Université de Montréal
Femmes canadiennes et intimités transnationales
Mobilités, ancrages et réunification conjugale
par Karine Geoffrion
Département d’anthropologie
Faculté des arts et des sciences
Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales
en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
en anthropologie
Août 2017
© Karine Geoffrion, 2017
Résumé
Dans un contexte global caractérisé aussi bien par une circulation accrue de
l’information, des idées, des personnes et des biens, que par un resserrement des frontières
nationales, quelles dynamiques sont à l’œuvre dans le développement de relations intimes et
de projets conjugaux entre des femmes canadiennes et des hommes originaires d’un pays du
Sud ? Cette recherche anthropologique détaille l’expérience vécue de la rencontre amoureuse,
du développement de la relation intime en co-présence physique et à distance, du mariage et
de la réunification conjugale au Canada, en s’appuyant sur les récits de trajectoires
amoureuses et de trajectoires de mobilité de femmes canadiennes en couple avec un homme
originaire d’un pays du Sud, sur dix-huit mois d’observation participante au sein de deux
groupes de soutien en ligne destinés à ces femmes, ainsi que sur des entretiens avec d’autres
acteurs-clefs.
Premièrement, la thèse se penche sur la rencontre amoureuse et sur le processus de
développement de l’intimité conjugale. Il apparaît que les dynamiques de conjugalité, de
mobilité et d’ancrage géographique sont interreliées, mais diffèrent selon que la femme
canadienne ait vécu dans le pays de son conjoint pour une période de temps prolongée ou que
la relation se soit développée principalement à distance—lorsque la rencontre se fait sur
Internet ou lors d’un séjour de vacances. Pour les premières, la destination choisie et le
parcours conjugal constituent la suite d’une familiarisation avec l’altérité qui a commencé tôt
dans leur vie. Pour les secondes, l’intimité conjugale à distance génère une forme d’hyper
mobilité amoureuse fondée sur l’intensité et la fréquence des visites au conjoint, ainsi que sur
une utilisation extensive des technologies de la communication. Toutefois, dans les deux cas,
les contraintes à la mobilité de leur conjoint deviennent rapidement une limite au
développement de la relation.
Deuxièmement, la thèse explore l’expérience vécue du processus de réunification
conjugale au Canada. Parce qu’il exige un investissement important de la part des femmes, ce
processus bureaucratique est empreint d’une charge émotionnelle et d’une valeur symbolique
i
qui contribuent à la réification du projet conjugal chez les femmes. Or, la légitimité de la
relation intime est questionnée tout au long du processus—à travers les formulaires à remplir
et les entrevues avec des agents d’immigration. Ainsi, ces procédures administratives sont
vécues comme autant d’embuches à la réalisation de leur couple. Cette « économie du doute »
engendre une réflexivité importante chez les femmes et contribue ainsi à créer un processus
intersubjectif de ré-articulation et de re-production des normes canadiennes en matière
d’(in)authenticité conjugale.
Finalement, nous montrons comment les trajectoires de mobilité transnationale,
d’ancrage géographique et de conjugalité sont intimement liées. Le projet conjugal avec un
homme originaire d’un pays du Sud propulse la mobilité à la fois géographique et virtuelle des
femmes canadiennes et permet ainsi de renforcer leur habitus transnational. Toutefois, le
processus de réunification conjugale, en faisant office de frontière nationale et morale,
contribue à augmenter la vulnérabilité des femmes et remet en question leur habileté (et leur
droit) à faire un choix matrimonial.
Mots-clés : Réunification conjugale, mariage binational, amour, mobilité, femmes,
immigration, Canada, rencontre, technologies de la communication, anthropologie
ii
Abstract
In a global context characterized as much by its flows of information, ideas, people and
goods as by the increasing impermeability of national borders, what are the dynamics at play
in the development of intimacies and conjugal projects between Canadian women and men
from the Global South? This anthropological study explores the lived experience of the
romantic encounter, the development of intimacy during periods of physical co-presence and
periods of separateness, marriage and the Canadian spousal reunification process from the
perspective of Canadian women involved in transnational relationships with men from the
Global South. It draws on the women’s narratives of their conjugal and mobility trajectories,
on eighteen months of participant observation in two online support group designed for
women in binational relationships, as well as on interviews with other key actors.
First, this thesis examines the romantic encounter and at the development of intimacy.
It appears that for the women, the dynamics of conjugality, mobility and dwelling are all
interconnected. However, they differ depending on whether the women lived in the country of
her partner or the relationship developed mainly at a distance, such as when the romantic
encounter occurred on the Internet or during a vacation trip. In the first case, the choice of
destination and the conjugal trajectory of the women are generally the continuation of a
familiarization with alterity that started early in their lives. In the second case, the women’s
transnational intimacy generates a form of romantic hyper-mobility fueled by the intensity and
the frequency of the visits to their husband, and by an extensive use of communication
technologies. However, in both cases, the man’s mobility constraints rapidly become a
limitation to the development of the relationship.
Second, this thesis explores the lived experience of the Canadian spousal reunification
process. This bureaucratic process represents such a great investment on the part of the women
that it becomes emotionally loaded and acquires great symbolic value, which, in turn,
contributes to the reification of the women’s conjugal project. However, the legitimacy of the
relationship is constantly questioned throughout the process—in forms to fill out and in
iii
interviews with immigration agents. Hence, the difficulties encountered in the reunification
procedures are experienced as a set of administrative trials imposed on their relationship.
Because of their first hand experience of this “economy of suspicion”, the women sponsors
develop increased reflexivity about their couple relationship and form support networks where
information and experiences are shared and discussed and where they question, redefine and
reproduce conjugal norms.
Finally, this study demonstrates how trajectories of mobility, dwelling and conjugality
are intimately connected. Canadian women’s matrimonial projects with men from the Global
South propel their geographical and virtual mobility and thus reinforce their transnational
habitus. However, the spousal reunification process acts as a national and a moral border. It
contributes to augment the vulnerability of the women, and questions their ability (and their
right) to make a legitimate matrimonial choice.
Keywords : Spousal reunification, binational marriage, love, mobility, women, immigration,
Canada, encounter, communication technologies, anthropology
iv
Table des matières
RESUME
I
ABSTRACT
III
TABLE DES MATIERES
V
LISTE DES SIGLES ET DES ABREVIATIONS
X
REMERCIEMENTS
XII
INTRODUCTION
1
Prélude autobiographique : de l’expérience vécue à la recherche
1
CHAPITRE 1. LES COUPLES « NORD-SUD » ET LA MIGRATION PAR LE MARIAGE : CONTEXTE
ET ETAT DE LA LITTERATURE
8
Introduction
8
1.1. Le choix d’un conjoint d’une autre nationalité
10
1.1.1. Globalisation des marchés conjugaux : une valorisation de la mixité conjugale? 13
1.2. Le tourisme de romance: focus sur les inégalités sociales entre les partenaires
17
1.2.1. Femmes occidentales : tourisme sexuel ou de romance ?
21
1.2.2. Quelques critiques de la perspective postcoloniale
24
1.2.3. Complexité, émotions et relations à plus long terme
26
1.3. Couples binationaux et migration: entre authenticité et instrumentalité
27
1.3.1. Émotions et intérêt dans les mariages Nord-Sud
30
1.3.2. Tensions entre des relations conjugales et un processus bureaucratique
31
1.3.3. Les pratiques d’évaluation des mariages binationaux : l’amour romantique comme
gage d’authenticité ?
33
1.3.4. Le travail des agents d’immigration
36
Conclusion. Quelques pistes de réflexion
38
CHAPITRE 2. L’ENQUETE ET SES CADRES
41
2.1. Le contexte canadien en matière de mixité et de réunification conjugale
2.1.1. Les couples mixtes au Canada
43
43
v
2.1.2. Contexte historique de la migration familiale au Canada
44
2.1.3. La stigmatisation des couples Nord-Sud : la peur du « mariage frauduleux »
46
2.1.4. Le processus de réunification conjugale
48
2.2. Le projet de recherche
50
2.2.1. Questions de recherche et objectifs
50
2.3 Cadre conceptuel et ancrages théoriques
52
2.3.1. La mixité conjugale : usage et limites du concept
52
2.3.2. Couples transnationaux
53
2.3.3. Intimités transnationales : au delà du débat authenticité-instrumentalité
55
2.3. Méthodologie
62
2.3.1. La collecte de données : types de méthodes et recrutement des participants
63
2.3.2. Mon corpus : les profils des participantes
72
2.3.3. L’analyse des données : émergence des thèmes et sous-thèmes
75
2.3.4. Ma position: entre chercheure et participante à la recherche
76
Conclusion. Les contributions et les limites de la recherche
78
CHAPITRE 3. DE LA COOPERATION INTERNATIONALE A LA MIXITE CONJUGALE : « WOMEN
OUT-OF-PLACE » ?
80
3.1. Des femmes mobiles et ancrées
82
3.2. Des trajectoires de vie propices à la formation de couples Nord-Sud
84
3.2.1. Une quête d’altérité « extrême »
90
3.2.2. L’expérience de mobilité en pays du Sud : un « coup de foudre »
93
3.3. Un attachement profond à une localité du Sud
3.3.1. La construction d’un « chez-soi » dans une localité du Sud
94
97
3.4. Entrer en relation intime avec un homme local : la suite logique de la trajectoire d’
« intimisation » de l’altérité
100
3.4.1. Quand l’amoureux devient un pont vers la culture locale
3.5. Le désir de désembourgeoisement, cette autre facette de la quête d’altérité
3.5.1. Le milieu social d’origine du conjoint : le comble de l’altérité ?
100
104
107
3.6. Opter pour un retour-migration au Canada
110
Conclusion
110
vi
CHAPITRE 4. DE LA MIXITE CONJUGALE A LA MOBILITE AMOUREUSE : GERER LA DISTANCE
QUI NOUS SEPARE
113
Introduction. Mobilités et connectivités amoureuses
113
4.1. Le cas des rencontres amoureuses par Internet : quand l’intimité se développe à
distance
116
4.1.1. Le récit de la (non)rencontre amoureuse en ligne
116
4.1.2. La première rencontre physique
120
4.2. Les modalités de l’être-ensemble
127
4.2.1. Les contraintes à la mobilité de l’amoureux
127
4.2.2. Des voyages ciblés et répétés
128
4.3. Les visites au conjoint: une expérience sensuelle liminale ?
131
4.4. Le rapport au pays du conjoint
134
4.4.1. La relation intime prime sur l’attachement à un pays
134
4.4.2. Apprivoiser le pays, la famille et la culture du conjoint
135
4.4.3. Devenir une « groupie » du pays du conjoint
136
4.5. L’intimité à distance : l’importance de la communication
137
4.5.1. L’utilisation des TIC
138
4.5.2. La normalisation de la distance ?
143
Conclusion
145
CHAPITRE 5. L’EXPERIENCE VECUE DU PROCESSUS DE PARRAINAGE DU CONJOINT : UN
INVESTISSEMENT EN TEMPS, ARGENT, ENERGIE ET EMOTIONS
147
Introduction
148
5.1. Des récits de détermination
150
5.1.1. Les risques
151
5.1.2. « C’est un travail à temps plein »
154
5.1.3. La complexité des procédures : les « Douze travaux d’Astérix »
156
5.2. L’attente et les coûts émotionnels du processus de parrainage
159
5.2.1. La texture de l’attente durant le processus de réunification conjugale
159
5.2.2. Les montagnes russes émotionnelles
165
5.3. « Mon plus grand projet à vie» : la réification du projet de parrainage
5.3.1. Le rôle du groupe de soutien virtuel dans l’expérience vécue du parrainage
vii
169
172
5.3.2. Le bonheur réside dans le foyer conjugal
173
5.3.3. Une vision manichéenne du processus de réunification conjugale
175
Conclusion
177
CHAPITRE 6. UN MARIAGE (NON) AUTHENTIQUE ? VERS UNE CO-CONSTRUCTION DE
L’AUTHENTICITE CONJUGALE
179
Introduction. Fraude sentimentale et contrôle de l’immigration par le mariage
179
6.1. « Mariage non-authentique » : le paradoxe du mariage-pour-l’Immigration
183
6.1.1. L’injonction au mariage
184
6.1.2. La demande en mariage…par la femme
190
6.2. La constitution de preuves d’authenticité de la relation
192
6.2.1. Les stratégies de contournement des attentes de l’immigration
194
6.2.2. Les marqueurs d’inauthenticité dans le dossier d’immigration
200
6.2.3. Loto-immigration
204
6.3. Les effets de l’idéal d’authenticité conjugale sur la relation au Canada
206
6.3.1. La création d’un doute à long terme
206
6.3.2. La honte de l’échec
207
6.3.3. Pas de regret
209
Conclusion. Vers une co-construction de l’authenticité conjugale chez les couples
binationaux
210
CHAPITRE 7. ENJEUX ET PISTES DE REFLEXION
7.1. Constats : portée empirique et conceptuelle
213
214
7.1.1. La démocratisation d’un « habitus transnational » et son effet sur les formations
conjugales des femmes canadiennes
214
7.1.2. Conjugalité, mobilité et frontières
216
7.1.3. Amour, conjugalité, bonheur et authenticité
220
7.2. Pistes de recherche : questions de genre et de reconstitution des familles
224
7.2.1. Qui sont les hommes migrants par le mariage ?
225
7.2.2. Genre, nation et vulnérabilités
226
7.2.3. L’(in)stabilité des ménages binationaux
227
viii
7.2.4. Les enfants de couples transnationaux : constitution et reconstitution des familles
228
CONCLUSION
230
BIBLIOGRAPHIE
232
ANNEXE I. GUIDE D’ENTRETIEN THEMATIQUE
ANNEXE II. SYNOPSIS DES HISTOIRES DES PARTICIPANTES
ANNEXE III. TABLEAU SYNTHESE DES COUPLES ET DE LEUR PARRAINAGE
ix
I
II
XIX
Liste des sigles et des abréviations
ONG. : Organisation non gouvernementale
TIC : Technologies de l’information et de la communication
x
À ma fille Yasmin. Tu es mon amour, mon ancrage, ma mobilité.
xi
Remerciements
Les gens qui me sont proches vous le diront tous, je suis une personne disciplinée et
qui n’a pas peur du travail; et du travail, j’en ai mis dans l’élaboration de ce projet de
recherche et dans la rédaction de cet ouvrage. N’empêche que, sans le soutien de tous ceux
que j’aime cette thèse n’aurait pas vue le jour. En réalité, tellement de personnes ont contribué
à cet ouvrage, souvent sans en avoir conscience, que je ne sais pas trop qui remercier en
premier.
J’ai la chance d’avoir près de moi une personne absolument fantastique. Deirdre
Meintel. Tu as joué beaucoup de rôles dans ma vie et la supervision de thèse n’en est qu’un.
Mentor, amie, confidente, superviseure, c’est toi qui est à l’origine de cette thèse, qui en a
parcouru toutes les étapes à mes côtés et qui m’a donné le courage de la conclure. Tu as vu le
potentiel qui était en moi alors que je n’en connaissais pas encore l’existence. Ce sont tes
paroles sages qui m’ont fait revenir au Canada pour y commencer un doctorat, alors que cela
ne faisait pas partie de mes plans. Tu m’as aidé à grandir, à murir. J’ai pour toi une gratitude,
une estime et une reconnaissance qui dépasse les mots.
J’ai dédié cette thèse à ma fille, que j’aime plus que tout au monde; mais je dois aussi
la remercier, parce que sans elle, je n’aurais sans doute pas acquis la discipline nécessaire au
travail solitaire que représente un projet de thèse. Elle m’a aussi obligée à garder un rythme de
vie équilibré, parce que les soirs et les fins de semaine, mon rôle de maman me ramenait sur
terre ou plutôt, au parc, à la pataugeoire, au cinéma ou tout simplement chez-nous, à vivre le
quotidien. D’ailleurs, mon quotidien a aussi été facilité et agrémenté par Gordon, qui a tout
fait pour alléger le travail de maison en allant chercher des mets préparés pour me permettre
de travailler plus tard le soir ou tout simplement, de me reposer les fins de semaine. Gordon,
qui est entré dans notre vie il y a de cela près de quatre ans, soit au début de l’élaboration du
projet de recherche qui a mené à cette thèse, m’a accompagné à travers tout le processus. Il a
enduré mes sautes d’humeur et mes (petites) périodes de découragement sans jamais se
xii
plaindre. Au contraire, il m’a toujours encouragée. Kinjaru, celui qui porte le succès des autres
sans jamais attendre de reconnaissance, je te porte toute ma gratitude et mon amour.
Ma maman chérie, je te dédie cette thèse, à toi aussi. Je sais que tu as préparé un
espace sur le mur de ta maison pour y accueillir mon diplôme. Je suis une fille choyée et
comblée. Tu m’as permis d’avancer mon travail et de rencontrer mes deadlines en me
soulageant souvent de mon rôle de maman. Merci pour tous les weekends, les périodes de
vacances et les soirs où tu as gardé Yasmin. Merci pour tous les petits plats et les sacs
d’épicerie que tu as déposé chez nous en milieu de journée, comme ça, pour m’aider. C’est
grâce à toi (et un tout petit peu à Pierre) si j’ai pu terminer ce projet (et bien d’autres!)
Merci aussi à toutes les autres personnes qui m’ont soutenue et encouragée et qui font
de mon quotidien un monde si beau, si joyeux. Papou, merci infiniment pour ta présence, ton
soutien, les bouteilles de vin et les bonnes bouffes! Ton soutien financier m’a rendu la vie
tellement plus facile! Viviane, merci d’avoir pris le temps de réviser ma thèse en entier et
merci pour ton amitié et nos collaborations. Ton soutien dans les derniers moments de
rédaction me touche infiniment. Ma chère amie Laure (et Antoine), merci pour tes textos
d’encouragement et pour la légèreté de nos soirées d’été et de nos sorties. Marie, la gardienne
de Yasmin : j’ai le cœur et la tête en paix quand Yasmin est avec toi. Reagan, sans toi, cette
thèse aurait eu un thème complètement différent. Mansah, tu es un modèle, un mentor, une
inspiration et une amie merveilleuse. Noura et Pierre, merci de votre amitié. Marie-Jeanne,
merci pour l’inspiration et pour tes encouragements.
Un énorme merci à toutes les femmes qui m’ont fait confiance et qui ont partagé leur
histoire intime avec moi, ainsi qu’à toutes celles dont j’ai pu récolter des bribes d’expérience
via les groupes de soutien en ligne. Un merci tout particulier à « Diane », la fondatrice du
groupe de soutien au parrainage qui est devenue une informatrice clé et qui m’a donné du
feedback sur mes chapitres de résultat. Je vous suis infiniment reconnaissante. J’espère avoir
rapporté votre vécu avec justesse et avoir contribué à faire entendre votre cause. Je souhaite
xiii
beaucoup de courage à celles qui entament le processus de parrainage. Ce n’est pas facile de
naviguer contre les normes conjugales et les frontières nationales. Vous êtes des pionnières.
Enfin, je souhaite remercier le CRSH de m’avoir octroyé une bourse doctorale qui m’a
permis de m’affairer uniquement à ma thèse pendant trois ans; le département d’anthropologie
et le CEETUM pour les bourses de mobilité qui m’ont permis de participer à des colloques
nationaux et internationaux et qui sont des lieux d’échange riches et féconds; la FES de
l’Université de Montréal, pour la bourse de fin de rédaction; et le département de sociologie et
d’anthropologie de l’Université de Cape Coast au Ghana, qui m’a donné ma chance dans le
milieu
académique
et
qui
m’a
soutenue
xiv
dans
mon
projet
d’étude
doctoral.
Introduction
Prélude autobiographique : de l’expérience vécue à la recherche
C’était une chaude journée de septembre 2009. J’avais vingt-huit ans. Cela faisait déjà
presque deux ans que j’habitais au Ghana. Mon contrat de coopération internationale s’était
terminé en mars. Depuis, j’avais fait une entrevue d’embauche pour enseigner dans une
université ghanéenne, mais les choses trainaient, et mes ressources financières baissaient à
vue d’œil. Dans la petite ville côtière où se trouvait l’université et où je devais m’installer,
j’avais loué une petite chambre pour Alhassan, l’un de mes deux fils adoptifs, près de l’atelier
de soudure où il avait été accepté en tant qu’apprenti. En attendant de me trouver un travail,
je partageais sa chambre rudimentaire. Tous les matins, il allait me chercher de l’eau au puits
pour que je puisse me laver. Quand j’en avais assez de dormir sur une natte posée directement
sur le sol en ciment de la chambre, j’allais rendre visite à une copine qui habitait dans une
maison toute équipée, fournie par son employeur à Accra, la capitale du Ghana. Le trajet
jusqu’à Accra durait environ trois heures. De là, je devais prendre un autre transport local
pour me rendre chez ma copine.
J’adorais me rendre à Accra. Je descendais toujours à Kaneshi, la centrale de bus qui
desservait l’Ouest de la ville. Kaneshi était un endroit bouillonnant d’activité. L’espace des
trottoirs était occupé par des marchandises de toutes sorte : gadgets électroniques, téléphones
cellulaires, vêtements, bijoux, friandises et lunettes de soleil étaient étalés directement au sol
ou sur des displays rudimentaires. Des vendeurs ambulants interpelaient inlassablement les
passants. Le large boulevard qui bordait la gare au sud exhumait ses gaz toxiques. Les
ronronnements de voitures, les klaxons et la musique crachée par les haut-parleurs bas de
gamme servaient de bruit de fond, qu’essayaient de couvrir tant bien que mal par leurs cris
les vendeurs de médicaments miracles, les assistants de bus qui annonçaient les destinations
et les départs et les prêcheurs scandant les versets d’une fin du monde imminente. La chaleur,
la poussière et les odeurs, à la fois riches, nauséabondes et appétissantes de l’urine, des
égouts, de la friture, des étalages de poisson séché, de sueur et de lotion hydratante au cacao,
m’ont toujours émerveillées. J’adorais me rendre à cette gare, seule, dans toute ma
blancheur, au milieu de cet espace populaire de l’Afrique de l’Ouest. Et le fait que je sois
capable de naviguer dans ce milieu où les occidentaux faisaient figure d’exception me
remplissait d’une certaine fierté. J’aimais vivre au Ghana. Je m’y sentais bien. Je m’y sentais
chez-moi.
Cette journée là, le bus qui devait me conduire jusque chez ma copine se remplissait
rapidement. J’étais assise juste derrière le chauffeur, coincée entre le hublot qui trouait la
carrosserie de la fourgonnette décrépite et mon voisin. La banquette de cuirette noir qui avait
chauffé au soleil pendant plus d’une heure me brulait les cuisses sous ma jupe de coton jaune
clair trop mince. Un jeune homme d’une vingtaine d’années a acheté un mouchoir en tissu à
une vendeuse itinérante, m’écrasant légèrement de son corps pour atteindre l’ouverture de la
fenêtre afin de conclure la transaction, et me l’a offert pour que je puisse m’assoir dessus. Je
me souviens de la chaleur torride, accentuée par la proximité des corps dans l’espace
restreint de la cabine de bus. Nous avons commencé à discuter. Rapidement, nous nous
sommes rendus compte que nous avions des amis en commun. En fait, il avait grandit dans le
même quartier que le mari d’une copine canadienne. Il était déterminé à me prouver qu’il
n’était pas comme ce dernier. Il allait à son travail et son arrêt est arrivé trop vite. Il m’a
demandé mon numéro de téléphone. Sans réfléchir, je le lui ai donné. Je ne connaissais même
pas son nom.
Dans les semaines qui suivirent, nous nous sommes revus quelques fois. Le soir où
nous nous sommes donné rendez-vous à la buvette du jardin botanique, il y avait de
l’électricité dans l’air. Nous avions bu quelques bières et nous marchions dans les sentiers
boisés, grossièrement aménagés. C’était la brunante. Le sol dégageait ses effluves riches de
terre humide. Je me souviens encore du chant puissant des grenouilles, lesquelles étaient
cachées par la brume épaisse qui s’était installée autour de nous. Nous nous sommes
embrassés.
Nous sommes tombés amoureux rapidement. Un an est passé. Nous nous sommes
fiancés. Nous étions bien installés au Ghana, mais je voulais qu’il vienne avec moi pendant les
vacances de noël pour rencontrer ma famille et mes amis. Nous avions monté un dossier de
2
demande de visa de visiteur que nous avions envoyé au haut commissariat du Canada à
Accra, mais ce dernier a été refusé, sous prétexte que les liens qui le retenaient au Ghana
n’étaient pas assez « forts ». J’étais à la fois inconsolable et très en colère envers le Canada,
qui se permettait de refuser l’entrée à mon fiancé. Je me suis rendue au bureau des visas où
j’ai demandé, en pleurs, des explications à l’agent d’immigration. Ce dernier m’a conseillée
d’épouser mon fiancé et de parrainer son immigration au Canada. Selon lui, c’était la seule
façon pour qu’il puisse venir visiter « mon » pays. Cela m’avait semblé une absurdité, puisque
nous ne pensions pas du tout à migrer. Pourtant, nous avons entrepris les démarches moins
d’un an après ce refus, entre autre, parce que je souhaitais débuter un doctorat à l’Université
de Montréal.
J’ai mis beaucoup de temps, sur ma petite table de patio au Ghana, à écrire et à réécrire notre histoire d’amour pour convaincre les agents d’immigration qui liraient notre
dossier de la légitimité de notre relation. J’ai fait des montages photos incluant tous les
évènements de notre relation intime qui me semblaient importants, de nos premières sorties
ensemble à notre lune de miel au Togo. Je vérifiais et revérifiais les dates et la séquence des
évènements qui ont ponctué notre relation. Le processus a duré environ un an, pendant lequel
notre dossier nous a été renvoyé, car il y manquait un des nombreux formulaires à remplir.
Stress, désespoir, délais supplémentaires. Les petits obstacles administratifs rencontrés
m’affectaient comme si c’était ma vie qui dépendait de ce processus.
Je suis rentrée au Canada sans mon conjoint, enceinte de 32 semaines, en avril 2012.
J’avais la certitude qu’il serait accepté—comment les agents d’immigration pourraient-ils
douter de l’authenticité de notre relation ?—mais quand ? Je regardais mes courriels et
consultait le site d’Immigration Canada plusieurs fois par jour, avec l’espoir de recevoir des
nouvelles du dossier de mon conjoint. L’attente n’était pas aussi difficile à tolérer que le
sentiment d’être coincée dans des limbes administratives. Nous avons vécu séparés cinq mois
au total. Cinq mois, c’est long et c’est court. Il n’a pas obtenu ses papiers à temps pour
assister à la naissance de notre bébé, que nous avons réussi à vivre ensemble sur Skype, tant
bien que mal. Après la naissance, nous avons passé des heures sur Internet, à peiner avec les
mauvaises connections, pour qu’il puisse initier un contact avec sa fille. Je n’en pouvais plus
3
de ces communications à distance insatisfaisantes. Quand il a finalement reçu son visa, je l’ai
pressé de venir me rejoindre au Canada le plus rapidement possible.
*****************************************
Cette vignette, tirée de mon expérience vécue, suggère que l’expérience personnelle
peut s’avérer un préambule fécond au processus de recherche. Mon expérience est
effectivement l’amorce de cette aventure ethnographique. Dans mes réseaux et au hasard de
mes balades, j’ai rencontré beaucoup de femmes qui, comme moi, avaient épousé un homme
originaire d’un pays du Sud et en avait parrainé l’immigration au Canada. C’est la fréquence
de ces rencontres qui m’ont poussée à investiguer un peu plus loin ce phénomène.
L’« expérience partagée », comme l’a nommée Catherine Therrien (2008), une
anthropologue qui a étudié les couples binationaux au Maroc, se trouve donc à la base même
de mon étude, bien qu’après plusieurs années de collecte de données et d’analyse, mes
résultats de recherche diffèrent sensiblement de mon expérience vécue. Si cette dernière n’est
pas nécessairement représentative de l’expérience de la majorité des participantes à l’étude,
elle a permis, néanmoins, de mettre en relief certains thèmes à explorer, en plus d’ouvrir une
fenêtre sur l’affect et le vécu émotionnel spécifiques à ce type de relations intimes, que l’on
pourrait qualifier de relations « Nord-Sud ». En d’autres mots, mon expérience m’a indiqué les
pistes initiales d’investigation, m’a facilité le recrutement de participantes et la création de
liens de confiance avec les femmes qui ont bien voulu partager leur vécu avec moi.
C’est ainsi que cette étude explore les parcours amoureux, conjugaux et migratoires de
plus de deux cents femmes canadiennes 1 qui ont rencontré, épousé, et ensuite parrainé 2
l’immigration d’un homme originaire d’un pays du Sud. Puisque ces unions intimes Nord-Sud
sont de plus en plus associées à des « mariages de complaisance » ou à de la « fraude
1
La majorité des participantes à l’étude sont des femmes canadiennes qui vivent au Québec. Les participantes ici
nommées sont celles qui ont été interviewées, ainsi que toutes celles dont j’ai suivi le parcours à travers leur
participation à des forums de discussions de groupes de soutien en ligne.
2
Au Canada, la réunification conjugale est aussi appelée le « parrainage » d’un époux ou d’un conjoint, parce
que le répondant canadien ou résident permanent du Canada devient le « parrain » de son partenaire.
4
conjugale » dans les médias et par les gouvernements occidentaux, le premier objectif de cette
étude était de questionner ces stéréotypes en documentant les processus de rencontre et de
développement de relations conjugales transnationales chez ces couples. Deuxièmement, il
s’agissait d’observer les dynamiques de mobilité et de migration en relation avec la formation
du couple. Cela impliquait d’explorer l’expérience vécue du processus de réunification
conjugale au Canada. De façon générale, je me suis demandée : Qu’arrive-t-il quand des
femmes canadiennes rencontrent des hommes originaires d’un pays du Sud et qu’elles en
tombent amoureuses? Comment les parcours de mobilité, d’ancrage et de conjugalité
s’articulent-ils ensemble ? Comment conjoindre l’intimité du couple avec les défis structurels,
émotionnels et bureaucratiques d’une relation binationale Nord-Sud? Ces trois questions de
départ forment les trois axes de la recherche : la rencontre, le développement de la relation
intime et l’immigration du conjoint au Canada.
Pour rendre compte de l’expérience vécue des femmes canadiennes interrogées pour
cette étude, j’ai combiné les méthodes de collecte de données. Les récits de vie orientés sur les
trajectoires conjugales et mobiles de vingt-sept femmes canadiennes en couple avec un
homme originaire d’un pays du Sud m’ont permis de peindre un portrait de la diversité et de la
complexité des cas rencontrés. De plus, l’observation participante dans deux groupes de
soutien Facebook destinés à des femmes en couples binationaux—groupes dans lesquels plus
d’une centaine de femmes se rencontrent, discutent, partagent leurs expériences de vie
conjugale ou de parrainage, se donnent des conseils et créent des liens affectifs—est venu
compléter les données apportées par les entretiens individuels en offrant une perspective plus
large et plus dynamique, principalement en ce qui concerne l’expérience de réunification
conjugale. En ce sens, l’observation participante via des réseaux sociaux sur Internet a servi à
constater les similarités et les parallèles dans les expériences de rencontre et de parrainage,
malgré la diversité des parcours individuels et des profils sociodémographiques des femmes en
question.
Cette thèse se divise en six chapitres. Le chapitre 1 positionne le sujet d’étude dans le
contexte plus large de la littérature portant sur les intimités Nord-Sud. Tout d’abord, la
question des dynamiques de choix d’un conjoint dans des « marchés conjugaux » qui
5
dépassent les frontières nationales est discutée. Deuxièmement, les approches souvent utilisées
dans la littérature sur le tourisme de romance sont exposées, puis critiquées. Enfin, le domaine
de recherche émergent appelé « la migration par le mariage » est survolé, ses lacunes, tant
épistémologiques que conceptuelles, sont elles aussi relevées. Le chapitre 2 développe le
contexte plus spécifique de l’étude. Tout d’abord, il dresse le portrait de l’immigration de type
réunification conjugale au Canada et soutient l’importance de la problématique de recherche.
Les concepts pertinents à l’étude et les pistes théoriques utilisées sont ensuite développés.
Enfin, la méthodologie privilégiée est élaborée et discutée. La partie suivante comprend quatre
chapitres de résultats. Le chapitre 3 se penche sur l’expérience particulière de la rencontre
amoureuse et du développement de la relation intime chez les femmes qui ont rencontré leur
conjoint lors d’un séjour de longue durée dans le pays de ce dernier, principalement dans le
cadre de stages de développement international. Une attention particulière est portée sur les
liens entre les trajectoires de vie de ces femmes, la mobilité vers un pays du Sud,
l’attachement au pays du conjoint et le développement de la relation intime. La quête d’altérité
prend une place centrale dans l’expérience de ces femmes qui ont un profil
sociodémographique distinct de la majorité des femmes de l’étude et assez homogène. Le
chapitre 4 illustre comment la distance et l’accès inégal à la mobilité chez les partenaires ont
redéfini les façons de vivre la relation intime, laquelle est articulée principalement autour de
l’axe présence-non-présence (ou présence en ligne) de l’être aimé. Premièrement, le cas
spécifique des femmes qui ont rencontré leur partenaire originaire d’un pays du Sud sur
Internet est exploré. Le chapitre se penche ensuite sur les différentes modalités du vécu des
relations intimes binationales, des pratiques de mobilité transnationale aux stratégies de
communication entre les époux. Le chapitre 5 explore l’expérience vécue du processus de
réunification conjugale au Canada, à partir de la perspective spécifique des femmes
canadiennes. Ce chapitre détaille comment les femmes gèrent les démarches administratives et
comment ces dernières les affectent. Les coûts émotionnels qui sont associés à ce processus
sont soulevés et analysés, principalement à travers l’axe de l’attente. Enfin, ce chapitre se
penche sur les effets du processus de réunification conjugale sur les représentations que se font
les femmes du couple et du bonheur conjugal, en mettant l’accent sur le rôle du groupe de
soutien au parrainage dans la re-production d’idéaux conjugaux. Le chapitre 6 se penche luiaussi sur l’expérience du processus de réunification conjugale, mais l’accent est porté sur les
6
questions d’authenticité et d’inauthenticité qui émergent de l’évaluation des dossiers de
parrainage par les agents d’immigration. Le paradoxe du « mariage pour l’immigration » est
exploré et est mis en parallèle avec les différentes pratiques transnationales de mariage
effectuées par ces couples et les négociations que font les femmes dans le cadre de leur
mariage. Le processus de construction du dossier d’immigration—et de ses « preuves » de la
relation intime—par les femmes, est ensuite explicité, ainsi que les effets de ce processus sur
leur relation intime, une fois leur conjoint arrivé au Canada. La thèse se termine par un
chapitre de discussion, dans lequel le point est fait sur les résultats de cette thèse. Les
implications théoriques et les autres contributions scientifiques sont discutées et des pistes sont
ouvertes quand aux besoins de recherche dans ce domaine d’étude.
7
Chapitre 1. Les couples « Nord-Sud » et la migration par le
mariage : contexte et état de la littérature
Introduction
« Elle aime me faire l’amour. Après la tempête, elle me garde dans ses bras. Je
pique, là, un somme. Sur son sein blanc. Je suis son enfant (…) Son gosse nègre.
Elle me passe la main doucement sur le front. Moments heureux, doux, fragiles. Je
ne suis pas que Nègre. Elle n’est pas que Blanche » (Laferrière, 1989, p. 46).
Malgré son ton empreint de paternalisme, cette citation issue du roman Comment faire
l’amour avec un nègre sans se fatiguer (Laferrière, 1989) laisse entendre que les unions
mixtes peuvent être envisagées au delà des rapports de force interraciaux. Or, les intimités
sexuelles et affectives qui se forment entre des femmes originaires d’un pays du Nord
prospère, surtout si elles sont « blanches », et des hommes originaires d’un pays du Sud,
surtout s’ils ont la peau foncée, sont l’objet d’un regard oscillant généralement entre
voyeurisme et opprobre. Les médias s’en nourrissent de plus en plus et en optimisent la portée
sensationnaliste. Par exemple, les films Vers le Sud, se déroulant à Haïti (Cantet, 2005), et
Paradise : Love (Siedl, 2012), se déroulant au Kenya, font tous deux l’étalage des
négociations sexuelles et émotionnelles entre des femmes blanches, européennes ou nordaméricaines et de jeunes hommes locaux issus de milieux populaires. Ces deux films
dénoncent ce qui est illustré comme un commerce romantique et exotique d’hommes noirs
marginalisés par des touristes blanches plus âgées et surtout, plus aisées qu’eux. Les deux
films dressent une critique sociale acerbe des stéréotypes qui alimentent ces jeux de séduction
et de pouvoir où nul n’est vainqueur. D’autre part, les nouvelles de « mariages frauduleux »,
définis par le gouvernement du Canada comme des « couple[s] dont l’un des partenaires
s’engage dans la relation en toute bonne foi, tandis que l’autre se sert de la relation dans le
seul but d’obtenir un statut permanent au Canada3», apparaissent périodiquement dans les
journaux, ce qui contribue à alimenter le stigma qui pèse sur ces couples. Le message lancé est
sensiblement le même dans les deux cas: ce type d’unions ne peut se transformer en relations
3
http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/documents-info/2010/2010-09-27.asp
intimes durables et équitables.
Néanmoins, dans un monde globalisé où, pour les citoyens de certains pays du Nord,
voyager pour les études, le travail ou pour le plaisir se fait de plus en plus facilement et à
moindre coût ; où les moyens de communication permettent d’entrer en contact avec un plus
grand nombre de personnes dispersées à travers la planète, de maintenir ce contact et même de
développer une intimité grâce à des échanges fréquents (Baldassar, 2007, 2008; Constable,
2003; Madianou, 2016); nous pouvons aisément présumer que les « marchés matrimoniaux »,
ainsi ouverts à l’international (Constable, 2005, 2009; Davin, 2005; Johnson-Hanks, 2007;
Niedomysl, Östh, & van Ham, 2010; Robinson, 2007), faciliteront la formation d’un nombre
de plus en plus important de couples « Nord-Sud4 », lesquels aspireront à fonder un foyer
commun dans un seul lieu géographique. Plusieurs questions émergent de ce phénomène : qui
sont ces individus qui choisissent de s’investir dans une relation conjugale de ce type ? Quels
sont les contextes de la rencontre intime ou amoureuse et en quoi ce contexte contribue-t-il à
façonner l’expérience vécue de ces relations? Comment les partenaires réussissent-ils à bâtir
une relation intime malgré les écarts géographiques et socio-économiques qui les séparent
souvent ? Comment la mobilité et la migration sont-elles envisagées et pratiquées chez
ces couples ? Et enfin, de quelles façons les contraintes à la mobilité et à la migration vécues
par les conjoints affectent-elles la relation ou l’expérience de fonder un foyer conjugal ?
Dans les sciences sociales, ces couples ont été traités principalement dans le cadre des
champs d’étude du tourisme de romance (Pruitt & LaFont, 1995) et de la « migration par le
4
Dans le cadre de cette thèse, j’emploie une définition très large des termes « Nord » et « Sud ».
Conventionnellement, le « Nord » fait principalement référence aux pays industrialisés d’Europe de l’Ouest et
d’Amérique du Nord et, de plus en plus, à certains pays aux économies prospères comme le Japon ; alors que le
« Sud », aussi appelé « global South », réfère à des pays moins « développés » ou « tiers », selon les indices de la
banque mondiale, lesquels sont principalement situés dans l’hémisphère Sud du globe. Cette distinction est utile
dans la mesure où plusieurs « régimes de mobilité » (Glick Schiller & Salazar, 2012) facilitent ou limitent la
mobilité internationale des individus selon leur nationalité, ce qui a un impact important sur les intimités
transnationales qui peuvent se développer entre individus du Nord et du Sud.
9
mariage » (« marriage migration5 ») (Maskens, 2013; Robinson, 2007; Williams, 2010; Wray,
2011). Dans ce chapitre, il sera question de faire une recension des écrits non-exhaustive
portant sur ces deux domaines de recherche. Une attention particulière sera portée aux couples
Nord-Sud dont la femme est originaire d’un pays du Nord. L’objectif est de dresser un portrait
des différentes tendances analytiques dans l’étude de ces intimités transnationales, ce qui nous
permettra de bien ancrer la recherche et de mieux comprendre l’expérience vécue des femmes
canadiennes en couple binational avec un homme originaire d’un pays du Sud. Effectivement,
ces couples se positionnent dans un contexte global d’inégalités Nord-Sud où des stéréotypes
circulent, sont internalisés et structurent, en quelque sorte, la perception, l’expérience et la
représentation de la relation intime et du processus migratoire.
Ce chapitre introduira premièrement la question de la sélection d’un conjoint d’une
autre nationalité, ainsi que le rôle de l’imaginaire dans la création de désirs conjugaux
transnationaux. Deuxièmement, le champ d’étude du tourisme de romance, lequel a largement
contribué à l’élaboration de perspectives postcoloniales dans l’analyse des relations intimes
entre touristes et « locaux », sera présenté. Enfin, dans la section portant sur la migration par le
mariage, il sera question d’explorer les processus de réunification familiale, ainsi que les
contraintes bureaucratiques imposés sur ces couples qui entreprennent une migration afin de
fonder un foyer.
1.1. Le choix d’un conjoint d’une autre nationalité
« Je le sais que tu fais une étude sur les faits de rencontre et de contexte et tout ça,
mais je pense qu’il y a une part de…pas de destin mais…Moi et Paul, il y a des fils
invisibles. On ne les voit pas mais, il y a des choses qui nous unissent à tout jamais
et je ne sais pas c’est quoi, ni pourquoi c’est aussi fort ; je ne sais pas pourquoi ça
résiste à toutes les tempêtes mais…Parfois, j’ai comme l’impression que c’est
comme une âme sœur que je vais aimer inconditionnellement » (Annie6).
5
Pour éviter de sous-entendre, dès le thème de recherche, que la migration est la motivation première au mariage
transnational, certains chercheurs qualifient plutôt de ce champ d’étude de « marriage-related migration »
(Charsley, Storer-Church, Benson, & Hear, 2012) ou de « marriage-led migration » (Kofman, 2004).
6
Annie est l’une des participantes à la recherche. C’est une femme canadienne mariée à un homme qu’elle a
rencontré au Burkina Faso lors d’un stage de coopération internationale.
10
« C’est ce que je recherchais. Je ne voulais pas... J’ai dit à mon thérapeute que je
recherchais une nouvelle culture ; parce que je trouvais que la culture québécoise,
je trouve qu’on n’a pas de culture… Et je suis bien avec ce que j’ai choisi »
(Isabelle7).
Quelles dynamiques sont à l’origine du choix d’un conjoint d’une autre nationalité que
la sienne ? Les deux citations ci-haut, tirées d’entretiens avec des participantes à notre étude,
suggèrent deux types de réponses. D’un côté, le choix ne serait pas fait de façon consciente,
mais serait plutôt régi par les lois de l’amour romantique (Alberoni, 1995; Illouz, 1997;
Lindholm, 2006; Povinelli, 2006) et du hasard (Pagès, 2008). De l’autre côté, certaines
caractéristiques seraient consciemment recherchées chez un partenaire conjugal. Dans le cas
d’Isabelle, cette caractéristique est une « culture » différente. Ces deux modes de sélection du
conjoint ne sont pas mutuellement exclusifs. Au contraire, sans qu’ils ne soient nécessairement
articulés clairement dans les discours des femmes, ces deux thèmes vont souvent de pair : la
quête d’un homme ayant une culture différente de la leur facilite souvent, chez ces femmes,
l’apparition de l’amour romantique envers des hommes non-canadiens. Dans la littérature
scientifique, des constats similaires ont été faits. Par exemple, comme l’indiquaient les
sociologues Bozon et Héran dans leur étude longitudinale sur la formation des couples en
France : « les match-makers, ces agents qui prétendent apparier ou assortir les couples, « en
font trop » en introduisant dans le système plus de stratégie qu'il n'est nécessaire : ils attirent
l'attention sur des calculs d'intérêts que l'amour a déjà silencieusement intégrés » (Bozon &
Héran, 1988, p. 128). Ici s’arrête la similarité entre notre étude et celle de Bozon et Héran
(1987, 1988). En effet, cette dernière a dévoilé que le choix du conjoint ne tient pas du hasard,
mais a tendance à reproduire une certaine homogamie de classe par la fréquentation de lieux
où se retrouvent principalement des individus aux profils socio-économiques similaires. Selon
eux, la croyance d’avoir succombé à un coup de foudre, surtout si la rencontre s’est faite dans
un lieu public, crée un sentiment d’unicité, d’extraordinaireté, alors que, d’après l’étude, les
individus rencontrent généralement des partenaires d’une classe similaire à la leur (Bozon &
Héran, 1988, p. 128). Des résultats semblables ont été rencontrés dans une étude canadienne
7
Isabelle est aussi une participante à la recherche. C’est une femme canadienne, divorcée d’un premier mariage
avec un homme canadien et qui, après avoir entretenu une relation infructueuse avec un homme dominicain, s’est
remariée avec un homme originaire du Maroc, qu’elle a rencontré sur un site de rencontre en ligne.
11
portant sur les couples mixtes dont l’un des partenaires est d’origine vietnamienne. Selon
Tzeng (2000), malgré leur mixité culturelle, ces mariages sont eux aussi homogames sur le
plan socio-économique. Dans le contexte canadien, les lieux de travail ou encore la
fréquentation d’un établissement universitaire peuvent faciliter ce type de rencontres entre
individus issus de milieux sociaux similaires (Le Gall & Meintel, 2011b, 2015). Nous pouvons
toutefois nous demander si ces constats tiennent quand la rencontre intime se fait en contexte
de mobilité transnationale, entre deux personnes de nationalité différente.
Les études à ce sujet ne s’entendent pas, en partie parce que les contextes de la
rencontre amoureuse chez les couples Nord-Sud mariés varient énormément et sont peu
documentés en dehors de la littérature sur le tourisme de romance et des mariages facilités par
des intermédiaires tels que des agences de rencontre (Constable, 2003, 2005; Luehrmann,
2004; Patico, 2009). En se basant sur son étude des couples composés de femmes thaïlandaises
et d’hommes occidentaux vivant en Thaïlande, Erik Cohen (2003) a avancé que les couples
« mixtes » dont les deux partenaires résident dans un pays occidental ne peuvent être
comparés à ceux qui se forment en contexte transnational, puisque les caractéristiques de ces
derniers et les dynamiques de formation du couple diffèrent. Cohen parle de l’« hétérogamie
extrême » qui caractérise ces couples, car les partenaires conjugaux sont souvent « mixtes » au
niveau de l’ethnicité, mais aussi de la langue, de la classe sociale, de la religion, de l’âge, du
niveau de scolarisation, etc. Au contraire, l’étude quantitative de Niedomysl et al. (2010),
laquelle est basée sur des statistiques d’immigration conjugale en Suède, suggère que chez les
couples formés d’un citoyen suédois et d’un conjoint étranger qui a immigré en Suède par le
biais de la réunification conjugale, le statut professionnel, le degré de scolarisation et l’âge des
partenaires sont très similaires, surtout chez les couples composés de femmes natives de Suède
et d’hommes non-suédois (voir aussi Kalmijn, 1998). Pour les auteurs, la question de la
préférence qu’ont ces femmes pour des maris originaires d’Afrique et du Moyen-Orient (28%
des couples) demeure sans réponse (Niedomysl et al., 2010, p. 1128 et 1136; voir aussi
Digruber & Messinger, 2006). L’analyse de données statistiques a permis, dans le cas
spécifique de la Suède, de dresser un portrait de certains modèles de migration par le mariage
selon le genre et la nationalité des époux. Toutefois, les statistiques nationales sur
l’immigration ne permettent souvent pas de déterminer l’origine (ethnique, culturelle ou
12
nationale) de la personne qui demande la réunification conjugale, ce qui constitue un problème
méthodologique majeur dans l’étude de la migration par le mariage, parce que le processus de
mise en couple transnational chez les communautés immigrantes diffèrent de celui qui est à
l’œuvre chez les individus d’origine non-migrante (Beck-Gernsheim, 2007). Ainsi, les
différences rencontrées dans les résultats de ces deux études de couples « transnationaux », la
première qualitative (Cohen, 2003) et l’autre quantitative (Niedomysl et al., 2010), nous
rappellent qu’il est important de porter une attention particulière au contexte de la rencontre,
au profil socio-économique et migratoire des participants et au développement de la relation
intime pour comprendre les dynamiques de choix d’un conjoint à l’international.
1.1.1. Globalisation des marchés conjugaux : une valorisation de la
mixité conjugale?
Dans un contexte où « multiculturalism, not national culture is increasingly the
norm » (Held, 2002, p. 53; Vertovec, 2007), la valorisation d’attitudes cosmopolites et
d’ouverture sur la différence au sein des couples et des familles (Beck & Beck-Gernsheim,
2014; Farrer, 2008; Frohlick, 2015; Kelsky, 2001; Le Gall & Meintel, 2005, 2011a, 2015),
ainsi que la transnationalisation croissante des individus non-mobiles à l’international (Beck,
2008; Mau, 2010; Nedelcu, 2009a, 2009b, 2012), sont autant de facteurs qui peuvent éclairer
la question du choix d’un conjoint d’une autre nationalité. Par exemple, comme le montre
Farrer (2008) dans son étude des couples composés d’hommes occidentaux expatriés à
Shanghai et de femmes chinoises, le caractère cosmopolite qu’apporte une telle union est l’une
des motivations au mariage. Selon l’auteur, « their marriages represented an investment in
cosmopolitan identities in a transnational cultural and social environment in which such
cosmopolitanism is associated with wealth and social prestige » (Farrer, 2008, p. 26).
Ainsi, apporter l’ailleurs au sein même du foyer conjugal et de la famille (Therrien,
2009), ce que Beck and Beck-Gernsheim (2014) qualifient de « world families », peut être
conçu en terme de bénéfice ou de valeur ajoutée (Le Gall & Meintel, 2005, 2011a, 2015). En
effet, se familiariser avec la « culture » de migrants, dans un univers occidental parfois
caractérisé comme en étant dépourvu, comme le mentionnait Isabelle dans la citation mise en
13
exergue, est de plus en plus souvent considéré comme un avantage. Par exemple, dans une
étude portant sur des mères blanches d’enfants racialement mixtes habitant dans un quartier
défavorisé en Angleterre (Mckenzie, 2012), le surplus de « culture » apporté par un conjoint
racisé, même si le couple était séparé, était considéré comme un atout par ces femmes en
comparaison aux autres foyers pauvres non-mixtes du quartier. Ainsi, ce ne sont pas que les
classes sociales aisées qui ont tendance à valoriser la diversité culturelle au sein des familles,
comme le laissent entendre certaines études (Khanna, 2010; Puzenat, 2008). Cette valorisation
de la différence semble toucher toutes les classes sociales, à différents niveaux (Song &
Gutierrez, 2016). D’ailleurs le fait que la mixité conjugale et les identités mixtes soient de plus
en plus célébrées dans les médias a comme effet de créer un imaginaire positif autour du
couple mixte, bien qu’assez stéréotypé8 (Haritaworn, 2007, 2009; J. Matthews, 2007; Spencer,
2009). En effet, au Canada comme ailleurs, les couples dits « mixtes » sont en hausse
constante (Digruber & Messinger, 2006; Milan, Maheux, & Chui, 2010; Niedomysl et al.,
2010). L’anthropologue Dan Rodriguez-Garcia (2012, p. 47) emploie des termes tels que
« xénophilie » et « mixophilie » pour expliquer la hausse des unions « mixtes » entre citoyens
espagnols et « Noirs Africains ». L’anthropologue Susan Frohlick (2013, 2015) notait
d’ailleurs que les jeunes femmes touristes qui entraient en relation avec des hommes locaux au
Costa-Rica étaient souvent attirées par l’idée d’avoir des « bébés bruns ».
Ainsi, la croissance des différentes formes de mobilité—géographique, virtuelle ou
imaginaire—dans les parcours individuels, se traduit parfois par des « désirs d’ailleurs » qui se
manifestent jusque dans le choix d’un partenaire conjugal résidant à l’extérieur des frontières
nationales (Therrien, 2013, 2014). En effet, pour Catherine Therrien, « l’expérience de la
mixité n’est pas le début de la mouvance identitaire, mais la suite d’un parcours » (Therrien,
2008, p. 39). L’auteure soutient que le choix d’un partenaire amoureux ou conjugal
culturellement « autre » n’est pas lié au hasard des rencontres dans un monde globalisé, mais
s’inscrit dans un parcours de vie caractérisé par la mobilité. Certaines personnes seraient plus
enclines à fonder un foyer avec un « étranger » que d’autres (voir aussi Cottrell, 1973).
8
Cette littérature est très critique quant à la célébration des identités mixtes dans les médias.
14
Les anthropologues Cymene Howe et Jakob Rigi (2009) soutiennent que le local et les
règles locales d’endogamie ne détiennent plus une emprise aussi forte qu’autrefois sur le choix
du conjoint. Cependant, si la globalisation a permis d’ouvrir les possibilités par rapport au
choix du conjoint, il ne faut toutefois pas négliger l’importance du local dans la concrétisation
de ces intimités transnationales (Hannerz, 1996; Mountz & Hyndman, 2006; Urry, 2002)9,
surtout si ces dernières amènent la migration d’un des conjoints.
Les cartographies du désir : le rôle de l’imagination
« While undoubtedly, media representations of the prosperous West do encourage
the migration dreams of many, transnational fields are fields of exchange and the
traffic is far from uncritical or one-way between the developed world and the less
developed world » (Williams, 2010, p. 66).
Le concept d’imagination, telle qu’explicité par Appadurai (1996) pour comprendre la
globalisation, prend aussi une importance capitale dans la compréhension des dynamiques de
choix d’un conjoint (Beck-Gernsheim, 2011) car, imaginer des vies possibles implique aussi
imaginer avec qui l’on partagera cette vie ou, inversement, qui aurait le potentiel d’aider à
concrétiser cette vie imaginée et désirée. Dans son livre Transnational Marriage: New
Perspectives from Europe and Beyond, Charsley (2012b, p. 16) expliquait : « marriage is a
source of intimate cross-border connections which can in turn facilitate the transnational
consciousness that allows further such partnerings to be imagined ». Ainsi, la création d’un
imaginaire autour de mariages binationaux facilite, chez certains individus, le saut conceptuel
entre la conscience de la possibilité de rencontrer un conjoint à l’extérieur des limites du local
et la réalisation de ce projet.
Cette ouverture des marchés conjugaux ne signifie pas que toutes les régions du monde
sont équivalentes en terme d’attraction des désirs conjugaux des hommes et des femmes. La
circulation globale d’images sexuées et genrées contribue à créer des désirs pour certains types
9
Plusieurs chercheurs notent que, bien qu’il soit possible de maintenir des relations intimes à distance,
notamment grâce aux technologies de l’information et de la communication, ces modes relationnels ne
remplacent pas la co-présence physique pour les êtres chers (Baldassar, 2007, 2008; Baldassar & Merla, 2014;
Beck & Beck-Gernsheim, 2014; Urry, 2002, 2003).
15
de corps ou d’attitudes conjugales et familiales « culturalisées », lesquelles diffèrent
principalement selon le genre des individus. Charsley (2012b, p. 6) parle ainsi d’une
« cartographie » des désirs conjugaux et sexuels très spécifique. Effectivement, dans son étude
statistique des mariages binationaux en Suède, Niedomysl et al. (2010, p. 1030) ont noté que
la migration par le mariage en Suède procédait à des dynamiques de sélection du conjoint très
genrées : les hommes natifs de Suède avaient tendance à épouser des femmes originaires de
l’Asie, de l’Europe de l’Est et de la Russie ; alors que les femmes natives de Suède montraient
une préférence pour les hommes ouest-européens, africains et du Moyen-Orient.
Certains hommes occidentaux ayant épousé des femmes étrangères recherchaient, chez
leurs épouses, un certain type de féminité « traditionnelle » associée à la domesticité
(Charsley, 2012b; Constable, 2005) ou encore, certains critères de beauté jugés plus féminins
ou sensuels—la taille fine des femmes asiatiques (Constable, 2003) ou la blondeur et
l’ouverture sexuelle des femmes russes (Bloch, 2011). Chez ces dernières, il a été noté que les
hommes « occidentaux » sont considérés comme attrayant à plusieurs niveaux. Par exemple,
des auteurs décrivent la tendance, chez les femmes russes, thaïlandaises, chinoises, philippines
ou encore camerounaises, à concevoir les hommes occidentaux en terme de modernité et de
stabilité émotionnelle et financière et, comme des hommes romantiques qui prennent soin de
leur femme (Constable, 2003; Esara, 2009; Johnson-Hanks, 2007; Lauser, 2008; Patico,
2009). Sunanta et Angeles (2012) ont d’ailleurs noté le rôle majeur que jouent les réseaux
transnationaux et l’imaginaire conjugal transnational chez certaines femmes villageoises en
Thaïlande. En effet, certaines ont fournit aux chercheurs une liste de maris potentiels, gradée
selon l’origine nationale de ces derniers, chaque nationalité possédant des qualités (imaginées)
spécifiques. Selon Kelsky (2001), pour les femmes japonaises, l’homme occidental blanc
incarne plutôt un idéal de modernité, de « réalisation de soi », de cosmopolitisme et de
mobilité sociale, des qualités qui sont hautement prisées par ces femmes.
Cette circulation de stéréotypes genrés qui associent certaines régions du monde à des
traits de caractères ou à certaines valeurs et attitudes contribue à favoriser la formation
d’unions transnationales. Évidemment ces « cartographies » relèvent d’un attachement entre
culture, territoire et État-Nation très critiqué dans les sciences sociales (Gupta & Ferguson,
16
1992), mais qui prévaut néanmoins dans l’imaginaire populaire. Ainsi, Beck et BeckGernsheim (2014, p. 100) évoquent un « dual desire » pour la personne, ainsi que pour le pays
d’origine de l’individu convoité.
Que désirent les femmes « occidentales » ?
Si les motivations à la formation d’unions Nord-Sud sont bien documentées chez les
couples où l’homme est européen ou nord-américain et les femmes sont originaires d’un pays
de l’Est ou du Sud, qu’en est-il des couples où c’est la femme qui est originaire d’un pays du
Nord ? L’attrait (surtout sexuel) que représente certains types de corps racisés et de
masculinités viriles attribuées aux hommes du Sud (Jacobs, 2009; Kempadoo, 2001; Nyanzi,
Rosenberg-Jallow, Bah, & Nyanzi, 2005; O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999;
Sanchez Taylor, 2001, 2006) a été bien documenté dans la littérature sur le tourisme de
romance. De plus, dans son ethnographie, Constable (2003) a noté que certaines associations
intimes sont considérées comme ridicules par ses répondants, comme c’est le cas des unions
entre femmes occidentales et hommes asiatiques (voir aussi Kelsky, 2001).
Une étude sociologique portant sur les unions entre jeunes femmes américaines et hommes
étrangers (Freeman & Freeman, 1966) suggérait que les jeunes femmes qui fréquentaient des
hommes étrangers étaient attirées principalement par l’attrait de la différence. Dans le même
sens, d’autres études plus récentes indiquent que l’attrait de l’exotisme—qu’il soit lié à
l’ethnie, la « race », la culture ou même la classe, comme nous le verrons dans le chapitre 3—
peut contribuer à la recherche d’un conjoint originaire d’un pays du Sud (Rodríguez-García,
2012, p. 47), bien que parfois, l’individu originaire d’un pays du Sud dusse maitriser les codes
de séduction « occidentaux » pour réussir à s’engager dans une relation intime avec une
femme originaire d’un pays du Nord (Cauvin Verner, 2010; Geoffrion, 2016).
1.2. Le tourisme de romance: focus sur les inégalités sociales entre
les partenaires
« Je [me disais] : ‘Ça ne m’arrivera pas’. Parce que mon image, méchante et
stéréotypée, c’était que ce n’étaient que les grosses laides avec les rastas. Alors
moi, je ne suis pas…Ok, j’ai 35 ans, mais je suis une belle femme. Je ne suis pas
17
une grosse laide. C’était une révolte. Il ne peut pas être avec moi pour profiter de
moi ! Je ne rentre pas dans ce stéréotype là ! Alors comment ça se fait que ce
stéréotype là m’ait rejoint ? » (Johanne10).
S’il est plus facile, dans un monde globalisé, de désirer et de rencontrer un partenaire
conjugal d’une nationalité autre que la sienne, certains types de relations intimes « mixtes »
sont sévèrement critiqués, à la fois dans la littérature scientifique et dans les médias. C’est le
cas des couples Nord-Sud, lesquels ont été problématisés dans une perspective postcoloniale.
L’éthique de telles rencontres intimes, positionnées dans un contexte plus large d’inégalités
structurelles entre pays prospères et pays aux économies difficiles, ainsi que dans un contexte
historique de hiérarchisations raciales, a été questionnée, principalement dans le cadre
touristique des Caraïbes (Brennan, 2004, 2007, 2013; Gibson, 2010; Kempadoo, 2004;
Sanchez Taylor, 2006). Plusieurs auteurs ont soulevé l’impossibilité, pour les acteurs, de se
défaire des rapports inégalitaires de pouvoir liés à l’héritage d’un passé colonial pas si
lointain; et donc de l’impossibilité de construire des relations de couple basées sur l’amour
réciproque11. En utilisant une perspective postcoloniale, O’Connell Davidson et Sanchez
Taylor (1999) soutiennent que l’histoire des dominations est ancrée dans les corps et
structurent les désirs, ce qui crée des « racialized sexualities » (p. 43).
Plusieurs chercheurs problématisent ainsi l’attirance qu’ont certains individus
originaires d’un pays du Nord pour les corps bruns ou noirs d’hommes ou de femmes
originaires de pays du Sud. Cette attraction serait en partie causée par la sexualisation de ces
corps dans les médias, dans un but principalement touristique. Par exemple, la
commercialisation touristique de la région des Caraïbes a renforcé les stéréotypes de l’homme
« Noir » comme hypersexuel et de la femme « Noire » comme lascive et docile (Kempadoo,
2004; Frohlick, 2013 ; pour la sexualisation des hommes noirs en Afrique voir aussi Chege,
10
Johanne est une participante à la recherche. Elle a rencontré un homme beaucoup plus jeune qu’elle et issu
d’un milieu social moins favorisé que le sien lors d’un stage de coopération internationale au Mali.
11
Notons ici le biais occidental lié à la conception d’intimité conjugale utilisée par O’Connell Davidson et
Sanchez-Taylor (1999). Selon ces auteurs, l’amour ne peut naitre qu’entre partenaires égaux, libres des
contraintes structurelles. Cette conception des relations de couple s’apparente à la notion de « pure relationship »
de Giddens (1992), laquelle serait, selon lui, un produit de la modernité occidentale.
18
2017; Ebron, 1997; Kibicho, 2016; Nyanzi et al., 2005; Salomon, 2009). Dans son
ethnographie des femmes touristes s’engageant dans des relations intimes avec des hommes
locaux au Costa Rica, Frohlick (2013) montre comment les publicités touristiques ainsi que les
discours nationaux « vendant » le pays « co-complicit in racializing and eroticizing black
masculinities in Caribbean Costa Rica » (p. 131). Ces images, globalisées, influent
conséquemment sur la création de désirs sexuels envers ces corps, tant chez les hommes que
chez les femmes du « premier monde » où elles sont largement diffusées. Dans cette optique,
les corps noirs ou bruns sont sexualisés, commodifiés, puis mis à la disposition d’acteurs
privilégiés originaires de pays occidentaux (O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999).
Ainsi, pour plusieurs auteurs, ces relations intimes « Nord-Sud » sont conçues avant tout en
terme d’exploitation sexuelle et émotionnelle.
Bien que le tourisme ne soit pas le seul mode de rencontre entre femmes originaires
d’un pays du Nord et hommes originaires d’un pays du Sud, le domaine de recherche du
tourisme de romance a eu une grande influence sur la façon dont ont été conceptualisés les
couples Nord-Sud en général. Comme l’a fait remarquer l’anthropologue Paulla Ebron (1997),
la littérature portant sur les couples Nord-Sud a eu tendance à simplifier à outrance ce type de
relations intimes en focalisant sur une dichotomie victime-bourreau. Plusieurs études
reprennent les stéréotypes trouvés dans les médias. D’un côté, les femmes sont représentées
comme des victimes qui tombent amoureuses de jeunes hommes du Sud manipulateurs et
opportunistes, souvent issus d’un milieu défavorisé. Ces derniers exploitent, de façon plus ou
moins convaincante, les sentiments de la femme piégée, dans le but d’obtenir de l’argent, des
biens ou un visa pour un pays occidental (Chege, 2017 ; Kempadoo, 2001, 2004 ; Nyanzi et
al., 2005 ; Phillips, 2002 ; Pruitt & LaFont, 1995). Dans la littérature, ces jeunes hommes sont
tour à tour appelés des « bumsters » (Nyanzi et al., 2005), des « entrepreneurs romantiques »
(Chege, 2017; Dahles & Bras, 1999; Ebron, 1997; Phillips, 2002; Salomon, 2009), ou encore
des « border-artists » (Beck-Gernsheim, 2011). Ainsi, ces hommes, même s’ils sont souvent
défavorisés économiquement par rapport à leur partenaire originaire d’un pays du Nord, sont
toutefois traités en tant qu’agents (proactifs) dans la littérature, contrairement aux femmes,
pour qui l’agentivité est souvent minimisée ou niée (Bonjour & de Hart, 2013). Par exemple,
certains auteurs montrent comment les stéréotypes sexuels du « black stud » et de la virilité
19
des hommes noirs ou bruns sont souvent utilisés par ces hommes à leur profit, pour maximiser
leurs conquêtes (Ebron, 1997; Frohlick, 2013; Nyanzi et al., 2005; Padilla, 2007, 2008).
