Analyse de
pratiques
Tome 1
Armelle Balas
et Maryse Maurel
ii
Présentation du dossier : Analyse de pratiques
Qu’est-ce qu’analyser sa pratique ou ses pratiques ? Qu’est-ce que la pratique réflexive ? Comment
analyser les pratiques, quand on sait qu’une grande part de l’activité reste inconnue, parce que préréfléchie, au professionnel qui l’a mise en œuvre ?
Pour analyser les pratiques il est fondamental de commencer par les 'réfléchir' au sens de Piaget et de
les expliciter pour en prendre conscience avant d’en faire un objet d’analyse et de réflexion. C’est
probablement pour cette raison que les animateurs d’analyse de pratique, les coaches, les animateurs
de “team building”, les pédagogues qui prennent appui sur l’expérience des apprenants pour les aider à
construire leurs compétences se sont saisis des techniques d’explicitation pour améliorer leurs
accompagnements. Les fondements théoriques de cette technique constituent la psychophénoménologie que Pierre Vermersch a développée dans de nombreux articles de la collection
Expliciter et dans son ouvrage Explicitation et phénoménologie édité chez PUF en 2012. Vous pouvez
consulter en particulier l'article Conscience directe et conscience réfléchie dans la partie Approche
théorique du Tome 1.
Ce dossier est composé de trois tomes :
Tome 1 :
Approche théorique
Accompagnements de professionnels
Entretiens et témoignages
Pratique réflexive dans un collectif
Tome 2 :
L'analyse de pratique dans la formation et le suivi des enseignants.
Le deux premiers tomes du dossier recensent les articles, les témoignages ou les entretiens parus dans
la revue Expliciter à propos de l’usage de l’explicitation en analyse de pratique (du début au numéro
107, juin 2015) et visent à mieux comprendre comment les techniques d’explicitation contribuent à
l’analyse des pratiques, individuellement et collectivement, dans l’enseignement, la formation ou
l’entreprise.
Laissez-vous guider par les titres ; contactez les auteurs si vous voulez en savoir plus. Enrichissezvous de ces regards croisés et venez nous enrichir de votre expérience, si vous utilisez l’explicitation
pour accompagner l’analyse des pratiques, la pratique réflexive ou la pédagogie réflexive.
Tome 3 :
La place du futur dans l'analyse au présent d'une situation passée. Une pédagogie de la présence
dans la pratique réflexive.
Ce troisième tome rassemble neuf articles de Maurice Legault dont six d'entre eux ont été publiés dans
Expliciter sous le titre principal La symbolique en analyse de pratique. Maurice Legault a intégré au
domaine de l’analyse de pratique des aspects développés initialement dans le contexte de l'éducation
au plein-air, dont l’approche de la symbolique. Plusieurs liens sont faits avec l'entretien
d'explicitation. Il présente un prolongement à la modélisation des étapes de la prise de conscience
d'une action passée, jusqu'à son aboutissement dans des actions à venir. Le tout conduit à la pratique
de la présence dans la réflexion et l'action du praticien sur le terrain même de sa pratique.
Bonne lecture.
Armelle Balas
Adresse du site du GREX
http://www.grex2.com/
iii
Analyse de pratiques
Tome 1
iv
Table des matières
Présentation du dossier : ................................................................................................... ii
Analyse de pratiques Tome 1 ............................................................................................ iii
Table des matières .............................................................................................................iv
Tome 1
Introduction du Tome 1 ..................................................................................................... 1
Approche théorique ................................................................................................ 2
Notes sur la pratique du superviseur
Pierre Vermersch ................................................................................................................ 3
Conscience directe et conscience réfléchie
Pierre Vermersch ................................................................................................................ 7
Aide à l'explicitation et retour réflexif
Pierre Vermersch .............................................................................................................. 31
‘‘Faisons un rêve et que cela devienne réalité’’
Catherine Le Hir ................................................................................................................ 38
Accompagnements de professionnels ........................................................... 49
Apprendre et aider à apprendre de son expérience
Armelle Balas ................................................................................................................... 50
La pratique réflexive, une valse à 7 temps
Armelle Balas ................................................................................................................... 61
Focusing dans une analyse de pratique
Armelle Balas ................................................................................................................... 74
Pauline ou la poupée qu’on bascule
Anne Cazemajou............................................................................................................... 76
Entretiens, témoignages .....................................................................................102
De l’entretien d’explicitation aux gestes de métiers
Laurence Velasco .............................................................................................................103
Protocole d'explicitation : Jeannine, le 16 mai 1998
Maurice Lamy ...................................................................................................................110
v
L’expertise de Jeaninne
Maryse Maurel ................................................................................................................129
La pratique réflexive ou technique de l’explicitation
Patricia Régnier ...............................................................................................................133
Pratique réflexive dans un collectif ...............................................................135
Quel lien entre l'Entretien d'Explicitation et Analyse de pratiques en groupe ?
Maurice Lamy..................................................................................................................136
Utiliser les techniques d’Explicitation au sein d’un groupe
Joëlle Crozier ...................................................................................................................140
Le débriefing, conduire des entretiens d'explicitation auprès d'une équipe
Armelle Balas ..................................................................................................................149
La pratique réflexive dans un collectif du type analyse de pratique ou débriefing d’équipe
Armelle Balas ..................................................................................................................155
1
Introduction du Tome 1
Ce premier tome regroupe quelques articles théoriques de Pierre Vermersch qui fournissent les clés
pour comprendre les apports des techniques d'explicitation pour l'analyse de pratique.
Préciser ce sur quoi se centre le travail d'accompagnement pour le premier, clarifier les notions de
conscience directe et conscience réfléchie, pour le second, et comprendre pourquoi les techniques
d'explicitation sont incontournables pour réfléchir sur ses pratiques. Ébaucher les moyens pour aider à
l'explicitation d'une pratique, pour le troisième. Le dernier texte, écrit par Catherine le Hir, témoigne
de l'empathie nécessaire pour accompagner autrui vers un retour réflexif.
Vous pourrez compléter cette approche théorique en vous reportant aux articles de Pierre Vermersch à
propos des travaux de Husserl sur le site du GREX (http://www.grex2.com/), des effets perlocutoires,
des couches de vécu etc.
Si les premiers à se saisir des techniques d'explicitation pour accompagner l'analyse des pratiques
éducatives viennent de l'Éducation Nationale (voir Tome 2), d'autres secteurs s'en sont emparés un peu
plus tard.
Les articles d'Armelle BALAS-CHANEL montre le travail qui peut être fait dans le secteur sanitaire et
social.
L'article d'Anne CAZEMAJOU illustre ce que peut apporter l'analyse de pratique à des danseurs du
Centre National de la Danse.
Viennent ensuite des retranscriptions d'accompagnements et un témoignage à propos d'analyses de
pratique à la PJJ (Prévention Judiciaire de la Jeunesse) ou dans le domaine de la santé.
Quelques articles de Maurice LAMY, Joëlle CROZIER et Armelle BALAS-CHANEL, parachèvent ce
premier tome en abordant de manière croisée ce que peut être la pratique réflexive au sein d'un groupe.
2
Approche théorique
Nous avons rassemblé dans cette partie des articles donnant un regard surplombant sur l'analyse de
pratiques.
Un article très ancien de Pierre Vermersch, Notes sur la pratique du superviseur, définit et décrit les
différents espaces de travail que peut choisir ou négocier le superviseur.
Dans l'article Conscience directe, conscience réfléchie, qui s'appuie sur des auteurs du domaine, Pierre
Vermersch interroge ici les modes de conscience et notamment les différences entre le mode de la
conscience directe et celui de la conscience réfléchie. Il souligne également les pièges à contourner
pour rendre réfléchie la conscience directe.
L'article suivant, Aide à l'explicitation et retour réflexif, écrit quatre années plus tard que le précédent,
poursuit la réflexion de façon très fluide : Les modes de conscience, la rétention, la remémoration.
Le joli texte de Catherine le Hir, ‘‘Faisons un rêve et que cela devienne réalité’’, présente de manière
indirecte en quoi consiste le caoching de cadres en entreprise. Apparaissent les notions d'écoute et
d'empathie, d'appui sur des exemples concrets, d'accompagnement vers des réponses personnelles de
la personne accompagnée, par l'ouverture de nouvelles fenêtres attentionnelles sur soi.
3
Paru dans Expliciter 10, mai 1995
Notes sur la pratique du superviseur
Pierre Vermersch
Ce document est un article d'un numéro ancien dont nous n'avons plus le fichier. Vous en trouverez les
trois pages scannées ci-après.
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n°39, mars 2001 : 10-31 Conscience directe et conscience réfléchie P. Vermersch.
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7
Paru dans Expliciter 39, mars 2001
Conscience directe et conscience réfléchie
(à paraître dans Intellectica, mars 2001)
Pierre Vermersch
CNRS, GREX
Plan
1 - Conscience en acte et conscience réfléchie.
1.1 Le critère de verbalisation comme critère de la "conscience".
1.2 Conscience en acte et critère comportemental de mise en œuvre articulée chez Piaget
1.3 Est-il possible d'avoir une conscience réfléchie de la conscience directe ? Description des
accès rétrospectifs et concomitants (du point de vue en première personne).
1.4 Les difficultés fonctionnelles du
réfléchissement
2 - Puis-je opérer le réfléchissement de ce qui m’a seulement affecté ?
2.1 Le champ de pré-donation selon Husserl
2.2 Un exemple
2.3 Questions de validation
3 - Conclusion
Bibliographie
Dans de nombreux domaines de la recherche en sciences cognitives le point de vue en première
personne paraît devoir nécessairement s'intégrer de manière complémentaire au paradigme dominant
basé sur un point de vue en troisième personne qui consiste fondamentalement à parler pour la
cognition de l'autre sans avoir de données sur ce dont il fait, lui, l'expérience. Cependant la notion de
"point de vue en première personne" peut être envisagée dans deux acceptions assez différentes. La
première, que l'on peut qualifier d'épistémologique, est la plus répandue, essentiellement par défaut :
dans ce cas, le point de vue en première personne se confond de manière générique avec le point de
vue subjectif, c'est-à-dire ce qui apparaît au sujet de son expérience et, par extension, ce qu'il peut en
dire à partir de son propre point de vue. Cependant, cette acception neutralise ce qui est essentiel
précisément... au point de vue en première personne, qui est de savoir qui parle, puisque n'est défini
comme étant en première personne que ce qui se réfère au point de vue d'un individu et, tant qu'il n'est
pas fixé, c'est un point de vue de nulle part qui n'est pas en première personne, puisqu'il n'y a personne
qui s'exprime nommément. On a là un sens proprement méthodologique de la notion de première
personne. Est en première personne ce qui apparaît à un sujet déterminé. La conséquence
fondamentale est qu'une fois que l'on a fixé qui était le locuteur, tout ce que peuvent dire d'autres
personnes que lui, se situe dans une dimension différente : dans un point de vue en seconde personne.
La différence essentielle est qu'un sujet n'a accès qu'à un seul point de vue en première personne, le
sien, et c'est celui-là qui l'introduit à l'intelligibilité de la subjectivité, tous les autres ne lui étant
intelligibles qu'à travers l'interprétation qu'il peut accomplir des verbalisations de vécus. Le seul vécu
auquel il ait intimement accès sur le mode direct est le sien, les autres ne seront jamais qu'une
interprétation basée sur une empathie. Dans les deux cas, cependant, ce qui peut être pris en compte
pour la recherche c'est ce qui peut être verbalisé, ce qui produit des données objectivables, et ce qui
peut être verbalisé de son propre vécu dépend de la possibilité de le conscientiser.
Mon article est orienté vers la description de la conscience du point de vue dynamique du
conscientisable, dans le but de fournir une base méthodologique à la pratique des méthodologies en
première et seconde personne. Comme toute démarche en première personne elle est autoréflexive, en
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ce sens qu'il n'est pas possible de décrire une chose comme conscientisable sans avoir vérifié, dans
l'expérience individuelle même qu'elle l'est. Le "avoir vérifié" renvoie donc non seulement à des
distinctions conceptuelles entre diverses modalités de conscience, mais aussi à des pratiques de travail
avec soi-même comme le développe la psycho-phénoménologie dans la lignée de Husserl, ou des
pratiques de médiation pour aider l'autre (point de vue en seconde personne) à se rapporter à sa propre
expérience de manière méthodique, comme la pratique que j'ai développée de l'entretien d'explicitation
(Vermersch, 1994) qui est fondamentalement une aide à la prise de conscience pour passer de
l'implicite de son propre vécu à son explicitation.
L'idée directrice qui motive mon travail est précisément d'envisager toute question relative à la
conscience comme devant être positionnée relativement au conscientisable, c'est-à-dire à la possibilité
de faire accéder à la conscience réfléchie ce qui ne l'est pas encore. On évite ainsi d'être victime d'une
limite, qui ferait que ce qu'une personne ne verbalise pas au temps t serait implicitement réputé
inconscient en un sens définitif, alors que ce n'est peut-être seulement pas encore conscientisé, que le
sujet n'a pas encore opéré le réfléchissement de ce qui fait partie de son vécu, et que cette
"inconscience" n'est qu'une conscience sur un mode de "conscience en acte" ou si l'on utilise le
langage de la phénoménologie de Husserl (Husserl, 1950) p. 255, repris par Sartre (Sartre, 1936a;
Sartre, 1936b, 1938) et Ricœur (Ricœur, 1950), sur un mode pré-réfléchi ou irréfléchi et donc antéprédicatif (antérieur à toute mise en mots), non thétique, non positionnel de soi-même, toutes
dénominations qui ne font que réaffirmer son statut d'être avant l'opération de réflexion, condition
d'une verbalisation.
Dans la première partie, j'essaierai de montrer qu'il existe actuellement une confusion entre conscience
directe et conscience réfléchie, et qu'en particulier le critère de verbalisation ne concerne que la
conscience réfléchie, et qu'il y a une conscience en acte, ou conscience directe qui est la conscience
tout court qu'il est possible de décrire par l'explicitation de l'expérience de sa saisie. La distinction
entre conscience et conscience réfléchie précise une première acception possible du domaine du
conscientisable comme "réflexivement conscientisable", et donc comme le fait de passer de l'une à
l'autre. Ce faisant il distingue encore entre ce qui est conscientisé au moment t, et qui est donc
immédiatement disponible à la verbalisation, et ce qui pourrait être conscientisé et qui ne l'est pas
encore. Il faut donc pour cela établir qu'il y a du conscientisable, qu'il y a des informations de mon
vécu dont je suis conscient en acte, et que je ne peux pas immédiatement verbaliser, mais qui peuvent
faire l'objet d'un réfléchissement, d'une prise de conscience, et devenir réflexivement conscientes et
donc verbalisables. Ce passage, que l'on peut nommer encore processus de conscientisation réflexive,
est une transformation du rapport du sujet à son propre vécu, un acte de soi à soi, un travail avec soi et
sur soi. Si Husserl dit qu'une telle opération est toujours possible dans le principe (cf. Husserl 1950
page 253), l’accomplir se heurte dans la réalité à de nombreuses difficultés. Elle peut s'opérer soit par
un travail psycho-phénoménologique expert pratiqué seul, soit grâce à la médiation apportée par un
interviewer expert comme c'est le cas dans l'entretien d'explicitation. Enfin, dans cette première partie,
il sera important de préciser les difficultés propres à la conscientisation réflexive du vécu, puisque le
fait d'accéder à la conscience réfléchie ne donne pas automatiquement toute la conscience réfléchie
des vécus visés. Husserl donne de nombreuses indications pragmatiques sur la complexité de la
description des couches des vécus, des aspects entrelacés, des aspects à accès conditionnels.
Dans une seconde partie j'essaierai, en suivant Husserl, d’établir si ce qui n'a pas été saisi dans la
conscience en acte au moment où il était vécu, ce qui appartient donc au "champ de pré-donation", qui
se situe dans les arrière-plans du champ de conscience, dans les horizons ou les marges du vécu, peut
devenir réflexivement consciente. Sachant que la condition minimale pour qu'une chose puisse devenir
réflexivement consciente c'est qu'elle m'ait "affecté", pour reprendre le terme qu'utilisent les
philosophes phénoménologues pour indiquer quelque chose qui agit sur moi, qui me modifie, sans
pour autant que je ne l'aie jamais “saisie“, même dans ma conscience en acte. Husserl répond
positivement à cette question et en donne des exemples dans son œuvre, j’examinerai si je peux
vérifier de tels exemples.
Ainsi cet article est-il articulé à la fois sur une dimension théorique explicitant un modèle du
conscientisable, et sur une méthodologie en première personne qui fonde la possibilité de décrire les
propriétés de la conscience sur la possibilité expérientielle de les découvrir dans sa propre expérience.
9
Une telle démarche est à la fois imparfaite et incontournable, nous aborderons donc en conclusion les
questions de validation.
1- Conscience en acte et conscience réfléchie.
1.1 Le critère de verbalisation comme critère de la "conscience".
Jusqu'à peu de temps il y avait un consensus chez tous les auteurs, selon lequel la verbalisation d'un
contenu était la preuve de la conscience de ce contenu (Goldman, 2000). Globalement il semble que ce
soit justifié. Encore faudrait-il aller plus loin que cette simple affirmation, et affiner le critère en
vérifiant que le contenu de ce qui est verbalisé est bien un indicateur possible d'une prise de
conscience et non un simple commentaire, ou un prêt à penser qui a été généré par la maîtrise du
langage sans se rapporter à quoi que ce soit de précis. De plus, le critère de verbalisation est
maximaliste. On peut aussi considérer un critère plus faible "d'expression", qui suppose au moins la
symbolisation (danse, mime, dessin) mais pas nécessairement le langage au sens fort.
Les difficultés apparaissent quand on veut utiliser ce critère de manière réciproque pour conclure par
la négative, c'est-à-dire quand on veut conclure de l'absence de verbalisation à l'absence de
“conscience“. C'est le cas en particulier dans toutes les recherches sur la cognition implicite, sur tous
les phénomènes tellement intéressants de "blind-sight", de perception inconsciente, d'attention
inconsciente, d’apprentissage implicite, de mémoire implicite, etc. L'interprétation des résultats vise à
mettre en évidence une activité intelligente (apprentissage, perception, mémorisation, résolution de
problème) par opposition à automatique, sans qu'il y ait "conscience" de la part du sujet des
informations qu'il traite. Ou bien que les récepteurs sensoriels sont intacts, et on va montrer que le
sujet n'a pas pour autant conscience de ce qu'il a devant ses yeux ou qu'il peut toucher (héminégligence par exemple). L'interprétation de ces données comme prouvant le caractère implicite ou
inconscient de cette cognition, repose sur le fait que l'on a correctement établi que le sujet agissait,
apprenait, percevait tout en n'étant pas "conscient" de ce que ses actes prenaient cependant en compte.
Et la preuve de cette non-"conscience" est démontrée par l'incapacité de verbaliser, et même le déni de
la possibilité qu'il y ait quelque chose à verbaliser. Non verbalisation équivaudrait donc à non
conscience.
Plusieurs difficultés doivent être soigneusement distinguées :
1/ Tout d'abord, et de manière générique, la faiblesse logique des critères négatifs, visant à établir
l'absence ou l'impossibilité de quelque chose1. En effet, établir une absence n'est possible que
lorsqu'on a la composition de la totalité de ce à quoi l'on se réfère, puisque sans clôture, l'absence peut
toujours être comblée plus tard, quand les conditions auront changé. Or ce critère d'exhaustivité n'est
disponible que dans les systèmes formels ou dans un micro-monde dont par construction on connaît la
totalité des parties. Dans tous les autres cas, le critère est toujours menacé d'une découverte de faits qui
étaient encore inaperçus à un moment donné. En réalité, il est impossible d'établir dans le domaine
empirique un critère satisfaisant de l'absence de quelque chose. Tout au plus peut-on constater qu'on
ne l'observe pas ou qu'on ne l'obtient pas dans les conditions actuelles, mais cela ne prouve pas que
l'on n'aurait pas pu l'obtenir en s'y prenant autrement, ou que le défaut d'observation de sa présence ne
repose pas sur une visée inadéquate, un moyen inapproprié. C'est ainsi que, de manière exemplaire, on
ne peut faire la preuve qu'un sujet a oublié tout au plus peut-on montrer à l'instant t, et avec les
moyens mis en œuvre à ce moment, qu'il ne s'en rappelle pas. A s'en tenir à cet exemple simple, il n'est
pas difficile de montrer des situations où la mémoire se dévoile après coup, et où la chose tenue pour
oubliée n'était que provisoirement inaccessible. Ce raisonnement vaudra pour ce qui est de l'accès à la
conscience réfléchie, qui sera développé plus loin.
2/ Il est très difficile d'établir empiriquement la non-conscience totale avec certitude.
En effet, quand on regarde de plus près les données des expérimentations ou des études de cas
affirmant la non-conscience du sujet, comme l'ont fait (Merikle & Daneman, 1998) et (O'Brien &
Opie, 1999), on s'aperçoit que les sujets réputés non conscients ont cependant donnés des indications
partielles relativement au contenu, des bribes peu structurées mais pertinentes, et que de ce fait on ne
1
J'avais déjà signalé ce problème général de la difficulté constitutives de ces critères négatifs à propos de
10
peut pas dire qu'il n'y a aucune conscience. Tout simplement les chercheurs n'ont pas attribué de
valeur à ces bribes de verbalisation, manifestant des traces de prise de conscience. Ou, d'un point de
vue critique, les chercheurs n'ont pas établi correctement la non conscience totale des sujets, et l'on
peut penser qu'ils n'ont pas mis en œuvre des méthodes d'aide au rappel/prise de conscience qui
auraient pu permettre d'obtenir davantage de prise de conscience.
3/ L'absence de prise en compte de la nature de l'activité sollicitée auprès des sujets, ou plutôt la
croyance naïve qu'il suffit de demander au sujet de verbaliser pour qu'il sache faire pour lui-même tous
les actes propices à cette prise de conscience, font qu'il n'y a pas de tentatives d'aide à la prise de
conscience. De ce fait on n’a pas tenté de mettre en œuvre des écoutes, des médiations expertes
comme des techniques d'entretien qui auraient permis d'aller plus loin dans la verbalisation de ce qui
était réputé inconscient. Du même coup, on se demande à l'heure actuelle si les conclusions sur le
caractère inconscient ou implicite de la cognition étudiée sont des conclusions valides (Goldman, op.
cit.).
Le critère de verbalisation est donc dissymétrique. Sa présence est un bon indicateur de la
"conscience", son absence témoigne simplement de l'absence de verbalisation. Ce qui reste à
interpréter. Le sujet est-il, était-il, "inconscient" de ce qui se passait, ou bien le sujet est-il actuellement
"non-conscient", et une aide appropriée pourrait-elle faire qu'il devienne conscient ? Autrement dit, le
caractère de ne pas être conscientisé à l'instant t vaut-il automatiquement pour tous les instants futurs ?
Le constat de l'absence de conscience vaut-elle comme preuve de l'absence de conscientisation
possible ?
Revenons sur ce critère de verbalisation. En réalité, ce n'est pas un critère simple. On peut le
décomposer classiquement en remplissement d'un projet, en un contenu exprimé et en une série
d'actes. En tant que remplissement d'un projet, des auteurs comme Merikle et Daneman font
l'hypothèse d'une norme implicite que respectent les sujets d'expérience : norme qui conduirait à ne
parler que de ce à propos de quoi on peut dire des choses un peu consistantes, précises, voire
organisées.
Tout ce qui n'a pas ce format risque d'être conservé dans la sphère privée par défaut de la qualité de
valoir pour communication. C'est ainsi que dans les techniques d'aide à l'explicitation (Vermersch,
1994), ou dans les techniques d'explicitation du sens comme dans le "focusing" cf. (Gendlin, 1997;
Gendlin, 1984), on s'aperçoit qu'au début le sujet doit être aidé à s'exprimer en référence à ce qui peut
se donner à lui, quels que soient sa précision ou plutôt son flou initiaux. Ce qui semble le plus évident
ensuite, c'est le contenu de ce qui est verbalisé et qui sert d'index par rapport à la conscience des faits,
des données. Mais s'arrêter là, c'est passer sous silence, l'activité qui a permis de produire cette
verbalisation. La décrire comme activité langagière est encore très insuffisant, cela risque de nous
cantonner à la dimension comportementale publique, d’amalgamer le résultat et l’acte qui le produit.
Pour pouvoir produire ce discours, il faut aussi avoir saisi aperceptivement, introspectivement, ce qui
va faire l'objet du discours. Dans tous les cas, on a un contenu et une activité qui permet de générer ce
contenu par l'accès à la réalité visée.
On a donc deux niveaux. Le plus manifeste est celui de l'absence de verbalisations qui attesteraient la
conscience, le second, qui suppose une méthodologie en première / seconde personne pour être étudié,
met l'accent sur l'absence, ou le déficit de l'activité qui permettrait de générer la verbalisation du
contenu. Mon hypothèse est que les chercheurs méconnaissent les difficultés à mettre en œuvre cette
activité, ils semblent raisonner par tout ou rien : soit le sujet verbalise et donc il était "conscient" de ce
dont il parle, soit il ne verbalise pas et il n'était pas "conscient" de ce qui s'est passé. Mais, plus encore,
le critère de verbalisation dissimule deux consciences qui sont confondues. Le modèle que je propose
est que la verbalisation d'un vécu exhibe non pas "la conscience", mais la conscience réfléchie (ou
encore ce que Pinard appelle joliment la "conscience expresse", Pinard, 1989), et donc
fondamentalement l'opération de réfléchissement. En deçà, et cette première partie a pour but de le
montrer, se situe ce que Piaget nomme la "conscience en acte" (Piaget, 1974b), que la phénoménologie
désigne du terme de conscience "pré réfléchie" ou "irréfléchie", cf. Husserl op. cit, Sartre op. cit,
Ricœur op.cit. Dans ce cas on désigne par le pré- ce qui pourrait devenir réfléchi (réflexivement
conscient), et dans le ir- on insiste simplement sur le fait que ce n'est pas réfléchi. Peut être pourrait on
dire que ce qui est irréfléchi est plus vaste que ce qui est pré réfléchi, dans la mesure où la seconde
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appellation suppose cette possibilité.
Le critère de verbalisation n'est pas seulement un indicateur de "la conscience", mais plus précisément
d'une conscience au second degré : le terme de conscience réfléchie signifie que nous avons
conscience de ce dont nous avons conscience, c'est d'ailleurs ce qui nous permet de formuler le
contenu de la conscience au premier degré, qui jusqu'alors était muette, anté-prédicative, nonpositionnelle, dans l'oubli du moi. Cette distinction entre conscience au sens de conscience en acte et
conscience réfléchie, ouvre plusieurs questions et formulations paradoxales : tout d'abord l'affirmation
que lorsque je suis conscient de quelque chose, je n'en suis pas nécessairement réflexivement
conscient, ce qui signifie -dans l'ancien langage- que je peux être conscient de quelque chose dont je
suis inconscient ! On voit tout de suite qu'il faut rétablir les distinctions : je peux être conscient en
acte, sans pour autant être réflexivement conscient, ce qui implique de manière phénoménologique que
ce que je vis peut très bien ne pas m'apparaître dans un premier temps, puisque la condition pour que
cela m'apparaisse -à moi qui l'ai pourtant vécu- est que cela ait été réfléchi. De ce dont j'ai été
conscient de manière directe, je ne peux devenir réflexivement conscient que par la mise en œuvre
d'une activité réfléchissante qui n'a rien d'automatique. Tant que je n'ai pas fait cette "prise de
conscience" au sens de réfléchissement, je reste réflexivement étranger à ce que j'ai pourtant vécu. Ce
qui fait que toutes les conditions sont remplies pour rester aveugle à la mise en œuvre permanente de
la conscience en acte, et que la distinction entre conscience tout court et conscience réfléchie n'est pas
immédiate, ni naturelle. Pour la saisir et l'assimiler il faut s'exercer à reconnaître cette différence dans
sa propre expérience. Comment est-ce possible ? Auparavant il nous faut faire un détour par la mise en
évidence comportementale de la conscience.
1.2 Conscience en acte et critère comportemental de mise en œuvre articulée
chez Piaget
La question de la mise en évidence de la conscience chez des populations qui ne disposent pas de la
parole pour en témoigner comme les animaux, les bébés, les malades, a connu un très grand
développement, et je n'ai pas le projet d'exposer ces travaux. L'intérêt est de pouvoir montrer que la
propriété d'intentionnalité2 comme propriété fondamentale de la conscience peut être inférée des
conduites observées. Par exemple, (Piaget, 1974b, 1974a) a montré qu'il existait une conscience en
acte, corrélative des savoirs en acte ou savoirs qui ne sont pas conceptualisés. Cette conscience en acte
est mise en évidence dans un point de vue en troisième personne, par deux critères comportementaux:
- l'action du sujet dans une situation nouvelle, à laquelle il doit s'adapter, pour laquelle il doit créer de
nouveaux instruments, ou de nouvelles stratégies, telle qu'elle peut être saisie publiquement par ses
traces et ses observables manifeste la prise en compte articulée et différenciée des propriétés du
monde. On a donc trois conditions: la situation est problématique, ce qui exclut la confusion avec la
production d'automatismes ou d'habitudes qui pourraient donner l'illusion d'une conduite complexe
sans pour autant en avoir les propriétés. Le fait que les propriétés du monde et du sujet soient
différenciées est observable par la genèse de cette différenciation, l'articulation signifie que des touts
sont fractionnés, et que des parties sont composées.
- que le sujet ne sait pas nommer ce qu'il sait pourtant faire.
L'utilisation correcte d'une fronde pour atteindre une cible est réussie dès quatre ans (Piaget, 1974a op.
cit), en revanche la verbalisation (donc la prise de conscience au sens de la conscience réfléchie de
l'action) des moyens mis en œuvre ne se réalise que vers onze ans. Ce type de données issues de
l'étude du développement intellectuel a cependant l'inconvénient d'amalgamer les capacités de
conceptualisation de l'enfant et la prise de conscience puisque, dans le cas de l'enfant, la verbalisation
ne sert pas seulement de révélateur de la prise de conscience réfléchie, mais aussi atteste l'avancée des
opérations intellectuelles permettant de conceptualiser et donc de verbaliser l'expérience. Comme
l'avait souligné Bowers (Bowers & Meichenbaum, 1984) nous sommes inconscients de ce que nous ne
comprenons pas, de ce pour quoi nous n'avons pas de catégories pour le penser. Ceci est vrai à tout
âges et relativement à tout domaine d'expérience qui se présente comme nouveau. D'ailleurs, au-delà
2
Le terme d'intention n'est pas pris ici au sens psychologique de "projet", de synonyme de poursuite d'un but,
mais au sens philosophique de Brentano, repris pas son élève Husserl, du fait de "se rapporter à".
12
des données développementales issues de l'école de Genève, les études en formation professionnelle,
en ergonomie cognitive, rencontrent sans cesse le cas de professionnels sachant très bien faire ce qu'ils
font et incapables de décrire ce qu'ils font dans le détail. Le décalage entre la réussite en acte et
l'incapacité de sa verbalisation est une donnée constante des études de terrain. C'est encore vrai dans le
travail avec des experts, qui savent dire ce qu'il faut faire, mais découvrent dans l'explicitation de leurs
pratiques qu'ils ne font pas ce qu'ils disent qu'il faut faire et prennent conscience seulement au fur et à
mesure de la mise en mots des détails assurant leur expertise effective. Il est clair que ce n'est pas
parce qu'un sujet sait faire, et même très bien, qu'il sait décrire comment il fait ce qu'il fait. L'idée
centrale de l'explicitation (Vermersch 1994) est d'apporter une médiation, donc une aide, dans le
passage de la conscience en acte vers la conscience réfléchie de l'action effectuée, nous y reviendrons
en détail plus loin.
Deux points sont critiquables dans ce mode de mise en évidence de la conscience en acte : tout
d'abord, la conclusion n'apparaît qu'à travers le jugement de l'observateur, le sujet qui est conscient en
acte, par définition, n'en dit rien, et ce faisant on reste limité à une psychologie en troisième personne
qui parle pour l'autre, et ne pénètre pas dans la dimension subjective de cette expérience. Il manque
ainsi une facette psychologique de la conduite étudiée : celle qui ne peut être documentée que par le
témoignage du sujet lui-même relativement à sa propre expérience, autrement dit il manque le
complément que serait une psychologie basée sur un point de vue en première et seconde personne. La
seconde critique en découle, puisque ce jugement de l'observateur est une interprétation de ce qu'est le
vécu de l'autre, et une interprétation qui ne peut prouver la conscience directe des propriétés prises en
compte dans l'action du sujet, mais seulement l'inférer avec plus ou moins de force de validité.
Cependant, si l'on voulait obtenir en complément le point de vue du sujet relativement à sa propre
expérience, ne se retrouverait-on pas alors dans la contradiction qui consisterait à attendre du sujet
qu'il témoigne de quelque chose qui précisément n'est pas verbalisé, ni verbalisable tel quel, parce que
relevant d'une conscience en acte, par définition non loquace ? Pour répondre à cette interrogation il
nous faut revenir sur le point de vue en première personne et évaluer 1/ Si un sujet peut se tourner vers
son expérience anté-prédicative, vers la conscience en acte. 2/ S'il peut le faire dans le présent de
l'action ou/et dans l'évocation d'une action passée. 3/ Ce qu’il peut en dire.
1.3 Est-il possible d'avoir une conscience réfléchie de la conscience directe ?
Description des accès rétrospectifs et concomitants (du point de vue en première
personne).
1.3.1 Nécessité d'une méthodologie en première personne
Tenter de répondre à cette question, c'est exiger d'un sujet qu'il puisse attester qu'il en fait l'expérience,
qu'il a bien un vécu dans lequel après coup lui apparaît le fait qu'il était conscient de ce qu'il faisait
sans en avoir eu en même temps la conscience réfléchie. Il ne peut s'agir dans ce cas de l'expression
d'une fréquence, d'une moyenne, mais de la verbalisation descriptive d'une expérience singulière faite
par un sujet déterminé. Le chercheur dans ce domaine ne peut s'en remettre au seul témoignage d'un
autre, il doit avoir vérifié dans son propre vécu s'il fait ou non cette expérience. Si ce n'était pas le cas,
quelle validité aurait l'énoncé d'une telle conclusion ? Comment serait-il possible de décrire un
phénomène dont l'essence est d'appartenir à la subjectivité de tout sujet, et donc à celle du chercheur,
si ce dernier ne pouvait y accéder dans son vécu ? C'est le fondement même d'une méthode
"radicalement en première personne" (Vermersch, 2000b) que d'exiger du chercheur un engagement
personnel dans l'examen des phénomènes subjectifs qu'il veut étudier, puisqu'il ne peut les décrire que
s'il les a identifiés clairement et authentiquement dans son expérience. Dans la perspective de la
validation, ceci vaut comme condition nécessaire. Quelles que soient les critiques que l'on pourra
adresser au point de vue en première personne, si l'objet d'étude n'est pas établi par la description d'un
sujet se rapportant à son propre vécu, tout ce qui peut être dit d'autre est invalidé comme dénué du seul
fondement qui peut le légitimer ! Il est par principe invalide de conclure sur un phénomène subjectif
dont un sujet, et spécifiquement le chercheur, n'aurait pas témoigné. Cependant il est non moins clair
que le point de vue en première personne, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant à lui seul. Il faudra
accompagner cette description en première personne, d'une part, de descriptions en seconde personne
qui corroborent et font apparaître les variétés d'expérience chez d'autres personnes que chez le
13
chercheur (mais le chercheur ne peut pas faire l'économie du rapport à sa propre expérience), et
chaque fois que cela est possible trianguler ces verbalisations avec des données indépendantes issues
du recueil des traces et des observables. La pratique effective d'une méthodologie en première
personne est directement dépendante du développement d'une pragmatique du travail avec soi, dans
lequel le chercheur est à la fois un pratiquant expert du travail sur soi et un chercheur qualifié dans le
domaine qu'il étudie. J'insiste sur ce point parce que précisément celui qui n'est qu'un pratiquant
expert, psychothérapeute, analysé, coach, méditant, n'est pas un chercheur et ne peut produire des
conclusions de recherche. Inversement, un chercheur qui n'a pas la pratique experte de l'activité
réfléchissante, du remplissement expérientiel, n’est pas qualifié pour étudier la subjectivité d’un point
de vue psycho phénoménologique. Du point de vue en seconde personne, les autres sont pour le
chercheur des informateurs, à moins qu'il ne s'agisse d'un groupe de co-chercheurs. Les informateurs
n'ont généralement pas de qualification experte dans l'accès à leur propre expérience et, pour obtenir
des données précises sans pour autant induire les réponses, il faudra créer dans le cadre d'un
accompagnement expert une médiation dans l'accès à l'expérience passée, comme je l'ai
systématiquement développé avec les techniques d'aide à l'explicitation (Vermersch 1994).
1.3.2 L'apport scientifique de Husserl
L'auteur le plus lucide sur cette manière de se rapporter à soi-même est Husserl, même si son œuvre
est restée inaperçue des psychologues de la cognition. Husserl est surtout connu comme philosophe,
mais à l'origine c'est un mathématicien de formation qui a été ensuite formé par Brentano à la
psychologie descriptive. Sa thèse a été préparée sous la direction de Stumpf, un autre psychologue
disciple de Brentano3. Son souci de s'intégrer à la communauté universitaire des philosophes, puis
l'accusation de psychologisme formulée par Frege (Frege, 1971) à propos de sa thèse (Husserl, 1972a),
semblent l'avoir conduit à rejeter fortement toute référence à la psychologie expérimentale de son
époque, mais aussi à la psychologie descriptive de Brentano. Il a inventé une discipline nouvelle, ni
formelle et exacte comme les mathématiques (Husserl 1950 op. cit.), ni empirique comme les sciences
naturelles et en particulier la psychologie, mais une discipline philosophique d'étude "descriptive des
essences" et tout particulièrement relativement au domaine (à la région) conscience. Dans la continuité
de ses recherches initiales sur les fondements des mathématiques, en particulier sur le nombre, il a
développé tout au long de sa vie un programme de recherche sur la généalogie de la logique (cf.
Expérience et Jugement, Husserl 1991, et Logique formelle et transcendantale, Husserl, 1957) et,
quand on sait les rapprocher, le parallèle est assez étonnant avec le programme de l'épistémologie
génétique de Piaget qui viendra deux générations plus tard. L'histoire de la philosophie a produit une
lecture classique de Husserl particulièrement bien développée en France, et le considère, certainement
à juste titre, comme un philosophe éminent. Cependant, et - j'en suis bien conscient– à rebours de la
volonté expresse4 de Husserl, il est possible de lire cette œuvre en se focalisant sur les résultats de ses
3
J’ai développé ces différents points dans Vermersch, P. 1998b. La fin du XIX siècle : introspection
expérimentale et phénoménologie. Expliciter (26) : 21-27., Vermersch, P. 1998c. 2/ Husserl et la psychologie de
son époque : la formation intellectuelle d'Husserl : Weierstrass, Brentano, Stumpf. Expliciter (27) : 47-55.,
articles accessibles sur le site du Groupe de Recherche sur l'Explicitation : http://www.grex2.com/
4
Le rapport à la psychologie de son époque de Husserl est de fait plus complexe, mais je n’ai pas la place de la
détailler ici, d’une part il y a le rejet fondamental du psychologisme, d’autre part le souci de paraître un
philosophe parmi les philosophes au moment même où en Allemagne de nombreuses chaires de philosophie
étaient tenues par des philosophes psychologues expérimentaux dans la lignée de Wundt, j’ai eu l’occasion de
détailler ces points dans Vermersch 1998a et Vermersch 1998c. Mais de plus Husserl n’a cessé tout au long de
son œuvre de revenir sur les rapports entre phénoménologie transcendantale et psycho phénoménologie, par
exemple : p 190 de Husserl, E. 1993. Idées III La phénoménologie et les fondements des sciences. Paris: PUF. “
Ainsi nous sommes en présence d’un curieux parallèle continu entre une psychologie phénoménologique
judicieusement mise en œuvre et une phénoménologie transcendantale. A toute constatation eidétique aussi bien
qu’empirique dans l’une, doit correspondre dans l’autre une constatation parallèle. Et pourtant, tout ce contenu
constitutif théorique, quand il est considéré dans l’attitude naturelle comme une psychologie, ... n’est absolument
pas une science philosophique ; d’autre part, “le même contenu’’, dans l’attitude transcendantale, devient une
science philosophique ...” On l’aura compris, si le parallèle m’intéresse, mon projet est psychologique et je laisse
la science philosophique à ceux qui souhaitent légitimement la développer.
14
descriptions et sur sa méthode d'analyse plutôt que sur les thèses philosophiques. On s'intéressera dans
cette perspective au choix des exemples qu'il a privilégié, et tout particulièrement à la manière dont il
a développé une pragmatique méthodologique d'étude et de description des vécus (cf. Vermersch
1998c), conduisant à une méthodologie des exemples (Husserl 1913 op. cit.) et (Vermersch, 1999c), la
mise en évidence de la complexité de la description des vécus, le rôle instrumental de la réflexion,
l'importance des modulations attentionnelles (Vermersch, 1998d) pour pouvoir se tourner de manière
privilégiée vers les parties, les strates, les moments dépendants des vécus. Ma référence à Husserl
s'accompagne donc d'une relecture de cet auteur mettant l'accent sur la dimension procédurale de sa
démarche de recherche, en laissant de côté la dimension plus dogmatique propre à son projet
philosophique et qui a sa cohérence propre, mais que je n'assume pas dans mon propre programme de
recherche. Je choisis donc de valoriser la dimension instrumentale de l'œuvre de Husserl, les
indications pratiques permettant d'instrumentaliser le point de vue en première et seconde personne,
ceci dans une lecture fondamentalement psycho-phénoménologique et non pas de philosophie
phénoménologique. Je soutiens en effet qu'à partir de son programme il est possible de le lire et de le
suivre en tirant d'autres fils d'intelligibilité, qui n'ont pas été privilégiés par les commentateurs de
Husserl, à l'exception de récents travaux développés aux USA (Ihde, 1976, 1986; Ihde, 1986, 1977) ;
(Casey, 1987); (Spiegelberg, 1975) ; (Smith, 1979), à moins de se rapporter à des travaux plus anciens
comme ceux du jeune Sartre (1936, 1938), ou à la thèse de Ricœur, avant qu'il ne change d'orientation
pour se tourner vers l'herméneutique (Ricœur 1950 op. cit.), ainsi que des travaux restés dans l'ombre
comme ceux de Navratil (Navratil, 1954a, 1954b).
1.3.3 Saisie réflexive rétrospective de la conscience directe.
J'ai ressenti le besoin de me référer à la phénoménologie de Husserl, car il s'agit quasiment du seul
apport scientifique sur la question de l'activité réflexive5 envisagée du point de vue en première
personne. Or ce type d'activité est au cœur de toute méthode d'étude en première personne et au
fondement de la distinction entre conscience directe et conscience réfléchie. Pour cette étude Husserl
mobilise principalement la rétrospection6. Suivons un de ses exposés les plus synthétiques, extrait des
§ 77 et 78 du tome 1 des Idées directrices (Husserl 1950). Tout d'abord Husserl situe la possibilité
selon laquelle tout vécu peut être réfléchi : p. 247 "Tout moi vit ses propres vécus... Il les vit ; cela ne
veut pas dire : il les tient "sous son regard", ... Tout vécu qui ne tombe pas sous le regard peut, en
vertu d’une possibilité idéale, être à son tour "regardé" ; une réflexion du moi se dirige sur lui, il
devient un objet pour le moi." Dans la langue de Husserl, le terme de "regard" est synonyme de
réflexion, de saisie attentionnelle. Ce qui est donc posé c’est le fait que vivre ne s’accompagne pas
automatiquement d’une saisie réflexive de ce qui est vécu. On a là un mode de la conscience que
Husserl désigne comme conscience non réfléchie (p. 255 op. cit.) par opposition à la conscience
réfléchie. "Le vécu, réellement vécu à un certain moment, se donne, à l’instant où il tombe
nouvellement sous le regard de la réflexion, comme véritablement vécu, comme existant maintenant ;
ce n’est pas tout, il se donne aussi comme quelque chose qui vient justement d’exister et, dans la
mesure où il était non regardé, il se donne précisément comme tel, comme ayant existé sans être
réfléchi. Dans le cadre de l’attitude naturelle il nous paraît aller de soi, sans d’ailleurs que nous
ayons arrêté notre pensée sur ce point, que les vécus n’existent pas seulement quand nous sommes
tournés vers eux..." Husserl choisit, pour illustrer ces points et développer l’analyse, de développer un
exemple imaginaire "saisi dans une intuition vivante" : "nous sommes joyeux, supposons, parce que le
5
On sera attentif à ne pas confondre sous le terme générique de réflexion, ce qui relève de la réflexion au sens
banal du terme, de la saisie d'informations dont on dispose déjà sous le mode de la conscience réfléchie et que
l'on élabore, et réflexion comme activité réfléchissante, c'est-à-dire encore comme opération de réfléchissement
dans le langage piagétien, qui consiste précisément conduire à la conscience réflexive ce qui ne l'était pas encore.
Le vocabulaire pourrait donc s'organiser en un terme générique celui d'activité réflexive, qui se décomposerait
réfléchissement, ou activité réfléchissante, pour désigner l'activité qui génère la conscience réfléchie, et d'autre
part la "réflexion" pour qualifier l'activité qui porte sur ce qui est déjà réflexivement conscient.
6
cf. par exemple Husserl 1975 en particulier la leçon 40, mais il y a de nombreux passages où l'auteur traite de
ce thème qui est central à l'accomplissement de la phénoménologie nécessairement basée sur la saisie réflexive,
par exemple les § 77 et 78 des Idées directrices, Husserl 1913, 1950 op. cit.
15
cours théorique de notre pensée se déroule de façon libre et fructueuse... Nous avons donc d’abord
une orientation de la conscience vers les pensées en train de se dérouler. ... Supposons que pendant ce
déroulement heureux un regard réfléchissant se tourne vers la joie. La joie devient un vécu regardé et
perçu de façon immanente" (...) "La première réflexion qui fait retour sur la joie la découvre en tant
que présente actuellement, mais non en tant seulement qu’elle est précisément en train de commencer.
Elle s’offre là comme joie qui perdure, que l’on éprouvait déjà auparavant et qui échappait seulement
au regard. Autrement dit, nous avons de toute évidence la possibilité de remonter la durée écoulée et
de repasser sur les modes selon lesquels se donne l’agréable, de porter l’attention sur l’étendue
antérieure du courant de la pensée théorique, mais aussi sur le regard qui s’est dirigé sur lui
antérieurement ; d’autre part il est toujours possible de faire attention à la façon dont la joie se
convertit en regard, et de saisir, à la faveur du contraste, l’absence de tout regard dirigé sur cette joie
dans le cours antérieur du phénomène. Mais nous avons également la possibilité, en face de cette joie
devenue ultérieurement objet, de réfléchir sur la réflexion qui l’objective et ainsi d’éclairer plus
vivement encore la différence entre la joie vécue, mais non regardée, et la joie regardée, ...". (p. 249250)
Cette présentation paraît à la fois plausible et en même temps déconcerte par son appel à un exemple
fictif, serait-il imaginé en toute clarté. Le modèle à deux niveaux que met en place Husserl avec d’une
part le niveau vécu non réfléchi, sans la présence du regard, c'est-à-dire de la réflexion, et le niveau
réfléchi semble cohérent mais, pour un psychologue, un modèle basé sur un simple exemple
imaginaire est insuffisant, même si l’auteur s’est expliqué par ailleurs sur le fait qu’un exemple
imaginaire est aussi bon qu’un exemple issu de la description d’un vécu réel (faisant partie de
l’autobiographie de celui qui le décrit). Prenons un exemple réel de manière à réactiver la description
husserlienne et ainsi à rester cohérent avec un point de vue "radicalement en première personne" qui
suppose toujours que dans sa démarche le chercheur passe par une étape de remplissement expérientiel
authentique. Pour ce faire, j’ai dû me mettre en projet de le faire, et au moment où j’en ai le but, ce qui
vient dans le fil de la pensée sur la recherche d’un exemple vécu, je me rapporte à ce qui vient de se
passer auparavant. Je reviendrai plus loin sur ces détails méthodologiques qui permettent concrètement
de réaliser le travail de description à des fins de recherche.
"Je suis en train d'écrire sur mon ordinateur, là, juste il y a quelques secondes, mon regard se portait
vers l'écran, attentif à ce qui s'y écrit, mes doigts vont seuls sur les bonnes touches au fur et à mesure
que ma pensée se formule, je corrige un espace, une erreur de frappe, je produis un retrait à droite du
paragraphe pour le mettre en valeur comme exemple et pour ce faire je dois quitter le clavier des
doigts, en fait la main droite seulement, pour sélectionner le paragraphe et aller cliquer en haut sur le
retrait droit." A ce moment, je me suis arrêté, pour changer d’activité, de but, de direction
d’attention. Ce n’est pas anodin, c’est le fait d’avoir un projet d’écriture psycho-phénoménologique,
qui me motive à un moment pour me détourner de l’activité d’écriture seule, pour essayer de tourner
mon attention vers ce qui s’est passé auparavant. Si je n’avais pas eu ce projet, je n’aurais pas eu cette
motivation, et j’aurais continué à écrire sans prendre le temps et l’effort d’une saisie réflexive. Cette
saisie réflexive, dès son initialisation ne va pas de soi, elle est en rupture avec le courant naturel de
l’activité. Je me tourne intérieurement vers le temps qui vient de s’écouler, et je prends réflexivement
conscience de ce que je viens de faire. Avec un peu d'effort la suite des micro opérations se redonne à
moi, et je me rends compte qu'il en manque au fur et à mesure que je ressaisis ce que je faisais.
Ce faisant, j’accède de manière réflexive au contenu de mon activité juste passée, mais surtout je
prends conscience que je n'étais pas conscient (pas réflexivement conscient) de ma manière de
travailler, alors que j'étais bien conscient (directement conscient) de ce que j'écrivais, des actes
moteurs que j'exécutais et de la vérification de leur aboutissement. J’essaie de revenir sur le
déroulement détaillé de ce qui s'est passé, pour cela je fais un geste mental particulier de
présentification, d'attention plus appliquée vers le début de la séquence. Cette présentification accroît
la sensation de vécu, les sensations des doigts, je retrouve des sensations d'appui de touches, mais je
ne sais pas directement quelle touche (au sens de quelle lettre j'enfonce), je n'en aperçois que le niveau
(touches du haut, du milieu, du bas), et la sensation de la pulpe du doigt en même temps que me
revient la musique des touches enfoncées scandées par les bruits plus sourds de la barre d'espace... Cet
exemple, issu de ma propre expérience, ainsi que l’exige un point de vue radicalement en première
personne, permet une description congruente avec la description et l'analyse faites par Husserl.
16
L’important du point de vue méthodologique, est que ce qui est formulé comme résultat d'une
démarche psycho-phénoménologique puisse être réactivé, corroboré, par un remplissement
expérientiel renouvelé. C'est pour moi une exigence dans mon rapport à l'œuvre de Husserl, mais ce
devrait l’être pour tous les chercheurs lisant ce texte.
Quelles informations m’apporte cet exemple ?
1/ La rétrospection est possible.
Je peux dans l'après-coup me tourner vers ce qui a été vécu, me rapporter à mon propre vécu ainsi que
l’affirme Husserl. Je peux à tout moment réactiver ce type d’expérience et vérifier que je retrouve les
éléments décrits. C’est à mon sens un critère central du point de vue en première personne: vérifier par
soi-même que l'on trouve dans sa propre expérience ce qu'un autre a décrit. Ce n'est sans doute pas une
validation au sens fort du mot, puisqu’il ne s’agit que d’une confirmation, mais cela introduit une
possibilité de vérifier le sens de la proposition formulée par un autre à propos de l'expérience humaine,
car si ce n'est pas le cas... quel sens cela a-t-il de parler d'expérience subjective dont il serait exclu que
nous puissions juger des propriétés en nous rapportant à notre propre expérience ? Chacun de nous est
équipé pour vérifier toute proposition se rapportant à l'expérience humaine. Ce qui ne veut pas dire
que cela ne demande pas l'acquisition d'une expertise pour vérifier certaines propositions. Cela ne
signifie pas non plus que je doive trouver à tout coup exactement la même chose que ce qu'un autre
décrit. En effet, il y a suffisamment de sources de variation pour que je puisse aboutir à une
description différente. Car si je produis la même description, cela vaut comme confirmation. En
revanche, si je ne trouve pas la même chose la démarche se complique. Avant de conclure au rejet du
modèle descriptif proposé il est nécessaire d’explorer les différentes possibilités bien connues de
toutes les démarches de réplications : est-ce que je fais bien l'expérience proposée par l'auteur ? N'ai-je
pas introduit une consigne implicite, ou des règles supplémentaires qui la modifient ? Ai-je la
compétence pour porter attention aux propriétés que décrit l'auteur ? Peut-être la granularité
temporelle de ce qu'il décrit est-elle trop grande alors que je ne me suis jamais exercé à saisir dans
mon vécu une partie temporelle aussi ténue ? Est-ce que j'ai le même fonctionnement que l'auteur ? Ou
ai-je un mode de fonctionnement vicariant qui fait que ce qu'il décrit ne fait pas partie de mon univers
d'expérience ? Est-ce que les termes dans lesquels sont formulés la description renvoient aux mêmes
référents, et dans le doute est-il possible de les fractionner en traits plus élémentaires ?
En revanche, ce qui n’est pas présent dans la description de l’exemple imaginaire de Husserl, c’est la
difficulté à opérer l’activité réfléchissante, en particulier la difficulté initiale qui consiste à s’arrêter de
faire ce que l’on fait, pour faire quelque chose de complètement différent, ne relevant pas de la même
motivation, orientant l’attention vers un nouveau thème, engageant l’activité vers une tâche qui ne se
donne pas immédiatement (le remplissement commence souvent par une première couche de
ressouvenir très pauvre, et des représentations qui restent vides dans un premier temps). Il s’agit d’un
point de méthode découvert depuis plusieurs années dans le séminaire de pratique phénoménologique,
à savoir que la saisie réflexive à des fins de description psycho-phénoménologique n’est rien moins
qu’évidente à mettre en œuvre concrètement, et cette difficulté est totalement sous-estimée par les
philosophes qui se contentent de penser le fait de faire une expérience au lieu de l’effectuer.
2 /La saisie réflexive de l’absence de réflexion
Dans cette rétrospection, je peux découvrir que dans ce moment passé, à nouveau rendu présent par
l'évocation, je n'étais pas réflexivement conscient de ce dont j'étais pourtant directement conscient. Je
découvre que j'étais directement conscient du texte, de l'écran, de l'aspect du texte, de sa mise en
forme, et que je vivais le contenu de ma pensée comme se projetant au fur et à mesure dans une
traduction motrice de mes doigts sur le clavier. Je peux ainsi prendre réflexivement conscience du
mode de conscience qui était majoritairement à l'œuvre à ce moment, et en particulier que cette
conscience directe n'était précisément pas contenue dans un regard réflexif, et dans le même temps que
je n'étais pas réflexivement conscient de moi, avec de petits moments d'exception quand il y a une
difficulté de formulation ou un doute sur l'orthographe où apparaît une "bouffée" de conscience
réfléchie. Je peux donc bien découvrir, entre maintenant -où je contiens réflexivement mon vécu
passé- et ce vécu passé, des différences de modes de conscience relativement à mon vécu. J'ai accès
dans l'après-coup à la découverte de vécus sans conscience réfléchie et je peux apprécier et comparer
la différence entre ces moments et les moments, comme maintenant, où j'ai conscience d'avoir eu
17
conscience de manière non réfléchie.
3/ La découverte de ma propre activité
Enfin, cette rétrospection me fait découvrir le contenu de ma propre activité, et peut me permettre de
verbaliser ce que j'ai fait dans le détail. Ce sens de découvrir sa propre activité est surprenant à vivre,
puisqu'il s'agit bien de mon activité dont je peux croire que, puisqu'elle est mienne, je la connais
d'office en détail. C'est bien l'implication des conséquences de la conscience en acte que d'ignorer son
contenu tant qu'il n'a pas été réfléchi. Inversement, quand on se tourne sans préparation vers son
activité passée, ou que l'on est en projet de la décrire en détail, souvent ce que nous avons pu constater
dans le séminaire de pratique phénoménologique7, c'est que le premier temps est pauvre, voire indigent
à la mesure des attentes, manifestant par ce vide initial le fait que le réfléchissement est à accomplir,
qu'il est une véritable conduite cognitive particulière comme l'a toujours souligné Piaget, et qu’il doit
précisément dépasser l'apparence de vide initial qui ne reflète que l'absence transitoire de la prise de
conscience.
De plus, cette activité de verbalisation déploie une nouvelle temporalité, beaucoup plus lente que le
déroulement de l'action elle même, et de ce fait va demander une activité véritablement différée dans
laquelle je ne pourrai rien faire d'autre que de m'appliquer à mettre en mots mon expérience.
1.3.4 Saisie concomitante de la conscience directe
En fait, pendant que mon attention est mobilisée par le thème de la conscience réfléchie, je découvre
sans trop de difficulté que je peux accéder à la conscience réfléchie de ce que je suis en train de faire,
moyennant un effort pour maintenir une attention qui contienne mon activité (une partie de cette
activité). Ce que cette attention réfléchie concomitante peut arriver à contenir est variable et fluctuant.
Je découvre qu'il est facile de lâcher prise et de revenir à une activité qui n'est orientée que vers la
production du texte, y surajouter la conscience réfléchie du fait que je produis ce texte au fur et à
mesure que je le fais demande une décision, cela ne se fait pas seul, et exige un effort. La présence à
sa propre activité demande une attitude délibérée et maintenue, elle ne se poursuit pas d'elle-même, et
à travers ses fluctuations et ses disparitions transitoires je peux connaître ce que cela me demande de
rester ou de revenir à une conscience réfléchie en même temps que je poursuis ma tâche principale. Je
peux précisément découvrir que lorsque j’accompagne ce que je fais d’une conscience réfléchie, en
même temps je suis réflexivement conscient que c’est moi qui y suis présent, alors que dans les
exemples où j’accède après coup à des moments de non-réflexion, en même temps je peux observer
que le sentiment de moi en était absent comme conscience réfléchie de moi agissant. Je peux encore, à
un autre moment découvrir clairement que lorsque j’avais la conscience réfléchie de ce que je faisais,
je n’avais pas la conscience réfléchie de la manière dont je mettais en œuvre cette réflexion, il y faut
pour cela un nouveau changement de visée, qui lui-même...
Il est encore facile d'apercevoir qu'à chaque fois que la question de la conscience réfléchie se pose, j'ai
de manière transitoire, une brève conscience réfléchie de ce que je suis en train de faire, qui pourrait
me laisser abuser sur le fait que j'ai une conscience réfléchie permanente de ce que je fais.
Dans cette variation de position entre conscience directe et conscience réfléchie de cette conscience
directe, que ce soit comme présence à soi-même dans la poursuite de l'action en cours, ou dans
l'interruption de cette action pour pouvoir la saisir dans le souvenir comme présentification, il est
possible de vérifier sans ambiguïté l'existence de ces deux modes ou niveaux de la conscience. La
conscience réfléchie n'est pas tant alors une scission entre deux moi comme de nombreux auteurs
aiment se le représenter, y compris Husserl8, que l’apparition d’un nouveau moi, que l’on pourrait
nommer le moi observateur, ou moi phénoménologique. Non pas qu’il y ait alors deux moi, mais que
celui qui vient au jour contient le précédent dans le sens où il contient ce qui était visé par le
précédent. On pourrait encore se le représenter comme une modification du champ d'attention qui
contient alors plus de choses que ce qu’il contenait auparavant, ou encore, si on le rapporte au vécu,
qui contient une dimension supplémentaire, la dimension de la réflexion, sans pour autant être divisé.
7 Séminaire de pratique phénoménologique co-animé avec Nathalie Depraz et Francisco Varela depuis 1996 à
Paris.
8
cf. Husserl op. cit., leçon 40 où ce point est longuement discuté.
18
Si cette réflexion porte sur ma propre activité alors elle est connue en même temps qu'accomplie. Il n'y
a pas besoin d'un dédoublement, mais de tourner son attention vers soi-même, de se contenir soimême, de se rappeler soi-même en même temps qu’on accomplit les actes. On peut toujours si l’on
veut invoquer un niveau méta, puisqu'il s'agit d'un acte qui prend pour objet un autre acte. Il y a certes
un redoublement, mais certainement pas une scission du moi, à moins que ce ne soit la naissance de
l'observateur de soi, qui n'est pas un autre que moi, mais qui contient plus de choses que lorsqu'il ne
contient pas cette partie du monde qu'est mon propre corps, mes sensations, mes pensées, mes
sentiments vécus comme étant moi ou des composantes de ce que je nomme moi. L’hypothèse que j’ai
quant à cette formulation en terme d’une scission du moi, c’est qu’elle est le résultat d’une position où
le sujet pense la réflexion, mais ne la vit pas. Il ne se réfère pas à la description d’un vécu, mais à la
pensée qu’il a de ce vécu, et ce faisant elle lui apparaît comme une scission. Alors que dans
l’expérience de l’attention réfléchie il serait plus juste de parler de plus grande unification dans la
mesure où je suis présent à moi-même tout en continuant mon activité. Ainsi, si la conscience est bien
intentionnelle, y compris dès le niveau pré réfléchi, si elle est en permanence modulée par les
propriétés des visées attentionnelles cf. le § 92 des Idées directrices, (Husserl 1950 op. cit.), elle n'est
pas nécessairement réflexive en permanence.
Probablement faudrait-il conserver le terme de conscience pour la conscience directe qui constitue la
base du vécu. Alors que dès que le chercheur se positionne comme sujet dans le champ de la
conscience il n’y accède que sur le mode discursif comme s’il n’y avait à ses yeux de conscience que
réfléchie. S’il faut qualifier une conscience pour la distinguer de l’autre, il paraît beaucoup plus juste
d’apporter la précision lorsqu’il s’agit de la conscience réfléchie, qui n’est après tout qu’une forme
particulière de la conscience directe qui se vise elle-même au travers de ce qui la manifeste comme les
actes, le contenu, ou encore le moi présent. Le terme de pré-réfléchi ou d’irréfléchi laisse penser qu’il
y un manque, un pré quelque chose, alors que dans son mode la conscience directe est pleinement
accomplie. Ceci étant, on peut aussi considérer qu’il n’y a qu’une seule conscience dotée de cette
propriété fondamentale de l’intentionnalité, mais que s’y rajoute par le biais des modifications
attentionnelles une complication, qui apparaît quand l’objet de la conscience est l’intentionnalité ellemême, ou tous les actes intentionnels. Dans "conscience réfléchie" ce qui est nouveau, inédit ce n’est
pas le terme de "conscience" mais celui de "réfléchie".
1.4 Les difficultés fonctionnelles du réfléchissement
Dans tout ce que nous venons de décrire, seul le point de vue structural a été envisagé, c'est-à-dire
celui de la différentiation entre conscience et réflexion, permettant de situer la conscience en acte par
rapport à la conscience réfléchie. Cependant, il est doit être clair que dans le domaine de la recherche
l’accès à la conscience réfléchie n’est pas nécessairement synonyme de facilité ou d’immédiateté. Ce
qui est familier n’est pas pour autant connu. Quand un vécu est réfléchi, il n’est pas de ce fait tout
entier réfléchi, c’est peut-être un truisme de dire cela dans n’importe quel domaine de connaissance,
mais le répéter et en préciser le sens est nécessaire dans un domaine où l’objet d’étude est la
subjectivité, et même la mienne propre dans un point de vue radicalement en première personne, ce
qui n’entraîne aucune faveur, ou facilité d’élaboration de la connaissance de ce vécu. Décrire les types
de difficultés que le psycho-phénoménologue doit apprendre à dépasser par une formation
expérientielle à la pratique de la description phénoménologique renvoie à beaucoup de matériaux, et
dans le cadre de cet article je me contenterai de les indiquer en suivant trois points principaux : 1/ la
difficulté de la création initiale des conditions de la saisie réflexive, 2/ la difficulté d’obtenir une
donation intuitive claire, authentique, pleine, 3/ la difficulté de parcourir les différents aspects des
vécus, les couches, les données entrelacées, les niveaux de fragmentation des parties, etc.
1.4.1 Les conditions de la saisie réflexive
La simple lecture d'une série d'exemples tels qu'il vient d'en être proposé, crée presque nécessairement
l'illusion d'une facilité quant à l'obtention de ces exemples, du fait que l’auteur lorsqu'il les écrit a déjà
franchi la difficulté d'accéder au vécu qu’il décrit, d'où l'illusion que se donner un tel exemple soimême est très facile et disponible à tout instant. Il suffit d’en faire l'essai pour que l'illusion se dissipe
(pas penser vaguement un essai, mais l’accomplir avec soin). Créer les conditions de l’activité
réfléchissante nécessite une suspension du courant d’activité qui nous porte habituellement, nécessite
qu’au lieu de poursuivre, l’on s’arrête pour ressaisir. La première difficulté est donc de s’arrêter. Et
19
pour cela il faut tout d’abord s’en souvenir, rendre présent le moi phénoménologique. Il importe pour
en avoir la motivation, d’introduire un nouveau thème dans l’activité. Le fait de faire un travail en
groupe est facilitant dans la mesure où il est ainsi créé un temps particulier qui est dédié à cette activité
réfléchissante, et la motivation, la structuration du travail phénoménologique sont portées par une
personne qui joue le rôle indispensable de déclencheur et de contenant. Mais toute tentative pour le
faire seul rencontre l’oubli de le faire, et encore un obstacle qu’il est difficile de dépasser seul. En
effet, dans cette initialisation, la seconde difficulté est que, lorsque j’essaie de ressaisir ce qui vient
juste de se passer, la pratique montre qu’il y a peu de choses qui se donnent immédiatement, et qu’il
faut dépasser une étape de non-remplissement immédiat. L’accès au pré-réfléchi rencontre d’abord un
vide apparent, et c’est seulement à condition de poursuivre dans l’intention en adoptant une posture
cognitive d’accueil plutôt que de saisie volontariste, que le remplissement se produit et s’amplifie.
Cette difficulté peut être aisément dépassée lorsque la personne reçoit une aide non inductive grâce
aux techniques d’aide à l’explicitation.
1.4.2 Les qualités de la saisie réflexive
A supposer que l’on ait initié le processus de saisie réfléchissante, il est clair que ce qui est saisi à
chaque instant ne peut être que partiel. Pas plus que l’exploration perceptive, l’activité aperceptive qui
nous permet de saisir un vécu passé n’est indépendante de la restriction des fenêtres attentionnelles.
Ce qui est saisi ne l’est que par parties, et le réfléchissement d’un vécu va demander de recomposer
successivement les parties temporelles, pour obtenir la description et donc la connaissance de son
déroulement. Chaque saisie est dépendante de la qualité de l’attention que je lui dédie. De même que
du point de vue externe je peux passer devant un objet et n’en voir que la forme générale, ou juste une
couleur d’ensemble, de même, quand je me rapporte à un de mes vécus singuliers, je peux ne m’en
redonner qu’une vague silhouette. A supposer que je m’applique dans cet qualité d’attention qui se
soucie d’obtenir la clarté intuitive de chaque partie, à tout moment se pose la question de l’authenticité
de ce dont j’opère le réfléchissement. Je ne reprendrai pas ici ce que j’ai longuement développé à
partir des textes de Husserl sur la méthodologie des exemples (Vermersch, 1997; Vermersch, 1999c).
1.4.3 La complexité de la saisie réflexive d’un vécu
Supposons que l’initialisation de la saisie réfléchissante ait été accomplie, et que je sois très vigilant
aux qualités d’authenticité de ce qui se donne à moi dans une visée attentionnelle soutenue, il n’en
reste pas moins que je n’ai accès à chaque instant qu’à des parties du vécu que je vise et qu’il y a un
espace extrêmement complexe des facettes de descriptions possibles –qui, même s’il n’est pas spatial
au sens externe, est spatial au sens dimensionnel des mathématiques-. Non seulement il y a des
facettes distinctes : quand je décris la succession de mes actions mentales, je ne décris pas en même
temps les émotions présentes, leur variations, et non plus l’état corporel et péri-corporel, mais même à
m’en tenir à une seule facette, par exemple la dimension cognitive, il y a une multiplicité de couches
possibles : pendant que je perçois un objet, un souvenir me traverse l’esprit, des commentaires sur la
situation se formulent en moi, en même temps je fais attention à ce que ma feuille ne s’envole pas, tout
en ayant des images en flash sur des choses moins avouables etc. Husserl était intensément conscient
de ce type de complexité instantanée et dans ses exemples était soigneux dans la manière de les
réduire à une dimension en ayant montré au préalable la complexité des co-présents (par exemple le §
92 de Husserl 1950 op. cit.) Mais même si l’on se limite par méthode à une seule couche, dans cette
couche sont des aspects entrelacés, qui ne peuvent être décrits que par une "idéation abstractive", dans
le langage de Husserl, ou par une "préscission" dans celui de Peirce9.
Ainsi dans les premières descriptions généralement n’apparaît que ce qui concerne le contenu de la
perception, et ce n’est qu’avec difficulté que l’acte lui-même et ses propriétés sont décrits
distinctement de l’objet qu’il vise. Acte et contenu sont tout le temps donnés comme entrelacés. La
difficulté est encore plus grande par exemple quand on veut décrire distinctement les mutations
attentionnelles de l’activité qui sont complètement amalgamées, cachées, dans l’acte. Mais même si
l’on a commencé à désentrelacer des aspects qui se donnent toujours ensemble, il n’en reste pas moins
que chacun de ces aspects qui a été préscindé peut encore être décomposé dans la description suivant
9
Peirce, 1881, Collected Papers, 1.353. Je remercie J. Theureau d’avoir attiré mon attention sur ce point.
20
une fragmentation de niveau différent. Il est, par exemple, toujours possible de faire une description
plus fine des parties temporelles du vécu, comme des autres parties, qu’elles soient des moments
dépendants ou des parties indépendantes.
Enfin, si vous m’avez suivi jusque-là, il est encore une autre dénivellation possible de la description de
tout vécu, c’est ce qui concerne le domaine qui n’avait même pas fait l’objet d’une conscience directe
au moment où je le vivais, le domaine des choses qui m’ont affecté sans que je les saisisse, autrement
dit l’accès au champ de pré-donation. Ce sera l’objet de la seconde partie de l’article que d’examiner
cette possibilité.
2- Puis-je opérer le réfléchissement de ce qui m’a seulement affecté ?
2.1 Le champ de pré-donation selon Husserl
En deçà de la conscience directe se situe toute la segmentation du champ sensoriel, toute l'organisation
de ce qui est en arrière-plan et qui est déjà traité par les capteurs sensoriels, sans avoir pour autant une
saillance suffisante pour être l'objet d'une conscience serait-elle pré-réfléchie. Husserl nomme ce
domaine "le champ de pré-donation" (Husserl, 1991), dans lequel la notion de pré-donation veut bien
dire que le sujet qui est pourtant déjà affecté par ce champ n'en saisit encore rien intentionnellement.
En fait, la majorité de ce que nous savons sur la structure de ce champ, par exemple pour le champ
perceptif visuel ou auditif, est le produit de recherches de psychologie expérimentale qui ont établi,
depuis la psychologie de la forme, de nombreux résultats sur les propriétés de ce champ
indépendamment du fait que le sujet puisse ou non en avoir conscience. Ce qui renforce le doute quant
à la possibilité d'une réponse positive à notre question : le sujet peut-il accéder à la conscience
réfléchie de ce qu'il y avait déjà dans le champ perceptif, par exemple avant même le moment où il en
a été conscient en acte ? Et si je repositionne plus clairement cette question sous la forme d'une
interrogation en première personne : puis-je faire cette expérience de me rapporter à mon vécu pour
identifier un accès à la structure du champ de pré-donation ? Husserl répond oui10 à cette question : "...
nous pouvons les constater très aisément dans le champ de conscience par une vue rétrospective -la
phénoménologie peut le montrer-..." dit-il à propos de la structuration de ce qu'il nomme le champ de
pré-donation cf. le § 17 d'Expérience et Jugement (Husserl 1991), cf. aussi l'analyse détaillée que j'en
propose (Vermersch, 1999d). En même temps, dans ce texte, il se contente de dire que c'est possible, il
ne démontre pas qu'il le fait ou ne montre pas comment le faire. Ce qu'il indique paraît d'autant moins
convaincant qu'il éprouve le besoin d'affirmer que c'est possible, ce qui n'est pas fréquent dans ses
exposés qui se situent plutôt sur le mode de l'évidence indiscutable.
Si je poursuis la cohérence de ma démarche, je dois vérifier par moi-même si ce que décrit Husserl est
possible, partant toujours du principe que tout ce qui est dit sur la conscience doit être accessible à ma
conscience, ou à la conscience d'un autre chercheur car, sinon, ce serait conscient pour qui ?
2.2 Un exemple
Dans le cadre de recherche du séminaire de pratique phénoménologique, nous avons cherché à mettre
en œuvre cette vérification11. La situation, inspirée de ce que décrit Husserl dans le § 17 d'Expérience
et Jugement, consiste à suivre attentivement un orateur (prendre pour thème le sens de ce qu'il dit),
tout en essayant d'être attentif à la manière dont un bruit, un élément visuel, une sensation corporelle
ou autre capte momentanément l'attention comme un "remarquer" secondaire dans le langage de
Husserl. A partir du repérage d'une telle saillance passagère, il s'agit de savoir s'il est possible
rétrospectivement de repérer le passage, le moment où cette saillance s'est imposée, a émergé, et tenter
10
cf. dans Husserl, 1991, p 90 "Ces différences dans l'insistance et dans les stimulations correspondantes
exercées sur le Je, nous pouvons les constater très aisément dans le champ de conscience par une vue
rétrospective –ce sont des données que la phénoménologie peut montrer- de même que nous pouvons apercevoir
le lien de cette gradation avec d'autres moments de l'impression, comme la continuité de la mise en relief,
l'intensité, et tous les autres moments plus médiats appartenant au domaine de l'association prise au sens le plus
large".
11
Le détail de l'exemple qui suit est présenté dans le cadre d'un compte rendu, publié dans le n° 29 de la revue
Expliciter et accessible sur http://www.grex2.com/, puis cliquer sur : Textes, Expliciter, Mars 99.
21
de remonter plus loin encore pour identifier la présence de précurseurs appartenant au champ de prédonation.
2.2.1 Description de ma propre expérience.
Lors de cette analyse expérientielle pratiquée avec un groupe de collègues, j'assurais le rôle de
l'orateur. Ma description porte sur un segment dans lequel, pendant que je parlais, un bruit de
mobylette m'est devenu apparent. Le bruit a été progressif puisque l'engin arrivait du bout de la rue
dont le début se situe loin du lieu où nous nous trouvions. Ce point à son importance, le son étant
progressif, il est entré graduellement dans l’arrière plan de mon champ de conscience à la fois
spatialement, physiquement (son intensité croît) et intentionnellement. C’est en fait le cas de toutes les
stimulations sensorielles transitoires qui physiquement s'éteignent : un élément visuel en mouvement
(objet ou image sur un écran par exemple), un son, une musique, une odeur ou une saveur, une
pression, un contact sur la peau ou le corps à travers les vêtements. Finalement le visuel statique est
très particulier, dans le sens où il est le seul à être immobile et permanent.
2.2.2 L’initialisation de l’expérience et l’attention phénoménologique.
Dans le segment que j'ai choisi de décrire, alors même que je continuais de parler (et étais donc occupé
par cette tâche) je me suis mis en projet de porter attention à ce qui pourrait advenir dans l’entour
d’éventuellement inattendu, (des sons, des images, des sensations, des pensées, des émotions, des
modifications énergétiques), et qui ne serait pas associé, même indirectement, à ce qui constituait pour
moi le thème principal (la discussion de la méthode que nous allions suivre, les réactions non verbales
des autres participants, etc.) Pour réaliser cette posture j’ai modifié mon rapport au monde, en
élargissant mon ouverture attentionnelle, et en essayant de contenir/accueillir d’autres informations
que celles liées à mon activité du moment. J’étais donc prêt à accueillir ce qui s’imposerait à moi.
