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Le Supermarché du visible

14 Ces trois conférences, j’aimerais les dédier à la mémoire de Helen Tartar, qui fut la directrice éditoriale des Presses universitaires Je les ai réécrites et largement développées, tout de Fordham, à New York. en gardant leur structure Je lui dois tant de choses, j’ai tant d’ensemble et souvent de souvenirs avec elle qui me sont leur forme orale. J’ai chers – à Paris, à New York, à Yale... également ajouté ici ou Si Helen était là avec nous, j’ima- là des ! suppléments gine qu’elle serait en train de tricoter. qui les ponctuent. Qui miment, dans le médium C’est ce qu’elle faisait toujours en du livre, les trajectoires écoutant quelqu’un parler et je crois du regard propres au que c’était pour elle une façon de prê- dvd. ter l’oreille tout en s’occupant d’autre chose. D’autant mieux, même, qu’elle s’affairait apparemment à autre chose. J’ai du mal à ne pas penser à l’écoute en général comme ce délicat travail que Helen exécutait en nouant, en entrelaçant distraitement des fils. Ces conférences, j’en avais parlé avec Helen à l’automne 2013 dans un petit restaurant de Manhattan, en les évoquant par l’intitulé que j’imaginais alors leur donner, à savoir : Le Supermarché esthétique. J’ai finalement décidé, toutefois, de restreindre le champ, de fermer (provisoirement) certaines allées sensorielles ou certains rayons du sensible au sein de ce grand supermarché que j’avais d’abord en tête : il s’agirait non pas de l’esthétique dans son ensemble, non pas de cette aisthêsis qui pour les Grecs désignait la sensation en général (quel que soit l’organe des sens impliqué), mais uniquement du visible 1. Le marché et la marchandisation de la visibilité : voilà ce dont je traiterai au cours de ces trois conférences. Et je le ferai selon une approche que je qualifierai d’icono1. D’une certaine manière, c’était au sein d’un supermarché de l’audible que le lecteur de Tubes (Minuit, 2009) était invité à se déplacer, pour explorer ce que j’appelais alors « l’hymne intime du capital » (p. 66) qui s’élève sur fond d’une « homologie de structure entre la psyché et le marché » (p. 78). LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE mique, pour désigner ainsi, d’un mot-valise, les enjeux de la circulation et de la valeur économique des images. Dans iconomie, en effet, vous entendez d’une part l’icône (eikôn, l’un des noms grecs pour l’image) et d’autre part cette oikonomia qui, pour Xénophon et Aristote déjà, désignait la juste, la bonne gestion des échanges. Mais avant de nous tourner vers l’économie du visible, j’aimerais quand même dire quelques mots du grand supermarché esthétique que j’avais en tête, car son idée ou son ombre ne cessera de nous accompagner. * Ce que j’imaginais, ce n’était pas simplement, bien sûr, quelque centre commercial qui serait spécialisé dans les traitements esthétiques ou dans la vente de produits cosmétiques (encore que le centre commercial nous intéressera beaucoup, en tant que lieu commun filmique que l’on voit mis en scène aussi bien chez Jean-Luc Godard que Brian De Palma ou Quentin Tarantino 2). Parler d’un supermarché esthétique, c’était plutôt, d’une part, une manière d’indiquer que l’aisthêsis, que la sensation ou la perception sensible sont bel et bien un marché où se produisent des échanges : des images ou des sons y circulent, ainsi que des écoutes, des regards ou des points de vue. (Peut-être est-ce d’ailleurs le caractère intrinsèquement échangiste de la sensibilité ou de la sensationnalité, peut-être est-ce ce marché des échanges toujours déjà logé au cœur du sensible qui rend possible ce qu’il nous faudra bien décrire comme sa marchandisation sans précédent à l’époque du capitalisme globalisé.) Mais parler d’un super-marché esthétique (je détache maintenant à dessein, d’un trait d’union, le préfixe du radical), c’était aussi, d’autre part, une façon de rappeler que