D’un autre côté, les femmes touristes sont dépeintes comme profitant du contexte
d’inégalités sociales globales pour satisfaire leurs désirs sexuels avec les corps jeunes et
musclés d’hommes caribéens ou africains, qu’elles laisseront une fois leur séjour de vacances
terminé (Brennan, 2007; Kempadoo, 2001, 2004; O'Connell Davidson & Sanchez Taylor,
1999; Pruitt & LaFont, 1995; Sanchez Taylor, 2001, 2006). Selon plusieurs auteurs, (Ebron,
1997; Jacobs, 2009; Kempadoo, 2001; Sanchez Taylor, 2006), les femmes qui entrent en
relation intime avec des hommes originaires de pays du Sud veulent à la fois se sentir plus
féminines, grâce à une perception stéréotypée des masculinités du Sud comme étant plus
viriles que celles des hommes du Nord ; et être en position de contrôler la relation en tenant les
fils de la bourse et de la mobilité internationale. Dans le cadre de cette perspective
postcoloniale, ces relations sont expliquées en mobilisant l’argumentaire de Franz Fanon
(Fanon, 2008 (1952)). En effet, selon Joan Phillips (Phillips, 2008, p. 207), ce serait l’
« infériorité » raciale des hommes noirs, laquelle est intériorisée, qui pousse ces hommes à
entreprendre des relations intimes avec des femmes blanches, dans le but d’élever leur statut
au niveau de celui de l’homme blanc.
Kempadoo (2004) pousse la perspective d’exploitation Nord-Sud plus loin. Elle
soutient que, peu importe si le touriste est un homme ou une femme, le « Global South [is] a
playground for the richer areas of the world to explore their fantasies of the exotic and to
indulge in some rest and relaxation, the labor, sexuality, and bodies of Caribbean women and
men constitute primary resources » (p. 139). Pour O'Connell Davidson et Sanchez Taylor
(1999), l’actualisation des « fantasies of Otherness » des personnes occidentales, qu’elles
appellent aussi « racialized fantasy about power and vengeance », contribuent « to obtain a
sense of power and control over themselves and others as engendered, sexual beings, and to
affirm their own privilege as Westerners », dans une « white supremacist ideology » (p. 4951).
20
1.2.1. Femmes occidentales : tourisme sexuel ou de romance ?
La distinction majeure qui existe dans la littérature sur les intimités Nord-Sud se situe
principalement au niveau du genre : l’analyse varie si l’acteur occidental au sein de l’union
mixte est une femme ou un homme. En effet, la littérature postcoloniale portant sur des
échanges intimes entre hommes occidentaux et femmes non-occidentales dans un contexte de
tourisme est plutôt unilatérale. Il est alors question de tourisme sexuel : ces touristes exploitent
des femmes, d’autres hommes ou des enfants du Sud (Brennan, 2001, 2004, 2007; Kempadoo,
2004; O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999). Peu de place est laissée à la parole de ces
hommes. Toutefois, on pose la question : les femmes le font-elles aussi (Herold, Garcia, &
DeMoya, 2001; Jeffreys, 2003; Sanchez Taylor, 2006) ? La réponse à cette question n’est pas
aussi catégorique que pour le cas des hommes. En effet, le tourisme sexuel est souvent qualifié
de « tourisme de romance » (Pruitt & LaFont, 1995) quand l’acteur occidental est une femme.
D’un côté, certains chercheurs rejettent le concept même de tourisme de romance, car
ils considèrent que les relations entre femmes occidentales et hommes locaux représentent une
forme d’exploitation aussi virulente que le tourisme sexuel auquel participent certains hommes
occidentaux (O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999; Sanchez Taylor, 2006). Selon
Kempadoo (2001), cette appellation banalise le phénomène lié aux inégalités Nord-Sud et
déresponsabilise les femmes occidentales. Ainsi, plusieurs auteurs considèrent que le « labeur
émotionnel »—une forme de performance émotionnelle et affective que les acteurs du Sud
pratiquent dans le cadre des échanges intimes avec des touristes occidentales—représente
aussi une forme d’exploitation (Brennan, 2004, 2007, 2013; Kempadoo, 2001) 12 . Selon
O’Connell Davidson et Sanchez-Taylor (1999, p. 51) :
« Female sex tourists use their economic power to initiate and terminate sexual
relations with local men at whim, and within those relationships, they use their
12
Dans son étude du travail des agents de bord d’une compagnie aérienne américaine, Hochschild (1983) a
remarqué que l’obligation au sourire et la pratique de la gentillesse envers les clients constituait du travail. Elle a
ainsi élaboré le concept de « labeur émotionnel ». L’auteur va plus loin dans son essai Love and Gold
(Hochschild, 2003), où elle compare l’amour qui est sous-entendu dans le travail du « care », souvent pratiqué
par des immigrants originaires d’un pays du Sud, à l’or qui a été extirpé des pays colonisés par les pays
colonisateurs.
21
economic and racialized power to control these men in ways in which they could
never command Western men. »
Bien que cette perspective ait le mérite de dénoncer le contexte d’inégalités socioéconomiques qui existe entre individus du Nord et individus du Sud et qui teinte les intimités
entre les individus, elle prive néanmoins les acteurs du Sud de toute agentivité en lien à leur
sexualité et à leur vie relationnelle.
D’un autre côté, le concept de tourisme de romance permet d’envisager les relations
intimes entre femmes occidentales et hommes non-occidentaux avec plus de nuance que ne le
concède celui de tourisme sexuel. La chercheure féministe Sheila Jeffreys (2003) place la
question des inégalités de genre au cœur de son analyse de ce type de relations intimes, ce qui
renverse le focus autrement placé sur l’exploitation Nord-Sud. Jeffreys soutient qu’à cause de
leur position de subordination face aux hommes—surtout dans le cadre des rapports sexuels—
les femmes, même dotées d’un pouvoir économique supérieur, ne peuvent pas exploiter des
hommes.
De plus, le concept de tourisme « de romance » sous-entend que l’on accepte que des
sentiments aient leur place dans des relations autrement posées comme uniquement sexuelles
et économiques. Bien qu’elle préfère utiliser le concept de tourisme sexuel, dans son étude
quantitative des pratiques sexuelles de femmes touristes dans la région caribéenne, SanchezTaylor (2001, p. 755) rapporte que 22% des répondantes qui ont admis avoir eu une relation de
nature sexuelle avec un homme local ont qualifié la relation de « true love », un chiffre qui
s’élève à 39% en République Dominicaine; alors que seulement 3% l’on qualifiée de « purely
physical ». Ces données viennent contredire la perspective théorique adoptée par l’auteur, tout
en pointant vers l’importance de montrer la complexité inhérente aux relations Nord-Sud et
surtout, à prendre en compte la voix des acteurs eux-mêmes. En effet, comme l’expliquait
Dina de Sousa e Santos (2009, p. 411-412) à propos des nuances apportées au sein même des
discours des femmes cubaines engagées dans le travail du sexe avec des touristes :
22
« While elitist discourses construct jineteras13 as either victims or deviants, at the
grassroots level the discourses shift from sex-work and transform into narratives of
love, desire, dreams of migration, resistance and adaptation […] Nevertheless, in
this particular context to allow the ‘exploitation debate’ to dominate my findings,
considering that it did not feature in the interviews, would imply denying these
women a voice in the debate ».
À cet égard, l’étude ethnographique de Törnqvist (2010) portant sur des femmes
américaines qui ont voyagé en Argentine pour apprendre le tango montre à quel point les
discours sur l’exploitation Nord-Sud ont été intériorisés par ces femmes. Cette étude soulève
aussi la réflexivité dont elles font preuve quand elles se trouvent dans des contextes
interactionnels inégalitaires. Cette réflexivité contribue à façonner leurs relations intimes avec
les hommes argentins issus de milieux moins favorisés dont elles tombent amoureuses. Ainsi,
le concept d’agentivité, de plus en plus utilisé dans l’analyse des unions Nord-Sud, permet de
se défaire de la victimisation associée à la perspective postcoloniale et recentre le regard au
niveau de l’individu, des expériences individuelles et de l’intersubjectivité. Comme le
mentionnait Santos dans son étude des intimités Nord-Sud à Cuba (2009, p. 423): « Love for
the European tourist, whether it is performed, real or a mere fascination with the image, the
person or the continent, is in itself an act of resistance at various levels ».
L’amour, une faiblesse des femmes occidentales
L’amour, défini comme étant l’apanage des femmes occidentales, est souvent sousentendu dans les analyses des couples mixtes transnationaux. Le concept même de « tourisme
de romance », lequel est appliqué uniquement aux femmes occidentales qui ont des relations
intimes (tous types confondus) avec des hommes locaux, est révélateur d’un biais genré. Dans
la littérature féministe, l’amour romantique et le mariage (hétérosexuel) ont longtemps été
tenus responsables de l’assujettissement des femmes (de Beauvoir, 1949; Ferguson, 1984;
Stevi Jackson, 1993; Sue Jackson, 2001; Jeffreys, 1996; Jónasdóttir, 2011) et cette approche
est reproduite dans quelques études qui représentent les femmes occidentales comme des
victimes amoureuses des hommes du « Sud », lesquels utilisent cette « faiblesse » proprement
13
Le terme cubain jinetera, qui signifie « cavalière » en espagnol, ou jinetero quand il s’applique à des hommes,
réfère aux individus qui pratiquent une certaine forme de prostitution informelle, principalement avec des
touristes occidentaux (Simoni, 2015, p. 28).
23
féminine à leurs fins (Dahles & Bras, 1999; Herold et al., 2001; Nyanzi et al., 2005; Phillips,
2002). Dans son article intitulé « Pathos of love », Frohlick (2009) analyse les références à une
rhétorique, récurrente dans les ouvrages de psychologie populaire, qui pose l’amour comme un
état maladif des « femmes qui aiment trop ». Dans son étude, les femmes occidentales
utilisaient ce discours pour comprendre et justifier leurs échecs amoureux dans leurs couples
avec des hommes Costa Ricains.
1.2.2. Quelques critiques de la perspective postcoloniale
« Scholars and activists are often better at pointing to victims than at seeing
complex negotiations. This is true of both the feminist literature and the growing
body of literature focused on non-Western men and Western women » (Ebron,
1997, p. 238).
La perspective postcoloniale a l’avantage de replacer les relations intimes entre
occidentaux et non-occidentaux dans le cadre de structures de pouvoir plus larges, ce que les
perspectives expérientielles négligent parfois. Toutefois, s’il est vrai que ces relations
s’insèrent dans un contexte d’inégalités structurelles entre le Nord et le Sud, elles se doivent
d’être nuancées et d’aller au delà de la victimisation (Cabezas, 2004). Comme l’indiquait
Constable (2003, p. 221) : « Although we know fairly little about the situation, it is
unwarranted to assume that either the man or the woman has a monopoly on power; nor
should it be assumed that either has a monopoly on pleasure ».
De plus, bien que les corps noirs et bruns soient effectivement souvent sexualisés, ce
qui influe, consciemment ou non, sur les désirs des femmes occidentales ; et que des rapports
de force liés à la race, à la nationalité et à la classe existent au sein des couples Nord-Sud et les
structurent jusqu’à un certain point, adopter cette seule perspective postcoloniale tend à
réduire la complexité et l’intersubjectivité de ces relations intimes, ainsi que la diversité des
contextes personnels et sociaux des individus qui s’engagent dans de telles relations14. De
plus, ces analyses se concentrent davantage sur la race et la nationalité des partenaires, au
dépend d’autres types de mixité—d’éducation, de classe sociale ou encore d’âge. L’une des
14
Pour des exemples d’analyses plus nuancées utilisant une perspective intersectionnelle et où l’agentivité des
acteurs est mise de l’avant, voir Cauvin Verner (2009, 2010), Frohlick (2013) et Meisch (1995).
24
raisons possibles de cet écueil peut être liée aux termes qu’emploient les acteurs eux-mêmes
pour se définir. Par exemple, dans un article portant sur les relations intimes qui se
développent chez des femmes canadiennes faisant des stages de coopération internationale en
Afrique subsaharienne (Geoffrion, 2016), plusieurs en sont venues à se qualifier elles-mêmes
de « Blanches », car c’est de cette manière qu’elles se faisaient appeler dans la majorité de
leurs interactions avec les « locaux ». La « Blanche15 », ainsi que ses traductions en langues
locales, sont des qualificatifs que l’on retrouvait jusque dans les chansonnettes d’accueil que
les enfants apprennent à l’école. Dans ces étiquettes identitaires ethno-raciales, la couleur de
peau référait surtout à un certain privilège en terme de richesse matérielle supposée et d’accès
à la mobilité internationale (Ebron, 1997), caractéristiques d’une classe sociale aisée. Dans le
contexte des pays d’Afrique subsaharienne où la classe moyenne, selon les standards de la
Banque Mondiale, est quasi inexistante (à l’exception de l’Afrique du Sud) et où une majorité
de la population n’a pas accès à ces privilèges (Darbon & Toulabor, 2011), l’épithète « blanc »
est souvent évoqué en opposition avec « noir » et « africain »16.
De plus, le tourisme sexuel et l’exploitation, dans le cadre de relations intimes entre
individus originaires d’un pays du Nord et individus originaires d’un pays du Sud, existent bel
et bien et il ne faut en minimiser les répercussions. Cependant, bien d’autres type de relations
de couple peuvent émerger dans un cadre touristique, lesquelles peuvent mener à la formation
d’un foyer dans le pays (pas toujours occidental) de l’un des partenaires (Cohen, 2003;
Frohlick, 2013; Jacobs, 2009; Simoni, 2015). La perspective postcoloniale tend à généraliser
et ne considère pas la variabilité de telles relations de couple, tant dans les contextes qui les
structurent, que dans le développement même de la relation dans l’espace et la durée, qu’au
niveau des expériences (affectives) des acteurs eux-mêmes. Frohlick (2013, p. 180) met en
garde contre la sursimplification des relations entre « Occidentaux » et « locaux » (voir aussi
15
La définition de ce qu’est un « Blanc » est plutôt élastique dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Au
Ghana, par exemple, le terme englobe les européens, les libanais, les chinois et Nord-Américains, y compris les
Afro-Américains dont la peau est noire (Bruner, 1996).
16
Dans cette thèse, nous nous basons sur les catégories qu’utilisent les acteurs. Toutefois, nous tentons de
montrer la complexité des identités à travers une description plus poussée des rencontres entre des individus
ayant des histoires de vie complexes qui dépassent ces étiquettes qui semblent réductrices à première vue.
25
Ebron, 1997). L’auteure soutient que le pouvoir n’est pas unidirectionnel, mais est « multilayered » et « slippery », car l’on doit prendre en considération les multiples vulnérabilités
créées par le contexte de mobilité, les relations de genre et le statut socio-économique des
partenaires intimes. Par exemple, dans son ethnographie du tourisme sexuel gai en République
Dominicaine, Padilla (2007) a noté que les corps des hommes noirs étaient souvent fétichisés
par les touristes occidentaux, mais il a toutefois fait ressortir l’agentivité17 des hommes locaux
dans la façon dont ces derniers géraient leurs relations intimes, lesquelles pouvaient se
transformer en relations à long terme caractérisées par une réciprocité affective et matérielle.
Enfin, Wardlow and Hirsch (2006, p. 3) proposent plutôt de concevoir ces relations comme
des négociations constantes entre les structures de pouvoir et les émotions :
« We argue that to study gendered relationships, it is necessary to attend both to
the socially, politically and economically structured inequalities within which
couples negotiate and to the possibilities for tenderness, pleasure, and cooperation
that exist in spite of these inequalities. »
1.2.3. Complexité, émotions et relations à plus long terme
La littérature portant sur les intimités qui se forment entre des femmes originaires d’un
pays du Nord et des hommes originaires d’un pays du Sud, principalement dans un contexte de
tourisme, ne tombent pas toutes dans le piège de la dichotomie bourreau-victime. Au contraire,
cette perspective a été largement critiquée (Cabezas, 2004; Ebron, 1997; Frohlick, 2013;
Herold et al., 2001; Meisch, 1995; Santos, 2009). De plus en plus d’études adoptent une
perspective nuancée de ces intimités, lesquelles se prolongent souvent au-delà du contexte
touristique. Par exemple, dans son étude des relations intimes Nord-Sud en Barbade, Phillips
(1999) tient compte du développement de ces relations intimes dans le temps. Elle concède
que les émotions et l’attachement affectif s’accroissent à chaque visite de la femme
occidentale à son compagnon (voir aussi Herold et al., 2001). Chez les jineteros et les
jineteras18 cubains, Santos (2009, p. 419) a remarqué que même le récit de la rencontre
amoureuse peut se transformer dans le temps, quand l’attachement envers le compagnon
17
Dans la littérature sur la migration par le mariage, ce sont aussi, plus généralement, les hommes qui sont dotés
d’agentivité, alors que les femmes en sont dénuées, peu importe leur nationalité (Bonjour & de Hart, 2013).
18
Voir note en bas de page no. 16.
26
occidental s’accroit au fil du développement de la relation. Par exemple, des répondants qui
positionnaient leur relation avec un touriste en termes d’intérêts principalement économiques
au début de la relation intime ont, par la suite, décrit leur relation à l’aide du répertoire lexical
de l’amour romantique.
De plus, les études qui explorent les parcours migratoires des femmes touristes qui
s’engagent dans des relations intimes avec des hommes du Sud nous permettent de mettre en
lumière différentes formes d’attachement à long terme: à un homme « local », mais aussi à un
lieu spécifique. En effet, dans son étude des relations intimes entre femmes touristes et
hommes locaux au Costa Rica, Frohlick (2009, pp. 395-396) conclut que « After arriving there
by ‘fluke’ on a holiday, they fall in love with the place, and then they fall in love with a local
man and thereby seek to stay, despite their precarious status as both lovers and residents »
(voir aussi Jacobs, 2009). Cette citation inverse le rapport d’inégalités raciales et
économiques, en posant les femmes occidentales qui migrent vers un pays du Sud en terme de
vulnérabilité. De plus, le rapport sexuel et affectif n’est pas conçu comme la motivation
principale à la mobilité, mais plutôt comme une situation émergeant de cette mobilité.
Ces perspectives qui mettent l’accent sur le développement des relations Nord-Sud
dans le temps, ainsi que sur le rapport entre mobilité, amour et ancrages, nous permettent de
sortir du cadre limitatif de l’exploitation Nord-Sud. Elles laissent envisager la possibilité
d’attachements durables entre les partenaires, ainsi que l’option, pour le couple, de se définir
un parcours conjugal, familial et migratoire propre.
1.3. Couples binationaux et migration: entre authenticité et
instrumentalité
« Cross border marriages face scrutiny to a degree few other marriages do. They
are tested and probed in both formal and informal settings and, when found
wanting, their failings are generalized » (Williams, 2010, p. 82).
Le discours sur l’exploitation, lequel caractérise la perspective postcoloniale des
27
intimités Nord-Sud qui se forment dans le cadre du tourisme, se trouve curieusement
renversé dans la littérature sur la « migration par le mariage19 »: c’est alors la personne
originaire d’un pays du Sud qui se retrouve, dès le moment où il entame le processus de
migration dans le pays du Nord de sa conjointe, dans la position de l’exploiteur. Dans le cas
où le partenaire originaire d’un pays du Sud est un homme, tout comme dans la littérature sur
le tourisme de romance, ce dernier est souvent dépeint comme profitant de la sentimentalité de
femmes occidentales naïves dans le but d’obtenir un visa (Beck-Gernsheim, 2011; Bonjour &
de Hart, 2013; Delaunay, 2006)20. Or, dans le cas de la migration par le mariage, les individus
occidentaux ne sont pas les seules victimes : les États occidentaux se positionnent aussi
comme les victimes de la fraude migratoire de ces individus. Ainsi, comme dans la littérature
sur le tourisme de romance, un biais est récurrent dans cette littérature : il est souvent présumé
que la migration ou les désirs de migration vont du Sud vers le Nord21. En effet, si quelques
études se sont penchées sur la migration du partenaire du Nord vers le pays du Sud de son
conjoint (Frohlick, 2013, 2015; Geoffrion, 2016; Imamura, 1988, 1990; Jacobs, 2009; RoerStrier & Ben Ezra, 2006) ou encore, sur les dynamiques migratoires des couples binationaux
Sud-Sud (Bloch, 2011; Vinea, 2007), ces études sont rarement analysées sous l’angle de la
mobilité et de la migration, mais plutôt sous celui de la mixité conjugale ou des dynamiques
de genre au sein du couple. Ce biais tend à banaliser ce type de mouvement, à normaliser le
19
Bien que d’usage assez récent, les appellations « migration de mariage » ou « migration par le mariage »
(Maskens, 2013), lesquelles sont des traductions de « marriage migration » (Wray, 2011), sont maintenant
largement acceptées dans la recherche portant sur les couples binationaux (Kofman, 2004). Cependant, cette
terminologie a été critiquée par certains chercheurs qui en ont dénoncé le biais implicite. En effet, parler de
migration par le mariage pose la migration au centre des motivations des individus qui se marient avec quelqu’un
d’une autre nationalité (Palriwala & Uberoi, 2008), ce qui tend à négliger les dynamiques liées à la formation et
au développement de l’union binationale. Cette citation de Mourad, un des répondants de l’étude de Laura
Odasso (2016, p. 36) portant sur les couples mixtes en France et en Italie, illustre bien ce point : « Je suis venu en
France à cause d’elle et POUR elle. Non GRACE à elle ».
20
Pour une analyse fine de cas où des femmes natives d’un pays du Nord se prêtent aussi au jeu de la migration
(par le mariage) d’hommes du Sud, dans le but d’en tirer des bénéfices matériels, voir Majdoubi (2012).
21
Ce biais occidentalo-centrique est d’ailleurs caractéristique de tout un pan de la recherche en migration
(McCullough, Brunson, & Friederic, 2013) voir aussi le numéro spécial des Cahiers d’Études Africaines
« Mobilités et migrations européennes en (post) colonies » (Peraldi & Terrazzoni, 2016).
28
principe patriarcal selon lequel une femme doit suivre son mari (Bonjour & de Hart, 2013;
Dragojlovic, 2008; Guerry, 2016; Kofman, 2004). En comparaison, les migrations de type
réunification conjugale d’individus du Sud vers un pays du Nord ont été beaucoup plus
publicisées dans les dernières années, surtout dans un contexte de resserrement des frontières
nationales dans plusieurs États européens (Bigo, 2002; Block & Bonjour, 2013; D. Fassin,
2011; Favell & Hansen, 2002). Ces migrations sont scrutées, problématisées, et parfois même
associées à l’illégalité. Par exemple, dans son livre « L’immigration par escroquerie
sentimentale » (Delaunay, 2006), la présidente d’une association non-gouvernementale
dénonçant les mariages et paternités « de papiers » en France, utilise le lexique de la
criminalité. Elle associe les femmes à des « victimes » et les hommes « étrangers » avec qui
elles sont mariées, à la « ruse », la « trahison » (p. 45) et « l’escroquerie »22. Les relations
amoureuses entre individus du Sud et individus du Nord sont donc souvent interprétées, a
priori, comme un « door opener and a ticket to migration » (Beck & Beck-Gernsheim, 2010,
p. 404); comme un moyen plus ou moins légal, pour la personne originaire du pays du Sud,
d’avoir accès à des horizons (occidentaux) « meilleurs ». Or, comme nous le verrons dans les
prochains chapitres, les dynamiques de mobilité, de migration et d’ancrage chez les individus
en couple binationaux sont complexes et fluides. Elles changent selon les stades de la vie du
couple, par exemple, lorsque le désir d’avoir des enfants ou des préoccupations liées à
l’avancement professionnel surgissent. Il convient donc de déconstruire les stéréotypes
polarisés qui collent aux mariages binationaux dont l’un des partenaires est originaire d’un
pays du Sud.
Le champ d’étude intitulé la « migration par le mariage » est divisé en deux. D’une
part, nous retrouvons les couples que Williams (2010, p. 52-53) appellent « intra-culturels23 »,
soient les mariages qui se forment entre des immigrants ou des descendants d’immigrants dans
un pays du Nord et des individus issus de la même communauté, mais restés au pays d’origine
22
Pour le cas de la criminalisation des mariages « de résidence » en Autriche, voir Digruber & Messinger (2006).
23
Le concept « inter-culturels », utilisé pour référer aux couples binationaux, est problématique et porte à
essentialiser la « culture » des partenaires, comme si cette dernière était une entité rigide et fixe dans le temps et
la définition (pour une critique du concept de « mixité culturelle» des partenaires en couple transnational, voir
Beck-Gernsheim (2007).
29
(Beck-Gernsheim, 2007; Charsley, 2005a, 2005b, 2007; Collet & Santelli, 2012; Gallo, 2006;
Kalpagam, 2005; Schmidt, 2011). D’autre part, il y a les couples dits « binationaux »
(Lavanchy, 2013; Maskens, 2013; Odasso, 2017) ou « inter-culturels24 » (Williams, 2010).
Chez ces couples, la nationalité et l’affiliation ethno-culturelle des partenaires sont différentes.
Dans la majorité des études, ces couples binationaux sont composés d’un individu originaire
d’un pays du Nord et d’un individu originaire d’un pays du Sud. Dans cette section, il sera
question d’examiner l’état de la littérature portant sur la migration chez les couples mixtes
binationaux.
1.3.1. Émotions et intérêt dans les mariages Nord-Sud
Dans la littérature scientifique portant sur les mariages Nord-Sud, il est de plus en plus
convenu que des motivations à la mise en couple qui paraissent instrumentales de prime abord
(le désir d’améliorer sa qualité de vie matérielle, par exemple) n’excluent pas la possibilité de
ressentir des émotions et des sentiments tels que l’attachement25, l’affection, le désir et
l’amour romantique envers son partenaire conjugal (Constable, 2003; Esara, 2009; Faier,
2007; Patico, 2009). Par exemple, pour certaines femmes originaires d’un pays nonoccidental, les hommes occidentaux représentent souvent la stabilité conjugale, la sécurité
financière et affective et le romantisme, en plus de posséder un certain statut lié à leur
nationalité (Constable, 2003; Esara, 2009; Patico, 2009). Chez les femmes camerounaises qui
cherchent à trouver un époux étranger par le biais d’Internet, leur motivation à la mise en
couple émerge de leur désir d’adhérer à des normes de « proper womanhood and legitimate
marriage », ainsi qu’à un idéal d’amour romantique monogame, lequel comprend aussi la
sécurité financière (Johnson-Hanks, 2007, p. 642). Pour les femmes russes dont le statut
résidentiel en Turquie est précaire, amour, affection, sexualité, confort économique,
obligations familiales et légalité résidentielle sont des facteurs qui sont tous interreliés dans le
choix d’un conjoint ou d’un amant turc (Bloch, 2011).
24
Ibid.
25
Dans son étude du récit amoureux, Pagès (2008, p. 151) a relevé une « sémantique de l’attachement », qui est
définit par la complicité, la réciprocité, l’entente et l’existence de projets communs, entre les partenaires.
30
Ainsi, les débats autour de l’instrumentalité des mariages aboutissent souvent à un culde-sac (Bloch, 2011; Cole, 2014; Constable, 2005; Digruber & Messinger, 2006; Faier, 2007;
Patico, 2009), dans le sens où plusieurs raisons entrent en ligne de compte dans le choix d’un
partenaire conjugal ; certaines affectives, d’autres matérielles, ou encore même politiques, et
cet amalgame complexe entre émotions et intérêts tend à changer au fil de la relation.
Cependant, si la perspective des chercheurs est souvent nuancée et critique, celle des États
occidentaux l’est moins. En effet, la question de l’instrumentalité des relations intimes
binationales, souvent conçue en opposition à une certaine authenticité des sentiments
amoureux, est centrale aux politiques des gouvernements des États occidentaux, qui utilisent
cette rhétorique pour resserrer leur contrôle sur l’immigration familiale (Digruber &
Messinger, 2006; É. Fassin, 2010; Foblets & Vanheule, 2006; Lavanchy, 2013; Maskens,
2015; Robledo, 2011; Satzewich, 2014). Or, comme l’ont suggéré les anthropologues
Palriwala et Uberoi (2008), dans plusieurs cas, la migration d’un des époux est souvent le seul
moyen de rendre possible un mariage désiré. Ces chercheurs ont alors renversé la prémisse qui
est au cœur du domaine de recherche appelé la « migration par le mariage » et demandent
plutôt: « How migration may become a strategy to enable a desired marriage » (p. 24). Cet
inversement des variables de recherche permet de mettre la relation intime et le foyer conjugal
au cœur de l’analyse, alors que la migration en devient secondaire.
1.3.2.
Tensions
entre
des
relations
conjugales
et
un
processus
bureaucratique
« C’est compliqué d’aimer une personne qui semble être un extraterrestre pour
Immigration Canada » (Publication d’une femme canadienne sur le forum d’un
groupe de soutien au parrainage du conjoint).
Dans cette citation, deux thèmes émergent et sont mis en tension : l’amour pour le
partenaire conjugal et les difficultés liées à la bureaucratie migratoire. Cette tension constitue
effectivement le cœur des études sur la migration par le mariage. En effet, l’immigration de
type regroupement conjugal chez les couples binationaux est souvent représentée comme une
fraude et une menace pour (et par) les États occidentaux (Charsley & Benson, 2012; D’Aoust,
31
2010; De Hart, 2006; Digruber & Messinger, 2006; Foblets & Vanheule, 2006; Jorgensen,
2012; Lavanchy, 2013; Maskens, 2013, 2015). Comme l’expliquait Svašek (2010) dans le
cadre de son étude sur la migration de travailleurs, la peur de l’intrus structure les interactions
entre nouvel immigrant et agent d’immigration: « Officers working at passport control, for
example, scrutinise incomers as ‘potential cheats’ who need to be exposed before they
endanger legal citizens » (p. 872). Les immigrants en général et les immigrants « par le
mariage » en particulier sont souvent perçus comme ayant un « déficit de légitimité » (Rea &
Tripier, 2010, p.4); déficit qui se transforme en suspicion chez ceux qui souhaitent migrer en
tant qu’époux de citoyens d’un État du Nord (Lavanchy, 2013; Robledo Salcedo, 2013;
Robledo Salcedo, 2015). Selon Satzewich (2014), l’une des stratégies des États occidentaux
est de cultiver une peur du mariage binational, en affirmant être « submergés » de demandes
(frauduleuses) de réunification conjugale, dans le but de resserrer leurs politiques de
réunification conjugale (voir aussi D'Aoust, 2014). Par exemple, en Angleterre, une mesure
qui limite l’accès à la réunification conjugale à ceux qui ont suffisamment de moyens
financiers pour payer les frais liés au processus est passée en 2017 (Fraser, 2017; Wray, 2012).
En France, le processus de régularisation du partenaire étranger est devenu si compliqué et
laborieux qu’il décourage plusieurs couples (Robledo Salcedo, 2015). Or, selon plusieurs
études, une proportion marginale d’individus en couple binational se seraient engagés dans un
mariage uniquement dans le but d’obtenir un visa ou un document de résidence pour un État
du Nord (Charsley & Benson, 2012; Digruber & Messinger, 2006; Foblets & Vanheule, 2006).
Un processus migratoire biaisé
Le processus d’immigration ou de régularisation du conjoint originaire d’un pays du Sud
est souvent dépeint dans la littérature scientifique comme difficile et même raciste et sexiste
(Dragojlovic, 2008; Fernandez & Jensen, 2014; Jorgensen, 2012; Lavanchy, 2013; Wray,
2012). Charsley (2012a, p. 198) notait qu’au Royaume Uni, 21% des visas pour époux étaient
rejetés, « but rates of success are heavily patterned by country of origin » : il y avait moins de
5% de refus quand le conjoint migrant provenait d’un pays développé. Par exemple, certains
auteurs ont noté que l’évaluation des dossiers de réunification conjugale est basée sur des
stéréotypes culturels selon le pays d’origine du conjoint étranger. Dans son étude sur les
32
couples composés d’un homme britannique et d’une femme sud-asiatique, Rachel Hall (2002)
a soulevé que les agents d’immigration utilisaient une rhétorique culturelle hautement
stéréotypée pour juger de la légitimité des demandes. Ces derniers cherchaient des signes de
comportements qu’ils croyaient caractéristiques des femmes asiatiques mariées, tels que la
passivité, l’obéissance et la dépendance financière au mari. Dans cette logique, les cas de
femmes d’origine sud-asiatique nées au Royaume-Uni et désirant inviter un conjoint étranger à
les rejoindre étaient perçus comme illégitimes puisque ces femmes, alors en charge du
processus, ne correspondaient pas à ces stéréotypes (voir aussi Satzewich, 2014).
Selon Palriwala et Uberoi (2008, p. 45), la définition même de la famille (ou encore du
mariage) est souvent ethnocentrique et détermine les restrictions imposées à l’immigration de
type réunification familiale. Non seulement les unions doivent-elles correspondre à un idéal
occidental de l’amour romantique—en d’autres mots, être exemptes de motivations
utilitaires—mais elle doivent aussi répondre d’une série de critères tels que la cohabitation, la
familiarité des époux, un écart d’âge considéré comme raisonnable, la reconnaissance du
mariage par la communauté etc. (Lavanchy, 2013; Maskens, 2013; Satzewich, 2014); critères
qui sont aussi fondés sur des normes occidentales de mariage de compagnonnage (Hirsch &
Wardlow, 2006). Ainsi, pour les couples ou les individus en couple binational qui n’adhèrent
pas à cet idéal de la conjugalité, le processus de réunification conjugale peut devenir une
expérience frustrante, stressante ou encore très inconfortable (Eggebø, 2013; Odasso, 2016;
Robledo Salcedo, 2015). Notons toutefois qu’entamer le processus de réunification conjugale
constitue un acte de résistance, puisque qu’il défie le contrôle étatique dans la sélection des
immigrants (Cunningham, 2006).
1.3.3. Les pratiques d’évaluation des mariages binationaux : l’amour
romantique comme gage d’authenticité ?
La voix des individus en couple binational qui sont passés par le processus de
réunification conjugale ou de régularisation du statut de leur partenaire non-occidental est peu
entendue dans la littérature. Leur expérience du processus migratoire mériterait qu’on s’y
attarde davantage. Cependant, un corps d’études de plus en plus important se penche sur la
33
perspective des agents d’immigration qui traitent ces dossiers. La question des critères sur
lesquels se basent ces agents pour valider (ou non) un mariage se pose alors. De cette
littérature émerge toute une problématique où l’authenticité conjugale repose sur un script de
l’amour romantique (D'Aoust, 2013; Lavanchy, 2013; Maskens, 2013; Muller Myrdahl, 2010).
Effectivement, le sociologue Nicola Mai et le géographe Russell King (2009, p. 300) ont noté
la centralité du concept d’amour romantique dans les sociétés occidentales:
« The currently hegemonic notions of romantic love amongst ‘equal’ individuals
are consistent with a highly individualised and neoliberal model of society,
celebrating the expression of individual autonomy, gender equality and emotional
fulfillment as key and fixed criteria of Northcentric ‘civility’. »
Ainsi, selon plusieurs chercheurs, l’amour romantique—de même que l’égalité entre
les sexes et le respect des couples homosexuels, par exemple—a été promu au rang de valeur
sociétale dans plusieurs États européens et Nord-américains (Giddens, 1992; Illouz, 1997; Mai
& King, 2009; Maskens, 2015; Povinelli, 2006). Comme l’indiquait Éric Fassin (2010) dans
son article sur ce qu’il appelle la « démocratie sexuelle », ces États utilisent une rhétorique de
la démocratie, telle que reflétée par l’adhésion à ces valeurs, pour se classer au sommet d’une
hiérarchie identitaire, nationale et culturelle (voir aussi Bonjour & de Hart, 2013; Fernandez &
Jensen, 2014; Leinonen & Pellander, 2014; Muller Myrdahl, 2010). Dès lors, ils s’en servent
pour resserrer leurs politiques migratoires, dans le but de limiter les risques de
contamination identitaire qui peuvent survenir si les citoyens de ces États côtoient des
individus qui ne se conforment pas à ces valeurs « démocratiques » (les femmes voilées, les
migrants de mariages arrangés, les mariages d’intérêts).
Dans les cas des mariages binationaux, l’amour romantique sert souvent de balise pour
juger de l’authenticité des mariages. Or, certains auteurs nous rappellent qu’en Occident, les
mariages sont loin d’être uniquement romantiques, même entre « Occidentaux » (Illouz, 1997;
Williams, 2010). Williams soulève le double standard qui affecte la perception des relations
intimes transnationales par rapport aux relations intimes entre « locaux » (2012, p. 30).
L’anthropologue Anne Lavanchy (2013, pp. 76-77) caractérise ce processus comme
discriminatoire et de « violence structurelle »:
34
« Fondamentalement, la violence structurelle ne différencie pas entre qui peut se
marier ou non, mais entre les couples obligés d'extérioriser leurs sentiments
intimes en fonction du script normatif de l’amour romantique et les couples
privilégiés qui y échappent. Censées rester sans effets sur l'amour véritable, les
procédures du soupçon sont généralisées à l'ensemble des couples « mixtes »,
décalés et donc mystificateurs. »
L’accent mis sur l’amour romantique en tant que gage d’authenticité conjugale dans les
pratiques administratives des États occidentaux (D'Aoust, 2014) oblige les couples
binationaux à performer cet amour. Par exemple, dans son étude des couples binationaux en
France dont l’un des partenaires est en attente de son permis de résidence, Robledo Salcedo
(2011, p. 3) montre que « [l]es couples mis en cause n’ont de cesse de se mettre en scène
comme de ‘vrais amoureux’ ; à travers leurs déclarations, leurs témoignages et les événements
qu’ils créent, ils répliquent au soupçon de mariage de complaisance, tout en l’assimilant ».
Bien que la sociologue Michèle Pagès (2008) soutienne que toute narration de l’histoire
amoureuse est une construction, le dossier de mariage ou d’immigration des couples
binationaux rend particulièrement tangible le caractère construit, ainsi que la matérialité de ce
« script normatif de l’amour » (Lavanchy, 2013, p. 77). Anne-Marie D’Aoust (2013, p. 264)
soulève que cette matérialité se retrouve effectivement dans le langage et les mots utilisés (ex.
les récits que font les conjoints de leur relation intime), dans les artefacts choisis pour illustrer
la sincérité de leur relation (ex. des comptes communs ou photos), les pratiques (ex. le type de
célébration du mariage) ou encore, l’occupation de l’espace (ex. le partage d’un logement).
Très peu d’études soulèvent la question de la sexualité des partenaires dans
l’authentification des relations conjugales Nord-Sud26. Pourtant, pour Giddens (1992), les
relations intimes modernes en Occident sont caractérisées principalement par un certain
épanouissement des partenaires dans la sexualité. Dans son étude des hommes américains
ayant épousé une femme chinoise, Constable (2003, p. 133) a remarqué que dans les récits
26
L’étude de Digruber et Messinger (2006) en Autriche constitue une exception. En effet, les agents
d’immigration ont déclaré poser des questions explicites aux partenaires conjugaux concernant leur sexualité (p.
301).
35
conjugaux de ces couples, la sexualité est complètement éludée, comme si cette dernière
venait souiller l’authenticité de la relation amoureuse :
« Sex is often explicitly « off-limits » as a topic mainly because its mere mention
threatens to undermine a concerted effort to represent and construct such
relationships as respectable and based on conjugal love and to raise the specter of
what JJ called the « ugly male syndrome ».
Pour comprendre le phénomène de création d’une certaine norme conjugale à travers
l’exercice d’évaluation des mariages binationaux à des fins de migration, Anne-Marie
D’Aoust (2013, 2014) a développé une théorie des « technologies de l’amour » fondée sur
Foucault. Selon l’auteur, « technologies of love are central to the identification, testing, and
assessment procedures of a couple’s right to belong » (D'Aoust, 2013, p. 260). Dans le cadre
des pratiques bureaucratiques des instances migratoires, l’amour comme émotion, est
instrumentalisé, mais il crée aussi des possibilités d’agentivité de la part des couples
demandeurs. Ainsi, selon D’Aoust, la définition de l’amour (pour la migration) est déterminée,
en partie, par les relations de pouvoir qui existent entre les agents d’immigration et les
couples.
Les conceptions de l’authenticité conjugale qui ont émergé des pratiques
administratives laissent peu de place à la diversité des normes et des expériences individuelles
qui caractérisent les relations amoureuses et maritales, transnationales et locales. Comme le
soulève Eggebø (2013) dans l’une des rares études qui explorent l’expérience du processus de
réunification conjugale de la perspective des conjoints, les partenaires « draw on different and
sometimes contradictory narratives of intimacy when they talk about and defend the reality of
their own relationships » (p. 775). Dans ce cas, l’authenticité de la relation conjugale est bien
réelle pour les deux partenaires, mais elle s’exprime de manières différentes. Ces perspectives
distinctes peuvent toutefois nuire au processus d’immigration du conjoint étranger car elles
sont considérées par les bureaucrates comme contradictoires et donc, non-authentiques.
1.3.4. Le travail des agents d’immigration
Dans la littérature, il apparaît que les agents d’immigration regardent avec suspicion
tout mariage caractérisé par une trop grande hétérogamie—d’âge, de classe, de « culture », de
36
niveau de scolarité, de religion, etc. (É. Fassin, 2010; Lavanchy, 2013; Maskens, 2013;
Satzewich, 2014). Bien que ces derniers perçoivent leur travail d’évaluation du dossier des
couples binationaux comme objectif et rigoureux (Lavanchy, 2013), plusieurs chercheurs
ayant investigué le processus administratif ont noté qu’il y avait une grande part de
subjectivité et d’aléatoire dans cette évaluation. Anne Lavanchy (2013) caractérise ce
processus d’évaluation de « travail de l’affect » chez les agents en Suisse. Maité Maskens
(2015) témoigne de la part d’intuition dans les jugements portés sur les couples en Belgique.
Selon ces auteures, tous les détails des dossiers sont scrupuleusement scrutés pour déceler le
degré d’ « authenticité » des couples en question (Satzewich, 2014). Par exemple, dans son
étude du processus d’évaluation des dossiers de mariages binationaux en Belgique, l’auteure
(2015, pp. 46-47) fait référence à l’« intimate conviction» dont font preuve ces bureaucrates:
« Some interlocutors pay great attention to details, others do not, but in all cases,
feelings and intuition seem to play a crucial role. The first impression is
significant. All the work afterwards consists in rationalizing this very first physical
and casual judgment […] Interaction between ‘clients’ and state agents is
embedded in an ‘emotional economy’ that will guide or determine the choices and
decisions made ».
Selon Maskens, puisque le pouvoir discrétionnaire des agents civils, aussi appelés de
« petits bureaucrates de rue » (Lipsky, 2010) est en grande partie informé par l’intuition et le
« feeling », il n’y aurait pas de recette magique dans l’élaboration des dossiers. Tout peu être
interprété comme suspect, au gré de l’humeur de l’agent en charge du dossier. Maskens
remarquait à cet effet que trop ou trop peu de preuves pouvaient également discréditer un
couple (2015, p. 51) : « the challenge for couples consists in being neither too explicit and
demonstrative about the authenticity of their romance, nor leaving the impression that the
marriage is a practical or unemotional affair ».
Ainsi, l’on peut dire, tout comme le suggère l’anthropologue Marie-Claude Haince
(2014, p. 101), qu’en passant par le processus d’immigration, les couples se trouvent
déshumanisés, dans le sens où ils sont réduits à une liste de critères qui correspondent ou non à
ce que les États considèrent comme désirable ou compatible avec leurs valeurs nationales.
37
Conclusion. Quelques pistes de réflexion
Dans ce chapitre, deux domaines de recherche principaux ont été explorés : le tourisme
de romance et la migration par le mariage. L’objectif était de peindre un tableau des couples
Nord-Sud, de la rencontre amoureuse à la migration de l’un des partenaires, afin de
positionner notre problématique de recherche par rapport à la littérature existante. Quelques
thèmes communs traversent ces deux corps de recherche. Premièrement, nous remarquons,
d’une part, la forte polarisation qui existe entre les partenaires, lesquels sont souvent crispés
dans des dialectiques du bourreau et de la victime, tant par certains chercheurs privilégiant une
perspective postcoloniale, que par les États occidentaux. D’autre part, les relations intimes
Nord-Sud elles-mêmes sont souvent catégorisées entre authenticité—associée à un script de
l’amour romantique—et instrumentalisation—associée à des intérêts matériels ou migratoires.
Ainsi, dans les deux champs de recherche, ces relations intimes font l’objet d’une forte
problématisation, laquelle affecte le vécu des conjoints, parfois même longtemps après la
migration de l’un des partenaires (Cole, 2014).
Toutefois, sauf quelques exceptions (Simoni, 2015), ces deux domaines de recherche
se nourrissent très peu l’un de l’autre, comme si les rencontres intimes faites dans un cadre
touristique ne pouvaient se développer en relations conjugales transnationales ou en mariages
réussis ; et étaient vouées à rester éphémères (Brennan, 2002, 2004; Ebron, 1997). Il y a une
déconnexion, dans la littérature, entre la rencontre amoureuse et le processus migratoire du
conjoint originaire du pays du Sud. Entre ces deux évènements-clé de la vie du couple, tout un
pan du développement de la relation intime dans le temps et l’espace est éludé. Mis à part la
mention, dans certaines études, de la persistance d’une certaine forme de communication
écrite ou orale ou encore, d’envois d’argent entre les partenaires intimes ou sexuels quand ces
derniers ne sont plus ensemble dans le même pays (Padilla, 2007; Sims, 2012), la période
entre le moment de la rencontre et la prise de décision de se marier et de migrer est très peu
détaillée. Cette lacune dans la littérature a comme effet d’appuyer la thèse de l’instrumentalité
de tels mariages. Pourtant, la gestion de la relation intime lors des périodes plus ou moins
longues de séparation physique des conjoints est une autre dimension des relations de couple
Nord-Sud. En effet, les récits de couples transnationaux sont parsemés de « tales of waiting »
38
(Constable, 2003). Cependant, cet aspect est sous documenté (Beck et Beck-Gernsheim, 2014,
pp. 47-48). Or, un corps d’études grandissant explore les relations transnationales,
principalement dans le cadre des familles transnationales. En effet, le cas de parents ou de
grands-parents qui gardent contact et nourrissent une forme d’intimité avec leurs enfants ou
petits-enfants habitant à l’étranger est de plus en plus investigué (Baldassar, 2008; Baldassar
& Merla, 2014; Baldassar, Nedelcu, Merla, & Wilding, 2016; King-O’Riain, 2013; Svašek,
2008). Dans ces études, le rôle des technologies de l’information et de la communication dans
le maintien du rapport affectif est mis en l’avant (Licoppe, 2004; Madianou, 2016; Madianou
& Miller, 2013; Wilding, 2006). Les coûts liés à la distance chez les familles dispersées ont
eux-aussi été explorés (Le Gall, 2017). Cependant, cette littérature est très peu mise à profit
dans l’étude des couples binationaux Nord-Sud.
Enfin, la littérature issue du tourisme de romance et de la migration par le mariage
recensée ne se penche que rarement sur les émotions et l’expérience vécue des personnes qui
sont les plus impliquées dans les relations intimes étudiées, soit les conjoints eux-mêmes.
Cette lacune avait été relevée par plusieurs chercheurs (Mai & King, 2009; Skrbiš, 2008;
Svašek, 2008). En effet, Mai et King (2009, p. 296) ont suggéré que les émotions n’émergent
pas seulement de l’expérience migratoire, mais contribuent à façonner la trajectoire de
mobilité/migration des individus : « We also advocate for an ‘emotional turn’ in migration and
mobility studies which explicitly places emotions, especially love and affection, at the heart of
migration decision making and behavior ». Ainsi, si l’on souhaite obtenir une compréhension
plus holistique du phénomène de la conjugalité transnationale, lequel est non seulement de
plus en plus commun, mais est devenu la cible des gouvernements occidentaux, il devient
critique de rendre compte de l’expérience vécue de la relation intime, ainsi que de celle du
processus bureaucratique lié à la réunification conjugale. Ceci est d’autant plus urgent qu’une
certaine conception occidentale et moderne de l’amour et de l’authenticité conjugale devient
de plus en plus la norme à partir de laquelle ces couples sont évalués et testés. Comme le
suggère Walsh, dans son article « Geographies of the heart in transnational spaces»,
« geographical displacement encourages people to more consciously reconsider, re-evaluate
and re-think love (Walsh, 2009, p. 428).
39
L’expérience vécue de la relation intime, chez les femmes en couple avec un homme
originaire d’un pays du Sud, est au cœur de cette thèse. Sans prétendre combler toutes les
limites empiriques et conceptuelles relevées dans les deux corps de littérature explorés dans ce
chapitre, nous aspirons tout de même à créer un pont entre la rencontre amoureuse et la
migration du partenaire du Sud en détaillant le développement de la relation intime, tant dans
leurs moments de co-présence physique, que dans les périodes où les partenaires sont séparés.
De plus, nous avons l’objectif de dé-problématiser ce type d’unions en nous éloignant de
l’accent habituellement porté sur l’individu du Sud et sur sa migration dans un pays du Nord,
pour nous concentrer sur l’expérience de femmes canadiennes dont le parcours de vie et de
conjugalité les ont poussé, de différentes façons et pour différentes raisons, à opter pour un
conjoint d’une nationalité autre que la leur.
40
Chapitre 2. L’enquête et ses cadres
« En effet, l’une des richesses de l’approche ethnologique consiste en la fidélité
dans les relations établies et l’émotion comme outil méthodologique, comme
procédure de découverte par laquelle on rend significatifs de petits faits glanés
presque au hasard. Par petites touches impressionnistes, un ethnologue peut faire
voir, entendre et sentir tout un petit monde attachant dont le destin tragique émeut.
Il évoque les lieux et les personnes, brosse des atmosphères, sans faire l’impasse
sur ses doutes, personnels et scientifiques. Dans ce sens, l’ethnographie est avant
tout une aventure humaine » (Monsutti, 2005, p. 49).
Les raisons pour lesquelles nous nous sentons interpelés par un sujet de recherche plus
qu’un autre varient d’un chercheur à l’autre. Certains sont impliqués personnellement et
émotionnellement dans leur enquête. Dans mon cas27, le sujet de recherche s’est imposé à moi,
alors que je le cherchais ailleurs.
En 2014, des raisons familiales m’ont obligée à changer de terrain d’étude. Je tâtonnais
sans trop réussir à trouver le point focal de mon projet de recherche doctoral. Ma fille avait
alors presque deux ans et c’était le printemps. Nous allions souvent jouer dans les nombreux
parcs de Montréal. Ma fille, avec ses magnifiques cheveux auburn montés en afro, son teint et
ses grands yeux noirs, attirait souvent les regards des passants et des autres parents. Elle a
aussi attiré mon projet de recherche. Immanquablement, à chacune de nos sorties au parc, une
femme (canadienne, blanche) venait me voir pour discuter avec moi. La phrase d’ouverture
était toujours plus ou moins la même : « Votre fille est métissée ? Le papa vient d’où ? » Une
brève réponse de ma part ouvrait la porte à un flot de confidences où, dans la majorité des cas,
une rencontre amoureuse transnationale s’était transformée en parrainage d’un homme au
Canada. Un jour, c’était la maman d’un petit garçon de huit ans qui avait rencontré son mari
sénégalais alors qu’il était étudiant étranger à Montréal ; un autre, c’était une grand-mère qui
me racontait qu’elle gardait sa petite-fille, parce que sa fille ainée était partie rejoindre son
conjoint syrien qui habitait aux États-Unis ; et sa cadette, elle, avait rencontré un homme
27
Dans ce chapitre, les sections qui concernent l’expérience du processus de recherche tel que vécue par la
chercheure, sont écrites au « je » ; contrairement au reste de la thèse où le « nous » est privilégié par souci de
distanciation scientifique.
libanais au Sénégal pendant un séjour de vacances et elle entamait les démarches pour le
parrainer. Ces histoires étaient devenues si courantes que je n’ai pu faire autrement que de les
écouter. Les femmes venaient à moi pour me raconter leur histoire et j’étais prête à les
entendre. Dès lors, c’est ma propre expérience de mixité conjugale, incarnée par ma fille, qui a
ouvert la porte de mon terrain ethnographique. Dans ce projet, je suis à la fois chercheure,
participante, confidente et amie. J’ai offert mes conseils à celles qui étaient en plein processus
de parrainage. J’ai ri et j’ai pleuré avec ces femmes dont l’expérience amoureuse et
bureaucratique avait souvent beaucoup de points en commun avec la mienne.
Comme l’a montré la recension des écrits au chapitre précédent, les couples mixtes
dont l’un des partenaires est originaire d’un pays prospère alors que l’autre est originaire d’un
pays moins développé économiquement sont souvent dépeints comme un problème par les
médias, par certains chercheurs et par les États occidentaux. Or, les histoires que les femmes
me racontaient étaient des histoires d’amour, même si parfois, elles se terminaient mal pour le
couple : amour d’un homme, mais aussi amour d’un pays, d’une culture, d’une famille, de
l’enfant issu de l’union. Ces histoires étaient aussi des histoires de mobilité, propulsée par
l’amour et par des attachements multiples. La littérature sur le sujet propose principalement
des analyses structurelles où les inégalités socio-économiques entre les partenaires et les
contraintes (bureaucratiques) à la mobilité sont mises en évidence. Dans cette thèse, je me
penche sur l’expérience vécue de la rencontre amoureuse transnationale et du développement
de la relation conjugale de toutes ces femmes qui m’ont parlé, que je les ai sollicitées ou non.
Dans ce chapitre, il sera d’abord question de replacer la problématique de recherche
dans son contexte canadien. Les concepts-clés que j’ai choisis d’utiliser pour orienter mon
analyse seront ensuite définis puis, je tracerai les contours des perspectives théoriques qui
m’ont inspirée et m’ont guidée tout au long de l’analyse de mes données. Troisièmement, je
détaillerai ma méthodologie de recherche, la population de l’étude, les méthodes d’analyse des
données et j’éclaircirai ma position de chercheure et de femme dans le cadre de ce projet de
recherche. Enfin, je soulèverai les contributions escomptées de mon étude, ainsi que ses biais
et ses limites.
42
2.1. Le contexte canadien en matière de mixité et de réunification
conjugale
La formation d’unions intimes transnationales n’est pas un phénomène nouveau (Kim,
2010), quoiqu’il ait pris une ampleur sans précédent dans les dernières années (Skrbiš, 2008).
Quand un couple transnational souhaite établir un foyer conjugal, la migration de l’un ou de
l’autre des partenaires devient souvent nécessaire. Comme le notait Skrbiš (2008, p. 238) à
propos des transmigrants et de leurs familles, « embodied co-presence is considered a
penultimate goal ». Dans le chapitre précédent, nous avons discuté des différentes approches
qui ont caractérisé l’étude des couples Nord-Sud, de la rencontre amoureuse à la migration de
l’un des partenaires conjugaux. Dans cette section, il sera question d’approfondir le contexte
canadien en matière d’immigration conjugale, puisque l’expérience de la migration du
conjoint est centrale dans les récits des femmes en questions.
2.1.1. Les couples mixtes au Canada
Dans leur portrait statistique des couples en union « mixte » au Canada, Milan et al.
(2010) ont soulevé l’augmentation importante de leur nombre depuis les années 1990. De plus,
les auteurs ont noté une augmentation de 30% des couples mixtes entre 2001 et 2006. La
majorité de ces couples étaient composée d’un membre d’une « minorité visible28 » et d’un
membre de la majorité « blanche ». Selon ces statistiques, issues du recensement de 2006,
12% de tous les couples canadiens seraient des couples dont l’un des partenaires est
immigrant. Cependant, les statistiques n’indiquent pas si l’union s’est formée avant ou après la
migration du partenaire immigrant. Ces chiffres sont tout de même intéressants, dans la
28
La définition de la mixité selon Statistiques Canada pose problème. Elle se base à la fois sur des critères
raciaux et de nationalité. En effet, selon Statistique Canada, une union est « mixte » si elle est constituée d’une
personne issue d’une « minorité visible » et d’un membre de la majorité (non-marquée, donc caucasienne) ou, de
deux individus appartenant à des « minorités visibles » différentes. Dans les catégories de « minorités visibles »
recensées, notons, à titre d’exemples, les « japonais », les « latino-américains » et les « Noirs ». L’expression
« minorité visible », qui est à la base de la définition de la mixité pour l’État canadien, est à la fois floue, raciste
et mélange plusieurs types de marqueurs identitaires.
43
mesure où ils dépeignent une dynamique de transformation sociale importante dans la société
canadienne.
2.1.2. Contexte historique de la migration familiale au Canada
L’immigration de type réunification familiale a une longue histoire au Canada. Quand
les premiers immigrants chinois se sont installés au Canada après avoir été mandatés pour
construire un chemin de fer transcanadien et qu’ils ont voulu faire venir leurs épouses toujours
en Chine, le gouvernement canadien a resserré ses mesures migratoires en imposant des taxes
importantes sur chaque membre de la famille qui venait rejoindre les immigrants au Canada.
Selon Gogia et Slade (2011, p. 20), « Chinese women were not wanted in Canada as they were
seen to be the key to the development of permanent Chinese communities ». Selon Rell
DeShaw, assistante directrice à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, le concept de
réunion familiale a émergé en 1926. Il s’appliquait alors aux immigrants économiques mâles
qui souhaitaient être réunis avec certains membres de leur famille tels que leur femme,
enfants, parents et frères et sœurs restés au pays d’origine (DeShaw, 2006; Kofman, 2012).
Depuis ce moment, la migration de type familiale a été tour à tour restreinte et ouverte selon
les besoins économiques et démographiques du pays (D’Aoust, 2017b). En 1967, le Canada a
adopté un système de pointage basé principalement sur les compétences professionnelles, dans
le but de minimiser, dans la sélection de ses immigrants, toute discrimination sur la base de la
race, de la nationalité, du genre ou de la religion. Ce système a fait en sorte qu’il est devenu
beaucoup plus difficile de se qualifier pour immigrer au Canada (Gogia & Slade, 2011). Ce
dernier n’affecte toutefois pas directement l’immigration de type réunification conjugale,
parce que les époux et les enfants parrainés ne sont pas évalués sur la base de leur contribution
économique au Canada mais plutôt, par rapport à leur relation avec un parrain, lequel doit être
un citoyen canadien ou un résident permanent.
En 1993, le regroupement familial a été limité aux proches parents, soit aux conjoints,
enfants et parents de citoyens ou de résidents permanents. En 2002, les fiancés ont été exclus
44
des personnes admissibles à la réunification familiale29. Toutefois, la définition de conjoint a
été élargie pour comprendre les couples de même sexe et les couples pour lesquels la
cohabitation n’est pas possible parce qu’ils habitent deux pays différents (D’Aoust, 2017b).
Questions de genre et de mixité
Chaque année depuis 2007, le Canada accueille en moyenne 250 000 nouveaux
arrivants (G. d. Canada, 2014a). La réunification familiale, aussi appelée le parrainage d’un
époux ou d’un enfant, est la deuxième plus importante catégorie d’immigration en nombre
après celle des travailleurs qualifiés. Elle compte pour environ 27% 30 des nouveaux
immigrants reçus chaque année au Canada. Par exemple, un peu plus de 46 000 nouveaux
conjoints ont été parrainés par leur époux et accueillis au Canada en 2015, dont 19 237
(41.5%) étaient des hommes31 (G. d. Canada, 2015). La tendance au niveau des statistiques
relatives au genre des conjoints parrainés est assez stable depuis les années 1980, époque où
les statistiques d’immigration Canada ont été désagrégées selon la catégorie d’immigration et
le genre des immigrants (G. d. Canada, 1987). Ces chiffres remettent en perspective la
croyance que ce sont surtout des femmes qui immigrent à la suite de leur conjoint—lui même
un migrant économique—en tant que dépendantes (Kim, 2010; Kofman, 2004; Yeoh & Khoo,
1998), bien que le pourcentage important d’hommes qui immigrent aussi sous la bannière de
la réunification familiale commencent à interpeler certains chercheurs (Charsley, 2005a,
2005b, 2007; Gallo, 2006; Niedomysl et al., 2010). Dans le contexte canadien où les unions
dites « mixtes » sont en hausse rapide (Milan et al., 2010) et où les forums de discussion en
ligne portant sur le parrainage d’un conjoint se multiplient, la pénurie d’études sur les couples
où des hommes se font parrainer par des femmes canadiennes, lesquelles permettraient de
29
Aux États-Unis, il existe un visa pour les fiancées étrangères de citoyens américains. Toutefois, ce visa n’est
valide que pour trois mois. Si les fiancés souhaitent obtenir la carte verte, ils doivent se marier avec leur conjoint
à l’intérieur de ce délai de trois mois.
30
Le pourcentage d’immigrants de la « classe famille » varie selon les années et a eu tendance à diminuer au
profit des migrants économiques.
31
Avec les statistiques disponibles, il est difficile de dire si les couples qui ont été réunis de cette façon étaient
« mixtes » ou non (pour une recension des failles méthodologiques dans la recherche sur la migration conjugale,
voir Beck-Gernsheim (2007). Or, il est possible de savoir si le conjoint qui parraine est né au Canada. En effet,
en 2011, 23.3% des parrains étaient nés au Canada (G. d. Canada, 2014b, p. 10).
45
complexifier le phénomène de la migration conjugale et de questionner les stéréotypes
nourrissant les politiques migratoires, s’explique mal.
De plus, le type de demandes de réunification conjugale s’est diversifié au fil des
décennies. Il comprend maintenant les pratiques conjugales transnationales des communautés
immigrantes et des immigrants de deuxième génération (Collet & Santelli, 2012; Santelli &
Collet, 2011; Walton-Roberts, 2004) et celles de couples « mixtes » dont le partenaires
canadien ou résident permanent aurait rencontré un partenaire intime lors d’un voyage, sur
Internet, par l’intermédiaire d’agences de rencontre internationales ou encore à travers des
réseaux sociaux transnationaux (Cunningham, 2006; Frohlick, 2013; Heyse, 2010).
2.1.3. La stigmatisation des couples Nord-Sud : la peur du « mariage
frauduleux »
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les État occidentaux ont eu tendance,
dans les dernières années, à stigmatiser les mariages binationaux dont l’un des partenaires est
originaire d’un pays du Sud. Ces couples sont de plus en plus surveillés et leur relation est
testée et évaluée, souvent selon les normes occidentales de l’amour romantique ou du mariage
de compagnonnage. À cet effet, Beck-Gernsheim (2011, p. 402) note que, « [F]or the average
citizen, meanwhile, such marriage practices seem alien, even barbaric, because they are
assumed to involve instrumental motives—a violation of the Western ideal of love and a
breach of a cultural taboo ».
Depuis quelques années, des termes comme « mariage gris32», « mariage frauduleux »
(« sham marriage ») ou « mariage de complaisance » se sont mis à émerger dans les discours
des ministres de pays occidentaux et dans les médias. Ainsi, ce type de mariage—et
l’immigration subséquente du conjoint originaire d’un pays du Sud—est souvent représenté
32
En France, le terme « mariage gris », a été utilisé pour la première fois par le ministre de l’Intégration Éric
Besson en 2007, pour faire référence aux mariages où l’un des partenaires se marie uniquement pour immigrer,
alors que l’autre se marie par amour (Neveu Kringelbach, 2013, citée dans Maskens, 2015, p. 55; Robledo
Salcedo, 2013).