Cette attitude requiert un type d’effort très particulier : il y faut une détermination soutenue pour
conserver cette nouvelle posture intérieure. Cependant il faut que cela reste un effort léger, et pourtant
continu, qui ne consomme pas trop de ressources attentionnelles qu’il s’agit justement de préserver
pour accueillir de nouveaux objets intentionnels. Ces exigences me conduisent à modifier
profondément mon rapport au monde et à moi-même, à développer un type d’attention particulière que
je serais tenté de qualifier d’attention phénoménologique, caractéristique de l’attitude professionnelle
propre à la démarche de recherche psycho-phénoménologique.
2.2.3 Le contenu expérientiel : une stimulation sonore graduelle.
Le segment de vécu que j’ai retenu a été marqué par l’apparition d’un élément inattendu : un son de
mobylette qui, lorsque l’engin est passé devant l’immeuble s’est imposé à moi par son intensité très
désagréable puis s’est éloigné. C’est un cas particulier dans le sens où la dynamique est progressive, le
bruit s’amplifie au fur et à mesure que la mobylette se rapproche. Cela crée d’ailleurs une possibilité
de confusion entre la dynamique de l’interaction réputée graduelle par Husserl et la dynamique propre
de la stimulation, elle-même graduelle.
La première question était d’ordre méthodologique : est-il possible d’accéder dans l’a posteriori, après
que l’éveil du Je se soit opéré à ce qui en est le précurseur ? Husserl l’affirme (§ 17) sans plus
argumenter. Qu’en est-il pour moi ?
Il s’agit donc d’exercer une activité qui me permette après coup de saisir un temps qui est
objectivement déterminable (depuis le moment où la mobylette a tourné au coin de la rue jusqu’au
moment où j’ai vécu qu’elle s’imposait à moi), mais par rapport auquel je n’ai, dans une première
phase de restitution, rien à en dire. Comment est-ce que je m’y prends pour tenter de retourner en deçà
du passage à l'éveil ? En travaillant sur la détermination d’un tel passage dans mon expérience, j’ai
remarqué qu’en fixant mon attention sur le moment qui est au-delà de l'éveil, quand le remarquer -au
sens phénoménologique de Husserl (Husserl, 1995; Vermersch, 2000a) - du son est déjà bien assuré,
en le présentifiant de manière à ce qu’il se redonne à moi dans un remplissement intuitif vivant, alors
m’apparaissait comme "accolé", comme dans l’ombre immédiate (que je situe mentalement dans une
image comme étant à sa gauche dans un mimétisme avec la structure de l’espace réel), un son comme
un bourdonnement léger, comme une présence sonore faible et non identifiée. Ce qui m’a frappé, c’est
que je ne peux pas présentifier ce bourdonnement sans me redonner d’abord le moment plus saillant
22
qui le précède12, un peu comme si j’étais condamné à une progression réfléchissante à rebours.
Progression que je vis comme fragile à maintenir dans la présentification.
Je me suis alors demandé s’il était possible d’aller plus loin : y aurait-il un précurseur du précurseur
qui me serait accessible ? Ma réponse naïve spontanée était négative, il me semblait que j’étais à la
limite de ce qui m’était accessible a posteriori. En me basant sur la connaissance théorique selon
laquelle "le sujet ne peut pas savoir à quoi il peut accéder dans le domaine du pré-réfléchi tant qu’il ne
l’a pas tenté", puisque le propre de ce qui est en deçà de la conscience réfléchie est de ne pas
apparaître à celui-là même qui l’a vécu tant qu’il ne l’a pas réfléchie, et donc de n’apparaître dans un
premier temps que comme un vide, une absence de contenu, je me suis demandé de rechercher si un
précurseur du précurseur pourrait m’apparaître ? Pour cela j’utilise une méthodologie particulière
précise : je me le suis demandé verbalement (dans une parole intérieure), choisissant de me traiter
comme un autre, et me donnant en quelque sorte une consigne de travail pleinement formulée, puis
attendant (mettant mon activité en suspens) pour découvrir ce qui se passait. Et effectivement,
accroché dans l’ombre du bourdonnement, il m’a semblé fugitivement entr’apercevoir un murmure
qui se détachait très faiblement du fond sonore des bruits de la rue. Là encore, il m’a semblé que cette
impression ne se donnait qu’à la faveur d’un accrochage à l’ombre du bourdonnement. Avec
simplement une attitude d'écoute intérieure encore plus attentive, plus soigneuse, comme si je pouvais
dans le ressouvenir tendre l’oreille pour saisir un filet presque imperceptible de son. Pouvais-je aller
plus loin ? J’ai tenté de renouveler la manœuvre décrite précédemment. Dans un premier temps, il m’a
semblé qu’il n’y avait rien dans l’ombre-attachée-au-murmure-reliée-au-bourdonnement-attaché-auson-de la mobylette. Puis je me suis demandé s’il y avait encore autre chose à décrire à cet endroit,
quelque chose qui sous-tendait, ou quelque chose de différent de ce à quoi je m’attendais ou q13ue je
recherchais. M’est alors apparu une impression non-auditive, autrement dit le précurseur le plus
antérieur m’apparaissait accroché au reste, comme une forme venant de ma droite, comme une formeénergie de couleur grise, venant dans ma direction (forme en tant que cela se donne à moi comme une
image mentale visuelle, énergie parce que cette forme me "pousse", me touche, vient vers ma
position). Ce qui m’apparaissait était donc un précurseur visuel-ressenti d’une stimulation sonore
avant qu’elle devienne subjectivement un son.
A ce stade de ma description de l’interaction dans la pré-donation, la première réponse qui vient est
qu’il m’est effectivement possible de retrouver a posteriori des vécus pré-réfléchis (on pourrait les
qualifier ici de pré-noétiques), non conscientisés au moment où ils étaient vécus. Ce travail d'analyse
me permet de décrire, trois précurseurs de ce que j'ai identifié comme un bruit de mobylette. Il y a
donc une gradualité de la pénétration dans le champ, de la dynamique du s’enlever sur le fond,
déterminée me semble-t-il essentiellement par la gradualité du stimulus lui-même puisqu’il est
clairement croissant, et par ses implications fonctionnelles puisqu’il rentre dans mon activité par son
côté gênant, (les bruits extérieurs faisant concurrence à mon activité de parole et d’écoute). De
manière contradictoire à ce que suggère le modèle de Husserl, il n’y a pas, dans ce que je retrouve, de
vection temporelle ou causale, je n’ai pas d’impression quant au fait que l’un conduise à l’autre
jusqu’à l’identification et à la saisie. Je sais intellectuellement que ce sont des précurseurs, et j’ai vécu
le fait de les découvrir comme étant accrochés ou accolés à ce qui se distinguait, mais sans aucun
sentiment de transition, ou de cause.
Je ne suis même pas sûr de pouvoir discriminer à partir du réfléchissement de mon vécu, si j’identifie
subjectivement ces différents précurseurs comme appartenant ou non à la même source. Autrement dit,
je n’ai pas de remplissement intuitif relatif à une synthèse de recouvrement de type identité du même.
Dans mon souvenir, je ne peux même pas dire que j’ai l’intuition d’une temporalité régressive, ces
12
Attention il y a deux ordres temporels distincts et différents, le premier est celui de l’ordre historique : dans ce
cas le bourdonnement a bien précédé l’identification du bruit ; en revanche dans l’accès rétrospectif que je décris
on a un second ordonnancement, c’est l’identification du bruit qui est premier dans le souvenir et qui me permet
d’accéder en second temps à ce qui l’avait précédé.
13 Technique typique de l’entretien d'explicitation qui à certains moments cherche à rouvrir la description aux
co-remarqués par des relances non inductive du contenu du type : “ y-a-t-il encore autre chose auquel vous
faisiez attention à ce moment ? ”.
23
étapes se redonnent à moi comme une succession de présents ponctuels, sans coordination intuitive
avec un avant et un après. Je sais que l’un est avant l’autre, mais dans le remplissement intuitif il n’y a
aucune dynamique temporelle, aucune succession, aucune anticipation.
2.2.4 Commentaires
Que nous apporte cette description ? Elle permet d’établir la possibilité de réfléchissement de certains
aspects du champ de pré-donation. Cependant, le rendement semble faible et il faut beaucoup de
pugnacité et d’expertise pour produire ces résultats limités. La limite tient en particulier au fait que la
pénétration réflexive dans cette strate ne semble possible qu’en partant d’un élément déjà conscient et
en suivant la ligne à rebours, d’où un caractère étroit, limité à ce qui concerne cet élément, et loin de
pouvoir rendre compte de toute la diversité potentielle de la structuration dynamique du champ de prédonation. Mais si la pensée peut effectivement se représenter l’ensemble de la structuration d’un
champ, peut-être est-ce une loi d’essence que son accès vécu ne puisse se faire que suivant des lignes
associées à un ancrage conscient, et peut-être avec les co-donations immédiatement proches ? L’accès
en première personne ne surplombe pas ce qu’il vise, surtout dans cet accès vers ce qui était en deçà
de l’éveil de la conscience. Peut-être est-ce aussi le fait des limites de notre14 expertise à mettre en
œuvre cet accès au champ de pré-donation. Quand nous avons fait ce travail en groupe, ma propre
description a conduit d’autres participants à prendre conscience d’un précurseur qui n’était pas dans la
modalité sensorielle où il se manifeste quand il est devenu conscient. Ma propre description m’a
semblé suffisante au moment de sa production, il est probable qu’en la reprenant d’autres aspects
pourraient encore apparaître.
2.3 Questions de validation
Le point de vue radicalement en première personne ne permet pas de satisfaire directement aux
critères de validations les plus exigeants, dans la mesure où il ne permet de produire qu’une validation
interne, puisque ce à quoi chacun accède directement n'est pas public et ne peut être soumis au critère
de l'accord d'observateurs indépendants. En ce sens, le point de vue en première personne n'est pas
autonome des autres points de vue. Dans ces conditions, il est nécessaire, pour une validation
satisfaisante à la fois sur le plan de la rigueur et du sens, de trianguler des données suivant les trois
points de vue en première, seconde et troisième personne. Aucun de ces points de vue considéré
isolement n'est pleinement satisfaisant. Aucun de ces points de vue n’est totalement indépendant des
deux autres.
Ces conclusions montrent que l’on ne doit pas renoncer à constituer des données en première
personne. On a trop tendance à penser que si quelque chose n'est pas pleinement satisfaisant il faut
l'écarter, comme s'il existait dans la recherche scientifique une démarche idéalement sûre. Un tel point
de vue était compréhensible au début du 20ème siècle quand l'idéal du progrès et de la scientificité
triomphante semblait avoir un sens, mais nous en sommes revenus. Il nous faut poursuivre
l'exploration du point de vue en première personne et à chaque fois que l'on veut pousser la validation
empirique plus loin il faut disposer d'une source de données indépendantes comme des traces et des
observables.
2.3.1 La validité interne d'une description en première personne.
A partir de l’exemple que je viens de développer j‘établi par ma description que : 1/ je peux faire
l'expérience d'un accès à ce qui m'affectait ; 2/ ce à quoi j'accède est la découverte d'un précurseur du
son qui se présente de façon amodale (cf. Vermersch 1999a) ; 3/ il y a dans le prolongement de la
saisie consciente du son une série de précurseurs, qui ne me sont accessibles que par étapes
successives, et qui ne sont pas vécus comme temporellement orientés, ni causalement organisés. Je
peux par des témoignages de tiers établir que ce son a existé. Quant à ces trois points dégagés par ma
description, ils ne sont fondés que par mon témoignage. A ceux qui mettrait en doute la validité de ces
observations, je ne peux que répondre que c'est ainsi que les choses m'apparaissent rétrospectivement,
que j'ai tel degré de certitude quant à la clarté, la fidélité, et l'authenticité de ce que je décris. Je ne
dispose que des critères permettant d'établir la validité interne. Je peux évaluer si ce que j’ai décris est
14
J’inclus ici dans ce nous tous les membres du Grex et du séminaire de pratique phénoménologique qui se sont
formés à ce type de démarche.
24
tout à fait clair pour moi, si la façon dont je le segmente et le nomme est adéquate par la comparaison
intime entre la présentification et les mots que j'utilise. Husserl ne procède pas d’une autre manière.
Lui privilégie le critère de l'évidence (Husserl, 1972b), p 36-58), et même son plus haut degré :
l'évidence apodictique. Celle-ci n'est pas donnée comme un sentiment, mais gagnée par un travail
rétrospectif vérifiant chacune des étapes, chaque point, (Husserl 1972, p 44-45). Mais le critère
d'évidence, reste un critère purement interne. Ce qui m'est évident, fût-ce avec toutes les précautions
pour l'établir, peut ne pas être évident pour un autre qui peut en contester la validité. Il est troublant de
constater en suivant les débats et les publications que ce critère d'évidence n'est pas d’une grande
portée intersubjective, et que les désaccords sont bien là, quoique tous placés sous le signe de
l’évidence. Ce travail de validation interne n'est cependant pas rien. S'il ne satisfait pas les critères de
validation externe, il n'en est pas moins une élaboration réglée du rapport à sa propre expérience, ce
qui est beaucoup plus que de n'avoir aucune discipline dans l'élaboration de ce type de données. Et
quels que soient les critères de validation externe-empirique déployés en complément, on ne peut se
passer de cette validation interne. Notons que l'on ne peut opposer à cela un argument basé sur le fait
que le sujet agit objectivement autrement que ce qu'il affirme faire. Cet argument, loin de diminuer
l'intérêt pour l'information issue de l'expérience intime, en fait d’autant mieux apparaître la nécessité,
puisqu'elle seule permet d'établir l'écart entre ce dont le sujet fait l'expérience et ce qui se passe
objectivement. Cet argument a été invoqué par Piaget (Piaget, 1950) pour montrer que cet écart était
un résultat intéressant pour la psychologie. Mais on voit qu'il repose sur l'acquisition de deux sources
de données indépendantes : la première, subjective, fondée sur la verbalisation de l'expérience, la
seconde, objective, fondée sur le recueil de traces et d'observables. Encore une fois, ce n'est pas parce
que la description en première personne ne peut apporter seule de validation totalement satisfaisante
qu'elle doit être écartée de la démarche scientifique, elle doit s'inscrire dans un réseau de données
indépendantes et a une valeur exploratoire et heuristique qui est là pour guider l'exploration de
l'expérience subjective, ce que la démarche en troisième personne ne peut faire seule, puisque toutes
les interprétations subjectives seront issues de la subjectivité non questionnée des chercheurs.
2.3.2 L'inscription théorique et catégorielle dans le réseau des connaissances
On peut aussi considérer les données en première personne sous l'angle de leur plausibilité théorique,
et les envisager dans la manière dont elles s'inscrivent dans le réseau des connaissances déjà
disponibles à des degrés divers de validation. A titre d’exemple, la possibilité d'accéder au champ de
pré-donation est attestée par Husserl15, et justifie cette possibilité par une nécessité d'essence.
Cela constitue au moins une corroboration à ma prétention d'avoir exploré cette possibilité. Cet accès
rétrospectif par le biais d'une technique consistant à se traiter soi-même comme un autre, et à
s'adresser à soi-même des demandes verbales effectives ne va pas sans surprendre lorsque se produit
un résultat dépassant les attentes, laissant entrevoir des ressources insoupçonnées, il s'agit là d'une
technique utilisée en psychothérapie et à des fins de développement personnel. Le fait enfin qu'il faille
recourir à une technique particulière pour atteindre ce qui n'est pas accessible spontanément, pourrait
accroître la vraisemblance du statut de ce qui est décrit (mais pour cela j'argumente déjà vers la
confirmation intersubjective). Considérons enfin cette propriété de mon vécu que je ne pouvais pas
anticiper, à la fois surprenante et en un sens difficile à accepter selon laquelle le précurseur le plus
originaire de l'affection se donne à moi comme amodal. Ce qui m'a affecté ne m'apparaît donc pas
comme un son au moment où j'y accède rétrospectivement malgré le fait que, d'après mon savoir
objectif, il s'origine à partir d'un son. Le fait de décrire une propriété inattendue pourrait valoir comme
argument en faveur de ma sincérité. Il se trouve par ailleurs que cette notion de sensorialité amodale
est également développée (je l'ai découvert après avoir fait ma description). Par exemple, Humphrey
(Humphrey, 2000) a produit récemment un article de synthèse de travaux publiés depuis dix ans dans
lequel il reprend la distinction entre sensation et perception. Il distingue la conscience d'être affecté (à
l'intérieur de mes frontières) qui relève de la sensation, et la conscience de ce qui m'affecte (c'est quoi,
ce qui est hors de mes frontières et qui m'affecte ?) qui relève de la perception. Dans la plupart des cas,
15
J’ai même découvert après coup qu’il avait développé un exemple similaire de la saisie d’un son progressif
dans “De la synthèse passive“ Husserl, E. 1998. De la synthèse passive. Grenoble: Jérôme Millon. § 35 intitulé
“La gradualité de l’affection dans le présent vivant et le processus rétentionnel“ p 231.
25
sensation et perception sont étroitement entrelacées et donc quasiment indistinguables. Dans certaines
expériences et certaines pathologies, les deux aspects peuvent faire l'objet de traitements distincts.
Dans un exemple de vécu émotionnel au sein duquel se produit un état de sidération (Vermersch
1999a op. cit.), je fais l'expérience d'être affecté (j'en ai la sensation) sans encore avoir la perception de
ce qui m'affecte, et quand je prends conscience de ce qui m'affecte, je suis affecté différemment en
passant de la sidération à un vécu émotionnel fortement coloré. De même, la reconnaissance du
précurseur du son avant de l'avoir "saisi" comme son, (et même quelques millisecondes plus tard,
saisit précisément comme son de mobylette), je fais l'expérience d'une sensation, non rapportée à la
perception correspondante. Et je ne peux le faire, d'ailleurs, qu'en étant très fidèle à ma description,
telle que les choses m'apparaissent, puisqu'au moment où je le décris je n'ai pas vraiment de catégorie
pour chercher à identifier un hypothétique aspect non sonore d'une expérience sonore ! C'est
l'invention de cette description sensorielle non-modale qui a fait prendre conscience à d'autres (dans le
groupe de pratique phénoménologique), qu'ils ne trouvaient rien dans leur description parce qu'ils
visaient uniquement des éléments d'expérience sur la base du préjugé qu'ils devaient être inscrits dans
la modalité sensorielle de départ. La découverte d'une affection non identique à la sensorialité du
stimulus a permis à un des participants de se rendre compte qu’à l’occasion de la sonnerie inattendue
d’un téléphone portable, il avait été touché et bousculé intérieurement, avant d'avoir identifié qu'il
s'agissait d'un son, et quelques centaines de millisecondes plus tard, d'un son de téléphone. Ces
éléments confirment la plausibilité d'une expérience telle que je l’ai décrite. On voit bien également la
fonction exploratoire et heuristique qui permettrait maintenant de poser des questions de manière plus
précise et constituer le point de départ d'un programme de recherche articulant expérimentation et
description phénoménologique en première et seconde personne, en élargissant le nombre de sujets
étudiés.
2.3.3 Confirmation par le point de vue en seconde personne
En reprenant sous un éclairage plus objectivant le contenu de la description en première personne, il
est possible de vérifier s'il est isolé ou au contraire s'il appartient à un corps d'exemples de vécus où
ces éléments de description sont déjà apparus. Si l'on peut recouper ces données avec d'autres
descriptions indépendantes en seconde personne, on peut avoir des confirmations, ce qui n'est pas
négligeable mais n'offre pas la possibilité d'une réfutation. Comme je l'ai développé à propos des
groupes de co-chercheurs, la multiplicité des données apportées par différents descripteurs de vécus
sur un même objet pose le problème de la comparaison de ces descriptions et tout particulièrement de
la recherche des causes de descriptions différentes, et même contradictoires. Dans ce domaine, comme
dans beaucoup d'autres, il est intéressant de pointer les comparaisons en décomposant les aspects
suivant des critères bien segmentés. Par exemple, dans le travail phénoménologique sur les émotions,
nous avons pu comparer les descriptions faites en fonction de catégories descriptives que nous avions
établies, et observer que ce que chacun d'entre nous appelle joie ou colère, présentait des similitudes
du point de vue de l'état interne, de la modification de l'espace péri-corporel, de la modification du
courant de pensée, ou des rapports à la temporalité qualitative. Ces modes de comparaison permettent
d'aller vers des confirmations, mais pas des réfutations.
2.3.4 Les corrélations phénoménologie / traces sub-personnelles
On peut aller aussi vers des corrélations entre des modifications phénoménologiques descriptibles et
des indicateurs sub-personnels comme le sont les signaux neurophysiologiques ou
psychophysiologiques (modification du diamètre pupillaire, électro-dermographe) ou tout autre
enregistrement musculaire, cardiaque, etc. dont on sait établir le lien avec ce que l'on observe.
Cependant la corrélation ne fait qu'objectiver une modification corporelle là où on a décrit une
modification phénoménologique. Ce n'est pas si mal puisque cela démontre qu'il s'est passé quelque
chose objectivement parlant, mais la corrélation ne permet pas d'interpréter avec beaucoup de
précision le sens de l'événement ni s'il corrèle avec la signification phénoménologique.
2.3.5 La validation des données en première personne doit être inscrite dans une tâche et une histoire
Le moyen le plus puissant de valider les descriptions phénoménologiques en première ou seconde
personne est d'inscrire la conduite du sujet dans une tâche pertinente pour ce que l'on veut étudier, une
tâche "productive" de manière à ce que l'on possède des traces de ce que fait le sujet, une tâche
finalisée ayant un sens pour le sujet. Tenir cette position, c'est revenir dans le droit fil de ce qui a
26
effectivement séparé la psychologie de la philosophie à la fin du 19ème siècle : le fait de rapporter
toute observation à une tâche. L'introduction de la tâche inscrit tout ce que dit le sujet dans les
conséquences ou les répercussions de ce qu'il fait ou qu'il déclare faire, avec les propriétés
délimitantes et matérialisantes de la tâche. Cela permet d'une part de confronter ce que dit le sujet à ce
que l'on observe ou que l'on peut inférer avec certitude. Cela permet d’autre part d'inventer des
questions ou des tâches complémentaires permettant de réfuter ce que dit le sujet. Cette démarche est
mise en œuvre dans l'entretien critique piagétien, où les contre-propositions permettent de valider ou
non la stabilité du système cognitif du sujet. Récemment J. Schotte, (Schotte, 1998; Schotte, 1997) a
remarquablement illustré et défendu cette méthodologie à partir des recherches sur l'aphasie. Prenons
l’exemple, (cf. Vermersch 1994 op.cit.) d’une tâche de mémorisation d’une grille de chiffres,
composée de neufs chiffres disposés sur les cases d'une matrice 3X3 cases. Il est possible pendant la
mémorisation d'observer ce que fait le sujet, de remarquer s'il sub-vocalise à voix basse, s'il place les
chiffres par des mouvements de la main, si après avoir lu il ferme les yeux un moment pour
probablement les visualiser, s'il marque un rythme etc. La comparaison de l'ordre et de la précision de
la restitution des chiffres va donner des éléments d'information supplémentaires à comparer avec
l'explicitation que le sujet va faire de sa démarche d'apprentissage. Mais si je pose des questions
supplémentaires, par exemple : donner les quatre coins, ou les diagonales, le rythme et la durée qui
séparent la restitution de chaque chiffre va donner des indications précieuses sur le fait que le procédé
de mémorisation donne un accès simultané au tableau de chiffres (comme lorsqu'on en a une image
visuelle complète et nette) ou un accès séquentiel (comme lorsqu'on se récite les chiffres, ou qu'on les
positionne ou les écrit dans chaque case successivement). Les questions complémentaires
judicieusement choisies sollicitent des propriétés de la tâche permettant de réfuter certaines propriétés
de la description subjective. Si je décris ma mémorisation comme la construction d'une image visuelle,
alors même des chiffres placés à des places éloignées les uns des autres doivent pouvoir être donnés de
manière continue, en revanche si le procédé est séquentiel la restitution des chiffres va être
interrompue par le temps nécessaire pour parcourir les intermédiaires qui ne sont pas demandés, mais
que le procédé de mémorisation oblige à parcourir. On a là un très bel exemple de la façon dont les
propriétés de la tâche (être à des places distinctes séparées ou non par des intermédiaires) sollicite de
manière différente les gestes cognitifs et permet d'en vérifier les propriétés (par exemple accès
simultané, donc visuel, ou accès séquentiel, donc récitation ou placement). Dans un autre domaine, la
mémorisation des partitions chez les pianistes (Vermersch, 1993; Vermersch & Arbeau, 1997), offre
les mêmes possibilités de réfutation. Si un pianiste affirme utiliser une mémoire visuelle de sa
partition, je peux lui demander le nombre de mesures et de lignes sur telle page. Je peux ainsi tester les
conséquences de ce qu'il dit faire.
Inscrire ce que l'on veut étudier dans une tâche, découvrir ou inventer une tâche permettant de
l'étudier, c'est l'inscrire dans un espace de contraintes temporelles, logiques, causales, matérielles, qui
créent des réseaux plus ou moins denses d'obligations, par rapport auxquelles tout n'est pas possible.
En conséquence ce que dit le sujet doit être compatible avec l'exécution de cette tâche. D'autre part en
fonction de ce que dit le sujet et de cet espace de contraintes, il est relativement facile d'inventer des
questions qui permettent de réfuter ce que dit le sujet si ce qu'il dit n'est pas effectif. Cette démarche
de validation/réfutation par l'inscription dans une tâche est encore plus sensible quand on s'inscrit dans
une intervention, et dans la durée d'une micro-genèse, d'une transformation recherchée. Par exemple,
si au lieu de questionner des pianistes sur la manière dont ils mémorisent une partition, on fait
travailler un pianiste qui a des difficultés de mémorisation pour lui apprendre à mémoriser des
partitions16. Ce que le pianiste affirme faire peut être confronté à des exercices dont la réussite
suppose la mobilisation de ce qu'il dit qu'il sait faire, et inversement à des exercices qui, s'ils sont
réussis montrent que le sujet sait faire plus de choses ou autre chose que ce qu'il dit. Et ce diagnostic
va pouvoir être corroboré par les étapes de transformation des performances du pianiste, ce qu'il va
montrer qu'il a appris à faire va corroborer par son apparition (et même par les étapes progressives de
son apparition) leur absence effective au début.
16
Travail de recherche en cours, réalisé avec D. Arbeau, professeur de piano et rééducatrice dans le domaine de
la mémoire musicale.
27
3 - Conclusion
La thèse principale de cet article est de distinguer entre conscience directe et conscience réfléchie.
Cela revient à distinguer la conscience et le réfléchissement. La conséquence première est que si le
critère de verbalisation est judicieux pour attester de la conscience réfléchie, son absence ne signifie
pas avec certitude l’absence de conscience, mais l’absence de réfléchissement. L’absence de la
verbalisation d’un vécu peut indiquer que la personne n’a pas encore opéré, ou ne sait pas, toute seule,
opérer le réfléchissement de son vécu. Il s’en suit, du point de vue méthodologique, que l’absence de
verbalisation de la part d’un sujet ne devrait pas être synonyme d’arrêt de l’exploration, ni de
l’impossibilité de documenter le point que l’on cherche à étudier, mais beaucoup plus de la nécessité
de mettre en œuvre des méthodes d’aide à l’explicitation (cf. Vermersch 1994), visant à créer les
conditions d’un réfléchissement du vécu. Du point de vue de la recherche sur la cognition, cela
délimite un immense gisement potentiel de données théoriquement accessibles que nous n’avons pas
encore su mettre à jour par manque de méthodologie.
On peut encore se demander si cette distinction entre pré-donation, conscience directe, conscience
réfléchie est discrète ou graduelle. Il me semble que selon le point de vue adopté on a les deux : par
exemple la distinction entre conscience directe et conscience réfléchie est principiellement discrète, un
vécu est soit réfléchi, soit il ne l’est pas. Mais fonctionnellement, le fait qu’un vécu soit réfléchi ne
veut pas dire qu’il soit tout entier réfléchi, on a là une gradualité à la fois qualitative (le remplissement
est plus ou moins clair, plus ou moins authentique) et extensive (certaines parties du vécu se donnent
seules, et les autres devront faire l’objet d’un effort complémentaire qui n’est pas automatique,
certaines couches des moments de ce vécu se donne aisément d’autres non, etc.). Dans le
remplissement du réfléchissement d’un vécu on aura donc une gradualité. En ce qui concerne le
passage entre pré-donation et conscience en acte et de là vers la conscience réfléchie il semble par
contre qu’il y ait une gradualité liée à la dynamique propre du champ associatif. Mais c’est un point
qui reste à étudier dans le détail.
Je n’ai pas développé dans ce texte toutes les raisons qui font que le réfléchissement peut faire
difficulté. Il est évident, par exemple, que tout ce qui est lié au domaine traumatique, tout ce qui est
ancré dans un vécu de peur, de honte, de souffrance, d’échec est difficile à conduire à la conscience
réflexive. La distinction entre conscience directe et conscience réfléchie fait l’économie du concept
d’inconscient, et du paradoxe d’un inconscient dont tous les dispositifs de cure créent les conditions de
réfléchissement ! Cet inconscient pourrait avoir le format d’une conscience en acte, et les paradoxes
s’effacent si le manque de conscience n’est que l’absence du réfléchissement de ces matériaux. Alors
que si l’on ne dispose que du concept de conscience comme conscience réfléchie on est conduit à
décrire un contenu de conscience à la fois comme inconscient et conscient pour pouvoir être censuré !
Il est plus cohérent de dire que ce dont je suis directement conscient dans ce que je vis ne m’est pas
pour autant connu (dans le sens où il n’est pas automatiquement réflexivement conscient), car il n’est
que réflexivement conscientisable. Ce renversement de perspectives permet une nouvelle lecture des
techniques psychothérapeutiques comme procédés pour induire ce réfléchissement, chacun de ces
procédés pouvant nous apprendre beaucoup sur le fonctionnement, les limites, les obstacles, les
variétés de réfléchissements faisant de l’étude des techniques thérapeutiques un moyen de mieux
comprendre les propriétés de la conscience et de sa réflexion.
On peut enfin se poser le problème des limites du réfléchissement. La limite principielle qui s’impose
est que ne peut devenir réflexivement conscient que ce qui a minima m’a affecté. Comment pourraisje autrement en chercher la trace dans mon vécu ? Cela signifie, selon une possibilité idéale, que tout
ce dont j’ai été conscient en acte ou qui m’a seulement affecté, est potentiellement réfléchissable.
Cette conclusion demande à être modulée pratiquement selon un nombre considérable de variables :
en premier lieu les compétences introspectives, puisque si ce geste de réfléchissement peut devenir
une expertise, il faut bien l’apprendre et l’exercer ; les croyances en la possibilité d’accomplir un tel
réfléchissement, puisque la croyance inverse est auto-confirmante et crée les conditions d’échec ;
toutes les variables individuelles qui font qu’un domaine de vécu, une facette de vécu est plus ou
moins facile d’accès etc. Ces sources de modulation renvoient à autant de possibilité d’apprentissage,
d’acquisition d’expertise, de médiations intersubjectives.
28
Les propositions méthodologiques présentées dans cet article visent au développement d’une psychophénoménologie (Vermersch, 1996a, 1996b; Vermersch, 1999b), à une mise en œuvre radicale du
point de vue en première personne (Vermersch, 2000b) et à l’ouverture de nouvelles possibilités de
recueil de verbalisations en seconde personne. Cette perspective méthodologique se veut à la fois
complémentaire du point de vue en seconde personne, c'est-à-dire du recueil de données de
verbalisation sur la subjectivité d’autres personnes que le chercheur, et de la perspective en troisième
personne basée sur l’exploitation des traces et des verbalisations. Cependant, même en prenant la
précaution de positionner une telle démarche comme complémentaire, les questions de validation
demeurent. D’un point de vue général, tout ce qui est apporté du point de vue en première personne est
radicalement "incorrigible", ce que dit le sujet de son expérience ne peut être surplombé par aucun
procédé qui permettrait de l’invalider. Pratiquement cela ne signifie pas que ce que dit le sujet de sa
propre expérience n’est pas perfectible, ne peut pas faire l’objet d’un apprentissage, ou recevoir une
aide experte aidant à son explicitation. Au bout du compte on est renvoyé à la responsabilité
individuelle de celui qui s’exprime à être au plus près de son vécu tel qu’il se donne à lui. Cette
limitation intrinsèque du point de vue en première personne n’est pas une raison pour ne pas la mettre
en œuvre et la perfectionner. En fait nous n’avons pas le choix, ne pas la mettre en œuvre c’est
continuer à nous abandonner à tous les présupposés qui nous servent implicitement à donner sens à ce
que nous étudions en troisième personne. Ne pas mettre en œuvre une telle méthode au motif qu’elle
est critiquable, c’est rester dans l’attitude qui traverse tout le 20ème siècle et nous a rendu aveugles et
profondément naïfs sur la place de la subjectivité dans les sciences cognitives. Le "boum" des études
sur la conscience ne devrait-il pas nous conduire à étudier la conscience du point de vue de ce dont un
sujet est conscient et dont il peut devenir réflexivement conscient ?
Plusieurs points ne sont encore qu'esquissés et ouvrent sur des clarifications encore à effectuer. J'ai
voulu insister sur le fait que :
- Le point de vue radicalement en première personne est, dans le domaine de la recherche, celui du
chercheur lui-même. Le chercheur est l'instrument de recherche, son vécu décrit et analysé en est le
produit, il est de ce fait un pratiquant expert et un chercheur. Être un pratiquant expert ne donne pas la
compétence, ni la motivation d'un chercheur, tout au plus la possibilité de devenir un informateur
expert dans le programme de recherche en seconde personne d'un chercheur.
- Quelles que soient les critiques et les limites d'un tel point de vue radicalement en première
personne, il faut apprendre à le développer de manière disciplinée et méthodologiquement réglée. Car
on ne peut rien lui substituer. Il est donc inutile de placer ses espoirs dans une méthode objective qui
pourrait nous faire faire l'économie du point de vue subjectif, il nous faut courageusement pratiquer
cette méthode et découvrir comment la perfectionner. Si ce n'est pas fait, ce point de vue sera de toute
manière présent, comme il l'a toujours été, mais de façon implicite non questionnée, comme si les
chercheurs, même les scientistes, n'étaient pas eux-mêmes des personnes !
- La méthodologie du point de vue radicalement en première personne peut sembler très directe et
immédiate. C'est la plus grosse erreur d'appréciation que l'on puisse commettre et le signe certain que
celui qui pense cela ne l'a pas pratiquée. Il n’a pas encore aperçu la rupture épistémologique
fondamentale entre le vécu et le connu, il confond ce qui lui est familier (le contact permanent avec
ma subjectivité) et ce qui est connu (qui peut faire l'objet d'un discours élaborant des connaissances
formalisées). La pratique scientifique du point de vue en première personne demande autant
d'élaboration du programme de recherche que tout autre programme.
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Vermersch, P. & Arbeau, D. 1997. La mémorisation des œuvres musicales chez les pianistes. Médecine des
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31
Paru dans Expliciter 59, mars 2005
Aide à l'explicitation et retour réflexif
Article publié dans Éducation Permanente, 2004, 160,71-80,
numéro spécial "Analyse des Pratiques"
Pierre Vermersch
1. L'usage du retour réflexif
Dans de nombreux domaines professionnels se sont mis en place des temps de débriefing, que ce soit
après un travail au simulateur (EDF, RTE, RATP, Airbus, DCN, Marine Marchande etc.) ou un
entraînement réel (sportifs, militaires, retour de mission ou d'expédition). Pour d'autres domaines
professionnels des séances régulières d'analyse de pratique pour tous les professionnels de la relation,
des activités de supervision pour les professionnels engagés dans des activités personnellement
impliquantes, du coaching pour les managers et les postes de responsabilité. Dans une autre
perspective, après avoir envoyé des formés en stage, il est apparu nécessaire d'aider ceux qui avaient
pourtant vécu ce stage à s'approprier ce qu'ils en tiraient et même à prendre conscience de ce qu'ils
avaient fait durant cette période. À côté de toutes ces activités centrées sur l'aide aux professionnels
pour les perfectionner, analyser leurs erreurs, prendre conscience de ses ressources, se confirmer dans
leur identité professionnelle, on a aussi des buts de recherche qui visent à prendre connaissance du
travail effectif (par opposition au travail prescrit) effectué par le professionnel, pour des objectifs
ergonomiques, d'organisation du travail, ou de modélisation des compétences. Un autre objectif
apparaît beaucoup depuis quelques années, il concerne la capitalisation des connaissances des
opérateurs experts partant à la retraite ou des métiers qui peuvent momentanément disparaître alors
qu'une somme d'expérience s'est constituée, comme c'est le cas à propos par exemple de la
construction des centrales nucléaires.
On a donc deux directions d'aide à la prise de conscience, la première est centrée sur le professionnel
pour lui-même, la médiation vise d'abord à lui profiter ; la seconde est centrée sur les buts du
chercheur et vise à collecter des données, le professionnel est alors principalement pour lui un
informateur.
32
Toutes ces activités pointent vers un processus identique qu'une personne seule peut difficilement
remplir : prendre conscience de son vécu passé pour le reconnaître, se l'approprier, s'en servir comme
base de connaissance pour perfectionner ses gestes professionnels. Le fait de vivre une situation, nous
en donne la familiarité, nous forme de façon implicite par le fait même d'y avoir été impliqué, mais ce
qui est familier et que l'on sait faire n'est pas pour autant connu. Si connaître au sens fort est le fait de
pouvoir conceptualiser et de manière générale verbaliser alors nous savons faire beaucoup plus de
choses que ce que nous "connaissons". C'est-à-dire que ce que nous vivons appartient largement à un
mode de conscience que l'on peut nommer avec Husserl "conscience pré réfléchie" ou conscience
directe (Vermersch 2000) et, "connaître" appartient à la "conscience réfléchie". Pour passer de l'une à
l'autre, se situe l'activité cognitive de "prise de conscience". Cette conscientisation n'est pas
automatique, elle demande un effort, un travail cognitif particulier qui occupera un temps dédié, pris
sur le temps de production et/ou de formation. Mais surtout, elle est difficile à pratiquer seul, car il est
malaisé d'être à la fois celui qui se guide dans la description du vécu et celui qui formule cette
description. De ce fait elle demande un dispositif, c'est-à-dire sur le plan matériel à la fois un lieu et un
horaire dédié, mais aussi une médiation assurée par la présence active d'un chercheur, d'un formateur,
d'un animateur, d'un superviseur ou d'un coach qui facilite les conditions de la prise de conscience et
en assure le guidage. Cette médiation reposant elle-même sur la maîtrise d'un dispositif d'intervention
et une technique d'entretien l'efficacité.
Une autre manière de décrire ce passage produisant de la prise de conscience est de caractériser
comme un passage de l'implicite du vécu à l'explicite de la conscience réfléchie. L'implicite que l'on
cherchera à mettre à jour avec les techniques d'aide à l'explicitation sera principalement ce qui dans
notre vécu est naturellement pré réfléchi. L'entretien d'explicitation est une technique non inductive
d'aide à la prise de conscience.
Dans le texte qui suit, je ne vais pas distinguer les différents usages que j'ai indiqué au départ, mais
montrer que dans tous les cas, l'aide à la prise de conscience se heurte à des problèmes d'autant plus
difficiles à résoudre qu'ils sont invisibles. Ma contribution prendra une allure principalement
théorique, alors que cette théorie n'est là que pour éclairer une pratique efficace qui s'est d'abord
développée sous l'intitulé "Entretien d'explicitation" (Vermersch 1994, 2003), puis dans le cadre d'un
atelier de pratique phénoménologique co-animé avec F. Varela et N. Depraz comme instrument d'autoexplicitation pour des groupes de co-chercheurs travaillant dans un point de vue en première et
seconde personne. Je présenterai d'abord la distinction entre conscience pré réfléchie et conscience
réfléchie, puis les obstacles à surmonter pour pouvoir aider à la prise de conscience, et enfin
j'indiquerai quelques outils qui permettent de le faire.
2. Conscience pré réfléchie et conscience réfléchie.
La théorie de la conscience issue des travaux du philosophe Husserl, distingue dans chaque moment
vécu ce dont nous avons conscience sur le mode pré réfléchi, c'est-à-dire ce qui est simplement vécu,
et ce qui est sur le mode réfléchi c'est-à-dire encore qui fait l'objet d'une conscience expresse.
Autrement dit, à chaque moment de notre vie, nous avons conscience de ce vers quoi nous sommes
tournés, vers ce qui est source d'intérêt pour nous, mais nous n'avons pas nécessairement dans le même
temps la conscience d'avoir conscience de ce qui nous intéresse. Ainsi, je perçois un spectacle, je lis
une notice technique, ce faisant j'ai conscience du spectacle, du contenu de la notice, mais je n'ai pas
au même moment conscience d'avoir conscience du spectacle ou de la notice. Je n'ai donc pas, au
moment où je perçois, conscience de comment je perçois (l'acte de percevoir), mais principalement de
ce que je perçois (le contenu de ce que je perçois). Prendre conscience de ce dont j'ai conscience (avoir
la conscience réfléchie de ce dont j'ai la conscience directe ou en acte –synonyme de la conscience pré
réfléchie-) se fait la plupart du temps rétrospectivement. Je ne découvre qu'après coup, en prenant le
temps de me rapporter au moment passé correspondant, que j'étais conscient de tel ou tel aspect du
spectacle, et même que j'en étais conscient de telle et telle manière. Par exemple, je suis ému par ce
qu'un collègue vient de me dire, et juste après le début de cette émotion ou beaucoup plus tard j'accède
la conscience réfléchie du fait que je suis ému, alors qu'auparavant j'étais simplement dans le vécu de
l'émotion. Il est clair que nous n'avons pas besoin pour vivre, et même pour effectuer des activités
complexes et expertes, d'avoir une conscience réfléchie de chaque moment vécu. Et c'est tout à fait
fonctionnel de ne pas être encombré en permanence d'une vigilance qui exigerait de nous que chaque
33
instant soit sous le regard de la conscience réfléchie. Cependant pour pouvoir décrire ce que nous
faisons, pour l'analyser, pour le connaître, il nous faut le conduire à la conscience réfléchie. Ce qu'il
n'est pas spontanément. Dans la mesure où cette opération cognitive de prise de conscience, ou comme
la nomme Piaget de "réfléchissement"17 ne se réalise pas automatiquement, il faut la provoquer,
l'accompagner, la solliciter. Et là des obstacles apparaissent, qu'il faut dépasser par l'acquisition de
différentes techniques d'entretien.
En fait subjectivement, n'existe sur le mode du connu, au sens de disponible pour y penser, que ce qui
est déjà réflexivement conscient. En conséquence, tout ce qui est encore seulement pré réfléchi est
comme absent de ma connaissance, comme si je ne le connaissais pas faute de l'avoir reconnu. Ce n'est
pas gênant pour agir, et même de manière efficace. En revanche pour produire une description
détaillée de ce que j'ai fait ce qui n'est encore que pré réfléchi est comme inconnu, absent.
C'est le premier obstacle à dépasser, ce que j'ai vécu ne se redonne pas à moi spontanément dans le
détail.
Le mot détail est important, parce que si l'on me demande ce que je fais en ce moment, il n'y a aucune
difficulté à dire que je tape sur le clavier de l'ordinateur et que j'écris un article. J'ai la conscience
réfléchie de mon activité globale et de mes buts. En revanche si l'on me demande de décrire les fils
conducteurs qui me guident dans l'écriture de ce passage, ou si l'on me demande de décrire les
activités motrices des doigts, ou les endroits où mon regard se posait, spontanément, cela va me
demander l'effort de m'y rapporter et peut paraître inaccessible. Je sais que j'ai fait tout cela, mais cela
ne se redonne pas immédiatement dans le détail et même souvent je n'ai pas la croyance que je puisse
le retrouver. Seul, j'abandonnerais assez rapidement la tentative de retrouver les détails de mon activité
juste passée, cela me paraîtrait une tâche impossible en l'absence d'un enregistrement vidéo qui me
servirait de prothèse mnémonique. C'est le second obstacle à dépasser, la croyance que nous ne
retrouverons pas le détail de nos activités passées. S'il est clair qu'il ne faut pas se priver des traces et
des observables enregistrés dont on peut disposer pour étudier une activité, il est non moins important
de considérer que si nous n'en possédons pas, nous pouvons travailler avec la mémoire.
Dans cette perspective, la prise de conscience, suppose la remémoration puisqu'elle se situe toujours a
posteriori de l'activité étudiée. Toute notre vie, toute notre subjectivité est sous-tendue par la
possibilité de se rapporter à notre propre passé de façon relativement satisfaisante, quoique imparfaite.
Les psychologues connaissent bien les données sur la mémoire, les courbes de performances du rappel
et de la reconnaissance de matériaux expérimentaux, comme des listes de mots. Mais ces résultats sur
la mémoire ont pendant près d'un siècle laissé de côté les mécanismes mnémoniques que nous mettons
en jeu sans cesse à chaque moment de notre vie de manière automatique et passive. Ce n'est que
depuis quinze ans que l'on a (re) découvert la mémoire implicite (Roediger and Craik 1989; Reder
1996). C'est-à-dire le mode de mémorisation qui fonctionne sans que l'on ait le projet d'apprendre, et le
mode de rappel qui opère sans qu'on ait le projet de se souvenir. En revanche, depuis plus d'un siècle
Husserl (Husserl 1964, 1905) avait attiré notre attention sur le fait que chaque moment vécu
s'accompagne d'une trace, d'une conservation passive qui perdure et qu'il nomme rétention. Cette
rétention perdure de manière vivace pendant quelque temps (la queue rétentionnelle) puis semble
disparaître, s'éloigner, s'assombrir comme si elle n'était plus disponible cf. dans (Vermersch 2004c;
Vermersch 2004b) la présentation des travaux de Husserl sur ces points. En fait, chaque phase de vécu
engendre en permanence de nouvelles rétentions, et si ces rétentions ne sont pas mobilisées par un
acte, comme de suivre la conversation, comprendre ce que je viens de lire pour lire la suite, elles
disparaissent de manière tout aussi passive. Tout au plus, peut-on rétrospectivement s'apercevoir que
dans les minutes qui suivent elles sont facilement disponibles, puis progressivement leur mobilisation
demande un effort particulier supplémentaire pour qu'il y ait éveil, puis enfin quand un délai plus long
s'est accompli, nous sommes d'abord confrontés à la croyance que nous ne pouvons plus nous en
souvenir, ce qui n'en facilite pas l'éveil. Mais dans le principe cet éveil des rétentions est toujours
17 Dans les activités réflexives en général, Piaget distingue entre la "réflexion" et le "réfléchissement". La
première est le mouvement de la conscience qui prend pour objet des données déjà réflexivement conscientes
(sens le plus courant de l'expression "je réfléchis sur"), le second désigne le mouvement qui conduit du vécu pré
réfléchi (cet auteur parle plutôt de conscience en acte) à la conscience réfléchie de ce vécu.
34
possible. Il faut comprendre cette "mémoire" rétentionnelle non comme un mode d'enregistrement
intégral comme le fait un magnétophone pour le son, mais comme la conservation de tout ce qui m'a
"affecté". Ce dernier mot "affecté" est d'origine philosophique, il est utile mais ambigu. Ici, il désigne
non pas l'émotion (comme dans "affection"), mais le fait de toute modification qui se produit en moi,
sur moi, sous l'influence des stimuli externes ou internes. Il y a rétention de ce qui a eu un effet sur
moi (de ce qui m'a affecté), et ce de manière continue et passive. Je n'ai pas besoin de faire un acte
volontaire pour que l'opération rétentionnelle se fasse, en ce sens elle est continue, puisqu'elle se
produit sans que j'ai besoin de m'en occuper. Certes, ces rétentions seront plus vives, et plus tard
seront plus facilement éveillées pour amorcer des souvenirs, si elles correspondent à des aspects de
mon expérience qui sont motivants et source d'intérêt. Chaque moment vécu est rétentionné de
manière passive. Si cela n'était pas le cas, chaque nouvelle phase de vécu serait comme une expérience
nouvelle sans référence au juste passé ou au passé plus lointain. Nous ne pourrions ni suivre une
conversation, ni nous rappeler de qui nous sommes d'un instant sur l'autre. Ce que je souhaite
souligner est que chaque chose qui m'a affecté et qui s'est rétentionnée peut être éveillée à nouveau.
Cet éveil est un mode particulier du souvenir. Il était bien connu au 19ème siècle comme mémoire
affective ou mémoire involontaire, Cf. la recension de (Gusdorf 1951). Cette mémoire est devenue
célèbre à travers les exemples donnés par Proust (Proust 1987, 1929) (Jackson 1992), dont le plus cité
est celui de la "madeleine". Ce mode du souvenir, que l'on peut appeler une "remémoration" (par
opposition au "rappel") se déclenche spontanément suite à une stimulation sensorielle qui éveille une
rétention "dormante" similaire (ce que Husserl nomme un membre-pont qui est ici sensoriel, comme le
goût de la madeleine). Non seulement l'éveil du vécu passé, le redonne avec un sentiment de revécu
(Janet 1925), mais il s'accompagne de tout l'horizon de vécu qui lui était associé à ce moment.
Autrement dit, la rétention ne contient pas une information isolée, mais l'ensemble entretissés des
différents aspects du vécu de cette phase. Dans le cadre des théories contemporaines sur la mémoire,
son éveil peut être compris encore comme "mémoire épisodique" (Neisser 1982; Cohen 1989) ou
mémoire "auto biographique", qui, contrairement à la mémoire des connaissances décontextualisées
comme la "mémoire sémantique" (Roediger and Craik 1989), se redonne avec toute la trame du vécu
personnel. Lors de son éveil, cette mémoire est donc spontanément riche de toutes sortes de détails
que nous ne savons pas avoir mémorisé et qui peuvent être remémorés dès lors que l'on a éveillé une
rétention liée à une phase de vécu passé.
Ce bref résumé des théories de la mémoire ouvre clairement à la possibilité d'un accès à la mémoire
auto biographique dans la limite subjective de ce qui a affecté le sujet. Cette remémoration, une fois
amorcée, sera spontanément riche en détails. On a donc un but qui est la verbalisation d'un vécu passé
et une condition nécessaire de cette verbalisation est que ce vécu devienne réflexivement conscient.
Comment s'opère cette prise de conscience qui fait passer de la conscience en acte à la conscience
réfléchie ? Dans le principe, cette conscientisation se confond avec le mouvement d'éveil des
rétentions, donc avec la sollicitation d'une remémoration particulière fondée sur l'actualisation d'un
pont sensoriel avec le vécu passé. Ce schéma théorique n'a d'intérêt que si nous sommes capables de
l'opérationnaliser dans une pratique efficace.
3. Les outils d'aide à l'explicitation
Deux obstacles sont à dépasser du côté de celui consent à se prêter à une démarche réflexive : le fait
que les rétentions endormies ne lui apparaissent pas immédiatement, et de manière très liée, la
croyance limitante de l'incapacité de se souvenir dans le détail d'un vécu passé.
Quand, dans les débuts d'un entretien d'explicitation, que ce soit dans un groupe ou en individuel, on
invite le professionnel à laisser revenir un moment d'activité professionnelle, ce qui lui est demandé
est une "visée à vide". C'est-à-dire qu'il sait bien qu'il a vécu ce qu'il a vécu, mais spontanément il ne
lui revient que peu de choses ou même rien. Viser à vide, c'est chercher à atteindre cognitivement
quelque chose qui ne se donne pas immédiatement comme disponible, mais dont on sait avec certitude
qu'on l'a vécu, qu'il existe. L'entretien d'explicitation pour aider à la réussite de cette "visée à vide" et
ainsi obtenir un "remplissement" mnémonique, propose à la personne de laisser revenir des
impressions sensorielles de ce moment passé, des éléments de contexte, n'importe quoi qui n'a pas fait
l'objet d'une mémorisation au moment où il était vécu. Dans cette proposition il y a deux aspects
complémentaires importants : tout d'abord le caractère de l'acte suggéré comme accueil par la consigne
35
de "laisser revenir", ce qui s'oppose à "aller chercher" ou à faire un effort pour se rappeler et, de plus,
cette demande est à la fois peu exigeante et vise le vécu, pas les savoirs. Par exemple, si je vous pose
la question de savoir combien il y a de fenêtres à l'endroit où vous habitez, sauf cas particulier, vous ne
le savez pas par cœur. Et pour y répondre, spontanément vous allez vous transporter en pensée dans ce
lieu, le parcourir dans l'image que vous vous en faites pour compter mentalement les ouvertures. Ma
question a induit un acte de remémoration qui vous a conduit spontanément à quitter mentalement
cette page pour aller en évocation d'un autre lieu ou d'autres pièces que celle où vous êtes installé. Ce
mouvement d'évocation s'est déclenché en réponse à une demande qui ne peut être satisfaite qu'en se
rapportant en esprit à une autre réalité que celle actuelle. Il est possible de faire la même chose pour le
temps et pas seulement le lieu. C'est le point d'entrée de toutes les techniques d'accompagnement en
évocation vers une situation passée spécifiée.
Quand l'accès en mémoire d'évocation est amorcé, il est relativement simple de conduire l'entretien en
restant en contact avec ce vécu passé. A partir de là, on rencontre d'autres difficultés, réclamant pour
être surmontées différentes techniques. Sans passer en revue toutes les techniques de l'entretien
d'explicitation, centrons-nous sur la formulation des questions et la fragmentation de l'information. La
formulation des relances de l'intervieweur est une technique délicate. Par exemple, elles ne doivent pas
induire la réponse tout en sollicitant des réponses précises. Elles ne doivent donc pas dans leur
formulation nommer des réalités qui n'ont pas encore été exprimées par l'interviewé, ni utiliser de
formulations traduisant dans le langage de l'intervieweur ce que dit l'interviewé. L'induction du
contenu des réponses intervient en général avec les questions fermées qui pour être posées doivent
précisément désigner le contenu. Ainsi, "avez-vous pensé à la consigne ?", est une question fermée à
laquelle on ne répond que par oui ou par non, mais de plus elle fait exister "la consigne" pour
l'interviewé. En quoi est-ce si problématique ? Tous les travaux sur le témoignage (Loftus 1979 ;
Loftus and Ketcham 1991) et sur la mémoire visuelle montrent qu'il est très facile de fabriquer une
fausse mémoire (c'est-à-dire la mémoire de faits dont on ne sait plus si on les a perçus ou non) en
suggérant par la question une réalité que la personne n'a pas abordée cf. aussi (Shacter 1997; Shacter
2003). Mais ne pas induire, est une contrainte extraordinairement limitante pour relancer sur des
points que le sujet n'a pas encore abordé sans pour autant en souffler le contenu. Techniquement, il est
possible de contourner cette difficulté en utilisant des questions universelles. C'est-à-dire des questions
ouvertes qui renvoient toujours et nécessairement à un aspect vécu de l'expérience. Par exemple, si
vous demandez : "Et là, à quoi faisiez-vous attention ?" ou bien "Par quoi avez-vous commencé ?" etc.
il y a toujours des éléments de réponses disponibles, sans qu'ils soient suggérés en tant que tel. Il est
encore possible de désigner le contenu de l'expérience en le pointant sans le nommer, mais en le
désignant de manière indirecte par le contenant. Ainsi, si je vous demande "Qu'est-ce qui se passe pour
vous au moment où vous me lisez ?", à la fois je désigne précisément le moment et le contenant que
vise ma question, cependant je ne nomme pas en quoi consiste le contenu, ce qui fait que ma question
induit une direction d'attention vers "ce qui se passe pour vous", mais pas le contenu de l'expérience
(Vermersch 2003). De manière générale chaque question peut-être analysée dans ses effets selon trois
points de vue : selon les directions d'attention qu'elles suggèrent à l'interviewé, selon sont les actes
cognitifs qu'elles induisent chez lui (réflexion, jugement, rappel, remémoration, imagination), et selon
les états internes qu'elles sollicitent de sa part (Vermersch 2004a). Par exemple, quand je vous ai
demandé "qu'est ce qui se passe pour vous quand vous me lisez ?", si vous avez consenti à faire
l'expérience (changement d'état interne), votre attention s'est déplacée du texte vers vous-mêmes et
votre expérience intérieure de vos pensées, de vos associations, etc., ce faisant vous êtes probablement
passé d'un acte de lecture suscitant différentes pensées, réflexions, jugements à un acte de perception
interne, basé sur le souvenir encore frais de ce que vous veniez de vivre.
Un des fils conducteurs de la formulation des questions est déterminé par le souci d'obtenir dans la
verbalisation "le niveau de détail efficient", c'est-à-dire d'aller jusqu'au niveau de détail qui rende
intelligible l'action décrite au regard du but poursuivi. Quand on cherche ainsi à fragmenter la
description, on favorise l'explicitation à un nouveau sens. Dans un premier temps, j'ai indiqué que
l'explicitation était le mouvement par lequel on conduisait le vécu encore pré réfléchi, et donc
implicite, à la conscience réfléchie. Un second sens apparaît : devient plus explicite, une description
dont on affine la granularité. La démarche est relativement simple, puisqu'elle consiste à repérer les
verbes d'action dans la verbalisation : "faire x", et à relancer sur "en quoi consiste le fait de faire x".
36
Par exemple, si un professionnel dit "Je commence par classer les différents documents", il est
possible de relancer immédiatement sur le verbe d'action "classer" : "Et quand vous commencez par
classer les documents, que faites-vous ?" L'implicite est contenu dans la généralité du verbe "classer",
et l'explicitation est engendrée par le fait de faire spécifier cette action. Chaque nouvelle réponse,
permet de produire de nouvelles questions pertinentes en augmentant le degré de fragmentation.
Supposons que le professionnel ait répondu : "Ben, d'abord je les range par priorité", ce qui permet de
lui demander plus d'explicitation en relançant : "Et au moment où vous rangez par priorité, qu'est-ce
que vous faites ?" ou bien "À quoi reconnaissez-vous la priorité d'un document ?" Etc.
Si je résume l'essentiel de cet article, je suis passé d'un intérêt pour le développement d'un temps de
travail de débriefing aux difficultés pour le mettre en œuvre concrètement. Ces difficultés sont
intelligibles à partir d'une perspective sur les théories de la conscience. Le vécu, donc toute pratique,
est largement pré réfléchi, en cela il est plus familier que connu. Pour le connaître afin de le modéliser
et de le perfectionner il faut que celui qui l'a vécu, comme celui qui cherche à s'en informer le
reconnaisse. Cela signifie pour celui qui l'a vécu qu'il fasse une opération de réfléchissement basé sur
un acte de mémoire afin de l'amener à la conscience réfléchie de manière à pouvoir le verbaliser.
L'enjeu pour celui qui cherche à s'en informer est d'obtenir une verbalisation suffisamment détaillée du
vécu pour qu'elle lui devienne intelligible. Pour cela il doit disposer de techniques d'écoute et de
questionnement qui lui permettent d'apporter une aide à l'explicitation qui soit non inductive. Ces
techniques d'aide existent, que ce soit spécifiquement par l'entretien d'explicitation que je développe
ou d'autres, mais le point crucial est qu'elles doivent faire l'objet d'un apprentissage à travers une vraie
formation expérientielle. Les questions qui viennent spontanément à un intervieweur non formé sont
basées sur ses besoins d'informations, qui sont adéquat à son objet de recherche. Malheureusement, les
formulations de questions qui viennent servir ces intentions sont naturellement contre productives et
produisent des effets indésirables. Ainsi, s'il est légitime de vouloir savoir pourquoi un professionnel a
fait telle ou telle opération (ou ne l'a pas accomplie), spontanément une question en forme de
"pourquoi" ou "explique-moi" vient immédiatement. Or ce style de question oriente l'attention sur les
raisons d'un acte et non sur sa description, et induisent un travail de raisonnement, de réflexion. Ces
actes de raisonnements sont totalement incompatibles avec les actes de la mémoire d'évocation, ils
court-circuitent toute possibilité d'obtenir les détails descriptifs qui vont produire une réponse au
pourquoi.
L'entretien d'explicitation comporte un ensemble de techniques permettant l'aide à la prise de
conscience, à la remémoration, à la description fine des vécus, à la formulation des questions et
relances. Une de ses bases est de rechercher la verbalisation du vécu en privilégiant la dimension
procédurale, c'est-à-dire l'action dans son déroulement effectif, tel que celui qui l'a accompli l'a vécu.
Ainsi, d'une part on accède de manière "directe" à la description de l'action, mais aussi de manière
"oblique" à tous les satellites du procédural : les buts, les savoirs, les représentations, les jugements.
Mais si l'on demande par exemple directement "Quel était ton but ?", on ne dispose que de la
conception du but selon l'acteur, ce qui ne permet pas de savoir s'il a agit en poursuivant effectivement
ce but. Si, en revanche, on dispose aussi de la verbalisation du procédural, alors cette description de
l'action va nous donner l'information sur les buts "incarnés" qui ont été effectivement poursuivis par
les actes mis en œuvre, ce qui est beaucoup plus pertinent pour la modélisation de l'activité. De plus,
ce but "incarné" est précisément le plus souvent pré réfléchi et le découvrir est une information
essentielle pour le chercheur mais de plus elle fait opérer une prise de conscience forte pour l'agent.
Bibliographie
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37
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Vermersch, P., N. Faingold, C. Martinez, C. Marty, M. Maurel, (2003). "Étude de l'effet des relances
en situation d'entretien." Expliciter(49): 1-30.
38
Paru dans Expliciter 34, mars 2000
‘‘Faisons un rêve et que cela devienne
réalité’’
Catherine Le Hir
‘‘Le coaching déverrouille le protentiel de la personne pour accroître ses performances. Il les aide à
s’apprendre plutôt que de leur apprendre. ‘‘ John Whitmore
‘‘Faisons un rêve, et que cela devienne réalité’’, c’est ainsi que tu* commenças, la réunion qui allait
m’amener à vivre ce qui est, aujourd’hui, une de mes plus belles aventures professionnelles. Cette
phrase introductrice, tu l’as lancée toi dirigeant à tes managers. Tu avais l’intuition que cela pouvait
engager ton entreprise dans une nouvelle voie. Tu fais partie des cadres dirigeants visionnaires, tu
savais que tu prenais un risque en acceptant de faire accompagner les responsables d’équipe, coacher
diraient certains, pour qu’ils prennent conscience de leurs compétences, de leurs ressources, les
développent, utilisent au mieux celles de leurs équipiers, élaborent de nouvelles stratégies
d’intervention et trouvent leurs réponses à certaines de leurs questions. Tu savais que cette action
n’était pas dans la ligne habituellement suivie par ton entreprise et pourtant, tu m’as fait confiance.
Quand j’ai entendu cette phrase ‘faisons un rêve’, j’ai frémi, j’étais touchée, je savais qu’en
profondeur tu avais compris que ce que nous lancions n’était pas ordinaire.
* Merci à Martin Winckler pour son livre « La maladie de Sachs », 1998, P.O.L, Paris, dans lequel il
utilise une forme de narration qui m’a touchée et dont je m’inspire dans ce texte.
Où il est question de rangement de bureau, de petite R5 et de
marteau-piqueur...
Tu viens m’accueillir à l’entrée de ton agence, tu es un peu inquiet, ta voix est légèrement
tremblotante, tu me regardes sans me regarder. Tu me dis : « je passe devant vous pour vous indiquer
le chemin». Nous montons les escaliers en silence, tu salues tes collègues. Nous arrivons dans une
grande pièce. Tu m’expliques que tu n’as pas vraiment de bureau, c’est un lieu où il y a toujours du
passage et nous n’y ne serions pas tranquille, alors qu’ici il n’y a aucun problème. « C’est un peu froid
mais, au moins, on sera tranquille» me dis-tu alors que tu es particulièrement fébrile : tu bouges une
table, des chaises, tu me demandes comment nous nous installons. Je n’ai pas le temps de répondre
que tu mets une table et une chaise à chaque bout. Tu enlèves des papiers qui traînent. Nous nous
asseyons et tu commences par me dire que tu ne sais pas parler avec des grands mots, tu crains de ne
pas être à la hauteur,que tu ne sais pas trop de quoi il retourne, tu me demandes si tu auras à prendre
des notes. Ce à quoi je te réponds que sans doute pas, ou peut-être après coup si tu en as envie. Je te
propose de m’expliquer, dans un premier temps, quelle est ta fonction, ton travail, ce dont tu es
responsable, de qui est formée ton équipe, ce que tu fais, ce qui se passe bien et ce qui est plus délicat.
Tu te détends un peu, et tu m’expliques que tu es arrivé depuis peu dans la région, que tu venais du
nord et qu’il y a un temps d’adaptation aux habitudes du sud. Tu me racontes ton poste, tes agents, ce
que vous devez faire dans l’idéal. Ce que vous faites dans la réalité, là où c’est conforme à ce que tu
penses et là où, par contre, tu aimerais voir du changement. Tu te détends au fur et à mesure, tu
t’autorises à sourire. Tu me parles aussi de ton chef, tu en es plutôt content.
Je t’écoute, je remarque que la pièce est un peu grande pour nous deux, elle a un côté laissé à
l’abandon, ou peu utilisée. Je me demande comment nous allons mettre un peu de chaleur dans cet
endroit froid. En te regardant, en t’observant, je suis à la fois étonnée, prise de compassion, pleine
d’envie de te rassurer. Tu n’as pas besoin d’être autre chose que ce que tu es. Quelqu’un qui travaille,
qui cherche à faire au mieux, enfin c’est ce que je crois au plus profond de moi. J’ai l’impression
39
d’être là pour te faire découvrir, reconnaître serait plus juste, le cœur que tu mets dans ton ouvrage. Tu
me parles, je m’accorde sur toi, tranquillement. Je t’entends me raconter ton quotidien, je me fais des
images de ce que tu racontes. Tu t’apaises, tu souris, tu as beaucoup de choses à dire sur tes collègues,
ceux dont tu es le chef. Tu me dis que peu de choses sur toi, si ce n’est ton passé professionnel. Tu
précises que tu n’es pas allé loin à l’école, que ce que tu as acquis c’est à force de travail dans
l’entreprise. Je suis préoccupée. Je me demande comment je vais t’amener « à te dire toi ». Je n’ai pas
encore bien mesuré le chemin que je te demande de parcourir. Je pense que de te dire que ce que nous
allons faire est plus de l’ordre d’une construction interne ne va pas t’aider au contraire, cela risque de
t’effaroucher. Je préfère que tu le vives et que tu le découvres au fur et à mesure que tu mets en place
des points de repères pour toi avec mon aide. C’est certainement déstabilisant tout cela. Je me rends
compte qu’il n’est pas possible de t’expliquer ce que nous allons faire si ce n’est en le vivant, en te
donnant l’occasion d’en faire l’expérience. Je te demande de me faire confiance a priori, de t’en
remettre à moi, un peu comme un client à son guide. Tu as les questions et moi je peux t’aider à
découvrir des facettes de toi-même que tu ne connais pas. Dans ton milieu de technicien, comme tu me
dis si bien, les choses sont blanches ou noires : cela fonctionne ou pas. Alors c’est vrai, je commence
doucement : par moment quand ce que tu me dis est trop flou, ou trop général je te demande de me
donner un exemple. Ce que tu fais en me citant tel ou tel gars de ton équipe. Je te pose des questions
auxquelles tu ne peux pas ne pas savoir répondre et ce faisant tu prends confiance en toi. Tu sais.
Je te pose des questions auxquelles tu
ne peux pas ne pas savoir répondre et
ce faisant tu prends confiance en toi.
Tu sais.
Tu me fais part de ton souci à propos d’un de tes agents, il a la charge du magasin
d’approvisionnement. Tu as le sentiment qu’il ne fait pas partie de l’équipe. Tu m’expliques avec
force détails la situation géographique du magasin par rapport au reste des bâtiments, tu voudrais qu’il
soit plus proche pour pouvoir mieux le surveiller. Je sens qu’il se joue là pour toi quelque chose
d’important. Tu veux faire autorité sans le fâcher, tu as l’impression qu’il s’y prend mal, tu voudrais
l’améliorer, qu’il suive les bons conseils que tu lui donnes. Comme tu me dis si bien : « Enfin ce n’est
pas compliqué de bien ranger son bureau. D’ailleurs, je l’ai fait pour lui, je lui ai dit d’enlever de ses
murs tout ce qui ne lui appartenait pas ».
Car, m’expliques-tu, il était récent dans le poste et n’avait rien changé à la décoration, œuvre du
précédent occupant. Tu ne comprends vraiment pas comment on peut vivre comme cela. Je t’écoute,
dans un premier temps je me focalise sur le problème de l’éloignement entre le magasin et les autres
bâtiments. Je te suis dans ce que tu me dis, je t’accompagne dans la description du contexte. Je perçois
que le problème n’est pas là, je sais qu’il est nécessaire de te désorienter pour te faire regarder ailleurs,
mais ce n’est pas si simple. Je dois te dire que je crains de le faire, d’être maladroite, de te paraître
insensible ou pire inutile, parce qu’incapable de te donner tout de suite la bonne réponse.
Je suis en prise avec ma propre impatiente patience, mon propre conflit interne : te répondre tout de
suite, et en cela être celle qui te contente même si ce n’est qu’un contentement d’apparence, la
séductrice. Ou être celle qui te fait attendre, qui te fait détailler certains aspects sans que tu
comprennes de quoi il s’agit ou ce que je cherche : l’image qui me vient est celle du sphinx.
Tout cela se passe très rapidement, à l’intérieur de moi, ce n’est que maintenant que je nomme ainsi
ces aspects de moi-même. Ces deux positions ont toutes les deux la même intention : garder la
maîtrise et peut-être même le pouvoir. Le seul ennui et pas des moindres est que cela est en
contradiction avec ce à quoi je crois fondamentalement : tu as tes propres réponses, je suis là pour
t’aider à les découvrir, je n’ai pas à me substituer à toi. C’est mon intime conviction. Cependant, pour
l’incarner, il me faut accepter de ne pas répondre à tes attentes premières, il me faut accepter de te
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résister. Je prends le risque de ne pas te séduire, de te laisser momentanément frustré.
Alors, j’ai cherché à te faire revivre certains moments où tu étais en contact avec lui, le magasinier, tu
en as beaucoup, tu me donnes des informations de ce qu’il dit, de ce que tu lui réponds, de comment tu
abordes les différents points qui posent question. Très vite, je me rends compte que tu imagines que ce
que tu fais et penses est la meilleure façon de faire. Tu donnes des conseils à ton agent pour son bien.
Tu veux améliorer à la fois les conditions de travail de tes agents et la qualité du service rendu aux
clients, atteindre tes objectifs et défendre ton entreprise. Et plus tu parles et plus j’entends combien tu
es préoccupé. Au fur et à mesure s’amoncellent la gestion des heures supplémentaires, des fournitures,
les relations dans l’équipe, le respect de l’autre quelque soit son origine et puis ce sera le planning des
vacances. En un entretien tu balayes une grande quantité de thèmes, je te vois à la fois solide,
consciencieux et en même temps démuni et naïf.
Au deuxième entretien, tu vas revenir sur le problème avec ton magasinier, avec les mêmes plaintes :
il n’est pas organisé, il perd du temps etc. Et je t’amène à reprendre des moments particuliers, à dire ce
qui t’importe, ce que tu privilégies, à découvrir que ce à quoi tu portes de l’intérêt n’est peut-être pas
ce à quoi l’autre fait attention. Cela se fait doucement, je cherche à te faire regarder cette situation un
peu autrement, à entendre que l’autre a, lui aussi, son mot à dire et que tu ne l’entends pas.
Et, à la troisième rencontre, tu commences en me disant que « la dernière fois, ça m’a mis la puce à
l’oreille, je me suis aperçu que je partais dans ma direction, et puis que pour moi, c’était la bonne, en
gros c’était la bonne. On a discuté avec mon agent, j’ai voulu essayer de l’approcher, ... bon, son
rangement de bureau, je laisse un peu tomber parce que c’est peut-être une de mes obsessions, je
m’aperçois que finalement il y a peut-être du bazar mais il paume pas grand chose, on n’a jamais de
papiers perdus... »
Et, au fur et à mesure, tu me confies ce qui te fait bondir, ce qui t’énerve, ce qui t’inquiète : entre
autres le fait que tes collègues ne veuillent pas bouger, aller travailler dans une autre région. Quand je
te demande en quoi cela t’inquiète de voir les agents rester sur place, tu me réponds : « parce qu’ils
vont être malheureux ces gens-là dans 10 ans, ça n’ira pas ».
Et il y eut ce moment qu’encore maintenant je trouve magnifique. Pour toi il y avait le bon boulot et le
mauvais boulot. Bon, au sens de celui fait par les gants blancs, et mauvais celui où il fallait se salir !
Pour toi tout le monde aspirait à faire le bon boulot !
Tu avais prévu la restructuration de ton équipe sur ce modèle : il fallait que chacun fasse autant de bon
boulot que de mauvais boulot ! Tu as fait ta proposition aux personnes concernées et comme tu le dis
si bien : « ce que je m’attendais c’était sûr, c’est eux, gants blancs en gros, c’est les gens qui font les
petits dépannages, je m’attendais bien qu’ils allaient me dire de toute façon moi je descends pas dans
la fouille, ça c’était presque logique. Par contre, je ne m’attendais pas à ce que les autres disent : nous,
on est bien là, nous, faire du petit dépannage, ça nous plait pas,... et là je m’aperçois que ceux qui sont
dans la fouille, ils prennent pas le reste pour du bon boulot, alors j’ai été étonné. Alors, j’ai changé,
j’ai viré en disant qu’il fallait faire attention au niveau management, qu’il fallait faire un groupe
travaux, des mains, des gars qui tapent, ils sont bien entre eux, ils aiment bien leur boulot ».
Je t’écoute et je me dis que tu es en train de faire le boulot tout seul. Tu entends les agents de ton
équipe à un niveau profond, tu entends les critères qui sont les leurs, tu les prends en compte et tu
reconsidères ton système de croyances : tu es passé de : « il faut que tout le monde tourne pour faire
autant de petit dépannage que de travaux durs » à l’important « c’est que chacun trouve sa place ».
Grand changement, car au début, pour toi « il était hors de question que ce soient toujours les mêmes
qui soient dans les fouilles avec le marteau piqueur ou les gros engins et toujours les mêmes qui soient
dans les petites R5 à faire du bon boulot ! ».
Où la question est que: « Faire faire, c’est pas comme faire soimême ».
Toi, tu es différent, tu es un col blanc. Tu me reçois plutôt sûr de toi. Tu me demandes si j’ai trouvé
facilement, je t’explique que j’ai pris le train de nuit pour arriver à l’heure. Tu dis oui, ce n’est pas
facile d’arriver de bonne heure ici quand on vient de Paris, l’avion arrive tard. Tu ne sais pas que pour
moi c’est un première, je ne suis jamais venue dans cette ville, pour moi c’est aller au bout du monde !
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Nous nous installons, tu débarrasses un coin de ton bureau. Je me sens un peu à l’étroit, je me
demande si je vais sortir mon magnétophone. Il y a quelque chose d’incongruent dans ton
comportement : tu es à la fois empressé et en même temps tu te retiens. Quand je te rappelle le but des
entretiens, tu reformules en disant : « c’est de m’aider à voir clair dans la façon dont j’organise mon
travail ». Ce à quoi j’acquiesce tout en me disant et peut-être plus !
Tu commences, tu m’expliques d’où tu viens, tu me présentes ton service. Tu me montres les
documents dont tu te sers. Tu as le souci de me faire bien comprendre ton poste tout en démontrant ta
compétence et tu me dis que si quelque chose ne va pas dans ce que tu fais, tu aimerais que jete le
dise. J’entends, et te laisse dire. C’est ton discours de surface car en profondeur, il y a une partie de toi
qui cherche à savoir si je te juge ou non. Tu me testes, tu cherches à savoir si j’ai un parti pris. Par
exemple, tu me racontes comment ton chef t’a introduit auprès de tes agents : en disant qu’il
t’interdisait toute familiarité. Toi tu as réagis, tu as répliqué que tu n’a pas « la réputation d’être
de glace, que tu resteras correct mais que la familiarité, elle sera toujours un peu...». Je te demande ce
qu’est pour toi la familiarité. Tu m’expliques que c’est parler des aspects quotidiens de la vie : un
match de foot, une question sur les enfants, etc. Tu as compris ensuite que, pour ton chef, la familiarité
c’était de faire la bise aux femmes. Tu vois, je ne t’ai rien dit, j’ai juste fait en sorte que tu juxtaposes
ta façon d’envisager les choses et celle de ton chef. Une toute petite intervention qui, cependant,
introduit le fait que je n’ai pas à dire que l’un a tort et l’autre raison. Simplement chacun a son espace,
sa façon de penser, toi et ton chef entre autres, et que je n’ai rien à évaluer. J’installe ainsi par petites
touches, ma façon de travailler.
