussion donnée –ce que nous appellerons aussi, à l’occasion, son «!ordre
symbolique!» ou sa «!grammaire officielle!» (Ferry, 2007).
5.1. Malaises dans la représentation2
Parler d’ «!ordre!» et de «!grammaire!», c’est toutefois exagérer sensiblement la
lisibilité et la cohérence du fatras de conventions venant peser sur la prise de parole
des participants citoyens dans l’assemblée. Ceux-ci, comme nous allons le voir dans
ce chapitre, sont en effet constamment pris dans le feu croisé d’injonctions
contradictoires. Des différentes injonctions contradictoires que nous examinerons,
nous en citerons une pour les résumer toutes!: dans les assemblées participatives que
nous avons observées, il est à la fois demandé et refusé au participant citoyen de représenter.
Cette situation trouble va poser à ce dernier une série de problèmes relatifs à
l’identification et à la stabilisation des dimensions fondamentales du jeu
interactionnel dans lequel il s’engage!: ses «!quoi!», ses «!qui!» et ses «!comment!». Ce
qui est rendu hautement problématique, c’est la capacité d’appréciation de la
situation en elle-même!; la possibilité, pour le citoyen ou le profane, d’atteindre
simultanément, par ses énonciations, une pertinence topique, une justesse participationnelle
et une correction formelle.
Ainsi, un premier problème que pose un rapport ambigu à la représentation concerne
la possibilité, pour tout participant citoyen, de se rapporter à un «!en-jeu!», de faire
émerger par sa parole des objets de discours légitimes, des références acceptables
pour la discussion, des «!quoi!» qui conviennent. Les habitants mobilisés dans les
assemblées, en accord avec l’invitation qui leur est lancée de faire connaître un avis et
1
Cfr. chapitre 6.
«!Malaises dans la représentation!» nous semblait un bon titre pour ce chapitre 5. Nous avons
découvert en cours de rédaction qu’il avait déjà été utilisé, tel quel, par Pierre Rosanvallon (1988), puis
par Hervé Pourtois lors d’une communication à un séminaire. Simplement, quand Rosanvallon et
Pourtois s’intéressent à la représentation sous un angle essentiellement politique, aux apories de la
démocratie délégative et aux nouvelles tensions créées par l’apparition de dispositifs participatifs, nous
étudions dans ce chapitre les rapports entre une telle dimension politique de la «!représentation!» et ses
acceptions cognitive et expressive. C’est pour cette raison que nous parlons de malaises, au pluriel, chaque
niveau de représentation (politique, cognitif, expressif) posant aux membres de l’assemblée participative
un dilemme spécifique.
2
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
305
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
d’aider à identifier les besoins du quartier, privilégient spontanément un usage
représentationnel du langage. Ils sont là pour dépeindre certaines réalités du quartier,
dire des choses à leur sujet, les convoquer et les faire importer dans la discussion. La
représentation est ici l’opération linguistique et cognitive par laquelle les partenaires
de la concertation se donnent la possibilité des traiter d’objets absents, précisément en
les rendant présents à l’esprit (Eraly, 2000). En faisant naître une référence au cœur de
la discussion, en pointant un objet absent (e.g. «!les voitures garées en double file
dans la rue Callas!»), la parole représentationnelle peut rendre présent, au-delà, le
thème, le topos ou le monde de préoccupations dans lequel cet objet se trouve inscrit
(e.g. «!la mobilité!»)3. Or, cette possibilité, pour le «!citoyen ordinaire!», de faire
référence à des objets absents et, à travers eux, de ramener au cœur de la discussion
des topoï plus généraux, est rendue problématique en assemblée (5.2.).
Le fait de représenter, dans une deuxième acception, renvoie non plus tellement à la
référence parlée, mais à celui ou celle qui parle. Ce citoyen prenant la parole, que
représente-t-il, politiquement, statistiquement!? Peut-il prétendre être un représentant
légitime de la population du quartier!? Est-il véritablement représentatif des habitants
du périmètre!? En étudiant le dilemme d’un usage représentationnel de la parole par
un participant citoyen, nous passerons ici d’un souci concernant les «!quoi!» à un
souci concernant les «!qui!» et la juste distribution des rôles institutionnels et
communicationnels entre les coparticipants (5.3.). En enjoignant les habitants d’un
périmètre urbain fragilisé à se faire «!acteurs de leur quartier!», à se saisir d’un rôle de
«!délégué des habitants!», les instances régionales et communales semblent
encourager un modèle délégatif et des engagements de représentation, par lesquels un
habitant rejoignant l’assemblée ne prendrait pas la parole pour lui ou pour sa rue,
mais pour l’ensemble du quartier. Cependant, en assemblée, cette injonction faite à
chaque participant citoyen de représenter le quartier, de rendre présents le quartier et
sa population par un acte individuel de mobilisation et de prise de parole, est
rapidement révoquée par des consignes contraires leur indiquant de «!faire preuve de
modestie!» dans leurs propos, dans la mesure où, en tant que «!simples habitants», ils
ne représentent, en définitive, qu’eux-mêmes. De même, ces citoyens, une fois flattés,
gratifiés d’une «!expertise du vécu!», présentés comme les acteurs le mieux à même
de se prononcer sur les vrais besoins du quartier, découvrent rapidement qu’il est bien
difficile de faire valoir une quelconque expertise quand on est présent, explicitement,
au titre de profane, de «!non spécialiste!».
Enfin, sur un troisième plan, la représentation ne se rapporte plus à la possibilité de
rendre présent à l’esprit, par la parole, quelque chose d’absent, ou de parler en un
certain titre au nom de quelqu’un d’absent, mais plus directement au mode de
composition et d’effectuation de cette parole. Nous avons vu dans le chapitre
précédent que les prises de parole du président de séance et de l’expert urbaniste, ces
3
Nous pensons ici évidemment, avec ces topoï, aux Cités explorées par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot dans De la justification (1991).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
306
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
prises de parole précédant et apprêtant le dialogue public, se présentaient sous la
forme –suffisamment continue, logique, intégrée, finie– d’un discours!: le mot du
président, dans un cas, l’exposé de l’expert, dans un autre. Nous avons en particulier
attiré l’attention sur le travail de préparation, d’équipement et de déploiement du
«!topo!» des experts, destiné à être représenté en public. Les urbanistes, en début de
réunion, ne font pas que prendre la parole!: la scène leur est confiée pour un temps
relativement long dans le but qu’ils introduisent, développent et finissent un discours
appuyé sur des arguments préparés à l’avance et sur des dispositifs de visualisation
(cartes, powerpoint...). En faisant de leur tour de parole initial une mini-conférence et
en s’engageant dès lors dans une performance, les experts urbanistes entrent en
représentation. La notion de «!représentation!» n’est, ici, plus entendue comme
opération de mise en jeu d’objets (dimension du «!quoi!»), ou comme appréciation de
la légitimité d’un participant à tenir un rôle particulier dans un jeu défini (dimension
du «!qui!»). Elle se rapporte au fait même de jouer, à l’exercice de formulation de
l’!«en-jeu!» et d’intégration du rôle dans un certain jeu de langage (dimension du
«!comment!» ). Une représentation, sous ce troisième angle, est donc une formule
expressive et langagière de présentation en public, dotée d’un certain degré de
typicité, de fluidité, de cohésion et de sophistication –des qualités qui la
distingueraient d’autres formes de prises de parole en public4. C’est à travers une telle
formule de représentation qu’opèrent les «!investissements de forme!» (Thévenot,
1986) engagés par les différents participants pour établir des éléments de signification
stables (des «!intermédiaires!», Ibid.) et permettre une coordination. Nous verrons
que ce troisième niveau de représentation peut poser aux participants citoyens un
nouveau casse-tête. Alors qu’il leur est initialement conseillé de «!mettre les formes!»,
de «!développer des arguments construits!» –et donc d’entrer en régime de
représentation–, les formulations plus sophistiquées auxquelles ils se risquent
écorcheront souvent les oreilles des experts et des élus, qui ne tarderont par à leur
recommander de «!dire les choses plus simplement!», dans «!un langage à eux!» (5.4.).
4
Nous entendons ici prendre nos distances avec certaines approches basées sur une lecture restrictive de
Goffman, qui tendraient à limiter les enjeux de représentation à cette dimension «!dramaturgique!» de
l’interaction, et pour lesquelles tous les «!acteurs!» engagés dans une discussion publique seraient «!en
représentation!». Selon nous, il ne suffit pas de prendre la parole en public pour entrer dans un régime de
représentation. Pour que cette métaphore dramaturgique de la «!représentation!» et du «!jeu d’acteur!»
conserve un sens, il faut se garder de l’appliquer systématiquement à toute et n’importe quelle forme
d’engagement en public.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
307
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
fig. 13 –L’intrication des contextes institutionnels comme
«!cadre primaire!» d’une activité de parole
EN-JEU
DOMAINES
= Quoi!?
JEU DE ROLES
= Qui!?
CADRE
DISCOURS
STYLES
JEU DE
LANGAGE
= Comment!?
Bien sûr, les différents problèmes de représentation que pose l’ordre symbolicoinstitutionnel de l’activité de discussion publique, ces trois grandes composantes
normatives du «!cadre primaire!» (qui!?, quoi!?, comment!?), se recoupent largement,
tellement qu’il est en fait difficile d’évoquer la question du «!quoi!?!», sans traiter
celles du «!qui!?!» et du «!comment!?!». Le diagramme de Venn de la figure 13 suggère
une intrication des cadres institutionnels dans les situations de communication et
attire l’attention sur l’hétérogénéité des compétences institutionnelles mobilisées par
les locuteurs chaque fois qu’ils engagent la parole. Cette schématisation nous permet
d’imaginer différentes régions d’intelligence de l’activité et, à leur croisement, des
sous-régions spécifiques (domaines, discours, styles). Si s’engager de manière
compétente dans une certaine activité en cours, c’est parvenir à établir les
associations et les discriminations appropriées à l’intérieur d’un univers de «!quoi!», à
l’intérieur d’un univers de «!qui!» et à l’intérieur d’un univers de «!comment!», c’est
aussi, et simultanément, pouvoir déterminer les assemblages appropriés entre ces
différents mappings.
Ainsi, par exemple, la rencontre d’ensembles ordonnés et hiérarchisés de «!qui!» et de
«!quoi!» fait apparaître un espace de domaines, la structure des rôles tenus par les
coparticipants se superposant dans une certaine mesure à la structure des enjeux en
présence, des objets «!en jeu!». De manière très nette, l’expert urbaniste, par exemple,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
308
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
tient un rôle particulier dans le jeu avec les partenaires de par son rapport privilégié à
certains des principaux objets de la discussion –qui sont aussi, au-delà, des objets
dans le monde. On dira que le réaménagement d’un espace public, la création d’un
ensemble de logements, c’est son domaine. De même, la détermination des objets en
jeu et la détermination des rôles pertinents se combinent à la détermination d’une
méthode de formulation, d’une formule expressive et langagière appropriée, du
«!comment!» qui convient. Les objets d’intérêt sont associés, différenciés, qualifiés et
intégrés dans des propositions discursives, et ces propositions, intégrées dans un
certain discours qui est moins une invention du locuteur qu’un emprunt plus ou moins
créatif à une architecture sémantique prédonnée, la torsion faite à un discours-type
déjà disponible et saisi dans l’environnement culturel commun aux participants
(Cefaï, 2002). Les rôles, de leur côté, sont intégrés dans des conduites descriptibles et
formulés par un emprunt à des répertoires de styles, eux aussi plus ou moins institués.
Il est important de signaler que l’agir-de-manière-compétente-dans-une-activitéinstitutionnelle-donnée, qui apparaît, décomposé de la sorte, comme une série
d’opérations complexes, distinctes, s’additionnant les unes aux autres, est en fait
réalisé à travers une seule et même intégration symbolique. Les participants à une
assemblée de concertation ne sont pas des ordinateurs sur pattes, soucieux de
calculer, avant de prendre la parole, les valeurs des paramètres à prendre en compte
dans les différentes provinces contextuelles du «!qui!», du «!quoi!» et du «!comment!».
Plus simplement, quand leur parole se pose de manière heureuse, c’est qu’ils ont
réalisé le bon cadrage d’ensemble de l’activité à laquelle ils se prêtent. On pourra
alors dire que la compétence institutionnelle manifestée est globale et générale. Par
contre, nous pensons que l’incompétence à répondre aux exigences normatives de
l’activité est, elle, toujours spécifique et particulière. Si l’intervention d’un participant
échoue, si le cadrage d’ensemble n’est pas suffisamment bon, ce sera toujours parce
qu’une certaine erreur grammaticale a été commise. Le participant a-t-il dit quelque
chose hors-propos, qui tombait à côté de la plaque?, a-t-il fait preuve d’impertinence,
d’irrévérence, s’est-il montré prétentieux, ou, autrement dit, a-t-il prétendu à un rôle
que les partenaires n’étaient pas prêts à lui reconnaître?, a-t-il commis une erreur
linguistique!?, a-t-il mal prononcé un terme technique!?, a-t-il usé d’une notion à
contre-emploi!?, a-t-il tenu un discours inapproprié!?, a-t-il fait intrusion dans le
domaine de spécialité d’un partenaire présent!?, a-t-il commis une faute de style!?,
etc.
En explorant notre matériau ethnographique et nos transcripts de réunions, nous
pouvons espérer dresser un inventaire de «!la variété des modes de surgissement et
de déploiement du trouble» (Breviglieri & Trom, 2003) dans des situations de parole
en public auxquelles sont mêlés des citoyens ordinaires et des profanes. Exemples à
l’appui, nous ferons apparaître différentes figures du trouble, en identifiant, selon
l’infraction commise, le type d’élément grammatical qu’elle sollicite et «le type de
félicité qu’[elle] fait vaciller» (Ibid, 2003). Une focalisation sur les cas d’
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
309
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
«!incompétence à représenter!», ou au moins, d’ «!infélicité de la représentation!»,
n’est pas à mettre sur le compte d’une passion perverse pour les échecs de la
communication. Elle trouve une justification à la fois empirique et analytique!:
nombreux et diversifiés, ces moments de trouble et les engagements malheureux qui
les provoquent s’avèrent de puissants analyseurs des conditions de félicité, des règles
et conventions définissant la compétence institutionnelle d’une intervention. En
creux, ces situations d’échec nous font prendre la mesure de ce que demande le fait
de prendre la parole en profane de manière appropriée5.
Après avoir passé l’essentiel de ce très long cinquième chapitre à décrire et à
catégoriser les formes de transgression de la grammaire officielle de la concertation
par des participants profanes, nous chercherons à comprendre ce que ces infractions
créent. Celles-ci, en effet, ne sont pas sans conséquences et sans effets, à la fois sur les
situations et sur les personnes (5.5.). Par la rupture de cadre qu’il provoque,
l’engagement d’un participant profane peut ouvrir sur une situation trouble, de
flottement6, ou, au-delà, sur une situation problématique qui nécessite l’intervention des
partenaires en charge de la concertation et de son bon déroulement. Les réponses
apportées aux engagements inappropriés sous la forme de sanctions plus ou moins
diffuses ont pour objectif direct de redresser la situation en en réinstallant le cadre, et
pour effet indirect d’offrir un feedback aux voix profanes, participant d’un processus
d’apprentissage par essais et erreurs.
Nous pourrions nous attendre, intuitivement, à ce que cet apprentissage progressif
montre ses résultats par la capacité acquise, pour un participant citoyen, de
représenter de manière compétente, de produire les intégrations symboliques et les
formes de généralisation appropriées. Nos observations ne nous montreront rien de
tel. Dans le cadre des concertations que nous avons suivies, la possibilité de
«!représenter!» en public –sur les trois modes que nous avons définis– ne semble pas
être, pour le participant citoyen, une simple question d’apprentissage ou de
capacitation, comme le pensaient certains en évoquant la difficulté pour une majorité
de citoyens de «!désindexicaliser!» leur propos, de «!monter en généralité!» dans leurs
5
Ici, nous n’inventons rien!: les erreurs, les couacs, les gaffes sont des objets de prédilection en
philosophie du langage et en sociologie depuis longtemps. C’est John L. Austin qui, le premier, a
formalisé une «!doctrine des infélicités!» c’est-à-dire «!la doctrine des choses qui peuvent mal se passer!»
à l’occasion d’énonciations performatives (Austin, 1962, p.14). Selon Austin, il n’y a infélicité que parce
que «!certaines règles sont transgressées!». Le philosophe s’essaie alors à une typologie élémentaire de
ces règles et des formes d’infélicités qui y correspondent, en distinguant les «!ratés!» (misfires) des
«!abus!». Erving Goffman, bien sûr, s’est fait le champion de la description de nos erreurs, développant
lui aussi d’ambitieuses typologies dans une étude comme «!Radio-talk. The way of our errors!» (1981b).
L’erreur prend une place centrale également dans les sociologies des sciences et de la connaissance, où
les auteurs se concentrent sur le postulat pragmatiste voulant qu’une proposition ou une croyance n’est
jamais vraie ou fausse en elle-même, mais plus ou moins appropriée. David Bloor (1983) posera ici les
bases d’une «!sociologie de l’erreur!», au fondement de son «!programme fort!» en sociologie de la
connaissance (Lynch, 2009, p.253-254). Plus proche de nous, les «!dynamiques de l’erreur!» ont fait
l’objet d’analyses systématiques dans un séminaire de l’EHESS (coordonné par Christiane Chauviré,
Albert Ogien et Louis Quéré) et de la rédaction d’un numéro de Raisons pratiques (2009).
6
Nous renvoyons à nouveau le lecteur aux Cadres de l’expérience et au long chapitre qu’Erving Goffman
consacre à ce qu’il appelle l’!«!expérience négative!» (1991).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
310
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
prises de parole. L’accès à la représentation semble plutôt consister en un privilège, et
un privilège refusé a priori au participant citoyen, à cet acteur non mandaté et non
spécialiste. En quoi peut alors bien consister le processus d’apprentissage par lequel
passent les participants citoyens, si ceux-ci sont, fondamentalement, après
l’apprentissage autant qu’avant, interdits de représentation!? Nous nous prononcerons
sur ce point en fin de chapitre!: selon nous,! l’agir compétent du participant citoyen
dans la concertation avec les élus et les experts passe par une sorte de désapprentissage
des usages proprement représentationnels, symbolisants et généralisants de la parole, réservés
aux acteurs spécialisés et institués. En d’autres termes, l’acquisition d’une
compétence de «!citoyen ordinaire!» demande non pas une recherche de
sophistication, mais au contraire une disposition à ordinariser ses engagements de
parole (5.6.), à les placer en deçà du représentationnel en les appuyant sur les
grammaires infradiscursives et présymboliques (Ferry, 2007) de la concertation.
Observons à présent les différentes manifestations de ce «!malaise dans la
représentation!» dont les participants profanes font régulièrement l’expérience dans
des assemblées participatives.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
311
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.2. Premier problème de représentation!: faire référence
«!La grammaire dit quel genre d’objet est quelque
chose!»
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques,
2004, §373.
Dans ce premier volet de l’analyse des difficiles usages représentationnels de la parole
par les participants citoyens de la concertation, nous découvrirons la multitude des
contraintes institutionnelles devant être prises en compte lorsque ces participants
veulent faire exister et faire importer l’un ou l’autre élément de contenu, l’un ou
l’autre «!en-jeu!»7 dans la discussion publique, et par là contribuer à un débat sur la
revitalisation du quartier et les options à privilégier en vue de celle-ci. Nous verrons
ensuite que le respect de ces règles de pertinence et de mentionnabilité ne suffit pas à
faire émerger le débat d’idées, la joute argumentative, la mise à l’épreuve mutuelle
des convictions personnelles que les tenants du délibérativisme républicain appellent
de leurs vœux.
5.2.1. En-jeu et pertinence topique
Comme nous l’avons déjà signalé, une analyse satisfaisante du rapport
qu’entretiennent les participants d’une discussion à ce qui est en jeu, aux références et
aux thèmes de cette discussion, à ses «!quoi!», demanderait pour bien faire de
considérer la façon dont ces références et thèmes dessinent des domaines à l’intérieur
desquels certains acteurs peuvent faire valoir une prérogative, ainsi que la manière
dont ces références et ces thèmes sont intégrés dans des formules langagières et
expressives plus ou moins appropriées, et donc dans des discours plus ou moins
ajustés aux situations.! Mais il nous est possible, pour l’heure, de commencer notre
analyse en posant que les choses que les participants veulent représenter, rendre
présentes et importantes dans la discussion, peuvent poser problème en elles-mêmes,
sans même, à la limite, que l’on considère précisément «!qui!» les invoque et,
«!comment!» cette personne les formalise. C’est sur la référentialité ou la topicalité de
la parole –cette qualité qu’elle a de mobiliser des objets et d’ouvrir des terrains pour
la discussion– et sur la compétence référentielle ou topique des participants –leur
capacité attestée de juger des objets et des terrains pertinents– que nous nous
pencherons dans ce point.
7
Je parle d’!«!en-jeu!» afin de marquer le fait que, ce qui m’intéresse ici, c’est le caractère pertinent et
approprié d’un objet à l’intérieur du jeu. L’en-jeu serait donc une version mineure de l’!«!enjeu!», qui,
dans le langage courant accentue l’!«!importance!» d’un objet de discussion «!général!» plutôt que, plus
simplement, son «!adéquation!»! à une discussion «!particulière!». Ainsi, l’en-jeu peut devenir enjeu,
quand, d’importable, il est considéré comme important (cfr. 5.2.2.b.).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
312
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
C’est que, dans une réunion de Contrat de quartier, apparaître en participant
compétent demande premièrement aux différents participants de pouvoir
comprendre de quoi on parle et de quoi on peut parler, de saisir les références
thématiques qui conviennent en vue de dire les choses avec pertinence (relevance). Le
premier des «!cadres institutionnels!» de la concertation est ce qu’on peut appeler son
référentiel. Mettre les pieds dans une discussion publique, c’est d’abord reconnaître ce
qui y est traité, comprendre sur quoi cette discussion porte, effectivement mais aussi
potentiellement, c’est-à-dire sur quoi elle pourrait éventuellement porter. Quels
éléments sont mentionnables? Quels sont les «!mondes possibles!» de cette discussion,
c’est-à-dire sur quel thème, quel topos les actes de référenciation des participants
peuvent-ils ouvrir!? C’est, du même coup, comprendre ce qui ne fait pas partie du
référentiel, ce sur quoi la discussion ne peut pas porter, c’est identifier des thèmes
non pertinents, des objets et des références non mentionnables.
fig. 14 –La dimension de l’ «!en-jeu!» en relation autres dimension
du «!cadre primaire!» d’une activité de parole
EN-JEU
= Quoi!?
DOMAINES
JEU DE ROLES
= Qui!?
CADRE
DISCOURS
STYLES
JEU DE
LANGAGE
= Comment!?
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
313
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel
Le référentiel de la discussion publique développée autour du Contrat de quartier
connaît donc des limites et des frontières. Un objet du monde extérieur, lorsqu’il est
rendu présent par la parole, lorsqu’il est ainsi importé par un participant désirant le
placer au cœur de la discussion, passe par une sorte de douane symbolique. Cet objet
doit être en règle. Soumis au jugement des partenaires de la concertation, et en
particulier à celui des «!acteurs en charge!» du Contrat de quartier, il doit montrer une
série de qualités et répondre à une série de contraintes, sous peine d’être disqualifié.
En suivant les différentes manières dont ces «!acteurs en charge!» identifient des
objets non pertinents, étrangers, «!hors!» (hors-jeu, hors-programme, hors-budget,
hors-normes, hors-périmètre, hors-délais, hors-contexte, hors-propos...), et leur
résistent, je propose de faire un premier inventaire de ces contraintes et de ces
principes de réduction du référentiel.
5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord
Le référentiel potentiel, dans un espace public pluraliste comme une CLDI et dans un
programme de développement urbain dit «!intégré!» comme le Contrat de quartier,
est en principe fort large. Ainsi, les participants aux réunions des Contrats de quartier
peuvent chercher à importer et à faire importer des thèmes et des objets de
préoccupation aussi divers que l’aménagement d’un espace vert, l’amélioration de
l’attractivité du quartier, la construction de nouveaux logements sociaux, la
rénovation d’une salle de théâtre, la valorisation d’immeubles classés, l’installation
d’espaces de stationnement à proximité des commerces, la création de crèches, la
mise en place de projets d’insertion socio-professionnelle, la création d’une crèche,
d’une école de devoirs, d’une maison de quartier, d’ateliers créatifs pour femmes,
etc., sans que cela n’apparaisse complètement incongru en soi. En nous appuyant sur la
désormais classique «!typologie des cités!» de Luc Boltanski et Laurent Thévenot
(1991), on peut poser que la multitude de références et d’enjeux qu’évoque la
revitalisation d’un quartier urbain s’organisent en au moins sept grands répertoires de
préoccupations socio-historiquement déterminés, chacun indiquant un type
particulier de rapport moral à la ville, une définition de la ville bonne, chacun
embarquant en même temps l’argumentaire typique et le «!vocabulaire de motifs!»
permettant de mettre en valeur et de défendre, selon le cas, une ville fonctionnelle,
une ville marchande, une ville-réseau, une ville solidaire, une ville-village, une ville
écologique ou une ville inspirée (esthétique, poétique, religieuse...). Ce premier
niveau très général de filtrage du référentiel limite ainsi la diversité absolue des
préoccupations absolues aux préoccupations exprimables en public, c’est-à-dire à celles
appuyées sur des ensembles de raisons publiques, des formes disponibles et
reconnues de bien commun, «!des architectures pré-données du beau, du droit ou du
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
314
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
juste!» (Cefaï, 2002). Cette contrainte à la référentialité de la discussion, en
déterminant les domaines du dicible et du qualifiable, est, indissociablement, d’ordre
sémantique et d’ordre moral!: dans le débat démocratique, un argument pourra faire
sens précisément dans la mesure où il incorpore un bien commun identifiable et
défendable.
En vertu de ce principe de publicité8, tout participant exprimant des préoccupations
ne s’appuyant pas sur des raisons publiques ou des formes de bien commun
reconnues se met «!hors-jeu!» vis-à-vis des autres participants et des organisateurs de
la réunion en particulier. C’est par exemple le cas quand des personnes veulent
influencer les orientations du Contrat de quartier pour leur seul intérêt personnel
(absence de raison publique), ou quand d’autres cherchent à dénoncer une partie de la
population du quartier sur la base de propos racistes (déni du bien commun). Ce
premier cercle de réduction du référentiel au dicible-en-public est celui qui
occasionnera les sanctions les plus explicites et les plus fortes en cas de transgression.
Dans certains cas, en effet, la mise hors-jeu d’un participant ne sera pas seulement
symbolique et provisoire, mais effective et définitive. Ainsi, dans une CLDI de la
commune B, un participant s’étant rendu coupable de propos racistes fut invité à
démissionner, suite à un vote proposé par l’échevine en charge, et lors duquel les
membres de la CLDI se prononcèrent unanimement pour son expulsion.
Il faut peut-être apporter quelques précisions quant au type de contrainte de publicité
activé dans les assemblées participatives du Contrat de quartier!; une contrainte de
publicité qui s’inscrit dans une activité présentée comme un échange d’opinions ou
un débat critique en vue de la formation d’accords et de la définition concertée d’un
programme d’action publique. Parler sous un «!régime de la critique!» ou sous un
«!régime de l’opinion!» tout en recherchant l’accord, dans des espaces ouvrant au
moins indirectement sur des décisions à prendre et des actions concrètes à
entreprendre, accentue l’importance de l’intelligible, du vrai et du juste comme critères
de validité des énoncés, quand, dans d’autres dispositifs de participation, un parleren-public développé sous un «!régime du partage!» (Cardon et alii, 1995) soulignera
plutôt l’importance de la sincérité et de l’authenticité des énonciations. Dans un
Contrat de quartier, où une somme de dix millions d’euros est mobilisée et où se
trouve en jeu une partie de l’avenir d’un quartier, où les acteurs se trouvent lancés
dans une «!quête agonistique du vrai et du bon, du droit, du juste et du légitime!» (Cefaï,
2002), la vérité et la justesse des énoncés prévalent. Par contre, dans un «!espace de
dialogue!» ou un «!groupe de parole!» où se rencontrent travailleurs sociaux et
usagers sans-abri dans le but principal de discuter, de s’exprimer et de s’écouter
mutuellement, les participants seront surtout attentifs à la sincérité des énonciations!:
que les usagers sans-abri avancent des informations fausses, des propositions
8
Nous nous permettons ici de faire un usage intuitif du qualificatif «!public!» et nous demandons au
lecteur d’être patient. Ce qui fait le caractère «!public!» d’une énonciation sera spécifié par la suite
(5.3.2.1.)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
315
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
incompréhensibles, abracadabrantes ou immorales n’aura, au final, pas la même
importance.
5.2.2.2. Contrainte programmatique
Dans l’espace public politique d’un Contrat de quartier, à la différence de ce qui peut
se faire dans des «!groupes de parole!», les conversations sont donc contraintes par la
nécessité de déboucher, ultimement, sur la détermination d’actions concrètes et
engageant des dépenses publiques relativement importantes. Mais elles se distinguent
également d’autres formes de débat public ouvrant sur l’action, du type de celles
mises en intrigue par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe dans leur
essai Agir dans un monde incertain. Rappelons-le, la sociologie des controverses sociotechniques développée par ces auteurs nous montre des «!forums hybrides!» dans
lesquels les différents participants envisagent des formes d’action concertée à partir
de situations initiales d’une grande indétermination, d’une grande «!incertitude!»
(Callon et alii, 2001, p.40)!:
On sait qu’on ne sait pas, mais c’est à peu près tout ce que l’on sait : il n’y a
pas de meilleure définition de l’incertitude. Dans de telles situations, il n’y a
place que pour les interrogations et les débats, notamment sur les
investigations à lancer. Que savons-nous ? Que voulons-nous savoir ? C’est à
ces questions lancinantes que les forums hybrides contribuent à apporter des
éléments de réponse.
Dans les commissions de Contrats de quartier, l’ «!incertitude!» quant aux objets
pertinents de la revitalisation urbaine et la dynamique d’ «!exploration des mondes
possibles!» que susciterait cette incertitude se trouvent largement restreintes par
l’inscription de ces discussions dans un dispositif d’action publique aux objectifs
prédéfinis et aux thématiques présélectionnées. Ces objectifs et ces thématiques,
valant pour tout Contrat de quartier initié en Région bruxelloise, sont précisés dans
les articles 3 et 4 de l’Ordonnance du 7 octobre 1993 organique de la revitalisation
des quartiers, modifiée par les ordonnances des 20 juillet 2000 et 27 juin 2002 :
Art. 3. La revitalisation d'un quartier a pour objectif de le restructurer, en
tout ou en partie, de manière à restaurer ses fonctions urbaines, économiques
et sociales dans le respect de ses caractéristiques architecturales et culturelles
propres.
La revitalisation visée à l'alinéa précédent est réalisée au moyen d'une ou de
plusieurs opérations qui consistent à maintenir ou accroître et à améliorer
l'habitat, les infrastructures de proximité, les implantations mixtes et les
espaces publics.
Art. 4. Le programme de revitalisation d'un quartier spécifie les objectifs
énumérés à l'article!3; les opérations qu'il comporte consistent en :
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
316
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
1° toute opération de réhabilitation, de construction ou de reconstruction de
l'habitat menée par la Commune sur des immeubles qu'elle acquiert à cette
fin, lui appartenant ou appartenant au Centre public d'aide sociale; ces
opérations peuvent se faire, le cas échéant, avec l'apport financier du secteur
privé ;
2° toute acquisition de biens immeubles, bâtis ou non, ou toute prise de droit
d'emphytéose sur de tels biens en vue, le cas échéant, de les assainir en tant
que terrains à bâtir, et de les mettre à disposition d'investisseurs publics ou
privés afin de les affecter exclusivement à l'habitat ;
3° toute prise en emphytéose d'immeubles ou parties d'immeubles affectés au
logement assimilé au logement social et réalisés par des investisseurs privés,
en vue de les donner en location ;
4° toute intervention sur les espaces publics [Art.2, 9°: il faut entendre par
espace public un ensemble ou partie d'ensemble non bâti, formé par des rues
et des places, comprenant les voiries, les aires de parcage et les trottoirs, ainsi
que les espaces verts non privatifs, situés ou non à l'intérieur d'un îlot],
menée simultanément à celles visées aux 1°, 2° ou!3° ci-dessus, en vue de
leur requalification, moyennant l'accord du ou des propriétaires concernés ou
la constitution d'un droit réel sur les biens privés!:
- toute intervention de verdurisation dans les intérieurs d'îlots,
- l'aménagement en vue de l'embellissement des abords,
- l'amélioration fonctionnelle quant à l'accès à des logements ;
5° toute intervention d'incitation aux activités contribuant à favoriser la
revitalisation sociale et économique du quartier, notamment par la mise à
disposition d’insfrastructures de proximité, la participation de ses habitants et
par des activités permettant, y compris dans le cadre de programmes
d'insertion socio-professionnelle, une discrimination positive du quartier [...].
Au regret de bon nombre des participants citoyens engagés dans les Contrats de
quartier, une telle prédéfinition étroite des objectifs et des objets de la revitalisation
urbaine ne laisse place qu’à peu d’incertitude. On peut en effet être certain qu’en bout
de course, suite à la concertation et au travail de détermination et de rédaction d’un
«!dossier!», un Contrat de quartier donnera lieu (1) à de la création/rénovation de
logement, (2) à des opérations de requalification des espaces publics, (3) à différents
projets de revitalisation socio-économique et de réinsertion socio-professionnelle.
Qu’une prédéfinition assez rigide des objectifs de la revitalisation urbaine soit
souhaitable ou pas ne change rien à notre approche empirique de la pertinence
topique dans les prises de parole des citoyens. Si l’on s’intéresse à ce niveau de la
pertinence topique, on reconnaîtra qu’il n’est pas suffisant que les citoyens importent
des préoccupations justes, qualifiables sur le plan moral général d’un débat sur la
ville!; il faut en outre que leurs importations apparaissent ajustées, c’est-à-dire
qualifiables sur le plan programmatique prédéfini du dispositif Contrat de quartier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
317
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
On peut préciser ce point en posant que l’ajustement topique des objets représentés
verbalement par les participants engage un double niveau de pertinence. Il s’agit
premièrement, condition nécessaire, de faire référence à des objets importables,
envisageables dans le cadre d’action que se pré-donne le Contrat de quartier (i.e., de
simples en-jeu). Il convient en même temps de saisir parmi ces objets!possibles, ceux
que les objectifs du Contrats de quartier retiennent comme importants ou prioritaires
(i.e., de véritables enjeux).
a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas
La mission donnée par l’ordonnance à l’instrument d’action publique «!Contrat de
quartier!» formate les enjeux, pose la structure thématique d’une certaine revitalisation
urbaine et l’organise dans un programme en cinq «!volets!» (cf. les cinq alinéas de
l’article 4). Les participants citoyens doivent alors «!com-prendre!» et intégrer cette
structure lors de chacune de leurs tentatives d’importation d’objets et lors de chacun
de leurs actes de référenciation.
Cette structure, rappelée d’une réunion à l’autre par les élus, chefs de projet et
experts, en définissant les objets pouvant être traités dans la concertation autour du
Contrat de quartier, définit tout autant, en creux, le hors Contrat de quartier, le hors
programme, le hors de question. Les maîtres d’œuvre du Contrat de quartier, c’est-àdire les représentants communaux et leurs agents, veillent ensuite au respect de cette
contrainte programmatique en rejetant, comme inenvisageables sur un plan purement
thématique9, nombre des objets et des enjeux de revitalisation urbaine avancés par les
participants citoyens. Il en va ainsi de ces prises de parole par lesquelles des habitants
tentent d’importer au cœur de la discussion des matières telles que la propreté, les
déchets clandestins, l’insécurité, la vente de drogue, les commerces illégaux, le sort
des sans-papiers, les marchands de sommeil, etc. Ces questions, bien qu’appuyées sur
des raisons publiques, valides sur un plan moral, dicibles en public dans l’absolu, ne
seront pas pour autant pertinentes. Les exemples suivants nous montrent certaines
des réponses apportées par les personnes en charge devant des tentatives
d’importation inappropriées!:
EXTRAIT N°46 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004
UNE HABITANTE!:
Ce petit snack dans la rue, ça fait un an qu’il est vide, mais tout le monde sait qu’il y a
des gens qui vivent dans le sous-sol. Y a ce problème des vendeurs de sommeil, et de
la drogue aussi...
ANNE-DOMINIQUE FRANÇOIS (chef de projet)!:
Malheureusement on ne pourra rien faire sur ce point à partir d’un Contrat de
quartier...
9
C’est-à-dire avant même toute considération budgétaire, technique, de localisation, etc.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
318
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
EXTRAIT N°47 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005
ROSA GONZALES!(représentante d’une association de femmes):
Un autre aspect, c’est aussi la saleté. Comment peut-on faire un quartier vraiment
beaucoup plus propre pour tout le monde, où on a du plaisir à se promener, et où on
ne doit pas regarder toutes les minutes où on met les pieds. Peut-être, ça sera bien de
faire une réflexion plus générale. Il y a des problèmes concrets que les personnes
normales de la rue te disent et qui sont des préoccupations de tous les jours [...]
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Je vais peut-être vous rappeler sèchement qu’on est dans un Contrat de quartier,
qu’on n’est pas au Conseil Communal. On ne va pas réfléchir sur la politique
générale de la commune au niveau de la propreté, ou à un autre niveau très général
qui influence la vie des gens du quartier, mais qui n’est pas la base première d’un
Contrat de quartier. Un Contrat de quartier, ce sont des réalisations très concrètes de
logements, d’espace public et de volet de cohésion sociale...
EXTRAIT N°48 - C.d.Q. Collège, Commune A – mai 2004
MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études Alpha)!:
[Lisant une liste de projets]
Le Comité Houblon propose un projet « Demain, je vote » qui consisterait en
l’accompagnement des non-européens dans leurs démarches pour obtenir le droit de
vote. Ceci est, par exemple, peut-être l’exemple d’un projet qui pourrait trouver des
financements en dehors du cadre des Contrats de quartier.
EXTRAIT N°49 - C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
JEAN-PHILIPPE TISON (association de jeunes)!:
Je voulais vous faire part d’une inquiétude assez importante de ma part en ce qui
concerne la place qui est réservée à des jeunes, je dirais entre 3 et 20 ans, dans le
quartier. Il est important qu’il y ait des lieux de socialisation qui ne soient pas
surveillés, sans quoi on va faire une société avec soit des moutons, soit des révoltés
[...].
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Mais je crois qu’il ne faut pas lier absolument une démarche ou une politique de
jeunes avec le Contrat de quartier...
EXTRAIT N°50 – C.d.Q. Collège, Commune C – février 2004
UNE HABITANTE!:
Quand même c’est les questions d’insécurité grandissante qui sont frappantes ici dans
le quartier...
ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!: :
Je suis consciente que ça affecte les habitants... mais «!sécurité!» c’est pas ici, c’est pas
pour rien qu’on a créé à Bruxelles les Contrats de sécurité. Contrats de quartier,
Contrats de sécurité, c’est deux choses différentes...
Dans la mesure où ces matières non importables sont souvent reconnues comme
«!importantes!» ou «!intéressantes!» dans l’absolu («!Je suis consciente qu’il s’agit d’une
problématique importante, mais...!»!; «!c’est très intéressant, mais...!»), les personnes en
charge prennent souvent la peine de rediriger les participants qui les portent –ces
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
319
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
participants égarés, qui n’auraient pas compris où ils mettaient les pieds en passant la
porte de la salle de concertation, qui n’auraient pas reconnu la mission et la structure
thématique particulières du dispositif de revitalisation urbaine qui leur est proposé.
Les résistances que montrent les «!personnes en charge!» devant ces objets non
pertinents font ainsi apparaître une série de lieux et de programmes autres,
entretenant un autre type de rapport à la revitalisation urbaine (e.g. «!le Conseil
communal!»), se choisissant un autre référentiel (e.g. «!les Contrats de sécurité!»). A défaut
de montrer et de nommer ces lieux, elles peuvent simplement les suggérer, les laisser
imaginer («!...un projet qui pourrait trouver des financements en dehors du cadre des Contrats
de quartier!»). Elles disent!: «!ces objets non importables ici sont certainement
importables quelque part!».
Les contours du référentiel légitime de la discussion ne sont cependant pas toujours
aussi nets que les exemples convoqués ci-dessus pourraient le laisser croire. Ainsi,
certains objets a priori extérieurs aux thèmes présélectionnés pour le Contrat de
quartier pourront, saisis sous un certain aspect, s’avérer envisageables. Inversement,
certains objets ressortant a priori de ces thèmes présélectionnés pourront, saisis sous un
certain aspect, être déclarés non pertinents. Commençons par le premier de ces cas
plus complexes, en examinant l’extrait suivant!:
EXTRAIT N°51 – C.d.Q. Lemont, Commune B – février 2005
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Monsieur Dufay [i.e. le bourgmestre] vous disait qu’on a déjà eu cinq Contrats de
quartier dans cette commune, ce qui fait qu’on a l’habitude de ce volet 5 de cohésion
sociale et on peut déjà vous dire que dans les projets proposés dans le cadre de ce
volet plus social, on ne peut pas toucher à la sécurité ou à la propreté... Sauf
éventuellement à un niveau éducatif, mais en tout cas on ne va pas aller payer des
agents de propreté ou de sécurité avec l’argent du Contrat de quartier. Avant on
pouvait le faire mais ça ne s’est pas montré probant!: après quatre ans, les agents
disparaissaient faute d’argent. Mieux vaut accéder à des changements structurels.
UN REPRESENTANT D’ASSOCIATION!:
Quand vous dites que la sécurité n’est pas prévue, dans le volet 4 relatif aux espaces
publics, on peut quand même penser à sécuriser les voiries, non!?
JEAN DUFAY (bourgmestre)!:
Oui, oui, ça oui.
FRANÇOIS CLAESSENS!:
Non, ce que je veux dire, c’est qu’on va discuter plus ou moins de ce que le quartier a
besoin, mais on ne va pas se dire...
JEAN DUFAY!:
On ne va pas dire bien sûr que la sécurité n’est pas importante, mais simplement la
Région n’a pas fonction de police... Ce qui n’empêche pas qu’on fasse remonter des
préoccupations vers la police. La sécurité, nous on va effectivement pouvoir s’en
préoccuper mais plutôt à travers des aménagements...
UNE HABITANTE!:
Pour moi c’est une question d’éducation des gens de toute façon. Si les gens
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
320
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
apprennent à respecter la propreté, c’est ça qui importe. Et quand c’est propre c’est
plus sécurisant aussi...
JEAN DUFAY!:
Ce genre d’initiative, vous pouvez peut-être faire ça dans un volet 5...
UN HABITANT!:
Oui mais j’imagine que ça n’empêche pas de faire quelque chose, de rajouter
quelques poubelles à la finalisation du Contrat de quartier... C’est quand même très
sale... Faut voir parfois après le marché, la crasse...
JEAN DUFAY!:
Là-dessus je m’en vais [il avait prévenu quelques minutes plus tôt qu’il devrait quitter la
réunion]... et ce n’est pas parce qu’on parle de propreté et de sécurité!!
[Rires]
Dans cette conversation, on voit apparaître certaines nuances quant aux principes de
clôture du référentiel, des «!mondes possibles!» de la discussion autour du Contrat de
quartier. Le coordinateur général commence par rappeler qu’il n’est pas possible de
«!toucher!» aux thèmes de la propreté et de la sécurité, avant de se reprendre et
d’introduire une exception!: il est en fait possible d’y toucher, mais uniquement sur le
mode de l’éducation de la population, plutôt que sur celui de l’action directe
impliquant le recrutement d’agents (de propreté, de sécurité). Est-ce là la seule façon
de toucher à la sécurité dans le Contrat de quartier!? Apparemment pas, puisque dans
la foulée, un représentant d’association fait part de la nécessité de «!sécuriser!» les
voiries, le bourgmestre confirmant cette possibilité de toucher à la sécurité sur le mode
des aménagements (volet 4). Une habitante, intégrant ces nouvelles conditions
d’usage limité des thèmes de la sécurité et de la propreté, engage une remarque sur
l’importance d’éduquer les gens du quartier à la propreté. Par contre, à sa suite, un
autre habitant oublie ces mêmes conditions en tentant de ramener dans la discussion
des propositions d’actions expresses («!faire quelque chose!», «!rajouter des
poubelles!»). Que le bourgmestre quitte la réunion en raison de la tournure que risque
de prendre la discussion ou pour une raison indépendante, sa réponse distraite n’en
«!sanctionne!» pas moins, de manière «!diffuse!» (R. Ogien, 1990) la non pertinence
de la proposition du dernier habitant.
Comme je l’indiquais plus haut, s’il est possible que certains objets en principe non
pertinents puissent trouver une pertinence lorsqu’ils sont saisis sous un certain aspect
ou sur un mode particulier, il est également possible que des objets en principe
pertinents se trouvent disqualifiés pour les mêmes raisons. Ce cas sera d’ailleurs
beaucoup plus fréquent!: tout au long de la concertation, les participants citoyens
découvriront que les thèmes établis par le programme en cinq volets du Contrat de
quartier ne peuvent être saisis et importés dans la discussion que sur un certain mode.
Dans le paquet des objets de la revitalisation présentés «!sur papier!» comme
légitimes, seuls certains, pris par le bon bout, seront effectivement importables dans
la discussion.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
321
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Ainsi, par exemple, la topique de la mobilité, que fait émerger la possibilité, à travers
le volet 4 d’un Contrat de quartier, de réhabiliter des voiries, des trottoirs, des abords
et des accès aux logements. Puisqu’il est possible en soi de «!toucher!» à la mobilité
dans un Contrat de quartier (plutôt qu’à la sécurité ou à la propreté par exemple...),
nombre de citoyens et d’associations sensibles à cette thématique chercheront à
exposer leurs préoccupations et leurs idées sur le sujet. Certains évoqueront des
problèmes de stationnement, d’autres s’inquièteront du sort que le quartier réserve
aux cyclistes ou aux personnes à mobilité réduite, d’autres encore pointeront la faible
fréquence ou le mauvais état des bus, etc. Les organisateurs de la participation euxmêmes, dans la mesure où le Contrat de quartier intègre des objets référant à la
problématique de la mobilité, proposeront parfois de mettre en place un «!groupe de
travail ‘mobilité’!». Cependant, si le thème de la mobilité embarqué par la question
du réaménagement des espaces publics (volet 4) trouve bel et bien une place
«!officielle!» dans le référentiel de la discussion, très peu de choses pourront
finalement être proposées à son sujet. Le problème tient au fait que, pour ce thème de
la mobilité comme pour la plupart des autres «!thèmes possibles!» d’ailleurs, les objets
saisis par les locuteurs citoyens seront soit trop «!petits!», soit trop «!gros!», tantôt trop
«!particuliers!», tantôt trop «!généraux!». Les personnes posant des questions de détail
sur le coût exact d’un plateau-carrefour ou celles cherchant à faire placer un sens
interdit dans leur rue se situent dans une perspective trop étroite ou trop particulière
pour avoir une pertinence dans la discussion publique. Mais dès que les participants
délaissent ces points de détails ou ces revendications particulières pour des prises de
parole gagnant en hauteur, très rapidement, ils rendront présents des enjeux de
mobilité d’une ampleur trop vaste, sur lesquels l’outil Contrat de quartier n’a pas
suffisamment prise. On leur indiquera alors que de telles «!réflexions globales!» et de
tels «!débats d’ensemble!» sur la mobilité n’ont pas leur place dans un Contrat de
quartier, qu’elles empiètent là sur une «!politique générale!». Dans le Contrat de
quartier Callas, les interventions des participants qui concernaient la mobilité ont
ainsi été systématiquement suspendues, experts et élus rappelant inlassablement
qu’un Plan Communal de Mobilité était à l’étude, et que tant que l’on n’en
connaissait pas les orientations, il ne servait «!à rien de se lancer dans de grandes
discussions sur la mobilité!»10. Au final, sur cette question de la mobilité, les participants
citoyens ne pouvaient ni mobiliser de très petits objets concrets, parce que
insignifiants, ni chercher à faire sens –l’extrait suivant, qui restitue le propos d’un
représentant régional, étant tout à fait explicite quant à l’inutilité de chercher à faire
sens sur ces questions dans un Contrat de quartier :
10
Luc Deschamps, coordinateur général, C.d.Q. «!Callas!», Commune A, séance d’information du 9
juin 2004).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
322
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
EXTRAIT N°52 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004
FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale) :
[suite à un début de débat sur la mobilité] Donc, moi, je suis très intéressé par les
réflexions sur le sens, donc je suis toujours un peu frustré par la dynamique Contrat
de quartier puisqu’on est dans un programme opérationnel qui est voulu pour être
opérationnel, concret, direct, sur un temps déterminé. Donc, c’est vrai que ça a un
caractère un peu frustrant pour les réflexions qui sont plus sur le sens, sur l’analyse
plus approfondie de ce que l’on veut en termes de mobilité au sein de la ville, de la
Région. Moi, j’ai envie de rappeler que, au niveau du Secrétariat Régional, on a créé
un lieu qui est un lieu de débat et de confrontation sur ces questions-là. Et donc, j’ai
envie de dire que le manteau d’une CLDI ou d’une Assemblée Générale limitée à un
Contrat de quartier peut être fort étroit pour aborder tout cela. On ne va pas y arriver,
ici et maintenant. Donc, moi, je fais appel à ceux qui le souhaitent et à ceux qui,
parmi vous, ont déjà contribué à ces débats-là, mais dans un autre cadre, qui peut
peut-être prendre un peu plus de hauteur aussi à un niveau de la ville, de la Région,
où, là ,c’est possible, où, là, ça redevient possible de se rencontrer sur ces
thématiques-là et de les mettre en débat et de les confronter. Et, donc, moi, je te
renverrais, Denis, vers ces instances-là. Merci.
Les participants à la concertation peuvent donc «!toucher!» à la mobilité, sous des
formes qui restent à trouver, mais en tout cas pas sur le mode du «!sens!» –d’autres
lieux et d’autres programmes étant prévus pour cela. Autant dire que la mobilité se
pose en simple en-jeu et en faux enjeu de la concertation dans les Contrats de quartier,
une topique qui devint rapidement taboue à Callas, embarrassant tout le monde!: les
habitants, bien sûr, qui ne pouvaient importer des objets ressortant à la mobilité, mais
les «!personnes en charge!», tout autant, coincées qu’elles étaient par la mention, dans
le volet 4 du programme, de questions de mobilité dont elles ne savaient que faire.
b) Ce qui est importable et ce qui est important
Le problème concernant la pertinence des références à la mobilité dans le cadre d’un
Contrat de quartier peut s’énoncer de la sorte!: si la mobilité est un thème prévu par
le programme, un thème éventuellement importable dans la discussion publique, elle
ne constitue pas pour autant un thème important, significatif (relevant). La mobilité
n’est certes pas étrangère à la revitalisation urbaine telle que la définit le Contrat de
quartier, mais elle n’est pas non plus «!son dada!». Ainsi, la structure de pertinence
contraignant les prises de parole et leurs objets ne dépend pas seulement d’une
réduction du référentiel de la revitalisation urbaine aux quelques en-jeu
présélectionnés par le Contrat de quartier, mais également de leur agencement entre
eux et de l’orientation générale donnée à l’ensemble dans un certain scénario, dans
un certain «!état du monde!» (Callon et alii, 2001). Pour utiliser à nouveau un
vocabulaire goffmanien, le dispositif du Contrat de quartier se définit par la
«!modalisation!» (keying), le «!cadre secondaire!» qu’il apporte au «!cadre primaire!»
de l’action-publique-en-vue-de-la-revitalisation-urbaine. Il est nécessaire aux
participants, pour engager une parole et des objets pertinents, de parler et d’agir à
l’intérieur des limites de cette seconde strate de sens, à l’intérieur d’un cadre
particularisé et non «!dans l’absolu!», c’est-à-dire au niveau du seul cadre primaire.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
323
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Comment les Contrats de quartier modalisent-ils la question de la revitalisation
urbaine!? Principalement en privilégiant une définition de la ville comme
juxtaposition de territoires (ou «!quartiers!») et ensemble d’espaces bâtis. A Bruxelles
comme à Paris, mais inversement à ce qui se fait actuellement aux Etats-Unis, les
politiques de la ville consistent à soigner les lieux avant les gens (Donzelot, 2003).
Ainsi, pour chaque Contrat de quartier, plus de quatre-vingt-dix pourcents du budget
–i.e. 9.000.000"– sera réservé à des projets de construction ou de rénovation
d’immeubles, d’aménagement ou de requalification de lieux. Ce primat accordé à la
ville-lieu se fait lui-même sur le mode de la création ou la rénovation d’immeubles de
logement moyen ou assimilé au logement social, trois des cinq volets du programme
et plus de la moitié de l’enveloppe budgétaire totale y étant consacrée. L’accent placé
sur la création de logements décents et accessibles fait la singularité des Contrats de
quartier et, à travers eux, de la politique urbaine bruxelloise.
Il est alors intéressant de constater que ces enjeux centraux du Contrat de quartier
formulés en termes de requalification de lieux –de logements en particulier– font
porter leur ombre sur des enjeux plus périphériques, comme ceux ressortant au volet
5 du Contrat de quartier –ce volet dit de «!cohésion sociale!». La thématique de la
cohésion sociale, bien qu’ouvrant en principe sur une large série d’initiatives et
d’enjeux concernant la dimension non-bâtie de la ville, est, dans les Contrats de
quartier, maintenue à l’intérieur d’un «!monde industriel!», et réinterprétée sur le
mode du «!bâti!», de la «!construction!», des «!travaux!», etc. Ainsi, dans une large
mesure, les projets de cohésion sociale possibles dans le volet 5 d’un Contrat de
quartier sont pensés comme des initiatives destinées à accompagner les interventions
structurelles sur le bâti et sur les espaces publics (volets 1 à 4). Une partie du budget
de ce volet 5 sera par exemple consacrée à un «!travail d’information!» des habitants
sur les opérations structurelles qui seront menées lors des quatre ans du Contrat de
quartier et sur les possibilités de prime à la rénovation dont ils bénéficient pour cette
durée. Par ailleurs, dans la concurrence que se livrent les associations locales pour
bénéficier d’une part du budget «!cohésion sociale!» d’un Contrat de quartier, celles
œuvrant à la réinsertion professionnelle et à la revitalisation socio-économique du
quartier seront privilégiées (« ... au niveau du volet 5, le socio-professionnel représente un
signal clair du Gouvernement régional...!»)11, par rapport à celles avançant des projets
d’ordre culturel ou artistique. Dans la commune B, par exemple, une association est
devenue, au fil des ans, un acteur incontournable!du «!volet social!» des Contrats de
quartier. La structure JT (Jeunes au Travail), en organisant des «!ateliers de
formation par le travail!» à travers lesquels des jeunes non qualifiés peuvent
développer un savoir-faire comme paveur, aide-menuisier ou aide-jardinier, propose
des initiatives particulièrement bien ajustées à ce qui peut être compris comme un
projet de cohésion sociale important ou significatif dans un Contrat de quartier.
11
François Claessens, coordinateur général des Contrats de quartier dans la Commune B, C.d.Q.
Lemont, février 2005.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
324
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Par-delà les contours de ce domaine du «!prioritaire!» apparaissent inévitablement des
répertoires thématiques légitimes mais d’importance moindre, dans lesquels les
participants citoyens ne pourront traiter qu’avec modération, avant qu’il ne leur soit
reproché de « perdre un temps précieux à se focaliser sur des choses très secondaires!».12
5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité
Si dans leurs prises de parole en public des participants doivent faire la différence
entre thèmes importables et thèmes non importables, et entre thèmes simplement
importables (en-jeu) et thèmes vraiment importants (enjeux), ils doivent également
pouvoir apprécier la limite séparant ce qui est important de ce qui serait, pour ainsi
dire, trop important et, du coup, irréaliste. Par exemple, il est régulièrement rappelé
aux participants que, bien que la problématique du logement soit centrale dans le
programme des Contrats de quartier, ceux-ci n’ont «!pas non plus pour vocation de régler
une fois pour toute la question du logement en Région bruxelloise!». Les personnes en charge
appellent alors souvent les participants à faire preuve de modestie dans leurs
tentatives d’importation d’objets de discussion, ceux-ci devant se conformer à
différents critères de faisabilité. Le référentiel se ferme ainsi à une série d’objets trop
gros (e.g. une piscine, un hall omnisport...), irréalistes sur un plan budgétaire, sur un
plan de réalisation technique ou sur un plan gestionnaire!; des objets qui se situent
«!en dehors de l’échelle d’intervention d’un Contrat de quartier!» :
EXTRAIT N°53 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
Donc, on table vraiment sur la proximité. Il est hors de question de faire financer, par
exemple, au travers d’un Contrat de quartier, un gros équipement communal qui
s’adresse à la totalité de la population communale ou une piscine, quelque chose
comme ça.
EXTRAIT N°54 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études)!:
Une salle de fête, il faudra voir comment quantifier ce type de programme et voir où
il peut rentrer. Si c’est pour faire une salle de fête de 50 m2 ou aussi grande que ceci,
ce n’est bien entendu pas la même chose. Et les différents sites qu’on a, bon, ils ont
une certaine dimension, mais ils ne peuvent pas tout digérer non plus. Si vous prenez,
par exemple, dans le quartier du Rempart des Moines, le hall omnisports qui a été
construit en complément des tours de logements sociaux, il est clair qu’un
équipement pareil ne rentre dans aucun des sites tels que je vous les ai décrits jusqu’à
présent. Donc, il faudra avoir une certaine modestie et voir un peu comment
quantifier tout ça.
12
Anne Lessage, échevine de l’urbanisme, C.d.Q. Collège, Commune C, avril 2004.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
325
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
EXTRAIT N°55 – C.d.Q. Lemont, Commune B – mai 2005
CHRISTELLE JANSSENS (échevine de l’urbanisme)!:
Faire de ces jardins un parc public, ici, c'est hors de question. Il faudrait plutôt un
parc avec des activités bien ciblées.
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Madame Janssens a posé les choses. Il faut donc quelque chose de semi-public.
Quelqu'un a un commentaire sur la notion de semi-public?
EXTRAIT N°56 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général)!:
Oui c’est tentant, évidemment, mais enfin, ne rêvons quand même pas trop sur des
équipements de cette taille... Surtout en intérieur d’îlot, c’est vraiment ingérable.
De la même manière qu’une piscine ne rentre pas dans le budget du Contrat de
quartier ou qu’un hall omnisport ne rentre pas, pour des questions de surface, dans les
sites constructibles à la disposition du Contrat de quartier, certains objets auxquels il
est fait référence se heurtent à la réalité institutionnelle de l’urbanisme bruxellois, ne
rentrent pas dans son cadre réglementaire, vont par exemple à l’encontre du Plan
Particulier d’Aménagement des Sols (PPAS), d’une règle concernant la liquidation
des budgets pour chaque volet, etc.!:
EXTRAIT N°57 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – septembre 2004
UN HABITANT!:
En fait, cette opération supplémentaire, on pourrait très bien la faire passer dans le
volet 2 du Contrat de quartier...
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général):
Eh bien non justement, dans ce cas précis on ne peut pas.
Les experts présents dans les réunions publiques se posent en garants de ces
contraintes budgétaires, de faisabilité technique et correction réglementaire. Ils les
font exister dans la discussion (1) à travers la présentation de leurs propositions
sérieuses –préparées à l’avance «!en laboratoire!» et appuyées comme nous l’avons vu
sur des exposés, des cartes, des tableaux de chiffres, des statistiques13– et (2) en
assurant la disqualification des propositions fantaisistes avancées par d’autres. Leur
absence des réunions publiques ont tantôt un effet libérateur sur la discussion et le
travail de référenciation des participants, tantôt un effet paralysant. Dans le cadre de
certains «!groupes de travail!» plus informels organisés en l’absence d’experts, les
participants n’étant pas constamment rappelés à des exigences de faisabilité ont pu
développer à l’occasion une «!discussion de fond!» de qualité, explorant une large
gamme des options imaginables en termes d’espaces publics, de cohésion sociale...
13
Cfr. chapitre 4.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
326
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Mais dans d’autres cas, l’absence de personnes capables d’évaluer le poids financier
et la faisabilité technique des objets importés dans la discussion a eu des effets
inhibants!: il devenait impossible aux participants de comparer les objets, de les
mettre en équivalence et d’établir des préférences. Dans ces conditions, mieux valait
pour eux ne pas s’aventurer trop loin dans «!des discussions entre quidams!»14 sur des
objets dont il n’était pas possible d’établir le réalisme.
5.2.2.4. Contrainte de localisation
a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours
Le référentiel de la concertation se trouve considérablement borné par une approche
strictement localiste de la revitalisation urbaine. Des programmes comme les Contrats
de quartier consistent en effet à «!refaire la ville sur place!», et «!morceau par
morceau!» (Donzelot, 2003), en agissant sur de «!surfaces!» découpées dans le plus
large espace urbain, des «!périmètres!» restreints et déterminés d’emblée sur base de
critères statistiques concernant principalement la pauvre qualité de leur bâti et de
leurs espaces publics. Cette contrainte géographique pèse elle aussi de manière
importante sur la pertinence topique des énoncés, les participants ne pouvant en
principe faire référence, dans les discussions publiques du Contrat de quartier, à des
lieux, des d’objets ou des personnes situés au-delà des frontières de l’aire circonscrite,
du «!quartier!» tel qu’initialement défini15. De très nombreux rappels à l’ordre au
cours du processus de concertation prendront alors la forme typique suivante!:
«!Attention, ce x dont vous voulez parler est situé hors périmètre!et n’a pas sa place
dans la discussion que nous vous proposons ».
b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion
Le territoire à revitaliser, défini par ses contours, est également défini par certaines
qualités propres qui contribuent elles aussi à un resserrement du référentiel de la
discussion. Premièrement, le «!quartier!» en lui-même tend à afficher un certain
nombre des objets appropriés à une discussion sur sa revitalisation. Certains objets et,
à travers eux, certains problèmes, certains enjeux de revitalisation urbaine
apparaîtront saillants, sauteront aux yeux. Ainsi, par exemple, la présence d’une dent
14
Charlotte Bridel, chef de projet (C.d.Q. Callas, Commune A, CLDI – mars 2005).
Notons que cette contrainte du périmètre, souvent appliquée de manière très stricte, prête souvent à
controverse et à critique, tant il est vrai que certains acteurs, certains événements ou certains espaces
extérieurs au périmètre du Contrat de quartier auront dans de nombreux cas une influence indéniable
sur le processus de revitalisation. La rigidité de cette contrainte peut être également soulevée ou
regrettée par les professionnels de Contrats de quartier, qui sont souvent bien embarrassés de devoir la
justifier, par exemple dans le court extrait suivant. Un citoyen!: «!Y a un côté de la rue des Poteaux qui n'est
pas incluse, je ne comprends pas pourquoi!»!; le coordinateur!: «!Pour une raison très simple et qui va peut-être
vous paraître débile: la rue des Poteaux ne fait pas partie de l’Espace de Développement Renforcé du Logement et de
la Rénovation!» (C.d.Q. Lemont, Commune B, CLDI mars 2005).
15
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
327
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
creuse16 dans une rue du quartier appelle un projet de construction à cet endroit-là.
Une qualité négative, un stigmate de ce type constitue, dans le domaine de la
revitalisation urbaine, l’équivalent de ce que J.J. Gibson a appelé «!affordance!» (1979)
et qu’on a depuis traduit en français par «!prise!», par «!invite!», ou, de manière plus
apte encore, par «!promission!». La présence d’une dent creuse constitue une
«!promission!» pour la revitalisation urbaine dans le sens où elle permet de rebâtir sur
place en même temps qu’elle y invite, qu’elle le promet en quelque sorte.
EXTRAIT N°58 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) :
Très bien. Deuxièmement, définir les priorités [...]. Bon, quand on oublie
complètement le volet « population » et qu’on regarde strictement « les briques », on
se rend compte qu’il y a des choses qui sont peut-être plus fragiles que d’autres et que
c’est manifestement là que l’on doit agir...
STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants) :
Je vous dirais, ça saute aux yeux dans ce cas-là.
JEAN-PIERRE FRUSQUET :
Dans ce cas-là, oui.
EXTRAIT N°59 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2004
DIANE LANNERS (déléguée des habitants) :
En tant que cycliste quotidienne, j’ai l’impression que vous avez un parti pris de
départ qui est celui de privilégier la voiture. Revenue de manière récurrente dans
votre discours, la question du stationnement [...]
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) :
Bon, si j’ai insisté sur les problèmes de stationnement de voitures, c’est peut-être
parce que c’est la chose la plus voyante.
EXTRAIT N°60 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études) :
C’est vrai qu’il semble clair en voyant la configuration, qu’il faut privilégier la liaison
entre la rue Grise et l’avenue du Joyau, que c’est vraiment un élément important dans
le quartier, dans la ville, une opportunité de le faire. Et donc, ça, il y aura... Enfin, ça
semble logique d’avoir un ascenseur.
EXTRAIT N°61 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) : :
Un autre point, c’est le parc. Il est évident quand on se promène dans ces petites rues
– et ceux qui ont fait la visite inaugurale, je crois que c’était au début mars, mars ou
avril, étaient sensibles au fait que sur cette grande propriété, ces grands arbres qui
surplombent le tout, c’est évidemment extrêmement tentant, et pourquoi ne pas
essayer de trouver une formule qui permette de l’ouvrir, de l’ouvrir au public [...].
16
Une dent creuse est un espace libre compris entre deux bâtiment susceptible de permettre la
reconstitution du front bâti.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
328
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
D’autres objets ou problèmes n’ont pas ces qualités de saillance, de promission!; ils se
confondent avec une série d’objets d’arrière-plan, et sont plus difficiles à ramener à
l’avant-plan, à rendre présents au cœur des discussions publiques. Cette qualité de
promission caractérisant certains des éléments d’un territoire est, en amont, pétrie
d’une culture urbaine et d’une culture politique. Ainsi, à l’intérieur d’une politique
urbaine bruxelloise imaginant la revitalisation comme processus d’égalisation du
territoire urbain dans son ensemble (Donzelot, 2003), apparaîtra comme saillant dans
un quartier un problème absent ou sous-représenté ailleurs. Le problème n’est donc
pas saillant en soi, mais relativement à sa distribution sur le reste du territoire
bruxellois. Ceci explique qu’un problème existant dans un quartier, mais rencontré
ailleurs à Bruxelles dans des degrés d’intensité plus importants, appellera moins
directement une intervention publique!:
EXTRAIT N°62 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 04
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste du bureau d’études) :
En matière de circulation, déplacements, il y a une série d’aménagements ponctuels.
Enfin, on ne va pas en proposer trop, dans la mesure où, d’une façon générale, dans
le périmètre du Contrat de quartier, tout ce qui est rues et trottoirs, ce n’est pas l’état
déplorable qu’on pouvait, qu’on peut encore retrouver dans certains quartiers d’autres
communes bruxelloises. Donc, on peut s’en tirer jusqu’à un certain point [...].
Si l’on tient à représenter dans la discussion la question de la mobilité, ce sera plus
facile si les trottoirs et les rues du quartier où l’on se trouve sont dans un «!état
déplorable!».
c) Les scènes de la revitalisation urbaine
La «!contrainte de localisation!» agit sur le plan de l’espace urbain, mais également
au niveau de l’espace institutionnel à l’intérieur duquel la personne s’exprime. Pour
engager un acte de référenciation pertinent, tout locuteur doit en même temps
engager sa reconnaissance du lieu, de la scène particulière où il a les pieds au
moment de son énonciation. Le référentiel valant sur ces différentes scènes sera,
selon le cas, plus ou moins resserré (tight) ou plus ou moins relâché (loose). Ainsi, on
ne pourra pas importer la même diversité ni les mêmes types d’objets et de thèmes
dans une séance du Collège communal, une réunion officielle de CLDI, dans une
assemblée générale, dans un «!groupe de travail ‘logement’!» ou dans une «!séance de
réflexion!» organisée par quelques associations locales –l’ensemble de ces scènes n’en
traitant pas moins toutes de la revitalisation urbaine du quartier. Il est alors
intéressant de pousser la porte de ces réunions organisées plus ou moins en marge de
la procédure officielle, afin de constater ce qui peut s’y dire de la part de participants
citoyens et de non spécialistes.
Parmi ces scènes favorisant des prises de paroles enclines à «!représenter!», par
lesquelles les participants peuvent rendre présents des objets, des enjeux qui comptent
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
329
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
pour eux, les unes seront plutôt propices à l’exploration collective des états du monde
possible (forums, séances de réflexion, journées de participation...), d’autres seront
plutôt propices à la problématisation collective d’un thème ciblé («!groupes de travail
thématiques!»).
Les premières, comme le montrent les extraits n°63 et n°64, peuvent inviter les
participants à élargir leur champ de vision, leur «!regard!» sur les questions concernant
la revitalisation urbaine du quartier. Les organisateurs revendiquent leur extraterritorialité!: l’accent est mis sur le statut «!autre!», «!décalé!», «!radicalement différent!», de
ces réunions où, le temps de quelques heures, il est proposé aux participants de «!sortir
du réglementaire!». Ici, ce sont des «!états du monde!» (Callon et al., 2001) alternatifs
qui sont recherchés pour la revitalisation urbaine. Ceux-ci engagent des objets autres,
difficilement importables dans les réunions publiques officielles du Contrat de
quartier («!implications culturelles de la participation!», «!identité!», «!eau!», «!cosmos du
quartier!», «!souk!» ...), mais laissent également imaginer, derrière ces objets, d’autres
types de rapport au politique («!regarder!», «relier!», «!croiser!», «!autogérer!»...)17.
EXTRAIT N°63 – C.d.Q. Callas, Commune A – Soirée d’information organisée par
les associations locales – mars 2004
DENIS ELIAS (représentant d’une association active en matière de citoyenneté et
multiculturalité)!:
Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue à cette séance d'information sur le Contrat de
quartier Callas. Après la présentation par les gens de la Commune, la soirée de ce soir
est d'un autre ordre. Les associations qui l'organisent proposent une autre version de
la participation par rapport à ce que la Commune fait, on propose de sortir du
réglementaire et de prendre un moment pour regarder les Contrats de quartier.
Quand on est en CLDI, [...] on ne touche pas aux implications culturelles de la
participation et du Contrat de quartier. On veut ici apporter un regard extérieur et on
propose pour cela quelque chose d'un peu décalé.
EXTRAIT N°64 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion des associations du
quartier en vue de préparer la prochaine CLDI – mai 2004
DENIS ELIAS!( représentant d’une association active en matière de citoyenneté et
multiculturalité)!:
La perspective ici est différente. Il faut voir le quartier dans son ensemble.
Comprendre ce qui en fait son identité forte. A partir de là, il faut travailler la
cohésion sociale en dépassant les particularismes. Quelques éléments de constat: Il y
a un vallon. Comment valoriser cet aspect-là? L'eau est importante. Voir comment
relier l'eau au cosmos du quartier. Relier nos propositions et faire quelque chose de
radicalement différent à ce qui existe. Ensuite, la dimension géographique liée à
l'urbanité. Il y a une forte diversité culturelle et quelque chose qui se joue de manière
intéressante. Point de vue citoyenneté, il y a une belle énergie. Il faudrait renforcer
cela. Il y a une dynamique à valoriser. Au niveau des espaces publics, la rue Callas
pourrait être un lieu structurant pour le quartier. C'est un espace à travailler. Y a
l'idée du souk qui a été proposée. Nous on s'est dit: il y a l'eau, il y a cet axe. Il
faudrait un projet spécifique pour cette rue Callas. Imaginer des parcours pour croiser
17
Comme le disent bien Callon, Lascoumes et Barthe, «!en choisissant un état du monde possible, on choisit
non seulement les entités avec lesquelles on décide de vivre, mais également le type d’histoire qu’on est prêt à partager
avec elles!» (Callon et alii, 2001).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
330
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
cet axe avec des signaux: les bancs. Des signaux pour relier les quartiers entre eux.
Au niveau socioculturel, travailler sur un lieu spécifique, mais différemment. On
pourrait imaginer qu'il soit autogéré bénévolement.
A la différence de ces scènes de réflexion globale et d’exploration des possibles, les
«!groupes de travail!» resserrent leur référentiel sur une thématique ciblée (logement,
mobilité, espaces publics, communication, cohésion sociale...), un espace (une rue,
une place...) ou un équipement déterminé. Ils n’en laissent pas moins la possibilité de
«!toucher aux choses!». Les groupes de travail thématiques sont des scènes où le
débat contradictoire peut avoir lieu, où, plus facilement qu’en CLDI, il est possible
aux participants de contribuer à une problématisation de la question du logement,
des espaces publics, de la cohésion sociale.... Organisés par le personnel communal et
l’un ou l’autre expert d’un bureau d’études, mais généralement en l’absence d’élus,
ces groupes de travail se centrent sur la possibilité d’un «!apport des citoyens!». Ils sont
les lieux où des voix profanes d’ordre propositionnel peuvent le plus facilement être
entendues et se mettre à l’épreuve, ce qui explique leur popularité relative auprès
d’habitants qui les préfèrent souvent aux CLDI. Cependant, l’influence de ces
problématisations d’arrière-scène sur le processus officiel de concertation et de
composition du dossier de base d’un Contrat de quartier reste opaque, difficilement
traçable et probablement assez faible. L’ouverture d’espaces plus relâchés, faisant
peser de moindres contraintes sur les actes de référenciation des participations, des
espaces où il est possible et pertinent d’ «!importer des objets!» et de «!toucher aux
choses!» en profane, demande de la part de leur organisateurs des intentions et des
moyens de relais, de mise en circulation de ces objets importés et de ces choses
modelées vers la concertation officielle, d’avant-scène. Ces intentions ou ces moyens
ont le plus souvent manqué dans les Contrats de quartier que nous avons suivis,
laissant l’impression aux participants citoyens que ces espaces de «!travail!» ouverts
en marge étaient davantage des espaces de «!jeu!», des manières commodes de
«!calmer le jobard!» (Goffman, 1989b).
5.2.2.5. Contrainte de temps
Le Contrat de quartier est un programme quadriennal dont les contenus, doivent être
connus «!dans leurs grandes lignes!» après la première année de concertation, c’est-àdire suite à un nombre limité de réunions avec les différents acteurs du quartier (une
dizaine de réunions publiques par an et par Contrat de quartier en moyenne). Cette
contrainte temporelle vient elle aussi limiter le travail collectif d’ «!exploration des
mondes possibles!», en déterminant la durée et le rythme de la collaboration au sein
du Contrat de quartier, et en disqualifiant notamment les propositions qui
engageraient des temps d’analyse et/ou de réalisation trop longs.
Au-delà de considérations sur la durée nécessaire à la manipulation et au traitement
d’un objet donné, il s’agit également de décider si le moment présent est approprié à
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
331
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
son importation dans la discussion. Est-ce le bon moment de rendre présent ceci ou
cela –voire, est-ce le bon moment de «!parler des choses!», tout court!? On remarque
ici que, très régulièrement, l’invitation faite par un participant citoyen d’aborder tel
ou tel thème ou d’examiner tel ou tel objet tombe au mauvais moment!: tantôt trop tôt,
tantôt trop tard dans le processus. Les deux extraits suivants, reprenant des échanges
ayant eu lieu l’un au début, l’autre à la fin du processus de concertation du Contrat
de quartier Callas, nous montrent clairement ces deux cas de figure.
EXTRAIT N°65 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!:
Est-ce qu’on peut faire l’état des lieux un peu, maintenant!? Est-ce qu’on peut parler
des choses ou pas!? Ou on est seulement là pour les informations!?
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Mais... je dirais que, aujourd’hui, c’est une prise de contact, parce que ce qui sera
intéressant à un moment donné.... C’est le bureau d’étude qui doit être associé,
puisque c’est lui qui va avoir.... La première mission, c’est de faire l’état des lieux.
Alors, on peut toujours faire un débat comme ça, mais c’est un débat qu’il faudra
recommencer avec les personnes concernées du bureau d’étude. Donc, je pense que
c’est mieux de procéder dans une démarche plus cohérente. Aujourd’hui, c’est
essayer d’informer tout un chacun de la portée d’un Contrat de quartier et de ce
qu’on peut attendre de ce contrat, et permettre évidemment à chacun de s’inscrire
dans le processus de participation, qui est un processus évidemment à long terme.
EXTRAIT N°66 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
CHARLOTTE BRIDEL!(chef de projet):
Voilà, je vais peut-être laisser la parole à Monsieur le Bourgmestre pour qu’il vous
explique le passage du dossier au Collège communal.
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Mais... comme vous le savez, nous sommes tenus dans le respect d’un calendrier qui
est particulièrement serré. C’est comme ça, ça fait partie des règles du jeu qui nous
ont été imposées. Madame Bridel m’a fait part des différentes remarques qui ont été
émises, des suggestions, des commentaires, dont certains sont, bien entendu, très
intéressants et très pertinents. Mais nous nous trouvons dans une situation telle que
nous ne pouvons pas entrer dans une procédure de modification aujourd’hui, pour les
raisons bien simples que je vous expose, le calendrier... si on commence à bouger à
quelque chose, à l’édifice du dossier de base, nous prendrions le risque qu’il ne soit
pas adopté dans les temps au niveau du Conseil Communal, ce qui mettrait tout par
terre. Par contre, je dirais que, une fois que le dossier de base a été adopté, que la
Région a donné son «!imprimatur!», nous avons tout le temps qui suit pour remettre à
plat les différentes considérations, affiner, peaufiner les projets, et apporter les
modifications éventuelles que nous estimerions devoir apporter ensemble [...].
