14
Ces trois conférences, j’aimerais les dédier à la mémoire de
Helen Tartar, qui fut la directrice
éditoriale des Presses universitaires Je les ai réécrites et largement développées, tout
de Fordham, à New York.
en gardant leur structure
Je lui dois tant de choses, j’ai tant d’ensemble et souvent
de souvenirs avec elle qui me sont leur forme orale. J’ai
chers – à Paris, à New York, à Yale... également ajouté ici ou
Si Helen était là avec nous, j’ima- là des ! suppléments
gine qu’elle serait en train de tricoter. qui les ponctuent. Qui
miment, dans le médium
C’est ce qu’elle faisait toujours en du livre, les trajectoires
écoutant quelqu’un parler et je crois du regard propres au
que c’était pour elle une façon de prê- dvd.
ter l’oreille tout en s’occupant d’autre
chose. D’autant mieux, même, qu’elle s’affairait apparemment
à autre chose. J’ai du mal à ne pas penser à l’écoute en général
comme ce délicat travail que Helen exécutait en nouant, en
entrelaçant distraitement des fils.
Ces conférences, j’en avais parlé avec Helen à l’automne
2013 dans un petit restaurant de Manhattan, en les évoquant
par l’intitulé que j’imaginais alors leur donner, à savoir : Le
Supermarché esthétique. J’ai finalement décidé, toutefois, de
restreindre le champ, de fermer (provisoirement) certaines
allées sensorielles ou certains rayons du sensible au sein de ce
grand supermarché que j’avais d’abord en tête : il s’agirait non
pas de l’esthétique dans son ensemble, non pas de cette aisthêsis qui pour les Grecs désignait la sensation en général (quel
que soit l’organe des sens impliqué), mais uniquement du visible 1. Le marché et la marchandisation de la visibilité : voilà ce
dont je traiterai au cours de ces trois conférences.
Et je le ferai selon une approche que je qualifierai d’icono1. D’une certaine manière, c’était au sein d’un supermarché de l’audible
que le lecteur de Tubes (Minuit, 2009) était invité à se déplacer, pour
explorer ce que j’appelais alors « l’hymne intime du capital » (p. 66) qui
s’élève sur fond d’une « homologie de structure entre la psyché et le
marché » (p. 78).
LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE
mique, pour désigner ainsi, d’un mot-valise, les enjeux de la
circulation et de la valeur économique des images. Dans iconomie, en effet, vous entendez d’une part l’icône (eikôn, l’un
des noms grecs pour l’image) et d’autre part cette oikonomia
qui, pour Xénophon et Aristote déjà, désignait la juste, la
bonne gestion des échanges.
Mais avant de nous tourner vers l’économie du visible,
j’aimerais quand même dire quelques mots du grand supermarché esthétique que j’avais en tête, car son idée ou son
ombre ne cessera de nous accompagner.
*
Ce que j’imaginais, ce n’était pas simplement, bien sûr, quelque centre commercial qui serait spécialisé dans les traitements
esthétiques ou dans la vente de produits cosmétiques (encore
que le centre commercial nous intéressera beaucoup, en tant
que lieu commun filmique que l’on voit mis en scène aussi
bien chez Jean-Luc Godard que Brian De Palma ou Quentin
Tarantino 2). Parler d’un supermarché esthétique, c’était plutôt, d’une part, une manière d’indiquer que l’aisthêsis, que la
sensation ou la perception sensible sont bel et bien un marché
où se produisent des échanges : des images ou des sons y
circulent, ainsi que des écoutes, des regards ou des points de
vue. (Peut-être est-ce d’ailleurs le caractère intrinsèquement
échangiste de la sensibilité ou de la sensationnalité, peut-être
est-ce ce marché des échanges toujours déjà logé au cœur du
sensible qui rend possible ce qu’il nous faudra bien décrire
comme sa marchandisation sans précédent à l’époque du capitalisme globalisé.)