46
comme une « fraude » et une menace pour ces États et leurs citoyens (Charsley, 2012a;
D’Aoust, 2010). Le Canada n’échappe pas à cette tendance (G. d. Canada, 2012; G. d. Canada,
2014b, 2017b; Satzewich, 2015b). Par exemple, en 2012, le ministre de l’immigration s’est
servi de l’argument du mariage frauduleux, selon lequel des individus malintentionnés
tenteraient de profiter de la société canadienne et de son « generous immigration system »
(Ministre Jason Kenney, cité dans Satzewich, 2015b, p. 139), pour justifier le durcissement
des lois sur le parrainage des conjoints (G. d. Canada, 2012). Une nouvelle mesure, appelée la
« résidence permanente conditionnelle », est alors entrée en vigueur. Cette loi avait comme
objectif de prévenir la fraude conjugale : si le couple ne répondait pas à certains critères de
légitimité de la relation intime, soit avoir habité sous un même toit pendant au moins deux ans
avant le parrainage ou avoir au moins un enfant issu de la relation, les époux devaient
cohabiter pour une période de deux ans suivant l’arrivée du conjoint parrainé. Si le terme de
deux ans n’était pas respecté, le statut de résident permanent du conjoint immigrant pouvait
être révoqué par les autorités33.
Ces mesures restrictives ont vraisemblablement eu des effets sur l’expérience des
relations intimes qu’ont les canadiens avec des individus originaires de pays du Sud, car ces
dernières sont traitées avec plus de suspicion que d’autres types de relation de la part des
autorités et de la société en général. L’expérience du processus de parrainage du conjoint a
aussi été affectée par ce climat de suspicion (G. d. Canada, 2014b; D'Aoust, 2013; Eggebø,
2013; Robledo Salcedo, 2011; Robledo Salcedo, 2013). Le processus de parrainage est devenu
de plus en plus complexe au fil des années et ces relations conjugales font l’objet
d’investigations plus poussées en raison de la croyance, chez les agents d’immigration
canadiens, qu’il existe un haut taux de fraude relative au mariage (G. d. Canada, 2014b, p. 46).
Par exemple, dans un bureau de visas canadien situé en Afrique sub-saharienne, un officier
d’immigration mentionnait que toutes les demandes de réunification conjugale traitées à leur
bureau devaient procéder à une entrevue de sélection pour déterminer le degré de sincérité de
33
Cette loi, ainsi que le processus de réunification conjugale dans son ensemble, ont été très contestés par des
groupes féministes et par certains chercheurs, parce qu’ils vulnérabilisaient davantage les femmes migrantes
victimes de violence conjugale (Côté, Kérisit, & Côté, 2001; Ezquerro, 2014; Merali, 2009). La mesure a été
révoquée en mai 2017 (G. d. Canada, 2017a).
47
la relation conjugale (Satzewich, 2015b, p. 146) ; alors que des entrevues avec les conjoints ne
sont généralement demandées que lorsqu’une relation soulève le doute des agents. Dans cette
étude, les mêmes agents considéraient que les chances de mariages frauduleux étaient nulles
quand le partenaire non-canadien était originaire d’un pays prospère. Les bureaux d’Accra, au
Ghana et de Pretoria, en Afrique du Sud, ont d’ailleurs des taux officiels de refus de 42 % et
de 28% respectivement, ce qui est nettement au dessus de la moyenne globale de 15%
(Satzewich, 2015b, pp. 113-114). Selon le rapport évaluatif du processus de réunification
conjugale publié par le Gouvernement du Canada, 64% des lettres de refus affiliées aux
demandes de réunification conjugale évaluées entre octobre 2010 et mars 2012 ont cité
l’(in)authenticité de la relation conjugale comme cause de la décision négative (G. d. Canada,
2014b, p. 48). Or, le rapport estime que l’indice de fraude est très faible au Canada et que les
données sont insuffisantes pour évaluer la nature exacte de cette fraude présumée.
2.1.4. Le processus de réunification conjugale
« Nous avons écouté les Canadiens et donnons suite à leurs commentaires. En
réunissant les familles, nous faisons du Canada un pays plus fort. Les Canadiens
qui épousent une personne née à l’étranger ne devraient pas avoir à attendre
pendant des années avant de l’accueillir au pays ni être laissés dans l’incertitude
concernant son admission au Canada. Nous annonçons aujourd’hui un processus
plus efficace et plus humain pour réunir les familles. » (Le ministre de
l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté John McCallum, cité dans G. d.
Canada, 2016a)
Pour le gouvernement du Canada, réunir les familles et les couples qui sont séparés
géographiquement est listé comme une priorité. Pourtant, le pourcentage alloué à cette
catégorie d’immigrants a chuté de 42% en 1992, à 25% en 201234 (Satzewich, 2015b, p. 70).
Selon Satzewich,
« In part, the decrease is due to government perceptions that immigrants in this
class make fewer positive economic contributions than other types of permanent
residents. As a result, the rules were changed so that sponsoring relatives became
34
Le pourcentage d’immigration alloué au regroupement familial a fluctué au cours des années, mais il a
progressivement baissé depuis les années 1980. Par exemple, en 1983, la catégorie représentait près de 55% de
tous les nouveaux résidents permanents au Canada. Ce chiffre a baissé à près de 32% en 1989 ; il a ensuite
remonté à près de 40% en 1992 ; pour ensuite chuter à 30% en 1996 et à 29% en 1999 (G. d. Canada, 2016c).
48
progressively more difficult ».
Selon DeShaw (2006, p. 10), la croyance que la réunification familiale est un droit au
Canada est un mythe : « Sponsorship is a privilege, and sponsors must meet several criteria
before being eligible as sponsors ». En effet, le droit de résider au Canada n’est pas octroyé
automatiquement à une personne non-canadienne si elle se marie avec un citoyen ou un
résident permanent canadien. Le couple doit faire une demande d’immigration sous la
bannière de la réunification familiale et doit monter un dossier prouvant l’authenticité de la
relation conjugale. En moyenne, 15% des demandes de réunification conjugale sont rejetées
chaque années par les différents bureaux de visas canadiens (Satzewich, 2015a, p. 1030). De
plus, bien qu’au Canada, aucun seuil de revenu ne soit imposé aux personnes désirant faire
une demande de réunification avec son époux, conjoint ou enfant, dans le cadre d’une
évaluation récente du programme de parrainage, le processus même de réunification conjugale
a été caractérisé par les parrains et les personnes parrainées comme étant « complexe » et le
langage utilisé dans les formulaire, comme « difficile à comprendre » (G. d. Canada, 2014b,
pp. 35-36). De plus, les délais de traitement des dossiers ont atteint des sommets entre 2012 et
2017 (Marsolais, 2015), dépassant le seuil de douze mois établi par le gouvernement
canadien35. 29% des époux et conjoints se disaient insatisfaits à ce niveau (G. d. Canada,
2014b, pp. 45-46).
Ainsi, le parrainage d’un conjoint est un processus administratif long, coûteux et
exigeant en temps et en énergie. En plus de payer les frais relatifs à la demande de parrainage,
soit environ 1500$CAN, la personne parrainant doit subvenir financièrement aux besoins de la
personne parrainée pour une période de trois ans après l’arrivée de cette dernière au Canada.
C’est une responsabilité lourde pour le parrain : cela signifie que si la personne parrainée
choisit de bénéficier des prestations d’aide de dernier recours du gouvernement canadien, son
parrain devra rembourser les frais encourus par le gouvernement. Enfin, il est difficile, voire
35
Selon un communiqué de presse émis par le gouvernement du Canada le 7 décembre 2016, le ministère de
l’immigration a pris des mesures concrètes pour réduire le temps de traitement des dossiers de parrainage d’un
époux à un maximum de douze mois (G. d. Canada, 2016a).
49
impossible, pour un citoyen d’un pays du Sud d’obtenir un visa de visiteur pour le Canada36,
ce qui met une pression considérable sur le couple et sur le conjoint canadien lequel, à lui seul,
détient le privilège (et le fardeau) de maintenir la relation conjugale en visitant son conjoint
qui n’est pas au Canada ou en choisissant de fonder le foyer conjugal dans le pays de son
conjoint.
Si l’expérience de migration et d’intégration au Canada des personnes qui ont immigré
dans le cadre de la réunification conjugale, le plus souvent des femmes non-canadiennes, a été
explorée par quelques chercheurs (Ezquerro, 2014; Heyse, 2010; Merali, 2008, 2009), celle
des parrains a fait l’objet de peu d’études (Cunningham, 2006; Forsyth, 2010). Cette étude
vise à combler ce manque en explorant l’expérience vécue de la relation intime transnationale
et du processus de réunification conjugale au Canada, de la perspective de femmes
canadiennes en couple avec un homme non-canadien originaire d’un pays du Sud.
2.2. Le projet de recherche
2.2.1. Questions de recherche et objectifs
Comment des femmes canadiennes en viennent-elles à développer des relations intimes
et des projets conjugaux avec des hommes originaires d’un pays du Sud résidant à des milliers
de kilomètres d’elles ? Quelles dynamiques sont à l’œuvre dans l’élaboration d’un tel projet
conjugal transnational et comment le processus de formation d’un foyer conjugal est-il vécu
par ces femmes ? À la manière d’une progression relativement linéaire dans le temps, cette
étude détaille l’expérience de la rencontre amoureuse, du développement de la relation intime
(tant dans les périodes de co-présence physique que dans celles d’éloignement géographique),
du mariage et de la réunification conjugale au Canada, d’après la perspective peu explorée de
36
Les ressortissants de plusieurs pays ont besoin d’un visa pour entrer au Canada, à l’exception de ceux des États
Unis, des pays de l’Union européenne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de Singapour
(http://www.cic.gc.ca/francais/visiter/visas-outil.asp?). De plus, même si le processus de réunification conjugale
est le même pour un conjoint européen ou africain, par exemple, il est beaucoup plus difficile, voire impossible
pour ce dernier d’obtenir un visa de visiteur au Canada ; alors qu’il est beaucoup plus aisé pour une personne
originaire d’un pays d’Europe d’obtenir un visa de touriste ou d’études.
50
l’expérience vécue des femmes canadiennes. Située à l’intersection de l’anthropologie de la
mobilité, de la migration, et des couples mixtes, cette étude mettra en lumière certaines
reconfigurations intimes et conjugales qui s’opèrent dans cette ère de la globalisation et des
technologies de la communication, ainsi que l’expérience de la mobilité (et de la migration)
qui caractérise le vécu de plusieurs couples contemporains.
À la suite des géographes et anthropologues qui se sont penchées sur les questions de
genre et de mobilité (Bloch, 2011; Catarino & Morokvasic, 2005; Elliot, 2015; Frohlick, 2013,
2015; Kim, 2010; Morrison, Johnston, & Longhurst, 2013; Mountz & Hyndman, 2006; Pessar,
2003; Pessar & Mahler, 2003; Robinson, 2007), ce projet de recherche questionne les
processus de formation et de développement d’intimités conjugales dans une ère de mobilité
globale accrue. Nous nous demandons, de façon générale, quels sont les liens entre mobilité
géographique, affect et trajectoires conjugales des femmes canadiennes. En d’autres mots,
comment ces intimités transnationales contribuent-elles à façonner les trajectoires de mobilité
des femmes et, inversement, comment les trajectoires de mobilité géographique contribuentelles à la formation d’intimités et de projets conjugaux? Comment ces femmes canadiennes
appréhendent-elles leur relation intime dans son rapport au temps et à la distance? Comment la
relation est-elle affectée par l’accès à la mobilité relative et inégale des partenaires et quelles
sont les stratégies employées par le couple pour vivre l’intimité au quotidien? Comment la
formation d’un foyer conjugal est-elle liée au projet d’immigration du conjoint non-canadien
au Canada ? Comment le processus de parrainage du conjoint, avant tout bureaucratique, est-il
vécu par ces femmes? Enfin, comment ce dernier affecte-t-il la conception même du couple
chez ces femmes?
De façon générale, cette étude vise à accroitre l’état des connaissances sur les couples
mixtes transnationaux et sur les processus de sélection d’un conjoint. Elle cherche aussi à
élargir les perspectives existantes des couples Nord-Sud, lesquels sont souvent problématisés,
en les ancrant dans le contexte du développement de la relation conjugale. Plus
spécifiquement, l’enquête explore l’expérience vécue des relations de couple binationales des
femmes canadiennes et son lien avec les patterns de mobilité et d’ancrages géographiques de
ces dernières. En contextualisant ainsi ces mariages et ces parrainages, desquels l’immigration
51
n’est pas l’unique caractéristique, en tenant compte des expériences d’attachement, de l’amour
et du développement de l’intimité, le phénomène des mariages et des parrainages entre
femmes canadiennes et hommes étrangers se trouvera nuancé et complexifié; ce qui permettra,
entre autres, de déconstruire les stéréotypes qui abondent dans les médias. Sur le plan social,
l’étude cherche à donner une voix aux femmes qui vivent des expériences, souvent difficiles,
liées au processus d’immigration de leur conjoint et qui souhaitent légitimer leur choix de
conjoint.
2.3 Cadre conceptuel et ancrages théoriques
2.3.1. La mixité conjugale : usage et limites du concept
Dans le cadre de cette thèse, nous ne nous intéressons pas aux dynamiques
relationnelles des couples mixtes, mais bien à l’expérience de femmes canadiennes qui se
trouvent engagées dans des unions que l’on peut qualifier de mixtes—au niveau de la
nationalité des partenaires mais aussi, de leur milieu social, de leur religion, de leur âge ou de
leur statut socio-professionnel. Le concept de mixité, avec toutes ses limites37 et ses risques de
dérapage (Beck-Gernsheim, 2007; Varro, 2012), n’est donc pas au cœur de notre analyse,
quoique le type de mixité dont il est question ici contribue à structurer l’expérience vécue de la
relation intime et du processus de réunification conjugale. En effet, les stéréotypes associés
aux couples Nord-Sud posent une série de contraintes structurelles à l’expérience du
développement de la relation intime—par rapport à la relative (im)mobilité du conjoint
originaire d’un pays du Sud, par exemple—et à celle de la réunification conjugale, laquelle est
à priori interprétée comme suspecte et est donc soumise à une évaluation plus scrupuleuse de
la part des agents d’immigration. À cet effet, Catherine Therrien et Josiane Le Gall (2012, pp.
3-4) constatent, dans leur revue de l’état de la littérature sur la mixité conjugale, que « [C]e
n’est pas la différence en soi qui détermine la mixité, mais la pertinence que lui confèrent
37
Le concept de mixité conjugale a été largement critiqué dans la littérature à cause de sa tendance à essentialiser
certaines caractéristiques des couples ou des partenaires conjugaux et à les problématiser. Une approche
constructiviste du concept—la mixité conjugale est définie par rapport à son contexte social et selon les acteurs
concernés—est de plus en plus utilisée dans les sciences sociales (Rodríguez-García, 2006, 2012; Therrien & Le
Gall, 2012).
52
l’observateur et les acteurs dans un contexte donné ». Dans le contexte canadien, les unions
Nord-Sud, surtout quand le partenaire canadien est une femme plus âgée que son conjoint,
sont effectivement problématisées (Duchaine, 2013; Perron, 2017). Il convient donc d’en tenir
compte dans l’analyse de l’expérience vécue, sans toutefois mettre ce facteur au cœur de
l’analyse.
De plus en plus, la littérature sur la migration par le mariage utilise l’expression
« mariage binational » (Cole, 2014; D'Aoust, 2014; Maskens, 2013, 2015; Odasso, 2017) pour
qualifier les couples dont les partenaires sont citoyens de pays différents. Cette appellation
permet de mettre l’accent sur les contraintes migratoires liées à la nationalité de l’un ou de
l’autre des partenaires conjugaux dans un contexte de resserrement des frontières nationales
des États occidentaux. Évidemment, le terme est chargé d’un biais épistémologique puisque
les couples « binationaux » qui posent « problème » sont souvent ceux composés d’un
individu originaire d’un pays occidental et d’un individu originaire d’un pays non-occidental.
Les couples dont les deux partenaires sont originaires d’un pays d’Europe occidentale, par
exemple, sont ignorés dans la recherche. Ils ne sont pas problématisés, car ils ne sont pas
marqués (Beck-Gernsheim, 2007).
2.3.2. Couples transnationaux
Le concept de transnationalisme s’est imposé comme une alternative intéressante aux
approches classiques issues des études de la migration, traditionnellement plutôt rigides dans
leur appréhension des mouvements migratoires (Castles, 2010; Mau, 2010; Roudometof,
2005; Skrbiš, 2008; Vertovec, 2009). À l’origine, le concept a été utilisé pour dynamiser les
recherches sur les migrants en explorant les liens et les mouvements, soutenus et durables, qui
s’établissaient entre des communautés de migrants et avec leurs pays d’origine. Il a servi à
rendre compte des continuités, des flux, des réseaux et des échanges qui se créaient avec les
migrations. Les expressions « familles transnationales », « mariage transnational » ou « couple
transnational » permettent, elles-aussi, d’entrevoir la possibilité de développer des relations
intimes au delà des frontières de l’État-nation (Davis, 2013; Howe & Rigi, 2009; Mai & King,
2009; Mountz & Hyndman, 2006; Sunanta & Angeles, 2012; Valentine, 2006; Wilson, 2012).
Or, le concept de « mariage transnational » a été remis en question par la chercheure Lucy
53
Williams (2010), laquelle critique le flou de la définition même du terme et le manque de
cadre théorique soutenant ce thème émergent dans la littérature scientifique. En effet, on peut
se poser la question : quelles sont les caractéristiques qui définissent les couples
transnationaux? Est-ce que les deux partenaires doivent nécessairement résider dans deux
territoires nationaux différents, ce qui impliquerait que seules les relations à distance
pourraient-être qualifiées de transnationales? Ou encore, est-ce que le fait que les partenaires
possèdent deux nationalités différentes, même s’ils habitent ensemble dans un seul pays, suffît
pour qualifier leur union de transnationale?
Des critères de résidence géographique ou de nationalité trop stricts peuvent empêcher,
à notre avis, de concevoir ces relations intimes comme des processus dynamiques dans le
temps et dans l’espace. En effet, la discussion académique sur la mobilité nous indique
clairement que, dans le cas de couples, surtout ceux qui comprennent des individus vivant sur
des territoires nationaux différents, les partenaires sont prompts à se déplacer au delà des
frontières nationales pour rejoindre la personne aimée (Frohlick, 2013; Gorman-Murray, 2009;
Therrien, 2012, 2013; Walsh, 2009), ce que Therrien (2014) appelle une « migration
amoureuse ». De plus, les couples et les familles transnationales créent souvent des flux—de
biens, d’information, d’argents, d’idées, de soins—qui circulent entre deux pays ou plus
(Baldassar, 2007; Baldassar & Merla, 2014; Gherghel & Le Gall, 2016; Padilla, 2007; Svašek,
2008; Walsh, 2009; Wilding, 2006). La trajectoire conjugale des couples à l’étude ici est donc
clairement transnationale. Tout au long de cette thèse, nous employons les expressions
« couple transnational » et « couple binational » de façon large et inclusive, et non pas
uniquement à l’égard de ceux qui s’inscrivent dans des réseaux transnationaux déjà établis. En
effet, Charsley (2012b, p. 18) observe que les couples qui se forment par-delà des frontières
nationales possèdent nécessairement un potentiel transnational, dans le sens où des réseaux
transnationaux seront activés ou amplifiés grâce à la relation conjugale :
« The suggestion or acceptance of a cross-border marriage can be the first step in
transforming latent transnational connections into active transnationalism, as the
acquisition of a migrant spouse and overseas in-laws creates new motivations and
obligations for transnational engagement in the forms of visits, communications
and often remittances ».
54
2.3.3.
Intimités
transnationales :
au
delà
du
débat
authenticité-
instrumentalité
Comme le chapitre précédent l’a montré, la littérature portant sur les intimités NordSud a tendance à problématiser ce type de relation. Les partenaires se trouvent souvent pris
dans une dialectique du bourreau et de la victime ou alors, la relation est appréhendée
principalement dans son rapport à l’immigration (non-désirée) de l’époux originaire du Sud.
Dans les deux cas, ces relations sont évaluées en regard de leur degré d’instrumentalité et
d’(in)authenticité. Ces perspectives, qui se concentrent généralement sur un moment-clé de la
relation intime—la rencontre intime ou la migration—ce faisant, isolent ces mariages du
contexte du développement de la relation et tiennent peu compte des parcours de vie des
individus qui sont directement impliqués. Ces tendances contribuent ainsi à stigmatiser
davantage ce type d’unions qui au fond, ne diffèrent pas tant que cela des relations conjugales
qui ne sont pas mixtes au niveau de la nationalité, si ce n’est des contraintes structurelles qui
leur sont imposées. Il s’avère, au contraire, que de concevoir ces relations en tant que
problèmes nourrit une certaine panique morale38 (Critcher, 2008; Garland, 2008; Rubin, 1984)
qui semble prendre de l’ampleur dans plusieurs États occidentaux.
Dans le cadre de cette thèse, nous nous éloignerons donc de ces perspectives qui
placent l’Occident au centre des désirs de migration et au sommet d’une hiérarchie des valeurs
sociales et morales liées à l’intimité et à l’institution de la famille (D'Aoust, 2017a; É. Fassin,
2010; Fernandez & Jensen, 2014; Strasser, Kraler, Bonjour, & Bilger, 2009), pour donner plus
de place à l’expérience vécue des femmes canadiennes qui entreprennent des relations de
38
J’ai employé le concept de panique morale dans le but d’illustrer l’impact de l’augmentation des discours
répudiant les intimités Nord-Sud au Canada, surtout quand ces dernières mènent à la migration d’un individu
originaire d’un pays du Sud. La référence à l’anthropologue féministe Gayle Rubin est pertinente dans le sens où
c’est ici la sexualité et les projets conjugaux des femmes canadiennes plus âgées qui se trouvent devenir l’objet
de ridicule et d’un contrôle plus serré. Comme le note Rubin (1984, p. 162):
« Sexual activities often function as signifiers for personal and social apprehensions to which they
have no intrinsic connection. During a moral panic such fears attach to some unfortunate sexual
activity or population. The media become ablaze with indignation, the public behaves like a rabid
mob, the police are activated, and the state enacts new laws and regulations. When the furor has
passed, some innocent erotic group has been decimated, and the state has extended its power into
new areas of erotic behavior ».
55
couples avec des hommes qu’elles ont rencontré à l’extérieur du Canada pour diverses raisons.
Laisser une plus grande place aux récits de ces femmes permet de déconstruire l’idée de centre
et de périphérie puisque c’est l’expérience personnelle qui devient centrale, bien que les
différents régimes de pouvoir en place structurent et délimitent ces expériences vécues (Glick
Schiller & Salazar, 2012; Mahler & Pessar, 2001; Massey, 1994).
Déconstruire le « Nord » et le « Sud » dans l’étude des relations conjugales « Nord-Sud »
La notion de « out-of-the-way places », telle qu’élaborée par McCullough, Brunson et
Friederic (2013) 39 pour fournir un cadre à l’analyse des intimités dans un contexte de
globalisation, offre un potentiel théorique intéressant pour appréhender l’expérience des
femmes canadiennes en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud. En effet, ce
concept
« disrupts fixed core/periphery models of globalization, in which flows radiate
from urban centers to remote peripheries by changing the perspective to that of
individuals. Individual definitions of out-of- the-way shift, as people originate in
various locations and move around in search of the possible » (McCullough et al.,
2013, p. 1).
Dans cette optique et pour les besoins de cette étude, le lieu qui est « out-of-the-way »
n’est plus automatiquement une périphérie—un pays du Sud, un bourg régional—mais,
devient un espace qui est perçu comme étant éloigné, géographiquement ou affectivement,
pour les acteurs. Pour les femmes de l’étude, les vicissitudes bureaucratiques qui empêchent
ou limitent la réunification avec le conjoint peuvent former cet espace « out-of-the-way » ; ou
encore, un endroit tant aimé et considéré comme central dans l’univers d’une femme—le
village algérien de son mari, par exemple—peut être reconstruit comme « out-of-the-way » à
travers le processus de parrainage, lequel opère aussi comme processus d’altérisation.
La conception de ce qui est « out-of-the-way » se transforme au gré des attachements
affectifs que développent les femmes canadiennes pour des lieux géographiques et pour des
39
Les auteurs se sont inspirés de l’ethnographie d’Anna Tsing, laquelle était située chez un groupe marginalisé
habitant la forêt indonésienne (Tsing, 1993), pour transformer cette notion en un concept ayant un potentiel
théorique important pour l’étude des intimités transnationales.
56
hommes originaires de certains endroits du monde. Parfois, un pays du Sud devient le
« centre » d’où émerge le sens que les acteurs donnent à leur vie (Frohlick, 2008, 2009, 2013;
Jacobs, 2009; Therrien, 2014). Ce concept nous permet ainsi d’envisager la mobilité des
acteurs non plus selon un axe assez fixe qui va du Sud vers le Nord, mais d’une façon plus
fluide, en accord avec les trajectoires affectives de ces individus. Catherine Therrien utilise le
concept de « chez-soi » d’une façon similaire (Therrien, 2009, 2014). L’auteur fait davantage
référence à des attachements affectifs que géographiques. Les « désirs d’ailleurs » ou
« l’habitus d’ailleurs » fait partie de l’identité de certains individus et structurent, en quelque
sorte, les parcours de mobilité et de conjugalité de ces derniers, ainsi que leurs cartographies
personnelles.
D’autre part, le concept de « out-of-the-way places » prend un sens différent quand on
porte attention à l’entité que forme le couple. En effet, les concepts de Nord prospère et de
Sud pauvre perdent un peu de leur sens dans l’étude de la formation et du développement des
couples et des familles « mixtes », dans lesquelles la migration ne résulte généralement pas de
la décision d’un seul membre de la famille (Laaroussi, 2001). Cependant, ces divisions
géopolitiques exercent toujours une pression sur les individus, modulent leurs choix et
trajectoires et les obligent à naviguer à travers certaines contraintes structurelles. Pour
McCullough, Brunson et Friederic, bien que « global political economy and geography still
matter » (2013, p. 2), ce qui est intéressant avec le concept « out-of-the-way-places », est que
l’accent est mis sur l’expérience (inter)subjective des individus avec des lieux. Le centre
découle ainsi de la position de l’individu, de ses ancrages, de ses expériences. Néanmoins,
comme le suggèrent plusieurs chercheurs, il est important de rendre compte, d’une part, de la
tension qui existe entre la structure et l’agentivité des acteurs (Constable, 2009; Williams,
2010, 2012); et d’autre part, des négociations, des résistances et des conformités qui découlent
des cadres imposés par les enjeux de pouvoir globaux, ainsi que de l’originalité des routes
empruntées lorsque les individus sont confrontés à des politiques relativement contraignantes
car, « no body exists beyond global forces » (Mountz & Hyndman, 2006, p. 457)40.
40
Dans le cadre de cette thèse, c’est l’expérience de femmes canadiennes qui est au centre de l’étude. Le genre
des participantes affecte et structure leur expérience du couple transnational, ainsi que leur expérience du
57
L’amour, une force de mobilité ?
Dans ses travaux sur ce qu’elle appelle les « technologies de l’amour », Anne-Marie
D’Aoust (2015, p. 95) note que, dans la notion même d’amour, se trouve celle de mobilité:
« Love moves people. This encompasses the different ways in which we are
pushed to do things we perhaps would not do otherwise: love is a powerful force
that drives us, motivates us. Love is movement - an idea conveyed in the very idea
of emotional transports ».
En effet, il est courant de se dire transportée par l’amour. Plusieurs chansons et films
populaires évoquent aussi l’idée qu’une personne amoureuse est prête à se déplacer pour
rejoindre l’objet de son amour (voir Gorman-Murray, 2009). Dans son étude des intimités
chez les expatriés britanniques à Dubaï, Katie Walsh (2009) observe que dans les cas où un
individu en couple obtient un poste à l’étranger, son partenaire le suit souvent, par
« compulsion to proximity » (Urry, 2004). La migration de mariage est une autre sphère où
l’amour, peu importe la définition qu’on lui donne, s’il est performé, ressenti ou encore
imbriqué dans un ensemble complexe d’émotions, de valeurs, de pratiques et de projets, figure
au premier rang (Maskens, 2013).
Plusieurs chercheurs soulèvent l’importance de se pencher sur le thème, souvent
négligé, de l’amour dans les études de la mobilité et des familles transnationales :
« Love, whether it is for a partner, lover or friend, or for a child, parents or other
kin, is so often a key factor in the desire and the decision to move to a place where
one’s feelings, ambitions and expectations—emotional, sexual, political,
processus d’immigration de leur époux. Les États-nations ont une longue histoire de sexisme institutionnel,
principalement en ce qui a trait aux questions de citoyenneté. Par exemple, dans son étude de l’intimité dans les
colonies hollandaise en Indonésie, Ann Stoler (2002) montre clairement la façon dont les pays colonisateurs
contrôlaient leurs citoyennes à travers leurs politiques conjugales. Plusieurs États européens présentent encore
une tendance à contrôler leurs citoyennes, lesquelles sont souvent conçues en terme de reproductions de l’identité
nationale (Bonjour & de Hart, 2013; Howe & Rigi, 2009; Yuval-Davis, 1997), n’ayant aboli que depuis peu les
lois qui dictaient que les femmes mariées devaient adopter la nationalité de leur conjoint (si ce dernier était
étranger) (Dragojlovic, 2008; Guerry, 2016). Plusieurs chercheurs ont relevé des attitudes qui oscillaient entre
protection et paternalisme de la part des autorités étatiques lorsque des citoyennes se mariaient avec des hommes
étrangers (Odasso, 2017; Wray, 2006, 2011, 2012).
58
economic, hedonistic etc. – can be lived more fully and freely » (Mai & King,
2009, p. 296).
Selon Skrbiš (2008, p. 236), les émotions font partie intégrante de l’expérience
transnationale : « emotions should not simply be seen as a convenient and occasional resource
called upon to explain certain peculiarities of transnational family life but they need to be seen
as constitutive part of the transnational family experience itself ». Similairement, Mai et King
arguent que les émotions n’émergent pas seulement en tant que résultat d’expériences
migratoires, mais contribuent à façonner la trajectoire même de mobilité-migration des
individus (2009, p. 296): « We also advocate for an ‘emotional turn’ in migration and mobility
studies which explicitly places emotions, especially love and affection, at the heart of
migration decision making and behavior ».
L’anthropologue Maruška Svasek (2008) définit les émotions comme une « force » qui
pousse vers l’action. Dans son étude des familles transnationales, ces dernières permettent de
garder le contact avec les membres de la famille éloignés géographiquement. Chez les couples
transnationaux, les émotions sont aussi un moteur, mais lié à la mobilité qui transporte les
partenaires au-delà des frontières, dans le but de les réunir physiquement (Beck & BeckGernsheim, 2014). Pour les individus dont la mobilité internationale est limitée, les émotions
les poussent à mettre en place des stratégies de communication et de co-présence (Baldassar,
2008). Enfin, pour Frohlick (2009, p. 391), cette émotion qui joue un rôle sur les désirs de
mobilité et d’ancrage des individus c’est l’amour :
« ‘Love’ – as an emotional script and register of feelings about co-presence and
enmeshment – is also a means through which travellers as ‘cosmopolitan subjects’
forge desires to migrate from their national domicile to a Third World country
where they fall in love with an ‘Other’ and are compelled to remain ».
L’anthropologue Loretta Baldassar (2008) se concentre davantage sur l’expression des
émotions, principalement celles de « longing for » et de « missing », en lien à des personnes
ou à des lieux aimés. Selon elle, ces émotions se manifestent : « discursively (through words),
physically (through the body) as well as through actions (practice) and imagination (ideas) »
(p. 250). Ces approches théoriques fournissent un cadre dans lequel appréhender les
expériences vécues des femmes de cette étude, lesquelles se définissent souvent d’abord en
59
tant qu’ « amoureuses » pendant le processus de parrainage de leur conjoint.
Vers une perspective constructiviste de l’authenticité conjugale
Comme vu dans le chapitre précédent, la question de l’instrumentalité des relations
intimes binationales, souvent conçue en opposition à une certaine authenticité des sentiments
amoureux, est centrale aux politiques des gouvernements des États occidentaux, lesquels
utilisent cette rhétorique pour resserrer leur contrôle sur l’immigration conjugale. Cette
polarisation contribue aussi à structurer l’expérience vécue des acteurs, lesquels se voient
constamment sommés de justifier les motivations à la base de leur relation conjugale. Il
convient donc de définir un peu mieux le concept d’authenticité conjugale auquel se réfèrent si
souvent les acteurs eux-mêmes, sans toutefois entrer dans le débat philosophique existentiel
dont le concept d’authenticité a fait l’objet (Carman, 2006; Rickly-Boyd, 2012; Zimmerman,
1982).
Dans la majorité des études portant sur la migration conjugale chez les couples
binationaux, l’authenticité conjugale est souvent appréhendée comme un set de normes
imposées par les institutions étatiques et contre lesquelles la relation intime des couples est
évaluée et jugée. Dans ces cas, l’authenticité se traduit dans sa forme matérielle—à travers les
pratiques intimes, les récits des conjoints et les autres « preuves » matérielles de la relation
(des photos, cadeaux, billets de cinéma, etc.) Or, le concept d’authenticité en lui-même n’est
pratiquement pas questionné et ses implications théoriques ne sont pas exploitées.
Dans le cadre de cette thèse, j’approche le concept d’authenticité conjugale de manière
constructiviste. En effet, même si les participantes à la recherche définissent souvent
l’authenticité de leur relation intime à l’aide d’un lexique du ressenti, ce ressenti est en partie
structuré par des cadres normatifs parfois contradictoires. La perception et la conception de ce
qui est authentique ou non en matière de conjugalité n’est donc pas entièrement le fait d’une
perception individuelle expérientielle, mais est en partie déterminée par les conventions
sociales en vigueur à un moment donné et dans un lieu donné. La définition même de
l’authenticité conjugale est donc relative au contexte historique d’une société spécifique.
60
De plus, l’authenticité conjugale, telle que comprise ici, est construite à travers le
rapport intersubjectif qu’entretiennent divers acteurs entre eux: les partenaires conjugaux
demandant à être réunis, les institutions étatiques en lien à l’immigration, leurs politiques et
leur administration, les agents d’immigration qui évaluent les dossiers des demandeurs de
réunification conjugale, les médias, les familles et amis des personnes concernées, etc. Ainsi,
dans une perspective constructiviste, l’authenticité conjugale est « fluide, négociable et
contextuelle », c’est un « meaning-making process » (Bruner, 1994, in Rickly-Boyd 2012, p.
272). La notion même d’authenticité conjugale est constamment redéfinie par la circulation
des normes intimes et conjugales en vigueur, leur réarticulation dans le cadre de
confrontations entre ses différentes définitions et la réappropriation de ses signifiants et
signifiés divers. Pour D’Aoust (2013), qui a étudié le processus de réunification conjugale
dans plusieurs états occidentaux, la bureaucratisation du processus oblige les partenaires
conjugaux à produire une « matérialisation et une quantification de l’amour » (p. 263, ma
traduction). Cette pratique contribue elle aussi à la construction de ce qui est authentique ou
inauthentique dans le cadre de relations intimes et conjugales.
Par ailleurs, l’authenticité est un concept qui a été largement débattu dans le domaine
du tourisme. En effet, un parallèle peut être fait entre le concept d’authenticité tel qu’utilisé en
tourisme et dans le cas des couples binationaux. Quand le concept d’authenticité est mobilisé
pour juger de la qualité d’un objet précis—une tradition, dans le cadre du tourisme, ou une
relation intime, dans le cas qui nous intéresse—il implique plusieurs acteurs et plusieurs points
de vue. Tout comme l’illustre Theodossopoulos dans le cadre de son étude du tourisme et des
touristes dans une communauté Embera au Pérou, la perspective constructiviste convient bien
aux cas où les regards de plusieurs acteurs s’entrecroisent et où l’objet à évaluer est mis en
scène (MacCannell, 1973). Ainsi, Theodossopoulos (2013) révèle que, quand des traditions
sont évaluées en terme de leur degré d’authenticité, le concept d’authenticité, bien qu’il soit
parfois articulé de façon défensive par les personnes impliquées « in response to critical (or
opinionated) evaluations and comparisons by outsiders » (p. 408), n’est pas fixe dans sa
définition. Ce concept, tel qu’utilisé ici, possède donc un potentiel créateur et innovateur
important. Il est ouvert aux négociations et aux reformulations. Plusieurs notions de ce qui est
authentique se confrontent et entrent en tension, ce qui a un impact sur les pratiques sociales
61
des acteurs. En me penchant sur les différentes définitions—elles-mêmes en constante
reformulation—que prend l’authenticité dans les récits des participantes à la recherche, nous
espérons nous éloigner encore davantage des catégorisations binaires qui affectent les couples
Nord-Sud, tout en faisant ressortir les points de contention et de friction que les femmes ont
rencontrés tout au long du développement de leur relation intime et de leurs projets conjugaux
et migratoires.
2.3. Méthodologie
« While the researcher may lead the dance at the outset, it soon becomes hard to
distinguish who is leading and who is following as interactions and movements
synchronise. The embodied intersubjective space between them no longer involves
division but connection. So, researcher and participant engage the dance, moving
in and out of experiencing and reflection while simultaneously moving through a
shared intersubjective space that is the research encounter. Then, after the dance,
the researcher engages a solo waltz, once again moving in and out of (prereflective) experience and reflection as s/he engages multiple meanings emerging
from the data. Different interpretations are tried out like dance steps. Eventually
the researcher settles on particular meanings revealing possibilities that may
excite, inform or point the way to future research » (Finlay, 2006, p. 1).
Cette thèse est le fruit de négociations constantes entre le terrain et l’analyse ; entre des
données et des cadres théoriques et conceptuels existants et en transformation ; entre ma
position de chercheure et de femme, les récits des participantes et l’expérience même du
processus de recherche. J’ai été particulièrement active sur le « terrain » à partir du mois de
mars 2015, pour une période d’environ un an et demi, quoique j’aie continué à le fréquenter et
à m’en nourrir jusqu’en juin 2017.
Bien que mon terrain ethnographique puisse être qualifié de succès—il a été facile
d’accès, j’y ai été accueillie facilement et rapidement, il m’a offert un matériel riche et
surprenant—j’ai tout de même dû revoir certains de mes objectifs de recherche suite aux aléas
de la collecte de données. En effet, le processus de collecte de données qui a caractérisé ce
projet de recherche a aussi été l’objet de quelques détours et blocages. Par exemple, l’un des
objectifs initiaux de cette étude était de récolter l’expérience vécue de la relation intime
binationale et du processus de parrainage chez les deux partenaires du couple, dans le but de
62
mettre en relief les dynamiques de couple, ainsi que certains enjeux de pouvoir liés à
l’expérience de l’immigration de type regroupement familial au Canada. Cependant, le terrain
ethnographique m’a mené dans une autre direction : les hommes parrainés par une femme
canadienne, à l’exception d’un seul, ont brillé par leur absence dans mon projet de recherche41.
En revanche, ce dernier a connu un engouement certain auprès des femmes canadiennes,
lesquelles se sont portées volontaires en grand nombre pour me rencontrer et me raconter leur
histoire. Cette thèse est donc devenue, au fil du terrain, l’histoire de femmes pour lesquelles
les expériences amoureuses, les trajectoires de mobilité et les projets d’ancrage (conjugal et
territorial) se sont articulés à contre-courant des normes locales d’homogamie.
Un autre objectif de la recherche était de questionner les stéréotypes associés aux
mariages dont la femme est canadienne et l’homme est originaire d’un pays du Sud. C’est en
utilisant une approche basée sur des récits de vie—en laissant parler les femmes de leurs
parcours, de leurs craintes, de leurs espoirs, de leurs projets et de leurs ressentis—que j’estime
y être parvenue. La méthodologie empruntée pour rendre compte de ces histoires et de ces
expériences vécues est donc qualitative et l’approche inductive (De Sardan; St-Denis,
Luckerhoff, & Guillemette, 2015)
2.3.1. La collecte de données : types de méthodes et recrutement des
participants
Les récits de vie
J’ai effectué un total de trente entretiens semi dirigés, la majorité en face à face dans
un café, chez la répondante ou encore chez moi ; ainsi que quelques-uns via Skype. De ces
trente entretiens formels, vingt-sept ont été conduits avec des femmes canadiennes qui étaient
ou avaient été en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud et qui avaient entamé le
41
Le seul homme dont j’ai pu récolter le récit de vie et de parrainage avait tout d’abord refusé de m’accorder un
entretien me disant, au téléphone, qu’il n’était pas intéressé par ce genre d’exercice. Le lendemain de son refus, je
l’ai rencontré, par hasard, lors d’une fête d’enfants où il était aussi invité. C’est alors qu’il a accepté de me
rencontrer. Une autre femme, Melissa, m’a aussi accueillie chez elle alors que son mari était présent. Elle m’a
raconté son récit, mais son conjoint a aussi participé, dans une moindre mesure, à l’entrevue.
63
processus de parrainage de leur conjoint au Canada. Certaines femmes pensaient à parrainer
leur amoureux, alors que d’autres étaient en cours de processus ou l’avait déjà terminé. Parmi
les vingt-sept entretiens avec des femmes, j’ai interrogé trois femmes, résidentes permanentes
au Canada, elles-aussi en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud, mais qui sont
passées par d’autres moyens que le parrainage pour former un foyer conjugal au Canada avec
leur conjoint. L’une d’elle est d’origine allemande, avait rencontré son conjoint au Rwanda
lors d’une mission humanitaire et avait retrouvé son conjoint au Canada après huit ans de
relation à distance, alors qu’il avait déjà immigré en tant que demandeur d’asile. Une autre est
d’origine française et avait vécu le processus de réunification conjugale avec son conjoint
marocain rencontré sur Internet à partir de la France. Enfin, la dernière est de nationalité
australienne, mais avait vécu plusieurs années au Nigéria, où elle avait rencontré son mari,
lequel possédait les passeports anglais et nigérian. Bien qu’elles divergent un peu de mes
critères de sélection parce qu’elles n’étaient pas encore canadiennes au moment de leur
rencontre avec un homme du Sud, j’ai gardé ces entretiens qui ont nourri ma réflexion. Notons
tout de même que chacune de ces trois femmes est originaire d’un pays « occidental » et
possède, en vertu de sa citoyenneté, des privilèges similaires à ceux des femmes canadiennes.
Des trois autres entretiens conduits, un l’a été avec une conseillère en immigration42
qui pratique ce métier depuis vingt-cinq ans et qui disait ne recevoir pratiquement plus que des
dossiers de réunification conjugale de couples mixtes depuis les dix dernières années. Cette
entrevue, qui a duré deux heures, a été orientée sur son travail, sur les cas rencontrés, ainsi que
sur les tendances en matière d’immigration. Cet entretien a permis de comprendre un peu
mieux les rouages du processus administratif lié au parrainage d’un conjoint, ainsi que les
tendances conjugales selon le pays d’origine des conjoints non-canadiens et selon le genre des
demandeurs. Un autre entretien d’une heure et demie a été fait au téléphone avec la conseillère
en formation d’un programme d’études en coopération internationale. Cette dernière a été
responsable du bureau de Bamako, au Mali, pendant trois ans. Puis, elle s’est occupée de la
42
Titre professionnel qui ne requiert pas de diplôme en droit.
64
gestion humaine et administrative du programme d’étude au niveau collégial43. C’est elle qui
organisait la recherche de stages, l’accueil des étudiants, les séminaires, etc. Dans sa carrière
de plus de vingt ans, elle a été témoin des trajectoires professionnelles et conjugales de
plusieurs étudiantes du programme, à partir du moment où elles partaient en stage dans un
pays d’Afrique ou d’Amérique latine. Lors de cet entretien, le processus de rencontre
amoureuse chez ces jeunes stagiaires a été explicité. Enfin, un seul entretien avec un homme
qui a été parrainé par une femme canadienne a été conduit. Les données issues de cette
entrevue ont toutefois été rejetées parce que les risques de biais étaient trop élevés et parce que
je ne pouvais pas trianguler les données recueillies.
Tous les entretiens ont duré entre une et quatre heures de temps. Ma structure
d’entretien était très flexible, je ne voulais pas interrompre, ni trop encadrer le récit que me
confiaient les femmes. En début de séance, je leur expliquais ce que j’attendais d’elles, ainsi
que les thèmes que je souhaitais aborder44. Ces entretiens, après s’être penchés un peu sur
l’enfance et la vie familiale des répondantes, étaient orientés spécifiquement sur les
trajectoires amoureuses des femmes, ainsi que sur leurs trajectoires de mobilité. Dans tous les
cas rencontrés, ces deux trajectoires en venaient à s’entrecroiser et à s’imbriquer l’une dans
l’autre. En général, une ou deux questions initiales sur l’enfance et sur la vie amoureuse
suffisaient à déclencher une narration continue qui, le plus souvent, m’a été raconté de
manière chronologique. J’ai gardé contact avec plusieurs des femmes, les recontactant par
courriel tous les trois mois environ pour leur demander des nouvelles. Certaines m’ont
recontacté d’elles-mêmes pour m’annoncer que leur mari était arrivé au Canada. J’ai pu suivre
l’évolution du processus de parrainage et de la relation intime de celles qui étaient aussi
membres du groupe de soutien au parrainage, à travers leurs publications et leurs contributions
aux discussions en ligne.
En plus de ces entretiens semi-dirigés, j’ai échangé par courriel avec quatre femmes
43
Le niveau collégial, aussi appelé CÉGEP, est un programme de pré-universitaire de deux ans particulier au
Québec.
44
Le guide d’entretien se trouve en annexe I.
65
correspondant à mes critères, lesquels m’ont confié des tranches de leur vie par écrit. Ces
récits sont incomplets, mais ont quand même nourri ma réflexion et ont appuyé certains points
d’analyse.
Critère de sélection des participantes
Posséder la citoyenneté canadienne était un critère de sélection des femmes. Bien que
toutes se sont trouvées être des femmes blanches, aucun critère quant à la couleur de peau
n’avait été mentionné dans le descriptif de mon projet. Il est intéressant de noter que les
femmes qui se définissaient comme « canadiennes », aussi large que cette appellation puisse
être, étaient d’abord des femmes non-migrantes (sauf les femmes d’origine européenne et
australienne) blanches. Aucune limite d’âge, ni aucun critère quant au statut socio-économique
n’avait été appliqué. Le critère principal qui a dicté la sélection des participantes à la recherche
était la mise en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud. Étaient exclues de l’étude
les femmes migrantes désirant être réunies avec leur conjoint encore au pays d’origine, ainsi
que les femmes de deuxième génération de migrants cherchant un conjoint issu de la
communauté d’origine de leurs parents.
Le critère de l’origine du conjoint à été choisi car, même si, au Canada, le processus de
réunification conjugale est le même pour un conjoint européen ou africain, par exemple, il est
beaucoup plus difficile, voire impossible pour ce dernier d’obtenir un visa de visiteur au
Canada ; alors qu’il est beaucoup plus aisé pour une personne originaire d’un pays d’Europe
d’obtenir un visa de touriste ou d’études. Dans la majorité des cas recensés dans cette
recherche, le conjoint non-canadien n’était donc jamais venu au Canada et la relation s’était
développée, en grande partie, à distance. Les contraintes à la mobilité des partenaires sont
donc exacerbées dans le cas des couples Nord-Sud et structurent d’une manière spécifique le
développement de la relation conjugale. Pour déterminer quels pays entreraient dans ma
définition opérationnelle du « Sud », je me suis basée sur les restrictions en terme d’émission
de visa du Gouvernement du Canada. En effet, le Canada limite l’entrée au Canada à certains
pays dont l’indice de développement économique est inférieur au sien, ce qui inclus la
majorité des pays d’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Amérique du Sud (Satzewich, 2015b).
66
Recrutement des participantes à la recherche
Les femmes ont été recrutées de plusieurs façons, dans le but de diversifier les profils
des participantes à la recherche. Premièrement, puisque j’ai fait des contrats de coopération
internationale en Afrique sub-saharienne entre 2007 et 2009, j’ai eu une porte d’entrée dans
les réseaux de femmes qui ont elles aussi fait de la coopération internationale dans un pays du
Sud. Plusieurs de ces femmes m’ont ainsi référé d’autres femmes ayant sensiblement le même
profil qu’elles et ayant épousé un homme africain qu’elles ont par la suite parrainé. J’ai ensuite
publié une annonce de recrutement exposant brièvement mon projet de recherche et mes
critères de sélection sur deux pages communautaires Web de la ville de Montréal. Cette
méthode s’est avérée très fructueuse et a suscité un intérêt important de la part de femmes
engagées dans le processus de réunification conjugale d’un homme non-canadien. En l’espace
de quinze minutes après la publication de ces annonces, plus de trente femmes m’ont
contactée en privé pour prendre rendez-vous avec moi. Je n’ai pas eu à publier d’autre
annonces, la « boule de neige » qui s’est ensuivie ayant suffit à compléter le nombre
d’entretiens qui ont mené à la saturation des données. Cette méthode a toutefois fait en sorte
que la majorité des répondantes sont des femmes francophones originaires du Québec.
Quand je leur ai demandé la raison de leur intérêt pour mon projet de recherche,
quelques femmes m’ont dit vouloir m’aider dans mon projet, croyant que j’aurais peut-être du
mal à trouver des répondants. D’autres ont soulevé le fait qu’elles souhaitaient que leur
histoire soit entendue, dans l’espoir d’avoir un impact sur les politiques régissant le processus
de réunification conjugale, processus qu’elles jugeaient difficile. D’autres encore étaient
heureuses de pouvoir se confier à quelqu’un qui ne les jugerait pas. Une femme m’a avouée
chercher à comprendre sa propre expérience amoureuse par l’entremise de sa rencontre avec
moi et à l’aide des résultats qui émergeraient de la recherche.
L’observation participante
Pour complémenter les entretiens et pour diversifier mes sources de données, j’ai fait
dix-huit mois d’observation participante dans deux groupes Facebook de femmes en couple
avec un homme non-canadien. Ces deux groupes « en ligne » sont des groupes « fermés », ce
qui signifie que l’on ne peut y accéder que sur l’invitation d’un membre de ce groupe et après
67
qu’une requête ait été faite et acceptée par le ou les administrateurs du groupe. J’ai pris
connaissance de ces groupes lors de correspondances avec des participantes interviewées.
Deux femmes m’ont suggérée de contacter personnellement les administratrices de chacun des
deux groupes pour leur faire part de mes intentions de recherche. Dans les deux cas, mon
expérience de parrainage d’un homme non-canadien a été ma porte d’entrée dans la
communauté45. Les administratrices des deux groupes m’ont acceptée à condition que toutes
les membres du groupe soient d’accord à ce que je les « observe ». J’ai expliqué, dans un texte
publié sur le forum de discussion de chacun des groupes, mon projet de recherche, l’éthique,
ainsi que l’utilisation projetée des données. Les femmes m’ont donné leur autorisation de lire
les discussions, contribuer aux débats et utiliser leurs histoires dans le cadre de mon projet de
recherche doctoral, en autant que je garde l’anonymat de chacune des membres. J’ai donc
utilisé des pseudonymes lors des citations textuelles tirées des discussions et j’ai parfois
changé quelques caractéristiques des femmes et de leur histoire pour garantir la protection de
leur identité. L’administratrice d’un des groupes est d’ailleurs devenue une informatrice-clé
dans ce projet et me donne régulièrement du feed-back sur mes résultats de recherche.
Ces deux groupes sont assez petits en nombre. On y trouve en général entre 120 et 150
membres dans chacun des groupes, quoique le nombre fluctue un peu au rythme des
admissions et des désinscriptions. Dans ces deux groupes, la langue des discussions et des
publications est le français, ce qui en limite l’accès aux femmes qui ne savent pas lire et écrire
cette langue. Les femmes qui en sont membres sont donc, pour la plupart, des femmes
francophones originaires du Québec.
Toutes ne participent pas aux échanges aussi activement. Plusieurs femmes lisent les
publications, les commentaires et les discussions, mais ne les commentent pas. Dans la
majorité des cas, les femmes affichent leur appréciation des commentaires ou des photos
publiés, marquent leur accord face aux remarques et montrent leur soutien face aux
45
Ces groupes peuvent être qualifiés de communauté, dans le sens où les membres partagent des intérêts, des
valeurs et une langue commune. Il y a une évidente cohésion entre les membres. Des rapports d’amitié s’y sont
développés et des conflits émergent périodiquement entre les membres.
68
témoignages d’autres femmes à l’aide de l’application « like »46 qui se trouve au bas de
chaque publication. Environ vingt membres participent régulièrement et activement aux
discussions dans chacun des deux groupes. On y retrouve des leadeurs dont les opinions sont
respectées et consultées et d’autres qui cherchent plutôt du soutien ou des conseils. Certaines
femmes se connaissent personnellement et se visitent dans leur vie hors-ligne. Les
administratrices et les modératrices du groupe forgent les règles et interviennent en cas de
conflit.
Le premier groupe et celui qui a été la source de données la plus importante dans le
cadre de ce projet est un groupe de soutien au parrainage. Dans la description du groupe, l’on
peut lire :
« Ce groupe est réservé aux femmes canadiennes (seulement) qui parrainent un
époux/conjoint d'un autre pays. Il se veut un outil précieux pour nous aider à
traverser cette aventure qu’est le parrainage. Que ce soit dans les démarches à
effectuer, les étapes de préparation du dossier, nos gros ‘blues’ durant l'attente ou
l’arrivée de notre mari, ce groupe pourra certainement vous aider à traverser vos
moments d’angoisse, de peine, de colère, mais aussi vos grandes joies et vos
réussites ! En résumé, tout ce qui concerne de près ou de loin le parrainage avant,
pendant et après ! »
Dans ce groupe, j’ai pu suivre le développement des relations intimes et conjugales que
les femmes entretiennent avec des hommes non-canadiens—la majorité des femmes de ce
groupe sont en couple avec des hommes originaires du Maghreb—ainsi que le déroulement de
leurs démarches de réunification conjugale, avec tout ce que cela comporte d’émotions vives.
Ce groupe s’est révélé être une source de données émotionnelles et expérientielles
extrêmement riches, un lieu virtuel dans lequel plus d’une centaine de femmes ont discuté
entre elles de leur peurs, leurs doutes, leurs joies, leurs frustrations, leurs petits et leurs grands
succès et échecs; se sont partagées des trucs sur l’immigration ou sur la mixité conjugale ; se
sont chamaillées et se sont soutenues dans les épreuves ou les moments difficiles. Plusieurs
femmes qui avaient fait une demande de réunification conjugale ont vu cette demande rejetée
par les autorités canadiennes et sont allées chercher de l’aide et des conseils dans le groupe.
46
Le terme « like », sur Facebook, s’applique quand une personne publie un symbole signifiant son accord ou son
appréciation sous la publication de quelqu’un d’autre.
69
D’autres, au contraire, ont été acceptées et sont maintenant réunies avec leur conjoint au
Canada. Ces dernières restent généralement dans le groupe et y deviennent des « expertes » en
réunification conjugale. Souvent, grâce aux technologies de l’information et de la
communication et à l’accessibilité des réseaux sociaux, les femmes publient leurs émotions en
direct : « Je suis à l’aéroport ! Je ne sais plus comment me sentir ! » Cet accès un peu voyeur à
la vie des femmes, peu importe où elles se trouvaient dans le monde, m’a permis d’avoir une
position d’observatrice privilégiée et un regard profond sur l’expérience des participantes.
Le second groupe où j’ai été admise est un groupe de soutien aux femmes canadiennes
mariées à des hommes cubains. À l’image de la fondatrice du groupe, la plupart des membres
ont rencontré un homme lors d’un séjour de vacances à Cuba, en sont tombées amoureuses et
se sont mariées, dans le but d’amorcer les démarches de réunification conjugales. Les
discussions qui ont lieu dans ce groupe sont plus variées au niveau des thèmes—les femmes
ne se concentrent pas uniquement sur l’immigration de leur conjoint, bien que ce thème soit
souvent abordé, mais parlent aussi de la « culture » cubaine, de leur rapport avec leurs beauxparents cubains, de l’infidélité, etc. Ce groupe s’est aussi avéré très riche, surtout parce que les
Cubains sont souvent ciblés dans les discours sur la fraude conjugale. Les questions
d’authenticité de la relation intime et de malhonnêteté de certains époux sont donc souvent à
l’honneur dans ce groupe où les femmes discutent de leurs histoires réussies, mais aussi de
leurs divorces. Plusieurs femmes en sont membres depuis plusieurs années et continuent à
publier leurs histoires amoureuses, parfois après un premier divorce avec un homme cubain,
ce qui permet d’avoir une perspective longitudinale sur leurs trajectoires conjugales et
d’entrevoir les tendances quant aux effets du processus de réunification conjugale. Tout
comme dans l’autre groupe, les participantes se comportent comme des amies lors des
conversations. Le ton est celui de la camaraderie et les Internautes n’ont pas peur de publier
des opinions fortes.
L’observation participante au sein de ces deux groupes en ligne s’est faite de façon
quotidienne, à raison d’une moyenne de deux à trois heures d’observation par jour. Le matin,
je faisais une recension des sujets de conversation qui avaient été abordés la veille. Je lisais les
discussions en cours et celle qui étaient terminées. Je faisais un suivi plus approfondi de celles
70
qui s’avéraient pertinentes pour mon sujet de recherche ou qui apportaient un éclairage
nouveau sur certains thèmes. L’activité sur le forum en ligne était tellement importante et les
discussions si vivantes que je n’ai jamais eu à intervenir pour animer les échanges ou pour
poser des questions. Certaines discussions étaient très animées et pouvaient se poursuivre sur
plusieurs jours. Dans ces cas, j’activais une fonction d’alerte sur la discussion en question, ce
qui me permettait de recevoir, par courriel, les additions à la discussion, dès qu’une nouvelle
contribution était publiée. Je copiais ensuite les échanges les plus pertinents dans un fichier
séparé en prenant soin d’effacer les noms ou pseudonymes des participantes. Seul la date de
l’échange initial était sauvegardée. Ces conversations étaient ensuite classées et sauvegardées
selon le thème de recherche qui en émergeait, pour en faciliter l’analyse. Ces fichiers
représentent un volume de matériel important, soit 72 fichiers thématiques différents. En plus
de ces fichiers de texte, je tenais un journal de bord dans lequel je notais quotidiennement mes
impressions, certains thèmes émergents des discussions sur les forums de discussion, des
réflexions sur le groupe ou les expériences individuelles des membres, les similitudes et
différences entre les groupes. Je faisais aussi le suivi des démarches liées au parrainage de
certaines participantes qui étaient particulièrement actives ou que j’avais interviewées.
Le danger de cette méthode de collecte de données est que le chercheur se trouve face
à une quantité exponentielle d’information et peut rapidement être submergé. Il est aussi facile
de se laisser emporter par les détails, comme si chaque message publié était d’une importance
capitale. Puisque l’information et les gens circulent en continu dans ce type de groupe, que
l’espace y est constamment occupé, un peu comme dans un café branché, il est important de
savoir se distancier et de résister à la tentation, parfois compulsive, d’aller voir ce qui s’y
passe. Ce n’est qu’au fil du terrain que j’ai appris à garder un certain équilibre. Ce n’est
qu’avec du temps que j’ai pu commencer à discerner le bon grain de l’ivraie, au fur et à
mesure que je comprenais les dynamiques du groupe et son fonctionnement. Ce type de terrain
en ligne est finalement très similaire à un terrain classique, puisque le sens se révèle à travers
la fréquentation du lieu et de la communauté dans la durée.
71
2.3.2. Mon corpus : les profils des participantes
Les femmes canadiennes rencontrées et observées ont un profil très varié : elles ont
entre 20 et 70 ans ; certaines détiennent un diplôme universitaire alors que d’autres ont une
formation technique ; plusieurs ont des enfants d’une union précédente ; elles proviennent de
régions métropolitaines, de banlieue ou de régions plus éloignées. Leurs conjoints ont été
rencontrés de quatre façons : lors d’un séjour de longue durée dans un pays du Sud (souvent
dans le cadre d’un projet de coopération internationale), pendant un court séjour de vacances,
sur Internet ou encore au Canada alors qu’il était demandeur d’asile. Ces derniers proviennent
souvent de milieux moins favorisés que leurs femmes ; ils sont, en général, peu scolarisés,
occupaient un emploi précaire dans leur pays d’origine et sont souvent plus jeunes que leur
femme.
Classification des femmes selon le mode de rencontre du partenaire conjugal
Dans les récits de vie des participantes à l’étude, la circonstance de la rencontre
amoureuse est l’un des éléments qui distinguent leurs différents parcours de conjugalité, de
mobilité et de migration. De plus, le type de rencontre et le lieu de la rencontre sont
déterminants dans le rapport que les femmes développent avec le pays de leur conjoint. Par
exemple, les femmes qui ont rencontré leur compagnon lors d’un séjour professionnel de
longue durée ont eu tendance à fonder un foyer conjugal avec leur amoureux dans le pays de
ce dernier et à y vivre pendant plusieurs années.
Dans le corpus de données, quatre modes de rencontre ont été répertoriés. Certains
modes de rencontre se chevauchent ou s’additionnent. Ainsi, les groupes ne sont pas rigides,
mais servent plutôt à établir certaines tendances analytiques :
Groupe 1. Les femmes de ce premier groupe représentent treize des vingt-sept
entretiens faits avec des femmes parrains. Ces femmes ont rencontré leur conjoint dans le pays
de ce dernier, lors d’un séjour prolongé de la femme (de six mois ou plus). La raison de ce
séjour est souvent un stage ou un contrat de coopération internationale, sauf dans deux cas, où
le séjour était lié aux études et dans un cas, où un amalgame de raisons étaient à l’origine du
séjour prolongé dans un pays du Sud. Le profil sociodémographique de ces femmes se
distingue de celui des femmes des autres groupes, lesquels sont très variés. Ici, nous avons
72
affaire à un groupe très homogène. Les femmes étaient assez jeunes lors de leur rencontre avec
leur conjoint (entre 25 et 35 ans) ; elles étaient scolarisées (toutes détenaient au moins un
diplôme universitaire de premier cycle, plusieurs dans le domaine de l’anthropologie) et
étaient originaires de milieux urbains. Elles étaient issues de classes sociales moyennes.
Toutes étaient célibataires lors de leur départ et une seule avait un enfant d’une union
précédente, qu’elle a emmené avec elle. De plus, ces femmes valorisaient un certain éthos
cosmopolite : la majorité d’entre-elles avaient déjà une grande expérience de voyage.
Groupe 2. Les femmes de ce groupe ont rencontré leur conjoint dans le pays de ce
dernier, lors d’un court séjour touristique d’une ou deux semaines. Ces femmes représentent
quatre des vingt-sept entretiens faits avec des femmes parrains et deux des récits issus
d’échanges par courriel avec des femmes. De plus, la majorité des membres du groupe de
soutien aux femmes mariées à des hommes cubains font parties de ce groupe. Les conjoints
des femmes interrogées étaient tous originaires de Cuba, mais j’ai pu observer dans le groupe
de soutien au parrainage un couple dont le conjoint était originaire d’Haïti et un autre qui était
originaire d’Égypte. Les profils de ces femmes étaient très variés et seront explicités un peu
plus bas.
Groupe 3. Une grande majorité des femmes observées dans le groupe de soutien au
parrainage sur Facebook, ainsi que six des vingt-sept femmes parrains interrogées et une
femme dont le récit est issu d’échanges par courriel, ont rencontré leur conjoint sur Internet.
Les rencontres par Internet se sont faites de plusieurs façon : à travers des réseaux sociaux (des
amis d’amis sur Facebook, par exemple), dans des groupes de discussion thématique ou
spécialisés (sur un pays, par exemple), dans le cadre de jeux virtuels ou par l’entremise de
sites de rencontre. Dans tous ces cas, la relation intime s’est d’abord développée à distance
avant que la femme canadienne ne décide d’aller visiter son amoureux virtuel pour la première
fois. La majorité de ces femmes ont rencontré un homme originaire d’un pays du Maghreb.
Les profils socio-économiques et démographiques des femmes sont beaucoup plus
variés dans les groupes 2 et 3 que dans le premier groupe. L’âge de ces femmes varie entre 20
et 75 ans, quoique la majorité des femmes de ces deux groupes aient entre 35 et 50 ans. Elles
73
proviennent de tous les milieux sociaux. Certaines sont peu scolarisées—elles ont obtenu des
certificats de métiers techniques en éducation à la petite enfance ou en administration—alors
que d’autres sont comptables, femmes d’affaire ou encore conseillères au gouvernement.
Plusieurs sont retraitées. Certaines sont prises dans des situations économiques précaires suite
à une perte d’emploi et d’autres sont des propriétaires à l’aise financièrement. Ces femmes ne
sont pas toutes concentrées en milieu urbain. Plusieurs habitent dans les régions. Si la plupart
des femmes qui ont rencontré un homme lors d’un séjour de vacances avaient déjà une
expérience de voyage, celle-ci était souvent limitée aux voyages organisés dans des complexes
hôteliers, quoique les femmes plus jeunes avaient souvent une expérience de voyage plus
diversifiée. Toutefois, chez les femmes qui ont rencontré leur conjoint par l’entremise
d’Internet, une majorité n’avait jamais voyagé. Plusieurs sont des femmes divorcées ayant des
enfants d’une union précédente avec un homme canadien, ce dernier étant parfois d’origine
immigrante.