… en profondeur, il y a une partie de
toi qui cherche à savoir si je te juge ou
non. Tu me testes, tu cherches à savoir
si j’ai un parti pris.
Tu veux tout me dire. J’ai l’impression que le sac que tu portes est tellement plein que tu veux tout
déballer d’un coup, en vrac. Tu me parles d’une expérience passée qui t’a fait souffrir. Tu manifestes
beaucoup d’insécurité. Je veux me préserver, ne pas être emportée dans ce maelström, tu veux que je
te dises ce que tu attends : que tu as raison. J’ai besoin de respirer. Tu me fais du charme, tu me veux
aimante. Tu me confies ta difficulté à trouver ta juste position : « c’est plus agréable de travailler avec
un copain que de jouer un rôle ». Tu te sens obligé de sortir de ta personnalité. J’entends là un conflit
interne. Je dois te cadrer dans ta prise de parole. Je te demande de me donner des exemples de ce que
tu me dis, tu restes flou, tu me dis que ce sont des choses que tu sens, tu n’as pas d’éléments précis, tu
fais rapidement des déductions. Tu me donnes beaucoup d’informations sur ton contexte. A propos,
d’un problème avec ton adjoint, je te demande de te centrer sur une des entrevues, tu restes dans le
général, je reviens à la charge et là tu fais un commentaire : « il faudrait que j’observe un peu plus
maintenant ».
Au deuxième entretien, tu me dis que tu n’as pas fait ce que tu voulais faire. Tu m’expliques que ce ne
sera pas aussi précis que ce que tu souhaitais. Et pourtant, tu parles d’une situation précise, tu t’en
écartes et tu reviens. Je te pose des questions sur les informations que tu prends qui t’amènent à dire
que les personnes sont insatisfaites et tu me réponds : « parce qu’elles me l’ont dit, elles me l’ont dit
quand on a discuté, enfin elles me l’ont fait sentir. En fait, j’en sais rien » !
Dans l’entretien suivant, tu parles d’un différend avec ton supérieur direct. Tu me dis que tu as eu
l’impression de te ramasser, de te faire recaler. Et tu vas continuer dans cet entretien à nommer ces
choses qui ne vont pas bien, cette séparation entre la nécessité de faire des contrôles dans ton équipe :
« c’est un acte de management, pour lequel je suis payé » et le fait d’être proche d’eux en allant dans
leur bureau : « m’immerger de temps en temps pour que les gens voient que je m’intéresse ».
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Quand je t’entends, j’ai l’impression qu’il a quelque chose que tu ne dis pas et que cela pourrait être
important de laisser venir. Tu m’agaces avec tes bons sentiments, tu es trop dans la séduction. C’est
quoi ce petit garçon qui veut donner l’impression que quoi qu’il se passe il tendra la joue gauche après
s’être fait taper la joue droite ? Bon, je mets le mouchoir sur ces interprétations et je te demande dans
quel état d’esprit tu es quand tu fais ces contrôles. Tu me réponds que tu es très conciliant, et là tu
t’arrêtes pour me dire « c’est intéressant votre question » parce que tu t’es surpris récemment à faire ça
avec « un esprit de flicage, en y prenant même du plaisir, à espérer une petite connerie », que tu as
trouvée et qui te donne une montée d’adrénaline. Alors tu t’es énervé, tu as repris point par point tout
ce qui a été fait pour coincer le responsable de l’erreur, tu allais lui laisser une note cinglante sur son
bureau. Et là, nos entretiens précédents t’ont aidé rapportes-tu, tu as réfléchi, tu t’es dit que la
personne à qui tu t’adressais allait se sentir agressée. Tu as opté pour une rencontre dans laquelle tu as
cherché à développer plus de confiance, tout en gardant ton objectif de faire prendre conscience de la
nécessité de respecter les règles. Tu me parles d’un attitude conciliante, je te demandes de me décrire
comment tu étais, tes réponses sont restées floues, tu me réponds que tu ne vas pas dans ce détail
d’observation.
T’ai-je déstabilisé par cette demande ? Toujours est-il que, dans les entretiens suivants, quand je te
demande des précisions tu me les donnes, tu es capable de me procurer des éléments que tu as
observés, tu as les yeux ouverts sur les autres, tu calibres les différences. J’ai l’impression que tu as
élargi ton système de référence, tu es passé de uniquement « je le sens » à « je le sens et je le vois ».
Nous finissons par faire un travail pour que tu puisses mieux évaluer entre deux possibilités
d’évolution de carrière qui s’offrent à toi, la décision finale ne dépendant pas de toi. Je te demande
d’exprimer le critère important dans chacune des propositions, mon intention est de t’amener à
hiérarchiser tes critères. Et là se met à jour le conflit que j’avais pressenti au tout début, tu es dans ce
travail parce que c’est mieux vu par la hiérarchie d’avoir à manager des hommes, mais pour toi tu as
l’impression « de rien produire personnellement, de ne rien produire ». Alors que ta tendance profonde
est de faire vraiment toi-même : « faire faire n’apporte pas la même sensation que de faire soi-même ».
Alors, sachant qu’en tout dernier ressort tu n’auras peut être pas la possibilité de choisir, j’opte pour
un recadrage de contenu en te faisant énumérer tout ce que tu es obligé de faire toi même en position
de manager. Tu es ainsi amené à reparler de la situation très douloureuse de ton début de parcours en
tant que manager que tu n’avais fait qu’évoquer au premier entretien. Tu exprimes ce que l’autre t’a
fait vivre et je te conduis à dire ce qui se passait pour toi. Je peux dire qu’à ce moment-là je te fais
explorer aussi bien les émotions qui te traversaient, tes pensées que ce que tu faisais. A la fin de
l’entretien, le dernier, tu es plus tranquille, il me semble que quelque chose a été nettoyé.
Où la question est : « Attendez, tout le monde ne pense pas comme
moi » ?
Toi, tu me reçois à l’agence principale, car chez toi c’est un coin éloigné. Tu te racontes facilement, tu
es un technicien supérieur, fier de ses études et d’avoir réussi. Tu m’expliques que tu as quitté ta
famille jeune, pour poursuivre tes études. Ce n’était pas facile, mais tu en es content maintenant. C’est
ton premier poste en responsabilité. Tu as une équipe avec des jeunes et des anciens, habitués à « un
management à la papa ». Et toi, tu veux instaurer un management plus « autonomisant ». Tu veux que
ton adjoint prenne des décisions, tu veux être en soutien, pas dans tout faire à leur place. Tu te plains
du manque d’organisation, tu voudrais que tes agents prennent plus d’initiative. Je t’écoute, et me
demande comment je vais t’amener à dénouer l’écheveau, à t’aider à trouver ta position d’autorité, à
cerner ce sur quoi tu peux agir, ce qu’il t’appartient de faire bouger et ce qui ne dépend pas de toi.
Tu m’expliques que tu as beaucoup de mal à faire faire un travail dans les temps impartis. Je te propose de prendre la dernière situation où tu as demandé un travail en donnant une échéance. Tu
m’expliques qu’il s’agit de remettre un rapport sur la faisabilité et le coût de travaux par hélicoptère.
Tu as dit à ton agent qu’il avait 15 jours pour le faire. S’engage alors le dialogue suivant :
-C : Pour vous 15 jours c’est quoi ?
-T : Eh bien 2 semaines.
-C : A quelle date cela correspond-il par rapport au moment où vous avez donné ce travail ?
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-T : Euh, j’en sais rien ! C’était le 7, dans 15 jours cela fait le 22, oups avec le pont du 14 cela va faire
juste... Bon, je me rends compte que je donne un temps pour le principe. Je ne donne pas de date et là
dans ce cas-là cela ne peut pas marcher. Faut que je fasse plus attention quand je donne un temps !
Une autre fois tu me parleras de ta difficulté à comprendre un de tes agents un « jeune qui a son bac »
qui ne veut pas avancer, qui ne veut pas progresser dans sa carrière, qui se trouve bien comme cela. Tu
en es profondément choqué. Tu me donnes l’impression d’en souffrir. Je te fais alors explorer ce qui a
de sous-jacent à ce problème de désir ou non d’avancer de progresser en te demandant ce que cela
représente pour toi. Tu me réponds que c’est un besoin naturel, que tu ne peux pas imaginer qu’on
n’ait pas envie naturellement de progresser. Tu insistes sur ce terme de naturel. Il n’y a pas de place
pour le doute, cela ne peut être que naturel. Je prends le temps de valider ce critère de naturel. Et se
révèle à toi que cet élément de naturel est quelque chose qui t’appartient de façon fondamentale. Pour
toi, tu considères que c’est valable pour tout le monde. Cela te semble naturel de quitter ses parents
pour faire ses études, naturel de faire preuve de mobilité dans l’entreprise, et de rajouter à mon
adresse : « ce n’est pas le cas de tout le monde ? ». Force m’est de te répondre non. Tu es surpris, et tu
me dis que tout d’un coup tu comprends ce qui provoque des incompréhensions avec ta femme. Tu
découvres que ce que tu énonces comme étant naturel ne l’est pas pour elle. Que, au delà de la
progression professionnelle, tu attaches beaucoup d’importance à ce qui est naturel. Et de me donner
des exemples où le comportement de tes agents t’a surpris, tu te rends compte maintenant que tu ne dis
pas certaines choses parce que pour toi c’est naturel de le faire, que le mentionner c’est considérer
l’autre comme stupide. Tu t’es mis tout seul à recadrer quelques situations avec une bonne humeur
teintée d’étonnement.
Pour une autre rencontre, je suis allée chez toi, à ton bureau. Je suis très attendue, car il y a eu de la
neige ce matin, et tout le petit monde de l’agence, que des hommes, se demandait comment la petite
parisienne allait s’en sortir ! Tu me dis : « ça c’est l’ambiance d’ici, bon enfant ». Et puis tu rajoutes :
« enfin, ils se demandent bien ce que je fais avec vous ! ». Tu me dis ta satisfaction d’avoir ces
entretiens, tu dis que cela développe tes capacités auto critiques. Tu fais plus attention à ce que tu dis
et aussi à comment tu le dis, tu as arrêté d’être sur le dos du jeune pour qu’il progresse. Tu reproches à
ton hiérarchique son absence d’accompagnement. Je te fais décrire, à partir de la semaine passée,
comment cela se traduit dans les faits, et ce que tu voudrais qu’il se passe. Tu vas au devant des
demandes de ton hiérarchique, tu imagines ce qui est pertinent de lui faire savoir, tu prépares des
tableaux. Et tu prends conscience que tu aimerais que tes contremaîtres fassent la même chose pour toi
sans que tu aies besoin de leur demander. Et d’autre part, tu aimerais que ton chef vienne vers toi
comme toi tu vas vers tes contremaîtres. Enfin bref, si ceci n’est pas un superbe exemple de projection
sur autrui ! L’impression que je garde de ce moment-là est que ta prise de conscience s’est faite tout
naturellement. Il a suffi de t’amener à décrire ce que tu faisais, ce que tu aimerais pour que le tableau
se mette en place et que tu comprennes. C’est vrai avec toi les choses semblent naturelles. Et on a
terminé, trop vite à mon goût, mais dans cette série, il n’y avait que trois entretiens. J’aurais bien
continué. Mais un contrat étant un contrat, nous nous sommes arrêtés là.
Où la question est j’y vais où j’y vais pas ?
Toi, tu es différent, tu as un poste où tu fais partie du niveau hiérarchique au dessus, tu as déjà suivi un
certain nombre de stages de communication et tu veux avoir des trucs pour mieux te débrouiller. Tu
m’impressionnes, tu es un ingénieur, j’ai la croyance que dans ton monde, tout ce qui est relationnel,
c’est irrationnel, et que tu ne prends pas ce travail vraiment au sérieux ! Je ne sais pas bien ce qui te
motive en profondeur. Tu es assis à ton bureau sur ton fauteuil directorial, moi en face de toi sur une
chaise fauteuil de visiteur ! Tu te balances sur ta chaise, avec les bras au dessus de la tête, tu parles très
vite, il m’est impossible de me synchroniser posturalement, j’ai bien essayé de le faire en croisé, en
reprenant tes gestes. Dès que je le fais, tu te désynchronises. Alors, je joue ton jeu, pendant tout cet
entretien je vais m’informer sur ce que tu fais et tu m’expliques la structure générale dans laquelle tu
es, les points qui fonctionnent, ceux qui posent problème. Je suis restée dans le même registre que toi,
plutôt centrée sur ton contexte d’un point de vue relativement abstrait. Tu utilises beaucoup de on, tu
me parles de définition de politique, d’application des décisions politiques, quand je te demande des
précisions, tu restes vague. Ce n’est pas confortable pour moi, je me vis comme pas bonne, je n’atteins
pas tout de suite mon objectif !
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Et là, je me suis trompée, j’ai voulu
aller trop vite, j’ai voulu jouer ton jeu,
pour me faire reconnaître. Au lieu de
te faire vivre une expérience, en
réponse ta demande je t'explique
comment on peut faire.
A notre deuxième rencontre, toujours à ton bureau, je vais te proposer qu’on se centre sur l’objet de
nos entretiens : les compétences d’un manager de ta ligne hiérarchique ; que tu me déclines celles qui
te semblent importantes, je vais apparemment te laisser faire. Et à propos de ces choses générales que
tu me dis, je te demande un exemple, une anecdote qui illustrerait ton dire. Et tu t’y prêtes volontiers,
tu as justement eu un entretien ce matin : tu as commencé par parler de choses extra professionnelles
auxquelles tu sais que ton interlocuteur s’intéresse pour détendre l’atmosphère (c’est ce que tu feras
avec moi dans les entretiens suivants, signe pour moi que tu es détendu). Je comprends que tu utilises
ce à quoi tu reconnais que toi tu es détendu, pour installer un climat de confiance. La question qui me
vient est qui a besoin d’être détendu ? Et au fur et à mesure que tu me dis ce que tu fais dans ces
différents entretiens, je prends le temps de te pointer ce que tu mets en œuvre. Par exemple, tu
m’expliques que lors d’un entretien de recrutement, tu voulais être objectif et faire la part des choses
entre les bruits de couloir et la réalité de cette personne. Pour moi, tu cherches à tester sa congruence
et, je te dis : « vous cherchez des faits, des exemples précis pour voir s’il y a un décalage entre le faire
et le dire ». « Oui, des trucs comme ça... » me réponds-tu. Tu continues et vient sur le tapis la question
de l’évaluation de la réelle disponibilité d’un individu en situation d’astreinte. Et là, je me suis
trompée, j’ai voulu aller trop vite, j’ai voulu jouer ton jeu, pour me faire reconnaître. Au lieu de te
faire vivre une expérience en réponse à ta demande de comment tester la disponibilité autrement qu’en
demandant : « Êtes-vous disponible en cas d’astreinte ? », je t’explique comment on peut faire en
utilisant l’arbre des critères, je prends plusieurs minutes. Tu me dis à plusieurs reprises : « je ne vois
pas », et moi je n’entends pas que tu ne vois pas. Et plus j’avance, bien sûr, moins tu vois ! Et puis je
prends un exemple qui me vient à l’esprit et je joue à la fois ton rôle : je pose les questions et le rôle
du postulant : je réponds. Et en même temps, je suis en métaposition, car j’analyse au fur et à mesure
les réponses que je donne en tant qu’interviewé potentiel en même temps que j’évalue ce qui peut être
intéressant de mettre à jour pour toi, cela va très vite. Je suis tellement occupée à trouver le bon angle
d’attaque du problème que j’en oublie que c’est le tien. Et comme sur une calculette, le résultat de mes
cogitations fuse : le véritable besoin du manager dans ces cas-là est... Et je te le dis « ce n’est pas la
réponse en oui ou non à la question de la disponibilité qui vous intéresse, c’est l’évaluation de la
conscience des limites que votre interlocuteur a dans les situations d’astreinte ». « Oui, me dis-tu, c’est
ça, on peut toujours comprendre que dans certains cas une personne soit indisponible ». Et à ce
moment-là, tu formules ce qui est pour moi la vraie question : « comment réagirait-il si j’ai vraiment
besoin de lui ? ». Ouf, sauvée, je suis retombée sur mes pattes, bonne pioche ! Alors, et seulement
alors je te mets en situation de découvrir ce que recouvre cette notion de disponibilité pour toi, et tu la
déclines en implication et en solidarité.
A ce moment-là, je ne sais pas si tu as intégré ce à quoi on vient de travailler, par contre j’observe que
ton discours change que tu es vraiment intéressé par ce qu’on est en train de faire. Tu le répètes
plusieurs fois : « c’est intéressant ». Tu me demandes des explications, je te les donne et j’en profite
pour te faire vivre, par petites touches ce que je t’explique. Tes critères apparaissent. Tu es soucieux
de vraiment écouter ton interlocuteur. Je te questionne pour savoir comment tu t’y prends pour mener
un entretien, quelle est ta stratégie générique et quelles sont tes stratégies spécifiques. Je te fais
naviguer dans les différents niveaux logiques et j’obtiens des réponses dans tous les niveaux exceptée
la vision du monde. Et vient un autre problème de relation avec un de tes subordonnés et tu me confies
tes difficultés, ce qui te touche, une sorte d’épine dans ton pied de manager. Tu me fais confiance.
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A notre rencontre suivante, tu commenceras tout de go par dire que ce n’est vraiment pas facile de
poser les questions comme nous en avions parlé. J’entends là un jugement de valeur sur ton
comportement, fondé, peut-être ? Et comme j’en ai l’habitude, je te propose de revenir à ce moment
où tu mets en application ce type de questionnement. Tu t’y remets, j’observe le changement de
direction de regard signe de ton activité évocatrice, j’observe que tu entends ce qui est échangé à ce
moment-là et je te demande de me dire ce qui se passe pour toi, et la réponse vient :« j’avoue que
j’étais plutôt attentif à la manière dont j’allais posé la question suivante tout en écoutant quand
même...». Et de fil en aiguille va te revenir tout ce que ton interlocuteur t’a dit, que tu as très bien
entendu. Ce qui n’est pas satisfait dans ce cas-là et qui apparaîtra massivement dans l’entretien suivant
c’est que les questions ne viennent pas « instantanément » ! Je me dis que plus on a fait des études
importantes, plus il délicat de se retrouver à faire un nouvel apprentissage. Tu es celui que je vais le
plus prendre par la main pour lui montrer les détails de ce que je fais, tu as soif de savoir, pas un
savoir théorique, un savoir expérientiel, tu veux comprendre pour mettre en application, ce que tu fais.
J’arrive ce matin, il est 8 heures, je n’ai pas très bien dormi, mes voisins à l’hôtel ont été très bruyants.
Et toi, tu me proposes que nous nous asseyons autour de ta table dont tu me dis que tu trouves cela
plus convivial ! Cela ne t’empêche pas de continuer à te balancer sur ta chaise ! Le ton de notre
échange a changé, tu es passé du registre très sérieux, un peu coincé à quelque chose de plus ouvert.
Oh, bien sûr, tu me demandes encore des conseils mais, tu te rattrapes en souriant en tu dis : « Autant
vous donnez l’exemple tout de suite, parce que vous n’allez pas me laisser tranquille ! J’ai compris
n’est-ce pas ? » Et nous sourions, tu laisses voir ton côté taquin, tu rajeunis en disant cela, j’ai
l’impression d’être avec un de mes frères, il y a de la connivence entre nous ! Nous allons terminé
cette série d’entretiens ainsi avec des passages du professionnel au personnel, tu me demandes même
comment je fais avec mes enfants, et je te réponds.
Là où l’entretien commence par : « je n’ai pas envie de parler ».
Et bien sûr, il y a toi, qui un jour est arrivé avec le teint cireux, tu venais d’avoir une altercation avec
un de tes agents, tu as commencé en me disant : « je ne suis pas enclin à parler en ce moment, le fait
d’être comme ça j’ai pas envie » et je te regarde, je te dis « vous ne vous sentez pas bien », tu me le
confirmes et je vais prendre le temps de vérifier si c’est écologique pour toi d’avoir cet entretien. Tu
me dis que tu vas prendre sur toi. Je reconnais chez toi les signes d’un état légèrement dépressif que tu
traites en polarité : « je fais comme s’il n’y avait rien » me dis-tu. Alors je te demande, puisque tu
veux continuer cet entretien, ce qui pourrait te faire du bien. Tu me réponds de continuer comme on
était parti, alors je prends la décision de te faire explorer ta compétence en recrutement. Et c’est ainsi
que tu me dis que ce que tu cherches c’est que « la personne parle vrai, qu’elle lâche des phrases ».
Pendant cet entretien tu vas lâcher des phrases, parler des autres, parler de ceux qui tombent malades
parce que leur boulot ne leur convient pas, de ceux qui boivent, de ceux qui attendent la fin de la
journée, tu sors ce qui te pèse. J’ai l’impression de quelque chose qui te ronge intérieurement.
D’ailleurs tu as un tic : tu manges le coin de ta moustache ! Je te demande des exemples et tu en viens
à me dire : « se battre pour soi c’est pas facile, se battre pour les autres c’est épuisant ». En t’écoutant,
je me dis que ce serait bien si tu prenais un peu de distance, je pense que l’ulcère à l’estomac n’est pas
loin ! Et je te demande l’enjeu qu’il y a pour toi à ainsi te battre pour, entre autres, un agent de ton
équipe, tu me réponds : « Pour moi l’enjeu, il est là, c’est que, à partir du moment où on a commencé à
aider quelqu’un à s’en sortir, je crois qu’il faut jouer le jeu ».
Heureusement que j’ai continué l’entretien avec toi ! Sur le moment je n’ai pas compris pourquoi tu
étais reparti avec le teint rose, j’avais eu l’impression de beaucoup t’écouter, de recevoir ce que tu
disais, sans vraiment utiliser d’outils de recadrage ou de changement de point de vue ou autres !
Maintenant, je sais, j’ai incarné face à toi tes valeurs, tu as pu te reconnaître à travers moi. Je sais que
depuis tu as changé de poste, tu m’as dit te servir de ce que nous avions fait.
Là où il est question de conclusions
C'est le moment le plus difficile pour moi, bien plus difficile que de mener des entretiens : mettre des
mots sur ce qui s’est passé dans ces entretiens, en tirer des enseignements ou des pistes de réflexion.
Ma tendance naturelle serait de dire que je n’ai pas fait grand chose, en écho avec une phrase de J.
Elfline qui témoigne ainsi de son expérience de « coachée » : « Il y a un paradoxe inhérent au
46
coaching. Je suis souvent ressortie d’une rencontre avec mon coach en ayant la sensation qu’il était
inutile. J’avais toutes les réponses (précisément). J’avais fait tout le travail. (Oui, bien sûr)» (cf.
Anchor Point).
Mais quand j’écris cela, ma gorge se serre et si j’en crois mon signe corporel, je ne me rends pas
justice. Effectivement, je pose des questions, j’obtiens des réponses. Suivant les cas, je cherche à
ramener les personnes vers des situations spécifiées, j’aide à focaliser, je contribue à mettre à jour les
croyances et les critères qui fondent ce qu’ils font, je favorise la prise en compte leur réalité
subjective. Oui, c’est vrai, évident, presque trop. Mais sous cette surface, qu’y a-t-il ? Par quoi suis-je
passée pour mener à bien cette action ? Et en définitive qu’est ce qu’accompagner une personne dans
son processus dans le cadre de sa vie professionnelle sinon participer à développement personnel
professionnel ?
Permettez moi d’user d’une analogie : il m’est arrivé plusieurs fois, surtout, dans un pays étranger, au
restaurant, de me retrouver devant une carte peu explicite ! Ma première réaction est alors de me
tourner vers le serveur et de lui demander conseil car, à ce moment-là, je pense que lui sait ce qui est
bon pour moi. Je m’en remets à son avis, lui est un spécialiste, il ne peut être que de bon conseil. Et
parfois c’est approprié, mais bien souvent je suis plutôt déçue.
Et bien, il en a été de même pour les participants à cette action, leur attitude dans les premiers
entretiens a été de me poser des problèmes, de me soumettre des difficultés qu’ils rencontraient pour
que je leur donne LA solution que, bien entendu, en tant que « experte en relations humaines je ne
pouvais pas ne pas avoir ! ».
Je me suis retrouvée dans une situation inhabituelle, je n’avais pas mesuré combien cette entreprise
(entre autres) était habituée à la posture prescriptive18, aussi bien pour répondre que pour demander
Cette posture est a priori plus rassurante. Alors que pour moi, dans cette situation la posture réflexive,
était et est la plus féconde. Au delà de l’efficacité plus ou moins importante de telle ou telle technique,
je ne me reconnais pas légitime, dans ce contexte, quand je donne un conseil, ce ne serait pas tenable.
L’autre dimension est celle liée à la notion d’expérience vécue. Dans l’accompagnement de type
réflexif, je mets en place une situation emboîtée. Je veux exprimer par là que à propos d’une
expérience passée, je demande, dans l’ici et maintenant, de faire l’expérience d’être relié à soi même.
Le fondement de ma pratique est là :
être dans l’ici et maintenant, et même
si je demande à l’autre de se référer à
des événements passés, c’est un biais
pour provoquer l’apprentissage et
l’appropriation de lui.
Et cette exigence entraîne un changement : changement de regard sur soi, et changement sur les autres.
En développant la posture réflexive je leur donne l’occasion de découvrir qu’il est possible de
s’adresser à quelqu’un sous une autre forme que celle de maître à élève. Et j’ai eu la preuve que
plusieurs d’entre eux ont transféré dans le quotidien le questionnement que j’utilise et m’ont fait part
de l’efficacité qu’ils se découvraient. Cela c’est ce à quoi je crois, ce qui fonde ma pratique, ma
théorie professée comme diraient certains !
Dans la réalité de l’action, j’ai été fortement déstabilisée. Je me trouvais peu compétente. J’ai traversé
18
La posture prescriptive consiste à s’entretenir avec quelqu’un afin de lui donner des conseils pour résoudre le
problème évoqué. La posture réflexive vise à faire prendre conscience à la personne de ce qui est à l’origine du
problème et en conséquence à l’aider à élaborer ses propres solutions.
47
des moments de doute après les premiers entretiens. Pour moi, donner des exemples, se rapporter à sa
propre expérience ne représentait pas une difficulté en soi. Je savais que cela ne se faisait pas
naturellement, qu’il fallait le demander, mais qu’une fois que la demande était faite le reste venait.
Illusion, car se rapporter à soi même, se prendre pour référence de façon attentive et consciente, se
mettre à travailler avec sa propre matière, se l’approprier sont de véritables compétences, qui, comme
toutes compétences demandent un apprentissage. Et là, dans cette action je rencontrais des personnes
qui avaient, éventuellement, l’idée que cela pouvait se faire mais n’avaient ni entraînement, ni
pratique. Il n’était pas question de leur dire que ce qu’il faisait n’était pas ce que j’attendais. Et
pourtant, je ne pouvais pas mener cette action sans que s’opère un renversement de croyance « l’autre
sait pour moi ce que je dois faire » à « je peux découvrir à l’intérieur de moi les ressources pour
résoudre de façon appropriée ce à quoi je suis confronté ». Je ne pouvais que les amener à faire
l’expérience, à créer les conditions pour que cette expérience existe tout en respectant leur processus.
Dans un des exemples que je relate (Faire faire c’est pas comme faire soi-même) : je diagnostique au
premier entretien que mon interlocuteur est dans un conflit interne, il veut une chose et son contraire,
ce qui se traduit dans son management d’équipe par soit être copain soit être gendarme. Il n’a pas
d’autre alternative. Lui, par contre, n’en a pas conscience, ce sont ses collaborateurs qui ont des
difficultés. D’ailleurs il peut m’en donner des preuves : les informations sur le contexte ne manquent
pas. Mais quand il s’agit de l’amener à nommer ce que lui prend en compte, il est sans réponse. Et
cette question va être le déclencheur, il va découvrir ce qu’il ne fait pas et qu’il pourrait faire, il va
petit à petit se poser en lui même. Prendre un temps de réflexion au lieu de foncer dans la (ré)action,
prendre le temps de se poser des questions.
J’ai trouvé chez John Whitmore19 le concept de « point aveugle » qui me semble-t-il fait écho à mon
propos. Il l’utilise pour définir une absence de perception chez un sportif dans la réalisation d’un
geste. Il fait l’hypothèse que ce point aveugle est le signe d’un défaut ou d’un déséquilibre du
mouvement. Et que lorsque l’accompagnateur parvient à stimuler chez la personne la perception qu’il
a de cette zone, sa conscience du mouvement se rétablit et le rééquilibrage se fait naturellement, sans
apport de technique extérieur. « On ne compte plus les propriétés curatives de la prise de conscience».
Dans ce cas-là, je n’ai pas nommé, vous vous en doutez, le conflit interne, par contre comme dans le
geste du sportif, j’ai orienté l’attention de mon interlocuteur vers des éléments qui, de façon
indéniable, devaient ou devraient être présents dans son expérience, mais qu’il ne prenait pas en
compte. Ce déplacement dans la prise d’information de l’extérieur vers l’intérieur est constitutif de
mon accompagnement. Je veux que l’autre prenne conscience de sa référence interne, construise des
repères, de façon consciente, sur lesquels il puisse s’appuyer pour agir de façon appropriée.
Appropriée dans les deux sens du terme : adéquate à la situation externe et appartenant en conscience
à la personne.
Quand je cherche à dire ce que je fais quand j’accompagne quelqu’un dans le cadre du développement
personnel professionnel, il ne s’agit pas tant de parler de ce que je fais, mais plutôt de dire au service
de quoi je mets ce que je fais.
Les expressions qui me viennent sont : accroître l’autonomie, donner de la reconnaissance, contribuer
au changement, favoriser le développement, encourager la cohérence et la congruence, développer de
la flexibilité, aider à l’appropriation.
Et pour que tout cela s’incarne je ramène la personne vers elle même, comme un leitmotiv, et vous,
donnez-moi un exemple. Je réalise qu’à ce moment-là je travaille avec cette personne-là, avec ce
qu’elle est ce jour-là. Je suis vide de projet autre que celui de la faire avancer d’un pas dans la
découverte d’elle même dans son contexte professionnel. Ma question intérieure est de quoi êtes-vous
fait, vous, là maintenant quand vous faites ce que vous faites ?
Le fondement de ma pratique est là : être dans l’ici et maintenant, et même si je demande à l’autre de
se référer à des événements passés, c’est un biais pour provoquer l’apprentissage et l’appropriation de
lui.
19
John Whitmore, 1999, Le guide du coaching, Maxima, Paris.
48
Et si j’en reviens au début de ma conclusion, je boucle ma boucle, dire les « outils » que j’utilise hors
de leur contexte c’est en faire des objets morts. J’espère qu’au cours de ces pages je vous ai donné à
voir entendre et sentir l’utilisation vivante des différents outils. Mais maintenant, je me retrouve face à
une nouvelle question : comment faire en sorte de que ce que je viens d’écrire puisse s’apprendre,
comment faire en sorte que pour ceux pour qui ce que je dis ne représente que des mots puissent, à
leur tour, pratiquer suffisamment sereinement ?
J’ai quelques idées...
49
Accompagnements de
professionnels
Comme en témoigne le tome 2, les enseignants se sont très vite saisis des techniques d’explicitation
pour accompagner les analyses de pratique(s). Cette partie du tome 1 éclaire comment ces techniques
se sont répandues dans d’autres secteurs éducatifs ou non, toujours au service de l’analyse de
pratique(s) et pour des objectifs variés. Par exemple pour la formation au sein du milieu médical,
infirmiers, SAMU, CESU (centre d’enseignement des soins d’urgence), pour la formation des
professionnels et des formateurs dans le milieu chorégraphique, pour la mise en mots des
compétences, dans le secteur de la Validation des Acquis de l’Expérience, en particulier.
L'article d'Armelle Balas, Apprendre et aider à apprendre de son expérience, est la retranscription
d'une conférence auprès de professionnels du secteur sanitaire et social donnée sous le même titre.
L'article La pratique réflexive, une valse à 7 temps, développe les différentes étapes du processus
réflexif abordé dans l'article précédent. Il est le point de départ du livre d'Armelle Balas paru en 2013
chez Elsevier-Masson (La pratique réflexive, un outil de développement des compétences infirmières).
Toujours d'Armelle Balas, l'article suivant, Focusing dans une analyse de pratique, témoigne
comment l’analyse de pratique, si elle repose sur la mise en mots de l’expérience grâce aux techniques
d’explicitation, peut s’enrichir d’autres outils qui favorisent l’approche psychophénoménologique,
comme ici le focusing de Gendlin (Focusing, au centre de soi, Poche, 2010)
Le protocole Pauline ou la poupée qu’on bascule montre que l'explicitation, technique qui favorise
l’analyse de la pratique, s’intègre parfaitement dans ce qu’Anne Cazemajou appelle la pédagogie
phénoménologique, « par laquelle l’apprentissage (devient) la matière dont l’élève vit et saisit la
situation d’enseignement », ici, auprès de danseurs professionnels.
50
Paru dans Expliciter 84, mars 2010
Apprendre et aider à apprendre de son
expérience
Armelle Balas-Chanel 20
Cet article reprend le contenu d’une conférence que j’ai faite à Besançon, en 2008, destinée à des
personnels (de toutes catégories socio-professionnelles) des métiers sanitaires et sociaux. La
commande de l’ANFH et UNIFAF (organismes collecteurs de fonds, pour la formation des personnels
du sanitaire et du social) était d’aborder la pratique réflexive comme moyen d’apprentissage, en
raison des mutations dans la formation et dans la gestion des personnels de santé. La journée
s’intitulait « apprendre et aider à apprendre de son expérience ». Elle a réuni 300 personnes environ.
La conférence avait lieu le matin, l’après-midi était consacrée à des témoignages en tables rondes de
professionnels du sanitaire et social, utilisant la pratique réflexive (avec ou sans les techniques
d’explicitation) : la première table ronde concernait le secteur de la formation et de la VAE, la
seconde regroupait des professionnels des services.
J’ai eu envie de partager le contenu de mon exposé avec vous, parce qu’il reprend un certain nombre
d’éléments que je tricote dans mes formations aux techniques d’explicitation, notamment quand il
s’agit de former des formateurs, des personnes d’encadrement, de VAE ou des praticiens de l’analyse
de pratique. Pour intégrer ce diaporama et sa présentation dans « Expliciter », j’ai repris le contenu de
certaines diapositives que j’avais utilisées sans les projeter pendant la conférence (introduction,
réductions) et j’ai repris les commentaires que j’avais rédigés en dessous des diapositives projetées au
public et j'ai inséré directement les diapositives qui présentaient des schémas.
Pour la petite histoire, le moment de la mise en évocation (réduction 1 à 5) a été particulièrement
jubilatoire pour moi, c’est celui que j’avais choisi, lors de mon travail en focusing, décrit dans le
numéro 78 d’Expliciter.
Pour présenter cette conférence dans une plaquette d’information, j’avais proposé un court texte que
je vous livre en premier lieu.
Les pratiques réflexives.
« A un moment de la soirée qui suit un concert, que ce soit un solo, un duo, un quatuor (…) elle a besoin de
s’isoler pour passer mentalement en revue les moindres déroulements de son jeu. (…) C’est un peu le système
des skieurs de haut niveau avant une course : les yeux fermés, ils mémorisent chaque virage et chaque bosse,
chaque pente, et, de leurs deux mains, miment le parcours dangereux qu’ils vont entamer. Clara procède de la
même façon mais, si l’on peut dire, après la course. » (P. LABRO, sept 2007, Frantz et Clara)
Clara, la jeune violoniste du roman de Philippe LABRO adopte ainsi une posture réflexive, pour trouver, en
revivant mentalement son expérience passée, en quoi elle a contribué à la réussite ou à l’imperfection du concert
du jour.
Que l’on soit musicien, skieur ou professionnel du sanitaire et du social, il est souvent nécessaire de revenir sur
ses pratiques pour les connaître. Car il ne suffit pas d’avoir vécu un moment professionnel et avoir agi, pour
savoir ce que l’on a fait et comment on l’a fait, ni quelle logique interne a guidé notre manière d’agir. Une bonne
part de notre vécu reste « implicite », sans accéder à notre conscience réfléchie. Quel que soit notre objectif, il
est nécessaire de décrire notre pratique, avant de la prendre comme objet de travail.
20
Docteur en sciences de l’éducation, membre du groupe de recherche sur l’explicitation (GREX), qualifiée
formatrice aux techniques d’explicitation, elle anime, entre autre, des groupes d’analyse et d’échange de
pratiques et forme des animateurs d’analyse de pratique.
51
Il peut y avoir plusieurs buts à cette posture et à cette pratique réflexive : construire des compétences
professionnelles en formation initiale ou continue ; améliorer sa pratique professionnelle, quand on n’en est pas
tout à fait satisfait ; la pérenniser, quand on a bien réussi et que l’on souhaite savoir comment on a fait pour
réussir. Cela peut aussi servir dans le cadre des ressources humaines pour repérer ses compétences et les faire
valider, pour harmoniser les pratiques d’une équipe, pour se préparer à un entretien annuel. En lien avec la
notion de « formation tout au long de la vie », prendre appui sur son expérience pour repérer, décrire,
comprendre sa pratique afin de valider ou développer des compétences, la pratique réflexive est devenue un outil
de développement professionnel incontournable.
De quoi s’agit-il, quand on parle de « posture et de pratique réflexive » ? Quels en sont les enjeux, notamment
dans le cadre sanitaire et social ? Comment procéder ? Comment ne pas tomber dans une description incomplète,
voire déformée de la réalité de son expérience ? Comment accompagner cette posture et cette pratique, quand on
est dirigeant, formateur ou tuteur ? Quel processus est à l’œuvre pour que la personne prenne conscience de son
propre vécu ? En quoi cette pratique enrichit-elle celui qui l’utilise et son environnement professionnel ?
Telles sont les questions auxquelles la conférence cherchera à répondre.
Voici maintenant le contenu de mon exposé, tel que je l’avais imaginé, et que j’ai globalement tenu,
grâce au fil conducteur de mon powerpoint.
Exposé
Je suis très heureuse de partager ce temps de réflexion à propos des pratiques réflexives, avec
vous, aujourd’hui, et j’espère que vous en sortirez enrichis. Ce premier temps théorique de la
journée est une approche parmi d’autres à propos de la pratique réflexive. Elle n’a pas la
prétention d’être exhaustive, mais elle s’appuie sur les travaux de Pierre Vermersch, chercheur
en ergonomie cognitive au CNRS et sur ma propre expérience d’animatrice de séances d’analyse
de pratique et de formatrice pour les animateurs de ce type de séances. C’est une approche de
praticienne.
Mon intervention concernera tour à tour : ce dont il est question, quand on parle de pratique
réflexive ; les enjeux d’une telle pratique ; les processus qui sont en jeu ; ce qu’il est nécessaire
de savoir faire pour adopter une pratique réflexive ou pour l’accompagner.
Avant d’aborder la question de manière théorique, je vous propose de la percevoir, concrètement.
D’en faire l’expérience.
Réductions 1
Imaginez,
Si vous aviez à raconter à un collègue qui n’a pas pu venir aujourd’hui le début de cette journée,
que lui diriez-vous ? (…) Prenez le temps de retrouvez quelques moments clés de ce début de
matinée (...)
Voilà, vous avez retrouvé un moment de ce début de matinée. Le cadre vous est revenu, vous
revoyez ce qui vous entourait, peut-être même retrouvez-vous la conversation de ce moment-là.
Que diriez-vous à votre collègue ? Prenez le temps de formuler une ou deux phrases que vous
pourriez lui dire (…) Certains d’entre vous décriraient peut-être la route qu’ils ont parcourue ce
matin pour venir, (…) d’autres raconteraient peut-être les collègues qu’ils ont retrouvés devant
l’accueil, (…) certains relateraient peut-être le moment où ils sont entrés dans cette salle...
Maintenant … je vous propose de tourner votre attention vers VOUS-MEME, dans ce contexte
qui vous est revenu. (…) Prenez le temps de vous retrouver… Que raconteriez-vous, à votre
collègue, à propos de vous ?…
Réductions 2
Que lui diriez-vous, si vous tournez votre attention vers vous-même ? (…) Prenez le temps de
formuler deux phrases que vous lui diriez, maintenant que vous vous êtes tournés vers vousmême.
Le contenu de votre récit actuel est peut-être de nature un peu différente que celui, qui vous est
52
venu spontanément tout à l’heure. Peut-être vous revient-il votre état d’esprit dans la circulation,
peut-être ressentez-vous à nouveau votre plaisir de voir des têtes connues, peut-être retrouvezvous comment vous vous sentiez, en entrant dans cette salle.
Mais peut-être vous tournez-vous déjà vers ce que vous avez fait dans le moment qui vous est
revenu : ce que vous faisiez pour trouver votre itinéraire, ou pour doubler un camion, ce que vous
faisiez pour reconnaître vos collègues et vous en approcher, ou encore ce que vous avez fait pour
choisir une place libre.
Réductions 3
Que diriez-vous à votre collègue, s’il s’agissait de lui décrire ce qui vous revient de vos actions,
dans ce moment de la matinée ? (…) Votre récit est probablement de nature totalement
différent de celui qui vous est venu spontanément, au tout début de ce voyage imaginaire !
Je vous propose, maintenant, de tourner votre attention vers ce que vous perceviez par vos sens,
dans ce moment précis : que faisiez-vous avec vos yeux, que faisiez-vous avec vos oreilles, que
faisiez-vous avec votre corps (…) Que diriez-vous à votre collègue, de ce que vous faisiez, à ce
moment précis ? (…)
Enfin, prenez le temps de laisser revenir ce que vous faisiez, dans votre tête, de ce que vous
perceviez par vos oreilles, vos yeux, votre corps. (…)
Réductions 4
Prenez-le temps de retrouver ce que vous pensiez, comment vous le pensiez, peut-être les images
que vous aviez dans la tête vous reviennent-elles, peut-être ré-entendez-vous ce que vous vous
disiez, (…)
Vous êtes en train de tourner votre attention vers votre activité mentale du moment, si
impalpable, si peu visible pour un observateur, et pourtant présente dans ce moment singulier de
la matinée.
Réduction 5
Vous êtes en posture réflexive, vous êtes en train d’effectuer le premier mouvement d’une
pratique réflexive, en vous tournant vers vous dans un moment singulier passé, et notamment
vers votre activité physique mais aussi vers votre activité mentale, qui sont les constituants
fondamentaux de votre pratique.
Après ce voyage au cœur de votre pratique du début de journée, je vous propose de vous tourner
vers ce que nous avons fait ensemble pour en comprendre les mécanismes.
Analyse de l’expérience
Tout d’abord, dans quelle posture étiez-vous, pendant ce voyage imaginaire ?
Vous étiez EN CONTACT avec votre propre expérience. C’est-à-dire que vous n’étiez plus
tellement en contact avec la salle, avec vos voisins, avec le moment présent. Vous étiez plus
présents à ce moment singulier de la matinée qu’au moment présent où je vous parlais.
Vous étiez en contact avec un moment singulier, qui pourrait être indexé temporellement (7 h, 8
h, 9 h 10 …), ce moment, vous le reviviez « de votre point de vue », si votre compagnon de route a
revécu le même moment que vous, il l’aura revécu de son point de vue (de passager, avec ses
sentiments personnels, ses actions propres, qui différaient des vôtres)
Et vous étiez en contact avec cette expérience subjective « sur commande », parce que les mots
que je disais vous guidaient.
Je fais l’hypothèse que, si vous vous êtes contentés de décrire ce que vous retrouviez dans votre
évocation, vous n’avez pas exprimé des commentaires, ni des jugements sur vos actions.
Enfin, j’imagine, que, dans le moment que vous avez revécu, vous n’avez pas fait appel à un
53
référentiel « conduire ma voiture » ou « rencontrer des collègues » ou « entrer dans une salle ».
Vous avez décrit votre vécu, sans faire référence à un référentiel quelconque.
Quel chemin avez-vous parcouru ? De la verbalisation spontanée à la pratique réflexive, par
des réductions successives.
Pour réaliser ce cheminement dans votre expérience, quel chemin vous ai-je fait parcourir ?
Je vous ai incités à cheminer d’une verbalisation spontanée à une verbalisation attachée à une
pratique réflexive. Et cela, par des « réductions » successives (nous reviendrons sur le terme un
eu plus tard). Ces réductions ont consisté à détourner votre attention du moment présent, pour
l’orienter vers un moment passé, singulier.
Spontanément, quelqu’un qui se tourne vers un moment passé, retrouve en premier, la plupart du
temps, le contexte, l’environnement proche. Je vous ai donc incités à vous tourner vers vousmême.
Mais quand on se tourne vers soi, il est possible d’être plus attentif aux émotions présentes, aux
« ressentis » qu’à ses propres actions. J’ai donc tourné votre attention vers votre activité :
l’activité physique, vos perceptions et enfin votre activité mentale. Cette dernière n’est pas
visible pour un observateur, mais elle a pourtant les mêmes caractéristiques que l’activité
physique : elle se déroule dans le temps, dans un lieu, elle est singulière parce que contextuelle et
enfin, elle vous est propre.
Elle a aussi ceci de particulier que, pour une bonne part, elle ne vous est connue « qu’en acte »,
pour l’avoir vécue, mais vous n’en êtes pas conscient, parce que vous n’y prêté pas attention.
Votre attention est plus souvent tournée vers l’extérieur, mais rarement vers vous-même et
votre activité cognitive.
Comment l’avez-vous fait ? En orientant votre attention vers …
Quand je vous invite à tourner votre attention vers ce moment singulier, et vers votre activité,
plus particulièrement, qu’est-ce que vous ne prenez plus pour cible ?
En vous tournant vers votre vécu, vous ne vous tournez pas vers le prescrit ni vers les théories
(le code de la route), ni vers l’imaginaire (c’est-à-dire ce que vous « auriez pu faire d’autre, que
ce que vous avez fait, ce matin. »)
En retrouvant un moment singulier, vous quittez la description d’une activité générale ou
habituelle (quand je viens à Besançon d’habitude, quand je retrouve des collègues, quand j’entre
dans une salle qu’est-ce que je fais d’habitude). Vous n’êtes plus dans ce type de discours
généraliste.
Si vous avez joué le jeu jusqu’au bout, vous avez adopté un point de vue subjectif et votre
description s’est formulée en « je » et non plus en ils, on, elles, …
Et peut-être, avez vous retrouvé des éléments de ce moment singulier que vous aviez « oubliés »,
qu’on peut qualifier de pré-réfléchis, c’est-à-dire que vous n’aviez pas vécu consciemment.
Pour illustrer cette notion de pré-réfléchi, je vais vous proposer de vous tourner mentalement
vers le moment où vous êtes entrés dans cette salle. Prenez le temps de retrouver mentalement
ce moment … Par quel pied êtes-vous entrez ?
Il vous est probablement difficile de répondre … Pourtant, vous n’êtes pas rentrés à pieds joints
… Quelle était votre pensée, au moment où vous passiez juste le seuil ? Comment pensiez-vous,
avec des images, avec du son ? Il vous est difficile de répondre, et pourtant vous avez vécu ce
moment. Mais ces éléments-là n’étaient pas le centre de votre conscience du moment. Ils étaient
pré-réfléchis.
La pratique réflexive, c’est …
En résumé, quand on parle de pratique réflexive, il s’agit de cette activité volontaire, qui consiste
54
à se tourner vers sa propre expérience subjective.
Ce n’est pas une démarche spontanée cela demande même un certain entraînement de détacher
son attention du contexte, de ne plus parler en « ils », « eux », « on ». C’est « être en contact »
avec cette expérience passée (son vécu), c’est-à-dire la revivre sensoriellement : revoir, réentendre, ressentir, re-goûter. Vous en avez sans doute déjà vécu cette expérience de revivre
des moments passés. Pour que ce « revivre » soit « fiable et plein», il y a trois index : la
complétude, la singularité et la stabilité.
Dans ce « revivre », la pratique réflexive va permettre d’explorer certains éléments qui vont
contribuer à répondre à une question qui amène cette pratique réflexive : une question courante,
dans la vie quotidienne, est « qu’est-ce que j’ai fait de mes clés ? » Mais d’autres questions
peuvent être « comment en est-on arrivés à ce résultat ? » (positif ou non) ou bien « comment je
fais pour ne pas réussir à mémoriser tous les os du squelette humain ? ». C’est cet objectif de
départ qui va guider l’exploration du moment passé revécu.
La pratique réflexive, c’est retrouver des informations « perdues » des informations non
conscientes et pourtant vécues, et qui ont contribué au résultat auquel on est arrivé : ce que j’ai
perçu, fugacement, qui m’a fait comprendre que ce jeune avait un souci, la manière dont j’ai
changé une stratégie d’intervention, l’intuition que j’ai eue, devant ce patient. Les retrouver …
pour les nommer, les faire exister, en prendre conscience.
Différencions …
La réflexion : « Je réfléchis au problème d’un jeune »
L’analyse de la situation : « Je mets en relation le contexte, les faits, les événements »
La posture réflexive : « Je tourne mon attention vers moi, qui accompagne ce jeune qui a ce
problème »
La pratique réflexive : « Je décris ma pratique réelle et singulière ; pour obtenir la description
du déroulement de ma pratique singulière »
L’analyse de la pratique : «Je mets en relation mon activité et le résultat atteint, au regard de
grilles de lecture, pour l’analyser et en tirer des enseignements ».
Les enjeux
Je souhaite distinguer deux types d’enjeux : les buts immédiats de la pratique réflexive, c’est-àdire, ce que cela va permettre, à l’issue de cette pratique. Et les finalités, plus larges, dans nos
contextes professionnels, à avoir atteint ces buts immédiats.
Dans quels buts (immédiats) ?
La pratique réflexive permet à une personne de prendre conscience de son vécu, et notamment
de sa pratique, de son comportement, et de ce qui les fonde, ce qui les provoque au plus près de
soi-même. Cette prise de conscience, qui passe par la mise en mots, va me permettre d’informer
un tiers, de lui décrire ma pratique, au plus près de la réalité. Parce que cette personne, pour X
raisons, a besoin de connaître ce que j’ai fait, ce que j’ai perçu, ce que j’ai compris, comment j’ai
raisonné. Elle peut aussi permettre de m’informer moi-même : puisqu’il y a une grande part de
mon vécu qui passe inaperçu à ma conscience. Je vais pouvoir ainsi comprendre sur quoi repose
mes bonnes intuitions, comment j’ai fait pour réussir cette chose que je rate habituellement, Elle
va permettre à des membres d’une équipe de s’informer mutuellement de leur pratique singulière
et subjective, au cours d’une activité collective : comment cette équipe de SAMU a réussi à
réagir efficacement ou, au contraire, comment elle a perdu du temps. Elle permet aussi, en
pratiquant régulièrement cette posture et cette pratique, d’apprendre à adopter plus facilement
la pratique réflexive, à prendre du recul, à savoir revivre et décrire finement sa pratique : les
candidats VAE ont certainement besoin de cette pratique, mais tous les élèves et tous les
professionnels aussi.
55
Mais quel est l’intérêt ! ?
En formation, ces objectifs immédiats de la pratique réflexive vont faciliter l’apprentissage :
L’apprenant, quel qu’il soit, va mieux comprendre ce qu’il fait qui contribue à sa réussite ou à ses
erreurs ; il va pouvoir apprendre grâce à l’explicitation des pratiques des tuteurs, des
enseignants ; il va apprendre à apprendre en s’informant sur sa pratique apprenante : comment
fait-il quand il y arrive, comment fait-il quand il n’y arrive pas ? La pratique réflexive va aussi
permettre aux formateurs d’être plus explicites à propos d’un geste professionnel.
Dans le domaine de la gestion des compétences, la pratique réflexive, en permettant à un salarié
d’expliciter un moment singulier permettra à son supérieur hiérarchique de mieux comprendre
son vécu subjectif, de repérer éventuellement quels sont ses besoins en formation (s’il a compris
telle chose, dans telle situation, c’est peut-être parce qu’il ne sait pas telle chose). Un salarié,
capable de décrire sa pratique quotidienne, pourra mieux repérer ses compétences et se
reconvertir vers d’autres métiers qui requièrent les mêmes compétences. Le questionnement de
salariés à propos de leur pratique fine peut contribuer à concevoir des référentiels de
compétences.
En résumé, les enjeux de la pratique réflexive
concernent l’ensemble des domaines de la
vie professionnelle :
Dans le cadre de la formation :
Il s’agit de pouvoir apprendre de son expérience, de construire de la connaissance à partir de ce
qu’on a vécu. Ces connaissances seront d’autant mieux acquises qu’elles se seront construites à
partir de l’expérience. Il s’agit de savoir apprendre à apprendre, en prenant conscience de ses
bonnes stratégies d’apprentissage et de prendre conscience de celles qui peuvent être
améliorées. Il s’agit aussi de savoir pratiquer la pratique réflexive, et de devenir ainsi un
praticien réflexif, capable de remettre en cause sa pratique.
Sur le terrain, la pratique réflexive permettra de développer des compétences individuelles et
des compétences collectives. Pour l’évaluation et la validation des compétences (dont la VAE),
cette pratique vise la possibilité d’évaluer la pratique réelle et non le prescrit ou l’imaginaire
d’une personne. Enfin, pour la gestion des compétences, la pratique réflexive devrait permettre
de repérer les compétences acquises et celles à développer et/ou de transférer des
compétences d’un métier à un autre.
Des processus
Après avoir abordé ce qu’est la pratique réflexive et quels en sont les enjeux, je souhaite
aborder avec vous quelques processus qui fondent la pratique réflexive. Il est en effet important
de connaître ces processus, si on veut pouvoir expérimenter la pratique réflexive.
Peut-être est-il d’autres processus en jeu, mais je souhaite vous présenter les processus
identifiés par Pierre Vermersch et celui avec lequel une de mes collègues, Vittoria Cesari, m’a
permis de faire des liens.
Le premier processus est celui de la prise de conscience de Piaget (bien décrit par Pierre
Vermersch, dans son ouvrage21) : comment l’individu prend-il conscience de son pré-réflechi ?
Vécu singulier, inscrit dans l’action = connaissance en acte (implicite et autonome)
21
P. VERMERSCH (1994), L’entretien d’explicitation, ESF, voir aussi ses nombreux écrits sur le site
www.expliciter.fr : modèle de la mémoire chez Husserl, expliciter n° 53, janvier 2004 ; aide à l’explicitation et
retour réflexif, Expliciter n° 59, mars 2005, etc.
56
Réfléchissement du moment singulier Vécu représenté : informations sensorielles, de manière
« privée » Thématisation de ce réfléchissement Vécu verbalisé : habillage par les mots,
Réflexion Vécu = objet de connaissance Construction de l’expérience.
Le second processus à l’œuvre est celui de la réduction d’Edmund Husserl (1850) (également très
fouillée, dans les travaux de 2004 de Pierre Vermersch) : vers quoi tourner l’attention quand on
veut pratiquer la réflexivité, et de quoi détourne-t-on son attention, en faisant cela ?
Le processus de réduction d’Husserl consiste à retrancher une partie d’un tout dans l’évaluation,
comme dans un match de foot, par exemple. C’est détourner son attention de ce qui est regardé
habituellement : ainsi, c’est « lâcher » le résultat ou « lâcher » le ballon, pour se focaliser sur un
thème : la démarche adoptée pour arriver à un résultat, ou le geste d’un pied, pour reprendre un
ballon.
Le troisième processus peut être rapproché du modèle de l’apprentissage expérientiel proposé
par David KOLB (1975). Ce dernier nous permet de repérer à quel moment la pratique réflexive
contribue à l’apprentissage et de préciser les étapes d’un apprentissage expérientiel, en lien avec
le travail de Piaget.
Apprendre de l’expérience (KOLB)
Expérience concrète
Evoquer l’expérience
Décrire l’évocation
Expérimentation active/
anticiper l’avenir
Observation réfléchie/
analyser la verbalisation
Abstraction conceptuelle/
Construire de la connaissance
ANFH UNIFAF
Armelle BALAS-CHANEL
Les travaux de Kolb montrent comment l’apprentissage expérientiel peut devenir puissant. Kolb a
en effet distingué 4 modalités d’apprentissage, qui, si elles s’additionnent les unes aux autres,
permettent d’apprendre de sa propre expérience : expérience concrète, observation réfléchie,
abstraction conceptuelle et expérimentation active.
Vittoria Cesari, lors d’une co-animation à Neuchâtel en 2007 concernant l’analyse de la pratique,
m’avait montré où elle situait, sur le modèle de Kolb, les techniques d’explicitation qui consistent
à se mettre en évocation d’un moment (position de parole incarnée, réfléchissement piagétien) et
à décrire le contenu de cette évocation (thématisation piagétienne), étapes trop souvent oubliées
dans le processus d’analyse de la pratique.
57
J’ai placé des flèches qui « remontent » entre observation réfléchie et expérience concrète,
pour montrer que l’observation réfléchie (ou l’analyse) prend appui sur une verbalisation, qui ellemême a besoin de l’évocation d’un moment, qui ne peut (et doit) se reporter qu’à une expérience
antérieure.
Il faut noter que l’expérience est toujours beaucoup plus riche que l’évocation, elle-même plus
complète que la verbalisation. Autrement dit, la verbalisation n’est jamais la description complète
de l’expérience passée.
La pratique réflexive se situe entre l’expérience et l’analyse. Vous l’avez compris, lors des deux
diapositives précédentes, l’analyse, le débriefing ne seront bénéfiques que si ce travail de
description de l’activité est au plus près de la réalité. Cette description ne sera fiable qu’à
condition que la personne prenne le temps de revivre le moment, pour y retrouver les
informations pré-réfléchies.
Après le travail d’analyse, il devient possible de construire de la connaissance, nouveau point
d’appui pour anticiper des situations similaires qui peuvent survenir dans un avenir plus ou moins
proche. Les termes « analyser la verbalisation », « construire de la connaissance », « anticiper
l’avenir » ne sont pas ceux de D. Kolb. Je les ai notés pour décrire avec des mots plus courants le
processus à l’œuvre dans les pratiques réflexives (en formation, en analyse de pratique, pour la
VAE).
Enfin, les travaux de Pierre Vermersch à propos de l’entretien d’explicitation, en plus des
processus décrits à l’instant, nous permettent de comprendre plusieurs points : tout d’abord,
comment se déroule une action, réellement (et non de manière prescrite), ensuite les types de
verbalisations que les personnes peuvent (spontanément ou de manière guidée) utiliser, et de quoi
elles peuvent parler sans jamais parler de leur propre pratique. Enfin, ces travaux nous éclairent
sur la manière de guider ces verbalisations.
Dans la pratique réflexive qui nous intéresse, il s’agit de décrire la pratique professionnelle ou
d’apprenant :
58
Quels sont les éléments qui permettront de dire que la pratique a été décrite ? C’est le
déroulement de l’activité, dans un temps donné, qui est verbalisé. Ce déroulement est réel et
singulier, et non « théorie naïve » (voir l’exemple de Dominique à Toulouse, dans Expliciter n° 60,
p28, qui décrivait son trajet pour aller de chez elle à son lieu de travail et non le chemin qu’elle
avait poursuivi le vendredi précédent, tout à fait différent de celui décrit, puisqu’elle avait
accompagné son fils à l’école, … comme la plupart du temps). La description de l’activité est fine ;
elle concerne les gestes dans leur précision du moment, l’activité cognitive du moment. Cette
description fine permet de comprendre la logique de l’action dans ce moment singulier (nous y
reviendrons un peu plus loin) : comment j’en suis arrivé à agir ainsi (question bien différente de
« pourquoi » dans la formulation, et avec un résultat plus fiable). La description de l’action ne se
fait pas « en général », mais elle se fait en référence à un moment singulier, qui se caractérise
par son contexte singulier : si je fais des piqûres tous les jours, voire plusieurs fois par jour,
chaque piqûre est singulière : c’est cette peau-là, cette veine-là, cette patiente-là, ce produit-là !
Comment repérer le déroulement réel de l’activité ?
Il ne faut pas confondre le déroulement prescrit (la recette de cuisine) du déroulement réel :
comment j’ai fait ma tarte aux pommes, lundi dernier. Ce jour-là, le téléphone a sonné, j’ai
répondu et ma tarte a brûlé. Ce genre d’événement n’est pas prescrit dans les livres de recettes,
mais se trouve dans mon vécu réel. Je le dis en riant, mais vous comprenez ainsi en quoi consiste
décrire le déroulement réel de mon activité. Ce que je fais, mon action, se « tricote » avec des
activités qui n’ont rien à voir avec mon objectif de soin, mais qui peuvent avoir une incidence sur
le résultat du soin. Si j’ai choisi telle taille de cathéter plutôt que telle autre, le résultat est
différent, sur tel patient ou sur tel autre, etc., si c’est la fin de la journée, j’agis différemment
du début de journée, si je suis expert j’agis différemment de l’époque où j’étais novice.
L’action se déroule dans le temps et dans l’espace, elle se déroule chronologiquement. Mais la
verbalisation spontanée d’une personne ne respecte pas nécessairement cette chronologie. On
entend souvent des phrases du genre « j’ai oublié de vous dire qu’avant j’avais fait telle chose ».
Le déroulement de l’action peut être décrit à grands traits (les grosses mailles) : je suis venu, j’ai
vu, j’ai vaincu. Ce niveau de description ne nous apprend pas grand-chose de la pratique. Chaque
maille peut être décrite plus finement, et chaque maille plus fine peut être décrite également
plus finement. Pierre Vermersch parle de fragmentation.
Pierre Vermesch, grâce sa formation d’ergonome a ainsi défini des niveaux de description
différents, de plus en plus fins. Le pré-réflechi (et le non verbalisé) peut se cacher dès le
premier niveau de description (voir le protocole « à la recherche de la solution perdue22 »), mais
il se trouve plus souvent au niveau des actions élémentaires et quasi certainement au niveau des
micro-opérations. Pourtant, ces actions implicites sont ces actions qui contribuent fortement au
résultat (prise de décision à la suite de prise d’informations) mais du fait qu’elles sont souvent
fugaces restent pré-réfléchies sans la description accompagnée par les techniques
d’explicitation (voir le protocole d’Agnès Thabuy : « Baptiste23 »).
22
http://www.grex2.com/
23
http://www.grex2.com/
59
Revenons à la question de l’intelligibilité de l’action24.
Les satellites de l’action
Contexte
Environnement
Circonstances
Déclaratif
Procédural
Intentionnel
Savoirs théoriques,
procéduraux,
réglementaires
Savoirs pratiques
Actions élémentaires
(mentales et
physiques)
Buts et sous-buts,
finalités, intentions,
motifs
V1 Emotions
valeurs
Croyances
Identité
V2 Commentaires,
jugements a posteriori
Tout d’abord, si vous demandez à quelqu’un de décrire ce qu’il a fait, spontanément il va aborder
la réponse de manière désordonnée, mélangeant le contexte, les états physiques ou émotionnels
dans lequel il se trouvait à ce moment-là (V1), les commentaires qui lui viennent pendant la
description (V2), ce qui lui paraissait important à ce moment-là (valeurs en V1), les actions
habituelles dans un moment comme celui-là, celles spécifiques à la situation singulière, les buts
poursuivis, ce qu’il aurait dû faire (imaginaire) …
Or, la verbalisation la plus pertinente pour comprendre comment quelqu’un a agi serait de
s’informer d’abord de ce qu’il a fait, réellement. Ensuite de le questionner, pour chaque action
« surprenante » par exemple, sur ses buts, ses intentions, et enfin de l’interroger sur ce qu’il
savait, à ce moment-là, pour agir de la sorte. Ainsi, nous aurions la logique de son action, c’est-àdire pourquoi il a agi ainsi, sans jamais poser la question « pourquoi ? »
En effet, spontanément, quand un comportement paraît peu logique, l’intervieweur a envie de
poser la question « pourquoi as-tu fait cela ? » Mais, outre le fait que cette question provoque
plutôt l’envie de se justifier, voire de se défendre, elle n’obtient pas de réponse aussi précise que
celles établies grâce au questionnement qui prend en compte cette représentation de toute
action et de ses satellites.
Apprendre …
Pour terminer cette première réflexion à propos de la pratique réflexive, je voudrais souligner
ce que cette pratique demande de savoir faire, quelles compétences elle requiert, pour la
pratiquer et pour l’accompagner.
24
Oui, c’est vrai, vous ne reconnaissez pas tout à fait le schéma de Pierre Vermersch. J’ai fini par le faire à ma
sauce, en séparant dans la case du bas les verbalisations qui se rapportent à des éléments réellement présents
dans le vécu de référence (V1) et les éléments verbalisés qui s’y rapportent mais qui ne décrivent pas le vécu de
référence (commentaires et jugements a posteriori V2). Les jugements de A réalisés dans le V1, je les classe
dans le procédural. Ainsi la case V1 peut-être questionnée, dans l’analyse de la pratique, par les techniques de
ROGERS et de DILTS. Les commentaires du V2, ne sont pas être questionnés, car ils ne décrivent pas le V1.
60
Apprendre la pratique réflexive : Apprendre à repérer les objets de notre attention et de notre
verbalisation spontanées ; Apprendre à tourner notre attention vers des situations singulières,
vers notre activité dans ces situations, notamment notre activité mentale ; Apprendre à faire
abstraction des autres informations qui font écran ; Renoncer à une verbalisation en troisième ou
en seconde personne (ils, tu, vous) pour utiliser le JE.
Accompagner la pratique réflexive : Favoriser l’adhésion de la personne ; Être à l’écoute de
l’expérience singulière d’autrui ; Mettre à l’écart ses propres représentations, sa propre
expérience et son jugement ; Guider vers l’évocation de moments singuliers ; Favoriser la
description (vs l’explication) ; Favoriser la verbalisation en « je » ; Orienter la description, en
fonction des objectifs
Pour terminer, je voudrais formuler la question suivante, qui, selon moi, donne tout son sens
à la pratique réflexive :
Quoi qu’il m’arrive, qu’est-ce que cela m’apprend ?
Deux ans plus tard, si j’avais à compléter cet exposé, j’introduirais volontiers le focusing :
Favoriser l ‘écoute de ce que me dit mon corps, par rapport à ce que j’évoque, par le biais du sens
corporel. Par exemple : j’ai une activité professionnelle à réaliser que je n’arrive pas à engager.
Je freine, je traîne, ... Écouter ce que me dit mon corps c’est d’abord adopter une posture
réflexive, dont la réduction porte sur le sens corporel : « qu’est-ce que je sens, dans mon corps ?
» (par exemple : un poids énorme sur les épaules, une boule dure dans le plexus, les jambes
comme enfoncées dans le sol). Décrire ce sens corporel et écouter ce qu’il signifie pour moi va me
permettre de mieux comprendre ce qui se joue pour moi et de trouver ainsi une réponse adaptée
à moi, dans ce contexte singulier25.
Et, pour l’accompagnant, apprendre à tourner l’attention d’autrui vers son sens corporel et ce
qu’il lui apprend.
25
Pour une approche théorique complète, se rapporter aux écrits de Bernadette Lamboy, en français :
http://www.focusing.org/focusing-francais.htmlBernadette Lamboy (2003) Devenir qui je suis, Paris, Desclé de
Brower.
61
Paru dans Expliciter 93, janvier 2012
La pratique réflexive, une valse à 7 temps
Armelle Balas-Chanel26
L'objectif de cet article est de soumettre à votre critique bienveillante ce que j'espère être
l'introduction et la première partie d'un livre à paraître, si un éditeur lui prête vie.
Cet écrit est destiné aux professionnels qui ont à pratiquer ou à accompagner la "pratique réflexive",
dans le but de leur proposer un processus rigoureux et efficace. Il sera probablement composé de cinq
parties (voir l'introduction ci-dessous).
Toutes vos remarques (au séminaire ou par mail si vous n'avez pas pu me dire tout ce que vous en
pensiez) seront bien venues pour m'aider à clarifier mon propos.
Quoi qu’il m’arrive, qu’est-ce que cela m’apprend ? La pratique
réflexive ? Un processus en 7 temps.
Introduction
La pratique réflexive a le vent en poupe dans de nombreux secteurs professionnels : sanitaire (aidessoignants, infirmiers, sages-femmes, ...), social (éducateurs, conseillers, orienteurs, ...), éducatif
(enseignants, formateurs d’adultes, accompagnateur VAE...), technique (techniciens et ingénieurs de
tout bord). Ce courant impacte aussi bien la formation professionnelle que le management des équipes.
En formation, l’heure n’est plus seulement à l’acquisition de connaissances mais à la construction de
compétences. C’est pourquoi les formations et l’apprentissage ne se passent pas seulement dans les
centres et instituts de formation mais également dans des contextes professionnels réels ou
reconstitués.
Le rôle du formateur, en plus d’aider à acquérir des connaissances nécessaires à l’exercice du métier,
exige d’aider les étudiants à apprendre de leurs expériences sur le terrain.Dans les services, le
management des équipes par les compétences demande aux cadres d’aider les salariés à tirer des
enseignements des expériences professionnelles, même (et surtout ?) si celles-ci ont été difficiles voire
un échec et à être des « praticiens réflexifs ».
Le rôle du cadre, outre la gestion du service, est d’accompagner les salariés de son service dans
l’évaluation et le développement de leurs compétences, à partir des situations concrètes qu’ils ont
vécues.
Il est donc demandé aux formateurs, par exemple mais aussi aux cadres dans les services,
d’accompagner la pratique réflexive des élèves et des salariés. Pourtant, comme le constatait une
formatrice de l’IFCS de Dijon à l’issue de la formation que j’avais animée, « Savoir accompagner la
pratique réflexive n’est pas inné. Ce que j’ai appris pendant ces journées de formation, je ne pouvais
pas l’inventer, ni le faire spontanément ».
Où se situe mon travail ?
Ce que je propose ici vise à servir de guide pour des enseignants ou des cadres de proximité pour
conduire de manière fructueuse les accompagnements individuels dont ils ont la charge. Ce processus
peut également faciliter la tâche des animateurs de séances d’analyse de pratique professionnelle, dans
les organismes de formation en tout genre. Ce travail se veut prioritairement fonctionnel.
26
balaschanel-developpement.com, armelle.balas@orange.fr
62
La pratique réflexive a déjà fait l’objet de nombreux écrits, notamment à l’intention des enseignants de
l’Éducation Nationale (cf. un article de J. Nimier qui retrace l'histoire des groupes d'analyse de
pratique : http://www.pedagopsy.eu/histoire_origine_gapp.htm). L’ambition de cet écrit et de proposer
une démarche simple et structurée, pour pratiquer et accompagner la pratique réflexive. Car la réussite
de la pratique réflexive tient beaucoup au respect d'un protocole rigoureux, comme l'a suggéré A. de
Perretti.
Le projet d'écrire à mon tour sur la pratique réflexive est né des retours et commentaires des
participants à mes formations, m'encourageant à formaliser et à diffuser ce processus. Il me semble
que sa plus-value par rapport à d'autres écrits est d'être méthodique et concret. Il se veut opérationnel
pour de nombreux professionnels qui se voient confié la mission d'accompagner la pratique réflexive
auprès des élèves ou des salariés, sans avoir pratiqué pour eux-mêmes cet exercice et sans jamais avoir
été formés à l'accompagnement de cette pratique. Il s'inspire des différents apports que j'ai reçus tout
au long de ma vie professionnelle : Les théories de la communication verbale et écrite que j'ai
enseignées pendant plusieurs années auprès de salariés. Celles de l'apprentissage, notamment celles
qui s'intéressent à la prise de conscience, qui m'ont nourrie pendant ma thèse (J. Berbaum, D. Kolb,
pour ne citer qu'eux), mais aussi la place donnée à la parole d'autrui de Demazière et Dubar. Les
techniques d'explicitation bien sûr et tout ce que Pierre Vermersch m'a apporté comme techniques
d'accompagnement en périphérie de l'explicitation, notamment les niveaux logiques de Dilts qui m'ont
offert les moyens d'accompagner autrui à réfléchir sur ce qui fonde sa pratique en termes de valeurs,
de croyances notamment. Le GEASE (groupes d'entraînement à l'analyse de situations éducatives) que
je n'ai jamais pratiqué en tant que tel, mais dont la présentation par Maurice Lamy au GREX27 m'a
montré l'importance d'un processus rigoureux. Les nombreux échanges avec les collègues du GREX
qui accompagnent des groupes d'analyse de pratiques, notamment Nadine Faingold dont j'ai suivi
plusieurs formations "d'aide au changement". L'approche systémique, rencontrée dans les formations
de Luc Rambaldi. L'Approche Centrée sur la Personne (ACP de C. Rogers) rencontrée à l'aube de mon
activité de formatrice, dans les années 80 et retrouvée par le Focusing que Bernadette Lamboy m'a fait
découvrir en acceptant de m'accompagner en supervision. Et bien d'autres apports, qui sont là sans que
je sache qu'ils contribuent à ma pratique de "senior". Mon projet n'est pas de revenir sur ces théories,
mais de les rendre opérationnelles dans une pratique pour l'accompagnement de la pratique réflexive.
Enfin, les échanges avec les stagiaires en formation, complétés par mes propres expériences
d'animatrice de séances d'analyse de pratique auprès de différents publics (futurs enseignants,
conseillers dans l'orientation et la Validation des Acquis, formateurs, cadres de santé, ...) ont contribué
à enrichir la conceptualisation de ce processus que j'applique au cours de séances de 2 à 3 heures et
demie et que j'enseigne à des animateurs de séances d'analyse de pratique, à des formateurs et à de
cadres de services.
Pour concevoir cet écrit :
-
J'ai animé de nombreuses formations en présentant et en enrichissant progressivement le
schéma présenté ci-dessous, inspiré des travaux de KOLB. Ceci m'a permis de rédiger le 1er
chapitre.
J'ai régulièrement conduit des débriefings, après des mises en situation et des exercices lors
de ces formations, en demandant aux « accompagnés » ce qu’ils avaient dû faire, pas à pas
dans leur tête, à chaque étape. Ces retours ont contribué à la rédaction du deuxième chapitre.
J’ai analysé avec les accompagnants, lors de ces débriefings, comment leur questionnement,
leur accompagnement, avaient favorisé ou au contraire entravé ce processus réflexif de
l’accompagné. Ces analyses m'ont permis de rédiger le troisième chapitre.
De quoi parle-t-on ?
Avant de décrire le processus de pratique réflexive tel que je le conçois, il me semble important de
distinguer certains termes proches.
27
M. LAMY, Propos sur le GEASE, Expliciter n° 43, janvier 2002.
63
Le terme "réflexive" dans l'expression "pratique réflexive" est entendu différemment selon les
personnes. Car si le mot semble appartenir à la même famille que le verbe "réfléchir", ce dernier peut
s'entendre de différentes manières : en anglais, "to think" ou "to reflect" marquent bien la distinction.
Quelle activité est sollicitée dans la pratique réflexive ? S'agit-il de la réflexion, synonyme de
raisonnement ou du réfléchissement piagétien, qui consiste à laisser revenir à la conscience son
expérience passée ?
Réflexion.
Réflexion provient du mot latin reflexio qui signifie "action de tourner en arrière, de retourner". (...)
En philosophie et en psychologie, la réflexion est l'action de la pensée qui revient sur elle-même (du
latin reflexio). (Wikipédia)
Le mot est couramment utilisé comme synonyme de "raisonnement". Dans le langage courant, la
réflexion porte sur une question ou sur un problème. Si la réflexion peut précéder l’action ("Réfléchir
avant d’agir"), elle la guide aussi pendant qu'elle se déroule, c'est la cognition. Elle peut également
être sollicitée après l'action, a posteriori dans un retour réflexif. Je lui préfère le terme réfléchissement,
dans ce cas.
Mais pour qu'une pratique réflexive soit fructueuse, il faut envisager un temps de réfléchissement,
suivi d'un temps de réflexion, sur ce qui a été "réfléchi" par le réfléchissement. Trop souvent, quand
une personne réfléchit sur sa pratique, elle ne distingue pas ces de temps de réfléchissement et de
réflexion ; elle perd ainsi bon nombre d'informations, riches d'enseignement. Nous y reviendrons lors
de la description du processus et de ce que chaque étape de ce processus demande de faire à
l'Accompagné28.
Réfléchissement.