Mais parler d’un super-marché esthétique (je détache maintenant à dessein, d’un trait d’union, le préfixe du radical),
c’était aussi, d’autre part, une façon de rappeler que ce marché
du sensible pourrait être considéré comme une structure superposée au marché tout court. Je songe bien entendu au fameux
2. Dans un remarquable article (« Out of the Past, Into the Supermarket », Film Quarterly, vol. 60, no 1, automne 2006), Erik Dussere montre
comment, de Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) à Fight Club (David
Fincher, 1999), le supermarché n’est plus simplement un lieu filmique
parmi d’autres possibles, mais qu’il s’est généralisé en un « supermarché
infini » (endless supermarket, p. 24).
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
15
mot de Marx qui, dans l’avant-propos à sa Critique de l’économie politique, parlait d’une « base réelle » (reale Basis), à
savoir les rapports économiques de production, sur laquelle
s’édifie ou s’élève une « superstructure » (Überbau) dont ferait
partie ladite sphère de l’aisthêsis au même titre que l’ensemble
des formes qualifiées pêle-mêle de « juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques 3 ». Le supermarché sensible de nos sensations, en somme, serait un marché des sens
ou des perceptions sensorielles qui s’érigerait par-dessus le
marché tout court. Et qui s’en trouverait déterminé, conditionné, au sens où Marx pouvait écrire que « le mode de production de la vie matérielle conditionne (bedingt) le processus
de vie (Lebensprozeß) social, politique ou spirituel en général »
(ibid.).
Autrement dit : notre façon de percevoir – de voir, d’entendre, de sentir – serait le produit ou le reflet de rapports économiques et sociaux sous-jacents. Marx le suggère d’ailleurs
très tôt et de manière tout à fait explicite dans ses Manuscrits
de 1844 4 : « l’abolition (Aufhebung) de la propriété privée »,
c’est-à-dire le bouleversement de la base économique, dit-il,
aurait des conséquences sur le système même de la sensorialité
puisqu’il en résulterait une « émancipation totale de tous les
sens (Sinne) humains » qui les libérerait de leur « aliénation »
(Entfremdung).
Deux pages plus loin, Marx affirme de façon saisissante et
lapidaire que nos sens sont construits : « La formation [ou la
fabrique : Bildung] des cinq sens est un travail (Arbeit) de toute
l’histoire mondiale (Weltgeschichte) jusqu’à ce jour. » En écrivant ainsi que nos sens sont en quelque sorte des artéfacts ou
des articles historiquement manufacturés, Marx, toutefois, n’en
fait pas (ou pas encore) simplement les produits superstructurels d’une infrastructure économique. Il prend en effet l’exem3. Zur Kritik der Politischen Ökonomie, dans Karl Marx et Friedrich
Engels, Werke, vol. 13, Dietz Verlag, 1971, p. 8-9 ; traduction française
(modifiée) de Maximilien Rubel et Louis Évrard, dans Karl Marx, Œuvres,
I, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1963, p. 272-273.
4. Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, dans
Werke, vol. 40, Dietz Verlag, 1968, p. 540 ; Manuscrits de 1844, traduction
française (modifiée) de Jacques-Pierre Gougeon, Flammarion, 1996,
p. 149.