Groupe 4. Enfin, quelques femmes interrogées (quatre) avaient rencontré leur conjoint
au Canada, alors que ce dernier était demandeur d’asile. Dans le cas de telles rencontres,
l’expérience du développement de la relation intime et de la mobilité des femmes diffèrent
parce que les partenaires sont tous les deux installés au Canada. Les données qui ont émergé
de ces récits de rencontre ont donc peu servi dans cette thèse, mais j’ai tenu à inclure ces
entretiens dans l’analyse parce que l’expérience vécue du processus de réunification
conjugale, dans ses dimensions administrative et affective, vient corroborer l’expérience des
femmes qui ont parrainer leur conjoint de l’extérieur du Canada.
Notons enfin que, bien que les profils issus de ces quatre catégories soient très variés,
que le développement de l’intimité et le rapport que les femmes entretiennent avec le pays de
leur conjoint varient selon le mode de rencontre amoureuse; l’expérience vécue du processus
de réunification conjugale est sensiblement la même chez toutes les femmes rencontrées47. Ces
catégories ont donc leurs limites analytiques.
47
La similarité au niveau de l’expérience du processus de réunification conjugale tient probablement du fait que
toutes les femmes ont procédé au parrainage dans la période située entre 2009 et 2016. Le processus administratif
74
2.3.3. L’analyse des données : émergence des thèmes et sous-thèmes
L’analyse des données n’a pas débuté à la fin de la collecte de données. Au contraire
elle a été appréhendée comme un processus dynamique qui s’est consolidé au fil des entretiens
et des observations. Elle est le résultat d’un équilibre entre la subjectivité de la chercheure et
l’objectivité des méthodes d’analyse employées (Lerum, 2001).
Tout au long du terrain, les thèmes et les pistes d’interprétation qui émergeaient des
entretiens et des observations dans les deux groupes de soutien Facebook ont été notés dans un
carnet de bord. Lorsqu’une saturation dans les données a été atteinte, nous avons stoppé la
collecte active des données et commencé le processus d’analyse de l’ensemble de ces
dernières, tout en effectuant parfois des allers-retours dans les communautés en ligne pour
valider un point d’analyse. Tout d’abord, les axes d’analyse ont été déterminés sur la base du
guide d’entretien. Ensuite, tous les entretiens ont été lus et relus pour noter les thèmes qui s’en
dégageaient. Les transcriptions d’entretien ont ensuite été codées en fonction de ces thèmes.
Des sous-thèmes se sont alors distingués et ont eux-aussi été codés et répertoriés à travers
toutes les transcriptions. Les notes d’observation ont elles-aussi été scannées pour y dénicher
d’autres thèmes liés aux questions de recherche qui auraient pu avoir été omis, ainsi que pour
soutenir ou infirmer certaines pistes d’analyse.
Au total, treize thèmes principaux ont été recensés dont : l’authenticité de la relation,
des parcours de vie mobiles, la désillusion amoureuse, les inégalités au sein du couple, la
rencontre amoureuse, le mariage et la mobilité amoureuse. Chaque thème comporte entre deux
et neuf sous-thèmes. Plusieurs se chevauchent ou s’entrecroisent. Ces thèmes et sous-thèmes
forment la trame de cette thèse.
et le climat politique entourant l’immigration ont peu fluctué au cours de ces années (pour un aperçu des
exigences,
voir
le
site
d’immigration
http://www.cic.gc.ca/english/information/applications/spouse.asp).
75
Canada
au
Éthique de la recherche
La majorité des entretiens ont été enregistrés et puis transcrits. Seulement deux
entretiens ont fait l’objet d’une prise de notes manuelle, à la demande des participantes qui se
sentaient plus libres de discuter sans l’entremise d’une enregistreuse. Par souci de
confidentialité et de protection de la vie personnelle des participantes et de leur famille, tous
les entretiens et leurs transcriptions ont été codés, les enregistrements ont été détruits et des
pseudonymes ont été donnés aux participantes, ainsi qu’aux individus (généralement leurs
époux ou enfants) dont elles mentionnent le nom dans leur récits. Ces pseudonymes ont été
choisis en essayant de respecter le plus possible le caractère spécifique du nom de la personne
dans sa langue ou signification d’origine. Par exemple, j’ai sélectionné des noms qui étaient
courants dans la génération de la participante, si c’était le cas. Dans le cas de leurs conjoints et
enfants, si le nom d’origine est dans une autre langue que le français, j’ai sélectionné un
pseudonyme tiré de cette même langue.
Des questions d’ordre éthique se sont aussi posées dans le cadre de l’observation
participante que j’ai menée dans les groupes Facebook. En effet, bien qu’avisées
périodiquement de ma présence dans le groupe et des objectifs de ma recherche par des
publications sur le forum de discussion, les participantes à la recherche n’ont pas toujours
conscience que ce qu’elles écrivent sera utilisé à des fins de recherche. Il était donc essentiel
d’utiliser des pseudonymes. De plus, j’ai parfois modifié certaines caractéristiques du couple
ou de leur histoire personnelle—le pays d’origine du conjoint, par exemple—afin d’éviter
qu’ils ne soient reconnus par des tiers ou par les conjoints des femmes eux-mêmes. Certaines
femmes dont l’histoire a été plus difficile ont spécifiquement demandé de prendre ces mesures
d’anonymat supplémentaires.
2.3.4. Ma position: entre chercheure et participante à la recherche
Il est surprenant de constater le nombre de chercheurs travaillant sur les couples mixtes
transnationaux qui sont (ou ont été) eux-mêmes dans cette situation conjugale. Or, leur
expérience est rarement traitée dans le cadre de l’analyse. Parfois elle est mentionnée au
passage dans la préface d’un ouvrage (Breger & Hill, 1998; Constable, 2003), alors
qu’ailleurs, l’expérience de la chercheure est explicitée, puis questionnée, sans toutefois être
76
analysée en tant que donnée pertinente à la recherche (Kelsky, 2001; Therrien, 2008).
L’anthropologue Catherine Therrien (2008, p. 39), laquelle a placé « l’expérience partagée au
cœur de [sa] méthodologie de recherche », témoignait de ses doutes sur sa position de
chercheure et de participante à la recherche :
« J’ai été frappée de constater que la théorie que j’avais élaborée correspondait
parfaitement à ma propre histoire. J’ai alors eu un profond moment de doute. Étaitil possible, après cinq ans de recherche, cinquante-huit heures d’entretien en
profondeur, des centaines d’heures d’observation participante, des mois de
transcription et d’analyse, d’arriver à des résultats de l’ordre du témoignage ? »
Des questions d’ordre similaire m’ont aussi préoccupée au début du terrain
ethnographique, mais je me suis rapidement rendue compte de la diversité des expériences
personnelles de mes interlocutrices et de la spécificité, non généralisable, de la mienne.
Toutefois, dans le cadre de ce projet de recherche, mon expérience personnelle a été centrale
au processus de recherche lui-même. D’une part, elle a contribué à créer un sentiment d’aise et
de complicité chez les femmes interrogées, ainsi qu’une collaboration profonde avec elles.
Elle a aussi facilité le développement d’une réflexion analytique ancrée dans l’expérience et
les émotions. En effet, les émotions et l’affect qui caractérisent l’expérience vécue des
chercheurs font partie du processus d’enquête et du processus de construction de la
connaissance (Bondi, 2005; Doucet & Mauthner, 2012; Hastrup & Hervik, 2003). Les
émotions, souvent associées à mon expérience personnelle, qui ont surgi lors les entretiens et
lors du processus d’analyse, m’ont permis de comprendre l’expérience des autres femmes en
créant une connexion empathique avec elles (Finlay, 2006; Nicolas, 2008; Tedlock, 1991).
Mon expérience de rencontre amoureuse et de parrainage d’un homme ghanéen est
aussi apparue de manière périphérique dans mes données. Parfois, c’était les femmes
interviewées elles-mêmes qui m’ont posé des questions directes sur mon expérience, alors que
d’autres fois, l’entretien a pris la forme d’un dialogue dans lequel participante à la recherche et
chercheure ont partagé des moments de leur vie, souvent ceux qui présentaient une forte
charge émotionnelle. Des parties de mon expérience narrée ont été enregistrées lors des
entretiens effectués avec certaines femmes, mais, à part la vignette autobiographique qui
figure dans l’introduction, je ne fais pas référence à ma propre expérience dans le cadre de
77
cette thèse. Toutefois, pour reprendre l’expression de Therrien (2008), « l’expérience partagée
» entre les participantes à la recherche et moi-même a permis de faire ressortir des similitudes
et des divergences dans l’expérience vécue, mais aussi, toute la charge émotive liée à
l’expérience de couple transnational. La nature du thème de recherche étant très émotionnelle,
j’étais souvent amenée à partager mon expérience par résonnance avec l’état affectif de mes
participantes, ce que Finlay (2006) appelle pratiquer l’empathie réflexive.
Conclusion. Les contributions et les limites de la recherche
La recherche qui porte sur les couples Nord-Sud a tendance à se pencher sur une seule
période de la relation : la rencontre intime ou la migration du partenaire du Sud vers le pays du
Nord de sa partenaire. Tout le développement de la relation intime, avec ses complexités, ses
hauts et ses bas, fait souvent défaut dans ce type d’analyses. Cette fragmentation du processus
relationnel contribue à cristalliser certains stéréotypes qui circulent sur ces couples. Cette
étude, qui se penche sur l’ensemble du processus de la rencontre amoureuse et du
développement de la relation intime, ainsi que sur l’expérience de la réunification conjugale
du couple au Canada, offre une vision plus holistique du phénomène et permet de replacer ce
type d’unions dans le cadre plus large des reconfigurations intimes et conjugales qui s’opèrent
à notre époque. De plus, cette approche compréhensive du sujet contribue à créer un pont entre
deux corps de littérature distincts, le tourisme de romance et la migration par le mariage,
lesquels gagneraient à dialoguer entre eux. Plusieurs concepts sont affinés dans cette thèse,
soient ceux de l’authenticité conjugale et de la mobilité conjugale.
Par ailleurs, cette étude se concentre sur un aspect peu exploré de la migration de type
réunification conjugale, soit la migration des maris (du Sud) vers le pays (du Nord) de leur
conjointe, de la perspective des femmes qui entreprennent ce processus. Cette exploration de
l’expérience de femmes parrains contribue à la compréhension des enjeux de pouvoir liés à la
citoyenneté des femmes canadiennes, mais aussi à ceux liés à la sélection d’un conjoint qui
sort du cadre normatif d’homogamie nationale. L’approche méthodologique utilisée, qui place
au cœur de l’analyse l’expérience vécue des femmes, contribue elle-aussi à élargir l’état des
connaissances sur le sujet. En effet, la perspective des femmes occidentales a été négligée dans
la recherche sur les migrations féminine, sauf en tant que « trailing wives » (Mérignac, 2009;
78
Yeoh, Huang, & Willis, 2000; Yeoh & Khoo, 1998). En ce sens, ce projet remet en question
certains aprioris de genre qui caractérisent les études de la mobilité et du mariage (Catarino &
Morokvasic, 2005; Cresswell & Uteng, 2008).
Cette étude comporte aussi plusieurs limites. Premièrement, la voix des hommes est
peu présente dans la recherche sur la migration conjugale et bien que l’un des objectifs
initiaux ait été de remédier à cette lacune, les contraintes du terrain ethnographique n’ont pas
permis de le faire. La portée de l’analyse est donc limitée, puisque tout un pan de l’expérience
du couple est éludé. Ces derniers ont-ils refusé de répondre à l’appel parce que la migration
familiale des hommes est un sujet délicat qui vient fragiliser les normes traditionnelles de
masculinité (Charsley, 2005a, 2005b; Charsley & Wray, 2015)? Ma position de chercheuse
canadienne blanche a peut-être elle-aussi contribué à ce biais dans l’étude.
De plus, bien que je n’aie pas cherché à rencontrer uniquement des femmes en couple
hétérosexuel, aucune femme canadienne parrainant l’immigration d’une autre femme n’a
répondu à mon appel. Cette absence de la participation de couples homosexuels dans l’étude
peut être dû au faible taux statistique représenté par ces couples dans le cadre de la
réunification conjugale (Robledo Salcedo, 2013, p. 103). Il est aussi possible que mes
méthodes de recrutement de participants n’aient pas été assez diversifiées. Ces biais
méthodologiques ont eu des répercussions sur l’analyse et sur la portée de l’étude. En effet,
parce que seulement des femmes parrains ont été interrogées, il est difficile de déterminer les
enjeux de pouvoir lié au genre, tant dans le cadre du processus de réunification conjugale, que
dans les dynamiques relationnelles du couple. Cette étude permet tout de même d’ouvrir des
pistes de réflexion et indique le besoin de conduire davantage de recherche sur ce thème peu
traité dans la littérature, au Canada comme ailleurs dans le monde.
79
Chapitre 3. De la coopération internationale à la mixité
conjugale : « women out-of-place » ?
« Hier soir, j’étais assis dans un bar du centre-ville. Il y avait, à côté de moi, un
Noir et une Blanche. Je connaissais le type. C’est tout juste s’il ne disait pas à la
fille qu’il était amateur de chair humaine, qu’il venait de la brousse, que son père
était le grand sorcier de son village. Bon, on connaît la musique. Et moi, je voyais
la fille hocher la tête, en extase devant un vrai de vrai, l’homme primitif, le Nègre
selon National Geographic, Rousseau et cie. Je connais très bien ce type, et je sais
qu’il vient non pas de la brousse mais d’Abidjan, l’une des grandes villes
d’Afrique, qu’il a longtemps vécu au Danemark et en Hollande avant de venir
s’établir à Montréal. C’est un urbain et un Occidental. Mais cela, il ne l’admettra
devant aucune Blanche pour tout l’ivoire du monde. Devant le Blanc, il veut
passer pour un Occidental, mais devant la Blanche, l’Afrique doit lui servir, en
quelque sorte, de SEXE SURNUMÉRAIRE » (Laferrière 1984, p.155).
Dans cet extrait du roman de Dany Laferrière (1989) Comment faire l’amour avec un
nègre sans se fatiguer, un jeune immigrant africain relate ses expériences sexuelles avec de
jeunes femmes blanches de la ville de Montréal. Ce que Laferrière met en relief, c’est la
fascination, qui passe le plus souvent par la sexualité, que ces jeunes femmes éprouvent pour
une image, désuète et paternaliste, d’une Afrique et d’Africains exotiques, « sauvages »,
traditionnels, tels que décrits par des explorateurs du 19e siècle48, ici amalgamés dans un tout
indifférencié. Les femmes montréalaises du roman de Laferrière cherchent à retrouver cette
aura « primitive » associée à l’exotisme de contrées lointaines, à travers le développement
d’une certaine intimité sexuelle et affective avec ces hommes noirs d’origine africaine. Elles
se font berner par des hommes qui, en reconnaissant ces désirs de désoccidentalisation chez
ces jeunes femmes embourgeoisée49, les utilisent pour parvenir à leurs fins, dans ce cas,
principalement sexuelles.
48
Voir l’exemple célèbre de la vénus de Hottentot dont le corps a été essentialisé comme le marqueur d’une
sexualité déviante par Gilman (1985). Voir Magubane (2001) pour une critique intersectionnelle.
49
Les femmes du roman de Laferrière sont souvent des étudiantes de l’Université McGill habitant Outremont.
Elles sont riches et recherchent une certaine « authenticité » dans leur mode de vie et dans leurs valeurs à travers
la fréquentation d’immigrants africains pauvres.
Il est vrai que la médiatisation de stéréotypes sexuels et genrés liés à certains groupes
racisés (Constable, 2003; Frohlick, 2013; Kelsky, 1999; Kempadoo, 2001; Mai & King, 2009;
Sanchez Taylor, 2006) peut être un facteur contribuant à la création de désirs globaux où
exotisme et érotisme se trouvent amalgamés. Or, dans les histoires de mise en couple
« mixte » dont témoignent cette étude, les stéréotypes, notamment sexuels, dont sont affublés
les hommes racisés, semblent, au contraire, avoir un effet repoussoir sur plusieurs femmes
canadiennes qui sont, ou ont été, en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud. La
caricature des « big black organs » (Nyanzi et al., 2005) est plutôt l’une des raisons qui
poussent ces femmes à se questionner, de façon très réflexive, sur les fondements de leur
relation intime et sur la sincérité des intentions amoureuses de leur conjoint.
Le chapitre 1 a montré que les relations intimes Nord-Sud qui se forment dans un pays
du Sud ont principalement été analysées dans le cadre de contextes touristiques de courte
durée (O'Connell Davidson & Sanchez Taylor, 1999; Phillips, 2008; Pruitt & LaFont, 1995;
Sanchez Taylor, 2006). Ce scénario peut coïncider avec la réalité des rencontres dans des pays
tels que Cuba et la République Dominicaine, lesquels vivent principalement de l’industrie
touristique, mais qu’en est-il des relations conjugales qu’entreprennent ces femmes qui vont
dans un pays du Sud pour un séjour professionnel ou scolaire de longue durée ? Le rapport
qu’entretiennent les femmes canadiennes au pays et aux référents culturels de leur partenaire
conjugal devient alors central dans la compréhension de ce phénomène.
Ce chapitre se penche sur l’expérience de mobilité, de migration et de conjugalité des
treize femmes canadiennes qui ont d’abord effectué un séjour de longue durée dans un pays du
Sud avant de rencontrer leur conjoint originaire de ce pays. Le plus souvent, les femmes sont
parties dans le cadre d’un stage de coopération internationale, mais l’une d’entre elles a migré
dans le cadre d’un programme d’études supérieures et une autre, pour visiter une amie dont les
parents étaient expatriés et qui faisait ses études supérieures en Ouganda. Dans tous ces cas, le
séjour s’est prolongé. Souvent, les femmes ont trouvé un emploi local, souvent dans une école
internationale, une fois leur stage terminé. Quelques unes ont pu obtenir d’autres contrats de
coopération dans le même pays. Comme mentionné dans la section méthodologique (chapitre
2), ces femmes ont un profil sociodémographique particulier : elles sont toutes assez jeunes
81
(elles étaient âgées entre 25 et 35 ans lors de leur séjour), proviennent de milieux sociaux aisés
et urbains et possédaient toutes au moins un diplôme universitaire.
3.1. Des femmes mobiles et ancrées
L’anthropologue Paulla Ebron (1997) a proposé une vision nuancée des relations
intimes entre femmes européennes et hommes africains en questionnant la « positionality» de
la femme qui s’investit dans ce type d’échange affectif et sexuel en contexte africain, une
perspective qui est rarement prise en compte dans la littérature et qui peut s’appliquer à
l’expérience de femmes occidentales dans plusieurs pays du Sud. En effet, dans le cadre de
son étude en Gambie, l’auteur a remarqué que certains stéréotypes associés à ces relations
circulaient largement dans les discours des hommes gambiens. À partir des boutades entre
hommes, Ebron a fait ressortir le mythe de « Lovely Laura », cette femme générique, blanche,
dans la cinquantaine, d’origine britannique, dont le statut professionnel lui permet de voyager
régulièrement en Afrique à la recherche de « compagnons de vie » qu’elle ramène avec elle en
Angleterre, et dont elle se lasse rapidement. Selon Ebron, ce mythe illustre deux types
d’émancipation : une émancipation du modèle patriarcal pour la femme européenne qui prend
le contrôle de ses relations intimes tout en « goûtant à la vraie Afrique » (p. 238, ma
traduction) et une émancipation du cycle de la pauvreté locale pour le jeune homme gambien
qui bénéficie des faveurs matérielles de la femme qu’il fréquente. Bien qu’aux yeux des
Gambiens, son comportement sorte largement du cadre de ce qui est considéré comme
approprié pour une femme, « Lovely Laura » est toujours « traitée comme une reine » (p. 237,
ma traduction) à chacun de ses séjours en Gambie. Ebron soutient que cette dernière n’est pas
insensible à la culture locale, mais qu’elle occupe « la position contradictoire d’une femme qui
n’est pas à sa place » (« woman out-of-place ») (p. 237). En d’autre mots, lorsqu’elle répond
aux avances des hommes gambiens, car elle est une femme émancipée, « Lovely Laura » ne se
rend pas bien compte à quel point elle enfreint les normes culturelles locales et heurte les
sensibilités.
Les femmes que je décris dans ce chapitre ne correspondent pas au stéréotype de «
Lovely Laura », ni dans leur profil sociodémographique, ni dans l’objectif de leur séjour dans
un pays du Sud. Or, il y a un point en commun et il se trouve dans le rapport que ces femmes
82
entretiennent avec une localité du Sud spécifique. La « positionnalité » de ces femmes, tant
celles décrites par Ebron, que celles de cette étude, ne reflète pas tant un décalage dû au fait
que les femmes ne sont pas « à leur place », mais au contraire, témoigne d’un ancrage dans la
localité, d’un attachement affectif avec un espace géographique, avec des personnes et avec
des référents culturels spécifiques ; attachements qu’elles négocient et développent au fil de
leur expérience vécue dans et par ce lieu, à priori « autre ». Ces femmes sont donc bien « enplace50 » dans un pays africain ou sud-américain.
L’ancrage géographique et affectif des jeunes femmes qui ont migré dans un pays du
Sud ou qui y effectuent un séjour prolongé de six mois ou plus51, souvent dans le cadre d’un
programme de coopération internationale, est d’autant plus flagrant que le rapport au lieu
précède toute liaison intime avec un homme local. Ces jeunes femmes ont toutes fait beaucoup
d’efforts pour cadrer avec les normes locales. Manger, parler la langue et avoir des amis
locaux représentaient, en fait, une fierté pour elles. Tout au long de leur séjour, elles ont tenté
de s’intégrer dans la localité, de se l’approprier. Par ailleurs, si « goûter la vraie Afrique »
(Ebron, 1997, p. 238), par l’intermédiaire de relations amoureuses et sexuelles avec des
hommes « locaux », peut faciliter l’accès aux cultures locales (Brown, 1992), pour les femmes
de l’étude, le développement d’une relation amoureuse n’était en aucun cas un objectif du
séjour dans une localité du Sud. Plusieurs avaient même, avant leur départ sur le terrain, un
discours qui dénigrait de telles pratiques, surtout celles dont le code de déontologie de
l’organisme pour lequel elle travaillaient interdisait les relations intimes avec des personnes
locales. Par exemple, Patricia, âgée de 24 ans lors de sa prise de poste au Togo, racontait
qu’elle était choquée par les relations intimes qui pouvaient se former entre femmes blanches
et hommes africains: « Ah ! Moi ? Jamais de la vie. Je ne veux pas d’un Africain dans mon lit.
50
Selon les géographes Morrison et al. (2013, p. 512), « It is through the body that we connect with and
experience place ». Les femmes de l’étude sont « en-place » dans la localité où elles ont migré, en ce que les
différentes échelles de leur expérience—le corps (et l’affect), la maisonnée, la communauté, le pays et le
global—s’articulent ainsi entre-elles pour créer cet ancrage.
51
Pour la majorité es femmes interviewées, le séjour a fini par s’étendre sur plusieurs années. Il peut donc être
qualifié de migration (Cohen & Sirkeci, 2011).
83
Je ne veux pas d’un Africain dans ma vie [...] Moi, j’ai peur d’être associée à ça : la fille qui
n’est pas belle, mais qui se trouve un super beau monsieur. Ça m’écœure ! »
Patricia était très consciente des stéréotypes relatifs aux inégalités physiques et socioéconomiques existants chez les couples Nord-Sud et à la sexualisation des corps noirs.
Cependant, malgré ses premières réserves, Patricia a rapidement rencontré un jeune homme
qui fréquentait son cercle de coopérants volontaires au Togo, comme nous le verrons plus loin.
En fait, pour plusieurs jeunes femmes, entrer en relation intime avec un homme « local »
représentait la suite d’un parcours qui consiste à intégrer, dans la sphère de leur intimité, cette
altérité géographique et socio-culturelle. Notons par ailleurs que cet ancrage dans une localité
du Sud ne s’est pas arrêté, pour la majorité des femmes, lors d’une éventuelle re-migration au
Canada : il s’est poursuivi, comme nous le verrons, sous la forme de la recherche de référents
socio-culturels associés à cette localité spécifique, dans le choix des amis, dans le cadre du
travail ou encore dans la construction du chez-soi au Canada.
3.2. Des trajectoires de vie propices à la formation de couples
Nord-Sud
« Ce n’est pas tant baiser avec un Nègre qui peut terrifier. Le pire, c’est dormir
avec lui. Dormir, c’est se livrer totalement. C’est le plus que NU. Nu plus. Qu’estce qui peut bien se passer pendant la nuit, pendant le sommeil ? Peut-on rêver
l’autre ? Peut-on pénétrer le rêve de l’autre ? L’Occident dit : territoire inconnu.
Attention : DANGER. Danger d’osmose. Danger de véritable communication. Ce
qui était une simple baise érotique pourrait bien devenir…On a déjà vu des jeunes
filles blanches, anglo-saxonnes, protestantes, dormir avec un Nègre et se réveiller
le lendemain sous un baobab, en pleine brousse, à discuter des affaires du clan
avec les femmes du village. D’ailleurs (…) la fille du directeur de la
programmation à Radio-Canada vend des paniers d’osier et des filets de pêche
dans un petit village de Casamance. La femme d’un membre de l’administration
de l’université McGill ramasse des arachides au Sénégal. Il y a plein de cas de ce
genre. Méfiez vous. Baiser un Nègre c’est bien (c’est même recommandé), mais
dormir avec… » (Laferrière 1984, pp. 83-84).
Comme l’avait caricaturé Laferrière dans son roman, le fait de s’attacher
émotionnellement à un homme étranger peut parfois pousser des femmes amoureuses à
déménager hors des frontières de l’Occident, à adopter un mode de vie traditionnel dans le
84
pays d’origine de leur amoureux, et même à se construire une identité qui reflète leur nouvel
ancrage affectif et géographique. Mais les femmes canadiennes dont il est question ici sontelles, comme le suppose Laferrière, attachée au pays de leur conjoint dans une logique
purement amoureuse ? La question qui lie émotions et mobilité, chez ces couples Nord-Sud est
plus complexe et nuancée que ne la laisse entendre cet extrait. Effectivement, les histoires des
jeunes femmes canadiennes en couples binationaux avec un homme originaire d’un pays du
Sud montrent comment le choix du conjoint constitue souvent la continuité d’un parcours de
mixité et de mobilité qui débute souvent dans l’enfance, au cœur même de la famille, comme
le suggère la thèse de Catherine Therrien portant sur les couples mixtes au Maroc (Therrien,
2009). Le parcours de Chantale, une femme dont les histoires familiales évoquent
constamment l’ailleurs, illustre bien ce point :
« [Ma mère] était allée à Abidjan, mais avec les Sœurs. Elle était peut-être chez
les plus démunis. Donc c’est sûr que moi, c’est quelque chose qui m’a toujours
intriguée, toute mon enfance. Je n’avais jamais osé l’aborder parce que c’était
comme un tabou. Donc je me disais qu’il devait être arrivé quelque chose de
vraiment grave, de pas facile (...) Ma mère a toujours été une personne très
militante. Moi, je me souviens, quand j’étais jeune, on allait dans des activités.
Elle était très près des gens du Chili. Elle avait beaucoup embrassé la cause
chilienne. Donc on allait souvent dans des fêtes latino-américaines. Puis, il faut
dire aussi que mes parents ont adopté mon frère, qui est plus vieux que moi. Lui
vient d’Haïti. Il est arrivé à cinq ans donc quand il est arrivé, moi j’avais déjà deux
ans. Donc c’est ça, moi j’ai grandi à Québec dans un quartier populaire avec des
parents assez militants, très engagés. Avec des amis aussi très engagés — les amis
de mes parents. Pis j’avais des amis de mes parents qui avaient adopté aussi une
Haïtienne. Donc avec des valeurs sociales d’entraide...Donc la pomme n’est pas
tombée trop loin de l’arbre, pour moi. »
Si pratiquement toutes les femmes qui ont participé à cette étude ont un parcours de vie
où une certaine mobilité géographique, qu’elle soit locale, nationale ou transnationale, et la
mixité conjugale, des parents ou d’autres proches, ont fait partie de leur quotidien pendant
certaines périodes de leur jeunesse ou de leur vie de jeune adulte, les femmes pour qui le
séjour en pays du Sud précède la rencontre amoureuse avec un homme local ont développé un
attachement à une localité du Sud beaucoup plus prononcé que celles qui sont tombées
85
amoureuses d’un homme avant de découvrir son pays52. L’ancrage dans une localité précise
prime, dans l’imaginaire de ces femmes, sur l’établissement d’une relation intime avec un
homme. L’intimité avec un pays (ou une localité) et un homme local en viennent à
s’entremêler et à se compléter dans une quête d’intégration de cette altérité spécifique dans la
sphère du quotidien et du chez-soi.
Cette perspective favorisant l’ancrage (géographique et affectif), plutôt que la sexualité
ou la romance, permet de déconstruire certains stéréotypes relatifs aux couples Nord-Sud, par
rapport, notamment, à la sexualisation des corps racisés et à la commodification de l’intimité
dans une ère globale. Par ailleurs, pour la plupart des femmes de cette étude, la migration vers
une localité du Sud constitue souvent la suite d’une familiarisation déjà existante avec cette
localité ou avec la sous-région dont elle fait partie, au sein de l’espace familial ou de la
communauté53. En effet, plusieurs femmes ont été en contact avec des référents socio-culturels
d’une région du Sud spécifique, ou encore, elles ont été insérées, très tôt, par leurs parents ou
leur église, dans des réseaux militant pour des causes liées aux peuples de pays du Sud,
comme ce fut le cas de Chantale.
Catherine Therrien, qui a exploré les trajectoires de couples mixtes vivant au Maroc, a
développé le concept d’« habitus d’ailleurs » (Therrien, 2009). Ce dernier élabore la notion
d’« habitus » du sociologue Pierre Bourdieu (1984), en invoquant la possibilité, pour les
individus en couple mixte, d’avoir déjà intégré, dans leur biographie personnelle, un
« habitus » ou une socialisation alliant mobilité et mixité. L’ailleurs leur est ainsi déjà familier.
Selon Therrien, cet habitus d’ailleurs, quand il est couplé à la possession d’un certain capital
de mobilité, permet à ces individus de concrétiser cet ailleurs dans leur trajectoire de
conjugalité. Comme l’explique Therrien (2009, p. 236) :
52
Un attachement au pays du conjoint s’est aussi créé dans ces cas, mais celui-là demeure secondaire à la relation
intime.
53
C’est d’ailleurs aussi le cas pour les hommes qui sont devenus leurs conjoints, lesquels ont souvent déjà été en
contact intime avec des individus originaires du Canada ou de certains pays européens. Malheureusement, leur
expérience dépasse le cadre de cette thèse.
86
« Grâce à leur parcours de vie, les personnes concernées par cette étude ont acquis
un capital de mobilité́ certes, une aisance à se déplacer et à vivre dans un contexte
diffèrent, mais elles sont aussi et surtout devenues familières avec un ailleurs. On
peut donc dire que ces différents parcours de mobilité́ leur ont fait acquérir un
habitus d’ailleurs. Habitus, dans le sens de disposé à, et ailleurs renvoyant à la fois
à un déplacement géographique, à un éloignement avec le « home » de leur
enfance. »
Dans le cadre de notre étude, le concept d’habitus d’ailleurs est précisé encore
davantage. Il est centré sur une mobilité vers des Suds54, sur une altérité à la fois familière et
radicale, comme les exemples suivants l’explicitent. C’est aussi une quête identitaire qui se
poursuit souvent même lorsque le couple se sépare.
L’habitus d’ailleurs : Chantale et Cynthia
Avec son frère adopté en Haïti, ses parents qui militaient pour la cause chilienne et un
imaginaire familial orienté vers les Suds, Chantale, qui a eu un enfant avec un homme malien
alors qu’elle travaillait depuis deux ans pour une ONG canadienne à Bamako, est l’exemple
type du fait que la construction d’un « habitus d’ailleurs » orienté spécifiquement vers les
Suds, commence dès l’enfance et fait partie d’une transmission identitaire parentale de valeurs
spécifiques liées à l’entraide et à la mobilité internationale. En effet, Chantale se qualifie de
« la fille des stages », car elle a fait tous les stages de coopération internationale pour jeunes
professionnels disponibles au Québec. Plus tard dans notre entretien, elle m’a avoué :
« C’était clair pour moi que j’allais travailler en Afrique de l’Ouest. C’était comme
mon créneau. Tout m’interpelait. Mais aussi, il faut dire que j’ai toujours été
attirée par les hommes noirs. C’est vraiment là que je m’en suis plus aperçue.
[Mon séjour au Sénégal] a comme tout débloqué : le côté Afrique avec le côté
exotisme, un peu ».
Pour Cynthia, une femme qui a fait plusieurs séjours d’études et de coopération
internationale en Afrique et qui s’est mariée avec un homme ghanéen, ce sont aussi les
parcours de mobilité vers les Suds, omniprésents dans sa famille, qui ont contribué à forger un
54
L’emploi du terme « Suds » au pluriel, permet de mettre en lumière le fait que ce qui est couramment qualifié
de « Global South » pour faire référence aux pays moins développés, n’est pas une région uniforme. Au contraire,
les régions du Sud différent tant au niveau des imaginaires, que des référents culturels et sociaux qui les
caractérisent.
87
« habitus d’ailleurs » chez elle. Son histoire présente une normalisation de la mobilité vers des
pays du Sud. Cynthia est issue de parents en couple mixte. Sa mère est caribéenne et son père
est canadien anglais. Elle entretient, avec sa famille qui habite toujours en Guyane, des liens
forts et réguliers qu’elle maintient grâce à des visites ponctuelles. De plus, à travers les récits
de voyages de son père et les objets divers qu’il ramenait de ses séjours de longue durée sur le
continent, l’Afrique sub-saharienne a toujours fait partie de sa vie :
« My mom was always a stay-at-home mom. My dad is a limnologist, which is
somebody who studies fresh water lakes and rivers. He studies mostly the Rift
Valley lakes, which are in East Africa; and so my whole life, my dad’s always
going to Ethiopia, going to Kenya for six months at a time, going to Malawi, four
months at a time... So, through growing up, I think, I’ve seen him travel and come
back with masks and stories and things from Africa and it sort of brought me
closer to that idea of going there. And he had a lot of Ph.D. students who came to
the University of Waterloo to study with him, and so they would come to our
house, and we’d have dinners and so on...It seems sort of natural that when I grew
up, I’d want to go back, to go to Africa at some point, myself. »
Dans cet extrait d’entretien, Cynthia a utilisé le verbe « to go back » : « retourner » en
Afrique, alors qu’elle n’y avait jamais mis les pieds dans sa jeunesse. Cette figure imagée d’un
retour en Afrique arbore ici un sens particulier. Elle ne signifie pas un retour aux racines, la
quête d’une terre d’origine d’avant la migration (forcée) d’ancêtres plus ou moins mythiques,
un désir souvent exprimé par les membres de certaines diasporas (Bruner, 1996; Clifford,
1994; Ebron, 1999). « Retourner » est un verbe, une action posée consciemment par un acteur.
Il signifie qu’elle y avait déjà voyagé métaphoriquement et que d’y « aller encore » n’était que
la suite logique d’un parcours identitaire et mobile déjà entamé. En effet, quand elle est entrée
à l’université en travail social, Cynthia souhaitait faire un stage en Afrique. Elle a cherché
activement les moyens de concrétiser ce retour, de réaliser cette appartenance bourgeonnante
grâce à son capital de mobilité géographique. Elle s’est trouvé un premier placement au
Kenya, puis un second au Ghana, où elle a habité pendant deux ans. C’est lors de ce stage
qu’elle a rencontré Kodjo, celui qui est devenu son mari et dont elle a parrainé l’immigration
au Canada en 2010. Cet « habitus » d’un ailleurs, souvent spécifique à une région du monde
ou à ce que les anthropologues appelaient, il n’y a pas si longtemps, une « aire culturelle », a
contribué, chez plusieurs femmes, à rechercher des moyens de rendre intime et familier cet
espace culturel et géographique. En tant que femmes canadiennes issues d’une classe sociale
88
relativement aisée, jeunes, souvent nouvellement diplômées et sans obligations familiales,
lesquelles peuvent parfois représenter des contraintes aux déplacements transnationaux, leur
accès facilité à une mobilité internationale leur a permis d’intégrer, dans le corps, une
appartenance qui n’était que « symbolique »55 à l’origine.
Ainsi, l’attirance qu’éprouvent ces femmes envers ces régions du Sud et envers les
hommes qui y habitent ne tient pas d’un désir d’exploitation postcoloniale, sexuel et
émotionnel, envers des pays et des peuples « primitifs », comme le suggère le romancier Dany
Laferrière, ainsi que plusieurs chercheurs dans le domaine du tourisme de romance56. Elle ne
découle pas non plus d’un besoin d’affirmer leur féminité grâce à une intimité sexuelle et
émotionnelle avec des hommes plus virils que leurs concitoyens (Jacobs, 2009; Kempadoo,
2001; Sanchez Taylor, 2006). C’est plutôt le désir d’intégrer une altérité qui était déjà présente
dans leur jeunesse sous différentes formes et qui est devenue plus précise au fil des
expériences vécues de ces femmes qui contribue à orienter leurs choix résidentiels et
conjugaux. De près ou de loin, la diversité culturelle et ethnique et la mobilité faisaient déjà
partie de la sphère intime de ces femmes. Pour Chantal et Cynthia, comme pour plusieurs
autres jeunes femmes qui ont rencontré leur conjoint alors qu’elles faisaient un séjour
prolongé dans un pays du Sud, une familiarité affective s’est développée très tôt avec certaines
régions du monde moins développées économiquement. L’« habitus d’ailleurs » leur a été
transmis, mais c’est grâce à leur capital de mobilité—ce que certains chercheurs appellent la
« motilité » (Kaufmann, Bergman, & Joye, 2004)—ou, en d’autres mots, grâce au pouvoir
qu’elles ont d’effectuer, réellement, un déplacement vers ces régions ; et grâce à la
normalisation de la mobilité transnationale dans leur famille ou dans leur milieu (voir les
55
Unterreiner (2015) discute d’un attachement affectif similaire chez les enfants de couples aux nationalités
mixtes en France, en Allemagne et en Angleterre. Elle soutient que les jeunes développent des degrés
d’attachement à la nationalité du parent immigrant différents, selon la proximité des grands-parents, le nombre et
la durée des voyages au pays du parent migrant, la transmission de référents identitaires liés à ce pays, etc.
56
Voir la littérature sur tourisme de romance détaillée au chapitre 1.
89
« cultures de migration », Cohen & Sirkeci, 2011)57, que ces femmes ont pu envisager de
migrer dans un pays du Sud.
3.2.1. Une quête d’altérité « extrême »
Pour certaines femmes, migrer dans un pays du Sud s’apparente davantage à la quête
d’une altérité « extrême », plutôt que « familière ». En effet, pour ces dernières, le choix d’une
destination ou d’un lieu de placement pour un stage de coopération internationale s’est fait sur
la base de ce qu’il y avait de plus « différent » de ce qu’elles connaissaient, même si cette
« différence » a parfois provoqué beaucoup d’appréhensions. L’histoire de Johanne, une
femme dont le père est Suisse et la mère est Québécoise et qui a souvent déménagé entre les
deux pays dans sa jeunesse, illustre bien le besoin d’ancrage de cette dernière. Toutefois, cet
ancrage n’a pu se réaliser que par une « re-connaissance »58, dans son corps, de l’altérité. En
effet, Johanne avait 32 ans quand elle est partie faire un stage de coopération internationale au
Mali :
« Je voulais vraiment y aller. Pour moi, c’était ce qu’il y avait de plus dépaysant
sur la planète, parce que j’avais été en Chine, mais je voulais vraiment aller en
Afrique. C’était pour moi l’envers du monde. Il y avait cette fascination mais aussi
cette peur extrême, surtout après ce qu’avait vécu mon père. »
Pour Johanne, l’Afrique faisait déjà partie de son imaginaire familial, puisque son père,
hôtelier, y avait vécu une expérience traumatisante alors qu’elle était encore jeune et que les
moyens de communication n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui. En choisissant de
faire un stage de six mois dans un pays d’Afrique de l’Ouest, elle essayait de vaincre le tabou
57
Il existe effectivement une structure en place au Québec qui favorise et facilite la mobilité des jeunes vers des
pays du Sud. Faire de la coopération internationale est perçu, pour plusieurs, comme une expérience
culturellement enrichissante, une expérience professionnelle valorisée et un moyen de voyager à moindre frais
dans des pays moins accessibles ; tout en étant encadré par des structures établies. La majorité des femmes qui
ont rencontré leur conjoint lors d’un séjour de longue durée en pays du Sud avait déjà participé au programme de
coopération internationale « Québec sans frontières ». Les structures et les réseaux mis en place au Québec
correspondent à ce que Sirkeci et Cohen (2011) appelle une « culture de la migration » ; la migration étant
définie, dans ce cas, comme un séjour d’un an ou plus.
58
Johannes Fabian (2001) utilise le concept de reconnaissance pour exprimer cette connaissance profonde de
l’Autre, laquelle n’est pas cognitive, mais existe dans l’expérience mutuelle d’un temps partagé (« co-evalness »).
90
familial qui entourait la sous-région, tout comme l’a fait Chantal, et de s’approprier cette
altérité qui faisait déjà partie de son imaginaire. Dans son parcours très mobile, l’« Afrique »,
à cause de la part de mystère qui l’entourait, était plus « dépaysante » que la Chine, pays
associé à un voyage familial plaisant.
Le parcours de Magda est aussi un exemple révélateur de l’impact que peut avoir une
mobilité « radicale » dans la jeunesse sur la trajectoire de mobilité dans la vie adulte. À l’âge
de 12 ans, après la chute du mur de Berlin, Magda est déménagée de son petit village
d’Allemagne de l’Est pour une grande ville d’Allemagne de l’Ouest. Cette migration a été
vécue comme un choc, à la fois culturel et émotionnel, pour la jeune fille, qui s’est vue tout
d’un coup devenir « l’étrangère » aux yeux de sa nouvelle communauté. Elle en a été
considérablement déstabilisée, mais son adaptation facile et son succès scolaire ont fait en
sorte que l’expérience s’est avérée positive sur le long terme. Magda est convaincue que c’est
son expérience de migration dans un lieu radicalement différent que son lieu d’origine sur les
plans géographique et socio-culturel, qui a semé le grain d’une ouverture sur le monde nonoccidental en elle. Très jeune, elle a recherché à vivre le même type d’expérience de
dépaysement radical, dans laquelle elle se retrouverait en situation de minorité. Cette
expérience semble être la source d’une satisfaction et d’un bien-être liés à l’intégration et la
reconnaissance de l’altérité dans le domaine de l’intimité et du chez-soi:
« M. : Là, je me suis dit : «Je vais aller faire quelque chose de spécial, j’ai toujours
voulu aller en Afrique, je vais aller en Afrique ».
K: Comment ça se fait que tu avais toujours voulu aller en Afrique, à 18 ans?
M: Je ne sais pas… C’est quelque chose de… Je pense que j’étais très…toute
l’ouverture sur le monde. C’était venu plutôt après le déménagement en
Allemagne de l’Ouest. C’était une restructure pour moi.
K: Oui. Ça t’a brassée.
M : Vraiment, vraiment, profondément. Et c’est sûr que j’étais très engagée à
l’église. Donc là, il y a plein de projets, il y a tel organisme. Je pense que j’ai vu
davantage de projets en Afrique. Je ne sais pas pourquoi l’Afrique m’a
spécialement…Il y avait aussi le Cambodge et tout ça. Je ne sais pas pourquoi,
peut-être que c’est parce que je trouvais que c’était le plus exotique que je pouvais
trouver. Je ne peux pas l’expliquer. Donc là je me suis mis ça dans la tête. Et là,
j’ai cherché des organismes pour réaliser ça. Et on m’a appelée. Ils ont dit : « C’est
très dangereux, on aurait juste quelque chose au Rwanda ». J’ai dit : « Ce n’est pas
grave. » «Non, mais c’est un pays très en difficulté. » « Ce n’est pas grave ». Je
n’avais jamais entendu parlé du Rwanda! »
91
Pour Patricia, qui se qualifie d’ancienne « hippie » et qui a fait plusieurs séjours à
l’international dans sa jeunesse—elle est allée passer quelques semaines à Cuba dans un
chantier humanitaire alors qu’elle avait 18 ans ; elle a traversé le Canada d’Est en Ouest, a été
fille « au pair » en Hollande, etc.—le choix de faire un stage dans un pays d’Afrique subsaharienne revient plutôt, selon elle, au hasard. Or, ce choix a tout de même été guidé par ce
désir d’intégrer l’altérité dans son mode de vie, comme le montre cet extrait d’entretien :
« Moi, mon objectif c’était d’aller en Asie, parce que pour moi, l’Afrique c’était
une destination qui était ultime. Tu fais ça quand tu as fait le tour du monde parce
que c’est trop fort. Ce sont des voyageurs expérimentés qui doivent se rendre en
Afrique, pas un petit « Joe Blow ». Puis moi, j’étais beaucoup plus attirée par les
cultures asiatiques à l’origine. À la limite, les cultures latino-américaines…
L’Afrique ne faisait pas du tout partie de mes plans. Mais mon ami m’a parlé de
ces stages-là. Je suis allée voir sur la liste du gouvernement canadien. Il y avait un
poste d’éducateur en environnement, ce qui était ce que je projetais de faire dans la
vie. Je voulais travailler dans les « éco-quartiers » en éducation aux citoyens. J’ai
appliqué en jetant une lettre à la mer, je ne pensais pas être appelée. »
Les histoires de Patricia, Magda et Johanne indiquent que leur rapport à une altérité
« ultime » est transformateur au niveau de leur identité. Leur quête est à la fois la suite d’un
parcours qui allie intimité et altérité et un désir d’être transformée par l’expérience vécue de
cette différence, dans un pays du Sud. Cette transformation du soi à travers la connaissance de
l’autre est au cœur du concept de reconnaissance tel que développé par Fabian (2001) et
représente bien la quête de ces jeunes femmes.
Malgré l’excitation qu’ont éprouvé certaines jeunes femmes à l’idée de « re-tourner »
dans un pays du Sud, pour utiliser le terme employé par Cynthia, plusieurs autres ont plutôt
ressenti un certain malaise à l’idée de s’y rendre, un sentiment de ne pas être prête. Patricia a
d’ailleurs bien expliqué la vague d’émotions violentes qui l’a assaillie lors du trajet en avion :
« Je suis partie au Togo avec le cœur qui débattait. J’ai failli vomir dans l’avion
tellement j’étais nerveuse, parce que je me suis dit que ce n’était pas ma place, je
n’étais pas prête à y aller. C’était bien trop fort tout ça. Puis, j’ai mis les pieds par
terre, le monsieur de l’organisation est venu. Il m’a reconnue tout de suite, pas de
pancarte. »
92
L’état d’incertitude et de doute de Patricia s’est vite évaporé pour laisser place à un état de
bien-être, un état de « femme qui est à sa place », qui est ancrée dans le pays du Sud en
question.
3.2.2. L’expérience de mobilité en pays du Sud : un « coup de foudre »
Alors qu’elle me parlait de son premier placement au Sénégal, à l’âge de 18 ans,
Chantal s’est exclamée: « Ça a été le bonheur, le bonheur, le bonheur ». C’est d’ailleurs lors
de ce séjour qu’elle a réalisé qu’en plus d’être « à sa place » en Afrique sub-saharienne, les
hommes noirs l’attiraient physiquement. En effet, le premier séjour dans un pays du Sud est
souvent vécu comme une « révélation » pour les jeunes femmes. Comme le mentionnait
Christine, une femme qui a fait un premier stage de coopération internationale à l’âge de 14
ans, son expérience de deux mois au Guatemala a « façonné » sa trajectoire scolaire et
professionnelle car, après son retour au Canada, toute sa vie a été orientée et organisée en
fonction d’un éventuel retour dans « son » pays du Sud :
« Quand je suis arrivée au Guatemala ça a vraiment été un coup de foudre là. Je
suis tombée en amour avec les gens, avec la culture, avec…! C’était un mois dans
une famille, dans un petit village autochtone. Puis, ça a vraiment connecté. J’ai
vraiment aimé mon expérience et tout ça, puis je me suis dit que ça n’avait pas
d’allure que je revienne au Québec après un mois. J’ai eu la chance d’avoir connu
ces gens là puis le contexte dans lequel ils vivaient [pleurs]. Je me suis dit : « il
faut que je reste impliquée d’une quelconque façon avec eux ». Donc là, j’ai fait
un peu de recherche sur les organisations à Montréal qui sont en lien avec le
Guatemala. À l’université, j’ai fait un baccalauréat en relations internationales et
droit international à l’UQAM. »
Par la suite, Christine est retournée plusieurs fois au Guatemala, grâce à différents
contrats de travail en coopération internationale, avant de rencontrer l’homme local qui est
devenu son conjoint et le père de ses deux enfants. Même pour celles qui avaient des
appréhensions face à leur pays de stage, comme c’était le cas avec Patricia, la crainte a
rapidement laissé place à un sentiment d’aise : « Je suis tombée en amour avec le Togo. Là, ça
m’a fait : « Mon Dieu, mais où est-ce que je suis ? C’est donc bien merveilleux ici? » Pour
moi, ça a été cinq-six mois de bonheur. Pur. Mon stage allait bien, j’avais plein d’amis, avec
[mon copain] c’était le fun ».
93
Ainsi, pour décrire leurs expériences de migration dans un pays du Sud particulier,
Christine, Chantal et plusieurs autres femmes ont utilisé une terminologie associée à l’amour
romantique. On retrouve dans leurs récits un lexique où la « connexion » (intime), le
« bonheur », le « coup de foudre », et l’ « amour », sont autant de termes qui indiquent un
rapport intime avec la localité spécifique. De plus, cet attachement affectif intense avec un
lieu, à priori si « étrange », rappelle qu’il n’est en fait que la continuité logique d’une
familiarité avec une altérité, spécifique ou non, laquelle s’est concrétisée, pour la majorité des
jeunes femmes, par un désir de fusion avec la communauté dans laquelle elles se sont
trouvées. Cette fusion avec la localité s’est manifestée aussi, comme nous le verrons, par un
désir de s’éloigner des cercles de coopérants et d’expatriés et en se créant un chez-soi qui
cadrait avec les normes locales privilégiées par ces femmes.
3.3. Un attachement profond à une localité du Sud
Il n’est pas surprenant de constater que chez les femmes interrogées dans cette étude,
l’expérience d’un long séjour dans une localité du Sud a augmenté leur attachement à cette
localité, et de façon plus générale, à la sous-région (l’Afrique de l’Ouest, l’Amérique latine, le
Maghreb, par exemple). Cet attachement affectif et géographique à un lieu spécifique s’est
manifesté à travers les efforts qu’elles ont employés à se créer un ensemble de routines
quotidiennes, toutes résolument ancrées dans le local : acheter soi-même ses fruits et légumes
au marché du quartier, utiliser les moyens de transport collectifs locaux, entretenir des réseaux
d’amis locaux, se trouver un logement dans un quartier populaire, gagner un salaire « local »,
laver soi-même ses draps et vêtements, manger les mets locaux et enfin, développer une
relation amoureuse et sexuelle avec un homme local. Ces tâches et routines du quotidien ont
permis à ces femmes de se façonner un chez-soi dans la localité du Sud choisie : un endroit où
elles se sentaient bien, où elles étaient intégrées à la communauté grâce à leur participation
aux économies locales.
Le chez-soi, ou « home », a souvent été associée au domaine féminin, relativement
immobile ou local : à la maisonnée, au quotidien, à la famille et à la communauté ; une
perspective souvent critiquée par les géographes féministes (Cresswell & Uteng, 2008;
Morrison et al., 2013; Mountz & Hyndman, 2006; Pessar, 2003; Pessar & Mahler, 2003;
94
Silvey, 2006). Catherine Therrien (2009, 2014) soutien pour sa part que le chez-soi est
intérieur: il résulte des expériences de confort et satisfaction, expériences qui ne sont pas
nécessairement liées à un lieu géographique, mais qui sont apportées avec soi et recréées lors
de migrations, par exemple. L’apport de la géographe Carey-Ann Morrison est aussi pertinent
pour la compréhension de la construction d’un chez-soi pour les femmes de cette étude. Par
exemple, dans son étude du processus de « home-making » chez les couples hétérosexuels en
Nouvelle-Zélande (Morrison, 2012, 2013), les couples créent leur espace du « home » à
travers les routines et objets matériels du quotidien, mais aussi à travers une sexualité
conjugale hétérosexuelle. Nous verrons que cette définition du chez-soi correspond
effectivement au cas de plusieurs participantes qui ont fait un séjour prolongé dans un pays du
Sud. La construction d’un chez-soi est ainsi conceptualisée comme un processus qui prend du
temps et qui implique plusieurs aspects de la vie quotidienne telle que l’établissement de liens
familiaux, un espace physique bien défini qui sert d’ancrage aux routines du quotidien (la
maison) et une capacité à naviguer, confortablement, dans l’univers socio-culturel de la
communauté dans laquelle les femmes se trouvent. De plus, comme le note Morrison, le
rapport sexuel conjugal contribue lui-aussi à crée ces sentiments d’intimité et d’« emplacement » essentiels au chez-soi (2012, p. 11):
« [H]ome is a key site of touch for heterosexual couples, despite the relative
‘freedom’ they have to express love and intimacy in public […] This means that
home, both materially and imaginatively, is deemed to be the ‘natural’ and
‘normal’ place for bodies to touch and feel ».
D’autre part, cette étude éclaire une autre facette de la construction d’un chez-soi dans
un contexte de mobilité. En effet, la description qu’a faite la majorité des femmes de leur
chez-elles laisse entendre qu’elles ont adopté un mode de vie qui reflète le mode de vie
« traditionnel » des gens locaux. Pour reprendre les concepts associés à la théorie de
l’authenticité touristique d’après le sociologue Dean MacCannell (1976), les femmes de
l’étude se sont décrites comme prenant plaisir à naviguer dans une sorte de « backstage » local
(et à en maitriser les rouages), loin des cercles d’expatriés dont elles fuyaient la compagnie.
Notons toutefois que ce « backstage », censé être conforme à un mode de vie local et
normalisé dans le discours des répondantes, était en fait un mode de vie qui prévalait dans les
95
milieux populaires. Il ne reflétait pas nécessairement le mode de vie de tous les habitants de la
région.
Cette association entre authenticité, tradition et classes modestes est intéressante en ce
qu’elle témoigne aussi du désir des femmes interrogées d’apprivoiser un autre type d’altérité,
celle-ci liée à la classe sociale. En effet, ce que les femmes décrivaient, avec fierté, comme
leur vie dans une localité du Sud spécifique, montre bien sûr, leur désir de s’ancrer dans des
réseaux locaux, mais aussi, de s’éloigner des facilités pratiques et technologiques dont
bénéficient les classes sociales plus aisées, telles que l’usage d’une voiture privée, d’une
machine à laver le linge, ou encore des services d’une femme de ménage. Leur imaginaire, qui
avait tendance à associer un mode de vie authentique dans un pays du Sud à une vie modeste
non touchée par les technologies de la modernité, corrobore, certes, tout un champ de la
littérature portant sur la quête d’authenticité en tourisme (Bruner, 2001; Frohlick, 2013;
Gottlieb, 1982; MacCannell, 1976; Theodossopoulos, 2013), mais cette insertion dans un
monde socio-culturel drastiquement différent de leur milieu d’origine au Canada appuie
davantage la thèse de l’« habitus d’ailleurs » proposée par Catherine Therrien (2014). En effet,
cet habitus a créé, chez les jeunes femmes en question, un désir de connaître l’altérité et de
l’intégrer à leur quotidien, à leur « chez-soi », à leur identité. Seulement, cet « habitus
d’ailleurs » n’a pas seulement affecté la trajectoire de mobilité internationale des femmes,
mais aussi leur trajectoire de mobilité sociale. Ces femmes souhaitent être en mesure de
naviguer entre les classes et les milieux sociaux de la même manière qu’elles naviguaient entre
les frontières nationales et les « cultures », mais elles n’y sont pas toujours arrivées.
Cette quête de désembourgeoisement, qui est passé par un ancrage dans un pays du
Sud, s’est aussi souvent reflétée dans le choix de leur partenaire conjugal. En effet, la majorité
des femmes ont établi une relation intime à long terme avec un homme local, souvent plus
jeune qu’elles, peu scolarisé et non-établi professionnellement, comme nous le verrons dans la
prochaine section.
96
3.3.1. La construction d’un « chez-soi » dans une localité du Sud
Nous avons vu que, pour les femmes de l’étude, l’ancrage affectif et géographique
dans une localité du Sud passait tout d’abord par la construction d’un chez-soi. Ce processus
commençait généralement par le choix d’un logement et l’aménagement de leur espace de vie
à l’aide de meubles et de décoration. Par exemple, lorsque Patricia est retournée en Afrique de
l’Ouest, après son premier stage de six mois, dans le but de rejoindre son amoureux et de s’y
installer (elle y est finalement restée quatre ans), elle a exprimé sa fierté à avoir façonné ellemême ce chez-soi à l’aide de matériaux à saveur « traditionnelle » :
« Nous, on est parti : on a pris des petits sofas en bambou ; on essayait de faire des
coussin ; un de nos amis les a teint en « tie-dye » ; on a fait faire des rideaux à
notre goût. On a fait notre «home», notre maison. On avait notre jardin ; c’était
bien important pour nous. On avait des chiens. On s’est installé là. Pour moi,
j’avais un contrat permanent là, c’était pour très longtemps que j’étais là. »
Patricia a employé elle-même le terme en anglais « home ». L’allusion à son jardin,
« bien important » pour eux, fait référence au développement d’un attachement réciproque
entre elle et le territoire. C’est aussi, de façon plus pragmatique, la manière la plus sure de
manger local, un autre aspect qui montre le désir d’intégration de l’altérité dans le quotidien de
ces femmes.
L’ancrage s’est aussi fait grâce à la création de liens affectifs avec des personnes
locales et même avec des animaux, ce qui témoigne de l’intention du long terme. Ainsi,
Patricia et plusieurs autres femmes ont fait l’acquisition d’animaux domestiques. L’insertion
dans une famille locale, que ce soit celle de leur conjoint ou une autre en lien avec le quartier
ou leurs réseaux socio-professionnels, a aussi contribué à développer un rapport intime avec ce
que Patricia avait qualifié d’altérité « ultime ». Par exemple, plusieurs femmes ont créé des
liens avec des personnes locales—elles ont « adopté » des enfants en payant leurs frais
scolaire ou en les hébergeant; elles ont développé des amitiés avec d’autres femmes locales
qui sont devenues des « sœurs ». Ces liens perdurent souvent après l’immigration de retour au
Canada et sont maintenus grâce à des transferts d’argent occasionnels ou réguliers, des appels
ou d’autres types de correspondance. Le développement de liens affectifs est important pour
faciliter l’ancrage des femmes dans un espace à la fois socio-culturel et géographique du Sud.
97
De plus, le sentiment d’être « à sa place » ou « en place », que viennent à éprouver les
femmes en question, tient aussi à la capacité qu’elles ont développée de mobiliser les
ressources locales. C’est ce qu’a fait Sophie, une femme qui a vécu au Ghana pendant cinq
ans, pour trouver une école secondaire dans le Sud du pays à l’un de « ses » garçons et un
placement en tant qu’apprenti pour son autre garçon. Pour Christine, qui a accouché deux fois
au Guatemala, le soutien de sa belle-famille a été inestimable, tant lors du moment clé qu’est
l’accouchement, que pour l’éducation de ses enfants. Ainsi, établir une relation intime avec un
homme local a contribué de façon significative au processus d’intégration de l’altérité dans les
sphères intimes du chez-soi des femmes, en les insérant dans une famille locale et en ouvrant
des liens privilégiés avec la communauté. Cependant, même si entrer en couple a constitué un
point tournant dans la consolidation de l’ « habitus d’ailleurs » de ces femmes, la plupart ont
tenu à affirmer leur autonomie face à leur partenaire. En effet, plusieurs m’ont indiqué qu’elles
étaient déjà à l’aise dans leur société d’accueil avant de rencontrer leur partenaire et qu’elles
n’avaient nullement besoin de l’aide de ce dernier pour effectuer leurs tâches quotidiennes.
Démontrer une certaine maitrise des codes de conduite locaux était effectivement une
source de fierté pour ces femmes et, pour plusieurs, pour être pleinement réalisé, le sentiment
d’appartenance à une communauté du Sud devait s’acquérir sans l’appui d’un homme. Par
exemple, Ève est allée en Ouganda pour la première fois à 18 ans, dans le but de visiter une
copine américaine qui y faisait ses études à l’université. Finalement, elle y est restée environ
cinq ans au total. Ève a bien exprimé que sa capacité à naviguer seule en Ouganda n’était pas
liée à son partenaire conjugal :
« Ce que j’ai aimé de mon expérience là-bas, c’est que j’ai toujours eu une vie très
indépendante de lui quand j’étais là-bas. Je n’étais pas dépendante de lui. Il ne
s’occupait pas de moi. On n’avait pas d’auto, je prenais le transport en commun,
j’allais travailler, je ne faisais pas d’argent. Je me battais pour me faire payer
comme tout le monde d’autre dans le pays. Tout ça. J’ai vraiment appris à me
débrouiller quand j’étais là-bas. Alors c’était bien, mais c’était quand même
difficile quand il est parti pendant trois mois. Mais j’avais des bons amis. Je
mangeais la bouffe locale aussi, surtout quand je n’avais pas d’argent. »
98
Un sentiment similaire émerge du discours de Christine, pour qui la relation intime
était secondaire à son amour du pays : « Cela a été dur pour la relation parce qu’il ne
comprenait pas ce genre d’obligation là, puis moi, ça n’a jamais été la relation, la raison
pourquoi j’étais au Guatemala, c’était mon amour pour le Guatemala. Ce n’était pas pour la
relation. » Cependant, Christine a avoué qu’elle a commencé une relation intime avec son
partenaire guatémaltèque dans le but de se familiariser avec un environnement qui lui faisait
peur, comme nous le verrons dans la prochaine section.
Enfin, dans certains cas, le lien développé avec un pays ou une localité est devenu si
fort que ces femmes se sont appropriées, par le langage, cet espace à la fois géographique et
socioculturel. Par exemple, lors de son entretien, qui a eu lieu à Montréal, Christine pleurait
constamment :
« K : Est-ce que je peux te demander qu’est-ce qui t’émeut autant?
C : Du Guatemala?
K : Oui, là, maintenant…
C : Je m’ennuie [émotion dans la voix]
K : Ah, c’est ça, tu t’ennuies de ton mari?
C : Je m’ennuie de mon pays, du pays…De mon pays, tu vois! Je suis en choc
culturel encore. Ça faisait huit ans que j’étais là-bas et ça va faire six mois que je
suis revenue…Comme je te dis, ce n’est vraiment pas juste mon conjoint là-bas,
c’est vraiment le pays, les gens. C’est la culture [pleurs]. Puis c’est ça, je suis triste
d’être ici, puis de me dire que je pourrais tellement faire quelque chose là-bas.
C’est ça. »
Comme le montre cet extrait, l’attachement à un espace géographique et culturel qui,
au départ, semblait si distant, peut se développer, devenir familier et se greffer à l’identité de
l’individu. C’est d’ailleurs quand les femmes ont quitté cet espace, pour diverses raisons,
qu’elles se sont rendues compte de l’ampleur de leur attachement : ce lieu, plus que
géographique, bien qu’il soit souvent décrit en des termes nationaux, était devenu un chez-soi,
un point d’ancrage affectif, un référent identitaire. L’exemple d’Ève illustre bien ce point.
Après avoir habité un an en Ouganda avec son conjoint, elle a décidé d’aller faire une maitrise
à Cape Town, en Afrique du Sud, parce que l’université y offrait un bon programme
d’anthropologie. C’est en voyageant en terrain inconnu que l’intimité de son rapport à
l’Ouganda lui est apparue clairement : « Entre les semestres, je pense qu’il y avait comme un
99
mois et demi ou deux mois de vacances. C’était les vacances de Noël. Alors je suis retournée
en Ouganda, comme c’était chez moi, en Ouganda…»
3.4. Entrer en relation intime avec un homme local : la suite
logique de la trajectoire d’ « intimisation » de l’altérité
« Une majorité impressionnante de filles entrent en relation avec des hommes
locaux, même si ça ne s’est pas concrétisé en immigration avec tout le monde »
(Conseillère en coopération internationale ayant travaillé 25 ans dans les bureaux
du Mali et du Canada dans le cadre d’un programme de certificat en coopération
internationale).