Le réfléchissement (PIAGET) c’est laisser revenir à l’esprit des informations "perdues", des
informations non conscientes et pourtant vécues, et qui ont contribué au résultat auquel on est arrivé :
ce que j’ai perçu, fugacement, ce qui m’a fait comprendre que ce jeune avait un souci, la manière dont
j’ai changé une stratégie d’intervention, l’intuition que j’ai eue, devant un patient. Les laisser revenir
pour les nommer, les faire exister, en prendre conscience afin de les mobiliser consciemment dans une
situation similaire ou de d’améliorer sa pratique quand le résultat atteint est insatisfaisant.
L’attitude et la posture réflexive
La posture réflexive est une posture mentale qui n’est pas spontanée. Il s’agit de tourner son attention
vers soi-même et vers son activité, plutôt que vers le contexte dans lequel s’est déroulée cette activité.
Si vous demandez à quelqu’un de vous décrire sa journée, il y a de fortes probabilités pour qu’il vous
parle de ce qui s’est passé durant cette journée (l’incident professionnel, le nouveau collègue qui est
arrivé et la première impression qu’il lui a faite, ...) et non de ce que ce qu'il a fait, lui-même, durant
ces événements (comment il a réagi devant cet incident ou comment il a accueilli ce nouvel arrivant).
Il ne s’agit pas d’adopter une posture nombriliste, mais de s’intéresser à soi en tant qu’acteur dans
toute situation vécue. C’est tourner son regard vers soi-même, pour mieux se connaître et mieux
connaître sa manière d’agir dans des circonstances données. C’est une posture qu’on adopte
quelquefois spontanément, quand on ne retrouve plus ses clés ou ses lunettes, par exemple : "qu’est-ce
que j’étais en train de faire quand je les avais à la main il y a cinq minutes ?"
La pratique réflexive, ...
On peut dire que l’on pratique un sport, une activité culturelle ou religieuse, si cette pratique est
régulière. Il en va de même pour la pratique réflexive : pratiquer la pratique réflexive, c’est adopter
cette posture réflexive, de manière régulière et intentionnelle, dans le but de prendre conscience de sa
manière d’agir, ou de réagir, dans les situations professionnelles ou formatives.
28
J'appelle "Accompagné" la personne qui pratique la pratique réflexive sur sa propre pratique, quand elle est
guidée par un "Accompagnant".
64
La pratique réflexive, c’est réfléchir SUR sa pratique, SUR son action. Cela peut avoir lieu pendant
l’action (voir Schön29) et cela peut se faire a posteriori, dans des moments consacrés à ce retour
réflexif.
L’analyse de la situation
Il me semble que l’analyse de la situation se centre sur les événements et la situation, regardés en
"3ème personne". Les questions connues sous la formule "QQOQCCP : qui, quoi, où, quand, combien,
comment, pourquoi ?" sont typiques de l’analyse de la situation. Alors que l’analyse de pratique se
porte sur "Comment j’ai contribué à...", l’analyse de la situation vise à comprendre, "Qu’est-ce qu'il se
passe ?" C’est une réflexion à partir de faits observables dans la situation, en lien avec ce que je
connais en théorie et par expérience.
L’analyse de la pratique (analyse de pratiques, analyse de pratiques professionnelles)
Ce que vise un groupe d'analyse des pratiques professionnelles, c'est de permettre à ses participants de
développer une posture réflexive sur ce qu'ils font. Devenir "analyste de sa pratique", c'est se
demander : "En quoi suis-je pour quelque chose dans ce qui m'arrive ?" "La notion d'analyse des
pratiques, prise ici dans sa généralité, désigne une méthode de formation ou de perfectionnement
fondée sur l'analyse d'expériences professionnelles, récentes ou en cours, présentées par leurs auteurs
dans le cadre d'un groupe composé de personnes exerçant la même profession." Même si elle se réfère
explicitement à des théories issues du champ de la psychothérapie, et même si souvent ce type de
dispositif joue un rôle cathartique permettant la mise à distance de vécus douloureux l'analyse des
pratiques se distingue de la psychothérapie. Le matériel apporté par les participants a trait à leur
pratique et à leur identité professionnelle. On y travaille sur son implication personnelle dans les
situations professionnelles. Les matériaux renvoyant à la sphère psychosexuelle et à l'histoire
personnelle des participants n'ont en principe pas à être évoqués dans ces groupes. Il faut à cet égard
distinguer entre groupes issus d'une même institution et groupes de professionnels venant d'institutions
différentes. (définition introductive de Wikipédia, le 5/10/11)
Cette appellation désigne un dispositif de développement professionnel, réunissant des pairs qui
exposent et analysent ensemble leur pratique, à partir de situations concrètes. Il existe de nombreuses
approches pour l’analyse de pratiques, selon que l’animateur et les participants analyseront les
pratiques au regard de théories psychanalytiques, psychologiques, sociologiques qu’ils connaissent et
maîtrisent. Mon approche est plus psychophénoménologique. Il s'agit de pouvoir aider une personne à
s'informer de son vécu implicite en le rendant explicite par la prise de conscience provoquée par la
description. L'analyse est ensuite réalisée à partir des clés de lecture dont disposent l'Accompagné et
l'Accompagnant et en fonction de l'objectif de l'accompagnement.
Analyse réflexive
Dans le milieu de la formation infirmière et cadre de santé, j’ai souvent lu30 ou entendu l’expression
Analyse Réflexive, mais ne l'ai pas trouvée dans le référentiel édité par le Ministère de la Santé
"Profession infirmier". Je crois comprendre que cette expression est souvent utilisée à la place de celle
de "pratique réflexive" ou qu'elle correspond à un type d'analyse dans une situation de soins (recueil
de données cliniques) durant laquelle les formateurs des IFSI attendent de l'étudiant qu'il verbalise son
raisonnement.
Etudes de cas et jeux de rôle
D’autres méthodes pédagogiques peuvent faire progresser des étudiants et les faire réfléchir à des
situations professionnelles, mais on ne pourra pas parler de pratique réflexive. En revanche, il est
possible, de proposer ensuite aux étudiants une pratique réflexive pour qu’ils s’informent de la
manière dont ils ont agi et réfléchi pendant ces exercices. Ces méthodes sont, par exemple :
Lors des études de cas, la situation qui est étudiée n’a pas été vécue par l’un des participants. Les
éléments implicites (activité mentale, observations, intentions) ne sont pas connus et ne peuvent donc
pas être recueillis par un questionnement auprès des protagonistes de la situation travaillée.
29
Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel » (Schön, 1994)
30
G. Boutin, professeur en sciences de l'éducation à l'UCAM, "l'Analyse réflexive", sur internet ; P. Pastré.
65
Dans les jeux de rôle, les personnes qui travaillent se mettent dans la peau de quelqu’un d’autre. Elles
peuvent, jusqu’à un certain point, imaginer ce qu’aurait pu faire ce personnage, mais il devient
difficile de décrire l’activité mentale de quelqu’un d’autre que soi-même.
Supervision, coaching,
Il me semble qu'il faut distinguer l'accompagnateur dans la pratique réflexive de celui d'un superviseur
ou d'un coach. Ces deux types d'accompagnement, comme la pratique réflexive, ont des buts de
développement professionnel, au-delà des acquis de la formation : acquisition de compétences,
épanouissement personnel dans son activité professionnelle. Il me semble que ce qui fait la différence
tient à l'importance que l'Accompagnant accorde à la dimension "psychologique" de l'Accompagné et
aux clés de lecture qu'ils utilisent, notamment durant l'étape de l'analyse.
La supervision est généralement un accompagnement individuel, plutôt destiné à des thérapeutes de la
santé ou en psychologie.
Le coaching, terme apparu en France dans les années 1980, semble désigner une activité assez proche
de la pratique réflexive. Ce qui fait la différence, est probablement l'appartenance du coach à un corps
professionnel, dont la compétence des membres est validée par des écoles officielles.
Psychothérapie
Accompagner des personnes dans l'analyse de leurs pratiques, en entretien individuel ou en travail de
groupe peut provoquer des changements importants dans les registres des valeurs, des croyances, de
l'identité professionnelle et personnelle. Pourtant cela ne fait pas de l'Accompagnant en pratique
réflexive un psychothérapeute. Ce dernier est généralement sollicité pour aider une personne à
résoudre des problèmes fondamentalement psychologiques.
Dans les accompagnements en pratique réflexive, il peut arriver que l'Accompagnant côtoie
(consciemment) la frontière entre un "malaise psychologique" d'un étudiant, qui gêne ses
apprentissages et l'acquisition de compétences professionnelles. Doit-il pour autant "botter en touche"
et conseiller une psychothérapie à l'étudiant ? Je pense que, tout en restant à sa place, le formateur
Accompagnant peut aider l'Accompagné à se centrer sur sa pratique et les effets du problème
psychologique sur cette pratique, alors que le thérapeute traiterait le fond du problème psychologique.
Ce qui différencie, l'Accompagnant en pratique réflexive du psychothérapeute est l'objet sur lequel
porte la réflexion : l'apprentissage, la pratique professionnelle ou le trouble psychologique.
Comment pratiquer la PR (pratique réflexive) ? Comment accompagner la PR ?
Je propose un processus à 7 temps, telle une danse dont les pas peuvent se renouveler tout le long de la
formation et de la vie professionnelle. Seul(e) ou accompagné(e).
Ces temps sont de durées inégales mais d’importance et d’intérêt égaux, et ils allient les deux
modalités de l’acte « réfléchir ».
Ce processus, par son côté rigoureux et structuré, n’est ni une conversation entre collègue, ni une
résolution de problème. C’est un dialogue, voire un échange à plusieurs, dans lequel seul le sujet qui a
agi connaît son expérience réelle, même s’il ne sait pas toujours l’explorer et l’analyser seul. Les
tierces personnes (formateur en accompagnement individuel, cadre dans un service ou animateurs et
pairs dans une séance d'analyse de pratique) sont là pour accompagner le sujet dans sa réflexion.
66
Historique et analyse de ce schéma.
Apprentissage expérientiel (experiential learning).
Apprendre de son expérience (KOLB)
EC : Expérience Concrète
EA : Expérimentation
Active
OR : Observation Réfléchie
CA : Conceptualisation Abstraite
J’ai fait le lien entre pratique réflexive et les travaux de Kolb, lorsqu’une collègue du GREX, Vittoria
CESARI, avec qui je co-animais une formation sur l’analyse de pratique à Neuchâtel (Suisse) en 2007,
a présenté aux étudiants le schéma de Kolb en y ajoutant les termes « Entretien d’explicitation :
évocation, description » entre « expérience concrète » et « observation réfléchie ». Elle soulignait ainsi
toute l’utilité de décrire une situation singulière avant de l’analyser.
J’ai aussitôt adhéré à cette présentation et j’ai ensuite fait évoluer ce schéma au fur et à mesure des
formations à la pratique réflexive que j’ai animées. J’ai notamment changé les termes, préférant une
formulation avec des verbes à l’infinitif, qui décrivent ainsi les étapes d’un processus et ce qu’il y a à
y faire, dans le contexte de la pratique réflexive : « Vivre une expérience concrète, Analyser
l’expérience, Construire de la connaissance, Anticiper l’avenir ». J’ai également ajouté les étapes qui
favorisent la mise en œuvre de la pratique réflexive : « Évoquer l’expérience et la décrire », avant de
l’analyser, comme l’avait indiqué Vittoria. Enfin j'y ai ajouté une étape incontournable, selon moi, et
qui introduit la pratique réflexive : celle de la formulation d’une problématique31, avant toute
description d'une situation concrète.
31 La problématique est la présentation d'un problème sous différents aspects. Dans un mémoire de fin d'étude, la
problématique est la question à laquelle l'étudiant va tâcher de répondre. Une problématique mal posée est un
hors sujet. Problématiser, c'est poser le problème de recherche (énoncé), en faire ressortir les informations
pertinentes (termes) et être dans le bon cadre spatio-temporel. La construction de la problématique se fonde sur
une vue explosée de la phrase qui rend compte des sous-entendu (sens caché) et permet de mettre en évidence les
liens logiques entre les termes du sujet.
La problématique ne demande pas une définition d'un mot. Elle implique un travail de reformulation qui peut
être sous la forme d'un paradoxe. C'est une question complexe qui demande d'être capable de conjuguer
plusieurs informations, parfois divergentes, en les justifiant, tout en restant neutre. (Wikipédia, le 6/10/11)
67
Mon schéma actuel de la pratique réflexive : processus pour apprendre de son expérience.
Processus pour apprendre de l’expérience
Vivre une expérience concrète
Définir la problématique
Concret
Evoquer l’expérience
Décrire l’évocation
Anticiper l’avenir
Transférer
Futur
Passé
Analyser l’expérience
Abstrait
Construire de la connaissance
Tirer des enseignements de l’expérience et de son analyse
Ce schéma traduit bien l’idée dynamique d’apprendre du passé. Il s'agit véritablement de prendre
appui sur le passé et sur son expérience concrète, pour construire de nouvelles pratiques
professionnelles opérationnelles, avant de retourner sur le terrain vivre des expériences similaires32.
La partie supérieure du « cadran » s’intéresse au concret et au comment. On est dans le « réfléchir » =
réfléchissement = se (re)voir agir dans le passé et s'imaginer agir dans le futur.
La partie inférieure du « cadran » tend vers la conceptualisation et la généralisation. On est dans le
réfléchir = raisonner.
La partie droite du « cadran » est tournée vers l’expérience passée. On est dans le réel, tel qu’il a été
vécu.
La partie gauche du « cadran » est tournée vers l’avenir. On est dans la créativité, l’invention, mais
une créativité qui veut s’adapter au réel et non à un idéal.
Le parcours rigoureux de ce processus de pratique réflexif, simple et efficace, aide l'Accompagné à
apprendre de son expérience et l'Accompagnant à garder le cap.
Plan
La première partie décrit les étapes du processus proposé, et détaille l'intérêt de chacune.
La seconde partie précise ce que chaque étape demande à l'"Accompagné" de faire mentalement et
verbalement ainsi que la posture mentale que cette étape requiert. Le lecteur pourra s'essayer à
l'exercice sur une pratique qu'il aimerait analyser.
La troisième partie analyse ce que l'"Accompagnant" a à "jouer" pour aider l'"Accompagné" dans cet
exercice de pratique réflexive.
La quatrième partie, s'intéresse au processus mis en œuvre avec un collectif : analyse de pratique en
groupe ou débriefing technique d'une tâche réalisée en équipe. Quelles tâches proposer aux tierces
personnes et quels points de vigilance pour l'animateur ?
La cinquième partie présente l'analyse d'un entretien suivant ce processus.
32
Voir aussi sur cette question Maurice LEGAULT, N° 55 : 31- 38 La symbolique en analyse de pratique. (2)
La place du futur dans l'analyse au présent d'une situation passée.
68
1) Descriptif du processus en 7 temps
1er temps : Étape de la "Problématisation", définir le problème.
La définition de la question que se pose le "sujet" et la "négociation du cadre",
de la "règle du jeu négociée" de l’entretien.
Cette étape se décompose en deux sous étapes successives et nécessaires :
-
Définir le problème, les critères et indicateurs d’insatisfaction (ou de réussite). Négocier le
cadre de l’entretien et de la pratique réflexive.
- Définir le problème ou la problématique :
Définir le problème, les critères et indicateurs d’insatisfaction (ou de réussite)
Supposons qu’une personne vienne vous voir et vous dise « J’ai besoin d’aide » ou « Je n’y arrive pas
» ou « Je souhaite quitter le service ». Vous allez d’abord chercher à comprendre le problème, pour
l’aider ensuite à trouver les solutions qui lui conviendront le mieux. Donc, vous allez d’abord lui
demander de préciser quel est son problème, c’est-à-dire de décrire succinctement les circonstances
qui la conduisent à venir vous dire cela et à préciser ce qu’elle attend de vous, dans ce contexte
singulier.
Il s’agit ici de décrire succinctement le contexte, le résultat auquel la personne est arrivée et la
question qu’elle se pose. La difficulté, ici, est de rester dans le succinct. Très souvent, les personnes
exposent en détail ce qui leur est arrivé, mais l’accompagnant ne sait pas encore ce qu’il cherche dans
cette « pelote de laine ».
Aider à définir succinctement la problématique de la personne va permettre
-
D’écouter dans la suite du processus de la PR les détails de la description avec un objectif de
recherche de données, en lien avec la problématique de la personne.
- D’aider à chercher et choisir des clés de lecture pour analyser cette situation
- De guider vers la recherche de nouvelles connaissances et de nouvelles pratiques, en lien avec
cette problématique.
Par exemple, un soignant demande un entretien à son cadre de service ; il a besoin de son aide. Ce
premier temps va consister à faire décrire succinctement la (ou les) difficulté(s) que ce soignant
rencontre, éventuellement la fréquence de cette difficulté, les indicateurs qui témoignent de cette
difficulté et la question que cette difficulté pose à ce soignant.
Ce dernier point n’est pas spontané, chez les personnes qui accompagnent des étudiants ou du
personnel. En effet, trop souvent, l’énoncé d’un problème projette l’ « accompagnant » vers ses
propres représentations du monde. C. Rogers nous a appris à « écouter » le problème d’autrui, de son
propre point de vue. « Quel est le problème, pour vous ? ». Concrètement, un soignant qui vient parce
qu’il a le sentiment d’être mal intégré dans une équipe peut formuler des questions très différentes, qui
orienteraient l’entretien vers des descriptions, une analyse et des solutions très différentes. En effet, ce
n’est pas la même question que de se demander « En quoi ai-je contribué à cet état de fait ? » ou
« Comment je peux réagir face aux comportements de mes collègues ? » ou « Comment m’intégrer
dans cette équipe, sans trahir l’amitié d’une collègue qui est ouvertement en opposition à cette
équipe ? » !
L’enjeu d’une bonne problématique.
La problématique, c’est la boussole de l’entretien.
C’est ce vers quoi l’accompagné et l’accompagnant s’accordent. Elle donne le cap et permet de
repérer si le binôme s’en éloigne pour redonner le cap ou pour demander à l’accompagné s’il souhaite
changer de cap (auquel cas, cela veut dire que sa problématique a évolué pendant l’entretien, grâce à
l’entretien).
Elle guide le questionnement, car la description est au service de ce cap. Elle est aussi le cap, qui
permet de savoir si la description est suffisante et s’il est temps de passer au moment d’analyse. Elle
guide l’analyse, car toute situation peut être analysé par toutes sortes d’entrées, toutes sortes de clés de
lecture. La problématique permet de choisir les clés de lecture les plus pertinentes.
69
Les critères d’une « bonne problématique »
Une bonne problématique dans un travail en posture réflexive, propose nécessairement et par
définition un problème dont la réponse appartient au sujet qui travaille à partir de la situation. Cela ne
peut pas être un problème de type résolution de problème, formulé de manière impersonnelle
"Comment faut-il s'adresser à...".
La question "Pourquoi la famille a-t-elle réagi de cette manière ?" n'entre pas non plus dans le cadre de
la pratique réflexive, mais dans celui d'une analyse de situation. Si l'Accompagné veut en faire un
objet de pratique réflexive, il faudra transformer la question, de façon à ce que le "JE" soit questionné :
"Comment ai-je peut-être contribué à la réaction de la famille ?" ou "Comment j'aurais pu faire, pour
que la famille ne réagisse pas de cette manière ?" ou encore "Comment j'aurais pu réagir de manière
plus professionnelle, face à la réaction de la famille ?".
Il s’agit bien de savoir "comment JE...". Le « comment » aide la personne à se tourner sur un agir et
non une cause. Le "je" favorise la pratique réflexive.
Mais il s’agit de se demander "Comment j’aurais pu...". En effet, le processus qui s’engage est destiné
à "ouvrir des possibles". Trop souvent les personnes ont envie de se demander "comment j’aurais
dû...". Il y a dans cette question quelque chose de culpabilisant (j’aurais manqué à un devoir ?) et
d’enfermant (il n'y aurait qu'UNE bonne démarche, qu'UNE bonne pratique ?)
Il arrive que la problématique semble claire et bien formulée en début d’entretien et qu’elle évolue lors
de la description de situations concrètes vécues (voir le 2ème temps). Par exemple, l'accompagnant
peut constater "Vous vous demandez comment vous auriez pu réagir face à cette famille, mais si
j'entends bien ce que vous me dites, c'est la réaction de vos collègues face à cette famille qui vous pose
un problème ?"
Négocier le cadre de l’entretien et de la pratique réflexive.
Cette première étape comprend également le "contrat d’attelage" (pour reprendre et développer
l'expression de Pierre Vermersch33) qui consiste à définir, en accord avec la personne, le cadre de
l’entretien. Car pour qu’une personne adhère et collabore à un entretien, certains points d’accord me
semblent nécessaires, car il est important qu'elle se représente la suite de l’entretien pour qu’elle y
entre en confiance et guidée par un objectif.
Il s’agit donc, dans cette étape, de :
Définir ensemble l’objectif de l’entretien "Si je comprends bien, vous souhaiteriez que durant notre
entretien... ?" ou, quand c'est l'accompagnant qui propose l'entretien, "J'aimerais que nous arrivions à
tel résultat à la fin de notre rendez-vous. Qu'en pensez-vous ?".
-
-
33
Rappeler le rôle et posture de chacun, dans cet entretien : "Je suis là pour vous aider à trouver
des solutions qui vous conviennent, et non pour décider à votre place", "C’est vous qui
connaissez la manière dont vous avez réagi et qui savez ce qui est important pour vous. Je suis
surtout là pour vous aider à le préciser"... Ce point-là peut être décliné de nombreuses
manières, selon que l’on est deux, plusieurs, avec un groupe d’analyse de pratique. En effet,
quel est le rôle des participants à un groupe d’analyse de pratique, et quelle posture leur
proposer d’adopter quand ils vont contribuer à faire décrire et aider à analyser une pratique
professionnelle ? Ce point-là est trop souvent abordé en termes de respect, de confidentialité
(il s’agit là d’une posture)... mais il est rarement précisé ce qu’on propose aux participants de
faire dans leur tête et dans leurs interventions, par exemple au cours du travail collectif. Il
s’agit là du rôle qu’ils vont avoir à jouer dans ce travail (plus collectif qu’il n’y paraît aux
novices) de l’analyse de la pratique.
Définir les modalités de l’entretien. "Combien de temps allons-nous passer ?", "Quelles vont
être les différentes étapes de l’entretien ?", "Telle autre personne peut-elle participer à
l’entretien et dans quel but ?", "Que vais-je faire de mes notes ?" Il s’agit, là encore de libérer
l’esprit de la personne pour qu’elle puisse se centrer sereinement ensuite sur la tâche même de
l’explicitation et de l’analyse.
Pierre Vermersch "contrat d'attelage : vers quoi on pousse/tire ensemble", Expliciter, n° 66 octobre 2006, p33.
70
Ces trois éléments me semblent constitutifs de ce qu’on appelle un contrat d’attelage.
2ème temps L’étape du "COMMENT ?"
La description de la situation réelle et des actions réalisées par l’accompagné.
Une fois le cadre de l’entretien défini et partagé par les protagonistes de la pratique réflexive,
l’accompagnant peut proposer à l’accompagné de décrire plus pleinement son expérience.
Trop souvent, les personnes qui vivent une expérience, dans laquelle elles ont été en difficulté, disent
presque immédiatement « la prochaine fois, je... », sans avoir parcouru le processus réflexif complet.
Elles se privent alors d’informations sur la situation, qu’elles ne prennent pas le temps de déplier.
Elles résolvent leur difficulté à partir d’une connaissance très appauvrie de la situation.
L’objectif de cette étape est donc à la fois
-
d’informer les participants (accompagnant seul ou accompagnant et pairs) des événements
passés dans l’expérience de l’accompagné et de leur permettre de se représenter le point de
vue subjectif de son vécu,
- de permettre à l’accompagné de prendre conscience de certains éléments de son vécu, ce que
Vermersch appelle « le pré réfléchi » que Piaget nomme « la connaissance en acte », que
Sartre désignait sous le terme "irréfléchi".
Pour un médiateur, cette étape est l’occasion de permettre aussi (en plus) que chacun des protagonistes
s’informe du vécu de l’autre, dans le moment de mésentente ou de conflit.
Dans un débriefing technique d’équipe (Balas, Expliciter 62, 2005), c’est le moment où chacun va
pouvoir décrire son vécu du travail collectif, pour prendre conscience de son expérience et pour
partager avec ses collègues son « point de vue » (non au sens « opinion » mais au sens « vécu subjectif
d’un moment vécu ensemble »).
Cette étape est l’étape du « Comment ». C'est le moment où les techniques d'explicitation de Pierre
Vermersch trouvent toute leur place, qui favorisent la description de l'action du sujet, dans un moment
vécu spécifié. Car il s’agit ici de décrire comment les choses se sont passées, comment j’ai réagi,
comment j’ai réfléchi, ce que j’ai perçu, comment je l’ai perçu, ce que j’ai fait, « dans ma tête » de ce
que j’ai perçu, éventuellement ce que j’ai ressenti et ce que j’ai fait, de ce que j’ai ressenti,
éventuellement comment les autres ont réagi et ce que j’ai fait de leurs réactions (« dans ma tête »,
physiquement, ...). Mais cette description peut être élargie aux satellites de l'action, permettant la mise
en mots des éléments contextuels et personnels qui ont pu contribuer à ma manière d'agir.
C’est le « Comment » car cette description est accompagnée, pour qu’elle soit le moins possible
empreinte de jugements, de commentaires ou d’analyses précipitées. Ici, il n’est pas encore question
de comprendre pourquoi, même si le « comment » favorise largement la compréhension d’une
situation.
A la différence d'un entretien de recherche, la description d'un moment vécu passé au service de la
pratique réflexive n'exige pas la description fine et pas à pas de toute l'action de la personne en
situation. Seuls les moments cruciaux sont à décrire finement. Ces moments cruciaux sont fortement
liés à la problématique énoncée lors de la première étape. Il s'agit bien de "garder le cap" dans la
conduite du recueil de données.
Le "danger", lors d'un recueil de données à propos d'une activité passée, tient à la verbalisation mal
canalisée de la personne accompagnée. P. Vermersch (1994) parle de domaines de verbalisation. (cf.
schéma des domaines de verbalisation ci-dessous).
J'ai légèrement modifié un des satellites de l'action proposés par P. Vermersch. En effet, les
commentaires et jugements énoncés par la personne accompagnée sont soit à considérer comme une
activité à part entière s'ils l'ont été dans la situation passée (Vécu 1 = V1), soit ne font pas partie de
l'expérience réelle passée de cette personne car énoncées en V2. Je distingue donc ces deux types de
commentaires mais j'ai rajouté toute la part subjective de la personne. Il s'agit de ses états : physique
(j'étais fatigué), mental (j'étais aussi préoccupé par...), émotionnel (j'étais un peu paniqué), contextuel
(j'étais pressé), qui se repèrent par des verbes d'état, et de toutes les composantes d'une personne, telles
que les a formalisées R. Dilts (émotion, valeurs, croyances, identité, mission).
71
Les satellites de l’action
Contexte
Environnement
Circonstances
Précisions du contexte
Déclaratif
Savoirs théoriques,
procéduraux,
réglementaires
Activités et
actions
(physiques, de
perception,mentales,
verbales, gestion de la
pensée, gestion de
l’émotion, activité
d’évaluationou de
jugement enV1...)
V1 Etats, Emotions
Valeurs, Croyances
Identité, Mission.
Intentionnel
Buts et sous-buts,
finalités, intentions,
motifs
V2 Commentaires,
jugements a posteriori
3ème temps : L’étape du "POURQUOI34 ?"
L’analyse de l’expérience, l’analyse de la situation, l’analyse de la pratique.
L’objectif de cette étape est de comprendre. Comprendre la situation, comprendre le résultat auquel est
arrivé l’Accompagné (dans ce contexte – la situation - et par son action – la pratique -). Cette
compréhension prend appui sur les données recueillies lors de la première étape (et seulement celleslà). Il ne s'agit plus de recueillir des données avec les outils de l'explicitation ou autres, mais bien
d'analyser le pourquoi on en est arrivé à ce résultat.
En nous inspirant de la loi de la prise de conscience de Piaget nous pouvons imaginer que cette
compréhension va de la périphérie au centre (cf. Balas, 1998, p. 34). Si la 1ère étape du processus
s'intéresse aux buts poursuivis dans la situation évoquée et aux résultats que la personne pense avoir
atteints, la 2ème étape s'applique à décrire le moyens et la 3ème étape analyse les causes (quoi ? quel
résultat ? comment ? pourquoi ?)
Cette étape est une étape de "raisonnement", "sans que soit perdu son lien avec l'expérience vivante"
(P-A Dupuis, Expliciter n° 22). C’est le moment de mettre en lien avec différentes "clés de lecture" et
sous forme d'hypothèses, ce qui a été décrit dans l’étape précédente.
Toutes les références qui viennent à l'esprit à l'écoute de la description de la 2ème étape sont
pertinentes si elles semblent peu ou prou en lien avec la problématique initiale : connaissances
théoriques, connaissances sur soi, connaissances sur la tâche, liens éventuels avec des expériences
antérieures. Bref, tout ce qui peut aider à comprendre la situation, le résultat ou ce que cette situation
provoque chez le narrateur est intéressant à verbaliser. Il faut seulement que ces mises en relation
soient en rapport avec la question initiale, énoncée lors de la formulation de la problématique.
Les clés de lecture peuvent être de domaines très différents. C’est d'ailleurs ce qui fait la richesse de la
pratique réflexive réalisée en groupe, car chacun peut alors apporter son point de vue, non au sens d’
opinion, mais d’angle pour regarder le monde. En effet, une même situation et une même pratique
34
Merci à William VIGNATELLI, stagiaire dans une de mes formations à Lyon et formateur lui-même, pour
m'avoir fait remarquer que cette étape était celle du "pourquoi ça a marché, ou pourquoi ça n'a pas marché ?"
72
peuvent être analysées sous plusieurs angles. Par exemple, une situation de soins auprès d’un patient
peut être regardée de plusieurs points de vue : celui du geste technique, de la communication, de la
gestion de ses émotions, de la déontologie, de la gestion économique, celui du patient, de l’institution,
de la famille, des collègues, et ainsi de suite.
4ème temps : L’étape du "Qu’est-ce que je sais de nouveau ou qu’est-ce que je
comprends de nouveau, à l’issue de ce travail descriptif et d’analyse ?"
"La construction de connaissances "réfléchies" conscientisées, grâce au travail
d’analyse des données recueillies.
La question "Qu’est-ce que je sais de nouveau ?" peut déjà être posée à l’accompagné, à l’issue de
l’étape descriptive. En effet, la description et les prises de conscience qui l’accompagnent donnent
déjà souvent l’occasion de "savoir" sa pratique, en en prenant conscience, et savoir aussitôt en quoi
elle diffère des théories étudiées ou de ce qu'on sait de soi.
Mais cette question a surtout toute sa place après le travail d’analyse. En effet, si on peut se demander
à quoi servirait de décrire une expérience sans l’analyser, on peut aussi comprendre qu’analyser une
pratique n’a d’intérêt que si elle donne l’occasion de tirer des enseignements de cette expérience
passée. Or, ce "geste" de construction (consciente) de nouvelles connaissances d’un travail d’analyse
n’est pas spontané et mieux vaut le proposer à une personne au cours du processus de pratique
réflexive (et à la suite de nombreuses activités de formation ou d'entretien), et le faire ainsi exister
pleinement en le rendant conscient et intentionnel.
L’intérêt de cette étape est de formuler des connaissances (que je savais peut-être déjà "en théorie",
mais que je comprends mieux "concrètement") et de les formuler soi-même pour se les approprier.
A cette étape, il ne s’agit pas encore de dire ce qu’on pourrait faire, mais de se dire "Qu’est-ce que
cette expérience m’apprend sur moi, sur les autres, sur les patients, sur les familles, sur la relation, sur
la communication, sur le soin, sur le geste, sur la déontologie, ... ?"
D’ailleurs, la réponse à cette question "Qu’est-ce que je sais de nouveau ?" peut nécessiter du temps,
voire mûrir encore après le travail réflexif. Il peut être facilitant et riche de formuler ces nouvelles
connaissances en les rattachant aux clés de lecture : "ce que je sais de nouveau en terme de
communication", "ce que cela m'apprend sur moi", "ce que je comprends mieux à propos de ce geste
technique et notamment le moment où...".
C'est le moment d'énoncer des théories ou des techniques déjà étudiées mais qui prennent un autre
sens ou une autre dimension après ce travail d'analyse. C'est aussi le moment de mettre à jour des
savoirs d'expérience, qui guidaient ma pratique sans que j'en sois consciente. C'est enfin le moment de
changer ses représentations sur soi, sur les autres, sur la tâche, du monde, pourquoi pas ! C'est le
moment où l'Accompagné se donne des "poignées conceptuelles pour agir", comme l'a si joliment
formulé Maryse Maurel au GREX.
Cette étape est donc une étape de conceptualisation, de généralisation. J'ai "compris", par ce travail
réflexif à partir d'une situation passée et singulière, un certain nombre de choses qui peuvent être
généralisées et nuancées, qui ne s'intéressent pas obligatoirement à cette seule situation.
5ème temps : Le "Comment faire autrement ?"
L’imagination, le brainstorming, la créativité, la réinvention du métier...
Alors que l’étape du contrat et de la problématique est à la fois tournée vers le passé et l’avenir, la
description et l’analyse sont centrées sur ce qui s’est passé dans la situation analysée, sur ce qui a eu
lieu, l’une sur un mode de recueil de données, l’autre sur un mode d’analyse. Le temps de construction
des connaissances s’inscrit dans le présent : qu’est-ce que je sais de nouveau, là, maintenant, grâce à
ces étapes de problématisation, de description et d'analyse ?
Cette cinquième étape « bascule » vers les possibles, vers l’avenir, vers l’imagination. Comment peuton faire autrement ? Elle n'a de raison d'être que quand la situation analysée n'était pas satisfaisante. Si
elle l'avait été, il n'y aurait pas besoin de concevoir une nouvelle pratique. Il n’y aurait qu’à énoncer ce
que l’Accompagné referait de manière consciente, s’il avait à rejouer sa partition.
73
Ce qu'on a compris de la situation permet à la personne accompagnée d'imaginer d'autres manières de
faire. Le pluriel est ici volontaire ; en effet, il n'y a probablement pas qu'une seule manière de réagir
dans une situation et selon l'angle dont on la regarde il est possible d'apporter des ajustements de
toutes sortes : techniques, relationnels, de raisonnement, etc. Cette étape est l’occasion de concevoir
une nouvelle pratique, de mettre des mots qui la décrivent, adaptée à un type de contextes, dans un
cadre déontologique et réglementaire donné.
Cette étape reste encore dans un certain niveau de généralisation et d'abstraction ("Je pourrais peutêtre changer de place", "je pourrais être plus claire dans mes explications", "je pourrais m'organiser
complètement autrement et prendre le problème dans l'autre sens"...). C'est l'étape suivante qui
consiste à entrer dans le concret et le singulier.
6ème temps : Le « Comment j’aurais pu m’y prendre, moi, avec mes spécificités
(physiques, mentales, psychologiques, affectives, ...) et les contraintes du
contexte ? »
La représentation concrète de soi en train de mettre en œuvre la pratique qu’on
imagine. Le transfert mental.
Cette étape sert à :
-
se donner une sorte de protocole d’action « voilà concrètement comment j’aurais pu faire ou
comment je vais m’y prendre »
- vérifier que les nouvelles pratiques qu’on se donne sont possibles pour soi et dans le contexte
réel.
En effet, des manières d’agir et réagir, conçues in abstracto, grâce à une nouvelle compréhension des
situations, de soi, de la tâche, peut ressembler à « de bonnes résolutions », difficiles à mettre en œuvre
concrètement. Il s’avère donc nécessaire de consacrer du temps à imaginer comment je vais faire ce
que je me prescris pour vérifier si je me représente comment je vais m’y prendre et m’assurer que
cette manière d’agir a des chances d’aboutir au résultat que je vise.
Il arrive, dans les formations que j’anime, qu’à cette étape du travail, la personne qui réfléchit sur sa
pratique dise « oui, mais si je fais comme ça, ça résout le problème technique, mais le patient ne va
pas comprendre pourquoi je fais ainsi ! ». Cela signifie qu’il reste encore quelque chose à faire (et à
concevoir) pour, ici, aider le patient à comprendre.
Je trouve que le schéma des satellites de l'action, à ce moment de "concrétisation" est très riche pour se
représenter la manière de faire, l'aménagement concret du contexte, la clarification des buts et sousbuts, les connaissances à mobiliser (quitte à les revisiter avant d'agir) et les conditions en termes d'état
d'esprit à mettre en place pour y arriver.
7ème temps : Le « Faire »
Mise en œuvre des nouvelles pratiques, attitudes construites dans ce travail
réflexif
Cette étape n’a pas lieu pendant l’entretien ou la séance d’analyse de pratique. Mais elle a toute son
importance dans le processus d’apprendre de son expérience. Car à quoi servirait tout ce travail
d’analyse de pratique, s’il ne débouchait pas sur l’expérimentation de ces nouvelles pratiques.
Et c’est la reprise du processus de pratique réflexive (plus ou moins développé) qui permettra de
confirmer, nuancer, améliorer, adapter ces nouvelles pratiques à un contexte toujours changeant.
Cet écrit est encore en gestation. Vos commentaires concernant son utilité, sa diffusion, sa lisibilité, ...
me seront très utiles.
_______________________
74
Paru dans Expliciter 82, décembre 2009
Focusing dans une analyse de pratique
Armelle Balas-Chanel
Ce petit article vise à décrire rapidement une expérimentation de focusing, lors d’une séance d’analyse
de la pratique, réalisée en septembre. Je souhaite témoigner rapidement, n’ayant pas le temps de
consacrer beaucoup de temps à l’écriture. J’espère que ce texte sera quand même l’occasion
d’échanger en décembre et que nos échanges m’encourageront peut-être à poursuivre, si nécessaire, un
travail descriptif.
J’accompagne, plusieurs fois par an et dans différentes régions de France, des PRC (conseillers points
relais conseils) dont la mission est d’aider des candidats potentiels dans le choix d’un diplôme ou d’un
certificat pour la Validation des acquis de leur expérience (VAE).
J’ai l’habitude de demander au groupe que chaque personne propose une situation qu’elle souhaiterait
travailler avec le groupe et/ou un thème qui l’intéresse et que nous pourrions travailler à partir des
expériences de chacun.
Ce jour-là, ressemblait à un jour comme les autres.
Le groupe était composé « d’anciennes », qui pratiquent depuis plusieurs années ces séances d’analyse
de pratiques et de « nouvelles », qui venaient pour la première fois.
Plusieurs situations avaient été proposées quand l’une des participantes conclue la présentation
succincte de la situation qu’elle souhaitait proposer par « je ne me sens pas bien avec ça ».
Aussitôt, je pense au sens corporel. Cette phrase pour moi résonne bien avec l’idée que je me fais du
sens corporel.
Le contrat « d’alliance » (individuel et collectif)
A la fin du tour de table je propose d’utiliser une nouvelle technique à laquelle je me suis formée,
depuis la dernière fois que je les ai vues. A ce point des présentations du focusing, je ne fais que le
nommer et dire que c’est une technique qui s’appuie sur l’écoute du sens corporel et que le « je ne me
sens pas bien avec ça » m’encourage à utiliser le focusing. Les participantes sont d’accord, voire
curieuses, pour que j’utilise cette nouvelle manière de faire.
Plusieurs cas sont travaillés avec les techniques habituelles et c’est dans l’après-midi que la situation
propice au focusing est abordée.
J’ai commencé par oublier que je souhaitais utiliser cette technique d’accompagnement et la personne
commence à décrire, déjà en évocation et de manière un peu plus détaillée que lors du premier tour de
table, la situation et ce qu’elle a fait ce jour-là.
Quand je me rends compte de mon oubli, je laisse terminer cette présentation un peu plus détaillée et
je propose à nouveau d’utiliser le focusing. J’en fais une présentation succincte et je demande l’accord
à la personne et au groupe. Chacune manifeste de l’intérêt : la personne qui présente le cas dit « je vais
essayer », les autres disent « c’est intéressant » ou « je ne connais pas les techniques habituelles, celleci m’intéresse aussi ».
Quelques commentaires a posteriori
Je ne souhaite pas ici décrire le contenu de la situation problématique ni le déroulement précis de notre
entretien (peu de temps pour écrire, pas demandé l’accord de A d’évoquer sa situation). Je vais donc
aborder, plutôt sous forme de commentaires, quelques points qui me reviennent ainsi que les effets sur
les participantes, que j’ai pu recueillir à l’issue de cet accompagnement qui a duré une demi-heure
environ.
J’avais noté rapidement sur une feuille les étapes par lesquelles je voulais passer : « libérer l’espace »,
« décrire rapidement », « sentir le sens corporel », « la prise », « sentir l’évolution du sens corporel »,
75
« ce que ça dit », « quel sens ça a », « sentir l’évolution », « ce que ça dit, quel sens ça a », « quelle
réponse ».
Libérer l’espace :
Le début de l’entretien a été assez bizarre, du fait que j’avais oublié que je voulais utiliser le focusing
et parce que A est allée remettre des pièces dans l’horodateur. Pendant ce temps-là, je me demandais si
j’aurais le temps, avant la fin de la séance, de l’accompagner jusqu’au bout de ce travail. Finalement,
j’ai quand même tenté l’aventure en lui laissant le temps de recontacter la situation qu’elle avait
évoquée. C’est là où j’ai mesuré l’importance de cette étape de « libérer l’espace ».
Déroulement de l’entretien
Ce qui me semble caractéristique de cet entretien c’est le fait que le sens corporel de A, témoin de son
malaise, est resté longtemps tout en évoluant, voire en revenant au même point qu’au début de
l’entretien.
Ce que j’ai fait, pendant cet entretien a été de suivre le schéma que j’avais en tête (« sens corporel» >
« sens » > « sens corporel » > « sens ») avec comme objectif que le sens corporel témoigne d’un état
interne positif par rapport à la problématique.
Pour accompagner ce processus, je lui ai demandé de décrire tour à tour le sens corporel, ce que le fait
de le décrire provoquait en elle et ce que cela lui apprenait ou ce que cette « prise » voulait lui dire. À
un moment, ne sachant pas trop quoi faire de ce sens corporel qui ne « disparaissait » pas, j’ai pensé à
certains entretiens que j’avais eu avec Bernadette et je lui ai demandé ce qu’elle aimerait faire de la
« prise » qui était là. C’est ce qui a été le tournant de l’entretien qui a conduit A à formuler une
réponse qui lui a convenu. En confiant la prise à quelqu’un, A trouvait comment résoudre son
problème.
A l’issue de cet entretien, j’ai voulu savoir ce qu’en pensaient les participants. Un tour de table où
chacun a pu s’exprimer librement avec mes encouragements (« j’ai besoin de savoir comment vous
avez vécu ce moment, différent de d’habitude, pour faire évoluer ma pratique ») je peux repérer trois
types de réactions, qui me semblent liées avec le contexte.
Le A est impressionné par le fait d’avoir ressenti avec précision le sens corporel et exprime sa
satisfaction à avoir trouvé une réponse qui lui convient tout à fait, en si peu de temps.
Les observateurs qui avaient l’habitude de mon accompagnement habituellement « explicitatif » ont
été intéressés, tout en se sentant « extérieurs » à ce qui se jouait entre A et moi.
Deux personnes, nouvelles dans le dispositif, ont été très mal à l’aise, au point, pour l'une d’entre elle,
d’avoir eu envie de sortir. Le malaise venait d’une impression de « voyeurisme », « d’entrer dans
l’intimité d’autrui ».
Pour ma part, j’ai le sentiment que le travail de A n’a profité qu’à lui-même. Et mon souhait, dans une
journée comme celle-là, d’échange/analyse de pratiques est que chaque cas proposé soit l’occasion
d’enrichir tout le monde d’une lecture de ses propres pratiques.
Je me dis que le focusing pourrait être utilisé de manière ponctuelle, au cours du processus habituel
(description de l’expérience, analyse de la situation décrite, construction de connaissances sur sa
pratique réelle et la pratique possible) pour permettre à A de « goûter » ce que lui dit son sens corporel
à certains moments du déroulement du travail (notamment à la fin).
A suivre …
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Paru dans Expliciter 97, janvier 2013
Pauline ou la poupée qu’on bascule.
Intervention au Centre National de la danse/Lyon, RhôneAlpes, Novembre 2011.
Anne Cazemajou
En novembre 2010, j’ai soutenu une thèse portant sur des questions de transmission de l’expérience
corporelle, dans un contexte d’enseignement de la danse contemporaine pour des adultes amateurs.
C’est suite à ce travail que j’ai bénéficié, en juillet 2011, d’un financement du Centre National de la
Danse (CND), pour un projet que j’ai intitulé « Pour une pédagogie phénoménologique en danse ».
En effet, dans le cadre de ma thèse, j’avais mené des entretiens d’explicitation avec les élèves d’un
cours de danse, dans le but d’interroger leur vécu et la manière dont ils construisaient leur expérience.
Or, ce faisant, il est apparu (selon les dires d’un des membres de mon jury de thèse, Marie-Joseph
Biache) que je « créais une forme de pédagogie phénoménologique, pour laquelle l’apprentissage
devenait la manière dont l’élève vit et saisit la situation d’enseignement ». C’est cette idée de
pédagogie phénoménologique que j’ai souhaité développer dans le cadre du projet financé par le CND.
Ce projet, qui s’est déroulé de septembre 2011 à septembre 2012, visait ainsi à développer une
réflexion sur la pédagogie de la danse dans deux contextes complémentaires : d’une part, la formation
supérieure d’artistes chorégraphiques interprètes au CNSMD (Conservatoire national supérieur de
musique et de danse) de Lyon, et d’autre part, la formation pédagogique de danseurs professionnels
dans le cadre du diplôme d’état de professeur de danse contemporaine au CND Lyon/Rhône-Alpes.
C’est dans ce cadre que Bernadette Leguil, directrice du CND Lyon/Rhônes-Alpes, m’a proposé de
co-animer en novembre 2011 un séminaire de formateurs de formateurs en danse avec Bruno. Bruno
est formateur de formateurs à l’AFPA et intervient depuis trois ans au CND Lyon/Rhônes-Alpes. Il a
notamment travaillé, avec les formatrices du diplôme d’état du CND de Lyon, à la rédaction d’un
référentiel métier interne. En effet, une loi sur l’enseignement de la danse a été votée le 10 juillet
1989, dont l’objectif premier était la préservation de la santé des pratiquants de danse. Cette loi
stipulait que nul ne peut enseigner la danse contre rétribution s’il n’est titulaire du diplôme d’état ou
d’un diplôme équivalent. En conséquence, un certain nombre de formations pédagogiques - dont celles
proposées par le Centre National de la Danse (à Paris et à Lyon) - ont été mises en œuvre pour
préparer les danseurs professionnels à ce diplôme. Ces formations visent à accompagner les danseurs
professionnels vers une posture de transmetteur et d’enseignant de la danse. C’est également dans
cette optique que sont régulièrement proposées au Centre national de la danse – outre la formation
préparant au diplôme d’état - des formations pédagogiques pour les formateurs souhaitant se
perfectionner. Et c’est dans cette optique que Bernadette Leguil m’a proposé d’intervenir en novembre
2011.
Bernadette n’avait pas de demande très précise sur la manière dont elle souhaitait que j’intervienne,
mais les échanges que nous avions eus autour de mon travail de recherche lui avaient donné envie
d’explorer la manière dont l’explicitation pouvait constituer une ressource dans le cadre de la
formation en danse. L’idée n’était pas de tenter de transformer les stagiaires en intervieweurs experts,
mais d’explorer si et comment les outils d’aide à l’explicitation pouvaient être mis à profit dans la
formation en danse, au regard des questions de transmission, et permettre de faire émerger les
compétences d’un formateur.
La formation était prévue sur deux jours et demi, avec un groupe de stagiaires composé de douze
danseurs, chorégraphes et/ou enseignants de danse classique, contemporaine et/ou jazz, pour la plupart
77
titulaires du DE (diplôme d’état) voire du CA (certificat d’aptitude35), ainsi qu’une praticienne de la
méthode Feldenkrais36. La première demi-journée, animée par Bruno, a été consacrée à l’analyse d’un
besoin de formation. Ont ainsi été abordées différentes notions : compétence, capacité, savoir, savoirfaire, savoir-être, référentiel de compétence, objectif pédagogique, évaluation… L’idée étant d’aider
les stagiaires à structurer une séance de formation et à mettre en place un scénario pédagogique
détaillé.
C’est le deuxième jour que je suis intervenue, dans la continuité de l’intervention de Bruno. J’avais
une demi journée pour faire expérimenter l’explicitation aux stagiaires. Etant donné le peu de temps
dont nous disposions, nous avons décidé (Bernadette, Bruno, Emmanuelle - responsable de la
coordination au CND Lyon/Rhônes-Alpes – et moi-même), de procéder par le biais d’une mise en
situation, avec un entretien qui servirait de démonstration et permettrait d’amorcer des échanges
collectifs autour de l’explicitation et des questions de transmission en danse.
Nous nous sommes donc réunis dans un studio de danse, et j’ai proposé aux stagiaires de créer un
geste très simple autour d’une suspension et d’un relâché (sous entendu : du poids du corps). Cela a
pris cinq minutes. Je leur ai alors demandé de montrer à tour de rôle le geste qu’ils venaient de créer.
Comme il fallait que je choisisse un seul geste et que j’hésitais entre deux d’entre eux, j’ai demandé
aux deux stagiaires concernés de refaire leur mouvement. J’en ai alors choisi un qui me semblait
pertinent pour le travail que je souhaitais faire avec eux, à savoir : quelque chose de pas trop
compliqué, avec un déroulé clair. J’ai ensuite demandé à tous les stagiaires d’apprendre ce geste, puis
de le réaliser une dernière fois tous ensemble, en prêtant attention à ce qu’ils faisaient.
Pour mettre les stagiaires dans une disposition d’écoute, d’ouverture et de curiosité par rapport à la
personne qui serait interviewée, je leur ai proposé de laisser revenir en évocation, pour eux-mêmes, la
réalisation de ce mouvement. Je les ai guidé dans un processus d’évocation commun, de manière à ce
qu’ils retraversent mentalement le mouvement qu’ils venaient de faire, et qu’ils observent ce qui se
redonnait et comment. J’ai ensuite demandé si l’un d’entre eux serait d’accord pour que je lui pose des
questions, pour aller explorer plus avant la manière dont il avait procédé37.
L’objectif de cet entretien, outre de faire vivre une expérience à quelqu’un, était donc de faire
apparaître la logique de décomposition du mouvement et la manière dont s’y prend un danseur expert,
de manière à mettre en évidence tout ce sur quoi les stagiaires pourraient s’appuyer dans un cadre de
transmission et dans une séance de formation. Il s’agissait de faire émerger le monde contenu dans
deux secondes de mouvement, et de commencer à donner des clés sur la manière d’aller saisir et
mettre en mots ce vécu.
L’enjeu pour moi était donc de faire émerger les compétences à l’œuvre, les savoir-faire incarnés : ce
que le danseur fait et comment, les différentes prises d’information et d’identification effectuées ; ainsi
que toute l’épaisseur de vécu contenue dans un geste très simple : la dimension sensorielle, l’état
interne, l’activité mentale et tout l’imaginaire qui habite et nourrit son mouvement. C’est le souci de
faire apparaître de manière claire pour les observateurs, durant le temps limité de l’entretien, à la fois
le déroulé temporel du mouvement et les différentes couches de vécu présentes à tout moment de ce
déroulé, qui a guidé ma manière de conduire l’entretien. À plusieurs reprises, j’aurais pu faire le choix
d’aller creuser plus en profondeur l’expérience du mouvement, d’aller fragmenter davantage. Mais
dans le cadre de cette démonstration, mon but était de montrer à un public novice comment faire
décrire le plus finement possible un déroulé d’action, sans le perdre en m’arrêtant sur toutes les prises
d’informations. Il s’agissait de doser les relances de manière à montrer l’ampleur de ce qu’il est
possible d’interroger, et jusqu’où, tout en faisant décrire à Pauline, l’interviewée, la manière dont elle
35
Le Certificat d'aptitude aux fonctions de professeur de danse est le plus haut diplôme d’enseignement de
danse en France. Il permet l’accès aux concours de la fonction publique territoriale pour enseigner dans les
établissements d'enseignement artistique.
36 La méthode Feldenkrais, du nom de son fondateur Moshe Feldenkrais (1904-1984), est une méthode de prise
de conscience par le mouvement.
37 Je remercie Armelle Balas de m’avoir proposé ce dispositif lors d’un échange au cours de la préparation de
cette formation.
78
avait procédé pour réaliser son mouvement du début – voire de l’ante-début – à la fin38. Au cours de
l’entretien, j’ai aussi eu le souci d’amener l’interviewée à décrire la manière dont les différentes
parties de son corps étaient mobilisées et investies dans l’ensemble du mouvement, et de ne pas me
contenter de la partie du corps qui conduisait le mouvement39. Globalement, j’ai été attentive à ce que
Pauline prenne son temps, à ce qu’elle soit bien immergée dans son vécu juste passé (éventuellement,
lorsque je la sentais hésitante dans sa réponse, je lui demandais de prendre le temps de vérifier pour
elle l’information qu’elle venait de donner).
C’est la manière dont je m’y suis prise au cours de cette mise en situation, dans le cadre de cet
entretien et des échanges qui ont suivis, que j’aimerais partager avec vous. Dans la transcription qui
suit, le texte qui figure en italique et entre parenthèses à la fin des relances concerne mes
commentaires et ma lecture critique de l’entretien après-coup. Lorsque cela me semble avoir du sens,
je note également, entre parenthèses, le nombre de secondes qui précède la réponse de l’interviewée
ou le temps qui s’écoule entre deux de mes interventions (Xs). Je mentionne aussi régulièrement le
temps écoulé depuis le début de l’entretien (h'mn’s). Les points d’interrogation entre parenthèses (?)
signalent les mots que l’enregistrement a rendus inaudibles.
Je précise également que Pauline accompagne tout au long de l’entretien ses propos de nombreux
gestes et reste immergée dans sa matière corporelle. Cependant, bien qu’une partie de l’entretien ait
été filmé, il n’a pas été possible (par défaut de mémoire et manque de temps) de restituer dans cette
transcription toute la richesse de ces gestes et de cette vie corporelle. C’est pourtant sur eux que je
m’appuie tout au long de l’entretien, pour relancer Pauline et rester en contact avec elle. Cette forte
empathie avec l’interviewée a d’ailleurs été relevée par les observateurs. C’est comme si mon corps, le
temps de l’entretien, s’était vidé momentanément de moi-même pour se faire le résonateur du corps de
Pauline et de ce qui s’y vit, comme si je m’étais mise en connexion très profonde avec elle pour une
danse très intime.
0. Anne : Vous pouvez fermer les yeux. Tranquillement, sans faire d’effort, laissez revenir. Et
observez ce qui revient. Et comment ça revient. Qu’est-ce qui se redonne à vous ? Est-ce que vous
pouvez laisser revenir le déroulement, ou certaines sensations - de poids, d’air, de circulation… Est-ce
que certaines parties du corps s’imposent plus que d’autres ? Peut-être que tout en faisant le
mouvement vous vous disiez quelque chose, que des pensées vous ont traversées, des images… Est-ce
que vous pouvez aller explorer ça ?
1. Anne : Est-ce qu’on peut juste prendre deux minutes pour échanger là-dessus ? Savoir comment
c’est revenu, qu’est-ce qui est revenu… Est-ce que quelqu’un veut partager ça avec le groupe ?
2. Pauline : Pour moi c’est une initiation du mouvement. C’est-à-dire que je me suis centrée, pour
savoir d’où le mouvement partait, et heu, il partait du centre, du haut vers le bas, pour ensuite avoir
l’initiation du mouvement par le genou. Donc je me suis vue avec un socle, heu une impulsion avec le
genou, un trajet, et puis heu… une énergie qui était en tension - donc ça c’est dans la sensation, de bas
en haut, et vers l’extérieur…
3. Anne : et quand tu dis « je me suis vue » ? Est-ce que tu t’es vue du coup de l’extérieur ou…
4. Pauline : alors au départ je me suis vue de… à l’extérieur, j’avais le trajet du mouvement, et heu
ensuite, quand j’ai été un peu plus loin, je… c’est revenu, à l’intérieur – donc d’où ça part, et où je
vais.
5. Luc : moi c’est l’inverse. Moi c’est d’abord parti de l’intérieur, à savoir heu… ma sensation qui
était de partir du centre. Et ensuite à partir du centre de… moi j’ai vachement senti en fait la torsion,
qui m’a emmené dans le mouvement, qui m’a emmené à ressentir le mouvement. Qui m’a emmené à
sentir l’épaulée, sur le côté. Mais c’est la torsion, c'est-à-dire comme si j’avais l’impression de faire le
mouvement, ça partait de là, je sentais dans le sternum après, je l’ai senti dans les épaules, ensuite j’ai
38
C’est en ce sens que je lui propose à plusieurs reprises de continuer à dérouler le mouvement (93A, 178A,
295A).
39 Voir
notamment les relances 78A, 142A et 325A.
79
senti la jambe qui se levait, et tout ça juste par les oppositions du mouvement, et le lâcher du poids à la
fin.
6. Anne : d’accord. Donc des sensations et du coup tu as retraversé le mouvement dans un déroulé.
7. Luc : ouais. Tout à fait.
8. Anne : d’accord. Ok. Est-ce que… quelqu’un parmi vous… serait d’accord pour que je lui pose des
questions pour aller explorer un peu plus avant la manière dont il a procédé ? (tous hochent la tête et
acquiescent). Il faut qu’il y ait une personne… (ils rient). Qui vous voulez… (Pauline s’avance).
D’accord. Pauline.
Ok. Donc heu… je vais poser quelques questions à Pauline pour essayer de voir comment je peux
l’aider à décrire ce mouvement. Et peut-être on va faire trois groupes pour vous donner un travail
d’écoute ou d’observation à faire. Donc heu… un deux trois, un deux trois, et vous deux (je compte le
nombre de participants pour voir comment former les groupes). Peut-être, vous pouvez heu… tous les
trois écouter dans ce que va dire Pauline ce qui vous semblerait pouvoir être réinvesti dans une optique
de formation. Donc ce qu’elle dit qui vous semble intéressant dans une optique de formation /
transmission. Peut-être vous deux vous pouvez écouter ce qu’elle ne dit pas, mais à quoi ses propos
vous font penser, et qui pourrait être réinvesti dans une optique de formation. Et peut-être tous les
trois, heu… vous pouvez écouter, ou noter, si c’est plus facile pour vous, le type de question que je lui
pose. Donc c’est un peu une première pour moi aussi, j’ai pas l’habitude de faire ça en groupe – en
général c’est un travail qu’on fait plutôt individuellement – donc voilà on va explorer ça ensemble. On
sait jamais si ça marche ou si marche pas mais en général y’a aucune raison.
9. Anne : (à Pauline) Heu… tu préfères rester debout ou tu préfères t’asseoir ?
(Pauline me pose une question que je n’entends pas à cause d’autres voix toutes proches. Elle semble
m’interroger sur la question que je vais lui poser).
Alors en fait, moi ce qui m’intéresserait c’est qu’on revienne donc sur le dernier mouvement que tu as
fait, tu vois quand je vous ai demandé « je vous propose de faire une dernière fois le mouvement en
prêtant attention à ce que vous faites » – de le faire une dernière fois. Donc est-ce que tu peux te
remettre, tranquillement, dans ce dernier moment.
(je suis interrompue par Luc qui demande si ce qu’ils doivent écouter des propos de Pauline
s’applique dans un contexte de formation de formateur ou avec des enfants, des adultes... On décide
qu’ils notent tout et qu’on triera après. Bernadette en profite pour distribuer des papiers de couleur
pour faciliter le partage ensuite, dire qu’on pourra faire des photocopies… S’ensuit la distribution des
papiers…)
10. Anne : Donc tranquillement, tu prends le temps hein, de revenir heu… au dernier moment, où je
vous ai donc proposé de refaire une dernière fois le mouvement en prêtant attention à ce que vous
faisiez. (3s) C’est bon, tu y es ? Donc ce que je te propose c’est heu… tranquillement de me décrire la
manière dont tu as procédé, pour ce mouvement, comment tu t’y es prise.
11 Pauline : Heu… je me suis centrée sur heu… sur le poids (la voix s’est nettement posée et ralentie).
12 Anne : tu t’es centrée sur le poids…
13P : au niveau du poids… puisque j’avais noté heu… enfin ce qui revenait à force de faire le
mouvement c’est un balancé, un changement du poids du corps qui partait de gauche à droite. Heu…
donc heu… heu… voilà y’a une sorte de pré-mouvement, qui me permettait de chercher la suspension,
pour aller trouver heu, déplacer mon poids sur mon pied gauche, et heu finir sur mon… vraiment en
mettant bien mon poids sur le pied droit et en ralentissant. C’est la gestion de poids. Le transfert de
poids.
14A : D’accord, ok. Donc tu me parles de heu… de poids, tu me parles de ce pré-mouvement. Heu
qu’est-ce que tu fais en premier ? Par quoi tu commences ?
15P : Par rapport au mouvement qu’il (Luc, dont le mouvement a été choisi pour être repris par
l’ensemble du groupe) a proposé, heu… j’ai trouvé ma... j’ai cherché ma double direction. C'est-à-dire
poids dans… les pieds heu… enfin vraiment, quelque chose qui descend vers le sol. Et puis une
suspension au niveau de la taille pour aller vers le haut.
80
16A : D’accord. Ok. On peut juste rester sur ce moment-là ? Donc tu me dis poids dans le sol (elle
acquiesce). Hein donc qu’est-ce que tu fais quand tu mets ton poids dans le sol à ce moment-là ?
17P : j’ai coupé mon corps en deux. (sourires)
18A : ouais, d’accord, qu’est-ce que tu fais quand tu coupes ton corps en deux ?
19P : (3s) Heu…
20A : Tranquille. Tu prends le temps hein, vraiment tranquillement…
21P : Heu…Y’a quelque chose d’un peu - alors je sais pas si c’est le terme exact – mais y’a quelque
chose d’un peu, de compact qui se passe au niveau de ma taille jusqu’aux pieds. Et heu… un poids
plus… quelque chose de… un poids plus fluide, heu au niveau du… qui circule dans la… dans la
colonne.
22A : d’accord donc tu dis quelque chose de compact de la taille jusqu’aux pieds (elle acquiesce),
hein. Cette sensation de quelque chose de compact c’est identique heu… ouais tu peux me… [sousentendu “est-ce que la sensation est la même de la taille aux pieds”, mais je ne vais pas au bout de ma
question, ce qui rend la demande un peu confuse]
23P : (3s) un sac de terre.
24A : un sac de terre.
25P : ou de sable.
26A : d’accord, ok. D’accord. Donc ça c’est le poids (elle acquiesce), qui descend.
27P : ça c’est à partir de la taille.
28A : à partir de la taille, d’accord. Et tu me dis, y’a un autre mouvement ascendant ?
29P : et y’a toute la colonne qui remonte avec des petites spirales heu… des petits serpentins comme
ça qui remontent, comme des petites heu bulles mais d’eau. J’vois d’l’eau…
30A : d’accord. Donc tu as cette image ?
31P : mmm.
32A : ouais, tu as une image d’eau ?
33P : jusqu’à la tête.
34A : d’accord, ok. A quoi tu repères encore cette sensation comme ça de… (devant le manque de
succès de mes relances 30A et 32A, je relance P sur la dimension sensorielle, mise en évidence juste
avant)
35P : chez moi ou chez lui ?
36A : ah non non chez toi, on est sur ton mouvement hein ! on est d’accord là, on est sur le
mouvement que tu as réalisé ?
37P : mmm… à quoi je repère ça…
38A : hein donc tu me parles d’abord de ce poids qui descend hein, de la taille aux pieds. Heu tu dis
un sac de terre. Et ensuite tu parles d’un mouvement ascendant. Tu parles de la colonne, heu, des
petites bulles heu, d’eau tu as dis ?
39P : oui du flui… enfin du… quelque chose d’assez… liquide.
40A : quelque chose d’assez liquide… d’accord, ok. Y’a autre chose ?
41P : (4s) heu, maintenant j’vais sur autre chose mais heu…
42A : ouais, d’accord. Donc ça c’est les sensations que tu (?)
42P : si y’a quelque chose qui remplit. En haut. Voilà. Y’a pas que ce mouvement-là. C’est quelque
chose qui remplit heu… un volume en haut. (10’56)
34A : un volume… à quel niveau il est ce volume ?
35P : ben à partir de la taille jusqu’aux heu épaules, et ça finit heu…
36A : ouais, ça finit comment ?
37P : heu… ça passe derrière ma tête (elle fait le geste de passer derrière sa tête avec sa main).
81
38A : ouais. d’accord. ok. Et qu’est-ce que tu fais ? (je fais le choix de revenir à l’action pour ne pas
perdre le fil, bien que l’exploration de ce volume et de ce qui passe derrière la tête et comment eut été
intéressante). Donc tu as ces deux sensations, comme ça. Tu dis quelque chose qui s’oppose (Pauline
n’a pas parlé d'« opposition » mais de « couper son corps en deux »). Qu’est-ce que tu fais ? (2s) … à
ce moment-là toi, concrètement…
39P : (2s) Heu… (3s) Le premier mot qui me vient, c’est je me gonfle mais heu… et je prends du
volume, voilà.
40A : tu prends du volume…
41P : et je prends une présence, y’a une présence… qui s’installe. (il aurait été intéressant
d’interroger la manière dont cette présence se donne à P, mais je reste accrochée à la description de
l’action).
42A : ok mais qu’est-ce que tu fais heu… concrètement avec ton corps, comment tu te… comment tu
te poses… si tu peux juste me décrire ça. De manière heu… très simple.
43P : (3s) je sens heu… je sens toute la surface de mes pieds heu… comme une ventouse au sol.
44A : alors ils sont comment là tes pieds ? tu peux juste me décrire heu…
45P : ils sont heu, parallèles. Largeur du bassin.
46A : parallèles, largeur du bassin, donc là on est au moment du pré-mouvement toujours ?
47P : ben oui.
48A : D’accord. Ok. Donc on est juste - avant - le transfert de poids dont tu parlais ?
49P : heu… non parce que il me manque la pression.
50A : d’accord, ok. Elle se situe à quel niveau cette pression ? (2s) tranquillement hein…
51P : (3s) heu… y’a comme un mouvement heu… en diagonale. Qui passe des deux pieds…
52A : donc c’est la pression des pieds ?
53P : … la pression des pieds pour aller vers la gauche.
54A : d’accord. Tu peux me redire ça ?
55P : c’est… je sens comme une pression. Qui part heu… qui part de, donc de… on va dire de mon…
mon centre… au sol, dans la projection au sol, et qui heu se déplace légèrement vers ma… gauche. En
diagonale.
56A : d’accord. Donc quelque chose qui se déplace légèrement vers la gauche.
57P : en avant-gauche.
58A : ok. Et juste, qu’est-ce que tu fais là à ce moment-là quand tu te déplaces très légèrement comme
ça ?
59P : ah ben c’est là que j’exerce les pressions heu de… de ce poids heu… ce mouvement vers le bas,
descendant et ce mouvement ascendant vers le haut à partir de la taille.
60A : d’accord donc c’est à ce moment-là que tu as cette sensation ? cette opposition ?
61P : ouais
62A : prends le temps hein de vérifier pour toi.
63P : mmm. Chez moi c’est ça.
64A : d’accord. donc avec cette chose que tu nous as décris dans la colonne, avec quelque chose qui
part comme ça vers le haut et le sac de terre, hein…
65P : mmm
66A : d’accord. Donc là tu déplaces ton poids, vers la gauche…
67P : ouais, alors maintenant je suis en train de penser plus ça fait du sable qui coule.
68A : ça fait du sable qui coule, ouais ? il coule d’où, à partir d’où ce sable ?
69P : de là (elle montre). A partir du… ben du centre, du… A partir de mon… juste en dessous de la
taille.
70A : ok, juste en dessous de la taille. C’est comment cette sensation-là de, de sable qui coule ?
82
71P : (9s) heu… c’est comme si heu… c’est comme si… tous, tous, tous mes fluides, tout ce qui est
liquide chez moi, circulerait toujours mais avec heu… comme si ça se transformait en petits grains de
sable.
71A : d’accord. Ok. D’accord. Donc, là tu transfères, tu déplaces ton poids vers la gauche, hein c’est
ce que tu m’as dit, c’est ça ? (elle acquiesce). D’accord donc, comment tu doses là ce déplacement,
comment tu t’y prends ? (14’30)
71P : heu là ce que je sens heu… tout mon pied heu étalé au sol, toute la surface du pied étalée au sol.
72A : du pied gauche donc ?
73P : du pied gauche.
74A : ouais, d’accord, à quoi tu… à quoi tu la perçois ? cette heu..
75P : heu… par rapport à… ma peau… de pied.
76A : ouais, d’accord. Est-ce qu’y a autre chose ?
77P : (4s) et je sens l’épaisseur qui y’a heu… sous mon pied. Entre heu… enfin toute cette masse
heu… de coussinets heu… avant d’atteindre l’os. Y’a cette petite épaisseur et ça fait comme une petite
éponge que je presse, au sol.
78A : d’accord, ok, super. D’accord. Et là si on… donc on reste là, tranquille, est-ce que tu peux
déplacer ton attention maintenant, et aller voir ce qu’il se passe dans le reste du corps - donc y’a ce
déplacement vers la gauche, y’a cette sensation de pied dans le sol, hein que tu as décrite avec heu…
d’air, de masse… qu’est-ce qui se passe d’autre dans le corps là ?
79P : heu y’a un regard qui va vers le bas alors que j’ai tout ce haut, tout ce buste qui est orienté vers
le haut.
80A : un regard qui est vers le… ?
81P : bas.
81A : vers le bas.
82P : en…
83A : ouais…
84P : en avant gauche, pareil.
85A : d’accord.
86P : dans la même direction que mon déplacement de poids.
87A : d’accord. Donc y’a le poids qui se déplace vers la gauche, y’a cette sensation de poids. Y’a le
regard qui suit, et en même temps, tu dis y’a cette heu…
88P : là c’est encore… ça renforce la double heu… direction. C’est à dire que le regard est vers le bas
alors que j’ai vraiment cette sensation d’aller… de moi de m’étirer vers le haut.
89A : d’accord. Ok.
90P : ça donne un appui d’ailleurs.
91A : ça donne un appui.
92P : mmm.
93A : d’accord. ok super. Donc on va… on va continuer si tu veux bien le… le déroulé du
mouvement. Qu’est-ce que tu fais juste après ?
94P : (4s) heu… ben là je peux libérer ma jambe droite.
95A : ok. D’accord, donc… juste au moment où tu libères ta jambe droite, ou juste avant de libérer ta
jambe droite, qu’est-ce qui se passe ?
96P : (5s) je sens plus… mon poids sous mon pied droit.
97A : ouais… ou qu’est-ce que tu fais… pour libérer ta jambe droite ? Comment tu t’y prends ?
(16’55)
98P : (3s) heu… (3s) ben là ça me gêne un peu…
99A : ouais…
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100P : parce qu’en fait, à partir de là, moi c’est heu… c’est plutôt la dynamique du mouvement, sa
musicalité qui… qui qui me… qui m’a frappée, et non pas… comment je l’ai décomposé. Donc du
coup, là heu... ça déplace heu… mon observation.
101A : d’accord. Donc heu…
102P : donc si je dois décrire… ce que je ressens…
103A : peut-être prends le temps, tranquillement, de te remettre dedans… hein, si tu veux bien aller
explorer ça. (Je relance le contrat pour être sûre que ma question convient à P. Cependant, il aurait
été intéressant de la relancer sur la « dynamique du mouvement » et sa « musicalité » qu’elle
mentionne en 100P).
104P : y’a… heu… je… je balance, y’a un petit balancé de ma jambe heu… heu un effet circulaire.
Qui est donné heu... pareil, je prends cette direction en avant gauche, et le bas de ma… le bas de ma
jambe donc fait un… y’a comme un… un lâcher prise… une détente du bas de jambe, qui part
complètement, en balancé à gauche… et heu… et ça… ça donne une dynamique heu…
105A : d’accord. Donc peut-être si tu veux bien, Pauline, on peut revenir juste au moment avant hein.
C'est-à-dire que là, donc tu es avec ton poids, ton appui sur la gauche, avec cette sensation de poids, ce
regard, en même temps quelque chose qui va vers le haut – tu dis ça renforce l’opposition (elle a dit en
88P : « ça renforce la double direction »). Et donc ton pied droit à ce moment-là, ta jambe droite elle
est comment ? (18’19) (5s) prends le temps hein…
106P : heu… elle est… elle est encore au sol mais plus en contact… que en appui.
107A : d’accord.
108P : ok. Et quand ta jambe est en contact… plus qu’en appui…
109P : ça veut dire qu’y a moins de poids, le poids est allégé mais heu...
110A : le poids est allégé…
111P : c’est… j’effleure le sol.
112A : ok, tu effleures le sol. D’accord. Et qu’est-ce que tu fais après ?
113P : heu… et bien en fait heu j’suis en train de… de le brosser… de le... d’épousseter le sol, comme
si y’avait une petite poussière parce que je dois rester sur la dynamique, que j’ai. C’est comme si
y’avait une poussière que je poussais. Avec mon pied. Droit.
114A : d’accord. Donc tu la pousses… de quel côté ?
115P : heu… vers l’avant gauche.
116A : vers l’avant-gauche. D’accord.
117P : la même direction que mon transfert de poids.
118A : d’accord. Et à quoi tu prêtes attention à ce moment-là ? (19’17)
119P : (3s). A l’air.
120A : tu prêtes attention à l’air. Ouais…
121P : heu... à… à cette jambe qui… heu à l’air qui… enfin à l’effet de l’air sur… sur heu, sur heu, sur
la jambe libre.
122A : d’accord. Il se situe à quel endroit cet effet d’air ?
123P : heu par là. Donc heu…
124A : ouais…
125P : (4s) non…
126A : non ? tranquille hein, prends le temps de vérifier ça pour toi.
127P : (2s) non ça commence de… c’est toute cette partie interne du bas de jambe.
128A : d’accord. Ok.
129P : (2s) oui.
130A : d’accord. Y’a autre chose ?
131P : le genou droit est suspendu.
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132A : le genou droit est suspendu… d’accord…
133P : et y’a heu… y’a, heu accélération vers le… y’a un phénomène d’accélération vers le bas et de
suspension heu… à la fin de mon mouvement circulaire ascendant.
134A : d’accord.
135P : donc y’a un ralentissement.
136A : d’accord. Donc tu es là, avec ce poids à gauche, heu ce pied droit qui est en contact, hein pas
en appui en contact, tu dis que tu brosses, hein comme si tu enlevais une petite poussière, t’as cette
sensation d’air…
137P : c’est plus épousseter que brosser
138A : épousseter ! d’accord, donc épousseter plutôt que brosser, ouais. Tu peux juste me décrire là
ce… ce que tu fais là quand tu époussettes ? (20’44) (7s) Tu prends le temps hein, tu t’y remets,
tranquillement…
139P : c’est tout l’intérieur de… la jambe… du, du pied… du pied au genou, tout cet intérieur heu…
de jambe heu qui… qui avance dans l’air.
140A : d’accord.
141P : comme si je… comme si je, je voulais heu… soulever un petit voile, un voile en soie. Et… le
prendre avec moi et l’emmener, sur ma droite.
142A : D’accord. ok. Et quand tu fais ça du coup, est-ce qui se passe autre chose dans ton corps ? Estce qui a d’autres parties du corps qui sont mobilisées ou…
142P : (3s) y’a… une résonance de ce mouvement-là heu… mais vraiment heu… invisible, mais que
je sens moi interne dans… dans tout ma colonne.
143A : d’accord. ok, à quoi tu le perçois, à quoi tu la perçois cette résonance ?
144P : (2s) oui mais j’arrive pas à la décrire (avec une voix très lente et très basse).
145A : ouais, tranquillement. Tu laisses revenir, tu te remets dans le moment…
146P : si dans la tension heu… musculaire.
147P : dans la tension musculaire… ouais. Qui se situe à un endroit particulier ?
148P : heu au niveau de mes dorsaux.