16
LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE
ple de la musique : « c’est d’abord (erst) la musique qui éveille
(erweckt) le sens musical de l’homme », c’est elle qui forme ou
modèle ce sens, note-t-il, avant d’en déduire que les sens de
« l’homme en société » (des gesellschaftlichen Menschen) sont
des sens autres que ceux de l’homme isolé, « non social »
(ungesellschaftlichen). Or, si c’est d’abord la musique qui fabrique l’oreille, et si l’exemple musical doit servir ici de paradigme
pour les sens en général, il faut en déduire que l’organisation
de la sensation n’est pas seulement déterminée par ce que Marx
appellera plus tard, en 1859, la « base réelle » : elle est également conditionnée, modelée par les productions artistiques ou
esthétiques appartenant précisément à la superstructure. Dès
lors, il faut dire que c’est l’objectivation, c’est l’extériorisation
objectivante en général qui invente et façonne la sensorialité,
laquelle ne cesse de se reconfigurer au fil de la transformation
du réel par un travail humain qui s’y dépose ; Marx le formule
ainsi, dans une phrase particulièrement dense et sinueuse 5 :
« C’est seulement à travers la richesse objectivement
déployée de l’essence de l’homme (erst durch den gegenständlich
entfalteten Reichtum des menschlichen Wesens) que la richesse
de la sensorialité (Sinnlichkeit) subjective de l’homme – une
oreille musicale, un œil pour la beauté de la forme, bref, des
sens capables de jouissances (Genüsse) humaines, des sens qui
s’affirment comme des facultés essentielles (Wesenskräfte) propres à l’homme – est d’une part formée, d’autre part produite
(teils erst ausgebildet, teils erst erzeugt). Car c’est par l’existence
de leur objet, c’est par la nature humanisée que passe d’abord
le devenir non seulement des cinq sens mais aussi des sens dits
spirituels, des sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot
le devenir du sens de l’homme ou de l’humanité (Menschlichkeit) des sens. »
Nos organes des sens, en somme, ne sont jamais des « organes immédiats » (unmittelbaren Organen), comme le dit Marx
quelques paragraphes plus haut, mais des « organes sociaux ».
Ils constituent un sensorium partagé et divisé : une partition
ou un partage du sensible 6.
5. Ibid., p. 541 ; je retraduis le plus littéralement possible.
6. Cf. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique,
La fabrique, 2000.
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
17
*
S’il a pu écrire que c’est la musique qui fabrique l’oreille, je
me demande ce que Marx aurait dit du regard et du film, de
ce cinéma qu’il n’a pas eu le temps de connaître (la première
projection des frères Lumière a eu lieu douze ans après sa
mort).
Quant à nous, c’est bien le façonnage cinématographique
de la vue et de la visibilité que nous interrogerons. Et c’est
depuis le cinéma que nous tenterons de penser ce que je propose donc d’appeler une iconomie.
Qu’est-ce à dire ? Et pourquoi le cinéma ?
Même si le mot est évidemment un néologisme récent, l’idée
d’une iconomie vient de loin, de bien plus loin que le cinéma.
Elle remonte au moins à ce que Marie-José Mondzain a pu
décrire, à partir du contexte de la crise iconoclaste à Byzance,
comme une « économie iconique 7 ». En effet, hérité de Paul
qui l’emploie notamment dans l’Épître aux Éphésiens (1, 10
et 3, 9), le mot oikonomia finit par acquérir dans la théologie
chrétienne le sens d’« incarnation », puisque celle-ci fait partie
du programme de la Providence, c’est-à-dire du gouvernement
ou de la gestion économique divine. Or, cette oikonomia
deviendra le terrain même d’une guerre des images : aux yeux
des iconoclastes, l’hostie ou le « pain divin », en tant qu’incarnation du Christ, est la seule icône « non mensongère », à
savoir « la véritable image de l’économie charnelle du Christ
notre Dieu » (c’est ce que décréta le Concile de Hiereia, convoqué en 754 par l’empereur Constantin V). Dès lors, comme le
7. Cf. Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Le Seuil, 1996, p. 91 sq. C’est en citant
et commentant l’ouvrage de Marie-José Mondzain que Susan Buck-Morss
(« Visual Empire », Diacritics, vol. 37, no 2-3, été-automne 2007) utilise
une fois le mot d’iconomy et deux fois celui d’iconomics (p. 183 et p. 185).
Davide Panagia (Impressions of Hume. Cinematic Thinking and the Politics
of Discontinuity, Rowman and Littlefield, 2013) propose le terme d’iconomy pour nommer « un espace de production et de circulation d’images »
(a space of image production and circulation, p. 84), à savoir « l’esprit »
(mind) selon Hume. Emmanuel Alloa, dans sa belle étude sur l’« état
d’exception » de l’image, parle quant à lui d’Ikonomia (« Oikonomia. Der
Ausnahmezustand des Bildes und seine byzantinische Begründung », BildÖkonomie. Haushalten mit Sichbarkeiten, textes réunis par Emmanuel
Alloa et Francesca Falk, Wilhelm Fink, 2013, p. 310).