ce marché du sensible pourrait être considéré comme une structure superposée au marché tout court. Je songe bien entendu au fameux 2. Dans un remarquable article (« Out of the Past, Into the Supermarket », Film Quarterly, vol. 60, no 1, automne 2006), Erik Dussere montre comment, de Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) à Fight Club (David Fincher, 1999), le supermarché n’est plus simplement un lieu filmique parmi d’autres possibles, mais qu’il s’est généralisé en un « supermarché infini » (endless supermarket, p. 24). L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 15 mot de Marx qui, dans l’avant-propos à sa Critique de l’économie politique, parlait d’une « base réelle » (reale Basis), à savoir les rapports économiques de production, sur laquelle s’édifie ou s’élève une « superstructure » (Überbau) dont ferait partie ladite sphère de l’aisthêsis au même titre que l’ensemble des formes qualifiées pêle-mêle de « juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques 3 ». Le supermarché sensible de nos sensations, en somme, serait un marché des sens ou des perceptions sensorielles qui s’érigerait par-dessus le marché tout court. Et qui s’en trouverait déterminé, conditionné, au sens où Marx pouvait écrire que « le mode de production de la vie matérielle conditionne (bedingt) le processus de vie (Lebensprozeß) social, politique ou spirituel en général » (ibid.). Autrement dit : notre façon de percevoir – de voir, d’entendre, de sentir – serait le produit ou le reflet de rapports économiques et sociaux sous-jacents. Marx le suggère d’ailleurs très tôt et de manière tout à fait explicite dans ses Manuscrits de 1844 4 : « l’abolition (Aufhebung) de la propriété privée », c’est-à-dire le bouleversement de la base économique, dit-il, aurait des conséquences sur le système même de la sensorialité puisqu’il en résulterait une « émancipation totale de tous les sens (Sinne) humains » qui les libérerait de leur « aliénation » (Entfremdung). Deux pages plus loin, Marx affirme de façon saisissante et lapidaire que nos sens sont construits : « La formation [ou la fabrique : Bildung] des cinq sens est un travail (Arbeit) de toute l’histoire mondiale (Weltgeschichte) jusqu’à ce jour. » En écrivant ainsi que nos sens sont en quelque sorte des artéfacts ou des articles historiquement manufacturés, Marx, toutefois, n’en fait pas (ou pas encore) simplement les produits superstructurels d’une infrastructure économique. Il prend en effet l’exem3. Zur Kritik der Politischen Ökonomie, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Werke, vol. 13, Dietz Verlag, 1971, p. 8-9 ; traduction française (modifiée) de Maximilien Rubel et Louis Évrard, dans Karl Marx, Œuvres, I, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1963, p. 272-273. 4. Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, dans Werke, vol. 40, Dietz Verlag, 1968, p. 540 ; Manuscrits de 1844, traduction française (modifiée) de Jacques-Pierre Gougeon, Flammarion, 1996, p. 149. 16 LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE ple de la musique : « c’est d’abord (erst) la musique qui éveille (erweckt) le sens musical de l’homme », c’est elle qui forme ou modèle ce sens, note-t-il, avant d’en déduire que les sens de « l’homme en société » (des gesellschaftlichen Menschen) sont des sens autres que ceux de l’homme isolé, « non social » (ungesellschaftlichen). Or, si c’est d’abord la musique qui fabrique l’oreille, et si l’exemple musical doit servir ici de paradigme pour les sens en général, il faut en déduire que l’organisation de la sensation n’est pas seulement déterminée par ce que Marx appellera plus tard, en 1859, la « base réelle » : elle est également conditionnée, modelée par les productions artistiques ou esthétiques appartenant précisément à la superstructure. Dès lors, il faut dire que c’est l’objectivation, c’est l’extériorisation objectivante en général qui invente et façonne