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!:
Il y a un certain nombre de points qui ont été contestés en commission de
concertation. Et, sur ces points-là, je pense que l’ensemble des personnes qui ont
assisté à cette commission de concertation étaient d’accord qu’il fallait les modifier au
programme puisqu’ils avaient été ajoutés après la concertation qui avait eu lieu en
assemblée générale et en CLDI.
JACKY DECAUX!:
Mais je crois que vous ne m’avez pas entendu. J’ai dit que je ne voulais pas qu’on
modifie avant le Conseil Communal parce qu’on entre dans une démarche qui risque
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
332
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
de faire capoter l’ensemble du dossier. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas
modifier après, puisque nous avons quatre ans pour réaliser...
Tantôt l’on dit une proposition non pertinente parce que prématurée!: il n’est pas
encore temps, dans le processus de concertation, de «!parler des choses!». Tantôt, le
processus de concertation est trop avancé dans son déroulement et l’on ne dispose
plus du temps nécessaire pour traiter de cette question, pour «!commencer à bouger à
quelque chose!». Peut-être peut-on aller plus loin dans l’examen de ces extraits et en
apprendre davantage sur cette contrainte temporelle.
Premièrement, on peut ajouter que ce qui est prématuré ou ce qui est trop tardif est
plutôt ce qui apparaît prématuré ou ce qui apparaît trop tardif. Contrairement à la
contrainte géographique évoquée à l’instant, qui se pose de matière plus ou moins
absolue (l’objet x est soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du périmètre défini), la
contrainte temporelle qui détermine la pertinence ou la non pertinence d’une
proposition est constituée à travers le jugement d’une personne en charge, ici le
bourgmestre. Dans le premier cas, le bourgmestre ne juge pas «!cohérent!» de
commencer à «!parler des choses!», à «!faire un débat, comme ça!» avant l’arrivée du bureau
d’études!; dans le second, il juge «!risqué!» de «!commencer à bouger!» au dossier déjà
constitué.
Dans les deux cas, le fait que la contrainte s’appuie sur l’évaluation ou le jugement
d’une des parties plutôt que sur un critère objectif comme le périmètre rend le rappel
à l’ordre plus embarrassant. A l’écoute de l’enregistrement de ces deux extraits, on
retrouve bien un indice prosodique de cet embarras dans la façon dont le
bourgmestre préface ses répliques en marquant des temps d’hésitation inhabituels
(«!Mais... je dirais que...!» et «!Mais... comme vous le savez...!»). C’est que ce jugement,
contrairement à une sentence appuyée sur la donnée du périmètre dans le cas de la
contrainte géographique, offre plus facilement prise à une éventuelle contestation, à
une possible contre-argumentation. Dans le premier cas, des participants peuvent
rétorquer que la CLDI ne perd rien à prendre un peu d’avance et à débroussailler
certains des enjeux du Contrat de quartier avant l’arrivée du bureau d’études. Dans le
second, des participants peuvent proposer à la CLDI de se mettre sérieusement au
travail, de se dépêcher d’apporter les nécessaires «!modifications au dossier!» et de
remettre celui-ci dans les temps à la Région.
Le fait que ce jugement et la contrainte qu’il pose ne soient pas «!sans appel!» invite le
bourgmestre à différer les propositions faites de «!toucher aux choses!» plutôt qu’à les
annuler purement et simplement. La contrainte posée est d’autant plus incontestée
qu’elle parvient à maintenir chez les participants l’espoir de pouvoir «!toucher aux
choses!» une prochaine fois. Le bourgmestre pratique alors un découpage, un
parenthésage du temps de la concertation, crée une distinction entre un «!mauvais
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
333
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
moment présent!» et un «!bon moment à venir!»18. Dans le premier extrait, il pose le
moment présent comme une «!prise de contact!», un moment au stade duquel on n’a
pas encore véritablement basculé dans le processus de concertation à proprement
parler, tout en laissant imaginer la perspective confortable d’un «!processus à long
terme!» où il sera possible de se concerter longuement. Dans le second extrait, de
manière plus étonnante, il parvient à transformer ce qu’il a d’abord présenté comme
un «!mauvais-moment-parce-que-trop-tard!» en un «!mauvais-moment-parce-quetrop-tôt!»!: suite à ce que tout le monde voit comme la fin du processus de
concertation, ponctué par l’urgente remise du rapport à la Région, il sera selon lui
encore temps de discuter de modifications19.
On peut retenir de cela qu’un aspect non négligeable de l’autorité des personnes en
charge du Contrat de quartier se manifeste dans leur rapport privilégié au temps de la
concertation, dans le bénéfice du doute qui leur est accordé quand ils disent que «!ce qui
a commencé n’a pas encore commencé!» ou que «!ce qui est terminé n’est pas encore
terminé!».
5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse
La contrainte de temps placée sur les actes de référenciation peut se manifester sous
une forme sensiblement différente, pour laquelle nous ouvrons un nouveau point,
que nous appelons «!contrainte de mentionnabilité et de réponse!».
Dire «!on ne parle pas de x parce qu’on n’a plus le temps!» ne revient pas à dire «!on
ne parle pas de x parce qu’on a déjà dit qu’on n’en parlait plus!». En ce sens, dans
l’extrait n°66, il est différent pour une personne de proposer de «!toucher aux choses!»
avant ou après que le bourgmestre ait précisé que «!toucher aux choses!» était
inenvisageable. La non pertinence ne sera pas du même ordre. Quelqu’un qui aurait
proposé de «!toucher aux choses!» avant la remarque du bourgmestre aurait
simplement montré qu’il ne maîtrisait pas les implications pratiques des délais serrés
imposés par la Région. Quelqu’un qui, comme l’habitante dans cet extrait, propose
de toucher aux choses après la remarque du bourgmestre montre en plus qu’elle n’a
pas pris note ou qu’elle n’a pas pris acte de l’explicitation de cette contrainte par le
bourgmestre («!Mais je crois que vous ne m’avez pas entendu. J’ai dit que...!»). Elle
manifeste –au-delà d’une non pertinence– une impertinence en montrant que le tour
de conversation précédent, lors duquel la contrainte fut explicitée, n’a pas compté
pour elle.
18
Nous sommes ici en plein dans ce que le sociologue israélien Iddo Tovary, en étudiant la pratique du
flirt amoureux, a appelé des «!interactions en suspens!»!: des interactions vécues dans des temporalités
liminales, tout orientées vers le futur, et dans lesquelles les partenaires se délectent d’entrevoir une
possible transformation des rôles (Tavory, 2009).
19
«!Par contre, je dirais que, une fois que le dossier de base a été adopté, que la Région a donné son imprimatur, nous
avons tout le temps qui suit pour remettre à plat les différentes considérations, affiner, peaufiner les projets, et apporter
les modifications éventuelles...!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
334
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
A l’échelle du processus de concertation dans son ensemble, cette nouvelle contrainte
se manifeste ainsi chaque fois qu’il faut rappeler à quelqu’un des consignes de
restriction du référentiel ayant été précisées précédemment!; ces consignes pouvant
concerner les différents niveaux de contrainte exposés dans cette section!: la
contrainte de publicité, la contrainte programmatique, la contrainte de faisabilité, la
contrainte de localisation et la contrainte de temps. Elle prend alors la forme typique
suivante!: On vous a déjà dit que l’objet auquel vous faites référence était hors-jeu, hors-dequestion, hors-programme, hors-de-prix, hors-norme, hors-périmètre, hors-délais... n’y revenons
plus et passons à autre chose!!
Les personnes en charge du Contrat de quartier peuvent donc chercher à soustraire
définitivement au référentiel de la discussion certains objets jugés inappropriés, et à
annuler leur mentionnabilité. Mais elles peuvent également, par leur travail
d’introduction, de programmation et d’exposé en première partie de réunion20,
accroître la mentionnabilité d’autres objets et rendre leur usage évident.
L’introduction de l’élu, la présentation de l’ordre du jour par le chef de projet et
l’exposé de l’expert sont des pratiques de cadrage et de «!topicalisation!» de la
discussion publique qui suivra. Pendant des dizaines de minutes ou davantage, ces
acteurs collaborent à poser et à assembler la masse d’objets dont leurs partenaires
citoyens et associatifs devront faire usage, d’une manière ou d’une autre, lors de la
discussion publique. Nous l’avons dit, la caractéristique formelle principale de la
parole des citoyens et des profanes dans ces assemblées est d’être une réponse –au sens
de response, pas de answer. Ces participants citoyens et profanes, lorsque leur tour de
parole arrive, ne doivent donc pas tant montrer une «!faculté de commencer!» un
débat sur la revitalisation urbaine qu’une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999)21,
à adresser et à honorer l’édifice discursif bâti en première partie de réunion22. Ainsi,
leurs propres actes de référenciation devront pointer vers ces objets déposés
précédemment par d’autres et qu’ils ne peuvent ignorer. Ils devront «!re-prendre!» ces
20
Cfr. chapitre 4.
«!Faculté de commencer et disposition à répondre apparaissent comme deux accentuations possibles
des investissements pragmatiques dans les interactions. La première accuse le rapport à soi et à ses actes
du locuteur, au risque d’une sous-estimation de l’obligation correspondante d’en répondre. La deuxième
intensifie le rapport de l’acteur à son interlocuteur, tendanciellement d’ailleurs, en présupposant moins,
chez celui-ci, une responsabilité comme faculté de commencer, c’est-à-dire comme autonomie, que
plutôt une vulnérabilité!» (Genard, 1999, p.201).
22
Ce postulat, posé dès l’introduction de ce travail, m’a déjà amené à adresser une critique au
délibérativisme républicain de J. Habermas et à la sociologie des registres de justification de L. Boltanski
et L. Thévenot (1991), ces deux approches partageant ce que je propose d’appeler une «!hypothèse de
simultanéité des arguments!». Quand ces approches s’intéressent à l’ «!argument meilleur!», pour l’une, à
la «!grandeur!» pour l’autre, elles le font en considérant les propositions à plat, sans distinguer l’offre et la
réponse, comme si celle qui avait été formulée d’abord et celle qui venait ensuite étaient de même
nature, comme si ce qui avait été posé en premier par une partie des participants n’avait pas écrit une
histoire dans laquelle l’ensemble des participants ont à évoluer par la suite.
21
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
335
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
objets, les «!re-présenter!» à travers des demandes de précision, des questions, des
commentaires, des critiques.23
Quoi qu’il en soit, cette contrainte de mentionnabilité et de réponse, par la mise à
l’avant-plan de certains objets qui ne peuvent pas ne pas être abordés, borne à nouveau le
travail d’exploration des mondes possibles, limite un peu plus l’importation de
nouvelles références dans la discussion. Elle fonctionne à la manière de la contrainte
programmatique étudiée plus haut et se surajoute à celle-ci!: elle est un programme
dans un programme. Tout comme le dispositif Contrat de quartier a son programme
et ses thèmes importables, une réunion, ou une certaine conversation dans cette
réunion, a son programme et ses «!mentionnables!» (Schegloff & Sacks, 1973)24. Ne
pas réaliser le juste mapping de ces mentionnables quand on engage la parole, changer
brusquement de sujet, parler hors-propos, répondre «!à côté de la plaque!», c’est
transgresser le programme de la conversation en cours, rompre le cadre et s’exposer à
des sanctions diffuses ou explicites!:
EXTRAIT N°67 – C.d.Q. Callas, Commune A – avril 2005.
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[S’exprime sur l’absence remarquée d’un participant citoyen!:]
Il était venu à une ou deux assemblées générales, etc. En fait, il a été invité par un
membre de la CLDI. Et, avec l’esprit d’ouverture qu’on s’était donné, j’ai dit : OK,
vous assistez, vous avez été invité. Par rapport justement à ses réactions très vives et
très, peut-être… enfin trop vives et un peu à côté de la plaque, je lui ai donc envoyé
une lettre en lui demandant, s’il voulait continuer à venir aux CLDI, à quoi il m’a
répondu qu’il allait réfléchir. Donc, depuis, je n’ai plus de nouvelles.!»
Pour se maintenir comme partenaire compétent, crédible, audible dans l’espace de
discussion, un participant devra juger correctement quels objets sont «!dedans!» et
quels objets sont «!dehors!» à un moment m atteint dans le développement de la
conversation, de la réunion, et, au-delà, du processus de concertation dans son
ensemble.
5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu
L’observation des réunions publiques et le suivi sur plusieurs mois de différents
processus de concertation nous permettent d’apprécier l’ampleur et la variété des
contraintes pesant sur les tentatives de référenciation des participants citoyens et
profanes. Pris dans les faisceaux de ces multiples contraintes, ils auront finalement
peu l’occasion de faire connaître leurs «!idées!», de faire bénéficier élus et experts de
leur «!connaissance du quartier!». Si leurs prises de parole ne font pas naître
23
Nous étudierons les formes et enjeux de la «!re-présentation» par des profanes (distinguées des
tentatives de «!représentation!») dans le chapitre 6.
24
E. Schegloff et H. Sacks appellent mentionables simplement «!ce dont on parle effectivement dans une
conversation!» (1973, p.300).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
336
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
l’urbanisme collaboratif appelé par certains, elles ne s’inscrivent pas non plus, à
proprement parler, dans un «!débat contradictoire!», théâtre d’incessantes «!joutes
verbales!», d’!«!affrontements de convictions!», de «!querelles sur les valeurs!». Si le
caractère agonistique de ces rencontres est parfois bien réel, il serait pourtant
incorrect d’y voir des «!guerres d’idées!», pour la bonne raison que, du côté des
participants citoyens et profanes, les «!idées!» peinent à être importées, à jaillir et à
peser dans la discussion. Bon nombre d’entre elles, irrecevables, restent coincées à la
douane. Comment parler, par exemple, d’ «!un conflit sur les manières de (se)
représenter la ville!», quand, depuis notre poste d’ethnographe de la communication,
nous ne pouvons témoigner du déploiement discursif de telles représentations25!?
(Berger et al., 2009)!:
Presque toujours [...], les énoncés des participants se présentent sous une
forme brute, dense, non déployée [...]. De sorte que ce n’est qu’au prix d’un
travail d’abstraction considérable –et donc d’un arrachement des
significations des énoncés aux conditions pratiques de leur fabrication– qu’il
nous est permis, à nous analystes, de dégager les «!discours!», «!croyances!»,
«!représentations!», «!stratégies!», «!registres!» d’arrière-plan, supposés soustendre les contenus des échanges. Or il ne peut s’agir que d’un travail de
traduction hasardeux, par le biais duquel nous tirons des propos bruts vers
des formes épurées de représentation du bien commun. Ces épistémologies
[discursives] trouvent là leur limite, dans la mesure où les participants à ces
réunions ne se prêtent pas eux-mêmes à un travail réflexif consistant à
préciser leur position, à se référer explicitement à des formes de bien
commun, à épurer un argument, à affirmer clairement «!ce qui importe!». [...]
Peut-être, cependant, ces approches ont-elles le mérite de mettre en lumière,
comme en négatif, ce qui précisément ne se joue pas [dans ces assemblées].
La manifestation agonistique du pluralisme, du rapport différencié que les différents
participants entretiennent avec les «!questions de fond!» de la revitalisation urbaine,
ne peut être assimilée dans ces réunions à un «!débat d’idées!», et cela pour au moins
deux raisons!: premièrement parce que si des enjeux de fond affleurent, c’est le plus
souvent sous une forme par trop esquissée (5.2.3.1.)!; deuxièmement parce que ces
propositions embryonnaires manquent à s’adresser l’une l’autre, à se confronter et à
se mettre à l’épreuve mutuellement (5.2.3.2.).
25
On peut difficilement parler de «!représentation!» qui ne soit déployée discursivement, qui ne
parviennent à «!rendre présent!» à autrui, à moins de ne conserver que la version strictement mentale du
terme, ce qui nous éloignerait de notre souci pour le politique et les relations en public.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
337
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis
Nous avons vu qu’un travail collectif d’exploration ou de problématisation pouvait
avoir lieu, ça et là, sur les quelques scènes les plus reculées et les plus périphériques
de l’archipel de rencontres formant l’ «!arène publique!» d’un Contrat de quartier
(Cefaï, 2002). Prenons ici l’exemple des différentes réunions entre associations et
citoyens à Callas, tenues en vue de préparer leurs propositions de projets concernant
la cohésion sociale dans le quartier, des propositions qu’ils feront ensuite valoir en
CLDI. Ces réunions informelles et additionnelles –c’est-à-dire se rajoutant aux
réunions prévues dans le cadre de la procédure officielle– donnent bien lieu à des
formes de débat d’idées et, à travers elles, à un processus de formation collective des
volontés quant aux enjeux de revitalisation urbaine à mettre en avant et à défendre
dans le Contrat de quartier. Citoyens et membres d’associations locales y avancent
leurs «!idées pour le quartier!», au rythme d’un tour de table. Une fois ces idées
formulées, certaines sont écartées, d’autres sont envisagées sous différents angles,
critiquées, améliorées, étoffées par un effort d’argumentation de la personne qui les
apporte. Ces tentatives de «!faire sens!» collectivement autour de la revitalisation du
quartier permettent de nouveaux rapprochements et de nouvelles associations entre
participants («!Je suis sensible à ce que Denis a dit concernant le projet d’un centre de prêt
d’équipement... Je suis prêt à donner un coup de main sur les plans plus techniques si ça peut
t’être utile, Denis!») et entre idées («!Pour moi, le projet de centre de prêt et l’idée de la maison
de quartier, ça pourrait très bien devenir un seul et même projet!»).
S’il peut émerger de ce maillage quelque chose qui aurait l’ampleur, la consistance,
l’unité d’un projet pour le quartier26, le fragile édifice symbolique en résultant
s’exporte mal sur les scènes plus officielles du Contrat de quartier. En réalité, une
telle intégration reste immanente à ces moments de réflexion et d’exploration
collectives, à l’atmosphère de démocratie qu’ils secrètent. Elle survit difficilement à la
levée de la séance. Une fois la réunion close, chaque participant citoyen ou associatif
rentre chez lui et (re)travaille, dans son coin et par écrit, une proposition de projet à
soumettre aux personnes en charge du Contrat de quartier. C’est bien là ce qui est
leur demandé!: introduire, en réponse à un appel à projets, une série de propositions
écrites, chacune de ces propositions devant être avancée par une association ou un
groupe de citoyens distinct. Le Contrat de quartier ne prévoit pas que ces
propositions individuelles se combinent, se complètent en une seule et même
stratégie concertée de revitalisation sociale pour le quartier.
En fin de compte, et en dépit des efforts dialogiques d’intégration discursive fournis
en arrière-scène, les organisateurs du Contrat de quartier ne retiendront de la
contribution des citoyens et associations locales à l’élaboration du «!volet social!»
qu’une pile de dossiers de projets. Sur la base de cette pile de dossiers, le chef de
26
«!Il y a les projets avec ‘s’ [...], et puis il y a LE projet, le projet du quartier!». (Denis Elias, représentant d’une
association locale - C.d.Q. Callas, Commune A - janvier 2005).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
338
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
projet, les élus et les experts urbanistes établiront –eux aussi dans leur coin, sur une
scène non publique– une sélection, une liste. Telle proposition leur semble importable
et importante, réaliste à différents égards!; telle autre, non. Suite à l’analyse en
chambre des différents dossiers de projets, l’équipe de coordination pourra proposer
ses propres distinctions et regroupements, réunissant par paquets les propositions
partageant un air de famille ou s’articulant autour d’un même thème (logement,
socio-culturel, économie sociale...). C’est coincés dans cette grille et à travers la
lecture qu’en donne l’expert urbaniste que les enjeux de revitalisation urbaine brassés
par les participants et les membres d’associations referont surface dans l’espace public
officiel de la CLDI. Dans ces conditions, les enjeux repris dans chacune des
propositions ne sont pas seulement arrachés aux conditions dialogiques de leur
formulation, au travail collectif d’exploration et de problématisation mené lors des
réunions informelles, ils sont, en outre, amputés de la majeure partie de leur contenu,
de leur argument. «!Passés en revue!», «!énumérés!», ils sont publiés sous leur forme la
plus abrégée!: à peine esquissés, voire carrément ramassés sur le seul intitulé du
projet.
EXTRAIT N°68 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études)!:
Voilà, maintenant nous allons passer enfin au volet social [...]. Avant de passer en
revue tous les projets qui nous ont été envoyés [...], je vais peut-être d’abord expliquer
que tous les projets qui seront énumérés ne rentrent pas tout à fait dans le cadre du
Contrat de quartier. Il y a parfois des projets qui sont également assez difficiles à
mettre en œuvre, donc sur lesquels il faudra retravailler. Il y a aussi des projets qui
pourront trouver d’autres sources de financement plus adéquates [...].
Donc, il y a l’association représentée par Nathalie Hennion qui a déposé un projet
très important concernant la sensibilisation à la rénovation, l’accompagnement des
habitants et des propriétaires, la collaboration avec l’Agence Immobilière Sociale, la
sensibilisation au petit patrimoine et un projet de «!santé et logement!» [...].
L’association Citoyens en Marche a également proposé l’idée d’un centre de
promotion de la rénovation et un magasin de prêts. C’est un projet qui doit encore
être travaillé.
La Mission Locale a proposé un projet d’insertion sur la rénovation de façades,
également dans la continuité de ce qui s’est fait dans un Contrat de quartier voisin.
L’association Proposition 47 a présenté un projet de formation d’agents de
maintenance qui réaliseraient donc des petits travaux de rénovation intérieure. Il
s’agit, dans le cadre de Proposition 47, également d’un projet d’insertion
socioprofessionnelle.
Le Comité Houblon a également émis des idées concernant la rénovation,
notamment la création d’une union des locataires, la création d’un label «!Logement
équitable!» et l’idée d’une rénovation groupée de façades sur la rue du Houblon [...].
Un projet a été déposé par l’association Citoyens en Marche et l’association Le
Journal des Gens, qui concerne un journal de quartier qui permettrait de donner
vraiment la parole aux habitants, à tous les habitants du quartier.
Le Comité Houblon a proposé également «!un petit cinéma Callas!» qui serait un
espace où on pourrait se réunir autour de films éventuellement sur le quartier.
Il y a également l’idée d’un site Internet pour le quartier qui est proposée... dont nous
avons discuté, auteur de projet et chef de projet – et il faut voir encore la manière
dont on peut porter ce type d’intervention.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
339
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Il y a l’idée d’une maison de quartier qui a déjà été évoquée un peu plus haut dans la
présentation de Jean-Pierre Frusquet et qui, donc, a été formulée de manière plus
précise par d’autres associations. C’est vrai que la difficulté de la maison de quartier
est de savoir où elle peut effectivement s’implanter.
Le Comité Houblon propose un projet «!Demain, je vote!» qui consisterait en
l’accompagnement des non-européens dans leurs démarches pour obtenir le droit de
vote. Ceci est, par exemple, peut-être l’exemple d’un projet qui pourrait trouver des
financements en dehors du cadre des Contrats de quartier [...].
Le Comité Houblon a présenté toute une série de projets et de réflexions globales sur
le quartier. On peut citer notamment!: le stationnement, le problème des livraisons
dans le périmètre, l’expérimentation du Plan Communal de Mobilité. Ce sont toutes
des thématiques auxquelles on va devoir bien évidemment réfléchir. Maintenant, il
faut voir sous quelle forme cela peut devenir un projet du volet 5.
Il y a un groupe de 8 familles qui sont actives dans l’îlot
Joséphine/Kriek/Mandarine, donc l’îlot derrière l’Espace Callas, qui a déjà initié
depuis quelques temps un projet convivial dans leur morceau de quartier et qui rentre
une continuation de ce projet-là qui s’appelle «!Un village à Callas!».
L’association Citoyens en Marche propose également un projet «!Traversées bleues!»
qui serait la création de parcours perpendiculaires à la rue Callas, qui seraient en
relation avec la question de l’eau et avec vraiment l’idée de travailler l’identité du
bassin versant de la vallée [...].
Les séances d’exploration et de problématisation entre associations et habitants, les
groupes de travail organisés en marge de la procédure officielle du Contrat de
quartier apparaissent ainsi comme les répétitions générales d’un grand débat qui
n’aura pas lieu. Si les discussions menées sur l’arrière-scène permettaient d’édifier un
discours collectif sur le quartier, de déployer des propositions se mettant à l’épreuve
les unes les autres ou convergeant les unes vers les autres («!LE projet du quartier!»),
leur reformulation en CLDI sous le régime de la liste les désintrique et les réaligne.
Mises à plat, elles sont désormais présentées comme vaguement compossibles. En
masquant les points de tension entre les différentes «!idées!» et en privant chacune de
son contenu le plus spécifique, la lecture de la liste n’offre, de plus, que peu de prises
à l’examen des propositions et tend à désamorcer tout débat public à leur sujet. C’est
ce que se permet de remarquer une participante citoyenne!:
EXTRAIT N°69 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
ANNICK MAES (déléguée des habitants)!:
Moi, je voulais simplement ajouter que c’est vrai que ce n’est pas évident de se
prononcer sur des projets dont on a eu qu’un simple résumé. Moi, je n’ai pas le
contenu, je ne suis pas du milieu associatif, donc, je n’ai pas participé à toutes les
réunions, j’ai fait ce que j’ai pu, mais je n’ai pas le contenu. Et c’est vrai qu’il y a des
projets –parce que j’ai eu la grille, j’étais là à la réunion commune de tous les projets–
que je trouvais très intéressants issus des habitants. Et quand on voit au total ce qui
est retenu, certains projets ne s’y retrouvent pas. Donc, j’ai difficile à me prononcer
sur des projets dont je n’ai eu que quelques extraits aujourd’hui et à la réunion du
mois de mai.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
340
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités
Nous avons vu dans le point précédent que quand les enjeux de revitalisation urbaine
–ces objets que les participants cherchent à importer et à faire importer– affleurent sur
la scène officielle du Contrat de quartier, c’est à la fois «!isolés!» (arrachés au maillage
discursif de la réflexion collective, désintriqués de leur rapport à des enjeux
concurrents ou congruents,) et «!affadis!» (réduits à leur résumé ou à leur intitulé). Il
s’agit là d’une première façon de qualifier le pluralisme bénin qui s’exprime en CLDI.
Afin de renforcer le constat voulant que les échanges observables se maintiennent en
deçà du débat d’idées, il me faut encore dire quelques mots de la façon dont, dans ces
conversations en assemblée, des références à la «!ville bonne!» a priori concurrentes,
une fois esquissées, ont tendance à s’ignorer ou à se mépriser, plutôt qu’à se tester
mutuellement.
Souvent, les débuts de proposition avancés par les participants citoyens et profanes,
et les enjeux de revitalisation urbaine qu’ils semblent signaler, sont en effet
simplement dits et entendus. Tout se passe comme s’ils n’agissaient pas sur la
discussion au sens où la speech act theory austinienne entend les «!actes de parole!»!;
comme si, au-delà de leur simple dimension locutoire, ils ne faisaient peser aucune
«!force illocutoire!» et n’avaient aucun «!effet perlocutoire!» sur les engagements qui
leur succèdent (Austin, 1962!; Searle, 1969). A l’examen du corpus de transcription
des réunions publiques, on trouve ainsi d’innombrables exemples de «!tours pour
rien!»!: des propositions ou des idées qui, après avoir été dites par l’un et entendues
par tous les autres, après avoir résonné un instant dans les oreilles des coparticipants,
s’évanouissent dans l’oubli, comme balayées par les tours de parole suivants. Ces
nouveaux tours de parole pourront éventuellement eux aussi faire figure de «!tours
pour rien!», dans quel cas on retrouve des séquences conversationnelles entières au
cours desquelles les représentations d’objets prolifèrent en s’ignorant les unes les
autres. C’est notamment en ce sens que les participants des Contrats de quartier
parlent volontiers, tantôt d’un «!dialogue de sourds!», tantôt d’une «!politique du ‘cause
toujours!!’».
La notion de «!tour pour rien!» est peut-être trop radicale. En effet, les objets
représentés dans des engagements de parole ayant toutes les apparences de «!tours
pour rien!», en ce qu’ils n’influencent aucunement le contenu et la forme des tours
conversationnels qui leur succèdent directement, peuvent être mémorisés, enregistrés
et réutilisés plus tard dans la conversation, voire lors d’une prochaine réunion (les
participants s’appuyant ici éventuellement sur des traces écrites, un procès-verbal ou
leurs notes personnelles). Nous développerons tout cela d’une manière plus
spécifique et exemplifiée dans un point du chapitre 6 consacré au rôle de la mémoire
dans l’émergence d’une compétence profane en CLDI. Disons simplement pour le
moment que bon nombre de prises de paroles citoyennes et profanes n’ «!agissent!»
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
341
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
sur l’interaction que de manière différée, indirecte, qu’au travers d’un processus de
sédimentation et par la médiation d’une mémoire à moyen terme.
Si des tours de parole comme ceux-là agissent, c’est donc sur une dimension
strictement locutoire, en «!emplissant!» simplement l’environnement culturel de la
concertation, en peuplant le référentiel des discussions à venir de nouveaux objets
mentionnables27. Au niveau strict de l’organisation locale de la conversation, ils n’en
demeurent pas moins des «!tours pour rien!», des tours dont l’enchaînement nous
montre des propositions circulant sur des allées différentes, glissant les unes sur les
autres sans frottement, sans mise à l’épreuve.
Quand ces frottements se produisent, à travers la critique, ce sera plutôt sous la forme
du «!dévoilement!» que du «!différend!», pour reprendre le vocabulaire mis au point
par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification (1991). Il est finalement
assez rare que des participants entretiennent ouvertement un «!différend!», sous la
forme d’une guerre des «!mondes!», d’un affrontement des «!Cités!»28. Le plus
souvent, de tels affrontements n’auront pas l’occasion de débuter. Les participants
aux assemblées que j’ai observées montrent en effet une tendance à éviter de tels
affrontements en ne prenant tout simplement pas au sérieux les arguments des autres.
Avant –et au lieu– que les enjeux portés de part et d’autre n’entrent en tension et ne
se mettent réciproquement à l’épreuve, des manœuvres de «!dévoilement!»
permettent de désamorcer et de neutraliser les arguments adverses.
Les manœuvres de «!dévoilement!» nous montrent en effet comment des
représentations d’objets valides en apparence et à première vue peuvent être ensuite
discréditées et annulées par un adversaire pointant une contrefaçon, une anomalie,
une monstruosité, criant à l’arnaque, à l’imposture... Sous ses différentes modalités,
l’opération de dévoilement dit!: rien ne sert d’entrer en confrontation, d’initier une
joute argumentative puisque, à bien y regarder, les objets que vous avancez ne sont
pas vraiment ce que vous prétendez qu’ils sont. «!La fausse grandeur cache une
misère!» (Ibid., 1991).
Une première forme de dévoilement consiste simplement à affirmer que, sous couvert
de grands enjeux publics, tel participant défend en réalité ses petits intérêts privés29.
Une seconde forme du dévoilement consiste, comme l’ont proposé Boltanski et
Thévenot, à convaincre les coparticipants que la personne qui vient d’avancer une
proposition, tout en prétendant s’exprimer dans un certain «!monde!», s’exprime en
réalité dans un autre «!monde!», illégitime celui-ci. Enfin, et troisièmement, il peut y
27
C’est en ce sens qu’une «!analyse de contenu!» des conversations publiques pourra avoir un intérêt!;
aucunement à comprendre quel usage est fait de ces contenus.
28
Il y a «!différend!» quand «!les parties en présence sont en désaccord sur le monde dans lequel
l’épreuve doit être accomplie pour être légitime!» (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 276).
29
Cette forme de critique pourra être activée par exemple pour dégrader les propositions avancées par
les participants représentant des petites associations locales qui, selon leurs adversaires, comptent
fortement sur l’enveloppe du Contrat de quartier, et dont certains diront péjorativement qu’en
s’exprimant sur l’espace public, elles ne font que «!monter au créneau!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
342
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
avoir dévoilement quand un participant cherche à montrer que la référenciation d’un
adversaire, en empruntant à plusieurs mondes à la fois, accouche d’une proposition
abâtardie, monstrueuse (ibid., 1991, p.271-272).
Examinons l’extrait suivant qui a la caractéristique intéressante de nous montrer à
l’œuvre, en une seule séquence, les trois types d’opérations de dévoilement identifiés:
EXTRAIT N°70 - C.d.Q. Callas, Commune A (Séance d’information) – juin 2004
MATHILDE CZARNOCKI (urbaniste du bureau d’études)!:
Alors, on continue… Projet suivant!: «!Le Journal des Gens!». Donc, en fait, ce qu'il y
a, c'est que les personnes qui s’occupent du «!Journal des Gens!» ne bénéficient
actuellement d'aucun financement structurel et, là, ils voulaient se servir du Contrat
de quartier pour éventuellement…
DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!:
«!Se mettre au service!» du Contrat de quartier, plutôt... On voulait «!se mettre au
service!» du Contrat de quartier...
MATHILDE CZARNOCKI!:
Oui… et là, un risque qui a été évoqué, qui a été clairement mis en avant lors de
l’étude de l’analyse de la proposition, c'est qu'éventuellement, par l'entremise du
journal de quartier, vous ne cassiez du sucre sur le dos de la Commune…
DENIS ELIAS!:
[visiblement énervé!:] Mais enfin… Ici, excusez-moi mais… On ne fait pas que critiquer
quand même... la critique n'est pas une fin pour nous… On veut exister, nous! Et
puis, la critique ça peut peut-être avoir des conséquences souhaitables, je n'invente
rien là hein…
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Disons que c'est aussi compréhensible… que la position de la Commune est aussi
compréhensible. A ce stade-ci, elle aurait l'impression de donner un bâton pour se
faire battre.
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
Et le «!journal vidéo!» qui a été prévu par l'échevinat de la culture, on peut pas y dire
non plus ce qu'on veut alors? C'est contrôlé?
FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale)!:
Je dirais qu’au niveau des Contrats de quartier, de plus en plus, on essaie de toucher
par le non-écrit. C’est pourquoi le «!journal vidéo!» nous paraissait un projet
particulièrement intéressant, peut-être mieux adapté que ce que proposait le «!Journal
des Gens!». De plus, une deuxième chose qui pèse, il faut être clair, c'est que je pense
qu'avec le «!Journal des Gens!», on a un journal qui part d'une ambition
intellectualiste et qui ne m'inspire pas un souci pour la vraie vie des gens du quartier.
DENIS ELIAS!:
J'accepte la critique, mais le projet incluait justement la possibilité d'instaurer la
participation au sein du comité de rédaction, ce qui permettrait que des trucs que
vous trouvez plus intellos jouxtent des textes d'une nature très différente, et ainsi,
d'offrir plusieurs niveaux de lecture.
FREDERIC MOENS!:
J'ai peur, pour ma part, que ce soit jouer «!perdant-perdant!» plutôt que «!gagnantgagnant!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
343
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Détaillons, par ordre d’occurrence, les trois types de dévoilement dont le représentant
du «!Journal des Gens!», Denis Elias, est la cible.
Mathilde Czarnocki, chargée lors de cette réunion de présenter et de commenter les
projets soumis par les associations et les citoyens, met une première fois Denis Elias
dans l’embarras en le présentant d’emblée comme quelqu’un qui souhaite «!se servir du
Contrat de quartier!» pour financer le fonctionnement du Journal des Gens. Une telle
introduction au projet, immédiatement accusatrice, fait bondir Elias. La présentation
publique du projet part assurément, pour lui, sur de bien mauvaises bases. Il se doit
d’intervenir sans tarder, d’interrompre Mathilde Czarnocki avant qu’il n’y ait
malentendu. Il corrige alors l’énoncé de Czarnocki en le renversant («!Se mettre au
service du Contrat de quartier plutôt...!»), afin d’éclaircir sa motivation à participer et afin
de rétablir sa position!; une position qu’il veut intègre, ouverte sur l’intérêt général,
qui ne pourrait être confondue avec celle d’un individu intéressé, opportuniste,
instrumentaliste, profitant du Contrat de quartier pour «!monter au créneau!».
Suit un enchaînement de mouvements de dévoilement d’un même type. Le premier
est effectué par Mathilde Czarnocki quand elle avance la crainte que, «!par l’entremise
du journal de quartier, [les rédacteurs] ne cass[ent] du sucre sur le dos de la Commune!». Ce
qui est ici mis en doute, c’est l’appartenance du Journal des Gens au «!monde
domestique!» auquel il prétend appartenir. Sous couvert d’enjeux de type domestique
(«!par l’entremise du journal de quartier...!»), les personnes s’occupant du journal
chercheraient en réalité à exprimer une critique sociale et politique ressortant à un
«!monde civique!». Le second mouvement de dévoilement est le fait de Denis Elias
lui-même. En réaction à l’accusation de Czarnocki, il insiste sur le fait que la position
critique qu’on lui reproche n’est que le moyen («...!la critique n'est pas une fin pour
nous...!») d’un enjeu plus profond d’ordre existentiel («!On veut exister, nous!!!»). Il se
déplace ici sur le terrain de l’ «!inspiration!». Le troisième mouvement de
dévoilement, effectué par l’expert régional Frédéric Moens, prend acte de l’aveu
d’Elias. Selon Moens, de tels enjeux «!d’inspiration!» déportent considérablement le
projet prétendument «!domestique!» du Journal des Gens («!...un journal qui part d'une
ambition intellectualiste et qui ne m'inspire pas un souci pour la vraie vie des gens du
quartier...!»).
Voici, esquissée, la dynamique de dévoilement et de désamorçage de la proposition
de Denis Elias à l’œuvre dans l’extrait n°7030!:
30
A nos yeux, ces opérations de dévoilement peuvent fort bien être rapprochées, sur le plan d’une
sémantique de la discussion, des opérations de «!modalisation!» ou de «!fabrication!» par lesquels
Goffman étudiait la stratification de l’expérience sociale et le jeu de recouvrement entre différentes
couches de sens.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
344
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
1. CZARNOCKI!: enjeu domestique
!
2. ELIAS!:
3. MOENS!:
enjeu civique
enjeu civique
enjeu domestique
!
!
enjeu d’inspiration
enjeu d’inspiration
Dans le prolongement de ces opérations, un troisième type de dévoilement peut être
repéré en fin d’extrait. Suite à la remarque de Frédéric Moens, Denis Elias tente une
dernière fois de rétablir sa position et la pertinence de son projet en proposant une
forme de synthèse ou de compromis!: «!une participation [de la population du quartier]
au comité de rédaction permettrait que des trucs [...] plus intellos jouxtent des textes d'une
nature très différente, et ainsi, d'offrir plusieurs niveaux de lecture!». Moens n’est pas preneur
d’un tel assemblage entre sphères domestique et inspirée. Il discrédite Elias d’une
troisième manière, en relevant la stature bancale du compromis proposé. Pour
Moens, l’hybridation des enjeux n’engendre pas une plus-value («!gagnant-gagnant!»),
mais un monstre («!perdant-perdant!»).
Dans certains cas, de telles opérations de dévoilement peuvent être le fait d’acteurs
citoyens ou profanes, et dirigées vers les acteurs institutionnels ou les experts, comme
le montre les deux extraits suivants!:
EXTRAIT N°71 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
Je ne vais pas garder la parole tout le temps, mais j’aimerais bien qu’on revoie la
photo qui montre la piste de ski, enfin le «!parc public!» [elle accompagne sa parole d’un
mouvement clignant des index des deux mains pour marquer la mise entre guillemets], entre
l’avenue du Joyau et la rue Grise, qui pour moi est une piste de ski, mais, bon, peutêtre que ce n’en est pas une. [En parlant de la dia powerpoint!:] Pas celle-là, celle
d’avant, voilà. Bon, si j’ai bien compris, ça ce truc c’est intégré d’office parce qu’on a
besoin d’un peu plus d’argent pour terminer. Donc, je n’ai pas entendu vraiment le
budget qui devait être consacré à ça [...].
JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau d’études Alpha)!:
Ça, ce n’est pas encore décidé [...]. Disons que le parc, enfin ce que vous voyez
comme parc...
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
L’objectif, c’est quoi en fait!?
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
De rendre cette partie du parc accessible au public et de créer une liaison entre
l’avenue du Joyau et la rue Grise qui soit aussi accessible aux personnes à mobilité
réduite.
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Oui, c’est très en pente [...] [Elle accompagne sa parole de mouvements «!plongeants!» de la
main et d’une grimace évoquant une sensation de vertige]
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
C’est très en pente [...]
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
345
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
[Plus loin!:]
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Et le budget. Le budget, on n’a pas d’idée!?
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
Le budget [...] est de 1.666.000 euros. Dans le calcul, il y a peut-être 100.000 en trop
ou trop peu, mais c’est l’ordre de grandeur.
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Un peu plus de 10% du budget global.
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
Voilà. Oui [...].
[Plus loin!:]
Madame constate que un million 600 et des milles, par rapport à 10 millions, cela
représente...
Mme AUDIARD (Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale) :
Oui, c’est vrai que c’est beaucoup...
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
[début hors micro inaudible]... c’est juste parce que c’est intéressant un espace vert. C’est
très beau. Si vous vous mettez en haut du pont, il y a de très beaux arbres. Sauf que,
en fonction de la réalisation, c’est un terrain extrêmement pentu...
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
Très pentu!: 45° [d’inclinaison]...
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Donc, pour qu’il puisse être accessible à des familles avec des bébés ou je ne sais pas
quoi, une poussette... Il va falloir le faire... C’est une piste de ski vraiment. Donc, moi
je n’ai rien contre le fait qu’on fasse un espace vert là.
EXTRAIT N°72 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars.2005
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Donc, la CLDI est d’accord de prendre comme avis, comme recommandation, si le
projet ne se fait pas, de l’utiliser pour l’aménagement de voirie et... Christiane [veut
prendre la parole]...
CHRISTIANE MACCHIATTO!(déléguée des habitants)!:
Moi, j’ai une autre version. Je propose de dire les choses d’une autre manière, c’est-àdire que, à mes yeux, à titre totalement personnel, je dirais autrement, je dirais qu’on
considère... je considère que [...] le budget dépensé est totalement ridicule,
inacceptable [...]. Je crois que pour ce budget, il y a beaucoup plus à faire dans cette
commune. Donc, pour moi, je présenterai les choses autrement. Je recommande
d’oublier définitivement cette piste de ski qui restera une piste de ski et qui, de toute
façon, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour
aboutir à rien du tout. Et, d’office, on supprime et on passe à autre chose. Et on arrête
d’ergoter, parce que ça fait huit mois qu’on s’oppose à ce projet.
CHARLOTTE BRIDEL!:
Là, je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi dans le sens...
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Tu as le droit, j’ai donné mon avis personnel...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
346
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
CHARLOTTE BRIDEL!:
Oui, oui, tout à fait.... C’est l’avis d’un membre de la CLDI partagé par d’autres, je le
sais. Mais, moi, j’ai besoin, pour pouvoir évacuer définitivement ce projet-là dans sa
totalité d’avoir l’assurance que personne n’est intéressé par un espace vert quel qu’il
soit dans ce quartier. Et là, je ne suis pas sûre [...].
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Non, non, non, tu parles d’espace vert, ce n’est pas un espace vert.!Allons le visiter...
CHARLOTTE BRIDEL!:
Ça reste une espace vert, quelle que soit sa qualité, Christiane.
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Je crois que le terme utilisé comme ça n’est pas objectivement le bon.
On voit dans ces nouveaux morceaux choisis comment, en CLDI, la dispute suit
préférablement le mode opératoire du dévoilement («!l’enjeu que vous avancez est un
pseudo-enjeu ou n’est que le camouflage d’enjeux illégitimes!») plutôt que du
différend («!l’enjeu que vous avancez est moins important que celui que j’avance!»).
Ici, Christiane Macchiatto, une déléguée des habitants, relève une ambiguïté quant à
l’enjeu motivant le projet de jardin public défendu par l’autorité communale et le
bureau d’études Alpha («!C’est quoi l’objectif, en fait!?!»), et s’emploie dans un même
mouvement à tourner ce projet en ridicule. Pour elle, ce parc-public-entre-guillemets
n’est pas un parc public mais, à vrai dire, une piste de ski, au vu du terrain en forte
pente choisi pour ce projet d’aménagement («!j’aimerais bien qu’on revoie la photo qui
montre la piste de ski!»). L’image forte qu’elle utilise montre une certaine efficacité,
provoque en tout cas, dans le chef de l’auteur de projet Frusquet, des réponses de
confirmation embarrassées («!C’est très en pente!»!; «!Très pentu!: 45°!d’inclinaison» ). La
manœuvre de Macchiatto est d’autant plus efficace qu’elle soulève le coût élevé du
«!parc!» et indique son poids considérable dans le programme d’ensemble du Contrat
de quartier («!Un peu plus de 10% du budget global!»). L’argument, qui n’est pas
contredit, est puissant!: il serait ridicule d’utiliser une part considérable du budget à la
création d’une piste de ski!! Frusquet enregistre la remarque de Macchiatto, à
nouveau embarrassé («!Voilà. Oui [...] Madame constate que un million 600 et des milles,
par rapport à 10 millions, cela représente...!»), et une représentante du gouvernement
régional confirme sa pertinence («!Oui, c’est vrai que c’est beaucoup...!»).
Macchiatto n’est pas contre un projet d’espace vert, auquel elle opposerait d’autres
enjeux («!c’est [...] intéressant un espace vert. C’est très beau. Si vous vous mettez en haut du
pont, il y a de très beaux arbres. Sauf que, en fonction de la réalisation...!»). Elle rejette
simplement ce projet d’espace vert qui, selon elle, n’en est pas un, et qui risquerait
même de se montrer contre-productif en menaçant de vrais êtres du «!monde vert!»
(«!de toute façon, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des arbres pour
aboutir à rien du tout!»). En utilisant à répétition l’image de la piste de ski, elle suggère
aux coparticipants que, en dépit des apparences, l’auteur de projet et les acteurs
communaux n’ont pas les pieds dans une «!cité verte!» quand ils représentent ce
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
347
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
projet. La fin de l’extrait nous montre comment l’espace vert envisagé n’en a plus que
le nom («!Ça reste un espace vert, quelle que soit sa qualité, Christiane!»), les attaques
successives de Christiane Macchiatto l’ayant vidé de sa substance «!verte!» («!Je crois
que le terme utilisé comme ça n’est pas objectivement le bon!»). Nous reviendrons, en détail,
sur cet extrait n°72 à l’occasion du chapitre 6.
Nous avons vu comment des opérations de dévoilement pouvaient être menées par
des personnes en charge du Contrat de quartier pour discréditer les propositions des
participants citoyens ou profanes, et inversement, comment ceux-ci pouvaient
chercher à révéler la «!vraie nature!» des projets défendus par les élus et les experts.
Nous voudrions à présent finir cette section avec l’étude de deux courts extraits nous
montrant de manière éclairante comment de telles manœuvres négatives d e
désamorçage des enjeux soutenu par un autre participant pouvaient en venir à se
substituer aux procédures du débat ou de la discussion entendue comme échange
d’arguments positifs.
EXTRAIT N°73 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars.2005
LUC DESCHAMPS (coordinateur général)!:
Un projet d’insertion socio-professionnelle qui touchera à la rénovation du quartier...
Ça peut être des opérations de ravalement de façades en série, ou opérations de
rénovation de corniches. Disons des projets dans ces qualités-là....
DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté et de
multiculturalité)!:
Si j’ai bien entendu, les corniches faisaient partie du volet social du Contrat de
quartier?!
LUC DESCHAMPS!:
Les corniches ne font pas partie du volet social en tant que tel, mais enfin, dans une
démarche globale visant à rénover les corniches (...)
DENIS ELIAS!:
Je voudrais savoir si les deux pistes que vous présentez sont des pistes limitatives et
exhaustives et qui émanent d’une réflexion déjà bien établie, ou bien s’il y a des
perspectives plus larges que simplement le ravalement des façades et la réparation des
corniches.
EXTRAIT N°74 - C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
HENNION, NATHALIE (représentante d’une association active dans les questions de
logement)!:
Il faudrait voir comment, avec le volet 5 [i.e. le volet de cohésion sociale], on peut parfois
aller au-delà de la dimension bâtie...
LUC DESCHAMPS!:
Je veux bien, mais si pour Monsieur Elias, par exemple, la cohésion sociale c’est –je
lis– «!relier la question de l’eau avec le cosmos du quartier!», là il y a quelque chose
qui m’échappe par rapport à ce qu’on attend de la cohésion sociale et du Contrat de
quartier, et je ne suis pas sûr qu’on aille dans le bon sens...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
348
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Nous voyons ici deux opérations qu’on pourrait dire de «!dévoilement!» et de
«!contre-dévoilement!». Dans une première réunion, Denis Elias interrompt la
présentation que fait Luc Deschamps des lignes directrices des projets de type «!volet
social!» pour le Contrat de quartier. Elias fait part de sa surprise de voir le volet social
du quartier –le seul volet orienté vers le «!non bâti!»– se limiter à des projets aussi
terre-à-terre que la réparation de corniches et le ravalement de façades. Pour Elias, le
volet social est quelque chose de «!plus large!» que la définition strictement
fonctionnelle ou industrielle que lui donne Deschamps.
COHESION SOCIALE DU QUARTIER
(enjeu civique)
!
REPARATION DE CORNICHES
(enjeu industriel)
Quelques semaines plus tard est organisé un groupe de travail consacré aux projets de
cohésion sociale dans le Contrat de quartier. Interrogé sur la possibilité d’étendre le
volet social «!au-delà de la dimension bâtie!», Luc Deschamps répond en suggérant
qu’une telle extension au non bâti ne pourrait suivre la voie proposée par Elias, par
exemple, pour lequel «!la cohésion sociale, c’est [...] relier la question de l’eau avec le cosmos
du quartier!». Sur un ton au moins aussi sarcastique que celui utilisé par Elias quelques
semaines plus tôt, Deschamps rappelle que les enjeux pouvant être pris en charge
dans le volet social du Contrat de quartier n’incluent pas les objets «!eau!» et «!cosmos!».
Selon lui, Denis Elias n’a pas les pieds dans une «!cité civique!» quand il évoque la
«!volet social!» mais quelque part entre une «!cité verte!» et une «!cité de
l’inspiration!».
C OHESION SOCIALE DU QUARTIER
R ELIER LA QUESTION DE L’ E A U
AVEC LE COSMOS DU QUARTIER
(enjeu civique)
(enjeu vert - d’inspiration)
Nous sommes en présence de deux participants campant, vraisemblablement, des
positions opposées quant à la définition de bons projets de cohésion sociale. Mais ces
extraits ne nous montrent pas pour autant ces participants pris dans un débat où ils
mettraient leurs arguments respectifs à l’épreuve les uns des autres. Le dévoilement
ne peut alors être confondu avec le différend. Il n’y a pas, dans le dévoilement,
d’épreuve de vérité. Denis Elias et Luc Deschamps se contentent simplement de
chasser l’autre du monde à l’intérieur duquel ou au nom duquel il prétend
s’exprimer. Et si au final, on apprend que le «!volet social!» ne peut être limité à la
réparation de corniches et ne peut être étendu à l’eau et au cosmos du quartier, peu de
choses seront dites sur ce que le volet social peut être, positivement.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
349
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de
discours
Depuis le début de ce chapitre, nous avons pris le temps de détailler les différents
niveaux de contraintes que devaient satisfaire les actes de référenciation tentés par les
citoyens, et analysé les différentes façons dont une proposition, par l’objet même qu’elle
visait à rendre présent, pouvait se montrer invalide dans les conditions du Contrat de
quartier. Puis, nous avons suggéré que le caractère valide d’une référenciation ne
suffisait pas à la faire «!agir!» sur la conversation, soit qu’en étant soustraite à la
dynamique dialogique de son émergence et présentée sous sa forme la plus abrégée,
elle n’offrait pas une prise suffisante pour le débat public, soit que dans le flux d’une
succession de tours de parole décoordonnés et décoordonnants, elle pouvait être
simplement ignorée ou oubliée par les coparticipants. Enfin, dans les pages ci-dessus,
nous avons vu comment des propositions valides à première vue pouvaient être
disqualifiées suite à un examen plus approfondi et à travers des procédures
discursives de «!dévoilement!».
Ces analyses nous permettent, je l’espère, de prendre la mesure de l’extrême difficulté
avec laquelle quelque chose comme une «!discussion de contenu!» ou un «!débat
d’idées!» peut émerger dans les processus de concertation organisés autour des
Contrats de quartier à Bruxelles. Une dernière difficulté doit être soulevée. Frustrés
du manque de débat ou de l’absence de «!contenu!» des échanges, les participants
peuvent passer un temps considérable à parler du fait de parler des contenus, à discuter de la
possibilité d’une discussion. Le catalogue des contraintes posées aux actes de
référenciation et donc à l’émergence d’un débat d’idées est récupéré réflexivement et
intégré discursivement dans les interventions des citoyens, des profanes, des membres
d’associations locales, etc. «!A quand un vrai débat!», «!comment pouvons-nous nous donner
les moyens d’un vrai débat!»!? Ces questions d’ordre procédural, posées à de nombreuses
reprises par les participants les plus vigilants des Contrats de quartier, seront étudiées
à l’occasion du dernier chapitre31. Remarquons simplement, avec les deux extraits
suivants, comment ces appels au débat, tout en manifestant un besoin de «!faire
sens!», un désir de traiter du «!fond!», du «!contenu!», peuvent être eux aussi, à
l’occasion, retournés contre les personnes qui les expriment!:
EXTRAIT N°75 - C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants) :
J’aimerais bien quand même poser la question!: est-ce que ce n’est pas possible de
laisser encore ouvertes les candidatures, les dernières candidatures de CLDI, donc
ceux qui se sont présentés trop tard!? Nos amis maghrébins, ils sont nombreux dans
les pourcentages d’habitants dans notre quartier mais, ici, ils ne sont pas nombreux.
Donc, je trouve qu’à ce niveau-là, il y a peut-être une possibilité d’envisager de laisser
encore ouverte la possibilité d’avoir des candidatures jusqu’à la fin du mois, par
31
Cfr. chapitre 6.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
350
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
exemple, je dis n’importe quoi, mais je ne vois pas de raison procédurière terrible qui
devrait éviter ça.
JACKY DECAUX (bourgmestre) :
Vous parlez justement de raison procédurière, ne tombons pas non plus dans ce
travers. Je ne voudrais pas qu’on passe des soirées à débattre sur la manière dont il
faut débattre.
EXTRAIT N°76 - C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
DENIS ELIAS (représentant d’une association active dans les questions de citoyenneté et de
multiculturalité) :
Si on vient nous dire aujourd’hui, simplement!: «!Vous savez, vous avez bien
travaillé, mais on ne va pas vous entendre de toutes façons!», il y a cette frustration,
c’est un terrible problème. Et j’entends bien que c’est une question de procédure,
d’assemblage assez étonnant de procédures qui s’emboîtent, etc. On ne va pas faire la
discussion ici. Ça, c’est un colloque sur les CLDI, ça. Mais, alors, faisons un pacte
entre nous. Ce pacte-là, qui est de remettre à plat un certain nombre de questions qui
sont absolument pertinentes... [...] c’est-à-dire qu’on ne discute pas ici des contenus,
on discute d’autre chose, on est «!hors sol!» là pour l’instant [...].
JACKY DECAUX!(bourgmestre) :
C’est vous qui posez la question de la forme, pas moi.
Dans les deux cas, des participants appelant à créer les conditions d’un débat de fond
se trouvent accusés de formalisme par le bourgmestre-président de la CLDI. L’examen
de ces extraits vient clore –avec une certaine ironie– notre étude de l’empêchement
systématique d’actes de référenciation par des citoyens ou des profanes dans les
réunions de concertation Contrat de quartier. Reste à explorer les réponses que ces
participants apporteront devant le constat répété d’un effacement de ce qui,
proprement, est en jeu dans le dialogue qu’ils entretiennent avec les élus locaux et les
experts urbanistes32.
32
Nous renvoyons ici le lecteur au point du présent chapitre intitulé «!Anticipation de l’infélicité et
encaissement de l’échec!» (5.5).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
351
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle
Nous le réalisons à la lecture de la section précédente (5.2.), il est difficile d’envisager
pleinement les problèmes de référenciation que rencontre en assemblée le locuteur
citoyen ou profane, ces problèmes portant sur le «!que dire!?!» , sans explorer
parallèlement les problèmes qui se posent à lui dans les termes du «!qui suis-je pour
dire!?!» et du «!comment dire!?!». Le premier problème de représentation étudié en cache
donc deux autres, et nous devons à présent déplacer le regard vers ces autres régions
du contexte institutionnel de la discussion en CLDI. Nous proposons donc, dans une
optique pragmatiste plutôt que sémanticiste33, d’associer étroitement l’enquête sur les
limites posées à la référentialité des énonciations à une analyse des rapports de rôles à
l’œuvre (5.3.), puis à une étude des ressources linguistiques et expressives mobilisées
par les locuteurs (5.4.). Observons d’abord les difficultés qu’éprouvent les participants
citoyens et profanes à stabiliser un rôle acceptable dans l’espace institutionnel de
l’assemblée.
fig. 15 – La dimension du «!jeu de rôles!» en relation aux autres dimensions
du «!cadre primaire!» d’une activité de parole
EN-JEU
DOMAINES
= Quoi!?
JEU DE ROLES
= Qui!?
CADRE
DISCOURS
STYLES
JEU DE
LANGAGE
= Comment!?
33
Ce souci est fondamental dans l’ouvrage d’ Eraly.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
352
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle
Engager une énonciation en assemblée, ce n’est pas seulement dire quelque chose sur
quelque chose en tenant compte de règles touchant au référentiel de l’activité!; c’est
aussi le fait, pour quelqu’un, de dire quelque chose à quelqu’un d’autre, cela dans un
certain contexte d’activité publique et donc dans un rapport à un tiers. Le fait qu’une
intervention soit heureuse ou malheureuse ne dépend alors pas seulement du degré
de pertinence de son objet. En prenant la parole, le locuteur met les pieds dans une
trame relationnelle complexe qui, par la médiation de l’activité-cadre qui l’oriente,
est aussi toujours un jeu de rôles. Un jeu qui distribue différentes places et dans
lequel les individus s’insèrent, avec plus ou moins de succès, en autant d’!«!unités de
participation!» interdépendantes (Goffman, 1973). Pour être acceptable et efficace,
une intervention doit donc montrer, en plus d’une pertinence topique, une justesse
participationnelle.34
Notons bien que nous parlons ici de justesse participationnelle plutôt que, plus
largement, de justesse interactionnelle puisque, comme nous aurons l’occasion de le
montrer ou de le rappeler dans le chapitre 6, l’interaction humaine ne pourrait être
réduite à un système de rôles, à un schème de participation à une activité
institutionnelle.
Quoi qu’il en soit, dans les limites du présent chapitre consacré à la pesanteur du
contexte institutionnel sur l’activité de parole et sur les engagements des locuteurs qui
y prennent part, ces derniers doivent faire preuve de justesse dans leurs prises de
parole, en n’affichant pas un rôle que les autres ne sont pas prêts à leur reconnaître, et
inversement, en n’attribuant pas à leurs interlocuteurs des rôles trop éloignés de ceux
qu’ils prétendent tenir. Cette compétence qui nous intéresse est un résultat de
l’action. Elle découle d’un jugement, d’une attestation de la correcte pratique d’un
rôle. Elle n’est pas attribuée a priori35, en même temps que sont distribués les statuts
d’élu communal, de représentant du bureau d’études, de fonctionnaire régional, de
représentant d’association ou de délégué des habitants. La question des relations de
rôles, comme dimension contextuelle de l’engagement et de la prise de parole,
demande au contraire d’être suivie et étudiée à partir de situations concrètes. En
34
Au début du point précédent (5.2.), nous avions justifié une première entrée analytique sur le contexte
institutionnel de la discussion par l’angle de l’en-jeu en arguant que cette dimension contextuelle des
références disposait d’un certain degré d’autonomie par rapport à la dimension contextuelle du jeu de
rôles et à celle du jeu de langage. Il en va de même pour les problèmes posés aux énonciations par le jeu
de rôles activé. Une nouvelle du romancier américain John Updike, Minutes of the last meeting (2004),
nous montre ainsi un exemple amusant du degré d’autonomie dont peut parfois bénéficier une
«!politique des rôles!», son découplage partiel ou total des ensembles de règles organisant les matièresen-jeu, les «!quoi!». Ainsi, dans ce court texte, un collectif de voisin se montre extrêmement pointilleux
sur l’organisation des rapports de rôles entre membres et le respect d’une forte justesse participationnelle
sans pour autant avoir une idée claire –ou même la moindre idée!!– des raisons de leur discussion ou des
enjeux défendus par leur comité.
35
Il est peut-être utile de rappeler ce point tant, dans le contexte politique belge, la «!compétence!»
découle mécaniquement de l’!«!attribution!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
353
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
effet, à chaque activité située correspond une configuration de places, un jeu de rôles
spécifique. Le statut propre à chacun des participants est certes une donnée
importante des jeux de rôles auxquels ils se livrent, mais ce qui nous préoccupe
véritablement, c’est la façon dont les participants se dépatouillent pratiquement avec
le rôle qui leur échoie, la manière dont ils l’honorent et le formulent dans des
occasions toujours particulières. Car en fin de compte, comme le rappelait Isaac
Joseph, «!une performance heureuse est le fait d’une position dans un jeu de
circonstances plus que d’un statut dans un système de légitimation!» (Joseph, 1989,
p.13-30).
Une telle approche contextuelle laisse une place à l’indétermination et à la
réversibilité des rapports de rôles, et suppose chez les acteurs qui les endossent un
certain degré de créativité. Par exemple, à travers la Région bruxelloise et les
différents Contrats de quartier, chacun des bourgmestres présidant une commission
participative a sa manière de formuler son statut de chef de la commune dans un
ensemble de conduites en réunion, à travers un style propre36. Certains sont de toutes
les conversations, omniprésents, d’autres sont au contraire extrêmement silencieux et
effacés. Mieux, un même bourgmestre, au gré des activités et des phases de la
concertation, peut développer un répertoire de rôles contrastés. Il peut être tour à
tour l’!«!hôte!» accueillant solennellement les différents participants en début de
réunion, le «!blagueur!» multipliant les interventions humoristiques et les actes de
bonhomie, le «!figurant!» introduisant rapidement le chef de projet et les
représentants du bureau d’études avant de leur laisser la parole, l’!«!arbitre!» des
délibérations, le «!dilettante!» pas bien au fait des dernières évolutions du dossier de
projet, le «maître!» usant d’arguments d’autorité, l’!«!absent!» remarqué, etc. La
relation politique développée dans les assemblées participatives du Contrat de
quartier est ainsi animée par «!une dynamique de production d’acteurs individuels et
collectifs, dont l’identité n’est pas totalement établie à l’avance, mais se module au
cours de leurs interventions et de leurs interactions!» (Cefaï, 2002). Autre exemple
témoignant de la production des rôles et de leur vulnérabilité, la personne désignée
officiellement comme expert urbaniste ne conserve son rôle d’expert urbaniste dans
l’assemblée qu’à travers l’enchaînement correct de conduites attestant d’une telle
expertise!: une attitude distanciée et indépendante, un propos cohérent et assuré, un
recours à des instruments d’objectivation (plans, ordinateurs, textes réglementaires,
archives, statistiques...). Si elle faillit à ces conduites, la personne peut se voir retirer
son «!étiquette!» d’expert. Si elle en a toujours le statut officiel, elle n’en remplit plus
pour autant le rôle aux yeux des partenaires de l’interaction.
Une telle conception dynamiste des rapports de rôles a cependant ses limites, et elle
ne doit pas nous faire perdre de vue les réalités institutionnelles qui confèrent leur
part de rigidité aux interactions entre participants dans ces assemblées. Une chose est
de dire qu’il n’existe pas de modèle unifié et complet pour la pratique d’un rôle, que
36
Nous étudions plus attentivement la question du style dans la section 5.4. du présent chapitre.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
354
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
«!ce qui semble être exigé de l’acteur, c’est qu’il apprenne suffisamment de bouts de
rôles pour être capable [...] de se tirer plus ou moins bien d’affaire!» (Goffman, 1973,
p.74), une tout autre serait de dire que l’ensemble des acteurs en présence se trouvent
égaux devant l’épreuve du bricolage de leur rôle. On ne peut en effet manquer de
relever une dissymétrie entre certains rôles qui restent largement à inventer et
d’autres plus institués!; les «!bouts!» à assembler se présentant, dans un cas, en miettes
et, dans l’autre, disons, en kit!! Si des acteurs comme les élus locaux ou les experts
urbanistes peuvent échouer à remplir le rôle auquel ils prétendent –et par cette
occasion se trouver interrogés dans la légitimité de leur statut–, leur assise
institutionnelle limite généralement ce risque. Ils peuvent en effet se reposer sur des
habitudes, des routines, des savoir-faire éprouvés et des réserves sûres (safe supplies).
Ils tiennent leur rôle avec familiarité et confiance, en puisant dans des registres
d’actions maîtrisés et dans des réserves d’expérience. Nous avons vu en effet dans le
chapitre précédent comment le président de séance du Contrat de quartier Callas
posait ses introductions dans des formes répétitives et prévisibles!; de même, nous
nous sommes attardés à analyser quelques-unes des techniques discursives à partir
desquelles l’expert urbaniste du bureau Alpha tricotait tranquillement ses exposés.
A coup sûr, il n’en va pas de même pour les acteurs politiques plus nouveaux que
mobilise le processus participatif du Contrat de quartier. Davantage que les élus et les
experts, ils sont éprouvés par la délicate fabrication d’un rôle et d’une place autour de
la table de la concertation. C’est le cas, par exemple, du chef de projet du Contrat de
quartier qui doit se composer un rôle à l’interface de celui de l’élu et de l’expert
urbaniste, sans empiéter pour autant sur leurs prérogatives, et en empruntant en
même temps aux répertoires de l’animateur, du médiateur, du manager, du
fonctionnaire, du secrétaire...
C’est encore le cas, évidemment, pour les participants présents au titre de «!délégués
des habitants!». Attendus comme de nouveaux protagonistes de la démocratie locale,
ceux-ci ne disposent cependant que de peu d’informations quant au(x) rôle(s) qu’ils
peuvent ou ne peuvent pas endosser et font face à un casse-tête!: la double
impossibilité, pour eux, de représenter le quartier et sa population et de ne pas les
représenter. La production d’un rôle acceptable de délégué des habitants est alors le
résultat toujours provisoire d’engagements de parole expérimentaux par lesquels ils
naviguent entre une série de «!positions intenables!» (Goffman, 1969) –parce
qu’illégitimes en elles-mêmes, ou parce que déjà tenues par des acteurs bénéficiant de
davantage de légitimité.
Leur sort les invitant à se trouver une place dans l’intervalle séparant des positions
déjà occupées par des acteurs plus institués, les participants citoyens et profanes n’ont
pas le loisir d’asseoir leur rôle, de s’y familiariser, d’activer des routines. Ceux qui
s’engagent sur cette voie de la professionnalisation ne sont en effet déjà plus ces
«!citoyens ordinaires!» auxquels les élus et les urbanistes aimeraient s’adresser dans
ces assemblées. En ne pouvant jamais camper un rôle, c’est-à-dire gagner en
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
355
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
autonomie par rapport aux aléas des interactions situées et se prémunir de faux pas
éventuels, le participant jouant le rôle de délégué des habitants doit constamment «!se
conformer à ce qu’il croit être les attentes d’autrui relatives à la manière dont il doit
être rempli!» (A. Ogien, 2007).
Pour le participant auquel échoie ce rôle fragile, «!la possibilité [...] d’être rejeté
comme interactant et de se retrouver à l’écart de tout rôle précis!» (Goffman, 1991,
p.351) est importante. Dans la continuité de ce qui a été présenté dans la section
précédente consacrée à la pertinence topique, je propose ici de passer en revue les
différentes formes de contraintes pesant sur la manifestation d’une justesse
participationnelle dans le chef des participants citoyens et profanes de ces assemblées.
5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen
représentant
Les contraintes à l’édification et à l’intégration d’un rôle de délégué des habitants ou
de citoyen représentant ne sont pas différentes par nature de celles qui limitent le
référentiel des énonciations et que nous avons détaillées dans la section précédente
(caractère public des échanges, dispositions légales et réglementaires, faisabilité,
réalisme, localisation, temps). Cependant, en cherchant à les ajuster à l’analyse de
l’ordonnancement des «!qui!!» et non plus des «!quoi!», je les nommerai parfois
autrement et les présenterai dans un ordre différent.
5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels
Il est possible d’aborder la contrainte de publicité sous un autre angle que celui des
seuls contenus discursifs. Prendre la parole en public ne pose pas seulement au
locuteur un problème du type «!sur quel sujet, plutôt que tel autre, puis-je m’exprimer
dans cette discussion publique!?!», mais également et simultanément un problème du
type «!qui suis-je, relativement à tel autre participant, pour m’exprimer dans cette
discussion publique!?!». Si la contrainte de publicité pèse sur les énonciations des
participants en limitant l’éventail des topiques et des arguments à ceux exprimables
en public, elle pèse tout autant en faisant naître des interrogations, des croyances et
des attentes particulières concernant la position et la posture engagées par le locuteur.
Pour les pragmatistes, le «!public!» est abordé comme une «!modalité!» ou une
«!forme!» de l’expérience (Quéré, 2003) plutôt qu’à travers «!l’autorité de contenus
sémantiques qui définiraient en propre les situations de publicité!» (Cardon et alii,
1995, p.6). Cardon et ses collègues proposent alors de concevoir comme publiques
des «!situations dans lesquelles les acteurs se coordonnent sous le regard ou en
référence à un Tiers!» (Ibid, 1995, p.7). Cette définition, focalisée sur les processus
d’interaction et de communication par lesquels des configurations sociales dyadiques
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
356
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
viennent à constituer des triades, se situe dans l’héritage direct de George Herbert
Mead et de John Dewey.
Dans Le public et ses problèmes, Dewey (2003) refuse de voir dans le public un
«!mythe!» ou même un «!fantôme!», comme le proposait son contemporain Walter
Lippman (2008). Pour le premier, le public est au contraire un agencement bien
concret, même si souvent «!dispersé!», «!chaotique!», «!éclipsé!» (Zask, 2003, p.13). Il
est ce «!collectif!»37 en continue recomposition dans les actes matériels et
interlocutoires d’individus et de groupes engagés dans des formes d’association
politique plus ou moins officielles, dans ce que l’ethnographe de la vie associative
Nina Eliasoph appelle des «!pratiques civiques!» (2003).
C’est dans l’enchaînement de telles «!pratiques civiques!» que les participants de ces
assemblées produisent et reproduisent le contexte public de leurs discussions, qu’ils
calibrent leur relation mutuelle dans un rapport tiers à une certaine chose publique.
Eliasoph, en s’inspirant d’un concept d’Erving Goffman, parle de «!procédures
fondamentales de footing!» (Ibid., 2003)!: l’émergence ou l’évaporation du public, au
cœur d’une sphère politique potentielle, dépend de la manière dont les participants y
mettent les pieds, s’y engagent. La notion goffmanienne de footing, difficilement
traduisible, renvoie selon moi à une formule position-posture. Engager une énonciation
dans une assemblée ou, plus abstraitement, au cœur d’une arène publique (Cefaï,
2002), c’est créer ou reproduire une position, c’est-à-dire une coordonnée déictique
dans les jeux de positions d’une sorte de géographie socio-politique. C’est en même
temps adopter une certaine attitude ou une certaine posture à l’égard de
l’environnement de positions dans lequel on vient s’insérer. Ainsi, la notion de footing
sert à étudier, d’une part, la multiplicité des faisceaux que nous projetons vers le
monde et qui nous lient à lui quand nous nous engageons dans une conversation, et,
d’autre par, la nature, la qualité ou l’intensité de ces faisceaux.
a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman
Dans l’article qu’elle consacre aux «!pratiques civiques!», Nina Eliasoph, concentrée
sur ses excellentes descriptions ethnographiques, ne prend pas vraiment le temps de
détailler le concept de footing dont elle fait dès lors un usage plutôt général. Pour
notre analyse des jeux de rôles dans l’assemblée et de leur relation à une contrainte
de publicité, nous cherchons à retourner plus près de l’usage qu’en fit Goffman.
Premièrement, il faut dire que l’analyse des footings posés par les acteurs est, dans
l’œuvre de Goffman, difficilement dissociable d’une étude de leurs opérations de
cadrage (framing)!: «!mettre les pieds!» dans une situation avec succès est toujours le
résultat d’un influx de pertinence et donc d’une préscience du «!cadre!» activé. Ces
37
Le «!collectif!» politique comme agencement dynamique et à géométrie variable que Bruno Latour et
Michel Callon redécouvrent avec grand bruit ces dernières années (Latour, 1999!; 2006!; Callon et alii,
2001) a bien les qualités du «!public!» conceptualisé par John Dewey quelques soixante années plus tôt.
A cet égard, il semble que bien qu’il soit cité ci et là dans les travaux de ces auteurs phares de la pensée
démocratique en France, la contribution de Dewey aurait mérité une reconnaissance plus explicite.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
357
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
notions de footing et de framing renvoient l’une à l’autre. A mes yeux, et en croyant
suivre Goffman, la première décrit la conséquence expressive d’une énonciation (son
action sur la position ou la posture du locuteur dans une activité)!; la seconde a trait à
sa conséquence substantielle (sa conséquence sur l’état de l’activité)38. Si l’on prend
note également du fait qu’il s’agit là de deux notions dynamiques et insistant
pareillement sur la modalisation (keying) ou la commutation (switching) de schèmes
d’interactions, on peut dire qu’une transformation progressive du cadre de l’activité
(par exemple de la camaraderie au professionnel) demande chez les participants un
subtil ajustement de leur footing, ou qu’inversement, un changement brusque dans la
formule position-posture chez l’un des participants peut avoir pour effet de faire voler
en éclat le cadre valant jusque-là, tout en propulsant l’ensemble des participants dans
une activité tout autre (dispute, combat, fou rire, rapport sexuel...)39.
Deuxièmement, il faut rappeler que la notion de footing apparaît initialement dans le
contexte de la théorie goffmanienne des «!formats de production!» (production format)
et des «!cadres de participation!» (participation framework), et c’est en relation à cette
structure qu’elle révèle son véritable potentiel analytique40. Nous avons déjà eu
l’occasion d’évoquer cet outillage analytique dans le chapitre précédent. Brièvement
dit, Goffman part du constat que les catégories de «!locuteur!» (speaker) et d’
«!auditeur!» (hearer) sont trop grossières pour rendre compte de la complexité des
phénomènes de communication en jeu dans les situations de conversation. Il désire
subdiviser chacune en une série d’unités de rôle plus précises.
Du côté de la production des énonciations, le microsociologue américain déconstruit
la catégorie imprécise de «!locuteur!» en un «!format de production!» articulant
plusieurs rôles spécifiques. Nous l’avions vu à l’occasion du chapitre 4,
Goffman distingue dans le processus de production d’un même énoncé
quatre rôles analytiquement distincts. Il y a d’abord l’ «!animateur!»
(animator), à savoir le locuteur entendu comme corps gesticulant et machinehumaine-à-produire-des-sons.41 L’animateur, dans son propos, fait apparaître
38
Goffman propose un tel découpage des conséquences «!expressives!» et «!substantielles!» de l’action,
lorsqu’il s’intéresse aux résultats des erreurs et des gaffes à la radio, sans rapporter explicitement cette
distinction à un couple footing/framing (1981a, p.198-199).
39
On peut relever cette insistance sur les «!changements constants!» dans l’étude des footings que posent
les acteurs «!au cours d’une même discussion!» (Goffman, 1981a, p.128)!. Cet hyperdynamisme dans
l’approche des formats de l’interaction caractérise Frame Analysis dans son ensemble. Goffman jugera
ainsi plus tard (1989) que toute bonne analyse de cadre se doit de décrire des procédures de
transformation des cadres. Comme l’a montré avec force Daniel Cefaï (2001c), tout ceci éloigne
considérablement les cadres goffmaniens des «!cadres!» rigides et réifiés qu’inventeront plus tard David
Snow et d’autres auteurs se revendiquant de la frame perspective.
40
Goffman esquisse une première fois la théorie des «!formats de production!» et des «!cadres de
participation!» dans le chapitre «!The Frame Analysis of Talk!» de Frame Analysis (1974). Il la remanie
dans le texte « Footing », d’abord paru dans la revue Semiotica (1979) puis dans son dernier ouvrage
Forms of Talk (1981, p.124-159). Dans le chapitre «!Radio talk!» consacré aux contraintes d’expression
relatives au format radiophonique, Goffman donne une application empirique de cette théorie des rôles
communicationnels (1981, p.197-330).
41
Comme le rappelle Goffman, l’!«!animateur!» consiste en un rôle analytique valant pour toute
énonciation, pas en un rôle social distinct (à ne pas confondre donc, avec la personne chargée de
l’animation de la réunion).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
358
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
certains acteurs réels ou fictifs et met en scène les relations qu’ils
entretiennent!: il s’agit des «!personnages!» (characters) ou, plus abstraitement,
de «!figures!» (figures). L’ «!auteur!» (author ou formulator)42, comme son titre
l’indique, est la personne ou l’institution qui a préparé ou rédigé le propos ou
qui en a en tout cas la propriété intellectuelle. Le «!responsable» (principal) est
la personne ou l’institution sous les auspices de laquelle et sous la
responsabilité de laquelle le propos est énoncé.