Si certaines femmes mettent en avant la primauté de leur attachement pour le pays ou à
la région dans laquelle elles se sont établies, souvent, c’est le développement d’une relation
intime avec un homme local qui a eu l’effet de déclencher ou d’amplifier l’attachement au
lieu. Les deux types d’attachement amoureux, vécus de façon tout aussi intime l’un que
l’autre, sont souvent entremêlés et complémentaires dans les récits des femmes. Notons tout
d’abord que les relations intimes avec un homme local arrivaient en général relativement
rapidement après la migration des femmes vers une localité du Sud. Ensuite, en optant pour
une perspective qui positionne le corps comme l’échelle d’analyse la plus fine de l’espace
économique et politique, comme l’échelle qui joint l’intime et le global, il devient plus facile
de comprendre le désir, éprouvé par les femmes canadiennes, d’entrer en conjugalité avec un
homme local. Les géographes féministes Alison Mountz and Jennifer Hyndman (2006, p. 457)
ont noté ce rapport particulier entre le corps et le global: « In many ways, the laboring body
functions as the most intimate site in which we experience the global ». En effet, le corps des
femmes, à travers leur sexualité, devient le dernier bastion de l’intimité, l’espace le plus sacré
et le plus vulnérable du chez-soi, après la maisonnée et la communauté. C’est en établissant
une relation intime avec un homme local que certaines femmes ont tenté d’intégrer l’altérité
du Sud à leur identité.
3.4.1. Quand l’amoureux devient un pont vers la culture locale
Être en couple avec un homme local a eu l’avantage de simplifier le quotidien des
femmes canadiennes, lesquelles ont ainsi bénéficié de l’aide de leur conjoint pour les petites
100
tâches ordinaires telles que négocier le prix des légumes au marché, commander le repas dans
un restaurant de quartier ou laver la lessive à la main. Aussi, grâce à leur statut de femme
mariée à un homme local, l’accès à certains lieux, événements et personnes, que les
participantes auraient difficilement connus autrement, s’est trouvé facilité, comme le concédait
Patricia : « J’ai eu des portes privilégiées sur l’Afrique en étant avec ce gars là parce qu’il
s’intéressait aux autres. On allait dans des petits coins où je ne serais jamais rentrée ».
Or, être en couple avec un homme local représentait souvent plus qu’un simple soutien
au quotidien pour les femmes en question. L’intimité avec cet homme s’est avérée, pour
certaines femmes, être le véritable propulseur de leur intégration à la communauté, comme
l’expliquait Christine :
« Après, je suis retournée pour mon stage au Guatemala. C’est là que j’ai
rencontré mon conjoint! Puis ça a vraiment été parce que…Je ne cherchais pas du
tout, j’avais même un chum ici. Ça a été pour mon intégration en fait, ça a été pour
aider mon intégration dans la ville de Guatemala parce que, je considérais que
j’étais quand même bien intégrée au niveau des campagnes, des populations
autochtones. On avait beaucoup voyagé, tout ça, mais j’étais basée à la capitale
puis ça, ça me faisait vraiment peur. Donc je ne sortais pas. Je ne faisais rien
quand j’étais à la capitale. Je ne faisais rien parce que…c’est une paranoïa de te
dire que tu ne peux rien faire toute seule, une femme toute seule, quand tu ne
connais personne, tu ne connais rien. Puis c’est ça, je l’ai rencontré dans un party
où on était allé, une gang d’accompagnateurs là-bas. Il m’a donné son numéro. Il
dit : ‘En tout cas, si ça te tente qu’on sorte pour que je te fasse connaitre un peu la
ville…’ Ça m’a prit vraiment du temps avant de l’appeler parce que je me disais,
c’est sûr qu’il veut plus que ça. Moi j’avais mon chum dans ce temps-là. Mais
finalement, ça faisait quasiment deux mois que j’étais là, je ne sortais pas, je ne
faisais rien parce que j’étais bloquée par la paranoïa. La peur de la ville. Alors là,
je me suis décidée à l’appeler : ‘on peut aller prendre une bière, quelque chose,
juste pour jaser, puis pour que tu me parles un peu de la ville puis tout ça’. Puis
finalement, cela a déboulé, puis c’est devenu une relation. »
L’histoire de Christine est intéressante parce que cette dernière était très consciente du
rôle qu’a joué son conjoint dans son intégration à un milieu qui lui faisait peur. Similairement,
dans une étude portant sur le rôle des jeunes hommes locaux issus de milieux populaires dans
l’accès des touristes à une certaine culture locale « authentique », Naomi Brown (1992) a
qualifié ces hommes de « culture brokers », de facilitateurs de culture. C’est aussi ce rôle que
prennent souvent les joueurs de djembés ouest-africains étudiés par Gaudette (2012). En effet,
101
l’auteur a observé que les hommes locaux qui sont devenus les conjoints des femmes
canadiennes ont aussi joué ce rôle de facilitateur. Tout comme chez plusieurs couples de notre
étude, ces hommes circulaient déjà dans les cercles de coopérants internationaux et ils avaient
déjà fréquenté des femmes blanches. La plupart étaient aussi familiers avec le milieu artistique
local, ce qui a pu être un avantage pour gagner l’intérêt des jeunes femmes, mais aussi, pour
les initier aux traditions locales. Dans notre étude, la majorité des conjoints des femmes
canadiennes n’avaient pas de travail fixe. Ils étaient donc disponibles pour leurs amies
« blanches ». Cette disponibilité leur a permis de servir à la fois de guide touristique et de
porte d’entrée dans la vie quotidienne des classes populaires.
Selon Christine Salomon (2009), une anthropologue qui a étudié les relations intimes
entre femmes européennes et hommes sénégalais,
« l’Afrique véritable » est, au final,
« incarnée par les dragueurs eux-mêmes » (p. 166). C’est en ce sens que la localité du Sud et
l’amoureux originaire de ce lieu, en sont souvent venus à être amalgamés et ont mutuellement
renforcé le sentiment d’attachement et d’appartenance qu’éprouvent les jeunes femmes
canadiennes en question. L’histoire de Johanne au Mali illustre de manière exemplaire
comment le fait de tomber amoureuse d’un homme local peut devenir le catalyseur de
l’intégration locale. En effet, bien qu’elle s’était préparée à trouver les conditions de vie
rudimentaires, Johanne a été estomaquée par le bouillonnement de la vie urbaine à Bamako,
surtout par l’attention « excessive » que les gens lui portaient, à tout moment, du fait de la
blancheur de sa peau. Tout comme Christine dans la ville de Guatemala, Johanne vivait dans
la peur de sortir de la maison qu’elle partageait avec d’autres femmes coopérantes: « J’avais
peur. C’était la peur de ma vie. Je n’avais pas imaginé avoir un tel choc. C’était une vague, un
raz-de-marée. C’était physique, une espèce de répulsion. Je ne comprenais pas les gens. Tu
sens les regards dès que tu sors. » Johanne sortait peu et a même refusé de se rendre à son lieu
de placement, situé en province. C’est sa rencontre avec un homme local qui a facilité la
transition entre l’état de choc et d’isolation du début de son séjour et son ouverture
subséquente vers la culture locale :
« Ça ne pouvait pas m’arriver, mais il y avait quelque chose qui se créait, comme
si on se voyait en ami et on s’apprivoisait. Mais c’est ça, j’apprivoisais la culture à
travers lui. Je lui posais des questions du genre : Qu’est-ce que pensent les
Africains de tel truc ? Mais petit à petit, on est passé moins à des généralités et
102
j’essayais de comprendre ce qui m’était complètement inaccessible et terrorisant.
Et à travers lui, j’apprenais. Il y avait comme une amitié et avec le sexe,
forcément, les femmes sont comme ça…Donc quand tu tombes amoureuse d’un
homme, de quelqu’un, tu… Bref, j’étais en train de tomber amoureuse de lui. La
relation a commencé à se développer comme ça. Alors autant mon histoire c’était
l’anti-adaptation, autant tout d’un coup, la relation amoureuse, c’est vraiment ça
qui a précipité mon adaptation, m’a fait faire des choses que je n’aurais jamais
faites. Sur le plan professionnel, il y avait des choses qui se passaient. J’arrivais à
oser, à réaliser des choses que je trouvais vraiment intéressantes. Ça m’a comme
propulsée ! Je me suis mise à faire des choses complètement folles, que je n’aurais
jamais pensé pouvoir faire ! »
L’exemple de Johanne représente un cas extrême du rôle du corps et des émotions dans
l’intégration de l’altérité dans la sphère intime. Toutes les femmes n’étaient pas aussi
réflexives que Johanne dans leur questionnement sur leur relation intime et leur rapport à
l’altérité, mais son récit illustre tout de même bien comment ces « désirs d’ailleurs » peuvent
prendre forme et s’actualiser sur le terrain. L’objectif ultime du parcours de Johanne semble
avoir été la fusion avec cette altérité qui lui faisait peur ; et elle y est parvenue, en partie, à
travers la passion amoureuse qu’elle a entretenue avec un homme local :
« Il y avait une intimité sexuelle, mais c’était une passion. Et tu penses que, parce
que tu vis une passion et une intimité sexuelle très forte, tu penses que tu
télécharges la culture de l’autre ! Et que tu télécharges tout [elle se met à pleurer] :
tout son vécu, les émotions, les ressentis ».
Pour Johanne, cette intimité physique a généré beaucoup d’émotions fortes et si,
rétrospectivement, elle doutait d’avoir réellement réussi à fusionner avec la culture locale,
Johanne a tout de même construit un « home » dans ce lieu qui faisait l’objet d’un tabou
familial ; elle a intégré une partie de cette altérité « extrême » dans son identité. Sept ans après
son retour au Canada, alors que nous discutions dans son salon montréalais parsemé de
référents de l’Afrique de l’Ouest, elle disait souhaiter plus que tout retourner vivre dans cette
région du monde avec son fils qui est né de sa relation, maintenant terminée, avec son
amoureux malien, dans le but de lui transmettre cette part de son identité.
103
3.5. Le désir de désembourgeoisement, cette autre facette de la
quête d’altérité
Nous avons vu que les femmes qui ont fait un séjour prolongé dans une localité du Sud
associaient souvent un mode de vie local traditionnel avec le mode de vie dans les milieux
défavorisés. On peut attribuer cet amalgame à un certain imaginaire global véhiculé par les
médias, lesquels représentent souvent les pays du Sud comme des endroits coupés des
technologies modernes et comme des espaces géographiques et culturels plus proches de la
nature que le sont les pays industrialisés (Frohlick & Johnston, 2011). Toujours est-il que la
majorité des femmes, dans leur effort de construction d’un chez-soi dans un pays du Sud, ont
intégré ces référents à leur mode de vie, et les ont utilisés pour démontrer le succès de leur
intégration dans la communauté locale. Bien qu’elles se plaignaient parfois de la difficulté des
conditions de vie locales, elles ont persisté, avec fierté, dans leur familiarisation avec cette
autre altérité, celle provenant d’un milieu social radicalement différent pour ces jeunes
femmes issues de classes sociales aisées. Stéphanie, qui est tombée amoureuse d’un homme
local lors d’un stage de deux mois au Bénin, et qui y a finalement habité pendant environ deux
ans, a bien décrit l’amalgame qui s’est fait entre pays du Sud et pauvreté, ainsi que la nécessité
de faire l’expérience, dans le corps, de cette pauvreté. Cette expérience vécue s’apparente à
une épreuve identitaire, un rite de passage pour la jeune femme:
« S : [Là où j’habitait,] il y avait une cour commune alors là je faisais ma lessive,
je prenais ma douche dans le coin, devant toutes les autres femmes qui étaient là et
qui me regardaient.
K : Des toilettes communes ?
S : Avec plein de verres blancs.
K : Qui sortaient du trou ? Pas juste des coquerelles ?
S : Il y avait tout. Dégueulasse. C’était fait avec des morceaux de tôle et des
feuilles de palmier pour cacher plus ou moins et il y avait un trou et dans la
journée, je voyais tous les verres blancs et je me disais : « tu as voulu venir en
Afrique, alors voilà ! »
Se familiariser avec un autre milieu social a semblé plus difficile, pour plusieurs
femmes, que d’apprivoiser la culture locale, quoique cette expérience possède plus de valeur à
leurs yeux. Plusieurs femmes entretenaient un rapport similaire à la maladie, lorsque
contractée sur place. Comme si la maladie, souvent causée par l’expérience de conditions de
104
vie difficiles, mais considérées comme authentiques, venait renforcer leur intégration à la
communauté locale. Le récit d’Anne, qui a habité près de quatre ans au Burkina Faso illustre
bien ce point:
« On habitait dans un trou. Isolés. Il y avait un trou pour vingt-cinq personnes pour
les toilettes. On n’avait pas d’auto pour se déplacer. Moi j’étais malade. Pour aller
au dispensaire, il a fallu emprunter la moto de la voisine à un moment donné parce
que je n’étais pas capable de marcher jusqu’au coin de la rue pour prendre un taxi.
L’enfer…Finalement, je ne suis pas restée six mois, je suis restée deux ans. »
Ce qui est intéressant dans le récit que fait Anne de sa maladie, c’est la finale, qui vient
contredire ce qui était décrit comme un cas problématique, voire même une catastrophe. En
effet, le récit d’Anne met en lumière la construction du soi comme d’un héros qui n’a pas été
vaincu par la maladie indigène, cette partie destructrice de l’altérité convoitée. L’expérience
vécue de la maladie, dans ce cas, renforce davantage l’intimité avec l’altérité, comme si elle
constituait une épreuve vaincue, un rite de passage dont le succès en garantit l’appartenance.
D’ailleurs, plusieurs femmes interrogées ont mentionné leur familiarité avec les maladies
tropicales et en ont diminué, dans leurs récits, la virulence. Sophie, par exemple, parlait des
nombreuses fois où elle avait contracté le paludisme, comme si cette maladie était comparable
et même moins incommodante qu’un « simple rhume » au Canada. Cette rhétorique discursive
autour de la maladie dans un pays du Sud sert, elle-aussi, à accentuer le sentiment
d’appartenance à la communauté locale. La maladie est, tout comme l’amour romantique,
vécue dans le corps et témoigne aussi d’une certaine reconnaissance physique que leur porte
l’environnement local.
Pour d’autres femmes, dont Patricia et Chantal, adopter un mode de vie rudimentaire
faisait partie d’un ensemble de valeurs—Patricia se disait « hippie »—qu’elles avaient déjà
intégré dans leurs voyages précédents. Pour ces femmes, l’expérience du quotidien a alors pris
la forme d’un véritable désembourgeoisement vécu dans le corps, comme le montre cet extrait
de l’entretien avec Patricia :
« Donc un soir, à 7h00, on marchait. On n’avait pas assez d’argent pour prendre le
taxi. Le quartier où l’ONG m’a placé, c’était très riche, très, très riche. La plupart
105
des gens avaient des voitures. Moi, j’étais un extraterrestre de prendre un tro-tro59
pour me rendre à mon travail ».
Le récit d’Ève montre lui-aussi ce désir d’autonomie face à une modernité
industrialisée. Elle y comparait d’ailleurs son mode de vie, quand elle habitait en Ouganda
avec son conjoint, avec celui qu’elle mène, depuis qu’ils sont réunis au Canada :
« È : On faisait tout notre lavage à la main.
K : Vous n’aviez personne qui vous aidait?
È : Ça dépendait de si on avait de l’argent ou non.
K : Au Ghana, ça ne coûte vraiment rien.
È : Non, ça ne coûtait pas cher...
K : Quand les deux travaillent, tu ne peux pas laver les serviettes, les draps, les
machins...
È : Oui, bien, c’est nous qui faisions ça. On n’a pas eu beaucoup d’aide. On faisait
tout à la main. On aimait ça faire les choses. Pis comme on n’a jamais eu beaucoup
d’argent, on se disait qu’on était capable de le faire nous mêmes, alors pourquoi
pas! Je pense que ça nous a beaucoup aidé dans nos vies d’avoir cette attitude-là.
Parce que maintenant, les problèmes qu’on peut avoir ici ne sont rien comparés
aux problèmes qu’on a eus déjà dans notre relation là-bas. Comme ici, faire du
lavage, c’est tellement rien. Tu ne peux pas te plaindre d’avoir à faire du lavage.
On ne se plaint pas pour grand-chose. »
Cet extrait d’entretien indique que, pour Ève, ainsi que pour plusieurs autres femmes,
faire l’expérience, dans le corps, d’un mode de vie préindustriel, devient un atout, une
ressource affective supplémentaire dans laquelle elles peuvent puiser pour trouver le courage
d’aller de l’avant une fois de retour au Canada. Cette expérience devient aussi la fondation
d’une appartenance à la localité. Cependant, pour certaines femmes, cette même quête d’un
mode de vie rudimentaire associé à leur imaginaire des pays du Sud a contribué à ce qu’elles
persistent parfois dans une relation amoureuse qui ne fonctionnait pas, justement à cause du
sentiment de culpabilité qu’elles éprouvaient face aux inégalités sociales qui les séparent de
leur conjoint.
59
Le tro-tro est le terme utilisé au Ghana pour désigner les petits bus qui servent dans les réseaux de transport
local.
106
3.5.1. Le milieu social d’origine du conjoint : le comble de l’altérité ?
Seulement trois des douze femmes ayant rencontré leur conjoint alors qu’elles
effectuaient un séjour de longue durée dans un pays du Sud ont rencontré des hommes issus de
milieux sociaux relativement aisés. La majorité a développé des relations intimes avec des
hommes plus jeunes qu’elles de quelques années (jusqu’à cinq ans), peu scolarisés,
généralement sans revenu fixe ou avec un emploi précaire : un agencement qui semble
hétérogène. Toutefois, le fossé qui les séparait des jeunes hommes qu’elles fréquentaient
pouvait ne pas paraître si large à première vue. En effet, la plupart des répondantes étaient des
femmes jeunes elles aussi, qui n’avaient souvent pas encore terminé leurs études ou qui
souhaitent les poursuivre et qui n’étaient pas établies professionnellement. Comme leurs
amoureux « locaux », leur statut professionnel et financier était précaire, ce qui a certainement
contribué à leur rapprochement affectif avec ces jeunes hommes issus de milieux sociaux
populaires. Or, l’un des écarts les plus prononcés se retrouvent au niveau de la scolarisation.
En effet, plusieurs conjoints des femmes canadiennes n’avaient qu’une formation de niveau
primaire. Plusieurs savaient à peine lire. Autant cette altérité de milieu social a été décrite
comme attirante par les femmes canadiennes, autant ces dernières ont reconnu que cet écart a
été l’un des aspects les plus problématiques de leur relation, une fois la lune de miel étiolée.
Par exemple, Chantale mentionnait qu’elle ne se serait jamais mise en couple avec son ancien
conjoint malien si elle l’avait rencontré à Montréal, où son déficit de scolarisation aurait été
plus stigmatisant dans la société. Rétrospectivement, elle soutient que sa relation amoureuse
n’a pas fonctionné à cause des écarts sociaux qui la séparaient de son amoureux :
« Tu veux tellement que ça marche, de pouvoir dire : ‘Non, les différences, on est
capable de passer par dessus !’ Oui, c’est dur la différence, mais il faut juste
essayer de changer notre façon de voir les choses, il faut se parler. En fait, au
niveau du quotidien, c’est un gars qui fait la cuisine, il faisait le ménage. Il
repassait mes sous-vêtements et il les pliait ! Le problème n’était pas au niveau
culturel [...]. Je pense que ça m’a pris du temps avant de me l’avouer, mais c’est la
différence académique. Je m’en voulais tellement. Parce que moi, j’insistais pour
qu’il prenne des cours. Il n’avait pas choisi son parcours. Il n’avait pas choisi
d’aller à l’école coranique. Alors je ne voulais pas insister là-dessus mais, en
même temps, ça me dérangeait […] La différence m’attirait, mais parfois, dans le
quotidien de la vie amoureuse, ça me pesait. J’avais toujours l’impression qu’il ne
comprenait absolument rien à ce que je vivais. »
107
Comme le montre le récit de Chantale, bien que les différences de classe aient souvent
été à l’origine de tensions chez les couples, pour les jeunes femmes rencontrées, l’origine
modeste du conjoint a aussi contribué à lui créer une aura d’authenticité culturelle et
émotionnelle exotique et attrayante. Par exemple, pour Anne, les visites chez la famille de son
conjoint—où plusieurs personnes habitaient dans des cases dans une cour commune—ont été
significatives dans la consolidation du sentiment de confiance envers son amoureux. Ainsi, les
femmes interrogées associaient souvent la façon de vivre des classes populaires à une certaine
intégrité de la « tradition africaine », laquelle était posée en opposition avec la modernité
relativement aliénée (MacCannell, 1976) du quotidien urbain au Canada et même du quotidien
urbain de la bourgeoisie africaine. Comme l’expliquait Stéphanie :
« Mais je pense que je rêvais beaucoup que ça marche. Je trouvais ça très exotique
d’être avec lui. Être avec quelqu’un qui, déjà, était beaucoup plus beau que mon
ex. Le fait qu’il soit d’une culture, mais surtout d’une classe sociale différente, moi
qui avais vécu dans une famille assez aisée. J’étais un peu embourgeoisée et ça
m’avait fatiguée, alors j’avais le goût d’être avec quelqu’un qui n’était pas de ce
milieu là, mais là, j’étais partie dans l’autre extrême…C’est ce que je me suis
rendue compte après : que je voulais un peu m’éloigner de ma famille, que je
trouvais trop bourgeoise, et être avec quelqu’un qui n’a absolument rien…[Mon
ami québécois qui me visitait] m’a dit : ‘Tu sors avec un dude de Laval version
togolaise!’ Après coup, il avait vraiment raison, mais sur le coup, je disais : ‘Non,
ce n’est pas vrai’. Je le défendais. Dans le fond, il est superficiel, mais je ne veux
pas le dire parce que je suis trop prise dans l’exotisme que c’est un Africain et il ne
peut pas être superficiel ».
Par cet extrait, Stéphanie a bien illustré la puissance des imaginaires et des stéréotypes
sur certains pays du Sud qui circulent globalement. Ici, l’« Afrique » et les « Africains »
étaient associés à un mode de vie plus « authentique » ou « moins superficiel », que celui qui
prévaut dans les sociétés occidentales, un mythe qu’essaie de déconstruire Dany Laferrière
dans son roman Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer.
L’exemple suivant, tiré lui-aussi du récit de Stéphanie, illustre le mélange d’attirance et
de répulsion lié à la classe sociale de son amoureux, ainsi que les sentiments de honte (d’être
en couple avec un homme beaucoup moins instruit) et de culpabilité (liée au fait que cette
différence de statut social l’affectait) qui ont émergé de cet écart entre leurs milieux sociaux.
108
La scolarisation ou plutôt, le manque ou l’absence d’éducation scolaire de son conjoint, joue
un rôle important ici en ce qu’elle devient l’un des marqueurs les plus visibles de cet écart :
« S : Je n’avais jamais envisagé…Je vais faire un doctorat et je suis avec
quelqu’un qui ne sait pas lire ! Plus ça allait et plus je me disais : ‘mais voyons
donc, ça ne marche pas du tout !’ On ne peut pas partager des livres, rien du tout !
La différence de scolarité comptait beaucoup là-dedans. Il n’avait pas développé
d’esprit critique.
K: Ça, tu le sentais moins au Bénin ?
S : Je le sentais, mais je me disais que je le jugeais. Je me jugeais moi même de le
juger en me disant : ‘Tu es snob. Ce n’est pas grave. Tu vas lui apprendre à lire’.
Je me souviens, j’avais pris Le Petit Prince et je lui avais dit : ‘On va lire’. Il
devinait les mots : ‘é é é étoile’. Et je me souviens, les larmes m’étaient montées
aux yeux…J’avais plein de rêves. Il va lire les livres que je vais écrire. Mais à un
moment donné, je me suis rendue compte que ça ne l’intéresse pas. Il veut juste
sortir, boire de la bière et s’amuser. J’ai vu qui il était. Il la le droit d’être comme
ça, mais ce n’est pas moi. »
La quête d’une l’altérité « ultime » au sein de l’intimité et le poids et l’envergure de
leurs représentations de l’Afrique et des Africains, sont deux raisons qui ont poussé ces
femmes à entrer en relation avec des hommes d’un autre milieu, moins favorisé, que le leur.
Cependant, l’idée de sauvetage d’un Autre défavorisé était elle aussi présente chez quelques
femmes qui ont fait de la coopération internationale. Par exemple, Patricia a avoué : « Ma
corde Jeanne d’Arc, salvatrice, trop sensible, il m’a accrochée avec ça ». Cynthia, elle aussi
une ancienne coopérante au Ghana disait, alors qu’elle terminait son contrat de deux ans et
qu’elle s’apprêtait à retourner au Canada avec son conjoint ghanéen, que le mariage avec un
homme local et le parrainage de son immigration au Canada étaient, en quelque sorte, le
paroxysme de la coopération internationale. Enfin, Stéphanie a elle aussi poursuivi le
parrainage de son mari béninois, même si leur relation s’était terminée, dans le but de
« l’aider à avoir une vie meilleure60 ».
60
La demande de réunification conjugale a été refusée une première fois par les autorités canadiennes parce que
l’agent d’immigration en charge du dossier n’a pas cru en la véracité de leur histoire. Stéphanie a poursuivi le
processus en cours d’appel, où elle a gagné. Son conjoint est arrivé peu après, mais la relation s’est soldée par
une rupture au Canada.
109
3.6. Opter pour un retour-migration au Canada
Pourquoi ces femmes, lesquelles ont su intégrer une altérité du Sud dans les sphères les
plus intimes de leur vie, au point où leur identité est souvent composée des référents socioculturels de cette région qu’elles ont aimée, sont-elles retournées fonder leur foyer conjugal au
Canada ? Les raisons d’un déménagement ou un « retour » au Canada sont multiples, mais
toutes sont très pragmatiques. Le lien affectif à la région du Sud n’est pas en cause. Au
contraire, ce dernier a perduré même une fois au Canada, à travers la formation de réseaux
d’amis originaires du même pays ou de la même sous-région, la fréquentation d’évènements
culturels, des voyages de « retour » périodiques au pays, etc. Les femmes ont décidé de se réétablir au Canada pour des raisons telles que la maladie et la perspective d’avoir accès à de
meilleurs soins au Canada, l’atteinte d’un certain plateau au niveau du travail ou le manque
d’opportunités d’emploi valorisantes à long terme ou encore la reprise des études aux cycles
supérieurs. Les enfants sont aussi l’une des raisons principales pour lesquelles les femmes
souhaitaient établir leur foyer conjugal au Canada. Par exemple, Johanne voulait avoir des
enfants, mais de vivre une grossesse et un accouchement au Mali l’inquiétait. Sophie, elle,
devait accoucher au Ghana, mais elle a décidé, à la dernière minute, de changer ses plans pour
faciliter l’acquisition de la citoyenneté canadienne à son enfant et à cause des pressions de son
mari, qui croyait que les installations médicales étaient plus sécuritaires au Canada.
L’éducation future des enfants s’est aussi révélée être un facteur important dans le choix de
fonder la famille au Canada.
Conclusion
Dans ce chapitre, il a été question d’explorer le rapport qu’entretiennent certaines
femmes de cette étude, celles qui ont fait un séjour de longue durée dans une localité du Sud,
avec cette localité spécifique. Nous avons vu que ce désir de s’ancrer dans une localité du Sud
relève de la suite d’un parcours de vie où une certaine familiarité avec un ailleurs « ultime » a
été développée dans la jeunesse et est devenue un « désir d’ailleurs » axé vers les Suds. Pour
ces femmes, il s’est ensuivi une véritable quête de cette altérité dans les sphères de leur
intimité, dans un désir de maitriser, en quelque sorte, cette « altérité intime ».
110
C’est à travers la construction d’un chez-soi dans cette localité que ces femmes ont
réussit, à différents niveaux, à devenir intime avec cet espace à la fois géographique et socioculturel61. L’adoption d’un mode de vie local et la contribution aux économies locales par le
biais d’activités du quotidien ont contribué à créer ce sentiment d’appartenance à la
communauté. Cependant, bien que plusieurs femmes aient dit être en mesure de naviguer au
sein de ce nouveau chez-soi de façon autonome, le développement d’une relation intime avec
un homme local a aussi fortement contribué à solidifier les liens affectifs existants entre elles
et la localité du Sud. Comme l’expliquait Morrison (2012, 2013), les relations conjugales avec
un homme concourent, grâce à la façon dont elles ancrent le quotidien dans le corps, à la
construction d’un « home ». D’ailleurs, pour plusieurs femmes, c’est cette relation intime qui a
propulsé leur intégration sociale. Comme le notait Valerio Simoni (2015, p. 26), un
anthropologue travaillant sur les intimités entre touristes et locaux à Cuba, « while intimacies
can signal and mediate certain forms of belonging, people’s assumptions and desires of
belonging can also, in turn, affect the way intimacies are experienced and perceived ».
Il est effectivement difficile de démêler les rapports affectifs que ces femmes
entretiennent avec la localité et avec leur conjoint. En effet, les deux types de liens se
complètent et contribuent au développement d’un sentiment d’appartenance chez ces femmes.
Nous pouvons parler d’amours entrelacées avec un homme et une localité et même un pays,
car l’attachement de ces femmes s’étend souvent à la région. Notons cependant que si l’altérité
est d’abord conçue de façon géographique et socio-culturelle, l’altérité de classe ou de milieu
social est tout aussi importante dans le cheminement des femmes. En effet, en associant
localité du Sud, tradition, pauvreté et authenticité, ces femmes ont fait l’expérience vécue du
désembourgeoisement, ce qui n’aurait pas été possible si elles étaient restées au Canada, où le
stigma social associé à l’analphabétisme, par exemple, est plus important qu’il ne l’est dans
certaines régions du Sud. Ce rapport, intime, avec une localité du Sud, avec un mode de vie
relativement défavorisé en comparaison au mode de vie canadien et avec un homme d’origine
modeste, est devenu partie intégrante de l’identité de ces femmes et a participé au
61
Leur intégration locale est relative et découle d’une perception subjective de l’expérience des femmes.
Cependant, il n’est pas certain que la population locale considère également ces dernières comme des « intimes ».
111
renforcement de cet « habitus d’ailleurs », lequel a perduré même une fois le foyer conjugal
déménagé au Canada.
112
Chapitre 4. De la mixité conjugale à la mobilité
amoureuse : gérer la distance qui nous sépare
Introduction. Mobilités et connectivités amoureuses
« [S]ocial life is no longer conducted wholly in place, within neat physical and
territorial boundaries, but rather must now be conceived of as incorporating distant
ties and connections » (Baldassar et al., 2016, p. 134).
Le chapitre précédent a montré le processus d’ancrage dans une localité du Sud chez
les femmes canadiennes ayant fait un séjour de longue durée dans un pays du Sud et le rôle
qu’a joué leur relation intime avec un homme « local » dans cet attachement affectif et
géographique. Ce chapitre explore l’autre côté des relations intimes binationales : le rapport à
la distance. Il se penche sur les périodes de temps plus ou moins longues où les partenaires
conjugaux vivent séparés par des frontières nationales ; ainsi que sur les cas spécifiques où la
rencontre amoureuse elle-même se fait à distance, par le biais d’Internet.
Parler de couples binationaux évoque nécessairement les questions de distance, de
séparation géographique, de mobilité transnationale et des possibilités (ou non) d’établir une
vie commune. Pour les couples Nord-Sud, ces questions sont d’autant plus pertinentes que la
mobilité géographique des conjoints originaires de certains pays du Sud se trouve souvent
freinée par les politiques migratoires des États occidentaux (Czaika, de Haas, & VillaresVarela, 2017; É. Fassin, 2010; Glick Schiller & Salazar, 2012; Lavanchy, 2013; Massey,
1994; Satzewich, 2014). Les différents « régimes de mobilité » (Glick Schiller & Salazar,
2012) en place, ainsi que les procédures complexes qui régissent l’octroie de visas de séjour et
de résidence, compliquent le processus de fondation d’un foyer conjugal et familial dans le
pays de l’un ou de l’autre des conjoints. Les conjoints bénéficient souvent d’un accès
différentiel à la mobilité transnationale (Cresswell, 2010; Haas, Natter, & Vezzoli, 2016;
Massey, 1994; Mau, Gülzau, Laube, & Zaun, 2015; Tesfahuney, 1998), ce qui contribue à
créer de nouveaux patterns de déplacements et d’ancrages transnationaux. Ces mobilités et
migrations amoureuses vers des pays du Sud contribuent aussi à développer un « habitus
d’ailleurs » (Therrien, 2014, cf. chapitre 3) et un « habitus transnational62 » (Nedelcu, 2012)
chez des femmes canadiennes qui n’avaient parfois jamais voyagé avant de tomber amoureuse
d’un homme originaire d’un pays du Sud.
Le rapport au temps et à l’espace se trouve ainsi exacerbé chez les couples de cette
étude, quelque soit leur mode de rencontre63. Ces derniers développent de nouvelles modalités
de l’être-en-couple axées principalement sur la mobilité et les technologies de l’information et
de la communication (TIC). Ces formes d’intimités transnationales « connectées »
(« mediated » 64 ) (Chambers, 2013) permettent de créer de « nouvelles géographies du
quotidien », comme les appellent l’anthropologue Mihaela Nedelcu (2012), parce que des
personnes non-migrantes peuvent elles aussi désormais intégrer une certaine altérité
géographique et socio-culturelle dans leur quotidien, dans leur chez-soi (Beck & BeckGernsheim, 2014; Nedelcu, 2009a). Pour les femmes canadiennes en couples avec un homme
originaire d’un pays du Sud, il est possible de partager leur quotidien dans cet « espace
transnational » (Faist, Fauser, & Reisenauer, 2013; Roudometof, 2005), même si chacun des
partenaires est bien ancré dans une réalité géographique, socio-culturelle et politiqueéconomique différente. Loretta Baldassar et ses collègues se sont penchées sur les familles
transnationales. Les auteures utilisent le concept de « ICT-based co-presence » « to capture
and explore the diverse ways in which people maintain a sense of ‘being there’ for each other
across distance » (Baldassar et al., 2016, p. 134).
62
Selon Nedelcu (2012, pp. 1345-1346),
« Transnational habitus is a useful concept for the analysis of transnational experiences in the
digital age, as well as for the interpretation of mechanisms through which migrants manage
multiplicity and develop transnational and cosmopolitan skills whether emotional, analytical,
creative, communication or functional ».
63
Le sociologue Francesco Alberoni (1981), qui a étudié le phénomène amoureux en Europe, soutien que le
sentiment amoureux est toujours accompagné d’un sentiment de perte de l’être aimé. Ce sentiment est encore
plus prononcé chez les femmes canadiennes en couple binational, lesquelles doivent souvent conjuguer leur
amour romantique pour un homme avec les réalités d’une relation de longue distance.
64
J’ai traduit le concept « mediated », utilisé par Deborah Chambers (2013) pour rendre compte des nouvelles
intimités générées par les médias sociaux, par « connectées», pour ne pas confondre avec le terme « médiatisé »,
qui signifie « publicisé » en français.
114
En se basant sur ces développements récents de la recherche sur les familles
transnationales et sur les modes de maintien des relations intimes au-delà des frontières
nationales, ce chapitre explore l’expérience de la rencontre amoureuse binationale sur Internet,
ainsi que le vécu de l’intimité transnationale, tant dans sa dimension incorporée, lors des
visites, que dans sa dimension virtuelle ou connectée (Madianou & Miller, 2013; Nedelcu,
2009b; Proulx, 2008). Il faut cependant garder en tête que, pour les femmes interrogées, ces
modalités de vie conjugale non-traditionnelles sont moins valorisées que le modèle
traditionnel occidental basé sur la gestion d’une vie commune et dans lequel la co-présence
physique est la norme plutôt que l’exception (Baldassar, 2008; Beck & Beck-Gernsheim,
2014; Urry, 2002, 2003).
Ce chapitre illustre comment la distance et l’accès inégal à la mobilité chez les
partenaires ont redéfini les façons de vivre la relation intime, laquelle est articulée
principalement autour de l’axe présence physique-non-présence physique (ou présence en
ligne) de l’être aimé. Premièrement, le cas spécifique des femmes qui ont rencontré leur
partenaire originaire d’un pays du Sud sur Internet est exploré. Ces dernières représentent six
des vingt-sept femmes interviewées, ainsi que la majorité des femmes qui sont membres de la
communauté de soutien aux femmes en couple mixte. Les cas des rencontres sur Internet
peuvent être conçus comme un idéal-type des relations à distance, car même la rencontre se
fait en ligne. Le chapitre se penche ensuite sur les différentes modalités du vécu des relations
intimes binationales, des pratiques de mobilité transnationale aux stratégies de communication
entre les époux, en ouvrant la réflexion à toutes les femmes de l’étude qui ont été séparées de
leur conjoint à un moment ou un autre de leur relation, quelque soit la façon dont les conjoints
se sont rencontrés65.
65
En effet, le mode de rencontre du conjoint non-canadien a peu d’influence sur l’expérience vécue de la relation
intime transnationale. Le rapport à la distance est appréhendé de façon similaire, que la femme ait rencontré son
amoureux lors d’un séjour de longue durée dans le pays de ce dernier ou lors d’un court séjour de vacances. Les
facteurs qui ont impacté le vécu de la relation intime transnationale sont plutôt liés à l’état de l’avancement des
technologies de la communication à l’époque où la relation s’est vécue à distance, ainsi qu’à l’accès à ces
technologies.
115
4.1. Le cas des rencontres amoureuses par Internet : quand
l’intimité se développe à distance
Toutes les femmes en couple binational de cette étude ont fait l’expérience de la
distance à un moment ou à un autre de leur relation intime. La durée des périodes de
séparation physique varie d’une histoire à l’autre, mais ce sont les couples qui se sont
rencontrés sur Internet qui représentent le mieux ce mode de vécu de l’intimité amoureuse et
conjugale. En effet, lorsque la rencontre s’est faite dans l’espace en ligne, il peut s’écouler une
longue période de temps avant que les femmes impliquées décident d’aller à la rencontre
physique de cet homme, à la fois étranger et intime, qui habite une région du monde éloignée.
Vu la distance qui sépare les amoureux—dans la majorité des cas, les conjoints rencontrés sur
Internet étaient originaires d’un pays du Maghreb—les visites physiques sont en général plus
espacées, ce qui fait que la relation intime se développe principalement via Internet.
4.1.1. Le récit de la (non)rencontre amoureuse en ligne
Bien que, pour les femmes interrogées et pour la majorité des membres des groupes de
soutien, l’intimité entre les partenaires « virtuels » prenne en général beaucoup plus de temps à
se développer que lorsque les individus se rencontrent in situ, ce type de relation amoureuse a
tendance à provoquer la suspicion dans la société canadienne et dans l’entourage des femmes
concernées. En effet, ces dernières font face à un double stigma : parce qu’elles sont en couple
avec un homme originaire d’un pays du Sud et parce que la rencontre s’est faite sur Internet66.
Par exemple, Céline, une participante en couple avec son conjoint marocain depuis huit ans, a
66
Plusieurs autres facteurs contribuent à la stigmatisation des couples Nord-Sud et des femmes canadiennes
impliquées dans ces relations, que la relation ait été virtuelle ou non à l’origine. Notons, entre autres, les cas où la
femme est plus âgée que son mari et ceux où elle a un surplus de poids. En général, ces femmes sont considérées
comme plus vulnérables à la « fraude » conjugale. Dans la majorité de ces cas, les inégalités sociales et physiques
qui séparent les conjoints font suspecter, à un moment ou à un autre de la relation, que le conjoint non-canadien
ne souhaite qu’obtenir un visa pour le Canada (Satzewich, 2014). De plus, dans la majorité des cas où la
rencontre amoureuse s’est faite sur Internet, le conjoint non-canadien était de confession musulmane. Ces
femmes doivent souvent négocier avec des messages et des comportements moralisateurs et même haineux de la
part de leur famille et de leur entourage, surtout si elles se sont converties. Par exemple, quelques unes ont été
accusées de tenter de faire venir des terroristes au Canada.
116
avoué qu’elle mentait souvent quand on lui posait des questions sur sa rencontre avec son
mari, parce qu’elle s’est faite dans le forum de discussion d’un site Web pour expatriés
français au Maroc, alors qu’elle y cherchait un stage d’études. Céline avait toujours peur que
son mariage ne s’en trouve discrédité si elle mentionnait l’origine réelle de sa relation
amoureuse: « C’est mal vu de dire qu’on s’est rencontré sur Internet. On dit donc qu’on s’est
rencontré durant le stage. » La façon dont Catherine, une autre participante en couple avec un
homme sénégalais, a expliqué comment elle a rencontré son conjoint actuel est aussi
significatif d’un certain malaise face aux amours en ligne. L’abondance de marqueurs de
négation dans son discours montre bien cet inconfort :
« Nous, c’était un peu une relation virtuelle. Mais jamais je ne serais allée au
Sénégal pour lui. J’avais une copine qui se mariait [là-bas]. Conjoncture. C’est
vraiment là que la relation a commencé! Je ne voulais pas un homme étranger à
tout prix. S’il avait été Norvégien ou Indien, je ne me serais jamais déplacée pour
allée le rencontrer. Je ne voulais pas parrainer un homme. »
Dans cet extrait, Catherine a re-situé l’origine de sa relation conjugale dans la
rencontre dans les corps, in situ, en opposition à en ligne. Cette manœuvre discursive lui a
permis de donner une certaine consistance, une réalité tangible, à sa relation binationale.
Mélanie, une femme en couple avec un homme tunisien rencontré par l’intermédiaire d’un ami
Facebook, insistait elle-aussi sur le fait qu’elle ne souhaitait pas rencontrer d’hommes vivant à
l’étranger, « parce que c’est un peu compliqué ». Mais, dans son cas comme dans plusieurs
autres, cette négation camouflait un « habitus d’ailleurs » déjà bien intégré dans son identité.
Chez Mélanie, cet « habitus » apparait dans sa famille—sa sœur, beaucoup plus âgée qu’elle,
était mariée avec un homme d’origine marocaine depuis vingt ans—et dans le choix de ses
conjoints précédents—elle a eu un enfant avec un homme d’origine haïtienne et a été en
couple avec un homme algérien, avant de rencontrer son conjoint actuel. Son réseau d’amis
virtuel et local était aussi composé de plusieurs hommes maghrébins. Ainsi, cet « habitus »,
s’il n’est pas rattaché à un capital de mobilité élevé, peut pousser certaines femmes à aller à la
rencontre de l’altérité recherchée de manière virtuelle. En effet, Mélanie ne vient pas d’une
classe sociale aisée. Elle est peu scolarisée et n’avait jamais voyagé avant de rencontrer son
conjoint tunisien sur Internet, un profil qui se retrouve souvent chez les femmes membres du
groupe de soutien en ligne.
117
En plus de vivre les difficultés d’une relation à distance, les femmes qui ont rencontré
leur conjoint sur Internet étaient souvent confrontées, dès le départ, à des jugements sur la
validité de leur relation. La plupart d’entre-elles ont développé des mécanismes de défense
comme le mensonge, dans le cas de Céline, ou encore, la construction d’un récit de rencontre
amoureuse qui insiste sur le développement long et graduel de la relation intime, sur son
passage de l’amitié à l’amour. Dans ces histoires de rencontre, les femmes accentuaient aussi
l’aspect fatalité de leur rencontre amoureuse : elles répétaient qu’elles ne cherchaient pas à
rencontrer un homme étranger, qu’elles n’étaient pas intéressées par les relations à distance
mais que, malgré leurs précautions et leurs refus systématiques d’entrer en contact avec des
hommes étrangers, la force du « destin » a réussi à percer leur périmètre de sécurité amoureux
en plaçant sur leur route un homme spécifique, leur conjoint. La récurrence de ce type de
propos dans les récits des femmes rencontrées et dans les discussions observées dans la
communauté de soutien rappelle les récits de révélation religieuse enregistrés par
l’anthropologue Géraldine Mossière (2004) dans une congrégation pentecôtiste à Montréal. En
anthropologie, l’expérience amoureuse a effectivement été associée à une expérience
mystique, presque sacrée (Lindholm, 1998)67. De plus, les choix d’un conjoint sortant du cadre
normatif et d’une relation non conventionnelle s’apparentent à la traversée d’un parcours
parsemé d’embuches ; ce qui fait d’autant plus ressortir la part de la destinée et du sacré
caractéristique du discours des femmes. Les récits de rencontre amoureuse étaient construits
de façon très similaire chez la plupart des femmes de la communauté en ligne, même chez les
membres récemment admises. Deux éléments discursifs sont présents dans ces récits et sont
mis en opposition, ce qui contribue à légitimer le couple binational : le refus catégorique initial
d’entrer dans une relation à distance et la révélation graduelle de l’amour avec un homme
67
Selon Alberoni (1981), l’ « énamoration » ou le processus de tomber amoureux, est caractérisé par une poussée
créatrice. Elle s’apparente à une naissance, dans le sens où cet état survient quand les individus sont prêts à
s’ouvrir à d’autres horizons, à se reconstruire, souvent à la fin d’une période de la vie, comme le passage de
l’enfance à l’adolescence. C’est pourquoi il est caractérisé par une ouverture des possibles, par une projection du
soi à travers le « nous » amoureux (Pagès, 2008). Cet état contient en lui un potentiel créatif « porteur de projet »
Enriquez (1995).
118
étranger. L’extrait suivant, qu’une femme de la communauté a publié, possède tous les
éléments du format, très standardisé, que peuvent prendre les récits des femmes qui ont
rencontré leur conjoint sur Internet :
« Rencontré sur un site de rencontre, Twoo, le 13 juillet. Je l'avise tout de suite que
je ne suis pas du tout intéressée, vu la distance qui nous sépare (l'Algérie) et que je
cherche un homme accessible, davantage près de chez moi. Il me refait un coucou
le 13 novembre. Je lui dis en blague: « Encore toi? » On discute un peu plus et, de
fil en aiguille, nous ne sommes devenus que des amis et on se parlait souvent, sur
Skype, Facebook. Mais un déclic s'est fait en moi le 1er janvier en écoutant
ensemble la chanson « Happy » de Pharell Williams. On se dandinait devant la
cam et j'ai fait « WOW », car il me faisait rire et c'est comme si je me suis rendu
compte qu'il me plaisait plus que je ne veuille bien me le faire croire. Et
voilà…Moi qui ne voulais tellement pas tomber amoureuse d'un homme aussi loin,
je me suis faite prendre dans mon propre jeu. »
Voici un autre extrait assez révélateur des mécanismes de la rencontre amoureuse à
distance et de l’importance du facteur temporel dans le récit de cette rencontre. Il est tiré de
l’entretien avec Diane, une femme dont le conjoint algérien est arrivé au Canada il y a cinq
ans :
« Parce que moi, au début, ça ne m’a même pas passé par l’idée que j’irai en
Algérie le marier. Moi, je parlais avec lui. C’était un ami. Je me disais : « ça va
être le fun, je vais apprendre sa culture et je peux apprendre des choses ». C’est
vraiment au fil du temps que je sentais que…J’avais toujours hâte qu’il se
connecte, mais je me disais : «Voyons…». Tu sais, il y avait un petit quelque
chose, des petits papillons, à chaque fois qu’il était là, puis plus ça allait, plus ça
avançait…»
Ainsi, dans les récits des femmes qui ont rencontré leur conjoint sur Internet, il émerge
que de « tomber amoureuse » n’est pas le fruit d’une passion (éphémère) ayant son origine
dans le corps, mais bien d’un processus qui s’étend dans la durée, où les intérêts communs
priment sur l’attirance sexuelle, comme l’expliquait cette autre membre de la communauté:
« Tout y était : le spirituel, l'intellectuel. Il ne manquait que de le connaitre en 3D! ». Et bien
qu’elles aient fini par se « faire prendre » au jeu de l’amour, la relation intime est d’abord
présentée comme le fruit d’un processus lent et réfléchi. D’ailleurs, les exemples tirés des
récits de rencontres amoureuses montrent que pour qu’une relation en ligne soit validée auprès
des autres femmes de la communauté, elle doit suivre une certaine progression, passer par des
étapes spécifiques—du déni, à l’amitié, à l’amour—avant qu’il n’y ait une rencontre physique
119
entre les amoureux. Par exemple, lorsque cette nouvelle femme membre du groupe a raconté
son histoire, il est évident qu’elle connaissait déjà les normes liées à ce type de relation
intime :
« Mon amour est marocain. On a fait connaissance au poker dans FB. On est
devenu ami FB plusieurs semaines plus tard et, de fil en aiguille, on s'ennuyait et
on avait hâte de s'écrire...Donc on est passé d'amis à amoureux ; de s'écrire à
s'appeler (téléphone, Skype, etc.), sans parler des voyages (cinq pour le moment). »
4.1.2. La première rencontre physique
Le moment de la première visite à l’amoureux, laquelle correspond souvent aussi à un
premier voyage à l’international pour plusieurs femmes en question, est toujours un moment
de grande fébrilité. Par exemple, une jeune femme du groupe écrivait ses émotions en direct
de l’aéroport de Montréal : « Voilà qu'après six ans à le connaitre et presque un an de relation,
je suis à l'aéroport, attendant l'embarquement! Je ne sais pas trop quelle émotion ressentir en
ce moment!
». Une autre femme a publié, rétrospectivement, ses impressions : « Mon
cœur battait tellement fort, je n’entendais plus rien à l'aéroport et quand je l'ai vu, je l'ai
reconnu tout de suite! »
D’une part, cette rencontre est considérée comme déterminante pour la suite de la
relation intime, un point tournant. Comme plusieurs l’ont mentionné : « Ça passe ou ça
casse ». D’autre part, un voyage dans un pays du Sud constitue une source d’anxiété pour ces
femmes. Or, malgré la charge émotive importante qui entoure généralement cet évènement, les
femmes sont restées conscientes des risques potentiels du voyage en pays inconnu, avec un
homme qu’elles ne connaissaient que sur un écran. Elles étaient aussi toujours à l’affut des
signes de « fraude sentimentale » dont elles auraient pu être la victime.
Des appréhensions par rapport au pays du Sud
« J’étais allée toute seule. C’était la première fois de ma vie, en plus, que je partais
en voyage. C’était la première fois que je mettais les pieds dans un aéroport et
même dans l’avion. Ma famille capotait. Jamais allée en voyage, je m’en vais en
Tunisie…Mon ami, qui est Tunisien mais qui est ici à Montréal, m’avait donné
plein de conseils. Il m’avait donné le numéro de téléphone de sa sœur qui est làbas, s’il y avait un problème X : « Tu l’appelles à n’importe quelle heure, elle va
venir te chercher. » On m’avait dit: « Fais attention à telle et telle affaire » ; ce qui
120
m’a rassurée, en fait, parce que je m’en vais dans un pays qui m’est complètement
inconnu » (Mélanie).
Comme le montre cette citation tirée de l’entretien avec Mélanie, le voyage dans un
pays du Sud ne tient pas, en général, à un désir de découvrir un pays ou une région
particulière, ni à prendre des vacances. C’est l’amour pour un homme originaire de ce pays qui
motive le déplacement. Ainsi, si l’homme étranger est devenu familier par l’entremise d’une
communication régulière, son pays d’origine et ses différents référents socio-culturels et
géographiques sont souvent une source d’appréhensions pour les femmes. Certaines ont mis
en place des mesures préventives avant leur départ, comme l’a fait Mélanie, citée ci-haut ;
alors que d’autres ont eu le sentiment de se retrouver à la merci de leur amoureux virtuel une
fois sur place, comme le témoigne l’expérience de Diane :
« K : Aller en Algérie, ça ne te faisait pas peur?
D : Beaucoup. Ça me faisait beaucoup peur. Je sortais de ma zone de confort. Je te
dirais que quand j’ai ouvert les portes de l’aéroport, je me suis dit : ‘Qu’est-ce que
je fais ici?’ Je regardais et partout, des femmes voilées. Puis, je suis tombée sur un
genre de délégation d’hommes avec des turbans qui arrivaient d’un avion, en
grandes robes. Là, je me suis dit : ‘Diane, tu es malade! Qu’est-ce que tu fais ici!
J’espère qu’il est dans l’aéroport, qu’il ne m’a pas posé un sapin et que je ne suis
pas coincée ici toute seule’. Mais non, finalement, il était là. Il m’attendait. Et
c’était vraiment cool la première rencontre! »
Ainsi, pour ces femmes chez qui l’amour pour un homme a précédé le voyage en pays
du Sud, le chez-soi demeure au Canada. Des liens affectifs peuvent se tisser avec le pays
d’origine de leur conjoint, au fil des visites, mais même pour celles qui ont déjà voyagé,
comme c’est le cas pour Isabelle, une femme qui a rencontré son conjoint marocain sur un site
de rencontre, la première visite peut être déstabilisante et peut accentuer le désir de fonder un
foyer conjugal au Canada : « Moi, j’adore voyager, mais quand j’ai vu la pancarte « Africa » à
la station de gaz à Casablanca, la première fois, j’ai réalisé que c’était loin! Je suis vraiment,
vraiment loin de la maison!»
Des appréhensions par rapport à l’amoureux
Mélanie avait croisé Simone, une femme qui était membre de la communauté de
soutien en ligne tout comme elle, sur un vol vers la Tunisie, alors qu’elles partaient toutes
deux rencontrer leur amoureux pour la première fois. Pour Simone, les appréhensions étaient
121
orientées vers sa sécurité personnelle—« Je ne voulais pas aller chez lui en Algérie. Si c’est un
fou ? On a regardé pour des pays où il serait facile pour lui d’obtenir un visa. Donc on a
décidé sur la Tunisie. J’avais un plan B. Si ça ne marchait pas, je serais allée au club Med à
Djerba. » Alors que pour Mélanie, c’était plutôt des considérations de l’ordre du corps
physique de son amoureux qui la préoccupaient :
« On ne sait jamais! Disons qu’il sent le swing68! Ou qu’il pue de la bouche! Que,
pour X raison, il ait un problème de gencive ou je ne sais pas quoi! Finalement, il
sentait très bon et sa bouche aussi! Simone me disait que c’était drôle parce que je
m’en allais dans un pays étranger, arabe, sans savoir où, toute seule...Pas dans un
hôtel : ‘Tu t’en vas nowhere, tu es garochée69 en plein milieu du pays et la seule
chose qui t’inquiète, c’est qu’il pue!’ »
Malgré les appréhensions pré-départ et la prise de mesures de sécurité pour s’assurer
une certaine protection dans le cas où la rencontre tournerait mal, la rencontre physique avec
l’amoureux sert avant tout à confirmer des sentiments qui sont déjà bien implantés dans le
cœur des femmes en question. En effet, malgré la facilité administrative relative dont
bénéficient plusieurs femmes canadiennes pour voyager à l’international en vertu de leur
passeport canadien, un voyage dans un pays du Sud nécessite tout de même une préparation
préalable en conséquence, sans compter les frais associés au voyage et les contraintes
professionnelles et familiales. Les femmes qui ont fini par faire ce voyage étaient donc déjà
convaincues de l’authenticité de leur relation amoureuse. Elles formaient déjà un couple avec
cet homme qu’elles n’avaient pas encore touché. La visite n’a fait que révéler ce qui existait
déjà, comme l’a bien décrit Mélanie :
« Donc, je suis allée le rencontrer au mois d’août en me disant : «Bon, sur Internet,
il m’attire. Mais en vrai, est-ce que ça va être autre chose?» On s’entend qu’en
virtuel, c’est facile! Donc, je suis allée le rencontrer et non, je ne m’étais pas
trompée. En fait, quand je l’ai vu, c’était comme si je le connaissais depuis
toujours. Ç’a été super facile, il n’y a eu aucun malaise, ni pour lui, ni pour
moi…Le voyage avait confirmé ce que je ressentais. »
La confirmation des sentiments mutuels
« The multi-sensorial dimension of co-presence, the ability to see, hear, smell and
touch each other, and to interact emotionally within the same time/space frame,
68
Expression québécoise qui signifie sentir l’odeur d’une forte transpiration.
69
Expression québécoise qui signifie lancer assez brusquement.
122
allow for a unique form of intimacy which is irreplaceable by communication at a
distance » (Svašek, 2008, p. 219).
De plus en plus d’études examinent les rencontres en ligne. Par exemple, Valentine
(2006) a soulevé que l’anonymat lié à Internet favorisait les échanges plus intimes et la
divulgation d’expériences que les individus n’oseraient pas partager en contexte d’interactions
face-à-face, de peur d’être jugés. L’auteur a aussi noté que les femmes prenaient plus de
risques (amoureux, sexuels, narratifs) dans le cadre de tels échanges. Ce type de rencontre
permettrait aux femmes, surtout, de laisser tomber certaines inhibitions sexuelles et
romantiques, ce qui ce qui est interprété par ces femmes comme le gage d’une plus grande
authenticité amoureuse. En effet, plusieurs femmes de l’étude ont soutenu que leur relation en
ligne était plus « vraie » parce quelle reposait sur la conversation et l’écoute mutuelle plutôt
que sur la séduction physique et parce qu’elle mettait beaucoup plus de temps à se développer,
ce qui permettait d’approfondir leur connaissance de l’autre. Comme l’écrivait une femme
dans le forum de discussion du groupe de soutien : « Jamais je n’aurais pensé tomber en
amour via le Net. Il faut croire que je me suis trompée et j’en suis très heureuse…L’amour sur
le Net est, à mon avis, plus vrai et plus sincère car il n’y a pas de corps, que des âmes qui
parlent entre deux mondes ». Or, selon les femmes interrogées, le test « ultime » pour
déterminer si une relation intime en ligne possède ce qu’il faut pour fonctionner ou pas, c’est
la rencontre des corps. Par exemple, Véronique, une participante qui a rencontré son conjoint
actuel lors d’un séjours de vacances à Cuba s’est demandé, alors qu’elle réfléchissait à sa
situation, comment il était possible de s’engager dans une relation intime à distance par
Internet, alors que, dès le départ, les femmes qui le font sont conscientes des implications et
des complications liées à ce type de relation :
« Je me rappelle, à l’époque où j’étais sur Réseau Contact, c’était souvent des
hommes de l’étranger qui m’abordaient, justement. Il faut dire que j’ai un surplus
de poids. J’étais dans un réseau de femmes qui ont un surplus de poids et nous
avions toutes le même problème. C’était quasiment la première phrase (sur leur
profil) : ‘Si vous vivez à l’étranger, je ne veux rien savoir’. C’est pour ça que je
me dis que nous, ça a été assez rapide, mais il reste qu’on avait minimalement
couché ensemble, on savait qu’il y avait un bout qui marchait, avant de me redéplacer et de réinvestir de l’argent. Mais j’avoue que par l’intermédiaire d’amis
communs ou de centres d’intérêts, c’est un peu différent. »
123
Cet extrait illustre l’importance de la sexualité dans le développement des relations
amoureuses. Bien que les femmes ayant rencontré leur conjoint sur Internet aient toutes été
d’accord avec cette affirmation, le vécu de la sexualité et de la sensualité entre les partenaires
a pris des formes, une fréquence et une intensité différentes dans le cas où les conjoints se
trouvaient sur deux continents différents.
Pour les femmes qui ont rencontré leur conjoint sur Internet, l’expérience multisensorielle qu’a permis le voyage de rencontre a souvent été qualifiée de « chimie ». C’est
effectivement l’expérience de la sensualité et de la sexualité avec l’amoureux qui a concouru à
officialiser la relation intime. Ceci n’est pas unique aux relations en ligne, la sexualité est
souvent ce qui distingue une relation d’amitié d’une relation amoureuse mais, dans ce type de
relation intime, la distance fait en sorte qu’il est plus difficile de « tester » la relation par la
sexualité. Alors, dans le cas des participantes à l’étude, l’expérience sexuelle est venue
confirmer les sentiments des femmes. Par exemple, pour Simone : « La chimie était la +++.
On a cliqué. Super beau voyage. Ça a confirmé nos sentiments. Je l’ai trouvé encore plus beau
en vrai ! Je suis revenue encore plus en amour. Quand on s’est quitté, je lui ai dit qu’il fallait
qu’on se voie à chaque trois mois. »
La peur de la fraude sentimentale
Les femmes interrogées et observées faisaient régulièrement référence à l’intensité de
leur état amoureux. Par exemple, dans la communauté de soutien en ligne, les membres
adressaient souvent les autres membres du groupe avec le sobriquet « les amoureuses ». La
plupart étaient toutefois conscientes des inégalités sociales et politique-économiques qui
existaient entre elles et leur partenaire, d’une part, ainsi qu’entre leurs deux pays d’origine. Par
exemple, plusieurs femmes étaient critiques face aux contraintes à la mobilité transnationale
de leur amoureux et s’insurgeaient contre les biais qu’elles percevaient dans les politiques
d’octroi de visas de visiteur au Canada. Enfin, certaines femmes avaient une conscience aigüe
d’autres types d’inégalités dans leur couple, telles qu’une grande différence d’âge ou de
124
« beauté » 70 entre elles et leur partenaire 71 . L’exemple suivant, tiré de l’entretien avec
Mélanie, illustre bien la réflexivité des femmes par rapport à leur relation atypique :
« K : Là, tu étais en amour?
M : Oui! C’était vrai. Le voyage avait confirmé ce que je ressentais. Puis en même
temps, que je le veuille ou pas, c’est un gars qui est en Tunisie. Ils veulent sortir de
leur pays. Donc il y a aussi le petit démon sur ton épaule qui dit : «Ah ! Tu es en
train de te faire avoir. C’est un beau gars...» J’ai deux enfants, j’ai neuf ans de plus
que lui. Donc il y a tout ça qui fait : «Okay, est-ce que je suis en train de me faire
avoir?» Donc, j’en ai discuté beaucoup... »
De plus, la plupart des femmes du groupe de soutien au parrainage semblaient bien
renseignées sur les questions de fraude conjugale. Quelques femmes avaient publié leur
histoire d’arnaque amoureuse, dans le but de prévenir les autres des risques à entretenir une
relation amoureuse avec certains hommes qui ne cherchent qu’à les « utiliser » pour obtenir un
visa. La campagne de sensibilisation à la « fraude conjugale », que le gouvernement canadien
à lancé en 2012, a elle aussi contribué à créer un climat de suspicion autour des couples Nord70
L’anthropologue Anne Lavanchy (2013), qui a étudié comment les agents civils traitaient les dossiers des
couples binationaux en Suisse, a noté la façon dont les corps des époux étaient comparés selon des standards de
beauté occidentaux. L’auteure a constaté qu’un écart dans la beauté perçue des conjoints contribuait à discréditer
leur union, surtout lorsque l’homme (étranger) était considéré comme plus beau que sa femme (Satzewich, 2014).
71
Cette grande réflexivité que les femmes montraient envers leur relation de couple, ainsi que sur les inégalités
socio-culturelles et physiques qui les séparent de leur partenaire, n’est pas exclusive aux couples qui se sont
rencontrés sur Internet. Toutes les femmes de cette étude ont émis des doutes quand à la sincérité des sentiments
amoureux de leur conjoint, sur la base d’inégalités de classe, d’éducation, d’âge ou de beauté. Par exemple,
plusieurs des femmes plus jeunes et scolarisées ayant rencontré un homme en Afrique sub-saharienne se sont
comparées ou ont tenté de se dissocier du stéréotype de « la grosse blanche laide et le bel africain musclé ». Chez
les couples en ligne, la réflexion était encore plus poussée parce que la question de la possibilité (ou non) de
concrétiser la relation intime, dans le corps, se posait rapidement et impliquait plus d’efforts de la part de la
femme canadienne concernée. Notons toutefois qu’un certain biais méthodologique affecte ici les données. En
effet, les femmes qui étaient membres de la communauté en ligne étaient des femmes qui ont cherché activement
du soutien et de l’information par rapport à leur couple binational et à leurs démarches de parrainage du conjoint.
Leur réflexion était donc déjà entamée et elles étaient prêtes à se questionner par rapport à la légitimité de leur
relation. Celles qui ne l’étaient pas ont quitté le groupe rapidement. Par exemple, une femme dont le conjoint
était de quarante ans plus jeune qu’elle est devenue membre du groupe de soutien et quand elle a posé une
question par rapport aux preuves à apporter à la demande de parrainage, les autres membres ont questionné cette
différence d’âge. La femme a quitté la discussion et le groupe aussitôt.
125
Sud, tant dans la société en général, que chez les femmes amoureuses d’un homme originaire
d’un pays du Sud. Diane, la fondatrice du groupe de soutien au parrainage, expliquait qu’un de
ses rôles était de conscientiser les femmes canadiennes amoureuses à ces risques. Elle
racontait que même elle, pour qui le parrainage et la relation de couple ont été un succès, n’a
pas été à l’abri de ses propres doutes sur son conjoint :
« Je te dirais que pour nous, les femmes, c’est peut-être encore plus dur que pour
l’homme à l’autre bout, parce que l’homme, lui, il le sait qu’on est en amour avec
lui. Mais nous, on se pose 56 000 questions. Je te mentirais, Karine, si je te disais
que je n’ai jamais douté de mon mari ».