18
LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE
démontre très rigoureusement Mondzain, « tous [l]es aspects
de l’économie incarnationnelle se retrouveront intégralement
dans l’économie iconique », c’est-à-dire dans « la distribution,
l’administration et la gestion de toutes les visibilités 8 ». C’est
depuis ce nœud généalogique, c’est depuis ce point nodal où
se croisent les stemmas respectifs de l’image et de l’économie
qu’il faut donc entendre le concept d’iconomie.
Mais là où le nœud se resserre et commence à configurer
strictement les contours du concept, c’est dans la numismatique, à laquelle Mondzain consacre quelques pages passionnantes. L’histoire de la frappe des monnaies, en effet, reflète – on
aimerait dire : incarne – les conflits iconologiques que nous
venons d’évoquer. D’une part, il y a ceux qui font imprimer
sur leurs pièces l’image du Christ, comme le fit d’abord l’empereur Justinien II durant son premier règne (de 685 à 695) ;
d’autre part, il y a ceux qui, comme les iconoclastes Léon III
et son fils Constantin V, renoncent à toute représentation christique, allant même jusqu’à faire disparaître la croix. Ces pratiques numismatiques, écrit Mondzain, « montrent clairement
l’association de l’iconographie à des signes fondateurs de la vie
économique et des institutions politiques, dans des objets dont
l’essence est la circulation elle-même » (p. 196). On voit dès
lors poindre le concept d’iconomie au sens où nous l’entendrons lorsque Mondzain n’hésite pas à écrire que « l’image est
dans la même situation que la monnaie elle-même », qu’elle
ressemble « aux signes fiduciaires qui incarnent [...] les effets
de la foi et du crédit » (p. 197). Ce qui est ainsi affirmé, c’est
ce qu’on pourrait appeler la double équivalence iconomique :
non seulement la monnaie est à l’image de l’image, mais
l’image, à son tour, est à l’image de la monnaie.
S’il est vrai, comme le dit Mondzain (p. 189), que « nous
sommes aujourd’hui encore les héritiers et les propagateurs de
8. Image, icône, économie, op. cit., p. 49 et p. 52. Quant à la « règle »
(horos) décrétée par le Concile de Hiereia, je me réfère à l’excellente
présentation et traduction qu’en donne Marie-José Mondzain dans
« L’image mensongère », Rue Descartes, no 8-9, novembre 1993, p. 20. Sur
l’économie comme incarnation, voir également les remarques de Giorgio
Agamben dans Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de
l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2, traduction française de
Joël Gayraud et Martin Rueff, Le Seuil, 2008, notamment p. 68-69.
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
19
cet empire iconique » auquel la foi catholique dans l’économie
charnelle a donné naissance, il aura fallu des relais, des passages
qu’il n’est pas question de reconstituer ici (on pourrait par
exemple s’arrêter longuement sur les transformations de cette
incarnation du Christ qu’est l’hostie, la seule image véritable
selon les iconoclastes : à partir du milieu du XIe siècle environ,
on a commencé à la fabriquer, à la presser in modum denarii,
« à la manière d’une monnaie 9 »). Mais il importait de laisser
au moins entrevoir l’épaisseur stratifiée de l’histoire dans
laquelle s’enracine notre approche iconomique.
Passer de l’iconoclasme byzantin aux photogrammes du
cinéma, dira-t-on alors, c’est un sacré saut. Et l’on se demandera peut-être : pourquoi restreindre au film notre enquête sur
l’iconomie ? Il semble bien, en effet, que ce soit en limiter la
portée à une invention tardive (récente) et à des images d’un
genre très circonscrit. Mais sommes-nous si sûrs, suis-je tenté
de répondre, qu’il y a bien là une restriction ou une limitation ?
Le film n’est-il pas au contraire le nom d’une généralisation
sans limites de l’équivalence iconomique entre l’image et
l’argent ?