A l’autre bout de l’énonciation, du côté de sa réception, Goffman remplace la
catégorie d’!«!auditeur!» par de nouveaux rôles dans ce qu’il appelle –de manière pas
très heureuse– un «!cadre de participation!» (participation framework). En suivant
Stephen Levinson, qui a revu et corrigé le footing goffmanien (1988, p.169), nous
parlerons plutôt de «!format de réception!» et de «!rôles de réception!», directement
symétriques à un «!format de production» et à des «!rôles de production!». En
apportant nos propres modifications, suite à celles que propose Levinson, nous nous
servirons des catégories suivantes pour décrire les «!rôles de réception!» d’une
énonciation!: «!interlocuteur!» (i n t e r l o c u t o r - individu ou groupe auquel
l’!«!animateur!» parle), «!cible!» (target - individu ou groupe auquel l’!«!animateur!»
s’adresse), «!ultime destinataire!» (ultimate destination - individu ou groupe auquel
l’énonciation est ultimement destinée), «!audience!» (audience - individu tiers ou
groupe de tiers dont la participation est ratifiée et qui est en capacité de suivre
l’énonciation sans en être pour autant l’ «!interlocuteur!» ou la «!cible!») et
«!overhearer!» (individu tiers ou groupe de tiers dont la participation n’est pas prévue
mais qui est en capacité de suivre l’énonciation).43
Une analyse complète du footing posé par les participants à un moment donné d’une
conversation devrait pouvoir étudier dans un même mouvement le «!format de
production!» et le «!format de réception!» pour une énonciation donnée. Ces formats
et la configuration de rôles communicationnels qu’ils proposent sont représentés
graphiquement par la combinaison des figures de la page suivante, qui s’avèreront
utiles dans nos analyses. La figure 16 suggère le croisement d’un «!axe de
transmission!» connectant une partie productrice Je (à gauche) à une partie réceptrice
Tu (à droite), et d’un axe suggérant l’implication variable de tiers au niveau de la
production (en haut) ou de la réception (en bas) des énonciations. La figure 17
distribue sur ces axes les différents rôles communicationnels identifiés par Goffman
puis Levinson, et fait apparaître l’espace d’un «!format de production!» (cadran
supérieur gauche) et d’un «!format de réception!» (cadran inférieur droit). Enfin, la
figure 18 représente, pour les rôles producteurs et récepteurs, la possibilité d’une
présence (d’une participation directe à la situation de communication) ou d’une
absence.
42
Nous utiliserons plutôt la notion de formulator utilisée par S. Levinson (1988).
Dans la mesure où nous ne sommes pas tout à fait satisfait des traductions françaises de certaines de
ces catégories, nous utiliserons parfois les catégories originales de langue anglaise dans nos analyses.
43
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
359
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
fig. 16 – Axe de transmission (abscisses) et axe d’implication des Tiers (ordonnées)
IL
(production)
JE
TU
IL
(réception)
fig. 17 – Distribution générale des rôles communicationnels
ROLES DE
PRODUCTION
FIGU
CRCT
PRINC
FORM
ANIM
animator
CRCT
character
FORM
formulator
FIGU
figure
PRINC
principal
AUDI
audience
INLO
interlocutor
OVRH
overhearer
TARG
target
ULTD
ultimate
destination
ANIM
INLO
TARG
ULTD
AUDI
ROLES DE
RECEPTION
OVRH
fig. 18 – Statut de participation (présence/absence)
ROLES DE
PRODUCTION
absence
presence
presence
absence
ROLES DE
RECEPTION
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
360
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
b) La publicité comme complication du jeu communicationnel.
Equipés de ce cadre d’analyse, nous pouvons à présent nous pencher sur ce que nous
identifierons comme la principale caractéristique des situations publiques
d’énonciation, à savoir la considérable complication du jeu communicationnel
qu’elles occasionnent. C’est dans des situations publiques d’un certain type que les
«!participants citoyens!» engagent leurs énonciations, au risque de manifester une
incompétence à prendre part au jeu communicationnel complexe que ces situations
organisent. Mais avant d’en arriver là, examinons d’abord des formes primaires
d’émergence de la publicité.
Soit une rencontre et une conversation entre de bons amis!: Pierre et Paul. Il s’agit ici
a priori d’une interaction dyadique comme les envisage la linguistique. Ajoutons,
pour renforcer le caractère dyadique de cette interaction, que Pierre et Paul ne parlent
que d’eux-mêmes dans leur conversation, échangeant par exemple des avis et des
appréciations sur leurs conduites réciproques et sur l’état actuel de leur amitié, dans
une sorte de mutualité parfaite. Dans ce premier exemple, au moment de chaque tour
de parole de Pierre, il se produit la répartition des rôles communicationnels montrée
dans la figure 19, où les deux participants intègrent à eux seuls l’ensemble des rôles
prévus par la procédure de transmission sans impliquer par ailleurs de tiers, ni au
niveau de la production (aucun autre «!personnage!», aucune autre «!figure!» ne sont
animés), ni au niveau de la réception (aucune audience). Une telle situation peut
monter en publicité de deux manières différentes!: premièrement, à travers
l’implication d’acteurs tiers!; deuxièmement, à travers une altération du processus de
transmission et la dissociation des rôles communicationnels qu’il organise.
fig. 19
PRINC
FORM Pierre
ANIM
INLO
Paul
TARG
ULTD
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
361
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Imaginons que Jean et Jacques, deux autres bons amis retrouvent Pierre et Paul dans
le café où se déroule leur conversation et se joignent à leurs échanges. Dans son
contenu, la conversation s’oriente vers la situation des uns et des autres de ces amis et
celle du groupe d’amis qu’ils forment à quatre. On ne peut pas ici véritablement
parler d’implication de tiers. Bien sûr, le nombre de participants, de deux, est passé à
quatre, mais la familiarité et la proximité qu’ils entretiennent permettent difficilement
de discerner en l’un d’entre eux une véritable audience. Bien sûr, chaque fois que
Pierre oriente son énonciation et son regard vers Paul plutôt que vers Jean et Jacques,
ces deux derniers composent une sorte d’audience minimale et provisoire, mais la
fluidité de la conversation, le fait qu’ils soient, tout autant que Paul, la cible de
l’énonciation, et la promesse qu’ils ont de redevenir de véritables interlocuteurs dans
les secondes qui suivent empêchent leur mise à distance et leur inscription claire dans
une audience (figure 20). La situation commence à gagner en publicité quand Pierre
s’adresse à Paul et à Jean et évoque avec eux le souvenir d’un voyage mémorable
auquel Jacques n’a pas participé, et donc d’événements auxquels il est étranger. Après
un moment, Jacques, réduit au silence peut, lors des énonciations de Pierre, camper
plus clairement un rôle d’audience. Il est mis à l’écart ou se met lui-même à l’écart du
flux interlocutoire de telle manière que l’interlocution devient pour Jacques un objet
au devant de lui plutôt qu’un milieu où il se trouverait absorbé en tant que sujet. On
peut même imaginer que, lassé de cette conversation, Jacques désengage son
attention de la table de bistrot, s’enfonce dans son fauteuil et dirige son regard vers
des tables voisines, abandonnant pour un moment plus ou moins prolongé un rôle de
participant et ne jetant plus qu’une oreille distraite au récit des trois compagnons. Il
devient ici overhearer. Il peut bien sûr à tout moment interrompre sa rêverie, réengager
à nouveau son attention et se repositionner en audience. La figure 21 montre ce jeu
de positions de Jacques et le statut liminal de sa participation, entre présence et
absence. Bien sûr, ce rôle de Tiers au niveau de la réception de l’énonciation de
Pierre pourrait être joué de manière plus claire par les autres clients du café. Ainsi, les
personnes des tables voisines peuvent tendre l’oreille et grappiller clandestinement
quelques bribes du récit de vacances, si Pierre parle suffisamment fort. On peut
même imaginer que Pierre, particulièrement en forme, se lève et rejoue avec
enthousiasme quelque scène cocasse de ce récit de vacance, en s’exprimant à haute
voix et en gesticulant dans tous les sens. D’overhearers éventuels, les clients du café
sont transformés en audience légitime, par l’engagement de Pierre à se donner en
spectacle de la sorte.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
362
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
fig. 20
fig. 21
PRINC
PRINC
FORM Pierre
FORM Pierre
ANIM
ANIM
INLO
Paul
TARG
Jacques
Jean
INLO
Paul
Jean
TARG
(AUDI)
AUDI
Jacques
OVRH
Une autre façon pour la situation de gagner en publicité à travers l’implication de
Tiers concerne leur intégration au «!format de production!» de l’énonciation, et non
plus seulement au «!format de réception!». Ainsi, si toutes les situations en public sont
des situations publiques, toutes les situations publiques ne se déroulent pas en public.
Pierre et Paul, assis dans le salon du second, à l’abri de toute audience, peuvent
initier une certaine situation publique en «!animant!» dans leurs échanges l’un ou
l’autre «!personnage!» tiers, extérieur à un cercle de familiarité, ou certaines
«!figures!». Dans un cas, ils échangeront leurs impressions sur le duel entre Obama et
McCain!; dans un autre, Pierre, en prenant appui sur le «!personnage!» de son ami
Paul et sa conduite à l’égard de son épouse se moquera de «!ces hommes qui se
laissent mener par le bout du nez par leur femme!».
fig. 22
fix. 23
FIGU
FIGU
Obama
Ces hommes
qui…
McCain
CRCT
CRCT
Paul
PRINC
PRINC
FORM Pierre
FORM Pierre
ANIM
ANIM
INLO
INLO
Paul
Paul
TARG
TARG
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
363
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Jusqu’à présent, nous avons approché la publicisation des situations à partir de
l’implication de Tiers, d’abord au niveau de la réception des énonciations (audience
et overhearer), puis au niveau de sa production (personnages et figures). Or
l’introduction de la publicité peut se faire, non seulement à travers une orientation
vers des Tiers ou troisièmes personnes (axe vertical du «!Il!»), mais également, au
niveau de l’axe horizontal de la transmission, par une dislocation des rôles
communicationnels ordinairement attribués à la première personne («!Je!») ou à la
deuxième personne («!Tu!» ). Dans l’exemple de la conversation sur le duel
Obama–MacCain, Pierre peut couler son propos dans des formulations empruntées
au journaliste du Monde dont il a lu l’article le matin même, sans rendre cela
explicite à Paul. Il apparaîtra ainsi comme le «!responsable!» (principal) et
l’!«!animateur!» (animator) d’un propos préalablement mis en forme par un autre
(formulator). Imaginons que les formulations du journaliste recueillent beaucoup de
succès et que partout, des milliers de personnes les emploient dans leurs discussions,
sur leur blog, etc. Ces formulations deviennent des formules d’expression courante
venant s’agréger avec d’autres dans un argumentaire typique ou un «!vocabulaire de
motifs!» pro-Obama. S’il les utilise à ce stade, Pierre aura bien du mal à passer pour
l’unique responsable moral (principal) de son propos. Il est ici tributaire sur ce plan
d’un certain «!lieu commun!» socio-historiquement déterminé –de la même manière
que s’il utilisait un proverbe– et n’apparaît plus qu’en simple «!animateur!» de son
propos.
fig. 24
fix. 25
FIGU
Obama
FIGU
McCain
Obama
CRCT
McCain
CRCT
«!Sagesse populaire!»
PRINC
PRINC
Journaliste
FORM
Pierre
Journaliste
ANIM
FORM
INLO
Pierre
ANIM
INLO
Paul
Paul
TARG
TARG
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
364
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Dans cet exemple, le Je qui s’exprime à travers les gesticulations verbales de Pierre se
trouve privé d’unité. Il est polyphonique et diffus, il se disperse en différentes entités
d’énonciation rassemblées par une sorte de «!dialogue!» secret (Bakhtine, 1984).
Une telle dislocation des rôles communicationnels peut également se produire à
l’autre bout de l’énonciation et de sa transmission, dans l’éclatement du Tu auquel
«!parle!» l’énonciation. En reprenant notre autre exemple, celui où Pierre s’inquiète
de la soumission de Paul à l’égard de sa femme en parlant «!des hommes qui se
laissent menés par le bout du nez!», on peut même imaginer un scénario où la
dissociation des rôles communicationnels a lieu à chacun des «!bouts!» de
l’énonciation. Ainsi, quand Paul hausse le ton en disant à Pierre que cette question
ne le regarde pas, qu’en outre, sa femme, qui est dans la pièce à côté, risque de tout
entendre, Pierre peut lui répondre que de toute façon, il ne fait que répéter ce que
tout le monde dit déjà, et que si sa femme entend, c’est tant mieux. La figure 26 nous
montre la structure d’une interaction où en fin de compte, cette dyade représentée
par les deux interlocuteurs de chairs et d’os physiquement présents dans la pièce, ne
constitue qu’un segment dans une plus large configuration de rôles
communicationnels. Pierre se pose en simple «!relais!» d’un contingent de
commentateurs unanimes («!tout le monde!»), et Paul lui-même n’est qu’un
«!intermédiaire», la cible indirecte et l'ultime destinataire des remarques de Pierre
étant plutôt sa femme, dans la pièce à côté.
fig. 26
FIGU
Ces hommes qui
se laissent
mener…
PRINC
Tout le monde
FORM
Pierre
ANIM
INLO
Paul
TARG
OVRH
Femme
de Paul
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
ULTD
365
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Ces exemples ad hoc nous mettent en présence de certains des mécanismes
fondamentaux par lesquels une situation sociale se transforme en une forme
minimale de situation publique. Cependant, si elles suggèrent certaines formes de
complication du jeu communicationnel, les esquisses d’analyse présentées jusqu’ici
sont encore trop grossières. Les choses sont généralement plus compliquées que cela!:
parfois, la séparation des «!formats de production!» et des «!formats de réception!» ne
va pas de soi et souvent, comme l’avait déjà remarqué Levinson (1988), l’attribution
des places communicationnelles à tel acteur plutôt qu’à tel autre n’a rien d’évident.
Examinons donc un dernier exemple –celui-ci issu de notre ethnographie des
Contrats de quartier– qui nous permettra de mieux prendre la mesure de la
complexité de l’assignation des rôles communicationnels lorsque des situations
sociales ouvrent sur la publicité. Nous pourrons ensuite entrer de plein pied dans
l’analyse des énonciations des participants citoyens et profanes en assemblée.
Un jour d’octobre 2004, je suis invité par une participante du Contrat de quartier
Callas –appelons-la Marianne– à une «!réunion des habitants!» organisée «!dans
l’urgence!» suite à une CLDI houleuse et à une série d’altercations avec le
bourgmestre. Marianne et moi entrons dans le café où aura lieu la réunion. J’allume
mon dictaphone. Elle me voit faire et dit!: «!Bonne idée, mais je te demanderai peut-être
parfois de le couper!». Entre cinq et dix personnes étaient attendues à cette réunion des
habitants, mais seule l’une d’entre elle –appelons-la Laurence– nous rejoint. La
conversation commence entre Marianne et Laurence. Toutes deux ont entre trentecinq et quarante ans, fument, et se parlent avec beaucoup de familiarité («!ma
chérie...!»). Marianne, présente à la réunion houleuse de la semaine précédente,
raconte l’événement à Laurence, notamment le passage suivant!:
EXTRAIT N°77 – C.d.Q. Callas, Commune A – Réunion des habitants – octobre
2004
MARIANNE (à LAURENCE)!:
Là je suis intervenue quoi. Je voulais quand même essayer qu’on traite un peu des
espaces publics, des espaces verts quoi, pas toujours logement, logement, logement !
et puis bon parce que j’estime qu’ici c’est peut-être mon rôle aussi, quand même. Et
là-dessus, le Bourgmestre il me sort «!Madame, ce n’est ni le lieu ni l’instant!». Tu
vois ça d’ici hein… C’est tout lui, ça! [...]
[plus tard!:]
Ah, le Jacky, c’était festival hein...Tu sais... d’un mépris...
[elle imite avec talent la voix, l’accent et l’intonation masculine du bourgmestre en parlant très
vite!:]
«!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-t’te-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avezrien-à-dire!!!» Holala, après tout ce boulot, toutes ces réunions et tout, qu'il nous dise
ça platement... Mais vas te faire foutre quoi!!
[Elles rient]
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
366
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Cet échange engage un schème de participation assez compliqué. Il se joue quelque
chose de trouble à travers les actes de «!discours rapporté!» de Marianne. Ceux-ci
impliquent en effet l’enchâssement des énoncés du bourgmestre dans les énoncés de Marianne,
mais également, l’interpénétration de deux contextes d’énonciation, des formats de réception
et de production qui les structurent.
fig. 27
PRINC? FORM?
Bourgmestre
ANIM
«!Le
Jacky!»
INLO
TARG
CRCT
Marianne
Marianne
ANIM’
INLO’ ?
Assemblée
AUDI
Laurence
Ethnographe
TARG’ ?
AUDI’
Lecteur de l’ethnographe
OVRH
Cette interpénétration des contextes énonciatifs brouille considérablement la
distribution des rôles communicationnels. Que se passe-t-il précisément quand
Marianne rapporte, en les rejouant, les propos du bourgmestre («!Quand-j’ai-dit-nonc’est-non,et-puis-toute-façon-votre-parole-c'est-que-dalle, z'avez-rien-à-dire!»)!?
Premièrement, en s’intéressant au centre de la figure 27, on peut dire que si Marianne
anime l’énoncé du bourgmestre de la manière dont elle le fait, c’est d’abord en tant
que personne récipiendaire et cible de cet énoncé quelques jours plutôt. En passant
d’un rôle de cible du propos à un rôle d’animation du propos, elle rapporte quelque
chose qui lui a été faite, à elle.!Si l’on sait que la «!cible!» du schéma de transmission
1 (TARG) et l’ «!animateur!» du schéma de transmission 2 (ANIM’) sont bien dans
les deux cas Marianne, on pourrait dire que dans les deux cas il ne s’agit pas tout à fait
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
367
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
de la même Marianne, la première ayant encaissé, estomaquée, la remarque du
bourgmestre sous le regard de l’assemblée, la seconde s’en donnant à cœur joie à
répéter les propos du bourgmestre en riant et en fumant avec une amie.
Ensuite, si l’on s’intéresse au bourgmestre, lui aussi se trouve dédoublé dans son rôle
de production, à travers la procédure du «!discours rapporté!». D’un côté, il est
imaginé comme la source ultime de l’énoncé, la personne ayant effectivement livré
cet énoncé initialement et dans les circonstances de l’assemblée!; de l’autre, il est «!Le
Jacky!», personnage caricatural (CRCT) de la mise en scène de Marianne et
marionnette ventriloquée par ses soins.
Que dire de l’audience!? Celle-ci est représentée, au moment du récit de Marianne,
par «!moi!», l’ethnographe (AUDI’), qui constitue de fait un tiers muet dans la
conversation entre Marianne et Laurence. Il est certainement plus propice pour
Marianne d’entamer un rapide numéro d’imitation du bourgmestre en présence d’un
jeune doctorant en sociologie plutôt que dans le cadre d’une assemblée CLDI. Pour
autant, l’audience initiale («!l’assemblée!») n’en continue pas moins de jouer une
sorte de «!rôle de figuration!» dans l’énonciation de Marianne. Ainsi, importent dans
le compte-rendu de! Marianne non seulement le fait qu’elle ait été rabrouée
sèchement par le bourgmestre, mais les circonstances publiques de cet affront. Le
fantôme de l’assemblée, comme audience initiale, s’intercale dans l’imitation que
propose Marianne!: le bourgmestre est en effet imité dans sa face la plus
dramaturgique, c’est sa face publique qui est visée.
Si l’on comprend sans trop de problème que la cible d’un énoncé (TARG) en
devienne le rapporteur (ANIM’), que la personne à la source d’un énoncé (ANIM)
soit transformé en personnage (CRCT) dans la bouche du rapporteur, que deux types
d’audience influent, chacun à sa manière, sur la livraison du compte-rendu (AUDI,
AUDI’), il devient beaucoup plus compliqué d’assigner les rôles communicationnels
restants, ceux situés aux deux extrémités du schème de transmission.
Si rapporter un événement, c’est le rejouer, qui est le responsable moral (PRINC) et
qui est l’auteur (FORM) de «!Quand-j’ai-dit-non-c’est-non, et-puis-toute-façon-votre-parolec'est-que-dalle,z'avez-rien-à-dire!»!? Le bourgmestre doit bien avoir sa part de
responsabilité morale, en tant que source d’un certain énoncé, mais que penser quand
il est «!animé!» contre son gré, sous les traits du personnage «!le Jacky!», dans des
mots nouveaux et caricaturaux, et par la médiation d’une personne qui s’est trouvée
offensée? On pourrait croire par ailleurs que Marianne se pose en «!auteur!» du
propos, dans le sens où elle reformule ce qui a été dit, si, ce faisant, elle ne
s’engageait à!«!imiter!» le bourgmestre, c’est-à-dire reproduire une forme déjà
existante et disponible, à la reproduire si bien qu’elle apparaisse plus vraie que
nature, aux yeux de ceux qui connaissent le bourgmestre, l’ont rencontré et écouté
dans de pareilles circonstances («!Tu vois ça d’ici hein... C’est tout lui ça!!!»). Une solution
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
368
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
serait de reconnaître au bourgmestre et à Marianne des rôles de coauteurs de
l’énoncé, partageant également la responsabilité morale de sa production.
Plus troublants encore, les problèmes se posant à l’autre bout de la communication,
du côté de sa réception et de sa destination. Qui est (sont) la (les) «!cible(s)!», si l’on
s’intéresse strictement à ce bref énoncé du bourgmestre tel que rejoué par Marianne!?
On pourrait bien sûr dire qu’il s’agit de Laurence, l’interlocutrice «!en chair et en os!»
de Marianne, et qu’elle partage ce rôle dans certaines proportions avec l’ethnographe
présent. En effet, à travers la performance de Marianne, l’ethnographe est comme
invité à prendre note des durs propos du bourgmestre, et peut-être à les faire circuler
sous une forme où une autre à un éventuel lectorat (OVRH). Une autre façon de voir
les choses serait de poser que, à l’occasion de cette brève séquence de jeu, Marianne
est elle-même la cible «!du Jacky!» qu’elle anime!; non plus la Marianne de la
semaine passée, prise dans les conditions délicates de la réunion publique, mais la
Marianne d’aujourd’hui, pleine de ressources nouvelles, et comme en position de
force. Car en effet, que se passe-t-il juste après cette séquence rejouée!? Marianne
s’adresse directement au bourgmestre, ou plutôt «!au Jacky!». Elle ne dit pas à
Laurence «!qu’il aille se faire foutre!» ou quelque chose comme ça, elle dit «!vas te faire
foutre!», réplique fantasmée à un interlocuteur fantôme. Cette idée nous amènerait à
croire qu’en même temps qu’elle livre des informations à sa complice et à
l’ethnographe sur un événement clos, Marianne poursuit en fait sa discorde avec le
bourgmestre, cette fois selon ses propres règles et devant un public acquis à sa cause,
jusqu’à avoir le dernier mot, à clouer virtuellement le bec au bourgmestre et à
pouvoir en rire.
Où tout cela nous mène-t-il!? A la proposition suivante!: des séquences
conversationnelles banales, en connectant un événement en cours à un événement
passé et/ou en reliant des interlocuteurs directs à une série de tiers, génèrent une
diffraction des rôles de production et de réception, de sorte que même à l’examen
attentif de ces séquences, il est souvent difficile de répondre sans équivoque à la
question qui parle à qui!?
Le point sur lequel Levinson clôt son analyse des footings conversationnels est
intéressant: paradoxalement, les situations d’énonciation formellement plus
compliquées, celles qui indiquent un enchâssement et une multiplication des rôles
communicationnels, celles qui exhibent d’une manière ou d’une autre leur structure
de production et de réception, sont peut-être en fin de compte les plus commodes à
analyser, celles pour lesquelles il est possible d’arriver à un certain niveau de
précision dans l’analyse des footings. Inversement, des énoncés grammaticalement
très simples relèvent souvent d’une extrême complexité lorsqu’on cherche à localiser
les différents rôles communicationnels en jeu et à les attribuer à des personnes. La
multiplicité des rôles est maintenue, mais elle n’est plus indiquée dans l’énonciation
par des «!connecteurs de personnes!», de sorte qu’un plus grand flou recouvre le jeu
communicationnel d’ensemble.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
369
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Ainsi, dans une réunion, une énonciation aussi simple et banale que «!Nous vous en
voulons!» constitue la forme extrêmement condensée et extrêmement vague d’un jeu
communicationnel complexe, dont la structure serait pleinement déployée dans
l’énonciation suivante!:
Monsieur «!A!» et madame «!B!», mes voisins de gauche, m’ont dit lors de la
réunion du comité de quartier «!C!» de la semaine passée, qu’ils avaient vu le
chef de projet «!D!» au sujet de la possible modification du projet «!E!». Le
chef de projet aurait dit à Monsieur «!A!» et madame «!B!» qu’une telle
modification n’était pas envisageable, que l’échevin de l’urbanisme «!F!» lui
avait encore certifié la veille. Monsieur «!A!» et madame «!B!» nous ont
montré une lettre de plainte qu’ils ont rédigée, avec copie au Ministre «!G!».
Messieurs «!H!», «!I!» et « J!», trois autre membres du comité «!C!», ont alors
insisté pour ajouter leur signature à la lettre, et je peux vous dire, Monsieur le
bourgmestre «!K», que moi, «!L », je l’ai signée également.
Nous arrivons ici au cœur de notre argument sur le positionnement (footing) des
participants citoyens et profanes!: le recours au «!vague!» du langage, permettant une
nécessaire désindexicalisation des éléments de signification en même temps qu’une
nécessaire économie des énoncés (Chauviré, 1995), semble refusé aux participants
citoyens et profanes lorsque ceux-ci adoptent une posture publique en CLDI. Il ne
leur est pas permis d’assembler une position vague et, par cette technique discursive
banale, de représenter –un privilège réservé aux «!personnes en charge!». Ceux-là
semblent tenus, davantage que ceux-ci, de prendre toute la mesure de la complexité
participationnelle des situations publiques et d’en rendre compte explicitement et
précisément dans leurs énonciations.
c) De la délicate position publique du citoyen représentant
Prendre la parole en assemblée CLDI demande à la personne de faire correspondre, à
un engagement en public (inclusion de tiers dans le format de réception), une
intervention intégrant au minimum une forme d’attention à autrui (inclusion de tiers
dans le format de production).44 Une telle correspondance entre la publicité des
circonstances et la teneur publique des débats constitue à la fois un effet espéré par les
délibérativistes45 et une attente que partagent la grande majorité des organisateurs et
des participants des CLDI bruxelloises.
Pour tout participant citoyen, une première manière d’adopter une position
inadéquate et directement sanctionnable consiste alors à s’exprimer sur un trouble
44
Notons qu’une telle correspondance manquait dans les exemples employés précédemment, quand
Pierre donne en spectacle son récit privé, ou quand Pierre et Paul discutent de choses publiques «!entre
eux!», en privé.
45
Pour davantage de détails, on se replongera dans la section 1.1.3. du chapitre 1 à l’occasion duquel a
été évoqué le «!principe de publicité!» et ses effets à la fois «!socratiques!» et «!démocratiques!»
(Chambers, 2004).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
370
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
personnel sans indiquer un souci pour autrui. Et de fait, dans ces réunions, certains
citoyens interpellent l’élu en charge en cherchant à orienter son attention sur leur cas
individuel et en s’adressant à lui comme dans les conditions dyadiques d’un face-àface.46 Cette forme typique de transgression de la grammaire publique de l’assemblée
par déni du tiers et par un recentrement sur le «!personnel!» 47 ou sur le «!proche!»48 ne
fera pas l’objet de développements ni d’illustrations, d’abord parce que l’espace nous
manque, ensuite parce qu’elle est traitée ailleurs, et finement, pas d’autres. Retenons
simplement le caractère évident des normes auxquelles cette forme de parole
contrevient en contexte d’assemblée!: comme le rappellent sans cesse les «!personnes
en charge!», il semble impossible, à l’occasion de ces réunions, de répondre de
manière ajustée aux problèmes particuliers de tous et de chacun, par la
démultiplication de transactions dyadiques.49
Plus centrale pour notre propos!: l’étude des footings et des choix linguistiques
–notamment pronominaux– par lesquels les participants citoyens et profanes
prétendent dépasser cette position réduite à la simple affirmation du «!je!» et aux seuls
intérêts du «!moi!», en intégrant pour cela un souci pour un «!il(s)!» et/ou en se
produisant comme membres d’un «!nous!». Ce dépassement est produit par des
opérations banales de représentation, c’est-à-dire par des procédures cognitives et
discursives à travers lesquelles les participants rendent présents dans la discussion des
objets, des entités ou des personnes sinon absents.
Nous l’avons vu dans la section précédente consacrée au référentiel de la discussion,
une façon de constituer la teneur publique d’une intervention consiste à importer et à
faire importer dans l’espace de discussion des «!quoi!», des objets de bien commun
(ex!: la mobilité dans le quartier). En étudiant dans la présente section la dimension
des «!qui!», nous nous préoccupons désormais de décrire les opérations par lesquelles
46
C’est ce que remarque Julien Talpin (2006, p.13)!: «!A bien des égards, le registre de l’interpellation
s’apparente à la lettre au Maire ou au rendez-vous avec le Maire, mode hiérarchique traditionnel de
communication entre des représentants politiques et des administrés dans le cadre du gouvernement
représentatif. On peut même considérer que dans certaines communes [...], les réunions publiques de
démocratie participative ont remplacé fonctionnellement les lettres au maire et les rendez-vous
personnels. Quand confrontés à un problème personnel, les habitants avaient autrefois l’habitude de
s’adresser directement au maire dans une relation proche d’une forme de clientélisme, ils se retrouvent
aujourd’hui renvoyé à une puissante injonction participative!».
47
Notons succinctement qu’une telle opposition entre le «!personnel!» et le «!public!» est propre aux
dispositifs que nous connaissons en Belgique, à la grammaire libérale qui les structure en profondeur et
leur fait préférer la figure du «!citoyen ordinaire!». Elle ne se présente pas de la même manière dans
réunions Neighborhood Councils que j’ai observées en Californie. Au contraire, dans ces espaces, toute
représentation du «!commun!» par un citoyen passe par la présentation d’une «!personnalité!»
exceptionnelle. Cette question est centrale dans les travaux de l’ethnographe du politique Paul
Lichterman s’étant consacré ces quinze dernières années à l’observation de telles «!communautés
personnalisées!» (Lichterman, 1996!; 2005).
48
Voir, sur les problèmes de raccordement entre régime du proche et régime public, les travaux de
Laurent Thévenot (2006), récemment appliqués à la question de la démocratie participative par Julien
Charles (2008!; 2009)
49
Très souvent, en début de séance, les présidents de séances ou coordinateurs rappellent aux
participants qu’il ne s’agit pas, lors de ces réunions, de traiter de «!cas individuels!» ou de répondre à des
problèmes d’!«!ordre privé!» et invitent les personnes qui voudraient s’exprimer sur ces questions à le
faire en aparté, en fin de réunion.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
371
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
un énonciateur rend présents des tiers absents, projette quelque faisceau vers la
Grande Société, par-delà les murs de la salle de réunion et du mini-public qu’elle
rassemble. Or, à nouveau, dans ce mouvement d’extension du propos et de mention
de tiers absents, rien ne garantit l’énonciateur citoyen d’atteindre la félicité
communicationnelle et de tenir un rôle valide. Tout en évitant d’ignorer le Tiers dans
l’énonciation, il doit également éviter une série de manières inappropriées de l’intégrer, que cela
soit comme figure («!ils!») ou comme cosujet («!nous!»)50. Dans des conditions confuses et
toujours à nouveaux frais, il doit mettre les pieds correctement dans la situation
publique et compliquée à laquelle il participe!; il lui faut toucher à une «!juste
publicité!», en agençant par son énonciation la triade communicationnelle qui
convient.
Afin d’avancer dans l’examen des degrés de libertés fort limités dont dispose le
participant citoyen adoptant un rôle public dans une réunion CLDI, détaillons
quelques-uns des positions et des postures –et donc des prétentions
participationnelles– qui ne lui seront pas reconnues.
Il y a d’abord cette forme d’inclusion négative d’acteurs tiers que l’énonciateur
citoyen anime comme autant de «!ils!» avec lesquels il prend ostensiblement ses
distances, invitant ses interlocuteurs à faire de même. Il peut s’agir d’acteurs ou de
groupes d’acteurs particuliers, de franges entières de la population («!les jeunes!», «!les
étrangers!») ou d’ «!Autrui généralisé!» lui-même (!«!les gens!»). Généralement, ces
formes d’attention au Tiers sous l’angle de la plainte, de la dénonciation, de la
dégradation, de la moquerie, se trouvent sanctionnées par les «!personnes en
charge!», de manière explicite lorsque la déclaration est abusive (racisme, insultes,
grossièretés...), de manière diffuse dans des cas plus nuancés, comme le suivant!:
EXTRAIT N°78 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – juin 2004
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général):
Il y a peut-être des remarques sur l'assemblée générale de mai?
UN DELEGUE DES HABITANTS:
Moi, j'ai peur qu'au fil des assemblées générales, on retrouve toujours les mêmes
remarques; genre, «!J'ai un arbre devant chez moi!», «!Houlala, mon trottoir, mon
égout...!». A la première, c'était le cas; à la seconde, encore. Il faut peut-être réaiguiller les gens. Je pense par exemple à vous Monsieur Claessens, quand vous avez
dû répondre à ces questions…
FRANÇOIS CLAESSENS:
Je dirais… C'est un peu le jeu, et j'y suis habitué. Vous savez monsieur, c'est difficile
d'éviter que ce genre de choses ne vienne sur le tapis [...]. Il s'agissait à ce stade
d'informations… L'Assemblée Générale, c'est quand même à ça que... [...] Et puis il
faut quand même certains moments comme ceux-là… C'est tout à fait nécessaire de
50
Harvey Sacks (1995) a été le premier à insister sur le fait que le sujet «!nous!» désigne, dans une
interaction, un co-sujet toujours contingent, représente en cela «!un fait de collaboration et non une
propriété sémantique de la phrase que l’on pourrait considérer indépendamment!» du contexte
d’énonciation (Ferrié et al, 2008, p.800).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
372
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
garder un lien avec tous ceux qui n'ont pas directement, je dirais, prise sur le projet
et...
SOPHIE DANSAERT (expert de l’administration régionale)!:
Et puis bon, la CLDI reste quand même une émanation de l'AG hein… Faut être
clair!!
CHRISTELLE JANSSENS!(échevine de l’urbanisme):
Oui, il faut maintenir un lieu comme celui-là…
SOPHIE DANSAERT!:
Une remarque peut-être d'ordre sociologique!: je pense ne pas me tromper en disant
qu'il y a proportionnellement moins d'habitants du quartier Montjoie en CLDI qu'en
AG [Note!: le quartier Montjoie est la partie la plus pauvre du périmètre du Contrat de
quartier, et celle où se concentre une population immigrée ].
Ici, un délégué des habitants, membre de la CLDI, se plaint des gens qui, en
assemblée générale, interviennent à côté de la plaque et pour leur seul intérêt
personnel. Sa remarque occasionne différentes réactions de la part de personnes en
charge. Ces réactions se complètent les unes les autres en un train de réponses par
lequel les personnes en charge s’opposent à une dévaluation des participants plus
périphériques («!tous ceux qui n'ont pas directement prise sur le projet!») et refusent de
participer à l’entreprise d’ «!ex-communication de tiers!» (Ferry, 1991, p.166) initiée
par ce délégué. L’engagement du délégué des habitants fonctionne en effet comme
une dénonciation des incompétents et comme un appel à la solidarité entre membres
compétents. Par l’action de ses mots, il vise à repousser les tiers absents d’un bras et à
passer l’autre –c’est une image– autour des épaules du coordinateur général («!Je pense
par exemple à vous Monsieur Claessens, quand vous avez dû répondre à ces questions…!»). Le
très expérimenté Claessens se défait poliment de l’étreinte!: il est «!habitué!» à ces
situations, dit-il, et puis surtout, «!c’est un peu le jeu!». Sa réponse et celles qui suivent
remettent les pendules à l’heure à au moins deux niveaux.
D’abord, les membres de la CLDI se voient signifier que ces personnes et ces
remarques dépeintes par le délégué des habitants comme trop ordinaires sont, aux
yeux des responsables, des personnes et des remarques juste assez ordinaires. Les
réponses apportées par Claessens, Janssens et Dansaert montrent d’ailleurs une
progression intéressante. Les petites gens de l’assemblée générale dont se plaint le
délégué des habitants sont d’abord présentés par François Claessens comme des
figurants ne faisant de mal à personne et avec lesquels «!il faut garder un lien!», avant
d’être carrément ramenés au centre du jeu par Sophie Dansaert qui fait de
l’assemblée générale l’instance souveraine du Contrat de quartier, en suggérant la
plus grande représentativité des personnes qui s’y mobilisent.
Finalement, dans le jeu proposé aux citoyens, l’incompétence est moins malheureuse
que la dénonciation de l’incompétence!; l’incapacité, préférable à la distinction. Pour
un participant citoyen, chercher à se distinguer de «!petits qui importent!» revient à se
poser en «!grand qui ne compte pas!». Ainsi, ce que les personnes en charge
(Claessens, Janssens, Dansaert) refusent dans cet extrait, ce n’est pas seulement
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
373
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
l’excommunication d’un «!ils!», des participants les moins éclairés, c’est le schème eux
vs nous dans son ensemble, et donc également la constitution d’un «!nous, membres
de la CLDI!»51, d’une communauté de citoyens plus compétents et donc, d’une
certaine manière, extraordinaires52.
Dans la délicate fabrication d’une position publique de délégué des habitants, une
inclusion positive de tiers absents s’avère tout aussi compliquée. Dans ces interactions
en assemblée CLDI, les opérations discursives par lesquelles un délégué citoyen
cherche à s’adjoindre la voix des «!gens du quartier!» apparaît finalement tout aussi
problématique que les énoncés par lesquels il la dénonce. Les personnes en charge de
la participation, qui refusent de stabiliser un «!jeu d’équipe!»53 avec des citoyens plus
éclairés et aux dépens du reste des «!gens du quartier!», résisteront tout autant aux
délégués des habitants qui, en prenant leur nouveau statut un peu trop au pied de la
lettre, présentent les «!gens du quartier!» à leurs côtés et –le cas échéant– face à
l’autorité officielle. C’est qu’ici, en effet, le jeu change. Autant une représentation
défavorable du Tiers absent par un participant citoyen propose, en creux, une forme
de solidarité entre personnes coprésentes dans l’assemblée, autant une représentation
favorable du Tiers absent par un participant citoyen est créatrice de contrastes, de
concurrences ou de confrontations entre personnes coprésentes dans l’assemblée. On
passe, dans l’énonciation, d’un schème eux vs nous à une interaction publique
présentée sous la forme eux vs vous, eux-et-moi vs vous ou nous vs vous!; selon que le
Tiers absent est représenté plutôt comme personnage ventriloqué par l’énonciateur
ou plutôt comme sujet coresponsable de l’énonciation, plutôt comme figure ou plutôt
comme principal –pour utiliser les catégories de Goffman54. Envisageons ces différents
cas, aussi problématiques les uns que les autres.
Le premier cas de représentation positive est celui du «!traducteur-interprète!». Un
participant citoyen interprète devant l’assemblée la situation, les besoins, les
51
On peut ici soulever une ambiguïté de la participation en CLDI. D’un côté, son aspect processuel et la
logique d’accompagnement et de suivi de projet qu’elle favorise engage à une participation du type
urbanisme collaboratif, centrée sur le team-work, d’un autre, les personnes en charge du dispositif se
montrent allergiques à toute entreprise de team-building, de consolidation d’une communauté d’enquête
et d’expérience (Dewey, 1993). Il serait intéressant de faire contraster ces observations avec une
participation s’assumant davantage sur le mode de la communauté, comme dans les Neighbrohood
Councils que j’ai suivis à Los Angeles, où les membres de commissions participatives multiplient
«!retraites!», «!dîners!», toutes tentatives de créer de l’interconnaissance, de renforcer la familiarité entre
les membres et l’identification au dispositif de participation.
52
Les contrastes posés entre «!les gens du quartier!» et un contingent de citoyens «!extra-ordinaires!»
peut, à l’occasion, s’exprimer d’une manière beaucoup plus flagrante et donc plus facilement
répréhensible par les personnes en charge de la CLDI. C’est le cas, par exemple quand, , lors d’une visite
du quartier Lemont (commune B) par les membres de la CLDI, tous «!belges de souches!», une personne
âgée, un délégué des habitants s’exclame, rigolard!: «!Vous avez vu comment ils nous regardent les gens aux
fenêtres!?! Ils sont tout étonnés de voir autant de Belges. Ils n'en ont jamais vus autant en une fois. Ils croyaient qu'ils
étaient que chez eux!!»
53
Pour des analyses et descriptions de «!jeux d’équipe!» dans des rassemblements!: Goffman, 1959!;
Futrell, 2002!; Berger & Sanchez-Mazas, 2008.
54
Nos analyses ici, ne sont pas étrangères aux variations de l’ «!engagement distancié!» dans les
différents régimes de l’expression en public esquissées par Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin et
Cyril Lemieux (1995).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
374
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
sentiments, les volontés, les désirs (...) de ses concitoyens, non pas vraiment en tant
que délégué ou porte-parole désigné, mais plutôt en tant que «!membre éminent!»,
détenteur d’un savoir rare sur le Tiers absent. On a là une configuration assez
semblable à celle étudiée précédemment!: «!les gens!» sont toujours représentés en
tant que «!ils!» par un «!je!» distingué, mais, cette fois, le Tiers est exposé sous un jour
plus favorable, par ce «!je!» bienveillant, qui lui est proche, qui le connaît bien, qui
sait ce qu’il lui faut55!:
EXTRAIT N°79 – C.d.Q. Callas, Commune A – Séance d’information – mars 2004
[Cette séance organisée par les associations avait notamment pour objectif de travailler à la
définition d’ «!outils!» d’information et de mobilisation efficaces, susceptibles d’élargir la
participation aux habitants du quartier parlant moins bien le français. C’est en tout cas de cet
enjeu de mobilisation dont il est question dans les conversations entendues en fin de réunion, au
moment où un habitant du quartier, d’origine maghrébine, âgé d’une cinquantaine d’année,
prend la parole avec éloquence. Il sera écouté attentivement, d’abord, puis de manière plus
distraite, un brouhaha venant même couvrir la fin de son intervention, qui tombera un peu à
plat. Précisons que je n’avais jamais vu cet homme jusque là, et que je ne le reverrai plus par
après. Au moment où il prend la parole dans cette réunion, personne ne semble le connaître]
UN HABITANT:
Attendez, attendez... vous parlez de mobilisation mais la mobilisation demande
l’intérêt... demande que les gens s’intéressent vraiment.... Vous êtes tout excusés du
manque de participation de la communauté magrébine au Contrat de quartier
puisque vous ne connaissez pas ce qui les intéresse, vous ne les connaissez pas. Vous
voyez les gens de la mosquée, vous avez l’impression qu’ils s’intéressent au quartier...
mais moi je vais les voir, je leur parle, et en fin de compte je peux vous dire qu’ils ne
s’intéressent pas vraiment au quartier. Je vois ça de l’intérieur, c’est très différent.
Une mosquée, une synagogue, c’est des lieux d’activité spirituelle, donc des lieux
d’intériorisation. On a une population qui est beaucoup plus sur l’intériorité. C’est
normal que les fidèles de la mosquée ne s’intéressent pas à la ville extérieure. On
recherche l’appropriation de l’espace par les riverains... Mais il ne faut pas croire que
parce qu’il y a une grande intensité dans la rue Callas, il y a un grand intérêt pour
autant. Je peux vous aider à décoder ce genre de choses. [L’attention a déjà baissé, à ce
point, les gens dans la salle commencent à bavarder, un brouhaha s’élève...] Ce que vous
voyez dans les rues n’a rien à voir avec ce qui se passe dans les cuisines, les cages
d’escalier... Ecoutez... pour communiquer, il faut d’abord un message, il faut ensuite
qu’il y ait réception, compréhension, et enfin, il faut une réponse. Souvent on envoie
vite-vite des toutes-boites. Là, à tous les coups vous êtes perdants et ils sont perdants,
tout le monde est perdant. Si vous ne comprenez pas l’intériorité de ces gens, ça ne
marchera jamais. Ce qu’il faudrait c’est qu’ils passent d’une commission à une autre
comme ils passeraient d’une pièce à une autre de leur maison. Je peux peut-être vous
aider sur ces questions. Je veux bien vous aider. Si vous voulez, je peux vous faire un
cadeau, en vous proposant un groupe de travail alternatif, un atelier pour approfondir
cette réflexion. Si vous me dites une date pour bientôt, parce que je dois quitter
Bruxelles…
[Silence de quelques secondes. Cela faisait déjà un petit moment qu’un brouhaha avait couvert
le propos, et les participants qui l’ont écouté semblent perplexes ou indifférents devant sa
proposition d’organiser un «!atelier alternatif!». Ce moment de gêne est rompu par un
représentant régional!:]
55
Sur cette pénétration du langage sociologique et la transformation du rapport à Autrui sur le mode du
«!ils!» qu’elle favorise, voir le dernier chapitre de La Grammaire de la responsabilité, intitulé «!La tentation
irresponsabilisante des sciences humaines!» (Genard, 1992, p.167-200).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
375
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
FREDERIC MOENS (expert de l’administration régionale)!:
Oui, heu, le groupe de travail principal, ça reste la CLDI, hein... Mais bon, la liberté
d’association est réelle... Je vous conseille quand même de ne pas trop sortir du cadre.
Comment expliquer l’infélicité générale de cette intervention!? Si l’énonciation
parvient à capter l’attention de l’audience dans un premier temps, par les
informations nouvelles que l’homme apporte sur les façons de fonctionner de la
«!communauté magrébine!» et sur le rapport-à-la-ville de la «!population!» qui fréquente la
mosquée, une gêne palpable survient rapidement devant le footing problématique qu’il
se choisit, à savoir, une entrée en concurrence avec un «!vous, les Belges!» qui refuse
de prendre appui sur un «!nous, les Magrébins!». Devant une assemblée à la
recherche d’authentiques «!représentants de la communauté magrébine!», cet habitant
–visiblement magrébin– échoue à livrer le témoignage sincère, le partage
d’expérience vécue, voire les revendications communautaires attendues. L’audience
décroche quand il s’emploie à objectiver sa propre communauté dans un langage
conceptuel et sur le mode de la leçon, tel un sociologue du dedans, un interprète, un
traducteur, autant de places qui ne lui sont pas véritablement reconnues. Dans le jeu
de contraste (eux vs vous) qu’il fait naître en s’engageant de la sorte, qui est le «!je!»
désintéressé qui s’exprime!?, qui est cet illustre inconnu!?, qui l’envoie!?, pour qui se
prend-t-il!?, pourrait-on presque entendre, ou lire en sous-titre dans la réponse plutôt
méprisante qui est apportée par Frédéric Moens.
Si l’exemple cité montre ce rôle du traducteur-interprète dans sa version la plus forte,
quasi-professionnelle (et donc problématique pour un participant assigné à une place
de «!citoyen ordinaire!»56), on retrouve de nombreuses séquences où les participants
citoyens s’engagent dans un tel registre «!en amateurs!». Plutôt que de représenter
Autrui à travers une expertise, ils le font en spéculant plus modestement sur sa
situation, ses besoins, ses sentiments, ses désirs, ses volontés, etc. Comme dans
l’extrait suivant, où deux participants se disputent gentiment sur la définition de ce
dont «!les gens!» ont besoin, de ce qui compte pour «!les gens!», tout en reconfigurant à
chaque fois le contraste eux vs vous.
EXTRAIT N°80 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004
ANNIE BERTOLUCCI (représentante du Centre Public d’Action Sociale de la commune A)
Ce qui fait que les gens viennent plus qu’une fois (...) c’est qu’ils ont le sentiment que
leur présence non seulement sert à quelque chose, mais, pour certains, leur sert à
quelque chose, parce qu’ils sont face à des problèmes où leur demander de s’occuper
du bonheur de l’humanité c’est un peu compliqué. Et, donc, je pense qu’il faut peutêtre avoir des petits projets modestes, simples, mais où les gens qui viennent à une
réunion, à une conférence en ressortent en disant : «!Tiens, c’était utile pour moi!». Je
n’ai pas la formule miracle. Mais je pense vraiment que, en termes de méthode, on
doit réfléchir à des petites choses simples. Et je pense, notamment, à tout ce qui
tourne autour de la sécurité dans les habitations. Je pense vraiment que ça c’est une
question majeure.
56
Cfr. point suivant (5.3.2.2).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
376
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
MICHEL LAMMY (délégué des habitants)!:
Je voulais répondre à Madame Bertolucci. Vous disiez qu’il faut donner des choses
simples : la sécurité dans les appartements, des choses comme ça. Ce n’est pas si
simple, mais vous disiez : «!Répondre aux besoins des gens!», c’est ça, c’est un peu ce
que j’ai compris. Et, c’est vrai que, moi, en tant qu’artiste aussi, je trouve qu’il y a une
dimension... En fait, je peux vous.... je pars du « senti ». En fait, je peux vous citer
que... quelqu’un qui dit que l’homme n’est pas une création du besoin mais du désir.
Et répondre aux besoins des gens, ce n’est... il n’y a pas... on ne dépasse pas le cadre
fonctionnel chaque fois des choses. Et moi, là, j’ai envie ici qu’on le dépasse. Voilà,
c’est pour ça que je suis ici... Vous voulez que je reprenne, que je vous relise...
QUELQU’UN DANS L’ASSEMBLEE
[Sur un ton gentiment moqueur!:] Ah, la poésie...
[rires]
MICHEL LAMMY:
[Un peu vexé!:] La créativité et la poésie, oui.... [il marque une pause] Imaginaire. Et
amener les gens à se dépasser. Là aussi, ce n’est pas seulement répondre à ce qu’ils
attendent, ou à leur donner ce qu’on...
ANNIE BERTOLUCCI!:
[début inaudible] je pense qu’il faut aussi pouvoir – c’est essentiel effectivement – je
crois qu’il n’y a pas d’insertion, d’intégration sociale, sans place à la dimension
culturelle et donc créatrice. Mais, je pense qu’il y a des gens qui sont écrasés par des
soucis tels que cette partie-là, et bien, ne trouve pas l’espace. Ils trouvent que c’est une
responsabilité... Et moi, comme présidente de CPAS, je pense que la dimension
culturelle est essentielle, mais je dis que, pour qu’elle puisse se libérer, il faut aussi que
les gens aient la tête à ça.
MICHEL LAMMY!:
Je ne pense qu’elle ait à se libérer. Elle est là. Je pense que même quand les gens sont
très mal, cette dimension culturelle est toujours là... Elle est toujours là... C’est un
débat...
Il s’agissait donc d’une première sorte d’opération par laquelle un énonciateur entre
en concurrence avec un «!vous!» par représentation positive de tiers absents,
introduits simplement au titre de personnages ventriloqués, de figures manipulées. Je
parle d’interaction eux vs vous dans la mesure où l’énonciateur, le «!je!», s’y efface un
maximum. L’énonciateur n’est pas directement intéressé ou concerné en tant que
sujet dans le contraste qu’il fait naître. Le schème est sensiblement modifié quand,
dans des scènes comparables, l’énonciateur s’engage personnellement dans un jeu de
solidarité plus marqué avec le Tiers qu’il représente, tout en creusant l’écart avec le
«!vous!». C’est ce cas intermédiaire qu’on pourrait appeler eux-et-moi vs vous. Dans
l’extrait suivant, l’énonciation oscille entre une telle forme intermédiaire et une
opposition plus franche (nous vs vous). On y voit comment «!les gens!» ne sont plus
simplement représentés par interprétation, mais se trouvent progressivement
rattachés en tant que cosujets de la plainte portée par l’énonciatrice (contre la
Commune).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
377
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
EXTRAIT N°81 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004
MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!:
Est-ce qu’on peut terminer!? [...] Je suis certaine qu’il y a des gens qui ne veulent
vraiment plus entendre parler de ça pendant nos réunions. Effectivement, ça prend
beaucoup trop de temps, mais ça montre peut-être que la Commune manque de
gestion de ce dossier, puisque nous sommes tellement insatisfaits. [...] J’aimerais
seulement que vous sachiez qu’il y a quand même des gens qui ont fait un effort làbas, [à] aller parler avec les gens... Les gens avec qui on a parlé, ils comprennent
pas du tout l’idée d’un ascenseur, ni d’ouvrir, ni de mettre les gens [inaudible] habiter
dans les maisons en question. Ça, c’est déjà le grand refus de la population. Il faut
savoir aussi qu’il y a des gens qui, depuis des années, disent : la place communale,
est-ce qu’on peut la refaire. [...] Donc, il y a vraiment des gens ici qui essaient de faire
bouger les choses. La Commune maintenant qui va nous dire : «!il faut absolument là
l’espace!». Et nous, depuis des années, on se bat... [...] Donc, il y a beaucoup,
beaucoup derrière. Mais vraiment, je vous supplie de faire quelque chose pour qu’on
perde moins de temps avec ce sujet.
Nous sommes donc passés d’un cas de représentation favorable du Tiers ou ce
dernier était clairement objectivé dans la figure des «!gens!» et distingué du sujet de
l’énonciation, à un cas beaucoup plus trouble où l’on ne sait plus très bien si le Tiers
est une figure ou s’il est un principal, sorte de cosignataire de l’énonciation. Si dans un
premier cas, l’interlocuteur, ce «!vous!» concurrencé, pouvait reprocher à
l’énonciateur une trop grande distance avec les «!gens!» dont il prétendait
interpréter/traduire les sentiments, besoins, désirs (...), dans le second cas, il pourra
lui reprocher sa confusion, son hésitation à se placer d’un bord ou d’un autre, en
interprète ou en membre actif. Est-il l’observateur ou le partenaire ratifié de ce Tiers
qu’il cite à ses côtés!? Ce «!nous!» mal assumé et mal assuré, parce qu’il avance à
couvert, pourra être dénoncé comme inauthentique.
La critique qui vient d’être faite d’engagements de représentation de type eux vs vous
et eux-et-moi vs vous peut alors laisser à croire qu’il est plus approprié, dans ces
assemblées, d’engager une opposition à un «!vous!» à partir d’une inscription plus
solide et transparente à un «!nous!». Ce n’est pas le cas. C’est bien là toute l’infortune
du citoyen engagé à représenter!: une succession de positions malheureuses et de
footings impossibles.
Examinons pour cela un nouveau cas: le «!nous!» y est clairement affirmé et signifie
une appartenance à une «!catégorie!» d’habitants, à une certaine «!frange!» de la
population. En s’engageant à travers ce «!nous!» groupal, l’énonciateur infère une
délégation particulière!; il parle à présent au nom des Magrébins, il se fait porteparole des personnes à mobilité réduite, il représente les cyclistes quotidiens, etc.
Deux problèmes se posent rapidement à lui. Premièrement, il ne manque
généralement pas, ce faisant, d’empiéter sur le registre d’associations spécialisées,
également présentes en CLDI ou en assemblées, et pouvant faire valoir des «!appuis
conventionnels!» (Dodier, 1993) plus stables lorsqu’il s’agit de dire ce «!nous!»
groupal. L’autre problème, auquel les associations spécialisées sont tout autant
confrontées, est le suivant!: par ses sous-bassements philosophiques à rechercher du
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
378
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
côté d’un «!libéralisme républicain!», un espace public comme la CLDI s’accommode
difficilement de représentations particulières, groupales, communautaires et ne
semble pouvoir tolérer, pour ses participants citoyens, que des formes d’insertion
individuelles. Entre le citoyen ordinaire, comme «!unité de participation!» et les
«!habitants du quartier!», ne peut se glisser aucun collectif intermédiaire. Par
exemple, une appartenance à un petit comité de quartier ne couvrant que quelques
rues à l’intérieur du périmètre d’un Contrat de quartier ne renforcera pas
véritablement la position de l’énonciateur et pourra même s’avérer contreproductive57. Au niveau des procédures officielles, rien n’est prévu pour conférer à
ces groupements et à ces énonciations collectives une qualité spéciale, un traitement
de faveur. Voyons, par exemple, comment à Callas la demande faite par une poignée
de citoyens de s’engager dans le Contrat de quartier au titre de «!Comité Houblon!»58,
plutôt que comme autant de singletons, est traitée avec une grande légèreté qui
confine à l’indifférence la plus totale. Comité ou pas, ils seront logés à la même
enseigne!; en rien le «!nous!» qu’ils proposent ne saurait être plus ou moins
contraignant qu’une collection de «!je!»!:
EXTRAIT N°82 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)
[embarrassée, hésitante!:]
C’est un détail. En fait, j’ai vu que plusieurs riverains de la rue du Houblon étaient
repris, mais il n’est pas spécifié au niveau association non commerciale le Comité
Houblon... C’est juste pour une question de clarté en fait, plutôt que de mettre... que
le Comité soit noté en fait, le Comité Houblon.
LUC DESCHAMPS (coordinateur général des Contrats de quartier dans le commune A)
[légèrement irrité!:]
Ecoutez, c’est tout simplement parce que le Comité Houblon en tant que tel n’a pas
posé de candidature. Ce sont... après... ceci est le reflet, si vous voulez, du
dépouillement au lendemain du 10 ou du 11 février simplement. Mais je crois que
toutes les personnes qui ont, rue du Houblon, souhaité faire partie de ce travail, sont
là. Alors qu’elles s’appellent Comité Houblon..... On appellera ça Comité Houblon si
vous le souhaitez....
JACKY DECAUX (bourgmestre)
[avec l’empressement de quelqu’un qui veut passer à autre chose:]
Vous vous appellerez Comité Houblon, ça n’a pas d’importance, du moment que
vous soyez tous-tous-tous admis.
57
Remarquons ici que dans le cas du presque célèbre «!Contrat de quartier Maritime!» à Molenbeek,
l’importance décisive que prit le «!comité de quartier Le Maritime!», valait, outre ses bonnes capacités de
recrutement, au fait que ce comité portait le même nom que celui choisi pour le Contrat de quartier, tout
en faisant porter son influence sur un périmètre exactement égal à celui défini par le Contrat de quartier.
Ce fait leur a permis, plus facilement qu’à d’autres, de se montrer convaincant lorsqu’ils prétendaient
parler pour «!le quartier dans son ensemble!».
58
Il s’agit ici d’un petit comité composé, pour l’occasion du Contrat de quartier, par des résidents de la
rue du Houblon située dans le Commune A.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
379
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Quand un «!nous groupal!» est transcendé dans un «!nous, les habitants du quartier!»,
prononcé dans les circonstances d’une confrontation directe, d’un clash avec un
«!vous!» (regroupant les élus locaux, les employés communaux et les experts enrôlés),
la situation devient plus clairement intolérable59 et, au-delà de sanctions diffuses, des
rappels à l’ordre se font entendre!:
EXTRAIT N°83 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2004
ROSA GONZALES! (représentation d’une association de femmes) :
Une [...] chose que je voudrais exprimer aussi ce soir ici, c’est que [...] la réaction
qu’il y a eu en relation à la commission de concertation de votre part, je trouve que
c’est une vision très fermée. Parce que, moi, je pense que le monde associatif, les
habitants, on est venus avec une attitude de construction, et d’apporter des idées de
comment on pourrait encore travailler le projet de Contrat de quartier. Et moi,
j’entends vraiment que, après la commission de concertation, il n’y a [aucun
changement possible], c’est-à-dire, je me dis de nouveau : à quoi ça sert une
commission de concertation, et je réaffirme que je pense qu’on a des concepts très
différents sur la participation et la concertation [par rapport] à la Commune [...].
C’est-à-dire que les remarques qui ont été faites lors de la commission de
concertation, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? [...] Les associations et les habitants, on a
réagi lors de la commission de concertation. Et, bon, je voulais savoir simplement, à
quoi ça a servi cette commission de concertation. [...] Nous, on a donné notre point
de vue dans la commission de concertation. On a donné notre point de vue dans la
CLDI du 30 juin. On donne de nouveau aujourd’hui notre point de vue. Et tout le
temps, la réponse [que vous nous donnez] c’est «!le dossier de base!». Mais, dans le
dossier de base, on peut mettre les avis qu’il y a eu des habitants et des associations.
[...] Parce que, sinon, nous nous demandons qu’est-ce qu’on fait ici en train de perdre
notre temps!! [...]
JACKY DECAUX (bourgmestre)!:
Madame Gonzales, [...] le dossier [...] ne contient peut-être pas tout ce que vous
souhaitez, ça, je peux le constater, mais, je suis désolé, il contient aussi une série de
choses. [...]
AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!:
[...] Le dossier de base de ce projet de Contrat de quartier n’est pas vide, comme a dit
Monsieur le Bourgmestre, mais il est surtout rempli de choses que vous avez mises
dedans... [un grondement de désapprobation se fait entendre]
MARY O’NEILL (déléguée des habitants)!:
Monsieur, [...]je ne sais pas si on peut dire que nous avons fait le dossier de base. Les
études ont été faites par les spécialistes dans le domaine. Et, donc, les gens débattent
sur ce qui a été présenté. Et, donc, je pense qu’il faut faire attention de dire que nous
avons créé ce qui est là actuellement.
JACKY DECAUX!:
[agacé, il désire apparemment en rester là sur ce point de discussion!:] Vous n’avez pas
retrouvé tout [...], c’est vrai, mais vous avez retrouvé une série de choses, bon, voilà.
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants):
59
Sauf peut-être dans des quartiers, comme le quartier Maritime à Molenbeek, connaissant des
organisations civiles fort actives, aux membres nombreux et capables d’étendre leur influence à l’échelle
du périmètre d’ensemble d’un Contrat de quartier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
380
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
On y a retrouvé aussi des éléments qui avaient été fortement... [...] Le dossier de base
contient des éléments qui ont été... enfin, qui n’ont pas été approuvés ou sur lesquels,
il y avait, comment dirais-je, vraiment, des réserves fortes lors de la dernière
assemblée générale
LUC DESCHAMPS!:
[cherchant à relativiser la déclaration d’Isabelle Thierry:] D’une partie de l’assemblée
générale...
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
[choquée!:] Pardon!?!
JACKY DECAUX!:
[répétant et complétant l’observation de Luc Deschamps!:] D’une partie de l’assemblée
générale, mais pas de l’ensemble. Et il ne faut pas croire que parce qu’il n’y a que
quelques voix qui s’expriment et qu’il y en a aussi beaucoup qui ne s’expriment pas,
qu’elles sont nécessairement d’accord. Une assemblée, ça a des sensibilités, pas une
sensibilité.
ISABELLE THIERRY:
Mais enfin, [...] il y a eu un grand nombre de personnes qui ont [...] contesté ces
projets et j’en reviens, enfin à ceux qui posent un problème!: c’est la liaison GriseJoyau, c’est le...
JACKY DECAUX!:
[sèchement!:] On n’en parle pas aujourd’hui.
ISABELLE THIERRY:
Mais....
JACKY DECAUX!:
Il y a un absent ici...
ISABELLE THIERRY:
Mais, moi, j’ai l’impression qu’on met un couvercle, tout le temps sur l’avis donné.
JACKY DECAUX!:
Non, Madame, j’ai l’impression que vous vous appropriez, je dirais, le suffrage de
personnes qui ne sont pas ici. Et on l’a dit, et on l’a redit!: il y a malheureusement
des absents et ce sont particulièrement les gens qui habitent le quartier Callas et la rue
Grise, pour des tas de raisons qui ne viennent pas d’ici... [...]
ISABELLE THIERRY!:
C’est un procès d’intention...
JACKY DECAUX!:
Non, non, mais je dis!: ces gens, malheureusement [ne sont pas là] – et je souhaiterais
qu’ils soient ici...
ISABELLE THIERRY!:
Nous aussi...
JACKY DECAUX!:
Et bien, oui, mais ils ne sont pas là. Alors, Il faut peut-être avoir un peu de recul et de
modestie pour dire que les opinions qui sont émises ici ne sont pas nécessairement
des opinions définitives et qui représentent l’ensemble des habitants du quartier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
381
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Que se passe-t-il ici!? On retrouve un moment de tension particulière en fin de
première année du processus de participation du Contrat de quartier Callas, où
différents citoyens et représentants d’associations, déçus de l’impossibilité de
modifier certains éléments controversés du dossier de base du Contrat de quartier,
entament un jeu d’équipe, au nom d’un «!nous!» ou d’un «!on!», et rentrent en
confrontation directe avec «!la Commune!» et les «!spécialistes!». Le bourgmestre
Decaux, appuyé par sa propre équipe (Ici, Ahmed Talbi et Luc Deschamps),
s’empresse alors de saper ce «!nous, habitants et associations!». En rappelant
l’extériorité du Tiers, son absence («!il y a un absent ici!»!; «!beaucoup de voix qui ne
s’expriment pas!»), il le dissocie de ce «!nous!» que brandissent les habitants et
associations, et qui ne désignerait plus alors que leurs «!quelques voix qui s’expriment!».
Après avoir remis les choses au point et interdit les participants non mandatés de
«!s’approprier le suffrage des personnes qui ne sont pas ici!», il les appelle à «!un peu de recul et
de modestie!».
***
Nous voilà arrivés au terme de cette analyse des positions/postures
communicationnelles (footings) et des choix pronominaux tentés par les participants
citoyens et profanes dans ces situations publiques, qui comme j’ai essayé de le
montrer précédemment, compliquent considérablement la texture des conversations
et des interactions de face-à-face en assemblée. Tout au long de ces exercices, nous
avons remarqué la chose suivante!: les participants citoyens et profanes, davantage que
leurs partenaires élus et spécialistes, sont constamment tenus d’honorer la complexité
vertigineuse du jeu communicationnel qu’activent les situations publiques, de prendre toute la
mesure de son éclatement, et d’en rendre compte explicitement et précisément dans l’articulation
de leur discours. D’une part, on leur interdit des interventions égoïstes, recentrées sur
un «!je!» ignorant Autrui. D’autre part, on ne leur reconnaît pas davantage le
privilège de brandir des emblèmes collectifs, d’emprunter des raccourcis, de produire
des conglomérats, de réaliser des synthèses, de faire usage de pronoms pluriels!–que
cela consiste à objectiver les habitants du quartier, et donc à les mettre à distance,
dans la figure d’un «!ils!»60, ou à les ranger à leurs côtés, en tant que cosujets, dans un
«!nous!»61. On dénonce, chez ces citoyens et ces profanes, plutôt que chez d’autres,
un recours au «!vague du langage!» propre et nécessaire à toute représentation.
Nous l’avons vu en début de chapitre, il était problématique pour les participants
citoyens et profanes de «!monter en généralité!» concernant les enjeux de la
60
Pour une étude du dispositif pronominal du «!ils!» et son exploitation «!déresponsabilisante!» par les
sciences humaines, on se reportera au dernier chapitre de La grammaire de la responsabilité (Genard,
1999).
61
Ce résultat de l’enquête, documenté sous toutes ses coutures dans nos pages, concorde avec les
conclusions de Catherine Neveu (1998) qui, dans son observation d’un dispositif français, parlait de
«!‘nous’ illégitimes!» et de «!‘je’ indicibles!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
382
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
discussion, au niveau de la dimension du «!quoi!» (5.2.). Ici, sur cette seconde
dimension du «!qui!», nous réalisons qu’une «!montée en nombre!», dans les usages
pronominaux, ne se fait pas plus aisément. Sur ces deux plans, les opérations de
symbolisation dans lesquelles ils s’embarquent ont tendance à échouer. L’enquête
progressant, le titre ronflant de délégué des habitants apparaît de plus en plus curieux,
quand il désigne des participants qui, en pratique, se voient refuser, l’une après
l’autre, les différentes options de représentation auxquelles ils s’essaient.
5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages
«!Raréfaction,!cette fois, des sujets parlants!; nul
n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à
certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu,
qualifié pour le faire!».
Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971, p.38-39.
Il est possible de réinterpréter l’insuccès général de ces différentes formes de
«!représentation!» sous un prisme différent, plus familier, celui de l’assignation
institutionnelle, par le dispositif, de statuts et de places.
a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé
Si le positionnement public du «!citoyen représentant!» est toujours délicat, si les
choix linguistiques et les usages pronominaux qu’il engage se montrent souvent
problématiques, c’est aussi dans la mesure où, en embarquant des personnes ou des
phénomènes tiers dans son discours, il empiète rapidement sur les prérogatives de ses
différents interlocuteurs directs, ces «!vous!», professionnels de la politique et
spécialistes de la ville. Ainsi, en s’intéressant en détail au jeu fin des footings
communicationnels dans des situations publiques, il ne nous faut pas oublier que ces
dernières se définissent aussi, de manière plus triviale, comme des arènes sociales
distribuant des places, organisant des «!territoires!» –au sens goffmanien62– et des
domaines selon des modèles hiérarchiques empruntés d’une part, au gouvernement
représentatif dans sa version particratique (grandeur du professionnel de la politique), et
d’autre part, à une intelligence technocratique (grandeur de l’expert scientifique) et
bureaucratique (grandeur du fonctionnaire spécialisé) de la ville et de son
développement.
Ce changement de focale nous amène à repenser la justesse participationnelle des
engagements citoyens en assemblée, non plus seulement à partir d’un espace de rôles
communicationnels aux frontières floues, mais par la prise en considération de ces
rôles «!en dur!», sur lesquels «!s’assoient!» certains des partenaires, et contre lesquels
62
«!Territoire!: concept emprunté à l’éthologie qui désigne l’espace fixe, situationnel ou personnel sur
lequel un ayant droit exerce un contrôle et dont il défend les limites!» (Joseph, 1998)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
383
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
les participants citoyens viennent «!se cogner!» quand ils «!avancent!» (une idée, une
proposition, un souhait, une revendication, une plainte...). Une rigidité accrue dans
l’approche structurale des jeux de rôles, posant d’emblée l’assemblée participative
comme espace hiérarchisé et dissymétrique, semble nécessaire à la progression de
notre enquête sur les compétences citoyennes et les engagements profanes. Car, pas
de doute là-dessus, les dispositifs de participation auxquels nous avons affaire dans
les Contrats de quartier limitent considérablement la dynamique de production et de
négociation des rôles auxquels songent l’interactionnisme symbolique –de A. Strauss
(1992)– et le pragmatisme philosophique –de H. Joas (1999)– les plus émergentistes.
Pour étudier ces situations structurées par un cadre pré-donné et plutôt étriqué, l’
«!interactionnisme réaliste!» (A. Ogien, 2007) et le «!structuralisme souple!» (Gardella
et al., 2006) d’Erving Goffman paraissent plus indiqués, ont en tout cas notre
préférence63.
Notons bien qu’une telle reconsidération plus structuraliste du jeu de rôles ne nous
intéresse pas vraiment à un niveau général et théorique, mais bien au niveau situé et
pratique d’une ethnographie de la communication en assemblée. On peut s’accorder,
ou pas, avec Habermas (1990) ou avec Latour (1999) sur la nécessité de dépasser les
principes du gouvernement représentatif et de l’action publique technocratique, mais
là n’est pas le problème!; il se trouve simplement qu’à l’heure actuelle, le «!grand
partage de la Modernité!», entre citoyen ordinaire et élu, et entre profane et expert,
constitue encore une pertinence dans le champ d’expérience des acteurs. Autrement
dit, le passage à un cadre d’analyse plus rigide se justifie dans la mesure où les
participants font eux-mêmes l’expérience de relations rigides, et dans la mesure où
c’est cette expérience et ses principes d’organisation (Goffman, 1991) qui nous
intéressent. Pour les acteurs, l’assignation des rôles et la distribution des places
interviennent à la manière d’une «!contrainte de réalisme!»64 dans les processus
expressifs et interprétatifs déterminant, en situation, la crédibilité et la félicité d’une
énonciation. Si, en assemblée, il faut pouvoir soulever les bons enjeux, les «!quoi!»
qui conviennent (5.2.), et effectuer cette référence selon de bonnes formes, selon les
«!comment!» qui conviennent (5.4.), la question de savoir «!qui!», en définitive, peut
s’exprimer sur ces enjeux et de cette manière avec réalisme est elle-même réglée par
une convention (Austin, 1962)65. La coopération envisagée pour la menée des
Contrat de quartier, en fonctionnant sur un principe moderne de division du travail,
prévoit la ségrégation des rôles et s’oppose à l’!«!entassement!» de différents individus
63
Cfr. chapitre 2.
Je parle ici de principe de réalisme en me référant à Erving Goffman dans Les Cadres de l’expérience
(1991, p.10), qui lui-même citait William James (1950). Les deux hommes cherchent à répondre à une
même question!: «!dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont réelles!?!».
65
Dans les six règles fondamentales que donne Austin pour le succès d’une énonciation performative, la
seconde veut que «!les personnes et les circonstances particulières soient celles qui conviennent!» (1962,
p.15).
64
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
384
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
–ou unités de participation– en une seule «!place!»66.
Comment ce principe de place se fait-il connaître des participants et en vient-il à
contraindre leurs engagements de parole!? Premièrement par le programme et le
règlement du Contrat de quartier qui, de la même manière qu’ils présélectionnaient et
hiérarchisaient les enjeux de revitalisation urbaine à prendre en compte,
présélectionnent et hiérarchisent les participants en leur assignant des places, très
précisément définies pour certaines (celle d’!«!auteur de projet!» est détaillée dans le
cahier des charges rédigé à l’attention du bureau d’urbanisme enrôlé), beaucoup plus
vaguement suggérées pour d’autres, comme celle de «!délégué des habitants!».
Deuxièmement, à travers les catégories de sens commun et les conventions d’arrièreplan voulant, par exemple, que le développement urbain soit, d’abord, l’affaire ou le
domaine des experts urbanistes. Troisièmement, par les opérations de cadrage et de
production d’évidences en réunion, analysées dans le chapitre 4, et qui «!performent
l’ordre!» sous le nez des participants citoyens invités, en leur montrant à la fois qu’il
existe certaines places d’importance (président de séance, coordinateur, expert...) et
que celles-ci sont déjà occupées.
Dans ce contexte de forte différenciation des rôles, le participant citoyen et profane
doit mener sa quête d’un rôle en respectant les prérogatives des rôles déjà établis,
trouver une place inoccupée, déployer un répertoire propre, endosser un rôle
disponible. Mais un tel rôle d’ «!acteur représentant!» (qu’il s’agisse de représenter des
gens, des choses, des phénomènes...) lui est-il seulement accessible!? Y a-t-il
seulement la place pour cela!? C’est que l’espace de concertation qui reçoit le citoyen
ne se caractérise pas seulement par la dissymétrie et la ségrégation des rôles qu’il
prévoit, mais aussi par sa saturation. En effet, à l’exception des participants citoyens
et profanes, l’ensemble des partenaires rassemblés «!autour de la table!» le sont
chacun pour une raison précise associée à une spécialité ou en tout cas à une
profession qu’on leur reconnaît (qu’il s’agisse de l’élu, de l’urbaniste, du chef de
projet, de l’animateur, de l’assistant logistique, du concierge, de tout «!invité!»
sollicité ponctuellement en vertu d’une expertise particulière, du représentant d’une
asbl locale spécialisée dans les questions de jeunesse, d’économie locale...). Ceux-ci
sont, proprement, enrôlés. Au sein d’un tel espace spécialisé, et vis-à-vis de ses
partenaires plus clairement enrôlés, le participant citoyen ou profane n’est pas
seulement déficitaire, il se présente aussi comme excédentaire!; il vient se surajouter à
un système de collaboration qui, traditionnellement et jusqu’il y a peu, fonctionnait
sans lui.
66
Ici, je fais une référence assez libre à la théorie de la «!régionalisation!» d’Anthony Giddens (2005,
p.163-217). Giddens traite le problème de l’amas et de l’entassement en des termes d’espace et de temps,
mais on pourrait aussi, pourquoi pas, y recourir dans une écologie des rôles sociaux et politiques.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
385
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas
C’est une fois considérées la hiérarchisation, la ségrégation et la saturation de
l’espace de rôles qu’il rejoint qu’il est possible de prendre toute la mesure de la
précarité de la position de l’habitant en CLDI. En engageant la parole, il est
susceptible, très rapidement, de faire intrusion dans le registre de telle personne en
charge, d’envahir le territoire d’un élu, de manipuler des objets ressortant au
domaine d’un spécialiste, etc. Ces actes de transgression, auxquels le dispositif
l’expose, pourront s’avérer disqualifiants. Ainsi, le manque de justesse
participationnelle amenant un profane à «!jouer à l’expert urbaniste!» en réunion
manifeste une certaine prétention et, au-delà d’une non pertinence, une certaine
impertinence. Une énonciation assertive, marquant un tant soit peu d’assurance, et
voilà rapidement le participant frappé, aux yeux de ses partenaires, de ce que Erving
Goffman a appelé la «!folie de place!» (the insanity of place, 1973) –cette incompétence
toute particulière consistant à ne pas être capable de rester à sa place. Nous avons
déjà eu l’occasion de voir la façon dont, à Callas, certains participants impertinents,
ayant osé s’exprimer par un «!nous, les habitants!» s’étaient trouvés rappelés à l’ordre et
à «!un peu de modestie!», par le bourgmestre. De pareils rappels à l’ordre se produisent
lorsque c’est le domaine attribué aux experts techniques qui est sur le point d’être
envahi par quelque participant trop entreprenant!:
EXTRAIT N°84 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005
[La discussion porte sur la possibilité, soulevée par des habitants, de mener une «!enquête!» dans
le quartier, auprès des habitants, sur l’intérêt de l’aménagement d’un ascenseur urbain]
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
On parle d’enquête et, donc, je pense, enfin, je veux bien reposer la question, si tout le
monde pense que, en effet, c’est nécessaire...