Simone, dont le conjoint Algérien est arrivé récemment au Québec expliquait toutes les
démarches qu’elle a entreprises pour s’assurer de la sincérité des intentions de son amoureux:
« On a commencé à se parler en mars 2012. À l’été 2012, nous étions amoureux.
Mais nous ne nous sommes rencontrés qu’en novembre 2013. Entre temps, je me
suis renseignée. Je ne voulais pas être dupe. Dans mes recherches sur l’Algérie, je
suis tombée sur un site de « mariages gris ». CHOC !!!!!! « Est-ce que je suis en
train de me faire embobiner ? » J’ai fait plus de recherches. J’ai lu beaucoup de
témoignages, etc. J’étais toujours à l’affût des « red flags » dans ma relation, mais
il n’y avait aucun signe de fraude. Je suis une peureuse de nature, il y a des
femmes qui doivent se forcer pour voir les signes de fraude, moi j’ai dû me forcer
pour voir les signes que ça marchait vraiment. »
Ainsi, le premier voyage de rencontre physique a été un moment d’exubérance
sensuelle, de confirmation que la relation amoureuse « cliquait » autant physiquement qu’en
ligne mais, pour la majorité des femmes, c’était aussi un moment de test par rapport à la
sincérité des intentions de leur partenaire. Ces tests concernaient autant la manière qu’avait le
partenaire de se comporter avec elles—« Est-il affectueux ? Semble-t-il amoureux lors des
relations sexuelles ? »—que la façon dont se comportait son entourage. Comme l’expliquait
Simone :
« J’étais à l’affût de signes : j’observais, car des fois, les familles sont de mèche
dans les cas de mariage gris. J’avais emmené seulement un panier rempli de
produits de l’érable. Pas des tonnes de cadeaux. Des fois, les cheveux me hérissent
quand je vois ce que les femmes sur le groupe emmènent pour leur bellefamille ! »
126
4.2. Les modalités de l’être-ensemble
« On s’était dit qu’on ne pouvait pas dépasser 90 jours sans se voir et là, ça fait
déjà 180 jours qu’on ne s’est pas vus, qu’on ne s’est pas touché. On se voit à tous
les jours [en ligne], mais ce n’est pas la même chose. Même si on est un couple
assez solide, ce n’est pas la même chose si tu le vois et que tu le touches »
(Isabelle).
Quel que soit le mode de rencontre amoureuse, sur place ou par Internet, les visites au
partenaire dans son pays d’origine ont revêtu une importance capitale dans les récits de
femmes en couples transnationaux. Plusieurs ne semblaient vivre que pour ces rencontres, ces
moments d’intimité sensuels et sexuels. C’étaient ces rencontres, en chair et en os, qui ont
rendu acceptable et ont nourri, en créant des souvenirs amoureux, les plus longues périodes où
la relation s’est poursuivie à distance (Mason, 2004). Or, ces visites étaient presque toujours
unidirectionnelles 72 : c’étaient les femmes qui parcouraient le chemin pour visiter leur
conjoint.
4.2.1. Les contraintes à la mobilité de l’amoureux
Vu les contraintes à la mobilité de leur conjoint originaire d’un pays du Sud, lesquels
pouvaient difficilement obtenir un visa de visiteur pour le Canada73 (Satzewich, 2014), les
visites transnationales reposaient sur les femmes canadiennes. Ces contraintes ont souvent créé
des frustrations chez les femmes concernées. Par exemple, Jessica, une femme ayant rencontré
son conjoint à Cuba, en contrecoup d’un premier échec amoureux avec un autre homme
cubain, racontait que les restrictions à la mobilité internationale de son conjoint étaient
rapidement devenues un problème au développement de leur relation intime:
« On gardait la communication. C'est très difficile. C'est coûteux…Moi, de plus en
plus, je me disais, avec la réalité du travail, ce n'est pas en venant quatre semaines
72
De toutes les femmes interviewées, dans seulement deux cas les conjoints ont été en mesure d’obtenir un visa
de visiteur pour le Canada, bien que plusieurs autres en avaient fait la demande. Dans ces deux cas, le couple
vivait ensemble dans un pays d’Afrique de l’Ouest. Les conjoints ont voyagé au Canada et sont retournés dans le
pays du conjoint ensemble. Sur le groupe de soutien au parrainage, il n’y a aucun cas, à notre connaissance, où le
conjoint a réussi à obtenir un visa de visiteur, sauf dans un cas où ce dernier habitait dans un pays européen.
73
Les critères d’obtentions d’un visa reposent sur les moyens financiers du demandeur, ses liens d’attache avec
son pays d’origine et son expérience de voyage.
127
par année que je vais le connaitre. Tu arrives vite à un point où tu te dis : s’il vient
et que je le parraine, au moins on va avoir une vie normale, puis on va pouvoir
vraiment voir si on est fait l'un pour l'autre ; parce que la relation à sens unique, de
toujours devoir y aller—lui ne pouvait pas venir ici—ça pesait beaucoup. Au début
je disais : « Non, je vais attendre deux-trois ans », mais vite, mes sentiments sont
devenus importants et j'étais de plus en plus frustrée par la situation. »
Dans cet extrait, Jessica expose clairement sa vision du couple : c’est un processus de
re-connaissance du partenaire amoureux à travers le partage d’une vie commune, localisée
dans un même espace géographique ; il implique la co-contruction d’un chez-soi commun.
Selon elle, ainsi que toutes les autres femmes qui ont décidé de remédier au problème de la
relation à distance en « parrainant » l’immigration au Canada de leur conjoint, ce n’est qu’en
habitant avec leur amoureux qu’elles pourront se faire une idée claire de la nature de leur
relation amoureuse. Catherine, qui est tombée amoureuse d’un homme local alors qu’elle était
en vacances en République Dominicaine, était du même avis : « C’était la quatrième fois que
j’y allais. Alors là, j’ai dit : « Ok, ça passe ou ça casse ». Parce que ce n’est pas un rythme de
vie ». Catherine s’est mariée avec son amoureux et a entrepris le processus de réunification
conjugale. Or, sa relation ne s’est jamais concrétisée, d’une part, à cause de la lenteur des
procédures et d’autre part, à cause de l’immobilité géographique de son amoureux.
4.2.2. Des voyages ciblés et répétés
« Il faudrait que je compte, mais entre 2011 et 2013, j’y suis allée plus de dix fois.
Je ne suis pas allée à aucun autre endroit, tout mon budget et au-delà est allé là »
(Jessica).
Les femmes de cette étude ont accentué considérablement l’intensité de leur mobilité
transnationale à travers la fréquence de leurs déplacements vers le pays d’origine et de
résidence de leur conjoint. En vertu de leur désir de poursuivre une relation intime avec un
homme non-canadien, elles sont devenues, parfois soudainement, des individus hypermobiles, comme le montre l’extrait de l’entretien de Jessica, cité ci-haut. Mais cette mobilité
n’a rien à voir avec l’expérience des entrepreneurs chinois à la « citoyenneté flexible »
présentés dans l’étude d’Aihwa Ong (1999), pour qui les déplacements transnationaux
représentent un mode de vie lié à des considérations économiques et politiques. La mobilité
des femmes canadiennes en question est d’abord dictée par les sentiments et elle a souvent une
128
destination unique : le pays d’origine de l’amoureux. Elle peut donc être qualifiée de
« mobilité amoureuse »74.
La majorité des femmes avaient elles-mêmes des contraintes familiales ou
professionnelles qui limitaient leur mobilité. Plusieurs ne pouvaient pas se permettre de passer
une période prolongée hors du Canada, parce qu’elles avaient des enfants issus d’une union
précédente ou parce que leur emploi ne leur permettait pas de prendre des congés. Ces femmes
privilégiaient ainsi des séjours courts, d’une durée variant entre une semaine et deux mois.
Cependant, les femmes plus jeunes n’ayant pas de contraintes familiales ou professionnelles,
comme c’était souvent le cas des femmes qui ont rencontré leur conjoint lors d’un séjour de
coopération internationale, avaient tendance à mettre en œuvre des stratégies mobiles leur
permettant de s’établir dans le pays de leur conjoint pour une ou plusieurs périodes de temps
prolongées, tout en assurant leur subsistance dans ce pays. Par exemple, certaines ont combiné
amour et travail en cherchant des stages ou des contrats de travail rémunérés dans le pays où
habitait leur amoureux. Magda, qui a vécu une relation à distance pendant neuf ans, a déniché
une bourse d’étude à l’international lui permettant de s’ancrer dans le pays de résidence de son
conjoint pour la durée de ses études. Toutefois, ce mode de vie était souvent taxant pour ces
femmes qui se sont rapidement retrouvées à bout de souffle, comme l’explique Magda cidessous ou encore, à court de ressources, comme ce fut le cas de plusieurs:
« Bien moi, je suis venue deux, trois fois par année. Parce que nous, on a toujours
un mois et demi de vacances en février et il y a deux mois et demi en été. Et je
venais aussi à Noël. Et quelques fois je suis venue aussi parce que je n’en pouvais
plus. Le plus long qu’on a fait c’est cinq mois, j’ai fait ça une fois et j’ai dit « non,
plus jamais ».
Pour la majorité des femmes amoureuses, retourner retrouver leur conjoint dans le pays
de ce dernier est devenu une obsession. Par exemple, pour Johanne, l’obsession a émergé de
son désir d’établir une relation conjugale traditionnelle, en cohabitation avec son amoureux :
« J’ai tout fait pour trouver un contrat pour y retourner. C’était plus fort que moi, il fallait que
j’y retourne. C’était une obsession. » Pour les femmes qui ne pouvaient pas se permettre de
74
L’anthropologue Catherine Therrien (2014) utilise l’expression « migration amoureuse » pour qualifier un type
de migration par le mariage de femmes vers le Maroc.
129
partir pour une longue période de temps, les voyages étaient souvent ciblés et répétés.
Beaucoup ont établi des règles de mobilité amoureuse—telles que de se voir « en personne »
tous les trois mois—dans le but de garder une certaine cohérence dans leur vie intime et
amoureuse. Cette rigueur dans la fréquence des déplacements des femmes servait aussi à
justifier l’authenticité de leur relation aux yeux des autorités canadiennes, pour qui le nombre
de voyages donne des points de crédibilité, comme il sera discuté dans le chapitre 6.
Ainsi, voyager souvent est devenu un mode de vie pour certaines femmes, qui ont
développé, grâce à leur relation conjugale transnationale, un « habitus transnational »
(Nedelcu, 2012). Par exemple, Simone était bien consciente que sa relation intime était la
motivation première de ses déplacements transnationaux. Or, sa mobilité amoureuse a tout de
même nourri un goût du voyage chez elle. « Je vais m'ennuyer d'être ‘obligée’ de partir en
voyage » écrivait-elle sur le forum du groupe de soutien au parrainage après avoir annoncé
l’arrivée de son mari au Canada. D’ailleurs, Simone est l’une des premières femmes de la
communauté de soutien à avoir élaboré des stratégies pour contourner les restrictions à la
mobilité de son conjoint, en devenant experte en visas et autres formalités de déplacement
transnational. En effet, elle a mené des recherches pour dresser une liste de pays où son
conjoint pouvait obtenir un visa de touriste aisément, ce qui a permis au couple de réduire leur
« écart de mobilité » et d’explorer d’autres pays ensemble. En plus d’être allée en Algérie
visiter son mari, Simone est allée avec lui en Turquie et en Tunisie. Le couple a d’ailleurs
célébré son mariage de façon traditionnelle en Algérie, avec la famille de son conjoint et, de
façon « romantique », selon ses propos, à Cuba, avec sa famille à elle. Suite à ses publications
sur ses voyages dans le groupe de soutien, plusieurs autres membres du groupe ont commencé
à organiser des voyages de couple, à l’extérieur du pays de leur conjoint. Dans ce type de
relation intime non-traditionnelle, où c’est la femme qui est en charge de la relation, tant au
niveau de la fréquence des visites au conjoint que financièrement, le fait d’organiser des
voyages ensemble, dans un pays tiers, a pu contribuer à équilibrer les rapports de genre, en
offrant une plus grande agentivité au partenaire non-canadien, lequel se trouvait autrement en
attente des visites de sa femme canadienne (voir Elliot, 2015).
130
4.3. Les visites au conjoint: une expérience sensuelle liminale ?
Ces rencontres, relativement courtes, où le couple est physiquement ensemble, dans le
pays du conjoint ou dans un pays tiers, étaient caractérisées par une exacerbation des sens.
L’on peut convenir que le contexte de voyage, par sa dimension liminaire (Cohen, 1985;
Turner, 1987; Turner & Turner, 2011), a aussi contribué à l’intensité des sensations ressenties
par les femmes et à créer un sentiment d’ouverture des possibles (Alberoni, 1981; Enriquez,
1995), ce qui peut avoir eu l’effet de précipiter ou de faciliter l’état amoureux (Frohlick, 2008,
2009, 2013). En effet, pour plusieurs femmes, les visites au conjoint étaient des évènements
particulièrement sensuels et sexuels. Par exemple, dans le récit de sa première rencontre
physique avec son amoureux, Diane a décrit son désir irrépressible de toucher son amoureux,
de l’embrasser, de faire l’amour avec lui :
« Le premier mois, on a fait le mariage religieux, parce que comme mon mari est
musulman pratiquant, pour avoir des relations sexuelles, il fallait être mariés
devant Dieu. Moi, il n’était pas question que je passe un mois à côté de lui sans le
toucher. Les deux et trois premiers jours, c’était l’enfer : on se regardait, on avait
hâte qu’il se passe quelque chose [sexuellement]! »
De plus, plusieurs femmes ont rapporté avoir ressenti, alors qu’elles étaient réunies
avec leur amoureux, l’urgence de profiter au maximum de la relation à cause à la finitude du
voyage. Par exemple, Emmanuelle, une jeune femme qui a rencontré son conjoint lors d’un
séjour en Tunisie et qui est par la suite devenue modératrice dans le groupe de soutien au
parrainage, écrivait, dans le cadre d’une conversation en ligne qu’elle entretenait avec d’autres
femmes dans la même situation, en faisant mine de parler à des agents d’immigration fictifs :
« Écartez-vous, je m’en vais faire l’amour ! ». Cette dimension très sensuelle de leur relation
intime est ce qui semblait manquer le plus aux femmes une fois de retour au Canada. La
distance a eu l’effet d’amplifier ce sentiment de manque physique ; ce désir d’éprouver la
relation intime à travers et par le corps de leur amoureux. En effet, une femme du groupe a
contrasté, dans une publication, les périodes de temps où elle était séparée de son conjoint et
les périodes de temps passées ensemble. Elle a comparé les visites à son conjoint à un
« brasier » et elle fait référence à la « passion » qui caractérisait ces moments, « tellement
comme dans les films ! »
131
L’intimité et la liminalité en contexte de voyage
L’intensité des expériences intimes vécues lors des visites à l’amoureux est un thème
récurrent dans les entretiens avec les femmes canadiennes, ainsi que dans leurs publications
sur les groupes de soutien en ligne. Ces expériences étaient intenses parce qu’elles étaient
vécues dans un contexte liminal, le contexte du voyage ; que ce voyage ait été le premier ou le
dixième. Puisque les visites se faisaient dans un pays du Sud, le contraste avec le mode de vie
des femmes était souvent d’autant plus flagrant. D’après les récits de voyage des femmes, les
sens de ces dernières étaient stimulés à tous les niveaux par les nouveaux stimuli
environnementaux. Les sensations du corps et les émotions étaient à leur paroxysme et ont
créé les conditions idéales à l’éclosion et au maintien de la passion amoureuse75. Tout comme
les initiés d’un rite de passage (Turner, 1987) ou des pèlerins arrivant dans un lieu sacré
(Geoffrion, 2007; Turner & Turner, 2011) 76 , chez les femmes de l’étude, la condition
d’étrangeté (ou de « séparation », si l’on utilise la terminologie du rite de passage) provoquée
par l’environnement et par le flou identitaire créé par le choc du dépaysement, a contribué à
l’éclosion d’un sentiment de fusion avec leur amoureux. Johanne a clairement exprimé le
sentiment de dépaysement qui l’a assailli dans les premiers mois de son stage au Mali :
« Si j’essaie de me remettre dans cette sensation là, c’était absolu. Il y avait la
peur, mais il y avait aussi tellement d’adrénaline, de fascination…Proche du grand
marché, ça grouillait : le brouhaha, les voitures, les motos, les gens, les couleurs,
les mendiants, les estropiés par terre que tu peux enjamber ! Il y avait aussi toute
cette intensité là par rapport à la platitude totale de la vie ici. »
75
Notons que ce sentiment d’exaltation amoureuse décroit et fait place à une intimité plus constante lorsqu’il y a
cohabitation des époux, comme c’est le cas chez les femmes qui ont vécu dans le pays de leur conjoint pour des
périodes de plus d’un an.
76
Victor Turner a exploré et défini les étapes du rite de passage proposées par Van Gennep en 1909: la
séparation, la phase liminaire et la réintégration. Selon lui, le rite de passage est un moment de la vie où l’initié
acquière un nouveau statut dans sa société ou communauté. Turner s’est particulièrement intéressé à la phase
liminaire, soit la partie « betwixt and between » du rituel (1987). Cette phase est décrite comme une zone
expérientielle située hors du temps et de l’espace, une période créatrice où l’identité de l’initié est dissolue puis
reformée à nouveau. Cette phase s’apparente beaucoup à la phase d’« énamoration » ou de « choc amoureux »
décrite par le sociologue Alberoni (1981, 1995). L’expérience de la liminalité est hautement émotionnelle et
permet la création d’une « communitas », soit d’une communauté d’expérience avec les autres initiés.
132
Chez Johanne, c’est bien le contexte liminal du voyage et le choc émotionnel ressenti qui ont
précipité sa fusion avec un homme local :
« Il y avait une passion et une intimité sexuelle très forte, tu penses que tu
télécharges la culture de l’autre ! C’était, comment dire : l’intensité. Forcément,
c’est irréel. Je pensais que je vivais une grande histoire d’amour. Je l’ai ressenti
vraiment. L’intensité d’être comme ça, en Afrique en plus, la passion amoureuse,
ça a atteint un niveau. Ça ne pouvait pas durer, c’était irréel. »
Ainsi, le contexte du voyage a pu, en effet, contribuer à engendrer le sentiment
amoureux chez les femmes ou à l’exacerber, dans les cas de rencontre amoureuse sur Internet.
D’ailleurs lors d’un entretien avec une conseillère à l’immigration, cette dernière a suggéré
aux femmes de faire attention aux rencontres qui se font dans un contexte de vacances, où la
réalité de la relation et des personnes impliquées est souvent altérée par la fête, la
consommation d’alcool, le dépaysement, etc. Plusieurs études ont effectivement démontré que
le contexte de voyage avait une incidence positive sur les rapports sexuels et sur la formation
de couples (Maticka-Tyndale, Herold, & Mewhinney, 1998; Maticka-Tyndale, Herold, &
Oppermann, 2003; Ragsdale, Difranceisco, & Pinkerton, 2006).
De plus, la contrainte temporelle liée à la finitude du voyage participe également à la
rapidité du développement de ces intimités sexuelles et amoureuses. En effet, plusieurs
relations se sont concrétisées quelques jours avant le départ de la femme canadienne.
L’histoire de Stéphanie illustre bien cet état d’urgence amoureuse :
« K : Ça faisait genre deux semaines que tu étais au Togo ?
S : C’est ça ! C’est sûr que je m’étais emballée très vite. Quand j’ai dit ça à mes
parents, ils m’ont dit : ‘Mais tu es folle. Pourquoi tu as fait ça aussi
rapidement’ ? Dans ma tête, je me disais : ‘Je suis en amour avec lui. Je veux
vivre avec lui’. »
L’histoire de Nancy est elle aussi assez représentative de la place de la liminalité dans
l’expérience amoureuse en contexte de voyage. Nancy était mariée depuis dix-huit ans et mère
de deux garçons adolescents. Elle est allée à Cuba avec des copines pour les vacances de noël.
Lors d’une soirée, elle a dansé avec un homme local. Elle l’a revu quelques fois durant ses
deux semaines de vacances et en est devenue « follement amoureuse ». À son retour au
Canada, Nancy écrivait dans son journal intime : « J’éprouvais de grandes difficultés à me
133
réadapter à mon quotidien ». Elle a, par la suite, tout quitté pour être en couple avec cet
homme ; à distance, d’abord, puis elle a parrainé son immigration au Canada.
Ces deux exemples renforcent davantage la similarité entre l’expérience vécue de la
relation intime transnationale et le rite de passage. En effet, l’intensité de l’expérience
amoureuse lors des visites au conjoint, alors que la relation est souvent caractérisée par le bris
de tous les tabous conjugaux par les femmes concernées—d’homogamie de classe sociale, de
groupe d’âge, de statut professionnel et éducationnel, de race, d’ethnicité, de religion et de
langue—est représentative de la phase liminale. Mais la similarité se poursuit dans l’effet
concret qu’apporte cette expérience liminale sur la vie et l’identité des femmes : ces dernières
sont transformées par cette expérience, au point où elles sont incapables de reprendre leur vie
là où elle était avant leur départ. Pour Stéphanie, cette transformation s’est soldée par une
migration au Bénin (de deux ans), où elle a adopté le statut de femme mariée et où elle s’est
intégrée à la culture locale ; alors que pour Nancy, elle est passée de femme mariée à femme
divorcée.
4.4. Le rapport au pays du conjoint
Dans le chapitre 3, nous avons décrit comment certaines femmes qui habitaient dans
une localité du Sud ont développé un attachement profond au pays du conjoint. Cet ancrage a
été expliqué comme la suite d’une quête d’altérité géographique et socio-culturelle dans
l’espace intime et identitaire de ces femmes. Dans le cas des femmes qui ont fait des visites
courtes, mais répétées, dans le pays de leur conjoint, en d’autre mots, quand la mobilité
géographique était dictée par l’amour pour un individu, quel type d’attachement ces femmes
ont-elles développé avec le pays ou la localité de l’homme dont elles étaient amoureuses?
Plusieurs formes d’attachement ont émergé des récits des femmes, certaines se chevauchant,
selon les histoires particulières de chacune.
4.4.1. La relation intime prime sur l’attachement à un pays
Pour Laura, une femme retraitée de soixante-dix ans issue d’une classe sociale aisée,
mariée à un jeune homme cubain depuis environ cinq ans, l’endroit où elle habiterait lui
importait peu, tant qu’elle puisse y vivre conjointement avec son mari. Laura avait essayé de
134
faire venir son conjoint au Canada après quelques années de relation, mais toutes les
demandes d’immigration qu’elle a faites ont été rejetées pour cause de « mariage nonauthentique ». Elle se disait consciente que les conditions matérielles et les infrastructures à
Cuba n’étaient pas aussi développées que celles avec lesquelles elle était habituée au Canada,
mais son couple était plus important, à ses yeux, que ce qu’elle appelait ces petits défis du
quotidien. Elle a donc décidé d’aller vivre avec son conjoint à Cuba, où le couple a acheté une
maison : « Il a un appartement. C’est un petit trois-pièces. Ce n’est pas grand. Pas d’eau
chaude. Rien à voir avec mon appartement, mais je me suis adaptée, vraiment. Tout ce que je
voulais, c’est d’être avec lui et qu’on soit ensemble. Le reste, on s’en fout. »77
4.4.2. Apprivoiser le pays, la famille et la culture du conjoint
Contrairement aux femmes qui ont séjourné dans un pays du Sud avant d’y rencontrer
leur mari, les femmes qui sont tombées amoureuses avant de visiter le pays de leur conjoint
n’entretenaient pas nécessairement le même rapport viscéral à ce dernier. On retrouve
toutefois, chez ces dernières, un désir de s’intégrer à la famille de leur conjoint, de se faire
accepter et d’être en mesure de naviguer avec une certaine aisance à travers les normes et les
traditions locales. Par exemple, de retour de visite chez son conjoint en Tunisie, une femme a
publié en ligne une vignette cocasse où elle déplorait son manque de familiarité avec les
coutumes locales. Elle a expliqué la honte qu’elle a ressentie en se rendant compte que sa
belle-mère avait lavé ses sous-vêtements à la main et que ces derniers séchaient sur la corde à
linge à la vue de tous. Cet exemple permet aussi de rendre compte du désir qu’éprouvent
plusieurs femmes à s’intégrer aux coutumes familiales et locales, du moins, lors de leurs
visites à leur conjoint. L’une des réponses à la vignette illustre bien ce point:
« Moi, je lave mon linge à la main moi-même et je l’étends sur la corde! Je fais
comme la famille, puisque j'en fais partie! Ne te gêne pas, sinon tu vas te sentir
comme une étrangère. Chez ma belle-famille, il y a la laveuse automatique, mais
c'est long, alors je lave à la main. C'est rare qu'ils utilisent la laveuse automatique
eux aussi! ».
77
À notre connaissance, deux ans après notre entretien avec Laura, cette dernière n’avait toujours pas emménagé
avec son conjoint dans la maison qu’elle a acheté à Cuba, bien qu’elle y séjourne souvent.
135
Ainsi, les va-et-vient au pays du conjoint ne sont pas vides d’attachement envers la
localité et la culture locale. Ce même désir d’appartenance apparait aussi dans les récits de
conversion à la foi musulmane de certaines femmes. En effet, plusieurs femmes de la
communauté de soutien au parrainage ayant épousé un homme originaire du Maghreb se sont
converties. Le degré de pratique de ces femmes variait, mais la majorité adhérait davantage
aux normes de l’Islam quand elles étaient en visite dans le pays de leur conjoint. Cet extrait de
l’entretien de Diane illustre bien ce propos :
« On a fait le mariage religieux. J’ai fait la conversion musulmane. Par contre je ne
pratique pas ici, chez-moi. Quand je vais en Algérie, je porte le voile, par respect
pour la famille, pour la maman, qui se sent plus à l’aise quand je me voile les
cheveux, mais je ne fais que porter le petit foulard. Pas le gros kit. Ici, au Québec,
non, je ne pratique pas du tout la religion. »
Cet extrait permet de mettre en lumière certaines variations transnationales qui ont
émergé par rapport aux pratiques sociales et culturelles. En effet, les femmes canadiennes ont
adopté certaines pratiques selon le lieu où elles se trouvaient. Or, l’extrait souligne aussi le fait
que le chez-soi des femmes demeurait « ici », au Canada, car, bien que Diane ait pris plaisir à
s’intégrer aux coutumes de sa belle-famille, elle a laissé tomber ces pratiques une fois de
retour à la maison. Dans son chez-soi, ses habitudes de vie et ses pratiques sont restées
majoritairement inchangées78.
4.4.3. Devenir une « groupie » du pays du conjoint
Simone, alors devenue modératrice dans la communauté en ligne, soulevait, lors de son
entretien, que la majorité des femmes du groupe avaient tendance à devenir des « groupies »
du pays de leur conjoint. Effectivement, sur le forum du groupe de soutien au parrainage, il
était fréquent de voir des publications relatives au pays ou à la culture du mari : des chansons
d’amour d’artistes locaux, des photos de paysages, des recettes traditionnelles, etc. Les
« profils Facebook » de ces femmes étaient aussi révélateurs de leur désir d’être associées au
pays et à la culture de leur conjoint. En effet, plusieurs femmes ont mis une photo d’un
78
Diane a souligné, ailleurs dans son entretien, qu’elle consentait à accommoder son conjoint sur certains points
tels que la non-consommation d’alcool en sa présence et le respect d’une certaine modestie en présence
d’hommes autres que son mari.
136
paysage local en guise de photo de « couverture »79. Plusieurs ont changé leur nom ou leur
prénom pour un autre qui rappelle l’origine ethnoculturelle de leur conjoint. Enfin, la majorité
des femmes du groupe de soutien se sont mariées en tenues traditionnelles issues de la culture
de leur conjoint. Par exemple, souvent, celles dont les époux étaient Berbères ou marocains
portaient les multiples robes de mariage colorées et arboraient fièrement des mains ornées des
motifs traditionnels au henné.
4.5. L’intimité à distance : l’importance de la communication
« Oh que je m'ennuie de mon chéri. C'est tellement difficile. Ce matin je me
réveille et il est toujours sur Skype. Il fait dodo. Voilà les larmes qui coulent. C'est
tellement d'émotions. C'est tellement long ! Comment vous faites pour passer au
travers? Moi j'ai mal en dedans tellement il me manque. Il y a pas une nuit qui
passe sans que je me couche le cœur gros parce que je viens encore de passer une
journée sans lui à mes côtés et je sais que le lendemain ce sera la même chose et
cela pour encore des mois et des mois. » (Publication d’Emmanuelle dans le forum
du groupe de soutien au parrainage)
Cet extrait est représentatif d’un rapport à la distance difficile pour les femmes
canadiennes en couples binationaux. Or, il souligne l’importance des technologies de la
communication dans la gestion de cette distance et de la forte charge émotive qui s’y rattache.
En effet, après l’expérience de l’intimité ensemble, lors des visites à leur conjoint, l’intimité à
distance était souvent un défi pour ces femmes, lesquelles ont dû avoir recours à différentes
stratégies intimes pour nourrir leur relation amoureuse. Par exemple, l’utilisation de
technologies de communication est venue combler, partiellement, le manque physique généré
par la distance. Cependant, les femmes ont développé de véritables modes relationnels en
ligne.
Les modes de communication électroniques ont été reconnus comme des moyens de
contact privilégiés par les couples et les familles séparés géographiquement (Baldassar, 2007,
2008; Baldassar & Merla, 2014; Baldassar et al., 2016). D’une part, les applications telles que
« Skype », « Facetime », « IMO » et « WhatsApp », disponibles sur ordinateurs ou téléphones
79
Cette photo est une image qui reste sur la page d’introduction de l’abonnée et qui fait partie de ce que cette
personne désire dévoiler de son identité aux autres utilisateurs Facebook.
137
intelligents, ont permis aux individus de se connecter facilement et rapidement. D’autre part,
elles offrent aussi une communication en synchronie (Broadbent, 2009, 2011), ainsi que la
possibilité de combiner différentes modalités sensorielles telles que la voix, le texte et l’image.
De plus, leur faible coût a rendu ces technologies accessibles, bien que la qualité des
communications dépende en partie de la fiabilité du réseau Internet local (voir aussi Gherghel
& Le Gall, 2016). Les femmes de cette étude pouvaient effectivement passer plusieurs heures
par jour, voire la nuit entière, « connectées » avec leur conjoint. Toutefois, malgré le sentiment
de présence (Licoppe, 2004) que facilite l’usage extensif de ces technologies, les limites
physiques de ces dernières, lesquelles privilégient la conversation au dépend d’autres moyens
de communication et de soutien émotionnel physique, ramenaient constamment les femmes au
manque quasi viscéral du corps de l’être aimé, comme le montre cet extrait de conversation
tiré du forum du groupe de soutien au parrainage:
« _Revenue à la vie normale: Skype, texto.
_Je te comprends. C’est tellement difficile de revenir au mode Skype! »
4.5.1. L’utilisation des TIC
Fréquence et intensité de la communication virtuelle
Une femme sur le groupe de soutien a posé cette question : « Bonjour mesdames, j'ai
une question pour vous. Combien de temps en moyenne passez-vous avec votre mari sur
Skype, Viber, téléphone, texto? » Les réponses ont été nombreuses et ont suggéré que la
majorité des femmes de ce groupe de soutien faisaient une utilisation extensive des différentes
technologies de la communication, changeant de moyen selon l’endroit où elles se trouvaient,
le moment de la journée et leur état émotionnel. Voici quelques unes des réponses publiées par
les femmes du groupe:
« _Moi, je me lève à l’aube pour parler à mon mari (vu le décalage). Puis, en
parallèle avec nos boulots, on s'écrit par FB. Vers la fin de la journée, on parle
jusqu'en fin de soirée (moyenne de deux à trois heures). Les weekend on se parle
plus que le reste de la semaine.
_ Je crois qu'on est un peu fou...C’est vraiment comme s’il était toujours avec
moi : on dort ensemble, il m'accompagne dans la voiture, parfois au travail ; il est
venu avec moi à la clinique, à l'épicerie, chez ma grand mère, chez mon père, chez
la manucure...
_ Nous, en moyenne, c'est trois heures sur Skype par jour (en soirée), sauf deux
138
jours par semaine, quand mes enfants sont là. Au cours de la journée, ce sont des
textos et des appels téléphoniques (2-5-10-15 ou 30 min, tout dépendant de ce
qu'on a à se dire).
_ L'ordinateur est ouvert. Des fois, on écoute un film chacun de son côté, mais on
est ensemble. »
Ces informations sur l’utilisation des TIC étayent la thèse du « polymédia »80 avancée
par Mirca Madianou et Daniel Miller (2013). On peut aussi parler d’une co-présence
« ambiante », soit d’une présence en ligne en continu, grâce à l’utilisation de ces technologies
(Madianou, 2016), laquelle donne l’impression d’avoir une vie familiale « normale ». Selon
Baldassar et al. (2016, p. 13), « These everyday practices of staying in touch create
meaningful relationships even when the content of the exchanges is not especially
meaningful. » Bien que les femmes de l’étude utilisent les technologies constamment pour
recréer un sentiment d’intimité avec leur conjoint, ces dernières ont opposé ce mode de
connectivité à ce qu’elle considéraient être une vie « normale », soit une vie établie sur la coprésence physique. Le mode conjugal « connecté » était vécu comme une phase temporaire,
alors que pour un bon nombre de familles transnationales, la séparation géographique peut être
relativement permanente.
Néanmoins, tout comme chez les familles transnationales, les communications entre
les partenaires étaient intenses et fréquentes et le choix du mode technologique variait selon le
contexte. Par exemple, si l’un des partenaires était au travail, le texto était le mode de
communication privilégié. Notons aussi que la majorité des femmes performaient souvent
leurs activités du quotidien, telles que de regarder un film ou de faire des achats variés, en coprésence virtuelle avec leur conjoint.
L’usage du téléphone
Le téléphone traditionnel est un moyen de communication qui semblait en déclin
d’utilisation chez les femmes de l’étude, probablement à cause du coût plus élevé des appels
80
Le concept de « polymedia », tel que développé par Madianou et Miller (2016) suggère que l’utilisation des
TIC se fait de façon intégrée par les individus ; les différents moyens de communication se complétant et
s’interchangeant selon l’objectif de la communication, l’état affectif des individus concernés, la charge
émotionnelle de la nouvelle à partager, l’heure de la journée, etc.
139
interurbains, en comparaison avec celui des technologies utilisant Internet. Ce mode de
communication demeurait tout de même le choix privilégié des femmes dont la relation à
distance datait d’environ une dizaine d’années. Le pays d’origine du conjoint et le fait qu’il
habitait en milieu urbain ou rural, étaient aussi des facteurs qui ont influencé le choix de ce
medium de communication. Par exemple, les femmes dont le conjoint était en Afrique de
l’Ouest avaient tendance à acheter des cartes d’appel, car la connexion Internet était mauvaise
et leurs conjoints allaient dans des cafés Internet pour communiquer avec elles, ce qui ne leur
permettait pas de faire preuve d’une grande intimité conjugale. Le téléphone leur permettait
ainsi d’avoir une plus grande flexibilité dans la communication et l’usage de cartes d’appel, un
meilleur tarif. Dans ces cas, c’étaient les femmes qui appelaient leur conjoint. Un scénario
similaire s’est présenté avec les femmes mariées à des hommes cubains, lesquelles
communiquaient surtout par messages textés. Toutefois, ce mode de communication s’est
avéré être très dispendieux, comme l’illustre bien Jessica : « Et l'endettement et tout ça :
j'évalue que, juste pour les communications pendant notre relations, ça devait être un 500-600
$ par mois. Il y en a qui paie des milliers de dollars. Nous, on était discipliné. Je ne parlais
jamais plus de 10-15 minutes ».
Les problèmes de communication et les stratégies de résolution de conflit
En plus du coût élevé de certains moyens de communication et des problèmes
technologiques qui peuvent survenir dans certaines régions du monde, certaines femmes ont
fait face à d’autres types de problèmes de communication relatifs, notamment, à la langue
parlée et comprise par les partenaires. C’est le cas de certaines femmes dont le conjoint est
hispanophone. Véronique, une femme qui a rencontré un homme cubain peu scolarisé, alors
qu’elle passait ses vacances dans un complexe hôtelier exprime bien ce point:
« On se parlait. En fait, c’était difficile, parce que lui, il ne parlait pas français et
moi, je ne parlais pas espagnol. Alors, ce n’était pas évident. Encore moins par
téléphone. Alors, on communiquait par texto, parce que lui, il a un ami qui est prof
de français et par écrit, il pouvait traduire. Et moi, s’il me le mettait par écrit, je
pouvais le passer par un traducteur et avoir une idée de ce qui en était. Lui, il
voulait entendre ma voix, mais ça revient cher payé pour entendre ma voix et ne
pas se comprendre. »
140
Dans d’autres cas, le décalage horaire était un problème. Par exemple, alors que son
conjoint était toujours en Ouganda, où il y a une différence de huit heures avec Montréal, Ève
soulevait que d’appeler son conjoint était difficile puisqu’elle ne savait jamais si elle allait le
déranger au milieu d’une activité. Notons cependant qu’Ève a habité avec son conjoint en
Ouganda pendant plusieurs années. Il est donc possible de supposer que de développer un
mode de vie conjugal en co-présence en ligne est plus aisé pour les femmes pour lesquelles ce
mode de vie constitue la réalité de leur relation depuis le début, que pour celles qui ont fait
l’expérience d’un quotidien ensemble. Par exemple, Simone, qui a rencontré son conjoint sur
un jeu de Poker en ligne soulevait comment certaines technologies de la communication telles
que Skype lui ont permis, au contraire, d’établir une meilleure communication et une gestion
des conflits plus efficace :
« J’aime voir comment on règle les conflits. On se parle énormément. Je vais peutêtre m’ennuyer de Skype parce que ça nous oblige à prendre ce temps pour nous
parler, ce qui est différent dans le quotidien ensemble. C’est aussi un avantage
d’avoir un temps précis où se parler à chaque jour. Ça oblige à prendre du recul
s’il y a un conflit : la journée passe et l’on se voit le soir, après avoir réfléchi. »
Pour plusieurs autres femmes, les modes de co-présence en ligne n’étaient soutenables
que sur le court terme, parce qu’ils étaient principalement basés sur la discussion. En effet,
Mélanie notait qu’à un moment donné, elle n’avait plus rien à dire à son conjoint. Elle fuyait
alors ses appels Skype pour ne pas avoir à montrer son ennui à son amoureux.
La vie en ligne et la vie hors ligne : co-gestion des modes de vie conjugale
Chez les femmes concernées, la vie en ligne faisait définitivement partie de leur vie
hors ligne. Parfois, la première en est même venue à constituer la majeure partie de cette vie
hors ligne, en terme du nombre d’heures passées en ce mode. Certaines femmes ont avoué
organiser leur vie (prise de rendez-vous, préparation des repas, sorties) en fonction de leurs
communications virtuelles avec leur conjoint. Cependant, ces femmes ont appris à gérer leur
vie en ligne et leur vie hors ligne, pour ne pas négliger les autres sphères, professionnelles,
familiales et sociales, de leur vie. En effet, l’intensité des communications avait tendance à
décliner légèrement quand les femmes avaient la garde d’enfants en bas âge mais, comme le
notait Simone et quelques autres femmes, il y avait des moments où elles ont eu l’impression
de négliger leurs responsabilités parentales au profit de leur relation amoureuse en ligne.
141
Ainsi, pour une grande partie des femmes, les vies en ligne et hors ligne se sont
graduellement entremêlées, complétées et chevauchées, comme l’illustre cette publication
d’une femme sur le groupe de soutien : « À 14:30, je changeais de vêtements, me coiffais,
appliquais du rouge à lèvre pour être belle. Mon fils me demandait : « Maman où tu vas » ?
« Nulle part, mon gars, seulement sur Skype… »
Les rituels du cycle de vie et l’annonce des nouvelles importantes
Dans son étude sur le deuil au sein des familles transnationales, Josiane Le Gall (2017)
a montré que la mort d’un être cher était l’un des moments où la distance entre les membres de
la famille occasionnait des coûts émotionnels importants. En effet, la co-présence physique
était privilégiée lors de ces situations de crise. Or, les déplacements transnationaux ne sont pas
toujours possibles pour les migrants, lesquels doivent avoir recours aux modes de co-présence
virtuelle pour compenser le manque physique. La mort éventuelle du conjoint n’a été
mentionnée que par Isabelle, une participante à l’étude mariée à un homme marocain. Or, pour
elle, c’était une préoccupation majeure, compte tenu que les corps sont enterrés dans les vingtquatre heures dans la foi musulmane. Isabelle craignait que la famille de son conjoint ne la
contacte pas assez rapidement s’il arrivait quelque chose à son mari.
Dans d’autres cas, la distance était aussi une source d’inconfort ou de quiproquo,
surtout lors de l’annonce de nouvelles importantes. Par exemple, Magda, alors basée en
Allemagne, a longtemps pondéré la manière dont elle allait annoncer à son conjoint qu’elle
était enceinte :
« J’allais voir mes parents et je me suis dis : «Je vais quand même le dire à mon
chum avant de le dire à mes parents». Donc, je l’ai appelé, mais je voulais lui
envoyer une surprise. J’avais fait des photos, découpé un cœur où je voulais
insérer la photo de l’échographie. Il fallait que je lui parle jeudi matin. Et lui, jeudi
matin, il voyageait. Il a dit : «Non, c’est trop tôt, je n’ai pas envie de me lever pour
te parler ». J’ai dit : « Je dois te parler, demain ». «Pourquoi? T’es enceinte ou
quoi?». Alors là, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je mens ou je le sors carrément?
J’ai respiré et j’ai dit : «Oui, je suis enceinte». Il a dit : «QUOI, de qui? » Là,
j’avais envie de passer par le téléphone et le gifler en personne. Je lui explique que
j’ai probablement amené ses petits amis dans l’avion. Là, il était sous le choc. Il ne
s’attendait vraiment pas à ça. Il était comme bête, mais ce n’était pas la joie à
laquelle tu t’attends quand tu annonces que tu es enceinte. Je lui fais quand même
142
mon dessin. Je lui envoie ça. On ne se parle pas jusqu’à lundi. Mais lundi, j’avais
la prochaine échographie et j’ai eu la confirmation qu’il y avait deux cœurs qui
battaient. Là, je l’appelle et je dis «Hey, comment ça va?» «Oui, ça va». J’ai dis :
«Tu te remets du choc? C’est parce que, je ne voulais pas en parler… » Il a dit :
«C’est des jumeaux». J’ai dit «Tu peux peut-être me laisser annoncer les
nouvelles! Oui, c’est des jumeaux». Il était vraiment sous le choc. Je pense qu’il
tremblait, mais je ne le voyais pas. Par téléphone, c’est plate81. »
Cet extrait très riche illustre bien les limites de la communication à distance. En effet,
le malentendu qui a émergé lors de l’annonce d’un évènement qui se voulait joyeux a poussé
Magda à vouloir dépasser les limites des moyens de communication à distance. Elle a souhaité
« passer par le téléphone et le gifler en personne ». Toutefois, cet extrait montre aussi que ces
limites possèdent le potentiel d’être compensées, en partie par la prise de rendez-vous
téléphoniques et l’envoi de matériel de soutien (le bricolage), lequel a servi d’objet de
réconfort par proxy (Baldassar, 2008). Ainsi, pour les rituels transnationaux tels que les
baptêmes ou les mariages, la co-présence physique était aussi préférée par les femmes. Dans
les cas où celle-ci n’était pas possible, la technologie qui permet de stimuler le plus de sens
était utilisée.
4.5.2. La normalisation de la distance ?
Suite à ces données, il est pertinent de se demander à quel point les couples qui vivent
séparés pour de longues périodes de temps ; pour qui la distance fait partie du mode
relationnel, normalisent ce mode de vie de couple. La majorité des femmes utilisaient les
technologies de la communication de façon extensive et « vivaient » pratiquement aux côtés
de leur conjoint de façon virtuelle. Et, bien qu’elles aient eu tendance à relativiser la
distance—plusieurs femmes ont souligné qu’elles s’y sont habituées—la co-présence virtuelle
n’était conçue que comme un mode de vie temporaire. Par exemple, pour Ève, « comme on a
passé beaucoup de temps séparé, je pense que ce n’est pas difficile pour nous d’avoir ce genre
de vie-là où l’on ne se voit pas souvent ». Toutefois, Magda, qui a passé neuf ans de sa
relation à distance, estimait qu’il doit y avoir des règles entre les partenaires, par rapport à la
chasteté, par exemple, pour qu’une relation à distance fonctionne dans le long terme.
81
Mot québécois qui signifie « ennuyant » ou gênant.
143
Ainsi, malgré les hauts et les bas occasionnés par la distance, les temps où le couple a
vécu séparé ne présentent pas que des points négatifs. Par exemple, selon Diane, le temps et la
distance qui les séparent de leur compagnon permettent aux femmes canadiennes de mieux
connaître leur amoureux avant de se lancer dans l’aventure conjugale en co-présence
physique, ce que Diane a qualifié de « vraie vie de couple ». Tel que développé plus tôt, les
participantes à la recherche soutiennent que la distance laisse davantage place à la discussion
car, « le temps passé ensemble à s'écouter et à se dire les vraies affaires » prend plus de place
dans leur couple que la sexualité. Effectivement, comme l’a noté Enriquez (1995, p. 29) :
« Pendant le temps où l’amour ne se confronte pas au sexuel, il peut grandir ». Selon l’auteur,
il s’effectue alors un processus d’idéalisation de l’autre : « son image envahit notre paysage ».
Grâce aux technologies de communication, c’est en continu que les femmes pouvaient voir le
visage de l’être aimé : à la maison, au travail, dans leurs déplacements (Madianou & Miller,
2013). Cependant, la « vraie vie de couple », pour ces femmes canadiennes, résidait dans une
vie commune partagée au quotidien ; un désir qui se trouvait être mis en relief par la distance,
par les défis liés à la communication virtuelle et par les contraintes à la mobilité de leur
partenaire non-canadien. Le désir d’une « normalité » conjugale a clairement émergé lors
d’une discussion sur le groupe de soutien. Cette normalité était alors associée à la proximité
des corps et au partage du quotidien, même des tâches les plus ingrates :
« _Avec la distance, qu'est-ce qui vous manque le plus de faire avec votre mari?
(À part l'amour) J
_ Il me manque terriblement aujourd'hui…Juste de me coller contre lui quand on
dort ; sa voix ; son souffle dans mon cou ; la vie avec lui au quotidien ; lui faire à
manger et le regarder me sourire...
_Tout, même nos engueulades. Aussi, juste d’avoir une vie plus dans la normalité :
écouter la télé la tête sur son épaule ; avoir son aide pour les trucs plus dur comme
de monter mon épicerie dans mon appartement, de déneiger mes foutues marches.
J'ai hâte de devoir ramasser ses traineries, même de laver ses bas sales. »
Dans cet extrait de discussion, le terme « juste » revient deux fois et, bien que cet
adverbe serve habituellement de diminutif, il signifie ici toute la distance qui sépare ces
femmes de leur amoureux. Ce « juste » correspond à des milliers de kilomètres, ce qui lui
confère une valeur émotionnelle importante. Il représente le coût émotionnel des relations à
distance, ainsi que tous les petits moments ou actions du quotidien qui sont souvent pris pour
acquis dans les couples, tels que de vaquer aux tâches quotidiennes ensemble ou de ne
144
« rien faire » ensemble. Ce « juste » représente la limite des technologies de la communication
pour ces couples transnationaux.
Conclusion
Dans ce chapitre, il a été question d’explorer le rapport à la distance, tel que vécu par
les femmes en couple binational de cette étude. Les différentes modalités du vécu de l’intimité
transnationale ont été investiguées, tant dans les moments de co-présence physique des époux,
soit lors des visites au conjoint, que dans les moments de co-présence en ligne, par
l’intermédiaire des technologies de la communication. Le cas spécifique des couples s’étant
rencontrés sur Internet a été utilisé comme modèle pour comprendre certaines dynamiques
propres aux relations à distance.
Dans un premier temps, les pratiques de mobilité des femmes en couple binational ont
été analysées. Que les voyages vers le pays d’origine et de résidence de leur conjoint ait servi
à confirmer leurs sentiments amoureux ou à nourrir la relation intime, qu’ils aient été de nature
liminale ou à la source d’une migration à long terme de la femme vers le pays du Sud de son
amoureux, les femmes impliquées dans des relations intimes binationales ont développé de
véritables régimes de mobilité amoureuse. Parfois, des stratégies ont été mises en œuvre pour
contourner les contraintes à la mobilité de leur conjoint, tels que de faire des voyages
ensemble dans un pays tiers ; alors que d’autres fois, elles ont établi des « règles » de mobilité
amoureuses qui régissaient la temporalité de leur relation à distance et la ponctuaient de
rencontres physiques. Enfin, différentes contraintes à la mobilité ont souvent obligé ces
femmes à vivre leur relation intime à travers les technologies de la communication maintenant
disponibles globalement.
John Urry (2002, 2003) englobe l’usage des TIC dans sa définition de la mobilité.
Dans cette perspective, les femmes de l’étude peuvent être considérées comme des individus
hyper-mobiles et leur mobilité, comme une mobilité amoureuse, que cette dernière soit
composée principalement de déplacements géographiques ou en ligne. Le nombre de voyages
amoureux qu’elles effectuent dépend de la motilité de chacune, laquelle fluctue selon leur
classe sociale, leur statut socio-professionnel, leur âge et leur situation familiale. Néanmoins,
145
le concept de « globalization from within », proposé par Ulrich Beck (2008) pour décrire l’état
de
« cosmopolitisation »
des
individus
dans
nos
sociétés
globalisées,
s’applique
particulièrement bien aux femmes de l’étude et à leur conjoints, lesquels intègrent, grâce à leur
expérience de couple binational, la globalisation dans la sphère de leur intimité, dans leur
quotidien.
Dans un second temps, le mode de vie intime à distance « connecté » a été exploré. Il a
émergé de cette section que les technologies de la communication variées ont facilité les
rapports entre les conjoints lors des moments où la relation se poursuivait à distance.
Cependant, malgré la diversité des technologies disponibles aujourd’hui, plusieurs défis ont
persisté au niveau de la communication entre les partenaires, certains pratiques et matériels,
comme le coût élevé des communications par téléphone ; d’autres, liés aux limites
relationnelles et sensuelles de ces technologies. En effet, même si plusieurs études sur les
familles transnationales ont indiqué qu’une certaines « normalité » familiale peut être atteinte
grâce aux TIC (Baldassar et al., 2016; Nedelcu, 2012), les femmes de cette étude se sont
montrées généralement insatisfaites de l’intimité conjugale qu’offraient ces technologies. La
co-présence physique continue et le partage du quotidien, avec tout ce que cela implique en
terme de tâches ménagères et de discordes potentielles entre les époux, étaient perçus comme
préférables à l’intimité en ligne, même si cette dernière est axée sur la discussion entre les
partenaires, un avantage relevé par plusieurs femmes. D’ailleurs, le mode de vie conjugal
« connecté » n’est envisageable, pour ces femmes, que dans la mesure où il est temporaire.
L’espoir d’une normalité conjugale réside ainsi dans le succès du processus d’immigration au
Canada du conjoint de ces femmes, processus appelé le « parrainage du conjoint », lequel sera
exploré en détails dans les deux prochains chapitres.
146
Chapitre
5.
L’expérience
vécue
du
processus
de
parrainage du conjoint : un investissement en temps,
argent, énergie et émotions
« For those granted a head start simply because they were born into a flourishing
political community, it may be difficult to appreciate the extent to which others are
disadvantaged due to the lottery of birthright » (Shachar, 2009, p. 3).
« Ayant travaillé plus de 25 ans dans le domaine, je note qu’il y a une différence
marquée entre une demande d’immigration, quelle qu’elle soit, par rapport à une
demande de parrainage et résidence permanente entre conjoints.
Mon interprétation est la suivante : un candidat à l’immigration à l’extérieur du
Canada qui demande la résidence permanente et désire venir s’installer au Canada
ou celui déjà ici avec un visa temporaire qui fait une demande de résidence
permanente, espère que sa demande sera considérée, mais n’est jamais certain
qu’elle le sera tant qu’il n’a pas l’acceptation en mains. Généralement, il
travaillera son dossier (expérience, éducation, langues) comme s’il désirait obtenir
un diplôme ou un bon emploi. S’il est accepté, il voit généralement son
acceptation comme un privilège. Par contre, un candidat à l’immigration qui
présente sa demande de résidence permanente en tant que parrainé(e) implique
nécessairement qu’il soit en relation amoureuse avec un citoyen canadien ou
résident permanent. Puisque l’une des deux parties a déjà un statut au Canada, le
couple part souvent du principe que c’est un droit de recevoir l’immigration pour
son conjoint. La raison première du déménagement au Canada n’est-elle pas de
rejoindre le conjoint? Comment se peut-il qu’un gouvernement décide pour moi
avec qui je veux vivre au Canada? Dès le départ, l’émotivité prend souvent le
dessus sur la rationalité de la procédure. Cette fausse prémisse nuit souvent à la
bonne marche du dossier car les parties à la demande n’y mettront pas les énergies
nécessaires pour convaincre l’officier d’immigration d’une union véritable et
authentique. Tout comme le dossier d’un travailleur étranger demandant la
résidence permanente, le dossier de parrainage doit être travaillé. Ici l’expérience
de travail, l’éducation et les langues parlées nous importent peu, par contre, les
preuves de « bonne foi » de cette relation deviennent extrêmement importantes.
Nous avons vu, durant les dernières années, une augmentation des formulaires et
des démarches qui sont de plus en plus lourdes et de plus en plus exigeantes,
rendant de plus en plus difficile le traitement des demandes de parrainage qui ne
sont pas particulièrement étoffées. En conclusion, une demande de parrainage ne
se traite pas comme une demande d’immigration régulière et exige un doigté
particulier afin que les parties à la demande comprennent qu’il faut un petit peu
plus que l’amour ou un certificat de mariage pour être réunis au Canada… »
(Conseillère à l’immigration, courriel envoyé en avril 2015, après avoir fait
l’entretien).
Introduction
Après avoir exploré les modalités de la rencontre amoureuse et du développement de la
relation intime chez certains types de couples binationaux, cette section se penche sur
l’expérience vécue du processus de réunification conjugale. Pour les femmes interrogées, que
la relation soit déjà bien entamée ou qu’elle en soit encore aux premiers balbutiements, il est
important que les partenaires vivent ensemble ou, au moins, qu’ils puissent se voir
régulièrement sans avoir à prendre un avion. Selon elles, la proximité géographique est
nécessaire pour « laisser une chance à la relation », pour « tester » la compatibilité des
partenaires amoureux et la durabilité du couple. Pour les couples binationaux, la question du
pays de résidence se pose donc rapidement dans le développement de la relation intime.
Tous les couples ne souhaitent pas s’établir d’emblée au Canada. Parfois, le pays du
conjoint a été privilégié, surtout quand la rencontre amoureuse s’est faite sur place. Par
exemple, bien que la question de déménager le foyer familial au Canada se soit posée pour
Sandra, après huit ans de vie commune au Niger et quatre enfants ensemble, le couple n’était
pas prêt à entamer les démarches migratoires. Cependant, comme mentionné dans le chapitre
3, pour plusieurs autres couples qui s’étaient installés dans un pays du Sud, la maladie, la
poursuite d’études supérieures, le manque d’opportunités professionnelles ou encore des
questions relatives à la grossesse et aux enfants, constituent autant de facteurs qui ont incité les
couples à prendre la décision de poursuivre leur relation ensemble au Canada.
Dans un seul des cas rencontrés, c’est le conjoint de la femme canadienne qui ne
souhaitait pas s’établir au Canada. Alors, les partenaires ont entamé des négociations qui se
sont étalées sur des années et qui se sont conclues par une relation à distance pour une durée
indéterminée et par une famille divisée par des choix géographiques et idéologiques
divergents82. Néanmoins, pour une majorité des femmes, le Canada s’est imposé comme le
82
C’est le cas de Christine, qui est rentrée au Canada sans son mari, mais avec ses deux enfants, après beaucoup
de tergiversations quant au choix du lieu de résidence de la famille. Depuis trois ans, la vie familiale est vécue de
façon transnationale, entre le Canada et le Guatemala.
148
premier choix résidentiel du couple à long terme, surtout si ces dernières avaient déjà des
enfants issus d’une première union.
Puisqu’il est difficile, voire impossible pour le partenaire originaire d’un pays du Sud
d’obtenir un visa de visiteur au Canada ou un permis de résident permanent en tant que
« travailleur qualifié », le processus gouvernemental de réunification conjugale devient alors
l’option qui présente le plus de chances de succès pour la fondation d’un foyer conjugal au
Canada. Or, la réunification conjugale n’est pas qu’une simple formalité. Au contraire, c’est
un processus qui exige un investissement important de la part du partenaire canadien, lequel
devient le « parrain » de son époux non-canadien pendant toute la durée du processus
d’immigration, ainsi que durant les trois années qui suivent l’arrivée au Canada de ce dernier,
advenant que le dossier soit accepté par les autorités canadiennes et le visa de résident
permanent octroyé. Comme le montre l’extrait cité ci-haut issu d’une correspondance avec une
conseillère en immigration travaillant dans le domaine depuis vingt-cinq ans, l’immigration du
conjoint non-canadien au Canada est souvent conçue comme un droit pour les époux
concernés. Toutefois, à travers toutes les étapes à franchir et les procédures à compléter, le
processus de parrainage rappelle constamment aux « parrains » que ce n’est pas le cas. Ces
derniers doivent « travailler » dur pour que leur conjoint puisse les rejoindre au Canada.
Dans ce chapitre, il sera question d’explorer l’expérience vécue du processus de
parrainage du conjoint, de la perspective des femmes canadiennes en question. En effet,
puisque ce sont ces femmes qui sont désignées comme parrains et qui ont signé le contrat de
parrainage avec le gouvernement canadien, dans la majorité des cas, elles ont aussi pris en
charge tout le processus administratif lié à l’immigration de leur conjoint. Ce sont elles qui ont
payé les frais relatifs à la demande, qui ont remplit la paperasse, qui ont fait les suivis de
dossier, etc. Ainsi, la première partie de ce chapitre détaillera l’expérience de la lourdeur
administrative liée au processus de parrainage du conjoint, ce que nous appelons les récits de
détermination. Il s’agira de comprendre comment des procédures de réunification conjugale
multiples, complexes et longues contribuent à créer une obsession administrative chez les
femmes concernées, tout en agissant comme moyens d’intimidation à leur égard. En effet, ces
149
dernières ont examiné, travaillé et questionné chaque détail de leur dossier et, par le fait
même, de leur relation intime, tant dans la forme que dans le contenu83.
Dans un second temps, les coûts émotionnels relatifs au processus de réunification
conjugale seront explorés. Dans cette section, les émotions seront appréhendées
principalement à travers une « ethnographie de l’attente » (Auyero, 2011; Kobelinsky, 2010;
Reed, 2011). En effet, l’attente, dans le cas des femmes canadiennes qui parrainent leur
conjoint non-canadien, est à la fois une période de productivité axée principalement sur le
parrainage et un état passif. Elle est subie ; c’est une contrainte qui n’est pas la bienvenue car
le sujet se voit forcé de mettre sa vie sur « pause » tant qu’une décision n’est pas rendue.
L’attente génère aussi toute une gamme d’émotions chez les femmes parrains. Cette
composante émotionnelle de l’expérience administrative contribue elle-aussi à la surenchère
de la relation conjugale binationale, par ces femmes amoureuses. En effet, les femmes
s’investissent à un tel point dans le processus, tant au niveau financier, qu’en énergie, en
temps et en émotions, que le projet de parrainage de leur conjoint devient central dans leur vie,
souvent au dépens d’autres sphères de leur vie sociale, professionnelle ou familiale.
Dans la dernière partie de ce chapitre, il sera question de comprendre comment cette
pression administrative et émotionnelle exercée par l’appareil bureaucratique sur les femmes
parrains se traduit au niveau de la conception du couple. Dans cette partie, le rôle normatif
qu’exerce le groupe de soutien aux femmes qui parrainent un conjoint non-canadien sera
particulièrement saillant.
5.1. Des récits de détermination
« C’était mon emploi à plein temps ! En terme de degré de difficulté, je n’ai jamais
réussi à faire autant que j’ai fait à ce moment là ! Donner un passeport canadien
sur un plateau d’argent, pour moi, c’est quelque chose de gros. En tout cas, pour
moi, ça a une grande valeur » (Johanne).
83
L’histoire amoureuse du couple prend alors une forme « propre », documentée et éditée en fonction des
attentes des agents d’immigration, ce qui fera l’objet du chapitre 6.
150
« Les papiers et toutes les démarches pour la citoyenneté et le travail pour mon
mari sont probablement ce qui nous fait le plus peur quant à un éventuel retour au
Canada. Nous savons que ce n'est pas simple. Plusieurs amis nous ont raconté
leurs histoires, et puis ça n'est pas toujours rose! » (Sandra).
Comme l’illustrent ces deux extraits, faire une demande pour qu’une personne noncanadienne puisse être réunie avec son conjoint au Canada est un processus complexe qui
dissuade plusieurs couples. En effet, le processus de parrainage d’un conjoint non-canadien est
une entreprise qui requière un engagement important de la part du parrain canadien.
Premièrement, les parrains doivent débourser environ 1500$CAN par demande, sans compter
toutes les autres dépenses afférentes, telles que le coût des documents médicaux et légaux à
fournir, et celles liées au maintien de la relation intime à distance : les frais de voyage, de
communication, les transferts d’argent et l’envoi de cadeaux.
Deuxièmement, les démarches demandent un investissement substantiel en temps et en
énergie. En effet, le traitement du dossier peut prendre jusqu’à douze mois et plus encore si la
demande est refusée et que les époux décident de poursuivre les démarches en faisant appel de
la décision—un processus qui prend en moyenne un autre douze mois—ou en recommençant
dès le début une autre demande de parrainage84. Cette période de temps où le dossier est sous
évaluation ne tient pas compte du temps passé par le parrain à monter le dossier : remplir les
nombreux formulaires ; obtenir les documents légaux et médicaux; faire l’inventaire et
organiser les preuves que l’objectif principal de la relation est bien la formation d’un foyer
conjugal et non l’immigration au Canada ; et enfin, faire les suivis auprès des instances
gouvernementales et des autres institutions ou particuliers impliqués de près ou de loin dans la
demande d’immigration du conjoint.
5.1.1. Les risques
S’engager à parrainer son conjoint n’est pas une entreprise exempte de risques. Depuis
quelques années, de plus en plus d’informations circulent sur ce qui a été qualifié de « fraude »
84
Il est possible de faire plusieurs demandes de réunification conjugale pour le même conjoint dans l’instance où
une demande a été refusée, mais le couple doit apporter des preuves supplémentaires confirmant l’« authenticité »
de la relation conjugale, un point qui sera examiné dans le prochain chapitre.
151
dans des cas d’immigration à caractère conjugal. Comme mentionné, le gouvernement
canadien a lancé une campagne de sensibilisation très graphique en 2012, dans laquelle trois
citoyens canadiens racontaient leur expérience en tant que victimes de la « fraude amoureuse »
d’un individu malintentionné85. Selon les interviewés, leur conjoint non-canadien les auraient
« utilisés » dans le but unique d’obtenir un visa pour le Canada. Dans leurs récits, ces
individus canadiens lésés mettaient l’emphase sur les coûts émotionnels et financiers encourus
par leur réunification conjugale ratée.
La médiatisation d’une vision peu nuancée et moralisatrice des couples binationaux,
perspective qui comporte souvent une portée sensationnaliste (voir Blondin-Gravel (2014)
pour les effets affectifs des « spectacles médiatiques d’immigration »), fait en sorte que les
femmes canadiennes interrogées dans cette étude étaient bien conscientes des risques,
potentiels ou réels, liés au parrainage de leur conjoint. Katharine Charsley, une anthropologue
britannique ayant documenté le phénomène de la migration par le mariage au sein de la
communauté pakistanaise en Angleterre, soulignait elle-aussi les risques liés à la formation de
tels couples transnationaux et à l’immigration du partenaire pakistanais (Charsley, 2007). Or,
ces risques—mariage pour le visa, violence conjugale, divorce, mésentente entre les
partenaires—étaient amenuisés par la pratique du mariage entre cousins, dans le cadre de
laquelle la famille élargie agissait en tant que modérateur et médiateur en cas d’abus de la part
d’un des époux. Dans le cas des couples dont il est question ici, les familles des époux ne se
connaissaient pas préalablement à la mise en couple et ne parlaient souvent pas la même
langue. Ces conditions font en sorte qu’il est difficile pour les familles de se concerter ou
d’intervenir en cas de conflit entre les époux ou agir à titre d’inhibiteurs de la « fraude
conjugale ». De plus, parce qu’elles ont fait un choix conjugal non-normatif, ces femmes
canadiennes étaient souvent stigmatisées au sein même de leur famille. Plusieurs se sont
retrouvées dans une position de vulnérabilité dans les cas où la relation est devenue houleuse
ou dans les cas de divorce. Ainsi, plusieurs femmes de l’étude appréhendaient, avant même
l’arrivée de leur conjoint, les réactions de leur entourage en cas d’échec de la relation. La peur
85
Tous les partenaires non-canadiens des personnes interviewées étaient originaires d’un pays du Sud. Dans l’un
des trois cas, la nationalité cubaine était même spécifiquement citée.