C’est ce que suggère de manière saisissante une phrase de
Gilles Deleuze dans L’Image-temps, une phrase que nous ne
cesserons de lire et de relire : « L’argent », écrit-il (je souligne),
« est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et
monte à l’endroit 10. » Nous allons prêter l’oreille aux résonances de cette phrase, à son contexte, à ses ramifications. Nous
l’ausculterons et la déplierons de tant de manières possibles.
Mais nous pouvons dire d’ores et déjà que, à suivre Deleuze,
ce sont bien toutes les images qui, avec le cinéma, sont devenues le recto d’un verso monétaire qu’elles portent structurellement inscrit dans leur dos.
Toutes les images, oui, car le cinéma est pour Deleuze bien
plus que le nom du dispositif technique qui s’est développé à
9. Cf. le remarquable article d’Aden Kumler, « The Multiplication of
the Species. Eucharistic Morphology in the Middle Ages », dans RES.
Anthropology and Aesthetics, no 59-60, 2011, p. 187-188. L’expression
latine in modum denarii se trouve par exemple dans l’Eucharistion d’Honorius Augustodunensis (XIIe siècle) et dans le Rationale Divinorum Officiorum de Guillaume Durand (vers 1286).
10. L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 104.
20
LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE
partir des projections proposées par les frères Lumière en
1895. Il est, ni plus ni moins, le nom du monde (« l’univers »,
écrit Deleuze en lisant Bergson, « comme cinéma en soi, un
métacinéma 11 »). Et dès lors, c’est une série de questions abyssales qui promet de s’ouvrir sous chacun de nos pas au cours
de notre approche filmique de l’iconomie. Dans la formule
deleuzienne sur l’argent formant le revers de toutes les images
de cinéma, que faudra-t-il entendre, en effet, par « cinéma » ?
Quelle portée devra-t-on donner à cette formule qui semble
vouée à osciller, à s’affoler entre un sens que l’on voudrait
confiner dans l’iconomie restreinte du film et un sens hyperbolique qui nous emporterait vers une iconomie générale à
l’échelle de l’univers ?
Autant d’interrogations qui reviendront aussi à nous demander, dans la résonance de notre brève traversée des Manuscrits
de 1844 de Marx : y aurait-il un marché du visible qui précéderait, qui déborderait le commerce des images au sens supposé strict du mot ? Y aurait-il un marché plus grand, une
archi-économie des images, autrement dit : un super- ou hypermarché de la visibilité qui serait le pendant (l’« envers ») de
ce métacinéma qu’est le monde pour Deleuze ?
*
Laissons patienter ces questions et feignons de croire, pour
un temps, que Deleuze parle du cinéma au sens courant
11. L’Image-mouvement, Minuit, 1983, p. 88. Comme le dit très bien
Jacques Rancière (« D’une image à l’autre ? Deleuze et les âges du
cinéma », dans La Fable cinématographique, Le Seuil, 2001, p. 148) : « [...]
le cinéma n’est pas le nom d’un art. C’est le nom du monde. » On pourrait
trouver chez Jean-Luc Nancy (« Cinéfile et cinémonde », dans Trafic, no 50,
mai 2004) une version un peu plus restreinte du même énoncé, à savoir
que le cinéma serait un « existential », c’est-à-dire « une condition de
possibilité de l’exister ». J’ai moi-même proposé, dans L’Apocalypse-cinéma
(Capricci, 2012, p. 142), de reprendre et de détourner une fameuse (trop
fameuse) phrase de Derrida – « il n’y a pas de hors-texte » – pour décrire
la structure archi-filmique du monde et de l’expérience du monde. Il n’y
a pas de hors-film, disais-je dès lors, parce que le réel auquel on pourrait
vouloir opposer le cinéma a déjà, lui aussi, la structure du cinéma. Dans
La Technique et le temps, III, Le temps du cinéma et la question du mal-être
(Galilée, 2001), Bernard Stiegler utilise quant à lui le terme d’« archicinéma » pour nommer « le cinéma de la conscience », c’est-à-dire la
conscience comme cinéma (p. 24).
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
21
lorsqu’il écrit (nous le relirons encore et encore) : « L’argent
est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte
à l’endroit. »
Comment comprendre cette phrase ?