la sensorialité, laquelle ne cesse de se reconfigurer au fil de la transformation du réel par un travail humain qui s’y dépose ; Marx le formule ainsi, dans une phrase particulièrement dense et sinueuse 5 : « C’est seulement à travers la richesse objectivement déployée de l’essence de l’homme (erst durch den gegenständlich entfalteten Reichtum des menschlichen Wesens) que la richesse de la sensorialité (Sinnlichkeit) subjective de l’homme – une oreille musicale, un œil pour la beauté de la forme, bref, des sens capables de jouissances (Genüsse) humaines, des sens qui s’affirment comme des facultés essentielles (Wesenskräfte) propres à l’homme – est d’une part formée, d’autre part produite (teils erst ausgebildet, teils erst erzeugt). Car c’est par l’existence de leur objet, c’est par la nature humanisée que passe d’abord le devenir non seulement des cinq sens mais aussi des sens dits spirituels, des sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot le devenir du sens de l’homme ou de l’humanité (Menschlichkeit) des sens. » Nos organes des sens, en somme, ne sont jamais des « organes immédiats » (unmittelbaren Organen), comme le dit Marx quelques paragraphes plus haut, mais des « organes sociaux ». Ils constituent un sensorium partagé et divisé : une partition ou un partage du sensible 6. 5. Ibid., p. 541 ; je retraduis le plus littéralement possible. 6. Cf. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La fabrique, 2000. L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 17 * S’il a pu écrire que c’est la musique qui fabrique l’oreille, je me demande ce que Marx aurait dit du regard et du film, de ce cinéma qu’il n’a pas eu le temps de connaître (la première projection des frères Lumière a eu lieu douze ans après sa mort). Quant à nous, c’est bien le façonnage cinématographique de la vue et de la visibilité que nous interrogerons. Et c’est depuis le cinéma que nous tenterons de penser ce que je propose donc d’appeler une iconomie. Qu’est-ce à dire ? Et pourquoi le cinéma ? Même si le mot est évidemment un néologisme récent, l’idée d’une iconomie vient de loin, de bien plus loin que le cinéma. Elle remonte au moins à ce que Marie-José Mondzain a pu décrire, à partir du contexte de la crise iconoclaste à Byzance, comme une « économie iconique 7 ». En effet, hérité de Paul qui l’emploie notamment dans l’Épître aux Éphésiens (1, 10 et 3, 9), le mot oikonomia finit par acquérir dans la théologie chrétienne le sens d’« incarnation », puisque celle-ci fait partie du programme de la Providence, c’est-à-dire du gouvernement ou de la gestion économique divine. Or, cette oikonomia deviendra le terrain même d’une guerre des images : aux yeux des iconoclastes, l’hostie ou le « pain divin », en tant qu’incarnation du Christ, est la seule icône « non mensongère », à savoir « la véritable image de l’économie charnelle du Christ notre Dieu » (c’est ce que décréta le Concile de Hiereia, convoqué en 754 par l’empereur Constantin V). Dès lors, comme le 7. Cf. Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Le Seuil, 1996, p. 91 sq. C’est en citant et commentant l’ouvrage de Marie-José Mondzain que Susan Buck-Morss (« Visual Empire », Diacritics, vol. 37, no 2-3, été-automne 2007) utilise une fois le mot d’iconomy et deux fois celui d’iconomics (p. 183 et p. 185). Davide Panagia (Impressions of Hume. Cinematic Thinking and the Politics of Discontinuity, Rowman and Littlefield, 2013) propose le terme d’iconomy pour nommer « un espace de production et de circulation d’images » (a space of image production and circulation, p. 84), à savoir « l’esprit » (mind) selon Hume. Emmanuel Alloa, dans sa belle étude sur l’« état d’exception » de l’image, parle quant à lui d’Ikonomia (« Oikonomia. Der Ausnahmezustand des Bildes und seine byzantinische Begründung », BildÖkonomie. Haushalten mit Sichbarkeiten, textes réunis par Emmanuel Alloa et Francesca Falk, Wilhelm Fink, 2013, p. 310). 