UN HABITANT (nouvellement arrivé dans le processus)!:
La CLDI pense, à mon avis, que c’est nécessaire.
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Voilà. OK.
LE MEME HABITANT!:
[Sur le ton assuré du connaisseur!:] On est vraiment ici dans un cas de figure de
votation à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et on sait très bien que dans
des referendums, il faut définir un périmètre.... Je pense...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[coupant le tour de parole précédent!:]
OK mais...
LE MEME HABITANT:
[Reprend, sur le même ton assuré!:] Mais, donc, dans un referendum, il faut bien
réfléchir à la question qui est posée. Parce que si on demande à n’importe quel
habitant : « Est-ce que vous voulez un parc et un ascenseur!? », tout le monde va dire
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
386
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
« oui ». Je vous parie un million de dollars qu’il y a 90% de gens qui disent « oui »...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[coupant le tour de parole précédent!:]
OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le
définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on
confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en connaissant
un morceau...
MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) :
Qu’est-ce que... ça veut dire quoi, ça «!quidams!» ?
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Nous ici, qui ne sommes pas...
MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) :
...Au palais de justice, quand on dit qu’un quidam pousse la porte, ce n’est jamais
très... très accueillant. Alors, c’est quoi un quidam ?!
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Monsieur Ferret, s’il vous plaît, ne prenez pas la mouche comme ça pour un mot. Je
pense [...] que ce n’est pas à nous, qui ne sommes pas spécialisés et qui ne nous y
connaissons pas spécialement dans les problèmes d’espaces publics et de mobilité...
Ne pas être en mesure de rester à «!sa!» place de citoyen ordinaire ou de profane, c’est
donc, d’abord, viser trop haut, à travers des énonciations, éventuellement correctes
quant à leurs références («!quoi!») et à leur forme («!comment!»), mais néanmoins
nulles et mal avenues, vides (Austin, 1962), car contrevenant aux conventions
gouvernant le plan des «!qui!».
C’est aussi, d’autre part, et à l’opposé, tomber trop bas, ne pas se maintenir dans
l’espace de rôles, ne pas prétendre à la moindre de place. Dans ce deuxième cas de
«!folie de place!», ce n’est plus la prétention du participant profane qui disqualifie la
personne et plonge l’assemblée dans l’embarras, mais l’absence totale de prétention.
En Wallonie, les «!espaces de dialogue!» entre travailleurs sociaux et personnes sansabri nous ont montré une série de séquences dans lesquelles des personnes fébriles,
affaiblies, exsangues, ne parvenaient pas à se placer dans l’horizon du «!dialogue!»
qui leur était proposé67. Acheminées jusqu’à la salle de réunion par des
«!accompagnants!», amenées à leur place et assises sur une chaise, ces personnes ne
manifestaient pas, par la suite, le tonus interactionnel minimal nécessaire à tout
engagement de face-à-face, le «!maintien de soi!» préalable à tout enjeu «!présentation
de soi!» (Breviglieri, 2002!; Berger & Sanchez-Mazas, 2008). Dans un épisode
survenu lors d’une réunion «!espace de dialogue!» dans une ville wallonne, un
homme s’endort sur sa chaise, sa respiration, de plus en plus bruyante, venant
interférer avec la conversation des participants. D’une position assise, l’homme glisse
67
Je rappelle ici que si des données issues de notre étude de ces espaces de dialogue sont intégrées ci et
là à notre enquête doctorale sur la participation dans les Contrats de quartier, c’est parce qu’elles
présentent à l’observation une version particulièrement radicale et épurée de la figure d’ «!acteur faible!»
qui nous intéresse dans ce travail.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
387
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
progressivement vers une position quasi-couchée, les jambes étendues devant lui, la
tête basculée en arrière, la nuque écrasée sur le dossier. L’ «!inattention polie!»
(Goffman, 1996) semble de mise dans ces situations, les autres participants
échangeant tout au plus quelques sourires gênés. Après une dizaine de minutes,
l’homme tombe une première fois de sa chaise, se réveillant en sursaut, l’air hébété.
L’épisode se répète plus tard dans la réunion. Son voisin de chaise, un
«!accompagnateur!» qui l’avait amené jusqu’à la réunion, l’aide alors à se relever et
les deux quittent la salle. Ainsi, dans ces espaces, des personnes parfois fort fragilisées
résistent à cette place d’interlocuteur compétent et digne qui leur est offerte avec
insistance par le personnel d’animation!; refusent par la même occasion le
sympathique espace d’écoute, de partage et de célébration qui leur proposé. Le
passage suivant, extrait d’une réunion d’un autre!espace de dialogue, dans un autre
Relais social en Wallonie, nous en montre un autre exemple!; l’intervention de
Danny plongeant d’ailleurs l’assemblée dans un profond malaise!:
EXTRAIT N°85 – Espace de dialogue d’un Relais social wallon – juillet 2007
SEVERINE (psychologue du Relais social et principale animatrice de la réunion)!:
A la prochaine réunion, ce qui est chouette c’est qu’on pourra fêter la formation
professionnelle qu’a obtenue Danny, hein Danny!?
DANNY (personne sans domicile fixe, récemment sortie de prison)!:
Oh mais c’est qu’en janvier cette formation. Je serai mort, moi, d’ici là.
[court silence]
SEVERINE:
Mais non, allez...
DANNY:
Si.
[Après un nouveau silence, Séverine continue à présenter la liste des sujets à traiter lors de la
prochaine réunion ]
Tant que nous évoquons ces dispositifs de dialogue entre travailleurs sociaux et
usagers de l’urgence sociale pour éclairer notre propos, notons que la «!folie de
place!» ne s’y rencontre pas seulement sur le mode tomber trop bas, mais aussi sous
cette forme du viser trop haut déjà évoquée. Ainsi, dans l’espace de dialogue d’une
troisième ville wallonne, au fil des séances, les participants les plus réguliers se
présentaient en réunion avec des classeurs remplis de documentation, imitaient
(«!singeaient!», ai-je pu entendre) le discours des assistants sociaux et demandaient à
être traités, eux aussi, en «!travailleurs!» . Dans une troisième ville, un problème
semblable survint et fut longuement traité lors d’un comité d’accompagnement
regroupant les responsables du Relais social. Ces personnes à l’initiative de l’espace
de dialogue ne savaient pas que faire de ces participants qui se présentaient comme
des «!bénévoles!» plutôt que comme des «!bénéficiaires!» et refusaient d’être traités comme
des usagers (Berger & Sanchez-Mazas, 2008). Une distinction devait être rétablie
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
388
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
entre les personnes non usagères reconnues pour leur apport en tant que bénévoles
dans ces espaces, et ces soi-disant-bénévoles-en-réalité-bénéficiaires.
Revenons aux CLDI et aux assemblées générales des Contrats de quartier.
L’irruption chronique d’une «!folie de place!» et les sanctions plus ou moins sévères
qu’elle occasionne montrent la norme et dissuadent toute tentative future de montée
en régime ou de sortie de route. Les énonciations les plus malheureuses, cumulées,
posent ainsi une série de «!garde-fou!», des précédents qui devront être pris en compte
par les autres participants citoyens lors de leurs énonciations à venir. On peut même
dire que la visée la plus élémentaire de leurs énonciations consistera à «!manifester
leur santé mentale!», à apporter la preuve qu’ils ne font pas partie de ces gens bizarres
qui ne savent pas tenir leur place (Goffman, 1987)68.
c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation
Les Commissions Locales de Développement Intégré que nous décrivons, en dépit de
leur caractère fortement structuré –ou peut-être en raison de ce caractère, favorisent
des formes d’ «!ambiguïté interactionnelle!» (Tavory, 2009) dans les relations
qu’entretiennent participants citoyens et personnes en charge. Une telle ambiguïté est
alimentée, premièrement, par un discours destiné à flatter la figure d’un «!citoyen
ordinaire!» potentiellement omnicompétent!; deuxièmement, par un discours
insistant sur le processus d’apprentissage accompagnant la «!carrière!» de participant
citoyen en CLDI, et laissant entrevoir à ce dernier des perspectives de «!promotion!».
Les personnes en charge des CLDI entretiennent volontiers la face positive du
citoyen actif, «!acteur de son quartier!», et flattent régulièrement sa simplicité, son
authenticité, son ancrage («!Vous êtes là comme habitants... J'aime vous entendre. Les
associatifs sont intéressants mais ne sont pas dans le quartier!»), mais aussi son savoir-faire
(«!on est avec des gens qui ont déjà un certain savoir-faire. C’est bien, on va pouvoir avancer!»),
voire son expertise («!on va travailler ça avec vous, puisque les meilleurs experts de votre
quartier, c’est bien sûr vous!»). Cette expertise toute particulière de l’habitant, parfois
présentée comme quasiment supérieure à celle des experts techniques, n’est
cependant jamais spécifiée, jamais renvoyée à un champ d’application propre, à un
domaine de connaissance, si ce n’est le quartier («!expertise du quartier!») ou la vie
(«!expertise de vie!», «!expertise du vécu!»)69. Tant d’indétermination concernant l’expertise
68
«!Tout cela m’amène à hasarder une condition de félicité qui se cache derrière toutes les autres, une
définition de la Condition de Félicité!: toute disposition qui nous incite à juger les actes verbaux d’un
individu comme n’étant pas un manifestation de bizarrerie. Derrière cette Condition, il y a le sens que
nous avons de ce que c’est que d’être sain d’esprit. Bien sûr, voilà déjà des années que cela a été dit.
Mais ce qui est nouveau (...) c’est qu’il convient de considérer les analyses syntaxiques et pragmatiques
comme décrivant empiriquement et en détail la façon dont nous sommes obligés de manifester notre
santé mentale pendant les interactions verbales, que ce soit par la gestion de nos propres paroles ou par
les preuves que nous donnons de notre compréhension de celles d’autrui!» (Goffman, 1987, p.266).
69
Notons qu’une forme d’expertise citoyenne à peine moins vague, l’ «!expertise d’usage!», si elle est
aujourd’hui louée dans nombre de travaux en sciences sociales et en philosophie, n’était pas encore
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
389
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
de l’habitant semble se justifier par l’argument selon lequel ce qui est recherché par
dessus tout, chez ce type de participant, c’est la polyvalence. Le fait de ne pas être
clairement attaché à un domaine de compétence précis est présenté comme une sorte
d’atout («!ce qui est bien pour nous, c’est que vous vous intéressez un peu à tout, vous avez un
regard d’ensemble sur le quartier!»). En somme, si les citoyens ordinaires sont les seuls
participants auxquels on ne reconnaît aucune place précise en commission, c’est
parce qu’on attend d’eux qu’ils en occupent plusieurs à la fois. Entre déni d’une
compétence et injonction à l’omnicompétence, il y a tension70. Notons que si, à
l’intérieur des parenthèses temporelles d’une réunion, ces déclarations concernant
l’omnicompétence du citoyen ont parfois vocation à désamorcer une confrontation
ou à consoler la frustration et le sentiment d’inutilité exprimé par les habitants (à
«!calmer!le jobard!», dirait Goffman), elles ne manquent pas de faire naître des
attentes chez ces participants, qui espèrent bien faire valoir tant d’expertise par la
suite, lors d’une réunion prochaine.
Ceci nous amène à examiner un second vecteur d’ambiguïté interactionnelle, à savoir
une forte insistance, dans les discours entendus en réunion, sur les vertus élévatrices,
émancipatrices, capacitantes et, ultimement, égalisantes d’un engagement durable
dans un processus participatif du type de celui que propose le Contrat de quartier. Ce
second discours suit le premier, à un niveau séquentiel, dans le développement du
processus de participation. Ainsi, quand l’omnicompétence potentielle du citoyen
ordinaire évoquée lors des premières séances tarde à se manifester, l’expertise
citoyenne est davantage traitée en termes de capacités à acquérir et à développer au
fil des réunions. Ce script, misant sur la possibilité d’apprentissages, est le plus
souvent partagé par les sollicités et les sollicitants, par ceux qui viennent participer et
ceux qui font participer. En effet, un engagement à participer en tant qu’individu
auquel, initialement, aucune place n’est laissée, semble comporter, pour le
participant citoyen, un espoir de mobilité, d’élévation, la croyance qu’une place
propre et valorisée lui sera créée à un certain moment. Il comporte tout aussi
nécessairement, pour les «!personnes en charge!» l’ayant invité à participer, la
suggestion d’une telle possibilité, la promesse d’une reconnaissance à venir. A quoi
bon, sinon!?
mobilisée dans le discours des personnes en charge des Contrats de quartier au moment de mes
observations.
70
Ce constat, dans la place laissée au citoyen en CLDI, pourra rappeler la tension entre impuissance et
omnipotence dans les rapports du nourrisson à sa mère, dont a rendu compte le psychiatre britannique
Donald Winnicott (Winnicott, 1975!; Zaccai-Reyners, 2006). De manière plus claire, les espaces de
dialogue entre sans-abri et travailleurs sociaux étudiés avec Margarita Sanchez-Mazas nous montrent
des dispositifs, qui, en plaçant continuellement des personnes affaiblies et dépendantes sur un piédestal,
«!fabriquent!» -au sens de Goffman (1991)- des sentiments d’omnipotence (Berger & Sanchez-Mazas,
2008). Il y aurait ici matière à développer une comparaison avec «!la critique en régime d’impuissance!»
étudiée par Luc Boltanski dans son chapitre sur la dénonciation (1990).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
390
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Cette croyance partagée en une capacitation progressive des citoyens ne manque
cependant pas de faire naître une série de questions71. Au fond, sur quels axes est
censée opérer la progression du participant citoyen!? Quelles sont les visées et les
destinations du processus d’apprentissage sur lequel il compte et dans lequel il
s’engage!? Et quelle marge de progression lui est permise, dans sa quête d’une place!?
On peut d’abord dire que la! «!mobilité!» du citoyen, dans ce processus de
capacitation, ne peut se faire, disons, latéralement. Il n’est pas censé évoluer par des
pas de côté, en référence à des capacités non prévues par le dispositif. Ainsi, puisant
dans l’omnicompétence dont on le gratifie, il est par exemple inutile qu’il creuse ou
qu’il développe des capacités d’ordre «!artistique!», «!poétique!», «!philosophique!»,
«!sociologique!» (...), autant de fausses grandeurs, autant de voies sans issue le
préparant à des places invalides. Les lignes sur lesquelles on attend qu’il progresse
sont celles du plan vertical séparant, d’une part, le «!profane!» de l’ «!expert!» en
charge de définir des solutions technique, et d’autre part, le «!simple habitant!» de l’
«!élu!» en charge de définir l’intérêt général. De la même façon que le spécialiste en
urbanisme et le professionnel de la politique collaborent à poser les objets
mentionnables et les topiques pertinentes (5.2.2.6.), ils performent ensemble les rôles
en référence auxquels les capacités citoyennes doivent progresser.
Quelle compétence le citoyen peut-il faire valoir, sur ces trajets qui lui sont suggérés!?
A chacun des extrêmes, on retrouvera l’expression de la «!folie de place!» que j’ai
évoquée et illustrée plus haut. Dans les deux premiers cas extrêmes, les
apprentissages du citoyen l’amènent trop près, soit de l’expert, soit de l’élu!; lui font
faire intrusion dans un registre d’action ou un domaine d’enjeux qu’on ne lui
reconnaît pas et que ceux-ci se réservent, en vertu de conventions (l’élection, pour
l’un, l’enrôlement à titre d’expert agréé, pour l’autre). Il s’est en même temps trop
éloigné de cette place de «!citoyen ordinaire!» que le dispositif est disposé à lui
reconnaître.
71
Jean-Louis Genard s’est lui aussi intéressé, de manière critique, à cet horizon de la capacitation ouvert
par les politiques publiques de l’ «!Etat réflexif!» contemporain (2007). Cependant, il établit son analyse
sur un autre plan, celui de sa grammaire des modalités telle que développée dans La grammaire de la
responsabilité (1999), en se préoccupant de la façon dont cette insistance sur les «!capacités!» et le
«!pouvoir!» des personnes dans le discours politique ou associatif –mais aussi dans celui des sciences
sociales (Cantelli & Genard, 2008)– faisait passer à l’arrière-plan une responsabilité davantage définie
sur le mode du «!devoir!» et du «!vouloir!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
391
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
fig. 28 – Axes de la capacitation du citoyen en CLDI
(la zone grise représente l’espace des places intenables pour
le citoyen!; les traits en pointillés, des limites d’acceptabilité)
élu
expert
profan
e
habitant
Dans les deux autres cas extrêmes, la progression n’a pas eu lieu, la capacitation n’a
pas porté ses fruits. Là non plus il ne cadre pas avec l’image d’un «!citoyen
ordinaire!» plein de promesses!: le participant profane se montre bien trop «!profane!»
et le simple habitant, excessivement «!simple!». La place du participant citoyen se
définirait-elle dans une polyvalence mesurée, un juste entre-deux!?
d) Capacités virtuelles et politique du flirt
L’omnicompétence dont est gratifié a priori le participant citoyen et la capacité qu’il
est censé développer par apprentissage ont en commun leur virtualité. Leur «!réalité!»
n’est pas en question!; ce qui pose problème, c’est leur «!actualité!» (Deleuze, 2007),
limitée et problématique dans le contexte interactionnel de la CLDI72.
Ainsi, cette «!omnicompétence!» potentielle vaguement reconnue au citoyen ne
résiste pas au passage à l’acte, lorsqu’il s’agit, en réunion, de traiter des objets
toujours particuliers et rattachés à des domaines de connaissance spécialisée.
Rappelons ici l’extrait n°84 dans lequel la chef de projet Charlotte Bridel refusait de
72
«!Le possible est le contraire du réel!; mais, ce qui est tout différent, le virtuel s’oppose à l’actuel. Nous
devons prendre au sérieux cette terminologie!: le possible n’a pas de réalité (bien qu’il puisse avoir une
actualité)!; inversement, le virtuel n’est pas actuel, mais possède en tant que tel une réalité. La encore, la
meilleure formule pour définir les états de virtualité serait celle de Proust!: “réels sans être actuels!;
idéaux sans être abstraits”!» (Deleuze, 2007, p.99).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
392
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
s’embarquer avec les participants citoyens dans la définition d’une procédure
d’enquête, en l’absence d’experts!: «!Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau
d’étude auquel on confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en
connaissant un morceau... [...] ce n’est pas à nous, qui ne sommes pas spécialisés et qui ne nous
y connaissons pas spécialement...!». L’omnicompétence de l’habitant n’est ici que
virtuelle!; en s’actualisant, elle ne produit que des «!morceaux!» dont on ne sait que
faire.
Qu’en est-il des capacités apprises!? Nous ne nierons pas ici la «!réalité!» de ces
apprentissages!: les citoyens sont certainement, de l’ensemble des participants
rassemblés en CLDI, ceux qui apprennent et qui évoluent le plus au cours du
processus de concertation. Ils doivent assimiler l’ensemble des informations qui leur
sont fournies en réunion par les personnes en charge, comprendre le cadre posé à la
concertation quant à ses possibles et ses limites, suivre l’évolution des différents
projets avancés par le bureau d’étude, s’habituer à prendre la parole en public et dans
le contexte parfois intimidant des Salles du conseil communal, etc. Si
l’omnicompétence qu’on leur prête a priori paraît peut-être exagérée, il est par contre
tout à fait avéré que certains des participants citoyens les plus assidus développent,
au fil des réunions, une compétence transversale, un «!regard d’ensemble!» sur le
programme de revitalisation soumis à discussion. Certains peuvent tout autant
développer des capacités plus précises, relatives, par exemple, à l’aménagement des
espaces publics dans le quartier et donc au volet 4 du programme de revitalisation.
Ceux-ci sont particulièrement attentifs et actifs lors des présentations ou des
discussions concernant le cadre de vie, l’aménagement d’une place ou d’un parc, la
réfection des voiries, etc. Ils peuvent, à l’intérieur du programme d’ensemble du
Contrat de quartier, concentrer leur contribution sur un «!projet!» ou un «!dossier!» en
particulier, en assistant par exemple à certains «!groupes de travail thématiques!».
Cependant, si la participation attentive et durable de certains citoyens peut les
amener à développer des compétences d’un certain type –détaillées dans le chapitre
6– , nous ne pouvons pas dire pour autant, dans la section qui nous occupe, qu’elle
assure à ces citoyens davantage d’assise, d’autonomie et de marge de manœuvre, la création
d’un espace propre, d’une place de «!représentant!», l’ouverture d’un répertoire discursif, la
reconnaissance d’un rôle de proposition.
Je voudrais avancer l’argument suivant!: le processus d’apprentissage, la progression
bien réelle des citoyens au cours du processus de concertation n’altère pas
fondamentalement le caractère virtuel des capacités dont ils se font progressivement
détenteurs, n’élimine en rien la grande difficulté qu’ils éprouvent à actualiser ces
capacités, à les faire reconnaître dans le contexte interactionnel de la CLDI et à les
faire peser dans la discussion. On peut même dire, pour les espaces extrêmement
spécialisés et segmentés que nous décrivons, que le fait de développer une capacité
d’ordre technique peut amener le citoyen participant citoyen à se fourvoyer, à
s’engager dans des actualisations malheureuses. L’apprentissage du langage de
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
393
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
l’urbanisme ou de l’architecture le place, par exemple, en position d’avancer des
propositions erronées concernant ces matières techniques –des erreurs que d’autres
participants, plus strictement profanes, n’auraient pas été capables de commettre
(Olszewska & Quéré, 2009)!:
L’erreur se définit en relation à un savoir!: une connaissance de ce qui est
correct est nécessaire pour que l’on puisse parler d’erreur. Elle présuppose
aussi des capacités et des modes de comportement déterminés. Par exemple, il
faut savoir calculer pour faire des erreurs de calcul.
Ainsi, par exemple, dans le cas du Contrat de quartier Callas, une participante, qui
disait avoir précédemment «!suivi des cours d’architecture et d’urbanisme!», se prête au jeu
du Contrat de quartier et s’intéresse aux aspects techniques de la création d’espaces
publics, participe pour cela à l’ensemble des événements publics et plus informels
touchant au «!volet 4!» (espaces publics). Dans la foulée, elle passe à l’acte, elle
s’essaie à formaliser ses idées en envoyant dans un e-mail au bureau d’études Alpha
une «!proposition!», un «!projet de liaison verte et de cheminement entre la rue du Houblon et le
jardin de la rue Grise!». Une proposition de ce genre concernant l’aménagement d’un
espace public, appuyée par un texte, des schémas et un plan est chose rare, de la part
d’un «!délégué des habitants!», ce qui ne manque pas de mettre les experts urbanistes
et l’équipe communale dans l’embarras. Lors de la réunion publique qui suit,
l’expert-en-chef décline poliment le projet de liaison introduit par l’habitante, en la
décrivant comme une «!idée très intéressante!» mais qui malheureusement contient «!un
petit problème!»... à savoir, sa parfaite infaisabilité technique!! En coulisse, les langues
se délient, un membre de l’équipe communale me confiant l’impression suivante!:
«!son ‘projet’, j’ai cru que c’était un blague... Ecoute, c’est même pas du niveau première année
d’archi son truc!». Interrogé par la suite, lors d’un entretien, sur cet épisode, Luc
Deschamps, le coordinateur général des Contrats de quartier dans la commune A,
déclare!: «!Le problème d’une longue concertation comme ça avec des gens qui sont capables
d’aller relativement loin, c’est qu’ils ont l’impression qu’ils sont capables aussi de faire de
l’urbanisme, de l’architecture, du truc, etc., et ça c’est pas vrai!»73. Ainsi, les apprentissages
amenant progressivement les domaines de l’architecture et de l’urbanisme à portée
du participant citoyen sont envisagés par les personnes en charge avec une certaine
méfiance teintée de sarcasme, et conçus avant tout comme un jeu dangereux, un jeu
«!perdant-perdant!» par lequel le profane se met en position de venir profaner ces
domaines nobles74.
L’aspect problématique de la progression des citoyens et la virtualité des capacités
acquises à travers elle sont caractéristiques de dispositifs de participation qui, comme
la CLDI, reposent sur ce que, en m’inspirant des travaux d’Iddo Tavory, je propose
73
Extrait d’un entretien mené avec Luc Deschamps, Jacky Decaux et Charlotte Bridel (avril 2005).
Pour un propos concernant les actes de profanation du profane, voir l’introduction de Loïc Blondiaux
à l’ouvrage Le profane en politique (Blondiaux, 2008).
74
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
394
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
d’appeler une «!politique du flirt!». L’ethnographe israélien a enquêté sur des
pratiques de flirt (flirtation) observables dans les cafés et les clubs estudiantins de Los
Angeles!; des pratiques dont il a cherché à dégager la structure formelle. Le flirt, nous
dit Tavory, fait partie d’une classe d’interactions particulière, qu’il appelle les
«!interactions en suspens!» (Tavory, 2009)!:
Dans ces interactions, les acteurs se placent délibérément dans différents
cadres interactionnels en même temps, en laissant ouverts différents
développements potentiels [...]. [Il s’agit de] situations de la vie de tous les
jours dans lesquelles un changement de cadre est considéré et testé par les
partenaires, mais pas actualisé, pour différentes raisons, telles que la peur de
l’échec ou l’attrait de l’ambiguïté en elle-mêmei...
Ainsi, dans les situations de flirt heureuses, l’ambiguïté interactionnelle n’est pas un
résidu dont il s’agit de se débarrasser!; «![elle] est en elle-même l’objet de
l’interaction!» (Ibid., 2009).
Je défends alors volontiers l’idée selon laquelle des espaces de participation aussi
dissymétriques, ségrégés et saturés que les CLDI ne peuvent continuer à mobiliser
des citoyens ordinaires et, ainsi, à justifier leur existence, qu’en parvenant à
aménager des «!états de virtualité!» (Deleuze, 2007) et d’ «!ambiguïté
interactionnelle!» (Tavory, 2009), en produisant continûment la suspension des
interactions entre sollicitants et sollicités. L’!«!interaction en suspens!» est ici l’effet
perlocutoire d’une sorte de promesse, le résultat d’opérations discursives flattant
l’omnicompétence potentielle du citoyen ordinaire et insistant sur des enjeux
d’apprentissage et de capacitation. Parce que le participant citoyen est toujours en
train d’apprendre, parce que sa compétence est toujours inchoative, engager une
forme d’actualisation de la capacité revient à rompre le charme qui suffit à le lier à ses
partenaires. Préférablement, il s’accorde tacitement avec eux sur le fait que ce qui
n’est «!pas encore!», prochainement, «!sera présent!» (Duval, 1990)75 ; que demain,
plutôt qu’aujourd’hui, est un moment plus approprié pour passer à l’acte –à
l’actualisation de la capacité– et obtenir reconnaissance. Ainsi, si l’ambiguïté est
entretenue, c’est toujours dans une orientation vers les potentialités d’un à-venir à
portée de la main, même si jamais actuel (Tavory, 2009).
75
«!La notion d’avenir s’explicite ordinairement selon deux déterminations complémentaires!: la
référence à un devenir réel et celle à la non production actuelle de ce devenir. L’avenir est ce qui ‘sera
présent’ et qui n’est ‘pas encore’ [...]. Ou bien on veut garder à l’avenir la fécondité d’une ‘infinité de
possibles’ et la tension propre au fait de ‘soutenir la possibilité comme possibilité’, sans laquelle le
présent perdrait tout force de création et tout liberté de réponse, le ‘pas encore’ se trouve alors privilégié
au détriment du ‘sera présent’. Ou bien on considère le passage du temps et la sélection inéluctable que
son écoulement impose, il est alors impossible d’échapper à la prédétermination du futur!: le ‘pas
encore’ perd toute sa signification et le ‘sera présent’ devient primordial. La notion d’avenir semble ainsi
devoir osciller entre ces deux déterminations!». (Duval, 1990, p.183).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
395
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.3.2.3. Contrainte de temps
Nous en sommes donc progressivement arrivés à évoquer le rapport au temps, et à la
temporalité particulière du projet, dans la difficile élaboration d’un rôle propre de
«!délégué des habitants!»!; la projection des acteurs dans un futur plein de promesses
permettant de virtualiser les capacités et de suspendre l’interaction en cours. Je
tâcherai d’être bref dans cette section, afin d’éviter des redondances avec ce qui a pu
être dit de la contrainte de temps dans l’étude des actes de référenciation et des
tentatives d’importation d’objets (5.2.2.5.). Nous y avions vu qu’un objet, une
proposition ou une idée avancée par les participants citoyens pouvait tomber au
mauvais moment dans la discussion, dans la réunion ou dans le processus de projet,
soit parce qu’elle survenait trop tôt, soit parce qu’elle survenait trop tard. Il en va de
même pour la production d’un rôle actif de citoyen, quand, ce qu’il s’agit d’updater,
ce n’est pas seulement la base référentielle de la concertation (dimension des
«!quoi!»), mais la trame des relations de rôles en elle-même (dimension des «!qui!»).
En étudiant la rhétorique de la capacitation, nous avons déjà eu un aperçu de ce en
quoi peut consister un mauvais-moment-parce-que-trop-tôt pour une tentative de mise à
jour du jeu de rôles!: les citoyens, placés dans un parcours d’apprentissage, détenteurs
de capacités en train de se faire (in the making), peinent à actualiser leur contribution
et se trouvent plutôt renvoyés à l’image d’un futur prometteur, fait de discussions
plus riches et de relations plus symétriques.
Ici, comme pour les tentatives de référenciation, un argument de refus de type
mauvais-moment-parce-que-trop-tôt laissera vite place, imperceptiblement à un argument
de refus de type mauvais-moment-parce-que-trop-tard. Ces prétentions à la
reconnaissance d’une compétence et d’une place de «!citoyen ordinaire!», de
prématurées, se posent soudainement comme trop tardives. Envisageons simplement
deux cas de figure.
a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles.
J’ai précédemment amorcé la critique d’une rhétorique de la capacitation en
montrant qu’elle concourrait à la suspension des interactions du présent et à
l’annulation d’engagements «!actualisants!» pour les participants citoyens. Il faudrait
ajouter au dossier de cette critique le fait que, sur la ligne du temps du processus de
concertation, une telle dynamique d’accroissement des potentiels à participer se
trouve contrariée par une autre dynamique propre à la logique de projet, celle d’un
progressif rétrécissement des possibles. Plus on avance dans le processus, plus le
participant citoyen développe une connaissance des projets et des langages de la
concertation, et moins il est possible d’intégrer ces capacités sous la forme de
souhaits, d’idées, de propositions, dans l’élaboration, déjà finissante, du programme
de revitalisation urbaine. Plus ces capacités arrivent à un stade de développement
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
396
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
intéressant, moins elles sont recherchées par les élus et les «!auteurs de projet!» du
bureau d’études, trop occupés à «!avancer!» dans la rédaction le dossier de base
(Berger, 2009).
Cet argument, croisant la question des apprentissages et celle de la temporalité de
projet, nous aide à mieux comprendre le fait que, dans le Contrat de quartier Callas
qui constitue notre cas central, les participants citoyens ont pu être, dans un premier
temps, de piètres contributeurs et, dans un second temps, d’excellents «!gêneurs!»
(Callon et al., 2001). D’une compétence virtuelle, motivée par l’espoir et orientée
vers ses actualisations futures, ils sont passés à une compétence plus sophistiquée et
plus avérée, mais regardant à présent avec amertume vers un passé fait de dénis de
reconnaissance (Sanchez-Mazas, 2004). Leur «!capacité de commencer!», virtuelle et
suspendue, s’est transformé en une plus actuelle «!disposition à répondre!» (Genard,
1999). Ces considérations sur la «!critique ordinaire!» que les participants citoyens du
Contrat de quartier Callas sont parvenus à tirer d’un engagement assidu et frustré
seront développées dans le chapitre 6 de ce travail.
b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!»
J’ai précisé plus haut la possibilité qu’à travers sa capacitation ou en tout cas la
manifestation en public de capacités particulières (techniques, intellectuelles,
oratoires...), un participant s’éloigne progressivement, aux yeux de ses partenaires, de
la figure du «!citoyen ordinaire!» que les personnes en charge de la participation sont
disposées à recevoir et à entendre. Il existe une autre façon, pour le citoyen,
d’approcher le problème de ne plus cadrer suffisamment ou de ne plus cadrer du tout
avec cette figure régulatrice du «!citoyen ordinaire!». Ce problème élémentaire
–d’emblée posé par l’entrée du participant dans l’espace de coprésence et de visibilité
mutuelle de la réunion (Goffman, 1966) mais renforcé par une participation régulière
au processus de concertation– consiste tout simplement, pour le participant, à être soimême, à laisser émerger, puis à entretenir, plus ou moins malgré lui, un self.
Bien sûr, la question du «!soi!» et de sa présentation fait enjeu pour l’ensemble des
partenaires de la concertation, mais elle se pose d’une manière toute particulière dans
le cas du participant citoyen. Quand pour le bourgmestre de la Commune ou
l’expert-en-chef, par exemple, le soi peut s’intégrer avec bonheur au rôle, le
compléter, il n’en va pas de même pour le participant citoyen, pour lequel, répétonsle, aucun registre de représentation, aucun rôle institutionnel n’a été clairement
prévu. Pour celui-ci, le «!soi!» ne vient pas se fondre dans la performance heureuse
d’un rôle de représentation, mais, au contraire, se détache, apparaît avec saillance
suite à l’expérimentation malheureuse de rôles de représentation impropres. Le
«!soi!» apparent constitue pour lui le solde d’une performance ratée, et vient le
marquer, tel un stigmate (Goffman, 1963). Aux yeux des partenaires de l’interaction,
le participant a échoué à tenir son rôle de «!citoyen ordinaire!» précisément en raison
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
397
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
d’un excès de soi!: ce participant est décidément trop comme ceci, ou trop comme cela.
«!Monsieur tout le monde!», en sortant de son mutisme, en quittant une audience
sans visage pour se faire énonciateur, et en s’essayant à l’un ou l’autre des rôles
instables qui lui sont suggérés, se fait connaître, à ses dépens, comme «!monsieur
untel!»!: ce monsieur qui ne s’intéresse qu’aux crottes de chien dans sa rue, cette dame
qui se prend pour une urbaniste, ce monsieur qui joue toujours à l’intellectuel, cette
artiste constamment à côté de la plaque, cet habitant d’origine magrébine qui cherche
tant à se distinguer des membres de «!sa!» communauté, cette représentante de comité
de quartier qui ne cesse de dire «!nous les habitants!», etc.
Le processus de concertation autour de l’élaboration du programme de revitalisation
urbaine, en se déployant sur une dizaine de mois et autant de réunions, s’empli d’une
sorte d’interconnaissance contraignante, discréditant toujours un peu plus, d’une
réunion à l’autre, des individus censés parler en «!citoyens ordinaires!». Sur ce plan,
l’écoulement du temps joue bien en la défaveur de ces participants de plus en plus
connus pour ce qu’ils «!sont!», et de moins en moins reconnus pour le rôle qu’ils se
sont engagés à endosser. Parallèlement à des tentatives plus ou moins malheureuses
d’occuper un rôle de représentation, s’affirme et se creuse un style personnel, comme
«!permanence d’une marque dans l’expression!» (Goffman, 1991, p.282). Ainsi, si les
citoyens de ces assemblées éprouvent toutes les peines du monde à asseoir un rôle
valable, leur «!personne!», elle, se stabilisera sans difficulté, et à leurs dépens!; leur
performance publique trouvant son principe d’intégration là où ils ne l’attendaient
pas. On citera ici un passage de Stigma (Goffman, 1963, p.74)!:
La notion d’identité personnelle est liée à l’hypothèse que chaque individu se
laisse différencier de tous les autres et que, autour de ces éléments de
différenciation, c’est un enregistrement unique et ininterrompu de faits
sociaux, qui vient s’attacher, s’entortiller comme de la “barbe à papa”,
comme une substance poisseuse à laquelle se collent sans cesse de nouveaux
détails biographiques.
Si l’on n’est pas obligé de faire sienne la métaphore goffmanienne plutôt glauque du
«!soi!» comme «!substance poisseuse!» dans le cadre d’une théorie générale de
l’identité personnelle, l’image ne «!colle!» pas moins merveilleusement au contexte
interactionnel d’espaces publics obnubilés par l’ordinarité et particulièrement peu
disposés à accueillir de «!vraies personnes!».
5.3.3. Des rôles par bribes
Voilà donc ce que nous pouvions dire de ce second problème de représentation qui se
pose au participant citoyen embarqué dans le processus de concertation au titre de
délégué des habitants. Nous avons pris en considération différents obstacles posés à
l’édification et à l’intégration d’un tel rôle de citoyen représentant –nous aurions pu
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
398
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
en envisager d’autres encore76. La notion d’!«!intégration!» a ici toute son importance,
en ce qu’elle nous indique précisément ce que ces participants ne parviennent pas à
réaliser en assemblée!: impossibilité d’intégrer (au sens de faire tenir ensemble) les
agences de «!tiers absents!» dans des situations d’énonciation en public (5.3.2.1.)!;
impossibilité d’intégrer (au sens de se placer dans) un espace de rôles dissymétrique,
ségrégé, saturé (5.3.2.2.)!; impossibilité d’intégrer (au sens de fusionner) le «!soi!» qui
se présente et qui s’affirme au fil des réunions, et la figure régulatrice du «!citoyen
ordinaire!» qu’il s’agit d’incarner (5.3.2.2.).
S’il est vrai que chacun des participants dans l’assemblée ne dispose que de «!bouts de
rôles!» avec lesquels il doit être «!capable de se tirer plus ou moins bien d’affaire!»
(Goffman, 1973, p.74), les «!bouts!» dont disposent les uns et les autres ne sont
décidément pas de même nature. Les différents participants ne sont pas égaux devant
l’épreuve du bricolage de leur rôle. Pour poursuivre cette métaphore, on pourrait dire
que dans un cas, pour les participants élus et experts, les «!bouts!» sont des blocs
assemblés en toute liberté les uns aux autres, selon un formule connue, habituelle,
régulière, jusqu’à former un «!jeu de représentation!» complet77!; dans un autre, celui
des participants citoyens et des profanes, il manque de nombreuses pièces au «!jeu de
représentation!». Deux options s’offrent à ce second type de joueur.
La première option consiste à jouer le «!jeu de représentation!» coûte que coûte, en
forçant une forme d’intégration, en insistant pour faire correspondre des morceaux
incompatibles et les faire tenir ensemble en un édifice branlant et indéfinissable, en
un truc78 dont les personnes en charge ne savent que faire. Nous nous intéressons de
plus près à ces intégrations malheureuses dans le point suivant (5.4.).
La seconde option qui s’offre au joueur consiste, à partir des miettes dont il dispose, à
suivre d’autres règles et à se lancer dans un jeu d’un type nouveau. Cet autre jeu, à la
fois moins sophistiqué et plus performant pour lui qu’un «!jeu de représentation!», lui
demandera toutefois d’accepter de «!vivre dans un univers de bribes!» (Joseph, 2007,
p.453) et de s’apprêter à faire sens d’une «!poussière de faits!» (Merleau Ponty, 1945,
p.19). Ces repositionnements échappant à une logique de représentation feront l’objet
du chapitre 6 dans son ensemble.
76
Ainsi, par souci d’économie dans ce chapitre déjà fort long, et par crainte de redondance avec ce qui
avait été dit précédemment concernant les actes de référenciation (5.2.2.4.), nous n’avons pas développé
d’analyses concernant la «!contrainte de localisation!». Remarquons simplement que celle-ci joue bien
sûr son «!rôle!» dans la quête d’une place acceptable pour le participant citoyen, qui doit toujours
engager une compréhension de la scène institutionnelle, plus ou moins officielle, sur laquelle il engage
son énonciation. Ainsi, les «!groupes de travail!» plus informels, moins dissymétriques, moins ségrégés,
moins saturés laisserons davantage d’espace à l’intégration d’un rôle propre que des scènes du type
CLDI.
77
Cfr. chapitre 4.
78
Je fais ici allusion au propos d’un membre de l’équipe de projet du Contrat de quartier Callas,
commentant le projet de liaison verte dessiné et mis en plan par une habitante du quartier!: «!Son ‘projet’,
j’ai cru que c’était un blague... Ecoute, c’est même pas du niveau première année d’archi son truc!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
399
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule
«!Il nous faut donner une forme à nos excellentes
informations.!»
John L. Austin, Ecrits philosophiques, 1994, p.157.
Faisons donc varier une dernière fois notre angle d’approche sur le problème de la
représentation, qui se pose décidément de manière insistante au «!citoyen
représentant!» lorsqu’il engage la parole en assemblée. La représentation est ici
abordée plus directement comme un mode spécifique de composition et
d’effectuation de la parole en public!; nous nous intéressons à l’aspect, à la texture, à
la forme, au «!comment!» de la parole du participant citoyen quand celle-ci se prête
au «!jeu de langage!» (Wittgenstein, 2004) de la représentation.
5.4.1. Jeu de langage et correction formelle
Bien entendu, nous avons déjà vu poindre ce problème de la correction formelle, ça et
là, au fil des extraits examinés dans ce cinquième chapitre. J’en profite pour rappeler
que les distinctions entre les dimensions institutionnelles du «!quoi!», du «!qui!» et du
«!comment!» que j’ai opérées dans ce chapitre ne sont aucunement ontologiques!;
elles trouvent, simplement une justification analytique dans le dispositif
d’ethnographie pragmatique et combinatoire dont j’ai essayé de me doter. En
reconnaissant une intrication, un continuisme entre ces différentes dimensions, et
afin de limiter les redondances, ce dernier point viendra simplement ponctuer les
précédents et conclure le chapitre. En d’autres mots, je proposerai ici des analyses
moins longues et détaillées.
Pourquoi cette dimension du «!comment!» est-elle abordée en fin de parcours!?
«!Reposerait!»-elle sur les dimensions du «!quoi!» et du «!qui!», davantage que celles-ci
ne «!reposent!» sur elle!? Je n’en suis pas sûr. Les philosophes du langage, les
phénoménologues et les socio-linguistes diraient, je pense, que non. Moi-même,
avant de m’employer au montage d’un dispositif d’analyse, lorsque, au cœur de ces
réunions, j’entendais ces voix et je voyais ces conduites en tant que participant d’un
certain type, n’étais-je pas, d’abord et avant tout, sensible aux façons, à la «!parole
malheureuse!» (Bouveresse, 1971) et à sa manière d’écorcher les oreilles!? N’en allaitil finalement pas de même pour l’ensemble des participants présents!? Idéalement, il
ne faudrait pas prendre la séquence structurant ce chapitre trop «!au pied de la
lettre!», et ne pas voir dans ce problème de la correction formelle une «!troisième!» et
«!dernière!» source de difficulté venant, en quelque sorte, couronner le tout. Il ne
faudrait pas voir dans la formulation une simple étape finale de codage d’enjeux et de
rôles déjà connus. Les problèmes de la détermination pratique des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
400
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
quoi/qui/comment se posant simultanément à l’énonciateur plutôt que
séquentiellement, la façon de parler a une fonction «!opérante!» (Merleau-Ponty, 1945)
plutôt que simplement codifiante à l’égard des deux autres dimensions qui nous ont
intéressés précédemment. Les enjeux et les rôles d’une discussion sont tout entiers
pétris de choix linguistiques ou expressifs!: le rôle émerge avec –et n’existe pas sans–
la production, dans l’interaction, d’un certain style conventionnel, et l’enjeu ne se
compose qu’à travers le discours qu’on tient sur lui.
fig. 29 – La dimension du «!jeu de langage!» en relation aux autres
dimensions du «!cadre primaire!» d’une activité.
EN-JEU
DOMAINES
= Quoi!?
JEU DE ROLES
= Qui!?
CADRE
DISCOURS
STYLES
JEU DE
LANGAGE
= Comment!?
Cette dimension contextuelle des façons de faire est en elle-même un univers de plein
droit!; le «!medium!» est «!milieu!», il «!fait contexte!» d’une manière aussi importante
et fondamentale que les répertoires d’enjeux et les jeux de rôles. Aussi, une stratégie
de rédaction alternative, plaçant la question de la façon à son commencement, aurait
été certainement tout aussi valable. Toute proportion gardée, j’ai rencontré ici un
problème évoqué par un Goffman embarrassé, dans l’introduction au dédalesque
Frame Analysis!(1991, p.19-20):
L’écrivain se plaint souvent de ce qu’une présentation linéaire fasse violence à
un processus qui, en fait, est circulaire et demanderait en toute logique que les
termes soient introduits simultanément (...). Le procédé n’est pas sans évoquer
d’horribles rengaines, comme si l’analyse de cadre nous obligeait sans cesse à
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
401
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
rappeler toutes les parties du corps de l’alouette, gentille alouette, qu’on est en
train de plumer.
Toujours est-il que, dans le cas de certains épisodes d’infortune, le problème le plus
criant, pour le «!citoyen représentant!», se pose moins en termes de pertinence topique
ou de justesse participationnelle qu’en termes de correction formelle. Y apparaît comme
particulièrement saillant le fait que l’énonciateur ne s’est pas placé dans le bon jeu de
langage, ou n’est pas parvenu à en suivre les règles.
5.4.2. Parler la bonne langue
En amont de la question de la représentation, une participation active à la
concertation se voit d’emblée conditionnée par la pratique courante d’une langue,
tout court!; et de la bonne langue, au sein de laquelle seront sélectionnés le bon jeu de
langage et la bonne formule de représentation.
Si une ville comme Bruxelles compte deux langues «!officielles en théorie!», le
français se pose, dans les CLDI que j’ai pu observer, comme la seule langue
«!officielle en pratique!». Quand je dis «!officielle en pratique!», je renvoie à l’idée que
toute activité de concertation se trouve cadrée, au-delà de réglementations écrites, par
une grammaire d’usage, non écrite, mais bien «!officielle!» à sa manière,
puisqu’indiquée par les conduites régulières de personnes en charge, d’officiers
(officials). Parmi les évidences que produit le ballet des opérations de cadrage
orchestré par les élus et les experts lors la première heure d’une réunion CLDI79, il y a
d’abord le fait qu’on y parle le français. Les brèves et maladroites salutations en
néerlandais proposées à l’occasion par un élu en début de séance, sur le ton du jeu,
avant qu’il ne poursuive en français pour de bon, ne font finalement que confirmer ce
fait.
EXTRAIT N°86 – C.d.Q. Callas, Commune A – décembre 2004
[Début de la réunion]
AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme) :
[Sur un ton enjoué!:] Goeden avond dames en heren... Als gewoonlijk, iedereen kan
spreken zijn eigen taal... Ok!?
[Sur un ton plus sérieux!:] Donc, bonsoir à tout le monde. En l’absence du Président et
de la Vice-Présidente, je m’improvise donc Président de cette séance...
Précisons ici que cette retranscription est issue de mes notes personnelles. Sur le
transcript officiel, la secrétaire a simplement indiqué [Début en néerlandais]!. Dans ces
conditions, des énonciations en langue néerlandaise sont condamnées à faire irruption
et à semer un certain trouble dans la réunion. Dans les Contrats de quartier de la
79
Cfr. chapitre 4.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
402
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
commune B que j’ai étudiés, les personnes de langue néerlandaise, plus nombreuses
que dans le quartier Callas de la commune A, s’exprimaient généralement en
français. Toute question, remarque, interpellation en néerlandais créait une situation
gênante dans laquelle, tantôt le coordinateur général du Contrat de quartier, tantôt
les urbanistes du bureau d’études étaient tenus de répondre en néerlandais, d’une
manière quelque peu malhabile, embarrassée, imprécise, et, surtout, très brève. Ces
réponses péremptoires en mauvais néerlandais venaient sanctionner de manière
diffuse (R. Ogien, 1990) l’irruption du néerlandais, sa façon d’interrompre le fil
continûment francophone des conversations, et donc de bousculer l’évidence du
français comme langue commune de la concertation. Ces questions nous sont, bien
sûr, douloureusement familières, et il y aurait matière à développer, sur base de
l’observation de tels processus de concertation, une étude plus fine de la difficile
cohabitation de ces langues, et de son impact sur la coordination d’une réunion.
5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme.
Si ces questions regardant la langue peuvent s’avérer passionnantes, il me faut ici les
laisser de côté et aller à l’essentiel en me tournant plus précisément vers le «!jeu de
langage!» activé par la «!forme de vie!» de la concertation urbaine!en CLDI. Ce jeu de
langage développe ses règles à suivre et place l’énonciateur devant certains problèmes
spécifiques. Que se passe-t-il de particulier, au niveau propre de la formulation, pour
que des engagements profanes échouent à représenter!? Qu’est-ce qui manque à ces
engagements de parole, ou pour reprendre une image suggérée plus haut, quelles
«!pièces!» font défaut au «!jeu de représentation!» dans lequel se lance le participant
citoyen!?
La réponse à ces questions est à chercher, je pense, dans ce que Laurent Thévenot a
appelé les «!investissements de forme!» (1986), et qu’en sortant de la sphère
économique dans laquelle il menait ses recherches on pourrait tout autant
appeler!«!engagements de forme!». Ainsi, se prêter au jeu de la représentation en
public semble demander de miser sur des opérations et des équipements permettant
la production d’une formule expressive stable, générale, intégrée, répétable, qui, «!en
réduisant l’espace de possibles!», est elle-même la condition d’une «!relation stable,
pour une certaine durée!» (ibid., 1986) avec les partenaires de la concertation. Ainsi,
n’importe quelle conduite en public ne relève pas de la représentation. Entrer en
représentation demande un certain engagement vis-à-vis de la forme, et n’est le fait que d’acteurs
ayant l’intention, le loisir et la capacité de façonner leur conduite (to craft a behavior80) de
manière à lui conférer stabilité et généralité!; le rendement escompté d’un tel investissement de
forme consistant bien à «!poser!» l’énonciation et à «!asseoir!» l’énonciateur.
80
Cette notion de crafted behaviors est reprise à Jack Katz qui en fait un usage extensif dans un texte sur
les stratégies de description de l’ethnographe (2009)
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
403
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
La prise en compte des investissements de forme consentis par les «!personnes en
charge!» dans notre chapitre 4 (qu’on pense par exemple au minutieux travail de
traduction mené «!en laboratoire!» par les membres du bureau d’études) nous permet
de mieux comprendre la possibilité, pour celles-ci, de figurer en CLDI comme autant
d’acteurs en représentation, « des êtres connus et reconnus qui s’imposent comme
imposant officiellement, c’est-a-dire à la face de tous et au nom de tous, le consensus
sur le sens du monde social » (Bourdieu, 1982, p.110). L’effet de représentation que
Bourdieu attribue simplement au privilège d’ «!un pouvoir quasi-magique!» renvoie
donc autant, chez nous, à une charge et à un travail vis-à-vis de la forme. Le
façonnage de formules expressives stables, continues, intégrées (le mot d’introduction
du président de séance, le rituel des consignes pratiques, l’analyse urbanistique
appuyée sur une projection powerpoint) est la condition même d’une production de
l’ordre et de l’évidence. Il suffit ici de se rappeler comment, pour les experts, le fait de
devoir se prononcer sur les avancées concrètes des projets, de s’avancer sur le terrain
du particulier et du contingent (4.2.2.3.), les promettait, à terme, à que Goffman a
appelé la «!rupture de représentation!» (misrepresentation).
Si les performances en public de spécialistes et leur vulnérabilité à certaines «!fausses
notes!» qui les font vaciller et parfois choir de leur piédestal ont été étudiées par le
passé, le processus inverse est moins connu!; je veux parler des entraves qui limitent
les «!engagements de forme!» de non spécialistes quand ceux-ci visent à gagner en
stabilité, en assurance et, par là même, à se grandir.
Ainsi, nous avons vu qu’à Callas, le travail de coordination mené par des habitants et
des associations dans des groupes de travail, et par lequel ceux-ci cherchaient à
dépasser leurs points de vue particuliers en vue d’intégrer et de stabiliser un regard ou
un discours sur le quartier se voyait annulé, sur les scènes officielles du Contrat de
quartier, par des procédures de démembrement du discours, d’isolement et
d’affadissement de leurs objets de préoccupation (5.2.3.1.). Nous avons observé
combien, dans des situations publiques d’une grande complexité, il était toujours
problématique pour ces participants citoyens de faire usage de pronoms personnels
pluriels («!nous!», «!ils!»), d’introduire des formes d’agence intermédiaires, entre
l’intérêt le plus particulier et l’intérêt le plus général (5.3.2.1.). Nous avons vu
comment ces citoyens initialement gratifiés d’omnicompétence peinaient ensuite à
actualiser une compétence reconnue et à s’ouvrir ainsi une place «!stable!» autour de
la table!; que quand ils parvenaient à «!se poser!» comme acteurs, à travers une
certaine «!continuité de ressources sémiotiques!», et donc à travers un style, c’était
plutôt à leur dépens, en tant que personnages singuliers –«!monsieur untel!» ou
«!madame unetelle!»!(5.3.2.2.).
Dans les réunions auxquelles j’ai pu assister, ces «!engagements de forme!» des
citoyens, leurs formules visant à «!substituer à des entités nombreuses et difficilement
manipulables un ensemble d'intermédiaires, moins nombreux, plus homogènes!»
(Gardella, 2006) se sont avérées le plus souvent inappropriées. Ces échecs peuvent
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
404
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
bien sûr être approchés à travers une interprétation favorisant la question des «!quoi!»
ou celle des «!qui!», mais il semble qu’une étude s’attachant plus strictement à faire
ressortir leur incorrection formelle reste à mener. Qu’est-ce qui cloche au niveau propre
de ces formules de représentation!?
Je présenterai ici de brèves analyses en recourant notamment aux catégories de la
pragmatique linguistique d’Austin (1962). Celui-ci, dans l’étude des actes de langage
et de leurs fiascos (misfires), a distingué une première classe d’erreurs, qu’il appelle
«!appels indus!» (misinvocations) et qui, dans notre modèle, procèdent plutôt de
problèmes d’appréciation portant sur les plans contextuels des «!quoi!» et des «qui!»,
d’une seconde classe d’erreurs, purement formelles, celles-là, les «exécutions ratées!»
(misexecutions). Parmi ces exécutions ratées, Austin introduit deux sous-classes!:
«!accros!» (hitches) et «!défectuosités!» (flaws)81. Dans le premier cas, la procédure
discursive n’est pas menée à bout, ou manque de former un tout, en raison d’une
série d’accros dans l’exécution!; dans le second, la procédure est menée entièrement
mais s’avère, en elle-même, défectueuse.
5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation
Dans l’étude des pratiques de représentation proposées par les élus et les spécialistes
en début de séance, j’avais souligné des enjeux d’intégration, d’ininterruption et de
totalité. C’est ainsi par exemple que l’analyse produite publiquement par les experts
(i) intègre, par réduction, une série d’éléments hétérogènes à partir de catégories
nouvelles , d’«!axes!», de «!nœuds!»...!; (ii) s’appuie sur une série de «!slides!» qui,
comme leur nom ne manque pas de l’indiquer, sont conçus pour glisser
gracieusement, pour défiler de manière ininterrompue!; (iii) propose un tout unitaire,
un macro-turn ou une micro-conférence s’incrustant dans le flux des tours de parole,
et pour lequel sont ouverts un espace et un temps propres. Ici, il faut introduire l’idée
que de tels enjeux d’intégration, d’ininterruption et de totalité se posent, d’une
manière moins «!pure!», pour tout engagement de parole entrant en représentation. Un
travail de «!réduction des possibles!» et de recours à des «!intermédiaires!» est requis!
(Thévenot, 1986)!; le tour de parole ordinaire, même s’il s’avère bien plus court que
la micro-conférence, est tenu de composer un «!tout!», un petit système!; enfin, à
l’intérieur de ce «!tout!», et pour qu’il fasse un «!tout!», les mots doivent couler, défiler
avec fluidité. Jack Katz, en s’appuyant sur Polanyi, a joliment rappelé la fonction, à
la fois nécessaire et presque surréelle, remplie par un tel «!défilement!» dans la
production de la parole (Katz, 1999, p.41-42)!:
Comme Michael Polanyi le remarquait [...], quand on écrit à la main, il n’est
pas possible de maintenir un cours de pensée si l’on se concentre sur la mise en
81
La typologie des échecs performatifs est présentée sous la forme d’un graphe arborescent dans
l’ouvrage (Austin, 1962, p.18).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
405
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
forme de chacun des caractères sur la page!; on est obligé d’écrire par défilé de
lettres et de mots. Autrement dit, en vue d’écrire, on doit se défaire d’une
attention consciente à soi-même, et s’engager dans une sorte de dessin (ou de
jeu de pianotage lorsqu’on dactylographie). Polanyi remarquait que lorsqu’en
se déplaçant sur un papier glacé, le stylo de l’écrivain glisse, l’expérience du
glissement se fait à la pointe du stylo. L’écrivain habite le stylo. De la même
manière, en vue de parler avec un sens ininterrompu de cohérence naturelle,
on est obligé de sortir de l’auto-conscience en s’engageant dans une sorte de
chant qui permet de maintenir une continuité de son, appréciée sans être
remarquée (heard but unnoticed), et qui offre un véhicule à l’énonciation des
mots individuels. S’il y a quelque chose de surréaliste dans l’image d’un
écrivain qui habite la pointe de son stylo, nous devons reconnaître la nécessité
pratique du surréalismeii.
Goffman lui-même s’est penché sur cette question du défilement, tout en l’inscrivant,
ce qui nous intéresse particulièrement ici, dans le contexte de formats bien moins
confortables que ceux de l’exposé. Il a ainsi montré, à l’occasion de sa dernière
enquête, Radio Talk (1981b), que les annonceurs-radio, en étant soumis à des
contraintes de temps infiniment plus sévères que celles dont doivent tenir compte nos
présentateurs de powerpoint, n’en doivent pas moins entrer en représentation en
produisant, par le caractère ininterrompu, fluide et fini de leur annonce, un «!effet de
ruban!» (p.262). Cette «!plage!» (frame space – ibid., 1981b) qui s’est ici
considérablement rétrécie autour du performer et qui vient enserrer sa performance,
n’est pas censée, pour autant, faire disparaître l’effet de représentation recherché.
Les participants citoyens, à l’instar de ces annonceurs-radio, disposent lors de leurs
énonciations d’une courte plage d’expression!; jeu de représentation miniature à
l’intérieur duquel ils doivent s’engager vis-à-vis de la forme et placer quelques
«!coups!» (Goffman, 1981c). Davantage peut-être que pour les experts qui, par la
convention protégeant la micro-conférence dans laquelle ils s’engagent, évoluent
dans un espace de cadrage plus souple, il s’agit pour les «!citoyens représentant!»
d’amener leur procédure discursive à destination sans accroc. L’!«!accroc!» est ainsi
dans la doctrine austinienne l’échec qui survient lorsque la procédure n’est pas
«!exécutée intégralement!» (Austin, 1962, p.15). Qu’est-ce qui peut venir accrocher et
défaire ces formules que déploient les participants citoyens lorsqu’ils entrent en
représentation!? On distinguera simplement deux cas!: premièrement, celui dans
lequel le «!ruban!» de parole est coupé par un interlocuteur!; deuxièmement, un
ensemble d’épisodes dans lesquels les énonciateurs citoyens, dans le cheminement de
leur formulation, se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis ou se perdent en cours
de route.
Pour illustrer le premier cas, celui de la coupure, rappelons simplement cet extrait,
rencontré il y a peu!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
406
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
EXTRAIT N°87 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005
UN HABITANT (nouvellement arrivé dans le processus)!:
[Sur le ton assuré du connaisseur!:] On est vraiment ici dans un cas de figure de votation
à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et on sait très bien que dans des
referendums, il faut définir un périmètre.... Je pense...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[coupant le tour de parole précédent!:]
OK mais...
LE MEME HABITANT:
[Reprend, sur le même ton assuré!:] Mais, donc, dans un referendum, il faut bien réfléchir
à la question qui est posée. Parce que si on demande à n’importe quel habitant : « Estce que vous voulez un parc et un ascenseur », tout le monde va dire « oui ». Je vous
parie un million de dollars qu’il y a 90% de gens qui disent « oui »...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[coupant le tour de parole précédent!:]
OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le
définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on
confie cette enquête [...]
Nous avons précédemment abordé cet extrait dans un univers des «!qui!», sous
l’angle du «!jeu de rôles!» et de la distribution des places qui le contraignent. Posait
problème le fait qu’un illustre inconnu s’engage à dicter une ligne de conduite et une
procédure d’enquête à la place et en l’absence des experts du bureau d’études. Mais
lorsque nous réglons autrement la lunette d’analyse et interrogeons à présent un
niveau plus purement formel, une autre interprétation naît. La double interruption
par Bridel manifeste maintenant, sous cette nouvelle description, une «!hantise!»
(Stavo-Debauge, 2009) qui concernerait plus directement les «!façons de parler!» et
les «!engagements de forme!». Une nouvelle citation de Goffman, ici volontiers
wittgensteinien, nous permet d’affiner l’interprétation de cette séquence d’accrochage
(Goffman, 1991, p.302)!:
S’il est vrai [...] que comprendre un énoncé c’est comprendre un langage, alors il
faudrait dire que prononcer une phrase, c’est impliquer tout un langage et tenter
implicitement d’en importer l’usage.
Ainsi, l’habitant, en se lançant de la manière dont il le fait, en préfaçant son
intervention de la manière dont il le fait, fournit une prémisse à partir de laquelle
Charlotte Bridel sent venir l’engagement de forme. Il est temps pour elle d’intervenir
lorsque, embarqué par ce ton assuré du connaisseur («!On est vraiment ici dans un cas de
figure...!») et l’introduction de catégories spécialisées («!... de votation à la suisse et à la
hollandaise!»), c’est tout un «!langage!» qui risque et qui promet de s’engouffrer. Et,
présence d’experts ou pas, il est certain que le Contrat de quartier ne pourrait
s’accommoder du jeu de langage d’une théorie des procédures de référendum!!
L’énonciation est stoppée au stade de simples signes avant-coureurs, avant qu’elle
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
407
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
n’ait eu l’occasion de dérouler intégralement sa formule de représentation.
Un deuxième type d’!«!accroc!» serait plutôt à mettre à l’actif de l’énonciateur
citoyen/profane lui-même!: celui-ci ne parvient pas à produire la formule intégrale, il
commet des «!erreurs de parcours!», «!se prend les pieds dans le tapis!», «!tombe sur
un os!», «!s’emmêle les pinceaux!» ou, carrément, «!se perd en chemin!». De toutes les
formes d’auto-sabotage possibles et imaginables, je n’en illustrerai que deux,
dégagées par Goffman, les «!os!» (boners) et les «!brouillages!» (influencies).
L’énonciateur tombe sur un « os!» lorsqu’il engage dans sa formulation un mot ou
un groupe de mots (concepts, catégories, expressions, proverbes...) qu’il ne maîtrise
pas ou, pour ainsi dire, qu’il ne possède pas (to own one’s discourse)!82; situation
d’autant plus gênante que ce mot ou ce groupe de mots constitue un «!intermédiaire!»
crucial dans sa tactique d’engagement de forme.
EXTRAIT N°88 – C.d.Q. Collège, Commune C
UNE HABITANTE!:
Quand je vois que mes enfants ne peuvent pas utiliser ce parc qui est à deux minutes
de chez moi...
ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!:
Ce n'est pas un parc. Techniquement, c'est un espace de jeu...
EXTRAIT N°89 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B
UN HABITANT!:
On pourrait faire passer cette opération en volet 2 peut-être...
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général):
Non on ne peut pas dans ce cas-ci.
L’HABITANT!:
Ah oui!? Parce que je pensais que le volet 2....
FRANÇOIS CLAESSENS!:
Non, ça n’a rien à voir.
EXTRAIT N°90 – C.d.Q. Lemont, Commune B – février 2005
FRANÇOIS CLAESSENS (coordinateur général):
Le budget n’est pas extensible vous savez!; et puis la portion qui est apportée par le
S.P.F.M.T...
UN HABITANT!:
Oui mais justement, à ce propos, le SPFF..., le SPMF... euh, le comment encore!?!
[éclats de rire]
82
Ces problèmes ne manquent pas bien sûr pas de se poser dans le champ académique et dans les
discours sociologiques, particulièrement chez les jeunes chercheurs qui tendent à «!parler entre
guillemets!», à poser au fil d’un développement une série d’!«!intermédiaires!» qu’ils ne possèdent pas, et
qui menacent de compromettre l’engagement de forme d’ensemble. Le présent travail ne fait, j’imagine,
pas exception.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
408
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Comme nous le voyons, le fait de «!tomber sur un os!» peut être signalé au travers
d’un tour suivant, par une personne en charge qui, éventuellement, vient couper la
personne du citoyen dans son développement. Cependant, est surtout central ici
l’!«!os!» rencontré!; la coupure ayant pour résultat de le faire connaître, de le rendre
visible. La découverte d’un «!os!» par l’assemblée a un effet ambivalent sur la
conversation et la position de l’énonciateur. D’un côté, celui-ci ne parvient pas à
mener sa procédure à bout et son entrée en représentation est un fiasco!; d’un autre,
de tels fiascos soulignent parfois aux yeux des participants la complexité excessive du
vocabulaire techniques, des abréviations employées, et se posent ainsi comme des
critiques en acte du dispositif. Ainsi, les éclats de rire de l’extrait n°90 produisent une
sanction diffuse dont les destinataires sont autant le dispositif et ses responsables, que
l’énonciateur qui rencontre l’accroc.
Comme annoncé, il existe un autre type d’accrocs!: les «!brouillages!» (influencies). Il
s’agit tout simplement de ces échecs de représentation qui surviennent lorsque
l’énonciateur s’emmêle les pinceaux, s’empêtre dans des élucubrations, marque des
pauses, laisse certaines formules en suspension, reprend ses formulations ratées à
zéro, en vient ainsi à se répéter, voire à se perdre, etc. Que le citoyen recouvre sa
formulation d’ensemble d’une sorte de brouillard, ou qu’il ne présente qu’une série
de fragments qui manquent à «!faire formule!», l’entrée en représentation échoue.
EXTRAIT N°91 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004
MICHEL LAMMY (délégué des habitants)!:
Je voulais répondre à Madame Bertolucci. Vous disiez qu’il faut donner des choses
simples : la sécurité dans les appartements, des choses comme ça. Ce n’est pas si
simple, mais vous disiez : «!Répondre aux besoins des gens!», c’est ça, c’est un peu ce que
j’ai compris. Et, c’est vrai que, moi, en tant qu’artiste aussi, je trouve qu’il y a une
dimension... En fait, je peux vous.... je pars du « senti ». En fait, je peux vous citer
que... quelqu’un qui dit que l’homme n’est pas une création du besoin mais du désir.
Et répondre aux besoins des gens, ce n’est... il n’y a pas... on ne dépasse pas le
cadre fonctionnel chaque fois des choses. Et moi, là, j’ai envie ici qu’on le dépasse.
Voilà, c’est pour ça que je suis ici... Vous voulez que je reprenne, que je vous
relise...
QUELQU’UN DANS L’ASSEMBLEE
[Sur un ton gentiment moqueur!:] Ah, la poésie...
[rires]
MICHEL LAMMY!:
[Un peu vexé!:] La créativité et la poésie, oui.... [il marque une pause] Imaginaire... Et
amener les gens à se dépasser. Là aussi, ce n’est pas seulement répondre à ce qu’ils
attendent, ou à leur donner ce qu’on...
[un peu plus loin]
Je ne pense que [la dimension culturelle] ait à se libérer. Elle est là. Je pense que
même quand les gens sont très mal, cette dimension culturelle est toujours là... Elle
est toujours là... C’est un débat...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
409
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Notons ici que les deux types d’accrocs se combinent, et que le fait de tomber sur un
«!os!» en n’étant pas en mesure de produire le nom de l’auteur qu’il cite plonge
Michel Lammy dans davantage de confusion.
Autre observation!: ces embrouillages attirent notre attention sur le fait que les
«!engagements de forme!» risqués par les participants citoyens, le sont dans les
conditions de l’improvisation, de l’absence de préparation. On peut être certain que
le nom de cet auteur, Michel Lammy l’avait sur le bout de la langue, et qu’un peu de
préparation lui aurait évité cet accroc. Il serait alors possible de distinguer ces
«!engagements de forme!» improvisés par les profanes, des véritables
«!investissements de formes!» consentis par les personnes en charge, lorsque celles-ci
passent de longues heures, dans leur bureau, à façonner et à peaufiner un diaporama
powerpoint (dans le cas des urbanistes) ou un procès-verbal (dans le cas de la chef de
projet), en s’appuyant pour cela sur des équipements (ordinateurs et logiciels, dans
un cas, cassettes enregistreuses des réunions dans un autre). La voix des participants
citoyens et ses mises en forme possibles sont limitées par un mode d’énonciation
particulier, celui que Goffman (1981b, p.228) a appelé le «!parler frais!» (fresh talk),
c’est-à-dire la parole spontanée, qu’il distingue de la «!lecture à haute voix!» (aloud
reading) et de la «!récitation!» (memorized speech)!; des modalités favorisées, elles, par
les personnes en charge. Le «!parler frais!» amène ici les participants citoyens, plus
que les autres, à vivre leurs énonciations comme des «!embarras de parole!» (Latour,
1999). Nous verrons dans le chapitre 6 comment un recours à la lecture à haute voix
et à la récitation permettra dans certains cas de poser la parole profane avec un
certain succès.
5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation
Austin identifie, à côté des «!accrocs!», une seconde classe d’exécutions ratées, les
«!défectuosités!». Ici, la procédure est bel et bien réalisée, menée à bout, mais, tout
simplement, ne s’avère pas appropriée. Par exemple, on peut imaginer sur la base de
l’extrait n°91 que si Michel Lammy était parvenu à éviter les «!accrocs!» et à produire
sa formulation intégralement et sans encombre, celle-ci, en empruntant son allure au
monde de la «!poésie!» , n’aurait pas eu davantage de retentissement dans l’espace de
parole. Elle se serait probablement avérée défectueuse.
Ainsi, nous avons déjà rencontré dans notre tour d’horizon des infortunes du citoyen
représentant un certain nombre d’extraits montrant des formules défectueuses. On
peut compter dans celles-ci, par exemple, le projet de «!liaison verte!» formellement
loufoque envoyé par une habitante au bureau d’études du Contrat de quartier Callas,
ainsi que le quasi-exposé avancé par un participant inconnu qui se propose
d’interpréter et de traduire les désirs et les besoins de «!la communauté magrébine!»
du quartier (extrait n°79).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
410
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Dans ces exemples, l’exécution ratée provient moins d’un embarras de parole que, au
contraire, de quelque chose qui est ressenti comme un excès de zèle et comme un
accès illégitime à une «!scène de représentation!» (immatérielle dans le cas de
!l’esquisse du projet de liaison verte), à ce floor qui est laissée sans problème aux
membres du bureau d’études pour leurs exposés. En effet, les énonciateurs citoyens
parviennent ici à se défaire momentanément de l’étau des micro-tours
conversationnels, réussissent à s’ouvrir une «!plage!» (frame space) plus ample qui leur
donne la possibilité d’avancer un macro-tour et de formuler plus intégralement leur
propos. Cependant, l’élargissement de la plage d’expression et l’accès prolongé à la
«!scène de représentation!» se font en forçant, et donc au prix d’une certaine violence.
Ceci est particulièrement clair dans l’extrait suivant, où l’énonciatrice, exaspérée, use
d’un juron qui prend tout le monde par surprise et lui ouvre une «!plage!» plus large,
pour l’une des énonciations citoyennes les plus longues et les plus articulées du
processus de concertation Callas!:
EXTRAIT N°92 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005
OLIVIER WAUTHIER (chef de cabinet du bourgmestre Decaux)!:
Je suis un petit peu étonné des discussions qu’on a ce soir, parce que j’ai l’impression
qu’on est occupé à refaire l’élaboration d’un dossier de base qui a déjà été établi, qui a
fait l’objet de tout un processus de concertation qui a duré plusieurs mois [...]
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!:
Enfin, je... Maintenant, c’est moi qui commence à être fatiguée. Je trouve que c’est
déjà depuis un an qu’on se voit et qu’on dit!: «!Bordel de dieu – excuse-moi, je suis
un peu énervée – comment ça se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte
plus large dans lequel on fait nos choix!?!!». On fait le choix sur les priorités à partir
d’un constat de certains enjeux qu’on considère être importants ou moins importants,
dans lesquels un Contrat de quartier peut intervenir ou pas intervenir... Enfin, ça,
c’est quand même... C’est facile, je veux dire, ça, c’est logique. On ne peut pas
faire un choix à partir de... Enfin, à un certain moment, si tu vas choisir un vêtement,
tu vas le faire en fonction d’un certain besoin à remplir quelque part et ce besoin est
décrit, tu le connais!: c’est pour faire du sport ou aller à une fête, et, ce cadre-là, il faut
le connaître. Bon, donc, on s’était dit, après une année, qu’on allait prendre le temps
de réfléchir sur des éléments qui allaient construire un regard plus large pour
concrétiser les projets. Et, donc, ce n’est pas faire une nouvelle réflexion dans
l’absolu. C’est créer, re-, re-discuter sur de quoi est-ce qu’on parle, quand on veut
faire nos choix. Et est-ce qu’on partage ce regard, ces visions qu’on a sur ce quartier.
Donc, à partir de là, par exemple, donc, c’est parler de cette réalité géographicogéologique de ce quartier. Bon, on est dans une vallée, ce n’est pas rien. On est dans
une ville, bon, on ne voit que les bâtiments, le tarmac, etc. Mais on pourrait se
rappeler qu’il y a cette nature derrière, cette vallée qui existe avec le ruisseau qui
passe et qui nous lie à d’autres quartiers et à d’autres communes, et à partir d’où on
s’imagine, pour vous donner un exemple quelque chose qui s’appelle «!Réseau
Citoyen!», de créer des connexions wifi, un lien, donc une possibilité de créer un
réseau Internet et de communication gratuit dans un quartier. Et pas avec Belgacom
qui t’offre la petite antenne, non avec des trucs qui sont construits avec des petites
antennes en tétrabrique. Bon, c’est des chouettes choses à partir d’où la créativité, la
rencontre et quelque chose comme un projet collectif [...] Autre exemple!: Il y a [...]
un autre aspect d’urbanité qui est lié à une grosse pression de spéculation sur le
quartier. On connaît l’histoire. Bruxelles est l’objet pour l’instant, depuis un petit bout
de temps, d’une spéculation qui ne fait que augmenter [...]. La spéculation, on la sent
chaque jour. La conséquence de ça, c’est que plein de nos voisins doivent quitter le
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
411
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
quartier. Et, donc, la diversité, qui est extrêmement forte dans le quartier Callas, est
menacée. Et moi, j’aimerais bien parler un peu de ça aussi, c’est très intéressant de
regarder les chiffres de qui est-ce qui habite, c’est quoi le profil des gens qui habitent
dans chaque section de rue autour de Callas et tous ces différents quartiers très
différents avec plein de jeunes, des mamans seules, [...] des gens au-delà de 60 ans
[...] etc., etc. Donc, il y a... Enfin, il y a quand même beaucoup de choses à dire qui
ont quand même des conséquences sur qu’est-ce qu’on choisit comme projet.
CHARLOTTE BRIDEL! (chef de projet):
OK, mais alors, est-ce qu’on ne peut pas dire tout simplement [...] au lieu de prendre
des paraboles [...].
AHMED TALBI (échevin de l’urbanisme)!:
[...] Je dois dire que c’est assez... Bon, je suis peut-être intellectuellement, hein... Mais
c’est assez compliqué de vous suivre [...]. Le seul mot qui moi, m’aurait... que moi,
j’aurais aimé entendre et qui n’est pas apparu... Vous avez dit!: géologique,
géographique, etc. Or, vous parlez essentiellement de «!sociologie!», me semble-t-il.
Et ça, vous n’en avez pas... Donc, ce serait plutôt une «!étude sociologique!» que
vous proposez... [...]
Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, tout en étant extrêmement intéressé
par cette porte d’entrée-là – c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse – je me
demande naïvement, innocemment, si tout ça, tout ce que vous avez présenté là est
bien à intégrer dans une réflexion sur un Contrat de quartier.
Ici, Marion Slossen est bien entrée, aux forceps, en représentation. Elle a eu l’occasion
de faire défiler les différents éléments de sa proposition et d’amener celle-ci à son
terme. C’est l’!«!engagement de forme!» accompli qui pose problème. Comment fautil aborder la réalité du quartier à l’intérieur d’un Contrat de quartier!? Certainement
pas, selon Charlotte Bridel et Ahmed Talbi, à l’aide des «!paraboles!» ou des réflexions
«!sociologiques!» que propose Marion Slossen.