149A : au niveau de tes dorsaux. D’accord. Et donc tu es là, avec heu… cette sensation sur le bas de
jambe, tu parles du genou suspendu. Dans la répartition de ton poids, au moment où tu… tu dis
comme si tu soulevais un voile… qu’est-ce qui…
150P : heu si je reste sur cette sensation au niveau du dos, y’a heu, heu… (10s) heu je sens vraiment
la… la tension et l’élargissement du dos, au moment où j’ai emmené mon voile à droite.
151A : d’accord. La tension et l’élargissement du dos. Ouais. Tu perçois à quoi cette… cette tension et
cet élargissement du dos ?
152P : (5s) heu… peut-être à ma peau de dos…
153A : ouais tranquillement hein, prends le temps d’aller, d’aller revoir ça. (J’entends le « peut-être »
de P et je préfère vérifier)
154P : (3s) heu et puis heu… par rapport à… ma respiration.
155A : ouais, qu’est-ce qui se passe là dans la respiration ?
156P : (3s) j’suis en… inspire.
157A : t’es en inspire… d’accord. A ce moment-là t’es en… (elle fait vraisemblablement un signe de
la tête, comme si elle doutait) non ? d’accord (elle éclate de rire, comme si elle prenait soudainement
conscience de la réalité extérieure ou de tout ce qu’elle vient de verbaliser), donc prends le temps
d’aller vérifier ça pour toi. Tranquille hein, on a… on le temps donc heu... prends le temps dont t’as
besoin…
158P : c’est bon.
159A : t’es en inspire.
85
160P : oui. Là je vais… y’a… un petit souffle d’air, au moment où je pousse. Et une petite… et
l’inspiration ici.
161A : d’accord. à ce niveau-là ? (je reprends son geste qui montre une partie de son corps)
162P : oui là.
163A : enfin, je te vois faire ce geste…
164P : mmm.
165A : ok. y’a autre chose encore ? (23’46)
166P : (4s) heu… heu, non, à part que… c’est juste cette jambe qui bouge… c’est comme si c’était
elle qui emmenait tout le poids. C’est elle qui… qui dirige, qui va diriger et… va induire la suite du
mouvement c'est-à-dire que… mes bras heu…
167A : ouais, qu’est-ce qui se passe là avec les bras ?
168P : eux sont… sont toujours le… heu… dans un allongement heu… vers le bas.
169A : d’accord. Et qu’est-ce que tu fais là, quand tu es dans cet allongement vers le bas avec tes
bras ?
170P : mmm… heu… heu… moi ce que je sens c’est heu… une amplitude, dans mes bras.
171A : une amplitude…
171P : et mes mains... qui va jusqu’aux mains.
172A : une amplitude qui va jusqu’aux mains.
173P : mmm… mais toujours heu… heu c’est pas vers le bas c’est un petit peu… côté bas quoi.
174A : d’accord. Et ça part d’où, ça cette heu… cette amplitude qui va jusqu’aux mains ?
175P : (5s) elle arrive au moment où je pousse heu… mon voile.
176A : d’accord. ouais.
177P : à la fin de mon… (6s) je dirais elle est là à la fin de mon transfert mais elle doit se… elle se met
en jeu pendant le transfert… et c’est ce qui me permet d’avoir cette jambe libre.
178A : ok. d’accord. ok. Donc là tu as la jambe libre, on va continuer à dérouler. Tu as cette jambe
libre et… qu’est-ce que tu fais ?
179P : (3s) heu… j’apprécie le moment où je me sens… très ouverte heu… heu… ce plan, le plan
frontal. J’apprécie ce moment-là.
180A : t’apprécies le plan frontal. Tu peux m’en dire un peu plus ? sur ce qui se passe pour toi à ce
moment-là, dans cette ouverture ? (10s) Tranquille hein…
181P : (2s) c’est comme si… comme si mon champ de vision s’ouvrait.
182A : comme si ton champ… ok. D’accord. Et quand ton champ de vision s’ouvre, qu’est-ce qui…
183P : et c’est pas un champ de vision c’est un champ de sensation !
184A : un champ de sensation !
185P : voilà.
186A : d’accord. ok. Tu le perçois à quoi ce champ de sensation ? (26’14)
187P : heu… tout… en fait c’est… comme si on éclairait, heu… toute ma face.
188A : comme si on éclairait toute ta face… (La question de savoir qui est ce « on » qui éclaire tout la
face de Pauline et ce qu’il se passe alors se pose bien évidemment…)
189P : le front, mon front, voilà.
190A : d’accord. Y’a autre chose ?
191P : (5s) heu… j’ai… conscience de cette articulation heu, au niveau de la… de la coxo-fémorale,
de la hanche.
192A : d’accord. d’accord, qu’est-ce qui se passe là dans… dans cette articulation ?
193P : heu… heu c’est… mécaniquement, on va dire, mécaniquement… c’est comme si heu… le
heu… alors comment, je sais pas… je trouve pas mon mot…
86
194A : au niveau de ce que tu ressens, hein de… (je la relance sur la sensation de peur qu’elle ne
s’égare dans des considérations biomécaniques)
195P : (3s) je sens heu… quelque chose de… enfin je me représente, du coup, heu cette rondeur de la
tête, du… du fémur, qui… qui, qui… avec aisance… heu bouge dans l’espace qui… qui qui qu’elle a
dans cette articulation.
196A : d’accord, ok, d’accord, tu te représentes ça. (il aurait été intéressant d’en savoir plus sur ce
que se représente Pauline au juste et sur la manière dont cela se donne)
197P : mmm.
198A : d’accord. ok super. Et qu’est-ce que tu fais donc, quant tu… (je reste collée au déroulé du
mouvement…)
199P : y’a un contrepoids heu… qui se fait à gauche.
200A : ouais. Y’a un contrepoids donc…
201P : enfin un contrepoids… y’a une contre… heu… pas un contrepoids. Une action heu… plus ou
moins contraire, qui se fait à gauche.
202A : tu peux me décrire ça ?
203P : heu… si je laisse partir ma jambe droite... enfin y’a un mouvement comme ça à droite mais en
même temps que je m’ouvre à droite, à gauche je m’ouvre aussi, à gauche.
204A : d’accord. qu’est-ce que tu fais là quand tu t’ouvres à gauche ?
205P : je contrebalance en fait.
206A : ouais, d’accord, qu’est-ce que tu fais encore quand tu contrebalances, là ?
207P : heu… ben du coup comme je suis orien… là, comme j’ai éclairé heu… cette articulation là,
c’est la même à gauche qui se réveille. (28’11)
208A : d’accord…
209P : heu... qui… ben pareil. On a ce fémur qui… qui, qui qui… qui cherche une rotation comme ça
heu... serpentin heu…
210A : d’accord. Et quand le fémur là il cherche la rotation comme ça, qu’est-ce que… qu’est-ce que
tu fais ?
211P : (4s) Rien. C’est juste heu… c’est comme si… c’est comme si j’étais heu… enfermée comme ça
sur moi, et que d’un seul coup tout s’ouvrait, comme ça.
212A : d’accord. ok. Donc là si on revient…
213P : je… ouais je déroulais heu… c’est comme si mon corps avait été… je l’imagine enroulé d’un
côté et de l’autre, enfin, et, et que tout doit s’enrouler vers le centre, et que ça se déroule (accent sur le
« dé »), comme ça.
214A : d’accord, donc ça se fait d’abord à droite, et puis à gauche ?
215P : ah non, y’a rien qui se ferme.
216A : tu me parles des fémurs ?
217P : oui en fait d’un seul coup je sens (appuyé) que ça s’ouvre.
218A : ouais…
219P : mais je n’ai pas senti que c’était fermé avant.
220A : d’accord. d’accord et cette ouverture elle…
221P : c’est… voilà… je veux juste gagner… heu… comme si je voulais que cette partie-là s’ouvre
par là, et que celle-ci de l’autre côté…
222 : d’accord. est-ce que ça se fait simultanément ça ?
223P : oui. Heu…
224A : prends le temps de vérifier pour toi.
225P : (2s) heu… ça commence un peu, à gauche avant, pour pouvoir… être plus libre à droite.
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226A : d’accord, ça commence d’abord à gauche. D’accord et là, tu en es où là, avec ta jambe droite ?
(29’38)
227P : elle est heu… suspendue heu… j’ai pas la souplesse heu, de mon camarade (Luc, dont le
mouvement a été repris par l’ensemble du groupe) donc la mienne elle est suspendue en diagonale
dans la (?)
228A : d’accord. Et qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu fais ensuite ?
229P : heu… après en fait j’ai conscience du poids de cette jambe, et c’est ça qui va emmener d’une
manière entre guillemets compacte (accent sur le « pa ») heu tout mon corps à… droite.
230A : d’accord…
231P : le transfert en fait.
232A : ok.
233P : et y’a… juste un changement de… y’a juste un changement de… d’orientation à la fin du corps
qui se termine en diagonale.
234A : d’accord. donc tu peux me décrire ce qui se passe là avec le poids ? tu peux me décrire ce que
tu fais ?
235P : (5s) c’est comme si le poids me… c’est comme si c’est lui qui me tirait.
236A : d’accord…
237P : c’est comme si on… on me tirait au niveau… on m’avait mis un fil au niveau du genou, et
qu’on le… qu’on me le tirait dans la direction heu… voilà qui se situe pour moi est là en avant gauche,
heu en avant droite, et c’est comme si on me tirait, heu ce genou dans cette direction-là, pour que je
sente le déséquilibre arriver, et avant de tomber, y’a mon… appui.
238A : d’accord, donc y’a ce déséquilibre qui arrive ?
239P : oui.
240A : à quoi tu le repères ce déséquilibre ?
241P : (4s) heu ben… heu sous mon pied gauche heu… y’a… le poids qui se transfère.
242A : d’accord… d’accord, y’a le poids qui se transfère. (31’22)
243P : (4s) y’a… moi je sens que je change heu… (4s) Sans agir (appuyé) - c’est comme si j’agissais
pas - c’est heu, c’est… mon axe qui… qui change.
244A : d’accord. Et quand tu agis pas là, à ce moment-là, qu’est-ce que tu fais ? (7s) Prends le temps
hein, d’aller voir ça tranquillement.
245P : ce que je fais, ce que je pense ou ce que je ressens ?
246A : ce que je fais. Tu dis j’agis pas, c’est comme si quelque chose se faisait…
247P : je laisse (appuyé) heu… je laisse faire, le…
248A : ok, et qu’est-ce que tu fais quand tu laisses faire ?
249P : y’a comme… heu c’est pas un abandon, ça ressemble mais heu… (3s) je… (4s) y’a comme un
lâche heu… non j’aime pas le mot lâcher-prise parce que on le on le…
250A : prends le temps de trouver le mot qui te convient hein !
251P : y’a pas de détente en fait. C’est juste je suis dans… dans cette position-là, j’ai l’impression
d’être comme une poupée qu’on bascule.
252A : d’accord. Comme une poupée qu’on bascule. (Il aurait été intéressant d’en savoir plus sur ce
qu’il se passe pour Pauline dans ce moment-là).
253P : voilà. Mmm...
254A : y’a autre chose encore ?
255P : (15s) heu… y’a une certaine durée.
256A : une certaine durée, ouais… qu’est-ce qui se passe dans cette durée ?
257P : heu c’est peut-être la partie la plus longue de… de tout le mouvement. Tout le geste pardon.
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258A : D’accord. Et qu’est-ce qui se passe pour toi à ce moment-là dans cette durée, à ce moment-là
où… tu fais rien, comme ça, tu laisses faire ?
259P : je me sus… je sais que moi j’ai adoré la prolonger encore. C'est-à-dire heu… (elle rit). A
goûter ce moment de… de non contrôle. (33’21)
260A : ouais, d’accord. Donc là tu goûtes ce moment de non contrôle.
261P : mmm.
262A : d’accord. Et à quoi tu prêtes attention à ce moment-là ? (3s) Tranquillement. Prends le temps
d’aller… d’aller revoir ça.
263P : (6s) heu juste le déplacement de tout heu… de tout mon buste, dans l’air.
264A : ok. D’accord. (33’48)
265P : (3s) heu… si j’ai une… rotation du buste.
266A : d’accord, y’a une rotation du buste.
267P : ouais.
268A : tu peux me décrire, là, ce qui se passe avec le buste ?
269P : (5s) heu… ben, y’a une rotation vers la droite du buste.
270A : ok, y’a une rotation vers la droite… Qu’est-ce que tu fais, là quand tu… tu fais cette rotation,
du buste vers la droite ?
271P : je sens une spirale heu… dans le… dans mon corps. heu…
272A : à quel niveau (?)
273P : je sens ma peau qui… qui se tord.
274A : ouais. A quel niveau tu as cette sensation ?
275P : heu… au niveau de mes bourrelets, c'est-à-dire heu… à gauche (elle rit).
276A : d’accord, ok. Donc y’a ce moment avec ces… ouais ? prends le temps de… c’est ça ? ouais ?
(je la sens hésitante)
277P : ouais. Je sens bien là au niveau de la taille que… y’a… voilà. Y’a de la matière qui… qui est
en torsion.
278A : y’a autre chose là en…
279P : (11s) non, je… je crois qu’y a comme une image un peu heu… qui, qui apparaît…
280A : ouais…
281P : c’est comme si j’avais des super longs cheveux (Pauline a les cheveux courts) (elle rit).
C’est… oui ça fait comme si j’avais des très longs cheveux et que au moment où je vais poser mes
cheveux fffffffffff, ils… ils sont en retard (Pauline mime avec sa main une longue chevelure
imaginaire qui reste suspendue derrière elle, en retard par rapport au mouvement de son corps). Y’a
tout le jeu (?) sur mes cheveux.
282A : ok. C’est quelque chose que tu visualises, ça ? (En fait, l’image évoquée par Pauline en 279P
est une image qui apparaît en V2, au moment de l’entretien. D’où ma relance inappropriée ici et la
réponse de Pauline).
283P : non en fait c’est heu… pour moi c’est toujours garder ce contact avec l’air. Quelque part.
284A : d’accord. ok, donc y’a ce contact avec l’air qui est important là hein.
285P : ouais. heu c’est, voilà, je sens ffffffffffff, l’air qui arrive, et comme si mes cheveux heu…
286A : ok. tu le sens à quel niveau l’air ?
287P : au niveau de mes joues.
288A : au niveau de tes joues…
289P : (4s) mais c’est un… un léger souffle, hein c’est pas… c’est pas une tempête !
290A : d’accord. donc ce que je te propose, là on pourrait…
291P : toujours dans le voile ! on est, en fait le le… ce voile de soie qu’on a eu en bas dans la jambe,
heu… d’un seul coup il est là. Je rentre (appuyé) dedans. Je… (36’05)
89
291A : ok, tu rentres dedans.
292P : et je l’emmène avec moi. Donc c’est lui heu… qui fait mes cheveux.
293A : d’accord, ok, très bien. Donc… juste si tu veux bien… (Je jette un coup d’œil à ma montre et
je m’aperçois que le temps file. Je décide d’accélérer un peu le rythme pour arriver au bout du
déroulé du mouvement. Il y aurait pourtant eu beaucoup de choses à explorer concernant ce voile qui
revient comme un leitmotiv au fil de l’entretien).
294P : (elle sort soudainement de son évocation :) j’suis en train de réaliser ce que je raconte !… (rire
général dans la salle). En plus ça enregistre ! (rires de plus belle).
295A : donc peut-être là juste on va terminer hein parce que bon… comme tu vois finalement on peut
toujours, y’a encore toujours des choses à aller chercher, à aller creuser. Mais bon, on va pas
s’étendre, on va essayer de continuer juste dans ce déroulé. Donc t’es là à ce moment-là, avec cette
torsion, avec ces sensations au niveau de la taille, avec cet air, avec ce moment que tu goûtes, comme
ça, dans la durée. Et… qu’est-ce que tu fais ensuite ?
296P : y’a… si, je me suis vraiment reconnectée avec mon pied gauche.
297A : d’accord, ok. Qu’est-ce que tu fais là quand tu te reconnectes avec ton pied gauche ?
298P : je repousse le sol.
299A : tu repousses le sol. Ok. Qu’est-ce que tu fais d’autre, là quand tu repousses le sol ?
300P : (8s) ce que je sens ? dans… le repoussé ?
301A : oui. Ce que tu fais. Ce que tu fais là, quand tu repousses le sol.
302P : heu… (3s) c’est la même sensation que quand on s’étire le matin et que on a heu… ses muscles
qui heu… qui se mettent un peu à bailler entre guillemets là, qui s’allongent et, hhhhen, j’ai d’un seul
coup une jambe toute longue et fine.
303A : d’accord, ok, super.
304P : ouais, c’est ça. Enfin une longueur de muscle heu… très proche de… C’est pas quelque chose
qu’on… qui se contracte, qui se resserre autour de l’os, mais plutôt quelque chose qui va, heu chercher
à… à épouser heu… le squelette et voire même à… comme si mon… comme si mes os étaient
devenus heu… élastiques.
305A : d’accord. Et ça se situe à quel niveau là cette sensation d’étirement, comme ça, le long de…
(38’03)
305P : alors chez moi c’est beaucoup plus heu… sensible au niveau de la cuisse. Et j’adorerais que ça
arrive plus bas.
306A : ouais. A quel niveau de la cuisse, là, tu as cette sensation ?
307P : heu… (2s) heu juste au-dessus du genou.
308A : d’accord. juste au-dessus du genou…
309P : heu… au niveau de la patte d’oie à peu près.
301A : d’accord. ok.
302P : en dessous en fait.
303A : d’accord. Donc t’as cet appui hein, tu te reconnectes à ton pied tu as dit, tu as cet appui, en
même temps y’a cette torsion en haut, avec ce moment où tu laisses faire comme ça, que tu goûtes. Et
qu’est-ce que tu fais ?
304P : je… si, y’a autre chose qui me vient, excuse-moi du coup…
305A : ouais ? non non, non je t’en prie vas-y…
306P : c’est heu… je sens… je sens… je sens vraiment heu… le con… la la, le… ce heu… le talon
planté comme ça dans le sol. Et c’est… c’est ça qui me donne cette longueur de, de, de muscle.
307A : d’accord. ok. donc c’est ce talon planté comme ça qui te donne cette longueur de muscle.
D’accord.
308P : mmm. Et le pied qui… un peu comme une… ventouse. (39’02)
90
309A : le pied comme une ventouse. d’accord donc le pied comme une ventouse, ce talon… puis ce…
ça qui remonte (je reprends ses gestes). Et là avec tout ça, qu’est-ce que tu fais ensuite ?
310P : (2s) (elle rit légèrement puis :) j’avais envie de dire une bêtise, mais je la dis pas… heu… (à
voix basse :) j’avais envie de dire je m’écrase comme une merde (elle rit doucement). Alors après
ça… heu… donc là à la fin ?
311A : ouais…
312P : je sens que je me dépose heu… à droite, sur ma droite. Heu mais c’est vraiment se déposer.
Comme si heu, j’avais heu…, j’étais devenue aussi légère… que heu, ce voile… Que j’emmène.
313A : d’accord. ok. Qu’est-ce que tu fais d’autre ?
314P : y’a quelque chose d’assez fluide, y’a pas de…
315A : quelque chose d’assez fluide, ouais…
316P : y’a pas un impact, dans le sol.
317A : ouais…
318P : c’est heu… je le… peut-être plus… ouais mais j’en suis pas sûre…
319A : prends le temps de vérifier hein…
320P : (3s) comme si je pressais un peu l’air, comme si l’air était un petit coussin, qui amortissait ma
chute.
321A : d’accord. ok. Et à quoi tu prêtes attention à ce moment-là ? (40’09)
322P : heu mon pied gauche. Heu droit pardon !
323A : à ton pied droit… qu’est-ce qui se passe, là avec le pied droit ?
324P : heu… heu je pourrais presque… heu… visualiser la distance qu’il y a entre mon pied et le sol.
Et que mon pied… voilà visualiser que je me rapproche… de ce sol… de… du sol. Voilà, ouais. Y’a
cette épaisseur d’air. Que heu… que je presse.
325A : d’accord. Qu’est-ce qui se passe, là d’autre, dans le reste du corps ? Est-ce que tu peux
déplacer ton attention, aller… visiter d’autres choses ?
326P : il y a... un… heu… un corps heu, tendu. Entre heu… heu le talon et… et le sommet du crâne.
327A : d’accord. ouais… (5s) y’a autre chose ?
328P : heu… une détente… dans l’articulation du genou… à l’arrivée.
329A : d’accord. donc tu es là avec cette sensation, hein cette sensation d’air, que tu presses très
légèrement, quelque chose qui se dépose tu dis ? (elle acquiesce) et… au moment où ça se dépose,
qu’est-ce qui se passe ?
330P : (3s) c’est ça. C’est cette détente-là. Dans le genou. Heu… la direction de ce genou qui
avance… La même sensation de… de… de cuisse heu… de muscle heu de, qui, qui s’étire.
331A : ouais… donc à droite ?
332P : à droite. (5s) y’a… y’a cette dir… y a y a ce… ce sommet du crâne qui va vers l’avant droite,
ce genou aussi qui va, alors que j’ai mon talon qui lui me donne toujours la direction de derrière. Je
me sens heu… étirée comme un élastique entre deux directions, mais c’est une direction qui est
penchée. Je ne suis pas à l’horizontale. Je suis oblique.
333A : ouais. C’est quoi ces deux directions entre lesquelles ça s’étire ?
334P : donc c’est entre le sommet de mon crâne, mon genou…
335A : ouais, ton genou droit…
336P : heu… donc ça c’est en avant. Haut. Enfin un peu c’est heu… comme ça. Et derrière, c’est mon
talon, et mes mains.
337A : ouais, qu’est-ce qui se passe avec les mains ?
338P : Le bout de mes doigts. (5s) Oui, le bout de mes doigts. Qui donne la direction, en fait opposée à
cette diagonale, oblique, heu… voilà. Donc je suis étirée entre ces deux… deux distances.
339A : d’accord. ok. C’est comment pour toi là à ce moment-là ?
91
340P : (4s) c’est envie de refaire.
341A : c’est envie de refaire… d’accord. Ben merci beaucoup Pauline ! (43’03)
342P : merci ! (rires). Waouh ! Bravo ! (ils applaudissent).
Post-entretien. Nous sommes tous assis en rond dans le même grand studio et nous échangeons sur
l’entretien qui vient d’avoir lieu et la technique mise en œuvre :
343A : bon, donc heu… ben en fait c’est génial, mais les danseurs sont supers, hein pour les entretiens
d’explicitation ! (rires) Tout le mérite vous revient en fait ! (rires). Donc en fait ce qui est heu… ce
qui est vraiment intéressant je trouve avec heu…, avec cette technique d’explicitation, c’est qu’on se
rend compte qu’il y a toujours, en fait, des informations à aller chercher. Pour peu qu’on… qu’on se
pose la question. Enfin donc, ceux qui ont noté… bon, les pauvres je suis désolée, je vous ai fait
écrire… (rires). Mais… du coup, c’est des questions en fait très simples. C’est des questions très
bêtes. Je repose toujours les mêmes questions. Et je ne fais que partir de ce qu’elle me dit. Donc. Je
rebondis, c'est-à-dire que, je ne vais jamais induire, j’ai des questions qui sont… toute prêtes, vides
d’une certaine manière, en structure. Et que je ressers en rebondissant : « et qu’est-ce que tu fais ? »,
« comment tu t’y prends ? », et « à quoi tu sais » ou « à quoi tu reconnais », « à quoi tu repères
ça ? »…
344François : « est-ce qu’il y a autre chose ? »…
345A : « est-ce que tu fais autre chose ? »… et à chaque fois, je sais pas si vous avez vu, à chaque fois
que je lui demande, « est-ce qu’il y a autre chose ? »…
346F : « comment ça se passe ? »…
347A : hein donc à la fin bon j’ai écourté l’entretien. Je pense qu’on aurait pu rester, heu trois ou
quatre heures (bon là je me vante !), là hein tel que c’était parti. Et… ce sur quoi du coup, heu… alors,
tout va pas vous être utile. Là je… c’était juste pour vous montrer aussi, heu… dans quoi on pouvait
aller. A quel niveau de description on pouvait aller, à quel niveau de finesse de description on peut
aller. Vous vous allez pas avoir besoin forcément de tous ces niveaux, hein. Peut-être, vous pouvez
heu… ensuite essayer de recomposer le mouvement en… en niveaux plus grossiers, et de voir à
l’intérieur de chaque étape, hein. C'est-à-dire que… que en gros, j’ai d’abord, heu, ce mouvement.
Heu… donc peut-être juste pour vous donner un peu une image de ça, en fait la manière dont on va
travailler en explicitation – je pourrais vous la noter après si ça vous aide – on va considérer qu’on a
d’abord une activité générale – par exemple un cours de danse -, qui va se décomposer heu… en
tâches, ou en une succession de buts. Donc par exemple, on va dire : dans un cours de danse y’a une
série d’exercices. Au niveau de cette succession de buts ou de ces tâches, on a des actions élémentaires
– alors si on reste sur un exercice, les actions élémentaires, souvent, on est déjà au niveau de quelque
chose qui est déjà conscientisé. On est au niveau souvent des consignes. Des consignes verbales que
va donner l’enseignant. Heu… « étirez la colonne », « suspendez heu… le… levez le bras droit, etc. »,
enfin tout un genre de choses qui fait que souvent quand on… Quand donc moi j’ai travaillé pour ma
thèse à essayer de demander aux élèves ce qu’ils faisaient heu… pendant un exercice par exemple, ils
me resservaient toujours les consignes, parce qu’on était au niveau des choses qui étaient déjà
conscientisées. Mais finalement, je savais pas ce qu’ils faisaient réellement. C'est-à-dire que je me
rendais compte, qu’en fait ils me donnaient les consignes. Mais que quand je leur demandais si eux, ils
faisaient, ça, ils faisaient : « ah ben, moi ça je le fais pas, parce que moi je suis pas assez souple », ou
« ça c’est une partie, pour moi qui est pas accessible ». Donc… donc j’essayais de comprendre, donc
« qu’est-ce que tu fais quand tu essaies de faire ça ? ». C'est-à-dire que j’essayais de descendre au
niveau en dessous – qui est en général le niveau qui va nous intéresser pour avoir une expertise de
l’activité, pour comprendre comment on fait – et de quoi est faite cette expérience. Et qui est le niveau
heu… des prises d’informations. De toutes les prises d’informations, qu’on opère, quand on fait
quelque chose ou quand on cherche à réaliser quelque chose. C'est-à-dire que quand… l’enseignant de
danse dit : « redressez le dos », ben, on sait toujours pas ce qu’on fait quand on redresse le dos. On sait
toujours pas comment on s’y prend, et… donc… c’est à ce niveau-là en fait, moi que j’ai été vraiment
questionner Pauline. A ce niveau, heu de toutes ces prises d’information qui sont heu… très rarement
interrogées parce que c’est fugitif. Parce que c’est implicite. C’est des choses qu’on fait sans avoir
92
conscience de ce qu’on est en train de faire. Mais si je lui pose la question – que je lui dis :
« tranquille, prends le temps, prends le temps de retourner voir ce qu’il se passe pour toi », elle peut y
aller. Parce que ça fait partie de son expérience, parce que c’est des choses, que son corps ou que elle a
mémorisé passivement d’une certaine manière. Donc cette expérience qui lui appartient, elle peut aller
la revisiter. Et en fait, ce que je l’aide à faire, c’est à déplacer son attention, à différents endroits de
son corps. Sans jamais induire. Hein, c'est-à-dire que je lui dis pas « qu’est-ce qui se passe dans tes
mains ? ». Je lui dis « est-ce qu’y autre chose et elle dit : « ah oui, là, y’a les mains aussi, y’a cette
direction, et y’a cette sensation ». Et ensuite… je peux continuer… à la guider dans cette description.
Donc en explicitation, nous on appelle ça la fragmentation de la description. C'est-à-dire qu’on
fragmente, on fragmente, on fragmente, on fragmente... Jusqu’à avoir le niveau de détail dont on a
besoin. Pour comprendre ce qu’on veut comprendre. Pour savoir ce qu’on fait quand on fait telle
chose. Donc… moi ce qui m’intéressait aussi c’est… heu… quelle était la nature de cette expérience,
c’est quoi cette expérience, heu, du corps, qu’on a dans la danse, dans un travail corporel particulier.
C’est un… un travail qui est super riche, qui est très rarement heu… très rarement verbalisé… Et on
dit souvent que les danseurs, on parle souvent de… l’indicible de la danse. Heu… là on voit que quand
on pose des questions, Pauline elle a plein de choses à dire ! Et c’est elle qui verbalise !
348F : mais en fait on nous l’apprend pas, ça. C'est-à-dire que… cette expérience-là, heu… on nous dit
juste – enfin, quand on est formés – : « tiens ton dos droit »…
349A : alors que vous êtes riches de tout ça !
350F : ouais mais… jamais on passe par cette explication-là, de qu’est-ce qui se passe et de comment
on le sent. Après c’est propre à chacun, évidemment, mais heu… enfin c’est le Feldenkrais (technique
corporelle - du nom de son fondateur - de prise de conscience par le mouvement) qui va chercher un
peu dans ces questions. Mais jamais on nous a appris ça. Donc du coup pour le transmettre, heu… ça
veut dire qu’il faut passer, par heu une écoute de l’autre ? Parce qu’on peut pas s’appuyer que sur soi !
351A : ouais ouais, complètement. Y’a deux niveaux. C'est-à-dire que déjà, toi tu peux te poser la
question « qu’est-ce qui se passe pour moi ? ». Là ce qui peut être intéressant, si on faisait cette heu,
ce type d’entretien avec chacun d’entre vous, on verrait effectivement que… y’a des expériences
différentes. Que chacun, après… j’aurais pu aussi aller l’interroger sur les processus cognitifs, parce
que… tout ce qui se passe dans nos têtes pendant qu’on fait quelque chose, hein… Donc ça on avait
pas le temps, là de le faire, il nous aurait fallu des heures… mais y’a des gens, qui se chantent des
choses dans la tête. Hein y’a… un jeune là au CNSMD (Conservatoire national supérieur de musique
et de danse), quand il est en impro, il se dit des choses. Heu… y’a des images qui apparaissent. Donc,
y’a plein plein de choses, sur lesquelles on peut s’appuyer, pour redonner ensuite, en situation de
transmission. Y’a des gens qui vont avoir besoin d’indications heu… anatomiques, de choses
concrètes ; y’a des gens qui vont avoir besoin d’images, y’a des gens qui vont avoir besoin qu’on leur
parle de la musicalité. Donc, peut-être, vous pouvez vous nourrir de vos expériences les uns des
autres, pour aller puiser là, pour le réutiliser, dans l’enseignement. Donc vous, si vous apprenez, à
vous auto-expliciter en gros, à vous appliquer ce questionnement à vous-mêmes, ça peut déjà, vous si
vous avez traversé ça, vous aider à dire : « voilà, voilà ce qui se passe pour moi, allez voir ce qui se
passe pour vous. Qu’est-ce qui se passe pour vous ? Moi c’est ça. Moi j’ai cette sensation, comme ça,
de la colonne, j’ai des bulles d’air, j’ai cette sensation d’ouverture... ». Et en fait, vous allez… donner
votre expérience, mais vous allez, donner à l’autre, en fait, la possibilité d’aller voir quelle est son
expérience à lui et de quoi elle est faite. Hein donc, il va pas s’approprier cette expérience parce que
elle est propre à chacun. Mais ça lui permet d’aller voir : « ah ouais, donc qu’est-ce qui se passe pour
moi à ce moment-là ? ».
352 : Corinne : ce que j’ai trouvé très… très impressionnant, c’est comment tu étais heu… comment tu
étais en empathie avec elle. Et heu… et tu l’accompagnais heu… d’une telle manière, elle s’est sentie
tellement en sécurité, qu’elle a dit des choses que jamais elle aurait dit. Après elle a pris du recul elle a
dit « wouah ! j’ai dit ça ! ». Mais tout de suite t’as repris, heu pour dire « on est là, on est ensemble, je
t’accompagne et puis continue à y aller ». Et en même temps, heu, je sais pas si c’est parce que tu
avais vraiment les questions, tu ne t’es… comment dire ? tu ne t’es pas perdue en elle. Tu vois y’avait
vraiment… parce que bon, nous, quand on notait, à un moment donné, j’oubliais qu’il fallait que je
93
note toi, parce que j’étais comme ça à écouter ce qu’elle disait. Et heu... cet aller-retour constant en
fait… (52’49).
353Pauline : est-ce que… la distance que tu mets avec la personne que t’interroges joue ? Parce que
y’avait une… distance assez intime. Et un ton… de voix…
354A : je peux pas faire un entretien, là (d’où je suis maintenant assise, loin de Pauline). Parce qu’en
fait je travaille avec ton expérience et ton vécu. Et on est heu… on est sur des choses intimes. Enfin
on… on est quand même sur un vécu. Un vécu, une expérience, c’est toujours des choses intimes. On
dit… voilà, on dit toujours des choses de soi. Donc heu… en fait, ce par quoi on passe, pour ce genre
de chose, c’est un processus d’évocation. C'est-à-dire que… je l’amène à revivre ce moment. Elle était
dans un revécu.
355P : Non mais… c’est pas ça ma question. Tu serais restée là, où tu es, à me poser des questions,
je… peut-être que… cette distance mise entre l’une et l’autre, fait que moi j’aurais peut-être pas tout
donné. (53’36) Je pense. Y’a une… posture que t’as eue. Dans le son de ta voix…, dans… enfin y’a
une douceur… qui invite.
356A : oui, mais c’est en lien avec ce que je disais, parce que du coup, ce processus d’évocation où on
revisite quelque chose - on revit -, heu il est fragile quand même. Il faut être maintenu. Et il faut
prendre le temps pour ça. C'est-à-dire que je peux pas dire heu (je prends un ton de voix survolté) :
« qu’est-ce que tu fais ? alors vas-y, heu, souviens-toi, allez, allez, fais un petit effort ! ». C’est… tout
l’inverse ! Si je te demande de faire un effort pour te souvenir, impossible ! Il faut lâcher prise (je
prends un ton de voix calme et posé) : « tranquillement, prends le temps, tu laisses revenir,
tranquillement ». Et je l’aide en fait à rester en contact avec son expérience : « prends le temps…,
tranquillement, va voir qu’est-ce que…, prends le temps d’aller revisiter ça » (idem). Je l’aide à
déplacer son attention. Donc en fait… à la fois je lui pose des questions, mais à la fois je fais en
sorte… de la maintenir… dans ce contact. Et de l’aider à aller revisiter ça. Et… on peut percevoir
facilement qu’elle est en évocation parce que elle me fixe pas du regard. Elle a cet espèce de
décrochage du regard, comme ça. Qui fait que le regard en fait, lui sert pas à aller chercher des
informations à l’extérieur. Mais il est le signe qu’elle se tourne en fait vers son expérience intérieure,
et qu’elle va chercher des choses vers elle-même. Et puis y’a… on voit qu’y a… un ralentissement du
rythme de la parole, y’a quelque chose qui se pose dans son corps. Hein, y’a tous ces signes qu’on
peut observer quand quelqu’un est en évocation. Mais en général avec les danseurs y’a, y’a pas de
problème. C’est avec un autre public, on peut avoir heu, du coup, des difficultés à faire lâcher prise
aux gens. Avec les danseurs en général ça va, parce qu’ils ont cette attention à eux-mêmes, déjà. Mais
du coup, moi je…, j’entretiens ça. Et effectivement, j’ai besoin d’être attentif à plusieurs niveaux.
Parce que, en même temps, j’ai besoin de mon déroulé. Et en même temps, j’ai ce déroulé, mais dans
ce déroulé, je m’arrête à certains endroits pour aller voir. Je tire des fils. Et quand y’a une infor…
quelque chose qui m’intéresse, j’y vais. Je dilate certains moments. Et en même temps, je m’arrête à
un certain moment, et je reprends le fil : « d’accord, donc y’a tout ça : on pourrait continuer… On
revient, là, à ce moment, où t’es suspendue dans les airs, avec ton poids à gauche et... cette sensation
de voile, à droite. Qu’est-ce que tu fais ensuite ? ».
357stagiaire : Et qu’est-ce qui guide justement ta… la nécessité. C'est-à-dire… pourquoi tu juges de
revenir au déroulé et de… d’arrêter d’approfondir ou… (56’15)
358A : Là très clairement c’était une question de temps. C’était que je voulais pas vous noyer non
plus. Je voulais vous montrer comment on procédait, à la fois dans une chronologie, et à la fois, dans
une fragmentation. Mais… quand j’avais l’impression qu’on avait quand même vu pas mal de choses,
qu’on était quand même assez informés, je me suis dit faut pas se perdre… L’idée c’était aussi de
pouvoir aller au bout. Mais… dans l’absolu, on pourrait rester, heu… très longtemps. Et alors je sais
pas si vous avez fait attention… ce sur quoi je relance, souvent, c’est sur les verbes d’action (ils
acquiescent : « oui, absolument »…). Parce qu’en fait, les verbes d’action, c’est quelque chose qui est
non spécifié. C'est-à-dire que quand elle me dit, heu… « je prends appui », je sais pas ce qu’elle fait.
Donc en fait je repose toujours la même question : « qu’est-ce que tu fais quand tu prends appui ? »,
« et qu’est-ce que tu fais d’autre », et « à quoi tu prêtes attention ? ». « Et qu’est-ce que tu fais, quand
tu heu… y’a cette torsion ? ». « Je me tourne à droite » : « qu’est-ce que tu fais quand tu te tournes à
droite ? ». C'est-à-dire qu’à chaque fois la personne me dit quelque chose, qui ne m’informe pas assez.
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Et j’ai besoin d’aller chercher derrière ce qu’elle me dit, qu’est-ce qu’elle fait en fait quand elle fait ça,
qui me permet de comprendre, de quoi est faite cette action. C'est-à-dire que si je vous dit heu…, « je
fais du café », pour reprendre quelque chose qu’on connaît bien40, je sais toujours pas comment je m’y
prends, comment on s’y prend pour faire du café. Je peux pas aller faire du café derrière. « Qu’est-ce
que tu fais quand tu fais du café ? », « par quoi tu commences ? », « quelles sont les étapes de ça ? »,
« et comment tu doses ? », et « comment tu tiens ? » et comment tu… voilà. Y’a tous ces aspects-là.
(58’06).
359C : Mais alors du coup, selon les personnes, tu vas avoir des réponses qui sont complètement
différentes.
360A : complètement.
361C : parce que y’a quelqu’un qui va être que dans la sensation, l’autre qui va être que dans… de la
forme, dans l’effort… et après c’est à toi de gérer comment tu… ?
362A : complètement.
363Emmanuelle (responsable de la coordination) : Mais ça dépend aussi toi de ton niveau de
compréhension et de sensibilité. C'est-à-dire que toi tu t’arrêtes quant toi tu penses avoir senti, ou
compris, ou ressenti… ce qu’elle te dit...
364A : là tu parles de celui qui intervient… ?
365E : de celui qui conduit l’entretien.
366A : ouais ouais.
366E : parce qu’on sentait aussi qu’y avait un moment où t’avais une expérience corporelle, qui était
en empathie avec ce qu’elle disait et du coup ça suffit. On s’arrête là parce que toi tu… tu comprends.
Enfin… ton corps comprend ce qu’elle dit finalement.
367A : ouais, c'est-à-dire y’a des endroits toi où t’aurais… où t’aurais été plus…
368E : moi je me serais peut-être arrêté avant… ou au contraire je serais descendu plus bas dans le
truc… heu… parce que j’ai pas la même expérience que toi.
269A : oui. En tant qu’intervieweur. Ouais, d’accord. Bon, après heu… j’ai aussi fait par rapport au
temps hein. C'est-à-dire que j’ai pas pu aller tout explorer et puis selon ce qu’elle disait ça m’amenait à
prendre les choses par un endroit. Et du coup ensuite, il aurait fallu… j’aurais pu aller la faire
verbaliser plus heu… la relancer plus sur la respiration, sur le visage, sur le regard, sur ce qui se passe
dans cette sensation d’étirement, sur le dos, sur le ventre, sur les sensations internes… Après on peut
rester sur les sensations internes et aller faire décrire, en termes… alors c’est… aller faire décrire aussi
une sensation : où elle se situe cette sensation, est-ce que tu peux me décrire… Et là on peut faire des
propositions en terme d’alternatives : c’est plutôt en superficie ou plutôt en profondeur, c’est plutôt
immobile ou c’est quelque chose qui bouge…
270stagiaire : mais ça devient inductif. Tu induis un peu…
271A : Alors… c’est le seul endroit justement où heu… Ca c’est des choses aussi qui viennent de la
PNL. On induit pas heu… je vais pas aller induire quand je suis sur les différents canaux sensoriels. Je
vais pas lui dire « qu’est-ce que tu vois ? », « qu’est-ce que tu sens ? », « qu’est-ce que tu entends ? ».
Mais quand elle est par exemple sur heu… sur la vue… heu ou sur l’ouïe ou sur la sensation, là je
peux aller lui proposer des alternatives. Par exemple sur un son : est-ce que c’est plutôt aigu ou est-ce
que c’est plutôt… grave. Elle va dire tout de suite : « c’est aigu ». Est-ce que c’est plutôt clair, est-ce
que c’est plutôt… mat. Est-ce que c’est plutôt heu… sonore… voilà. C’est le seul endroit où on peut
proposer des alternatives. Et une autre manière de proposer des alternatives… - ça c’est des choses de
la PNL dont se sont beaucoup… dont s’est beaucoup inspiré Pierre Vermersch, qui est donc heu…, la
personne qui a mis au point cet entretien d’explicitation - donc la PNL programmation neurolinguistique hein, ça vous dit quelque chose ? (ils acquiescent). Et donc on peut amener par les « peutêtre… peut-être pas » : « là, peut-être que tu entends des choses, peut-être qu’y a des images qui te
viennent, peut-être que… ». Voilà. « Ou peut-être pas… ». « Peut-être que tu as des images, peut-être
40 Pour les faire travailler sur le « scénario pédagogique », Bruno, le formateur, avait pris l’exemple « faire du
café », expérimentation à l’appui.
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pas… ». Voilà c’est le seul endroit où on peut utiliser le… Alors c’est toujours des choses qui
paraissent heu… un peu comme des gros sabots, et en fait ça passe tout seul quand on est vraiment
dans cette heu… relation. Et, donc y’a un usage de la PNL, il s’est inspiré de la PNL, il s’est aussi
inspiré de l’hypnose ericksonienne. Hein dans la manière dont je lui pose les questions, dont… mon
ton de voix, dont je reste… Moi j’ai l’impression en fait d’être (je fais un bruit de bouche qui aspire),
d’être branchée sur elle quoi. Que le reste disparaît, que je suis… mais aussi parce qu’il me faut quand
même une concentration heu… très grande, pour rester attentive à ce qu’elle me dit – hein parce que
vous avez vu que je résume à certains endroits. C’est une autre manière de l’aider à rester en contact.
Je, je résume : « donc y’a ça, y’a ça, y’a ce poids, y’a cette direction… et ensuite, qu’est-ce qui se
passe ? ». D’accord ? C’est pour l’aider à garder le fil, et donc moi je suis obligée d’avoir cette
concentration, pour pouvoir la relancer mais pour pouvoir rester dans le déroulé. Pour pas perdre de
vue l’ensemble en fait (1’02’07).
Donc après, le but, c’est pas que vous soyez des… des intervieweurs experts, mais c’est que vous
puissiez manier tout ça, à la fois pour vous-mêmes, pour transmettre… quelque chose, peut-être pour
poser des questions - à l’élève ou au formateur sur ce qui se passe pour lui, sur ce qu’il vit. Et ensuite
c’est des choses que vous pouvez utiliser, aussi bien au niveau micro qu’au niveau macro. C'est-à-dire,
là on est resté sur un mouvement, mais vous pouvez l’utiliser à l’échelle d’une séance : qu’est-ce que
je fais quand j’anime une séance ? par quoi je commence ? qu’est-ce que je fais ensuite ? à quoi je suis
attentif ? qu’est-ce que je repère ? qu’est-ce que je prends comme informations ? voilà y’a… et
comment je m’y prends ? Toutes ces questions vous pouvez toujours… elles sont toujours valables… :
« et à quoi d’autre je fais attention », « est-ce qu’y a encore autre chose ? ». Donc vous pouvez
vraiment l’utiliser à différentes échelles. Donc je pense que c’est vraiment un outil heu… un outil
assez riche. Après, ça paraît simple, c’est heu… (je ris). Il faut s’entraîner. Ça demande quand même
un certain heu… un certain entraînement pour pouvoir manier ça heu… avec fluidité. Mais on y
arrive.
272Emmanuelle : C’est surtout la difficulté… bon là c’était à deux, c’était conduit par toi, sur elle.
Donc heu… tu peux toi, garder la tête froide pendant que elle se noie dans le détail, c’est pas gênant.
Mais quand tu te l’auto-appliques à toi-même… heu… comment ne pas se perdre avec soi-même ?
enfin quand je vois les… les stagiaires en formation au diplôme d’état, y’a un moment où ils se
frottent un peu à ça, quand ils commencent à préparer leurs cours, leurs mises en situation…
Notamment pour les enfants ils essaient beaucoup de décomposer le mouvement, de le simplifier. Et
parfois ils se perdent, dans un tout petit truc alors que c’était pas leur objectif de départ. Et du coup ça
prend une proportion comme ça dans le cours qui est complètement heu… pas en rapport avec la durée
de la séance, et ils n’ont pas… ils n’arrivent pas à…
273A : Mmm. Ça s’apprend. Alors heu… moi j’ai fait… avec Vermersch j’ai fais les formations
explicitation, j’ai fait les formations auto-explicitation… Voilà, y’a différents niveaux après. Et moi ce
que je conseillerais du coup c’est de passer par l’écrit. Parce que ce qui est génial par l’écrit c’est que
vous pouvez toujours y revenir. Vous commencez par écrire un déroulé. Alors le mieux c’est
l’ordinateur. Parce que on peut insérer, parce qu’on peut revenir, on peut déplacer, on peut couper, on
peut coller. Vous écrivez un déroulé, et ensuite vous revenez, et vous fragmentez. Vous allez décrire
de plus en plus finement, et vous perdez pas le reste et la suite parce qu’il est écrit. Et ce qui est génial,
avec ça – mais vous pouvez l’utiliser pour vos expériences heu… de heu… en création, pour les
expériences que vous avez en tant que danseur, heu en tant que formateur, à tous les niveaux, même
dans la vie quotidienne ça marche aussi ! -. Ce qui est génial c’est que, contrairement à ce qu’on croit,
plus on y revient, plus les détails reviennent. Plus la mémoire s’ouvre en fait. Parce que… je vais
toujours me poser les questions. J’écris quelque chose, je pose, je vais dormir, j’y reviens le
lendemain, je relis. Ça me remet dedans et je me dis : « et qu’est-ce qu’y avait d’autre encore ? », « et
là quand je fais ça qu’est-ce que je fais ? », « et comment je m’y prends ? », « et à quoi je suis
attentif ? », « est-ce qui y a encore autre chose ? », et ça revient. Et ça revient. Et ça c’est génial. Y’a
vraiment cette possibilité, heu d’accroître. C'est-à-dire que toutes les choses qu’on croit perdues en
fait, elles nous appartiennent parce que à tout moment de notre vie on est toujours en train de
mémoriser des tas de choses passivement. C'est-à-dire qu’on n’est pas en train de se demander de
mémoriser, mais on est en train de mémoriser. Et le jour où on arrête de mémoriser c’est Alzheimer
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hein, c’est la perte de la mémoire, c’est heu… Mais tout ça ça nous appartient et on peut toujours y
revenir. Et du coup, ça, une fois qu’on a compris ça et qu’on a les outils pour y revenir, c’est une
richesse heu… incroyable quoi. (1’06’11). Donc ça vous pouvez apprendre aussi à… à le travailler à
l’écrit heu… c’est plus simple. (…)
278Myriam : est-ce qu’y a pas une transformation un tout petit peu des souvenirs ? Parce que j’avais
la sensation que des fois elle disait des choses, et que d’un coup elle partait aussi dans son imaginaire,
dans sa créativité.
279Pauline : c’est la même impression que j’ai eue. C'est-à-dire qu’après avoir dit tout ça, je me suis
dit que si je devais le danser je l’aurais encore heu… enfin je me serais nourrie de tout ce que je venais
de dire. Et je l’aurais sûrement dansé heu… différemment. Enrichi quoi.
280A : Donc ça c’est intéressant au niveau de l’expérience. Et… c’est une bonne question hein, c’est
souvent une question qui est posée : « est-ce qu’on reconstruit pas finalement ? ». Alors.
Effectivement, heu… y’a des risques de reconstruction si la personne est pas en évocation. Et si elle
est pas connectée à son expérience. C’est pour ça que y’a certains moments je vérifiais. Je vérifiais
qu’on était bien toujours dans ce moment-là. Je lui ai demandé au début : « t’es bien dans le dernier
moment ? ». Donc j’ai vérifié. Bon j’avais l’impression qu’elle y était vraiment. Et en fait on a cette
impression de reconstruction parce que tout ce qu’elle verbalise, ça fait partie de quelque chose qui est
totalement implicite, au moment où elle est en train de le vivre. C'est-à-dire qu’au moment… où elle
est en train de faire son mouvement, elle est pas en train de conceptualiser ce qu’elle est en train de
faire. Elle est en train de le vivre. Mais à un niveau implicite, elle est en train de... Y’a toutes ces
choses qui sont en train de se passer pour elle. Et si on y revient ensuite, et qu’on prend le temps de
s’arrêter, et de dilater ça, on se rend compte qu’y a tout ça. Mais… tout ça c’est là en même temps, à
ce moment-là où elle est en train d’exécuter le mouvement. Mais là on passe par la verbalisation et elle
peut pas tout verbaliser en même temps au même moment. Parce qu’il se passe énormément de
choses. Mais c’est pour ça que vos expériences de danseurs, ou que nos expériences de tous les jours
aussi sont très riches, c’est parce que nos expériences sont faites de tout ça mais qui… qui n’est jamais
verbalisé parce qu’effectivement, on a jamais appris et à l’école on apprend pas à verbaliser cette
chose qui est quand même la chose heu… une des choses quand même les plus essentielles heu… pour
nous. Et puis tu vois ça crée aussi un effet après heu… de densité comme ça de l’expérience qui est
hyper importante.
281stagiaire : et je trouve aussi pour aller dans ton sens que ça permet de prendre conscience… de
prendre confiance dans sa façon d’apprendre. C'est-à-dire qu’on apprend pas tous de la même façon.
Peut-être que j’aurais pas eu les mêmes mots que toi (Pauline), ou les mêmes images ou… moi je
pensais plus à une porte sur un gond, mais heu… finalement ce que tu dis ça me parle, mais ça
conforte aussi heu… Si j’avais dû l’exprimer je me serais dit ah ben tiens c’est… finalement la façon
dont j’apprends ça vaut aussi quelque chose tu vois.
282A : Mais on se rend compte qu’on a aussi une expérience ! Et qu’elle est… super riche ! Et qu’on
est fait de tout ça quoi ! Et ça c’est… ça a pas de prix, c’est vraiment… très très important quoi.
283Emmanuelle ? : Mais pour un prof d’appliquer ça avec ses élèves aussi, c'est-à-dire de leur faire
verbaliser… bon, sans aller dans le détail évidemment comme ça. Mais ça peut aussi aider l’enfant à
prendre confiance dans sa façon d’apprendre. Et de dire ah finalement ce que je ressens ben ouais, ça a
de la valeur.
284François : Ouais et de sentir du coup, de sentir le mouvement. Pour plus que ça soit formel, et tout
à coup ça nous appartient complètement.
285stagiaire : Ouais c’est l’accès au fond, à ?
286Bruno : Y’a deux ou trois choses assez essentielles qui se passent dans un moment comme celui-là.
C’est ce que tu disais tout à l’heure : mais finalement, chez l’autre il se passe autre chose. Même si on
a l’impression que je fais le même mouvement ou que tout le monde fait le même mouvement. Non.
Chacun fait son mouvement. Chacun avec ses stratégies. Alors… je peux m’appuyer sur la description
de mon action ou sur l’explicitation de ce que je fais pour essayer d’en faire passer quelque chose à
l’autre, mais l’autre ne fera jamais que son expérience à sa manière. Et pour accompagner – et c’est là
que y’a un enjeu de médiation quand on est formateur, c’est que l’autre, s’il arrive à faire ce que je
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suis en train de lui proposer, pas de problème. S’il n’y arrive pas, c’est que probablement y’a quelque
chose qui se passe chez lui que je peux aller explorer - pour qu’il le décrive, pour qu’il en prenne
conscience. Parce que y’a l’idée aussi finalement : quand je décris je prends conscience de ce que je
fais. Et donc, si j’ai des stratégies qui sont pas… qui vont pas dans le sens de ce que je dois faire je
vais m’en rendre compte. Et ça va nous éviter en tant que formateur de forcer, de dire mais : « Fais
ça ! Mais fais donc ça puisque je te le dis ! Mais espèce de bourricot, tu vas le faire ! ». Et, non, c’est
pas ça, c’est « quand tu fais ça qu’est-ce qui se passe ? », « qu’est-ce qui se passe ? ». Et à ce momentlà on va se rendre compte – nous-mêmes en tant que formateur on va se rendre compte de la difficulté
de la personne. Et la personne va se rendre compte de sa difficulté. Et à ce moment-là on pourra
travailler à des solutions. Et c’est là qu’on évitera de forcer sur un apprenant qui n’y arrive pas. Y’a
des enjeux très importants.
287A : Ouais, très. Est-ce que ça répond un peu à ta question ? Hein, c’est clair ? Parce que du coup en
fait, ce qu’on fait, c’est que on passe d’un niveau qui est pré-réfléchi – je dirais pas inconscient hein,
pré-réfléchi - à un niveau conscient. C'est-à-dire qu’on… en fait on… on passe par une prise de
conscience, on opère une prise de conscience de ce que je faisais mais que je n’avais pas conscience
de faire. Heu… que je rationalisais pas quoi, que je… On opère ce passage en fait de quelque chose
qui est pré-réfléchi à une conscience réfléchie. Donc on opère une prise de conscience en fait. Et
effectivement ce que dit Bruno c’est hyper important parce que heu… c’est par exemple très utilisé en
milieu scolaire, pour la remédiation scolaire. Pour les enfants qui ont un problème. On l’utilise aussi
pour les processus cognitifs hein. Par exemple un enfant qui n’arrive pas à faire heu… une division :
« ben montre-moi comment tu t’y prends. Qu’est-ce que tu fais quand tu fais une division ? comment
tu t’y prends ? ». Et… on se rend compte comment l’élève fait dans sa tête pour essayer de faire une
division. Et ça nous permet de comprendre : « ah ben voilà, c’est là que… ça va pas ». Et en danse
c’est pareil. Hein moi je… Au CNSMD c’est un peu ce… c’est ce travail que je fais. Heu… où je
propose aux élèves de revenir sur un moment qui leur a posé problème, dans le cours de danse,
quelque chose qu’ils ont du mal à faire. Ou, s’ils ont pas envie, pour pas les mettre en difficulté s’ils
sont un peu fragiles, au contraire, de revenir sur quelque chose qu’ils ont bien su faire, où voilà il s’est
passé quelque chose. Et dans les deux cas c’est intéressant parce que dans le cas positif, ça permet de
créer des ressources. Ça permet de redonner confiance, ça permet d’ancrer quelque chose. Et au
niveau problématique, ça permet effectivement de comprendre ben… qu’est-ce qui s’est passé quand
ça a pas marché ? Par quels chemins j’en suis passé. Et du coup comment je pourrais faire autrement.
Voilà donc c’est… On essaie vraiment de comprendre quel chemins, par quels chemins je passe avec
mon corps, par où j’en passe et… et du coup « ah ben oui d’accord, là je comprends qu’en fait je…
j’en suis passé par là » (1’14’08). Je sais pas, j’avais travaillé, je travaillais comme ça y’a deux
semaines avec quelqu’un sur heu… sur un tour je crois, une pirouette ou quelque chose comme ça.
Donc c’était super intéressant par rapport aux questions d’axe, à quel moment j’engage mon poids
heu… Les questions de direction du regard, de colonne, de heu… Voilà, y’a tout ça qu’on peut aller
explorer, heu pour voir pourquoi il rate toujours sa pirouette. Qu’est-ce qu’il fait, qui fait qu’il rate
toujours sa pirouette ? Voilà et… tout l’entre-deux des mouvements aussi est intéressant, tout
l’enchaînement. Donc du coup voilà, ça donne quand même pas mal de possibilités d’intervention.
288Ninon (praticienne Feldenkrais) : Et si on veut juste heu… dans une optique large retraduire
l’expérience, l’appropriation du vécu corporel dans une séance ou dans un moment de séance, est-ce
que l’intervieweur il a… t’as des intentions. C'est-à-dire que… y’a des moments tu la ramenais à la
sensation, la sensation c’est… par excellence le vécu de l’expérience quand même. Mais y’a aussi
heu… le monde perceptif. Par exemple tu l’as pas du tout mise en relation à l’espace, ou à autour, et…
Est-ce que ça peut être utilisé autant, du coup… Est-ce que ça peut être utilisé en groupe ? Par
exemple mon orientation d’entretien ça pourrait être heu « qu’est-ce que je voyais, est ce que je voyais
les autres, est-ce que j’avais la perception de la lumière ou… ». Là c’était vraiment très orienté heu…
289A : Oui oui. Après ça, on choisit hein ! On peut pas tout faire, donc moi j’ai…
290N : Voilà, c’est ça, ouais on peut pas tout faire. Donc du coup je comprends que ça puisse durer
des heures.
291A : Après c’est un choix hein. L’idée c’est que y’a un vécu, une expérience qui est faite de plein de
couches. C’est une espèce de feuilleté l’expérience. Y’a de l’émotionnel, y’a du sensoriel. Au niveau
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du sensoriel y’a différents canaux : y’a ce que j’entends, y’a ce que je vois, y’a ce que je sens. Y’a tout
ça. Y’a tout le cognitif : tout ce que je me dis, tout ce que je me dis dans ma tête, les pensées qui me
traversent, est-ce qu’y a des images ? Et alors là on peut aller l’explorer aussi. J’ai exploré la dernière
fois avec un étudiant du CNSMD. Il me dit :
- « j’me projette dans le mouvement ».
- « D’accord donc, qu’est-ce que tu fais quand tu projettes ? ».
- Il me dit : « j’ai une image ».
- « d’accord, elle arrive où cette image ? »
- « ah ben elle arrive plutôt… par derrière le crâne, comme ça ».
- « d’accord… ».
Et après on peut délirer là-dessus pendant des heures hein : « est-ce que c’est éclairé, ça traverse, ça
bouge, c’est fulgurant ou pas, ça passe derrière le crâne et après où ça va ?… ça fait comme si quelque
chose projetait sur un écran »… Après on peut entrer, on se rend compte que on a tous des manières de
fonctionner, de penser, heu au quotidien qui sont en fait heu… en fait on est GÉNIAUX quoi !!!
(j’explose de rire, rire général). On s’en rend pas compte, mais on est supers !!! (rires). Et du coup, on
prend conscience de… Et enfin après on est là : « wouah ! ». Et c’est vrai on se dit « mais est-ce que je
reconstruis ou pas ? ». Mais voilà en fait c’est… c’est tout ça qui nous constitue, et y’a toutes ces
couches. Alors après, heu… (1’17’22)
292F : Tu ne passes pas forcément par toutes les couches ? Tu laisses aller ? Tu laisses faire ?
293A : Tu choisis.
294F : Tu choisis ? Tu choisis avant ? Ou tu choisis pendant ?
295A : Y’a une manière de l’orienter… C'est-à-dire que moi j’écoute ce qu’elle me dit, et je choisis ou
pas de la relancer, et d’aller approfondir certaines choses ou pas. Tu vois ?
296 : Stagiaire : Donc pendant ?
297F : C’est ce que disait Emmanuelle tout à l’heure, c’est heu… comment tu sens justement jusqu’où
tu peux aller, et si tu as assez développé ce moment-là.
298 : Bruno : Quand tu choisis comment… qu’est-ce que tu fais ? (rires).
299F : Voilà, quand tu choisis, qu’est-ce que tu fais ?
300A : Alors là, il faut que je revienne sur un moment particulier… Ca dépend vraiment des contextes.
Là, l’idée c’était… elle de lui faire vivre ça, et vous de vous montrer… comment on maniait les
relances, ce qu’on faisait en entretien d’explicitation, donc voilà. Ce qui était intéressant aussi
effectivement – là moi j’étais axée sur le sensoriel puisque c’est aussi quelque chose que je fais
beaucoup – heu… mais selon ce que vous allez interroger, hein le prof de math qui veut savoir
pourquoi son élève arrive pas à faire les divisions il va l’interroger sur les processus cognitifs. Heu…
le psychothérapeute il va relancer sur l’émotionnel : « et comment ça se passe pour vous… », enfin
voilà, il va le relancer sur le vécu émotionnel. Là, nous c’est pas des choses… si y’en a qui vient, voilà
on peut l’accueillir, mais c’est pas des choses moi sur lesquelles je vais aller relancer hein, je suis pas
psy, je suis pas là pour ça, je suis là pour comprendre comment quelqu’un construit son expérience et
comment il fait. Donc je vais pas aller relancer là-dessus. Heu… c’est intéressant ce que tu dis parce
que, effectivement ça demande d’avoir une certaine écoute, pour aller relancer ou pas sur certaines
choses. Donc y’a quelque chose que je pourrai vous amener demain qu’on pourra faire photocopier –
l’idée, y’a un schéma, qui est dans le livre de Pierre Vermersch qui s’appelle L’entretien
d’explicitation, sur heu… les informations satellites de l’action. Donc lui il part du principe que ce
qu’on recherche c’est le procédural. Le procédural c’est tout le déroulement procédural, de…
comment je fais quand je fais quelque chose. Toutes les étapes. C’est clair ça ? Le déroulé du
mouvement. J’ai ce procédural qui est un peu mon cœur, et qui est ce que je vais chercher à
comprendre. Et autour de ça, j’ai plusieurs choses qui gravitent, qui lui sont reliées, mais sur lesquelles
je vais pas forcément aller relancer :
- j’ai les savoirs théoriques - les consignes -, hein dont j’ai parlé tout à l’heure, qui est de l’ordre
du conscientisé, et sur lesquels l’interviewé va aller spontanément : « ben qu’est-ce que tu fais quand
tu suspends ? ». « Ben je fais ci, je fais ça, je fais ça… ». Il va vous réciter toutes les consignes. Mais
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vous savez que quand il vous récite les consignes, il est pas en train de vous dire ce que lui est en train
de faire. Donc il faut le ramener sur : « d’accord, et quand tu fais ça qu’est-ce que tu fais ? ».
- Y’a aussi les buts : « ben ce que je voulais faire, c’était faire un grand jeté ». « D’accord, donc
tu voulais faire un grand jeté, mais qu’est-ce que t’as fait concrètement ? », « comment tu t’y es
pris ? ». Hein, et finalement, bon… il a peut-être fait autre chose. C'est-à-dire qu’on se propose
souvent de faire des choses, mais en fait, qu’est-ce qu’on fait ? Donc je le ramène au procédural.
- Y’a tout le contexte, hein qui nous intéresse : « c’était où, c’était comment, avec qui, est-ce
que tu te revois ? t’es dans la salle ?... ». Parce que là bon, on était sur le lieu même, et avec quelque
chose qu’elle venait de faire, mais on peut mener un entretien deux mois après, avec quelqu’un qui a
vécu quelque chose heu… dont on ne faisait absolument pas partie. Donc on a besoin de s’informer :
« d’accord, c’était pendant un cours de danse. Ok, tu peux me resituer juste, c’était heu… dans quel
contexte, avec quel prof, sur quoi vous travailliez, vous étiez nombreux, tu peux me parler un peu du
studio…. ». Donc je remets la personne dans le contexte pour la remettre dans son expérience, mais
ensuite, hop je la ramène dans le procédural : « et qu’est-ce que tu faisais ? par quoi tu commences ? ».
- Et puis y’a aussi, tous les commentaires et tous les jugements : « oh ouais, mais là j’ai été
nul… ». « D’accord, et quand t’es nul, qu’est-ce que tu fais, comment tu t’y prends ? » (rires).
Typiquement, je sais pas si vous avez entendu, elle me dit « là, je fais rien ». « D’accord, et qu’est-ce
que tu fais quand tu fais rien ? ». Et en fait, ben quand je fais rien, ben je fais plein de choses. Je fais
plein de choses et typiquement, c’est dans les dénégations qu’il faut aller chercher, y’a des trucs heu
supers là aussi. Parce que quand on fait rien, y’a un monde en fait derrière. Un monde de présence et
de cogitation, et de… de sensations, et de… Donc… quand vous avez le jugement, allez chercher le
critère : « d’accord, ok, t’étais nul et… et qu’est-ce que t’as fait alors, qu’est-ce que t’as fait
ensuite ? ». Donc y’a tout ça.
- Et puis dans ce procédural, y’a… ce que je fais – concrètement -, tout ce qui est de l’ordre de
l’action ; y’a le sensoriel, y’a l’émotionnel, y’a le cognitif, y’a toutes ces choses-là : ce que je me dis,
ce que je fais, ce que je ressens, ce à quoi je suis attentif… et puis… je suis peut-être dans une certaine
tonalité émotionnelle à ce moment-là, pour diverses raisons. Donc y’a tout ça. Y’a tout ça en même
temps, et c’est à vous à écouter : « là elle est là, donc je la ramène » ; « là ok ouais, on peut y aller » ;
« là elle est sur l’émotionnel, d’accord, j’entends… ». Voilà donc, effectivement c’est un monde
comme ça, l’expérience de la personne est un monde dans lequel je dois me diriger, et selon ce qui
m’intéresse, selon ce que je cherche aussi comme information, je vais relancer ou pas.
Et, y’a différentes manières, c'est-à-dire que… Je peux mener un entretien pour m’informer, mais
aussi pour aider l’autre à s’informer. C'est-à-dire que par exemple dans ce que je fais au CNSMD,
c’est un projet de recherche. Donc moi je cherche à comprendre : c’est quoi leur expérience ?
Comment ils construisent leur expérience ? Donc j’ai besoin de poser des questions pour comprendre
ça, mais en même temps, mon projet de recherche c’est un projet de pédagogie appliquée. C'est-à-dire
que par les questions que je pose, je cherche à aider l’autre à s’informer de ce qu’il fait. Donc y’a les
deux aspects. Et le troisième aspect, c’est ce dont on a parlé tout à l’heure, c’est l’auto-explicitation :
je cherche à m’auto-informer de ce que je fais quand je fais quelque chose.
301Pauline : Y’a un aspect aussi qui est hyper important, je crois que c’est pour ça que du coup t’en
viens à te confier à la personne. C’est que y’a aucun jugement de valeur sur ce que tu dis.
302A : Ouais, ça c’est très important.
303P : Donc voilà, on est enclin à… à dire des choses en disant bon, ça va pas paraître ridicule.
Pourtant là, on était pas que toutes les deux, y’avait des oreilles, mais voilà y’a ce climat de confiance
qui est là parce que tu n’émets aucun jugement de valeur. (1’24’11)
304A : Ouais ouais, ça c’est important.
305Bruno : Je peux préciser un truc ? Par rapport à l’entretien d’explicitation, l’aspect centré sur le
procédural permet justement de pas faire psychothérapeute quand on l’est pas. C’est… en fait c’est un
excellent garde-fou.
306A : Complètement.
307B : Parce que effectivement, de temps en temps, quant on fait des… - alors j’ai été un peu formé
mais moins que Anne à l’entretien d’explicitation, c’est pour ça que je me permets de faire un
commentaire – les émotions vont débarquer. C’est très fréquent que quand on creuse vraiment dans
100
l’action, ça met les gens en contact avec des émotions. Les émotions on les accueille, on les laisse
passer. On creuse pas dedans. C’est pas notre travail de… en tant que formateur.
308A : Voilà y’a une grande éthique…
309B : Et la grande grande barrière de sécurité c’est qu’on est centré sur le procédural.
310 : François : et en même temps j’imagine que ça doit être assez heu… assez heu… assez excitant
parce que… Enfin je vois ça du coup, moi, d’un œil chorégraphique. Et je me dis avec des danseurs
qui… - (?) on parlait de la présence hier, donc, par exemple pour travailler cette présence, pour nourrir
un moment, un passage, heu… un mouvement heu… qui est positif, qui est bien fait, qui est juste au
niveau de l’interprétation - mais du coup pour le nourrir au quotidien, quand on a une tournée, plein de
dates etc., ou sur des répétitions, ça veut dire que c’est intéressant aussi d’aller creuser là, en me
demandant à chaque fois « et qu’est-ce qui se passe », « comment tu fais », et du coup heu… Y’a un
côté où on va vraiment chercher heu… dans l’intime. De l’autre. Mais au niveau de ses émotions, de
ses sensations, et donc qui a à voir avec son éducation, avec son expérience, et c’est pour ça que c’est
intéressant, c’est que, effectivement, on ne juge pas, parce qu’on a chacun des expériences différentes.
Mais en même temps, une fois qu’on a ouvert ça heu… c’est difficile de… - enfin j’imagine en tous
cas pour moi – ce serait difficile après de lâcher quoi. Dans le sens où heu…
311A : Mais je crois qu’il était sur encore autre chose Bruno hein…
312F : Ah oui d’accord…
313B : Parce que moi je disais justement, l’émotionnel on va pas le creuser. L’émotionnel il va arriver.
Heu, par moments, on voyait Pauline, y’avait des choses qui apparaissaient. D’elle (elle acquiesce).
Des choses que t’aurais peut-être pas livrées mais dans la confiance du moment, dans la sécurité, dans
la manière dont est mené l’entretien, y’a des choses qui viennent. Alors on va laisser venir. Mais, on
va se centrer sur… ce qui se fait, ce que je fais quand je le fais, et… comment je… comment je mets
en œuvre ma compétence et ma capacité. Et ça ça me paraît très important.
314F : Donc de revenir aux procédures et à la façon de faire…
315B : Mais alors, mais en t’écoutant y’a autre chose qui vient, c’est que finalement en écoutant
l’autre, comment il fait, j’apprends, aussi. C'est-à-dire que tout d’un coup moi en écoutant Pauline, je
me suis dis heu… « tiens si j’avais à le faire, ce qu’elle est en train de dire m’aiderait drôlement à faire
le geste ». Et à force heu… je pense qu’en tant que formateur, quand on fait des entretiens, en fait on
s’enrichit des stratégies de l’autre. Et c’est un cadeau heu… c’est un cadeau pour tout le monde. C’est
que je vais devenir plus compétent peut-être moi en tant que formateur quand j’aurai envisagé… réussi
à comprendre, comment l’autre fait. Et pour m’apercevoir que moi je fais comme ça, l’autre fait
comme ça… Ca donne le même résultat mais c’est pas la même chose. Et donc du coup après dans
l’accompagnement des gens en apprentissage, je vais me positionner aussi radicalement différemment.
A partir du moment où je sais que ce que je dis… c’est ma manière, et que l’autre va faire autrement,
je peux être formateur. Si je crois que ce que je fais doit être fait comme je le fais, comme je le sens,
comme je le pense, quelque part, je bloque le processus pédagogique. Donc ce qui se passe là est à
mon avis très important.
315A : Mais effectivement c’est important d’insister hein, sur cet aspect éthique et déontologique
hein : est-ce que je suis bien légitime quand je pose cette question ? C'est-à-dire que par exemple, ce
qui peut venir dans ce genre d’entretien c’est : « et puis je sentais cette petite appréhension, parce que
en ce moment je vis des choses difficiles… ». Je dis « d’accord, ok », je vais pas lui dire… et là je
relance pas, je dis pas « tu peux me décrire cette appréhension, elle se situe où, c’est comment, qu’estce qui se passe, tu peux m’en parler un peu plus ? »… Voilà, là non. J’entends, je dis « d’accord, donc
t’as cette petite appréhension. Est-ce qui y’a autre chose, sinon, que tu fais dans ton mouvement », ou
« qu’est-ce que tu fais ensuite ? ». Hein, je l’entends, mais voilà. Je glisse dessus. Je relance pas à ce
moment-là. Hein c’est… c’est ça je pense, hein, ce sur quoi tu…
321P : moi j’ai trouvé aussi super intéressant, c’est que du coup heu… ça révèle, des zones heu… Des
fois on a pas conscience qu’on a des zones d’ombre. -Heu... le fameux trou noir41-. Qu’on a des zones
41
Référence à un texte d’Hubert Godard, théoricien de la danse.
101
d’ombre, qu’y a des… voilà, des endroits dans notre corps que on a jamais éclairés ou heu… Et c’est
super parce que du coup par… par ce… cette discussion…
322A : Guidage ! C’est un guidage en fait !
323P : Oui, ce guidage… en fait tu commences à… là où… tu y vas pas, parce que tu sens que, fffffff,
y’a trop à débroussailler ou…, c’est peut-être trop… chargé d’émotion ou autre chose… D’un seul
coup, c’est une façon d’ouvrir la porte délicatement et… de dire bon, tiens, je vais peut-être creuser
moi maintenant là-dedans… C’est vrai, tiens, pourquoi j’ai pas parlé de ça… (…)
325A : j’aime bien l’idée de feuilleté. Et puis par rapport à ce que tu disais moi j’ai vraiment l’image
d’un projecteur hein. J’arrive dans une grotte sombre, avec mon projecteur, et là qu’est-ce qui se
passe, et là, et là… (je fais mine d’orienter un projecteur imaginaire de part et d’autre) Et puis là
qu’est-ce qui y’avait d’autre et à quoi… Et je peux le déplacer comme ça… Je déplace mon attention.
Je vois vraiment l’attention comme un faisceau lumineux que je déplace à l’intérieur de moi dans
différentes zones. Et à chaque fois je trouve autre chose. Donc y’a toujours encore des choses à aller
chercher. C’est ça qui est super. (1’35’09)
327Ninon : Mais comme disait tout à l’heure Corinne, c’est vrai que nous on était attachés à noter les
questions de Anne, mais on était happés, par… enfin, pour moi, y’a des moments tout d’un coup
y’avait vraiment heu… une autre élaboration, du langage, de cette verbalisation, et tout d’un coup on
avait comme un film : « ah ouais, alors là, qu’est-ce qui se passe ? » (elle rit), « qu’est-ce que tu vis
heu… ».
Et je pense qu’en tant que formateur, ça va enrichir aussi… ben c’est ce que tu disais, les stratégies
d’apprentissage et de comprendre comment l’autre apprend, mais aussi comment il verbalise. Et
comment il met en jeu cette verbalisation. Et ça aussi c’est… parce que souvent quand nous on
verbalise – enfin moi je verbalise beaucoup puisque je montre pas le mouvement (en tant que
praticienne Feldenkrais), ben à un moment donné heu… il faut que j’aille ressentir à nouveau,
retraverser des expériences, suivre des séances vécues différemment par d’autre praticiens pour que
j’enrichisse ma sensation, sinon à un moment donné heu… je tourne en rond, mon eau elle devient
stagnante quoi.
329B : Y’a cet aspect-là qui me paraît très juste, et y’a un autre aspect qui me paraît important, c’est
que vous en tant que formateurs, vous êtes experts. La personne qui est en face de vous en tant
qu’apprenant n’a pas le niveau d’expertise que vous vous avez, donc n’a pas le même niveau de
langage. Et n’a même peut-être pas – parce que y’a quelque chose que je trouve spectaculaire, c’est
que… avec toi Pauline mais aussi avec les deux ou trois personnes qui ont commencé d’évoquer des
choses avant –, vous avez une rapidité pas ordinaire je trouve à aller rechercher dans les ressentis,
vous avez une… visiblement une sensibilité corporelle – c’est normal -, une capacité corporelle et à
aller le chercher dans le souvenir, plus développée que beaucoup d’autres personnes. Et donc vous
aurez en face de vous des gens qui ont moins d’aisance que vous par rapport à la sensorialité, par
rapport à… tout ce qui se passe dans le corps. Et ça, il faudra vous mettre à la mesure… En tant que
formateur on prend les gens là où ils en sont. Pas là où moi je suis. Donc vous êtes obligés d’aller
chercher l’apprenant là où il en est. Et cet outil d’explicitation peut vous permettre pas mal de choses.
Et votre langage il sera pas forcément un langage heu… très précis, très fin au niveau sensoriel, il
faudra le temps que la personne elle arrive à se construire cette sensation que vous êtes en train de
faire passer. Ca ne peut se faire… c’est là que l’apprentissage n’est que l’expérience de l’apprenant.