18 LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE démontre très rigoureusement Mondzain, « tous [l]es aspects de l’économie incarnationnelle se retrouveront intégralement dans l’économie iconique », c’est-à-dire dans « la distribution, l’administration et la gestion de toutes les visibilités 8 ». C’est depuis ce nœud généalogique, c’est depuis ce point nodal où se croisent les stemmas respectifs de l’image et de l’économie qu’il faut donc entendre le concept d’iconomie. Mais là où le nœud se resserre et commence à configurer strictement les contours du concept, c’est dans la numismatique, à laquelle Mondzain consacre quelques pages passionnantes. L’histoire de la frappe des monnaies, en effet, reflète – on aimerait dire : incarne – les conflits iconologiques que nous venons d’évoquer. D’une part, il y a ceux qui font imprimer sur leurs pièces l’image du Christ, comme le fit d’abord l’empereur Justinien II durant son premier règne (de 685 à 695) ; d’autre part, il y a ceux qui, comme les iconoclastes Léon III et son fils Constantin V, renoncent à toute représentation christique, allant même jusqu’à faire disparaître la croix. Ces pratiques numismatiques, écrit Mondzain, « montrent clairement l’association de l’iconographie à des signes fondateurs de la vie économique et des institutions politiques, dans des objets dont l’essence est la circulation elle-même » (p. 196). On voit dès lors poindre le concept d’iconomie au sens où nous l’entendrons lorsque Mondzain n’hésite pas à écrire que « l’image est dans la même situation que la monnaie elle-même », qu’elle ressemble « aux signes fiduciaires qui incarnent [...] les effets de la foi et du crédit » (p. 197). Ce qui est ainsi affirmé, c’est ce qu’on pourrait appeler la double équivalence iconomique : non seulement la monnaie est à l’image de l’image, mais l’image, à son tour, est à l’image de la monnaie. S’il est vrai, comme le dit Mondzain (p. 189), que « nous sommes aujourd’hui encore les héritiers et les propagateurs de 8. Image, icône, économie, op. cit., p. 49 et p. 52. Quant à la « règle » (horos) décrétée par le Concile de Hiereia, je me réfère à l’excellente présentation et traduction qu’en donne Marie-José Mondzain dans « L’image mensongère », Rue Descartes, no 8-9, novembre 1993, p. 20. Sur l’économie comme incarnation, voir également les remarques de Giorgio Agamben dans Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2, traduction française de Joël Gayraud et Martin Rueff, Le Seuil, 2008, notamment p. 68-69. L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 19 cet empire iconique » auquel la foi catholique dans l’économie charnelle a donné naissance, il aura fallu des relais, des passages qu’il n’est pas question de reconstituer ici (on pourrait par exemple s’arrêter longuement sur les transformations de cette incarnation du Christ qu’est l’hostie, la seule image véritable selon les iconoclastes : à partir du milieu du XIe siècle environ, on a commencé à la fabriquer, à la presser in modum denarii, « à la manière d’une monnaie 9 »). Mais il importait de laisser au moins entrevoir l’épaisseur stratifiée de l’histoire dans laquelle s’enracine notre approche iconomique. Passer de l’iconoclasme byzantin aux photogrammes du cinéma, dira-t-on alors, c’est un sacré saut. Et l’on se demandera peut-être : pourquoi restreindre au film notre enquête sur l’iconomie ? Il semble bien, en effet, que ce soit en limiter la portée à une invention tardive (récente) et à des images d’un genre très circonscrit. Mais sommes-nous si sûrs, suis-je tenté de répondre, qu’il y a bien là une restriction ou une limitation ? Le film n’est-il pas au contraire le nom d’une généralisation sans limites de l’équivalence iconomique entre l’image et l’argent ? C’est ce que suggère de manière saisissante une phrase de Gilles Deleuze dans L’Image-temps, une phrase que nous ne cesserons de lire et de relire : « L’argent », écrit-il (je