Enfin, je ne pourrais pas ne pas mentionner un dernier exemple de «!formule de
représentation!» aboutie, mais incroyablement défectueuse!:
EXTRAIT N°93 – C.d.Q. Callas, Commune A – septembre 2004
[Alors qu’on évoque l’activité commerciale et de restauration de la rue Callas, un monsieur âgé
se lève et prend la parole d’un ton solennel. Il sort de sa poche un petit carnet de notes, et se met
à lire à voix haute]
LE MONSIEUR AGE!:
J’aimerais attirer votre attention, mesdames et messieurs, sur le fait que le restaurant
grec [...] situé au numéro [!«!x!» ] de la rue Callas est une vraie nuisance pour ses
voisins et que les choses ne peuvent plus continuer comme ça [...]. Ma femme et moi
habitons la maison d’à côté, et je peux vous dire qu’en plus du bruit, les odeurs que
dégagent les cuisines de ce restaurant sont tout à fait intolérables. Ma femme et moi
avons établi un compte très exact des odeurs se dégageant des cuisines du restaurant
et qui trouble notre bien-être le plus légitime, de jour comme de nuit. Donc, je vous
cite [il montre le carnet à l’audience, puis lis à nouveau]!: alors, en juin 2004, il y a eu 125
odeurs, en juillet, 167 odeurs!; en août, 158, et au cours de ce mois de septembre,
déjà 130 odeurs. [dans la salle, on entend quelques gloussements] Tout cela est tout à fait
intolérable, je ne sais pas si vous vous rendez-vous... Mais donc, nous voulions vous
demander votre aide par rapport à ces nuisances et pour convaincre ces gens
d’arrêter. Je vous remercie.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
412
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
[quelques secondes de silence, jusqu’à ce que quelqu’un se décide à prendre la parole!:]
LUC DESCHAMPS!:
Ca doit être pratique de savoir compter les odeurs comme cela... [rires] Non mais
sérieusement, il faudrait voir avec le médiateur communal peut-être pour ce genre de
questions...
Bien entendu, dans cet extrait, des problèmes de «!pertinence topique!» (5.2.) et de
«!justesse participationnelle!» (5.3.) se posent de manière claire. Ainsi, ce dont cet
homme veut parler ressort du conflit de voisinage, un «!objet!» difficilement
importable dans un programme de revitalisation urbaine!; de même, comme nous
l’avons vu, il n’est pas approprié pour cet homme d’avancer ses seuls intérêts
personnels et d’engager, en assemblée, une dénonciation du Tiers absent. Ceci étant
dit, ce qui est évidemment tout à fait criant ici, c’est la défectuosité de l’équipement
dont il se dote (un carnet de relevé d’odeurs) et l’!«!engagement de forme!» au service
duquel il le place. Quand, plus haut, une habitante s’était ouvert un espace-cadre plus
confortable en recourant à une injure ayant pris les interlocuteurs par surprise, on
pourrait dire, ici, que si le vieil homme parvient à produire intégralement sa
représentation, c’est au moins en partie en raison de l’inconvenance déconcertante de la
«!mise en forme!» sur laquelle il compte, et qui, le temps de sa contre-performance,
laisse son audience sans voix.
Nous voyons ici, finalement, comment les «!investissements de forme!» par lesquels
des participants citoyens tentent d’entrer en représentation peuvent s’avérer
«!coûteux!» pour eux (le ridicule n’étant pas le moindre des prix à payer), tout en
n’apportant pas le «!rendement!» escompté, en termes de stabilisation d’enjeux
(«!quoi!») ou de places («!qui!»). En se voyant barrer l’accès à la forme, ces
participants se trouveraient-ils condamnés à bredouiller indéfiniment!? Que signifie
cette suggestion souvent entendue de la bouche de personnes en charge, quand,
devant ces échecs formels, ils enjoignent les citoyens et les profanes à «!dire les choses
simplement, dans un langage à eux!»!?
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
413
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité
Qu’il s’agisse de faire référence, de tenir un rôle ou de trouver la formule!; que l’on
approche les engagements citoyens et profanes sous l’angle de leur pertinence topique,
de leur justesse participationnelle ou de leur correction formelle, se pose le problème
protéiforme et lancinant de la «!représentation!». L’infortune par laquelle se solde
systématiquement les énonciations d’un «!participant citoyen!» se faisant «!citoyen
représentant!» nous amène à conclure au caractère aporétique de telles épreuves de
représentation (en tout cas dans des assemblées CLDI qui sont ce qu’elles sont
aujourd’hui). Cet insuccès généralisé, au niveau du jeu de représentation des
citoyens, tient à un casse-tête déjà évoqué!: que l’on s’intéresse au plan des «!quoi!»,
des «!qui!» ou des «!comment!» de leur participation, il est à la fois demandé et interdit à
ces participants de représenter. Quand ils se prêtent à ce jeu, les objets ou les références
qu’ils importent dans la discussion sont soit trop petits, soit trop gros!; soit trop
insignifiants, tantôt trop importants!; soit trop particuliers, soit trop généraux. Il en va
exactement de même pour les rôles qu’ils proposent ou pour les formulations qu’ils
engagent. On a affaire ici à une grille de positions/postures intenables!; à un «!cadre
piégé!» (Goffman, 1991, p.470-476)83.
Cette impasse de la représentation pour le citoyen ou le profane trouve son origine
dans une injonction d’ordinarité qui leur est initialement adressée et constamment
rappelée. Est-il alors tout bonnement impossible pour ces participants de répondre à
cette injonction et d’apparaître, à travers leurs énonciations, en «!citoyens
ordinaires!»!? Ce n’est pas ce qu’indiqueront les résultats de l’enquête du chapitre 6.
Simplement, j’y défendrai –et je défends d’ores et déjà– l’argument selon lequel, dans
les conditions des CLDI que j’ai observées, cette figure importante du «!citoyen
ordinaire!» ne peut s’atteindre et réussir à travers des processus de représentation,
c’est-à-dire des processus d’intégration, de symbolisation, de montée en généralité,
etc. Davantage que de représenter, s’ouvre la possibilité plus modeste de re-présenter.
Comme annoncé dans le «!modèle de la compétence de concertation!» du chapitre 2,
en m’appuyant sur l’ «!interactionnisme non symbolique!» d’Erving Goffman (A.
Ogien, 2007) et la sémiotique de C.S. Peirce –qui distingue les symboles des indices
et des icônes–, je vais chercher à montrer que la voie empruntée avec le plus de
succès par les participants citoyens et profanes dans ces assemblées consiste à
accentuer l’ordinarité de leurs engagements, non pas en «!montant en généralité!»
dans leurs propositions, mais au contraire en désertant le monde spécialisé et officiel
des discours, en investissant les modes de signification infrasymboliques de l’iconique
et de l’indiciel, en jouant, en deçà d’une grammaire officielle et discursive, de codes
83
«!Il arrive aussi que le monde nous apparaisse arrangé de telle sorte que tout concourt,
intentionnellement ou par défaut, à confirmer de mauvais cadrages, que les faits et les échecs
s’accumulent et s’entendent pour nous désorienter, pour nous donner le sentiment d’être piégés dans
une impasse.!» (Goffman, 1991, p.470).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
414
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
logiques respectivement associatifs et imputatifs. (Ferry, 2007). Plutôt que par
l’intégration discursive de symboles (proposer, définir, conceptualiser, argumenter...),
la contribution heureuse de non spécialistes à ces espaces de démocratie technique
semble passer par des pratiques sémiotiques plus élémentaires consistant à faire usage
de leur perception et de leur mémoire, à agencer provisoirement des indices (indiquer,
montrer, pointer, signaler, adresser...) et des des icônes (associer, évoquer,
rappeler...).
J’espère ici contribuer à redonner toute son importance à l’ordre sensible de l’interaction
et de l’expérience partagée, comme espace de prises et comme ressource critique pour
des participants passablement mis à mal par l’ordre officiel de l’activité.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
415
CHAPITRE 5 – Tristes topiques, rôles intenables et formules défectueuses
Citations originales en anglais
i
This study thus points towards a class of interactions that was previously left largely
overlooked. In these interactions, which may be termed "suspended interactions," (and of
which flirtation is only one case) actors purposely manage different interactional frames
(Goffman 1974) simultaneously, leaving different potential unfoldings of the situation
potentially open... everyday interactions where a frame shift is contemplated and tested by
interactants but not actualized for various reasons, such as fear of failure or the lure of
ambiguity itself.
ii
As Michael Polanyi noted in a memorable illustration of the point, when one writes by hand
it is not possible to maintain a course of thought if one is attending to the shaping of each
mark on the page!; one must write strings of letters and words. Put another way, in order to
write one must lose self-conscious attention to oneself by engaging in a kind of drawing (or,
when typing, in a kind of keyboard playing). Polanyi noted that if in moving over a glossy
patch of the paper, the pen skips, the slippage is experienced at the tip of the pen. The writer
dwells in the pen. Similarly, in order to speak with an unbroken sense of natural coherence
one must engage unselfconsciously in a kind of singing that maintains a heard but unnoticed
continuity of sound as the vehicle for enunciating individual words [...]. If there is a touch of
the surreal in the image of the writer dwelling at the tip of the pen, or of speech creating the
body that sustains thought, then we must acknowledge the practical necessity of the surreal.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
416
CHAPITRE 6
ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRESENTATION
Les prises sensibles d’une critique ordinaire
«!Je croyais m’être tu par fatigue, tel ministre
croyait n’avoir dit qu’une phrase de
circonstance, et voilà que mon silence ou sa
parole prennent un sens, parce que ma fatigue
ou le recours à une formule toute faite ne sont
pas fortuits, expriment un certain désintérêt, et
donc encore une certaine prise de position à
l’égard de la situation. Dans un événement
considéré de près, au moment où il est vécu,
tout paraît aller au hasard [...] Mais les hasards
se compensent et voilà que cette poussière de
faits s’agglomèrent, dessinent une certaine
manière de prendre position à l’égard de la
situation humaine, un événement dont les
contours sont définis et dont on peut parler.!»
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception, 1945, p.19.
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
CHAPITRE 6 .............................................................................................................. 418
ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION............................................. 418
Les prises sensibles d’une critique ordinaire ..................................................................... 418
6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser...... 424
6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424
6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424
6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429
6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433
6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs
profanes ........................................................................................................ 435
a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435
b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436
c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437
6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations,
adaptations .................................................................................................... 437
a) Défections............................................................................................. 438
b) Protestations ......................................................................................... 439
c) Adaptations........................................................................................... 442
6.2. Répondre en citoyen ordinaire ............................................................................ 445
6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447
6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447
6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450
6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 451
6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation.................................................. 453
6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454
6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455
6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461
6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467
6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475
6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476
a) Un art de la reprise ................................................................................ 477
b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480
6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483
a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484
b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489
c) L’économie de la retouche...................................................................... 491
6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
419
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Le chapitre 5 a développé une typologie des erreurs d’ «!appréciation de la situation!»
à partir de l’observation d’engagements des participants citoyens et profanes au sein
d’assemblées de démocratie technique comme les Commissions Locales de
Développement Intégré (CLDI). Si ces insuccès pouvaient être interprétés,
variablement, sur les plans de la pertinence topique (en termes de «!ce qui est dit!»),
de la justesse participationnelle («!qui le dit!») ou de la correction formelle
(«!comment il le dit!»), ils avaient en commun de sanctionner des formes
d’engagement de parole de type représentationnel!; des engagements par lesquels ces
participants cherchaient à rendre présents des objets de discussion, à faire valoir un
rôle de proposition, à occuper une place définie, et cela en développant des formules
expressives stables, intégrées, typées, quelque chose qui aurait la consistance à la fois
d’un discours et d’un style. Nous avons alors dit que, dans les CLDI, la
«!représentation!» se posait comme un «!piège!» pour le participant citoyen ou
profane1. Si le dispositif lui-même et les personnes à sa charge semblaient
initialement encourager des formes de représentation dans le chef des participants
citoyens (que l’on pense simplement à ce choix de nommer ces participants
«!délégués des habitants!»), ils n’étaient pas prêts pour autant à assumer les
conséquences d’engagements d’ordre représentationnel, systématiquement
sanctionnés, comme nous l’avons montré.
Il faut admettre qu’il se dégage jusqu’ici un tableau plutôt sinistre de la participation
dans les Contrats de quartier. Et à ce stade, l’image que nous retirons de ces
assemblées, décrites de la sorte, pourrait paraître plus pessimiste encore que celle
avancée par des auteurs comme Loïc Blondiaux, Yves Sintomer ou encore Julien
Talpin2. Quand ceux-ci montrent dans leurs travaux que les participants des
assemblées qu’ils observent (les conseils de quartier parisiens, les budgets
participatifs! français) ne parviennent pas –ou très rarement– à entretenir des formes
de délibération, nous retirons de notre chapitre 5 que dans les CLDI bruxelloises, les
engagements sont plus limités encore, le cadre, plus étriqué encore!: en amont de la
possibilité de délibérer, c’est la possibilité même, pour des participants citoyens et
profanes, de tenir un discours sur le monde et d’asseoir un rôle reconnu qui semble
mise en question. Les engagements que nous avons analysés ne semblent pas
seulement contraints à évoluer en deçà de l’argumentation, mais carrément à un
niveau infradiscursif, non-propositionnel et présymbolique.
Heureusement, si nos descriptions et analyses nous invitent à nous montrer encore
plus sévère que ces auteurs dans le bilan de ce que les participants citoyens et
profanes ne réussissent pas à faire dans ces assemblées, un tel exercice de
circonscription d’un vaste domaine de la mésappréciation nous permet aussi, en
creux, de saisir avec plus de précision un espace de compétence propre à ces
1
«!Piège!», dans le sens goffmanien d’une opération de cadrage amenant les personnes qui y prennent
part à voyager indéfiniment entre une série de positions intenables (Goffman, 1991, p.470-476).
2
Cf. chapitre 1, en particulier 1.3.4.2.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
420
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
participants citoyens et profanes, de comprendre plus clairement ce que,
positivement, ils réussissent à faire. C’est bien l’objectif de ce sixième et dernier
chapitre!: distinguer analytiquement un domaine d’intelligence aussi propre aux
citoyens ordinaires et aux profanes que l’intelligence héresthétique était propre aux
participants élus et experts (4.6.).
fig.30 – Epaisseur grammaticale de la situation d’action conjointe
(focalisation sur les compétences attentionnelles)
SITUATION
=
OPERATION
=
GRAMMAIRE
=
Activité
Saisie et pratique
d'un schème
d'activité
générique
Grammaire
officielle
Réponses
Interaction
adaptatives à un
(co-orientation des
environnement
êtres)
direct (espace)
Interaction
(alternance des
actes)
Présent
(indéterminé)
Réponses
adaptatives à un
environnement
direct (temps)
"Logique"
Représentationnelle
Ecologique
Perceptuelle
Dialogique
Perceptuelle Mémorielle
SIGNES
=
Institutionnelle
Intégration de
symboles
Attentionnelle
Agencement d'indices
et d'icones
Grammaire
de surface
Placement dans un
flux d'expérience
Grammaire
"profonde"
Présent
(déterminé)
COMPETENCE
=
Historique
Mémorielle
Resituation dans
une structure
d'intrigue
Nous nous appuyons alors sur le modèle de l’épaisseur grammaticale des situations
de concertation et sur les considérations sémiotiques proposés dans le chapitre 2 pour
comprendre comment, quand ces participants se trouvent mis à mal par l’ordre
symbolique et officiel de l’activité, ils peuvent toujours trouver des prises et des
ressources dans l’ordre superficiel de l’interaction et dans l’ordre plus profond de
l’histoire commune (figure 30), en composant leur engagement à partir de régimes de
signes indiciels et iconiques moins sophistiqués que les symboles (Peirce, 1978!;
Chauviré, 1995!; Ferry, 2007). Il nous faut pour cela mettre en lumière, au-delà de
l’organisation d’un espace structural, la chair d’une expérience sensible et «!vivante!»
de la concertation, l’organisation de ses traits les plus apparents mais souvent les
moins remarqués à la fois par les acteurs et par les sociologues. Ce qui apparaîtra ici,
c’est un «!art de dire!» en profane (Certeau, 1980) mobilisant des capacités adaptatives et
des dispositions attentionnelles, appuyées sur la perception et la mémoire, plutôt que des
compétences institutionnelles et de représentation.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
421
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Le chapitre 6 se structure de la manière suivante. Dans un premier temps (6.1.), je
propose de prolonger les analyses du chapitre précédent sur les infortunes de la
représentation chez les participants citoyens et profanes en étudiant, d’une part, des
opérations de réparation des engagements inappropriés (Goffman, 1973), et, d’autre
part, des modalités d’encaissement de l’échec de représentation quand il survient
(Stavo-Debauge, 2009). Quelles réactions remarque-t-on, dans le chef de participants
citoyens et profanes, devant l’impossibilité de développer une véritable discussion sur
le fond des choses, de contribuer au Contrat de quartier en faisant connaître ses
préoccupations, ses idées, d’y trouver une place confortable ou, au moins, reconnue?
En reprenant la fameuse typologie d’Albert Hirschman, «!exit, voice, loyalty!», je
m’intéresserai surtout à un cas de figure dans lequel des personnes, après avoir fait
l’expérience frustrante, au pire humiliante, de «!dénis de reconnaissance!», après
avoir rencontré différentes formes d’insuccès dans leur tentatives visant à
«!représenter!», acceptent quand même de poursuivre leur engagement CLDI,
moyennant certaines adaptations par lesquelles ils consentent à «!ordinariser!» leurs
prises de parole!; moyennant aussi, peut-être, un certain ressentiment et la recherche
d’une compensation
Nous constatons que, dans les processus de concertation observés, les participants
citoyens et profanes les plus aptes à tirer leur épingle du jeu sont ceux qui prennent
acte de la dissymétrie fondamentale qui divise l’espace de participation entre, d’une
part, des «!initiateurs!» déployant dans un espace-temps propre de «!grandes offres!»
et, d’autre part, des «!sollicités!» risquant, par fulgurance et dans l’intervalle, des
«!petites réponses!». Plutôt que de disputer aux acteurs initiateurs des «!facultés de
commencer!», ces participants citoyens et profanes choisissent de manifester des
«!dispositions à répondre!» (Genard, 1999) à la fois plus modestes et plus
performantes (6.2.). En logeant leur énonciation directement dans l’offre qui leur est
proposée, en acceptant cette «!contrainte de mentionnabilité et de réponse!» que nous
évoquions plus haut3, ils contournent le piège de la représentation. En manifestant
une disposition à suivre, ils s’essaient à un art de la re-présentation. Ils ne s’engagent
pas à présenter des objets jusqu’ici absents!; plutôt, il présentent à nouveau et sous un
autre aspect des objets déjà présentés une fois par les acteurs initiateurs, des éléments
déjà là ou des événements déjà survenus. On comprendra ici l’accent mis sur des
aptitudes d’attention ou de vigilance aiguisant à la fois la perception et la mémoire de
ces participants, et faisant apparaître un espace de prises et de reprises –une approche
qui trouve son origine dans la lecture des Sens sociaux de Bernard Conein (2005)4!; on
3
Cfr. point 5.2.2.6.
«!J’emploie l’idée de sens sociaux pour invoquer plusieurs choses en jouant sur une ambiguïté propre à
la langue française. Je conçois les sens sociaux comme une combinaison entre des évaluations portant
sur nos relations avec autrui et des aptitudes attentionnelles qui contribuent à la coordination sociale.
[...] Le sens social est ancré dans nos sens sociaux, car c’est notre sensibilité relationnelle qui, au moyen
de l’échange et du suivi des regards, contextualise nos premiers contacts avec autrui. [...] Le monde
social se présente en effet comme un monde relationnel qui se développe à partir d’une dynamique de la
co-orientation et du co-mouvement!» (Conein, 2005, p.V-VI). Dès lors, «!l’analyse des sens sociaux
4
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
422
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
verra également comment ces aptitudes contribuent à armer une «!critique ordinaire!»
portant tantôt sur la qualité des objets ou des projets avancés par les experts/élus,
tantôt sur le caractère moral de la concertation proposée.
Ces analyses portant sur les ressorts attentionnels –à la fois perceptuels et mémoriels–
d’une critique ordinaire nous amèneront à creuser l’enquête sur chacun des ces
«!milieux de l’attention!» (6.3.)!: d’abord, le rassemblement centré et le jeu interlocutoire
qu’organise un «!ordre de surface!», ensuite l’expérience collatérale et de la menée en
commun, structurées par un ordre plus profond. Toujours à partir d’extraits de
réunions, nous verrons comment les participants citoyens et profanes des CLDI font
usage de ce matériel élémentaire et bien concret de l’expérience pour ré-arranger, à
leur avantage, des situations institutionnellement réglées en leur défaveur. On verra
apparaître, dans la description d’ «!adaptations secondaires!» (Goffman, 1968)5, une
interprétation proprement politique de l’interactionnisme naturaliste goffmanien, ici
rapproché de Michel de Certeau6 et de l’intérêt qu’il accorda aux «!tactiques de
résistance» (Certeau, 1980) d’acteurs occupant une position, disons, de «!petits!» dans
une situation donnée.
Les analyses de ce chapitre nous dirigerons vers la conclusion générale de cette thèse,
où je discuterai la puissance propre à ces compétences profanes d’ordre attentionnel,
tout en insistant par ailleurs sur certaines de leurs dérives, ainsi que sur leur
vulnérabilité, finalement considérable.
consiste à isoler les aptitudes visuelles et attentionnelles mobilisées pour inter-agir avec autrui!» (ibid.,
2005, p.146).
5
La mention, ici, d’ «!adaptations secondaires!» consenties par les membres citoyens et profanes d’une
CLDI peut surprendre. Nous sommes bien entendu tout à fait conscient du fait que les «!adaptations
secondaires!» dont parle Goffman (1968, p.98-100) trouvent leur place dans une théorie des institutions
totales et dans une ethnographie de la vie quotidienne des reclus, contexte d’enquête finalement peu
comparable avec celui qui nous intéresse dans cette thèse. Il n’est pas interdit pour autant, à mon sens,
de tirer parti de la portée heuristique d’un emploi relâché du concept d’ «!adaptation secondaire!». C’est
bien de cela dont il s’agit dans ces commissions de concertation!: dans l’impossibilité d’établir un
processus de discussion ou de négociation portant sur la tranche «!principale!», officielle et symbolique
de l’activité, le processus d’adaptation prend appui sur le «!secondaire!», sur l’ordre sensible,
présymbolique de la relation et sur les compétences infradiscursives des participants.
6
Notons que la pertinence de ce rapprochement est également suggérée par Daniel Cefaï (2007, p.611).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
423
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de
réparer ou d’encaisser
Il nous faut reprendre les choses là où nous les avions laissées à la fin du chapitre 5.
Dans celui-ci, nous avons pris le temps de présenter des gammes d’erreurs
d’appréciation portant sur la strate «!institutionnelle!» et «!officielle!» des situations de
concertation en CLDI. Des engagements de représentation de toutes sortes, une fois
risqués par les participants citoyens et profanes, se trouvaient annulés par les
réactions de rappel à l’ordre des personnes en charge, experts et élus, ces réactions
sanctionnant à chaque fois un type de mésappréciation de la situation. Toutefois, si
les analyses de ce cinquième chapitre ont permis de montrer les figures nombreuses et
variées de l’insuccès, la très grande vulnérabilité des «!engagements
représentationnels!» des participants citoyens et profanes, elles n’ont pas permis de
saisir pleinement les conséquences de ces fiascos. Que font les participants de ces
assemblées lorsque l’échec survient!? D’abord, comment s’y prennent-ils pour
atténuer son expression, ou pour réparer ce qu’ils ont abîmé (6.1.1.)!? Et puis, suite à
ces engagements malheureux, et dans la mesure où il n’est pas toujours possible de
«!récupérer le coup!», comment les différents participants «!encaissent-ils le coup!»
(6.1.2.)!?
6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard
6.1.1.1. Excuses et atténuations
En s’engageant dans des situations de concertation en CLDI sur un mode de la
représentation, les participants profanes et citoyens ont toutes les chances, nous
l’avons vu, de créer quelque chose d’ «!inappropriable autant qu’inapproprié!» (StavoDebauge, 2009, p. 281)7. Devant la menace omniprésente ou la survenue effective de
l’erreur d’appréciation, ces participants sont appelés à remédier à leurs petits et
grands échecs, en vue, si cela est possible, de sauver la situation, de rétablir la
correction de leur relation à une règle donnée, et de restaurer par la même occasion
leur «!façade!» (face) d’individu responsable, qui sait répondre de ses errements
(Goffman, 1973).
Quand nous nous penchons sur les opérations réparatrices, nous remarquons d’abord
que celles-ci se présentent comme exactement symétriques aux infortunes déjà
étudiées. Ainsi, une étude systématique des opérations de réparation, que nous
n’entreprendrons pas, offrirait un complément idéal à une «!doctrine des échecs!»
7
Ce fait justifiait alors en lui-même une approche goffmanienne qui, comme on le sait, place l’accent sur
la grande vulnérabilité des conduites humaines en public.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
424
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
(Austin, 1962). Comme le rappelle Sandra Laugier à la lecture d’Austin (Laugier,
2009, p.148),
une bonne façon d’appréhender l’action dans le détail de ses multiples
variétés consiste à la définir, non pas à partir d’un concept, mais à partir de
la variété des excuses!: l’action est précisément ce dont on peut s’excuser, ce
qu’on ne fait pas comme il faut, ou pas exactement.
Une étude des actes réparateurs pratiquée à partir de notre matériau ethnographique
réfléchirait alors très exactement les classifications du chapitre 5 et le diagramme de
Venn de la figure figure 13 représentant les dimensions contextuelles et normatives de
l’activité officiellement en cours (en-jeu, jeu de rôles, jeu de langage) et leurs sousdimensions (domaines, discours, styles). Examinons simplement les extraits
suivants!:
EXTRAIT N°94 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2005
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants)!:
Je peux dire une grosse connerie, pardon… Oui, mais c’est vraiment une très
grosse connerie, je vous signale, vous êtes prêts ? Dans le haut de la rue du
Houblon… Ce n’est pas parce que c’est ma rue, je m’en tape. C’est parce que vous
avez tapé un projet là-dessus. Donc, rue du Houblon, il y a un espace-là. Et je suis
occupée à me dire : est-ce qu’on ne peut pas faire un lien sur certaines fonctions!? Je
pense espaces verts, ici, ou verdurisation, j’en sais rien.
EXTRAIT N°95 – C.d.Q. Reine Fabiola, Commune B – mai 2004
UN DELEGUE DES HABITANTS!:
A ce moment-là, je me demande si les logements sociaux – oui, je sais bien que ce
n’est pas le terme tout à fait exact... Comment!? Logement à loyer modéré!? Eh bien
voilà, autant pour moi... Donc, je me demande si le logement à loyer modéré ne doit
pas venir en premier...
EXTRAIT N°96 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005
DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!:
[Dans une conversation animée, et sur un ton énervé!:]
J’estime, pour avoir engagé la conversation dans une direction... J’aimerais quand
même qu’on ne suppose pas que... d’accord, j’ai les cheveux en pétard, mais qu’on
ne voit pas uniquement ça quand je prends la parole... Non, non, non, mais je pense
que c’est une réputation qui pourrait me coller dessus, on ne sait jamais...
Dans chacun de ces extraits, l’énonciateur citoyen ou profane fait remarquer que son
énonciation a pu coincer ou va coincer sur un plan ou un autre, qu’il s’agisse de ce
qui est «!en jeu!» dans la concertation, de la répartition des «!domaines de
spécialités!» entre acteurs (extrait n°94), de la maîtrise d’un «!jeu de langage!»
conditionnant la portée d’un «!discours!» sur ce qu’il convient de faire (extrait n°95),
ou de la manière dont un «!style!» inapproprié peut déforcer l’énonciateur à
l’intérieur d’un certain «!jeu de rôle!» (extrait n°96). Dans ces différents exemples, les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
425
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
énonciateurs, tout en ayant transgressé une règle ou en s’apprêtant à la transgresser,
veillent à faire connaître leur connaissance de la règle en question. Qu’il s’agisse de
pertinence topique, de justesse participationnelle ou de correction formelle, le fait de montrer
soi-même la limite franchie permet à l’énonciateur de rester en contact avec la
situation, en corrigeant l’erreur, en atténuant la faute.
La stratégie d’écriture privilégiée dans cette troisième partie de la thèse, où un
chapitre 5 nous a montré des faux-pas et des sanctions, et où un chapitre 6 s’ouvre sur
des excuses et des atténuations tend peut-être à renforcer une «!conception
traditionnelle!» de l’erreur et de la réparation comme deux moments bien distincts de
l’interaction sociale en assemblée. Or souvent ce ne sera pas le cas (Goffman, 1973,
p.111)!:
La conception traditionnelle du contrôle social semble diviser le monde en
trois parties distinctes!: dans l’une, le crime est commis!; dans l’autre,
l’infraction est jugée!; dans la dernière (si la personne est trouvée coupable),
le châtiment est infligé. C’est ainsi que ces trois phases du processus correctif
sont le plus souvent étudiées séparément. Pourtant, la plupart des faits
intéressants du domaine de l’ordre public n’entrent pas dans cette division.
Ici, la scène du crime, la salle du jugement et le lieu de détention sont tous
trois logés dans le même compartiment!; qui plus est, le cycle complet du
crime, de l’arrestation, du châtiment et du retour à la société peut se dérouler
en deux gestes et un coup d’œil. La justice est sommaire.
Nous l’avons vu lors du chapitre 4, dans les assemblées CLDI, les participants
citoyens et profanes ont besoin d’être placés en «!état de parole!» pour se faire
entendre. Ils doivent attendre d’avoir reçu le micro, pour ensuite engager une
énonciation souvent brève, et faire passer le micro à un intervenant suivant. En
quelque sorte, le «!ticket!» (Sacks, 1992) qui leur est donné vaut pour un seul «!tour!»!;
s’ils veulent à nouveau la parole, ils auront besoin d’un nouveau ticket. Ce procédé,
en créant parfois de larges intervalles de temps entre deux interventions d’un même
intervenant ne permet pas, comme le permettent les rencontres ordinaires de face-àface, de développer des «!échanges réparateurs!» fluides et clairement séquencés, du
type suivant (Goffman, 1973, p.139)!:
Faits!: A marche sur le pied de B
A!: «!Excusez-moi!».
B!: «!Pas de quoi!».
Dans les conditions de la prise de parole en assemblée, bien souvent, le participant
citoyen ou profane ne se risquera pas à attendre l’expression d’une sanction sociale
pour consentir à corriger une erreur de représentation. Une fois l’erreur commise, il
est déjà trop tard, il n’a plus la parole. Préférablement, l’information corrective est
donc immédiatement incorporée à la conduite dont elle vise à atténuer «!en temps
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
426
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
réel!» le caractère inapproprié, maladroit, malheureux. L’excuse se mêle alors
intimement à l’acte excusé.
On voit apparaître ici une première fois l’importance des aptitudes attentionnelles
(Conein, 2005) comme noyau de la compétence profane. Les procédures de la prise
de parole en assemblée étant ce qu’elles sont, et la vulnérabilité des «!engagements de
représentation!» des participants citoyens et profanes étant aussi importante que
protéiforme, ceux-ci doivent veiller à prendre des gants, à atténuer leurs propositions
en les émaillant d’informations correctives8. C’est ce que fait Isabelle Thierry dans l’
extrait n°94 en présentant explicitement son intervention comme une erreur («!Je peux
dire une grosse connerie, pardon… Oui, mais c’est vraiment une très grosse connerie, je vous
signale, vous êtes prêts ?!»), en anticipant sur une mise en question de son intéressement
égoïste («!ce n’est pas parce que c’est ma rue, je m’en tape!»), en introduisant sa proposition
sous une forme interro-négative («!est-ce qu’on ne peut pas faire un lien sur certaines
fonctions!?!»), et en insistant une seconde fois pour la dépouiller définitivement de tout
caractère assertif («!j’en sais rien!»). Finalement, ce qui a été présenté comme une
«!connerie!» commence aussitôt à ne plus être la «!connerie!» qu’elle aurait pu être
faute d’une vigilance correctrice. Des énonciations comme celle-ci tranchent avec les
engagements malheureux du chapitre 5 où l’entrée en représentation se faisait de
manière plus inconsidérée, les citoyens mettant davantage les pieds dans le plat. Elles
nous montrent une «!science primitive!» de la réparation (Goffman, 1973, p.179), par
laquelle un participant citoyen ou profane a le tact d’indiquer qu’il sait qu’il doit savoir
qu’il ne sait pas.
Il serait faux de dire que les participants citoyens des Contrats de Quartier ne
maîtrisent pas les codes logiques de la grammaire officielle de l’activité. Mais il
importe de comprendre que cette compétence symbolico-institutionnelle des profanes
doit être avancée avec force précautions. Elle se manifeste le mieux sous une forme
«!négative!» ou «!défensive!»9, quand l’énonciateur prend soin de la présenter plutôt
comme une incompétence, et évite de faire prendre un tour assertif à ses engagements
de parole. Des engagements comme celui d’Isabelle Thierry dans l’extrait n°94 ou
celui de Christiane Macchiatto dans l’extrait n°97 adjoignent à une certaine
compétence institutionnelle des techniques d’atténuation fondées sur le tact et
l’attention, qui vident la compétence institutionnelle de sa prétention à être comprise
comme une compétence institutionnelle.
8
Notons que ces formes d’atténuation des propositions sont en tension avec les erreurs de «!brouillage!»
étudiées à la fin du chapitre précédent!; entre elles, on peut imaginer un continuum sur lequel, passé un
certain stade, une énonciation n’est plus atténuée, mais juste brouillonne.
9
Voir ici l’ouvrage de Sebastian McEvoy, L’invention défensive (1995).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
427
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
EXTRAIT N°97 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
[En fin de séance, s’ouvre un moment consacré aux «!questions d’éclaircissement!» à l’occasion
duquel plusieurs participants évoquent un projet particulier figurant dans le «!programme de
base!» : la construction d’un ascenseur urbain et l’aménagement d’un petit parc à proximité
directe. Après une intervention d’une habitante du quartier interrogeant la budgétisation
générale de ce projet, Christiane Macchiatto prend la parole:]
Oui, j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle, c’est sur cette
histoire de mur de soutènement, si je me souviens bien, ce serait à charge du Contrat
de Quartier...
Il s’agit ici d’un énoncé certes banal, comme il y en a des dizaines au cours d’un
processus de concertation. Ce qui importe, c’est qu’un énoncé comme celui-ci permet
à une personne inscrite dans le dispositif au titre de délégué des habitants de mettre
les pieds de manière appropriée dans une discussion publique, de s’adresser à des
experts et à des élus en adoptant une posture grammaticalement correcte. Ce «!j’aurais
voulu revenir sur un point!» résonne dans tous les «!j’aurais simplement voulu savoir si...!»,
«!je voudrais peut-être attirer l’attention sur...!», «!je voulais aborder la question de...!»
entendus au cours d’un processus de concertation, et qui constituent pour des
citoyens ordinaires des modes standards pour préfacer une prise de parole en public
dans un espace de démocratie technique. Ici, la maîtrise défensive des codes logiques
de l’activité de discussion se produit dans l’usage de modalités virtualisantes
(utilisation du verbe «!vouloir!» ) et irréalisantes («!si je me souviens bien!», formes
conditionnelles), et dans la façon qu’a la locutrice de présenter sous une forme
presque interrogative ce qui, dit autrement, apparaîtrait comme un reproche.
Ces opérations produisent bien une certaine atténuation de la proposition, «!irréaliser
une proposition revenant à atténuer sa force illocutoire!» (Gaik, 1992, p.277). Mais
au-delà de cette fonction «!négative!» d’atténuation, on peut trouver intéressant de
chercher une force illocutoire «!positive!» dans des interventions de ce genre!: qu’estce qu’on continue à «!faire!» en évitant de «!mal faire!», ici en évitant d’asserter!?
Nous suivons Frank Gaik quand il prétend que les «!irrealis!» ne font pas qu’atténuer
la fonction pragmatique d’une proposition, qu’ils développent une fonction
pragmatique propre, bien qu’échappant aux «!conventions discursives!» sur lesquelles
repose la théorie des actes de discours d’Austin ou de Searle. En nous basant sur les
distinctions sémiotiques de Peirce présentées dans le chapitre 2, on dira qu’en
désamorçant une fonction symbolique de déclaration10, ces prises de parole
irréalisantes agissent sur un plan «!iconique!» (Peirce, 1978). Elles font allusion, elles
évoquent, elles invitent discrètement à entrevoir des «!mondes possibles!» qui
n’engagent pas affirmativement la responsabilité du locuteur (Gaik, 1992, p.271). Ici,
la façon qu’a la locutrice de faire allusion à un objet technique en profane, en le
gardant à distance («!cette histoire de mur de soutènement!») est une autre marque de
l’iconicité de son énoncé.
10
Qui reviendrait à dire «!les coûts du mur de soutènement seront à la charge du Contrat de quartier!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
428
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Si l’on s’appuie sur la théorie des échanges réparateurs de Goffman, il est possible,
pour chacun de ces énoncés introduisant des informations correctrices, d’envisager
une «!offense virtuelle!» maximale (Goffman, 1973), c’est-à-dire, quand il s’agit d’une
prise de parole, de ce à quoi la proposition aurait ressemblé faute de toutes les
corrections ou atténuations apportées. Pour l’extrait n°97, cette offense virtuelle
pourrait donner quelque chose comme « Il est regrettable que le coût du mur de
soutènement soit pris en charge par le budget du Contrat de quartier!» ou même «!Isabelle et
moi, nous regrettons que le coût du mur de soutènement soit pris en charge par le budget du
Contrat de quartier!».
Nous l’avons vu, un premier niveau de désamorçage de l’offense se joue sur une
translation du symbolique à l’iconique, de la déclaration à l’évocation. Mais on peut
remarquer aussi que ce qui est atténué par la locutrice, ce n’est pas seulement le
caractère assertif de l’énoncé, c’est aussi le caractère général, stable, officiel associé à un
usage proprement symbolique du langage. Ainsi, par exemple, quand la locutrice
s’engage dans un subtil jeu d’équipe avec Isabelle, elle le fait en veillant à ne pas
officialiser cette alliance11. Elle charge au contraire sa solidarité d’une forte
indexicalité en indiquant qu’elle voudrait «!revenir sur!» le propos d’Isabelle, d’ailleurs
assise derrière elle sur sa gauche et qui vient de lui passer le micro. S’appuyer sur une
telle «!structure de surface!» de l’interaction, c’est signifier à partir d’ «!indices!»
(Peirce, 1978), des signes dont l’emploi s’avère en définitive bien plus
«!démocratique!» que celui des symboles. Les indices sont en effet immédiatement et
imparablement saisis par tous les partenaires de l’interaction. Ils sont ces signes agités
sous leur nez et dont ils ne doivent pas chercher la signification ailleurs. Dans notre
exemple, le fait de dire «!j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle!»
communique une forme de solidarité à la fois plus modeste, plus tangible et plus
indiscutable que «!Isabelle et moi, nous pensons que...!».
Ainsi, ces développements sur la correction des erreurs, les excuses et les atténuations
nous introduisent à la problématique de l’attention, en même temps qu’ils nous
montrent comment le fait de tempérer un engagement d’ordre représentationnel
revient rapidement à déserter le royaume des symboles pour celui des icônes et des
indices. Nous retrouverons bien vite ces différents éléments dans d’autres analyses.
6.1.1.2. Apaisements
Le travail d’atténuation et de réparation par lequel un «!fauteur!» peut garder ou
recouvrer la face, et par lequel la situation retrouve un nécessaire équilibre, n’est pas
toujours le fait du fauteur lui-même!; il peut être assumé à l’occasion par
l’interlocuteur direct ou par un tiers, selon ce mode que Goffman a si bien décrit dans
11
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 5, les représentants communaux en charge de la concertation
acceptent difficilement de telles coalitions d’habitants.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
429
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
l’un de ses premiers textes importants, «!Calmer le jobard!» (cooling the mark out –
Goffman, 1989 [1952] ). Ce qui est en jeu, c’est toujours la capacité des participants à
se montrer attentifs ou attentionnés, mais ici à travers l’exercice d’un «!art de la
consolation!» (ibid., 1989, p.279).
Dans ce conte de Goffman12, les personnages des «!combinards!» et des «!jobards!»
qu’ils dupent, poussent à l’erreur, puis consolent en vue d’éviter un scandale trop
coûteux, ne peuvent pas être confondus, tels quels, avec les «!personnes en charge!» et
les «!participants citoyens et profanes!» des Contrats de quartier. Les intentions
initiales des personnes en charge, en particulier, ne peuvent être rapprochées de
celles, frauduleuses, de «!combinards!» bien décidés à arnaquer leur pigeon. Nous
avons mobilisé, plus haut (5.3.2.2.), l’expression de politique du flirt pour qualifier, sur
un plan formel, l’ «!ambiguïté relationnelle!» (Tavory, 2009) particulière sur laquelle
reposaient les rencontres de concertation entre des personnes en charge
entreprenantes et des citoyens sollicités. Si ces rencontres, les relations qu’elles posent
et le genre de malheurs qu’elles produisent ressortent au flirt davantage qu’à
l’escroquerie, le personnage conceptuel de l’!«!allumeuse!» (tease)13 convient lui aussi
mieux que la figure du «!combinard!» pour rendre compte de la position des
personnes en charge dans un jeu interactionnel à la fois dissymétrique et ambigu14.
Contrairement aux combinards, qui ont l’intention claire de plumer le jobard, les
acteurs communaux en charge de la participation des citoyens aux Contrats de
quartier n’ont la plupart du temps, je pense, aucune idée précise concernant la fin
–c’est-à-dire à la fois l’objectif et le dénouement– du petit jeu dans lequel ils se
lancent avec les citoyens. Toutefois, on peut dire que ces deux modes de relation
–«!arnaquer!» ou «!allumer!»– ouvrent sur un même genre de «!cadre piégé!»
(Goffman, 1991), excitent des espérances avant de les décevoir, peuvent tous deux
comporter un moment d’humiliation et engagent le «!combinard!» et l’ «!allumeuse!»
à des opérations de consolation d’un même ordre. Finalement, ce qui intéresse
Goffman, c’est bien moins des techniques propres aux milieux des jeux d’argent, que
la possibilité de dégager la forme élémentaire et l’enjeu fondamental (pour le fauteur,
mais aussi pour celui ou ceux qui l’a!/ l’ont poussé à la faute) de la consolation dans
des relations fondées sur la constitution d’espérances vouées à être déçues15. Des
12
L’expression est d’Ulf Hannerz (Joseph, 1989).
Nous ne trouvons pas dans la langue française d’équivalent masculin, qui rende les nuances de la
posture de l’!«!allumeuse!». Cela ne manque pas d’étonner, tant ce footing, cette façon de mettre les pieds
dans l’interaction n’est bien sûr pas l’apanage des femmes. («On parle d'allumeuses, que ne parle-t-on
plus souvent d'allumeurs!!» [H. de Montherlant, 1936, Les jeunes filles, p. 1010]). Le terme anglais de tease
désigne à la fois des femmes et des hommes.
14
L’usage de cette métaphore de l’ «!allumeuse!» se justifie par cette «!perspective par incongruité!»
recommandée par Kenneth Burke, un art dans lequel Erving Goffman était passé maître (Watson,
1989). La «!travail de l’incongruité!» permet de rendre «!anthropologiquement étrange!» des réalités ou
des registres d’action auxquels on ne prête d’habitude guère attention (ibid., 1989, p.87), cela en
d’opérant «!de nouveaux alignements, tirés d’autres modes de classification!» (Burke, 1965, p.102).
15
«!Ce terme de jobard désigne habituellement quelqu’un en qui on a volontairement et
frauduleusement cultivé des espérances éphémères!; on doit pourtant partir d’une définition moins
restrictive si l’on veut étendre l’analyse du phénomène à la scène sociale en général. Une espérance peut
13
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
430
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
différentes «!méthodes d’apaisement!» que présente Goffman dans son texte, nous
pouvons en retenir principalement trois, particulièrement prisées par les personnes en
charge de ces processus de concertation que nous avons étudiés.
Premièrement, «!une méthode courante –qui va de pair avec des tactiques annexes–
consiste à permettre au jobard d’exploser, de s’effondrer, de faire une scène, de
donner libre cours à ses réactions et à ses sentiments, de piquer sa crise!» (Goffman,
1989, p.289). Ensuite, «!une technique fréquente consiste!», pour les élus ou les
experts qui ont affaire aux engagements malheureux de participants citoyens et
profanes, «!à confier la tâche [de l’apaisement] à quelqu’un d’autre!» (ibid., p.287).
Troisièmement, «!gagner du temps est une façon de calmer le jobard. [...] Le
combinard peut parvenir à éviter la présence du jobard ou le convaincre qu’il lui reste
encore une petite chance de retrouver sa place!» (ibid., p.290).
Si l’on peut considérer ces méthodes d’apaisement séparément, il est aussi possible de
les étudier ensemble, dans une combinaison. Penchons-nous alors un moment sur les
«!groupes de travail thématiques!», les «!permanences!», les «!stands d’information sur
le Contrat de quartier!», ces différentes scènes en marge de lieu le plus officiel de la
concertation, la CLDI. Goffman aurait pu en effet parler de cette autre technique qui
consiste à ouvrir des espaces nouveaux, des espaces vers lesquels sont dirigés les
propositions, les idées, les requêtes (...) inappropriées dans le cadre de la concertation
en CLDI!; des espaces consacrés, en partie, à l’apaisement.
La création d’espaces de concertation plus informels comme les «!groupes de travail
thématiques!» est d’un recours certain aux personnes en charge de la concertation
quand des interventions malheureuses, hors-propos par exemple, se font entendre.
L’existence de tels espaces informels permet de dévier certaines propositions qui ne
peuvent être traitées à un certain moment, sur une certaine scène officielle de la
concertation («!on pourra aborder ce genre de thématique dans le groupe de travail consacré
aux espaces publics!»)!; elle permet tout autant de «!gagner du temps!», de retarder la
sanction concernant la pertinence d’une intervention plutôt que de déclarer
immédiatement sa non-pertinence et de devoir traiter, ici et maintenant, la frustration
conséquente à cette sanction. Comme le dit Goffman, il s’agit ici pour les personnes
en charge de «!convaincre le jobard qu’il lui reste encore une petite chance de
retrouver sa place!» d’interlocuteur compétent. Les séances des «!groupes de travail
thématiques!» que laissent entrevoir les personnes en charge sont autant d’ailleurs au
sein desquels, et d’à-venir lors desquels des idées, des propositions, des requêtes (...)
se révéler fausse, même si elle a été entretenue de longue date et même si les combinards ont agi en
toute bonne foi. Or, des espérances perdues, qu’elles soient fondées ou non, créent un besoin de
consolation. Ceux qui prennent part à une arnaque appartiennent à des milieux sociaux très spécifiques,
mais ceux qui ont besoin d’être calmés appartiennent à toutes sortes de milieux. Calmer le jobard
devient alors le thème d’une histoire fondamentale!» (Goffman, 1989, p.280). Notons que Goffman
relève lui-même ce cas des relations sentimentales dans ses recherches sur les exigences d’apaisement!:
«!De tous les échanges sociaux informels, ceux qui illustrent le mieux cette exigence d’apaisement sont
sans doute les échanges où l’on se fait la cour » (ibid., 1989, p.286).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
431
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
importantes dans l’absolu mais inappropriées dans l’ici et maintenant de la CLDI,
pourront être «!abordées!» ou «!approfondies!»16. Ces lieux et ces moments s’avèrent
généralement plus propices à l’emportement, à l’épanchement. Comme le disait le
coordinateur général des Contrats de quartier d’une de ces communes, «!il est
nécessaire d’avoir certains endroits où les gens peuvent venir vider leur sac!». Outre le gain de
temps envisagé et la fonction cathartique de ces lieux, on y retrouve la troisième
technique d’apaisement évoquée!: la délégation d’acteurs tiers, de modérateurs
chargés d’ «!écouter!», de «!calmer!» ou d’!«!amadouer!» les citoyens et les profanes
déçus des possibilités de prise de parole qu’offre le processus officiel. Ainsi, dans ces
groupes de travail thématiques, dans ces permanences ou ces stands d’information,
on retrouve rarement les élus et les experts-en-chef. Ces scènes plus informelles sont
en effet systématiquement prises en charge par les chefs de projets, souvent de jeunes
professionnels fraîchement recrutés par la Commune, aidés de leur éventuel assistant
et de l’un ou l’autre «!juniors!» ou «!stagiaires!» du bureau d’études. Ces acteurs
remplissent ici ce rôle de «!pare-chocs [...] qui écoutent en silence et ont l’air de
sympathiser, jusqu’au moment où la victime revient à la raison!» (ibid., p.289).
On retiendra particulièrement l’événement suivant, survenu dans le cadre du Contrat
de quartier Callas. En juin 2008, à la fin de l’ensemble d’un processus de
concertation et d’élaboration d’un programme de revitalisation débuté en 2004, la
chef de projet Charlotte Bridel et son assistante Julie Lejeune sont chargées d’assurer
une «!permanence de rue!», au cœur du quartier. Elles ont installé, au beau milieu
d’un espace public destiné à être transformé en parc, un «!stand d’information!», qui
prend la forme d’une petite tente et de quelques tables sur lesquelles sont disposées
des brochures. Pendant trois après-midi consécutives, il est possible aux habitants du
quartier, ayant suivi ou non la procédure de concertation officielle, de venir se
renseigner et remettre des avis sur les modalités de transformation de cet espace
proposées par la Commune. Charlotte Bridel et Julie Lejeune se tiennent à quelques
mètres de là, au pied d’un grand panneau représentant le futur parc. Le premier jour
de cette permanence, une demi-heure à peine après l’ouverture du stand, un
attroupement se forme, et Charlotte Bridel et Julie Lejeune se trouvent rapidement
encerclées par une dizaine d’habitants (une vieille dame et sa fille, trois hommes de la
quarantaine, une demi-douzaine d’adolescents et un Rottweiler) qui, en pointant des
doigts accusateurs vers le panneau, les assaillent de questions et de reproches. Après
quelques minutes, Julie Lejeune se désengage du petit rassemblement en m’adressant
un haussement de sourcils dépité. Charlotte Bridel, elle, reste en place sous le
panneau, droite comme un «!i!», les bras croisés, sans ciller. Disponible, à l’écoute,
elle hoche lentement de la tête et jamais ne se défait de son sourire.
16
Cf. 5.2.2.2., 5.2.2.4. et 5.2.2.5.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
432
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.1.2. Encaisser le coup
Bien sûr, les conduites inappropriées ne sont pas toujours accompagnées d’efforts
–ou d’effets– réparateurs. Le fauteur ne cherche pas toujours à «!récupérer le coup!»
ou à «!corriger le tir!», et il y a même matière à penser que pour certaines de ces
conduites à travers lesquelles la «!folie!» fait irruption «!dans la place!» (Joseph, 1989!;
Joseph, 1996), des entreprises de justification, d’excuse ou d’atténuation soient
vaines17. Les partenaires de celui qui échoue à représenter, de leur côté, ne cherchent
pas toujours à l’apaiser, et quand ils s’y essaient, il est encore possible que le fauteur
leur résiste. Dans ces cas, la conduite inappropriée développe librement ses effets.
Selon les situations et selon l’amplitude de l’inappropriation, elle trouble ou elle
choque.
La présentation faite dans le chapitre 5 des infortunes rencontrées par les participants
citoyens et profanes lorsqu’ils cherchent à «!représenter!», parce qu’elle proposait une
série d’ «!instantanés!», ne nous a pas encore permis de comprendre toutes les
implications de ces troubles et de ces chocs. Il nous faut alors dépasser le présentisme
qui caractérise l’approche goffmanienne des modes d’adaptation à l’échec et sa
théorie de la réparation dans son ensemble18, et penser la possibilité que ces troubles
et ces chocs affectent plus durablement les partenaires d’un processus de concertation
s’étalant sur plusieurs mois!; la possibilité qu’ils se transportent à l’intérieur de ce
processus, d’une réunion à une autre. Comme le remarque Joan Stavo-Debauge dans
le contexte bien particulier de sa thèse de doctorat sur les «!communautés!» et leurs
«!étrangers!», «!il ne s’agit pas seulement de décrire l’épreuve de la survenue, c’est-àdire l’impact et l’effet du choc produit par la rencontre avec l’étrangéité. Il s’agit aussi
et symétriquement de considérer la capacité des personnes et des communautés à
l’encaisser!» (Stavo-Debauge, 2009, p.239).!Et l’auteur d’insister sur la «!dimension
historiale!» du dit «!encaissement!».
17
Les conduites dont on s’excuse atteignent leur limite lorsque survient «!un tout autre envahissement,
bien plus irrémédiable!: la folie dans la place!» (Joseph, 1989). Ceci invite John L. Austin à s’interroger
sur les!normes de l’inexcusable!: «!Je suppose que pour toute excuse, il existe des cas d’un certain type et
d’une gravité telle que «!nous ne pouvons les accepter!» [...]. Nous pouvons alléguer l’inadvertance si
nous marchons sur un escargot, mais pas sur un bébé –il faut regarder où l’on met les pieds. Bien
entendu, c’était effectivement par inadvertance mais ce mot constitue une excuse qui, en raison des
normes, ne sera pas admise!» (Austin cité dans Laugier, 2009, p.156). La «!gravité!» inexcusable de
l’offense ne concerne pas toujours une personne autre que le fauteur de trouble lui-même. Il faut alors
s’intéresser à ces attitudes irrémédiablement inappropriées dont les effets auto-dégradants concernent en
priorité le «!fou!». Par exemple, dans le cas de l’extrait n°93 du chapitre 5, où un monsieur âgé présentait
à l’assemblée un cahier dans lequel il avait «!compté!» les odeurs provenant du restaurant de son voisin,
il est peu vraisemblable que des formes d’excuse ou d’atténuation aient permis de dissiper, dans l’esprit
des partenaires de l’interaction, des doutes concernant la santé mentale de l’énonciateur.
18
Le présentisme avec lequel Goffman pense les modes de sanction et d’adaptation à l’échec est
particulièrement perceptible dans le paragraphe suivant!: «!Pour ce qui est de l’activité publique (par
exemple, le comportement dans les réunions), la preuve d’un manquement à se soumettre aux règles
provient pour l’essentiel de la prise du coupable sur le fait. Et c’est bien la meilleure façon!: car les
entités en jeu ici ont au mieux une vie très brève, aussi brève, disons, que celle d’une conversation ou
d’un pique-nique. L’offense est généralement de courte durée, et, qui plus est, les effets néfastes s’en
évanouissent presque aussi vite que les entités atteintes!» (Goffman, 1973, p.108).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
433
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Dans le troisième chapitre de son admirable thèse, Stavo-Debauge déploie
patiemment cette problématique de l’ «!encaissement!» (ibid., 2009, p.243-316).
L’auteur, si l’on veut résumer son propos, constate que les philosophies de
l’expérience (il se réfère ici au pragmatisme de Dewey, à la phénoménologie de
Heidegger et à l’herméneutique de Gadamer) partagent une même tendance à la
«!valorisation du choc!» en étudiant la «!rencontre avec l’étrangéité!» sous l’angle de
sa «!productivité!», de l’enrichissement de l’expérience qu’elle permet. Selon StavoDebauge, on n’a pas suffisamment insisté jusqu’ici sur «!l’éventuel!dommage!» causé
ou sur «!la possible stérilité!» de rencontres (avec l’étrange ou le nouveau!) qui se
feraient «!encontres!»!; sur le «!travail du mal!» à l’œuvre dans ces petits ou grands
chocs, dans ces moments qui, dans l’étude de notre chapitre 5, surviennent à chaque
fois qu’une énonciation malheureuse est engagée par un participant citoyen ou un
profane et remarquée comme telle par la réponse que lui apportent d’autres
participants. Répétée, affinée au fil des pages, la proposition de Stavo-Debauge se fait
limpide dans le paragraphe suivant (ibid., 2009, p. 281)!:
Certes, au travers de cette sémantique du «!choc!», partagée par l’ensemble
des auteurs sur lesquels notre enquête s’est portée, il apparaît que l’étrangéité
est [...] bien pensée comme un genre d’atteinte. L’étrange et le nouveau ne
laissent pas indifférents, puisque c’est [...] par un «!choc!» qu’ils se signalent.
Ainsi, après avoir été reçue ou dès son arrivée, l’étrangéité touche au propre,
elle le bouleverse et l’altère, écrivent-ils tous autant qu’ils sont. Mais, somme
toute, ce bouleversement est heureux, c’est pour le mieux qu’il transforme et
c’est à tout coup qu’il semble pouvoir le faire. Il n’y a donc pas de raison de
devoir s’en protéger et il apparaît même indigne de vouloir s’épargner la
rencontre de l’étrange ou du nouveau. Au risque d’un mauvais jeu de mot,
on peut dire que l’altération prodiguée par l’étrangéité n’assèche ou ne tarit
jamais l’!«!expérience!», tout au contraire, elle est désaltérante, elle rafraîchit
des «!routines!» surannées, elle permet d’accroître l’intensité du flux
expérientiel et la densité de ce qu’il contient. Autrement dit, elle semble
toujours productive, elle apporte plus qu’elle ne lui fait perdre, elle contribue
plus qu’elle n’enlève, elle donne plus qu’elle ne retranche [...]. Ainsi, ce qui
manque à être pensé, c’est la possibilité que l’étrangéité soit malvenue, aux
personnes comme aux communautés, mais aussi que les unes et les autres ne
soient pas nécessairement prêtes à pouvoir ou à vouloir lui réserver un bon
accueil et à supporter sa survenue. En somme, ce qui disparaît de la
réflexion, ce sont les éventuels maux que l’arrivée de l’étrangéité entraînent
dans son sillage, voire qu’elle amène dès sa parution, précisément en tant que
sa survenue donne lieu à un «!choc!» et que sa présence peut s’avérer
durablement choquante, c’est-à-dire non appropriable autant
qu’inappropriée.
Il ressort du travail de Stavo-Debauge sur la rencontre avec l’étrange et le nouveau
un concept d’ «!encaissement!» séduisant à plus d’un titre, premièrement en ce qu’il
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
434
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
s’applique symétriquement aux deux parties de la rencontre, d’une part, la
«!communauté!» en place, et, d’autre part, les personnes par lesquelles arrive
l’étrange!; ensuite pour son ambivalence fondamentale, entre une face productive
(«!encaisser!» comme dans «!mettre en caisse!», «!encaisser un chèque!») et une face
nocive ou improductive («!encaisser le coup!», «!encaisser sans broncher!»)19.
Attaquons-nous alors, dans le cadre de notre enquête, au problème suivant!:
comment ces malheureux «!engagements de représentation!» des profanes sont-ils
encaissés, d’une part par les dispositifs qui leur donnent la parole, et d’autre part par
les «!fauteurs de trouble!» eux-mêmes!?
6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des
erreurs profanes
a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?
Pour les dispositifs de concertation et les personnes en charge, selon les situations,
selon la nature et l’intensité du trouble qui surgit de l’échec des prises de parole
profanes, on peut d’abord imaginer deux effets «!productifs!» opposés. Dans certains
cas, les interventions inappropriées ou hors-propos des citoyens peuvent être reçues
dans une perspective mélioriste et prospective. Elles amènent les personnes en charge
à «!réaliser qu’il y a une vie à côté du Contrat de quartier!», que le dispositif de
revitalisation urbaine et le processus de concertation en lui-même doivent pouvoir, à
l’avenir, prendre en considération une plus large gamme d’acteurs, de préoccupations
et de manières de concevoir la ville. Cependant, le plus souvent, le cadre relativement
étriqué de la concertation étant ce qu’il est, et les personnes à sa charge n’imaginant
aucunement de modifier ce cadre en cours de processus, lorsqu’une prise de parole
profane fait irruption malheureuse, celle-ci a surtout comme effet productif, à court ou
moyen terme, de montrer et de rappeler la norme de conduite enfreinte. Si la sanction
qui suit une intervention malheureuse fonctionne comme un rappel à l’ordre adressé
au fauteur de trouble effectif, elle fait porter sa visée dissuasive sur l’ensemble des
19
Les développements de Stavo-Debauge paraissent alors en phase avec le genre de pragmatisme que
nous avons essayé de développer dans cette thèse en suivant Goffman, un pragmatisme tempéré dans
son aspect le plus émergentiste, réformé par un certain réalisme. Ce sentiment apparaît notamment à la
lecture du paragraphe suivant!: «!Il nous faut prolonger [cette ontologie de l’étranger] dans une
sociologie qui se veut à la fois réaliste et pragmatique. Cette sociologie est relative à l’accueil de ladite
étrangéité ainsi qu’à son appropriation au propre des personnes ou au commun de la communauté. Le
pragmatisme de cette sociologie est attesté par son souci d’appréhender l’étrangéité au travers de ses
effets et des réactions qu’elle suscite. Quant à son réalisme, il tient au fait que ladite sociologie s’efforce
de considérer le travail du mal et la résistance à une rencontre de l’étrangéité qui se fait parfois encontre
d’une manière radicale, en ne montrant nulle productivité, en ne s’offrant comme la prémisse d’aucun
gain en ‘expérience’ et en ne souffrant aucune sorte de partage ou de communication entre les
protagonistes de la situation!» (Stavo-Debauge, 2009). Je persiste à penser que cette posture me paraît
compatible avec l’ «!interactionnisme réaliste!» (A. Ogien, 2007) d’Erving Goffman, qui aborde bien les
situations de rencontre au plus près de leur déroulement, tout en se montrant particulièrement attentif,
et davantage que les pragmatistes, à la vulnérabilité des personnes et aux points de rupture des
situations. Notons que Joan Stavo-Debauge ne s’appuie pour sa part aucunement sur Goffman, qu’il
rejette, et il est vraisemblable qu’il soit réticent au rapprochement que je propose ici.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
435
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
interventions malheureuses du même genre qui pourraient se faire entendre plus tard
dans la conversation ou lors d’une prochaine réunion, et donc sur les fauteurs de
trouble potentiels dont se compose l’assemblée. Sous cet angle, les échecs
communicationnels commis par les participants citoyens et profanes sont «!versés au
compte!» (ibid., 2009) du dispositif institutionnel, ces transgressions permettant de
visibiliser et de justifier une structure normative commune pour le réglage des
conduites.
b) La génération de «!hantises!»
On voit immédiatement apparaître ici l’effet plus nocif ou pathologique de ces
engagements inappropriés. En effet, les troubles qu’ils font naître peuvent être à la
source de véritables «!hantises!»20 (Stavo-Debauge, 2002!; 2009), ensuite cultivées par
les organisateurs de la concertation. La «!hantise!» est «!l’empreinte de la dimension
traumatisante de certains événements!» (Stavo-Debauge, 2009), l’«!ombre portée!» sur
le passé et sur le présent par une «!mémoire malheureuse!» (Ricœur, 2000, p.36-37).
Stavo-Debauge le précise en citant Derrida, la hantise, si elle prend sa source dans le
passé, «!regarde ce qui est à-venir, en commandant à l’attention de s’inquiéter de
propensions où se lirait “le signe avant-coureur de ce qui menace de se passer” »
(Stavo-Debauge, 2009, p.294). On retrouve cette forme pathologique de la vigilance
interactionnelle21 chez les personnes en charge, dans nombre des extraits examinés
dans les chapitres 4 et 5. Nous avons vu, par exemple, avec l’extrait n°87, comment
Charlotte Bridel, la chef de projet du Contrat de quartier Callas, coupe la parole à un
citoyen après quelques mots lorsqu’elle sent, sur la base d’une prémisse («!On est
vraiment ici dans un cas de figure de votation à la suisse ou de referendum à la hollandaise, et
on sait très bien que dans des referendums, il faut définir un périmètre... »), que c’est la
proposition de «!relancer!» une discussion de fond sur les institutions démocratiques
qui se prépare, une discussion qui ne peut pas être prise en charge à ce stade au sein
du Contrat de quartier. Il y a là le signe avant-coureur d’un «!mal!» contre lequel il
avait déjà fallu batailler, dans le passé, à l’occasion d’énonciations malheureuses du
même type, mais plus pleinement déployées. Ainsi, la prise de parole inappropriée
d’un participant citoyen ou profane, et le trouble qu’elle crée sur le moment, sont, au20
Notons que Stavo-Debauge, dans son enquête, part des usages que font Derrida et Ricœur de la
notion de «!hantise!», pour ensuite penser les hantises dans leur ambivalence (p.317), à un niveau non
strictement pathologique, comme dynamique de production de «!maux communs!», que Stavo-Debauge
prétend primordiaux, sur les biens communs, dans la constitution des communautés.
21
«!Dès lors, conjointement à la compression de la liberté attentionnelle, qui va avec la dimension
obsessive qui les caractérise, les hantises peuvent amoindrir la capacité des personnes à considérer le
caractère singulier des situations et à savoir embrasser l’espace des biens et des moyens dans leur
complexité. Notamment parce qu’elles auront tendance à rapporter indûment ou exagérément les
situations présentes aux situations passées ou parce qu’elles ne regarderont les choses qu’au prisme des
pires conséquences envisageables. Si cela arrive fréquemment, c’est que la hantise, dans son étiologie,
fait fond sur un traumatisme, de sorte qu’elle consiste d’abord en la crainte d’être à nouveau débordé par
des maux spécifiques et qu’elle incline naturellement à vouloir s’en protéger, mais fort souvent d’une
manière très excessive, voire obsessionnelle!» (Stavo-Debauge, 2009, p.318).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
436
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
delà des parenthèses temporelles d’une situation donnée, ce qui risque toujours de se
reproduire. Ces anticipations abusives sur les propositions des participants citoyens et
profanes sont, à mon sens, de bons indicateurs de «!hantises de l’erreur!» dans le chef
des personnes en charge. Le long extrait n°40 du chapitre 4, dans lequel l’échevine
Anne Lessage coupe presque systématiquement les interventions des citoyens, nous
montre un intéressant catalogue de ces hantises.
c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif
Enfin, la multiplication des interventions inappropriées, leur systématisme même,
pour ce qui concerne les «!engagements de représentation!» des participants citoyens
et profanes, ne manque pas d’affecter le dispositif de concertation qui les accueille,
ainsi que les personnes chargées de faire tenir ce dispositif. Ces nombreux ratages,
s’accumulant au fil d’une réunion et au fil d’un processus de plusieurs mois,
constituent une critique en actes d’un dispositif (le Contrat de quartier, la CLDI) et
d’une équipe d’organisation qui ne parviennent apparemment pas à accorder la
parole aux personnes –qu’elles ont invitées à venir s’exprimer– sans faire peser sur
ces prises de parole une très grande vulnérabilité. On retrouve ici cette importante
contradiction (il est à la fois demandé et interdit de représenter), dont nous avons examiné
les effets sur les prises de parole profanes tout au long du chapitre 5, et dont les
personnes en charge doivent elles aussi répondre à l’occasion, lorsqu’un «!ras-le-bol!»
se fait ressentir du côté des participants citoyens et profanes, comme nous allons le
voir plus loin.
6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations,
adaptations
Nous avons envisagé brièvement certains modes de réception de l’échec chez les
personnes en charge. Qu’en est-il, à présent, des participants citoyens et profanes!?
Qu’est-ce qu’une participation placée sous forte contrainte (thématique, hiérarchique,
technique, temporelle, réglementaire, budgétaire...) fait aux personnes!? Comment
encaissent-elles, pour un bien ou pour un mal, le trouble jaillissant de leurs propres
interventions malheureuses!? Quelles sont leurs réactions devant l’insuccès de leurs
engagements de représentation!? Pour traiter de ces modalités de la réponse à l’échec
chez les citoyens, nous pouvons recourir au fameux modèle d’Albert Hirschman
(1970)22 qui distingue «!défection!» (Exit), «!protestation!» (Voice) et «!fidélité!»
(Loyalty), tout en veillant à compléter ces catégories par une modalité intermédiaire,
entre adaptation et résistance, comme le propose Francis Chateauraynaud (1999).
22
Loïc Blondiaux a été le premier, à ma connaissance à utiliser le modèle Exit, Voice, Loyalty dans
l’étude des assemblées de démocratie participative (Blondiaux, 1999). Il l’évoque à nouveau dans son
plus récent ouvrage, Le nouvel esprit de la démocratie (2008).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
437
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
a) Défections
Une première façon d’encaisser une série d’ «!échecs à représenter!» consiste
simplement, pour le participant citoyen ou profane, à se diriger vers la sortie et à
quitter le processus de concertation. Cette réaction est du reste fort commune. Ainsi,
les organisateurs des Contrats de quartier sont souvent embarrassés de constater
qu’ils perdent «!une bonne partie des participants en cours de route!». Notons que les
défections ont lieu, très généralement, dans l’intervalle séparant deux réunions. Un
participant se présente à un certain nombre de réunions, puis, simplement, ne vient
plus, la plupart du temps sans veiller à en avertir les personnes en charge de la
participation. Il arrive, dans des cas beaucoup plus rares, qu’une personne quitte
définitivement sa place de participant en cours de réunion!; je pense par exemple, dans
le contexte singulier des «!espaces de dialogue!» entre usagers de l’urgence sociale et
travailleurs sociaux, à cette personne épuisée qui ne tenait plus assise sur sa chaise et
qui a été obligée de quitter les lieux, aidées d’un accompagnateur (5.3.2.2.).
Si l’abandon apparaît, de prime abord, comme la forme la plus stérile de l’
«!encaissement!» du choc conséquent à un «!échec à représenter!» –ou à une série d’
«!échecs à représenter!»– , on peut également en imaginer une version productive.
Dans certains cas, se désengager de la concertation autour d’un Contrat de quartier
ne signifie pas mettre fin à son engagement citoyen vis-à-vis du quartier, mais à le
placer ailleurs, à poursuivre ses efforts sous d’autres sphères. Dans le cas du Contrat
de quartier Callas, si la scène officielle de la concertation, la CLDI s’est avérée être
un lieu fort peu propice à la fois aux formes de représentation avancées par les
participants citoyens et profanes, d’autres lieux, hors du Contrat de quartier, ont
offert un prolongement à leur soif de discussion de d’enquête. Devant la difficulté de
faire valoir leur parole propositive dans le cadre du Contrat de quartier Callas, il se
forme un groupe de «!déçus!», composé d’habitants et de représentants d’associations
de la commune. Ensemble, ils mettent au point un projet d’animation urbaine au
nom évocateur, Je Cherche Ma Place. Si ce projet constitue en un sens une véritable
spin-off de la concertation organisée autour du Contrat de quartier Callas, Je Cherche
Ma Place se veut en même temps une sorte d’anti-Contrat de quartier, sur le plan des
enjeux et des méthodes que se donnent ses membres. Ceux-ci collaborent à la
création d’un événement présentant une alternative radicale à la revitalisation
urbaine proposée dans le Contrat de quartier. L’objectif est ici dorénavant de
travailler l’espace public du quartier Callas sur une temporalité courte et sur un mode
expérimental. Lors d’une journée du mois de septembre 2005, les membres de Je
Cherche Ma Place s’attachent à réinventer leur quartier, en gribouillant des fresques sur
le bitume de la rue Callas, en déguisant les voitures parquées à l’aide de bâches
colorées, en décorant les arbres, etc.
Ici, les échecs de parole rencontrés dans les assemblées CLDI et la défection qui s’en
suivit ont pu trouver, en d’autres lieux, des prolongements productifs inattendus. Il
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
438
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
n’en reste pas moins qu’au sein du dispositif officiel, ce mode de réaction à l’échec
met fin à la relation de concertation.
b) Protestations
Au-delà des situations de trouble que peuvent engendrer certaines prises de parole
socialement sanctionnées comme inappropriées, d’autres pourront ouvrir sur des
situations carrément problématiques. Ce qui pose problème et ce qui choque, c’est
tantôt la conduite d’un participant citoyen ou profane qui franchit la limite entre
l’inapproprié et l’inacceptable, tantôt la réponse qui lui est apportée par les personnes
en charge et qui est elle-même reçue comme inacceptable... tantôt les deux!! Dans
tous les cas, les différents participants marquent un temps d’arrêt dans la
conversation ou une «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991) pour signaler leur
opposition au tour qu’est en train de prendre la situation, pour protester. Le
«!problème!» est ici ce qui nécessite d’interrompre le cours des choses, ce qui ne peut
être tenu sous silence et qui exige qu’une voice, au sens de Hirschman (1970), soit
exprimée et entendue.
Dans un premier cas de figure, donc, c’est la conduite d’un participant citoyen ou
profane qui heurte les partenaires. Nous avons vu par exemple comment un membre
d’une CLDI de la commune B, après avoir proféré des mots racistes, s’était vu
signifier son expulsion de la CLDI (5.2.2.1.). Les participants avaient pour cela
interrompu le traitement de l’ «!ordre du jour!» et improvisé un vote, à l’initiative de
la présidente de séance et comme le règlement d’ordre intérieur du Contrat de
quartier les y autorisait. A l’unanimité, ils avaient décidé d’exclure ce participant.
Ces conduites inacceptables demandant l’interposition immédiate des différents
partenaires furent observées beaucoup plus fréquemment dans les espaces de
dialogue entre sans-abri et travailleurs sociaux (propos racistes ou homophobes,
insultes, vulgarité excessive, menaces, propos humiliants, début de bagarre entre un
jeune homme et sa compagne...).
Dans la présente section, nous nous intéressons davantage à cet autre cas de figure
dans lequel ce n’est pas la conduite inappropriée d’un participant citoyen qui est
jugée inacceptable, mais plutôt la réponse sanctionnante qui lui est apportée par une
personne en charge. Ici, en nous interrogeant sur cette question de l’ «!encaissement!»
présentée par Stavo-Debauge, il faut encore faire la différence entre des sanctions qui
sont jugées inacceptables sur le coup, qui choquent immédiatement (extraits n°98,
99), et celles qui, en se répétant, en viennent progressivement à exaspérer23 les
participants citoyens (extraits n°100, 101) :
23
Joan Stavo-Debauge a décrit ailleurs la dynamique de l’!«!exaspération!» dans le cas de conflits de
voisinage à Lyon (Stavo-Debauge, 2003). Dans un même domaine de recherche, Marc Breviglieri a
développé ces dernières années une partie de son travail autour de la notion d’«!insupportable!»
(Breviglieri, 2009), notamment dans le cas des «!épreuves citadines!» (Breviglieri & Trom, 2003).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
439
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
EXTRAIT N°98 – C.d.Q. Callas, Commune A – mars 2005
[La discussion porte sur la possibilité, soulevée par des habitants, de mener une «!enquête!» dans
le quartier, auprès des habitants, sur l’intérêt de l’aménagement d’un ascenseur urbain. Un
habitant propose d’organiser un référendum. Au moment où il développe sa proposition, il est
coupé par Charlotte Bridel!:]
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
OK, mais ça, ce n’est pas moi qui vais le définir et ce n’est pas nous qui allons le
définir ici... Non, ça je pense, que c’est, justement, au bureau d’étude auquel on
confie cette enquête qui doit le définir. Et pas nous, ici, quidams, qui en connaissant
un morceau...
MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) :
Qu’est-ce que... ça veut dire quoi, ça «!quidams!» ?!
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Nous ici, qui ne sommes pas...
MONSIEUR FERRET (habitant du quartier) :
...Au palais de justice, quand on dit qu’un quidam pousse la porte, ce n’est jamais
très... très accueillant. Alors, c’est quoi un quidam ?!
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
Monsieur Ferret, s’il vous plaît, ne prenez pas la mouche comme ça pour un mot.
EXTRAIT N°99 – C.d.Q. Callas, Commune A – octobre 2004
MARCEL ALLARD (délégué des habitants) :
Quand vous dites qu’on s’approprie la parole des habitants, je trouve que, là, il y a
quelque chose, il y a une violence qui est faite là et qu’il faut rectifier [...]. Je veux
dire, il ne faut pas scotomiser cet avis ou l’annuler sous prétexte que nous ne sommes
pas des représentants élus.
JACKY DECAUX (bourgmestre) :
Je n’ai pas dit ça.
MARCEL ALLARD :
Si on veut que notre avis continue à être donné, il faut, quelque part, l’acter, le
reconnaître et accepter qu’il existe.
JACKY DECAUX!:
Oui.
MARCEL ALLARD :
Sinon, on se retire. Donc, je voudrais que ça soit très clair.
EXTRAIT N°100 – C.d.Q. Collège, Commune C – juillet 2004
[Un habitant pose une question concernant la possible intervention d’un groupe de jeunes
«!grapheurs!» qu’il connaît, en vue de décorer un mur de sa rue!:]
CHRISTINE BOUDON (chef de projet)!:
Vous savez Monsieur, ces questions culturelles et artistiques c’est assez difficile dans
un Contrat de quartier. Ce qu’on appelle le volet «!cohésion sociale!», c’est finalement
assez limité, on ne fait pas ce qu’on veut hein...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
440
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
L’HABITANT!:
Mais enfin c’est pas croyable, vous nous dites qu’on doit être acteurs de notre
quartier, vous nous faites venir et puis là, en gros, tout ce que vous faites depuis le
début c’est nous dire qu’il est pas possible de discuter sur quoi que ce soit... C’est
dingue, ça!!
CHRISTINE BOUDON!:
Pas «!sur quoi que ce soit!»...
L’HABITANT!:
...oui enfin, sur l’essentiel.
CHRISTINE BOUDON!:
Oui, eh bien, vous irez dire ça au Ministre!!
EXTRAIT N°101 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2005
OLIVIER WAUTHIER (chef de cabinet du bourgmestre Decaux)!:
Je suis un petit peu étonné des discussions qu’on a ce soir, parce que j’ai l’impression
qu’on est occupé à refaire l’élaboration d’un dossier de base qui a déjà été établi, qui a
fait l’objet de tout un processus de concertation qui a duré plusieurs mois...
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!:
Enfin, je... Maintenant, c’est moi qui commence à être fatiguée. Je trouve que c’est
déjà depuis un an qu’on se voit et qu’on dit!: «!Bordel de dieu – excuse-moi, je suis
un peu énervée – comment ça se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte
plus large dans lequel on fait nos choix!?!!».