Vous, vous êtes un accompagnateur ou une accompagnatrice.
330A : Ca c’est important parce qu’effectivement, on peut aussi du coup noyer l’apprenant, en lui
donnant heu… en lui donnant trop, trop de choses. Et que du coup qu’il se dise « mais hhhhhhhen !
mais non, moi je sens rien, je… ». Voilà, ça peut être angoissant aussi hein. Donc effectivement il
faut… faut savoir le doser, ça c’est important ouais. Donner un peu, pour lui ouvrir un espace, lui
donner envie d’y aller, mais… voilà, pas le noyer non plus. (1’41’17) (…)
_______________________
102
Entretiens,
témoignages
Ces quelques témoignages, parus dans la revue Expliciter, permettent d'identifier quelques usages des
techniques d'explicitation dans des situations "d'analyse de pratique(s)" diverses et variées. Il y a
toutes sortes de contextes où se tourner vers ses pratiques (ou aider autrui à se tourner vers ses
pratiques), pour les analyser, apporte une plus-value au développement des compétences.
103
Paru dans Expliciter 86, octobre 2010
De l’entretien d’explicitation
aux gestes de métiers
Laurence Velasco
Formatrice à la P.J.J. et psychologue du travail
Tout au long de leur parcours de formation les stagiaires éducateurs et éducatrices à la PJJ42 doivent
produire des écrits (de stages, d’ateliers, d’observation, d’analyse, ou encore le mémoire). Dans ces
travaux, il s’avère qu’ils rencontrent des difficultés certaines pour écrire au sujet des situations
éducatives qu’ils ont à décrypter et à analyser.
Ce constat au sein de notre équipe émane des formateurs plus expérimentés ayant eu à accompagner
de nombreuses promotions, mais il est aussi relayé par bon nombre de professionnels qui constituent
des jurys pour évaluer des travaux écrits, comme les soutenances orales des stagiaires.In fine, il
semblerait que la capacité réflexive des stagiaires sur leur pratique mérite d’être davantage soutenue,
au-delà des difficultés liées au maniement de la langue française et des obstacles à l’écriture. Ainsi
dans le dispositif de formation en alternance, accompagner des stagiaires dans des phases de
description, d’écriture et d’analyse de leurs pratiques éducatives constitue un des objectifs majeurs du
formateur.
Le travail que je présente ici a donc pris ses racines dans ces prises d’informations et tente d’éclaircir
ces préoccupations par la présentation d’un dispositif mis en place au Pôle Territorial de Formation
d’Ile de France de la PJJ.
A l’aune de la deuxième année d’une promotion d’éducateurs en formation en deux ans et de
nouvelles échéances écrites, un petit groupe de formateurs s’est mobilisé.
En complément de l’accompagnement habituel, les stagiaires ont pu bénéficier d’un atelier baptisé :
« Dispositif expérimental d’explicitation de sa pratique ».
Spécificités de la démarche :
Cet atelier a pu voir le jour grâce à l’intérêt commun porté par quatre formateurs43 à l’analyse de
l’activité des professionnels en général, et en particulier à la méthode de «l’entretien
d’explicitation »44.
Chacun de nous avait en effet déjà suivi un stage d’initiation à l’explicitation et celui
d’approfondissement dispensé par Nadine Faingold, dans le cadre de la formation continue des
formateurs proposé à la PJJ, et/ou éprouvé dans son métier d’éducateur cette démarche.
L’un d’entre nous présenterait de surcroît et dans un avenir proche ce projet dans le cadre de sa
formation de formateurs DESA45 au CNAM.
Cette nouvelle proposition d’intervention auprès des stagiaires ayant reçu l’approbation de la
directrice du service, le dispositif a pu se mettre en place.
42
Protection Judiciaire de la Jeunesse.
43
F. Plumecoq ; H. Fabre ; C. Ojalvo ; L. Velasco.
44
L’entretien d’explicitation, P. Vermersch, 1994, Paris : ESF.
45
Diplôme d’Études Supérieures Appliqués au Conservatoire National des Arts et Métiers de « responsable de
formation ».
104
La participation à cet atelier s’est faite sur la base du volontariat.
Il était demandé à chaque stagiaire de revenir sur le choix d’une situation professionnelle vécue
positivement à la PJJ. En ce sens, cette approche se distinguait fortement des autres dispositifs
d’analyse des pratiques existants, où la tendance reste majoritairement l’approche de situations qui ont
posé difficultés ou problèmes.
Cette démarche d’explicitation d’un moment positif vécu au travail amène le jeune professionnel à se
placer en situation d’évocation. Dans ce contexte proposé, « le sujet quitte l’interlocution pour
accepter de se tourner vers sa propre intériorité et d’être guidé vers la mise en mots de ce qui lui
apparaît à nouveau d’un moment évoqué, et pour découvrir, au sens fort du terme, ce qui se joue
réellement dans la complexité de sa pratique ».46
Le stagiaire, novice dans le métier, est alors placé dans des conditions que l’on espère les plus
favorables pour retrouver pas à pas des actions jusque-là implicites, mais dont toute son activité
regorge le plus souvent à son insu.
I) Le dispositif expérimental d’entretien d’explicitation
a) Une activité en direction du stagiaire
Un nombre de places ayant été défini par avance, ce dispositif a donc mobilisé huit stagiaires et quatre
formateurs. Il s’est construit de la période de décembre 2007 à février 2008, pour se réaliser
concrètement en mars 2008.
Pour chaque entretien nous avions pris le parti de travailler en binôme de formateurs.
Chacun des formateurs se plaçait au moins une fois dans l’activité de guider par ses relances le
stagiaire, pour lui donner les moyens d’accéder à la position d’évocation recherchée. Le second
formateur prenait la place de l’observateur de cette situation d’entretien.Cette manière de procéder
était annoncée comme telle aux stagiaires, voire même nous nous appuyions sur l’aspect expérimental
de cette proposition de travail.
Nous adressions aussi aux stagiaires un message qu’ils recevaient avec bienveillance : nous étions là à
notre tour en phase d’apprentissage et d’appropriation d’un dispositif.
En ce sens, ils étaient partie prenante d’une expérience pouvant être utile à tous.
Nous avions instauré deux moments distincts pour chaque stagiaire :
Le temps de l’entretien d’explicitation d’environ une demi-heure et
Une autre phase, dédiée, dans l’après coup, au retour du stagiaire sur ce qu’il venait
d’éprouver sur quinze à vingt minutes. Nous avons pris la précaution par ailleurs de marquer
spatialement ces deux temps dans la salle. Ce second temps pouvait être aussi fait des retours du
formateur (plus extérieur) au sujet de la pratique du stagiaire qui venait se révéler ici, ce dernier ayant
pu en repérer les traits saillants et lui en faire part s’il en estimait la nécessité. Nous allons voir dans la
suite de cet écrit comment ces deux temps ont été l’occasion pour les stagiaires de réelles prises de
conscience de leurs savoirs faire en cours de construction ou inconnus d’eux jusque-là. Ils ne
manqueront d’ailleurs pas de souligner la crainte d’y perdre en naturel auprès des familles et des
jeunes.
b) Donner en formation de l’importance aux gestes ordinaires du métier:
Charlotte : (habituellement) on ne va pas forcément parler de soi en tant qu’éducateur et de ses
gestes et de sa façon d’agir, mais plus de la situation du jeune, de ce qu’on a mis en place, de ce
qu’on a fait à la rigueur. C’est plus des propos généraux en fait, alors que dans ce type d’entretien,
on est obligé de revenir sur soi, sur ses actions et pas que sur ce qu’on a dit ou on a fait
concrètement sur des gestes, sur des actions, sur des regards, plein de choses qu’on prend pas en
compte quand on en parle en analyse clinique, en réunions.
46
Etude sur les pratiques éducatives à la Protection Judiciaire de la Jeunesse dans les services de milieu ouvert.
Extraits du rapport de septembre 2007.Coordinatrice : N. Faingold.
105
Le centre de l’analyse est bien porté sur l’activité du professionnel comme le souligne une stagiaire
dans les propos ci dessus.
Analyser l’activité des professionnels, c’est s’intéresser aux manières de faire, de dire, de sentir, voire
d’éprouver des hommes et des femmes qui s’ajustent quotidiennement pour gérer les écarts entre la
prescription de travail et le réel.47
C’est aussi partir du postulat que les personnes sont les mieux placées pour parler de ce qu’elles font
et mettent en œuvre pour y arriver.
Au cours de celui-ci, le formateur ne sait pas, n’a pas un temps d’avance sur le stagiaire, il est
simplement et ce n’est pas peu dire, à disposition de celui qui se place en évocation.
C’est le professionnel en devenir qui a son expertise sur la situation qu’il décrypte.Aborder une
situation vécue et spécifiée, c’est une possible voie pour sortir du discours « tout fait » souvent
généraliste sur le métier pour débusquer les savoir-faire qui sont imbriqués dans l’ordinaire du travail.
c) Quand « le feeling » s’avère être un geste de métier :
Être éducateur (trice) à la Protection judiciaire de la jeunesse fait partie des métiers de la relation.
Dans un premier temps cette relation est administrative, souvent contrainte, voire toujours prescrite
par l’ordonnance d’un magistrat. On pourrait dire alors que ce lien dans la réalité de la relation
éducative existe d’abord virtuellement sur le papier.
Une des gageures dans le métier réside sans doute dans le fait de réussir à transfigurer ce lien juridique
obligé en une relation possible la plupart du temps, auprès de jeunes réfractaires et méfiant(e)s à
l’égard des adultes.
Pour ce faire les professionnels expérimentés mobilisent des savoir-faire, des savoir-être qui sont en
cours d’appropriation chez les éducateurs novices.Les stagiaires concernés par le dispositif découvrent
dans les situations évoquées qu'ils mobilisent des ressources en tout genre et sollicitent leurs capacités
d’observation sans le savoir. Parfois tous leurs sens sont en éveil, d’autres fois ils s’appuient sur des
acquis ou savoirs antérieurs, recourant à différents domaines de la vie qu’ils mettent au service de la
situation présente.Dans l’exemple qui suit Renan fait appel à une activité qu’il pratique dans le champ
de sa vie privée, à savoir jouer au foot.
Renan : moi et moi...je ne savais pas en fin de compte, j’ai tendance à dire tout ce que je fais...
jusqu’à maintenant je dis : « je le fais au feeling » et à travers ce petit test, ça m’a permis de voir que
rien n’était fait au hasard... et c’est ce qui m’a le plus étonné.
Formatrice 148 : Dans quel sens rien n’était fait au hasard ?
Renan : Rien n’était fait au hasard par rapport aux gestes, par rapport au positionnement et c’est ce
que j’ai fini par comprendre. Parce que jusqu’à maintenant je me disais : « oui j’y vais et en fonction
je vois » mais en ayant décrypté mes gestes, j’ai pu m’apercevoir que la façon d’entrer en relation
avec les jeunes en fin de compte, je cherchais, je cherchais le geste, le moment opportun pour
pouvoir agir
Renan : En gros j’avais eu un jeune qui avait eu un souci, et j’étais intervenu. Il était à l’hôtel et
lorsque je suis arrivé ; il n’était pas trop bien et j’ai voulu entrer dans la chambre. Il m’a ouvert la
porte et j’ai regardé un peu... et sa chambre et tout de suite je me suis aperçu qu’il avait une paire de
crampons que j’ai repéré, je lui ai parlé de football, et puis on a pu entrer en relation par ce biais et
moi j’ai cru que c’était au feeling
(Rires collectifs)
Formateur49 : Vous vous êtes rendu compte que c’est pas du feeling et vous nous dites après c’est
bien parce que j’ai pu m’en resservir (...) Vous vous êtes servi de quoi ?
Renan : Je m’en suis servi de façon à pouvoir décrypter les gestes et les... A savoir ce que l’éducateur
47
Selon les apports de l’ergonomie et de la clinique du travail.
48
Françoise Plumecoq.
49
Herve Fabre.
106
fait, à savoir l’observation, j’avais du mal à dire effectivement qu’en amont j’observais énormément.
Pour moi, c’était naturel, pour moi tout ça c’était naturel.Mais maintenant au jour d’aujourd’hui, je
suis conscient qu’avant d’agir il y a une phase d’observation. Cette observation m’a permis de
m’apercevoir qu’il y avait une paire de crampons, donc j’ai pu partir sur un terrain que je
maîtrisais.Et ça, ça a pu, comment pourrais-je dire, ça a pu mettre à l’aise le jeune parce que lui
aussi il aimait bien le foot. Et tout de suite, on a pu rentrer en relation mais moi j’avais jamais
imaginé que j’avais fait toute cette analyse jusqu’à maintenant.
Par contre je la rejoins (Line) parce que maintenant j’ai l’impression de n’être plus aussi naturel et
ça ! (Frémissements).
Formatrice 250: C’est votre préoccupation ?
Renan : ah si si et j’en ai déjà assez (rires) ça, c’est avant je faisais au feeling et je me posais pas de
question et maintenant il y a des trucs qui me viennent : l’observation. Et là quand j’ai présenté mon
EPE 2, je suis parti là-dessus parce qu’on m’a dit de parler de ma pratique éducative, de parler de ce
que je mettais en avant à travers chaque situation : l’observation, l’écoute, avant j’aurais jamais pu
en parler, Bien que, je sais bien que je le faisais, mais j’étais pas conscient que je le faisais et c’est
ça. (Silence)
Ce stagiaire découvre que le feeling qu’il attribuait à une vertu ou qualité naturelle se révèle être en
fait une manière d’être qui s’appuie sur des éléments très concrets d’observation et d’analyse rapide de
la situation qui vont l’aider à entrer en relation.
Au passage, il prend la mesure ici de ce qu’il a compris des attentes des professionnels, ou pour le dire
autrement, des gens de métier quand il est demandé aux jeunes professionnels en devenir « de parler
de sa pratique » en particulier dans les épreuves d’Étude de Pratique Éducative.
Mais si ce stagiaire fait ici appel à sa connaissance du foot pour établir les premiers moments
d’échanges avec un jeune, d’autres stagiaires mobilisent en eux des ressources plus intimes ou qui se
rattachent à des expériences professionnelles passées.
Nous allons voir comment une autre stagiaire réinjecte dans sa pratique actuelle d’éducatrice ce
qu’elle nommera, dans l’espace de discussions après l’entretien en lui-même, comme une balade entre
deux univers, voire entre deux technicités.Brigitte choisit de revenir sur une situation d’entretien dans
un foyer d’action éducative.
Cette rencontre a lieu en présence d’une jeune fille enceinte (placée en urgence), de sa mère et de la
psychologue du service. Brigitte s’est déterminée sur ce moment d’entretien car a priori pour elle, il
est exemplaire du travail de lien qui a pu se construire entre l’équipe éducative et les parents, entre
autre auprès de la mère de l’adolescente.
Au cours de la ré/évocation de cette situation, elle redécouvre un instant dans l’entretien où la mère
arrive à sortir de sa colère à l’égard de sa fille. La stagiaire retrouve ce moment de bascule où
l’entretien va prendre une autre tournure. Il s’agit de l’instant où Brigitte prend la parole pour
conforter cette mère dans son rôle et la rassurer quant à son aide indispensable pour soutenir sa fille
dans cette période.
Brigitte souligne combien il est important pour elle de créer un lien avec le parent afin de rendre le
travail de collaboration possible et sortir d’une rapport de défiance vis-à-vis du service. Au cours de la
situation éducative explorée, la rencontre apparaît à la stagiaire comme possible au moment où la mère
peut aussi exprimer sa colère à l’égard de sa fille. Ensuite le dialogue s’ouvre avec la psychologue.
L’éducatrice stagiaire découvre en revenant sur ce moment qu’elle passe le relais quand la mère est en
mesure de regarder la psychologue.
d) Quand la mécanique surgit dans le champ de l’éducatif :
La suite de l’entretien d’explicitation que nous aurons avec la stagiaire est livrée ici dans sa quasi
intégralité car il témoigne, à mon sens, du cheminement qui s’est opéré dans son déroulement et qui
ouvre une voie d’exploration nouvelle pour Brigitte. En effet, elle réalise au bout du compte qu’elle
50
Laurence Velasco.
107
rapatrie des gestes, des sensations venant d’un univers professionnel d’un autre genre, bien malgré elle
et qu’elle a pratiqué par le passé.
Formatrice 2 (Laurence Velasco): Quand vous dites dans cette situation d’entretien faire de la
mécanique... C’est...
Brigitte : Pour l’entretien ?
Formatrice 2 : Oui, juste pour se reconnecter avec ce petit moment très important, où vous vous
dites, je le dis comme ça : j’ai fait mon travail c’est comme faire de la mécanique, ou quelque chose
comme ça...
Brigitte : C’est dans la sensation que c’est similaire, c’est parce que quand on arrive, quand on a
cherché longtemps, longtemps et qu’on arrive à trouver l’emplacement ou comment la pièce entre
dans le mécanisme, et bien vous ressentez, ce n’est même pas du soulagement c’est simplement, une
satisfaction. Non pas une satisfaction pour se faire « mousser »... mais c’est juste dire... on peut
continuer le reste... ça enclenche la continuité. Tant qu’on n’a pas trouvé, on ne peut pas continuer.
On ne peut rien aborder.
Formatrice 2: Et avec la satisfaction d’avoir trouvé
Brigitte : Ce qui est important c’est : « on peut continuer »
Formatrice 2 : On peut continuer...(...)
Brigitte: J’en viens à ce que je fais en tant qu’éducateur c'est-à-dire tisser, c'est-à-dire : de faire
ensemble, d’avancer, ... aah..., c’est vraiment compliqué. C’est comme une marche consciente, c’est
petit à petit. Faut vraiment y aller pas à pas, dans ce métier.
C’est ce que j’ai compris. Et là si on n’arrive pas à trouver quelque chose qui permette de continuer,
on va stagner, on reste au point.
Formatrice 2: Au point...
Brigitte : Je ne sais pas comment vous expliquez ça. Vous voyez pour moi si on ne trouve pas la
chose qui fait que la rencontre puisse se faire ou si on arrive pas à faire, à trouver ensemble...
l’espace sera là, on sera là mais on restera là, ça ne se fera pas, il n’y aura pas ce quelque chose qui
permettra à l’autre d’aller... La passerelle.
Formatrice 2: Quand vous disiez tout à l’heure avancer, c’est la passerelle ?
Brigitte : La passerelle, en fin de compte pour moi quand je dis on peut continuer, c’est
vraiment...C’est une fabrication, c’est la progression de quelque chose, petit à petit. Dans le travail,
des fois, je me dis, c’est du, euh.
Formatrice 2 : Qu’est ce que vous vous dites, des fois, dans le travail ?
Brigitte : Le travail, je me dis, (petit silence) je me dis que dans ce travail, s’il n’y a pas ce moment
où on peut se dire « clac » ça c’est enclenché...
Formatrice 2 : clac, ça c’est enclenché
Brigitte : oui, c’est le clac, oui, voilà c’est pas le clac de la prison (rires) c’est le clac...je retourne
dans la mécanique, c’est dingue... (Rires)
Dans la mécanique (...) si ça ne s’enclenche pas, et bien même si on est là mais qu’on ne trouve pas
le bon calage, ça ne va pas.
Suite à cet entretien mais encore sous l’effet de celui-ci, la stagiaire engage avec les deux formatrices,
un échange sur sa pratique actuelle qui se trouve teintée de ces savoirs faire antérieurs comme ces
traces le révèlent ici.
Mais s’exprime aussi dans cet entretien, ce qu’elle est en tant que sujet, avec ses affects, ses ressentis.
« Il y a une succession ininterrompue dans le déroulement de l’action entre les prises d’information et
les prises de décision, sachant qu’entre en jeu, dans l’épaisseur du vécu, bien des éléments qui peuvent
être explorés en simultanéité : ce que le sujet dit intérieurement; ce qui se passe pour lui
émotionnellement ; ce qu’il perçoit sans que cela soit le thème central de son attention, etc. »
108
(Faingold, 2004)51
Nous apprendrons que le plus difficile pour elle au cours du stage de première année et dans ce
nouveau métier a été de réaliser combien elle pouvait être ambivalente concernant le lien établi avec la
jeune fille. Être confronté à la suspension de ce lien du fait des velléités de l’adolescent(e) ou à son
arrêt pour fin de prise en charge lui fit « mal au cœur ».
Au cours de cette deuxième année, elle remarque que les situations similaires sont moins
douloureuses. Brigitte prend la mesure qu’une dimension du métier consiste, selon elle, au fait
qu'« être éducateur, c’est aussi accepter de ne plus l'être ».
La stagiaire relève l’importance de cette découverte qu’elle a vécue bon gré/mal gré et qui témoigne
de sa conscience des limites de l'intervention dans ce métier. Brigitte accepte les règles du jeu et
endosse par là-même ce qui constitue sa nouvelle posture professionnelle. Elle nous explique à sa
manière, que ce qui compte au-delà des sentiments du professionnel : « c’est le but de la mesure ou du
travail ».
e) « Donner avec la parole, une impression de sécurité »
Brigitte est particulièrement sensible à redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas toujours, ou qui en
sont dépossédés comme pour le public reçus à la PJJ.
Pour elle, faire ce métier nécessite d’être vigilante à la place qu’on laisse aux parents, aux jeunes dans
le travail éducatif comme dans l’exemple où elle ré/assure cette mère dans sa fonction parentale, au
cours de l’entretien avec la psychologue.
Sa manière d’être attentive à l’autre est de laisser le champ des possibles ouvert.Pour cette stagiaire,
dans le travail éducatif, son interlocuteur doit pouvoir formuler ses désaccords. Elle rapatrie de
l’espace de sa vie privée cette manière de faire et d’être, qu’elle se reconnaît pour la recycler dans le
champ de sa vie professionnelle.
En ce sens, elle dit veiller à ne jamais être agressive dans le ton qu’elle utilise quand elle s’adresse aux
personnes qu’elle accompagne.
Elle réalise durant l’entretien d’explicitation que cette intention se manifeste ainsi :
Brigitte : Je... ma voix reste toujours, elle reste pas... je sais que je fais attention à ce que ce soit pas
agressif et que ça soit assez, comment dire...C’est pas quelque chose qu’on calcule, hein
Formatrice2 : Non, justement comment dire d’un ton de voix pas agressifSilence léger
Brigitte : Du coton... peut être
Formatrice1 : Du coton
Brigitte: oui.
Formatrice2: Voilà, c’est la sensation
Brigitte : La personne peut me dire à tout moment, : « et bien voilà... »
Lors de la réunion collective, Brigitte fera part de ce qui, pour elle, est resté bien vivant et pour cause :
elle continue de penser à cette attention qu’elle porte dans sa pratique au timbre des voix et en
particulier à la sienne.
« J’y ai repensé et j’y repense à cette notion de coton parce que je n’ai jamais fait attention et à ça...
j’y repense des fois quand je sors d’entretien avec un jeune »
Conclusion :
Pour conclure, ce dispositif de travail s’est initié sur l’idée qu’il serait potentiellement un moyen
supplémentaire pour soutenir les stagiaires en formation d'éducateurs (trices) à la protection judiciaire
de la jeunesse, dans les épreuves écrites qui jalonnent leurs parcours de formation.
Au terme de sa mise en œuvre durant une année, il apparaît qu’il a constitué une ressource pour ceux
et celles qui se sont prêtés à l’exercice.Après coup, des stagiaires ont décidé d’aborder des situations
51
«Explicitation, décryptage du sens, enjeux identitaires» de Nadine Faingold in Éducation permanente n°160.
109
explorées dans l’entretien d’explicitation, pour des écrits à venir comme le mémoire ou l’EPE2.52
D’autres ont souligné qu’ils avaient enfin compris ce qui leur était demandé comme démarche, dans la
description et l’analyse d’une situation éducative.
Les prises de conscience opérées leur permettaient alors de pouvoir mieux parler, évoquer ce qu’ils
faisaient.
Mais au-delà, il existe aussi des effets plus indirects mais tout aussi centraux à cette démarche :
• Les éducateurs stagiaires ont gagné en confiance en retrouvant leurs gestes en cours de
construction, voire de stabilisation ou en repérant leurs savoir-faire déjà en place.
• Aborder des situations réussies et/ou décrypter la manière dont elles ont pu réussir constitue une
source de satisfaction et de valorisation de leurs compétences, ce qui a toutes les chances de produire
de la confiance en soi : « ça fait du bien !».
• Les échanges entre stagiaires et formateurs ont laissé apparaître combien ce dispositif pouvait
contribuer voire permettre aux stagiaires de se reconnaître dans le métier, ouvrant une voie d’accès
supplémentaire à leur identité professionnelle d’éducateur (trice) en cours de construction.
Enfin, la continuité de ce type de dispositif implique dans un avenir proche de pouvoir en débattre
dans un collectif plus large. Pour qu’il puisse être pérennisé, il doit être objet de discussions et de
validation entre formateurs, en présence de notre hiérarchie.
Pour autant, il pourrait trouver d’autres voies de développement. En particulier, il pourrait être utile
dans l’accompagnement des professionnels issus de différents horizons, liés à la diversité des
recrutements des agents, dans la fonction publique.
Il pourrait répondre à la nécessaire individualisation des parcours de formation actuellement à l’œuvre
au sein de la Protection judiciaire de la jeunesse. Enfin, l’entretien d’explicitation peut être un appui
pour permettre aux agents comme à tout autre salarié d’être plus à même de reconnaître ses
compétences, pour être davantage acteur de son évolution professionnelle dans le déroulement de sa
carrière.
Eléments
bibliographiques
H. Fabre (2009). La construction de l’identité professionnelle des éducateurs de la Protection
Judiciaire de la Jeunesse en formation initiale. Mémoire D.E.S.A., CNAM, Chaire de formation des
adultes.
N. Faingold (2002). De moment en moment le décryptage du sens. Expliciter n° 42.
N. Faingold (2005). Explicitation, décryptage du sens, enjeux identitaires. Expliciter n° 58
N. Faingold, S. Debris, R. Wittorski, A. Flye Sainte Marie, P.-A. Dupuis (2008). Pratiques éducatives
et savoirs professionnels en milieu ouvert, Cahiers dynamiques n° 41, ENPJJ, Roubaix.
Nadine Faingold et al. (2010). Dire le travail éducatif. ENPJJ, Roubaix.
L.Velasco (2008).De l’explicitation de sa pratique professionnelle au gestes de métier. Mémoire de
chef de service éducatif. Médiathèque ENPJJ. Roubaix.
P. Vermersch (1994). L’entretien d’explicitation. Paris : ESF.
P. Vermersch (2000). Approche du singulier, in L’analyse de la singularité de l’action. Séminaire du
Centre de Recherche sur la Formation du C.N.A.M. Paris, PUF, pp. 239-256.
_______________________
52
« Étude de Pratique Éducative de 2eme année ».
110
Paru dans Expliciter 26, septembre 1998
Protocole d'explicitation :
Jeannine, le 16 mai 1998
Maurice Lamy
Jeannine est infirmière de formation. Depuis plus de vingt ans elle est devenue formateur et
responsable de la formation des aides soignants au C.H.U. de La Rochelle. Elle participe depuis 1994
aux travaux d'un groupe de formateurs d'enseignants de l'académie de Poitiers, avec qui elle a suivi la
formation à l'EDE et à l'analyse de pratiques de formation.
Lors d'une conversation, Jeannine avait exprimé le souhait de mieux comprendre comment elle s'y
prenait pour faire des piqûres intraveineuses, les réussissant toujours et en particulier dans les
situations difficiles. Or Jeannine, si elle a conscience de bien réussir les intraveineuses, ne parvient pas
à élucider complètement comment elle s'y "prend au juste pour réussir". Ce savoir dit-elle, l'aiderait
dans son enseignement et la formation qu'elle dispense. En tant que responsable de formation et
travaillant avec des formateurs, je dois dire que cette problématique m'intéresse
particulièrement : tenter de faire mettre en mots et defaire élucider les pratiques et compétences
expertes afin de lesrendre compréhensibles à leurauteur et accessibles à d'autres personnes. Je lui
propose de conduire avec elle un entretien dans le but d'explorer comment elle fait quand elle réussit.
L'entretien présenté ci-dessous se veut donc être un entretien de recherche et son but essentiel selon
moi, est de permettre à l'interviewée de s'auto-informer sur sa pratique et plus particulièrement ici,
dans la re-connaissance des actions qui lui permettent de réussir. Il manquera à ce compte rendu la
dimension gestuelle et de pouvoir se représenter toujours les gestes professionnels refaits et accomplis
pendant l'entretien. Si l'on se place du point de vue de la conduite de l'entretien et de
l'accompagnement du sujet vers la verbalisation de son expertise, on peut distinguer plusieurs phases :
- la première, la phase introductive (répliques 1 à 31) donne l'installation du contrat de
communication, et la recherche de situations possibles pour la recherche, deux sont dégagées;
- deuxième phase : première bifurcation, mise en place d'une première situation (32 à 45), avec
moment spécifié (46 à 67) et des mises en évocation (68, 86, 112...) interrompues par des
commentaires, parfois bien involontairement induits par l'interviewer. On peut noter plusieurs prises
de conscience de gestes qui n'étaient pas jusque là révélés (112, 150);
- une nouvelle phase commence à la réplique 151. Je tente de lui faire décrire au plus près les séries de
gestes impliqués la position de mains, etc., en fragmentant l'action et en m'appuyant sur la chronologie
des faits;
- quatrième phase de 210 à 239 : Jeannine part dans l'évocation d'un souvenir qui aurait pu être
exploité, si j'avais choisi la bifurcation en direction de "comment elle a appris à faire ces gestes". Piste
que je n'ai apparemment pas suivie...;
- cinquième phase : retour à la première situation spécifiée (240) avec de nouveau un travail pour faire
fragmenter les gestes et une utilisation des éléments de contexte pour ramener à l'évocation et à la
verbalisation de l'action. En 318 et 320, principale prise de conscience de la qualité du geste qui
permet la réussite. Geste expert qui sera mis en mots en 352 à 358;
- sixième partie : reprise du contrat et départ vers la deuxième situation pointée en début d'entretien
(359). La mise en situation est plus difficile à obtenir et l'instant spécifié pour en arriver aux gestes est
plus longue à établir (402). Par contre à partir de ce moment-là l'évocation est forte et la verbalisation
explore bien les gestes effectués. Un passage très intéressant de 492 à 510 où il y a là des moments de
111
parole incarnée qui débouche sur une prise de conscience suivie d'une rationalisation a posteriori par
Jeannine, de 512 à 534.
- septième et dernière partie de 543 à la fin (562). Cette phase n'aurait pas dû exister. En effet, il était
inutile de se remettre dans une position à distance et d'aider à rationaliser ce qui avait été mis en mots
et donc conscientisé au cours de l'entretien par Jeannine...
Le protocole
1 M. – Jeannine, tu m'as dit l'autre jour qu'il y avait quelque chose que tu savais bien faire, mais dont
tu ne savais pas comment tu arrivais à bien le faire. Est-ce que tu serais d'accord pour que en parlions
un peu ?
2 J – Oui, tout à fait.
3 M – Je te propose de laisser revenir une situation dans la quelle tu as effectué cette compétence. Tu
laisses revenir, et tu me fais signe quand tu y es... (2 sec.)
4 J – Oui, je suis tout à fait prête, j'ai eu l'autre jour l'occasion de refaire quelque chose que je n'avais
pas fait depuis plus de dix ans et puis... et qui heu... et qui est relativement difficile et s'est révélé aussi
facile qu'il y a dix ans et vingt cinq ans.
5 M – D'accord, donc aussi facile par conséquent c'est quelque chose que tu fais comme ça sans y
penser.
6 J – Oui, tout à fait.
7 M – Est-ce que tu peux nous dire un peu dans quelle situation c'était ?
8 J – Et bien c'est à l'hôpital... Donc je ne fais plus du tout de soins techniques depuis, heu... depuis 25
ans je ne fais plus de soins techniques...
9 M – D'accord.
10 J – J'ai appris les soins techniques pendant 20 ans pour les infirmières et depuis heu... depuis 7 ans,
comme maintenant je suis responsable... et donc je ne fais plus du tout ce genre de soin.
11 M – D'accord. Et donc là, c'était à quelle occasion ?
12 J – Alors là, c'était heu,.. J'étais donc dans un service et il y avait heu… une infirmière qui heu...
devait heu... faire une intraveineuse… et qui avait de grosses difficultés pour la réaliser, parce que
c'est un geste qui est à la fois simple et à la fois difficile.
13 M – Faire une intraveineuse ?
14 J – Oui, à réaliser en fonction de l'état de santé de la personne.
15 M – A quoi tu sais que c'est simple ?
16 J – Pour moi c'est simple parce que justement heu... c'est un geste que j'ai acquis heu... dans mes
premières années d'exercice et que... j'ai acquis à la suite d'un conseil d'un anesthésiste et heu... depuis,
il est vrai que je l'ai toujours réalisé avec succès et même dans des cas difficiles puisque quand les
gens n'ont pas de pression, il est certain que ça devient relativement difficile...
17 M – D'accord.
18 J – Et je me suis rendu compte que je... qu'en toutes circonstances..., en tout cas les circonstances
auxquelles j'étais confrontées, et bien j'arrivais à maîtriser cette situation.
19 M – Bien, d'accord... Et c'était à quel moment ? C'était où ? Est-ce que tu peux rappeler un peu le
contexte dans lequel ça se passait ?
20 J – (Soupir suivi d'une longue inspiration). Oui... En fait j'ai 2 contextes...
21 M – Ah, il y en a deux...
22 J – J'en ai deux,... (Temps)... J'en ai un a domicile et... un en milieu hospitalier...
23 M – Oui, parce que tu parlais tout à l'heure d'une infirmière qui n'y arrivait pas...
24 J – Oui... Oui !
25 M – Est-ce que tu peux préciser ?
26 J – Un à domicile, celui qui est à domicile c'est... Bon j'ai réalisé une prise de sang à mon fils à
112
domicile pour un prélèvement sanguin… et heu... en centre hospitalier, j'ai rectifié un geste.
27 M – D'accord, tu as rectifié un geste... Donc c'était la même chose ?
28 J – C'était la même chose : c'était la réalisation de la prise de sang. Si ce n'est que la première étape
n'a pas été faite par moi en centre hospitalier.
29 M – Tu as quand même réussi le geste...
30 J- Oui, dans les 2 cas alors qu'il y avait 10 ans que je ne l'avais pas enseigné et bien 20... 25 ans que
je ne l'avais pas réalisé.
31 M – Parmi ces 2 situations, est-ce qu'il y en a une dont tu préférerais que nous parlions ? (le non
verbal montre une perplexité certaine à en sélectionner une de prime abord...) Peut-être que l'on
pourrait explorer les deux ?... Mais par laquelle voudrais-tu commencer ?
32 J – Je peux peut-être à domicile, finalement…
33M–Eh bien si tu veux...
34 J – Donc c'est très très simple, hein ! C'est heu... J'ai dû faire une prise de sang à mon fils parce
qu'il s'était blessé...
35 M – Alors attends, on va bien parler de cette situation-là ? C'était ici, là ?
36 J – Non. Non, c'était... il y a... enfin... quelques années quand même...
37 M – Quelques années, bon.
38 J – Mais y a pas longtemps hein, c'était à Pau. Quand il était à Pau à la fac. ET heu... je devais
ramener... Il s'était blessé au centre hospitalier il s'était blessé avec... Je ne sais plus peu importe; c'est
pas important de toute façon.
39 M – Oui, d'accord...
40 J – Et ils l'on suivi pendant 1 an, hépatite, sida parce que effectivement,.. heu... c'est la médecine du
travail qui le suivait pour savoir si éventuellement il...
41 M – Il n'avait pas été contaminé.
42 J – Oui. Alors ça duré pendant un an et ça c'était sa dernière prise de sang.
43 M – Alors tu veux nous décrire comment tu as procédé ce jour-là sur ton fils?
44 J – Alors... Situation jamais facile sur une... sur un membre de sa famille... En plus il n'aime pas ça
donc effectivement ça pose un problème... Donc, voilà comment j'ai procédé. Je suis donc... C'était le
matin puisque je devais ramener les prises de sang à La Rochelle...
45 M – D'accord, donc on prend le temps de se remettre dans la situation. Est-ce que tu veux prendre
le temps de recontacter ce moment et tu feras signe quand tu y es.
(5 secondes environ)
46 J – Oui... Voilà… Tout à fait
47 M – Bien... Est-ce que tu... ? (la voix est plus basse et moins forte, un peu hésitante et ralentie).
48 J – C'était donc le lundi matin... Heu...
49 M – Est-ce que tu vois plutôt quelque chose ou peut-être pas ? Ou est-ce que tu entends ?
50 J – Si... Je vois quelque chose (le regard est en haut à droite...son visage s'éclaire et un sourire
s'installe sur son visage).
51 M – Tu vois quelque chose...
52 J – Je vois que... il était... son... son... son appartement a une mezzanine, avait une mezzanine... et
heu... je revois ce grand garçon quand même de plus de 20 ans... heu... calé au pied de son escalier
(rire) et avec le bras plié, ce qui rend difficile une prise de sang ! A faire !...
53 M – Le bras plié donc ; … tu le revois avec le bras plié...
54 J – Oui, parce qu'il voulait pas que je touche parce qu'il trouvait ça ridicule...
55 M – C'est une image comment ? Tu as l'air d'être amusée quand tu la rappelles...
56 J – Oui (rires).
57 M – C'est une image que tu vois comment ? En couleurs... C'est lumineux?...
113
58 J – Heu... (Regard en haut à droite, 4 sec.) Oui... Enfin... Oui, c'est plutôt... c'est plutôt comment te
dire... Disons que... L'image que je vois c'est... Je vois un grand garçon plié en deux...
59M–D'accord... Mais il y a de la lumière ?... C'est coloré ?
60 J – Y a de la lumière, c'est le matin. Mais il fait,... c'est l'été... donc heu... heu...
61 M - C'est l'été...
62 J- Donc... heu... (3 sec.)... l'escalier derrière... heu... Oui, c'est lumineux C'est pas de bonne heure...
63 M – Et quand tu vois ce grand garçon, qu'est-ce que tu fais ? … Tu fais quoi toi, à ce moment-là...
64 J – (Sourire amusé) Alors déjà, j'ai (rire) J'ai le vacutainer à la main, et heu... Ce qui est une erreur
parce que...
65M– Ah bon !
66 J – Oui... eh oui...
67M– Et à quoi tu vois que c'est une erreur ?
68 J – C'est une erreur parce que... Il faut d'abord que je mette en condition avant de prendre les
éléments nécessaires pour faire la prise de sang...
69 M – Ah oui, d'accord. Et c'est quoi mettre le garçon en condition ?
70 J – Eh bien, la mise en confiance, c'est-à-dire que... Il ne voulait pas que ce soit moi qui le pique,
piquer entre guillemets... (rire) Je suis obligé de lui dire : ... "Écoute, heu… voilà... heu... tu ne veux
pas aller... tu ne vas pas retourner à La Rochelle pour faire une prise de sang, et heu..., tu ne veux pas
payer le laboratoire, donc y a pas 36 solutions... " J'avoue que là j'ai été assez catégorique dans le
sens : tu choisis quoi !...
71 M – Bon d'accord… Et qu'est-ce tu as fait après ? Alors tu avais cet appareil.
72 J – (interrompant) Alors j'ai reposé. D'abord,... Non attends... Non d'abord, heu... Je... Heu... Je lui
ai dit de descendre comme on voulait repartir sur La Rochelle.
73 M – D'accord; alors donc tu reviens là hein, il est dans le coin de l'escalier... Tu le revois ?
74 J – Oui... Il descend, il bougonne..
75 M – Oui, c'est ça, et puis...
76 J – Alors là je me lave les mains...
77 M – Tu te laves les mains...
78 J – Attends,... Je me lave les mains dans l'évier de la cuisine, parce que c'était tout petit... (regard
fixe droit devant) (2 sec.)... Je me lave les mains dans l'évier de la cuisine...et puis j'avais une...
Attends, je sors la poche... où j'avais... Heu... tous les... tubes... Y en avait qu'un seul d'ailleurs, il n'y
en avait pas d'autres... Un seul, non j'en avais deux où j'aurais...
79 M – Hum... Donc là tu revois bien tous les gestes que tu fais là...
80 J – Oui, ça je l'avais sur... Donc je me lave les mains et puis je mets heu... cette poche blanche
qu'est stérile, je le mets sur une petite table basse qu'il y avait là juste à côté, basse et en verre...
81 M–À côté de... ?
82 J – C'est-à-dire qu'il avait la cuisine, tu te tournais et tu avais la table comme c'était tout petit...
83 M – Bon d'accord... Donc, alors tu mets ça sur la poche à côté... ça va là, tu revois ce qui se passe ?
84 J – Donc je ne m'occupe pas de lui... Je me penche, je regarde les 2 tubes... Je colle son étiquette...
Parce que ça c'est une habitude que j'avais de coller l'étiquette avant de faire la prise de sang...
85 M–Donc, ce jour-là aussi ?...Et qu'est-ce que tu as fait ensuite ?
86 J – Alors, je sors le garrot... (J. fait les gestes en même temps qu'elle décrit). Je le mets à côté... Je
revois les 2 tubes, je mets le garrot à côté... (2 secondes) Alors attends... je scie... (2 sec.). Je monte
mon vacutainer. c'est–à-dire c'est un corps en plastique blanc et je visse une aiguille dedans (gestes des
deux mains). Une aiguille qui est emballée, qui reste stérile, c'est-à-dire que je peux y toucher... Y a
pas de problème, je peux préparer à l'avance...
87 M – O.K... Et là quand tu dis "je monte", comment t'y prends-tu ?
114
88 J – Alors quand je monte... (la voix est très basse et à peine murmurée)… Alors attends, ça par
contre quand je monte... (3 sec.)… Je... je prends l'aiguille
89 M–Oui...
90 J – Heu... Et je mets dans le corps de piston... (gestes avec les 2 mains) Et hop je tourne, sans...
Attends... je tourne... dans.. oui, je tourne dans ce sens-là (elle montre avec le geste) Comme si je
tournais une ailette... Voilà hein.
91 M - Comme si tu tournais une ailette... (J'accompagne en répétant le geste)
92 J – Voilà... Hop, je regarde si c'est bien serré c'est-à-dire que... je ne sais pas comment ça
s'appelle... je ne suis pas très technique... mais c'est la seule chose que je sais bien faire.
93 M – Bon, c'est la seule chose que tu sais bien faire.
94 J – Je tourne, une main dans un sens une main dans l'autre (rire). Tu vois comme ça... (gestes.).
95 M – Une main dans un sens une main dans l'autre, (reprise du geste) et ça bloque.
96 J – Pour bloquer Voilà ! pour bloquer... Et sans regarder, vite... Ce sont des gestes qui sont très très
rapides.
97 M – Oui bien et ce n'est pas là où réside la qualité de..
98 J– Non...
99 M – C'est donc la préparation... Non, O.K.
100 J – Ca tient car il faut que le corps soit bien monté, mais ce n'est pas là la qualité de la piqûre
101 M – Donc tu montes ton vacutainer...
102 J – C'est-à-dire que je monte tout mon matériel à l'avance... J'ouvre mon paquet de coton... Et je
débouche mon flacon d'alcool...
103 M – D'accord...
104 J – Mais ça, c'est la qualité de l'asepsie, c'est pas quelque chose...
105 M – Donc, on en est toujours là : ce matin-là tu as tout préparé...
106 J – J'ai tout préparé comme j'ai dit...
107 M - Oui, mais ce jour-là par exemple qu'est ce tu as fait de différent ?
108 J – Eh bien la différence, c'est que c'était premièrement la première fois que je faisais un prise de
sang...
109 M – Oui
110 J – La deuxième différence c'est que je me suis rendu compte qu'en fait on impose aux gens
quelque chose, soit quand ils vont au labo, soit quand ils sont à l'hôpital... On ne leur demande pas leur
avis en fait... Alors que je l'avais quelqu'un de réticent devant moi.
111 M – Ah, oui... Et comment tu fais alors quand tu as quelqu'un de réticent ?
112 J – Alors quand j'ai quelqu'un de réticent... C'est un peu faussé dans le sens ou là il y a de
l'affectif, mais quand j'ai quelqu'un de réticent... heu... Je... Alors attends, j'ai pris mon matériel dans la
main justement (elle fait les gestes en même temps) et je me suis approchée de lui avec mon
garrot...dans la main, parce que ça c'est un geste qui est acquis depuis... depuis ben 25 ans... (regard en
haut). Je prends le garrot dans la main, j'arrive à lui comme si j'allais lui prendre le bras... e... y retire
son bras. Donc ça, j'ai pas l'habitude... J'avais pas l'habitude... de ce genre de chose
113 M – Et qu'as-tu fais alors ?
114 J – Alors, j'ai reposé mon matériel. (Un temps : 2 sec).Je me suis assise sur la petite table en verre
à côté du matériel... J'ai poussé le matériel, je me suis assise à côté...
115 M – Là, ça va... tu te revois là ? O.K ?
116 J – (doucement) Je me suis assise à côté... (3 sec)...
117 M – Et...
118 J – Et puis... heu... Bon, j'ai... Je... me... Parce qu'il avait vraiment la trouille que ce soit moi... Et
j'ai commencé à lui dire qu'il fallait... Enfin d'abord : "Écoute, c'est un choix, tu fais un choix, ou c'est
115
moi ou tu vas au labo...! Voilà, c'était catégorique dans le sens...où... heu...
119 M – Donc, tu es catégorique... Voilà... Et qu'est-ce que tu fais alors ?
120 J – Ben, quand même... quand même... J'ai essayé... heu de voir avec lui... et... J'ai essayé de le
détendre et moi je sais que... Et toutes mes prises de sang, je les commence comme ça quand les gens
n'ont pas des veines… des trop belles veines, ou sont réticents, enfin sont stressés. Pas réticents, mais
stressés, je fais toujours comme ça : c'est-à-dire que j'avance mes deux mains... mes bras, et en
général, je prends la main de l'autre.
121 M – Hum. Hum... En général et ce jour-là est-ce que tu as fait cela ?
122 J – Oui, je lui ai pris le bras… (elle fait les gestes en même temps)... Il était hyper contracté, ça je
le ressens.
123 M - Tu le ressens..
124 J – Hyper contracté... Et heu... je lui ai dit... Heu, pas grand chose en fait.. Je lui dit : "écoute... J'ai
passé ma main sur ses veines, j'ai dit : t'as des veines superbes, ça fait presque plaisir de t'en faire
tellement elles sont chouettes !" Ça je me souviens lui avoir dit ça !
125 M - Tu te souviens... bon...
126 J – Et c'est vrai que ça donnait envie de le piquer (rires) Parce que en fait, il avait des superbes
veines... Et j'ai dit je te promets que... à la limite, tu... tu... et je suis sûre que tu ne vas pratiquement
rien sentir... Si tu te laisses faire et que tu te décontractes..
127 M – Et donc, tu lui as parlé, hein...
128 J - Oui, je lui ai parlé, mais en le touchant...
129 M – En le touchant, oui... Et quand tu ressens quelqu'un qui est stressé, comment tu ressens cela ?
130 J – Alors, je ressens quelqu'un de stressé, d'abord il a les mains qui sont... qui sont heu... dures...
131 M – Dures.
132 J - Je ne sais pas comment expliquer... Disons que sous mes mains (elle capte entre ses mains une
main imaginaire) j'ai quelque chose qui se... qui se donne pas, qui est contracté...
133 M – Bon d'accord, contracté, crispé...
134 J – Oui, oui... et parfois moites, pas toujours ! Là il avait rien.
135 M–Et tu as des indices-là à quoi tu la sens cette crispation...
136 J – Je le sens,... je le sens... en général je passe mes mains entre le pouce et l'index et là il y un
petit muscle qui est toujours dur et qui est contracté... Et celui-ci je le masse...
137 M – Ah oui, tu palpes entre le pouce et l'index sur le dessus de la main ? non sur la paume de la
main ?
138 J - La paume de la main, oui !...
139 M – Et là, ça décontracte...
140 J - Ça décontracte; enfin avec moi, oui
141 M – Donc tu fais ce geste de décontraction, tu lui parles et qu'est-ce qui s'est passé alors là pour
ton fils, qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
142 J – J'ai senti... en lui parlant, mais presque rien... C'est vrai que je lui parlais comme une maman
en disant : "t'es un grand garçon; quand même faut pas exagérer... ", mais petit à petit, heu... j'ai
surtout parlé de l'état de ses veines, et petit à petit heu... J'ai senti que son bras se détendait. En fait
pour faire une prise de sang faut que le bras soit allongé...
143 M - Bien sûr... Et donc, ensuite...
144 J–Il a étendu son bras... Il a étendu son bras... enfin… en tout cas possibilité d'accès.
145 M – D'accord... Qu'est-ce que tu as fait ensuite alors ?
146 J – Alors après... je lui ai dit "Écoute je te mets le garrot, je vais même pas trop te le serrer... " Je
me rappelle avoir pris un garrot qui était beaucoup trop grand... Je me souviens que j'avais un garrot
qui était trop grand... Et je me souviens lui avoir coincé sous... sous la manche. Mais ça, ça fait partie
d'une qualité aussi dans le sens où si le garrot gêne pour piquer, du point de vue asepsie c'est mauvais,
116
et au point de vue visibilité, c'est mauvais aussi..
147 M – D'accord... Et quand tu dis : "je mets le garrot", qu'est-ce que tu as fait précisément ?
148 J – Alors, là encore, quand je mets les garrots, en général, je masse toujours le bras... C'est-à-dire
que quand je mets le garrot, je mets toujours le garrot en heu... en remontant, c'est-à-dire en palpant les
veines et je mets le garrot... En fait, c'est un peu caressant... Je reste toujours sous un... Mes mains…
J'ai deux mains et je m'en sers...
149 M – Tu t'en sers... Voilà tu te sers des deux mains. Alors fait que l'une...
150 J – Je ne m'étais pas aperçue que je me sers des deux mains, mais ça, c'est hyper important ! ...
151 M – Donc tu t'aperçois que tu te sers de tes deux mains.
152 J – Les deux mains c'est hyper important
153 M – En quoi est-ce que c'est hyper important ?
154 J – C'est hyper important, parce que il y en a une qui rassure et l'autre qui exécute. Je veux dire
que... Finalement c'est le mot que j'aurais dû employer aux élèves... En fait quand tu remontes ta main,
forcément... la personne ne ressent pas que le garrot, la personne qui est crispée bien sûr, elle ressent
aussi quelque chose de... de, autre.
155 M – de kinesthésique un peu, de caressant comme tu disais tout à l'heure. Tu as employé le mot de
caressant. Est-ce que tu peux... au moment où tu mets ce garrot justement, il y a une main qui rassure,
l'autre qui exécute,
156 J – (elle interrompt) Mais je ne sais pas quelle main ra... je ne pense pas à la main qui rassure... Je
veux dire que c'est important. Qu'il y ait...
157 M – Je me doute que tu n'y penses pas, mais ce matin-là par exemple, puisque tu dis avoir mis le
garrot, placé le garrot... Est-ce que l'on peut essayer de revenir sur le moment précis... Je te propose de
revenir sur ce moment-là : au moment où tu vas avancer tes mains pour mettre le garrot justement, estce que tu peux reprendre dans ce contexte...
158 J – Oui... (3 sec.) Alors... c'est que c'est un geste tellement machinal...
159 M – C'est tellement machinal justement... Et...
160 J – Heu... En fait je prends à pleine main... Je ne travaille pas avec le bout des doigts..
161 M – Oui, à pleine main..
162 J - A pleine main... Heu... en remontant.
163 M – En fait tu prends quoi à pleine main ?
164 J – En fait c'est... c'est... l'arrière du bras.
165 M – L'arrière du bras... d'accord... Avec laquelle main ?
166 J – Et là j'ai mon là j'ai mon garrot dans cette main-là. (Elle regarde sa main gauche. Jusque à la
réplique l'effectuation des gestes, en simulation, est au centre l'énonciation et les gestes sont souvent
suspendus, arrêtés dans le mouvement pendant les temps de recherche)
167 M – (je reprends le geste en miroir) Dans cette main-là, c'est donc la main droite.
168 J – (en écho, très doucement comme pour elle-même et regardant sa main) la main droite...
(Lentement) Avec la main gauche... Je garde toujours la main droite sous le bras de ma personne...
169 M –Oui
170 J – Je prends le garrot... l'autre... l'extrémité du garrot...
171M-Oui
172 J – Je tire qu'une seule branche
173 M – Oui... (2 sec.)... Donc...
174 J – Je la remonte...
175 M – Tu la remontes...
176 J – En fait j'ai une main qui joue et l'autre qui ne bouge pratiquement pas et qui maintient, qui
maintient uniquement.
117
177 M – Qui maintient sous le bras. (2 sec).
178 J – Et je passe, toujours avec la même main, je passe le garrot sous la boucle... (elle exécute le
geste).
179 M – Avec la main gauche, donc.
180 J – Oui, et je serre avec la main gauche
181 M – E tu serres avec ta main gauche... Oui... Replace toi dans la situation...
182 J – Voilà (elle refait de nouveau la totalité du geste)
183 M - Refais le geste si tu veux...
184 J – (Très bas en refaisant le geste, comme pour elle-même) En fait, je prends mon garrot comme
ça, je maintiens comme ça... je prends celui-ci, hop je le passe comme ça...
185 M – Oui... Très bien... Et donc là le garrot est en place.
186 J – Oui et là la boucle est trop grande, donc je la repasse comme ça juste pour la maintenir.
187 M - Juste pour la maintenir.
188 J – Mais ça c'est un détail... Mais j'ai toujours, toujours mes mains sur le bras
189 M – Tes mains ne quittent pas le bras...
190 J–Et je ne serre pas fort ! Ça je suis sûre que je serre pas fort je fais très attention à pas serrer fort,
ça c'est quelque chose... Je fais attention qu'il n'y ait pas de...le bras, le bras, ne soit pas ridé...
191 M – Et quand tu fais attention, tu fais quoi exactement ?
192 J – La souplesse de la peau.
193 M – La souplesse de la peau, tu fais attention à cela...
194 J – Oui... parce que je revois l'anesthésiste me dire :"fais attention à ça, si tu serres trop fort, tu
abîmes les veines. Si tu fais une prise de sang, c'est pas grave, si t'en fais plusieurs tu les abîmes... "
195 M – D'accord...
196 J - Je me souviens qu'il m'avait fait voir, qu'il fallait pas que ce soit "boudiné"... qu'il fallait que ce
soit ser... maintenu fort, mais pas serré.
197 M – Donc, il faut pas que ça "boudine" la chair qui est en dessous, mais que ça maintienne sans
serrer. Bon et là...
198 J–Tu le sens...Tu le sens, en-dessous. Enfin tu sens si ton bras est gonflé ou pas... Ca va très vite
tout ça, hein...
199 M – D'où l'intérêt de l'explorer, si tu es toujours d'accord qu'on regarde un peu comment dans la
réalité du geste tu t'y prends... le fait que tu viens de retrouver que tu utilisais tes deux mains.
200 J – J'utilise toujours mes deux mains...
201 M - Sans doute... Et donc ce matin-là, donc si tu veux bien on revient dans la situation de ton fils,
tu avais cette main caressante, l'autre qui exécute. Alors d'après toi, ce serait laquelle qui exécute et
laquelle qui caresse...
202 J – Alors, une fois... En général, c'est la droite, je suis... je sais... la main droite est une main qui
pour moi, est... Mais la gauche suit toujours... Elle est toujours un petit peu en retrait... mais, heu... elle
est toujours là. Par contre je me souviens... Une fois que j'ai posé ce garrot, je me souviens de lui avoir
pratiquement pas serré... Parce qu'il avait des veines qui pouvaient permettre presque de le faire
comme ça... Je revois ces gros troncs de veines j'aime bien piquer des gros troncs bien ressortis...
(3sec.)
203 M – Oui, et donc...
204 J – Alors, après je lâche pas... J'veux dire que quand j'enlève mes mains je ne les enlève pas...
Comment je fais... Attends, Je ne le enlève pas comme ça (elle élève les 2 bras haut devant elle), c'està-dire je les enlève pas en l'air.
205 M – Hum, hum
206 J – Je les enlève en descendant.
118
207 M – Tu les enlèves en descendant
208 J – Je sais que je fais toujours (elle tape de la main sur la table) avec ma main gauche, je tape un
petit peu sur le... (sourire, elle tape de nouveau sur la table). J'arrive... sur le bras (rire) l'avant bras
interne..
209 M – Intérieur de l'avant bras. Donc, tu fais ça avec ta main gauche et en descendant. Tu fais
toujours comme ça et alors, tu l'as fait aussi ce matin-là...
210 J – En fait, en voyant mes mains, je revois les mains de ce monsieur.
211 M–De ce monsieur ?
212 J – De l'anesthésiste qui m'avait montré ça, m'avait !...
213 M – Donc tu revois ces mains-là...
214 J – Et moi je voulais...
215 M – Attends, attends... Est-ce que tu veux que l'on explore ce moment où justement tu semblerais
avoir appris ce geste de pose du garrot, là ? Est-ce que tu veux que l'on explore çà... On peut prendre
une bifurcation... Puisque tu me dis "je revois", on peut peut-être aller voir de ce côté-là ?
216 J – Je revois, parce que... (un temps)
217 M – Qu'est-ce que tu revois ?
218 J – Voilà, c'est à la Pitié Salpêtrière, c'est en neuro-chirurgie, j'avais 19 ans...
219 M – Oui...
220 J – Oui,... tout juste, 18, je sais plus, enfin...
221 M – Hum, hum...
222 J – Tout juste commencé... C'étaient mes premières intraveineuses... Et je me souviens d'avoir...
(fort et enjoué) Mais je revois le geste !... mis le garrot devant lui
223 M – Bien.
224 J – Alors qu'il n'était pas là pour me regarder... (1 sec.)... Je me souviens avoir tiré le garrot,
mais... perpendiculairement au bras, mais... C'est fou ! mais d'une hauteur ! Peut-être que j'amplifie,
j'sais plus, mais j'ai l'impression que je revois le garrot comme si j'avais tiré sur un... quand on est
enfant sur un chewing-gum ! (rire) C'est fou comme truc !!
225 M –. Donc...
226 J – Et il est arrivé en disant "Oh là petite !... " (rire). D'ailleurs ça m'a fait monter les larmes aux
yeux parce que je trouvais que… qu'il était allé fort quoi... Ça l'avait effrayé de me voir faire comme
ça... Il me dit : "T'es en train de me bousiller toutes les veines de ce malade... Attends un peu !" Et
comme il a vu que j'étais troublée, il m'a dit : "Regarde..." Il m'a prise par le bras, il m'a mis de côté.
(comme pour elle même) : il m'a mise sur le côté...
227 M–Mise sur le côté de quoi ? du malade ?
228 J–A côté de lui, sur le côté ; il y avait le lit...
229 M–Oui...
230 J –C'était des gens dans le coma. Y avait l'anesthésiste qui était là, y avait le malade, bien sûr.
231 M–Oui...
232 J– Il me dit : "Mets toi là ! Et regarde !". Alors, il m'a fait voir et il m'a dit (à peine perceptible) :
"Un garrot, ça se met... comme un ruban", qu'il me disait toujours (rires)
233 M – Comme un ruban...
234 J – Comme un ruban !! (rires)… "Et tout doucement..." Et je... Et je... Et j'étais épatée de voir…
Subjuguée de voir ses mains... heu, douces...
235 M – Hum, hum... qui caressent...
236 J – Voilà ! Parce qu'après je me souviens, quand il a eu fini de me montrer, parce qu'après il m'a
montré une intraveineuse, mais quand il a eu fini de montrer, il a eu ce geste sur mon bras. (Elle mime
le geste sur son bras). Il a fait sur mon bras de la même façon.
119
237 M – Bien, alors ça a été un point important que tu viens effectivement de retrouver là.
238 J – C'était en 65.
239 M – Oui, donc 33 ans... Mais si on revenait à la situation. On continue d'explorer si tu veux la
situation de ton fils là,
240 J – Oui.
241 M – Est-ce que tu as conscience d'avoir répété ce geste caressant comme tu l'as dit tout à l'heure...
242 J – Pas tout a fait...
243 M – Là donc, on était là, tu avais posé le garrot et tu viens de quitter le bras en descendant.
244 J – Oui...
245 M – Et qu'as-tu fait ensuite là ?
246 J – Alors je me suis tournée...
247 M – Hum...
248 J – J'ai pris (1sec.) le matéri... Enfin le... Alors... J'ai pris avec la main droite...
249 M – Oui
250 J – Parce que je suis droitière... J'ai pris le matériel...
251 M – Quand tu dis le matériel, c'est...
252 J – C'est-à-dire : le corps, l'aiguille que j'avais préparés (elle fait les gestes en même temps)
253 M – Hum...
254 J – Le tube, je le présente dans le corps, parce que je l'appuierai juste au dernier moment.
255 M – Hum...
256 J – Donc, ça me fait un matériel tout monté.
257 M – Oui.
258 J – Prêt à...
259 M – Oui... Oui...
260 J – Ensuite... heu... ma main gauche... J'ai le coton avec de l'alcool... Et... Heu... Je... J'ai passé sur
sa veine en remontant... D'abord son bras attend... (2 à 3 sec.)
261 M – On va essayé de retrouver le moment hein ? Donc tu viens de te retourner là... Tu viens de te
retourner... Tu as dans la main droite... Tu prends le...
262 J – Il est assis en bas de l'escalier
263 M – Voilà, il est assis en bas de l'escalier...
264 J – Il est assis sur un espèce de truc mou... (2 sec)
265 M – Oui... A quoi tu vois que c'est mou ?
266 J – Ben parce qu'il bouge...
267 M – Ah oui...
268 J – Je lui dis : "tiens-toi quelque part, à..." (brusquement) Ah oui ! Il s'est tenu avec son autre bras
à la... à la...
269 M – A la rampe de l'escalier...
270 J – Pas à la rampe, à la barre là... (elle fait un geste de la main droite devant elle désignant
vaguement un poteau imaginaire)
271 M – Au pied de l'escalier.
272 J – Voilà. (2sec. et reprenant très bas et lentement) Là,.. il s'est tenu comme ça... Là... Je revois sa
jambe allongée, l'autre est pliée, le bras où je vais piquer... Donc, je lui fais mettre le bras sur son
genou... en bas...
273 M – Hum...
274 J – Je lui demande de serrer la main... (2sec.) C'est là où je mets le garrot. (2sec).
120
275 M – Ah donc tu l'avais pas... Donc on revient
276 J – C'est là où je mets le garrot... C'est là où j'ai mis le garrot... Après j'ai fait avec les gestes que
j'ai expliqué.
277 M – Donc les gestes c'était bon, très bien...
278 J – Oui... Bien... Je me retourne, je ne lui lâche pas le bras...
279 M–Oui...
280 J – Je me retourne... Heu... Je prends le matériel. Je ne lui lâche pas le bras. En fait, je lui tiens le
poignet...
281 M – Tu lui tiens le poignet.
282 J – Avec la main gauche... Je prends le matériel avec la main droite (4 sec.) Je m'approche de lui...
C'est là, je lâche le poignet, je prends le coton... (2 sec.) Ah oui... Je prends le coton, je remonte sur sa
veine et je repasse ma main dessous comme j'ai fait tout à l'heure pour le garrot...
283 M–Hum...
284 J – Et avec... (elle esquisse un geste de la main gauche et le suspend) (3 sec.)
285 M – C'est avec l'autre main (4sec.)
286 J – Attends, je re décompose mon geste...
287 M – Oui, vas-y...
288 J – (très bas et très lentement) Parce qu'il y a quelque chose que je revois... En fait... Je prends le
coton (2 sec.) Je passe sur le... la veine en remontant... En fait je ne touche pas à sa veine du tout... Et j'
le fais rarement. J'le fais pas d'ailleurs... (2sec.)... Si, avec ma main gauche... Je me mets... (elle
déplace son corps sur la chaise) Alors je mets mon corps un peu de biais... Je suis accroupie...
289 M – Hum...
290 J – Parce que là je suis obligée... Je... Avec mon pouce... Je tir... Je tiens la veine... Voilà, ma main
est dessous son bras. (elle fait le geste d'une main sur son bras)
291M–Oui...
292 J – Je tiens la veine. Je la tiens, mais à peu près...sssssss... à peu près cinq centimètres en dessous
où je vais piquer...
293 M – D'accord
294 J – Je la... Hop, j'appuie. J'appuie avec mon pouce.
295 M – Tu appuies avec ton pouce.
296 J – J'la tiens, oui et mon... mon...ma main passe sous son bras. Je teins son bras.
297 M–Hum.
298 J – Je prends mon... Après c'est plus rien du tout. Je prends mon... mon aiguille.
299M–Oui...
300 J – Avec mon piston. Ça c'est un jeu de main, c'est obligatoire... Je prends mon aiguille... (2 sec.).
Et là... Je pique... Je pique... Je... Je pique un tout petit peu sur le côté et hop je redresse ! (elle joint le
geste à sa verbalisation).
301 M – Hum... Hum... Tu piques sur le côté... de la veine ?
302 J – Ouais... un tout petit peu et hop je redresse. Je rentre dans la veine après. Je pique jamais, ça je
l'ai jamais fait, droit dedans.
303 M – Quand tu piques sur le côté, qu'est-ce que tu cherches à... Qu'est-ce que tu cherches ?
304 J – Alors ça c'est..., c'est ce monsieur qui m'a appris ça... J'ai toujours fait comme ça ! Parce que il
m'a expliqué que si la veine est très belle pas de problème, mais si la veine est fuyante, ça évite que, en
la piquant, elle fuit sous l'aiguille, si on la prend dans le sens de... de... de sa fibre.
305 M – Oui...
306 J – Et le fait de la prendre un tout petit peu... C'est ça que j'ai pas appris aux gens !... de la prendre,
mais infime... de la perc... de la traverser un petit peu de biais...
121
307 M – De biais et sur le côté, l'attaquer par le côté et de biais...
308 J – Mais vraiment c'est infime...
309 M – Oui, très bien...
310 J – Hop, après elle ne peut plus... elle ne peut plus filer sous l'aiguille, parce que très souvent ce
qui se passe c'est que quand on pique, comme ça, le temps qu'on traverse la peau, hop, la veine se
contracte et bouge...
311 M – Et bouge...
312 J–Alors que si on prend, heu...sur le côté, on a le temps de rentrer de traverser la paroi et après
de... de... de pouvoir l'enfiler correctement.
313 M – Hum, hum... D'accord, très bien...
314 J – Elle est beaucoup plus accessible...
315 M – Et pour ton fils.
316 J – Alors là, je sais que j'ai fait pour lui de la même façon...
317 M – Oui
318 J - J'ai donc piqué... Ca fait un... un petit ressaut. Hop...
319 M – Un petit ressaut et...
320 J – Mais c'est infime hein sur le côté, c'est infime... D'abord une veine ça a une paroi très fine,
donc c'est infime... Hop je m'enfile dedans... (1sec.) j'ai appuyé sur le... le flacon...
321 M – Hum...
322 J – J'ai... Alors là j'ai lâché aussitôt ma vei... ma main gauche. J'ai enlevé très très doucement le
garrot.. Hyper doucement... Parce que... heu... Ouais, c'est un geste extrêmement lent, parce que si on
l'enlève trop vite ça fait bouger, ça peut faire bouger l'aiguille.
323 M – Oui...
324 J – J'ai remis ma main sous son bras... En fait le garrot je m'en suis pas occupé, il est tombé sur
ses genoux, j'sais pas où... (2 sec, puis très bas et lentement) J'ai enlevé mon vacutainer... J'ai pris...
J'ai... J'ai pris le coton qui était resté dans ma main.
325 M- Oui...dans ta main...
326 J – Je l'ai ramené... (elle fait les gestes). J'ai tiré le vacutainer... Je m'en suis pas trop occupé, parce
que maintenant ce n'est plus d'actualité... J'ai mis une pression douce...
327 M – Hum, hum...
328 J – J'ai maintenu la pression douce... Et j'ai mis un petit heu... ... J'lui ai demandé de le tenir, et de
surtout pas plier le bras... Ca c'est hyper important... J'lui ai demandé d'appuyer et de pas plier le bras...
Et... je lui ai mis un petit pansement (2sec, puis très bas presque inaudible) : On a rigolé...
329 M–Oui...
330 J – J'ai tourné mes tubes... Puis après... (2sec.) Ben c'était fini... Pas d'hématome...
331M – Et lui, il a dû replier le bras ? Non ?
332 J – Non. Je lui avais demandé de ne pas plier le bras, parce que je lui avais expliqué le pourquoi...
Jamais replier le bras, parce que la veine vient d'être attaquée, et le fait d'attaquer la veine, si on plie le
bras, ça la fait éclater, il y a un hématome qui peut se former... Voilà... (2sec.)... Jamais... Jamais !
333 M – Ah bien, jamais plier le bras... Très bien...
334 J – Et ça c'est à enseigner ça... Ca, je viens de m'apercevoir que c'est très important à enseigner...
Parce que le fait de... de... tout le monde peut le comprendre... Quand on retire l'aiguille, il suffit de
faire une pression, l'hémostase va se faire avec les plaquettes et le fibro. Si on plie, on va donner une,
une... élargir le... le...
335 M – Le trou, oui...
336 J – Quand on va déplier, on va détruire le caillot qui est en train se former, et un hématome va se
faire... Le sang va passer sous la peau...
122
337 M – Sous la peau... (un temps de 3 sec.)
338 J – En fait, c'est fou tout les gestes que je peux faire... Alors que ça va à une vitesse
extraordinaire !
339 M – Et tu ne te rends pas compte que tu les fais...
340 J – Je crois que dans ma carrière... J'ai travaillé à la Pitié, j'ai travaillé à Cochin, je crois que je...
Je peux pas dire que j'ai pas... Très souvent on venait me chercher parce que... je crois que j'ai pas...
j'en ai peut-être loupé une, mais ça été par inattention, et même dans les veines très profondes, ça
marche...
341 M – Donc Jeannine, je te propose de faire un petit point par rapport à cette situation, qu'est-ce le
fait de verbaliser cela a pu te faire resurgir de plus ?
342 J – Eh bien, ça me fait resurgir... Ca me renvoie au moment où j'enseignais, hein...
343 M – Ouais...
344 J – Je leur disais que c'était pas difficile ! (rire)...
345 M–Oui...
346 J – Je suis allée trop vite dans les gestes, et faire que l'autre puisse s'approprier les gestes... J'suis
allée beaucoup trop vite, déjà...
347 M – Donc tu prends conscience de ça : que tu allais trop vite quand tu le faisais.
348 J – Beaucoup trop vite ! Parce que c'est pas évident de mettre un garrot, je viens de m'en rendre
compte... Heu... (2 sec.) Je suis allée trop vite... Sûr... Et puis aussi, je crois aussi que j'ai pensé que...,
que... heu... c'est sûr que puisque j'y arrivais, les autres devaient y arriver...
349 M – Hum, hum...
350 J – Je sais que je faisais faire les prises de sang sur des élèves, je leur faisais faire, on avait le droit
à l'époque... Et heu... mon erreur encore une fois, c'est que lorsqu'elles ne réussissaient pas, je le faisais
devant elles... et ça s'arrêtait là...
351M–Oui...
352 J – Je disais toujours : "Vous piquez un petit peu, vous faites bien la veine !", voilà... je vais te
dire comment je disais... Je disais : "Vous prenez la veine, vous vous mettez comme ça, vous piquez
un petit peu de biais et vous redressez !" Mais ça veut rien dire ! c'est juste effleurer la veine...
353 M – Hum... Hum...
354 J – Au lieu de la prendre bien dans le sens du courant veineux, la prendre un tout petit peu sur le...
un tout petit peu sur le côté... Et une chose hyper importante dont je viens de me rendre compte aussi,
il faut que le biseau soit... en l'air, mais en l'air... heu...
355 M – Le biseau de l'aiguille.
356 j – Le biseau de l'aiguille,...mais absolument pas... Il faut qu'il soit vraiment dans le sens... Même
si tu piques sur le côté, il faut qu'il te regarde ce biseau ! Tu vois...
357 M – Hum, hum... La grande gouttière en dessous...
358 J – Et puis, il te regarde, il faut que... (1sec). tu vois, je revois le geste en... en... Il faut que tu aies
le passage entre le corps et la seringue ou si c'est un vacutainer, un système monté, il faut que tu aies le
passage pratiquement d'un doigt en dessous, entre là où tu vas piquer et le... Et ça j'aurais dû leur
dire... Tu vois, il faut qu'il y ait le passage d'un doigt...
359 M –Très bien... Et donc, je te propose pour la deuxième partie de reprendre, parce que cela peutêtre aussi nous éclairer, le geste que tu as repris chez ta collègue qui ne savait pas le faire,
360 J – Qui savait faire, mais...
361 M – Qui savait faire mais qui ne le réussissait pas, quelque chose comme ça... C'est-à-dire l'autre
situation que l'on avait pas choisie d'abord. Je te propose d'aller explorer, voir justement, ce que tu as
fait de différent d'elle à propos de ce geste.
362 J – Alors, ce que j'ai fait de différent, mais vraiment, c'est très simple par rapport à ce que je viens
de décomposer maintenant... (Un temps). Oui, je veux bien.
123
363 M – Donc, si tu veux bien, on essaie de voir ce... heu ce moment. Je te propose d'explorer ce
moment-là. D'accord ?
364 J – Oui.
365 M – Alors, tu laisses revenir à toi cette situation-là, et tu me fais signes quand tu voudras bien en
parler. (3 sec.)
366 J – Heu... Je me souviens de la situation du geste...
367 M – C'était où, exactement ?
368 J – C'est ça que je me souviens pas... J'arrive pas à me rappeler... (2 sec.)
369 M – C'était à quelle occasion ?
370 J – C'était à l'occasion d'une... C'était... heu... à l'occasion d'une... heu... d'une évaluation... heu...
(2sec.) d'une élève infirmière... mise en situation professionnelle...
371 M – Oui, c'était dans le lieu où tu travailles ?
372 J – C'est ça que je ne me souviens pas... C'est marrant, j'arrive pas à retrouver le …
373 M – Bon ça ne fait rien... Si tu retrouves la personne... ou si tu retrouves la situation...
374 J – Il me semble que c'est une fille qui avait des lun... C'est marrant parce que j'étais... tellement
axée sur... cette pauvre femme... qu'on était en train de piquer...
375 M – Et c'était qui cette pauvre femme qu'on était en train de piquer ?
376 J – Une malade, oui...
377 M – C'était une malade. Donc c'était en grandeur réelle quoi, c'était donc une situation en
grandeur réelle.
378 J–Oui...
379 M – Ca se passait donc dans l'hôpital ?
380 J – C'est ça que j'arrive pas à me rappeler.
381 M – Ca ne pouvait pas être dans une salle de cours alors ?
382 J–Ah non !
383 M – Donc c'était dans l'hôpital... Est-ce que tu revois cette personne ? Est-ce que tu la revois et
est-ce que tu peux évoquer ce moment ? (4 sec.)
384 J – C'est marrant parce que je ne revois pas... Il y avait le lit et la personne... Je ne revois pas le...
le... pour l'instant.
385 M – Bon et bien écoute, tu ne revois pas... Mais il y avait le lit, la personne et celle qui faisait
l'intraveineuse aussi non ?
386 J – Ah oui,
387 M – C'était qui ?
388 J – C'était une infirmière
389 M – Une élève infirmière ?
390 J – Une infirmière !
391 M – Une infirmière.
392 J – Oui.
393 M – Alors attends, il y a quelque chose que je ne comprends pas : c'était lors de l'évaluation d'une
élève infirmière et ce n'était pas elle qui faisait la piqûre ?
394 J – Parce que dans les chambres il y a deux personnes. Et puis il y avait une infirmière en
difficulté.
395 M – Ah c'était une infirmière en difficulté... ?
396 J – Parce que nous on a pas le droit de toucher aux soins, hein... On n'est pas... on est sortis du
circuit, donc on a plus le droit de faire de soins... donc on y va en évaluation, mais il y avait... C'était
une infirmière, oui...
124
397 M – Qu'est-ce que tu appelles une infirmière en difficulté ?
398 J – Ben c'est-à-dire que elle n'arrivait pas à attraper comme elle disent, ça c'est notre jargon, à
attraper la veine...