152
de devoir faire face à des « nous te l’avions bien dit » condescendants de la part de leurs amis
et parents a accentué davantage leur isolement durant et après le processus de parrainage.
Au Canada, le contrat de parrainage qui lie le parrain avec le gouvernement du Canada
ajoute un risque supplémentaire pour les parrains. En effet, ces derniers doivent subvenir aux
besoins de leur conjoint parrainé pour une période de trois ans suivant son arrivée au Canada.
Cela implique que, dans le cas où la relation ne fonctionne pas—si les époux se séparent ou
divorcent—le parrain est toujours responsable financièrement de son ex-conjoint. Jessica, qui
est tombée amoureuse d’un homme cubain et qui a décidé de le parrainer lors de son
quatrième court voyage à Cuba, dans le but de laisser une chance à la relation de se développer
« normalement », a bien réfléchi aux risques que comportait un tel engagement :
« J : Je me rappelle avoir eu cette discussion-là avec mon père et ma mère, parce
que ma mère avait appelé mon père en panique. Je leur avais dit : ‘Écoutez, je
pense que je suis une fille assez intelligente. Je suis consciente des risques. J'ai
évalué les risques et j'ai aussi fait un questionnement assez sérieux par rapport à
ma capacité d'amener quelqu'un ici, puis de l'accompagner là-dedans’.
K : Financièrement ?
J : Financièrement oui, mais surtout émotionnellement, de donner le support. Je
savais que ça allait être difficile. Puis aussi, sur sa capacité à lui…Même si j'étais
en amour, je n'aurais pas parrainé quelqu'un que je ne sentais pas prêt à
immigrer. Financièrement, c'est très difficile, mais j'étais pas mal certaine, à ce
moment-là, que si ça ne marchait pas entre nous deux, c'est parce qu'on n’était pas
compatibles. J'étais pas mal confiante que, malgré le fait qu'il voulait partir de
Cuba, il y avait des sentiments. Il était honnête dans la démarche. »
Dans cet extrait, les risques financiers et émotionnels liés au parrainage d’un conjoint
sont exposés clairement et font l’objet d’une réflexion soutenue et discutée avec la famille. Un
autre risque qu’a soulevé Jessica est la possibilité que la relation ne fonctionne pas une fois
son conjoint non-canadien arrivé au Canada. Enfin, dans l’extrait, elle a souligné le risque de
« fraude amoureuse », tout en en rejetant la possibilité dans le cas de son couple. En effet, tout
au long du processus de parrainage et même après l’arrivée de leur conjoint, une majorité de
femmes a questionné la sincérité des sentiments de leur conjoint non-canadien. Ce risque
semble être le plus important aux yeux des femmes. Par exemple, l’administratrice du groupe
de soutien qui, depuis huit ans, a suivi les histoires de centaines de femmes parrains, a été
témoin de quelques cas où des femmes ont annulé leur parrainage à la toute dernière minute,
153
alors que leur conjoint allait recevoir son visa, parce qu’elles avaient trop de doutes sur ses
intentions.
5.1.2. « C’est un travail à temps plein »
Quand j’ai rencontré Isabelle, elle était en train de monter le dossier de parrainage de
son mari marocain pour la seconde fois. Sa première demande avait été refusée pour cause de
« mariage non-authentique ». Isabelle a donc décidé de refaire une demande de réunification
conjugale avec son conjoint, mais en étoffant davantage son dossier :
« Je trouve ça vraiment dur, le parrainage. Cette année a été rough. Je ne pense
qu’à ça : les documents, les étapes. Ça ne paraît pas, mais un dossier de
parrainage, c’est un minimum deux mois de travail. C’est du quarante heures par
semaines, des papiers, des ci, des ça et des preuves. Moi, le dernier album de
photos, je n’ai pas mis une tonne de photos dedans, mais j’ai fait comme un livre.
Là, je vais en refaire un autre avec toutes les photos Skype et les photos Facetime
qu’on a faites. »
Comme le montre cet extrait d’entretien, la période de temps où les femmes parrains
« travaillent » sur leur dossier de parrainage représente un investissement en énergie
important. C’est l’équivalent d’un emploi à temps plein. L’extrait suivant, issu d’une
intervention de Simone sur le forum du groupe de soutien en ligne, témoigne aussi de
l’ampleur de la tâche, ainsi que du stress généré par l’élaboration d’un dossier de parrainage :
« Les filles, j'ai un coup de « down » depuis que je suis revenue. Ça ne fait même
pas une semaine et je suis encore en état de choc de la séparation :( Je me suis
donc dit que j’allais travailler sur le dossier pour le terminer au plus vite, mais je
suis découragée. J'ai trop de matériel à trier, chercher, downloader et choisir : j'ai
plus de 10 000 photos, 10 000 pages de FB, 1 800 pages de textos, 600 pages de
log de Skype ; j'ai des preuves pour huit voyages (au moins 100 ou 200 documents,
si l’on compte tous les petits reçus que je n’ai pas fini de scanner) en plus, je dois
faire l'inventaire des cadeaux reçus/envoyés et des lettres et sortir tous mes
comptes pour les appels depuis 2012. Mais le plus décourageant, c'est Facebook.
Je pense que j'en ai pour une semaine à essayer de mettre en ordre tout ce que j'ai
téléchargé. Il me reste aussi à courir après les lettres que ma famille doit me faire
et terminer ma lettre de présentation. Bref, je me sens un peu dépassée et je n'ai
même pas commencé à remplir les formulaires! Et j'ai peur d'oublier quelque
chose ! Franchement, je vais tout fermer pour ce soir parce que là, j'ai juste envie
de pleurer de découragement. Tu sais, quand tu veux que tout soit parfait pour ton
dossier, mais c'est tellement de travail. »
154
Le témoignage de Simone illustre bien la lourdeur du processus de parrainage du
conjoint. L’utilisation en continu des différentes technologies de la communication avec leur
conjoint a constitué un défi supplémentaire pour ces femmes qui se sont retrouvées face à une
quantité incommensurable de « preuves » de l’existence « réelle » et « sincère » d’une intimité
conjugale entre elles et leurs partenaires. Toutes les discussions sur Internet, les messages
textes envoyés au quotidien, les « logs » sur les applications de communication vocale et
visuelle telles que Skype étaient comptabilisés et ajoutés au dossier. Plusieurs dossiers de
parrainage sont devenus des registres monstrueux comprenant parfois des milliers de pages de
conversation, de photos et de lettres détaillant chacune des rencontres physiques entre les
amants, leur mariage, leurs voyages, leur intimité au quotidien. Dans un contexte où les
femmes partagent et font circuler de l’information, des conseils, ainsi que leurs propres
expériences du processus de parrainage (y compris leurs expériences de refus), ces dossiers
aux proportions gigantesques semblent devenir la norme plutôt que l’exception auprès des
femmes parrains.
Ainsi, les femmes ont investi beaucoup d’énergie et de temps dans l’élaboration du
dossier de parrainage de leur conjoint non-canadien. Cet investissement a contribué à
augmenter la « valeur », émotionnelle et symbolique, attribuée à la citoyenneté canadienne par
ces femmes, comme le mentionnait Johanne dans l’extrait d’entretien cité en début de section.
Or, l’accroissement de la valeur symbolique accordée au visa canadien a ajouté une pression
supplémentaire sur ces femmes qui, du coup, se sont senties dans l’obligation de produire un
dossier « parfait ».
Formalités, contrats et signatures : monter un dossier plus-que-parfait
« C’est interminable ! Les frères et sœurs, les neveux, ça n’en finit plus. Et moi
j’avais inscrit l’enfant et je lui ai demandé : « C’est bien le fils de ton frère ? »
Parce que je l’ai mis là, dans la case… Et c’est tellement important, parce que
c’est ça qui va te permettre d’avoir un passeport. Et ce sont des serments solennels,
tu jures…Pour moi, il fallait que tout soit en règle. Je tremblais à chaque lettre que
j’écrivais là-dessus. Et les signatures… » (Johanne).
Comme l’illustre cette citation tirée de l’entretien avec Johanne, pour les femmes qui
ont entrepris de parrainer leur conjoint, l’ampleur de la tâche administrative mais surtout, sa
155
composante protocolaire, a ajouté une certaine intensité à la procédure. La formalité des
documents a créé une pression sur la performance administrative des femmes, comme si leur
propre citoyenneté était en jeu : « So then, we applied and I was very intense about getting
everything perfectly perfect on this application » (Cynthia).
Les composantes contractuelle et formelle du processus de parrainage ont aussi agi
comme un moyen d’intimidation des femmes parrains. En effet, ces documents officiels
mettent de l’avant la responsabilité civile du parrain dans ce processus d’immigration, au
dépend de la relation conjugale elle-même. En remplissant les formulaires, les femmes
parrains se trouvaient constamment confrontées aux risques liés au parrainage de
l’immigration de cet homme « étranger » avec qui elles étaient mariées. Ces procédures ont
ainsi fait émerger des contradictions entre les sentiments que les femmes éprouvaient pour leur
partenaire et leur responsabilité en tant que citoyennes canadienne, entre leur désir de fonder
un foyer conjugal au Canada et la pression légale et financière qui les liaient, dans le cas où la
relation ne fonctionnerait pas.
5.1.3. La complexité des procédures : les « Douze travaux d’Astérix »
« C’est compliqué d’aimer une personne qui semble être un extraterrestre pour
Immigration Canada » (Publication d’une femme sur le groupe de soutien au
parrainage).
La complexité du processus de parrainage du conjoint est aussi un thème récurrent
dans les récits des femmes parrains. En effet, plusieurs femmes ont comparé, explicitement ou
implicitement, le processus de réunification conjugale aux « Douze travaux d’Astérix ». Cette
référence, issue de la culture populaire—un film d’animation de Goscinny and Uderzo
(1976)—raconte l’aventure d’Astérix et d’Obélix au sein de la bureaucratie romaine. Dans cet
épisode, les protagonistes doivent récupérer un certain laisser-passer des mains de
bureaucrates qui ne cessent de les référer à d’autres départements, tous plus incompétents et
contradictoires les uns que les autres. Tout comme Astérix et Obélix ou encore, comme le
protagoniste K., héros du livre « Le château » de Frantz Kafka (1938), les femmes qui ont
initié un parrainage dépeignaient les procédures administratives d’Immigration Canada
comme une épreuve complexe et « essoufflante », un dédale aux directives contradictoires ou
156
carrément fausses, une série de culs-de-sac dont elles devaient trouver elles-mêmes l’issue.
Cet extrait d’une publication tirée du forum du groupe de soutien aux femmes parrains illustre
bien le sentiment de confusion qui émerge souvent de l’expérience bureaucratique des
femmes:
« Immigration Canada va me rendre dingue. Je leur ai envoyé un courriel pour leur
demander des nouvelles sur notre dossier et on me répond que j'ai trente jours pour
remettre les documents suivants: payer les frais de résidence permanente; un autre
type de certificat de police; les quatre photos et la déclaration comme quoi le fils
de mon mari doit être exclu de la visite médicale puisqu'il n'accompagne pas mon
mari au Canada. Mais, j'ai déjà payé les frais et remis la déclaration. Je viens de
leur répondre en joignant les deux preuves. Ils sont vraiment cons. Comment
j'aurais pu le savoir si je ne leur avais pas envoyé un email cette semaine ? »
Ève, une femme qui a parrainé son conjoint Ougandais, a décrit la bureaucratie
d’Immigration Canada comme une instance sans visage et impersonnelle, une infrastructure
qui ne s’intéresse pas aux cas vécus des êtres humains dont elle traite les dossiers86. Selon elle,
le temps ne compte pas pour ce type de machinerie étatique, ce qui entrait en conflit avec son
expérience vécue du processus, expérience très chargée émotionnellement pour la majorité des
femmes parce qu’elles attendent avec impatience le traitement de leur dossier et l’arrivée de
leur conjoint:
« Là, nous étions en 2012. Ça prend deux ans juste pour le processing. C’est un
bureau à Nairobi au Kenya qui regarde ces papiers-là. Tu n’as même pas le droit
de les contacter avant deux ans, parce qu’ils disent qu’il faut attendre un premier
deux ans. Après deux ans, tu peux demander. Mais moi, je ne voulais pas attendre.
Et je trouvais que ça n’avait juste pas de bon sens, d’attendre deux ans. Et je
connais la bureaucratie là-bas. Je faisais juste imaginer les papiers dans une pile,
dans une boîte perdue quelque part et là, il y aurait une infiltration d’eau et tout
serait perdu et il faudrait recommencer. C’est comme ça! »
La description que fait Ève de la bureaucratie liée à sa demande de réunification
conjugale est nourrie par un imaginaire à la fois populaire et culturaliste. Or, plusieurs femmes
ont vécu des expériences qui se rapprochent de cette conception du système bureaucratique.
En effet, le dossier d’Ève a été traité rapidement parce qu’elle a refusé de se soumettre aux
aléas du processus administratif et qu’elle a demandé le soutien de l’élu politique de son
86
La description que fait Ève de la bureaucratie correspond à celle de Max Weber.
157
comté au Canada. En revanche, plusieurs femmes n’ont pas eu cette chance et leur dossier, ou
des éléments de leur dossier, ont été égarés en cours de route, ce qui a prolongé des délais de
traitement déjà importants. C’est le cas du dossier de Rita, pour qui les délais et les erreurs de
la part des fonctionnaires canadiens se sont accumulés. Voici l’une de ses publications sur le
forum du groupe de soutien, celle-ci écrite en style télégraphique pour exprimer toute sa
frustration par rapport au processus de parrainage et à l’incompétence des agents qui traitent
les dossiers :
« J'ai demandé les notes de l'agente le 22 juin. Aucune nouvelle (ils ont 30 jours
pour les envoyer). Reçu l’email hier : ils avaient égaré la demande et présentement
il la traite en priorité (on verra c'est combien de temps leur priorité). Question : On
nous niaise ou non? Plus ils attendent, plus on perd du temps. Vraiment écœurée ».
La complexité du processus administratif de réunification conjugale n’est pas qu’une
interprétation de la part de femmes dont les émotions sont à fleur de peau parce qu’elles
attendent l’arrivée d’un être cher. Des mesures concrètes ont été mises en place pour rendre ce
processus difficile d’accès pour la majorité des couples binationaux, comme l’expliquait une
conseillère en immigration :
« C.I. : Je vous dirais que, ce qui a changé le plus, c'est le nombre de formulaire.
C'est compliqué c’est fou.
K : Ça a augmenté depuis 2011 ?
C.I. : Oui, je pense que ça a doublé ou triplé. Et l'autre chose aussi, c'est qu'ils ont
pris la manie de changer les formulaires à peu près aux deux mois. Alors, si vous
avez un client qui est au Vietnam, vous envoyez le formulaire, le temps qu'il se
vire de bord, qu'il le signe et qu'il vous le retourne, le formulaire a changé. Ce qui
arrive c'est que, si vous ne regardez pas avant d'envoyer le dossier, la journée où
vous envoyez le dossier, si le petit chiffre en bas à gauche a changé sur le
formulaire, c'est-à-dire la date, si vous envoyez le dossier comme ça à
Mississauga, ils le retournent au complet. Alors vous venez de perdre deux mois et
demi. Essayez d'expliquer ça à votre client. »
Ces pratiques administratives accentuent les sentiments d’impuissance et de frustration
des femmes qui attendent leur époux et dont la vie est mise sur « pause » pendant toute la
durée du processus de réunification conjugale. Les difficultés rencontrées dans la traversée de
cette « course à obstacles », comme le disait Johanne, impliquent donc aussi des coûts
émotionnels et psychologiques importants pour ces femmes, comme nous le verrons dans la
prochaine section.
158
5.2. L’attente et les coûts émotionnels du processus de parrainage
« C’est ultra stressant, le parrainage. Moi, quelqu’un me demande ce que je retiens
le plus du parrainage : le stress! » (Mélanie).
Dans le champ d’étude de la mobilité et de la migration, l’expérience du processus
migratoire, vécue par des personnes non-migrantes a rarement été analysée. Or, cette
expérience n’en est pas moins riche en émotions. L’anthropologue Alice Eliott (2015) a
détaillé l’expérience vécue des femmes marocaines « laissées derrières » par leurs époux qui
ont migré en Europe. Ces femmes vivaient dans l’attente de leur propre réunification
conjugale avec leur époux dans le pays d’accueil de ce dernier ou d’un retour de leur époux au
Maroc. Eliott a remarqué que cette attente n’était pas exempte d’un certain sentiment
d’urgence : tant que le couple n’était pas réuni, la vie « normale » ne pouvait pas commencer
(p. 7 ; voir aussi le cas des demandeurs d’asile en attente d’une décision; Kobelinsky, 2010).
Ainsi, les femmes retenaient leur souffle lors de cette période d’entre-deux, que l’on pourrait
qualifier de « liminale » parce que leurs statuts et leurs rôles sociaux—de femme mariée, de
mère de famille, de professionnelle—étaient suspendus par cette attente : « [W]aiting for
migration becomes for these women more than mere waiting for transnational movement.
Rather, it involves the expectation for a normal life (hayat ‘adia) to finally begin, and for a
real woman (mra dyal bassah) to finally emerge from it » (Elliot, 2015, p. 4). Dans le cas des
femmes canadiennes en couples binationaux, l’attente des résultats du processus de parrainage
a amené le sentiment d’être en « stand-by », comme le soulignait Isabelle ; de ne pouvoir rien
accomplir d’autre « en attendant », puisque leurs plans de vie future87 dépendaient largement
du résultat final des démarches administratives entreprises, soit de l’arrivée ou non de leur
mari au Canada.
5.2.1. La texture de l’attente durant le processus de réunification conjugale
Pour les femmes de l’étude, l’expérience de l’attente de leur conjoint ne coïncidait pas
nécessairement avec le début des démarches administratives de réunification conjugale. Pour
87
Voir aussi l’étude de Turnbull (2016) sur les migrants « illégaux » détenus en Angleterre.
159
celles qui ont vécu une grande partie de leur vie conjugale à distance, le manque de l’autre88,
les désirs inassouvis et le sentiment de perte (Alberoni, 1981), étaient présents dès les débuts
de la relation intime. Cependant, le moment où les femmes ont entrepris des démarches pour
concrétiser l’immigration de leur conjoint—et, par le fait même, pour permettre au couple de
vivre une vie conjugale au quotidien, sous le même toit—marque une transformation dans la
texture de l’attente. L’expérience vécue de l’attente et la gamme d’émotion qui la caractérise,
devient qualitativement différente lorsque les époux prennent la décision de vivre ensemble au
Canada. En effet, à partir de ce moment décisif, les femmes canadiennes cessent de concevoir
leur époux comme quelqu’un qui vit au loin et qu’elles retrouvent périodiquement—dans ce
cas, la distance fait partie de la relation ; elle est normalisée. Elles commencent plutôt à
envisager ce dernier comme quelqu’un avec qui elles seront bientôt réunies si leur dossier
d’immigration est jugé acceptable par Immigration Canada. La nuance est importante. Le
caractère incertain du processus de réunification conjugale crée de l’anxiété dans l’attente, un
sentiment qui n’existait pas nécessairement dans la relation à distance. Un peu comme pour les
prisonniers dont Adam Reed (2011) décrivait l’expérience, la différence se situe dans la
possibilité d’espérer ou non, une certaine issue à la situation non-normative. Par exemple, pour
les femmes qui vivent une relation à distance sans faire de démarches pour remédier à la
situation, il n’y a pas d’autre vie de couple à espérer. En revanche, pour les femmes qui ont
entamé des démarches de réunification conjugale, c’est comme si elles remettaient leur sort
conjugal entre les mains de l’instance bureaucratique et de ses fonctionnaires : l’attente gagne
en intensité émotionnelle, elle est chargée de la connaissance que le processus aboutira à une
tournure radicale dans leur mode de vie.
L’histoire d’Annie illustre bien le changement qualitatif qui s’opère dans la texture de
l’attente. Annie a rencontré son futur conjoint au Burkina Faso alors qu’elle y faisait un stage
de coopération internationale de six mois. Quand son stage s’est terminé, elle est retournée au
Canada, amoureuse de son collègue burkinabé Paul. Pendant un an, elle a travaillé fort pour
économiser assez d’argent pour aller rejoindre son amoureux au Burkina Faso. Lors de son
entretien, Annie a souligné que, bien qu’elle se soit beaucoup ennuyée de Paul durant cette
88
C’est ce que Baldassar (2008) appelait « missing the kin and longing to be together »
160
année là, l’attente n’a pas été trop difficile. Elle est par la suite retournée au Burkina Faso où
elle a habité avec Paul pendant deux ans, au bout desquels elle a dû rentrer au Canada pour des
raisons de santé. Le couple avait convenu de se marier afin de procéder au processus de
réunification conjugale au Canada. Lorsqu’Annie a vécu séparée de son conjoint pour la
deuxième fois, la période d’attente s’est avérée beaucoup plus difficile émotionnellement,
même si cette dernière a été plus courte en terme de nombre de mois:
« Cela a pris huit mois avant d’avoir la réponse, mais c’est là que ça a été le plus
difficile parce que notre relation était vraiment solide : on partageait un quotidien,
on était toujours ensemble ; puis, tout d’un coup, on était vraiment loin, on ne
savait pas quand on allait se revoir, on ne savait pas s’il allait l’avoir son visa. Tu
ne sais jamais sur quel agent tu vas tomber. L’avenir était tellement incertain
que…Ouais, ça a été une année très, très difficile. Je n’étais plus capable. Je me
sentais une simple moitié. C’était pénible. J’étais démolie. On était bouleversé,
t’as de la peine d’être loin, tu ne sais même pas quoi dire. Alors on s’est dit : « on
va faire semblant d’être de bonne humeur quand on se parle ». Oui, on s’est dit ça.
On va être de bonne humeur, on se donne des nouvelles, on fait semblant que ça va
bien puis, quand on raccroche, on pleure. »
Comme l’illustre cette citation, les démarches de réunification conjugale ont eu comme
effet de précariser une relation qui était pourtant « solide ». En effet, tous les justificatifs
demandés dans le cadre du processus de parrainage mettent une pression énorme sur la
relation. Ce n’est plus une relation amoureuse comme les autres : elle devient suspecte aux
yeux de l’institution et est traitée comme telle. Les femmes s’ennuient et attendent toujours
l’arrivée de leurs maris, mais pas autant qu’elles attendent que ne tombe le verdict officiel
d’Immigration Canada, le sceau d’authenticité qui sera apposé (ou non) sur leur relation
conjugale par les autorités en la matière. Le témoignage suivant, qu’une femme a publié dans
le forum du groupe de soutien, souligne le poids symbolique de ce processus décisionnel
pesant sur les femmes impliquées :
« Il m’a téléphoné et il m’a dit : « Ça a été accepté! » On a pleuré encore une fois
tous les deux. On était content. C’était comme si on venait de m’enlever cinquante
livres de poids de sur les épaules parce que là, je savais qu’il s’en venait. Peu
importe le temps que ça prendrait pour avoir son visa, au moins j’étais certaine
qu’il allait s’en venir. »
Eliott (2015, p. 3) qualifie cette attente de « waiting-as-malaise ». C’est effectivement
l’incertitude quant à l’issue du processus qui génère le plus d’anxiété chez les femmes. Selon
161
Melanie Griffiths (2014), qui a étudié l’expérience des migrants dits « illégaux » détenus en
Angleterre, cette attente produit des sujets précaires dont le sentiment d’appartenance à la
nation d’accueil est fragilisé. Selon l’auteure, cet effet est calculé et son objectif est que les
migrants décident eux-mêmes de retourner « chez-eux » (Griffiths, 2014, p. 67). Pour les
femmes canadiennes, l’enjeu est différent puisqu’elles sont déjà citoyennes et que leur droit de
résidence au Canada n’est pas remis en question. Or, c’est leur liberté de choisir un conjoint
qui est remis en question. En ce sens, plusieurs croient que le gouvernement Canadien fait
trainer leur dossier pendant plusieurs mois volontairement et utilise l’attente comme un moyen
de pression pour limiter la migration de certains individus non désirables (Haince, 2014).
Turbull (2016, p. 76) arguait : « Waiting is thus about being subordinated to the will of
others – an exercise of power that is enacted and re-enacted through acts of waiting ». Si l’on
considère l’attente comme un jeu de pouvoir dans lequel le gouvernement décide des règles à
suivre (Khosravi, 2014), le processus de parrainage contribue à déstabiliser, dans leur identité
canadienne, les femmes qui subissent ces délais administratifs. C’est un processus
d’intimidation dont le temps n’est qu’une composante89.
La vie sur pause
« Je voudrais construire quelque chose, avoir un autre enfant... Mais je ne peux
pas. Je suis sur pause. Et ça me dérange parce que j’ai un peu l’impression de
perdre des années qui sont précieuses » (Mélanie).
L’attente des résultats de la demande de parrainage est une période difficile pour les
femmes parrains. Cependant, tout comme chez les femmes décrites par Elliot (2015), l’attente
n’est pas une période d’inaction. Pour les femmes canadiennes, attendre les résultats de
89
D’autres moyens sont employés pour intimider ces femmes parce qu’elles ont choisi d’être en couple avec un
homme non-canadien. L’intimidation verbale directe de la part d’agent d’Immigration Canada en est un exemple.
Plusieurs femmes ont rapporté avoir été questionnées sur le fait qu’elles étaient divorcées avec des enfants ce qui,
selon les bureaucrates, entrait en conflit avec les normes conjugales locales (principalement quand le conjoint est
musulman). Ces moyens constituent tous des composantes de la violence structurelle (Graeber, 2015; Lavanchy,
2013) qui assujettit les demandeurs de réunification conjugale dont l’un des partenaires est originaire d’un pays
du Sud.
162
l’évaluation du dossier d’immigration de leur conjoint était souvent une période fébrile dont
l’activité était concentrée vers un objectif principal: faire les suivis du dossier. Le processus
bureaucratique, avec ses délais officiels et officieux, ses étapes prescrites et la possibilité de
vérifier son dossier en ligne est devenu, pour plusieurs, une obsession. C’est ainsi que
l’expliquait Mélanie :
« M : On arrive à la fin du délai, là! Donc, je m’attends à ce que [la convocation à
l’entrevue avec Immigration Canada] arrive d’une journée à l’autre.
K : Donc, tu es comme un peu sur le qui-vive?
M : Ouais. En fait, oui et c’est pénible! C’est ça que je trouve difficile! Je n’y vais
plus...J’allais toujours sur le site Internet pour voir, mais maintenant, j’ouvre la
première page du CIC, je vois la date de mise à jour du site et si ce n’est pas la
journée même...Parce qu’il faut que tu rentres toutes les données et là, tu arrives à
la fin et rien! Ça fait que maintenant, je ne le fais plus. Mon mari le fait trois fois
par jour, lui. J’ai peur que ça ne l’atteigne psychologiquement. À chaque fois qu’il
regarde et que c’est négatif, il est fâché! »
Comme l’illustre cet extrait de l’entretien de Mélanie, les sujets en attente d’un
développement par rapport à leur dossier mettent leur vie entre parenthèses pour une période
allant jusqu’à douze mois. Pour les femmes, cette vie « sur pause » était souvent accompagnée
par un arrêt partiel de leur vie sociale et professionnelle le temps du parrainage et, jusqu’à ce
que leur conjoint obtienne leur visa de résident permanent. Par exemple, Simone disait qu’elle
avait quitté son emploi pour se consacrer à sa relation amoureuse à distance. De son côté,
Laurence expliquait que cette attente était à l’origine de doutes par rapport à la qualité du
travail fait sur le dossier de parrainage et d’anxiétés liées à la réponse: « Mais c’est tout le
temps : ‘Ah merde, est-ce que c’est bien monté, est-ce que c’est bien expliqué, est-ce que c’est
bien…’ Puis là, tu l’envoies et tu attends. Puis attendre c’est un stress aussi parce que tu
attends. Tu ne sais pas ça va donner quoi. »
Ainsi, bien que les femmes n’étaient pas migrantes elles-mêmes, elles étaient tout de
même affectées par le processus migratoire de leur conjoint. Par ailleurs, pour la plupart de
celles qui avaient des enfants issus d’une relation précédente, ces derniers avaient eux-aussi
développé un rapport intime avec le conjoint de leur mère résidant à l’étranger et ils
s’impatientaient aussi des délais imposés. Plusieurs femmes ont insisté sur le fait que leurs
enfants appelaient leur conjoint « papa ». Comme le notait Mélanie :
163
« Les enfants attendent, c’est long pour eux autres. Ma plus vieille, moins, mais
ma plus jeune, elle me le demande aux deux jours. Elles m’ont vu monter le
dossier. Donc je leur ai expliqué un peu qu’il allait venir bientôt, on l’espère, mais
peut-être pas, mais peut-être oui ».
Dans la plupart des cas, la relation de couple a continué à évoluer pendant l’attente,
que ce soit par des visites au conjoint fréquentes ou grâce aux technologies de la
communication. Or, parfois, cette attente forcée a provoqué une idéalisation de la relation de
couple. Le temps qui s’écoule peut sembler plus long dans l’attente d’un verdict (Griffiths,
2014; R. Matthews, 2016) et, dans certains cas, cela a eu comme effet de teinter le résultat
souhaité—la formation d’un foyer conjugal au Canada avec un homme non-canadien
spécifique—d’une aura de plus-value. Le cas de Stéphanie, qui a habité avec son conjoint au
Bénin pendant deux ans avant de rentrer au Canada, illustre bien les effets de l’attente sur la
conception de sa relation de couple:
« On ne se voyais pas, alors tu n’avances plus pendant cette année là. Je savais que
la relation n’allait pas bien, mais c’est facile de se réidéaliser que ça va bien. Vous
vous appelez, tu as l’impression qu’il te manque. Je me disais « j’ai hâte de
l’appeler. J’ai hâte de lui envoyer des msm d’amour et tout ça. » Ça ne peux pas
aller plus mal, tu ne le vois pas. »
Comme l’illustre ce passage, le temps et la distance physique qui séparaient les
partenaires lors de l’attente des résultats du parrainage ont contribué à idéaliser une relation
qui n’allait pas bien au départ. En effet, l’objectif premier du parrainage de Stéphanie était de
poursuivre le développement de sa relation intime au Canada, mais la réussite administrative
du projet a pris plus d’importance que la réunification elle-même. Ainsi, lorsque cet objectif a
été réalisé, Stéphanie s’est rendue compte que sa relation n’était plus qu’une chimère : « À la
fin septembre, je reçois cet email là [d’Immigration Canada]. J’étais dans ma chambre : ‘Ça a
été accepté. On a donné le visa à votre mari’. ‘Oh ! Je suis supposée être contente’. Je parlais
toute seule dans ma chambre ».
Inversement, pour Ariane qui avait épousé un homme originaire de la République
Dominicaine, c’est la multiplication des délais dans le traitement du dossier qui a réussi à
« tuer la relation », comme elle le dit elle-même :
164
« C'est là que ça a commencé à être difficile : quand ça a commencé à s'étirer. Puis
là, je voyais que les autres [femmes dans la même situation], leurs gars arrivaient,
puis moi, non. Ça s'étirait et je ne pouvais plus y aller autant. Puis, à un moment
donné, j'ai dépensé tout ce que j'avais de côté, au complet. »
5.2.2. Les montagnes russes émotionnelles
« Quand on est en processus de parrainage on met notre vie sur pause et voilà que
nous accompagnent nos amis : la peur, l’incertitude, le doute, l’ennui, le désespoir,
l’envie et j’en passe… Mais au bout du compte votre amour sera grandi par cette
expérience » (Publication sur le forum du groupe de soutien au parrainage).
Lors du processus de réunification conjugale, la vie des femmes s’est trouvée mise
« sur pause » ou en « stand-by », comme plusieurs l’ont mentionné. Ces dernières attendaient
souvent littéralement à côté de leur boîte à lettres en ligne ou réelle pour un signe
d’Immigration Canada concernant l’évolution de leur dossier. Tout au long de cette période
d’attente, leur endurance émotionnelle a été mise à l’épreuve. Simone, l’une des participantes
à l’étude, a qualifié cette période de « montagnes russes émotionnelles ». Les femmes
pouvaient effectivement sauter d’un état dépressif à un état euphorique si, par exemple, elles
avaient reçu un courriel d’Immigration Canada confirmant que leur dossier était bien à l’étude
ou que l’une des nombreuses étapes du processus bureaucratique avait été complétée avec
succès. Pour certaines, ces « montagnes russes émotionnelles » les ont placées dans un état
proche de la folie, comme en témoigne cet extrait d’une discussion animée issue du forum du
groupe de soutien au parrainage :
« _Vous allez dire que je suis folle hihihihi ! Je viens seulement de recevoir mon
accusé de réception de l'immigration et je suis folle comme un balais ! Imaginez
quand le processus sera plus avancé ! Bonne journée les filles!
_ Moi, je ne ris pas de toi. J'ai pleuré quand j'ai reçu l'accusé de réception !
_ C'est fou comment l'immigration nous rend dingues ! »
Comme l’illustre cet autre extrait de discussion tiré du forum du groupe de soutien, la santé
émotionnelle des femmes parrains se trouvent ainsi à la merci de l’évolution du processus
bureaucratique de réunification conjugale :
« Moi, après l'entrevue, je n’étais sûre de rien. La semaine qui a suivi a été riche en
émotions…J'ai déjà eu des moments heureux dans ma vie passée, mais je vais me
souvenir toute ma vie de où, quand et comment j'ai pris connaissance du mail où
j'ai eu la confirmation que mon mari et moi avions réussi. L'émotion est tellement
165
intense, je me sentais tellement heureuse! On a de la chance et j'espère vraiment
que toutes les belles amoureuses qui sont dans l'attente de l'entrevue ou d'une
réponse soient comblées par une réponse positive. »
Le témoignage de cette femme montre à quel point elle s’est sentie « heureuse » et
« comblée » quand elle a finalement reçu une réponse positive de la part des autorités. L’État
apparaît ici comme un bienfaiteur dans la vie de cette femme. Elle a éprouvé, à la réception du
courriel d’approbation, de la reconnaissance face à l’administration publique qui s’est
immiscée dans sa vie privée. Or, si la réponse avait été négative, ses sentiments envers la
même institution auraient été tout autres. Immigration Canada n’aurait pas été considéré
comme un allié, mais bien comme un ennemi.
Dépression et résistance
Au cours du processus de parrainage de leur conjoint, certaines femmes se sont
retrouvées dans un état de détresse si profond, surtout lorsque la réponse tant attendue a été
négative, qu’elles sont tombées en dépression. Le cas d’Isabelle est représentatif :
« Cela a été refusé. Cela a été très dur pour moi. Tout m’est tombé dans la face en
même temps : je suis tombée en arrêt de travail cette journée-là. Je n’étais plus
capable de fonctionner, je pleurais tellement sur ma vie...Parce que je ne
comprenais pas tout ce qui se passait. Donc, c’était vraiment dur. J’étais en
dépression. »
Cet état dépressif, que plusieurs ont côtoyé régulièrement lors du processus de
parrainage, peut être dû à toute l’énergie investie par les femmes, en comparaison à
l’incertitude des résultats. L’une des membres du groupe de soutien qualifiait effectivement le
processus de « très épuisant et essoufflant ». La dépression découle aussi du fait que le projet
de parrainage de leur conjoint en vient souvent à prendre toute la place dans la vie des femmes
parrains, laissant un grand vide dans l’occurrence où la demande se trouve rejetée par les
autorités. L’angoisse générée par l’anticipation d’une réponse négative contribue aussi à cet
état émotionnel toxique.
D’autres femmes, plus résilientes, ont utilisé leur frustration envers Immigration
Canada pour organiser des activités de contestation face à un processus qu’elles ont qualifié de
paternaliste envers elles, d’aléatoire et d’injuste. À cet effet, l’une des organisatrices d’une
166
manifestation qui a eu lieu en face des bureaux d’immigration en mai 2016 à Montréal écrivait
ceci sur le forum du groupe de soutien au parrainage :
« C’est notre vie. Ça ne les regarde pas avec qui nous voulons vivre. Après, on dit
qu’on est libre au Québec. C’est n'importe quoi ! Je suis tellement frustrée et
indignée! On a signé pour nos maris et on est responsable pour eux! On connait les
conséquences, alors l'immigration n'a pas à nous traiter de la sorte. »
Ainsi, il apparaît que l’État tente de contrôler ses citoyens à travers une procédure
administrative poussée, laquelle a comme effet de manipuler les émotions de ces derniers. Par
ce type de contrôle, le gouvernement canadien exerce son pouvoir sur ses ressortissantes
canadiennes et leur fait savoir qu’en terme d’immigration, ce ne sont pas elles qui décident,
mais bien l’instance gouvernementale. Dans le cadre d’un parrainage, ce pouvoir s’étend
jusqu’à la vie intime de ceux qui souhaitent fonder un foyer conjugal avec une personne noncanadienne. Ces relations sont investiguées, décortiquées et évaluées par des fonctionnaires
canadiens pour les assurer qu’elles cadrent avec les normes conjugales privilégiées par l’État,
lesquelles sont basées sur un modèle plutôt traditionnel90. Or, les femmes ne sont pas que des
victimes passives des procédures bureaucratiques de l’État. Comme le montre l’extrait cité cihaut, des mouvements de résistance émergent, surtout lorsque les femmes se réunissent et
échangent avec d’autres femmes dans la même situation qu’elles.
Le groupe de femmes parrains : entre soutien émotionnel et stress supplémentaire
Le groupe de soutien au parrainage permet aux femmes qui en deviennent membres de
partager leur expérience avec d’autres femmes dans la même situation. Cet espace de partage
devient, pour plusieurs, un exutoire au trop-plein d’émotions qui les envahissent à certains
moments du processus. D’un côté, ce groupe est un outil indéfectible pour les femmes,
lesquelles sont ainsi mises au courant rapidement de tout changement dans le processus de
90
Effectivement, d’après les commentaires donnés aux femmes dont la demande de réunification conjugale a été
refusée, il semble que souvent, des critères tels que l’âge—dans les cas où c’est la femme qui est plus âgée que
son conjoint—soient évoqués comme cause de « mariage non-authentique ». De tels critères renforcent les
modèles conjugaux patriarcaux où la femme doit être plus jeune que son conjoint parce qu’elle en est la
dépendante (financièrement, mais aussi au niveau décisionnel). Les termes de « parrainage » et de « parrains »
utilisés dans les procédures de réunification conjugale témoignent d’ailleurs de la logique encore patriarcale qui
sous-tend l’institution du mariage au Canada.
167
parrainage. Ce réseautage leur permet aussi de développer de nouvelles stratégies dans
l’élaboration de leur dossier ou dans la gestion de leur relation à distance. Ainsi, comme vu
précédemment, plusieurs femmes sont devenues des maitres dans le contournement des
contraintes liées à l’obtention de visas pour leur mari. D’un autre côté, le partage
d’information, de conseils et d’expériences personnelles liées à l’immigration du conjoint et
au processus de parrainage contribue lui-aussi générer une gamme d’émotions fortes chez les
femmes parrains. En effet, en comparant leur dossier avec celui des autres femmes, plusieurs
se sont mises à douter de la qualité de leur dossier ; ont eu peur d’avoir fait des oublis ou de ne
pas avoir assez bien étoffé leur dossier ou encore ; ont ressenti une espèce de compétition
malsaine entre elles et les autres membres. Cet extrait de discussion issue du forum du groupe
illustre bien ce dernier point de contention :
« _Je suis à bout et en christ91 moi ! J’en ai assez de voir passer des dossiers qui
sont arrivés après moi ! Je sais et je suis très consciente que ce n’est nullement la
faute des filles, mais ça fait chier !
_Moi aussi, j’avais une jalousie interne quand un dossier était appelé avant moi.
C’est normal! Mais on n’a pas le choix. Il faut attendre! Votre tour viendra! Vous
avez choisi de marier un étranger, alors vous saviez dans quoi vous vous
embarquiez! Alors patience, malheureusement. »
Ainsi, autant les membres remercient souvent et publiquement le groupe et ses
administratrices pour le soutien émotionnel et pratique qu’il leur apporte, pour le réconfort
qu’il fournit dans les temps difficiles et pour les liens d’amitié durables qui s’y sont créés ;
autant le groupe contribue aussi a augmenter le stress des femmes parrains. Par exemple, les
histoires racontées sur le groupe ne sont pas toujours roses. Dans les derniers mois (de janvier
à mai 2017), plusieurs femmes ont publié leur histoire d’échec relationnel, une fois leur
conjoint arrivé au Canada. Le partage de ces récits de séparation, que cette dernière soit due à
une incompatibilité entre les partenaires, à de la violence conjugale ou à l’impression que le
conjoint ne voulait qu’un visa pour le Canada, a concouru à créer une vague de peur et de
méfiance chez plusieurs membres du groupe. Ainsi, le partage, entre les femmes parrains,
d’information, de conseils et d’expériences vécues, change la façon dont ces dernières
appréhendent le processus administratif, en produisant des normes et balises par rapport à la
91
Expression québécoise qui signifie « être fâché ».
168
forme que doit prendre les dossiers, aux délais de traitement des dossiers selon le pays
d’origine des conjoints et aux taux de succès et d’échecs des démarches.
5.3. « Mon plus grand projet à vie» : la réification du projet de
parrainage
La lourdeur administrative liée au processus de parrainage, ainsi que l’intensité des
émotions générées par l’expérience bureaucratique, ont contribué à accroître la valeur que les
femmes accordaient à leur projet de réunification conjugale. Pour les femmes de cette étude,
se lancer dans le projet de parrainage de leur amoureux est une entreprise qui a demandé du
courage, de la patience et de la détermination. Il n’est donc pas surprenant de constater que ce
processus, qui a exigé une telle charge de travail, ait pris une place centrale dans leur vie et
soit devenu une « obsession ».
De plus, à travers le processus de parrainage de leur conjoint, plusieurs femmes ont eu
tendance à accentuer l’aspect romantique de leur relation, « tellement comme dans les
films92 ». Effectivement, leur histoire est revisitée, puis réécrite pour la rendre conforme à
certaines normes amoureuses canadiennes 93 , ce qui contribue encore davantage à son
idéalisation. À travers cette dynamique de réification de la relation intime, l’identité même de
ces femmes s’inscrit d’abord à travers un projet conjugal traditionnel, où les conjoints vivent
sous un même toit. Encore une fois, le processus de réunification conjugale, technocratique en
soi, est extrêmement chargé émotionnellement, car il oblige ces femmes parrains à revivre des
moments-phares de leur relation intime alors que l’objet de leur désir (leur partenaire) est
physiquement inaccessible. Voici ce que Simone a publié sur le forum du groupe de soutien le
soir où elle a enfin terminé son dossier de parrainage :
92
Citation tirée d’une discussion dans le forum du groupe de soutien.
93
Ces « normes amoureuses » ne sont pas clairement définies. Elles sont floues, en mouvance et souvent
subjectives, car les agents d’immigration qui évaluent les dossiers détiennent un certain pouvoir discrétionnaire
(Satzewich, 2014 ; voir aussi Lavanchy, 2013; Maskens, 2015). De plus, dans le cadre de la rencontre,
intersubjective, entre les femmes parrains et l’administration migratoire, une dynamique de co-construction de
ces normes émerge.
169
« Ce soir, j'ai la satisfaction d'avoir accompli mon plus grand projet à vie. Mais en
même temps, j'ai cette peur immense qu'une personne inconnue décide de notre
sort, décide de notre vie…Je vais peut-être me sentir heureuse pleinement quand, à
chaque matin en ouvrant les yeux, je vais voir mon mari, l'homme de ma vie, à
côté de moi, en chair et en os, pour profiter de la vie à deux dans le même pays, la
même ville et la même maison. »
Ainsi, pour les femmes en question, le « bonheur » en vient souvent à être associé à
une vie de couple traditionnelle et monogame, où les partenaires partagent un quotidien sous
le même toit. Or, ce « bonheur » est contingent au succès de la demande de parrainage du
conjoint. Tout le processus bureaucratique lié à la demande de réunification conjugale prend
ainsi une importance démesurée dans la vie des femmes, ce que Simone qualifiait de son «
plus grand projet à vie ». Dans plusieurs cas, l’investissement dans le projet de parrainage
prend une telle ampleur pour les femmes que, même si leur relation intime ne fonctionne pas
ou si elles sont incertaines de la sincérité des intentions de leur conjoint, elles sont incapables
de l’abandonner. C’était le cas pour Johanne :
« Et là j’avais la preuve [qu’il m’avait menti et qu’il avait un enfant], mais je n’ai
pas voulu le voir. J’ai fait une crise d’enfer. J’ai failli partir. Tout a revolé dans la
maison. Le cendrier a revolé dans la télé. J’ai passé plusieurs jours à hurler, mais
je l’aimais trop. Et je voulais continuer ce projet là [le parrainage]. Ce n’était pas
du tout raisonné. J’étais encore dans mon obsession de le faire venir. J’étais dans
les papiers et tout. »
Dans plusieurs cas, ce n’est qu’après coup, dans les cas où leur conjoint est venu au
Canada et que la relation s’est terminée plus ou moins dramatiquement, que les femmes ont
commencé à remarquer les « signes » que leur relation ne fonctionnaient pas ; signes qu’elles
refusaient de voir alors qu’elles étaient dans le processus de parrainage. L’étude de Susan
Frohlick (2009), portant sur les relations intimes qui se forment entre des femmes occidentales
touristes et des hommes « locaux » au Costa Rica, offre un parallèle intéressant. En effet, bien
que, dans ce contexte, ce sont les femmes qui étaient migrantes, elles se sont elles-aussi
souvent retrouvées prises dans des modèles de relations intimes dysfonctionnelles alors
qu’elles tentaient de construire un foyer conjugal et familial avec leur amoureux au Costa
Rica. Frohlick (p. 397) soutient que ces femmes adhéraient à un « script of loving too
much »—a performance of a gendered stereotype of femininity as a pathological condition ».
En effet, il apparaît que, chez les femmes canadiennes parrainant leur conjoint non-canadien,
170
un « script » similaire ait été nourri par l’État canadien. En effet, tout au long du processus de
parrainage, ce dernier remet en doute la compétence des femmes en matière de sélection d’un
conjoint non-canadien. Une réappropriation, par les femmes concernées elles-mêmes, de la
croyance que les femmes amoureuses manquent de jugement, a aussi été remarqué au sein du
groupe de soutien au parrainage et lors des entretiens individuels. Par exemple, Simone, qui
est devenue l’une des modératrices du groupe lors de son parrainage, soutenait que l’ingérence
de l’État dans la vie privée des femmes parrains était un mal nécessaire puisque
« [n]ous, les filles, on est un peu naïves parfois. On oublie le poids de la culture…
Il faut protéger les femmes malgré elles, parfois. Les agents d’immigration ont
peut-être un regard plus objectif et voient des choses qu’elles ne voient pas. C’est
arrivé dans le groupe, quand le parrainage est refusé, elles sont frustrées, mais
quand l’homme l’apprend, il les quitte. »
Ainsi, parce que le processus administratif crée, chez les femmes parrains, une
instabilité émotionnelle et une réification du couple, l’expérience vécue du processus de
parrainage de leur conjoint contribue à la construction et au renforcement de la conception des
« femmes amoureuses » en tant qu’êtres irraisonnés94. En retour, la diffusion de ce stéréotype
féminin dans les médias et dans l’entourage des femmes et des couples en question justifie
l’intervention de l’État dans la vie intime de ces femmes. Or, les femmes ne sont pas que des
victimes passives des abus de pouvoir de l’État. Elles font aussi preuve de résistance et
d’agentivité, tant individuellement que collectivement.
94
Laura Odasso, une anthropologue travaillant sur la question des couples binationaux en France rapportait, lors
d’une communication personnelle, que les cas de femmes françaises en couple avec un homme étranger en
France faisaient face à beaucoup plus d’investigation de la part des autorités que ceux d’hommes français en
couple avec des femmes étrangères. Ce paternalisme de la part de l’État français sur les femmes françaises était
apparent dans le type de questions que les fonctionnaires responsables de l’évaluation du mariage posaient :
« Prends-tu la pilule ? Es-tu certaine de vouloir des enfants avec un étranger ? » Bref, des questions qui
renforcent un modèle traditionnel de la famille basé sur des valeurs patriarcales ; un modèle où les femmes sont
les seules responsables de la transmission intergénérationnelle d’une certaine identité nationale.
171
5.3.1. Le rôle du groupe de soutien virtuel dans l’expérience vécue du
parrainage
Une communitas ?
Comme mentionné dans la section méthodologique, le groupe de soutien aux femmes
parrains comporte en moyenne entre cent-vingt et cent-cinquante membres plus ou moins
actifs. On peut parler d’une communitas (Turner, 1987) dans le sens où l’intensité de
l’expérience (commune) du parrainage de leur conjoint contribue à créer des liens forts entre
les femmes membres du groupe, lesquelles comprennent, ressentent et sympathisent avec
l’état émotionnel et affectif des autres femmes. En partageant, souvent en temps réel, les
ressentis associés à ce que la plupart décrivent comme une épreuve, ces femmes en viennent à
vivre le processus de réunification conjugale comme une expérience collective. Ainsi, le refus
d’un dossier est souvent perçu comme un échec par la communauté entière. En effet, un refus
affecte toutes les femmes membres du groupe, puisque la plupart ont tendance à projeter leur
propre cas dans l’expérience de leur collègue. L’analogie avec la communitas de Turner
s’arrête ici, car la fusion émotionnelle que l’on retrouve entre les femmes parrains laisse place
à une autre tendance dans le groupe : la création d’idéaux sur l’amour conjugal et d’une
pression sur les membres à se conformer à ces idéaux. La vignette qui suit illustre bien la
pression normative qu’impose la communauté en ligne sur ses membres, ainsi que la
réification, collective, du projet de réunification conjugale.
L’histoire de Camille
Après cinq années de relation amoureuse à distance avec son conjoint algérien, dont
trois ans en tant que couple marié, le processus d’immigration canadienne a eu raison du
couple de Camille. Après un second refus, cette fois, prononcé par la cour d’appel du Canada,
Camille a baissé les bras. Elle a pris la décision de se séparer, parce qu’elle n’en pouvait plus
de vivre son mariage à distance et, parce que les démarches l’avaient drainées financièrement
et émotionnellement. Elle a publié son intention sur le forum de discussion du groupe de
soutien pour femmes parrains dont elle faisait partie depuis que sa première demande de
réunification conjugale (avec le même homme) avait été refusée pour cause de « mariage nonauthentique », il y a environ un an. Toutefois, après avoir annoncé sa décision, Camille a reçu
172
un nombre important de messages d’espoir (d’une éventuelle réunification) et de soutien (dans
la suite des démarches) de la part des autres femmes du groupe. Ces messages soulignaient la
sincérité « évidente » de leur amour— « l’amour se sent à 8000 km à la ronde » —et, par
conséquent, la légitimité de sa demande à vivre avec lui au Canada. Plusieurs personnes lui
ont répondu d’être forte et de relancer rapidement les démarches auprès d’Immigration
Canada. Les femmes du groupe ont fait déferler une telle vague de compassion, mêlée à la
révolte contre la décision d’Immigration Canada, que le jour suivant, elle écrivait : « Merci les
filles qui m'ont ouvert les yeux et m’ont poussée à me battre pour notre amour. On s'aime et je
n’arrêterai pas là. » Cette annonce de reprise des armes a suscité la réponse suivante d’une
autre membre du groupe : « Si le couple est fort, et surtout sincère l'un envers l'autre, l'amour
va battre ce bordel d'immigration. Ne lâche pas ma belle. » C’était le triomphe de l’Amour sur
la technocratie95.
5.3.2. Le bonheur réside dans le foyer conjugal
Les publications des femmes sur le forum du groupe de soutien au parrainage ont
tendance à renforcer un modèle relationnel qui place les femmes dans une position de
vulnérabilité amoureuse. En effet, ce qui émerge du discours d’une majorité de femmes
membres du groupe, c’est que la fondation d’un foyer conjugal au Canada est une étape de vie
centrale et nécessaire au bonheur de ces femmes (voir chapitre 4) : sans leur conjoint avec
elles, ces femmes se sentent « incomplètes » ou « une simple moitié », comme l’indiquait
Annie. Simone, citée plus haut, disait que ce n’est que lorsque son conjoint arrivera au Canada
qu’elle pourra se « sentir heureuse pleinement ». Le forum de discussion du groupe de soutien
au parrainage est donc un lieu où une forte pression normative est appliquée sur ses membres.
Les couples y sont dotés d’une aura d’amour—à travers les commentaires positifs que les
femmes portent sur les photos et les autres publications sur le forum—qui devient difficile à
dissiper, même quand les femmes vivent des difficultés dans leur relation intime. Ainsi, la
95
J’emploie le terme « technocratie » ici en référence à ce que D’Aoust (2013) a appelé les « technologies de
l’amour », soient les différentes techniques de vérification de l’authenticité des couples utilisées par les agents
d’immigration qui, munis d’un pouvoir discrétionnaire important, décident du droit à vivre ensemble de milliers
de couples et de familles à travers le monde.
173
relation amoureuse et la réunification conjugale au Canada s’ancrent comme des conditions
préalables au bonheur des femmes.
L’idéalisation de l’amour romantique et de la vie de couple n’est pas spécifique aux
femmes du groupe en ligne. Or, le groupe cristallise ces valeurs déjà bien ancrées dans
plusieurs sociétés occidentales. Maité Maskens (2013) soulignait d’ailleurs que l’amour
romantique avait été élevé au rang de valeur nationale dans plusieurs pays d’Europe (voir
aussi Illouz, 1997, Mai & King, 2009). Les publicités et les films romantiques, dans lesquels
les couples amoureux exultent le bonheur et la joie de vivre, témoignent de la préséance de ces
idéaux romantiques sur d’autres sphères de la vie offrant une certaine reconnaissance sociale.
Les filles et les femmes sont particulièrement ciblées par cette « socialisation amoureuse »
(Stevi Jackson, 1993). Dans le cas des femmes du groupe de soutien, l’amour romantique et
conjugal (ici, les deux sont amalgamés) est élevé au niveau de valeur suprême, d’autant plus
qu’il doit être mérité, car il nécessite la réussite de l’ « épreuve » qu’est le processus
d’immigration du conjoint. Par exemple, un jour, l’administratrice du groupe a demandé aux
membres de présenter leur histoire. Elle a commencé par raconter sa propre histoire, ce qui a
donné le ton aux réponses des autres femmes :
« _... [m]on mari est ici depuis septembre 2010 et depuis, je dors dans les bras du
bonheur.
_ Mariée depuis 2013 avec la personne la plus extraordinaire au monde! Mon mari
est marocain et vit avec nous depuis octobre dernier! Depuis ce jour, honnêtement,
je vis dans une boule de bonheur immense! J'ai vécu plus de bonheur dans les
derniers quatre mois que jamais je n’aurais espéré en vivre dans toute ma vie!
_Dans le fond de mon cœur, je sais que c'est la seule avenue possible: c'est lui que
je veux et c'est avec lui que je me vois faire ma vie côte-à-côte. Et quand tu
trouves quelqu'un qui « match » autant avec toi, c'est un vrai cadeau de la vie. »
Dans cet extrait de discussion, il est évident que les femmes ont élevé le principe de la
conjugalité avec un homme spécifique, le « bon », comme l’expliquait (Gell, 1996), au rang
d’idéal fondamental. Le seul problème est que cet homme qui est l’objet de leur amour n’est
pas Canadien et ne peut pas s’installer au Canada sans avoir de visa de résident permanent.
Ainsi, ces femmes conçoivent souvent le processus de réunification conjugale comme
l’obstacle à la réalisation de leur bonheur et l’institution en charge de ce processus,
Immigration Canada, comme un ennemi du bien commun.
174
5.3.3. Une vision manichéenne du processus de réunification conjugale
« L'amour est plus fort que le temps, la distance, les problèmes et surtout
l'Immigration ! »
Cette citation, qui a été tirée d’une discussion publiée dans le forum du groupe de
soutien au parrainage, exemplifie bien la polarité qui s’est créé entre le couple mixte, d’un
côté, et Immigration Canada, l’agence gouvernementale avec laquelle les femmes doivent
transiger pour être réunies avec leur conjoint. En étant conçus comme l’obstacle ou le frein à
la réalisation du couple, Immigration Canada et ses agents représentent les ennemis des
femmes parrains. Le processus de parrainage devient donc une bataille où s’affrontent le
sacré—l’amour Lindholm (1998)—et le profane—la bureaucratie. Les femmes membres du
groupe de soutien au parrainage ont ainsi développé une sémantique de l’adversité qui oppose
leur couple, lequel est posé comme l’unité légitime où fleurit l’amour romantique, à
Immigration Canada, l’usurpateur de cet amour. Par exemple, quand l’une des femmes a
indiqué au groupe que son parrainage venait d’être refusé par Immigration Canada, plusieurs
autres femmes se sont braquées contre cet ennemi commun :
« _ Tu as perdu un round pas la partie. Dis toi ça et fonce ! Battez-vous pour votre
amour. Prouvez leur qu'ils ont tort. J'ai une amie qui avait perdu, elle aussi, pour
l'entrevue, mais elle s’est battue jusqu'au bout et à la fin, ils ont été acceptés.
Qu’Allah soit avec vous deux. Je pense à vous et je prie pour vous! J'ai confiance.
Ça va aller ma belle, COURAGE.
_ Parfois, dans la confusion du choc, on n'arrive plus à penser objectivement.
Prends du recul ma belle et courage. Tu as perdu une bataille mais pas la guerre
alors laisse la poussière retomber et ensuite retrousse toi les manches et va à la
guerre !
_ C'est une dure épreuve mais votre amour sera plus fort que tout. »
Cette rhétorique, mise de l’avant dans le groupe, contribue à mettre une pression
considérable sur les femmes qui souhaitent se séparer ou arrêter les démarches de parrainage
pour quelque raison que ce soit. Pour celles qui ont essuyé un premier refus de la part des
autorités canadiennes, la seule option, aux yeux des autres membres, consiste à persévérer
dans les démarches, soit à aller en appel ou à refaire le parrainage. Autrement, si elles décident
d’abandonner, elles commettent un délit contre l’amour, comme le laisse entendre cette extrait
175
issu d’une discussion sur le forum du groupe de soutien: « Ne laisse pas se terminer un si bel
amour entre vous. La vie continue et tu dois foncer ! Courage ».
Par ailleurs, dans le groupe, les femmes utilisent souvent les épreuves liées à
l’immigration de leur partenaire comme des outils qui leurs servent à légitimer leur projet de
couple, surtout si ces dernières sont finalement surmontées et que le projet de parrainage est
accepté. La traversée d’épreuves est appréhendée comme la preuve que le couple est solide et
qu’il est destiné à être ensemble. Par exemple, l’expérience de refus multiples qu’a partagée
une femme membre du groupe (en réponse à une autre femme qui a vécu un premier refus) est
révélatrice du processus de légitimation de la relation transnationale à travers les
épreuves migratoires :
« Ma chère, je suis passée par là aussi. On était tellement découragé, on s'est même
dit que c'était terminé. Mais il a bien vu et compris que l'Immigration ne pourrait
pas nous séparer. On est revenu plus fort que jamais. Tu sais, au deuxième refus,
on était complètement démoli mais, contrairement au premier refus, on a tenu la
route et on s’est dit que de vivre tout ceci et d’être encore ensemble, c'est qu'on
était fait l'un pour l'autre. Là, on va en appel et rien ne va nous arrêter. Si votre
amour est assez fort, vous allez vous retrouver sans aucun doute et vous allez
continuer à vous battre pour être réunis. Moi, si l’appel ne fonctionne pas, je vais
partir pour le Maroc. Ce n’est pas vrai que l'Immigration va arrêter notre couple,
nos vies, notre bonheur... »
Comme le montre ce témoignage, c’est aussi le sentiment d’adversité qui permet de
faire croître, chez ces femmes, une détermination sans précèdent : l’immigration de leur
conjoint au Canada devient ainsi un projet à accomplir par tous les moyens et une lutte contre
le système. Le projet de parrainage prend une ampleur nouvelle, passe de la sphère personnelle
et familiale à la sphère publique—et même sacrée. En effet, plusieurs femmes font référence à
Allah quand elles commentent sur leur propre processus de parrainage ou sur celui des autres
femmes du groupe de soutien; ce qui renforce la portée morale du couple et de leur
réunification. Appréhender l’institution bureaucratique en terme d’adversité devient un moyen
de mettre en valeur le capital d’authenticité de ces couples : ceux qui persévèrent malgré les
embûches gagnent, aux yeux de l’immigration et aux yeux des membres de la communauté de
soutien, des « points » d’authenticité et de moralité.
176
Conclusion
Les intersections entre la classe, la nationalité, la race et le genre, sont de plus en plus
considérées comme des facteurs impactant le capital de mobilité et l’expérience de mobilité
des individus (Cresswell, 2010; Massey, 1994; Pessar & Mahler, 2003). Il existe tout de même
un biais dans la recherche en migration : les régimes de mobilité sont dépeints comme
affectant négativement les individus du Sud, lesquels sont souvent associés aux concepts de
réfugiés, de migrants « illégaux » (Collyer, 2007) et d’immigrants économiques ; et affectant
favorablement ceux du Nord, lesquels sont associés aux figures de l’expatrié (Walsh, 2009),
du touriste (Bruner, 2001) et du « lifestyle migrant » (Benson & O'Reilly, 2009). Les
expériences du processus migratoire et surtout, les contraintes à la mobilité auxquelles les
migrants originaires d’un pays du Sud font face, sont des thèmes qui sont de plus en plus
documentés. Cependant, très peu d’attention a été portée à l’expérience administrative liée à la
mobilité ou à la migration d’individus originaires d’un pays occidental (Geoffrion & Cretton,
2017).
Ce chapitre a tenté de combler une partie de ce manque en explorant l’expérience
vécue du processus migratoire de la perspective de femmes canadiennes non-migrantes. En
effet, pour les femmes en couple avec un homme originaire d’un pays du Sud, les procédures
administratives longues, couteuses et émotionnellement chargées qui caractérisent le processus
de réunification conjugale au Canada ne sont pas que de simples formalités. Elles génèrent un
lot de stress important car, même si les partenaires amoureux sont mariés, l’envoie d’un
dossier de parrainage ne garantit pas l’acceptation de ce dernier. Les formalités légales (le
contrat de parrainage), la complexité des démarches et des formulaires à remplir et la lenteur
dans le traitement des dossiers, constituent autant de moyens d’intimidation bureaucratique
exercés sur les femmes canadiennes qui choisissent d’entrer dans une union non-normative.
Ces procédures déstabilisent l’identité nationale de ces femmes en les positionnant dans une
catégorie nouvelle et intermédiaire, celle de la citoyenneté précaire. En effet, certains de leurs
droits les plus fondamentaux, comme celui de fonder une famille avec l’époux de leur choix,
sont questionnés et suspendus le temps des procédures. Ce droit est parfois aussi nié si le
couple n’a pas réussi à convaincre les autorités de l’authenticité de leur relation intime. Le
177
processus bureaucratique lié à la réunification conjugale contribue ainsi à la valorisation d’un
modèle matrimonial traditionnel (privilégiant l’hypergamie féminine) et mono-national (dans
le but de préserver les privilèges liés à la citoyenneté canadienne (Shachar, 2009)).
De plus, à travers la manipulation des émotions des femmes parrains, le processus
bureaucratique sert à diffuser un stéréotype de la « femme amoureuse irrationnelle », ce qui
justifie l’intervention de l’État dans la vie privée des femmes en couple binational. En effet,
parce que le processus les rend « dingues », elles-mêmes en viennent à croire qu’elles sont
incapables de faire un choix sensé et que l’intervention de l’État est faite dans le but de les
« protéger » contre des imposteurs étrangers. Cependant, les femmes parrains ne sont pas des
victimes passives de l’ingérence de l’État dans leur vie privée. Tout au long de leur processus
de réunification conjugale, elles font aussi preuve d’agentivité et même, à certains moments,
de résistance, que ce soit individuellement, ou collectivement. Les réseaux de femmes parrains
qui se sont créés grâce à Internet permettent en effet à ces dernières de partager leur
expérience du système bureaucratique, de trouver du réconfort mais aussi, de se placer dans
une position moralement supérieure dans le cadre de leur relation de pouvoir avec l’État. En
effet, ces expériences particulières résonnent parfois avec de grands universaux en matière
d’amour, évoquant tantôt les mythes des amours impossibles entre Tristan et Iseult ou Roméo
et Juliette, tantôt l’amour merveilleux des légendes comme celles du Roi Arthur.