souligne), « est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit 10. » Nous allons prêter l’oreille aux résonances de cette phrase, à son contexte, à ses ramifications. Nous l’ausculterons et la déplierons de tant de manières possibles. Mais nous pouvons dire d’ores et déjà que, à suivre Deleuze, ce sont bien toutes les images qui, avec le cinéma, sont devenues le recto d’un verso monétaire qu’elles portent structurellement inscrit dans leur dos. Toutes les images, oui, car le cinéma est pour Deleuze bien plus que le nom du dispositif technique qui s’est développé à 9. Cf. le remarquable article d’Aden Kumler, « The Multiplication of the Species. Eucharistic Morphology in the Middle Ages », dans RES. Anthropology and Aesthetics, no 59-60, 2011, p. 187-188. L’expression latine in modum denarii se trouve par exemple dans l’Eucharistion d’Honorius Augustodunensis (XIIe siècle) et dans le Rationale Divinorum Officiorum de Guillaume Durand (vers 1286). 10. L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 104. 20 LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE partir des projections proposées par les frères Lumière en 1895. Il est, ni plus ni moins, le nom du monde (« l’univers », écrit Deleuze en lisant Bergson, « comme cinéma en soi, un métacinéma 11 »). Et dès lors, c’est une série de questions abyssales qui promet de s’ouvrir sous chacun de nos pas au cours de notre approche filmique de l’iconomie. Dans la formule deleuzienne sur l’argent formant le revers de toutes les images de cinéma, que faudra-t-il entendre, en effet, par « cinéma » ? Quelle portée devra-t-on donner à cette formule qui semble vouée à osciller, à s’affoler entre un sens que l’on voudrait confiner dans l’iconomie restreinte du film et un sens hyperbolique qui nous emporterait vers une iconomie générale à l’échelle de l’univers ? Autant d’interrogations qui reviendront aussi à nous demander, dans la résonance de notre brève traversée des Manuscrits de 1844 de Marx : y aurait-il un marché du visible qui précéderait, qui déborderait le commerce des images au sens supposé strict du mot ? Y aurait-il un marché plus grand, une archi-économie des images, autrement dit : un super- ou hypermarché de la visibilité qui serait le pendant (l’« envers ») de ce métacinéma qu’est le monde pour Deleuze ? * Laissons patienter ces questions et feignons de croire, pour un temps, que Deleuze parle du cinéma au sens courant 11. L’Image-mouvement, Minuit, 1983, p. 88. Comme le dit très bien Jacques Rancière (« D’une image à l’autre ? Deleuze et les âges du cinéma », dans La Fable cinématographique, Le Seuil, 2001, p. 148) : « [...] le cinéma n’est pas le nom d’un art. C’est le nom du monde. » On pourrait trouver chez Jean-Luc Nancy (« Cinéfile et cinémonde », dans Trafic, no 50, mai 2004) une version un peu plus restreinte du même énoncé, à savoir que le cinéma serait un « existential », c’est-à-dire « une condition de possibilité de l’exister ». J’ai moi-même proposé, dans L’Apocalypse-cinéma (Capricci, 2012, p. 142), de reprendre et de détourner une fameuse (trop fameuse) phrase de Derrida – « il n’y a pas de hors-texte » – pour décrire la structure archi-filmique du monde et de l’expérience du monde. Il n’y a pas de hors-film, disais-je dès lors, parce que le réel auquel on pourrait vouloir opposer le cinéma a déjà, lui aussi, la structure du cinéma. Dans La Technique et le temps, III, Le temps du cinéma et la question du mal-être (Galilée, 2001), Bernard Stiegler utilise quant à lui le terme d’« archicinéma » pour nommer « le cinéma de la conscience », c’est-à-dire la conscience comme cinéma (p. 24). L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 21 lorsqu’il écrit (nous le relirons encore et encore) : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit. » Comment comprendre cette phrase ? On est bien sûr tenté d’y voir un énoncé faisant écho à ce que nombre de films de Godard mettent explicitement