399 M – Donc, bon... mais ce n'était pas elle qui passait l'évaluation ?
400 J – Non, du tout du tout... C'était d'autant plus facile... Alors je me souviens m'être approchée...
401 M – Oui, tu t'es approchée...
402 J – Oui, maintenant je vois, attends... attends... je revois le lit, c'est celui qui était le long du
placard (elle fait le geste). Je suis obligée de voir comme ça, hein...
403 M – Mais au contraire... Donc tu vois le lit là... c'est une image qui te vient. Est-ce que tu peux
dire comment était cette image ?
404 J – C'était le long d'un placard... Ca devait être ici, car je vais tellement dans beaucoup d'hôpitaux
que je n'arrive pas à me rappeler le quel...
405 M – C'est normal, oui...
406 J – Parce qu'il ne m'est resté que ce flash de... Alors, je vois cette infirmière, là par contre j'arrive.
Alors le lit, cette dame,... cette dame dans la soixantaine d'années... (2 sec.), fatiguée... (2 sec.)... Et...
je me souviens qu'elle avait les bras, ce qui est normal, hein, il n'y a rien d'anormal là-dedans, tout
bleus (2sec.). Parce que... (2 sec.) il y avait eu beaucoup de prises de sang.
407 M – A cause des prises de sang. D'accord. Donc tu revois cette dame, et puis... tu étais où toi ?
408 J – Moi, j'étais debout, entre les deux lits.
409 M – D'accord, entre les deux lits...
410 J – Et je sais que j'ai dit à cette infirmière... Je lui ai dit... heu...: "elle est difficile à piquer..." Et
elle m'a répondu : "On ne peut plus y arriver"...
411 M – Ah oui...
412 J – C'était pas une mauvaise infirmière, hein... mais un moment où l'on ne peut plus...
413 M – Oui, elle était en difficulté de trouver la veine. Ce n'est pas qu'elle ne savait pas faire.
414 J – Ah, non, non, non ! Du tout, du tout, du tout...
415 M – Et donc, qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là ? Quand elle te dit on ne peut plus la piquer,
que faisait-elle ?
416 J – Ben elle essayait quand même, avec des aiguilles hyper fines, des aiguilles hyper fines...
417 M – D'accord.
418 J – Et elle essayait de lui faire le moins de mal possible...
419 M – Bien sûr, et tu faisais quoi toi à ce moment-là ?
420 J – J'avais envie...
421 M – Tu avais envie...
422 J – Je me souviens que j'ai dit : "est-ce que je... je... je... peux lui proposer d'essayer..." (2 sec.) Je
savais pas trop... Je me souviens que j'étais ennuyée et que j'avais très envie... Il y avait longtemps
hein que je n'en avais pas fait, donc, c’était risqué...
423 M – Ah oui, donc...
424 J – Avec un matériel que je ne connaissais pas en plus
425 M – D'accord... Donc, qu'est-ce qui se passait ?
426 J – Elle avait mis son garrot, elle cherchait en palpant... les bras en bas... Et... heu... moi j'avais vu
que le garrot était trop serré... J'avais vu que ça durait beaucoup trop longtemps... Et j'avais vu qu'elle
n'avait pas... et que... qu'elle ne piquait pas où il fallait... C'est-à-dire compte tenu de l'état des bras,
moi j'avais repéré autre chose...
427 M – oui, par exemple, c'était quoi ?
428 J – Eh bien à partir du moment où elle avait piqué beaucoup trop haut, au départ, puis après piquer
en bas donc la veine était poreuse...Elle pouvait pas piquer, fallait qu'elle pique au-dessus forcément...
125
Quand tu commences à piquer au milieu du bras, ce qui est en dessous est foutu, hein...
429 M – Ah, oui... faut remonter plutôt sur la veine...
430 J – Faut commencer quand tu as beaucoup de trucs à mettre, par le bas...
431 M – Oui, et elle essayait plutôt de piquer en dessous...
432 J – Ben oui... Elle faisait ce qu'elle pouvait, hein !
433 M – O.K. donc toi tu avais pointé que ce serait plutôt en dessous qu'il aurait fallu piquer. Et
qu'est-ce qu'elle faisait, elle palpait et...
434 J – Alors elle me dit : "Écoutez, je suis très ennuyée de vous proposer ça !! Mais je comprends,
j'ai déjà été en difficulté comme ça..."
435 M – C'est toi qui dit ça ? Parce que tu me dit : elle me dit, mais c'est toi qui dit ça ?
436 J – Oui, elle me dit : "On ne peut plus la piquer... "
437 M – Et toi tu réponds :
438 J – Moi je lui dit "Écoutez, moi je veux bien essayer si vous voulez...Ca m'est déjà arrivé..." J'ai
essayé de ménager sa susceptibilité... Je dis : "je veux bien essayer..." Elle me dit : "Mais au contraire,
si vous voulez, je veux bien... On ne peut plus y arriver" C'est vrai que c'était... (2sec.) je me souviens
que je suis sortie... Je suis allée me laver les mains... (4sec.). J'... j'ai pris le matériel qu'elle avait... On
a changé d'aiguille...
439 M – C'est ça, tu as pris le matériel Là ?
440 J – Oui, avec une nouvelle aiguille...
441 M – Une nouvelle aiguille... Et alors ?
442 J – L'élève est venue,... elle était derrière moi... J'ai mis... J'ai enlevé le garrot
443 M – Tu as enlevé le garrot...
444 J – (2sec.) Au lieu de mettre le bras en bas, complètement, je l'ai mis sur le lit...
445M - Hum...
446 J – Comme je l'avais fait pour mon fils sur le genou...
447 M – Oui d'accord... Cette fois là sur le lit...
448 J - Oui, là je revois, j'ai refait encore le même geste...Alors j'ai caressé avec la main... J'ai parlé à
la dame...
449 M – Oui...
450 J – Je lui ai dit : "On essaie pour la dernière fois... vous allez voir... heu... on va essayer de piquer
ailleurs à un endroit où ça ne fait pas trop mal... Parce qu'ici, ça fait très très mal, ici" (elle désigne un
endroit à l'intérieur du coude ouvert) J'ai mis du temps... (2 sec) J'ai mis du temps, j'ai laissé le bras se
reposer un petit peu...
451 M – Tu dis : "j'ai mis du temps" mais tu faisais quoi alors... ?
452 J- C'est-à-dire, j'ai massé le bras.
453 M – Pendant ce temps tu massais le bras...
454 J – A l'horizontale... Enfin pas du tout en position... heu... pas du tout la main en bas... La main,
heu... sur le lit, allongée sur le lit. (2sec.). Et puis je ne lui ai pas dit que j'allais lui faire, en fait...
455 M – Tu ne lui pas dit que tu allais...
456 J – Que j’allais lui faire cette prise de sang... Je ne lui ai rien dit à la dame...
457 M – Parce que tout à l'heure tu as dit...
458 J – Non mais, je lui ai dit : "je vais essayer..."
459 M – Hum, hum...
460 J – Je lui ai mis son bras sur le lit, ... Je lui ai massé son bras... et après je ne lui ai plus dit ce que
j'allais lui faire... C'est-à-dire que je lui ai installé le bras... Quand je dis du temps, j'ai bien mis dix
minutes...
461 M – Dix minutes... Tu as fait quoi dans ces dix minutes ?
126
462 J – Rien. Je me suis assise à côté d'elle...
463 M – Oui...
464 J – Dans une chaise...
465 M- Tu n'as rien fait ?
466 J – J'ai rien fait. Je lui ai massé le bras.
467 M- Oui, d'accord. C'est rien.
468 J – Et je lui ai parlé.
469 M – Et tu lui as parlé...
470 J – Elle m'a raconté sa… sa vie..
471 M – Oui, très bien... donc.
472 J – je lui ai parlé, non ! Enfin je lui ai lancé des choses et elle m'a parlé... Et moi je... je suis
rentrée dans... avec elle quoi...
473 M – D'accord... Donc...
474 J – Et puis, un moment... Alors j'avais mis. Si ! J'avais mis le garrot sous le bras dans le lit...
475 M – Dans le lit...
476 J – Puis un moment donné, je lui ai mis ce garrot... mais très peu serré.
477 M- Oui...
478 J – Toujours pas le XXX en bas... Je me souviens je... je lui ai mis ce garrot... l'infirmière était
partie, et elle est revenue...
479 M – Pendant que tu mettais le garrot, elle est partie...
480 J – Pendant le... Le temps que je lui massais le bras... J'ai je vais pas lui faire tout de suite, j'ai du
temps, je vais pas lui faire tout de suite...
481 M - Ah O.K. Bien...
482 J – Elle est partie, puis elle est revenue... Elle était avec moi, hein... Je veux dire que... elle
prépare... Enfin on le faisait ensemble... C'est pas du tout...
483 M – Je comprends bien. On dit ce que tu as fait exactement... Oui, c'est ça... Sachant qu'elle et à
côté... et qu'elle navigue...
484 J – Voilà... mais ensemble... Alors je me souviens... Je revois ce bras, complètement violacé... Et
le garrot, je lui ai mis plus doucement... Je lui ai fait étendre la main et pas serrer la main...
485 M – Oui...
486 J – Voilà (2sec.) J'ai pris c'était une épicranienne : une aiguille qui a des ailettes... Je la revois bien
cette aiguille...
487 M – Oui...
488 J – J'ai pris cette aiguille, j'ai plié les ailettes... (elle esquisse un geste des doigts)
489 M - Hum, hum... Et comment tu fais quand tu plies les ailettes, tu presses ?
490 J – Oui... Je les prends et je les relève, et je tiens l'aiguille par les ailettes (elle exécute le geste en
même temps). Voilà...
491 M – (exécute le même geste en miroir) Tu tiens l'aiguille par les ailettes...
492 J – Oui... Je tiens l'aiguille par les ailettes, oui... Et puis ensuite... je fais ça de la main droite...
Avec la main gauche, j'ai passé sur la face extérieure de son bras... J'ai passé un tout petit coton
d'alcool en remontant, et jamais en redescendant, je revois bien mon geste, je fais toujours comme ça...
493 M – Oui... en remontant...
494 J - C'est-à-dire du bas vers le haut et du bas vers le haut... je recommence... Mais c'est important...
J'ai tenu avec ma main...
495 M – C'est-à-dire que tu ne le frottes pas en aller et retour...
496 J – Jamais, jamais...
127
497 M – D'accord.
498 J – (2 sec.) Je... J'ai... Alors... J'étais sur le côté... (2 sec.) Là je revois bien sa veine... Toute
petite... hyper fine... J'ai pris un tout petit peu. J'ai tenu sa veine avec ma main... j'ai entouré son bras,
j'ai tenu...Je me souviens que je ne pouvais pas l'entourer complètement comme elle avait un gros
bras... J'ai donc tenu sa veine bien comme il faut... et, j'ai essayé... j'ai pris, mais alors vraiment comme
un point de couture, (2 sec.) enfin, je crois...
499 M – Hum, hum...
500 J – J'ai pris un tout petit peu de biais... la veine, je sais que ça l'a poussée...
501 M – Ca a poussé la veine donc...
502 J – Je la voyais sous sa peau... et hop, j'ai redressé, et je me suis enfilée dans cette petite veine...
503 M – Oui...
504 J – J'étais super contente et le sang est monté dans l'épicranienne, ça y est alors là,
immédiatement, mais immédiatement, j'ai enlevé le garrot...
505 M – Oui...
506 J – J'ai pas du tout du tout, heu... Je ne suis pas allée vite, j'ai continué à bien, bien toucher la... le
bras de la dame... Hop, j'ai branché..., après c'est autre chose, hein... J'ai laissé monter le sang, j'ai
branché la perfusion... Et ensuite, c'est pas moi... Elle a mis le pansement, c'est plus moi qui l'ai fait
après... Mais je revois ce biais et repartir dans la veine...
507 M – Oui, c'est donc ce biais...
508 J – Oui, ce petit truc qui fait que cette toute, toute petite... infime, qui fait...
509 M – Qui fait que tu ne partes pas dans le sens de la fibre ?
510 J – Hop, si je suis sûre, maintenant que je revois bien sa veine... Je la vois qui bouge sous cette
aiguille, je suis sûre que si j'avais pris la veine bien de front, elle filait sous mon... mon aiguille, je ne
pouvais pas l'avoir... Ca c'est sûre... parce que au moment où je l'aurais prise, je serais rentrée, la veine
serait allée sur le côté et je la traversais...C'était sûr...
511 M - D'accord, très bien... Alors donc est-ce que c'est cela qui fait ta... qui fait la qualité de ton
geste ?
512 J – Je crois que la qualité c'est le fait de ne pas traumatiser le bras...
513 M – Oui...
514 J - C'est–à-dire de lui amener le sang là où tu veux piquer du bas vers le haut... ?
515 M – Oui, et qu'est-ce que tu fais pour cela ?
516 J – Jamais de revenir de bas en haut... (suite à l'air surpris de M) : De haut en bas pardon !!
517 M – Oui...
518 J - C'est de ne pas serrer le garrot... de trop ! Ou le serrer mais pas trop... (2sec.) Ne pas faire
serrer la main comme un malade...
519 M – Hum...
520 J – Ne pas faire mettre le bras trop, trop... en déclive... D'aller vite... Et de prendre ce petit geste...
qui fait que tu tiens bien ta veine... bien, tu la maintiens...
521 M – Hum, hum...
522 J – Tu la prends en traître un peu... (rires...) C'est-à-dire que tu la prends un tout petit peu sur le...
sur le...
523 M – Sur le côté... Pour la biaiser un peu, et pas prendre dans le fil des fibres...
524 J - Voilà ! Tout à fait... Parce que si tu prends dans le fil...
525 M – Prendre plusieurs fibres de façon à ce qu'elle soit...
526 J – Voilà... Parce que si tu la prends bien dans le fil... Si c'est une veine... On appelle ça "une
veine qui roule"
527 M – Oui.
128
528 J – Si c'est une veine qui roule, elle va rouler et tu la traverses...
529 M – Et puis surtout que c'est un peu élastique, donc tu la traverses !
530 J – Et tu te retrouves en dehors de la veine...
531 M – De l'autre côté...
532 J – De l'autre côté... Donc au lieu d'avoir un trou, tu en as deux... Et après quand tu la repiques,
ben c'est un troisième trou... Et quand tu places une perfusion, c'est poreux...
533 J – Oui, oui, d'accord...
534 M – Tu comprends ce que je veux dire ? (regardant mon bras en riant !) : je t'en ferais bien une,
moi, tu verrais !!
535 M – Oui, oui, je te remercie !... T'es super !... Bien alors Jeannine, est-ce que cela t'a apporté
quelques éclaircissements ? Est-ce que cela t'a permis de mettre en mots des choses que tu faisais,
mais dont peut-être tu n'avais pas conscience ?
536 J – Je ne m'étais jamais posé la question... Je ne m'étais jamais posé la question... Je savais, ... Je
me disais quand même : "je sais bien faire"... C'est vrai que plusieurs fois, j'ai été super contente, j'en
étais presque fière de mes intraveineuses... parce que quand il y avait un malade difficile, j'aimais ça...
537 M – Hum, hum...
538 J – Mais c'est tout ce que je sais bien faire !!... Comme infirmière, ça et la relation... le reste !!
(rires) c'est pas génial !!... Mais heu... je pense que c'est quelqu'un qui a su... heu...
539 M – Te communiquer les bons gestes...
540 J – Me communiquer les bons gestes...
541 M – Quand on dit communiquer, c'est bien te les communiquer, c'est-à-dire pas te montrer pour
que tu fasses pareil... C'est-à-dire de faire toute la médiation pour que ce geste devienne un geste
d'expert et de professionnel.
542 J – Voilà... C'est-à-dire qu'il m'a... Il m'a, il m'a... il m'a... il m'a fait quelque chose que j'aurais dû
faire aux autres, c'est-à-dire que, il m'a dit : "regarde ce que tu fais... ce que tu penses en faisant ça..."
Et heu... Et, et, et... le fait d'avoir pris conscience au départ que je serrais trop le garrot... que j'allais
trop vite... que je... je faisais pas attention suffisamment à l'autre, eh bien a fait que ça m'a fait
reprendre tous les gestes... Par contre, ce que je ne comprends pas, c'est que je l'ai enseigné quand
même pendant 15 ans, même 19 ans, ce geste, et je ne suis pas sûre de l'avoir transmis complètement...
(3 sec.)
543 M – Ce que je voulais te demander plus précisément, c'est est-ce que ce moment d'explicitation t'a
fait prendre conscience de ça ?
544 J – Oui... (sans conviction apparente)
545 M – Plus ?
546 J – Ca m'a fait prendre conscience de ça oui, tout à fait...
547 M – De ce que tu faisais de différent un peu des autres ?
548 J – Oui, tout à fait...
549 M – Qui donnait la qualité de ton geste.
550 J - Oui...
551 M - Et ce que tu regrettes c'est de ne pas l'avoir communiqué assez comme tu aurais voulu... C'està- dire que si tu avais pu verbaliser avant cette expertise, tu l'aurais peut-être mieux transmise.
552 J – Sûrement, oui... Je pense que l'aiguille, heu... je pense que ça... j'en étais tout à fait consciente.
553 M – Ce serait donc là que se tiendrait la qualité de ce que tu faisais de plus ?
554 J – Une qualité... dans certains cas, je ne veux pas dire que ça peut, c'est pas... Rien n'est absolu,
hein... Par contre, je pense que la qualité de la préparation, la pose du garrot, ça, je ne savais pas,
hein... Que je... j'avais, que je faisais autant de gestes...
555 M – Hum, hum...
556 J – Et également, heu... la fin de la... de la prise de sang, ou de l'intraveineuse est extrêmement
129
importante... C'est que, il faut penser à l'autre, quoi; à l'autre... A l'autre intraveineuse qui va venir
après
557 M – J e comprends... Le problème que tu dis, c'est que si cela se répète, etc..
558 J– Et je me dis que en fait, quand... Là, je viens de te parler... C'est... Par contre, je reviens sur ce
que je disais : c'est extrêmement simple et extrêmement difficile...
559 M – oui, c'est ça et c'est la question posée au début, à quoi tu vois que c'est simple ?... A quoi estce que tu reconnais que c'est simple ?
560 J – C'est simple, parce que je le fais vite... et machinalement... et c'est quand même très
compliqué, parce que tu dois passer par des étapes que tu ignores mais qui sont... importantes.
561 M – Que tu n'ignores pas parce que tu les fais, mais que tu fais justement... qui te construisent et
que tu as complètement intégrées, au point qu'il faut revenir comme on l'a fait dessus pour pouvoir les
retrouver...
562 J – Mais oui ! Parce que tu fais bien voir qu'il faut mettre une branche vers le haut pour le garrot,
etc. etc. mais, la main qui joue, en fait j'avais pas vu que c'était cette main qui... qui faisait tout le
travail sans traumatiser quoi... C'est vrai que c'est intéressant...
563 M – Voilà, et bien je te remercie... ...
Fin de l'entretien
Nous insérons à la suite de ce protocole le commentaire écrit pour le numéro spécial de JCS :
Maurel, M. (2009). The explicitation interview : examples and applications. Journal of Consciousness
Studies, 16(10-12), 58-89
Cet article a été publié en français dans Expliciter 80, juin 2009 sous le titre L'entretien
d'explicitation, exemples et applications.
L’expertise de Jeaninne
Maryse Maurel
Le contexte
Jeannine est infirmière de formation. Depuis vingt ans, elle est devenue formatrice et responsable de la
formation des aides soignants au C.H.U. de La Rochelle. Jeannine souhaitait mieux comprendre
comment elle s’y prenait pour faire des piqûres intraveineuses, qu’elle réussissait toujours, même dans
130
les situations difficiles. Ce savoir l’aiderait dans l’enseignement et la formation qu’elle dispense.
Maurice Lamy a mené un entretien avec elle. Le but de l’entretien est bien déterminé : Jeannine n’est
pas sûre de bien enseigner le geste de la pose de l’aiguille intraveineuse. Elle souhaite, par la
médiation de l’entretien d’explicitation, trouver ce qu’elle sait faire (savoir agi) mais ne sait pas
transmettre (savoir déclaratif).
Les informations recueillies
Le protocole d’entretien est très long, efficace et riche. Nous allons présenter les situations explorées
et quelques savoirs experts pré-réfléchis explicités, sans montrer comment ils ont été obtenus (Lamy,
1998). Nous nous limiterons à ce que Jeaninne a découvert pendant l’entretien sur la préparation, la
qualité relationnelle et sur la pose du garrot.
La première situation spécifiée décrite est celle où Jeannine fait une prise de sang à son fils. Le garçon
est très crispé, il appréhende la piqûre. Jeaninne décrit comment elle utilise ses deux mains pour
manipuler le matériel de la main droite et maintenir le bras en massant doucement pour établir la
relation et apporter détente et apaisement.
La deuxième situation, qui émerge en cours d’entretien, est celle du moment où un anesthésiste lui a
appris à faire ce qu’elle sait très bien faire et, surtout, comment il le lui a appris. Elle était étudiante à
la Pitié Salpêtrière, elle avait 19 ans.
Dans la troisième situation, elle est à l’hôpital, elle montre comment s’y prendre à une 'infirmière en
difficulté' qui rate toutes ses poses d’aiguilles intraveineuses.
Jeaninne décrit très finement tous ses gestes dans la première situation, elle les confirme dans la
troisième situation, elle compare les connaissances pré-réfléchies qu’elles vient de mettre à jour avec
ce qu’elle dit en formation à ses élèves. Elle compare aussi ce qu’elle fait en formation et comment
elle le fait avec ce que lui a transmis l’anesthésiste et comment il le lui a transmis.
Première situation : apprivoiser la réticence et le stress du patient
C’est la préparation de la piqûre avec quelqu’un de réticent, ce qui était le cas de son fils, ce jour-là :
"Je me suis assise à côté53, j’avance mes deux mains, je prends sa main. Il était hyper contracté, je lui
ai parlé, mais en le touchant, je ressens quelqu’un de stressé sous mes mains (elle capte entre ses
mains une main imaginaire), j’ai quelque chose qui se donne pas, qui est contracté, il y un petit muscle
qui est dur et qui est contracté. Et celui-ci, je le masse. Je lui parlais. Petit à petit, j’ai senti que son
bras se détendait. En fait pour faire une prise de sang, il faut que le bras soit allongé. Quand je mets les
garrots, en général, je masse toujours le bras, en remontant, c’est-à-dire en palpant les veines et je mets
le garrot. En fait, c’est un peu caressant. J’ai deux mains et je m’en sers."
Jeaninne sort de l’évocation pour faire un commentaire : "Je ne m’étais pas aperçue que je me sers des
deux mains, mais ça, c’est hyper important ! parce que il y en a une qui rassure et l’autre qui exécute.
Finalement c’est le mot que j’aurais dû employer aux élèves. En fait quand tu remontes ta main,
forcément, la personne ne ressent pas que le garrot, la personne qui est crispée ressent aussi quelque
chose d’autre".
Jeaninne reprend la position d’évocation :"Je prends à pleine main... Je ne travaille pas avec le bout
des doigts, à pleine main en remontant. Je prends l’arrière du bras. J’ai mon garrot dans cette main-là.
(Elle regarde sa main gauche). Je garde toujours la main droite sous le bras de ma personne. Je prends
l’extrémité du garrot. Je tire qu’une seule branche. Je la remonte. En fait j’ai une main qui joue et
l’autre qui ne bouge pratiquement pas et qui maintient, qui maintient uniquement. Et je passe, toujours
avec la même main, je passe le garrot sous la boucle...(elle exécute le geste). Et je serre avec la main
gauche. Voilà (elle refait de nouveau la totalité du geste). En fait, je prends mon garrot comme ça, je
maintiens comme ça, je prends celui-ci, hop je le passe comme ça. J’ai toujours mes mains sur le bras.
Et je ne serre pas fort ! Je fais attention que le bras ne soit pas ridé. Je fais attention à la souplesse de la
peau. Parce que je revois l’anesthésiste54 me dire :"fais attention à ça, si tu serres trop fort, tu abîmes
53
Seuls les passages informatifs de l’entretien ont été conservés et mis les uns à la suite des autres, en
supprimant tout le reste du discours et les relances.
54
Jeaninne parle de l’anesthésiste pour la première fois dans l’entretien.
131
les veines. Si tu fais une prise de sang, c’est pas grave, si t’en fais plusieurs, tu les abîmes". Après je
lâche pas, quand j’enlève mes mains, Je ne le enlève pas comme ça (elle élève les deux bras haut
devant elle), c’est-à-dire je les enlève pas en l’air, je les enlève en descendant, (elle tape de la main
sur la table), avec ma main gauche, je tape un petit peu sur le bras (rire), sur l’avant bras interne."
Deuxième situation : l’anesthésiste de la Pitié Salpétrière
"En fait, en voyant mes mains, je revois les mains de l’anesthésiste qui m’avait montré ça. C’est à la
Pitié Salpêtrière, j’avais 19 ans. C’étaient mes premières intraveineuses. Et je me souviens d’avoir mis
le garrot devant lui. Je me souviens avoir tiré le garrot, perpendiculairement au bras, c’est fou ! d’une
hauteur ! Peut-être que j’amplifie, j’sais plus, mais j’ai l’impression que je revois le garrot comme si
j’avais tiré sur un chewing-gum ! (rire) C’est fou comme truc ! Ça l’avait effrayé de me voir faire
comme ça. Il me dit : "T’es en train de me bousiller toutes les veines de ce malade. Attends un peu !"
Et comme il a vu que j’étais troublée, il m’a dit : "Regarde..." Il m’a prise par le bras, il m’a mis de
côté. (comme pour elle même) : il m’a mise à côté de lui. Il me dit : "Mets toi là ! Et regarde !". Alors,
il m’a fait voir et il m’a dit (à peine perceptible) :"Un garrot, ça se met comme un ruban". Et j’étais
épatée, subjuguée de voir ses mains, douces. Quand il a eu fini de montrer, il a eu ce geste sur mon
bras. (Elle mime le geste sur son bras). Il a fait sur mon bras de la même façon".
Reprise de la première situation
Puis "J’ai enlevé très très doucement le garrot. Hyper doucement, c’est un geste extrêmement lent,
parce que si on l’enlève trop vite ça peut faire bouger l’aiguille. J’ai remis ma main sous son bras...
J’ai pris le coton qui était resté dans ma main. J’ai mis une pression douce. J’ai maintenu la pression
douce, j’lui ai demandé de le tenir, et de surtout pas plier le bras. Ça c’est hyper important. J’lui ai
demandé d’appuyer et de pas plier le bras. Jamais replier le bras, parce que la veine vient d’être
attaquée, et le fait d’attaquer la veine, si on plie le bras, ça la fait éclater, il y a un hématome qui peut
se former. Jamais. Jamais !"
Et Jeaninne commente cette connaissance pré-réfléchie qu’elle vient de porter à sa conscience
réfléchie : "Et ça c’est à enseigner ça... Ça, je viens de m’apercevoir que c’est très important à
enseigner. Parce que tout le monde peut le comprendre. Quand on retire l’aiguille, il suffit de faire une
pression, l’hémostase va se faire avec les plaquettes et le fibro. Si on plie, on va élargir le trou. Quand
on va déplier, on va détruire le caillot qui est en train se former, et un hématome va se faire. Le sang
va passer sous la peau.
En fait, c’est fou tous les gestes que je peux faire... Alors que ça va à une vitesse extraordinaire ! Et
une chose hyper importante dont je viens de me rendre compte aussi, il faut que le biseau de l’aiguille
soit en l’air. Même si tu piques sur le côté, il faut qu’il te regarde ce biseau ! Il faut que tu aies le
passage entre le corps et la seringue ou si c’est un vacutainer, un système monté, il faut que tu aies le
passage pratiquement d’un doigt en dessous. Et ça j’aurais dû leur dire...".
Comparaison avec ce que Jeaninne dit et fait en formation
Jeaninne a déjà retrouvé et repéré des savoir-faire qu’elle fait et qu’elle n’enseigne pas. Elle poursuit
dans cette idée : "Ça me renvoie au moment où j’enseignais, Je leur disais que c’était pas difficile !
(rire). Je suis allée trop vite dans les gestes, et j’aurais dû faire que l’autre puisse s’approprier les
gestes. Parce que c’est pas évident de mettre un garrot, je viens de m’en rendre compte. Je suis allée
trop vite. Et puis aussi, je crois aussi que j’ai pensé que puisque j’y arrivais, les autres devaient y
arriver."
Troisième situation : l’infirmière en difficulté
Lui revient un autre moment : elle est à l’hôpital, elle montre comment faire à une 'infirmière en
difficulté' qui rate toutes ses poses d’aiguilles intraveineuses. Jeaninne confirme tout ce qu’elle vient
de dire en décrivant la pose d’une aiguille sur une dame dont la veine avait été très abîmée par les
essais malheureux de sa collègue : "Alors j’ai caressé avec la main. J’ai parlé à la dame. J’ai mis du
temps, j’ai laissé le bras se reposer un petit peu, j’ai massé le bras à l’horizontale, pas du tout la main
en bas, la main allongée sur le lit. Quand je dis du temps, j’ai bien mis dix minutes. Je me suis assise à
côté d’elle. J’ai rien fait. Je lui ai massé le bras. Et je lui ai parlé. J’ai passé un tout petit coton d’alcool
en remontant, et jamais en redescendant, C’est-à-dire du bas vers le haut. J’ai tenu avec ma main, je ne
frotte pas, Jamais, jamais. J’ai tenu sa veine avec ma main, j’ai entouré son bras, je me souviens que je
132
ne pouvais pas l’entourer complètement comme elle avait un gros bras. J’ai donc tenu sa veine bien
comme il faut. J’ai pris un tout petit peu de biais, la veine, je sais que ça l’a poussée, et hop, j’ai
redressé, et je me suis enfilée dans cette petite veine, le sang est monté dans l’épicranienne,
immédiatement, mais immédiatement, j’ai enlevé le garrot. Je ne suis pas allée vite, j’ai continué à
bien toucher le bras de la dame. Hop, j’ai branché la perfusion."
Bilan
A la fin de l’entretien, Jeaninne résume les points essentiels : "Jamais revenir de haut en bas. Ne pas
serrer le garrot... de trop ! Ou le serrer mais pas trop. Ne pas faire serrer la main comme un malade...
Ne pas faire mettre le bras trop en déclive. Aller vite. Et de prendre ce petit geste qui fait que tu tiens
bien ta veine, tu la prends un tout petit peu sur le côté. Pour pas la prendre dans le fil des fibres. On
appelle ça 'une veine qui roule'. Si c’est une veine qui roule, elle va rouler et tu la traverses. Donc au
lieu d’avoir un trou, tu en as deux. Et après quand tu la repiques, ben c’est un troisième trou. Et quand
tu places une perfusion, c’est poreux."
Elle revient sur la transmission qui lui a été faite par l’anesthésiste de La Salpétrière
"C’est quelqu’un qui a su me communiquer les bons gestes, il m’a fait quelque chose que j’aurais dû
faire aux autres, c’est-à-dire que, il m’a dit : "regarde ce que tu fais". Et le fait d’avoir pris conscience
au départ que je serrais trop le garrot, que j’allais trop vite, que je faisais pas attention suffisamment à
l’autre, eh bien; ça m’a fait reprendre tous les gestes. Par contre, ce que je ne comprends pas, c’est que
je l’ai enseigné quand même pendant 15 ans, même 19 ans, ce geste, et je ne suis pas sûre de l’avoir
transmis complètement."
Elle fait le bilan de ce que lui a apporté l’entretien : "Je pense que la qualité de la préparation, la pose
du garrot, ça, je ne savais pas que je faisais autant de gestes. Et également la fin de la prise de sang, ou
de l’intraveineuse, est extrêmement importante. C’est que, il faut penser à l’autre intraveineuse qui va
venir après."
Jeaninne conclut : "Par contre, je reviens sur ce que je disais : c’est extrêmement simple et
extrêmement difficile..."
_______________________
133
Paru dans Expliciter 82, décembre 2009
La pratique réflexive
ou technique de l’explicitation
Patricia REGNIER
adre de Santé, Directrice IFAS Joigny (89)
C
« Je n’arrive pas à résoudre mon exercice de maths »« J’ai raté ma pose de cathéter »« J’ai perdu tous
mes moyens à la dernière MSP »« Je ne suis pas sortie satisfaite de mon entretien avec cette élève »...
Que l’on soit collégien, apprenant en soins infirmier ou autre, enseignant formateur ou cadre de santé
en unité, les difficultés énoncées ne trouvent pas toujours de réponse. Nous trouvons alors réponse
dans l’imaginaire, nous supposons que..., nous nous trouvons des excuses, nous nous aidons même
entre collègues à trouver la meilleure réponse ! Bref, nous déformons très souvent la réalité.
Alors, au fond quel est mon véritable problème réel quand j’énonce une difficulté.
L’ANFH de Bourgogne a proposé en 2009 plusieurs sessions de formations de 5 jours intitulées :
« Apprendre et aider à apprendre de son expérience ».
Cadre de Santé, directrice de l’IFAS de Joigny, j’ai bénéficié de cette formation (3 jours en avril et 2
jours en juin). Le groupe de participants, était composé en majorité de cadres de santé formateurs
(IDE, AS, ambulancier et CDS) et d’une infirmière exerçant en service de réanimation. Cette
formation avait pour but de nous initier à la pratique réflexive ou technique de l’explicitation: Armelle
BALAS-CHANEL, du GREX (groupe de recherche sur l’explicitation) fut notre formatrice.
Pour faire court car cette formation fut riche et dense, je dirai que la pratique réflexive est une
pédagogie particulière visant à me tourner vers ma propre pratique et me faire réfléchir à mon activité.
Le but d’un entretien utilisant l’explicitation est de décrire le plus finement possible le déroulement de
son activité réelle passée singulière. Il s’agit en effet de dire « comment je m’y suis prise pour faire
ce que j’ai fait »
Cette technique mise au point par Pierre VERMERSCH, Psychologue et chercheur au CNRS et au
GREX, permet d’accéder au vécu d’une action qui n’est pas d’emblée présent à notre conscience.
Ainsi un entretien d’explicitation va permettre d’informer non seulement sur une action passée mais
aussi sur les connaissances implicites que cette action a sollicitées.
La réussite d’un entretien d’explicitation passe obligatoirement par 2 types de contrats entre les
interlocuteurs :
•
Le contrat dit d’alliance leur permettant de fixer l’objectif de l’entretien, d’aller dans le même
sens, préciser la procédure,
• Le contrat dit de communication permettant d’avoir l’accord de l’interviewé : « est ce que
vous êtes d’accord pour me décrire comment... ».
Lors de l’entretien, les buts de part et d’autre seront :
• que je m’informe sur l’autre en tant qu’intervieweur,
• que l’interviewé s’informe sur lui-même de ce qu’il a fait,
• que les 2 interlocuteurs s’informent mutuellement : en cas de conflit par exemple
• que j’aide l’autre à avoir une posture réflexive sur sa propre expérience
Le questionnement est toujours centré et recentré en permanence sur l’action car l’interviewé utilise
naturellement différents catégories ou domaines de verbalisation appelés satellites de l’action :
134
• les buts et savoirs constituent la logique de l’action,
o les buts recherchés : qu’est ce que je visais à ce moment-là ?
o les savoirs : qu’est ce qui me permet de dire cela ?
• le contexte et les valeurs constituent la logique de la situation
o le contexte : où j’étais à ce moment précis ?
o les valeurs : qu’est ce qui était important pour moi à ce moment-là ?
La technique de l’explicitation n’est pas une fin en soi et doit être utilisée comme un outil de
communication au même titre que d’autres techniques bien connues qui auront d’ailleurs
probablement leur place lors de l’entretien.
Quand l’entretien utilisant l’explicitation permet une description fine de l’expérience passée, il est
possible alors d’aborder l’étape suivante, celle de l’analyse c'est-à-dire :
• qu’est ce que cette situation t’as permis de comprendre ?
• qu’est ce que tu ferais de nouveau si tu avais à le refaire ?
En tant que cadre de santé formateur en IFAS et je suis souvent confrontée aux difficultés des élèves.
Comme tout professionnel soignant qui se respecte ! j’ai souvent tendance à me projeter dans la
situation de l’élève et lui donner de suite une solution ou plutôt ma solution sans tenir compte de son
expérience au préalable. Cette formation va donc me permettre d’aider et favoriser l’apprentissage :
• en partant des connaissances acquises par l’élève,
• en comprenant le processus cognitif de l’élève
• en guidant l’élève à s’informer de ses stratégies d’apprentissage et faire émerger chez lui les
compétences et les connaissances implicites mises en œuvre dans les situations concrètes.
Enfin, et pour être dans l’air du temps, cette technique aura bientôt toute sa place dans le nouveau
référentiel de formation en soins infirmiers puisqu’il s’articule autour d’un référentiel d’activités
et de compétences, et qu’un des principes pédagogiques énoncé, sera d’établir des liens entre
savoir et actions afin de construire au mieux les compétences exigées : Ce principe pédagogique
repose sur la posture et la pratique réflexive... Alors, merci Armelle Balas-Chanel pour cette
formidable formation.
_______________________
135
Pratique réflexive dans
un collectif
L'analyse de pratique(s) peut se pratiquer seul (les journaux tenus par certains praticiens peuvent en
témoigner), seul avec un accompagnant, mais, très souvent, elle se pratique au sein d'un groupe. Et
c'est souvent une difficulté pour les animateurs de ces séances d'analyse de pratique(s) qui
s'interrogent sur la manière de les gérer.
Ces quatre articles apportent des éclairages différents sur la question :
Maurice Lamy oriente sa réflexion vers une même question "comment questionner la pratique ?",
regardée sous deux angles : 1) comment aider les animateurs de séances d'analyse de pratique(s) à
s'entraîner à questionner la pratique ? et 2) comment passer de l'analyse de situation à l'analyse de
pratiques ? Cet article attire l’attention sur les apports de l’explicitation pour l’analyse de pratique et
notamment pour « l'entraînement » des enseignants à adopter une posture réflexive.
Joëlle Crozier, de son côté apporte un éclairage sur les différents types de "situations de groupes" et ce
que cette catégorisation entraîne en termes d'utilisation des techniques d'explicitation au sein d'un
groupe. Elle témoigne ici de ses diverses expériences : formations, classes d’enfants ou d’adolescents,
débriefing d’équipe.
Armelle Balas-Chanel, enfin, dans deux articles espacés de neuf années s'interroge sur
1) l'accompagnement et les conditions à mettre en place pour accompagner la description d'une
activité collective, 2) la mise en œuvre de la pratique réflexive au sein d'un groupe d'apprenants ou de
professionnels, en distinguant deux types de groupes : des personnes qui vivent des situations
similaires, mais chacune de son côté, et des personnes qui ont travaillé en équipe.
136
Paru dans Expliciter 76, octobre 2008
Quel lien entre l'Entretien d'Explicitation et
Analyse de pratiques en groupe ?
Maurice Lamy
Lors de la ''journée pédagogique'' du G.R.EX., qui s'est tenue à Paris le 5 février 2008, il fut évoqué,
entre autres choses, le lien entre l'analyse de pratiques et l'entretien d'explicitation. Le sens exact de la
question posée était : "Que peut apporter l'explicitation à l'analyse de pratiques ?". Par cet article je
voudrais formaliser ce que j'ai signalé très brièvement lors de mon intervention sur ce sujet.
Si le lien entre l'entretien d'explicitation et l'entretien de formation et d'accompagnement est évident
dans les pratiques duales utilisant la posture d'aide à l'analyse de pratiques, il n'en est pas de même
pour les dispositifs d'analyses de pratiques en groupe. En effet, les situations duales d'entretien
permettent de réinvestir complètement la posture et les modes d'accompagnement apportés par
l'explicitation, même si le travail en évocation n'y est utilisé que de façon très discontinue. Lorsqu'il
s'agit d'un travail en groupe, le réinvestissement de la technique de l'explicitation ne va pas de soi et
cela m'amène à distinguer plusieurs cas.
Le cas des groupes d'analyse de pratiques, conduit par l'expert. Ce sont les groupes où le meneur
de jeu est en même temps le questionneur des situations proposées par les participants. Dans cette
configuration, s'installent entre l'animateur et tel ou tel participant du groupe, des ''diagonales de
communication'' privilégiant pendant un temps plus ou moins long, un dialogue animateur participant. Il est alors évident que si l'animateur du groupe est formé à l'explicitation, il utilisera tout
ou partie de ces techniques pour rendre son questionnement plus pertinent et amener ainsi les
participants à une réflexivité accrue sur leurs pratiques. Et cela, même si les participants ne sont pas
formés aux techniques d'aide par l'explicitation. C'est là le mode de travail de la plupart des animateurs
de groupe d'analyse de pratiques, experts en explicitation. Je n'y reviendrais pas.
Le cas des dispositifs d’analyse de situation : tels que le G.E.A.S.E. (Groupe d'Entraînement à
l'Analyse de Situations Educatives)55, ou son dérivé le G.E.A.S.P. (Groupe d'Entraînement à
l'Analyse de Situations Professionnelles), il en va différemment. D'abord, il s'agit de groupes
d'entraînement, composés le plus souvent de novices en formation à l'analyse de pratiques, mais pas
toujours. Ce sont aussi des groupes de praticiens expérimentés, qui utilisent ces cadres, mais cela ne
change pas mon propos.
Dans ces groupes, au-delà d'un intérêt évident pour les contenus apportés par le travail sur les
situations présentées, il y a un enjeu formatif tout aussi important : celui d'amener les participants à
s'approprier progressivement la posture des experts dans le questionnement. C'est-à-dire qu'un
des buts de ce travail c'est d'entraîner les participants à développer des qualités d'écoute, une
posture particulière du questionnement et leur capacité de propositions. En raison de cet objectif,
ce sont donc les participants eux-mêmes qui vont devoir questionner un narrateur (un ''A'') volontaire,
et ils ne sont pas nécessairement formés à l'explicitation... Ils ne le sont d'ailleurs que très rarement.
Ensuite, ces dispositifs permettent avant tout de l'analyse de situations et pas directement de
l'analyse de pratiques. Dire qu'il s'agit d'un travail ''d'analyse de pratiques'', c'est à mon sens, un peu
abusif : En effet, le groupe va aider à l'élucidation (analyse) d'une situation proposée par un
narrateur A, situation à ''l'intérieur'' de laquelle, A a forcément mené des actions, des actes. Il a agi
professionnellement parlant : il y a donc de ''la pratique''. Mais cette pratique, si elle est bien contenue,
55
Voir l'article : ''Propos que le GEASE'' dans le n° 43 d'Expliciter de janvier 2001, où j'expose les différentes
phases de ce cadre, et comment je l'utilise ce dispositif.
137
enrobée dans la situation, n'est pas directement accessible aux personnes extérieures ; je dirai même
qu'elle représente la partie des informations fournies par le A, la plus difficile à obtenir. Celui-ci,
spontanément décrit essentiellement le contexte de sa situation, dit ce qu'il en pense, mais ne dit que
très peu ce qu'il fait, ou bien il le dit indirectement, à travers ce qu'il pense de ce qu'il a fait
(commentaires, jugements sur son action)... De même, toujours spontanément, il dit peu de choses de
ses buts ou de ses référents, ni de ce sur quoi il s'appuie pour agir... Dans ces points que le narrateur
garde involontairement implicites, on reconnaît la ''grille des satellites de l'action'' de Pierre
VERMERSCH56.
Analyse de situation / Analyse de pratiques
Je dois préciser que dans le référent du G.E.A.S.E.57, est proposée une grille d'écoute des énonciations
du A, en vue de favoriser le questionnement dite ''grille des cinq champs'' (pour mémoire ce sont les
champs ou domaines : institutionnel, didactique, pédagogique, social et psychologique) qui permet
d'identifier relativement à ces repères, les contenus de ce dit A dans la présentation de sa situation et
dans la phase suivante de le questionner complémentairement sur ces domaines. Cette grille a toute
son utilité pour l'analyse de la situation proposée par A, mais elle s'avère insuffisante pour aider à
l'analyse de pratiques au sens nous l'entendons. Par la pratique, il faut entendre selon Philippe
PERRENOUD58, l’ensemble d'actions (d'activités) successives qui constituent ''l'agir
professionnel'' et qu'un sujet effectue dans le cadre de son métier, de son travail, le plus souvent sans y
penser. C'est justement parce que l'action est ''une connaissance autonome'' comme le dit Pierre
VERMERSCH, que spontanément le sujet n'en parle pas ou y fait référence de façon englobante peu
détaillée et trop implicite. Restent implicites notamment les multiples opérations effectuées et les
prises d'informations réalisées, pourtant essentielles à l'action. Tout se passe comme si le fait d'avoir
effectué ces opérations rendait inutile leur verbalisation. Or, dans une situation donnée, quelle qu'elle
soit, ce que A a pu y réaliser, en tant qu'acteur – auteur de la situation, que ce soit sous forme d'actions
matérialisées, mentales ou posturales est évidemment essentiel à la compréhension de la situation et
surtout pour le questionner sur sa pratique dans cette situation.
Lors de séances d'analyse de situations par ces groupes d'entraînement, j'ai pu observer que le plus
souvent les participants questionnent surtout le A sur les éléments du contexte de la situation et
beaucoup moins facilement sur ''le faire'', les actions du A et ce qui l'a conduit à agir comme il l'a fait...
Ainsi, par manque de repérage dans l'écoute des énonciations du narrateur, les participants n'amènent
pas assez A à verbaliser ce qu'il a fait et agi dans la situation.
Passer de l'analyse de situation à l'analyse de pratiques.
Pour répondre à cet objectif de formation des participants au questionnement, lorsque j'anime ces
groupes d'entraînement à l'analyse de situations, ou encore que je forme des formateurs à leur
animation, j'introduis cette dimension, que j'appelle : ''Passer progressivement de l'analyse de
situations professionnelles à l'analyse de pratiques en situation professionnelle''. Sans vouloir
donner une quelconque modélisation, mais plutôt pour amener un dialogue avec d'autres formateurs, je
vais expliquer comment je procède dans cette approche. Et par là, répondre pour partie et en ce qui me
concerne à la question posée plus haut : "Que peut apporter l'explicitation à l'analyse de pratiques ?"
J'ai construit une ''grille d'écoute'' des énonciations du A, inspirée de l'explicitation et qui s'applique
dans la phase 1 à la narration, mais également durant toute la phase 2 au questionnement. Cette grille
chacun va la reconnaître, comme étant celle que ''tout B'' a dans la tête lorsqu'il accompagne un A
en explicitation. Je la propose ci-dessous dans son intégralité telle que je la fournis aux participants et
56
VERMERSCH, Pierre : ''L'entretien d'explication, en formation initiale et continue'' – 2005 - 5ème édition –
ESF
57
FUMAT, Yveline, PATURET, Jean- Bernard – Rapport des Universités d'été de Montpellier – 1992 et 1993
et plus récemment l'ouvrage d'Yveline FUMAT, Claude VINCENS et Richard ETIENNE : ''Analyser les
situations éducatives'' - 2003 ESF – (Pratiques et enjeux pédagogiques).
58
PERRENOUD, Philippe : ''L'analyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les
praticiens?" In L'analyse des pratiques en vue du transfert des réussites - Actes de l'Université d'été de SaintJean d'Angély, 28 août -1er septembre 1995
138
formateurs de ces groupes d'entraînement à l'analyse de situations :
Description de la ''grille d’écoute'' des énonciations de A :
Lorsque l'on écoute, que doit-on entendre plus particulièrement pour relancer A et l'amener davantage
sur l'analyse de ses propres pratiques dans la situation ?
- les verbes d’action et notamment ceux qui contiennent des opérations de base restées implicites
(ex. : ''J’ai essayé de leur expliquer...'' – ou : ''Et là, je me suis dit que...'' ou encore : ''J'ai préféré ne
pas insister...'')
- les prises d'informations faites par A dans sa situation, informations qui ont peut-être pesé sur ses
décisions d'action (ex : ''A ce moment-là, j'ai compris que''...ou : ''A ce moment-là j'ai eu l'impression
que j'avais vu juste...'')
- l’énonciation des pronoms, les ''on'' les ''nous'', les '' ils'' (A, parle-t-il en première personne...).
- les généralisations : ''On sait bien qu'avec les élèves, il vaut mieux faire plutôt comme ci que comme
ça...'' ou encore les croyances : ''Il faut présenter aux élèves des choses extrêmement structurées, si on
veut qu’ils apprennent bien et correctement...''
- le rapport qu’entretient A avec ce dont il parle et la façon dont il en parle : est-ce un rapport
enthousiaste, de conviction, d’hésitation, distancié, de certitude, impliqué, etc.
- tout ce qui reste implicite dans la narration et les réponses de A concernant plus particulièrement
son ''agir professionnel''.
Bien évidemment, certains de ces points seront plus pertinents que d'autres à entendre en fonction des
situations narrées, mais chacune de ces rubriques constituent des repères importants à prendre en
compte dans le questionnement pour amener le narrateur A, à déplier davantage ses pratiques plutôt
que de rester constamment sur la description du contexte de la situation et sur ses propres
commentaires.
Mise en place de cette grille de repérage dans l'entraînement des groupes.
Un dernier point qui concerne cette fois ma pratique, relativement à la mise en place de cette grille lors
des G.E.A.S.E. Il ne s'agit aucunement de bombarder les participants d'une grille d'écoute complexe et
contre intuitive dès la première séance. Je préconise de la mettre en place à la deuxième ou troisième
séance seulement. Et surtout d'introduire cette grille à la fin d’un G.E.A.S.E., a posteriori donc, dans la
''phase méta'', par des explications données en débriefing. Je vais préciser mon propos.
Souvent les animations de G.E.A.S.E. se font à deux animateurs–formateurs. L'un anime, l'autre
observe et rendra compte de ce qu'il juge être intéressant à renvoyer au groupe dans la ''phase méta''
justement. Concernant la mise en place de cette grille, à la deuxième ou troisième séance, pas avant,
les deux animateurs conviennent de la stratégie suivante : celui qui observe notera les questions qui
ont été posées ou qui aurait pu être posées en fonction de la grille d'écoute (qui n'a pas été donnée
au préalable, j'insiste bien). L'observateur qui rend compte, pointera ces questions un peu particulières
et les commentera. La grille sera remise à ce moment-là, expliquée en détail et sera également
présentée en rapport avec le but recherché : aller progressivement vers plus d'analyse de pratiques à
partir de l'analyse de situation. Les questions relevées et commentées serviront à exemplifier un
mode et un registre de questionnement en rapport avec ce repérage. Au début de la séance suivante
de G.E.A.S.E., cette grille sera réactivée par l’animateur, commentée de nouveau rapidement et remise
en perspective au cours de la phase de questionnement, autant que nécessaire.
Lorsque l'animateur est seul, ce qui est souvent mon cas, je préviens en début de séance que je
m'autoriserai à poser quelques questions en phase 2. Ce que je fais à la fin de ce moment du travail, en
posant sciemment des questions sur les registres précisés plus haut qui me permettront dans la phase
méta d'illustrer la grille d'écoute.
Comme il s'agit de groupes d'entraînement, de 5 à 6 séances par an au minimum, il me semble
nécessaire de mettre en place une progression dans l’approche de ce passage de l’analyse de situations
à davantage d’analyse de pratiques, passage qui se manifeste par une posture qui ne va pas de soi et
qui nécessite attention et implication de la part des participants, et qui enrichit tellement le
questionnement.
En conclusion, j'ai simplement saisi au bond une question posée lors de nos échanges sur les
139
formations à l'explicitation, pour tenter d'exprimer une des mises en lien que, personnellement, je fais
entre explicitation et analyse de pratiques en groupe.
J'ajoute, sans vouloir fermer le débat, ni me l'approprier, que ce n'est là que l'expression de mon point
de vue.
Maurice LAMY, 17 mai 2008
140
Paru dans Expliciter 99, juin 2013
Utiliser les techniques d’Explicitation au sein
d’un groupe
Joelle Crozier
Depuis que j’anime des formations aux techniques d’explicitation je constate que l’utilisation de
celles-ci avec des groupes ne va pas de soi pour la majorité des stagiaires. Je suis en effet
régulièrement amenée à répondre à la question « Comment peut-on utiliser ces techniques en
groupe ? » Je témoigne alors de comment et dans quelles situations je les utilise ou comment d’autres
ont décrit comment ils les utilisent. J’ai donc, pour rédiger cet article, repris, ordonné et développé ce
que je suis amenée à présenter au cours de mes formations. Cette réflexion a été initiée lors de la
formation au débriefing animée par Armelle Balas Chanel durant laquelle j’étais assistante. L’idée
d’écrire s’est confirmée lors d’une séance de GPLe (Groupe de Pairs Lyonnais à l’explicitation) à la
suite d’une question d’Elisabeth David et poursuivie grâce à deux entretiens où j’étais A, l’un conduit
par Elisabeth, l’autre par Marie Bec. Merci à Nicole Genevois d’avoir pris des notes.
En fonction des circonstances, des objectifs, des effets recherchés ce sont tout ou partie des techniques
qui peuvent être utilisées. Voici donc, dans ce qui suit, différentes situations où j’ai pu repérer que
l’explicitation trouve sa place. Je me suis attachée à mettre à jour ce qui est spécifique de l’utilisation
de la technique dans ces conditions-là.
I) En début de séance de formation ou séquence d’enseignement
Cela peut se pratiquer dans tout type de formation avec tout type de public y compris les enfants et les
adolescents. Il s’agit d’utiliser principalement une consigne d’accompagnement en évocation pour
obtenir les effets suivants : une entrée dans la séance, une mise en route plus rapide, plus concentrée.
L’objectif est également d’exploiter le contenu de ce qui va être retrouvé par chacun et d’établir un
lien plus facile avec ce qui va être abordé ensuite.
Voici la consigne que j’utilise en général avec des adultes :
« On va prendre le temps de se mettre en route… » : j’annonce le premier objectif
« Je vous invite à laisser vos notes de côté…juste prendre de quoi écrire si vous avez envie… » : je
prépare des conditions propices à l’évocation (laisser les notes de côté va favoriser le « laisser
venir »), j’annonce que l’on va peut-être écrire pour sécuriser les personnes qui ont besoin de
l’écriture.
« Je vous propose de prendre le temps de revisiter mentalement notre dernier cours ou la journée de
stage d’hier ou… » : passage de contrat et accompagnement en évocation. La consigne « revisiter
mentalement » est compréhensible par le plus grand nombre. Elle vise un acte connu de la plupart des
gens.
« et de noter soit dans votre tête soit sur la feuille devant vous ce qui vous revient » : il s’agit d’avoir
accès à ce qui s’est passé la dernière fois. J’ai observé que le fait de demander de noter canalise
l’attention, donne un statut de vrai travail à ce qui se passe. Je vise ainsi l’adhésion de tout le monde.
« Je vous laisse tranquillement faire ce petit travail … » : je préviens ainsi que je ne vais pas
intervenir, que j’attends un travail individuel. Le mot « tranquillement » vise à créer des conditions
favorables à l’évocation
« et dans quelques minutes je vous ferai un petit signe » : j’annonce ainsi que c’est moi qui donnerai le
signal de fin et que cela ne va pas durer très longtemps pour éviter l’ennui, le découragement.
141
« …on échangera à propos de ce qui vous est revenu » : j’annonce que les informations notées vont
être utilisées. Je vise la motivation et je mets les personnes en projet de choisir les informations
qu’elles accepteront de partager avec le groupe.
La consigne que j’adapte à un jeune public est légèrement plus directive :
« Je vous demande de laisser vos cahiers ou classeurs fermés…juste prendre de quoi écrire si vous en
avez envie… Vous allez prendre le temps de revisiter mentalement notre dernier cours… et noter soit
dans votre tête soit sur la feuille devant vous ce qui vous revient … Je vous laisse tranquillement faire
ce petit travail … et dans quelques minutes je vous ferai un petit signe… on travaillera à partir de ce
qui vous est revenu. »
Pendant l’exercice
En général j’observe l’assemblée : des mouvements divers au départ, puis petit à petit tout se calme,
des regards décrochent, des crayons sont saisis, certains pour écrire quelques mots, d’autres pour une
écriture plus longue… Quatre ou cinq minutes se passent … Tout le monde me semble entré dans
l’exercice… Vais-je arrêter l’exercice ? J’observe encore… Certains posent leur crayon, d’autres le
reprennent… Puis les écritures se tarissent… Je laisse encore un peu de temps pour ceux qui écrivent
encore… J’adresse un sourire à ceux qui ont terminé pour leur indiquer que je prends en compte leur
attente, j’espère qu’ils verront à mon regard que j’attends les autres… Puis j’interviens : « je propose à
ceux qui sont en train d’écrire de terminer leur phrase…Je vous invite à revenir ici et maintenant dans
la salle pour que nous échangions à partir de ce temps de retour sur… »
La suite
L’objectif étant d’exploiter le contenu de ce temps d’évocation je vais alors demander : « qu’avezvous retrouvé ? » Cela peut me permettre de vérifier ce qui reste d’une séance précédente, de faciliter
l’émergence de questions par rapport à une éventuelle difficulté rencontrée, de raccrocher avec la suite
de la formation ou du cours.
II) Pendant une séance de formation ou une séquence d’enseignement
Cela va de la simple relance à l’entretien d’un individu devant les autres.
La simple relance
Les questions posées au groupe pour le faire participer à la construction d’une connaissance ou pour
vérifier que tout ce qui a été présenté précédemment est clair prennent une autre allure. Bien entendu
les « pourquoi » sont éliminés et les questions sont ouvertes.
Parmi les interventions d’un membre du groupe j’ai repéré les remarques et les demandes de
clarification. Les remarques généralistes vont engendrer de ma part une demande d’exemple (« auriezvous un exemple pour éclairer ce que vous dites ? » ou « j’ai besoin d’un exemple pour mieux
comprendre ») ou bien de ce qui fonde la remarque (« sur quoi vous appuyez-vous pour dire… » ou
« comment le savez-vous ? »). Les demandes de clarification comme la dénégation « je n’ai pas
compris » sont contournées. Je ne vais plus me précipiter sur une explication nouvelle ni répondre
« qu’est-ce que vous n’avez pas compris ? » mais plutôt « et quand vous n’avez pas compris qu’est-ce
que vous avez compris quand même ? ». La personne donne toujours quelques éléments sur lesquels je
peux m’appuyer pour lui donner une explication qui lui corresponde.
L’entretien d’un individu devant les autres
Il est possible de mener un entretien d’un stagiaire ou d’un élève devant un groupe avec certaines
précautions. La gestion du groupe vient s’ajouter à celle de l’entretien lui-même. Mes préoccupations
sont donc que le groupe ne perturbe pas le questionnement et qu’il tire profit de ce qui va se passer.
Pour cela je cherche à donner du sens à ce qui va se passer pour un maximum de participants et je
veille à ce que l’entretien ne dure pas trop longtemps.
Le plus souvent cet entretien intervient lors de la prise de parole (spontanée ou que j’ai provoquée)
d’un des membres du groupe lorsque je n’ai pas assez d’éléments pour me représenter ce dont parle la
personne. Si j’entends la personne me parler d’un vécu général ma préoccupation sera de lui demander
un exemple, si elle me parle d’un vécu spécifié mais ne décrit que le contexte, j’orienterai son
attention vers son activité propre. Je ne déclencherai le questionnement que si je sais que le sujet est
142
susceptible de concerner l’ensemble du groupe ce qui me laisse supposer que le questionnement ne
sera pas perturbé. C’est le cas lorsque par exemple un stagiaire prend la parole pour verbaliser une
difficulté après la réalisation d’un exercice effectué par tout le monde. Je vais durant l’entretien être
attentive à tous et en particulier à leur non verbal avec la préoccupation qu’ils ne s’ennuient pas. Je
profite des temps d’évocation où la personne questionnée cherche les informations pour jeter ces
coups d’œil aux autres. J’ai remarqué que l’ennui apparaît chez les autres membres du groupe lorsque
l’entretien « patine » et que et cela se produit bien souvent lorsqu’il n’y a pas ou plus de réel accord de
la part de la personne questionnée (je le repère au non verbal). Cela me fait deux raisons d’arrêter le
questionnement même si tout n’est pas élucidé. Dans ce cas je propose à la personne d’arrêter en
motivant ma décision : « je vous propose d’arrêter là car je sens que mes questions ne sont pas très
claires pour vous » ou bien « je vous propose d’arrêter là car je sens que certains sont un peu perdus
face à notre dialogue ». J’enchaîne alors en donnant la parole au groupe à propos de ce qui vient de se
passer et je complète avec mes remarques et ce que je peux pointer grâce aux informations récoltées.
L’entretien débute par une formulation scrupuleuse du contrat de communication car je sais qu’il n’est
pas évident d’être questionné devant d’autres personnes. En général j’arrête le discours de la personne
en faisant un geste de la main droite tendue légèrement en avant (pour adoucir l’interruption) et
j’emploie l’une des formules suivantes : « Je peux vous arrêter là ? Est-ce que je peux vous poser
quelques questions pour mieux comprendre ? Ou bien « Je me permets de vous interrompre car il me
manque des informations pour comprendre ce que vous avez fait… Je peux vous poser quelques
questions ? ».J’attends sa réponse… je guette sa réaction, je scrute le non verbal : son visage, ses yeux.
Si en même temps que la personne me répond « oui » je sens aux petits regards qu’elle lance autour
d’elle et aux mouvements de son corps (sa tête qui se tourne légèrement vers les autres, ses jambes qui
bougent, son corps qui se recule légèrement), que cela n’est peut- être pas tout à fait « OK », je
rajoute : « si je vous le demande c’est que vous pouvez dire non … ». Mon but est que la personne se
sente à l’aise de refuser ce questionnement devant les autres si cela lui pose problème. Si la réponse
est « non » je n’insiste pas. Si la réponse est oui je sais, à l’observation de la congruence entre son
« oui » et le non verbal, que je peux continuer mon questionnement.
Je questionne ensuite jusqu’à ce que j’aie assez d’informations pour me représenter ce qui a été fait,
pointer ce qui a été réussi par rapport à la consigne donnée et ce qui l’a moins bien été. Je vérifie
auprès de la personne qu’elle a la réponse à sa question puis je m’adresse à tout le groupe et donne
davantage d’explications sur la notion en jeu. Je scrute le non verbal et lorsque je repère des
acquiescements, nous pouvons passer à autre chose.
Avec des enfants ou adolescents la gestion du groupe prend en compte le fait que d’une part la
parole des enfants peut être très spontanée et d’autre part le temps d’écoute du groupe est moindre. La
durée de l’entretien est me semble-t-il inférieure à ce qu’il peut être avec des adultes.
Il arrive qu’au cours de l’entretien et essentiellement pendant le temps de silence durant lequel le
questionné accède à l’évocation, un ou des élèves prennent inopinément la parole. L’essentiel est
qu’ils ne perturbent pas cette phase si importante. Il est possible de demander à celui qui est intervenu
de patienter tout en continuant à accompagner l’autre élève en évocation comme par exemple dans
l’entretien59mené avec Cédric au sein d’un groupe de cinq élèves, au cours duquel Sébastien un autre
élève est intervenu :
Prof : Tu en étais où de ton exercice ?
Silence
Cédric : A la première partie
Prof : A la première partie, très bien.
Sébastien : Au numéro combien ?
Prof : Attends…Il y est là. Il y est…Retourne à ton exercice dans ta cuisine…Oui…Il y est, tu vois, il
est devant son exercice…oui…
59
Cédric et le petit soupçon, Pratique de l’entretien d’explicitation en situation scolaire, M. Bonnet, J. Crozier,
G. Germain, G. Fourmond, P. Vermersch, IREM de Lyon
143
III) Pendant l’animation d’un débriefing d’équipe
Je me place dans le cas d’une équipe (Samu, pompiers, aiguilleurs du ciel, conducteurs de centrale …)
qui vient de réaliser une intervention simulée ou réelle. Le débriefing effectué ici vise l’analyse du
fonctionnement de l’équipe pour mettre en évidence les origines d’éventuels dysfonctionnements ou
au contraire pérenniser les modes de fonctionnement efficaces. Il s’agit donc de décrire ce qui s’est
passé au plus près de la réalité pour mettre en évidence la contribution de chacun à l’activité collective
avant d’en tirer des enseignements. Les techniques d’explicitation vont permettre à l’animateur de
mettre son point de vue de côté pour favoriser l’émergence des différents vécus subjectifs et obtenir la
description de l’activité de chacun au sein de l’action collective. Ce qui suit est le fruit de l’analyse des
notes prises60 lors d’un exercice réalisé par des stagiaires dans une formation au débriefing animée par
Armelle. Merci à Armelle de m’avoir donné son accord pour les utiliser. La retranscription figure en
fin d’article avec l’analyse que j’en ai faite.
Le contexte
Une équipe de trois personnes (Pierre, Françoise et Marc le chef d’équipe61) a réalisé la veille un
travail collectif (la construction d’un OVNI avec du matériel à disposition dans la salle). Un débriefing
est conduit par deux personnes Joseph et Annie à propos de ce travail :
Joseph : « Nous nous retrouvons ce matin pour revenir sur votre travail d’hier de construction d’un
OVNI qui devait voler. Cet OVNI on l’a amené ici et l’objectif de ce matin est de revenir sur les
différentes étapes de sa fabrication, de manière à revoir ces actions et travailler sur un moment de cette
activité. Ça peut être un moment qui s’est bien passé ou un moment qui s’est moins bien passé. C’est à
vous de choisir. »
Les deux animateurs accompagnent alors les membres de l’équipe dans leur choix. Finalement les
trois membres se mettent d’accord pour faire porter la réflexion sur ce qui a bien fonctionné dans
l’équipe et s’attacher au temps de réflexion qui a conduit au choix de la forme de l’OVNI. La question
à laquelle l’équipe va essayer de répondre est : « Comment avons nous fait pour ne pas bloquer ? ».
Suit alors un temps de description durant lequel les deux animateurs vont accompagner les trois
membres de l’équipe à l’aide des techniques d’explicitation. Le temps de description sera suivi d’un
temps de capitalisation dont l’objectif est de dégager des éléments de réponse à la question de départ.
Ce qui me paraît important pour l’utilisation des techniques d’explicitation dans la phase de
description
L’intérêt est de permettre la description de moments cruciaux du point de vue de chacun des
protagonistes. Pour cela à chaque fois la cible doit être nommée de façon à ce que chacun revive le
même moment. Le fait de prendre un temps préalable pour que l’équipe se mettre d’accord sur le
thème de travail et repère chronologiquement le temps de l’action collective à examiner facilite les
choses. C’est ainsi que Joseph peut débuter (réplique 1) en proposant de laisser du temps pour que
tous se remettent « dans ce moment-là » de l’exercice effectué la veille. La cible désignée par « ce
moment-là » semble claire pour les trois personnes qui viennent de le définir entre eux. Ce qui fait la
spécificité de ces conditions d’utilisation des techniques est, me semble-t-il, la reformulation
d’informations verbalisées par l’un pour accompagner l’autre (ou les autres) en évocation du moment.
Cela permet de désigner la cible avec des points de repère comme « quand untel a dit ou fait ceci… ».
C’est ce qu’a fait Annie à plusieurs reprises.
8-A : « Pierre tu as ce moment où vous tenez les bouteilles ? » Pierre semble retrouver ce moment et
recadre par rapport à la question de départ : « là on était dans la réalisation »
16-A : « Quand Marc a parlé de portance qu’est-ce que tu faisais toi dans ta tête ? » Annie reformule à
l’aide d’une information donnée par un autre protagoniste pour diriger l’attention de Marc vers son
activité cognitive du moment. Marc donne alors des informations qui permettent d’élucider sa
construction mentale de l’objet puis son but « : « il fallait continuer »
60
Par Armelle et moi
61
Les prénoms ont été changés
144
Au cours de l’accompagnement d’une équipe, se pose la question de la gestion des prises de parole. La
définition préalable du cadre de travail nécessite de poser l’écoute et le respect de la parole d’autrui.
L’animateur vise sans cesse l’objectif de questionner chacun sur chaque moment focalisé, donc au
moment du changement de questionné le passage du contrat est nécessaire. Pourtant dans l’exemple
étudié aucun passage de contrat n’a été effectué ce qui n’a pas porté préjudice au questionnement. En
effet on peut supposer que comme les membres de l’équipe ont défini eux-mêmes l’objet de travail, ils
étaient d’accord pour apporter leur point de vue mais je me garderai bien de généraliser à partir de cet
exemple.
Le débriefing ci-joint présente la particularité d’être animé par deux personnes ce qui ajoute une
difficulté pour le questionnement. Annie et Joseph ont pris un temps pour préparer leur intervention
auprès de l’équipe et nous ne savons pas quelles conventions ils ont définies entre eux pour la gestion
de leurs prises de parole. La phase de description s’est immédiatement enchaînée après que l’équipe
ait déterminé sa question. Les deux protagonistes n’ont donc pas pu se concerter avant le
questionnement. C’est ainsi par exemple qu’à l’examen des répliques 19-P et 20-A on peut se
demander sur quel critère le questionnement de Pierre a été arrêté. Sur quel critère Annie a-t-elle pris
la parole ? Comment a-t-elle décidé de questionner Françoise plutôt que de poursuivre le
questionnement de Pierre ? Au moment de la préparation du débriefing les animateurs ont donc à
prévoir qui démarre la phase de description puis selon quel(s) critère(s) un questionnement est
poursuivi par l’autre animateur. Ils doivent également envisager des choix possibles de focalisation,
déterminer les niveaux de fragmentation (ce qui peut déterminer un critère du passage du
questionnement d’un membre de l’équipe à l’autre) ainsi que les couches de vécu intéressantes à
explorer.
Pour conclure
Ecrire cet article fut pour moi l’occasion de revisiter ma pratique depuis le début. Ce fut un plaisir de
redécouvrir que, dès ma formation à l’EdE, alors que mon attention était dirigée avec application vers
les entretiens individuels menés, une autre pratique se construisait en parallèle petit à petit,
subrepticement : je tricotais l’explicitation avec ma pratique d’animation face à des collectifs.
Je soumets maintenant la réflexion que j’ai menée aux critiques de notre groupe et je souhaite
poursuivre en examinant ce qu’il serait pertinent de proposer en stage de base pour favoriser
l’utilisation de l’EdE au sein de groupes.
_______________________
145
Protocole de l'article précédent
L’animation du temps de description et de
capitalisation
par Annie et Joseph
Ce à quoi la description a abouti
Chacun a pu exprimer sa représentation de l’objet à fabriquer dès la prise de connaissance de la
consigne. Pierre imagine un OVNI circulaire comme dans les films, Marc a le souci de la portance et
Françoise a l’image d’un avion bien définie dans la tête.
La chronologie du vécu que j’ai reconstituée : L’idée est émise au départ (peut-être par Françoise ?) de
construire un avion. Pierre juge que c’est trop facile. Marc prend deux bouteilles, Pierre une autre et
ils commencent à les assembler. A ce moment-là Françoise, qui veut faire un avion avec une bouteille
(pour le fuselage) et une paille, demande à Pierre ce qu’il fait. Il lui répond que c’est la base de
l’OVNI. Marc trouve plus pratique d’assembler les bouteilles par le goulot et le suggère. Pierre adhère
complètement à ce vers quoi Marc emmène le groupe et commence à assembler avec une base dans la
tête mais pas d’idée pour la suite. Françoise se rallie à l’idée des deux autres, leur fait confiance,
guidée par Marc « directif dans le bon sens du terme ». Elle sent qu’ils savent où aller et s’imagine
l’objet rond comme un freezbee. Marc parle de portance et a l’idée d’utiliser des feuilles de papier.
Ce que l’équipe a capitalisé afin de répondre à la question de départ : une écoute de chacun, un
guidage fluide de la part du chef d’équipe Marc. Des propositions collectives partagées.
La Transcription
Dans la colonne de gauche figurent les notes manuelles, il n’y a pas eu d’enregistrement audio. Les
points de suspension correspondent aux blancs dans la prise de note.
Dans la colonne de droite figure ce que j’ai observé, animée par l’objectif de mettre en évidence ce qui
caractérise l’utilisation des techniques par deux animateurs avec une équipe. Je compte sur vous, chers
lecteurs du GREX, pour m’éclairer sur ce que je n’ai pas vu.
L’accompagnement par Annie et Joseph
Mes remarques
1-Joseph : On vous propose de laisser du temps pour vous
remettre dans ce moment-là de manière à vous rappeler les
choses qui vous reviennent.
Les trois personnes se mettent en évocation
2-Annie : Qui souhaite prendre la parole ?
3-Marc : Je veux bien. Donc en fait comment je vais
commencer ?….Le but d’un OVNI était…. On avait évoqué
un avion en papier, et moi ça ne me convenait pas. On avait
recensé les objets. Donc par rapport au matériel à disposition,
mon but était de fabriquer une forme qui puisse avoir une
portance qui puisse voler…donc je pense que c’est moi qui ai
eu l’idée de….feuilles de papier….donc après l’équipe a
rapidement adhéré à cette idée
4-J : et quand tu étais à ce moment-là qu’est-ce que tu as fait ?
Est-ce que tu te rappelles ?
5-M. :………..J'ai pris deux bouteilles, Pierre une autre. On a
1-J. Accompagnement en évocation
des 3 personnes en même temps.
2- Selon quel critère A prend-t-elle
la main ? Elle n’intervient que pour
distribuer la parole puisque Joseph
poursuit le questionnement. Aucune
direction d’attention n’est donnée
4-J : Oriente l’attention de M. vers
son action.
146
préformé. Françoise avait le scotch dans les mains…Au départ
on avait pris les bouteilles dans l’autre sens et ensuite j’ai
trouvé que c’était plus pratique d’assembler par les goulots
avec le scotch dans une autre forme
6-J : Donc à ce moment-là c’est toi qui as eu l’idée
d’assembler les bouteilles dans ce sens-là ?
7-M. : Oui je ne voudrais pas m'approprier …
8-A : Pierre ce moment te revient ? Tu as ce moment où vous
tenez les bouteilles ?
9-P. : Là on était dans la réalisation. Donc là il me semble
qu’il fallait partir sur quelque chose. On a très vite zappé sur la
facilité. Il y a un moment avant où on avait pensé avion.
10-A : Quand tu dis très vite zappé sur la facilité, c'est-à-dire ?
11-P. : ……Un avion c’est un avion…
12-Joseph : Donc toi ….c’est la facilité.
13-P. : …pour moi un OVNI c’est un OVNI, il existe quelque
chose de circulaire… comme dans certains films.
14-A. :-……………
15-P. : J'ai commencé à rassembler les bouteilles (montre la
croix à trois branches avec les mains) Je me souviens bien de
Françoise qui a dit …."C'est quoi, ce que tu fais ?" … J'ai dit,
"c'est la base". Après M. a parlé de la portance de l’OVNI. Il a
eu l’idée des feuilles
16-A. : Quand M. a parlé de la portance qu’est-ce que tu
faisais, toi, dans ta tête ?
17-P. :…..moi je commençais à les mettre … je n’avais pas
forcément une idée
18-J :- donc, tu n'avais pas particulièrement d'idée ?
19-P : La base je l’avais dans la tête, après il fallait continuer
20-A : Et toi Françoise quand M. a parlé de portance qu’est-ce
que tu faisais à ce moment-là ?
21-F : Moi ce n'est pas de ce moment-là.
C’est………………….moi je m’assois à la table, j’avais une
image bien définie dans la tête, je voulais faire un avion avec
une paille….et je me souviens de voir Pierre avec ses
bouteilles et lui dire qu’est-ce que tu fais avec ce truc
8-A. Changement de questionneur
(selon quel critère ?) et de
questionné (est-ce l’effet de ce qu’a
dit Marc en 7-A) Pas de passage de
contrat. La cible est précisée grâce à
une reformulation de ce qu’a dit le
précédent questionné. La question
porte seulement sur l’acte évocatif.
9-P. Pierre semble retrouver le
moment (« là ») puisqu’il en fait
une analyse en lien avec le thème de
travail. Il retourne sur un moment
antérieur. P évoque une action
« zapper » dont le sujet est « on »
qu’il évalue rapide et émet un
jugement « facilité ». Autant de
choix possibles de fragmentation
10-A. que vise le « c’est-à-dire ? ».
12-J. Changement de questionneur.
Pas de passage de contrat. J.
rebondit en écho sur « la facilité »
ce qui amène Pierre à donner sa
représentation d’un OVNI.
16-A. Changement de questionné.
Pas de passage de contrat. La cible
est
précisée
grâce
à
une
reformulation de ce qu’a dit le
précédent questionné. Question sur
l’acte cognitif.