Ces extraits nous montrent des exemples de vives protestations devant l’impossibilité,
pour des participants citoyens ou profanes, de proposer ou de représenter. Que cela
soit suite à un mot choquant ou suite à un énième déni, les participants réalisent que
leur prétention de représenter quelque «!enjeu!» ou d’avoir quelque véritable «!rôle!» à
jouer dans la concertation, n’est pas prise au sérieux.
Or, contrairement à ces formes d’ «!explosions contrôlées!» dont nous avions parlé
plus haut, ces moments d’épanchement organisés dans l’après-coup, en marge du
Contrat de quartier, sur des scènes plus informelles, en plus petit comité et en
présence de ces seules personnes en charge qui reconnaissent et acceptent un rôle de
pare-chocs, les protestations dont nous parlons ici s’expriment immédiatement sur
l’avant-scène officielle de la concertation. Les protestations publiques des extraits que
nous venons d’examiner ne se placent pas dans une dynamique d’apaisement, elles
sembler plutôt signer une fêlure ou une rupture plus irrémédiable dans la relation de
concertation.
Dans ces extraits, la situation problématique et les tensions qu’elle révèle ne sont pas
non plus l’occasion d’une «!enquête!» (Dewey, 1993)!; elles sont un pas fait vers la
sortie. Ces coups de sang et ces ras-le-bol nous montrent finalement, au moins autant
que dans le cas de défections plus discrètes, la face improductive de l’
«!encaissement!» dont parle Stavo-Debauge. Ici, Voice et Exit constituent une
séquence plus qu’elles ne constituent de véritables alternatives l’une pour l’autre,
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
441
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
comme dans le modèle de Hirschman. Pour le participant Marcel Allard (extrait
n°99), la protestation s’appuie explicitement sur la menace d’un abandon («!sinon on se
retire!»), menace qui sera mise à exécution lors de la réunion suivante. Pour les autres
participants de ces extraits, ce coup de gueule qu’ils poussent sera le dernier.
L’habitant du Contrat de quartier Collège (extrait n°100) ne mettra plus les pieds en
CLDI. Les participants du Contrat de quartier Callas ne reverront plus Monsieur
Ferret (extrait n°98), que Charlotte Bridel décrira lors d’une réunion suivante comme
un habitant aux «!réactions très vives... enfin, trop vives et un peu à côté de la plaque!» dont
elle n’a «!depuis, plus de nouvelles!»24. Quant à Marion Slossen (extrait n°101), elle
réapparaîtra à l’occasion de l’une ou l’autre CLDI, mais en manifestant beaucoup
moins d’engagement et en prenant très rarement la parole.
c) Adaptations
Les réactions de «!défection!» et de «!protestation!» que nous avons envisagées ont en
commun d’occasionner une rupture dans la relation de concertation entretenue jusquelà par les participants. Dans le premier cas, cette rupture se produit, non sans heurts
–puisque l’abandon peut s’expliquer par une suite de chocs associés à des situations
d’échecs–, mais sans conflit. Dans le second cas, la rupture arrive avec grands fracas,
quand des participants manifestent leur mécontentement en «!explosant!» dans des
commissions officielles peu disposées à digérer le conflit dans son expression la plus
crue. Quelles autres formes l’ «!encaissement d’échecs à représenter!» peut-il prendre
pour le participant citoyen ou profane!?
Dans le modèle d’Albert Hirschman, la «!fidélité!» (Loyalty) décrit finalement assez
mal, à elle seule, l’alternative possible à l’Exit et à la Voice. Comme le propose
Francis Chateauraynaud (1999, p.46), il s’agit alors de faire correspondre aux deux
premières modalités de «!rupture de la relation!», deux modalités de «!maintien de la
relation!» qui se distingueraient elles aussi l’une de l’autre par l’absence ou la
présence d’une dimension conflictuelle ou en tout cas d’une dimension critique
(figure 31)25.
24
Cf. extrait n°67 dans le chapitre 5.
A vrai dire, au risque de dénaturer la proposition de Chateaureynaud (qui lui même amendait
Hirschman), ce critère de la critique nous semble plus important que celui du conflit pour la constitution
des différentes catégories de l’! «!encaissement!».
25
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
442
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
fig. 31- Défection, protestation, acceptation, résistance intérieure
(Repris de Chateauraynaud, 1999, p.46, puis modifié)
Rupture de la relation sans critique
Rupture de la relation avec critique vive
Défection - Exit
Protestation - Voice
Maintien de la relation sans critique
Maintien de la relation avec critique larvée
Acceptation - Loyalty
Résistance intérieure - Resistance
Certains lecteurs penseront que nous n’avons pas traité avec suffisamment
d’attention ces deux premières modalités de la «!défection!» et surtout de la
«!protestation!», et ils auront certainement raison. C’est qu’il nous a paru tout aussi
intéressant, dans ce dernier chapitre consacré aux engagements profanes les plus
heureux, d’enquêter sur ces modes adaptatifs –plutôt que disruptifs– de la réaction aux
«!échecs de représentation!», sur ces façons de faire et ces arts de dire par lesquels les
participants citoyens ajustent leur conduite aux situations dans lesquelles ils se sont
d’abord engagés d’une manière jugée inappropriée par les partenaires. C’est bien à
cela que nous invite une approche grammaticale des conduites en public!: étudier le
lien, les espaces de règles qui lient les participants d’une situation et les adaptations
consenties en vue du maintien de la relation.
Les mêmes lecteurs pourraient alors nous dire qu’en n’accordant qu’une importance
marginale aux situations et aux compétences de protestation (Voice) et en focalisant
l’étude sur le travail d’adaptation des citoyens, nous sommes en train de troquer une
sociologie critique au service de la «!revanche sociale!» pour une sociologie acritique
au service de la «!domination!», que nous tournons le dos aux efforts courageux des
citoyens protestataires pour leur préférer un art de la soumission, des méthodes par
lesquelles les citoyens apprennent à filer doux et à marcher droit. Ici, toutefois, nous
devons exprimer notre désaccord et préciser nos intentions en nous appuyant sur les
nouvelles catégories de la figure 31. Tout en mettant l’emphase sur le maintien de la
relation et en revendiquant ce parti pris, nous faisons apparaître avec ce modèle
«!Hirschman-Chateauraynaud!» une nouvelle tension entre une réaction de Loyalty
entendue comme acceptation d’un «!échec à représenter!» et une seconde dimension
de la fidélité qui engage une réelle transformation de la posture du citoyen, du
profane. Cette seconde forme de l’adaptation à l’ «!échec de représentation!», en
introduisant un écart entre une conduite strictement docile et une conduite attentive à
des aspects de coordination, à des enjeux interactionnels de déférence et de
déontologie, inclut en même temps la possibilité d’un agir tactique et d’une certaine
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
443
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
résistance26. Mieux, elle est la possibilité de cette résistance, comme l’a bien montré
James Scott (1990).
Il importe de développer ce point.
Notre approche pragmatique vise une compréhension des conditions sociales, des
conduites et des choix linguistiques par lesquels les engagements de parole de
participants citoyens et profanes réussissent, parviennent à se poser dans le cours de la
concertation et à y développer leurs effets avec un certain bonheur. Et nous incluons
très certainement dans ces engagements de parole ceux qui contiennent une charge
critique. Or, dans le contexte particulier des assemblées CLDI, nous remarquons que
la critique vive qu’agite la protestation tend elle-même à échouer. Cette critique vive
ne cherche pas l’adaptation ou la transformation de la parole profane!; elle exige des
personnes en charge qu’ils établissent les conditions dans lesquelles les participants
citoyens pourront enfin «!représenter!», ou elle se contente de regretter amèrement
que de telles conditions ne soient pas réunies. Elle dit «!Bordel de dieu [...] comment ça
se fait qu’on n’a pas le temps de parler du contexte plus large dans lequel on fait nos choix!?!!».
Elle ne cède pas d’un pouce sur cette prétention à représenter, à proposer, à discourir
sur le monde. Elle s’entête en vain à vouloir «!commencer!» ou «!recommencer!» la
discussion.
Si, à partir de l’approche pragmatique choisie et à partir de notre matériau, nous
voulons montrer des opérations critiques plus heureuses et simplement plus
performantes, il nous faut nous tourner vers ces interventions montrant une certaine
capacité d’adaptation et d’ajustement à des situations étroitement cadrées qui leur
laissent, il est est vrai, peu de «!place!» pour s’exprimer ; vers ces voix pour lesquelles
les échecs du chapitre 5 sont à la fois l’occasion d’un désapprentissage de leurs formes
les plus purement représentationnelles, discursives et symbolisantes, et à la fois
l’occasion d’un apprentissage de nouvelles façons de signifier!; vers ces participants
qui prennent acte de la double dissymétrie profane-expert/citoyen-élu qui fondent ces
dispositifs de démocratie technique, et qui prennent au sérieux l’«!injonction
d’ordinarité!» qui leur est adressée par les personnes en charge!; vers ces paroles qui
ne prétendent plus «!initier!» ou «!offrir!», qui s’essaient plutôt à «!suivre!» et à
«!répondre!».
Il est facile, je pense, d’avoir une idée générale de ce à quoi peut ressembler une
confrontation ou un affrontement de positions entre, d’une part, des représentants
d’autorités politique et technique et, d’autre part, des citoyens décidés à faire valoir
leurs discours, leurs idées, leurs opinions. Mais que sait-on au juste de la puissance
26
C’est ce que souligne Fabrizio Cantelli dans son propre travail sur les dispositifs d’action publique face
au Sida (2007, p.150)!: «!L’approche pragmatique invite à explorer les modalités concrètes
d’accomplissement et de coordination de l’action “en train de se faire”, du travail critique et des
compétences mobilisées par les acteurs. Mais souligner l’importance de logiques cognitives ne revient
pas à éclipser toute dynamique relative à la capacité tactique et stratégique des acteurs, à leur inventivité
[...]!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
444
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
«!tactique!» (Certeau, 1980) de ces prises de parole profanes qui parviennent, par
adaptation, à se loger correctement au cœur de l’offre qui leur est soumise et du cadre
qui leur est préparé!? C’est sur ces «!critiques larvées!» et ces «!résistances intérieures!»
(figure 31) qui altèrent secrètement la relation dissymétrique sans menacer
directement son maintien que nous voudrions à présent enquêter27.
6.2. Répondre en citoyen ordinaire
Le chapitre 5 nous a permis d’apprécier l’ampleur et la variété des contraintes
institutionnelles pesant sur les tentatives de référenciation, de positionnement et de
formulation des participants citoyens et profanes dans les circonstances d’un Contrat
de quartier. Pris dans les faisceaux de ces multiples contraintes, ceux-ci ont
finalement peu l’occasion de faire connaître leurs «!idées!» ou leurs «!propositions!»,
de faire bénéficier élus et urbanistes de leur «!connaissance du quartier!», de leur
«!expertise d’habitants!». Devant ce constat d’ «!échecs de représentation!» plus ou
moins généralisés, on peut imaginer deux options de recherche, éventuellement
complémentaires, pour l’étude du travail de signification réalisé par des citoyens et
des profanes devant la perspective d’un réaménagement de leur quartier. La première
inviterait les chercheurs intéressés par les «!engagements de représentation!» des
habitants à se détourner des sites les plus officiels de la participation citoyenne pour
investir d’autres terrains!: des espaces politiques marginaux ou concurrents, ces
autres lieux de l’engagement public des citoyens (comités de quartier, associations
locales, manifestations, fêtes de quartier...). La seconde option, celle que j’ai retenue
dans cette thèse, consiste à rester les deux pieds sur ces sites les plus officiels et à
prendre au sérieux les formes d’engagement citoyen sous grande contrainte qui s’y donnent
à voir.
Une telle étude demande de dépasser le constat négatif d’une impossibilité, d’un
empêchement, et d’en arriver à l’analyse de compétences manifestées positivement
par les citoyens et les profanes. Si ce n’est par la production autonome de discours,
d’idées, de propositions, comment des citoyens et des profanes contribuent-ils au
travail politique mené dans ces commissions!? Et comment cette contribution d’une
autre nature, développée en deçà de la représentation, peut-elle porter une dimension
27
Les ressorts de ces «!art de la résistance!», que l’on retrouve aussi chez Michel de Certeau (1980), ont
été étudiés par James C. Scott (1990), à partir de la notion de «!transcription cachée!» (hidden transcript),
«!ce jeu du dire en secret, à demi-mot ou en faux-semblant son désaccord, son mépris ou son
insoumission, tout en en sauvant les bonnes apparences de la loyauté ou de la soumission!» (Cefaï, 2007,
p.575). Ils sont également retenus par Loïc Blondiaux comme l’une des raisons de placer encore
certains espoirs dans ces dispositifs institutionnels de démocratie participative!: «!Il y aurait beaucoup à
apprendre d’une enquête auprès des populations visées par les dispositifs participatifs, y compris
lorsqu’elles acceptent d’y jouer un rôle. Cette propension à l’ironie des acteurs impliqués constitue l’une
des dimensions les plus intéressantes mais malheureusement les moins étudiées de ce phénomène
politique!» (Blondiaux, 2008, p.84-85).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
445
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
critique!? Afin de voir apparaître ces compétences et leur portée critique propre, le
sociologue-ethnographe doit pouvoir se défaire de la grille d’analyse de la discussion
libre entre égaux fournie par les tenants d’un délibérativisme philosophique, sans
quoi il risque d’être terriblement déçu et de quitter une réunion CLDI ou un
processus de concertation «!Contrat de quartier!» avec l’impression que rien de bien
intéressant ne s’y est passé. Une éthique de la discussion fondée sur la théorie de la
rationalité communicationnelle telle que l’entend Jürgen Habermas, même si elle
s’avère infiniment plus complexe que les caricatures qu’en donnent ses critiques, ne
permet tout simplement pas la prise en considération «!réaliste!» du caractère
fondamentalement dissymétrique des rencontres que génère un dispositif de
démocratie technique. Calées sur l’horizon de la discussion libre et équilibrée, évitant
ou diabolisant le problème du pouvoir (De Munck, 1999), l’approche
habermassienne, mais aussi celle de Callon, Lascoumes et Barthe, nous donnent peu
de moyens pour penser la possibilité de dissymétries justes dans une concertation
publique sur des matières hautement techniques28.
Je défends l’idée selon laquelle la découverte sociologique de compétences
citoyennes et d’initiatives pratiques qui les faciliteraient passe par l’assomption d’une
situation de parole d’emblée dissymétrique, avec des acteurs plutôt placés en
situation de force et des acteurs plutôt placés en situation de faiblesse!; une
dissymétrie qui, dans ce qu’elle a de fondamental, ne pourrait être entièrement
résorbée par une meilleure écoute de la parole des citoyens, ni même par des
processus d’apprentissage ou de capacitation à discourir. Ce rapport de pouvoir ne
doit pas être considéré de manière essentialiste, mais bien pragmatiste!; il renvoie
surtout à la séquence d’apparition des acteurs –qui se distribuent en sollicitants et en
sollicités, en initiateurs et en répondants– et à l’ «!asymétrie de prises!»
(Chateauraynaud, 1999!; 2006) à laquelle donne lieu cette séquence. Ce qui est pris
en charge par les premiers, c’est la structuration d’une proposition générale, d’un
cadre de référence, d’une offre normative fixant des critères de pertinence, de justesse
et de correction pour les énonciations des seconds29. La «!faculté de commencer!»
ressortant à la responsabilité des premiers (4.6.) implique la constitution, par
intégration symbolique, de conglomérats de signes, d’ensembles signifiants (règlements,
introductions, récits sur le quartier, discours, analyses, exposés, dossiers...). Les
seconds ne se trouvent pas devant une égale possibilité de symboliser. Ils doivent
avant tout manifester une «!disposition à répondre!» (Genard, 1999) qui ne peut être
entièrement confondue avec une aptitude de production discursive, dans la mesure
où la réponse peut difficilement voyager au-delà des frontières de l’offre. L’espace de la
concertation est déjà chargé des objets symboliques encombrants, de ces vastes
ensembles signifiants qu’y ont déposés les acteurs initiateurs en début de réunion ou
28
Cette position me semble proche de celle défendue par Nicolas Dodier lors de son intervention au
colloque «!Approches pragmatiques de l’action publique!» en novembre 2007.
29
Cf. chapitre 4.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
446
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
en début de processus!; il n’a pas la «!capacité!» d’accueillir de nouveaux ensembles
signifiants qui seraient avancés par les acteurs répondants.
Une façon d’encaisser ces «!échecs de représentation!» dont les participants citoyens
et profanes ne manquent pas de faire l’expérience consiste pour eux, comme je viens
de le suggérer, à consentir à des efforts d’adaptation par lesquels, plutôt que de
s’entêter à développer des discours autonomes, ils assument plus pleinement une
position de répondants. Cette nouvelle position demande à leurs engagements de parole
d’indiquer ou d’exprimer une plus grande considération pour le «!déjà là!», pour la situation où
ils ont les pieds, telle qu’elle a été travaillée, préparée par les engagements de leurs prédécesseurs.
Consentir à répondre implique alors une modification de la posture expressive prenant son
origine dans la modification de la posture réceptive. Sur le plan de la réception, les
«!aptitudes attentionnelles!» et les «!dispositions à!suivre!» acquièrent une importance
centrale, au point de prendre le pas sur les compétences institutionnelles des
participants citoyens et profanes (6.2.1.). Sur le plan de l’expression, nous nous
intéressons à ces opérations par lesquelles les participants citoyens et profanes «!représentent!», c’est-à-dire présentent à nouveau, présentent sous un autre aspect,
pointent, reprennent ou adaptent ce qui a déjà été présenté et ce qui est déjà là!; des
opérations que nous faisons contraster avec les formes autonomes, inaugurales et
symbolisantes de la «!représentation!» (6.2.2.).
6.2.1. Une disposition à suivre
6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance
La figure du «!répondant!» nous rappelle que la grammaire de la concertation ne
désigne pas seulement un ensemble de règles, mais encore, comme Wittgenstein le
formulerait, des règles à suivre, dans le flux de la pensée et de la vie, pour répondre
aux attentes variables des partenaires et aux exigences changeantes des situations.
Une telle approche externaliste et dynamiste de la compétence par l’angle de l’accord
et de la coordination rend à l’action en public toute son incertitude dans la mesure où
sa pertinence dépend à la fois du déroulement des opérations et du jugement
d’autrui. Pour les citoyens qui sont les invités des dispositifs de participation, agir et
prendre la parole de manière compétente demande avant tout de rester branché sur
l’action en cours, de mettre à jour en continu son rapport à soi et aux autres, de
réactiver une mémoire, bref, de suivre, au sens le plus commun du terme. C’est qu’il
faut avoir suivi pour donner suite correctement!: il y a continuité entre le fait de
«!suivre!» au sens d’ «!être attentif à!», et «!suivre!» au sens de «!venir après!», de
«!succéder à!».
Dans le développement des réunions participatives auxquelles nous avons assisté, la
prise de parole des habitants succède à celle des élus locaux et à celle des experts. En
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
447
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
se rendant dans des dispositifs de concertation de l’action publique où sont rendus
discutables des projets particuliers et des options générales de rénovation urbaine, ces
participants sont, contrairement à leurs partenaires élus, experts et fonctionnaires
spécialisés, continuellement maintenus dans un régime d’ajustement et de réactivité
(responsiveness), et cela dès le premier instant de leur participation à un événement
auquel ils «!répondent présent!». Or, ce que tout participant assigné à cette position
est supposé comprendre, c’est que les attentes placées en lui ne concernent pas son
«!expression immédiate ou identitaire!» ou ses «!motivations authentiques ou
rationnelles!», mais bien ses «!réponses qui trouvent leur sens et leur cohérence dans
une syntaxe de conduites!» (Joseph, 1998a, p.12).
C’est ici qu’une observation naturaliste ou éthologique de l’activité démocratique
prend tout son sens!: les compétences de citoyens ordinaires et de non spécialistes à
s’engager de manière appropriée dans un espace de démocratie technique dépendent
avant tout d’aptitudes attentionnelles, de leurs capacités d’adaptation à un
environnement dynamique, et de l’état d’éveil de leurs «!sens sociaux!» (Conein,
2005) puisque cet environnement est en partie constitué par les corps, les
accoutrements, les gestes, les attitudes, les comportements et les paroles de leurs
partenaires. Bien sûr, la concertation sollicite des aptitudes attentionnelles chez
l’ensemble des partenaires de l’assemblée, en ce compris les personnes en charge de
la concertation. Cependant, l’attention a, dans le cas de la compétence profane, cette
fonction primordiale, nécessaire, constitutive qu’elle n’a pas dans le cas de la
compétence des experts et des élus qui est fondée, elle, par une institution30. S’il est
préférable pour une personne en charge de la concertation de «!suivre!», de se
montrer attentif à ce qui est en train de se passer, il n’y a pas là la même nécessité. Il
est par exemple possible à un expert ou à un élu de quitter la salle de réunion pour
répondre à un appel téléphonique pendant vingt minutes et de se réinsérer ensuite
dans la conversation comme si de rien n’était, sans que cela ne fasse peser une grande
vulnérabilité sur la pertinence de sa prochaine énonciation. De même, si l’on
considère l’échelle temporelle plus large du processus de concertation dans son
ensemble, il arrive qu’une personne en charge manque une, deux, trois réunions
CLDI sans qu’il lui soit impossible de retrouver une place de participant compétent
par la suite.
30
Nous trouvons une source d’inspiration sur cette question dans l’ouvrage de Francis Chateauraynaud
et Didier Torny (1999). Les auteurs y placent la notion de vigilance au centre de la compétence de ces
acteurs citoyens qui «!captent des risques!» et «!lancent des alertes!». La vigilance, l’attention à des
signaux est ce qui permet à «!des annonces émanant de personnages ou de groupes non officiels, dotés
d’une faible légitimité!» (p.14) d’amener des controverses socio-techniques et de jouer un rôle à
l’intérieur d’arènes traditionnellement limitées aux seuls élus et experts. C’est que, disent-ils, «!l’alerte
qui naît de l’attention en présence ne suppose pas d’abord des règles d’expertise formalisées, mais une
capacité perceptuelle, un certain état de veille!» (p.38). Toutefois, quand Chateauraynaud et Torny
s’intéressent à des formes de vigilance dirigées vers des phénomènes naturels du monde extérieur, la
vigilance dont nous parlons se joue dans l’ordre de l’interaction et est dirigée vers les conduites de ces
mêmes acteurs experts et élus.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
448
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Assurément, il n’en va pas de même pour les participants citoyens et profanes. S’ils
ne maintiennent pas un certain niveau de vigilance, ils «!passent à côté de
l’aventure!» et «!les choses comptent pour rien!» (Laugier, 2009, p.161, qui cite Henry
James). Le fait qu’ils se placent en position de faiblesse au sein d’un rapport
institutionnel ne supporte pas que, en outre, ils décrochent et se retrouvent largués.
Chez ces participants en position de faiblesse, l’attention est en effet constitutive de la
compétence en ce qu’elle fait naître les prises31 vouées à compenser un défaut d’assise.
Si les professionnels de la politique et les spécialistes de la ville peuvent s’adosser à
une connaissance plus générique et plus légitime de leur sujet, ainsi qu’à certaines
dispositions stables qui les soutiendraient, en quelque sorte, de derrière, les
participants citoyens doivent, en ce qui les concerne, faire usage d’éléments de
signification circulant dans le flux des interactions et des conversations, défilant
continûment devant leur nez, devant eux. Leurs «!échecs de représentation!» passés
leur ont appris qu’ils ne pouvaient jamais s’assurer des dimensions contextuelles
générales de la concertation (ses «!quoi!», ses «!qui!», ses «!comment!»)!: la position
qui leur est laissée semble exiger qu’ils découvrent ces dimensions au fur et à mesure
et les reconstituent fragment par fragment, toujours partiellement, à partir de bribes
attrapées au vol, et en s’orientant pour cela vers le jeu conduit par les acteurs
initiateurs, un jeu générateur de prises.
Déforcés par leur position dans l’institution, mis à mal par l’ordre symbolicoinstutionnel de l’activité, les participants citoyens ou profanes doivent se montrer
particulièrement disposés à suivre, cela dans une mesure et selon un mode étrangers
aux participants élus et experts. Par rapport à ces derniers, les participants
«!compétents en tant que profanes!» sont en excès de vigilance. Ainsi, on peut penser
qu’à une dissymétrie sur le plan de l’institution, les participants décidés à assumer
pleinement leur position de répondant font correspondre une dissymétrie sur le plan
de l’attention, qui joue en leur faveur cette fois-ci en ce qu’elle arme une certaine
capacité de résistance, comme nous allons le voir. C’est dans une tension et dans des
rapports de position fluctuant sur un continuum entre institution et attention, entre
représentations et perceptions, entre codes symboliques et prises sensibles (Bessy &
Chateauraynaud, 1995) qu’est possible un certain rééquilibrage de la relation de
concertation qui lient les initiateurs à leurs répondants32.
31
Notons que dans cette thèse, nous entendons le terme de «!prise!» ou de «!prise sensible!» plutôt dans
le sens de l’affordance de Gibson (1979), comme saillance dans un champ de perception.
Chateauraynaud et Bessy (1995) utilisent aussi la notion de «!prise!», mais dans un sens qui ne renvoie
pas uniquement à la perception et au sensoriel, qui la croise avec des repères institutionnels. Ce que
nous appelons «!prise!» ou «!prise sensible!» renvoie aux «!plis!» de leur modèle (ibid., 1995, p.243).
32
Nous ne reprenons pas ici exactement les mêmes catégories que les auteurs de Experts et faussaires
(Bessy & Chateauraynaud, 1995), mais cette tension entre prises sensibles et repères institutionnels est
bien au fondement de leur «!sociologie de la perception!» et une grande source d’inspiration pour notre
travail.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
449
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux
Rester en contact avec une activité de discussion qui les met à mal sur un plan
institutionnel demande aux participants citoyens et profanes de garder une prise
ferme sur les réalités écologique et dialogique de la concertation, en même temps que
sur son historique. Cette multicanalité de l’attention, structurée selon les catégories de
notre modèle de compétence (2.2.2.2.), est génératrice d’une compétence profane de
réponse. Dans la mesure où l’activité officielle s’avère pour eux désarçonnante, ces
participants peuvent laisser courir leur attention sur d’autres lignes. D’une part, ils
peuvent se fier à des surface patterns, des «!motifs de surface!» jaillissant
immédiatement dans le champ phénoménal de l’interaction, c’est-à-dire dans la
microspatialité du rassemblement et dans la microtemporalité de l’interlocution!;
d’autre part, ils peuvent reporter ce qu’ils ont sous le nez à des «!motifs plus
profonds!», qui renvoient à la fois à l’épaisseur expérientielle d’une concertation
prolongée sur plusieurs mois (riche d’images, de souvenirs de précédents), et à
l’orientation d’une ample structure d’intrigue, que nous appelons «!menée!», et dans
laquelle la situation actuelle trouve son sens. Ainsi, l’intelligence profane des
situations, en butant sur le problème de la représentation, peut toutefois compter sur
des appuis perceptuels et mémoriels.
Nous avions commencé le chapitre 5 en précisant que ses analyses ne tiendraient
compte que de la strate la plus officielle des situations et de la manière dont les
engagements des participants citoyens et profanes étaient jugés en référence à un
ensemble de conventions, de règles institutionnelles qui concernaient principalement
l’organisation des topiques, des rôles et des langages de la concertation. Nous avions
dit à cette occasion qu’il fallait, dans les limites de ce chapitre 5, nous «!contenter
d’imaginer une concertation qui n’aurait pas encore la qualité ni le chatoiement
d’une expérience!». Dans ce dernier chapitre 6, c’est bien la qualité et le chatoiement
de l’expérience vivante dans son ensemble que nous aimerions ressusciter. Or en
faisant correspondre aux règles conventionnelles du système les règles sensibles du
monde de la vie, il est possible d’apprécier à nouveaux frais les compétences des
participants citoyens ou profanes, mais aussi celles des experts et des élus.
Nous l’avons dit, l’empêchement de propositions autonomes et l’insistance sur un
rôle de réponse invite les citoyens à augmenter leur attention au «!déjà là!» et à ce qui
leur est –ou a été– présenté!; c’est pour eux la condition d’une compétence. Ce qui est
intéressant, c’est que cette attention accrue ne se limite aucunement au plan officiel et
institutionnel des caractéristiques de l’activité (et elle a bien raison de ne pas le faire
puisqu’il s’agit d’un plan sur lequel une capacitation n’ira pas sans quelque ambiguïté
– 5.3.2.2.). L’attention embrasse les différentes textures de l’expérience. Ainsi, si les
personnes en charge préfère avoir affaire à des citoyens attentifs et responsifs plutôt
que propositifs, ils ne savent jamais vers quoi, vers quelle(s) strate(s) de la situation les
citoyens vont faire porter leur attention, ni quelle va être la nature des réponses auxquelles
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
450
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
on les a restreints. Jean-Louis Chrétien nous apprend que, «!le mot grec pour
“réponse”, apokrisis, signifie le tri, le choix!» (2007, p.3). Si les élus et les experts
peuvent faire valoir une position de force et développer leurs performances sur la
strate la plus officielle de la situation, ils ne peuvent être certains que ce sera bien là,
en définitive, la strate sélectionnée par l’attention de leurs répondants. Or, ces autres
strates situationnelles du rassemblement, de l’interlocution, de l’expérience partagée
et de la menée constituent des espaces grammaticaux et des milieux moraux
légitimement mobilisables. C’est bien là tout le génie des descriptions de Goffman
que de nous montrer des situations, certes fortement structurées sur un plan
institutionnel, mais toujours vulnérables aux surprises de la vie, aux caprices de
l’attention et à la surimposition éventuelle d’un «!ordre de l’interaction!». Dans les
assemblées participatives que nous avons étudiées, c’est par une revanche de l’attention,
sélectionnant dans les milieux grammaticaux de la situation la strate qui lui plaît, que
se préparent une résistance profane et une critique ordinaire.
6.2.2. Une disposition à re-présenter
Nous nous intéressons dans ce chapitre aux participants citoyens ou profanes qui se
défont de leurs prétentions de représentants pour se faire répondants. Ce basculement
dans la posture, qui fonde désormais la compétence du citoyen sur l’attention, et
donc sur la réception, a aussi des implications évidentes sur le plan de l’expression. Si
l’on peut se permettre cette astuce et attirer l’attention du lecteur sur l’emploi du trait
d’union, on dira qu’il ne s’agit plus ici pour lui de représenter, mais bien de «!représenter!». Ses engagements de parole, en ce qu’ils succèdent à des engagements de
parole inauguraux, se doivent de les considérer et, plus largement, d’honorer un
«!déjà là!».
C’est en effet dans ce «!déjà là!» que la parole et l’engagement du répondant trouvent
leurs prises!: dans ce cadre qu’on a dressé pour lui, dans la place qu’on lui a donnée,
dans la disposition et l’agrémentation des lieux, dans le discours de l’élu, dans ce qui
se trame devant lui, dans l’exposé powerpoint de l’expert, dans le flux
conversationnel et gesticulatoire, mais aussi dans les procès-verbaux, les fiches de
projets, ses notes personnelles et tout autre document dont il dispose. Il ne s’agit pas
pour cette parole de produire ou de créer, mais de découvrir et de redécouvrir
continûment ce qui se passe, et de re-présenter ce qui est déjà présent ou a été
présenté une première fois. La re-présentation comprend des opérations énonciatives
très diverses!: il y a les interrogations ou les commentaires qui sont des invitations à
revenir sur telle chose qui a été dite, qui pose problème ou qui pose question!; il y a
les reprises qui elles-mêmes comprennent les répétitions, les imitations, les
ressemblances, les rimes, les analogies, les anaphores, les citations, les rapports, les
reformulations, les requalifications, les rectifications, les paraphrases!; il y a toutes
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
451
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
ces autres façons de reproduire un énoncé en en déplaçant légèrement la
signification, de rejouer un événement sur un autre mode, de considérer une chose
sous un autre angle ou sous un autre aspect, de la «!voir... comme!» (Wittgenstein,
2004)33!; il y a les alertes, les exclamations qui font naître des saillances dans le
donné, qui attirent soudainement l’attention des partenaires sur un élément qui sinon
passerait inaperçu, qui disent «!là!!!», «!regardez!!!» ; il y a les récits, les rappels, les
remémorations et les évocations qui, chacun à sa manière, ramènent à l’avant-plan
certains éléments ou certains événements situés à l’arrière-plan ou passés à l’arrièreplan!; et il y a encore certainement encore d’autres manières de re-présenter.
Sur un plan formel, ces prises de parole, parce qu’elles consentent à venir se loger au
cœur des édifices symboliques avancés par les acteurs initiateurs, ne peuvent se
présenter elles-mêmes comme des édifices, comme de vastes ensembles signifiants.
Nous avons vu précédemment comment un tel surengagement vis-à-vis de la forme
jouait en la défaveur des participants décidés à «!entrer en représentation!» (5.3.4.).
L’économie de la réunion demande que ces réponses soient constituées à partir d’un
autre matériau signifiant que les offres adressées par les personnes en charge. Quand
ces offres sont construites librement, dans un espace propre, sur de longues «!plages
d’expression!» (frame spaces) et à partir de blocs solidement emboîtés les uns aux
autres (par exemple quand un discours d’introduction par l’élu prépare le terrain d’un
long exposé par l’expert, lui même articulé sur une analyse dégageant plusieurs axes,
etc.), les re-présentations des participants citoyens et profanes sont faites de bribes de
langage et prennent appui sur l’agglomération d’une «!poussière de faits!»34, pour
reprendre les mots de Merleau-Ponty, en exergue à ce dernier chapitre. Quand les
représentations des personnes en charge s’apparentent à des «!stratégies!» qui
demandent du temps de préparation et de la marge de manœuvre pour déployer
progressivement leur attirail discursif et leurs effets quasi-magiques, les représentations des citoyens et des profanes sont plutôt de nature «!tactique!» (Certeau,
1980). Elles improvisent, elles font avec les moyens du bord, à partir de motifs
découpés dans ce qui est «!déjà là!». Elles agissent par fulgurance, par touches et
retouches, dans les intervalles laissés entre des univers de règles.
Si l’intelligence héresthétique (Riker, 1986) manifestée par les acteurs initiateurs
renvoie à un art de la stabilisation, de l’intégration discursive et de la manipulation
de symboles (4.6.), l’intelligence du re-présentant compose à partir de régimes de
33
«!Je dis!: “Ce visage (qui donne une impression de crainte), je peux aussi bien l’imaginer courageux.”
Nous ne voulons pas dire par là qu’il m’est impossible d’imaginer comment un homme qui a ce visage
peut sauver la vie d’un autre [...]. Ce dont je parle est bien plutôt d’un aspect du visage lui-même [...]. La
réinterprétation de l’expression d’un visage est comparable à la réinterprétation d’un accord musical que
nous ressentirions comme une transition tantôt vers tel mode, tantôt vers tel autre.!» (Wittgenstein, 2004,
§536).
34
Même s’il ne s’agit là que d’une «!poussière de faits!», cette expression attire justement l’attention sur
le fait que, ce qui est en jeu dans ces prises de parole de re-présentation, c’est bien cette possible factualité
(Chateaureynaud & Torny, 1999!; Dulong, 1998) qui leur permet de dépasser l’expression subjective
d’une simple «!opinion!» et d’embrayer sur un «!régime de la critique!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
452
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
signes moins sophistiqués, en agençant provisoirement des mixtes d’indices et d’icônes.
Pour rappel, alors que des propositions symboliques sont des signes qui disent, qui
affirment quelque chose en vertu d’une convention ou d’une loi générale, les
expressions indicielles et iconiques ne font, respectivement, que pointer un existant
réel (la signification est produite par la contiguïté réelle entre le signe et son objet) ou
évoquer une simple qualité (ressemblance entre le signe et son objet). Dans des
assemblées de concertation urbaine comme dans bien d’autres rencontres de la vie
quotidienne structurées par une dissymétrie des rôles dans le rapport à un objet
technique, cette intelligence indicielle et iconique est ce qui permet au «!plus petit!»
de se faire comprendre et d’éventuellement avancer une critique (Goffman, 1987,
p.219)!:
John!: Vous savez, sous l’évier, y a c’t espèce de tuyau courbé, et juste
au fond de la courbe y a un petit machin comme un écrou.
Vendeur!: Ouais.
John!: Bon, ben, chez moi, le petit machin a une fuite.
Il est temps, à présent de rendre compte, à travers l’examen de nouveaux extraits, de
ces compétences structurées par des codes infradiscursifs et présymboliques (Ferry,
2007) et directement appuyées sur la perception et la mémoire des participants.
6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation
Nous l’avons suffisamment répété, la situation de concertation développe sa
normativité à partir d’une variété de milieux grammaticaux35. Parmi ces strates de
règles bénéficiant chacune d’un certaine autonomie, il y a celles qui contraignent
l’action à un niveau superficiel, c’est-à-dire en surface de l’ordre officiel de l’activité,
il s’agit du «!rassemblement centré!» (6.3.1.) et du «!jeu interlocutoire!» (6.3.2.)!; et
celles qui organisent l’action à un niveau plus profond, sous l’activité en quelque
sorte, il s’agit d’abord du fonds d’ «!expérience partagée!» et ensuite de cette structure
d’intrigue plus large (le processus de concertation dans son ensemble) que nous
appelons la «!menée en commun!» (6.3.3.). Attachons-nous donc à isoler ces
différents milieux de l’expérience sur la base de nos données, et intéressons-nous à la
manière dont chacun d’entre eux secrète les prises perceptuelles ou mémorielles à
partir desquelles certains participants citoyens et profanes parviennent à travailler
leur position de faiblesse dans l’assemblée, à développer une résistance et à faire
valoir ce que nous appellerons dès lors une «!critique ordinaire!».
35
Pour davantage de détails sur les catégories utilisées, nous renvoyons à nouveau le lecteur à la section
2.2.2.2. et au modèle de la compétence de concertation qu’elle présente.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
453
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.3.1. Le rassemblement centré
Un premier milieu grammatical présymbolique est celui de l’!«!ordre de
l’interaction!» (Goffman, 1988) qui naît sui generis, comme le dit Anne W. Rawls
(1987!; 2002)36, de la rencontre elle-même, de l’interaction en face-à-face (Goffman,
1961). L’activité institutionnelle qui mobilise et occupe les participants ne peut
exister qu’à travers une configuration sensible!; l’événement de parole (speech event –
Hymes, 1972) qu’est une séance CLDI n’est possible qu’à l’intérieur de cette «!niche
écologique et de perception mutuelle!» (Goffman, 1966, p.95) qu’est l’espace
commun, la salle de réunion. Les salles de réunion sont des dispositifs dont le
programme consiste à accueillir autant qu’à créer des «!rassemblements centrés!», à
organiser la pleine coprésence de dizaines de participants en un espace d’attention
conjointe, de visibilité et d’audition mutuelles, de sorte que tout participant suivant
une activité et sa transformation le fait par l’exercice de ses «!sens nus!» (ibid., 1966,
p.15), en captant les gestes et les paroles d’autrui, en tendant l’oreille, en suivant du
regard l’alternance des locuteurs et les déplacements d’un foyer d’attention conjointe.
C’est principalement dans cet environnement direct, riche en «!prises perceptuelles!»
(affordances – Gibson, 1979) et en «!indices de contextualisation!» (contextualisation cues
– Gumperz, 1982), que les participants se documentent sur l’activité qu’ils
entretiennent et sur son éventuelle redéfinition. En effet, si l’activité, cette médiation
symbolico-institutionnelle de l’action, organise la situation en structurant les
circonstances et en présélectionnant en elles ce qui fait information, en retour, des
changements perceptibles dans l’environnement immédiat (réorientation des corps et
des regards, variation dans la prosodie, apparition d’un objet ou d’une personne...),
peuvent indiquer un frémissement dans l’activité ou les prémisses d’un basculement
vers un nouveau régime d’activité.
Cette réalité «!rencontrocentrique!» de la discussion publique (Goffman, 1987, p.226),
le fait que les participants se trouvent, très concrètement, coprésents, coorientés et
visibles les uns des autres les amène à manifester continûment ce qu’Isaac Joseph
(1998a) a appelé des «!compétences de rassemblement!». Ces dernières doivent leur
permettre de respecter ces trois règles de base qui fondent un ordre de l’interaction!:
focalité, mutualité, égalité. Nous allons examiner à présent comment chacune de ces
règles fondamentales peut jouer, à un moment ou à un autre, en la faveur des
participants citoyens ou profanes qui choisissent de prendre appui sur elles.
36
Anne Rawls désigne par « “ordre sui generis de l’interaction” les éléments de l’ordre social qui
composent un ordre intrinsèque indépendamment des structures institutionnelles ou des finalités
stratégiques!» (Rawls, 2002, p.131).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
454
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.3.1.1. Jouer sur la focale
«!Nous ne savons généralement pas d’avance quel
aspect d’un objet ou de l’action est important. Il
s’ensuit que la plupart du temps un objet est
susceptible de recevoir plusieurs descriptions brutes
ayant chacune une forme différente!»37.
David Marr, Vision, 1982.
Un «!rassemblement centré!» est d’abord une forme particulière de «!rassemblement
orienté!» (fully-focused gathering – Goffman, 1966, p.91), c’est-à-dire un espace dans
lequel au moins deux personnes entretiennent une attention conjointe et focalisée, et
qui contraste avec des formes de coprésence sans coordination de l’attention
(unfocused gathering) –e.g. une salle d’attente chez le docteur– ou avec celles qui
comptent plusieurs centres d’attention (multifocused gathering) –e.g. des petits groupes
se forment au cours d’une soirée de cocktail. Par la coorientation des corps et des
regards, les participants d’un «!rassemblement orienté!» établissent et maintiennent un
contact attentionnel principal, un foyer d’attention conjointe qui se détache du reste,
comme une figure d’un fond38.
Ce point focal vers lequel converge l’attention peut être, par exemple, la partie
supérieure du corps d’un participant et son visage en particulier, source des sons qu’il
émet!; c’est le cas, le plus souvent, lorsque le participant en question s’est engagé à
occuper la position de locuteur principal. L’opération par laquelle un participant
reçoit le microphone d’un locuteur précédent ouvre pour lui un «!état de parole!»
provisoire, en même temps qu’elle le place au centre de l’attention de tous.
L’augmentation du volume sonore de la voix que permet l’usage du microphone
permet en outre à l’audience d’isoler plus clairement sa voix de communications
secondaires ou d’un brouhaha ambiant, et donc d’accentuer le contraste entre une
figure et un fond. L’attention conjointe peut aussi se porter vers des équipements,
comme les documents que les participants ont entre les mains à l’occasion d’une
lecture collective à voix haute, ou encore les cartes, les maquettes, ou l’écran sur
lequel est projetée la présentation powerpoint de l’expert urbaniste.
Quel que soit le foyer particulier vers lequel convergent les regards et se tendent les
oreilles, il est l’aboutness de l’attention, cette référence phénoménale sur laquelle les
participants s’accordent tacitement, autour de laquelle s’organise une communication
dominante, et qu’accompagne toujours une invitation à «!suivre!», une demande de
«!concentration!».
Ce point focal voyage. Il peut par exemple passer d’une personne à une autre
37
Je reprends cette citation à Bernard Conein qui l’avait mise en exergue de son chapitre «!Voir et
désigner des objets ou des personnes!» (Conein, 2005, p.51-67).
38
Pour une étude de cette relation fondamentale figure/ground sur un plan socio-linguistique, voir
l’introduction du très bon ouvrage collectif Rethinking Context (Goodwyn & Duranti 1992).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
455
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
personne, puis de cette seconde personne à un équipement. Ainsi, dans le cadre du
Contrat de quartier Callas, à l’occasion d’une première réunion de «!prise de
contact!», le bourgmestre Jacky Decaux se place au centre de l’attention pour un mot
d’introduction, avant de passer le relais au coordinateur Luc Deschamps, sur lequel
vient à s’orienter immédiatement l’attention. Celui-ci, après quelques mots
d’explication concernant «!le contexte général!» du Contrat de quartier, en vient à se
pencher avec plus de précision sur les caractéristiques du périmètre urbain Callas à
l’intérieur duquel pourront être envisagées certaines opérations de revitalisation
urbaine. Alors même qu’il se fait plus précis, qu’il cherche à présenter les choses
«!d’une manière un peu plus pratique!», il commute d’un usage proprement symbolique
du langage (celui qui lui servait à établir les «!contexte général!») vers une forme
d’expression plus indicielle, tout en dirigeant son propos et son index pointé, et par là
même l’attention de son audience, vers un écran où se trouve projeté une carte du
quartier Callas!:
EXTRAIT N°102 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
LUC DESCHAMPS (coordinateur général))!:
Alors, d’une manière un petit peu plus pratique, voici une carte du Nord de la
commune. Vous reconnaîtrez la place Eugénie et la place Ferdinand Pollet, avec l’axe
Siège-Joyau qui se trouve là, et la chaussée ici, et ici la «!petite ceinture!» [i.e. la boucle
routière qui cerne le centre de Bruxelles]. Donc, vous avez ici, en bleu clair, la trace de
l’ancien Contrat de quartier Grise (...). On a ici en jaune le Contrat de quartier
Blanckaert qui est en cours, qui vient d’entamer sa seconde année de mise sur pied,
enfin de fonctionnement. Et la couleur mauve, ici, reprend le périmètre d’étude
qu’on s’est fixé pour l’instant et qui, comme vous le voyez, part de la place Ferdinand
Pollet, jusqu’à la place Eugénie, qui comprend la chaussée jusqu’à la rue du
Houblon, mais en excluant l’ancien Contrat de quartier Grise.
S’il est possible à une personne n’ayant pas assisté à la réunion de comprendre la
présentation du «!contexte général!» du Contrat de quartier que fait Luc Deschamps,
s’il lui est possible de le faire après coup, à partir de la lecture du procès-verbal dressé
suite à la réunion, il faut par contre avoir été là, avoir participé en chair et en os pour saisir
pleinement le sens de ce que Deschamps dit dans l’extrait n°102. Le code dominant
est ici indexical ou indiciel!: les signes verbaux renvoient directement à un existant
réel, en l’occurrence un point sur la carte, qui demande d’être perçu visuellement.
Des considérations de ce genre paraîtront d’une banalité sidérante aux
ethnométhodologues qui, depuis Garfinkel (2006 [1967]), sont habitués à saisir les
pratiques sociales dans leur irréductible indexicalité, mais elles poseront bien des
problèmes à ceux qui pensent encore que la démocratie participative est uniquement
affaire de discours et de représentations. Or, ces usages indiciels de la parole nous
semblent l’une des voies de salut de la participation des profanes. Comme nous
avons pu le poser en introduction de ce chapitre, les indices constituent un régime de
signes dont l’emploi s’avère radicalement démocratique. Ils doivent bien sûr eux
aussi répondre d’une grammaire, qui veut que pour dire «!ici!» en voulant signifier «!la
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
456
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
petite ceinture!» sur la carte, le locuteur pointe bien son index sur l’endroit en question
plutôt que sur son nez par exemple!; qui veut aussi que ce qu’il annonce «!en jaune!»
ne soit pas, réellement, de couleur rose. Mais il se trouve que, pour toute personne
normalement constituée et maîtrisant un langage naturel, la maîtrise de ce code soit
aussi intuitive que celle qui nous fait nous gratter au bon endroit lorsqu’une
démangeaison se fait sentir.
On s’inquiète souvent, et peut-être à juste titre, de la grande difficulté avec laquelle
les discussions dans des assemblées telles que les CLDI parviennent à monter en
généralité. C’est qu’on ne s’intéresse pas assez, à mon sens, au potentiel des
expressions indexicales permettant de faire descendre la signification de ce qui est
discuté jusque dans l’espace sensible partagé par l’ensemble des coprésents. Puisque
nous nous intéressons ici aux possibilités, pour les citoyens et les profanes, de représenter, nous nous devons d’accorder notre intérêt à ces références immédiatement
présentes à tous et à ces signes indiciels indiscutablement reproductibles par tous. Il
faut pouvoir se rendre compte du fait que, la dimension institutionnelle de l’activité
les mettant à mal et la voie des «!engagements de représentation!» leur étant obstruée,
ces indices vers lesquels l’attention de tous se dirige et que tous voient sont pour eux
autant de prises sûres.
L’extrait n°102 nous a montré comment un coordinateur, une personne en charge
pouvait «!débrayer!»39 d’un emploi proprement symbolique du langage à une forme
d’expression moins sophistiquée, moins stable, plus indicielle, d’une présentation du
contexte général à un passage en revue du périmètre d’intervention. Mais ces
possibilités de débrayage ou de refocalisation sur le directement perceptible s’offrent
également aux participants citoyens et profanes desquels, rappelons-le, on a exigé
toute l’attention. Nous avons dit que la position de «!répondant!» assignée à ces
participants leur demandait d’inscrire leurs interventions à l’intérieur du cadre et au
cœur de la matière signifiante précédemment déployée par les élus, les coordinateurs,
les experts urbanistes. Or, ces ensembles symboliques, ces grandes offres, ces
discours, ces présentations powerpoint, ces exposés, aussi lisses, intégrés et finis
qu’ils se prétendent, se doivent néanmoins de passer cette épreuve par laquelle ils
s’offrent aux «!sens nus!» des participants citoyens et profanes, qui, dans un corps-àcorps avec les objets qu’on leur soumet, peuvent accrocher des indices et détecter des
«!plis!» (Bessy & Chateauraynaud, 1995). On peut bien leur demander d’être attentifs
à une présentation powerpoint, on ne sait jamais au juste sur quoi leur attention se
sera arrêtée, on ne sait jamais quelle focale ils adapteront, sur quel aspect ils
s’attarderont, et si, dans ces grandes offres qu’on leur adresse, ils n’iront pas chercher
la petite bête. Ces situations sont des plus intéressantes dans le cadre de relations de
39
Nous utilisons ici cette métaphore du «!débrayage!» pour indiquer un changement de «!régime de
signes!», en l’occurrence vers un régime de signes moins sophistiqué, c’est-à-dire des symboles aux
indices. Roman Jacobson utilise la catégorie linguistique des «!embrayeurs!» (shifters) dans un sens
différent, pour désigner le fait qu’une expression indexicale comme «!ici!» ou «!je!» a une signification
variable selon la position physique occupée par celui qui dit «!ici!», ou selon l’individu qui dit «!je!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
457
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
concertation fondées sur une dissymétrie expert/profane, tant il est difficile à
l’urbaniste de refuser à l’habitant qu’il re-présente, qu’il mette le doigt sur quelque
chose que l’urbaniste a lui-même d’abord présenté et que tout le monde a déjà pu
voir!:
EXTRAIT N°103 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
Je ne vais pas garder la parole tout le temps, mais [elle pointe son index vers l’écran où est
projetée la présentation powerpoint du bureau d’études] j’aimerais bien qu’on revoie la
photo qui montre la piste de ski, enfin le «!parc public!» [elle accompagne sa parole
d’un mouvement «!clignant!» des index des deux mains pour marquer la mise entre guillemets],
entre l’avenue du Joyau et la rue Grise, qui pour moi est une piste de ski, mais, bon,
peut-être que ce n’en est pas une. [En parlant de la dia powerpoint!:] Pas celle-là, celle
d’avant, voilà. Bon, si j’ai bien compris, ça, ce truc, c’est intégré d’office parce qu’on
a besoin d’un peu plus d’argent pour terminer. Donc, je n’ai pas entendu vraiment le
budget qui devait être consacré à ça...
JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau d’études Alpha)!:
Ça, ce n’est pas encore décidé. Disons que le parc, enfin ce que vous voyez comme
parc...
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
L’objectif, c’est quoi en fait!?
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
De rendre cette partie du parc accessible au public et de créer une liaison entre
l’avenue du Joyau et la rue Grise qui soit aussi accessible aux personnes à mobilité
réduite.
CHRISTIANE MACCHIATTO!:
Oui, c’est très en pente [Elle accompagne sa parole de mouvements «!plongeants!» de la
main et d’une grimace évoquant une sensation de vertige]
[rires dans la salle]
JEAN-PIERRE FRUSQUET!:
C’est très en pente [...].
Cet extrait tient une place de choix dans l’argument de notre thèse. Il nous montre
comment l’intégration symbolique que propose l’exposé powerpoint de l’expert,
destinée à stabiliser une proposition, un projet de parc public, peut se trouver mise à
l’épreuve du mixte d’indices et d’icônes que lui renvoie une habitante ne prétendant à
aucune expertise particulière –au contraire, même, s’assumant en répondante
profane.
Que se passe-t-il ici!?
Tout d’abord, il y a cette préface «!Je ne vais pas garder la parole tout le temps!», qui sied
aux engagements de participants citoyens, et par laquelle la locutrice indique qu’elle
ne s’exprimera ni a de multiples reprises, ni très longtemps, qu’elle est disposée à ne
faire qu’une brève apparition, et que l’on ne peut dès lors lui refuser d’être écoutée.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
458
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Il y a ces expressions indexicales par lesquelles Christiane Macchiatto, en agitant son
index vers l’écran, invite ses coparticipants à «!revoir la photo!», à se replonger dans la
matière présentée par l’expert et à en revenir à un moment et à un objet précis de
l’exposé («!pas celle-là, celle d’avant, l’autre, voilà!»!; «!ça, ce truc!»). Le doigt tendu et les
mots qui l’accompagnent, chargés d’une certaine urgence, réussissent «!à amener au
centre de l’attention des objets ou des événements locaux qui ne s’y trouvaient pas
[...]. Cette direction de l’attention sensorielle réalise ainsi un saut du non-remarqué
au conscient!» (Goffman, 1987, p.224).
Ensuite, il y a cette expression iconique par laquelle Macchiatto présente à nouveau,
sous un autre aspect, ce qu’elle a vu, ce qui ressemble selon elle non pas à un «!parc
public!», comme le prétend l’expert, mais à un «!truc!» plus proche d’ «!une piste de ski!».
Notons bien qu’elle prend soin de conserver toute la fragilité et l’instabilité de la
signification iconique qu’elle avance en ajoutant «!qui pour moi est une piste de ski, mais,
bon, peut-être que ce n’en est pas une!». Elle poursuit ensuite dans ce mode iconique
quand elle accompagne son appréciation de la forte déclivité du terrain par des gestes
plongeants de la main et une grimace évoquant une sensation de vertige. Ici, elle
n’argumente pas sur la base d’une mesure conventionnelle de la juste déclivité d’un
terrain destiné à faire office de parc public!; elle mime cette trop forte déclivité dont
elle a sensation.
Malgré la mise en forme sophistiquée du projet d’aménagement, malgré l’assise
scientifique de Jean-Pierre Frusquet, l’intervention élémentaire de cette participante
est une critique d’une efficacité redoutable, convaincant l’ensemble des participants,
hilares, mais aussi l’urbaniste, qui paraît se rétracter à deux reprises («!Disons que le
parc, enfin ce que vous voyez comme parc...!»!; «!C’est très en pente!»). Pourquoi une
«!critique ordinaire!» comme celle-ci réussit-elle!? Premièrement, peut-être, parce
qu’elle revient avec force et avec précision sur un aspect –la déclivité du terrain–, sur
lequel l’expert n’avait pas cru bon de s’attarder lors de sa présentation, et qui est à
présent pointé comme une question cruciale. Ensuite, parce que la «!piste de ski!»,
pour ceux qui ont examiné le slide powerpoint préparé par Jean-Pierre Frusquet, est
une image qui touche juste, qui suit une certaine règle dans une grammaire iconique
de ressemblance. Toute personne qui a vu une première fois ce slide peut y retourner
une seconde fois, le considérer sous cet autre aspect, en conclure que, bon sang, c’est
vrai, on dirait une piste de ski!!, et éclater de rire.
Ce travail de l’attention et cet effort de re-présentation par un mixte d’indices et
d’icônes permettent une appréciation des objets en jeu qui apparaît convaincante,
parce qu’en prise directe sur une situation partagée par tous. Cette appréciation
contraste avec les formes d’évaluation auxquelles les savoirs d’expertise soumettent
les objets, en les rapportant à un «!espace de calcul!» (Bessy & Chateauraynaud,
1995), à des repères institutionnels, conventionnels et réglementaires. C’est en effet la
distinction qu’opèrent Chateauraynaud et Torny (1999, p.38) entre «!attention!» et
«!vérification!». Quand, dans un premier cas, une impression permise par un certain
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
459
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
état de veille et appuyée sur certains indices locaux est communiquée sur le vif, dans
l’autre, les objets sont patiemment examinés par une série d’acteurs, «!en
laboratoire!», et leur vérification fait naître un jeu d’arguments. On peut ainsi faire
contraster la critique ordinaire et spontanée qu’adresse Macchiatto au parc public de
Frusquet et l’évaluation négative que donne Frusquet d’un projet complémentaire à
celui de la «!piste de ski!», proposé, croquis à l’appui, par une autre habitante du
Contrat de quartier Callas (Annick Maes)!; un projet qui, vérification faite, ne tient pas
la route!:
EXTRAIT N°104 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
JEAN-PIERRE FRUSQUET (bureau détudes Alpha)!:
En matière d’espace public ou d’espace vert en intérieur d’îlot, il y avait une idée très
intéressante qu’on a reçue par e-mail –mais d’ailleurs, je crois que la dame qui avait
présenté le projet se trouve là dans le fond– qui prévoyait de relier, par un
cheminement, le parc, donc la «!piste de ski!», avec l’arrière du jardin, enfin de la
parcelle de la rue du Houblon. Bon, il y avait un petit problème dans le projet, c’est
que, pour pouvoir faire la liaison entre les deux, il y avait des négociations à avoir avec
une propriété intermédiaire, donc les entreprises qui ont été construites à cet endroit-là,
et que, donc, il y a là tout un travail à faire pour rendre la chose possible. Puis nous
avons eu des discussions, entre autres, avec le service architecture et urbanisme de la
Commune, plus au niveau de la pertinence pratique. Et puis, là, il y a quand même un
certain nombre d’arguments qui ont été avancés en défaveur du projet en question.
Le premier point, c’est que c’était essentiellement un cheminement pur. Donc, une
largeur, 3-4, peut-être 5 mètres, et éventuellement au bout de la parcelle Houblon, un
élargissement permettant de faire quelque chose d’autre. Mais on sait que, en matière
de sécurité, ce n’est pas évident à gérer. Il n’est pas évident non plus, pour revenir au
premier point, de pouvoir arriver à un accord avec le propriétaire de l’entreprise située
sur ce terrain, visant à libérer, à rendre disponible l’arrière de son bâtiment
administratif. La troisième solution travaillait un peu en porte-à-faux par rapport à un
mur de soutènement... Donc, il faut rappeler –c’est vrai qu’on ne l’a pas chiffré– une
expertise pour l’ensemble des soutènements entre Grise et la rue du Houblon, c’est
peut-être pas évident non plus. Alors, quand on additionne les pour et les contre, on
n’a pas retenu ce projet dans nos propositions.
Encore un mot sur cette prise de parole mémorable de Christiane Macchiatto, qui
nous montre la portée critique de la re-présentation, voire ce que je propose d’appeler
la revanche de l’attention. Cet exemple pourrait paraître finalement plutôt dérisoire!; le
lecteur pourrait se demander quel peut bien être l’impact, en pratique, d’une prise de
parole comme celle-ci!? Dans le cadre du Contrat de quartier Callas, son impact a été
tout a fait considérable. L’image de la «!piste de ski!», utilisée une première fois par
Christiane Macchiatto lors de cette réunion de mai 2004, sera ensuite brandie à
maintes reprises par divers acteurs pour qualifier un projet de parc public jugé
«!ridicule!»40. La «!piste de ski!» sera devenue l’un de ces fighting words sur lesquels une
40
Ainsi, lors d’une réunion de mars 2005, par exemple, on entend une montée en puissance de cette
critique qui se fait pure protestation!: «!Moi, j’ai une autre version. Je propose de dire les choses d’une autre
manière, c’est-à-dire que, à mes yeux, à titre totalement personnel, je dirais autrement, je dirais qu’on considère... je
considère que cet ascenseur et le budget dépensé est totalement ridicule, inacceptable dans une commune dont les
revenus – on a eu un speech là-dessus, la plupart des gens de notre côté ont des revenus inférieurs aux Bruxellois. Je
crois que pour 405.000 euros et le reste qu’on va mettre dans un ascenseur, il y a beaucoup plus à faire dans cette
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
460
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
partie des participants citoyens et profanes s’appuieront pour décrédibiliser le projet
de parc public et, avec lui, le projet annexe d’un ascenseur urbain destiné à
acheminer les habitants du quartier vers le parc. Une réelle controverse naîtra sur
fond de ce bon mot. Au cours de celle-ci, il est tout à fait intéressant de remarquer
que les urbanistes auront eux-mêmes recours à cette appellation populaire de la
«!piste de ski!» (c’est le cas dans l’extrait n°104) pour désigner leur propre projet,
faisant preuve ici d’une certaine autodérision. En octobre 2005, soit dix-huit mois
plus tard, le projet d’ascenseur sera abandonné par les personnes en charge,
l’ambitieux projet de «!parc public!» étant lui-même réduit à une opération minime
visant à créer à cet endroit un simple «!passage!» entre la rue Grise et l’avenue du
Joyau.
6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention
Avec cette première règle de focalité, dont les participants peuvent jouer pour se faire
comprendre immédiatement de tous ou pour pointer un aspect problématique dans la
situation, nous avons jusqu’à présent abordé l’assemblée CLDI comme un simple
«!rassemblement orienté!», un espace où opère une convergence de l’attention et des
regards. Or, le milieu grammatical qui nous intéresse véritablement, celui auquel
Goffman a consacré Behavior in Public Places (1966), c’est bien le «!rassemblement
centré!».
Le «!rassemblement centré!» est un «!rassemblement orienté!» d’un certain type qui
associe aux caractéristiques du «!rassemblement orienté!» celles de la «!rencontre!»
(encounter – Goffman, 1961), de la relation de face-à-face, d’œil-à-œil. Ainsi, le
«!rassemblement centré!» mêle, à des conditions d’attention conjointe, des possibilités
d’attention mutuelle (Conein, 2005, p.151). Ce statut hybride du «!rassemblement
centré!» fait naître deux caractéristiques intéressantes.
Premièrement, insistons, le «!rassemblement centré!» est bien un «!rassemblement
orienté!» d’un type particulier, qu’Adam Kendon appelle jointly-focused gathering pour
le distinguer des common focused gatherings (Kendon, 1988!; 1992). Dans ces dernières,
la coorientation des regards et de l’attention ne demande pas un haut degré de
mutualité, et le point focal s’avère relativement indépendant de l’engagement ou du
non-engagement des participants. Par exemple, le covisionnement d’un film dans une
salle de cinéma fait partie des common focused gatherings.
commune. Donc, pour moi, je présenterai les choses autrement. Je recommande d’oublier définitivement cette piste de
ski qui restera une piste de ski et qui, de toutes façons, pour faire quelque chose de pseudo-correct, on va abattre des
arbres pour aboutir à rien du tout. Et, d’office, on supprime et on passe à autre chose. Et on arrête d’ergoter, parce
que ça fait huit mois qu’on s’oppose à ce projet!» (Christiane Macchiatto, déléguée des habitants, C.d.Q.
Callas, Commune A, mai 2005).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
461
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
fig.32 – Le rassemblement centré, entre rassemblement orienté et rencontre
rassemblement orienté
rencontre
(encounter)
rassemblement centré
: un participant
: canal principal de l’attention (main track)
: canal secondaire (disattended track)
Dans notre figure 32, si l’un, voire deux des participants représentés dans le
«!rassemblement orienté!» quittent la salle, le point focal ne disparaît pas pour
autant!; le film continue d’être projeté, ni mieux, ni moins bien que si ces participants
étaient restés engagés. C’est ainsi que, dans les salles de réunion ou les auditoires
universitaires, le démarrage d’une séquence vidéo constitue un moment de
prédilection pour qui veut s’éclipser en douce, ou pour qui veut se joindre
discrètement au rassemblement. La sortie ou l’entrée d’un participant ne menace pas
fondamentalement le maintien d’un foyer d’attention conjointe. Dans la
configuration du «!rassemblement centré!», ou de la jointly focused gathering, ce qui est
partagé, ce n’est pas seulement l’attention des participants, c’est aussi l’effort et la
responsabilité (joint responsibility – Kendon, 1988) de maintenir un contact
attentionnel. Dans un rassemblement de type «!table ronde!», par exemple, le
maintien du point focal et la poursuite de l’événement sont tout à fait dépendants de
l’engagement que veulent bien y manifester les participants, puisque c’est à partir de
leurs corps, de leurs gesticulations, de leurs voix et des faisceaux de leurs regards que
naît et se cultive quelque chose comme un foyer d’attention41. Dans le cas du
«!rassemblement centré!», ce qui est menacé par un manquement à la minima moralia
41
Kendon parle également, dans ce cas, de F-formation, c’est-à-dire d’une disposition et une orientation
des bustes qui permet aux participants de partager un «!segment transactionnel conjoint!» (1992).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
462
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
de l’engagement dans l’interaction, ce n’est pas seulement la participation de l’un ou
l’autre des participants, c’est la «!situation sociale!» dans son ensemble.
Deuxièmement, le «!rassemblement centré!» se plaçant en quelque sorte à mi-chemin
entre le «!rassemblement orienté!» et la «!rencontre!», on assiste à des jeux de
recouvrement entre une règle de focalité (qui fonde le «!rassemblement orienté!») et
une règle de mutualité (qui fonde la «!rencontre!»). Ainsi, l’attention des participants
se découple et se répartit entre un «!canal principal!» d’attention (main track –
Goffman, 1991, p. 201-222) s’organisant autour d’un foyer, et un «!canal secondaire!»
(disattended track) par lequel les participants restent sensibles aux coparticipants, aux
objets, aux phénomènes situés en lisière de la zone focale (figure 32). C’est en vertu
de ce «!canal secondaire!» que, tout en suivant globalement la communication
dominante d’une réunion et en se rebranchant continûment sur le foyer commun, il
est possible à un participant de s’apercevoir que son voisin d’en face se gratte le nez
ou, que, dehors, il commence à pleuvoir.
L’existence d’une activité annexe de monitoring mutuel, subordonnée à une activité
conjointe principale, engage les compétences des participants citoyens et profanes à
la fois en tant qu’objets du contrôle diffus exercé par les coparticipants, et en tant que
sujets actifs d’un tel contrôle diffus sur leur entourage.
En tant qu’objets d’un vague monitoring, ils doivent se montrer suffisamment et
correctement engagés dans la situation. Bien sûr, à la différence des locuteurs du
moment, ces personnes au centre de l’attention qui, elles, doivent manifester un
engagement élevé en se montrant carrément absorbées (engrossed) par la conversation
qu’elles mènent, les participants situés en marge de la zone focale sont tenus à un
engagement d’une moindre intensité. Il n’empêche qu’ils doivent pouvoir manifester
l’engagement minimal de celui qui est «!encore en jeu!» (still in play)42, montrer un
certain maintien de soi, une certaine disponibilité, afficher un minimum de «!tonus
interactionnel!» (Goffman, 1966, p.25-30)43. Le rassemblement centré, en faisant
porter la responsabilité de son maintien sur l’ensemble des participants, exige un
certain partage de l’engagement, interdit en tout cas un désengagement total de l’une
des parties encore en jeu44.
42
Ceci ne vaut pas, en effet, pour les personnes «!hors jeu!», situées en dehors des limites spatiales du
rassemblement, ou pour des participants «!non ratifiés!», comme un petit enfant accompagnant une
participante.
43
Notons ici que ces engagements au niveau de la «!piste de distraction!» restant affaire d’apparences, et
le dispositif de la salle de réunion étant ce qu’il est, il suffit souvent aux participants peu impliqués de se
tenir éveillés sur leur chaise et orientés vers le «!centre!». De même, une grande partie des participants
utilisant un stylo et du papier pour garder des traces des discussions, il est loisible à une personne
désimpliquée ou prise de rêveries de griffoner des dessins dans son carnet tout en maintenant la façade
du participant appliqué. L’ethnographe dispose lui-même d’un confort inestimable dans son travail
d’observation et de transcription: à la différence de bien d’autres terrains, dans une réunion de
concertation, il n’est qu’un participant parmi d’autres à prendre tant de notes.
44
Ajoutons que si l’absence d’engagement constitue une infraction à l’ordre de l’ interaction, le «!surengagement!» (overinvolvement), par lequel un participant se rend trop présent, trop exposé, trop
disponible, en est une autre (Goffman, 1966, p.51).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
463
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
On comprend ainsi que, pour les participants citoyens et profanes, le fait de «!suivre!»
l’action en cours sur le «!canal principal!» revêt un enjeu double, à la fois cognitif et
moral. D’un côté et à un premier degré, ils «!suivent!» pour rester dans le coup, pour
attraper les prises sur lesquelles appuyer leurs réponses, bref, ils «!suivent!» pour leur
propre compte (6.2.1.1.)!; d’un autre côté et à un second degré, le fait de suivre leur
permet également de montrer qu’ils suivent aux coparticipants qui les incluent
visuellement dans un «!canal secondaire!». En affichant leur attention par une
orientation vers l’action, par un certain tonus et par un certain maintien de leur
personne, ils signifient aux autres qu’ils sont en train d’assumer leur responsabilité
de participant vis-à-vis de la «!situation sociale!» partagée, qu’ils remplissent leur part
du contrat, en quelque sorte.
Nous l’avons dit, les participants citoyens et profanes ne sont pas seulement les objets
d’une sorte monitoring général dont ils doivent avoir conscience, ils contribuent euxmêmes activement à ce monitoring en assurant leur part de contrôle visuel sur l’état
de l’engagement de leurs coparticipants. On peut alors imaginer un troisième enjeu
–toujours de nature morale et non plus cognitive– associé à une attitude attentive en
réunion. Si le fait d’être présent, engagé, attentif, permet à un participant citoyen ou
profane de montrer aux autres qu’il suit, cette disposition arme en même temps une
critique qu’il pourra faire porter vers ces participants qui l’entourent et qui, eux,
montrent moins d’attention(s)!; ceux qui sont absents (au sens propre comme au sens
figuré), ceux qui expriment un certain désintérêt pour l’action en cours, qui affichent
une conduite nonchalante, ceux qui baillent, ceux qui regardent leurs pieds ou leur
montre. Souvent mis en échec par l’ordre officiel de l’activité et sa détermination
institutionnelle, les participants citoyens peuvent très bien développer leurs
compétences à l’intérieur d’un ordre sensible de l’interaction et, par le respect ostensible
de ses règles, apparaître en défenseurs du rassemblement centré et de l’engagement
mutuel, en pourfendeurs des impolitesses, des incivilités, du manque d’égard et
d’attention à autrui.
Il y a là matière à approfondir. En se plaçant en excès de vigilance par rapport à leurs
partenaires experts et élus, les participants citoyens et profanes tendent également à
répartir plus équitablement leur attention entre un «!canal principal!», celui où se joue
le drame officiel qui souvent les désarçonne, et un «!canal secondaire!», celui d’un
contrôle plus diffus sur les faits et gestes d’autrui. Après un moment de réception
mobilisant chez eux une attention «!tous azimuts!» (sur les deux canaux), vient un
moment d’expression, c’est-à-dire, de re-présentation au cours duquel ils peuvent
chercher à surimposer les règles de l’ordre sensible de l’interaction à celles de l’ordre
symbolique de l’activité, c’est-à-dire à intervertir la hiérarchie des canaux
attentionnels, à ramener à l’avant-plan une socialité de fond, à faire primer le
secondaire. C’est que, tout comme cette matière officielle qu’est le plan du quartier
projeté sur grand écran et vers lequel se tournent tous les regards, l’impolitesse d’un
élu occupé à téléphoner à voix haute en cours de réunion, l’abrupt désengagement
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
464
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
d’un expert qui quitte la salle sans un mot d’explication ou la négligence de la
coordinatrice qui a omis d’apporter des documents photocopiés en suffisance sont
des faits de la situation, des données relevables, des «!événement[s] dont les contours
sont définis et dont on peut parler!» (Merleau-Ponty, 1945, p.19). Certains des
participants citoyens et profanes, en fin tacticiens, comprennent parfaitement cette
réalité qui veut que, «!dès lors qu’un échange de paroles a réuni des individus autour
d’un foyer d’attention conjointement entretenu et ratifié, dès lors, en somme, qu’un
feu a été allumé, toute chose visible [...] peut y être consumée!» (Goffman, 1987,
p.33)45.
Bien entendu, de tels sauts de focale sont de nature à interrompre le cours des choses.
Ces subites transitions du principal au secondaire et de l’!officiel au sensible prennent
leur monde par surprise, par la «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991)
qu’elles produisent!; et cela qu’elles aient lieu dans les circonstances formelles d’une
assemblée CLDI ou dans les conversations de la vie quotidienne, au cours desquelles,
comme le remarque Goffman (1987, p.222), «!il arrive que le premier locuteur
s’aperçoive qu’un aspect imprévu de ses dires en est venu à servir de point de
référence pour l’énonciation du locuteur suivant!»!:
A!:
B!:
Dis, je t’ai pas dit, je me suis acheté une nouvelle voiture la
semaine dernière.
T’as une voix bizarre!; i’t’est arrivé quelque chose aux dents!?
Si l’on prend note de cet exemple et que l’on en revient au CLDI, on remarquera
que, contrairement aux ruptures de cadre par lesquelles un participant citoyen se
fourvoie quant à la topique officiellement activée et fait tomber ses discours, ses
idées, ses propositions à côté de la plaque (5.2.2.6.), les «!ruptures réflexives de cadre!»
sont souvent tolérées, parce que difficilement disqualifiables. En effet, contrairement
aux premières, les ruptures réflexives de cadres ne sont pas à proprement parler des
erreurs grammaticales. Si elles enfreignent bien les règles d’un ordre officiel de
l’activité, ce n’est que pour respecter d’autres règles, s’inscrire immédiatement dans
un autre ordre, un ordre sensible de l’interaction qui dispose d’une certaine
autonomie et qui s’avère légitimement mobilisable à partir du moment où l’on
regroupe des personnes dans un même lieu, qu’on les invite à s’engager, qu’on leur
demande de suivre. C’est dans cette soudaine commutation de grammaires que réside
l’une des clés de la «!critique ordinaire!»!:
45
Goffman reprend cette réflexion, plus loin dans son texte, lorsqu’il invite l’analyste à prendre
«!conscience des énormes ressources auxquelles le locuteur a accès chaque fois qu’il tient la scène. Car,
de ce qui occupe cette scène qui l’entoure immédiatement, il peut utiliser ce qui lui plaît afin d’en faire la
référence et le contexte de sa réponse, pourvu seulement que soient sauvegardées l’intelligibilité et les
apparences!» (Goffman, 1987, p.82).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
465
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
EXTRAIT N°105 – C.d.Q.!Reine Fabiola, Commune B – octobre 2004
FRANCOIS CLAESSENS!:
Il y a Monsieur..., mais je crois que Madame aussi voulait s’exprimer par rapport à la
question des logements de l’avenue Reine Fabiola...
UNE HABITANTE!: Oui, non, en fait c’est plutôt sur le tout, sur le fait que je
voulais dire que c’est vraiment éreintant de suivre toutes ces fiches de projets et que,
au final, on ne se sent vraiment pas du tout considérés dans notre engagement
citoyen, je ne crois pas être la seule... On fait un gros-gros boulot, on vient aux
réunions, on prend sur notre temps, vraiment, on essaie et puis... C’est bien que vous
voulez donner la parole aux habitants, mais là je vous observe depuis trente
minutes, vous causez entre vous, et j’ai l’impression que tout ce qu’on va pouvoir
dire maintenant sera très-très anecdotique... Est-ce que je me trompe!?
FRANCOIS CLAESSENS!:
Non, je crois qu’il y a vraiment encore matière à discuter... Par rapport aux méthodes
que vous critiquez, elles sont le propre du Contrat de quartier qui est assez strict sur la
procédure et qui comprend beaucoup d’opérations à passer en revue... Mais je suis
bien d’accord avec vous que ce ne sont pas les conditions idéales pour une
discussion.
EXTRAIT N°106 – C.d.Q.!Callas, Commune A – novembre 2004
MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI et ce soir présidente en
l’absence du bourgmestre)!:
[Début de la réunion!:] Le bourgmestre!? Il est dans une réunion du Collège. Si on peut
commencer alors... Approbation des procès-verbaux de l’assemblée générale et de la
CLDI de juin 2004.
[série de trois interventions inaudibles couvertes par un grondement concernant l’absence du
bourgmestre]
INTERVENANTE!:
Y a pas de représentant de la Commune!? Mais enfin...
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet)!:
[embarrassée!:]Ils ont donc un Collège qui a été reporté. Je sais qu’il y en a d’autres qui
avaient encore des réunions ailleurs au même moment, donc...
EXTRAIT N°107 – C.d.Q.!Collège, Commune C – juin 2004
UNE HABITANTE!:
Je voulais quand même rappeler à Monsieur Grognard [= Marc-André Grognard,
échevin de la participation] que ça fait bien longtemps que j’essaie de lui parler de cette
question de la bande de jeunes autour du métro sur laquelle il y aurait moyen de faire
du participatif, du préventif... qu’il faudrait mettre à l’ordre du jour un moment ou un
autre. Enfin, voilà, une fois de plus c’est... c’est terrible...
UN CONSEILLER COMMUNAL!:
Si vous permettez que je continue par rapport aux projets volet 5 en eux-mêmes...