en scène, à savoir que la tâche du cinéma, c’est de rendre compte de ses propres conditions de production. Ou mieux : d’être comptable de (c’est-à-dire aussi responsable de) lui-même. Ainsi, juste après le générique de Tout va bien (1972, « un film réalisé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin »), juste après cette minute et demie scandée par le bruit d’un clap et par des voix qui énumèrent les prises (« Tout va bien, 3B deuxième »), on entend la voix off masculine qui dit : « J’veux faire un film. » La voix féminine lui répond : « Pour faire un film, faut de l’argent. » Et le film montre alors les dépenses qui le rendent possible : chaque réalisateur (Godard, Gorin) a droit à un chèque libellé en pourcentage (« onze et demi pour cent » pour la « mise en scène ») ; puis « sept mille francs » pour le « scénario », « soixante-six mille francs » pour la « photographie », « vingt-trois mille neuf cents francs » pour le « son », « trente-huit mille huit cents francs » pour les « assistants », etc. Tous les corps de métier y passent, jusqu’aux « petits rôles » (« cent trente mille trois cents francs ») et à la « figuration » (« soixante-quatre mille cent deux francs »), en finissant par les « charges sociales » (« cent quatre-vingt-treize mille huit cent vingt-deux francs ») et les « imprévus » (« dix pour cent »). Chaque fois, un pouce et un index saisissent le chèque par le coin supérieur droit de l’écran et le détachent du carnet, en un lent et 22 LE SUPERMARCHÉ DU VISIBLE monotone feuilletage. Sorte de folioscope ou de flipbook qui, à la limite, ferait coïncider le film avec l’effeuillage du carnet de chèques. Le dialogue entre les deux voix off continue quand apparaissent les noms des stars. « Yves Montand », lit-on à l’écran, tandis que la voix féminine énonce : « Si on prend des vedettes, on nous donnera de l’argent. » Et la voix masculine de répondre : « Bon, alors il n’y a qu’à prendre des vedettes. » Le feuilletage reprend un instant (« vingt-trois pour cent » à une « vedette internationale », lit-on sur l’un des deux chèques qui restaient donc à payer), avant que la voix féminine ne demande : « Et qu’est-ce que tu vas leur raconter, à Yves Montand et Jane Fonda ? Parce que les acteurs, pour qu’ils acceptent, il leur faut une histoire. » Si bien que l’histoire aussi semble faire partie du marché, comme une sorte de crédit ou d’avance sur le film. « Une histoire d’amour, en général », conclut la voix féminine, ponctuée par l’arrachement du dernier chèque restant, celui de la seconde « vedette internationale », elle aussi payée « vingt-trois pour cent ». Le temps de cet après-générique, c’est donc celui de la monotone inscription fiduciaire qui donne à entendre, en boucle, le frottement irritant du feutre sur le papier et le bruit des feuilles – des chèques – que l’on arrache. Que l’écriture du film, que la cinématographie ne soit au fond rien d’autre que la scène de sa propre dépense, c’est ce que Godard répète sur tous les tons. Dans Scénario du film Passion (1982, tourné après Passion), le cinéaste, à sa table de montage, va ainsi jusqu’à dire que le scénario serait au bout du compte une invention comptable, pour rendre compte 12 : 12. Je transcris littéralement son monologue. L’idée qu’un film serait sa propre comptabilité est au fond une variante d’une remarque souvent attribuée à Godard – mais peut-être apocryphe –, à savoir qu’« un film devrait toujours être le documentaire de son propre tournage » (cité par Raymond Bellour dans L’Entre-images : photo, cinéma, vidéo, vol. 1, La Différence, 1990, p. 148). Alain Bergala l’attribue quant à lui à Rossellini : « Rossellini a sans doute été le premier cinéaste persuadé que de toute façon, quoi qu’on fasse, quelle que soit la volonté d’inventer une fiction, un film est toujours le documentaire de son propre tournage. » (Cf. Alain Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », préface à Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, Éditions de l’Étoile, 1984, p. 27.) L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 23 « Moi je pense que... on voit d’abord le monde et on l’écrit ensuite. Et que là, le monde que décrit Passion, bon, il fallait d’abord le voir, voir, voir s’il existait, pour pouvoir le filmer. Du reste, je crois, je crois bien que les premiers signes d’écriture, Mycènes avant Athènes, les premières traces d’écriture, c’est les marchands qui ont inventé l’écriture [...]