18-J. Changement de questionneur.
Pierre reformule en écho ce qui
produit
une
information
complémentaire
sur
l’activité
cognitive
20.-A. Changement de questionneur
et de questionné. Selon quels
critères ? Pas de passage de contrat.
21-F.Françoise n’est visiblement
pas d’accord pour focaliser sur ce
moment. Elle se dirige sur un
147
22-A : Donc quand P.……………..
23-F : Moi je voulais faire avec une bouteille pour le tronc de
l’avion, …
24-M : ça s’appelle un fuselage
25-F : Je me souviens bien du moment où, avant qu’on
choisisse, moi……..je m’étais focalisée sur un avion, j'avais
l'image d'un avion avec une bouteille, j'étais focalisée sur "qui
vole", ce qui vole le mieux, c'est l'avion
26-P : J’avais un appareil rond,
27-A : Donc, si on résume, Pierre avait les images d'OVNI des
films, Françoise pensais à un avion et Marc c'était la
portance ?
28-M : oui, tout à fait
29-A : et ensuite ?
30-P :……………..il me semble entendre (?) Marc dire « vaut
mieux mettre dans l’autre sens »
31-F : -A ce moment-là je me fais une raison mon image
mentale a changé, l'image de l'avion, je l'oublie, du coup je me
suis imaginé un truc rond, comme une soucoupe, un
freezbee….je me suis dit c’est eux qui ont eu l’idée, je vais
leur faire confiance
32-A :- Quand tu dis…….qu’est-ce qui te permet de le dire ?
33-F : - …………je les sentais……j’avais l’impression qu’ils
savaient où ils allaient…….et Marc était assez directif dans le
bon sens du terme. (décrit l'activité de leurs mains) Il savait où
il voulait aller
34-A :- Toi Pierre avec ta représentation d’OVNI de film
quand l’objet a commencé à prendre forme…
35-P. : J’ai adhéré complètement où Marc nous
emmenait……on était en train de la réaliser C'était l'image
d'un OVNI, le plus gros était fait…..
36-A : Marc je te vois en profonde réflexion devant cet objet
37-M : Non je suis satisfait c’est un très bel objet
38-A : Donc toi tu avais le souci de portance, le fait que tu aies
guidé selon Françoise, guidage ferme et souple a permis
de….. ?
39-M : Tout à fait
40-A : Est-ce qu'on a tout décrit ?
41-A : Qu’est-ce que vous en pensez, on peut continuer ou
tirer un enseignement ?
Commence alors la phase de capitalisation où l’on s’achemine
vers des éléments de réponse à la question posée au départ
40-F :L’enseignement que j’ai tiré ….mais (?) le chef dans sa
façon de diriger les choses m’a permis de changer l’idée que
j’avais……la façon dont il a amené a changé l’idée que j’avais
au départ. J’ai adhéré... S’il avait été plus ferme je me serais
plutôt bloquée. Sa façon d'amener, assez fluide, m'a permis de
changer sans que je bloque
Annie récapitule et Joseph écrit au tableau. (malheureusement
moment précédent probablement
davantage en lien pour elle avec le
thème de travail.
27-A. Changement d’animateur.
Annie récapitule la représentation
de l’OVNI de chacun.
29-A Annie oriente sur la
chronologie sans objet d’attention
particulier. Il semble qu’elle
s’adresse à l’équipe vu que P et F
vont répondre successivement en
visant le même moment.
32-A cherche ce qui a fait basculer
F.
33-F.A quoi, et où F sent-elle ?
Comment sait-elle que Marc est
assez directif ?
34-A. Changement de questionné.
Pas de passage de contrat.
35-P. Qu’est-ce qui fait adhérer
Pierre ?
38-A. Annie récapitule et semble en
déduire une réponse à la question de
l’équipe.
Fin de la phase de description et de
l’utilisation de l’EdE
148
nous n’avons pas noté le contenu)
42-F : Je pense que c’est principalement çà
43-J : Est-ce que j’ai bien résumé ?
44-A : Pierre est ce que tu partages ?
45-P : On était à l’écoute de chacun. Françoise voulait une
forme d’avion. J'ai écouté, c'était peut-être une bonne
idée…on lui a dit, je lui ai expliqué pourquoi ça n'allait pas.
Là, ils étaient à mon écoute. Donc c’est ce fait-là
qui……………
46-J : Donc analyse de chaque proposition ?
47-P : Oui ensuite M. on l'a écouté, on a pesé le pour et le
contre. Donc ……………….. pour et contre ensemble c’est ce
qui a permis……..
48-A. : Des propositions collectives partagées
49-P : Il y a eu une idée de chacun Il n'y a eu aucune
frustration, avec M. qui était chef d'orchestre, il menait la
danse
50-A : Marc, puisque c’est ton équipe quel enseignement tu en
tires ?
51-M : Que dire de tout ça ? Même si on n'a pas les mêmes
idées à force d’explications et démonstrations on arrive à tous
partir sur un même but et créer l'adhésion. Comme disait
Françoise quand on a une idée dans la tête il est difficile de la
retirer néanmoins c’est possible sans la contrainte.
149
Paru dans Expliciter 62, novembre 2005
Le débriefing
Conduire des entretiens d'explicitation auprès d'une équipe62
Armelle Balas Chanel63
La pratique de la conduite d’entretien en validation des acquis et en analyse de la pratique permet de
constater combien un sujet a du mal a se percevoir comme sujet agissant de manière singulière au sein
d’un collectif de travail : « nous avons fait telle ou telle chose » vient plus facilement aux lèvres de
l’interviewé que « j’ai fait telle chose avec untel. Pendant qu’il faisait ceci, je faisais cela ».
La conduite d’un entretien de débriefing auprès d’une équipe, sans accentuer particulièrement cette
posture, pose la question de l’organisation pratique d’un entretien « collectif » et des aspects
théoriques que cette organisation soulève. A qui donner la parole ? Comment la donner ? Quel type de
verbalisations doit-on attendre et quel type peut-on rencontrer ? A quoi faut-il être vigilant ? En quoi
conduire un entretien collectif diffère-t-il d’un entretien individuel ?
Pour répondre à ces questions d’organisation et de théorisation, j’ai cherché à clarifier les buts
possibles de ce type d’entretiens, la nature de l’information attendue quand l’objet de l’entretien est de
savoir comment l’équipe a « fonctionné », les règles du jeu qu’il semble nécessaire d’instaurer pour
que les buts visés aient quelque chance d’être atteints.
Je reviendrai ensuite à deux exemples issus de mon expérience, comme « intervieweuse d’une
équipe », pour souligner les questions que ces expériences ont fait émerger.
But d’un tel entretien ?
Un entretien d’explicitation du fonctionnement d’une équipe peut avoir plusieurs objectifs :
Informer l’intervieweur,
Permettre à chacun de prendre conscience de la manière dont il a agit,
Permettre à chacun de « comprendre » comment les autres membres de l’équipe ont « fonctionné »,
Comprendre comment l’équipe « en est arrivé là » et comment chacun a contribué au résultat,
Eventuellement, permettre de remédier, de manière efficace et pertinente à un dysfonctionnement.
Quels types de verbalisations ?
La psychophénoménologie, par la place accordée à la subjectivité, indique quelques pistes de ce qui
peut-être recueilli (prévisible, recherché, espéré ?) dans ce type d’entretien : il s’agit de permettre à
chacun de dire ce qu’il a vécu, de son point de vue (singulier), dans ce moment collectif.
Son vécu procédural (actions pratiques et matérielles, actions mentales, actions de communication) :
ce que chacun a fait, comment il l’a fait, comment il a su qu’il fallait le faire, ce qu’il a perçu et
identifié, ce qu’il a décidé et comment il l’a exécuté, …
62 Ce terme convient le mieux au type de groupes concernés par ces entretiens. « Dans la catégorie des groupes
primaires, l’équipe est une variété originale, qui ajoute à la cohésion socio-affective et aux relations
interpersonnelles de face-à-face, une caractéristique supplémentaire : celle de la convergence des efforts pour
l’exécution d’une tâche qui sera l’œuvre commune » Mucchielli Le travail en équipe ESF, formation permanente
en SH, 1984.
63 J’ai écrit ceci à la suite des expériences de l’année 2004-05, pour garder trace, pour réfléchir et « théoriser »,
et pour échanger avec les membres du GREX. Je le propose ici pour pouvoir échanger sur les questions
théoriques et pratiques que cet « exercice » d’accompagner une équipe dans l’explicitation soulève.
150
Et, en particulier, d’un point de vue cognitif, les buts visés par les uns et par les autres, leur
compréhension de l’environnement, les connaissances mobilisées, ce que chacun visait en faisant ce
qu’il faisait, ce à quoi il a fait attention, ce qui était important pour lui, etc.
Mais, au-delà de la description individuelle, l’explicitation va faire émerger les interactions : les
communications verbales et non verbales, l’organisation de l’équipe, le leadership, les relations
interpersonnelles.
La description du déroulement de l’action d’une équipe peut également faire émerger les aspects
psychologiques tels que les rôles que chacun attribue à autrui, les émotions présentes dans la situation
et la manière dont chacun a géré ces émotions.
L’explicitation peut aussi faire émerger ce qui fonde les pratiques de chacun : les croyances
individuelles, les valeurs et les identités présentes dans le déroulement de l’action collective.
Mais elle peut faire émerger les croyances et les valeurs collectives voire des identités collectives.
Les règles du jeu qu’il semble nécessaire d’instaurer :
Pour qu’un tel entretien puisse se dérouler dans de bonnes conditions et pour que les participants lui
donnent du sens et y « adhérent », il m’a semblé nécessaire de définir au préalable les « règles du jeu »
auprès des participants.
Voici les quelques points auxquels je me suis initialement attachée, pour mettre en place ces
entretiens :
/ Définition de l’objectif de l’entretien « collectif » : qu’est-ce qu’on veut savoir ?
/ Présentation du rôle de chacun (animateur, participants, observateurs éventuels)
/ Modalités de prise de paroles :
! Chacun parle « en je ». Il peut dire, ce qu’il a vécu (et peut donc parler de ses partenaires mais à
condition que ce soit pour parler de ce qu’il en a perçu, pensé et jamais pour « parler à la place de…»).
! Chaque parole énoncée dans ce cadre (en « je ») est respectable. Si quelqu’un veut apporter son point
de vue, ce n’est pas pour réfuter le point de vue de l’autre mais pour montrer en quoi le sien est
différent : différence d’action, différence de perception, différence d’identification, différence de
connaissances, ….
! Chacun peut demander la parole pour « insérer » son point de vue à un moment qui est en train d’être
décrit.
Le but est de favoriser la description des actions de chaque protagoniste pour savoir comment le
groupe a fonctionné pour arriver au résultat auquel il est arrivé.
Deux exemples d’entretiens collectifs que j’ai conduits et les questions
qu’ils ont générées.
Nancy
Formation de formateurs, 10 stagiaires, j’anime la formation et je propose de conduire moi-même
l’entretien collectif (c’est le premier que je conduis). C’est une situation d’exercice pour « voir »
comment ça marche, ce que ça « provoque », à la demande des participants.
L’interrogation formalisée par le groupe :
« Comment on en est arrivé à commander 7 cafés alors que 6 eussent été suffisants ? »
(je n’ai pas participé à la situation de référence évoquée et choisie par le groupe, je n’en connaissais
rien, au début de l’entretien)
Les observations :
La description commence par celui qui a commencé l’action (A1) c’est-à-dire : il envisage de
commander le café et commence à recenser les personnes qui en souhaitent ; il perçoit que A2 va
prendre les choses en main et renonce à poursuivre la tâche qu’il s’était fixée. Lors de l’entretien, il
décrit jusqu’au moment où la « balle » revient à (A2) qui entre en jeu dans la scène et devient l’acteur
principal, c'est-à-dire : A2 perçoit que le recensement n’est pas efficace et que A1 lui « cède » le pas,
151
il reprend, à sa manière le recensement, etc. A1 a donc décrit ce qu’il a fait, perçu, identifié, décidé et
réalisé dans cette interaction. A2 a pris le relais jusqu’à ce qu’une nouvelle interaction avec A3 se
présente dans la description. A3 a ensuite pris le relais. A certains moments de la description du
déroulement de l’action, mon rôle d’animatrice est de permettre à chacun de décrire ce qu’il a « fait »
(perçu, compris, pensé, fait ou pas fait !) à ce moment-là. Chacun demande la parole pour compléter le
point de vue de l’un ou l’autre des autres A, non pour « refuser » ce qui a été dit, mais pour apporter
son « point de vue » à ce moment-là : un peu comme si des personnes disposées autour d’une table à
différents endroits décrivaient ce qu’elles perçoivent selon qu’elles sont dessus, dessous, à droite ou à
la hauteur du plateau…
Le résultat.
Un « protagoniste » qui avait estimé avant le début de la description qu’il n’avait pas « contribué » à
l’action, demande à prendre la parole pour décrire ce qu’il a fait (mentalement, car il n’a rien fait
physiquement) à un moment de cette action collective.
Chacun décrit ainsi comment il a « contribué » au résultat atteint : par exemple, certains ont repéré la
« dérive » mais ont estimé qu’ils se trompaient sans doute, d’autres se sont dit « je ne m’en mêle pas »,
d’autres ont pensé à la place de certains protagonistes… etc.
Le groupe « découvre » ainsi comment il a fonctionné (individuellement, dans ses interactions, dans
les représentations de soi et des autres, …) et peut en tirer des conclusions sur la manière dont il aurait
pu « mieux fonctionner ».
Chacun contribue à souligner, dans le débriefing de cet entretien, ce qu’il lui a permis de découvrir :
l’interprétation d’une manière d’agir, l’activité mentale individuelle non « partagée », le « rôle »
attribué à l’un ou l’autre, les croyances, …. J’y apporte mes propres observations : le rôle du « ne rien
faire » physiquement, quand l’activité mentale a quand même lieu.
Conclusion :
C’est moi qui ai précisé les règles du jeu mais j’ai sollicité l’objectif auprès du groupe (ici, unanime,
avec comme déjà une « réponse » sur le « responsable » de cette commande erronée). J’ai distribué la
parole en veillant aux demandes de prise de parole. J’ai veillé au respect des règles du jeu, notamment
à faire parler en « je » et de ses propres actions ou perceptions.
Les participants ont pris la parole à tour de rôle, selon leur apparition sur la « scène ». Ils ont parlé
chacun à leur tour mais ont pu « s’intercaler » dans la description d’un moment particulier.
L’ambiance était « bon enfant », même si des propos étaient exprimés sur la perception de tel ou tel A
dans la situation.
Les éléments contextuels ont eu de l’importance car ils ont permis à chacun de se repérer
temporellement : « au moment ou A1 dit telle chose », « au moment où A3 revient », « au moment où
la tasse circule de main en main ».
Environs de Paris
Cet exemple, par son imperfection, est intéressant pour ce qu’il nous apprend en « contre-exemple ». Il
m’a permis de m’interroger sur les conditions à mettre en place pour l’explicitation d’une activité
d’équipe, notamment en termes de contrat de communication.
Il s’est déroulé durant une formation de formateurs. J’étais l’animatrice de la formation.
Il s’est déroulé lors d’un exercice, durant lequel un participant a animé le débriefing. Le but était de
s’entraîner à conduire ce type d’entretien et d’observer ce que cela produisait.
J’étais initialement parmi les observateurs, j’ai repris la conduite de l’entretien, à la demande du
stagiaire (sans penser à proposer ce rôle à un autre participant) quand il a jugé « qu’il n’y arrivait
pas ».
L’interrogation, formalisée par la consigne que j’ai proposée :
« Comment le groupe (de 4 personnes) a conçu le schéma heuristique produit lors d’un exercice en
sous-groupe, durant la première journée de formation ? » La production avait été plutôt fructueuse,
sans que cela ait été explicitement dit par quiconque. Les intervieweurs n’avaient pas participé à cette
élaboration, j’étais passée une ou deux fois pour voir si le groupe n’avait pas besoin de moi.
152
Les observations
Avant l’entretien :
Au moment de la présentation de l’exercice et des règles du jeu, une personne du sous-groupe (A4) dit
qu’elle ne souhaite pas « débriefer » ce moment-là. Je ne demande pas « pourquoi », car je ne le
souhaite pas et que je ne le fais pas en entretien individuel.
En revanche, j’anime un échange parmi les participants pour savoir si cette situation est quand même
gardée pour l’exercice. Chaque personne du groupe en formation donne son point de vue. Le groupe et
moi décidons donc que cette situation peut être gardée comme situation prétexte, dans la mesure où les
participants à la formation peuvent se trouver confrontés à ce type de situation, dans leur activité
professionnelle.
Pour ma part, je pense que l’expérience peut se tenter et qu’elle est intéressante pour voir les effets
d’une telle posture.
Je propose que les 4 protagonistes soient autour d’une table avec l’intervieweur, A4 au même titre que
les autres A, avec « l’ouverture » de pouvoir prendre la parole dès qu’il le souhaiterait, à condition
qu’il respecte alors les règles du jeu initiales. Accord de A4 et des autres A sur cette posture
particulière de A4. Les autres participants à la formation sont en retrait, comme observateurs. Je suis
parmi ceux-là.
Durant l’entretien :
Je perçois très vite des lourdeurs considérables de mise en mots par le groupe. Une sorte de frein dans
les verbalisations : il n’y a pas de demandes de prise de paroles. La parole ne circule pas et il faut
déployer une grande énergie pour obtenir une description du déroulement de l’action. A4 reste assis
très droit sur sa chaise, les autres A sont plus penchés sur la table.
Les B éprouvent une grande difficulté à formuler des questions (B1 = stagiaire, B2 = formatrice).
Régulations fréquentes : rappel de l’objectif de l’entretien, questionnement sur les silences et les
difficultés de mise en mots.
Difficulté des A à parler en « je » : même pour ceux qui semblent avoir beaucoup contribué à la
réalisation du schéma, …. A1 décrit ses propres actions sans « oser évoquer» ce qu’il perçoit de A4.
A2 cherche à retrouver le contenu du schéma et à « prouver » qu’il était riche en données. La
description du déroulement de l’action semble très incomplète (pas d’informations sur l’action de A4,
peu d’informations sur les actions de A2 et de A3). A3 s’exprime peu.
Les verbalisations sont plutôt en termes de commentaires sur le résultat atteint et de recherche du
contenu de la production. Il semblerait que 2 personnes sur 4 aient plus contribué à la production du
schéma que les deux autres.
J’arrête l’exercice pour passer à une phase de « débriefing du débriefing » où, de manière amusante,
les « langues se délient ». Il n’y a pas eu d’exploitation quant au mode de fonctionnement du groupe
dans la situation de référence.
Résultats :
Je livre ici ce que j’ai retenu de ce débriefing de l’entretien collectif (sans notes particulières, j’animais
cet échange qui avait aussi pour fonction de faire baisser la « pression » perceptible. Les questions que
vous me poserez me permettront sans doute d’aller plus loin dans cette analyse).
Un observateur a vécu ce moment de manière quasi « insupportable» (« alors qu’il n’y avait
apparemment pas d’enjeux, c’était très lourd. Qu’est-ce que cela doit être, quand il y a des enjeux au
sein d’une équipe de travail ! j’avais envie de partir. »).
Frustration de A2 qui a le sentiment que ce débriefing laisse croire que le résultat du schéma
heuristique n’a pas été bon, alors qu’il le juge très correct.
A4 a vécu de manière positive le fait de pouvoir prendre la parole à tout moment pour rendre compte
de son vécu (même s’il n’a pas « usé » de ce droit).
A3 a eu un sentiment d’inégalité de n’avoir pas « senti » pour lui cette même liberté ; cela ne lui ayant
pas été spécifié comme cela l’a été pour A4.
153
A1 renouvelle l’affirmation que le silence « demandé » par A4, l’a empêché de parler de ce qui lui
revenait de A4 en situation.
Intérêt de constater les effets d’une organisation où l’accord de communication est donné « en
théorie » mais pas durant l’entretien.
Mon analyse, a posteriori :
Cette situation qui semblait « sans enjeux » particuliers (les participants n’ont pas de liens
professionnels : ils appartiennent tous à une même entreprise, mais dans des sites géographiques
éloignés les uns des autres) n’est pas si neutre que cela. En réalité, les enjeux se situent au niveau du
groupe en formation : comment chacun « prend sa place » dans un collectif de travail, lors du premier
exercice en petits groupes. Comment chacun évalue le travail produit par le sous-groupe auquel il a
plus ou moins participé.
La mise en situation de s’entraîner, (en formation, devant la formatrice), à conduire un entretien
collectif a sans doute contribué à rendre la situation encore plus difficile (le débriefing du débriefing
se déroule bien, alors que ce qui est évoqué et décrit est perçu par tous comme « un moment
difficile »). Cette expérience me rendra plus prudente, quand au choix d’une situation de référence,
que je laisserai aux participants !
Cette situation, difficile à animer, a été très intéressante pour le travail de réflexion
concernant l’animation d’un « débriefing collectif » !
La négociation avec le groupe, pour savoir si cette situation pouvait servir de situation prétexte a un
exercice, n’est pas un contrat de communication. La négociation préalable pour décider si cette
situation pouvait servir de situation de référence et si le « retrait » de A4 était admis par le groupe en
formation a été perçu comme un contrat de communication. Ce n’en est pourtant pas un. L’entretien a
commencé par une phrase proche de : « je vous propose de décrire comment vous avez fait pour
réaliser le schéma de la première journée. Le but est de savoir comment le groupe a procédé. Qui veut
commencer à parler ? » Les réponses non verbales auraient sans doute dû l’ (nous) alerter (postures,
regards, silences…).
On sait que, même au sein du GREX, quand les objectifs d’un entretien ont été négociés, le B « passe
un contrat de communication » avec le A. Les effets de l’un et de l’autre ne sont pas les mêmes.
Mais quel contrat de communication passer avec une équipe, comment le passer, comment
« percevoir » la réponse individuelle de chaque A, comment intégrer le fait que A4 soit d’accord pour
le débriefing mais pas pour y contribuer a priori ? Un débriefing par l’explicitation ne peut-il se
dérouler qu’à la condition que tous les A soient d’accord ?
Voilà toutes sortes de questions pour lesquelles je commence à ébaucher des réponses mais dont
j’aimerais débattre avec ceux qui le souhaitent.
Mes propositions, a posteriori :
La question du « contrat de communication collectif »
Quel sens a l’entretien, en termes d’explicitation, si une personne ne veut pas participer ? Est-il
impossible de conduire un entretien d’explicitation collectif, si un des protagonistes est sur la réserve ?
Comment prendre en compte cette réserve pour permettre le travail de débriefing et l’ouverture de la
prise de parole pour chacun ?
Il me semble que, sans chercher à savoir pourquoi la personne ne souhaitait pas « débriefer » cette
situation, il aurait été intéressant (dans la négociation de la mise en œuvre de l’entretien) de s’informer
sur ce qu’elle souhaitais en dire « Et quand tu ne veux pas débriefer, qu’est-ce que tu souhaites nous
en dire ? ». Par gêne du « pourquoi » je n’ai pas ouvert la réflexion de ce côté, ce qui aurait permis une
négociation plus avancée.
Par ailleurs, il me semble qu’il y a quelque chose à jouer dans la « neutralité bienveillante de B pour A
et des A(s) vers les autres A(s) ». Autrement dit, même si chacun a exprimé son accord pour que le
débriefing se joue, il manquait un accord « confortable » sans « malaise », d’acceptation de ce silence
(définitif ou provisoire). Nos travaux de recherche montrent, depuis quelques années « l’harmonie »
nécessaire entre A et B ; Pierre Vermersch parle « d’accord d’attelage ». On peut penser que l’attelage
154
s’agrandit quand il y a plusieurs A et que cet accord doit être formel et significatif d’un « plein
accord » de la part de chacun, repérable peut-être dans une synchronisation de la part des participants,
que j’ai perçue comme inexistante à Environs de Paris, mais que j’ai rencontrée à Nancy.
L’organisation spatiale.
Il est peut-être envisageable qu’une personne ne souhaite pas participer a priori à un débriefing mais
que la description des uns « l’appelle et l’interpelle » et l’incite à prendre la parole.
Dans les environs de Paris, l’organisation de la description a été « rigidifiée » par la disposition
spatiale (parce que le groupe de 4 était délimité, a priori) et par le choix affiché de A4 de ne pas
contribuer au débriefing.
A Nancy, tous les participants à la formation étaient assis autour d’une même table. Certains se sont
déclarés « protagonistes » au moment du choix de la situation à explorer, mais chacun a pu se sentir
« interpellé » au moment où, la description se faisant, il percevait qu’il avait participé à ce moment
singulier.
Comment favoriser l’évocation collective ?
L’expérience de Nancy montre combien la description du déroulement de l’action par un A en
évocation permettait aux autres A de « suivre » et revivre le moment évoqué. Tout en écoutant la
description chacun « revivait » le moment de son point de vue. C’est la mise en mots d’autrui qui
faisait émerger les points de vue singuliers, dans leur singularité. C’est cet « accord d’attelage »
annoncé par les règles du jeux, mais « naturel » dans ce groupe, qui a permis que chacun s’autorise à
demander la parole et à compléter « de son point de vue » la description du déroulement de l’action.
Ecouter et être tourné vers soi pour retrouver son propre vécu. Ecouter, non avec un esprit critique,
mais avec la présence à soi-même.
En conclusion
Il semblerait que conduire un entretien collectif auprès d’une équipe requiert les mêmes conditions et
les mêmes pratiques que l’explicitation individuelle, mais cela en requiert d’autres que nous n’avons
pas encore formalisées.
J’aborde ici la question du contrat et celui de la position de parole incarnée, mais il y a beaucoup
d’autres points qui méritent d’être explorés à propos de l’explicitation d’une action collective.
Alain DAUTY et moi avons commencé à travailler ensemble sur cette question de façon à
« formaliser » les apports théoriques en vue des formations que nous animons l’un et l’autre. Une
présentation de nos travaux est envisagée à la journée pédagogique de décembre.
Vos expériences, vos questions et vos remarques enrichiront ce chantier.
_______________________
155
Paru dans Expliciter 101, janvier 2014
La pratique réflexive dans un collectif du type
analyse de pratique ou débriefing d’équipe
Armelle Balas Chanel
armelle.balas@orange.fr
Cet article reprend partiellement le 8ème chapitre de mon livre paru dernièrement64. Il revisite les
étapes du processus réflexif étudié dans les sept premiers chapitres, dans le cas particulier d'une
Pratique Réflexive en collectif (groupe ou équipe). Mon objectif est de clarifier ce qui est attendu des
différents protagonistes tout au long du processus, tant mentalement que verbalement65. La première
partie étudie la mise en œuvre de la Pratique Réflexive au sein d'un groupe. La deuxième partie
s'intéresse à la Pratique Réflexive auprès d'une équipe. La dernière partie se centre sur les points de
vigilance de l'Accompagnant durant chaque étape du processus.
C'est une question récurrente dans les formations d'approfondissement que j'anime à propos de la
pratique réflexive : "Maintenant que je sais accompagner une personne dans la Pratique Réflexive,
comment faire avec un collectif ?" Les interrogations des participants concernent ce qu'ils appellent à
tord la "mise à nue" de la personne qui décrit son expérience devant ses pairs. Ils s'interrogent aussi
sur la gestion du temps et l'animation des prises de paroles.
Il faut distinguer deux types de collectifs de travail, en Pratique Réflexive : le groupe, pour un travail
du type analyse de pratique, retour de stage, séances d'aide à l'apprentissage, et l'équipe, pour un
travail du type débriefing d'un travail réalisé en commun : les team building, retours d'expérience,
débriefings formatifs, débriefing comportemental (à ne pas confondre avec le débriefing
psychologique, plus centré sur la gestion des émotions provoquées par un traumatisme
psychologique).
Ce qui fait la spécificité de la Pratique Réflexive au cœur d'un groupe, c'est la présence de tierces
personnes en plus de l'Accompagnant et de l'Accompagné. Quel est l'intérêt de la présence de ces
tierces personnes ? Que sont-elles censées faire ? Quelle vigilance l'Accompagnant doit-il apporter à
ces situations ?
Pour un débriefing d'équipe, la présence de tous les protagonistes d'une action menée ensemble donne
un caractère particulier à la Pratique Réflexive. Quel protagoniste décrit quoi ? Comment distribuer la
parole ? Comment favoriser une parole authentique, sans jugements ni commentaires, mais sans fauxsemblants ni non-dits ? Comment éviter le phénomène de bouc-émissaire ?
C'est étape par étape que nous allons pouvoir prendre en compte ce qui fait la spécificité de la Pratique
Réflexive en groupe ou en équipe, car la richesse de la Pratique Réflexive dans un collectif tient
justement à la présence de ces tierces personnes : elles vont attirer l'attention des participants vers des
zones de l'activité ou de la tâche réalisée, elles vont apporter leurs propres grilles de lecture et leurs
angles d'analyse, elles vont mutualiser leurs connaissances nouvelles et leurs futures manières de faire.
64
65
La Pratique Réflexive, un outil de développement des compétences infirmières, 2013, Elsévier-Masson.
Il fait écho à l'article de Joëlle Crozier (n°99, juin 2013) où elle avait évoqué en troisième partie et en annexe
le débriefing d'équipe proposé dans une formation que j'ai animée.
156
Les sept étapes du processus de Pratique Réflexive, pour apprendre
de son expérience.
1. La pratique réflexive avec un groupe
Quand il s'agit d'un groupe, chacun a vécu des expériences propres et plus ou moins similaires, mais
séparément : par exemple les pairs en analyse de pratique ou des personnes accompagnées en
Validation des Acquis de leurs Expériences pour un même diplôme. En retour de stage, les étudiants
sont allés dans entreprises ou des services différents, mais ils ont tous eu à effectuer des tâches en lien
avec leur formation, se sont trouvés en situation de communication avec les collègues, les clients, les
familles, ... Le travail de Pratique Réflexive va donc consister à témoigner de pratiques
professionnelles réelles et singulières séparées, à les analyser ensemble pour que chacun en tire des
enseignements pour sa propre pratique.
1.1 Contractualiser, une succession de contrats emboités
1.1.1 L'adhésion du groupe au processus de la Pratique Réflexive
Lors du contrat initial, pour adhérer et favoriser ce travail, chacun doit comprendre le but visé par la
séance collective, le bénéfice que chacun va ou peut en tirer et le rôle de chacun à chaque étape. Il est
important que chacun se représente les conditions nécessaires pour que la Pratique Réflexive soit
confortable et riche pour tous.
Comme pour l'accompagnement d'une seule personne, il va donc falloir présenter la séance (et/ou le
déroulement des séances à venir) et demander au groupe si chacun est d'accord ou s'il y a des points à
éclaircir avant de commencer. Le but de ce premier contrat est de créer les conditions d'adhésions
optimales.
Un support écrit peut utilement faciliter l'appropriation du processus et l'adhésion à la Pratique
Réflexive :
-
-
Il peut être écrit sur le tableau, au fur et à mesure que l'Accompagnant explique comment la
séance va se dérouler, en interactions avec les participants ("Quelles questions cette
organisation vous pose-t-elle ?")
Cela peut être un document pré-établi, que l'Accompagnant relit et commente avec les
participants, laissant place à toutes les questions qu'ils souhaiteraient poser et y apportant ses
réponses. L'avantage d'un tel document est de pouvoir y revenir à la séance suivante pour
157
rappeler le mode de fonctionnement de la Pratique Réflexive et de permettre à chacun de
l'utiliser pour soi-même lors d'un travail individuel qui nécessiterait un processus réflexif.
Quand j'anime pour la première fois une séance d'analyse de la pratique auprès d'un collectif, je passe
une bonne partie de la séance à présenter comment je conçois la manière de travailler ensemble, les
étapes d'une séance, mon rôle et celui des participants, les modalités de fonctionnement pendant et
après les séances (j'y consacre environ une heure). Je demande aux personnes si elles ont des questions
avant de poursuivre par l'analyse d'une pratique professionnelle concrète, proposée par un participant.
Il existe de nombreux types d’analyse de pratiques qui se différencient notamment par les théories que
l’animateur et les participants mobilisent pour analyser les pratiques : approches psychanalytiques,
psychologiques, psycho-sociologiques, etc. La Pratique Réflexive que j'accompagne vise à construire
des compétences professionnelles et non à accompagner les personnes dans un processus
thérapeutique. Dans d'autres cadres, des professionnels peuvent accompagner des groupes dans une
analyse plus psychologique. Il est donc important, dans ce contrat initial, de préciser aux participants
quel type d'Accompagnement leur est proposé ici. Dans un cadre professionnel il se caractérise
généralement par le fait de se centrer sur la pratique singulière et le vécu subjectif de la personne66. Il
s'agit en priorité d'utiliser une méthodologie pour aider l'Accompagné à s'informer de sa manière
d'observer, de penser, de décider et d'agir ou d'apprendre, par une description fine faite en évocation
de son expérience passée67. La finalité de ce travail collectif est de permettre à chacun d'apprendre
d'expériences réelles et concrètes pour développer ses compétences. Il est important de souligner que
ce temps de pratique Réflexive est l'occasion de parler avec confiance et bienveillance de ses pratiques
réelles, de ses difficultés, de ses interrogations. C'est l'espace privilégié pour cela puisque chacun est là
pour écouter avec bienveillance, aider à comprendre ce qui s'est passé et pour trouver des manières
d'agir en professionnels, quelles que soient les situations complexes et toujours singulières qui se
présentent.
La seconde partie de la première séance est une sorte de "galop d'essai". Il s'agit de permettre à chacun
de s'approprier les "règles du jeu", de les comprendre, éventuellement de les aménager pour ce groupe
spécifique.
A la fin de la première séance, je demande, comme convenu auparavant, qui souhaite participer aux
séances suivantes et qui souhaite en rester là. La plupart des personnes s'étant inscrites volontairement,
je n'ai encore jamais rencontré de désistement. C'était bien différent, à l'époque où j'accompagnais en
IUFM des groupes d'analyse de pratique pour les futurs enseignants qui étaient tenus de participer à
ces séances ; dans ce contexte, je devais respecter le dispositif de formation, tout en respectant la
manière de s'impliquer de chacun.
1.1.2 L'adhésion au choix de l'objet sur lequel portera la Pratique Réflexive, en groupe.
Dans le cas d'un retour de stage, par exemple, la question se pose de savoir sur quelle(s) situation(s)
proposée(s) par les participants le groupe va travailler. Pour faire un choix, il est nécessaire que
l'ensemble des situations possibles soit présenté, mais il ne faut pas que cette présentation grignote le
temps de la séance de Pratique Réflexive. Pour gagner du temps dans ce tour de table, je demande
d'abord à chacun de prendre un temps silencieux pour laisser revenir une situation sur laquelle il
aimerait travailler avec ses collègues. Il est important que chacun ait une situation à proposer, pour
que tous s'impliquent. Je demande par exemple "Une question, un thème ou une situation sur laquelle
vous aimeriez réfléchir en collectif ou avec l'aide du collectif, parce qu'elle vous a interpelé, parce que
vous l'avez trouvée difficile, parce que vous n'êtes pas satisfait du résultat auquel vous êtes arrivé, ou
au contraire parce que vous aimeriez partager avec vos collègues une situation dont vous vous êtes
plutôt bien sorti".
Les participants peuvent ensuite proposer tour à tour la situation qui les a interpelés, intéressés,
déroutés ou qu'ils ont plutôt bien réussie. Ils peuvent éventuellement proposer un thème "la relation
66
En un mot, la psychophénoménologie : c'est-à-dire qui s'intéresse à ce qui apparaît au sujet, d'un point de vu
subjectif. Cf. P. Vermersch (2008), pour une psychophénoménologie, in Expliciter, n° 13, et M. Maurel (2008),
in Expliciter n° 77.
67
La PPI, Position de Parole Incarnée, de Pierre Vermersch.
158
avec les familles", charge à l'animateur d'amener la personne qui propose ce thème à évoquer une
situation vécue qui est à l'origine de cette demande. Ici, la prise de parole doit être très brève, pour ne
pas empiéter trop largement sur le processus réflexif lui-même. Elle se fait sur un canevas proposé à
l'avance : Succinctement, c'était quand, où, avec qui (selon l'intérêt de ces informations) ?
I. A quel résultat suis-je arrivé ?
II. Ce dont je suis satisfait ou insatisfait.
III. La question que je me pose est : "Qu'est-ce que j'aurais pu faire pour... ?" ou "Comment j'aurais
pu faire pour... ?", s'il s'agit d'une situation dont la personne n'est pas satisfaite ; ou "Comment
j'ai réussi à... ?", s'il s'agit d'une situation dont la personne est satisfaite (il est possible d'intégrer
dans la question ce qui a pu empêcher la réussite "... malgré..." par exemple "Comment j'ai
réussi à aider ce monsieur à se déplacer jusqu'à son fauteuil, alors qu'il pèse 90 kg et moi 50 ?").
Pendant le tour de table, qui se déroule suivant les demandes de prises de paroles, les tierces personnes
(condisciples, collègues, tuteurs, formateur, ...) écoutent pour comprendre avec empathie la
problématique de chacun.
Si personne ne propose de situation concrète, le travail réflexif est impossible. Mais il est impensable
que les Accompagnés n'aient aucune situation à travailler. Il faut donc plutôt envisager une régulation
pour comprendre ce qui freine l'apport de cas concrets à travailler et d'évacuer, d'une manière ou d'une
autre, ces freins. Si une ou deux personnes n'ont pas de situation à proposer, il est important à la fois
de les encourager à en trouver et de les rassurer, sans les forcer à témoigner immédiatement de leur
expérience. Un groupe de Pratique Réflexif apprend et acquiert petit à petit de la maturité. Les
premières séances sont l'occasion pour chacun de s'approprier le processus et d'installer la confiance
dans le groupe. L'Accompagnant aide à installer ce climat en acceptant que les personnes s'impliquent
tranquillement à leur rythme et il veille au respect de la parole de chacun, pour que tous se sentent
respectés, écoutés, entendus, accueillis. Petit à petit, les témoignages viendront au cours des séances
suivantes.
Dans une séance collective, qui peut durer entre une et trois heures, il n'est pas possible de travailler de
manière approfondie toutes les situations proposées dans ce tour de table. Il est donc nécessaire de
choisir celles qui feront l'objet de travail de la séance. Je préfère a priori être le garant du choix et le
faire moi-même. Plusieurs critères me guident, selon cet ordre de priorités :
1. Une demande urgente ou que je perçois comme telle (forte émotion, inquiétude, ...)
2. Une situation ou un thème qui semble récurrent dans le tour de table
3. Une situation proposée par un participant qui n'a pas encore eu l'occasion de travailler à
propos de sa propre pratique.
4. En dernier ressort, je sollicite l'avis des participants.
Une fois la situation choisie, la question initiale est écrite au tableau pour que tous gardent en tête
l'objectif de cette séance de Pratique Réflexive : trouver des réponses à cette question à l'issue du
processus.
1.1.3 L'adhésion des participants à jouer un rôle dans le processus de Pratique Réflexive.
Le contrat avec les participants peut se décliner de nombreuses manières, selon que l’on est deux,
plusieurs, avec un groupe d’analyse de pratique. En effet, quel est le rôle des participants à un travail
de Pratique Réflexive, dans une séance d'analyse de pratique ou de retour de stage ? Quelle posture
leur proposer d’adopter quand ils vont contribuer à faire décrire et aider à analyser une pratique
professionnelle ? Ce point-là est traditionnellement abordé en termes de respect d'autrui et de
confidentialité (il s’agit là d’une posture absolument nécessaire que la réciprocité favorise, chacun
pouvant se trouver dans la situation de proposer une situation) mais il est rarement abordé en termes
d'activité mentale et de questionnement. Pourtant, il est essentiel que les participants sachent ce qu'ils
ont à faire dans leur tête et pour leurs interventions, au cours de ce travail collectif :
- écouter la personne qui témoigne de son expérience
- se représenter son vécu, avec empathie
- écouter comment cette expérience fait écho à leurs propres expériences.
Cette manière d'écouter permettra ensuite à chacun de contribuer à l'analyse de la pratique exposée, à
159
la construction de connaissances et d'enrichir sa propre pratique de solutions possibles face à des
situations similaires. Il est donc demandé à chacun d'adhérer à cette manière de travailler, pour
participer à ces groupes de travail. Il appartient à l'animateur de faire ensuite respecter, avec fermeté,
douceur et bienveillance, ces modalités de travail. Chacun prendra la parole, s'il le souhaite, grâce à
l'animation et la distribution de la parole.
Dans un groupe important (20 personnes, par exemple), où il est difficile de faire de la Pratique
Réflexive en donnant la parole à tous ceux qui voudraient la prendre, l'animateur peut proposer que
quelques participants soient observateurs de ce qui se joue pendant la séance (le déroulement du
processus, l'orientation des questions posées, les domaines de verbalisation visités, les types de grilles
d'analyse proposées, les types de connaissances énoncées, les pistes de transfert, ...), de façon à
construire collectivement, à la fin de la séance, de la connaissance sur le processus de Pratique
Réflexive, ce qui la favorise, ce qui la freine, ... C'est une bonne manière de répartir des tâches
différentes (participer à la Pratique Réflexive proprement dite ou observer son déroulement) pour
travailler à et sur la pratique Réflexive à des niveaux différents (contribuer à la pratique Réflexive ou
construire de la connaissance sur la Pratique Réflexive).
On le voit, dans un travail de Pratique réflexive dans un collectif, le rôle de l'Accompagnant se double
de celui d'animateur. Etre clair sur les objectifs, les modalités, les rôles de chacun. Les règles de
respect, d'écoute, de prise de parole doivent être énoncées de manière concise et précise.
L'Accompagnant doit être attentif aux mimiques des personnes présentes, car elles témoignent souvent
d'une incompréhension, d'une interrogation, d'une crainte... ou d'une adhésion évidente. S'il lui semble
que tout le monde est au clair sur ce qu'il a à faire et y adhère, il peut alors engager la seconde partie
du processus.
1.1.4 L'adhésion de l'Accompagné à décrire devant le collectif son vécu subjectif et l'adhésion des
participants
Dans un travail collectif comme celui-ci, il est important que chacun s'engage dans la description de
son vécu subjectif en se sentant en sécurité. Le contrat initial, passé auprès de la personne qui va
témoigner de son expérience devant un groupe, ne diffère pas de celui passé en tête-à-tête : "X, est-ce
que vous êtes d'accord pour revenir plus en détails sur la situations que vous avez proposée et pour
nous décrire ce que vous avez fait dans cette situation ?"
Rassurez-vous, le déroulement de cette étape est plus court que le temps qu'il m'a fallu pour vous le
décrire. L'important est que chacun se représente ce qui est attendu de lui et y adhère.
1.2 Recueillir des données du vécu d'une personne dans un groupe
1.2.1 Analyse de pratique, retour de stage, etc.
La verbalisation de la personne qui décrit son expérience est similaire à celle qui le fait dans un
accompagnement individuel68. La différence vient de la présence d'auditeurs. Selon le contexte, ces
personnes peuvent être dans une attitude d'écoute attentive et bienveillante, sans intervenir. Elles
peuvent être invitées à formuler des questions qui aideront l'Accompagné à décrire son vécu subjectif.
Il est alors important que les questions soient toujours orientées vers la description, ce qui nécessite
qu'il n'y ait aucun mots ou intonations qui puissent laisser transparaître le moindre jugement, le
moindre commentaire, le moindre point de vue sur ce qui est décrit. Cela nécessitera de la part de
l'animateur une grande vigilance pour refuser (avec douceur et bienveillance, mais fermeté) toute
question inductive, tout commentaire.
Pendant le recueil de données, les participants ne pourront pas faire autrement que d'en penser
mentalement quelque chose. Il est important de leur préciser que ces commentaires n'ont pas à être
verbalisés, ils sont à garder pour soi, pour développer une véritable empathie.
Peut-être que ce qui sera décrit fera écho à leur propre expérience. L'animateur peut proposer que ces
témoignages soient apportés au moment de l'analyse, pour faire apparaître les points communs et les
différences des ces expériences et pour contribuer à leur analyse.
68
Se reporter au 2ème chapitre de La pratique Réflexive, un outil de développement des compétences
infirmières, Elsevier- Masson, (2013).
160
Pendant ce temps de recueil, les participants ont à la fois un rôle d'écoute, mais aussi de repérage des
moments cruciaux par rapport à la problématique initiale, des actions clés du déroulement de la
situation, de façon à les évoquer au moment de l'analyse.
1.2.2 Aide à l'apprentissage
J'ai longtemps animé des séances d'aide à l'apprentissage pour des jeunes et des adultes dans un Atelier
Pédagogique Personnalisé, pour des étudiants à l'Université Joseph Fourier de Grenoble et pour des
élèves en grande difficulté à l'EREA de Cognin69. Ces séances reposaient sur le principe de la Pratique
Réflexive, mais portaient principalement sur la manière d'apprendre des participants. Selon le thème
de travail fixé (comment repérer l'essentiel du secondaire dans un cours, comment mémoriser quelque
chose, comment comprendre un énoncé, comment se concentrer, ...) je proposais une mise en situation
que chacun réalisait à sa manière. La suite de la séance consistait à permettre à chacun de décrire
comment il avait fait pour réaliser la tâche demandée. Les descriptions se succédaient et duraient
quelques minutes chacune. La proximité de la tâche facilitait l'évocation de l'activité et j'utilisais les
techniques d'explicitation conjuguées au modèle de Jean Berbaum70 pour aider les participants à
expliciter leurs stratégies réelles et singulières. Un temps d'analyse collective permettait de repérer les
méthodes qui avaient été les plus efficaces et ce qui les rendait efficaces, mais aussi de repérer les
styles d'apprentissage des participants. La séance se terminait par la formulation par chacun de ce qu'il
allait faire de nouveau dans ses apprentissages "qui aurait le meilleur rapport qualité/prix", condition
qui facilite l'adoption de nouvelles procédures.
Ce dispositif peut être utilisé auprès tout groupe d'élèves ou d'étudiants, soit à partir de tâches fictives
et courtes pendant la séance, soit à partir de tâches d'apprentissage réelles : préparation d'un partiel,
réalisation d'une recherche, réalisation d'un geste professionnel, ...
1.3 Prendre de la hauteur, analyser
C'est le moment, pour l'Accompagné,
-
de mettre à distance son expérience, de la regarder "de l'extérieur" pour en comprendre les
rouages,
- de prêter attention à la manière dont ses pairs comprennent sa situation et sa pratique.
C'est un temps pour lui de mise à distance, d'ouverture à de nouveaux points de vue, à de nouvelles
"perspectives" et à de nouvelles hypothèses. C'est le moment où ses pairs vont peut-être attirer son
attention vers d'autres paramètres de la situation qu'il n'avait pas pris en compte. Cela lui demande
d'être à l'écoute de ces différentes lectures, de les goûter, sans les rejeter a priori.
Quand j’anime des séances d’analyse de pratique collective, je demande à l’Accompagné de proposer
en priorité ses propres clés de lecture, avant d'entendre celles de ses collèges ou les miennes. En effet,
l'explicitation de sa pratique dans la situation évoquée lui a certainement apporté de nouveaux
éclairages et il n’y a rien de plus juste pour quelqu’un que sa propre lecture de son vécu.
Mais il est ensuite très riche de permettre à chacun de proposer ses grilles de lecture pour explorer
l'expérience de points de vue très variés. Je propose donc ensuite, à ceux qui ont écouté, de proposer
leur compréhension de la situation avec beaucoup de précaution, car nous nous sommes fait des
représentations de ce qui a été décrit en y projetant probablement nos propres expériences et notre
propre vision du monde.
La consigne est de repartir des mots, tels qu'ils ont été dits dans la description avant de proposer une
69
Balas, A. (1993) Une aide à l'apprentissage, le PADéCA, Cahiers Pédagogiques n° 311, pp. 58-60
Balas, A (1996) Mieux apprendre par la prise de conscience de sa démarche : témoignages, Nancy : CRDP de
Lorraine n°12, Clés à venir, pp. 77-84.
Balas, A., Boudant, M-J.,Gineste, C. (1993) Compte-rendu d'une expérience : un PADéCA avec des élèves en
grande difficulté. Beaumont, Cahiers de Beaumont, numéro spécial, pp. 113-118.
Balas, A., Mey, M., Plouin, D. (1994) Essai sur la maîtrise de l'équation-bilan à l'entrée de l'université, Paris :
Bulletin de l'union des physiciens, n° 766, vol 88, pp. 1131-1150.
70
Berbaum, J. Développer la capacité d'apprendre, ESF (1994, épuisé). Se reporter éventuellement au chapitre 1
de ma thèse (www.balaschanel-developpement.com, onglet "productions théoriques".
161
compréhension de la situation et une analyse. Ceci afin de partir de l'expérience subjective de la
personne. Car nous (les auditeurs) connaissons finalement très peu de choses de l'expérience réelle de
la personne, malgré sa description ; de plus, nous remplissons spontanément les vides de sa description
par notre propre expérience et par nos connaissances qui ne correspondent pas obligatoirement à son
vécu subjectif ni à ses connaissances. C'est pourquoi j’invite les participants à utiliser des formules
prudentes "Si j’ai bien compris ce qu’a dit X", "Quand X a dit telle chose, j’ai pensé que peut-être...",
"Si je suis X et que je me trouve dans cette situation, je crois que je pourrais peut-être faire telle
chose", "Il m'est arrivé quelque chose d'assez similaire, et voilà comment j'ai agi ou réagi". Dire "Si je
suis X" signifie qu’il faut appréhender la situation décrite avec empathie, comme X l'appréhende, la
perçoit, avec ses émotions, ses craintes, ses valeurs, ou du moins ce que nous en avons perçu et
compris. Répondre à la question "Et moi, dans ce contexte-là, en étant X, comment je me sentirais
capable d'agir ou de réagir ?" L'important est que les personnes qui prennent la parole ne se posent pas
en donneur de leçon, mais ébauchent des pistes de compréhension.
Je propose aux participants de parler de la personne qui a présenté sa situation à la troisième personne
(il ou elle). En effet, j'ai constaté que lui parler directement à la seconde personne (tu) engage le
dialogue. Or il est important que l'Accompagné goûte la compréhension de ses collègues, sans les
interrompre, sans les commenter, sans même corriger des faits mal compris de la part de l'auditoire.
En tant qu'Accompagnante, si le groupe peine à analyser la pratique décrite ou s'il y a un angle de
lecture important resté de côté, je m'autorise à proposer mes propres clés de lecture. Je les propose
comme étant une manière de comprendre la situation comme une autre, ni plus juste, ni plus vraie. Il
ne s'agit pas là de se positionner en tant qu'expert, mais en tant que participant à ce temps d'analyse.
Durant cette étape, il n’est pas question de débattre. Il s’agit de permettre à chacun de regarder la
situation avec différents points de vue, et chaque éclairage doit être pris pour ce qu’il est : un point de
vue, une manière de comprendre les choses.
Les clés de lectures et les hypothèses sont proposées parce qu'elles semblent être en lien avec la
problématique initiale. Lors de séances collectives, quand je ne perçois pas ce lien, je demande à la
personne qui a la parole de préciser quel lien elle fait, de façon à rendre explicite sa lecture de la
situation.
Ces précisions ont pour effets de clarifier l'apport de l'intervention (ou de faire apparaître le fait qu'il
n'y en a pas), même si je ne l'ai pas perçu immédiatement.
1.4 Modéliser, conceptualiser
Une fois l'étape de l'analyse terminée, l'Accompagné va pouvoir exprimer ce qu'il sait de nouveau, ce
qu'il a compris, par ce travail d'explicitation et d'analyse, et qui va pouvoir l'aider à répondre à sa
question initiale.
L'Accompagnant l'aide à aller au bout de cette compréhension en lui posant des questions, chaque fois
qu'il perçoit quelque chose de flou, de non abouti. Là aussi, cela demande à l'Accompagnant de ne pas
penser à la place de l'Accompagné, mais de lui faire préciser ce qui semble peu précis, lui faire
compléter ce qui semble peu complet, lui faire concrétiser ce qui semble trop abstrait ou global.
Les autres participants sont ensuite invités à formuler leurs propres connaissances nouvelles ou
consolidées. Ce temps de partage de nouvelle compréhension et de nouvelles connaissances de chacun
est très important car il permet un enrichissement mutuel. Je vois souvent des personnes prendre des
notes en écoutant leurs collègues à cette étape du processus. C'est une sorte de fertilisation cognitive
mutuelle, qui se renouvellera au cours des étapes suivantes.
Ici, l'important est que chacun ait à l'esprit "J’ai quelque chose à faire de ce que les autres disent,
décrivent, analysent, construisent comme connaissances. J’ai à laisser ce qui est dit faire écho avec
mon expérience, à faire des liens avec des situations que j’ai pu rencontrer, à me demander si je
comprends comme eux, si ce qui est dit pourrait m’être utile".
1.5 Se donner des axes d'action
L'Accompagné exprime en premier les pistes d'action qu'il lui semblent pouvoir mettre en place ou les
actions qu'il a déjà mises en œuvre mais qu'il mobilisera consciemment dans des situations similaires.
A cette étape il s'agit de se donner de grandes pistes d'action, sans les développer et d'en lister
162
plusieurs (une par nouvelle connaissance, par exemple). L'idée est qu'il n'y ait pas qu'une seule
solution pour agir, pas une seule bonne manière d'agir.
Les autres participants peuvent ensuite ajouter les pistes d'action qu'ils imaginent pour la situation
décrite ou pour des situations similaires. Il arrive aussi qu'ils indiquent des pistes d'action pour d'autres
situations, d'autres difficultés, auxquels ce travail leur a fait penser. C'est ce qu'il y a de remarquable,
dans cette Pratique Réflexive collective : une situation concrète apporte quelquefois des éclairages à
des situations qui n'ont qu'en partie a voir avec elle. L'Accompagnant peut éventuellement enrichir ces
pistes d'action. Là encore, il veille à ce que son apport n'étouffe pas les propositions des participants.
1.6 Imaginer concrètement comment faire
Comme dans un accompagnement individuel, l'Accompagnant aide l'Accompagné à décrire comment
il s'imagine concrètement rejouer sa partition, s'il avait à la rejouer ou comment il va la jouer dans une
situation similaire à venir. Comme pour l'accompagnement individuel, et selon les éléments recueillis
dans l'étape descriptive, il s'appuie sur les schémas des satellites de l'action de Vermersch et sur des
niveaux logiques de Dilts71 pour confronter l'Accompagné aux éléments contextuels et personnels qui
ont pu être des freins dans l'expérience décrite, de façon à aider l'Accompagné à formuler des actions
qui contournent ou dépassent ces freins.
Les autres participants et l'Accompagnant peuvent éventuellement faire des propositions d'actions
précises et concrètes, qui n'auraient pas été proposées par l'Accompagné. En dernier ressort, c'est
l'Accompagné qui décidera, pour lui-même, s'il "prend" ou non ces propositions complémentaires,
sans qu'elle ait à le dire ni à le justifier.
L'Accompagnant conclut la séance en demandant à chacun de formuler, s'il le souhaite, ce que cette
séance lui a apporté, pour sa propre pratique. Le contenu de cette prise de parole peut aussi bien
concerner la pratique professionnelle que la pratique apprenante ou la Pratique Réflexive. La difficulté
ici est d'éviter les commentaires "c'était bien, c'était intéressant, c'était trop long" et de rester dans la
construction de compétences "ça me conforte dans l'idée que je fais bien de prendre le temps de
préciser au jeune pourquoi je suis là" ou "je me dis que la prochaine fois que je rencontrerai ce type de
situation je serai attentif à...".
Si le travail réflexif a porté sur la manière d'apprendre, l'étape précédente a souvent donné l'occasion
aux Apprenants de découvrir qu'il existe plusieurs manières de faire pour comprendre, mémoriser,
contrairement à ce qu'ils croyaient. Il ont compris que leur manière d'apprendre a un impact sur leurs
résultats, sur leur pratique. Ils peuvent donc maintenant inventer ou choisir une manière d'apprendre
qui sera du "meilleur rapport qualité/prix", c'est-à-dire le meilleur rapport entre l'effort demandé et le
progrès potentiel. En effet, il est plus facile de mettre en œuvre ce qui coûte le moins en termes
d'effort et de changement dans ses habitudes et qui aura le plus d'effets bénéfiques sur les résultats.
C'est aussi le moment où les personnes qui ont éventuellement adopté une position d'observateurs vont
pouvoir dire ce que cette observation leur a permis de comprendre ou d'apprendre à propos de la
Pratique Réflexive (et seulement cette pratique). Il ne s'agit pas de revenir sur le contenu de ce qui a
été travaillé, mais sur la méthode utilisée. Il ne s'agit pas de critiquer cette méthode, mais de dire en
quoi chacun sort enrichi, ce qu'il a mieux compris, ce qu'il a appris, à propos de la Pratique Réflexive.
Il est intéressant, dans un but d'évaluer le confort des participants et d'améliorer sa pratique
d'Accompagnant de garder un petit quart d'heure pour avoir leur retour sur leur appréciation de la
séance, en terme de déroulement et non plus de contenu.
1.7 Le faire
Comme pour l'accompagnement individuel et selon le contrat passé entre l'Accompagnant et les
Accompagnés, la mise en œuvre de ce qui a été imaginé comme des actions possibles appartient à
l'Accompagné. L'Accompagnant peut éventuellement assurer le suivi avec un calendrier de rencontres
pour faire le point sur l'efficacité de ces nouvelles stratégies si c'est dans sa mission pédagogique ou si
l'Accompagné le lui demande.
71
Voir chapitre 2 du livre La Pratique Réflexive, déjà cité.
163
2 Avec une équipe
Le débriefing d'équipe, ce type de débriefing se rencontre rarement dans les formations, il a pourtant
toute sa place dans le travail d'équipe professionnelle ensuite (de soignants, de pompiers,
d'éducateurs, ...). Il est donc utile que les étudiants apprennent à pratiquer ce genre de Pratique
Réflexive, pour en être capables quand ils seront devenus professionnels.
L'équipe, selon Mucchielli, se caractérise par une "convergence des efforts pour l’exécution d’une
tâche qui sera l’œuvre commune72". L'ensemble de l'équipe a vécu un moment commun (souvent mais pas toujours- dans un même lieu et au même moment, toujours vers même but). Mais chacun l'a
vécu de son point de vue, subjectif. C'est la somme de ces vécus subjectifs qui a contribué au résultat
collectif. Par exemple l'intervention des pompiers, la prise en charge d'un patient par une équipe
mobile, le travail en collaboration de plusieurs éducateurs, ...
Le débriefing d'équipe porte sur cette unique tâche collective, qui est décrite d'après les différents
points de vue (vécus subjectifs, tous aussi respectables et utiles les uns que les autres), afin que
l'équipe puisse analyser comment elle en est arrivée collectivement à ce résultat. Elle pourra ensuite en
tirer les enseignements nécessaires pour améliorer ses pratiques professionnelles, notamment en
matière d'organisation et de communication, et construire des compétences collectives.
2.1 Contractualiser
Le principal enjeu, dans l'ouverture des séances de débriefing d'une équipe est que chacun comprenne
l'intérêt que l'équipe a à travailler avec cette méthode. Le danger est que chacun se focalise sur les
erreurs de ses collègues. Or, toute situation comporte des actions réussies et d'autres moins bien
réalisées. Il importe donc d'aider l'équipe à aborder le débriefing avec cet état d'esprit : apprendre de
cette expérience singulière, grâce à ce qui a été réussi et à ce qui l'a moins été.
Dans le cas d'un travail d'équipe, de nombreux moments peuvent être sources d'enseignements. Il va
donc falloir faire des choix, car une tâche collective ne peut pas être décrite et analysée dans sa
totalité, par tous les protagonistes dans le temps habituellement consacré à la Pratique Réflexive.
Pour favoriser les choix des participants, ma méthode consiste à
1. noter sur un tableau la chronologie des grandes étapes (éventuellement repérées par l'équipe
elle-même), et à les placer sur une ligne horizontale,
2. demander ensuite à chaque coéquipier de choisir deux moments (un moment où il estime que
l'équipe a plutôt bien fonctionné et un moment où il n'a pas été satisfait de la manière dont
l'équipe a travaillé ou par le résultat atteint) et de situer ces deux moments sur la ligne
chronologique au tableau
3. à faire choisir par l'équipe, parmi tous ces moments, celui (ou ceux) sur lesquels elle aimerait
travailler en priorité (le moment choisi par le plus grand nombre sera le plus motivant pour
l'équipe). Si la durée de la séance le permet, il est intéressant de travailler sur un moment
réussi et sur un moment à améliorer. Cela a un effet bénéfique pour la cohésion de l'équipe de
repérer comment elle fonctionne bien.
Une fois ce choix réalisé, l'étape 2 peut commencer.
2.2 Recueillir des données
L'intérêt du recueil de données à plusieurs voix, dans le débriefing d'équipe, permet d'avoir une
connaissance de la situation et du déroulement des événements, vus sous plusieurs angles : qui faisait
quoi, comprenait quoi, visait quoi, pensait quoi, à un moment donné ? Et comment chacun le faisaitil ?
Avec les techniques d'explicitation, non seulement la personne qui décrit son vécu s'informe de toute
la part pré-réfléchie de son expérience, mais en même temps elle informe les autres protagonistes de
son vécu : ce qu'elle a perçu, ce qu'elle a compris, ce qu'elle a pensé, ce qu'elle a voulu, ce qu'elle a
attribué comme pensées ou comme intentions à ses collègues. Ces regards croisés donnent une vision
complète des actions mais aussi des interactions, des inter-relations de la situation. Ce partage de
72
Mucchielli Le travail en équipe ESF, formation permanente en SH, 1984.
164
vécus subjectifs donne déjà une belle lisibilité des événements et de leur enchaînement.
C'est toujours fascinant d'accompagner une équipe dans ce descriptif à plusieurs voix, car les
incompréhensions se dissipent, les interprétations s'effacent et chacun comprend mieux l'enchaînement
des actions et des interactions.Cette étape demande de la vigilance de la part de l'Accompagnant pour
que :
les personnes parlent en "JE", expriment leur propre vécu, leur propre compréhension de la situation
sur le coup, sans s'adresser à un collègue en "TU", en "Vous" ou en il(s) (par exemple "J'ai eu
l'impression que X hésitait" et non "Tu as hésité" ni "Il a hésité", car seul X peut dire ce qui se passait
pour lui, à ce moment-là et s'il hésitait ou se concentrait, ou attendait un signe de quelqu'un, ...).
la verbalisation est descriptive et neutre, sans interprétation a posteriori. Mais les interprétations, faites
sur le coup, dans la situation évoquée, peuvent être décrites (par exemple "J'ai pensé qu'elle préférait
que je le fasse", "J'ai pensé qu'elle était en colère car je la voyais qui criait très fort en me montrant du
doigt" mais pas "Elle était en colère contre moi" car seule la personne concernée pourra nommer ce
qui se passait pour elle, à ce moment-là).
chaque personne actrice d'un moment décrit peut demander à insérer la description de son propre vécu.
Cela demande de très bons indicateurs temporels ("Au moment où nous avons ouvert la porte de
l'appartement" ou "Au moment où je l'ai aidée à se tourner sur le côté") et c'est l'animateur qui
distribue la parole.
chaque participant peut éventuellement questionner une autre personne de l'équipe pour lui faire
décrire son action ou les satellites de l'action ("Quand tu as fait telle chose, ou dit telle chose, qu'est-ce
que tu visais ? Ou comment tu savais que... ?")
Le rôle de l'animateur est ici de permettre à chacun de décrire son vécu et à tous d'entendre la
description de chacun, pour se représenter l'activité collective, non seulement dans les gestes mais
aussi dans toute la part non visible de l'action collective, la pensée, le raisonnement, les intentions, la
compréhension subjective de la situation sur le moment... Tous, animateurs et membres de l'équipe,
repèrent les moments clés du déroulement de la situation, pour les proposer comme axes de lecture et
d'intelligibilité, au moment de l'analyse.
L'une des difficultés, dans ce genre de débriefing, tient au fait qu'une personne semble souvent
responsable du résultat atteint : "celle qui a fait la faute" ou "celui qui a mis le but". La pratique
réflexive en équipe vise à comprendre comment une équipe a permis que cette personne-là fasse cette
faute-là ou réussisse ce but-là, à comprendre comment chacun a contribué à ce que cette personne
fasse la faute ou marque un but : problème de communication, mauvaise évaluation des capacités ou
des compétences, non prise en compte du niveau de formation d'un étudiant, ou bonne organisation,
bonnes communications, bonnes prises de repères, ...
2.3 Prendre de la hauteur, analyser
Une fois les éléments descriptifs recueillis, chaque membre de l'équipe peut proposer sa propre
analyse, sa propre compréhension du processus collectif qui a conduit au résultat. J'encourage
l'encadrement à proposer ses propres grilles de lecture au milieu des autres, comme je le fais pour les
miennes, de façon à ne pas leur donner une valeur plus importante qu'à celles des autres participants.
Il arrive que ce temps d'analyse déplace l'appréciation initiale d'une action collective. Par exemple,
plusieurs personnes n'étaient pas satisfaites de telle action (parce qu'elles avaient eu l'impression de
perdre du temps) mais après analyse, elles prennent conscience que cette perte de temps a été
bénéfique pour la suite du travail collectif.
Il arrive que je propose à l'équipe de lister les grilles de lectures possibles et de les hiérarchiser en
fonction de la question initiale, avant d'analyser l'expérience dans l'ordre qui aura été établi par
l'équipe (par exemple : la communication, la collaboration, l'organisation, les gestes techniques, ...).
Cette étape se termine quand toutes les propositions d'analyse ont pu être exprimées, certaines en
faisant naître d'autres.
2.4 Modéliser, conceptualiser
L'équipe est ensuite appelée à définir ce qu'elle sait de nouveau. Chacun va contribuer à cette
formalisation. Il n'y a pas d'ordre pré-établi à cette prise de parole, la formulation par l'un provoquant
165
souvent la formulation d'un autre. L'Accompagnant veille à ce que ces connaissances soient énoncées
de manières positives, pour qu'elles deviennent des ressources pour agir (Par exemple, "Dans ce cas,
définir l'objectif commun est prioritaire pour la rapidité de la réalisation" et non "L'important pour être
rapide n'est pas d'agir tout de suite"). Car dire ce qui n'est pas ne dit pas ce qui est. Ici aussi,
l'Accompagnant encourage à développer tout ce qui lui semble flou, incomplet, trop abstrait. Les
autres participants peuvent aussi demander des clarifications quand le sens de ce qui est énoncé leur
échappe.
2.5 Se donner des axes d'action.
Ici, l'équipe construit ensemble les pistes d'action correctives, si la situation a plutôt mal fonctionné ou
établit les points clés de "bonnes pratiques", si la situation a été bien gérée. Cette formulation énonce
des actions, de manière chronologique, en précisant qui fait quoi quand.
2.6 Imaginer comment faire concrètement
Guidée par l'Accompagnant, l'équipe revient sur les moments clés de son action collective pour définir
de manière fine, concrète et coordonnée la façon dont elle aurait pu réaliser la tâche ou de la manière
dont elle la gèrera une fois prochaine, chacun reprenant à son tour ce à quoi il fera(it) attention, la
manière dont il communiquera(it), etc.
La réussite de cette étape se perçoit si chacun visualise sa propre action en coordination avec ses
collègues et perçoit mentalement que c'est possible et efficace de le faire. S'il y a encore un sentiment
de hiatus, chacun peut apporter les freins qu'il pressent, pour qu'ensemble l'équipe trouve des solutions
concrètes et réalistes pour dépasser ces freins.
La conclusion de ce temps est l'occasion d'échanger sur ce que ce travail a permis de comprendre ou
d'apprendre sur la Pratique Réflexive d'une équipe (que certains appellent team building) et sur la
manière de la mettre éventuellement en œuvre sur le terrain.
Ici aussi, un temps d'échange sur le déroulement de la séance peut permettre à l'Accompagnant de
recevoir des informations sur le vécu des participants au cours de cette séance qui l'aideront à
améliorer sa pratique lors de séances ultérieures.
2.7 Le faire
Comme pour les individus dans un groupe, le faire appartient à l'équipe. C'est elle qui va, en principe,
mettre en œuvre ce qu'elle s'est fixé comme axes d'action et manière d'agir et qui va réguler cette
nouvelle manière d'agir en collectif. Selon les cas, l'Accompagnant assurera ou non le suivi de cette
nouvelle pratique et ces nouvelles compétences collectives.
3. L'action et la vigilance de l'Accompagnant dans ce type de pratique
Réflexive (groupes et équipes)
Le premier point sur le quel je souhaite insister est l'importance d'avoir confiance dans le processus et
dans ce qu'il va produire. Je suis souvent saisie d'inquiétude, dans les premières minutes de retours
d'expériences et de témoignages de situations professionnelles. Ce qui est décrit me paraît en effet
tellement insoluble. Mais je sais que le processus, mis en œuvre dans son intégralité, apportera de
nouveaux éclairages qui conduiront à trouver des réponses nouvelles. Et le déroulement de la séance le
confirme toujours. Plusieurs participants à des séances d'analyse de pratique m'ont même dit que le
travail à propos d'une première situation leur avait déjà apporté des éclairages nouveaux sur la
situation, d'un tout autre registre, qu'ils avaient présentée dans le tour de table initial.
Voici les points de vigilance pour l'Accompagnant et ce qu'il fait à chaque étape.
3.1 L'Accompagnant contractualise la rencontre
- Est explicite sur les objectifs, la méthodologie, les étapes et la durée de chaque étape, le rôle de
chacun (Accompagné, Accompagnant, Tierces personnes).
- Est attentif aux signes d'adhésion ou de décrochage.
- Prévoit une progression dans ses attentes en matière de qualité de la Pratique Réflexive, au fil des
séances et n'est pas trop ambitieux pour les premières séances.
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- Se positionne comme animateur, plus que comme formateur ou comme enseignant.
- Note la question initiale au tableau, pour chaque cas travaillé et s'assure que la réponse qui est à
construire "appartient" à celui qui la pose.
- Veille impérativement à ce que toutes les étapes du processus soient réalisées (donc gère le temps et
les prises de paroles, canalise la parole des trop bavards, sollicite la parole des silencieux et décide des
moments opportuns pour passer à chaque étape suivante).
Exemple de contrat que j'ai passé avec une équipe de formateurs en formation, après une
intersession d'un mois et demi où ils étaient censés expérimenter le processus de Pratique
Réflexive auprès de leurs étudiants73 : "L'intérêt de pratiquer un retour d'expérience après
l'intersession est double : vous permettre de 1) revenir sur vos expériences dans l'intersession, 2)
et d'observer comment j'anime un retour d'expériences en collectif."
Introduction de ce temps de Pratique Réflexive : "Ce que je vous propose c'est de laisser revenir
une situation où vous avez mis en œuvre le processus de Pratique Réflexive avec vos étudiants
et sur laquelle vous aimeriez travailler avec l'équipe (soit parce que vous avez rencontré des
difficultés, soit parce que vous trouvez que vous l'avez plutôt réussie, soit parce que vous avez
des interrogations à propos de cette situation) Je vous propose d'y réfléchir individuellement 5
minutes. Quand vous l'aurez en tête, vous pourrez décrire succinctement cette situation et
formuler la question qui guidera notre travail. Je vous propose que cette question commence par
"Comment je...". Le "comment" oriente sur l'agir, le "je" oriente vers votre pratique. Ça peut
être "comment je pourrais... pour..." ou "Comment j'aurais pu...pour..." ou même "comment j'ai
fait pour réussir telle chose". Le "pour" indique l'objectif visé (atteint ou non) de l'action. Avezvous des questions ? Non. Je vous laisse donc un petit moment pour retrouver tranquillement
une situation."
3.2 L'Accompagnant recueille les données
- Introduit cette étape en rappelant ses objectifs et sa méthodologie.
- Pose des questions et laisse poser des questions. Le dosage de cette répartition est subtile ; il est
important que le recueil de données soit pertinent, si on veut que les étapes suivantes soient riches.
C'est la raison pour laquelle il m'arrive de commencer par mon questionnement pour proposer ensuite
aux participants de questionner d'autres éléments que je n'aurais pas fait décrire.
- Prend ou non quelques notes. Les participants à mes formations me demandent souvent s'il est
pertinent de prendre des notes. Personnellement j'en prends quelques-unes, ponctuellement, ce sont les
mots de la personnes, pour pouvoir m'appuyer dessus au moment de l'analyse. Ce sont donc les
éléments qui me semblent saillants et en lien avec la problématique. Je veille cependant à garder mon
regard sur la personne pour l'encourager à poursuivre et pour percevoir certaines informations non
verbales qui pourraient être utiles à ma représentation de la situation (gestes, mimiques, grimaces, ...).
- Gère les prises de paroles.
- Veille au respect des règles énoncées.
- Fait reformuler une question fermée pour qu'elle soit ouverte.
- S'assure que le questionnement d'une personne est allé au bout de ce qu'elle voulait recueillir.
- Veille au calage temporel des descriptions individuelles (chacun parle-il bien du moment T ?)
3.3 L'Accompagnant aide à prendre de la hauteur, à analyser.
- Introduit cette étape en rappelant les objectifs et la méthodologie (la formulation des phrases
d'introduction aux prises de parole, notamment).
- Distribue la parole.
- Insère ses propres propositions au milieu des propositions des participants, en rappelant que c'est une
manière de comprendre, parmi d'autres.
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Ce contrat est transposable pour un groupe d'étudiants, seule l'activité mise en œuvre dans l'intersession aura
été différente.
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- Encourage l'Accompagné et les participants à la précision.
- Questionne l'Accompagné et les participants pour leur faire préciser à quel contenu, recueilli dans
l'étape 2, ils font référence.
- Questionne l'Accompagné et les participants pour les aider à aller au bout de ce qu'ils souhaitent
exprimer, jusqu'à une énonciation claire et compréhensible.
Etapes 4, 5, 6 : L'Accompagnant aide à modéliser, à conceptualiser + à définir
des axes d'action + à imaginer comment faire concrètement.
- Introduit ces étapes en rappelant les objectifs et la méthodologie : il est préférable, ici, pour percevoir
la logique des actions qui vont se dessiner, de laisser la personne qui prend la parole développer son
propos au fil des trois étapes, c'est-à-dire des connaissances nouvelles jusqu'aux aux actions concrètes
qui vont en découler.
- Questionne l'Accompagné et les participants pour les aider à être concrets dans la description
des actions nouvelles et à mettre en œuvre
- "Oppose" aux actions nouvelles proposées ce qui avait éventuellement été un frein à la mise
en œuvre dans l'expérience passée, pour faire valider par celui qui propose ces actions
nouvelles qu'elles prennent bien en compte ces obstacles concrets et réels.
- Encourage l'Accompagné à écouter son sens corporel (venir en contact avec une sensation
particulière à l'intérieur de soi)74 pour valider la faisabilité des conseils qu'il se donne à luimême.
Pour conclure
-
Demande à chacun d'exprimer ce que la Pratique Réflexive sur l'expérience traitée
1. lui a appris, ou ce qu'il a compris de nouveau ou de différent
2. ce que cela va apporter de nouveau dans sa pratique personnelle.
3.7 Au moment du "faire"
L'Accompagnant assure le suivi des nouvelles pratiques, de manière plus ou moins rapprochée selon
les besoins et la capacité réelle d'autonomie de l'Accompagné ou de l'équipe et selon le mandat qu'il a
reçu.
Conclusion
Quelques points fondamentaux de ce processus nécessitent un réel apprentissage de la part des
Accompagnants et sont parfois de véritables revirements dans la pratique des formateurs, des tuteurs et
des cadres de proximité
Par exemple,
1. ne pas apporter de réponses immédiates aux Accompagnés, mais leur poser des questions sur
leur expérience,
2. ne pas déverser de la connaissance, mais proposer un processus qui génère de l'intelligence
des situations et des pratiques.
Pour que la pratique réflexive soit efficace, il importe :
• de partir de situations réelles et concrètes ;
• de passer par toutes les étapes ;
• d'objectiver le subjectif ;
• de garder le cap donné par la question initiale ;
• de donner toute sa place au dialogue et à la collaboration entre Accompagné, Accompagnant
et autres participants, chacun dans son rôle ;
• d'être attentif aux gestes mentaux que chaque étape nécessite.
_______________________
74
Selon Eugène Gendlin. Cf. http://www.focusing.org/focusing-francais.html
168
Fin du Tome 1