On est bien sûr tenté d’y voir un énoncé faisant écho à ce
que nombre de films de Godard mettent explicitement en
scène, à savoir que la tâche du cinéma, c’est de rendre compte
de ses propres conditions de production. Ou mieux : d’être
comptable de (c’est-à-dire aussi responsable de) lui-même.
Ainsi, juste après le générique de Tout va bien (1972, « un
film réalisé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin »), juste
après cette minute et demie scandée par le bruit d’un clap et
par des voix qui énumèrent les prises (« Tout va bien, 3B
deuxième »), on entend la voix off masculine qui dit : « J’veux
faire un film. » La voix féminine lui répond : « Pour faire un
film, faut de l’argent. » Et le film montre alors les dépenses
qui le rendent possible : chaque réalisateur (Godard, Gorin)
a droit à un chèque libellé en pourcentage (« onze et demi
pour cent » pour la « mise en scène ») ; puis « sept mille
francs » pour le « scénario », « soixante-six mille francs » pour
la « photographie », « vingt-trois mille neuf cents francs » pour
le « son », « trente-huit mille huit cents francs » pour les
« assistants », etc. Tous les corps de métier y passent, jusqu’aux
« petits rôles » (« cent trente mille trois cents francs ») et à la
« figuration » (« soixante-quatre mille cent
deux francs »), en finissant par les « charges sociales » (« cent quatre-vingt-treize
mille huit cent vingt-deux francs ») et les
« imprévus » (« dix pour cent »). Chaque
fois, un pouce et un index saisissent le chèque par le coin supérieur droit de l’écran
et le détachent du carnet, en un lent et
22
LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE
monotone feuilletage. Sorte de folioscope ou de flipbook qui,
à la limite, ferait coïncider le film avec l’effeuillage du carnet
de chèques.
Le dialogue entre les deux voix off continue quand apparaissent les noms des stars. « Yves Montand », lit-on à l’écran,
tandis que la voix féminine énonce : « Si on prend des vedettes,
on nous donnera de l’argent. » Et la voix masculine de répondre : « Bon, alors il n’y a qu’à prendre des vedettes. » Le
feuilletage reprend un instant (« vingt-trois pour cent » à une
« vedette internationale », lit-on sur l’un des deux chèques qui
restaient donc à payer), avant que la voix féminine ne
demande : « Et qu’est-ce que tu vas leur raconter, à Yves
Montand et Jane Fonda ? Parce que les acteurs, pour qu’ils
acceptent, il leur faut une histoire. » Si bien que l’histoire aussi
semble faire partie du marché, comme une sorte de crédit ou
d’avance sur le film. « Une histoire d’amour, en général »,
conclut la voix féminine, ponctuée par l’arrachement du dernier chèque restant, celui de la seconde « vedette internationale », elle aussi payée « vingt-trois pour cent ».
Le temps de cet après-générique, c’est donc celui de la
monotone inscription fiduciaire qui donne à entendre, en boucle, le frottement irritant du feutre sur le papier et le bruit des
feuilles – des chèques – que l’on arrache. Que l’écriture du
film, que la cinématographie ne soit au fond rien d’autre que
la scène de sa propre dépense, c’est ce que Godard répète sur
tous les tons. Dans Scénario du film Passion (1982, tourné après
Passion), le cinéaste, à sa table de montage, va ainsi jusqu’à
dire que le scénario serait au bout du compte une invention
comptable, pour rendre compte 12 :
12. Je transcris littéralement son monologue. L’idée qu’un film serait
sa propre comptabilité est au fond une variante d’une remarque souvent
attribuée à Godard – mais peut-être apocryphe –, à savoir qu’« un film
devrait toujours être le documentaire de son propre tournage » (cité par
Raymond Bellour dans L’Entre-images : photo, cinéma, vidéo, vol. 1, La
Différence, 1990, p. 148). Alain Bergala l’attribue quant à lui à Rossellini :
« Rossellini a sans doute été le premier cinéaste persuadé que de toute
façon, quoi qu’on fasse, quelle que soit la volonté d’inventer une fiction,
un film est toujours le documentaire de son propre tournage. » (Cf. Alain
Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », préface
à Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, Éditions de l’Étoile, 1984, p. 27.)