Non!? Madame!? Je vous sens bien anxieuse tout à coup...
L’HABITANTE!:
Anxieuse? Disons que quand « on » ne me regarde pas dans les yeux quand je parle,
là, oui, ça me pose un problème [elle agite le doigt vers Marc-André Grognard tout en
maintenant son regard sur le conseiller communal].
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
466
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
EXTRAIT N°108 – C.d.Q.!Collège, Commune C – mai 2004
SABRINA DELLA PORTA (bureau d’études Gamma)
[...] Toujours par rapport à la petite enquête qu’on a faite avec les habitants du
quartier, y a la question du respect qui a été évoquée par certains qui disent que par
exemple que certains ne respectent plus rien… Aussi, beaucoup qui regrettent
l’absence de cafés, de lieux d’animation. L’absence de la poste qui été remarquée
aussi. A la question de délimiter le quartier, ce que le quartier représentaient pour eux
aux niveaux des limites mentales, les gens n’ont pas trop répondu, mais les gens
placent la Maison communale au centre, ça c’est certain...
CHRISTINE BOUDON (chef de projet)!:
Oui, le Monsieur au fond!?
UN HABITANT
Oui, donc, j’essaie de bien comprendre l’enjeu d’une réunion comme celle-ci. Bon,
déjà, primo, on reçoit une carte en noir et blanc, une bête photocopie sur laquelle
on ne voit rien, impossible de lire la légende, alors que vous, si je vois bien, vous avez
vos beaux plans en couleurs. Secundo, les photocopies, il n’y en a même pas pour
tout le monde, on est obligés de regarder à deux. C’est Monsieur à côté de moi qui
me faisait cette remarque très très valable. Si on doit accepter une situation, ce serait
bien quand même d’avoir une idée plus complète.
ANNE LESSAGE (échevine de l’urbanisme et présidente de la CLDI)!:
Eh bien, Madame Boudon, pour la prochaine fois vous savez ce qu’il vous reste à
faire...
Dans ces extraits, nous voyons bien comment cette critique ordinaire soulevant des
enjeux de mutualité, d’un partage de l’attention et de l’engagement, peut être
développée plutôt dans le sens d’un grandissement des citoyens et des profanes qui
s’évertuent à suivre (extrait n°105) ou plutôt dans le sens d’une dénonciation de
personnes en charge absentes (extraits n°106,107,108), manquant à leur engagement
de coparticipant ou ne manifestant pas suffisamment d’attention(s). On constate
aussi la manière avec laquelle chacune de ces interventions interrompt le cours des
choses, force une pause et invite l’ensemble des participants à revenir sur les
conditions mêmes de leur coprésence.
6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction
L’écologie du «!rassemblement centré!» offre un troisième ensemble de ressources
tactiques aux participants placés en position de faiblesse sur un plan institutionnel.
Celles-ci s’appuient sur une troisième caractéristique fondamentale de l’ «!ordre de
l’interaction!», à savoir, tout simplement, l’idéal égalitaire qui constitue l’horizon
naturel de la coprésence et du face-à-face. Parmi les lecteurs de Goffman, Anne W.
Rawls est celle qui a pris le plus au sérieux cette dimension égalitaire de l’interaction
order, tout en en relevant les implications critiques et démocratiques (A. Rawls, 2002,
p.131)!:
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
467
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
L’ordre sui generis de l’interaction est un ordre moral basé sur un engagement
envers des idéaux de réciprocité généralisée. En ce sens, il constitue une
critique constante et toujours à l’œuvre de la réalité sociale quotidienne. La
source de la demande sociale d’égalité et de la résistance aux changements
négatifs ne se trouve pas dans les structures sociales. Elle se situe au contraire
au niveau microsocial [...]. L’ordre de l’interaction ne dépend pas de façon
contingente de formes sociales particulières. Au contraire, il constitue une
instance d’évaluation qui soumet celles-ci à la critique. La tension qui se crée
quand la structure sociale et les intérêts individuels ne correspondent plus
aux principes sous-jacents de l’ordre de l’interaction est l’une des sources de
changement des structures sociales [...]. L’interaction la plus minime, loin
d’être cette force conservatrice que l’on présente traditionnellement comme
résistante au changement, représente en réalité une revendication continuelle
d’égalité face à la structure sociale.
Bien sûr, bon nombre de «!situations sociales!» sont équipées et arrangées de manière
à se prémunir –et à prémunir par la même occasion les représentants de l’autorité–
des prétentions de pure réciprocité et d’égalité jaillissant du face-à-face, de cette
morale élémentaire et naturelle de la rencontre toujours susceptible de venir parasiter
l’ordre symbolico-institutionnel de l’activité46. C’est le cas des assemblées CLDI, qui
sont arrangées, on le sait, de manière à ce que le devant de la scène soit occupé par les
personnes en charge, et qui couplent souvent à cette asymétrie devant/derrière une
asymétrie haut/bas, les sièges des élus étant installés en surélévation, sur une estrade,
les participants citoyens s’installant, eux, sur les chaises disposées en un parterre
(notons au passage que, dans certaines réunions particulièrement fréquentées et où
plus aucun siège n’est libre, certains parmi les derniers arrivés s’accroupiront ou
assoiront littéralement «!par terre!»). On a bien affaire à un rassemblement centré,
mais tel qu’il «!se plie!» à l’institution, en répliquant sur le plan structurel de l’espace
physique l’asymétrie structurale des rôles. Les participants sont à la fois invités à
rejoindre un processus, à s’engager dans une rencontre, et, en même temps,
immédiatement tenus en respect par la scénarité propre à ce type d’assemblée
(Blondiaux & Levêque, 1999).
Afin que l’ «!ordre de l’interaction!» joue pleinement, l’arrangement hiérarchisant de
l’espace de réunion doit pouvoir être contourné ou subverti. Deux possibilités
s’offrent en effet aux participants citoyens et profanes. La première consiste à occuper
46
Ici, nous ne voulons pas emprunter un style trop normatif ou trop critique. Il est en effet des situations
où une telle atténuation des effets moraux de l’ordre de l’interaction se justifient. On peut par exemple
s’irriter ou s’inquiéter de ces émissions de télévisions qui rassemblent sur un même plateau et dans une
configuration de type table-ronde un ensemble hétéroclite d’invités (politiciens, chanteurs, journalistes,
comiques, scientifiques, acteurs pornos, etc.) auxquels sont accordés des droits de participation égaux, et
ce, quelle que soit la thématique traitée. C’est ainsi qu’à l’occasion d’un numéro de l’émission Tout le
monde en parle de Thierry Ardisson, un chercheur en sciences politiques ayant mené une enquête de deux
ans à Gaza se trouve rapidement privé de la parole, au profit du comique «!populaire!» Jean-Marie
Bigard, qui se permet d’imposer sa propre interprétation loufoque des relations israélo-palestiniennes,
sous les applaudissements de la foule et sans que la parole ne revienne au scientifique. Au final, le public
et les téléspectateurs auront surtout retenu la «!théorie!» de Bigard.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
468
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
des scènes en marge des scènes officielles, comme les «!groupes de travail!», qui
organisent généralement la coprésence des participants sur le mode égalitaire de la
«!table ronde!». La seconde consiste à s’inviter, d’une manière ou d’une autre, sur le
devant de la scène officielle de la CLDI et donc à se retrouver côte à côte avec les
personnes en charge, cela sous le regard du reste de l’assemblée. Cette mobilité des
participants, d’un derrière à un devant, peut être réglée institutionnellement et
demande alors une procédure, comme lorsqu’un délégué des habitants est choisi, en
début de processus, pour assumer la vice-présidence de la CLDI, dans quel cas, dès la
réunion suivante, il viendra s’asseoir sur l’estrade aux côtés de l’élu présidant la
CLDI. Mais un tel replacement du participant citoyen, par lequel il fait valoir sa
présence à l’avant-plan de l’espace commun, peut également se produire de manière
plus fortuite. Dans ce cas, il créera à nouveau la surprise!:
[Extrait de mes notes de la première assemblée générale du Contrat de quartier
Lemont, commune B, février 2005!:]
J’arrive à 18h45, c’est-à-dire avec un bon quart d’heure d’avance, et vais
directement m’asseoir au milieu de la salle de classe de l’école primaire où va
se dérouler la réunion.
La salle est exigüe, peu profonde. Elle présente sept rangées serrées de bancs
d’écoliers munis de pupitres. A l’avant de la salle, debout autour de ce qui
est, dans d’autres circonstances, la «!table de l’instituteur!», des représentants
de la Commune discutent. Cette réunion est la première assemblée générale
du Contrat de Quartier Lemont. Le coordinateur général François Claessens
présente à l’échevine Christelle Janssens le jeune chef de projet Julien
Michellin, fraîchement recruté pour encadrer et animer la concertation.
Deux représentants du bureau d’études Bêta désigné pour l’élaboration du
programme du Contrat de Quartier entrent dans la salle et se dirigent vers le
banc de la première rangée, sur lequel ils déposent leurs sacoches, pour
ensuite déplier un ordinateur portable et installer un matériel de projection.
Le bourgmestre Jean Dufay arrive, fait la bise à l’échevine Janssens et serra
la main de différentes personnes, dont celle du jeune chef de projet qui lui est
présenté à nouveau par François Claessens, sur le même ton et à partir de la
même formule que précédemment. Le personnel communal, adresse
salutations et clins d’œil à des personnes installées sur les bancs.
A partir 19h00, la salle de classe se remplit de participants. Les gens entrent,
attrapent une brochure sur un présentoir à l’entrée et vont s’asseoir!: ils se
faufilent pour cela à travers les rangées de bancs, obligent par la même
occasion les personnes déjà assises à se lever, et s’en excusent. A 19h15, la
salle de classe est déjà bien remplie et les seules places libres sont plus ou
moins inaccessibles, à moins de déranger toutes les personnes assises sur une
même rangée. Une cinquantaine de personnes occupent à présent la petite
salle de classe. Les participants continuent d’arriver, et sont contraints de se
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
469
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
poster debout, dans l’entrée. Certains restent dehors, pointent la tête de
temps en temps.
Les représentants de la Commune cessent leurs apartés. Le coordinateur
général et le chef de projet vont s’asseoir à leur table sur le devant, en faisant
face au «!public!», et trient des documents à distribuer. Le bourgmestre se
recule et va s’adosser contre le mur du «!devant!», contre le tableau noir de la
classe, les mains dans les poches. L’échevine Janssens, chargée de présider
l’assemblée générale, s’avance et s’assied de côté sur le pupitre de la première
rangée, «!Bonsoir tout le monde!!!»!; et la réunion commence.
Après avoir souhaité la bienvenue et fait la lecture de l’ordre du jour,
l’échevine Janssens passe la parole au bourgmestre Dufay, qui après
quelques un mot de bienvenue et un mot d’humour, passe lui-même la
parole à François Claessens, le coordinateur général des Contrats de quartier
de la commune B. En cette première assemblée générale, le très expérimenté
Claessens commence sa présentation du dispositif «!Contrat de Quartier!». Il
est rapidement interrompu par l’entrée remarquée d’un habitant du quartier.
Cette personne, âgée d’une soixantaine d’années, et qui se déplace en
fauteuil roulant, est en train d’essayer de se frayer un chemin le long du
couloir latéral de la salle de classe. Le passage étant fort étroit, son fauteuil
bute contre les tables et les bancs avec des bruits métalliques. Des personnes,
dans le public, viennent à son aide, repoussent les pupitres et les bancs,
tentent de lui faciliter le passage. Devant ces efforts, l’homme rit, fait marche
arrière et finit pas s’installer sur le devant de la salle, près de l’entrée, plus
exactement entre les protagonistes que sont le coordinateur Claessens,
l’échevine Janssens et le bourgmestre Dufay.
Après cette courte interruption pendant laquelle l’attention conjointe s’est
orientée portée vers l’homme en fauteuil et sa difficulté à trouver une place
dans la réunion, Claessens reprend sa présentation face au public. Après un
moment, l’homme en fauteuil se déplace vers le bourgmestre, ouvre un
aparté avec lui en lui posant des questions à voix haute. Le bourgmestre se
penche légèrement vers l’homme, tout en posant une main sur son épaule, et
répond à ses questions en chuchotant tout en maintenant son attention
visuelle orientée vers Claessens qui, malgré les interférences sonores de
l’aparté, continue sa présentation sans ciller. A plusieurs reprises, l’homme
en fauteuil se rapproche et sollicite le bourgmestre qui, de plus en plus
embarrassé par la situation, lui répond de manière de plus en plus distraite et
brève, en masquant sa bouche d’une main.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
470
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Fig. 33 – Organisation spatiale de la réunion
(C.d.Q. Lemont, Commune A – février 2005)
1
2
3
7
1: F. Claessens (coordinateur général)
2: J. Michellin (chef de projet)
8
4
6
3: J.Dufay (bougmestre)
5
4: C. Janssens (Echevine)
5: D. Fritz (bureau d’études Bêta)
6: G. Lefrancq (bureau d’études Bêta)
7: Habitant du quartier en fauteuil roulant
9
8: Personnes assistant à la réunion depuis
l’extérieur de la salle
9: Berger (observateur).
Claessens achève une première partie de sa présentation qui porte
principalement sur les sources de financement du Contrat de Quartier.
Lorsqu’il demande «!Vous avez peut-être déjà des questions!?!», l’homme en
fauteuil déclare, avec un brin de défiance dans la voix!: «!Moi j’en ai, mais pour
après... Ca peut attendre!». Claessens reprend sa présentation, qui aborde à
présent les aspects techniques des différents volets du Contrat de Quartier.
En abordant le volet consacré à la rénovation et à la création de logements,
Claessens soulève la possibilité de recours à des procédures d’expropriation
par la Commune, sur quoi l’homme en chaise roulante, situé à sa gauche, le
coupe!: «!Vous pouvez dire réquisition FORCEE!!!». Claessens reprend
calmement!: «!Vous savez monsieur, expropriation et réquisition ce n’est pas
vraiment la même chose...!». L’homme insiste, d’une voix forte et perçante «!Si!!
c’est RE-QUI-SI-TION-NER!! C’est ce que je disais à Monsieur le bourgmestre, c’est
honteux!». Des personnes dans le public soupirent, tandis qu’une femme dans
la salle apprécie!: «!Merci pour votre courage monsieur!!!». Claessens propose de
revenir sur ce point plus tard, mais l’homme reprend!: «!C’est la même chose, je
vous dis... Si vous connaissez quelque chose au droit, je vais vous l’expliquer!! Ca vous
dérange les petits propriétaires ou quoi!?!!» . Claessens commence alors une
explication destinée à préciser la visée des procédures d’expropriation, mais
après quelques secondes, l’homme en chaise roulante ne semble plus
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
471
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
l’écouter, se déplace de nouveau vers le bourgmestre pour s’entretenir avec
lui, lequel a l’air cette fois-ci franchement irrité et refuse d’ouvrir l’aparté,
agitant vaguement la main en signe de refus. L’homme se replace au centre
du triangle Claessens-Dufay-Janssens.
Un peu plus tard, Claessens présente le périmètre du Contrat de Quartier à
partir d’une carte projetée sur le mur. L’homme en fauteuil est à nouveau le
premier à intervenir!: «!J’ai une question sur le périmètre...!». Claessens cherche
à éviter l’interruption («!Attendez, j’avais quelque chose à dire, peut-être je vais
répondre à votre question...!»), ce sur quoi l’homme l’interrompt à nouveau, mioffusqué, mi-amusé!: «Tiens-tiens, vous répondez avant même que j’ai posé ma
question... Eh bien bravo!!!!»!. Il prend soin pendant qu’il prononce ces mots,
d’adresser des œillades complices à l’audience. Après cette exclamation qui
prend quelque peu les gens par surprise, il enchaîne directement sur sa
question!: «!Ma rue, la rue Villon, n’est pas dans le périmètre que vous nous montrez.
J’habite juste à côte du périmètre des pauvres du Contrat de quartier... mais attention!!
pas non plus chez les riches pour autant, hein... Et je paye mes impôts à la Région
comme tout le monde. Alors est-ce que j’en suis ou pas, de votre Contrat de
Quartier!?!» Puis, il ajoute «!Attention à vous si vous dites non!!!». Dans l’audience,
des gens rient. Claessens lui répond de manière assez sèche cette fois!: «!Je ne
sais pas, monsieur. On pourra voir ça après si vous voulez». L’homme continue
avec gouaille!: «!Allez je rigole, je vous aime bien... mais quand même je demande
que ma rue Villon, qui est multiculturelle, soit intégrée. Je le dis pas au niveau de moi,
mais pour mes amis turcs, marocains, ‘yougos’...!» Dans le public, les gens
sourient. L’échevine Janssens prend la parole!: «!Ces questions de périmètre, c’est
typiquement le genre de choses qu’on peut essayer de faire passer au comité
d’accompagnement!». L’homme en chaise roulante ponctue à nouveau, joueur!:
«!Allez, mettez ma rue dedans et puis c’est tout!: il faut pas essayer, il faut le faire!!!».
A nouveau, des rires se font entendre. Claessens sourit et précise: «!Le budget
n’est pas extensible vous savez!; et puis la portion qui est apportée par le
S.P.F.M.T....!», mais il est rapidement coupé par l’homme!: « Oui mais
justement, à ce propos, le SPFF..., le SPMF... euh, le comment encore!?!!». Grands
éclats de rire dans le public cette fois-ci. Il se tourne vers le public, insistant
sur son ignorance du terme exact et cherchant une confirmation du terme
chez un membre de l’audience plutôt que chez Claessens!: «!le SPM-quoi!?!».
Un habitant lui répond!: «!SPFMT!: Service Public Fédéral Mobilité et
Transports!». Une dame, installée derrière moi, glousse!: «!Pff, ces abréviations
quand même...!».
La réunion se poursuit ainsi pendant vingt minutes, le coordinateur
Claessens cherchant péniblement à avancer dans sa présentation du Contrat
de Quartier, régulièrement interrompu par cet habitant à ses côtés, à l’avantscène. Celui-ci irrite tantôt certains par sa voix criarde («!Eh, ça va on n’est pas
sourd!!!»), amuse les autres («!Il est marrant!!!»), remporte parfois l’adhésion et
des marques de soutien quand il dénonce les pratiques communales en
matière d’expropriation («Je suis bien d’accord avec vous Monsieur!!!»!). Suite à de
nombreuses interventions, et après être resté silencieux quelques minutes, il
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
472
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
se dirige vers la sortie toute proche et s’en va, pendant que d’autres habitants
interrogent à leur tour Claessens sur son exposé.
L’épisode décrit ci-dessus a son importance dans ce dernier chapitre consacré aux
compétences des profanes, à leurs capacités à s’adapter à l’environnement qu’on leur
propose, à saisir des opportunités et à développer des formes de «!résistances
intérieures!». L’homme en fauteuil roulant use de son nouvel emplacement sur le
devant de la scène pour développer, lui aussi, un registre de protagoniste. Placé au
milieu de ces «!gens importants!» (le bourgmestre, l’échevine, le coordinateur
général), il joue de la morale égalitariste de l’ordre de l’interaction. Il revendique lui
aussi, tout intrus qu’il est, une certaine liberté de mouvement, la possibilité de placer
des interventions et de les adresser à l’audience. Cette configuration scénique sur
laquelle il s’appuie lui permet d’interférer plus facilement avec le très sérieux exposé
dans lequel s’est lancé Claessens, sans jamais être véritablement «!remis à sa place!».
Cet emplacement favorable et rare pour un citoyen se trouve combiné à une autre
ressource situationnelle, le fauteuil roulant. La condition de personne handicapée
constitue ici une véritable ressource à au moins deux niveaux.
Premièrement, dans cette situation, on constate que le monde matériel somme toute
banal de la salle de réunion perd son caractère d’unobtrusiveness (Heidegger, 1988)47
qui fait que, d’ordinaire, les participants citoyens vont s’asseoir dans la zone qui leur
est attribuée sans se poser la moindre question et sans que cela leur pose le moindre
problème. Ici, l’étroitesse du couloir latéral et les personnes qui s’y tiennent debout
résistent au fauteuil roulant, à moins que ce ne soit l’inverse, et la distribution des
places entre personnes en charge et citoyens n’est soudain plus tenue pour acquise
(taken for granted). Ce fait, qui fait l’objet de l’attention de tous, donne à cet homme
une «!bonne raison!» de venir se placer au milieu de l’espace dégagé qu’est l’avantscène, les régions de la salle de classe conventionnellement réservées aux citoyens lui
étant matériellement inaccessibles. Une telle «!bonne raison!» paraît ici nécessaire, à
la fois pour que l’homme ait l’idée de s’installer à l’avant-scène, et pour que son
intention soit acceptée sans un mot48. A partir de ce moment, tout se passe comme si
l’équipe d’organisation qui a choisi cette salle de classe exigüe, plutôt inhospitalière
aux participants en général et vis-à-vis des handicapés en particulier, se trouvait dans
47
«!The beings we encounter in the everyday commerce have in a preeminent way the character of
unobtrusiveness. We do not always and continually have explicit perception of the things surrounding us
in a familiar environment, certainly not in such a way that we would be aware of them expressly as
handy. It is precisely because an explicit awareness and assurance of their being at hand does not occur
that we have them around us in a peculiar way, just as they are in themselves. In the indifferent
imperturbability of our customary commerce with them, they become accessible precisely with regard to
their unobtrusive presence!» (Heidegger, 1988, p.309).
48
Dans d’autres circonstances, le fait, pour un citoyen de venir se mêler aux personnes en charge sur le
devant de la scène «!sur un coup de tête!» ne serait sans doute pas aussi facilement toléré. Aucune
conduite de ce type n’ayant été observée en réunion, il nous est impossible de confirmer ou d’infirmer
cette supposition. Bien sûr, le fait qu’un tel cas de figure n’ait pu être observé n’est pas anodin, et en dit
long sur l’indisponibilité cognitive d’une telle option.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
473
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
le devoit moral d’en supporter les conséquences, qui se traduisent ici par la
surexposition de l’homme en fauteuil et l’accroissement des prises dont il dispose
pour interférer avec les présentations du coordinateur.
Deuxièmement, on peut penser que le fauteuil roulant, saisi non plus dans sa
matérialité mais dans sa visibilité, et dès lors en tant que «!stigmate!» (Goffman,
1963), accentue, aux yeux des personnes en charge et aux yeux de Claessens en
particulier, l’état de vulnérabilité de l’homme. L’ordre de l’interaction veut que
certaines attentions lui soit dues, et que certains écarts –le caractère intempestif de ses
interventions– lui soient plus facilement pardonnés, à plus fortes raisons si les
interactions entretenues avec cette personne se déroulent sur l’avant-scène d’un
événement public.
Il faut aussi remarquer une évolution dans la performance de ce monsieur et dans sa
réception auprès de l’audience. Cette performance commence en effet sur une série
de fausses notes. Par exemple, l’homme n’est pas loin de la «!folie de place!» quand il
s’efforce d’entraîner le bourgmestre dans des apartés en le harcelant de questions,
puis quand il se propose de donner au coordinateur général une leçon de droit. A ce
stade, il semble représenter, pour ses coparticipants, cet «!illustre inconnu!» en train
de «!faire son manège!». On remarque toutefois que si ses propos et si le ton dur et
quelque peu arrogant qu’il emploie en font soupirer quelques-uns, une dame dans
l’audience lui apporte son soutien et souligne son courage. Quoi qu’il en soit, cet
homme nous montre dans l’ensemble autre chose qu’un simple «!échec de
représentation!». D’abord, ses interventions sont, certes répétées, mais toujours
brèves et avancées «!en réponse!». Si, en plus d’un certain manque de tact, il avait
cherché à déployer ses engagements de parole dans de longs discours, il aurait été
probablement arrêté ou rappelé à l’ordre de manière plus explicite par l’équipe
communale. Ensuite, ses protestations et les «!piques!» qu’il adresse à Claessens sont
modalisées par l’ironie, une certaine distance prise vis-à-vis du rôle de protestataire
qu’il annonçait d’abord au premier degré. On note qu’un infléchissement dans le ton
(Allez je rigole, je vous aime bien...) et dans l’attitude qu’il propose, celle de quelqu’un
qui ne se prend lui-même pas très au sérieux, ainsi qu’un souci affiché pour autrui
(«!mes amis turcs, marocains, ‘yougos’...!») lui font graduellement gagner la sympathie de
ses coparticipants. Ceux-ci ne rient pas –ou plus– véritablement à ses dépens, mais
bien «!avec lui!». Simplement, ce monsieur placé accidentellement sur le devant de la
scène se révèle être un entertainer compétent, dont le franc-parler teinté d’humour et
la personnalité singulière finissent par plaire.
Au final, les circonstances particulières de l’apparition de l’homme en fauteuil, ses
capacités d’adaptation à une position d’avant-scène et son aptitude à remporter la
sympathie d’une audience hilare produisent un effet véritablement subversif sur
l’événement de parole «!CLDI!» dans son ensemble sur les performances des
protagonistes officiels en particulier.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
474
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.3.2. Le jeu interlocutoire
« Une conversation a sa vie et ses exigences propres.
C’est un petit système social qui tend à préserver ses
frontières; c’est un îlot de dépendance et de loyauté
avec ses héros et ses traîtres!».
Erving Goffman, Interaction rituals, 1967, p.101.
La section 6.3.1. nous a permis d’observer la façon dont il était possible pour des
participants citoyens et profanes de prendre appui sur leur environnement immédiat
et de tourner à leur avantage la règle cognitive de focalité et les idéaux moraux de
mutualité et d’égalité qu’activait la configuration du «!rassemblement centré!». Pour
saisir l’ensemble des implications tactiques de l’ordre sensible de l’interaction sur la
position de participants déforcés par l’ordre officiel de l’activité, il nous faut
maintenant pouvoir concevoir cet environnement-ressource comme une écologie
dynamique49. L’interaction ordonnée ne concerne en effet pas seulement une
coorientation des êtres, elle vise aussi un échange (interchange), une alternance des
actes interlocutoires, et son étude se place dès lors à «!mi-chemin entre l’apparence
relativement fixée d’une part et le discours infiniment fluant d’autre part!» (Goffman,
1973, p.129). Autrement dit, il nous faut nous intéresser à la manière dont
l’interaction se temporalise, et à la façon dont cette temporalisation pose, pour les
participants citoyens, autant de nouvelles exigences d’attention que de nouvelles
opportunités.
Bien sûr, nous nous aventurons ici sur un terrain que d’autres, les
conversationnalistes, ont étudié bien plus patiemment et bien plus finement que nous
ne pourrons le faire, et il nous faut faire preuve d’une certaine modestie. Les règles
sensibles de l’interlocution et la façon dont elles interfèrent avec l’ordre symbolicoinstitutionnel d’une assemblée de démocratie participative restent largement à
étudier, et il y a lieu de penser que les données enregistrées dont nous disposons
constituent un matériel de choix qu’il conviendrait de confier à des
conversationnalistes chevronnés.
En me référant à un texte éclairant de Patrick Pharo, je me concentrerai dès lors sur
la caractéristique la plus évidente du «!jeu interlocutoire!» microlocal, c’est-à-dire la
«!pression normative à double sens!» (Pharo, 1991) qui pèse sur les prises de parole
des interlocuteurs (6.3.2.1.), avant d’essayer de saisir l’extension temporelle de ce jeu
et de ses «!pressions!» dans des chaînes dialogiques plus amples (6.3.2.2.). Avec cette
progression, nous comprendrons comment les compétences attentionnelles du
participant «!re-présentant!», ne dépendent pas seulement d’aptitudes perceptuelles,
49
«!Dès lors que les contextes sur lesquels on travaille sont aussi des événements de langage, il est clair
que l’agencement à mettre en lumière n’est pas seulement ethnographique ou écologique, mais
séquentiel et porte sur la manière dont les intentions communicatives organisent le contexte!» (Joseph,
1998, p.103).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
475
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
mais aussi d’une mémoire. De proche en proche, nous nous acheminerons nos
analyses vers un ordre de l’ «!interaction durable!» ou de l’ «!histoire partagée!» qui
demande aux participants de puiser dans une «!expérience collatérale!» et de se
resituer dans la structure d’intrigue d’une «!menée en commun!» (6.3.3).
6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!»
Répétons-le, l’environnement immédiat dans lequel un participant trouve les indices
et les prises qui lui permettent de prendre part à l’action ne se réduit pas à cet espace
visible au-devant de lui (la salle, les participants) et à ces objets saisissables qui
l’entourent (un carnet, un microphone, un dossier, un plan...), mais s’étend
également aux verbalisations des tours conversationnels précédant son intervention,
qui, pour ainsi dire, résonnent encore dans l’espace de réunion. Si les participants
sont placés en coprésence physique, leurs énonciations successives développent des
phénomènes de «!coprésence linguistique!». Dans la conversation, l’énonciation
d’Ego vient se caler dans un environnement de tours composé, «!à gauche!», de coups
déjà joués par Alter et, «!à droite!», de ses coups imminents, de la réplique qu’il
engagera une fois l’énonciation d’Ego achevée. C’est en ce sens que Patrick Pharo
parle de la «!pression normative à double sens qu’exercent les unes sur les autres les
répliques successives!» (ibid., 1991, p.64). Cette pression s’exerce de gauche à droite!:
les tours précédents déjà joués posent un matériel informationnel et une contrainte
morale à honorer, en même temps qu’ils habilitent l’engagement de parole du
répondant en lui offrant des prises, quelque chose à accrocher au passage. Elle
s’exerce de droite à gauche en commandant à l’attention du répondant de se répartir
entre le déjà dit et l’à-venir.
L’intensité de cette double pression du jeu interlocutoire n’est bien sûr pas
indifférente à la nature de l’!«!activité!» au sein de laquelle il se déroule. Ainsi,
l’activité étroitement réglée sur un plan institutionnel qu’est la concertation en CLDI
s’accompagne d’un jeu interlocutoire exerçant, sur les prises de parole du citoyenrépondant, de fortes pressions gauche-droite et droite-gauche. Nous retrouvons ici ce
concept goffmanien de «!plage d’expression!» (frame-space, Goffman, 1981)!; une
plage d’expression qui, dans le cas des participants profanes, se trouve souvent bien
réduite, ou devrait l’être. On pourrait introduire une forme typique «!AbA’!», qui
suggère la façon dont la micro-plage d’expression du participant citoyen vient se caler
entre un macro-tour qui la précède et un macro-tour anticipé, qui seraient engagés
par l’élu ou l’expert. Dans les pages qui suivent, je voudrais d’abord montrer
comment cette place précaire du profane dans la dynamique des tours
conversationnels et la forte «!pression à double sens!» qui s’exerce sur ses
engagements de parole peuvent, à l’occasion, se transformer en opportunités.
Ensuite, je montrerai comment une pression trop forte au niveau du jeu
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
476
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
interlocutoire peut faire naître une «!critique ordinaire!» adressant la qualité
dialogique de la concertation et s’appuyant sur une règle morale de réciprocité.
a) Un art de la reprise
Si les engagements de parole successifs à un exposé powerpoint d’un peu moins
d’une heure50 sont l’objet d’une pression «!gauche-droite!» considérable, s’il pèse sur
eux de fortes contraintes de pertinence et de mentionnabilité (5.2.2.6.), ils disposent
aussi d’opportunités particulières naissant justement de l’ampleur des discours et des
ensembles symbolisants déployés devant eux. C’est dans cet art de la reprise51 que
réside en partie la compétence tactique du répondant52.
Dans l’extrait n°103 déjà examiné, en suivant Jean-Marc Ferry (2007, p.88-89), nous
pouvons distinguer, d’une part, la fonction représentative qu’assume l’exposé
synthétique de l’expert sur un projet de «!parc public!», et, d’autre part, la fonction
présentative des indices («!qu’on revoie la photo qui montre... Pas celle-là, celle d’avant,
voilà... ça, ce truc!») et la fonction re-présentative des icônes («!ce truc qui pour moi est une
piste de ski...!») dont use préférablement la citoyenne. Il faudrait alors clarifier cette
distinction et cette complémentarité entre les ressources indicielles et les ressources
iconiques que mobilise un art de la reprise.
Dans la situation du répondant et sur le plan du jeu interlocutoire, les indices, les
expressions déictiques de temps («!avant!», «!à l’instant!», «!au début!», «!à la fin!»...)
ou de localisation («!là!», «!ça!») sont bien ces signes qu’il utilise pour identifier les
objets qui l’intéressent dans l’énoncé (le macro-énoncé quand il s’agit d’un exposé
d’une heure) de son prédécesseur. La reprise par l’indice peut se faire in praesentia et
sur un plan perceptuel, lorsque le répondant propose de «!rebondir sur!» tel élément
fraîchement produit et disponible à la conscience de tous!; elle peut se faire in absentia
et sur un plan mémoriel, lorsqu’elle invite à «!revenir sur!» tel autre élément déjà plus
ancien et passé à l’arrière-plan. Dans le premier cas, la reprise se fait à un niveau
superficiel et dans le cours des choses, en «!donnant suite!», avec une certaine fluidité,
à ce qui a été saisi à la fin de l’énoncé précédent!; dans le second, la reprise crée une
interruption dans le cours des choses, en faisant retour au cœur de l’énoncé
précédent, voire en faisant remonter l’attention jusqu’à la matière d’énoncés plus
anciens. Ainsi, l’art de la reprise, dans son volet indiciel, comprend au moins deux
tactiques qui pourront être avancées par le participant citoyen dans les conditions
d’une forte pression gauche-droite et d’une plage d’expression réduite.
50
Cf. le graphe logocentrique du mois de mai 2004, dans la figure 11 du chapitre 4.
Chrsitian Bessy et Francis Chateauraynaud parlent d’un «!art de la prise!» dans la quatrième partie de
leur ouvrage, pour qualifier les compétences propres aux experts et aux faussaires (1995, p.231-319).
52
Ce qui est présenté dans cette section s’inspire des réflexions de Goffman sur les présuppositions du
discours exposées dans son chapitre «!La condition de félicité!» (1987, p.205-271).
51
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
477
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Tout en répondant à une exigence économique de brièveté53 et en jouant même de
leur fulgurance, les engagements de parole ordinaires peuvent d’abord peuvent
choisir de «!rebondir sur!» le directement disponible afin d’en faire l’usage qu’ils
voudront, qu’il s’agisse là d’un moyen de retopicaliser la conversation (e.g. «!vous
venez de dire que le logement était central dans le Contrat de quartier... moi j’attends qu’il y ait
un véritable débat là-dessus!») ou qu’il s’agisse d’ «!enfoncer un clou!», comme c’était le
cas dans l’extrait n°97, où la locutrice, en voulant rebondir «!sur un point, suite à ce que
dit Isabelle, sur cette histoire de mur de soutènement!», insiste pour ce que ce problème du
mur de soutènement, déjà soulevé à l’instant par sa coparticipante citoyenne, soit
placé au centre de l’attention. Les énoncés d’un locuteur, en produisant une quantité
phénoménale d’éléments de sens pouvant être accrochés au passage par un
interlocuteur qui «!peut utiliser ce qui lui plaît afin d’en faire la référence et le
contexte de sa réponse!» (Goffman, 1987, p.82), sont toujours vulnérables à de tels
rebondissements. Il importe à des participants assignés à une place de re-présentants
de prendre toute la mesure de cette réalité du jeu interlocutoire et d’user de cette
tactique du rebondissement. Puisqu’ils peuvent difficilement introduire eux-mêmes,
de manière autonome, les idées, les problèmes, les thèmes qui leur tiennent à cœur,
ils se doivent de saisir la balle au bond quand ces idées, ces problèmes ou ces thèmes
trouvent soudain leur mentionnabilité dans le propos des autres personnes qui les
évoquent. S’ils ne saisissent pas cette opportunité sur l’instant, il est tout à fait
possible que la mentionnabilité de ces éléments se trouve réduite ou annulée par la
suite, emportés qu’ils sont par les vagues d’une conversation qui s’est depuis focalisée
sur autre chose.
Bien sûr, il est bien des cas où le participant répondant ou re-présentant peut utiliser
sa prise de parole pour «!revenir sur!», pour faire retour sur des éléments plus anciens,
non directement disponibles à l’esprit, par exemple, dans le cas d’un exposé
powerpoint d’une heure, sur ces paroles et ces visuels enfouis au cœur de l’exposé.
C’est ce que fait la citoyenne de l’extrait n°103 en demandant de revoir la photo, en
invitant l’expert à «!remonter!» dans les slides de son exposé («!pas celle-là, celle-là!»),
pour y saisir ensuite un aspect problématique, la trop forte déclivité du terrain
envisagé. Outre l’effet de re-qualification de l’objet symbolique «!parc public!» dans le
langage iconique de la «piste de ski!», une telle intervention a pour autre effet, lié à
l’usage d’indices cette fois-ci, de marquer une pause dans le cours des choses. En
invitant au réexamen d’un objet déjà relativement ancien (à l’échelle d’une
conversation), cette intervention a pour conséquence de «!casser le rythme!» d’une
progression tranquille et linéaire, d’un suivi de l’ «!ordre du jour!» sur lequel
s’accordait jusque-là l’ensemble des participants. Vigilante, la participante n’est pas
disposée à se laisser endormir et à en rester à la surface des choses. Elle a retenu de la
présentation quelque chose qui la trouble et qui ne peut selon elle rester inaperçu des
autres.
53
Cette règle est prise en compte de manière explicite lorsque les participants préfacent leurs prises de
parole par des expressions telles que «!je ne vais pas prendre la parole bien longtemps...!», «!je voulais simplement
savoir si...!», «!juste une simple remarque...!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
478
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
A l’art de la reprise que nous envisageons ici correspond aussi une palette
d’instruments langagiers d’ordre iconique. Ici, «!reprendre!» ne signifie plus «!saisir!»
ou «!ressaisir!» des objets dans le discours d’un prédécesseur, mais les «!requalifier!»
en leur substituant un mot ou une image qui leur ressemble et que le répondant juge
plus ajusté à la situation. On passe d’un art de la deixis à un art de la mimesis (Ferry,
2007, p.81-98), qui se manifeste à l’état pur dans l’extrait n°103 et cette requalification
du «!parc public!» en «!piste de ski!» qui convaincra l’ensemble des participants, les
experts y compris.
La re-présentation iconique est peut-être l’instrument de prédilection d’une critique
ordinaire, purement profane. Premièrement, l’expression iconique, comme
l’expression indicielle, se caractérise généralement par sa brièveté, sa fulgurance, et
s’accommode donc de la «!plage!» réduite dont dispose le participant citoyen. Elle ne
nécessite pas d’être développée pour faire produire les effets «!frappants!» qui lui sont
propres, comme le comprend l’expression de sens commun qui veut qu’une image
vaille parfois mieux qu’un long discours. Elle ne se justifie que par rapport à une
grammaire élémentaire de l’association et de la ressemblance (ibid., 2007), et fait
l’économie de «!justifications!» discursives. Elle n’exige pas une connaissance
épistémique des objets auxquels elle se réfère. Bien sûr, puisque nous la considérons
ici comme une forme de reprise et de re-présentation, l’expression iconique a besoin
d’antécédents, d’objets déjà là, déjà présentés. Comme l’expression indicielle qui
«!pointe!» quelque chose dans l’ensemble symbolique précédemment édifié par
l’expert, l’expression iconique a besoin d’une base informationnelle déjà formée pour
y faire allusion. Ainsi, par exemple, la locutrice de l’extrait n°97 a besoin qu’un ou
plusieurs prédécesseurs aient présenté dans un discours technique un argumentaire
en faveur de la prise en charge par le Contrat de quartier des coûts ressortissant à la
création d’un mur de soutènement, pour ensuite l’évoquer, en parlant de «!cette histoire
de mur de soutènement!». Mais, une fois cet antécédent posé, elle n’a pas besoin de
connaître exactement les propriétés techniques d’un mur de soutènement ou de
savoir exactement combien la construction d’un mur de soutènement est censée
coûter pour parler de «!cette histoire de mur de soutènement!». Elle peut rester laconique
et exprimer, de la sorte, une certaine suspicion, une critique sourde qui aura
probablement plus de retentissement que si elle avait cherché à préciser son propos à
partir d’arguments techniques. Les expressions iconiques auxquelles nous nous
intéressons ici sont donc aussi des «!expressions anaphoriques!». Elles présupposent
un antécédent qui les autorise à rester laconiques et à placer «!des termes brefs et
familiers à la place d’autres qui pourraient l’être moins!» (Goffman, 1987, p!.210).
Quand, par exemple, suite à une présentation toute en longueur du «!programme de
base!» en vingt-cinq opérations que l’expert propose pour la revitalisation du quartier,
un habitant prend la parole en disant «!j’espère quand même qu’on pourra encore le
modifier!», l’anaphore «!le!» compte sur la coprésence linguistique de l’exposé de
l’expert pour faire référence, de la manière la plus succincte qui soit, au «!programme
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
479
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
de base!» du Contrat de quartier. Précisons qu’en situation, l’expression anaphorique
«!le!» ne remplace pas simplement le mot «!programme de base!», mais l’ensemble des
éléments présentés pendant une heure et composant quelque chose comme un
«!programme de base!». Sous cet angle pragmatique, «!le!» se substitue à l’exposé luimême. Ainsi, même si le participant avait dit plutôt «!j’espère quand même qu’on pourra
encore modifier le programme de base!», l’expression «!le programme de base!» aurait
toujours un usage anaphorique plutôt que symbolique, en ce qu’elle concernerait un
antécédent réel (les objets de la présentation située de l’expert), et non pas une
pratique générale qui consiste, quelle que soit la situation et quel que soit le Contrat
de quartier considéré, à produire un document contenant une structure de
propositions pour la revitalisation d’un quartier. Quelle que soit l’expression
anaphorique utilisée, «!le!» ou «!le programme de base!», elle est une image qui ramasse
grossièrement le sens des développements précédents avancés par l’expert dans son
exposé, et qui permet au participant citoyen de faire connaître le souhait d’une
modification, sans pour autant qu’il doive manifester une compréhension en
profondeur des vingt-cinq opérations urbanistiques qui composent le programme de
base, ou qu’il doive apporter la preuve qu’il a bien lu les cent-vingt pages de dossier
technique à partir desquelles a été préparé l’exposé.
Nous l’avons déjà dit et nous en prenons peut-être davantage conscience à présent,
contrairement aux symboles, les indices et icônes composent des régimes de signes
certes limités, mais dont l’usage peut être considéré comme radicalement démocratique.
Ils permettent à n’importe qui de s’insérer d’une manière appropriée et indiscutable
dans une activité publique de concertation concernant des matières techniques. C’est
la raison pour laquelle ils méritent une attention particulière dans l’analyse, mais
aussi une attention particulière de la part des personnes en charge de ces dispositifs,
dont on peut espérer qu’elles cherchent à faciliter l’émergence et l’expression d’un
«!art de la reprise!» chez ces participants citoyens et profanes limités en assemblée à
des engagements de réponse et de re-présentation.
b) S’indigner au nom du dialogue
Nous avons jusqu’ici présenté la «!pression normative!» dans le jeu interlocutoire
comme une force qui pouvait être canalisée et employée par le répondant, en ce
qu’elle lui offrait une base de référence au sein de laquelle il pouvait détecter des
signaux, vers laquelle il pouvait pointer l’index!; un antécédent qui lui permettait
aussi, dans une économie cognitive et discursive, de s’exprimer de manière iconique
et laconique. Risquons une métaphore qui vaut ce qu’elle vaut!: cette tactique de la
reprise serait au participant citoyen ce que le judo est à l’homme de petite taille, c’està-dire un ensemble de techniques permettant d’utiliser à son encontre la force d’un
partenaire plus imposant.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
480
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Bien sûr –cela doit être également le cas au judo j’imagine–, il est des moments où le
partenaire se fait bien trop imposant, et la pression, bien trop forte pour être
renversée. Dans ces moments, il est possible aux participants citoyens et profanes
d’exprimer une critique portant directement sur des infractions graves aux règles
dialogiques du jeu interlocutoire. Ici, nous pointons logiquement deux grands cas de
figure.
Dans un premier cas de figure, c’est la pression «!gauche-droite!» qui semble
insupportable. Par exemple, lorsque des exposés, en tirant trop en longueur et en se
présentant d’un seul tenant, ne permettent pas de poser une base de référence claire.
Les participants se jugent alors «!noyés d’informations!». Ce qui avait été présenté au
début de l’exposé a perdu toute sa netteté. Disparus, au bas de la pile, sous les
développements discursifs ultérieurs, ces éléments anciens s’avèrent difficilement
rappelables, ou alors au prix d’une rupture trop forte avec l’état d’avancement des
choses!:
EXTRAIT N°109 – C.d.Q. Callas, Commune A – mai 2004
CHRISTIANE MACCHIATTO (déléguée des habitants)!:
Evidemment, ça fait beaucoup de choses, peut-être on devrait réfléchir la
prochaine fois à faire des stops parce qu’il faut remonter maintenant au début.
Alors, j’ai entendu que les groupes de travail avaient donc évidemment, comme il se
doit, travaillé et que nous aurions un compte-rendu de ce qui s’était dit
ultérieurement... Donc, ma question est la suivante!: est-ce que toutes les diapositives
du départ avec les points «!logement!», etc. sont le reflet également des desiderata ou
des grandes lignes philosophiques émises au sein de ces groupes de travail!?
Bien sûr, ce qui peut être pointé également dans ces longs exposés, c’est leur
caractère principalement monologique, et ce même si, comme nous l’avons vu dans
le chapitre 4, les experts peuvent toujours mobiliser certaines procédures destinées à
conférer à leur monologue un caractère plus dialogique et donc plus acceptable dans
un événement en principe tourné vers le «!débat!» et l’ «!échange!» avec les citoyens
(4.2.3.). Ces techniques ne parviennent à empêcher fondamentalement le fait que les
«!énoncés factuels!» de l’expert «!interrompent l’échange discursif, imposent une
autorité extérieure, dissymétrise les places et les positions!» (Dulong, 1998).
Dans un second cas de figure, c’est une pression normative «!droite-gauche!» qui est
ressentie comme trop forte!: soit le participant a l’impression qu’on ne l’écoute plus
après quelques dizaines de seconde, que, pour les partenaires, le tour conversationnel
pour lequel il avait reçu un «!ticket!» est arrivé à expiration, soit la parole lui est
carrément «!coupée!» avant qu’il soit parvenu à ce qu’il imaginait être la fin de son
tour. Quoi qu’il en soit, il pourra s’indigner, en soulevant, pour circonstance
aggravante, le fait qu’il ne prend la parole ni très souvent, ni pour très longtemps (e.g.
«!J’aimerais bien que vous ne me coupiez pas la parole pour une fois que j’essaie d’en placer
une!!!»).
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
481
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
Quand il est parfois difficile aux participants citoyens d’en placer «!une!», il leur est
généralement encore plus difficile d’en placer «!deux!». Dans l’extrait suivant, on
peut remarquer comment la pression «!droite-gauche!» se fait sentir, à la manière
dont la participante se sent apparemment tenue de justifier l’ajout d’un deuxième
segment dans sa prise de parole!:
EXTRAIT N°110 – C.d.Q. Callas, Commune A – janvier 2004
DIANE LANNERS (déléguée des habitants)!:
Une question par rapport aux moyens financiers. Donc, on nous a parlé de 10
millions d’euros. Est-ce que c’est une enveloppe fermée, et on n’aura pas un franc de
plus!? Là-dessus j’enchaîne vite ma deuxième question : on nous a parlé dans les
volets 1 et 3 de logements de type social. Et donc, quelle est la nuance entre du
logement de type social et du logement social!?
Dans ces situations où les participants éprouvent des difficultés à mobiliser l’attention
des personnes en charge sur des prises de parole qui seraient un peu plus longues, un
peu plus composites ou un peu plus nombreuses qu’attendu, il leur est possible
d’exprimer une critique qui prend appui sur l’excès de vigilance qu’ils ne cessent de
manifester et sur les efforts de mémoire auxquels ils consentent en continu. Ils
peuvent s’indigner, au nom d’un idéal dialogique de réciprocité, du fait que ces
efforts de mémoire ne soient pas partagés par les personnes en charge. C’est le cas
dans l’extrait n°112, où la participante Marion Slossen prend acte d’une épisode
survenu quelques minutes plus tôt (extrait n°111)!, et s’inquiète de l’incapacité de
l’expert urbaniste et de la chef de projet à mémoriser deux questions consécutives.
EXTRAIT N°111 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
[Après une présentation powerpoint de Jean-Pierre Frusquet, vient le moment des questionsréponses!. Un délégué des habitants interroge l’expert sur la procédure:]
STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants)!:
On prend toutes les questions et puis vous répondez, c’est ça.
JEAN-PIERRE FRUSQUET (urbaniste, bureau d’études Alpha)!:
Il serait peut-être plus simple de répondre au fur et à mesure. Si les ordinateurs ont une
grosse capacité de mémoire, nous ne sommes pas dans le même état.
EXTRAIT N°112 – C.d.Q. Callas, Commune A – juin 2004
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!:
J’ai encore une petite question. Comment est-ce qu’un projet comme les idées du
Comité Houblon, ou d’autres éléments que vous avez déjà indiqués comme étant des
éléments que vous allez reprendre dans le dossier de base qui n’est pas encore tout à fait
ficelé... Comment est-ce que ça aura sa place dans la programmation qui sera présentée
à la Région!? Est-ce que c’est quelque chose qui, parce qu’il n’y a pas de budget et
concrétisation derrière, c’est quelque chose qui sera de l’ordre du!: «!si on a encore
assez d’argent quelque part, on aura des marges de manœuvre!», ou est-ce qu’il y a un
réel espace dont on peut dire!: «!voilà, là, on bloque un tel montant et donc, ça, c’est
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
482
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
notre terrain de jeux pour continuer à le développer!». Donc, ça, c’est ma première
question...
CHARLOTTE BRIDEL!:
Il n’y a pas de «!terrain de jeux!».
MARION SLOSSEN!:
OK. J’aimerais bien que vous expliquiez, alors, comment ce genre de projet pourra se
faire... Je veux dire...
CHARLOTTE BRIDEL!:
Je peux vous répondre!?
MARION SLOSSEN!:
Oui, oui, mais j’ai une question qui colle à ça...
CHARLOTTE BRIDEL!:
Vous la posez juste après!?
MARION SLOSSEN!:
Quoi, votre mémoire aussi vous joue des tours!?!
6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire
Après avoir cherché à saisir la manière dont le «!rassemblement centré!», dans sa
configuration microspatiale, pouvait constituer un espace de ressources cognitives et
morales pour les participants citoyens et profanes, nous nous sommes intéressés pour
les mêmes raisons au «!jeu interlocutoire!», à ses développements microtemporels, à
la «!pression normative à double sens!» qui le caractérisait, ainsi qu’aux opportunités
tactiques de reprise et aux possibilités de critique qu’il offrait. Avec la conjonction de
ces espaces grammaticaux naissant d’une part de la «!coorientation des êtres!» et
d’autre part de l’ «!alternance des actes!», nous avons à présent une idée d’ensemble
de ce en quoi peut bien consister l’ordre sensible de l’interaction, et de la manière qu’il a
d’interférer avec l’ordre officiel de l’activité.
Dernièrement, avec l’étude du jeu interlocutoire, nous avons également eu l’occasion
de constater que les aptitudes attentionnelles des participants, leurs «!sens sociaux!»,
ne se limitaient pas simplement à des possibilités de perception directe, mais incluaient
le recours à une mémoire minimale, en même temps qu’à un sens de l’anticipation. Il
nous faut à présent chercher à considérer des temps d’interaction plus longs, à même
de rendre plus saillants ces enjeux de mémoire et d’anticipation, qui prendront alors
le pas, dans l’analyse, sur les enjeux de perception. Avant de nous intéresser, à terme,
aux espaces grammaticaux de l’ «!expérience collatérale!» et de la «!menée en
commun!» (6.3.3.), et en vertu de notre approche continuiste de l’expérience, il
semble pertinent de nous éloigner progressivement d’un ordre de l’interaction
microlocal, pour nous pencher sur des formes intermédiaires d’interactions plus
durables, et sur les règles civiles et sensibles qui continuent de les contraindre. Ainsi,
nous passons de l’étude de la conversation locale et de ses règles, à l’étude d’un jeu
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
483
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
interlocutoire à peine plus ample, avec la conviction que c’est bien d’un réseau de
petites interlocutions et de chaînes dialogiques de taille moyenne que se compose ce que les
participants appellent le processus de concertation (Pharo, 1991!; Cefaï, 2002!; Ferrié
et al., 2008).
La scène assez longue que nous reproduisons dans les pages qui suivent (extrait
n°113) a lieu dans le cadre d’une concertation extérieure aux Contrats de quartier, et
se déroule dans le secteur de la santé54. En Belgique, une commission fédérale
«!droits du patient!» rassemble des acteurs institutionnels, des professionnels de la
santé (médecins, représentants d’hôpitaux), des organismes assureurs, des experts en
droit, ainsi que des personnes mobilisées au titre de «!représentants des patients!»55,
c’est-à-dire les coordinateurs de l’une ou l’autre association de patients et quelques
«!simples usagers!». Dans le cas qui nous occupe, la concertation porte plus
précisément sur des propositions d’adaptation de la législation relative aux droits des
patients à l’aune de la situation particulière des personnes atteintes de troubles de
santé mentale. Emanant de la commission fédérale, un «!groupe de travail santé
mentale!» a été créé, et des acteurs associatifs et citoyens particulièrement actifs sur
ces questions ont été sollicités. Suite à une session de ce «!groupe de travail santé
mentale!», et parce qu’ils désiraient amender en petit comité l’avis proposé par
l’ensemble des membres du groupe de travail, les «!représentants des patients!»
organisent une réunion informelle, cela quelques jours avant une nouvelle session du
«!groupe de travail santé mentale!». C’est cette réunion informelle qui nous intéresse
particulièrement, en ce qu’elle nous permet d’étendre notre compréhension du jeu
interlocutoire et de ses règles à des unités plus grandes.
a) Vers de plus grandes unités de réponse
Nous avions jusqu’ici considéré les réponses et les re-présentations des participants
citoyens et profanes, ainsi que les plages d’expression (frame space) qui leur étaient
laissées, sous un angle strictement «!micro!», à l’intérieur des parenthèses spatiales et
temporelles d’une seule et même réunion, voire à l’intérieur des parenthèses d’une
seule et même conversation. Les réponses apportées par les citoyens ou les profanes
aux personnes en charge se présentaient alors comme des énonciations élémentaires,
souvent assez brèves. Typiquement, elles suivaient une énonciation plus longue
produite par une personne en charge, et en anticipaient une autre ayant les mêmes
caractéristiques. Nous avions alors proposé de représenter ces engagements de
réponse et la forte «!pression normative à double sens!» qui s’exerçait sur eux par la
formule «!AbA’». Ce que la réunion tenue par les représentants des patients en santé
mentale nous montre, c’est que l’engagement de réponse représenté par le «!b
54
Cf. 3.1.2.3.
Notons que comme, dans le cas des «!délégués des habitants!», le titre de «!représentants des patients!»
peut apparaître trompeur!: les premiers comme les seconds ne seront généralement pas reconnus comme
les porte-parole légitimes d’une population qu’ils prétendraient représenter sur un mode de délégation.
55
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
484
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
minuscule!» de notre formule peut s’étendre sur l’ensemble d’un événement de
parole. Autrement dit, il est possible de conserver cette formule en voyant dans ses
trois lettres non pas trois énonciations, mais trois chaînes d’énonciations ou, ici, trois
réunions!:
-
une première réunion «!A!», c’est-à-dire une première session du «!groupe de
travail santé mentale!» dont l’objet était de rédiger un texte de propositions
concernant les droits des patients!;
-
une seconde réunion «!b!», c’est-à-dire la réunion informelle tenue par les
représentants des patients et dont l’enjeu est d’amender le texte produit dans
le cadre de l’événement «!A!»!;
-
une troisième réunion «!A’!», c’est-à-dire la prochaine session du «!groupe de
travail santé mentale!», lors de laquelle les représentants des patients devront
faire connaître leurs suggestions d’amendements, avec l’espoir, évidemment,
que les autres membres du groupe de travail les approuvent.
Dans l’étude des «!engagements de réponse!» des participants associatifs et usagers,
nous passons donc d’une pragmatique des énonciations à une pragmatique des
réunions. Nous allons voir que la réunion informelle «!b!» restituée dans l’extrait
n°113 nous permet de repenser un «!art de la reprise!» qui, tout autant que dans les
conversations locales étudiées précédemment, doit prendre en considération la
«!pression normative à double sens!» que lui imposent un événement officiel
précédent («!A!», auquel elle répond) et un événement officiel à-venir («!A’!»).
EXTRAIT N°113!: Réunion informelle entre «!représentants des patients!» dans le
cadre du «!groupe de travail santé mentale!» organisé autour de la commission
fédérale «!Droits du patient!», Bruxelles, novembre 2006.
[Dans cette réunion, Jean-Luc a pris l’initiative d’apporter lui-même des propositions
d’amendements au texte d’avis remis par le «!groupe de travail santé mentale!». Il invite les
autres représentants des patients à parcourir avec lui les modifications apportées, à les confirmer
ou les infirmer, et à en apporter éventuellement d’autres!:]
[1] JEAN-LUC (représentant d’une association de patients en santé mentale)!:
Bon, là vous avez les documents, je propose de les passer en revue et de voir pour les
modifications... Bon en fait j’ai essayé de reprendre les choses chaque fois que
survenait quelque chose comme «!la commission pense que..., «!la commission décide
que...!», etc. Peut-être que du coup j’ai balancé pas mal d’éléments au final... La
première page, j’ai rien changé. Ca reprend pratiquement telle quelle la proposition
du Ministre. Ca reprend aussi les notes et les remarques de Marie-Noëlle Veys
[chercheuse en droit à l’Université d’Anvers]. Alors à la page 2, on traite des différents
articles énumérés. Ensuite j’ai cru bon de donner un court compte-rendu de tous les
experts rencontrés. J’indique qu’on a travaillé avec eux sur des notions comme le
traitement sans contrainte..
[2] JEANNE (usagère de soins en santé mentale)!: Traitement sans contrainte... on
ajouterait pas des guillemets à «!traitement sans contrainte!»!? Peut-être que c’est un
peu chercher midi à quatorze heures mais bon...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
485
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
[3] JEAN-LUC!: Tu crois!?
[4] OLIVIER (représentant d’une association de patients en santé mentale)!: Allez hop!!, on
met ça entre guillemets
[5] JEAN-LUC!: Ok, alors plus loin dans le même paragraphe, il y a tous ces mots
comme «!maladie mentale!», «!troubles psychiques!», «!difficultés psychologiques!»
qui me posent problème parce qu’ils sont utilisés comme interchangeables sans
vraiment renvoyer à la même chose, et certains sont vraiment problématiques...
[6] JEANNE : Oui mais on s’était mis d’accord sur ces termes, est-ce qu’on peut
encore changer!?
[7] BART (représentant d’une association de patients en santé mentale) : pour moi c’est
«!patients en santé mentale!» le terme qu’il faut utiliser...
[8] JEANNE : pour nous c’est plutôt «!usagers en santé mentale!»
[9] JEAN-LUC!: le problème c’est qu’ici dans le texte ça tend à confondre santé
mentale et psychiatrie... Je ne sais pas, c’est vrai qu’il y a des gens comme Jean-Luc
Roelandt qui... Dans son Manuel de psychiatrie citoyenne, il propose de tout
englober...
[10] JEANNE : Houlala, quelle littérature dis!! Je sais pas moi, si tu veux désigner
par exemple quelqu’un qui est juste surmené, ou qui est par exemple harcelé au
travail et qui va voir un psy, tu peux pas parler de maladie mentale! quoi...
[11] JEAN-LUC!: Alors, on pourrait mettre «!qui présentent une affection mentale!»,
à ce moment-là...
[12] OLIVIER : «!Troubles!» c’est bien non!? «!Troubles!», c’est potentiellement très
large, je préfère ça à «!maladies!» pour éviter ce côté «!médicalisation!»...
[13] JEAN-LUC!: Oui, enfin, «!troubles!» ça renvoie au trouble de l’ordre public, il y
a cette dimension de dangerosité qui...
[14] JEANNE : «!Dangerosité!»!?! [en s’adressant à moi:] Tu te rends compte Mathieu,
on est «!dangereux!»... [ils rient]
[15] JEAN-LUC!: Faut voir ce qui a le moins de connotations, et quelles
connotations.
[16] OLIVIER : Bon, on va continuer hein...
[17] JEAN-LUC!: Alors, page 4... Il y a en haut ce passage, «!... séjournant en
annexe psychiatrique...!»
[Bart qui était parti depuis une minute, réapparaît avec un paquet de biscuits, tout sourire]
[18] OLIVIER : Chouette, des biscuits!!
[Bart s’assied et me tend un biscuit]
[19] JEAN-LUC!: Dis Bart, qu’est-ce que tu fouts avec tes biscuits!?! Allez, quoi, on
continue... Bon, l’idée qu’on avait discuté au début c’est que toute personne peut faire
valoir son droit de patient. Regardez ce qui s’est passé dans les centres fermés, dans
les prisons...
[20] OLIVIER : De toute façon, c’est dès qu’un médecin intervient que la loi doit être
appliquée, le «!lieu!» n’a rien à voir avec ça...
[21] JEAN-LUC!: Donc vous pensez que c’est utile de bien rappeler que cette loi
reprend toutes les situations. Bon, ça, à un niveau juridique, il faut encore voir avec
Marie-Noëlle Veys. Alors, oui, p.5, en bas., est-ce qu’on dit plutôt «!assistants
sociaux!», «!travailleurs sociaux!» ou «!intervenants sociaux!»!?
[22] JEANNE : On peut dire «!les assistants sociaux qui interviennent dans les
services de santé mentale!»...
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
486
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
[23] JEAN-LUC!: Ok...
[...]
[24] OLIVIER : Jusqu’à quelle heure on a!? 21h!?
[25] JEAN-LUC!: alors ici, page 6, presque tout passe à l’effaceur. Ok, page 7, en
haut. J’ai été frappé que Maurice [un membre de la commission droit des patients] dise
que les malades mentaux, on a beau leur donner l’information, ils se plaindront
toujours de ne pas être informés. Moi je me demande si ça c’est une déformation
professionnelle de Maurice, ou si c’est vrai.
[26] JEANNE : Moi je me dis «!merde alors!!!», à la longue ils vont prendre ça pour
naturel quoi... qu’on râle tout le temps et qu’on retient pas l’info...
[27] MICHELLE : Ici de toute façon la loi dit bien qu’il ne suffit pas de donner l’info
au patient...
[28] JEANNE : C’est comme si un prof disait une seule fois la grammaire allemande
et que t’étais censé la connaître. Il faut pouvoir la répéter pour qu’il y ait une
efficacité pédagogique...
[29] BART : Tu me dis ça, ça me rappelle une anecdote...
[30] JEAN-LUC!: Oui mais faut qu’on avance!! Page 7, point 4.2., sur l’ «!exception
thérapeutique!», donc le fait de pouvoir ne pas dire la vérité au patient ou de plutôt
s’adresser à des proches...
[31] JEANNE : faut voir les cas, par exemple j’ai l’impression que, vous me dites
si je me trompe, mais si tu as des patients complètement dans les vappes, sous
médicaments ou quoi, même si on vient vers toi pour te tenir au courant, tu n’es pas
disposé à recevoir l’info et c’est nécessaire d’avoir des proches, ça peut aider les
médecins...
[32] JEAN-LUC!: Oui mais faut faire la différence avec les gens qui parlent
uniquement aux proches parce qu’ils pensent que la personne est dingue...
[33] MICHELLE (représentante d’une fédération d’associations de patients) : J’ai une
question, est-ce qu’en santé mentale c’est la même chose qu’en santé en général!? Le
patient a le droit de savoir ou de ne pas savoir comme partout!?
[34] OLIVIER!: Oui, enfin le médecin juge d’abord que la personne est capable avant
de demander si elle veut ou pas savoir.
[35] JEANNE : par exemple imagine que...
[36] JEAN-LUC!: Attends, attends, on va pas y arriver sinon!!
[37] JEANNE : pardon.
[38] BART : enfin juste pour dire que sur l’ «!exception thérapeutique!», je crois qu’on
est assez divisés et que les membres de la commission ne disent pas tous la même
chose non plus sur le sujet.
[39] MICHELLE : Oui mais alors qu’est-ce qu’on va en faire... Parce que là, avec ce
document, il faut pas dire «!untel pense que X, par contre un autre pense Y et un
autre pense encore autre chose!». Ce qui faut c’est garder l’avis de la commission
dans l’ensemble... Là je crois qu’il faut s’en tenir à remanier légèrement le texte
pour le rendre un peu plus précis comme on nous l’a demandé, sinon, on
s’aventure trop.
[40] JEAN-LUC!: Mais ici on n’est pas en commission, c’est notre avis, ça peut
compter quand même...
[41] JEANNE : Si c’est possible et si on est minoritaire, moi je dirais quand même de
dire que nous, les patients, on est contre l’ «!exception thérapeutique!».
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
487
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
[42] BART : Attends, tu dis ça mais moi je ne sais pas ce que pensent toutes les
associations de patients sur la question!!
[43] JEAN-LUC!: Allez quoi, on peut finir!?!
[44] MICHELLE : Oui, enfin j’ai l’impression qu’on est en train de rendre un truc
hyper long... Avec tout ce qu’on a mis, y a 14 pages au lieu de 5 pages. Et puis ça fait
un peu «!manipulation de l’avis», je trouve, cette réécriture
[45] JEAN-LUC!: Attends, manipuler c’est quand on voit pas les corrections... Ici
tous les ajouts, on les voit hein, tu les vois bien clairement dans le texte. Non!?
[...]
[46] JEAN-LUC!: Allez, page suivante!: là, c’est Philippe qui avait parlé d’
«!hypothèses diagnostiques!», c’est pour ça que j’ai repris le terme.
[47] OLIVIER : Bon, là sur ce point on va y aller rapidement hein... Tout le monde
est d’accord pour garder ce point sur les «!hypothèses diagnostiques!?!» [ils lèvent la
main]. Ok, next!!
[48] JEANNE : Oui, on fait comme eux!! [elle fait allusion, je pense, aux manières de
procéder des membres plus «!institutionnels!» de la «!commission droits du patient!», à la fois au
fait qu’ils ne perdent généralement pas de temps à discuter et recourent rapidement au vote ]
[49] JEAN-LUC!: Alors, page 9, «!Droit au consentement libre!» j’ai cru bon de
signaler quand même que deux experts divergent, Christian Sappart et Gérard
Tassier...
[50] OLIVIER : Mais on s’en fout de Gérard Tassier!! Il fait pas partie de la
commission quand même! Si on s’est mis d’accord avec la commission, on s’est mis
d’accord!! Expert ou pas. Et puis j’insiste, il est pas membre.
[51] JEAN-LUC!: Bon d’accord, j’enlève alors!?
[52] OLIVIER : Attends, ici, c’est quoi ça «!le degré d’incapacité du patient et son
caractère irréversible!»!? Qui a rajouté ça dans le texte, le mot «!irréversible!»!?! On
n’a jamais parlé de ça...
[53] JEAN-LUC!: Moi...
[54] MICHELLE : Je comprends pas pourquoi tu as ajouté ça, je crois que là c’est
typiquement ce qu’on doit pas faire... On était censés rendre 3-4 pages de réactions
et pas écrire un nouveau truc de 14 pages.
[Silence. Bart soupire!; Olivier s’étire les bras et le dos ]
[55] JEAN-LUC [visiblement vexé]!: Attends, c’est quand même vous qui m’avez
amené ça hein... ça vient des patients cette demande de pouvoir retravailler leur
texte, l’éclairer...
[56] MICHELLE : On n’est pas en train d’ «!éclairer!» là, on est en train d’
«!ajouter!».
[57] JEAN-LUC!: Mais y a pas 14 pages, tu as du l’imprimer en grands caractères...
Et puis vous aussi vous avez rajouté des choses de votre côté, et parfois des choses
«!rien à voir!», qui ne concernent pas directement le droit des patients en santé
mentale!!
[58] JEANNE : Attends Michelle, Jean-Luc a eu la gentillesse de retravailler le texte
avec les ajouts de tout le monde... c’est quand même un exercice pas facile.
[59] MICHELLE : [en parlant des membres de la commission!:] Ils vont pas apprécier
demain, je te jure. On est en train de faire comme si c’était nous qui remettions
l’avis!! Je te jure, si on continue sur cette voie, ils vont nous prendre pour des fous...
[60] JEANNE : «!pour des fous!!!», c’est le cas de le dire!!
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
488
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
[grands éclats de rire]
[61] OLIVIER : Non, mais franchement moi je suis pas d’accord... Franchement, il
est bien le texte, Jean-Luc. Y faudrait simplement qu’on raccourcisse maintenant.
On peut peut-être reprendre depuis le début et faire un nettoyage, pour épurer tout
ce qui n’est pas santé mentale ou ce qui va trop loin!?
[Ils reprennent la lecture à la page 2 et déterminent une série de coupes dans le texte]
Cet extrait reproduit les moments d’une séance de réécriture, en petit collectif
(composé des «!représentants des patients!»), d’un texte d’avis produit précédemment
dans les conditions d’un collectif plus large et sur une scène plus officielle (le «!groupe
de travail santé mentale!» de la commission fédérale «!droits du patient!»). Nous
avons donc affaire à un jeu interlocutoire, à des engagements de réponse et de reprise
du type de ceux déjà étudiés!; simplement, ici, ce n’est pas l’une ou l’autre
énonciation isolée, mais l’enchaînement des énonciations des participants associatifs
et usagers, et leur séance de travail dans son ensemble qui sont supposés produire une
réponse à l’attention des acteurs institutionnels du «!groupe de travail santé
mentale!». Tout comme c’est le cas dans les conversations locales en assemblée, nous
réalisons que les participants de l’extrait n°113 sont amenés à éprouver les limites
séparant un rôle de re-présentation qu’on leur reconnaît jusque dans certaines limites,
et des formes d’engagement plus problématiques.
Le travail de reprise qu’ils développent dans cet extrait est de la même nature que
celui qui opérait dans les micro-interactions des CLDI bruxelloises!: il s’appuie lui
aussi sur des modes de signification d’ordre indiciel et iconique. Cependant, ici,
l’interaction entre les participants associatifs/usagers et leurs partenaires
institutionnels/experts ne se faisant pas dans la situation de coprésence du
«!rassemblement centré!», les acteurs ne s’orientent pas les uns vers les autres par le
moyen de leur perception directe, mais par la médiation de documents et l’activation
d’une mémoire. Le texte d’avis produit par le «!groupe de travail santé mentale!»
constitue à la fois une offre normative et une base de référence vers laquelle les
participants associatifs et usagers dirigent à présent leur attention!; un antécédent
nécessaire à l’émergence d’une intelligence indicielle et iconique.
b) Retoucher un avis officiel en profane
Le travail de reprise se fait d’abord sur un plan indiciel, les participants s’indiquant
constamment les uns aux autres les endroits du texte où des modifications sont à
apporter, ou ont déjà été apportées par Jean-Luc («!Alors, page 4... Il y a en haut ce
passage...», «!tous ces mots...!»). La reprise se fait aussi et surtout à un niveau iconique, le
gros des efforts de re-présentation consistant à retravailler en surface la matière
langagière du texte, à déplacer légèrement le sens des termes, à renommer des acteurs
(«!pour nous c’est plutôt “usagers en santé mentale”!»), à requalifier des situations
(«!“Troubles” c’est bien, non!?!»), à modaliser des catégories («!on n’ajouterait pas des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
489
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
guillemets à “traitement sans contrainte”!?!»). Le caractère iconique d’un tel travail de
reformulation apparaît également à travers des opérateurs linguistiques d’
«!irréalisation!» (Gaik, 1992), des engagements de parole qui s’expriment sous une
forme interrogative («!est-ce qu’on dit plutôt...!?!») ou interro-négative («!on n’ajouterait
pas...!?!»!; «!...c’est bien, non!?!»), sur un mode conditionnel ou potentiel («!on pourrait
mettre...!»!; «!si tu veux désigner par exemple quelqu’un...!»! ; «!C’est comme si un prof
disait...!»!; «!par exemple, imagine que...!»! ; «!faut voir les cas, par exemple j’ai l’impression
que, vous me dites si je me trompe, mais si tu as des patients complètement dans les
vappes...!»)56. Dans leur position de re-présentant, les participants de cette séance de
réécriture se contentent la plupart du temps d’évoquer des possibilités de
modifications, ils veillent en tout cas à ne pas se prononcer de manière trop assertive.
Cette reprise du texte d’avis sur un mode iconique se fait notamment à l’aune d’une
connaissance du dedans, d’une compétence d’usage, d’un contact prolongé avec ce
monde des soins de santé mentale (ses institutions, ses règlements, son jargon...).
Ainsi, Jeanne trouve une position singulière dans cette séance de réécriture, en
concevant son rôle de re-présentation à travers une casuistique, et en préfaçant
typiquement ses interventions par un «!par exemple, imagine que...!»57. C’est bien l’une
des choses qui semblent demandées à ces acteurs désignés comme «!représentants des
patients!»!: mettre ces textes officiels à l’épreuve d’un vécu et de situations concrètes.
Cependant, nous remarquons que l’effort de requalification et de reformulation ne
s’arrête pas là, les participants recourant également à des savoirs experts et à des
propos des professionnels qu’ils restituent, de mémoire, et sur le mode du discours
rapporté. C’est surtout le cas de Jean-Luc qui, ici aussi, le fait «!en profane!», c’est-àdire en ne se reconnaissant pas un rôle de «!principal!» (Goffman, 1981) vis-à-vis de
ces propos d’expertise, et en ne les avançant pas de manière assertive («!c’est Philippe
qui avait parlé d’ “hypothèses diagnostiques”, c’est pour ça que j’ai repris le terme!» ; «!Je ne
sais pas, c’est vrai qu’il y a des gens comme Jean-Luc Roelandt qui... Dans son Manuel de
psychiatrie citoyenne, il propose de tout englober... !»!; «!j’ai cru bon de signaler quand même
que deux experts divergent, Christian Sappart et Gérard Tassier...!»). Les tentatives de
requalification du texte se font donc à un point de rencontre entre l’expérience
personnelle de Jeanne et ce travail de collection de propos ou d’avis d’experts pris en
charge par Jean-Luc («!Bon, ça, à un niveau juridique, il faut encore voir avec Marie-Noëlle
Veys!»).
56
C’est bien C.S. Peirce lui-même qui associait ce mode potentiel aux icônes!: «!Si une icône pouvait
être représentée par une phrase, celle-ci devrait être au mode potentiel [ou subjonctif], c’est-à-dire dirait
simplement!: «!Supposons qu’une figure ait trois côtés, etc.!». (Peirce, dans Chauviré, 1995, p.99).
57
Cf. tours 10, 31, 35.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
490
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
c) L’économie de la retouche
Si la réécriture coopérative se fait bien selon les règles indicielles et iconiques d’une
grammaire de la reprise, les modifications proposées vont toutefois trouver leurs
limites dans leur surabondance. Michelle assume ici le rôle important consistant à
rappeler ses coparticipants au respect de la «!pression normative à double sens!»
propre au jeu interlocutoire dans lequel se place cette réunion informelle. Les
remarques de Michelle relatives aux trop nombreuses modifications apportées par
Jean-Luc58 soulèvent des enjeux qui concernent à la fois la substance du texte et la
position tenue par les participants associatifs/usagers dans le jeu interlocutoire.
Premièrement, donc, ces trop nombreuses modifications sont en train, selon
Michelle, d’altérer la substance du texte coécrit dans le cadre du «!groupe de travail
santé mentale!». D’abord, elle exprime son souci de préserver la force d’un texte
unitaire et clairement orienté sur les questions des droits des usagers en soins de santé
mentale, quand elle a l’impression que les modifications introduites par Jean-Luc
sont en train de donner naissance à «!un nouveau truc!», quelque chose qui «!ajoute!»
plutôt qu’il n’!«!éclaire!» , quelque chose de trop complexe, de trop hétérogène, de trop
équivoque («!avec ce document, il faut pas dire “untel pense que X, par contre un autre pense
Y et un autre pense encore autre chose”. Ce qui faut c’est garder l’avis de la commission dans
l’ensemble...!»). Ensuite, la trop grande quantité des retouches pose surtout une
question morale de fidélité vis-à-vis du texte produit, et donc vis-à-vis des productions
d’une «!histoire partagée!», d’une «!menée!» que ces participants ont en commun avec
leurs partenaires du «!groupe de travail!» (6.3.3.). Par leurs interventions, Michelle et
d’autres rappellent au «!re-présentant!» le plus zélé, Jean-Luc, qu’un plus large
ensemble d’acteurs s’est déjà accordé sur une version générale du texte et qu’il n’est
pas question ici de «!manipuler!» l’avis exprimé précédemment («!mais on s’était mis
d’accord sur ces termes...!»!; «!Qui a rajouté ça dans le texte, le mot «!irréversible!»!?! On n’a
jamais parlé de ça...!»).