. Et le cinéma, du reste, qui copie la vie, le cinéma qui est venu de la vie, qui représente la vie, le cinéma a commencé comme ça : on ne faisait pas de scénarios, on ne les écrivait pas, on partait et on tournait. Mack Sennett [1880-1960, surnommé The King of Comedy à l’époque du muet], dans son petit studio d’Hollywood qui ne s’appelait pas encore Hollywood, il partait avec une voiture, un copain déguisé en flic, une fille déguisée en baigneuse et puis un jeune homme qui faisait l’amoureux – il partait, il tournait et puis, petit à petit, avec le succès, il en faisait de plus en plus, chaque jour, ça coûtait de l’argent, puis le comptable s’affolait parce qu’il ne savait pas comment était passé (sic) l’argent. Alors le comptable, il a écrit : une baigneuse, 100 francs ; un flic, 50 francs ; un amoureux, 3 dollars. Et puis, petit à petit, c’est ça, un flic, une amoureuse, mais c’était : un flic est amoureux d’une baigneuse qui est poursuivie par son amoureux. Et ça vient de la comptabilité, le scénario vient de la comptabilité, a d’abord été une trace, une trace de comment on a dépensé l’argent. Mais on voyait d’abord. Et là, je voulais voir. » C’est ici, très exactement, que s’ouvrira pour nous l’écart entre les propos de Godard et la formule de Deleuze. Car selon Godard, on l’a lu, le voir vient avant la comptabilité, qui n’en est que la notation a posteriori (deux fois postérieure, même, puisqu’on voit d’abord, on enregistre ensuite ce qu’on voit et, enfin, on écrit le scénario comme compte rendu de ce qui est déjà enregistré). Comme s’il y avait une pureté de la vue, donc, comme s’il y avait une visibilité qui ne serait pas déjà contaminée par l’économie comptable et ne devrait rien au marché. Tandis que Deleuze nous donnera à penser que tout ce qui est visible au cinéma – c’est-à-dire aussi, si l’on accepte de se laisser entraîner vers une iconomie générale, ce qui est visible tout court – ne l’est que parce que l’argent est déjà là au revers de chaque image ou chaque photogramme en puissance. Mais n’allons pas trop vite. Car nous ne savons pas encore ce qu’« argent » veut dire dans la formule deleuzienne (« l’argent est l’envers de toutes les images... »). TABLE 1. L’ARGENT, OU L’ENVERS DES IMAGES 2. POINT D’ÉCHANGE, OU L’IMAGE-DETTE 3. L’INNERVATION, OU LE REGARD DU CAPITAL SUPPLÉMENTS ............................. 11 ......................... 47 ................. 69 ..................................................................... 123 Produits dérivés : l’œil de Godzilla ........................................... Scènes coupées : les portes et le passe-vues dans Pickpocket et Obsession .................................................................................... Scènes coupées : trois variations sur le temps et l’argent ........ Galerie de photos : Blow-Up, ou pourquoi il n’y a pas d’images Repérages : 23, rue Bénard, Paris 14e ....................................... Scène coupée : les fluctuations de la caméra déchaînée (L’Herbier) ............................................................................................ Scènes coupées : le fétichisme général des Marx ..................... Scènes coupées : l’amortissement du regard (King Kong) ....... Formats : la plus-définition (Redacted) ..................................... CRÉDITS .............................................................................. 125 130 134 138 146 148 150 154 160 171