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
23
« Moi je pense que... on voit d’abord le monde et on l’écrit
ensuite. Et que là, le monde que décrit Passion, bon, il fallait
d’abord le voir, voir, voir s’il existait, pour pouvoir le filmer.
Du reste, je crois, je crois bien que les premiers signes d’écriture,
Mycènes avant Athènes, les premières traces d’écriture, c’est les
marchands qui ont inventé l’écriture [...]. Et le cinéma, du reste,
qui copie la vie, le cinéma qui est venu de la vie, qui représente
la vie, le cinéma a commencé comme ça : on ne faisait pas de
scénarios, on ne les écrivait pas, on partait et on tournait. Mack
Sennett [1880-1960, surnommé The King of Comedy à l’époque
du muet], dans son petit studio d’Hollywood qui ne s’appelait
pas encore Hollywood, il partait avec une voiture, un copain
déguisé en flic, une fille déguisée en baigneuse et puis un jeune
homme qui faisait l’amoureux – il partait, il tournait et puis,
petit à petit, avec le succès, il en faisait de plus en plus, chaque
jour, ça coûtait de l’argent, puis le comptable s’affolait parce
qu’il ne savait pas comment était passé (sic) l’argent. Alors le
comptable, il a écrit : une baigneuse, 100 francs ; un flic,
50 francs ; un amoureux, 3 dollars. Et puis, petit à petit, c’est
ça, un flic, une amoureuse, mais c’était : un flic est amoureux
d’une baigneuse qui est poursuivie par son amoureux. Et ça
vient de la comptabilité, le scénario vient de la comptabilité, a
d’abord été une trace, une trace de comment on a dépensé
l’argent. Mais on voyait d’abord. Et là, je voulais voir. »
C’est ici, très exactement, que s’ouvrira pour nous l’écart
entre les propos de Godard et la formule de Deleuze. Car selon
Godard, on l’a lu, le voir vient avant la comptabilité, qui n’en
est que la notation a posteriori (deux fois postérieure, même,
puisqu’on voit d’abord, on enregistre ensuite ce qu’on voit et,
enfin, on écrit le scénario comme compte rendu de ce qui est
déjà enregistré). Comme s’il y avait une pureté de la vue, donc,
comme s’il y avait une visibilité qui ne serait pas déjà contaminée par l’économie comptable et ne devrait rien au marché.
Tandis que Deleuze nous donnera à penser que tout ce qui est
visible au cinéma – c’est-à-dire aussi, si l’on accepte de se laisser
entraîner vers une iconomie générale, ce qui est visible tout
court – ne l’est que parce que l’argent est déjà là au revers de
chaque image ou chaque photogramme en puissance.
Mais n’allons pas trop vite. Car nous ne savons pas encore
ce qu’« argent » veut dire dans la formule deleuzienne
(« l’argent est l’envers de toutes les images... »).
TABLE
1.
L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES
2.
POINT D’ÉCHANGE, OU L’IMAGE-DETTE
3.
L’INNERVATION, OU LE REGARD DU CAPITAL
SUPPLÉMENTS
.............................
11
.........................
47
.................
69
.....................................................................
123
Produits dérivés : l’œil de Godzilla ...........................................
Scènes coupées : les portes et le passe-vues dans Pickpocket et
Obsession ....................................................................................
Scènes coupées : trois variations sur le temps et l’argent ........
Galerie de photos : Blow-Up, ou pourquoi il n’y a pas d’images
Repérages : 23, rue Bénard, Paris 14e .......................................
Scène coupée : les fluctuations de la caméra déchaînée (L’Herbier) ............................................................................................
Scènes coupées : le fétichisme général des Marx .....................
Scènes coupées : l’amortissement du regard (King Kong) .......
Formats : la plus-définition (Redacted) .....................................
CRÉDITS
..............................................................................
125
130
134
138
146
148
150
154
160
171