Une deuxième composante des remarques de Michelle ne vise pas tant le texte en luimême, que la manière dont de trop nombreuses modifications risquent de déforcer la
position des participants associatifs/usagers au sein du «!groupe de travail santé
mentale!», de les décrédibiliser aux yeux de leurs partenaires institutionnels. On peut
en effet penser que si Michelle se fâche en réalisant que les modifications de Jean-Luc
ont fait gonfler le nombre de pages de quatre à quatorze, c’est aussi qu’elle craint que
elle et les autres retoucheurs ne passent pour bien plus bavards qu’ils ne sont censés
l’être, qu’ils apparaissent comme des partenaires incapables de s’en tenir à ce qu’on
leur demande («!On est en train de faire comme si c’était nous qui remettions l’avis!! Je te jure,
si on continue sur cette voie, ils vont nous prendre pour des fous...!»). Les remarques de
Michelle ramènent à la conscience des participants le fait qu’ils ne disposent que
d’une plage d’expression (frame space) réduite, que c’est là une donnée pour cette
58
Cf. tours 39, 54, 56, 59.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
491
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
réunion informelle placée entre deux événements officiels, et que c’est dans les
limites de cette plage étroite qu’on leur reconnaît qu’il convient de faire jouer leur
compétence. Ils se sont accordé trop de libertés dans ce travail de modification. Il est
nécessaire qu’ils prennent à présent le temps de faire «!un nettoyage!», d’ «!épurer!» cette
nouvelle mouture, en commençant par éliminer les modifications trouvant leur
source chez des acteurs extérieurs, non membres, et dont les positions ne viennent
dès lors que parasiter l’avis remis («!Mais on s’en fout de Gérard Tassier!! Il fait pas partie
de la commission quand même!!»). Ainsi, à des enjeux éthiques de fidélité vis-à-vis du
texte correspondent des enjeux plus tactiques de loyauté vis-à-vis des partenaires d’un
même réseau interlocutoire. Celui-ci constitue finalement, comme pourrait l’être une
conversation locale, «!un petit système social qui tend à préserver ses frontières; c’est
un îlot de dépendance et de loyauté avec ses héros et ses traîtres!» (Goffman, 1967,
p.101).
***
Être passé, dans l’analyse, du niveau strictement micro de la conversation en
assemblée à l’échelle supérieure d’une interlocution répartie sur plusieurs
«!événements de parole!» (speech events) consécutifs nous a permis d’élargir notre
compréhension de la position de «!répondant!» ou de «!re-présentant!» à laquelle se
trouvent généralement limités les participants citoyens et profanes des dispositifs de
démocratie participative. Nous proposons alors de continuer de «!dézoomer!», en
quelque sorte, pour en arriver à présent à la dimension proprement historique des
situations et des compétences de concertation, à la façon dont les participants
citoyens et profanes peuvent chercher à s’appuyer sur une grammaire profonde de l’
«!expérience collatérale!» et de la «!menée en commun!» pour faire entendre une
critique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
492
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun
Dans notre enquête sur les milieux de l’attention et de la re-présentation (ces dimensions
de l’expérience qui offrent des prises sensibles, des ressources cognitives et morales
permettant aux participants citoyens les plus vigilants d’améliorer leur position dans
une activité de parole institutionnellement réglée en leur défaveur), nous avons
progressé du milieu statique du «!rassemblement centré!» vers le milieu dynamique
du «!jeu interlocutoire!», en considérant d’abord le niveau strictement local de la
conversation en assemblée, puis en nous intéressant à des chaînes dialogiques un peu
plus longues et à un réseau interlocutoire un peu plus vaste. Continuer sur cette
lancée nous amène alors à nous intéresser au «!processus de concertation!» dans sa
durée, et à saisir les situations de concertation comme dotées d’une certaine épaisseur
historique. De même que la coorientation des personnes présentes et l’alternance de
leurs actes réciproques font immédiatement naître un «!ordre de l’interaction!», de
même, la répétition de ces mobilisations microlocales et l’engendrement d’un
processus de concertation font naître un «!ordre de l’interaction durable!». Cet ordre
de l’interaction durable est lui aussi de nature sensible. Il sollicite tout autant les
«!aptitudes attentionnelles!» et les «!sens sociaux!» (Conein, 2005) des participants!;
simplement, dans la hiérarchie des sens sociaux, la mémoire vient ici s’intercaler dans
l’expérience faite de la situation, prenant le pas sur la perception directe. Ces aptitudes
de mémoire, que les participants citoyens et profanes doivent pouvoir manifester
continûment aux partenaires avec lesquels ils partagent une histoire, renvoient d’une
part à un fonds d’expérience collatérale constitué au fil des réunions, et à l’orientation d’un
cours d’action qui excède la situation et qui structure cette expérience partagée en une
intrigue, avec son début, sa fin, ses épisodes marquants et ses rebondissements.
Afin d’illustrer de manière simple la nouvelle signification que prend ici le fait de
«!suivre!» et de «!re-présenter!», on peut se rapporter à nouveau au court extrait n°97,
dans lequel une déléguée des habitants du Contrat de quartier Callas s’engageait de la
manière suivante!: «!Oui, j’aurais voulu revenir sur un point, suite à ce que dit Isabelle, c’est
sur cette histoire de mur de soutènement, si je me souviens bien, ce serait à charge du Contrat de
Quartier...!».
Nous avions précédemment dit que le fait, pour cette participante, de pouvoir faire
allusion de manière laconique au mur de soutènement dépendait d’un droit
situationnel de mention et d’une base de référence immédiate que lui fournissaient
d’une part l’énonciation antérieure d’ «!Isabelle!» (qui vient d’évoquer la question du
mur de soutènement) et d’autre part l’argumentaire technique développé plus tôt
dans la réunion par l’expert urbaniste. Or on peut aussi s’intéresser à l’épaisseur
historique de cette base de référence du «!mur de soutènement!». En effet, quand la
participante fait allusion à «!cette histoire de mur de soutènement!» et utilise précisément
ces mots pour le faire, sa parole ravive une «!mémoire-souvenir!» (Deleuze, 2007), se
répercute sur une série de situations ressemblantes du passé, fait écho à toutes ces
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
493
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
autres occurrences de l’objet «!mur de soutènement!» qui se sont accumulées dans les
discussions publiques des mois précédents, lors desquelles les experts urbanistes
parlèrent à plusieurs reprises de la possibilité que le coût de ce mur soit pris en charge
par le budget du Contrat de quartier. Mais ce n’est pas tout. Parce que l’allusion
«!cette histoire de mur de soutènement!» développe sa signification selon un code iconique
(Ferry, 2007), elle se propage, au-delà du mur de soutènement en lui-même, à des
objets et des situations qui lui sont clairement associés dans la mémoire des
coparticipants. Il faut ici comprendre que le souci de la locutrice concernant le mur
de soutènement est d’ordre métonymique. Il fait signe vers une préoccupation plus
importante, partagée parmi les délégués des habitants du Contrat de quartier Callas,
et qui concerne la pertinence générale du projet d’aménagement d’un ascenseur
urbain et d’un parc public au cœur du quartier!; un projet dans lequel la construction
du mur de soutènement trouve une simple fonction technique. Par cet énoncé se
trouvent alors remémorés nombre d’énoncés antérieurs, dans lesquels, au long du
processus de concertation, plusieurs habitants ont fait référence à «!cette affaire
d’ascenseur!» et à «!cette histoire de parc!». Ce qui est ultimement visé par Christiane
Macchiatto et son allusion, c’est moins le mur de soutènement en lui-même que ce
qu’il est censé «!soutenir!», un projet boîteux de l’avis de cette habitante (dont on se
souvient qu’elle avait rebaptisé le parc public «!la piste de ski!»).
S’il est possible à son énoncé d’avoir cet effet évocateur, c’est donc qu’il s’appuie sur
une série d’éléments et d’événements déjà connus de tous. La re-présentation de
l’objet «!mur de soutènement!» se fait ici sur le plan d’une «!expérience collatérale!»
aux participants du Contrat de quartier Callas, dans laquelle ils puisent sans cesse
pour comprendre et pour être compris. Goffman dirait ici que pour que «![leur]
conversation vive, il [leur] faut avant tout y revivre!» (1991, p.538). Cependant, il ne
suffit pas de pouvoir piocher dans un fonds d’expérience partagée pour manifester
une compétence de mémoire. Cette «!mémoire-souvenir [...] orientée et dilatée vers le
passé!» se complète d’une «!mémoire-contraction!» pesant sur le présent et pointant
vers l’avenir (Deleuze, 2007, p.46).
Ainsi, «!suivre!» un processus de concertation, ce n’est pas seulement pouvoir
collecter les séries d’images et de souvenirs qui s’y sont déposées au fil des réunions.
Pour comprendre la situation qu’elle vit, ce qu’elle et ses partenaires sont en train d’y
faire, et la manière dont elle peut s’y engager correctement, une participante comme
Christiane Macchiatto doit pouvoir se replacer plus nettement dans une «!menée!»
collective et dans l’intrigue qui la structure. Quand elle prend la parole pour exprimer
une critique diffuse concernant la prise en charge financière du mur de soutènement,
le moment où elle le fait n’est pas certainement pas anodin. Il ne s’agit pas là de
n’importe quel instant. La situation est bien vécue comme un «!ici localisé!» et un
«!maintenant daté!» (Ricœur, 1990), à la fois comme une vague dans l’avancée de la
réunion, et comme un certain épisode dans l’état d’avancement d’un processus de
concertation tenant en haleine, depuis dix mois, et pour encore deux mois, les
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
494
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
différents acteurs du Contrat de Quartier Callas. Agir en situation, pour elle, c’est
donc aussi s’avancer dans un présent ouvrant sur «!des horizons de mémoire et
d’anticipation!», c’est formuler sa resituation dans des «!faisceaux d’activités!», des
«!archipels de rassemblements!» et des «!réseaux d’interlocutions!» (Cefaï, 2002!;
Pharo, 1991). A la date de la réunion du 9 novembre 2004, le processus de
concertation est arrivé à une certaine phase après laquelle certaines options prises
deviennent des décisions irréversibles. Il peut apparaître à Christiane Macchiatto
désormais pressant de tirer au clair cette histoire de mur de soutènement.
Cette possibilité de se resituer et d’agir avec à-propos dans un cours d’action durable
demande donc qu’une intrigue puisse se nouer autour de lui, et qu’il révèle donc des
caractères de consistance, de continuité, de progression. Ce dont ont besoin les
particpants citoyens et profanes pour «!suivre!», ce n’est pas seulement de se placer
dans le flot et le flou de l’expérience, mais bien de pouvoir se rapporter aux balises
d’une expérience «!intégrée dans un flux global!» (Dewey, 2005, p.59)!:
Il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son
environnement fait partie du processus même de l’existence [...]. Il arrive
souvent, toutefois, que l’expérience vécue soit rudimentaire. Il est des choses
dont on fait l’expérience, mais pas de manière à composer une expérience. Il
y a dévoilement et dispersion [...] Nous nous attelons à la tâche puis nous
l’abandonnons!; nous commençons puis nous nous arrêtons, non pas parce
que l’expérience est arrivée au terme visé lorsqu’elle avait été entreprise mais
à cause d’interruptions diverse ou d’une léthargie intérieure. A la différence
de ce type d’expérience, nous vivons une expérience lorsque le matériau qui
fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce
moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout
en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’un travail quelconque
que l’on termine de manière satisfaisante!; d’un problème que l’on résout!;
d’un jeu que l’on poursuit jusqu’au bout!; d’une situation quelle qu’elle soit
(dégustation d’un repas, jeu d’échecs, conversation, rédaction d’un ouvrage,
ou participation à une campagne électorale) qui est conclue si
harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation.
Une telle expérience forme un tout!; elle possède en propre des
caractéristiques qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une
expérience.
C’est ainsi que l’un des enjeux de la concertation organisée autour d’un Contrat de
quartier est de pouvoir amener les participants d’un moment inaugural à un moment
final, le moment où sera arrêté un programme de revitalisation urbaine conçu de
manière concertée. Il n’en va pas seulement de la nécessité d’arriver, en bout de
course, à un «!résultat!» (bien que cela ait bien sûr son importance et que nombre de
participants se plaignent régulièrement du fait qu’ils leur est impossible de saisir le
résultat concret de leurs efforts). Ce fil conducteur, ce liant de l’expérience est aussi, à
l’intérieur des bornes temporelles du processus participatif et à l’intéreur des
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
495
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
parenthèses de chacune de ses réunions, ce qui permet aux participants de s’orienter
et de contribuer à la menée. Il leur faut pouvoir comprendre, par exemple, que la
réunion du novembre 2004 a lieu dans la «!phase!» finale de l’élaboration du dossier
de base du Contrat de quartier Callas, que cette phase finale suit trois phases
précédentes nommées, dans l’ordre, «!état des lieux!», «!diagnostic!» et «!définition
des priorités!», et que l’on n’attend plus d’eux lors de cette phase finale la même
chose que ce que l’on attendait d’eux lors des phases précédentes. Plus précisément,
au moment d’engager la parole lors de la réunion de novembre 2004, ils doivent
pouvoir s’accorder sur ce qui s’est tramé lors des réunions directement précédentes,
c’est-à-dire, ici, celles d’octobre et de juin 2004, ainsi que sur ce qui censé arriver lors
d’une réunion prochaine en décembre 2004.
En étant maintenus à une position de vigilance et de re-présentation, les participants
citoyens et profanes de la concertation sont particulièrement dépendants de sa
continuité, de l’annonce et du maintien d’un certain script à partir duquel structurer
leur attention. Or, dans un processus de longue haleine comme celui du Contrat de
quartier, la continuité de l’expérience s’avère tout à fait problématique. Mise à
l’épreuve de la rupture que provoque le saut fait d’une réunion à une autre, et de la
multiplication de ces ruptures (le processus comptant une dizaine de réunions par
an), la «!menée en commun!» se trouve continuellement menacée dans sa nécessaire
unité. C’est ici qu’il est intéressant de se pencher sur la pratique des procès-verbaux et
sur les discussions de début de réunion consacrées à approuver ces documents «!qui,
loin de n’avoir qu’une valeur informative, réorganisent en amont l’expérience de la
réunion à venir!» (Cefaï, 2007, p.670). C’est en effet à l’occasion de tels moments que
les acteurs reviennent sur les événements, en cherchant à s’entendre sur ce qui s’est passé,
à s’accorder sur les «!actes!» d’une réunion précédente, à valider officiellement une suture
entre deux événements disjoints, et donc un certain raccord dans l’expérience. Pour
l’enjeu central qu’ils revêtent (un accord sur le passé et sur la poursuite des
opérations), il s’agit aussi de moments priviligiés pour l’expression d’une «!critique
ordinaire!» d’un certain type. Comme dans le cas des transgressions faites à l’ordre
microlocal du rassemblement (6.3.1.) et de la conversation (6.3.2.), les participants
citoyens et profanes peuvent en effet attirer l’attention de leurs partenaires sur
l’irrespect d’un «!ordre de l’interaction durable!». Examinons un dernier extrait!:
EXTRAIT N°114 – C.d.Q. Callas, Commune A – novembre 2004
MARY O’NEILL (déléguée des habitants, vice-présidente de la CLDI, préside cette réunion
en l’absence du bourgmestre)!: Il n’y a pas de remarques pour la réunion de juin!? Si,
Mme Slossen...
MARION SLOSSEN (déléguée des habitants)!: J’ai pas mal de remarques. Je dois les
faire de manière orale, ou est-ce que je les transmets par écrit!? Je peux les citer, mais
il y en a un petit paquet.
CHARLOTTE BRIDEL (chef de projet) : Vous pouvez me les faire parvenir peut-être
s’il y en a beaucoup.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
496
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
MARION SLOSSEN!: OK. Donc, on est d’accord qu’il y a des ajouts à faire.
MARY O’NEILL!: Vous ne voulez pas prendre une minute quand même pour les
énumérer pour les gens qui sont présents!?
MARION SLOSSEN!: Oui, quelques remarques... Dans le PV, à un certain moment,
Mme Lanners a posé «!une question autour de la mobilité!», est-il écrit dans le PV,
alors qu’elle a clairement demandé à pouvoir avoir accès au document du Plan
Communal de Développement. Faisant référence à une question antérieure qui a
été posée à plusieurs reprises, et on avait promis de livrer ce document, ça n’a
jamais été fait... Un peu plus loin, elle fait une remarque sur l’apparition soudaine
dans le dossier du projet de parc à Grise-Joyau. Mais elle avait aussi posé la question
sur l’apparition de l’ascenseur dans la même phrase. Monsieur Frusquet répond que
«!le projet est apparu suite à une suggestion de la Région!», est-il écrit dans le PV.
Moi, j’ai noté clairement dans mes notes que c’était le Collège qui avait proposé ce
projet, c’est ce qu’on avait dit à ce moment-là.
Ensuite, il y a aussi Monsieur Boutros, quelque part, qui avait fait référence à la
nécessité de nous informer sur l’impact et l’utilité de l’ascenseur. Je ne vois nulle part
apparaître cette remarque.
Mme Gonzales demandait aussi d’avoir plus d’information sur les critères qui avaient
été utilisés pour sélectionner les projets de «!cohésion sociale!». Je ne vois pas ça non
plus.
MARY O’NEILL!: Il y a d’autres commentaires sur cette CLDI de juin!? Monsieur
Elias!?
DENIS ELIAS (représentant d’une association locale)!: Je n’ai pas de commentaires sur
le contenu. Simplement, qu’on ait à approuver une CLDI de juin au mois de
novembre, je pense qu’il faut prendre acte aussi que là il y a comme un problème
dans la procédure, puisque, en plus, faute de temps, la CLDI d’octobre a été
mélangée à une assemblée générale, c’est-à-dire a disparu en tant que CLDI... Enfin,
bon, bref, il faut qu’on prenne acte de ces changements, de ces glissements qui ne
sont pas propices à ce qu’on réfléchisse étape par étape
[Les commentaires sur la CLDI de juin continuent encore cinq bonnes minutes]
MARY O’NEILL!: D’autres commentaires sur le procès-verbal de juin!? Est-ce que
nous pouvons passer à l’approbation du procès-verbal de la réunion d’octobre,
assemblée générale et CLDI qui ont été mélangées? Si je peux commencer... Dans le
PV, il y a deux commentaires à moi que je voudrais clarifier à la page 5, c’est
marqué!: «!Pour Mary O’Neill, les membres de la CLDI n’ont pas participé à la
création du dossier de base!». Pour clarifier, je répondais à l’échevin qui suggérait
que nous avions été les auteurs du Contrat de quartier. J’ai simplement voulu clarifier
que, non, nous n’avions pas été les auteurs, et pas que nous n’avions pas participé du
tout. Parfois, il y a une question de linguistique... Je n’ai pas dit!: «!elle estime qu’ils
ont été seulement débattus sur les propositions du bureau d’études!». Je n’ai pas
dit ça ouvertement comme ça. D’accord!? Et aussi, un autre commentaire de ma
part, à la page 7 en bas!: «!Mary O’Neill trouve qu’il est compliqué de présenter et de
porter un projet!». Oui. «!et que la Région n’est pas très encourageante!». Je n’ai pas
dit ça. J’ai demandé s’il y avait quelqu’un de la Région présent. Je l’ai regardé et j’ai
dit que j’espère qu’il comprend que pour les habitants ce n’est pas une chose facile
de participer dans un contrat de quartier. Et puis je pense que, pour beaucoup de
gens, le fait que l’assemblée générale et la CLDI ont été mélangées nous a un peu
surpris. Parce que si un membre de la CLDI est invité pour la CLDI à 20h00, il
suppose qu’il peut arriver à 20h00, et que rien ne s’est passé avant 20h00... Donc, je
pense que plusieurs personnes ont des inquiétudes par rapport à ça. Mme Thierry...
ISABELLE THIERRY (déléguée des habitants): Oui, donc, la même chose que vous
venez de dire... Les personnes qui souhaitaient ne participer qu’à la CLDI, et pas à
l’assemblée générale qui avait lieu avant, n’ont pas pu le faire. Etant donné que, à
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
497
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
20h00, c’était terminé. Et les points qui étaient à l’ordre du jour de cette CLDI
n’ont pas été abordés. Donc, c’était (1) l’approbation des PV de la CLDI du mois de
juin, qu’on fait maintenant!; et (2) des propositions de sujets à débattre pour les
prochaines réunions. Donc, pour moi, on ne peut pas vraiment appeler la réunion
qui a eu lieu en octobre, une CLDI.
MARY O’NEILL!: Est-ce qu’il y a d’autres commentaires par rapport à la réunion
d’octobre!?
DENIS ELIAS : Je n’ai pas vu dans le texte du PV certains propos que j’ai tenus.
Notamment, j’avais proposé une sorte de «!pacte!» entre nous, puisque j’avais cru
comprendre que le passage du dossier à la Région n’était pas si important puisque on
pouvait tout «!mettre à plat!» par la suite. Donc, je pense que ce paragraphe-là aurait
dû rester, pour mémoire, tout au moins.
MARY O’NEILL!: Mme Maes...
ANNICK MAES (déléguée des habitants): Oui, voilà, c’est la même remarque que
pour Isabelle, à savoir que la CLDI n’a pas eu lieu compte tenu des éléments. En
fait, je prends le micro pour dire qu’elle n’est pas la seule à penser cela. Et j’invite
les autres à aussi le dire, que cette CLDI, pour nous, n’a pas eu lieu. Donc, il n’y a
pas eu de 5e CLDI. Et je note simplement que je ne suis pas reprise dans les
présents. Or, j’ai fait des interventions. Voilà.
MARY O’NEILL!: Mme Maes était présente à la réunion d’octobre. Oui, Mme
Gonzales...
ROSA GONZALES (en s’adressant à Charlotte Bridel)!: Sur l’intervention que j’avais
faite en relation avec la participation, je pense que vous avez fait un peu une
restructuration. Vous avez essayé de faire une restructuration dans le rapport. Mais,
si je me souviens bien, j’avais dit que je pensais qu’il y avait des concepts différents
sur ce que signifiait la participation, que les gens de la Commune et nous, on
divergeait sur le concept de participation et de concertation.
MARY O’NEILL!: Il y a d’autres remarques pour le PV du 5 octobre!? Monsieur
Walkowski..
STEPHANE WALKOWSKI (délégué des habitants)!: Oui, à la lecture du PV, dès la
troisième ligne, j’ai été heurté par la manière dont les choses sont relatées en
raccourci. Donc, il est noté dans le rapport!: «!La CLDI sera confondue avec
l’assemblée générale.!» Dans mon souvenir, ce n’a pas été le propos du Bourgmestre
à l’ouverture de la séance. Il avait laissé entendre qu’on verrait dans la suite s’il y
avait lieu que la CLDI se tienne ou pas.
MARY O’NEILL!: Où est cette phrase!?
STEPHANE WALKOWSKI!: Tout au début, la troisième ligne à la page 2. Donc,
«!Celle-ci sera confondue avec l’assemblée générale!». Selon moi, c’est un raccourci
qui fait la synthèse entre ce qui a été évoqué par le Bourgmestre au début de la séance
et puis qui a fait son chemin et que le Bourgmestre a effectivement confirmé en fin de
séance, sans que nous ayons fait l’état des lieux des présences et des quorums, par
exemple, et sans que l’on pose la question de l’approbation du PV. Donc, quand,
moi, je trouve cette phrase en premier paragraphe du PV, je suis très mal à l’aise,
parce que, à la fois, je reconnais qu’il a été question à un moment donné dans la
séance de dire que cette CLDI n’aurait pas lieu, mais qu’en le mettant en début de
texte comme ceci, celui qui n’a pas assisté, ne peut pas comprendre ce qui s’est
passé, et, donc, ça crée un malaise. Je ne pense pas que personne ait quelque
intérêt que ce soit à ce qu’on travaille dans la confusion. Il y a un temps pour la
CLDI, il y a un temps pour l’assemblée générale. Il eût fallu que, à la fin du temps où
nous avons débattu, on prenne le temps d’acter plus clairement que ça que la CLDI
avait lieu ou pas. Et je trouve que c’est malheureux d’avoir une simple formulation
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
498
CHAPITRE 6 – Adaptation, attention et re-présentation
comme ça, mais qui est quand même le reflet de ce qui s’est passé, je dois le
reconnaître. On était dans quelque chose d’un peu confus.
MARY O’NEILL!: Est-ce qu’il y a d’autres commentaires par rapport à la réunion du
5 octobre!? Du PV du 5 octobre!? Mme Slossen!?
MARION SLOSSEN : Je veux insister: par rapport à l’approbation de tous les PV,
donc, la CLDI de juin et la CLDI d’octobre, qui n’en était pas une, en ce qui me
concerne, j’insiste pour qu’il n’y ait pas d’approbation ce soir d’aucun de ces PV.
MARY O’NEILL!: Donc, Mme Bridel, à ce moment-là, est-ce que nous attendons de
nouveau les PV du 30 juin et du 5 octobre, pour ensuite avoir la possibilité
d’approbation!?
CHARLOTTE BRIDEL (qui reste calme): A vous de décider. Moi, ce que je peux
vous proposer, c’est, en effet, de revoir les PV avec les remarques et de vous les
envoyer après de manière à pouvoir les approuver.
Cet extrait est intéressant en ce qu’il nous montre, en quelque sorte, une mise en
abîme de la critique ordinaire portant sur la transgression des règles de la «!menée en
commun!». Pour les délégués des habitants et les représentants des associations qui
s’expriment dans l’extrait, les procès-verbaux qui leur sont proposés, par leurs
manquements et leurs approximations, seraient en quelque sorte à l’image du
processus de concertation dont ils sont censés rendre compte. Ici, la critique
concernant la qualité du procès-verbal laisse rapidement place à une critique plus
profonde, par laquelle les participants citoyens et profanes signifient aux «!personnes
en charge!» que les conditions ne sont pas réunies pour faire tenir ensemble quelque
chose qui aurait la qualité d’une menée en commun, d’une expérience démocratique.
***
Nous voici au terme de cet ultime chapitre consacré à la mise en évidence et à
l’analyse d’un domaine de compétences adaptatives, attentionnelles et sensibles, en
prise sur les milieux présymboliques de l’expérience (le rassemblement centré, le jeu
interlocutoire, l’histoire partagée), et à partir desquelles les participants citoyens et
profanes peuvent chercher à améliorer leur position dans la concertation, exprimer
une critique concernant la position qu’y tient autrui, ou chercher à initier des formes
particulières de solidarité de situation. Nous proposons de passer immédiatement à la
conclusion générale de la thèse, dans la mesure où elle se confond avec la conclusion
de ce dernier chapitre.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
499
CONCLUSION
Pour être réellement éclairante, la recherche
des propriétés originaires du lien civil, et en
particulier celles qui rendent évaluable la
légitimité des actions et de l’ordre politiques,
devrait s’appliquer non seulement au
fonctionnement des espaces civils éloignés des
centres de pouvoir, mais aussi à la vie
courante de l’ordre politique en général. Les
problèmes de légitimité se posent en effet à
tous les points de l’ordre de la Cité et on n’a
pas de raison de penser que certains
mécanismes, par exemple ceux du système,
pourraient en toutes circonstances échapper au
pouvoir régulateur du lien civil qui est, par
définition, le lien d’intelligence mutuelle entre
les personnes [...]. Cette exigence est
importante car la séparation de principe de la
théorie des systèmes et de celle du monde vécu
a l’effet immédiat d’affaiblir la portée de la
théorie du monde vécu, du fait de la force
causale supposée plus forte des phénomènes
liés au système. Ce genre de considération
rend également peu convaincante la simple
inversion du modèle de l’ordre sociopolitique
imposé par le haut en modèle construit par le
bas, immanent en quelque sorte à la société.
Patrick Pharo, Phénoménologie du lien civil,
1992, p.58-59
CONCLUSION
Dans cette thèse, j’ai essayé de montrer comment des participants présents en leurs
qualités d’habitants et de citoyens se dépatouillaient pratiquement pour engager la
parole de manière appropriée dans des assemblées d’urbanisme participatif, les
Commissions Locales de Développement Intégré (CLDI) à Bruxelles, caractérisées
par un cadre institutionnel particulièrement étriqué!; et comment émergeait, dans ces
conditions peu favorables, quelque chose comme une «!compétence profane!» dont il
importait de mieux connaître les ressorts.
D’emblée, dans le chapitre 1 de la Première partie, j’ai soutenu que la majorité des
travaux en sciences sociales portant sur les phénomènes de démocratie participative,
parce qu’ils s’intéressaient davantage à complémenter ou à critiquer le modèle
philosophique d’une «!démocratie délibérative!» qui s’appliquait finalement assez mal
aux cas que nous rencontrions, ne nous donnaient pas les instruments interprétatifs
nécessaires à la conceptualisation des «!façons de faire!» et des «!arts de dire!» que
nous avions devant notre nez (Certeau, 1980). Principalement, une représentation
trop emphatique d’assemblées délibératives qui seraient les théâtres d’intenses et
incessantes joutes argumentatives et justificatoires, et la proposition d’approcher les
relations entre acteurs citoyens, experts et élus sur une base strictement symétrique,
quitte à égaliser ou à renverser les rapports de légitimité ou de connaissance qui les
lient, ne nous ont pas convaincu.
Dans un chapitre 2, j’ai alors proposé de penser les assemblées observées à Bruxelles,
non pas comme les lieux d’une délibération très imparfaite, mais, en positif, comme
des espaces de concertation. Par rapport à une notion plus unidimensionnelle de
«!délibération!» qui semble renvoyer à une conception strictement logocentrique de
l’activité démocratique, le terme «!concertation!» attirait davantage notre attention
sur les conditions concrètes d’une activité de parole très étroitement dépendante de sa
configuration sensible en rassemblement («!se concerter!»), ainsi que de sa progression
sur un cours d’action assez long et réparti en une succession d’événements, un
«!processus!». Tout autant, une concertation, à la différence d’une délibération,
supporte des degrés parfois importants de dissymétrie dans les rapports entre ses
acteurs. On peut même dire qu’elle se fonde sur une telle dissymétrie, celle qu’ouvre
l’écart posé entre un «!appel!» et une «!réponse!», entre des «!sollicitants!» qui rendent
certaines choses discutables, et des «!sollicités!» qui se rendent dans les lieux qu’on
leur indique pour en discuter. L’œuvre d’Erving Goffman et un ouvrage comme Les
cadres de l’expérience en particulier, nous ont alors semblé un excellent point de départ,
que cela soit pour penser la pluralité des strates normatives (institutionnelle,
écologique, dialogique, historique) organisant une situation de concertation, ou la
vulnérabilité toute particulière des engagements de ce «!nouveau venu!» qu’est le
participant citoyen et profane.
Après avoir proposé un modèle de l’ «!épaisseur grammaticale!» des situations de
concertation et de la «!compétence à s’engager!» qui y correspondait, dans le chapitre
3 d’une courte Deuxième partie, j’ai présenté et défendu un dispositif d’«!enquête
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
502
CONCLUSION
ethnopragmatique!» qui devait nous permettre, en combinant observation naturelle et
observation participante, de générer les données nécessaires pour l’étude de ces
différentes dimensions grammaticales (institutionnelle, écologique, dialogique,
historique) sollicitant, en situation, la compétence des participants.
La dite enquête commençait avec la Troisième partie, c’est-à-dire l’ensemble du
second volume de la thèse. Parce que nous concevions les engagements des citoyens
et des profanes comme des «!réponses d’ajustement!» plus ou moins heureuses
s’exprimant assez tardivement dans le déroulement des réunions, il nous fallait
d’abord, dans un chapitre 4, saisir dans l’analyse ces pratiques liminaires et
introductives prises en charge par les acteurs «!initiateurs!» de la concertation, par les
élus, les experts et les coordinateurs. Nous avons vu comment c’est à travers un jeu
d’équipe et une sorte de ballet entre ces acteurs que leurs énonciations parvenaient à
développer des «!ensembles signifiants!» vastes, homogènes, stables, intégraux, c’està-dire, à symboliser et à monter le cadre, à la fois la base de référence et l’offre
normative vers lesquelles le «!dialogue public!» à venir devrait s’orienter, et qu’il
devrait honorer.
Le long chapitre 5 nous a montré ce «!cadre!» en action, la manière dont il étouffait
souvent le dialogue public, les diverses façons dont il contraignait les engagements de
parole des citoyens et des profanes. Pour ces derniers, les difficultés à s’engager se
comprenaient à la fois en termes de «!pertinence topique!», de «!justesse
participationnelle!» et de «!correction formelle!». Pris dans les faisceaux d’un fatras de
contraintes de situation (qui nous ont fait parler d’un «!cadre piégé!»), ils se
trouvaient dans la quasi-impossibilité [i] d’importer des objets de discussion, [ii]
d’intégrer, de tenir, d’asseoir un rôle reconnu, et [iii] d’ «!investir sur la forme!», de
développer eux-mêmes des formules expressives générales, stables (Thévenot, 1986).
Cette sociologie des fiascos nous a permis de décrire un territoire de l’infortune pour
ces engagements des participants citoyens et profanes que nous avons appelés
«!engagements de représentation!». Finalement, notre enquête nous a amené en un
sens à nous montrer plus sévère encore que nombre de nos collègues sur les limites
d’une participation des citoyens dans les conditions de ces dispositifs institutionnels.
Quand la plupart parlent de «!difficultés à délibérer!», nous avons remarqué que, dans
ces assemblées, c’est la possibilité même de représenter «!quelque chose!»,
«!quelqu’un!» et «!de quelque manière!» qui s’avérait hautement problématique dans
le cas de ces participants.
Nous n’en sommes pas resté à l’analyse de ces empêchements ou de ces inaptitudes.
En effet, sensible au pluralisme normatif de la situation de concertation, il nous
semblait nécessaire de faire apparaître le caractère hétérogène de la compétence de
ces participants, qui peuvent très bien se trouver empêchés ou incompétents par
rapport à une dimension particulière de l’activité tout en respectant par ailleurs les
règles d’autres ordres de la relation. Si ces participants citoyens et profanes ne sont
pas en mesure, ou pas placés dans les conditions de «!représenter!», s’ils ne réussissent
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
503
CONCLUSION
pas à faire jouer leurs discours ou leurs propositions dans l’espace de l’assemblée, que
réussissent-ils davantage!? C’est ici que nous avons introduit un contraste entre le fait
de «!représenter!» et celui de «!re-présenter!». Cette nuance, qui aurait pu n’être
qu’une simple astuce, nous l’avons conceptualisée dans le chapitre 6. Elle distingue
ces notions sur un double plan.
Premièrement, si «!représenter!» suppose, à un niveau expressif, une certaine marge
de manœuvre, une certaine liberté de mouvement à partir de laquelle on pourra
composer un discours, construire une argumentation, s’engager dans une petite
conférence ou un exposé powerpoint, bref, symboliser, le fait de «!re-présenter!»
s’accommode des plages d’expression relativement réduites qui sont laissées aux
participants citoyens dans ces réunions. La re-présentation se produit alors par
fulgurance, c’est aussi sa force, qu’elle s’exclame en montrant du doigt (indices) ou
qu’elle évoque de manière «!frappante!» (icônes).
Deuxièmement, si représenter, par un discours, par une idée, par une proposition,
peut se faire de manière autonome, semble même demander une certaine autonomie,
re-présenter, c’est-à-dire présenter à nouveau, suppose un «!déjà là!», un antécédent que
l’on peut indiquer, pointer du doigt, requalifier, auquel on peut faire allusion... La
compétence se déplace donc d’une «!faculté de commencer!» qui reste bien souvent
l’apanage des personnes en charge de la concertation, à une «!disposition à
répondre!» (Genard, 1999). Cette disposition à répondre est aussi une disposition à
«!suivre!» et à se montrer vigilant à ce qui précède. On passe ainsi, tout autant, d’une
compétence d’ordre institutionnel permettant la saisie du format d’activité générique
dans lequel on s’engage, à une compétence fondée sur une aptitude attentionnelle à
faire sens de bribes de toutes sortes, d’éléments vus ou entendus, attrapés au vol ou
accrochés dans la conversation. Ainsi, ces milieux de l’attention que sont le
«!rassemblement centré!», le «!jeu interlocutoire!», l’!«!expérience collatérale!» et la
«!menée en commun!», ces espaces de règles absents de la plupart des travaux
sociologiques sur la démocratie participative, se replacent subitement à l’avant-plan
de la réflexion sur la «!compétence profane!». C’est dans les milieux sensibles de la
relation de concertation qui lie l’ensemble des partenaires que cette compétence
profane trouve ses propres «!prises!» (que cela soit par perception directe ou par le
détour d’une mémoire) et, avec elles, certaines ressources cognitives et morales
permettant au participant de retravailler sa propre position dans l’assemblée et/ou
d’exprimer une «!critique ordinaire!» relative à la position que montre autrui.
Je voudrais, pour terminer, présenter quelques éléments de réflexion concernant les
puissances propres à cette compétence profane en prise sur l’ordre sensible de l’interaction et
de l’histoire partagée. Il faut d’abord noter cette «!factualité!», ce caractère «!tangible!»
(Chateauraynaud & Torny, 1999) que développe une compétence appuyée sur
l’appareil sensoriel des participants (Bessy & Chateauraynaud, 1995). En signifiant à
partir des régimes de signes des indices et d’icônes, en désignant ou en détournant
des images, les engagements profanes s’adressent bien aux sens, à la perception, à
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
504
CONCLUSION
l’œil de leurs partenaires. C’est donc d’abord parce que ces techniques ordinaires de
«!re-présentation!» sont engageables par tous et immédiatement saisissables par tous,
par cet aspect radicalement démocratique qui leur est propre, qu’elles méritent toute
notre attention. Ensuite, il faut voir qu’elles sont porteuses d’effets bien réels, parfois
ravageurs (il s’agirait ici alors dans certains cas d’une dérive de cette compétence)!:
on se souvient par exemple que la requalification iconique par laquelle une déléguée
des habitants avait transformé le «!parc public!» de l’expert en «!piste de ski!», sous les
yeux et sous les rires de l’ensemble des participants, avait été un moment décisif dans
une controverse concernant l’aménagement de ce parc qui avait abouti, après dixhuit mois d’hésitations, à l’abandon du projet.
Si, ici, la prise de parole de cette citoyenne porte sur une topique officielle de la
concertation (le parc présenté comme une option par l’expert), souvent, l’intelligence
indicielle et iconique des participants citoyens et profanes trouvera ses prises au cœur
de la relation de concertation elle-même et pourra la prendre pour objet en elle-même.
La re-présentation critique engagée par un participant se vivra, dans ce cas-là, comme
une «!rupture réflexive de cadre!» (Goffman, 1991), un retour sur les conditions
morales ou toute autre condition de possibilité de l’expérience elle-même. Ainsi,
certains habitants pourront insister sur les efforts qu’ils ont dû fournir, l’énergie qu’ils
ont dépensée et en demander autant de la part des personnes en charge. Par exemple,
un participant particulièrement régulier, n’ayant pas manqué une seule réunion en un
an pourra légitimement s’offusquer de l’absence chronique de tel ou tel autre acteur.
Le cas échéant, les habitants capables de montrer qu’ils ont joué le jeu pourront
affirmer que ce n’est pas le cas de tout le monde. Ils pourront souligner dans le
comportement de certains un manque de sérieux et de disponibilité à leur égard, et y
pointer des formes d’impolitesse et d’incivilité. Cet argument veut qu’à partir du
moment où un ensemble d’acteurs se trouvent engagés conjointement dans des
espaces de rencontre et dans une aventure collective de longue haleine, ils se trouvent
liés par un responsabilité conjointe et doivent en respecter les règles de base (qu’on
pense donc à cette notion forte du «!contrat!» qui donne son nom au dispositif
bruxellois). Parmi ces règles de base, on trouve celle voulant que ceux des
participants qui sont réduits à suivre les autres puissent disposer, au minimum, des
moyens de les suivre. Cela implique qu’ils aient la possibilité d’assister aux réunions
dans de bonnes conditions, qu’on s’adresse à eux dans un langage suffisamment clair
mais suffisamment précis, qu’ils aient accès à une documentation de qualité (cartes
colorées, légendées...), que soient rédigés des procès-verbaux rigoureux des
réunions... bref, qu’on leur montre certaines attentions. Ici, le caractère bien tangible
d’une re-présentation citoyenne (quand l’un d’eux, par exemple s’indigne qu’un élu
ne le «!regarde pas dans les yeux!») est mise au service d’un ordre des civilités ordinaires
qui vient interférer, contraindre, mordre sur l’ordre civique de l’activité
démocratique.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
505
CONCLUSION
Ainsi, en deçà des conventions et des règlements officiels, il est des procédures civiles
fondamentales de l’être-ensemble et du faire-quelque-chose-à-plusieurs que les
participants citoyens et profanes peuvent tenir à l’œil et dont ils peuvent se faire les
gardiens, précisément parce qu’ils occupent une position de faiblesse dans l’espace
institutionnel. Particulièrement prompts à remarquer les infractions faites à un ordre
sensible de l’interaction et de l’histoire partagée, certains des délégués des habitants
les plus attentifs deviennent les garants de la qualité démocratique et procédurale de
la concertation. Cette figure de citoyen procédural –qui lui aussi a sa caricature, le
«!citoyen procédurier!»– est certainement une figure importante et nécessaire à
l’amélioration progressive des dispositifs de démocratie participative que nous
connaissons.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
506
Bibliographie du second volume
AUSTIN, J.L., 1962, How To Do Things With Words, Oxford, Clarendon Press.
BAKHTINE, M., 1984, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.
BERGER, M., 2008, «!Répondre en citoyen ordinaire. Pour une étude ethnopragmatique des
compétences profanes!», Tracés, n°15 (Pragmatismes), p.191-208.
BERGER, M., 2009, Bruxelles à l’épreuve de la participation. Les Contrats de quartier en exercices,
photographies de Pauline Beugnies, édité par le Gouvernement de la Région de BruxellesCapitale, Bruxelles, 178p. [trad. néerl., Brussel getoetst op inspraak. De wijkcontrakten als
oefeningen].
BERGER, M., DELMOTTE, F., DENEF, J. & TOUZRI, A., 2009, «!Voix et voies de la
gare de l’Ouest!», in F. Delmotte et M. Hubert (dir.), La Cité Administrative de l’Etat.
Schémas directeurs et action publique à Bruxelles, Bruxelles, La Lettre Volée («!Les Cahiers de
la Cambre!» n°8), p. 208-239.
BERGER, M. & SANCHEZ-MAZAS, M., 2008, «!La voix des sans domicile. Des usages
sociaux du jeu démocratique dans les Espaces Dialogue en Belgique!», in J.-P. Payet, F.
Giuliani & D. Laforgue (dir.), De l'indignité à la reconnaissance. Enquête sur la voix des acteurs
faibles, Rennes, Presses de l’Université de Rennes («!Lien social!»), p. 181-194.
BESSY, C. & CHATEAURAYNAUD, F., 1995, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la
perception, Paris, Métailier.
BION, W.R., 1961, Experiences in groups, New York, Basic books.
BLONDIAUX L.,1999, «!Délibérer, gouverner, représenter!: les assises démocratiques
fragiles des représentants des habitants dans les Conseils de Quartier!», in La démocratie
locale. Représentation, participation et espace public, PUF («!CURAPP!»), Paris.
BLONDIAUX, L., 2008a, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative,
Paris, Seuil («!La République des idées!»).
BLONDIAUX, L., 2008b, «!Le profane comme concept et comme fiction politique!», in T.
Fromentin et S. Wojcik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen,
Paris, L’Harmattan.
BLONDIAUX L., LEVÊQUE S., 1999, «!La politique locale à l’épreuve de la démocratie.
Les formes paradoxales de la démocratie participative dans le XXème arrondissement de
Paris!», in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la
citoyenneté locale, Paris, L’Harmattan, p.17-82.
BLOOR, D., 1983, Sociologie de la logique. Les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore.
BOLTANSKI, L., 1990, «!La dénonciation!», in L’amour et la justice comme compétence, Paris,
Métailié.
BOLTANSKI, L. & THEVENOT Laurent, 1991, De la justification. Les économies de la
grandeur, Paris, Gallimard.
Bibliographie du second volume
BOURDIEU, P., 1982, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard.
BOUVERESSE, J., 1971, La parole malheureuse. De l’alchimie linguistique à la grammaire
philosophique, Paris, Les Editions de Minuit.
BREVIGLIERI, M., 2007, «!L’arc expérientiel de l’adolescence : esquive, combine,
embrouille, carapace et étincelle!», Education et société, 1(19), p. 99-113.
BREVIGLIERI, M., 2009, « L’insupportable. L’excès de proximité, l’atteinte à l’autonomie
et le sentiment de violation du privé », in Breviglieri M., Lafaye C. & Trom, D. (dir.),
Compétences critiques et sens de justice, Paris, Economica.
BREVIGLIERI, M. & TROM, D., 2003, «!Troubles et tensions en milieu urbain. Les
épreuves citadines et habitantes de la ville!», in D. Cefaï & D. Pasquier (dir.), Les sens du
public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF, p.399-416.
BRUXELLES, S., GRECO, L., MONDADA, L., 2006, «!Pratiques de transition : ressources
multimodales pour la structuration de l’activité!», Détienne, F. & Traverso, V., eds, Les
processus de co-conception, Nancy, PUN.
BURKE, K., 1965, Permanence and Change!: An Anatomy of Purpose, Indianapolis, BobbsMerrill.
CALLON, M., LASCOUMES, P. & BARTHE, Y., 2001, Agir dans un monde incertain. Essai
sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil («!La couleur des idées!»).
CANTELLI, F., 2007, L’Etat à tâtons. Pragmatique de l’action publique face au sida, Bruxelles,
P.I.E. Peter Lang.
CANTELLI, F. & GENARD, J.-L., 2008, «!Etres capables et compétents!: lecture
anthropologique et pistes pragmatiques!», SociologieS, disponible en ligne
(http://sociologies.revues.org/document1943.html).
CARDON, D., HEURTIN, J.P., LEMIEUX, C.,1995, «!Parler en public!», Politix, n°8 (31),
p.5-19.
CEFAI, D., 2001, «!Les cadres de l’action collective. Définitions et problèmes!», in D. Cefaï
& D. Trom (dir.), Raisons pratiques, vol.12!: Les formes de l’action collective, Paris, Editions de
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 51-97.
______ 2002, «!Qu’est-ce qu’une arène publique!? Quelques pistes pour une approche
pragmatiste!», in D. Cefaï & I. Joseph (dir.), L’Héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et
épreuves de civisme, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, p.51-81.
______ 2007, Pourquoi se mobilise-t-on!? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte
(«!Recherches!»).
CERTEAU, M. (de), 1980, L’invention du quotidien, vol.1!: arts de faire, Paris, Gallimard, Folio
Essais.
CHAMBERS, S., 2004, «!Measuring effects of publicity!», texte présenté à la conférence
Empirical approaches to deliberative politics, EUI Florence (21-22 mai).
CHARLES, J., 2008, «!Réduction de la pluralité des engagements dans la participation. Le
cas des Assises de la ville de Bobigny!», document de travail, intervention au séminaire
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
509
Bibliographie du second volume
LAGIS/DVLP, Louvain-La-Neuve, Université Catholique de Louvain (UCL), 29 février
2008.
CHARLES, J., 2009, «!Démocratie participative et entrave à la pluralité des savoirs!»,
document de travail, intervention aux journées d’étude Savoirs citoyens et démocratie
participative dans la question urbaine, Paris, PICRI, 6 février 2009.
CHATEAURAYNAUD, F., 1999, «!Les relations d’emprise. Une pragmatique des
asymétries de prise!», document de travail téléchargeable en ligne, Paris, Ecole des Hautes
Etudes en Sciences Sociales.
______ 2006, «!Les asymétries de prises. Des formes de pouvoir dans un monde en réseaux!»,
document de travail téléchargeable en ligne, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales.
CHATEAURAYNAUD, F. & TORNY, D., 1999, Les sombres précurseurs. Une sociologie
pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Editions de l’EHESS.
CHAUVIRE, C., 1995, Peirce et la signification. Introduction à la logique du vague, Paris, PUF
(«!Philosophie d’aujourd’hui!»).
CHAUVIRE, C., OGIEN, A. & QUERE, L. (dir.), 2009, Raisons pratiques, vol.19!: Dynamiques
de l’erreur, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
CHRETIEN, J.-L., 2007, Répondre. Figures de la réponse et de la responsabilité, Paris, PUF.
CONEIN, B., 2005, Les sens sociaux. Essais de sociologie cognitive, Paris, Economica (Etudes
sociologiques).
DELEUZE, G., 2007 (1966), Le bergsonisme, Paris, PUF («!Quadrige – Grands textes!»), 119
p.
DEWEY John, 1993 (1938), Logique. Théorie de l’enquête, Paris, PUF.
______ 2003 (1927), Le public et ses problèmes, Farrago/Presses de l’Université de Pau.
DE MUNCK, J., 1999, L’institution sociale de l’esprit, Paris, PUF («!L’interrogation
philosophique!»).
DODIER, N., 1993, «!Les appuis conventionnels de l’action. Eléments de pragmatique
sociologique!», Réseaux, n°65, p.63-86.
DONZELOT, J., 2003, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Paris, Le
Seuil (avec la contribution de Catherine Mével et Anne Wyvekens).
DREYFUS, H., 1992, What Computers Still Can’t Do. A Critique of Artificial Reason, Cambridge,
MIT Press.
DULONG, R., 1998, Le témoin oculaire. Les conditions de l'attestation personnelle, Paris, EHESS.
DURANTI, A., 1994, From Grammar To Politics. Linguistic Anthropology in a Western Samoan
Village, Berkeley, University of California Press.
DURANTI, A. & GOODWYN, C. (eds), 1992, Rethinking Context. Language as an Interactive
Phenomenon, Cambridge, Cambridge University Press.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
510
Bibliographie du second volume
ELIASOPH, N., 2003, «!Publics fragiles : Une ethnographie de la citoyenneté dans la vie
associative!», in D. Cefaï & D. Pasquier (dir), Les sens du public. Publics politiques, publics
médiatiques, p. 225-268. Paris, PUF
ERALY, A., 2000, L’expression et la représentation. Une théorie sociale de la communication, Paris,
L’Harmattan («!Logiques sociales!»).
FERRIE, J.-N., DUPRET, B., LEGRAND, V., 2008, «!Comprendre la délibération
parlementaire. Pour une approche praxéologique de la politique en action!», Revue française
de science politique, n°58 (5), p. 795-915.
FERRY, J.-M., 1991, Les puissances de l’expérience. Vol. 1, Le sujet et le verbe, Paris, Cerf
(«!Passages!»), 216 p.
______ 2007, Les grammaires de l’intelligence, Paris, Le Cerf (Passages).
FUTRELL, R., 2002, «!La gouvernance performative!», in Blondiaux L. & Sintomer Y. (eds),
Démocratie et délibération, Politix 15 (57), p. 147-165.
GARDELLA, E., 2006, «!Le jugement sur l’action. Note critique de L’action au pluriel.
Sociologie des régimes d’engagement de L.!Thévenot!», Tracés, n°11.
GARDELLA, E., LE MENER, E., MONDEME, C., 2006, Les funambules du tact. Une analyse
des cadres du travail des équipes mobiles d’aide du Samusocial de Paris, doc. de travail,
Samusocial.
GARFINKEL, H., 2006 [1967], Recherches en ethnométhodologie, PUF (Quadriges).
GAIK, F., 1992, «!Radio talk-show and the pragmatics of possible worlds!», A. Duranti et C.
Goodwyn (eds), Rethinking Context. Language as an Interactive Phenomenon, Cambridge,
Cambridge University Press, p. 271-289.
GENARD, J.-L., 1999, Les grammaires de la responsabilité, Paris, Cerf («!Humanités!»).
______ 2007, «!Capacités et capacitation!: une nouvelle orientation des politiques
publiques!?!», in Cantelli, F. & Genard, J-L. (dir), Action publique et subjectivité, Paris,
Maison des sciences de l’homme, L.G.D.J.
GENARD, J.-L. & SCHAUT, C., 2009, «!La tour et la dalle!: analyse d’une controverse!», in
F. Delmotte et M. Hubert (dir.), La Cité Administrative de l’Etat. Schémas directeurs et action
publique à Bruxelles, Bruxelles, La Lettre Volée («!Les Cahiers de la Cambre!» n°8), p. 184207.
GIBSON, J.J., 1979, The Ecological Approach to Visual Perception, Houghton-Miffin, Boston.
GIDDENS, A., 2005 (1984), La constitution de la société, Paris, PUF («!Quadriges!»).
GOFFMAN, E., 1961, Encounters: Two Studies in the Sociology of Interaction, Indianapolis,
Bobbs-Merrils.
______ 1966, Behavior in Public Places: Notes on The Social Organization of Gatherings, New York,
The Free Press.
______ 1967, Interaction Rituals, Chicago, Aldine.
______ 1968, Asiles, Editions de Minuit.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
511
Bibliographie du second volume
______ 1969, Strategic Interaction, Trustees of the University of Pennsylvania
______ 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. Vol 2!: Les relations en public, Editions de
Minuit.
______ 1974, Frame Analysis!: An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper and
Row
______ 1979, «!On Footing!», Semiotica, n°25, p.1-29.
______ 1981a, Forms of talk, Oxford, Basil Blackwell.
______ 1981b, «!Radio-Talk!: A Study of The Way of Our Errors!», in Forms of talk, Oxford,
Basil Blackwell, p.197-330.
______ 1981c, «!Replies and Responses!», in Forms of talk, Oxford, Basil Blackwell, p.5-77.
______ 1987 (1981), Façons de parler, Paris, Les Editions de Minuit.
______ 1988, «!L’ordre de l’interaction!», in Winkin Y., Les moments et leurs hommes, Paris, Le
Seuil, 1988, p. 186-230.
______ 1989a, «!Réplique à Denzin et Keller!», in Joseph et al., Le parler frais d’Erving Goffman,
Paris, Editions de Minuit, p.301-320.
______ 1989b (1952), «!Calmer le jobard!», in I. Joseph (dir.), Le parler frais d’Erving Goffman,
Paris, Editions de Minuit.
______ 1991 (1974), Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de Minuit.
GONZALEZ, P., 2008, «!Reclaiming the (swiss) nation for God!: the politics of Charismatic
prophecy!», Ethnografica, 12 (2), p.425-451.
GUMPERZ, J.J., 1982, Discourse Strategies, Cambridge, Cambridge University Press
HABERMAS, J., 1987, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.
______ 1990, La science et la technique comme idéologie, Paris, Gallimard.
HEIDEGGER, M., 1988, The Basic Problems of Phenomenology, Bloomington, Indiana
University Press.
HIRSCHMAN, A.O., 1970. Exit, voice, and loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations,
and States, Harvard University Press.
HYMES, D., 1972, «!Models of Interaction of Language and Social Life!», in Gumperz, J.J.
& Hymes, D., eds, Directions in Sociolinguistics!: The Ethnography of Communication. New
York!: Holt, Rinehart & Wilson, p. 35-71.
JAMES, W., 1950, Principles of Psychology, vol.2, New York, Dover.
JOAS, H., 1999, La créativité de l’agir, Paris, Cerf («!Passages).
JOSEPH, I., 1989, «!Erving Goffman et le problème des convictions!», in Isaac Joseph et al.
(dir.), Le parler frais d’Erving Goffman, pp. 13-30.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
512
Bibliographie du second volume
______ 1996, «!Intermittence et réciprocité!», in Joseph, I. & Proust, J. (dir), La folie dans la
place. Pathologies de l’interaction, Raisons pratiques n°7, Paris, Éditions de l’École des
Hautes Etudes en Sciences Sociales , p.17-36
______ 1998a, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
______ 1998b, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF («!Philosophies!»).
______ 2007a (2002), «!Pluralisme et contiguïtés!», in L’athlète moral et l’enquêteur modeste
(recueil de textes d’Isaac Joseph rassemblés et préfacés par Daniel Cefaï), Paris,
Economica («!Etudes sociologiques!»), p.437-459.
______ 2007b, «!Activité située et régimes de disponibilité!», in L’athlète moral et l’enquêteur
modeste, recueil de textes d’Isaac Joseph édité et préfacé par Daniel Cefaï, Paris,
Economica (Etudes sociologiques).
KATZ, J., 1999, How Emotions Work, Chicago, The University of Chicago Press.
KATZ, J., 2009 (2001), «!From How to Why!: Luminous Description and Causal Inference in
Ethnography!», in D. Cefaï, P.!Costey, E.!Gardella, C.!Gayet, P.!Gonzalez, E.!Lemener,
C.!Terzi (dir.), L’Engagement ethnographique (Traduction et présentation de textes sur le
travail de terrain), Paris, Éditions de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
KENDON, A., 1988, «!Goffman’s approach to face-to-face interaction!», in P. Drew, A.
Wooton (eds), Erving Goffman. Exploring the Interaction Order, Cambridge, Polity Press, p.
14-40.
______ «!The negotiation of context in face-to-face interaction!», in A. Duranti, C. Goodwyn
(eds), Rethinking Context, p.323-333.
LATOUR, B., 1999, Politiques de la nature. Comment faire rentrer les sciences en démocratie, Paris,
La Découverte.
______ 2006, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.
LAUGIER, S., 2009, «!How not to be ? Austin et l'erreur pratique!», in C. Chauviré, A. Ogien
et L. Quéré (dir.), Raisons pratiques, vol.19!: Dynamiques de l’erreur, Paris, Editions de l’Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
LEVINSON, S., 1988, «!Putting Linguistics on a Proper Footing!: Explorations in Goffman’s
Concept of Participation!», in P. Drew, P. & A. Wooton (dir.), Erving Goffman. Exploring
the Interaction Order, Cambridge, Polity Press, p. 161-227
LICHTERMAN, P., 1996, The Search for Political Community. American Activists Reinventing
Commitment, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press.
______ 2005, Elusive Togetherness. Church Groups Trying To Bridge American Divisions, Princeton,
Princeton University Press.
LIPPMAN, W., 2008 (1925), Le public fantôme, Paris, Demopolis.
LYNCH, M., 2009, «!De la sociologie à la socialité de l’erreur!: l’économie morale du
"zéro"!», in C. Chauviré, A. Ogien et L. Quéré, Raisons pratiques, vol.19!: Dynamiques de
l’erreur, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p.253-283.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
513
Bibliographie du second volume
MARR, D., 1982, Vision. A Computational Investigation into the Human Representation and
Processing of Visual Information, San Francisco, W.H. Freeman.
McEVOY, S., 1995, L’invention défensive, Paris, Métaillié.
MERLEAU-PONTY, M., 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
MONDADA, L., 2005, «!Espace, langage, interaction et cognition : une introduction!»,
Intellectica, 41-42, p. 7-23
______ 2006, «!Participants’ online analysis and multimodal practices: projecting the end of
the turn and the closing of the sequence!», Discourse Studies, special issue on Discourse,
Interaction and Cognition, 8/1, p. 117-130.
MURPHY, K. M., 2005, «!Collaborative imagining : The interactive use of gestures, talk, and
graphic representation in architectural practice!», Semiotica, 156, 1/4, p. 113-145.
NEVEU, C., 1998, « "Nous" illégitimes et "je" indicibles : tensions du collectif et de
l’individuel dans des pratiques et des représentations de la citoyenneté à Roubaix », in C.
Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale,
Paris, L’Harmattan («!Logiques Politiques!»), p. 225-256
OGIEN, A., 2007, Les règles de la pratique sociologique, Paris, PUF.
OGIEN, R., 1990, « Les sanctions diffuses, rire, sarcasmes et mépris », Revue Française de
Sociologie, vol.XXI, p.591-607.
PEIRCE, C.S., 1978, Écrits sur le signe, textes réunis et traduits par G. Deledalle, Paris, Le
Seuil.
PHARO, P., 1991, «Les structures interlocutoires de l’ordre politique!», Politique et savoir-vivre.
Enquêtes sur les fondements du lien civil, Paris, L’Harmattan, p.61-92.
______ 1992, Phénoménologie du lien civil. Sens et légitimité, Paris, L’Harmattan.
QUÉRÉ, L., 1999, La Sociologie à l’épreuve de l’herméneutique, Paris, L’Harmattan.
QUERE, L., 2003, «!Le public comme forme et comme modalité d’expérience!», in D. Cefaï
& D. Pasquier (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF, p.
113-134.
RAWLS, A.W., 1987, «!The Interaction Order sui generis : Goffman's Contribution to Social
Theory!», Sociological Theory, 5 (3).
______ 2002 (1990), «!L’émergence de la socialité!: une dialectique de l’engagement et de
l’ordre!», Revue du Mauss, n°19.
RICOEUR, P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil.
RICŒUR, P., 1997 (1986), L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil («!La couleur des idées!»).
RICOEUR, P., 2000, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Le Seuil.
RIKER, W.H., 1986, The Art of Political Manipulation, New Haven, Yale University Press.
ROSANVALLON, P., 1988, «!Malaise dans la représentation!», in F. Furet, J. Julliard et P.
Rosanvallon, éd., La République du Centre, Paris, Calmann-Lévy, p. 131-182.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
514
Bibliographie du second volume
ROSIER, L., 2005, «!Chaînes d’énonciateurs et modes d’organisation textuels : du discours
rapporté à la circulation re-marquée des discours!», Cahiers de praxématique, vol. 45, p. 103123.
SACKS, H, 1992, Lectures on Conversation, Oxford, Blackwell.
SACKS, H., 1995, «!A Collaboratively Built Sentence. The Use of ‘We’!», in Lectures on
Conversation, Londres, Blackwell, p.144-149.
SANCHEZ-MAZAS, M., 2004, Racisme et xénophobie, Paris, PUF («!Psychologie sociale!»).
SCHEGLOFF, E. & SACKS, H., 1973, «!Opening Up Closings!», Semiotica, 4, p.289-327.
SCOTT, J., 1990, Domination and The Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven, Yale
University Press.
SEARLE, J., 1969, Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press.
SODERSTRÖM, O., 2000, Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Payot.
STAVO-DEBAUGE, J., 2002, «!Empêtré dans l’entre-deux. D’une politique de l’intégration
à une politique de lutte contre les discriminations!», document de travail, séminaire
Injustice et humiliation (M. Breviglieri, B. Conein, P. Paperman), Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales.
______ 2003, «!L’indifférence du passant qui se meut, les ancrages du résidant quis’émeut!»,
D. Cefaï, D. Pasquier (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris,
PUF.
______ 2009, Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance, Thèse de
doctorat en sociologie, Paris, EHESS.
STRAUSS, A., 1992, La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan.
TALPIN, J., 2006, «!De la prise de la parole en public à la délibération. Les voies difficiles de
l’argumentation au sein des dispositifs participatifs!», document de travail.
TAVORY, I., 2009 (à paraître) «!The Structure of Flirtation: On the Construction of
Interactional Ambiguity!», Studies in Symbolic Interaction.
TERZI, C., 2005, Qu’avez-vous fait de l’argent des Juifs!? Problématisation et publicisation de la
question «!des fonds juifs et de l’or nazi!» par la presse suisse (1995-1998), Thèse de doctorat,
Université de Fribourg.
THEVENOT, L., 1986, «!Les investissements de forme!», in L. Thévenot (dir.), Conventions
économiques, Paris, PUF (Cahiers de Centre d'Etude de l'Emploi), p.21-71.
THEVENOT, L., 1996, «!Stratégies, intérêts et justification!: à propos d’une comparaison
France-Etats-Unis de conflits d’aménagement!», Techniques, territoires et sociétés, n°31, p.
127-149.
THEVENOT, L, 2006, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La
Découverte («!Politique et sociétés!»).
UPDIKE, J., 2004, «!Minutes of The Last Meeting!», The Early Stories 1953-1975, New York,
Random House, p. 636-639.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
515
Bibliographie du second volume
WATSON, R., 1989, «!Le travail de l’incongruité!», in I. Joseph (dir.), Le parler frais d’Erving
Goffman, Paris, Editions de Minuit, p.83-99.
WINNICOTT, D., 1975, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L., 2004, Recherches philosophiques, Paris, Editions de minuit.
ZACCAÏ-REYNERS, N., 2006, «!Respect et relations asymétriques. Quelques figures de la
relation de soin!», Esprit, p. 95-108.
ZASK, J., 2003, «!La politique comme expérimentation!», in J. Dewey , Le public et ses
problèmes, Farrago / Presses de l’Université de Pau, p.7-44.
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
516
Table des matières
Table des matières
Sommaire
1
Remerciements
4
INTRODUCTION
9
PREMIERE PARTIE
Garder les compétences citoyennes à l’œil!: des sociologies discursives de la
délibération à une ethnographie pragmatique de la concertation
20
CHAPITRE 1
DELIBERER!?
23
1.1. Le paradigme délibératif en philosophie politique
25
1.1.1. La délibération comme moyen de décision collective.......................................26
1.1.2. La délibération comme échange d’arguments rationnels ..................................27
1.1.3. La délibération comme association publique de citoyens libres et égaux ............29
1.1.4. La délibération comme cadre procédural ........................................................31
1.1.5. La délibération comme idéal et comme projet .................................................33
1.2. Thought-practice-thought!: le dommage sociologique d’abstractions mal placées
33
1.3. Les sciences sociales du politique captives d’un «!impératif délibératif!»
37
1.3.1. La mécanique des!groupes restreints au service de la délibération!? ...................39
1.3.2. Deux sociologies logocentriques ....................................................................44
1.3.2.1. La frame perspective de D. Snow ...........................................................44
1.3.2.2. La sociologie des registres de justification de L. Boltanski et L. Thévenot ..47
1.3.3. Un courant critique ......................................................................................53
1.3.3.1. Critiques théoriques du délibérativisme...................................................54
1.3.3.2. Critiques empiriques du délibérativisme..................................................56
1.3.4. La tentation symétrisante des sciences studies .................................................60
1.4. Conclusion du chapitre
63
CHAPITRE 2
LA CONCERTATION
UNE FORME ET UNE MODALITÉ DE L’ACTION CONJOINTE EN SITUATION
68
2.1. Les plans contextuels de la concertation
72
2.1.1. La concertation comme activité .....................................................................74
2.1.2. La concertation comme interaction................................................................80
2.1.3. La concertation comme histoire.....................................................................83
2.2. Explorer les situations de concertation avec E. Goffman
87
2.2.1. Trois gestes de la sociographie goffmanienne ..................................................88
2.2.1.1. La primauté des situations, le décentrement du Soi ..................................89
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
518
Table des matières
2.2.1.2. Le pari naturaliste et descriptiviste..........................................................93
2.2.1.3. Du vocabulaire des interactions à l’ébauche de leur grammaire .................96
2.2.2. L’épaisseur grammaticale des situations ....................................................... 102
2.2.2.1. Une contribution pragmatiste aux approches grammaticales de la
concertation................................................................................................... 103
2.2.2.2. La compétence de concertation!: entre institution et attention ................. 107
a) L’ordre de l’activité: cadres primaires et secondaires ................................. 108
b) L’ordre de l’interaction comme écologie dynamique ................................. 112
c) L’histoire partagée!: une extension de l’ordre de l’interaction ..................... 116
d) La texture sémiotique des situations!: symboles, indices, icônes ................. 121
2.3. Conclusion du chapitre
124
DEUXIEME PARTIE
Méthodes, données, terrains....................................................................................129
CHAPITRE 3
L’ENQUÊTE ETHNOPRAGMATIQUE
UNE ETHNOGRAPHIE COMBINATOIRE ET AMBULATOIRE
132
3.1. L’étude de cas dans une perspective ethnopragmatique
136
3.1.1. Identification d’un cas ................................................................................ 137
3.1.1.1. Un cas de quoi!? ................................................................................ 137
3.1.1.2. Pourquoi ce cas!? ................................................................................ 139
a) La présence d’enjeux réels et variés ......................................................... 140
b) Une temporalité et une logique de projet.................................................. 140
c) Un espace à la fois pluraliste et dissymétrique........................................... 141
d) Un dispositif pionnier ............................................................................ 142
e) Accessibilité .......................................................................................... 143
f) Dynamisme ........................................................................................... 144
g) Surgissement de problèmes ..................................................................... 144
3.1.2. Statut et contours du cas ............................................................................. 145
3.1.2.1. Quel processus de totalisation des données ? ......................................... 145
a) Observation non ethnographique ............................................................ 146
b) Ethnographie comparative...................................................................... 147
c) Ethnographie monographique................................................................. 149
d) Ethnographie narrative .......................................................................... 150
e) Ethnographie combinatoire..................................................................... 150
f) Ethnopragmatique.................................................................................. 152
3.1.2.2. Quelles limites spatiales et temporelles pour le cas?................................ 154
3.1.2.3. Quelle relation entre le cas central et les terrains périphériques? .............. 155
3.1.2.4. Apports théoriques et pratiques d’une étude centrée sur un cas...............156
3.1.3. Le recueil de données et ses méthodes .......................................................... 157
3.1.3.1. Recueillir des données en ethnopragmatiste .......................................... 159
a) La double épreuve de l’observation naturaliste et de la filature
ethnographique. ........................................................................................ 159
b) Résister à la bigger picture ...................................................................... 162
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
519
Table des matières
c) A propos de l’anonymisation du matériau ethnographique ........................ 164
3.1.3.2. Observation, prise de notes et description.............................................. 165
3.1.3.3. Croquis, schémas................................................................................ 169
3.1.3.4. Enregistrement et retranscription des échanges ...................................... 171
3.1.3.5. Documents divers............................................................................... 173
3.1.3.6. Récits et entretiens rétrospectifs............................................................ 173
a) Les récits individuels.............................................................................. 174
b) Les entretiens rétrospectifs en groupe....................................................... 174
3.1.3.8. Comptages......................................................................................... 176
3.2. Brève introduction au terrain: les Contrats de quartier et le cas Callas
177
3.2.1. Les Contrats de quartier en Région bruxelloise.............................................. 178
3.2.1.1. Un instrument de développement intégré .............................................. 180
3.2.1.2. Organes et scènes de la concertation..................................................... 182
a) La Commission Locale de Développement Intégré (CLDI) ....................... 182
b) L’assemblée générale (AG)..................................................................... 184
c) Les groupes de travail thématiques .......................................................... 184
d) Les visites de terrain .............................................................................. 185
e) Les journées de participation................................................................... 185
f) Les enquêtes et les micro-trottoirs ............................................................ 186
g) Le comité d’accompagnement................................................................. 186
h) Les réunions de préparation ou de débriefing entre habitants ou entre
associations .............................................................................................. 186
3.2.1.3. Phases et moments de la concertation................................................... 187
a) Les deux grandes phases du Contrat de quartier ....................................... 187
b) Les huit moments de l’élaboration du dossier de base d’un Contrat de quartier
................................................................................................................ 187
3.2.2. Le Contrat de quartier Callas....................................................................... 188
Bibliographie du premier volume.....................................................................................192
Sommaire (vol.2)......................................................................................................221
TROISIEME PARTIE
Les engagements profanes entre entraves institutionnelles et prises sensibles..........224
CHAPITRE 4
AUTOUR DU DIALOGUE PUBLIC.
OPÉRATIONS DE CADRAGE ET ARRANGEMENT DES SITUATIONS EN
ASSEMBLÉE PARTICIPATIVE.
227
4.1. Ouvrir une réunion
230
4.1.1. Pré-ouverture............................................................................................. 231
4.1.2. Le mot d’introduction du président de séance ............................................... 236
4.1.3. Le coordinateur et les «!petites choses pratiques!» .......................................... 242
4.1.4. Synthèse et cas négatif ................................................................................ 250
4.2. Performances d’experts
254
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
520
Table des matières
4.2.1. Des opérations de traduction et de préparation.............................................. 255
4.2.2. Exposer en expert....................................................................................... 258
4.2.2.1. Composer un récit .............................................................................. 261
4.2.2.2. Livrer une analyse .............................................................................. 264
4.2.2.3. Présenter des avancées ........................................................................ 269
4.2.3.4. Comment faire participer les citoyens en silence .................................... 273
4.3. Dialogues publics
279
4.4. Clore une réunion
289
4.5. Après la réunion
291
4.5.1. Le procès-verbal!: un account officiel ........................................................... 291
4.5.2. Accounts additionnels ou concurrents .......................................................... 295
4.6. Conclusion!: l’arrangement des situations comme responsabilité et comme liberté de
l’acteur initiateur
296
CHAPITRE 5
TRISTES TOPIQUES, RÔLES INTENABLES ET FORMULES DÉFECTUEUSES
LES INFORTUNES DU CITOYEN REPRÉSENTANT.................................................302
5.1. Malaises dans la représentation.............................................................................305
5.2. Premier problème de représentation!: faire référence
312
5.2.1. En-jeu et pertinence topique ........................................................................ 312
5.2.2. Quelques principes de réduction du référentiel .............................................. 314
5.2.2.1. Contrainte de publicité et d’orientation vers l’accord.............................. 314
5.2.2.2. Contrainte programmatique................................................................. 316
a) Ce qui est importable et ce qui ne l’est pas................................................ 318
b) Ce qui est importable et ce qui est important ............................................ 323
5.2.2.3. Contrainte de réalisme et de faisabilité.................................................. 325
5.2.2.4. Contrainte de localisation.................................................................... 327
a) La surface urbaine à revitaliser et ses contours.......................................... 327
b) Les qualités du territoire et ce qu’elles promettent comme discussion.......... 327
c) Les scènes de la revitalisation urbaine ...................................................... 329
5.2.2.5. Contrainte de temps............................................................................ 331
5.2.2.6. Contrainte de mentionnabilité et de réponse.......................................... 334
5.2.3. La guerre des idées n’aura pas lieu ............................................................... 336
5.2.3.1. Des enjeux isolés et affadis .................................................................. 338
5.2.3.2. Des enjeux ignorés ou discrédités ......................................................... 341
5.2.3.3. «!De quoi parlions-nous déjà!?!», ou l’effacement des enjeux de discours . 350
5.3. Second problème de représentation!: tenir un rôle
352
5.3.1. Jeu de rôles et justesse participationnelle ...................................................... 353
5.3.2. Quelques obstacles à l’intégration d’un rôle de citoyen représentant ................ 356
5.3.2.1. Contrainte de publicité et complication des rôles communicationnels ...... 356
a) Footing et rôles communicationnels chez Goffman................................... 357
b) La publicité comme complication du jeu communicationnel...................... 361
c) De la délicate position publique du citoyen représentant............................ 370
5.3.2.2. Contrainte de place et ambiguïté des apprentissages............................... 383
a) Un espace de rôles dissymétrique, ségrégé et saturé................................... 383
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
521
Table des matières
b) Folies de place!: viser trop haut ou tomber trop bas ................................... 386
c) Rhétoriques de l’omnicompétence et de la capacitation ............................. 389
d) Capacités virtuelles et politique du flirt .................................................... 392
5.3.2.3. Contrainte de temps............................................................................ 396
a) Accroissement des potentiels... et rétrécissement des possibles. .................. 396
b) Quand «!monsieur tout le monde!» se révèle être «!monsieur untel!» ........... 397
5.3.3. Des rôles par bribes .................................................................................... 398
5.4. Troisième problème de représentation!: trouver la formule
400
5.4.1. Jeu de langage et correction formelle............................................................ 400
5.4.2. Parler la bonne langue ................................................................................ 402
5.4.3. Entrée en représentation et engagements de forme......................................... 403
5.4.4. Accrocs dans la formule de représentation .................................................... 405
5.4.5. Défectuosités de la formule de représentation................................................ 410
5.5. Conclusion!: l’injonction d’ordinarité
CHAPITRE 6
ADAPTATION, ATTENTION ET RE-PRÉSENTATION
LES PRISES SENSIBLES D’UNE CRITIQUE ORDINAIRE
414
418
6.1. Les suites d’un échec à représenter!: différentes façons de réparer ou d’encaisser
424
6.1.1. Récupérer le coup, corriger le tir, calmer le jobard ......................................... 424
6.1.1.1. Excuses et atténuations ....................................................................... 424
6.1.1.2. Apaisements ...................................................................................... 429
6.1.2. Encaisser le coup........................................................................................ 433
6.1.2.1. Le dispositif de concertation et ses responsables à l’épreuve des erreurs
profanes ........................................................................................................ 435
a) Ouverture des possibles ou rappel de la règle!?.......................................... 435
b) La génération de «!hantises!»................................................................... 436
c) Les ratages comme critiques en actes du dispositif..................................... 437
6.1.2.2. Les profanes à l’épreuve de leurs échecs!:! défections, protestations,
adaptations .................................................................................................... 437
a) Défections............................................................................................. 438
b) Protestations ......................................................................................... 439
c) Adaptations........................................................................................... 442
6.2. Répondre en citoyen ordinaire
445
6.2.1. Une disposition à suivre.............................................................................. 447
6.2.1.1. Suivre pour répondre!: séquentialité et vigilance .................................... 447
6.2.1.2. Suivre sur plusieurs tableaux................................................................ 450
6.2.2. Une disposition à re-présenter ..................................................................... 455
6.3. Les milieux de l’attention et de la re-présentation
453
6.3.1. Le rassemblement centré............................................................................. 454
6.3.1.1. Jouer sur la focale............................................................................... 455
6.3.1.2. Replacer l’engagement mutuel au centre de l’attention ........................... 461
6.3.1.3. S’appuyer sur l’idéal égalitaire de l’ordre de l’interaction ........................ 467
6.3.2. Le jeu interlocutoire ................................................................................... 475
6.3.2.1. Une «!pression normative à double sens!».............................................. 476
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
522
Table des matières
a) Un art de la reprise ................................................................................ 477
b) S’indigner au nom du dialogue ............................................................... 480
6.3.2.2. De la conversation locale au réseau interlocutoire.................................. 483
a) Vers de plus grandes unités de réponse..................................................... 484
b) Retoucher un avis officiel en profane ....................................................... 489
c) L’économie de la retouche...................................................................... 491
6.3.3. L’expérience collatérale et la menée en commun ........................................... 493
CONCLUSION
501
Bibliographie du second volume
508
Table des matières
518
Répondre en citoyen ordinaire
vol.2
523