178
Chapitre 6. Un mariage (non) authentique ? Vers une coconstruction de l’authenticité conjugale
Introduction. Fraude sentimentale et contrôle de l’immigration
par le mariage
« Family reunification is a key immigration commitment for the Government of
Canada » (G. d. Canada, 2016b).
Au Canada, les mesures d’immigration ont été nettement restreintes sous le régime
conservateur96 qui a été au pouvoir pendant onze ans (de 2004 à 2015), touchant à la fois les
visas de visiteur et les permis de résidence permanente (Fleras, 2015). Dans le cadre de ce
contexte politique et, parce que le mariage à un citoyen canadien n’est pas un gage suffisant
pour l’octroi d’un titre de séjour, passer par le processus de parrainage du conjoint est
effectivement devenue l’une des seules avenues pour qu’un individu canadien puisse fonder
un foyer conjugal au Canada avec un partenaire non-canadien, surtout si ce dernier est
originaire d’un pays du Sud97. Or, même ce processus est hautement sélectif et opère comme
une stratégie de contrôle des immigrants de catégorie familiale à travers une série d’obstacles
administratifs tels que des frais d’application élevés, de nombreux formulaires à remplir,
différents certificats et attestations à fournir dans les langues officielles du Canada et des
délais de traitement prolongés, allant de plusieurs mois à plusieurs années (voir chapitre 5). La
campagne de sensibilisation à la « fraude conjugale » à des fins d’immigration amorcée en
96
Stephen Harper était alors le premier ministre du Canada et Jason Kenney a été le ministre de la citoyenneté, de
l’immigration et du multiculturalisme à l’origine de réformes importantes au niveau de l’immigration.
97
Rappelons que même si le processus de réunification conjugale est le même pour un conjoint européen ou
africain, par exemple, il est beaucoup plus difficile, voire impossible pour ce dernier d’obtenir un visa de visiteur
au Canada ; alors qu’il est beaucoup plus aisé pour une personne originaire d’un pays d’Europe d’obtenir un visa
de touriste ou d’études.
201298 contribue aussi, selon le sociologue canadien Satzewich (2014, p. 4), à promouvoir
l’idée que le système est inondé par des individus engagés dans de « fausses » relations
comme stratégie pour justifier l’application de mesures de contrôle restreignant davantage
l’immigration d’époux étrangers alors qu’en principe, la réunification conjugale devrait être
facilitée par l’État.
En dépeignant les Canadiens et, en particulier, les femmes canadiennes, comme des
victimes de l’arnaque d’hommes étrangers, cette campagne de sensibilisation, ainsi que la
hausse du reportage des cas de « fraude conjugale » dans les médias, ont aussi eu comme effet
de stigmatiser les relations intimes entre Canadiens et non-Canadiens, visant particulièrement
les individus de certaines nationalités99. Les effets de cette publicité négative se font sentir, par
exemple, dans le taux important de refus dans les dossiers de parrainage du groupe de soutien
que nous avons observé, où 33% des dossiers déposés et évalués entre 2010 et 2016 ont été
rejetés, principalement pour cause de « mariage non-authentique », sans que ce « déficit de
légitimité » (Rea & Tripier, 2010) ne soit explicité davantage dans la plupart des cas100.
98
Rappelons que dans la publicité officielle de Canada Immigration (http://www.cicsnews.com/?p=3422),
trois canadiens, deux femmes blanches et un homme sikh, racontent comment ils ont été utilisés pour obtenir la
résidence canadienne. La première personne énonce clairement, dès le début de la vidéo que son mari était
cubain.
99
Par exemple, dans une nouvelle journalistique, Duchaine (2013) incrimine des « réseaux cubains » de fraude
conjugale.
100
Selon les statistiques canadiennes, le taux de refus des demandes de réunification conjugale, toutes nationalités
d’origine confondues, oscille autour de 15% (Satzewich, 2015a). Pourquoi les taux de refus sont-ils si élevés dans
le groupe observé ici? L’une des hypothèses est que les couples dont l’ethnicité est mixte (en opposition avec les
cas où le demandeur canadien choisi un époux issu de sa communauté d’origine ou de celle de ses parents) sont
considérés plus suspicieusement par les autorités. C’est d’ailleurs ce que croit la conseillère en immigration
rencontrée. De plus, les cas étudiés peuvent aussi être conçus comme plus vulnérables à l’abus parce que les
« parrains » sont des femmes. En effet, lors d’une communication, Laura Odasso (2017) soutenait qu’en France,
les couples binationaux dont la femme est française étaient investigués de façon plus intrusive que les couples où
l’homme est français. Un double standard s’appliquait de façon évidente à travers le type de questions posées aux
partenaires et dans la façon dont ils étaient traités (voir aussi Charsley & Wray, 2015, p. 410). À cet effet,
Maskens (2015, p. 44) soutient : « Women still form particular sites for the reproduction of the nation and are
thus objects of more state interventions » (voir aussi Stoler, 2002).
180
Selon Satzewich (2014, p. 11), lequel a observé le processus d’examen des dossiers
d’immigration au Canada dans onze bureaux de visas outremer, les agents d’immigration
canadiens examinent plus scrupuleusement les dossiers de parrainage d’un conjoint provenant
d’un pays moins développé au niveau socioéconomique, d’un pays qui requière un visa pour
visiter le Canada et, d’un pays où ils jugent que le niveau de fraude migratoire est élevé. Cela
signifie que les relations intimes des couples binationaux étudiés ici sont systématiquement
remises en doute et soumises à l’investigation des autorités canadiennes. Les couples sont
présumés coupables ou, du moins, ils sont soumis à une « politique du soupçon » (Robledo
Salcedo, 2013). Contrairement aux couples mono-nationaux, mixtes ou non qui, tant qu’ils
respectent l’âge minimum des partenaires, n’ont ni à dévoiler, ni à expliquer leur union aux
autorités, les couples binationaux sont d’emblée sommés de justifier le bien-fondé de leur
relation intime s’ils souhaitent former un foyer conjugal au Canada. L’anthropologue suisse
Anne Lavanchy (2013, pp. 76-77) caractérise ce processus, discriminatoire, de « violence
structurelle »:
« Fondamentalement, la violence structurelle ne différencie pas entre qui peut se
marier ou non, mais entre les couples obligés d'extérioriser leurs sentiments
intimes en fonction du script normatif de l’amour romantique et les couples
privilégiés qui y échappent. Censées rester sans effets sur l'amour véritable, les
procédures du soupçon sont généralisées à l'ensemble des couples ‘mixtes’,
décalés et donc mystificateurs ».
Au Canada, le processus d’évaluation de l’authenticité de l’intimité des couples
binationaux qui font la demande de réunification conjugale est lui-même paradoxal de trois
façons. D’une part, les partenaires se voient obligés de sélectionner des preuves qui
démontrent le caractère non-intéressé (par l’immigration) de leur union, processus dont
l’immigration est, par sa nature, l’objectif premier et le point focal. D’autre part, le
« parrainage » ou « sponsorship » du conjoint non-canadien sous-entend que le partenaire
canadien tient un rôle autre que celui de partenaire conjugal : il devient le « parrain » ou
« sponsor » de son conjoint ; un rôle qui réduit l’espace entre les sentiments et les intérêts en y
introduisant la notion de clientélisme. En effet, le « parrainage » engage, par un contrat, le
partenaire canadien dans une responsabilité financière de son conjoint parrainé pour une
période de trois ans suite à son arrivée au Canada, si l’application est acceptée. Enfin, pour
181
que leur union soit crédible aux yeux de l’Immigration, les partenaires, qui habitent souvent
dans deux pays différents, doivent satisfaire les conditions de conjugalité spécifiques aux
couples binationaux. Pour le gouvernement canadien, cela signifie qu’ils doivent être dans
« une relation d’interdépendance relativement permanente dans laquelle les conjoints mettent
leurs affaires en commun dans la mesure du possible (comme dans un mariage) » (G. d.
Canada, 2017c). De plus, si les conjoints ne peuvent pas démontrer, par des documents
officiels qu’ils sont mariés depuis au moins deux ans, il doivent joindre toute une série de
« preuves » supplémentaires qui témoignent de leur relation intime (ex. factures utilitaires ou
bail aux deux noms)101. Puisque dans la majorité des cas, la cohabitation est impraticable et
que le mariage constitue une preuve de conjugalité reconnue et privilégiée par l’immigration,
le processus de réunification conjugale oblige les partenaires à entrer dans un « mariage-pourl’Immigration »102, tout en fournissant des preuves du contraire. Ce processus est d’autant plus
paradoxal quand il s’agit de femmes qui sponsorisent leur partenaire et que cela remet en
cause les normes économiques domestiques traditionnelles103.
Dans le chapitre précédent, il a été question d’explorer l’expérience bureaucratique du
processus de réunification conjugale, dans laquelle chaque étape constitue une forme
d’intimidation des demandeurs. Dans ce chapitre, il sera toujours question de l’expérience du
parrainage du conjoint, mais l’accent sera plutôt mis sur la question de la (non) authenticité
présumée de ces couples binationaux, ainsi que sur les stratégies qu’ont développé les femmes
parrains pour créer une aura d’authenticité 104 à leur couple à travers l’élaboration et la
101
Voir
le
document
officiel
d’Immigration
Canada
intitulé
« Document
checklist »
(http://www.cic.gc.ca/english/pdf/kits/forms/IMM5533E.pdf) (visité le 10 aout 2017).
102
Pour les femmes de l’étude, le mariage est un évènement aux ramifications émotionnelles et pratiques
complexes qui doit être nuancé. Si, dans la plupart des cas, il a été célébré à un moment précis de leur relation
principalement « pour l’Immigration », il reste que souvent, elles désiraient vraiment se marier avec leur
partenaire. Or, dans le cadre de la construction du dossier de parrainage pour Immigration Canada, le mariage,
comme condition d’éligibilité, représente souvent un paradoxe.
103
Pour une critique du concept d’hypogamie féminine, voir Constable (2003, p. 167) et Breger and Hill (1998, p.
16).
104
Ici, l’aura d’authenticité fait référence à l’analyse que fait Jillian Rickly-Boyd (2012) des écrits de Walter
Benjamin. Dans son questionnement sur l’authenticité en tourisme, Rickly-Boyd définit l’aura (d’authenticité)
182
soumission de preuves matérielles de leur relation intime. Le paradoxe du mariage « pour les
papiers » sera tout d’abord exposé. Dans un deuxième temps, ce chapitre examinera le
processus d’élaboration du dossier de preuves d’authenticité de la relation conjugale par les
femmes parrains, ainsi que les stratégies de contournement des attentes des agents
d’immigration en matière de conjugalité. Enfin, nous verrons comment la pression
administrative et sociale exercée par l’obligation de justifier l’authenticité de leur relation se
répercute sur le vécu de la relation intime elle-même, une fois leur conjoint arrivé au Canada.
6.1. « Mariage non-authentique » : le paradoxe du mariage-pourl’Immigration
« La cause de refus universelle est : ‘mariage non-authentique’. Parfois c'est le non
respect de sa culture et traditions pour la fête de mariage, ou la différence d'âge ou
de religion, mais ils restent très général lors d'un refus et mettent tout ça dans un
seul panier: ‘mariage non-authentique'. Aussi le mariage au premier voyage, c'est
mal vu = pressé = veut les papiers » (Commentaire de Simone lors d’une
discussion sur le forum du groupe de soutien au parrainage).
La question du mariage est centrale chez les femmes interrogées. Pour elles, ce dernier
est à la fois une condition préalable à la demande de parrainage et à la possibilité d’établir leur
vie de couple au Canada et un évènement émotionnellement et moralement important dans
leur vie de couple. De toutes les femmes rencontrées et observées sur les groupes de soutien
aux femmes en couple « mixte », une seule hésitait à se marier avec son conjoint
guatémaltèque avec qui elle avait été en relation pendant huit ans et avec lequel elle avait deux
enfants. Sa préoccupation était en partie d’ordre moral—elle ne croyait pas en l’institution du
mariage—et d’ordre conjugal—elle n’était pas certaine de vouloir faire le parrainage et de
vivre au Canada avec le père de ses enfants. Pour toutes les autres femmes, mariage, vie
conjugale et immigration étaient interreliés. Puisque le mariage était une étape nécessaire à
comme fondamentalement intersubjective, parce qu’elle « links [it] quite dramatically to the experience of the
other » (p. 275). Ainsi, dans une perspective constructiviste, l’authenticité (et l’aura entourant l’objet ou
l’expérience analysée), est « fluide, négociable et contextuelle », c’est un « meaning-making process » (Bruner,
1994, in Rickly-Boyd 2012, p.272; voir le cadre théorique dans le chapitre 2). C’est de cette façon que la question
de l’authenticité des couples binationaux sera appréhendée dans ce chapitre.
183
leur démarche de réunification conjugale au Canada, pour la plupart des femmes, cet
évènement s’est chargé d’une valeur symbolique et émotionnelle importante, bien que le sens
qui lui ait été donné et la manière dont il a été célébré varient selon les histoires personnelles.
Cependant, dans tous les cas, cette cérémonie et ses préparatifs étaient sous-tendus par les
exigences administratives de l’immigration de leur conjoint au Canada. Ainsi, ces mariages
étaient « authentiques », dans le sens où la relation intime existait réellement et les femmes
désiraient officialiser leur engagement envers leur conjoint, même si l’une des motivations au
mariage était l’immigration au Canada du partenaire non-canadien.
6.1.1. L’injonction au mariage
« C'est particulier. Ils ne veulent pas donner de visa de visiteur, donc les gens
s’emportent. Moi, souvent, j'ai des gens qui ont déjà été mariés une fois, puis deux
fois et ils ne veulent pas vraiment se remarier, mais ils voudraient faire vie
commune. Souvent, il y a une question de patrimoine familial aussi. Des gens qui
sont d'un certain âge, qui ont des enfants, qui veulent laisser [leurs biens] à leurs
enfants. Avec le patrimoine familial, une fois que tu es marié, c'est assez difficile
de s'en sortir. J'ai vu des gens d'un certain âge qui venaient me voir et qui disaient :
‘Il n'est pas question que je me marie. Je me suis marié une fois. Elle m'a lavé. Je
ne me rembarquerai pas’. Puis là, ils voyagent, ils vont en République
Dominicaine puis, tout à coup, ils viennent me voir et ils me disent : ‘Pas le choix,
je vais me marier’ » (Consultante en Immigration).
Dans le cadre de son étude sur les couples binationaux en France, l’anthropologue
Manuela Robledo Salcedo (2015) invoquait l’« injonction au mariage » qui pèse sur les
couples binationaux qui souhaitent poursuivre leur relation intime, mais qui doivent d’abord
régulariser le statut de leur partenaire non-européen. Pour y parvenir, ces derniers sont forcés
de se marier « pour les papiers ». Pour les femmes canadiennes de l’étude, le mariage est aussi
devenu central à leur démarche de réunification conjugale, alors qu’elles n’étaient souvent pas
mariées dans leurs relations de couple précédentes et que le mariage ne faisait pas
nécessairement partie de leurs valeurs familiales. Les parents de plusieurs de ces femmes
n’étaient eux-mêmes pas mariés. Le témoignage d’Ève, une femme qui a rencontré son
partenaire en Ouganda alors qu’elle y visitait une amie d’enfance—elle y est finalement restée
pour une période d’environ quatre ans non-consécutifs—illustre bien ce paradoxe du mariagepour-l’Immigration-pour-être-ensemble :
184
« Il aime l’Ouganda. Il ne m’a jamais dit : ‘On déménage au Canada’. Ce n’était
vraiment pas, je pense, dans ses plans. Alors, au mois de février, je lui ai dit : ‘Si
l’on veut être ensemble, on devrait juste se marier et tu devrais venir ici, parce que
je suis tannée d’aller là-bas’. Mais je ne voulais pas me marier. Je n’ai jamais
voulu me marier. Mais là, je me suis dit que si je voulais être avec lui, il fallait
qu’on se marie parce qu’on sait que c’est impossible pour lui de venir ici. J’avais
déjà essayé de l’inviter [et ça avait été refusé]. »
Comme l’indique le témoignage d’Ève, pour plusieurs femmes, le mariage est apparu comme
une concession à faire pour permettre à leur relation intime transnationale de se développer,
sans qu’elles n’aient à porter tout le fardeau de la mobilité.
Parfois, le fait de considérer le mariage non pas comme une fin en soi, mais comme
une étape dans le cadre du processus d’immigration de leur conjoint, a eu comme effet de
banaliser cet évènement-clé de leur parcours de vie. L’exemple de Cynthia, une femme qui
avait été en couple pendant deux ans au Ghana avec un homme ghanéen quand elle a décidé
de rentrer au Canada pour des raisons professionnelles, illustre bien ce point : « So I said to
myself : ‘The wedding is just the paper and if this is what it takes to get a chance to see if we
are going to work out in the long term then, this is what I’ll do’ ». Dans cette citation, le
mariage est réduit à un simple « bout de papier ». Or, pour Cynthia, un conflit a rapidement
émergé entre son mariage, instrumental à la demande de parrainage, et ses valeurs morales. En
effet, bien que Cynthia se soit mariée suite à un raisonnement très pragmatique, une fois au
Canada avec son mari, elle s’est sentie dépassée par les implications morales et sociales de ce
mariage :
« I did not know that I wanted to marry him. I was not a person who needed to get
married, wanted to get married, needed the white wedding dress and all that. I
didn’t. So the whole idea of marriage really intimidated me [...] So, later, in
reflecting on it once we were married, the fact that we were married took on a life
of its own. And I fell into that part. Do you know what I mean? It’s hard for
me…Once we got married, it’s like, in everyone else’s eyes, we were the married
couple who were certain that they wanted to be married and be together forever,
no matter what, and that it was a 100% conscious decision to marry. That’s
important to me because sometimes, when I’m like ‘How did he get here?’ I have
to trace my steps, and that’s how I got here. I was sort of naive in thinking that this
was just a way to get the paperwork through and that somehow, I could get out of
this easily if I wanted to. »
185
Ainsi, puisque le parrainage du conjoint est l’une des seules façons qu’ont les femmes
de vérifier si la vie conjugale au Canada avec leur conjoint leur convient, elles sont parfois
contraintes à entrer dans un contrat de vie tel que le mariage de façon précipitée. Le mariage
n’est pas pour autant un évènement purement utilitaire pour ces femmes. Au contraire, bien
qu’une des motivations au mariage ait été la migration du conjoint au Canada, pour plusieurs
femmes, le rituel du mariage n’était pas dénué d’une certaine valeur sentimentale. Annie, par
exemple, souhaitait éventuellement se marier avec son conjoint burkinabé. Le couple a
seulement devancé l’évènement dans l’objectif de répondre aux conditions d’admissibilité du
parrainage du conjoint:
« C’était dans nos plans [de nous marier], mais c’était comme loin. On n’était pas
pressé. On savait qu’on s’en allait vers ça. C’était important, pour nous deux,
d’officialiser notre relation, mais ce n’était pas…ça s’est précipité parce que j’étais
malade [et que je ne pouvais plus vivre au Burkina Faso]. »
Mélissa et son conjoint, Richard, ont eux aussi dû préparer leur cérémonie de mariage « en
catastrophe », sous la recommandation de la conseillère en immigration qui s’occupait de leur
dossier de parrainage :
« M : Mais moi, dans mon rêve, on ne se serait pas marié pour parrainer. Je pense
que c’est comme ça pour beaucoup de monde. On voulait se marier, mais j'aurais
voulu qu'il fasse lui-même sa demande de résident permanent. Pas juste à cause
des obligations, pour que ça soit autre chose, mais bon, comment la loi est faite, on
n’avait pas le choix. Mais c'est ça que je trouve un peu...C'est toujours plate quand
les gens te disent : ‘Vous vous êtes mariés pour le parrainage?’ Non, on s'est marié
parce qu'on s’entendait bien, mais oui, ça a été précipité parce qu’on n’avait pas le
choix, à cause du parrainage.
R : On s'entendait bien, mais on a fait ça un peu plus tôt.
K : Vous vous êtes mariés plus tôt que vous l’auriez voulu ?
M : Mais oui, on aurait pas organisé ça en trois mois, un été, en catastrophe ! »
Cette « injonction au mariage », comme l’appelle Robledo Salcedo (2015), comporte ainsi des
coûts importants pour les femmes parrains, tant au niveau des émotions—plusieurs sont
déçues de la cérémonie de mariage—qu’au niveau des implications sociales d’un mariage
précipité ou considéré comme principalement utilitaire.
186
Pas le mariage rêvé
« Autant j’étais contente de m’unir à Razak, autant j’étais aussi en train de faire
un deuil parce que moi, dans ma vie, ce n’était pas comme ça que je pensais me
marier. Moi, je pensais me marier quand ça fait dix ans, quinze ans, que je suis
avec la personne ; que tu as eu des enfants et que tu es passée à travers plein
d’épreuves ; que tu es dans la quarantaine » (Catherine).
Comme l’illustre le témoignage de Catherine, le mariage est un rituel empreint d’une
valeur symbolique importante qui varie selon les personnes. Dans ce cas, il est conçu comme
un évènement clé dans le parcours relationnel du couple ; un évènement qui permet de
souligner le vécu du couple et sa longévité. Or, dans le but de fonder une relation intime stable
au Canada, Catherine a dû agir à l’encontre de ses valeurs. Elle soutenait ne pas être déçue de
son choix, puisque sa relation est un « succès », comme elle le disait elle-même—le couple est
toujours ensemble cinq ans après l’arrivée de son conjoint et ils ont maintenait un enfant—
mais elle regrettait tout de même de ne pas avoir réalisé son mariage de rêve. Au contraire,
elle a décrit son mariage comme un évènement ennuyeux, dont elle n’a pas bien compris le
sens et auquel elle n’a pas vraiment pu prendre part parce qu’il a été célébré selon les
traditions de la famille de son conjoint, au Sénégal. Catherine s’était d’ailleurs mariée en
secret, pour ne pas avoir à défendre son choix d’un époux non-normatif auprès de ses proches.
De plus, puisqu’il n’y avait aucun des « repères culturels » associés aux mariages canadiens
lors de la célébration de son mariage, elle s’est retrouvée mariée sans avoir eu l’impression
d’avoir vécu son mariage :
« C’était la cérémonie traditionnelle. Je ne me cacherai pas pour dire que c’était
vraiment plate. Tu es assise là, tu as l’impression de vivre un grand moment, mais
tu n’as aucun repère culturel. Il y a des griottes qui sont là et tu ne comprends pas
ce qui se passe… La journée est longue, les gens ne te parlent pas vraiment parce
qu’en fait, c’est particulier : là-bas, ils font des mariages où les mariés ne sont pas
là. À un moment donné, on dit : ‘Ok, on va aller à la mosquée’ Ah criss,105 je n’y
vais pas. Les femmes ne vont pas à la mosquée. Alors toute la journée, je disais à
ma copine québécoise : ‘Ok, c’est un mariage ; il n’y a pas de vin rouge ;
quelqu’un qui fait un discours’. Tu te rends compte que le mariage c’est vraiment
une institution culturelle. Et tout ça, c’est dans les repères. Moi, je n’avais pas de
repères. Pour moi, ça ne sonnait pas comme un mariage. »
105
Terme québécois qui indique la frustration.
187
Tous ces « repères culturels », comme les appelait Catherine, sont ce qui donne la
valeur symbolique au rituel du mariage. Sans ces derniers, les acteurs ont de la difficulté à
s’approprier ce moment significatif de leur vie. Or, si le mariage ne faisait pas office de
prérequis dans le processus de parrainage, ces femmes canadiennes n’auraient pas eu à
précipiter l’évènement, ni à le célébrer dans le pays d’origine de leur conjoint non-canadien,
en l’absence de leurs proches.
Stéphanie, qui s’est mariée après deux ans de vie commune au Bénin avec son
conjoint, a elle-aussi vécu un choc entre son idéal d’un mariage d’amour romantique et la
réalité, très pragmatique, de sa célébration au Bénin, passée principalement en compagnie des
proches et amis de son conjoint :
« Mon dieu que je n’étais pas bien. Je n’arrêtais pas de pleurer pendant la
cérémonie ! Parce que… je ne ressentais rien, alors je me sentais triste. Je pensais
que ça allait être super romantique, mais il n’y avait rien de romantique dans tout
ça. Il fallait juste gérer toute la famille et je commençais à ne plus avoir d’argent,
mais il fallait leur acheter à boire, alors j’ai été obligée d’emprunter de l’argent à
mon ami québécois. Il disait ‘On s’en fout, ils n’ont qu’à boire de l’eau ‘. Mais
non, tu ne comprends pas. Ça ne marche pas comme ça. Il faut leur acheter des
bières et des jus. »
Dans le cas de Stéphanie, le fait qu’elle ait dû gérer la dimension économique du
mariage le jour même de sa célébration, est venu désacraliser ce rituel qui, à ses yeux, tenait
lieu d’institution de l’amour romantique. Toutes les femmes n’ont pas eu des expériences de
l’altérité vécues comme un traumatisme lors de la célébration de leur mariage. Au contraire,
plusieurs femmes l’ont préparé avec beaucoup de soin ou ont opté pour des célébrations
fastueuses en accord avec les traditions de la culture d’origine de leur époux. Ces dernières
parlaient de leur mariage avec fierté. Par exemple, plusieurs membres du groupe de soutien
ont publié les photos de leur cérémonie de mariage dans le forum du groupe. Dans ces cas, le
mariage-pour-l’Immigration convergeait avec les idéaux romantiques et conjugaux de ces
femmes.
Faire la cérémonie pour l’immigration ?
L’histoire de Laura est particulière. Elle s’est mariée « par amour », sans penser
vraiment à l’immigration. Elle et son conjoint ont fait un mariage plutôt rustique à Cuba. La
188
famille de ce dernier était pauvre et Laura a décidé de leur donner suffisamment d’argent pour
qu’ils organisent eux-mêmes une belle grosse fête de mariage:
« Ils ont décoré la cour familiale en terre battue. Ils ont aménagé une pièce, un peu
comme ça, mais en retrait, fermée, avec de la musique. Il y avait une immense
table. Il y avait des cochons de lait que son père avait tués. Ils avaient préparé
beaucoup de bouffe. Il y avait un immense gâteau qu’ils avaient commandé. Ça a
été super. André s’est occupé de la musique. Ça a fini à quatre heures du matin.
C’était la famille, les amis [cubains]. Ça a été tellement chaleureux! Alors moi, j’ai
accepté ça, mais c’est sûr que pour l’Immigration, ce n’était pas un vrai mariage.
Ils considéraient qu’il n’y avait pas d’amis, pas de famille [canadienne]... »
L’histoire de Laura est l’une des seules où le mariage a été célébré sans réfléchir à sa
portée sur le processus d’immigration du conjoint non-canadien. En conséquent, la cérémonie
ne correspondait pas aux normes établies informellement par les agents d’immigration. Quand
Laura a déposé sa demande de parrainage, cette dernière a été refusée pour cause de « mariage
non-authentique ». Laura a donc gardé un souvenir heureux, mais amer, de son mariage
d’amour, lequel est devenue la raison de l’impossibilité d’établir son foyer conjugal au
Canada.
Contrairement au cas de Laura, chez la plupart des femmes canadiennes en couple
binational de cette étude, la décision de se marier était souvent prise en raison de la décision
de parrainer l’immigration de leur conjoint au Canada et, bien qu’elles n’accordaient pas toute
la même valeur symbolique à l’institution du mariage, la majorité ont porté une attention
particulière à la façon dont leur mariage a été célébré. En effet, plusieurs femmes ont organisé
l’évènement en tenant compte d’un certain baromètre d’authenticité. En d’autres mots, les
détails relatifs à la cérémonie ont souvent été choisis minutieusement, dans le but conscient
d’impacter favorablement les agents d’immigration qui seront en charge d’évaluer la sincérité
de leur relation. L’effet produit dans leur dossier de parrainage par la robe, le nombre d’invités
et le type de cérémonie (religieuse, culturelle ou civile) était souvent calculé pendant la
planification de l’évènement. Le commentaire que cette femme a publié sur le forum du
groupe de soutien, dans le but de recevoir les suggestions d’autres femmes qui étaient passées
par là, illustre bien ce point : « Nous sommes dans la préparation pour la fête de notre mariage
189
en Tunisie. Nous ne voulons rien de gros, mais le plus authentique, pour que l'immigration ne
nous sorte pas cette excuse s’il y a un refus ».
Cette citation révèle le potentiel de transformation sociale lié à la réappropriation du
concept d’authenticité conjugale par les femmes parrains. En effet, en partageant ses propres
intentions avec les autres membres du groupe de soutient—la femme ne veut « rien de
gros »—l’auteure de cette publication a provoqué une discussion réflexive sur ce qui est et ce
qui devrait être considéré comme une cérémonie de mariage « authentique ». Ainsi, la notion
même d’authenticité conjugale est constamment redéfinie par la circulation, la réarticulation et
la réappropriation de ses différents signifiants et signifiés. Il peut être supposé qu’à force de
voir surgir, dans les dossiers de parrainage, certains éléments a priori considérés comme
atypiques ou non-authentiques (ex. une petite célébration ou peu d’invités), les agents
d’immigration en viendront à considérer ce type de cérémonies transnationales comme
« normal ».
6.1.2. La demande en mariage…par la femme
L’injonction au mariage implicite au processus de parrainage provoque d’autres
transformations dans la pratique de ce rituel important du cycle de vie, notamment au niveau
des rôles de genre. En effet, bien que ce soit souvent le partenaire non-canadien qui soit
soupçonné de ne pas être sincère envers la femme canadienne avec qui il s’est uni, dans la
majorité des cas, ce n’est pas lui qui a proposé le mariage. Au contraire, l’initiative est le plus
souvent venue des femmes canadiennes. Ces dernières ont brisé les conventions traditionnelles
de la demande en mariage en demandant elles-mêmes la main de leur amoureux, parfois à
genoux, comme l’a fait Annie :
« A : … C’est moi qui ai demandé Paul en mariage.
K : Non?!
A : Oui. Bien, on s’était dit ‘Ok, on se marie’, mais moi, j’avais acheté son jonc à
lui. Je me suis dit: ‘Je vais le faire marcher celui là!’ Puis, quand je suis arrivée
dans la case de Paul, je me suis mise à genoux et j’ai dit : ‘Veux-tu m’épouser?’ Il
ne veut pas que je dise ça à personne : ‘Ne le dis à personne que c’est toi qui m’a
demandé en mariage. Ne le dis-le pas !’ Moi je me trouvais bien drôle! »
190
Malgré l’aspect comique de cette citation—lequel sert à minimiser l’impact social de
cette inversion des rôles de genre—la demande en mariage faite par les femmes peut avoir des
implications profondes au niveau des relations de pouvoir genré au sein du couple. Par
exemple, l’on remarque, par la réaction de Paul, qu’il était vraisemblablement ébranlé par
cette inversion. La prise en charge, par les femmes canadiennes, du processus de parrainage et
du rituel du mariage, peut avoir contribué à créer une certaine vulnérabilité au niveau de
l’identité de genre chez ces hommes. C’est l’hypothèse qu’a émise Catharine Charsley (2005a)
dans son étude sur les hommes pakistanais qui ont migré au Royaume-Uni pour aller vivre
avec leur épouse, à proximité de leur belle-famille ; une pratique qui, selon l’auteure, fragilise
la masculinité de plusieurs. D’ailleurs, rappelons qu’aucun homme parrainé n’a consenti à être
interrogé dans le cadre de cette étude.
En revanche, pour certaines femmes canadiennes, la prise en charge du processus de
parrainage et de la demande en mariage constituait une forme d’empowerment106. Ariane, par
exemple, a eu un enfant alors qu’elle n’avait que 18 ans. Elle a été mère monoparentale
pendant plusieurs années, alternant les relations intimes avec des hommes canadiens, jusqu’à
ce qu’elle rencontre son ex-conjoint, en République Dominicaine. Ariane, qui était retournée
faire des études universitaires au Canada, est alors entrée dans une position de pouvoir face à
son amoureux, même si elle était « in love » —une condition qui avait toujours été synonyme
de vulnérabilité chez elle:
« Ce n'est pas lui qui m'a demandé en mariage, c'était moi qui voyais déjà… Parce
que là, j'étais à l'université et j'avais commencé à étudier en immigration et
relations interethniques et en sciences politiques. Ça fait que moi, je voyais déjà le
parrainage et tout ça, dans ma tête. […] Même si je le trouvais wow et tout, il y
avait des affaires qui accrochaient. Une affaire que je n'aime pas c'est si on me dit :
‘Ah, tu ne devrais pas t'habiller comme ça. Mets-toi plus cute avec une jupe.’ Je ne
suis pas super jupe dans la vie. Ça fait que ça, ce genre de commentaires, je suis
comme : ‘Tu me niaises, il faut que je mette une jupe, ça va te faire vraiment
plaisir à ce point-là ?’ Ça fait que c'est des petites affaires qui m'accrochaient, mais
c'était cool. Overall, j'étais in love. Après ça, j'avais décidé qu'on se marierait
106
Il n’existe pas de traduction satisfaisante du terme « empowerment » en français. Dans le présent contexte,
« empowerment » signifie une certaine prise de pouvoir et un gain de confiance en soi, d’individus ou de groupes
d’individus normalement vulnérables.
191
parce que je voulais le parrainer. Ce n'était pas l'inverse, ce n'est pas lui qui me l'a
proposé. »
Cette citation montre aussi le pouvoir émancipateur qui découle de cette prise de
décision. Ariane n’était plus qu’une femme « in love », qui doit mettre des jupes pour plaire à
son mari, mais une femme qui participait activement à la réalisation à la fois de son couple et
de son amoureux à travers son immigration.
6.2. La constitution de preuves d’authenticité de la relation
« K : Est-ce que tu pensais déjà au parrainage à ce moment-là?
M : Non. Pas du tout. Même que ça m’a nuit quand j’ai monté mon dossier, parce
qu’il y a beaucoup de choses...
K : Que tu n’avais pas documentées ?
M : De preuves. Par exemple, les reçus de restaurant, les reçus de cadeaux qu’on
s’est offert, plein de trucs comme ça que je n’ai pas gardés. Mes tickets de train, je
n’ai pas gardé ça! Dans le parrainage, c’est mieux de l’avoir quand tu montes ton
dossier, mais bon, quand j’y suis allée la première fois, je ne pensais pas du tout à
ça. Je ne pensais même pas à me marier. J’allais le rencontrer » (Mélanie).
Dans son étude des couples binationaux en France dont l’un des partenaires est en
attente de son permis de résidence, Robledo Salcedo (2011, p. 3) constatait que « [l]es couples
mis en cause n’ont de cesse de se mettre en scène comme de ‘vrais amoureux’ ; à travers leurs
déclarations, leurs témoignages et les événements qu’ils créent, ils répliquent au soupçon de
mariage de complaisance, tout en l’assimilant ». Les femmes canadiennes en couples
binationaux étudiées ont elles-aussi assimilé certains symboles d’authenticité conjugale
privilégiés par les autorités migratoires, qu’elles ont « mis en scène » ou amplifiés par des
preuves matérielles lorsqu’elles ont monté leur dossier de parrainage. Par exemple, dans le
formulaire de demande de parrainage d’Immigration Canada intitulé « Renseignements sur la
relation et évaluation du parrainage107 », des questions comme « Décrivez les circonstances de
votre première rencontre » ; « Habitez-vous ensemble maintenant […] Dans la négative,
expliquez pourquoi », « À quelle fréquence communiquez-vous ensemble et de quelle
façon ? » ou encore, dans le cas où les partenaires ne sont pas mariés civilement, « Des
cérémonies ou des évènements officiels ont-ils été organisés pour reconnaitre ou célébrer votre
107
Voir le document au : http://www.cic.gc.ca/francais/pdf/trousses/form/IMM5532F.pdf (visité le 10 aout 2017).
192
union, par exemple, une cérémonie de fiançailles, une cérémonie de mariage traditionnelle ou
coutumière (…) une réception ou un voyage de noces ? » informent les conjoints de certaines
normes conjugales attendues par les agents d’immigration. Les questions posées et les
« preuves » de la sincérité de la relation exigées dans la trousse de parrainage témoignent
d’une conception du couple selon des normes de civilité « Nord-centriques » (Mai & King,
2009, p. 300, voir aussi Satzewich, 2014), lesquelles correspondent aux valeurs et aux
pratiques de ce que Hirsch et Wardlow (2006, p. 5) définissent comme le « companionate
marriage », soit un mariage dans lequel l’intimité émotionnelle entre les partenaires définit et
soutient le lien conjugal. Pour les auteures, le mariage de compagnonnage n’est pas un
synonyme d’amour romantique, même si cet idéal est souvent un enjeu important dans la
formation de l’union :
« The idea of marriage as a project, the aim of which is individual fulfillment and
satisfaction, rather than (or in addition to) social reproduction […] companionate
marriage implies a constellation of associated ideals and practices […] : marriage
based on prior romantic relationship, individual choice of spouse, monogamy (as
opposed to polygamy), sexual fidelity within marriage, nuclear family households,
neolocal residence, the idealization of verbal over instrumental expressions of
attachments (e.g., saying « I love you » rather than washing his clothes or fixing
her car), […] »
Les exigences des autorités canadiennes se basaient sur des normes proches de celle du
mariage de compagnonnage telle que définit ci-haut, principalement dans la façon dont
l’attachement (émotionnel et matériel) au conjoint, plutôt que l’amour romantique, devait être
démontré. Dans leur dossier, les femmes parrains ont ainsi reconstruit leur récit conjugal en
fonction des attentes implicites d’Immigration Canada : les réponses écrites aux questions du
formulaire étaient minutieusement formulées pour répondre aux critères d’authenticité
conjugale et les photos ajoutées au dossier étaient aussi choisies selon le degré
d’authenticité qu’elles évoquaient. Pour Anne-Marie D’Aoust (2013, p. 263), qui a étudié le
processus de réunification conjugale dans plusieurs états occidentaux, la bureaucratisation du
processus oblige ainsi les partenaires conjugaux à produire une « matérialisation et une
quantification de l’amour » (ma traduction) ; un processus qui a aussi été remarqué chez les
femmes de cette étude.
193
En « répliquant au soupçon de mariage de complaisance» (Robledo Salcedo, 2013) par
la constitution de preuves d’authenticité de leur relation intime, les femmes ont eu tendance à
se conformer à ces normes conjugales. Les prescriptions matrimoniales provenant
d’Immigration Canada sont devenues partie intégrante de l’histoire de leur couple, même si
ces dernières sont flexibles et peuvent être réarticulées. Par exemple, dans le formulaire de
demande de parrainage, l’accent est mis sur l’interdépendance émotionnelle et financière des
partenaires conjugaux. En réponse à ce critère d’authenticité conjugale, les femmes parrains
ont porté une attention particulière à la communication verbale et écrite qu’elles entretenaient
avec leur partenaire. Cette forme de communication est alors devenue centrale au
développement de la relation intime (voir chapitre 4). Dans cette section, il sera question
d’examiner comment la définition de ce critère flou qu’est l’authenticité conjugale est coconstruite à travers le processus même d’élaboration du dossier de parrainage.
6.2.1. Les stratégies de contournement des attentes de l’immigration
Les femmes qui entreprennent les démarches de parrainage de leur conjoint noncanadien contribuent activement à la co-création de normes conjugales. En diffusant, dans
leurs réseaux, ce qu’elles croient correspondre aux critères d’un couple « authentique », elles
entament un processus intersubjectif de discussion, d’évaluation et de déconstruction de ces
conventions sociales. Dans les cas où leur profil de couple comportait ce qu’elles
considéraient être des marqueurs d’inauthenticité conjugale, les femmes parrains ont élaboré
différents moyens de contourner ces faiblesses de leur dossier. Par exemple, si la relation avait
été invalidée parce que le couple ne s’était vu en personne que lors de deux voyages, une
femme pouvait renforcir sont dossier en documentant ses voyages subséquents à l’aide de
photos ou en y emmenant ses enfants ou un parent. Dans le cas où c’est la différence d’âge qui
posait un problème, certaines femmes ont fait diversion en accentuant d’autres éléments de
leur relation jugés plus acceptables pour l’immigration. À cet effet, Diane, l’administratrice du
groupe de soutien au parrainage, a fait quelques suggestions à l’une des membres du groupe
qui venait d’annoncer le refus de son dossier par les autorités migratoires :
« Mariage non-authentique. C'est toujours cette raison qu'ils donnent. Tu peux
aussi refaire un deuxième parrainage. Parfois ça donne de meilleurs résultats que
de passer en appel. L'important, c'est de comprendre pourquoi on vous a refusé :
différence d'âge, pas beaucoup de voyages, pas de fête de mariage ? Il faut essayer
194
de corriger la situation par de nouvelles preuves et, si tu peux te présenter à
l'entrevue avec ton mari, ça donne d'excellents résultats aussi. »
Ainsi, grâce à leur réflexivité sur le processus de réunification conjugale, les femmes
parrains ont ouvert la discussion sur une possible ré-articulation de ce qu’est l’authenticité
conjugale. L’extrait de la publication de Diane illustre bien la part d’agentivité et de
résistance108 des femmes en question (Cunningham, 2006). En effet, ces femmes utilisaient
l’expérience de leurs compères pour être en mesure de manipuler ou de devancer les attentes
des agents d’immigration. Par exemple, dans cet extrait, Diane a soulevé quelques éléments
qui peuvent provoquer un questionnement de la part des agents d’immigration qui évaluent les
dossiers—la différence d'âge, pas beaucoup de voyages, pas de fête de mariage—et elle a
proposé des pistes de solution telles que « corriger » les erreurs au dossier et « se présenter à
l’entrevue » de sélection avec son conjoint, pour réussir à convaincre les agents de la sincérité
de la relation.
L’extrait suivant, tiré d’une discussion issue du forum du groupe, montre bien
comment l’information circule et est récupérée par les femmes qui s’en servent pour élaborer
leur dossier de parrainage :
« _Pour les conversations, est-ce que je mets tout, même les chicanes, pour faire
naturel?
_Il faut que l'agent puisse voir au travers des conversations que vous êtes un
couple. Cela implique de mettre de tout: des « je t'aime », de la jalousie, des
disputes, des conversations anodines, etc. Certaines personnes (comme moi)
mettent même le début de conversations plus intimes. »
Ainsi, pour s’assurer que leur dossier soit accepté, les femmes qui ont entrepris les
démarches de parrainage ont aligné les preuves de leur relation intime avec rigueur. Dans la
plupart des cas, plusieurs sources d’information susceptibles d’améliorer le dossier ont été
108
Le cas juridique « catgate » illustre l’une des formes de résistance possibles pour les couples dont
l’authenticité est remise en doute par les instances bureaucratiques. Dans ce cas, les plaignants, un homme
britannique et son amoureux étranger, ont utilisé le fait qu’ils possédaient un chat en commun, comme preuve
inusitée de l’authenticité de leur relation intime. Ils ont gagné leur appel et la situation du conjoint étranger a été
régulée (D'Aoust, 2013).
195
consultées et partagées avec d’autres femmes parrains de leurs réseaux: le nom de bons
consultants en immigration, des trucs et conseils sur le choix des photos, la cérémonie de
mariage, le nombre de pages de conversation à rapporter et le type de questions posées lors de
l’entrevue. Par exemple, en novembre 2014, une membre du groupe de soutien soulignait :
« quand on sait ce qu'ils regardent en particulier, ça nous donne une chance d'aller au devant
de leur questions ou jugements ».
Le réseautage que l’on retrouve chez la majorité des femmes parrains est l’une des
stratégies de résistance principales face aux difficultés administratives rencontrées à travers le
processus de parrainage du conjoint. Ces alliances n’auraient ainsi pas été possibles sans
l’avancée dans les technologies de l’information et de la communication et surtout, sans leur
accessibilité aux personnes issues de tous les milieux sociaux au Canada. En effet,
l’information sur les critères de sélection circule et est régulièrement mise à jour dans les
réseaux de femmes, ce qui fait que les femmes construisent leurs dossiers en fonction des
preuves attendues, tout en essayant de contourner les drapeaux rouges soulevés dans les lettres
de refus des autres femmes parrains. Par exemple, lorsque Simone est revenue d’Algérie où
elle avait assisté son mari lors de son entrevue avec Immigration Canada, elle a partagé son
expérience (difficile), ce qui a initié toute une discussion sur l’expérience des femmes et la
remise en question de leur relation intime par certains agents. Lors de cette discussion,
plusieurs « drapeaux rouges » ont été soulevés :
« Moi, tout le long, elle me disait : « Je ne crois pas en votre histoire ». Elle
revenait à la charge sur les points négatifs et il y en avait plusieurs selon elle : je
suis plus vieille de quelques années, donc trop vieille pour lui donner des enfants
(je suis encore dans la trentaine. Je n'ai pas soixante-dix ans pourtant !) ; on a des
ami(e)s communs109, différence de religion entre ma famille et sa famille, donc
conflit entre les familles possible tout au long de notre vie. Elle disait que mes
photos de mariage avaient l'air arrangées comme dans les faux mariages. Elle m’a
même dit que mon mari était beaucoup trop beau pour moi parce que,
franchement, je suis une femme bien ordinaire et lui, il est très beau. Je pourrais
continuer encore sur les points négatifs et pourtant elle a dit oui et quarante-huit
jours après l'entrevue, mon mari arrivait à Montréal visa en main pour venir vivre
109
Avoir des amis en commun est parfois interprété par Immigration Canada comme un signe que l’homme non-
canadien fait partie de réseaux de fraude conjugale ou, qu’il ne souhaite immigrer au Canada que pour rejoindre
ses amis qui y sont déjà.
196
au Québec avec moi :) »
Satzewich (2014) a noté que les agents d’immigration canadiens scrutaient les photos
pour y déceler des incohérences, celles liées à la « culture » du partenaire non-canadien ou
encore à une incompatibilité perçue—écarts d’âge ou de beauté trop évidents — entre les
corps des conjoints (voir aussi É fassin, 2010, Lavanchy, 2013, Maskens, 2015). Les femmes
parrains étaient en général très conscientes de ces jugements et ont réfléchis à l’image que
projetait leur couple. De plus, puisqu’elles savaient que les agents questionnent si les photos et
les lettres d’amour sont produites « pour l’immigration » (Satzewich, 2014, p. 18), elles
sélectionnaient les photos qui reflétaient la spontanéité. Or, l’effet à produire était informé et
calculé.
Ainsi, les femmes du groupe sélectionnent les éléments les plus aptes à convaincre les
agents d’immigration, ce qui devient une sorte de jeu contraignant dont les règles sont connues
et où les cartes de l’agent d’immigration sont entrevues et déterminent la construction même
de l’authenticité de la relation amoureuse par la partenaire canadienne. Cependant, le partage
d’expériences et de conseils liés au parrainage du conjoint contribue aussi à créer une pression
importante sur les femmes quant à la qualité et à la quantité des preuves d’authenticité qu’elles
mettent dans leur dossier (voir chapitre 5)110.
Les photos
« Les photos que les agents aiment, je crois, sont celles avec la famille.
J'expliquais chaque choix de photo avec une lettre : mon voyage, où nous étions
allés, sorties, etc. » (Publication, sur le forum du groupe de soutien, d’une femme
dont la demande de parrainage avait été acceptée).
La sélection des photos à mettre au dossier de parrainage est une tâche importante du
processus de réunification conjugale, mais la prise de photos en est une encore plus délicate.
Comme l’indique la citation ci-haut, l’un des buts avoués de la prise de photos est de plaire
aux agents d’immigration en produisant le type de photos qu’ils « aiment ». Or, comme le
110
En décembre 2016, le gouvernement du Canada a décidé de limiter le nombre de pages de preuves de la
relation conjugale à dix pour les dossiers de parrainage.
197
mentionnait une conseillère à l’immigration spécialisée dans les parrainages, prendre des
photos de couple ou de famille n’est pas nécessairement une habitude chez la plupart des gens,
sauf s’il y a une occasion spéciale :
« C.I. : C'est pour ça que mes clients deviennent vraiment frustrés, parce qu'ils se
disent : ‘Bien voyons…je n'ai pas besoin !’ Oui, vous avez besoin de prendre des
photos. Moi, demandez moi des photos des quinze dernières années avec mon
mari. Vous n'en trouverez pas une. On n'aime pas ça prendre des photos et on n'y
pense pas. Mais vous, vous êtes obligés de vivre différemment, parce que vous
parrainez quelqu'un de l'extérieur, donc vous êtes obligés de prendre des photos.
K : Donc à partir du moment où ils décident : ‘Ok, on va immigrer au Canada’, il
faut qu'ils orientent toute leur vie en fonction de...
C.I. : Oui, puis moi, ils viennent me voir des fois, puis ils vont me donner quatre
photos. Je vais leur dire : « On a quoi ? Quinze jours avant d'être capables de
présenter le dossier ? Dehors, dans la cuisine, avec la famille… Ça me prend
cinquante photos. »
Comme le montre cet extrait d’entretien, les photos sont souvent prises et ensuite
sélectionnées par les femmes parrains dans le but spécifique d’étoffer leur dossier de
parrainage. Les femmes tentent, autant que possible, que leurs photos n’aient pas
l’air arrangées « pour l’immigration », bien que ce soit souvent le cas. Par exemple, selon l’un
des agents interrogés par Satzewich (2014, p. 16), si le couple fourni des photos où les
partenaires sont montrés en train de s’embrasser dès le début de leur relation ou, s’il y a des
photos prises dans la chambre à coucher lors de la nuit de noce, l’agent se questionne si
l’objectif premier de la photo (et de la cérémonie) n’était pas d’embellir le dossier
d’immigration. Ainsi, la prise de photos de couple devient une entreprise contradictoire dès
que des démarches de parrainage sont entamées, puisque la connaissance même des exigences
du processus oblige les couples à produire des photos qui témoignent de l’authenticité de la
relation, sans que ces dernières ne soient trop intimes, car cela devient alors un signe
d’instrumentalité.
D’autre part, la prise de photo n’est pas un acte spontané et ne fait pas partie du
quotidien de la plupart des couples, comme le notait, à propos de son propre couple, la
conseillère en immigration citée ci-haut. Il y a toujours une mise en scène (le choix des
personnes photographiées et leur attitude, le décor, etc.) et un metteur en scène (le
photographe et ses assistants). L’histoire de Florence illustre bien le paradoxe des photos-de-
198
couple-authentiques-pour-l’Immigration. Son cas est particulier en ce qu’elle a rencontré son
conjoint alors que ce dernier était à Montréal en tant que demandeur d’asile. Elle a par la suite
décidé de le parrainer « de l’intérieur », un processus similaire aux parrainages « de
l’extérieur », mais qui prend normalement beaucoup plus de temps à être traité (en moyenne
deux ans), parce que la menace de fraude conjugale est considérée comme étant plus élevée
par les autorités canadiennes. L’avantage de ce type de parrainage est que les conjoints
peuvent habiter ensemble au Canada le temps du traitement du dossier. Le dossier de Florence
et de son conjoint palestinien a pris quatre ans avant de recevoir une réponse favorable,
période de temps pendant laquelle les époux ont mis beaucoup d’efforts pour prouver
l’authenticité de leur couple :
« F : Quand on a fait le parrainage, l’avocat nous a dit qu’il fallait monter un
dossier avec des lettres de référence de mes amis, de ma famille, des députés ; des
photos... Donc, on montait un dossier comme ça. On envoyait des photos, des
updates : à la cabane à sucre, avec la famille...
K : Donc vous étiez dans ce processus-là, à toujours penser à votre parrainage, à
vous dire qu’il faudrait prendre une photo maintenant...?
S : Tout le temps! Ça en était rendu un running gag en famille parce qu’on disait :
‘Il accumule des points!’ Donc, on le prenait avec du bacon... Ça en était rendu un
gros running gag dans la famille. Donc oui, on prenait des photos pour tout. On a
encore ce dossier-là. Mes amis avaient écrit des lettres. Tout le monde prenait part
à ce processus. »
Selon les directives d’Immigration Canada relatives aux demandes de parrainage111, les
photos sélectionnées devraient montrer le couple dans plusieurs lieux différents et à différents
moments, ce qui témoigne d’une conception du couple comme d’une unité affective dans le
cadre de laquelle les partenaires partagent des activités en commun (Hirsch & Wardlow,
2006). Dans le cas de Florence, les photos ont été prise dans l’objectif de montrer à la fois
l’intégration socio-culturelle de son conjoint non-canadien et son intégration à la famille de sa
femme, ce qui atteste de la bonne fois du mariage de ce dernier. Dans cet extrait, l’humour est
l’outil utilisé pour désensibiliser un processus bureaucratique anxiogène, contradictoire et
objectifiant pour ces couples. Ainsi, la famille de Florence a tenté de ridiculiser ce processus
humiliant en créant des situations complètement caricaturales ; par exemple, en
111
Voir le document intitulé « Document Checklist » (note de bas de page 98).
199
photographiant Ahmed, le mari musulman de Florence, en train de manger du bacon à la
cabane à sucre.
6.2.2. Les marqueurs d’inauthenticité dans le dossier d’immigration
« Autre conseil qu'on m'a donné et que je trouve super important: tu identifies les
red flags de ton dossier. Tu te mets à la place de l'agent qui va analyser ton dossier
et tu trouves les bibittes. Et en faisant ton dossier, tu essaies de justifier et
d’expliquer tous les red flags possibles. Il faut que l'agent ait le moins de questions
possibles quand il va finir l'analyse de ton dossier. Les bibittes les plus fréquentes
sont: la différence d’âge, de religion, si la femme a des enfants ou a déjà été
mariée, le fait de ne pas vouloir d'enfants ou de ne pas pouvoir en avoir alors que
le mari est jeune, un mariage rapide, un mariage qui ne respecte pas les traditions
chez lui, peu de voyages, la différence de niveau de vie ou de scolarité, s'il n'a pas
rencontré ta famille ou toi la sienne, etc… Bref, chaque dossier est différent et a
ses faiblesses. »
Cette citation, extraite d’une discussion sur le forum du groupe de soutien, est la
réponse de Simone, la modératrice du groupe, à une femme qui souhaitait avoir des conseils
pour que son dossier de parrainage soit « parfait ». Dans cet extrait, il apparaît que les « red
flags », soit les marqueurs d’inauthenticité des relations intimes binationales, sont aussi
importants, dans la production du dossier d’immigration, que les marqueurs d’authenticité, ou
les preuves matérielles de la sincérité de la relation. En effet, dans un contexte où
l’homogamie est la norme implicite, « perceived dissimilarities between the couple seem to
indicate the mark of simulated or interested affect from the partner of the global
South » (Maskens, 2015, p. 53). Au Canada, en plus de porter attention à la « logique » de la
progression de la relation intime et aux incohérences, tant narratives que photographiques,
dans les dossiers de réunification conjugale, les agents d’immigration responsables de
l’évaluation des dossiers sont aussi à l’affût des ces marqueurs différentiels qui, selon eux,
indiquent la possibilité d’une fraude conjugale (Satzewich, 2015a, pp. 17, voir aussi p. 11) :
« Visa officers generally believe that real couples are compatible. The specific
typifications of compatibility variously involve age, religion, values, and physical
appearance. Once again, the photographic evidence forms an important part of
assessing credibility […] Conversely, credibility can be undermined when an
officer judges applicants to be physically mismatched […] Following an observed
interview in south Asia, two LES112 members together explained that it is ‘normal’
112
« Locally engaged staff »
200
for couples to be somewhat asymmetric in their physical appearance:
‘Compatibility is important here. The family’s concern is that the couple looks
good together. Usually the woman has to be better looking than the man’ ».
Comme l’indique cette citation, la compatibilité des « corps » est l’un des facteurs qui
pèse le plus dans l’évaluation des dossiers de parrainage, probablement parce que les
photographies prennent une place matérielle considérable dans le dossier113 et que ces preuves
visuelles laissent une impression chez les agents. L’âge des partenaires, ainsi que les
implications qui relèvent d’un écart d’âge important—par exemple, l’impossibilité d’avoir des
enfants—était effectivement un marqueur d’inauthenticité qui préoccupait beaucoup les
femmes de l’étude, surtout celles qui étaient membres du groupe de soutien au parrainage,
parce que ces dernières étaient souvent beaucoup plus âgées que leur époux.
La différence d’âge
Le sujet de la différence d’âge entre les femmes canadiennes et leur conjoint noncanadien était souvent l’objet de discussions soutenues et parfois corrosives dans le groupe de
soutien au parrainage. Les femmes qui avaient plus de vingt ans de plus que leur mari étaient
souvent la cible de commentaires questionnant la sincérité des sentiments de ce dernier. De
plus, une certaine honte se dégageait des entretiens et des commentaires en ligne faits par les
femmes qui correspondaient à ce profil. Même les femmes qui étaient plus âgées que leur mari
d’à peine quelques années étaient souvent préoccupées par ce décalage qui enfreignait les
conventions sociales en terme de conjugalité. Par exemple, Annie a rougi quand elle a avouée
qu’elle était plus âgée que son mari burkinabé de quatre ans « et trois-quarts ». Elle a
mentionné que cette différence d’âge la dérangeait beaucoup, surtout au début de leur relation.
Elle s’est même qualifiée de « sugar mummy », un terme dérogatoire qui est couramment
utilisé pour caractériser des femmes qui entretiennent financièrement des hommes plus jeunes
qu’elles. Diane, qui a douze ans de plus que son mari algérien, avouait elle-aussi qu’au début,
elle trouvait que sa relation n’était pas éthique ; mais après huit ans de vie commune au
Canada, les difficultés morales liées à cette différence d’âge se sont estompées et l’écart a été
normalisé, pour elle et pour ses proches :
113
Depuis 2016, les demandeurs peuvent mettre jusqu’à vingt photographies dans leur dossier (voir le
« Document checklist », note en bas de page 98).
201
« K : Puis la différence d’âge, ça ne vous dérange pas?
D : Pas du tout. Sérieusement, moi, je ne la vois pas. Je ne la vois pas du tout. Je
trouve qu’Omar est très mature et on me dit que je fais plus jeune que mon âge…
K : Tu as quarante-six et ça fait huit ans que vous êtes ensemble. Donc, tu avais
trente-huit quand tu l’as rencontré ?
D : Quand je l’ai rencontré j’avais quarante ans.
K : Ok. Lui, c’était une petite jeunesse là, vingt-huit?
D: Bien écoutes, je vais te dire une affaire : c’était limite moralement. Je veux dire,
j’avais un fils de vingt-quatre ans. Lui, il avait vingt-huit ans. Je me disais : ‘Mon
Dieu Diane, dans quoi tu t’embarques ? Ça n’a pas bon sens, tu es à quarante ans
puis…’ »
Comme l’indique cette citation, les normes sociales associées à l’âge des époux et à ce
qui est acceptable en terme d’écart étaient bien intégrées chez Diane, ainsi que chez plusieurs
autres femmes. La façon dont Véronique, une femme de trente-cinq ans qui a parrainé son
mari cubain de vingt ans son ainé, a raconté l’histoire de son couple illustre à quel point les
conventions liées à l’âge des époux est significative socialement : « Nous, c’est particulier,
parce que c’est lui qui est plus vieux. Aussi, pour l’immigration, ça donne l’impression qu’il
est plus sérieux. C’est sûr, aussi, que si j’étais revenue avec un garçon de vingt ans, ça aurait
été autre chose. »
En reconnaissant l’existence de ces normes, plusieurs femmes estimaient qu’elles
étaient victimes de préjugés sexistes de la part des autorités canadiennes. En effet, quelques
femmes ont suggéré, dans leurs commentaires sur le forum du groupe de soutien au
parrainage, que les couples binationaux où l’homme est plus âgé que sa femme semblent poser
moins de problèmes à l’immigration:
« Je me bats et aussi, je veux que nous, les femmes, nos droits soient reconnus
comme ceux des hommes. Je connais plein de gars qui ont parrainé après juste
deux années de relation, avec trente ans de différence d'âge et ça a passé au
premier tour. Même pas d'histoire d'amour. Rien. »
La conscientisation de cette inégalité, qu’elle soit fondée sur des faits démontrables ou
non, a amené certaines femmes à faire une évaluation réflexive des modèles conjugaux jugés
normaux dans la société canadienne. Cette conscientisation est le premier pas pour
l’établissement d’un mouvement de résistance chez ces femmes et d’une redéfinition des
normes de genre au sein des couples. Comme l’indiquait Simone, dans le cadre d’une
202
discussion sur les cas où la femme est beaucoup plus âgée que son mari114: « Peu importe la
différence d’âge. L'important, c'est de « fitter » ensemble et de se rejoindre côté maturité et
cheminement de vie. Après, l'âge, c'est juste des chiffres ». Une publication sur le forum du
groupe de femmes mariées à des hommes cubains allait elle-aussi vers une normalisation de ce
type de formations conjugales :
« _En janvier dernier, nous sommes allés au mariage de notre ami cubain de trente
ans qui est avec une canadienne d'une soixantaine. Elle est en forme, a une super
attitude et ne se prend pas au sérieux. On les a revus au cours du voyage et on a pu
voir qu'ils ont beaucoup de fun ensemble. J'ai eu une bonne discussion avec elle.
Elle est super lucide et sait dans quoi elle s'embarque.
_ Ce qui me met mal à l'aise, c'est que les cubains eux-mêmes disent que lorsque la
femme est plus vieille, c'est certain que ce n'est pas de l'amour réel. Quand je suis
sorti avec un gars qui avait vingt-six ans, j'en avais alors trente-sept, on m'a dit que
je me faisais des illusions de croire qu'il m'aimait vraiment.
_ Je connais un couple cubain-canadien qui a trente-trois ans de différence. Il est
ici avec elle et l'aime vraiment et la traite aux petits soins. C’est certain que jamais
je ne lui donnerais soixante-cinq ans mais, quand même, la différence est là et mon
mari (cubain) les trouve beaux et, après quatre ans ici, il croit cent pourcent à leur
relation, en comparaison avec d'autres qui ont peu de différence ; alors je ne
jugerai pas…
_ On voit tellement de jugement... On ne devrait pas faire partie de celles qui le
font. Même si parfois on voit un couple et que l'on doute, qui sommes-nous pour
venir dire quelque chose à ce sujet ? Moi, avec le premier Cubain, ça m'a tellement
saoulée que deux personnes sur trois me mettent en garde. Je suis une femme
intelligente ; je prends les risques que je veux et je fais ce que je veux de ma vie.
Je me suis trompée, j'ai tout arrêté et la vie a continué. Et alors ? Aujourd'hui, je
suis heureuse et si un jour il s'avérait que je me sois trompée encore, je me
relèverai et je continuerai mon chemin. C'est si facile de rire du monde et de
penser qu'ils sont mal assortis, etc. […] si chacun mettait son énergie sur sa propre
vie au lieu de se mêler de celle des autres, on approcherait peut-être du monde
parfait. »
Trois éléments émergent de cette discussion. Les couples dont la femme est plus âgée
sont acceptables pour ces femmes en couple binational si : 1. La femme ne « fait pas son âge »
(elle est belle, en forme, etc.) ; 2. Le couple correspond aux critères du « mariage de
compagnonnage » (les conjoints font des activités ensemble et semblent à l’unisson sur le plan
affectif) et ; 3. Ces normes demeurent contextuelles, flexibles, relatives et nécessitent qu’on en
114
Cette position n’a pas fait l’unanimité dans le groupe et la discussion a rapidement dégénéré. Quelques
femmes ont insulté le couple d’autres femmes dont la différence d’âge était, selon elles, trop élevée.
203
discute pour les déconstruire, un processus qui est en train de se faire dans les réseaux de
femmes parrains. Enfin, la dernière réplique de cette discussion restitue l’agentivité de ces
femmes qui, avant d’être des femmes impliquées dans un couple binational, sont des individus
« intelligents » et capables de définir les règles de leurs relations intimes.
6.2.3. Loto-immigration
Comme vu dans le chapitre 5, plusieurs femmes parrains ont créé des registres
monstres comprenant parfois plusieurs centaines de pages de « preuves » matérielles de
l’authenticité de leur relation. Or, le rapport des agents d’immigration repose sur une
évaluation subjective du dossier du couple (Maskens, 2015, Satzewich, 2014), laquelle n’est
pas toujours en ligne avec les efforts que les femmes ont mis dans l’élaboration de leur
dossier. Dans son étude du processus d’évaluation des dossiers de mariages binationaux en
Suisse, l’anthropologue Anne Lavanchy (2013) a noté la part d’aléatoire dans la prise de
décision des agents civils. Alors que ces derniers soutiennent qu’ils « apliquent la loi » et que
leur travail d’évaluation de l’authenticité des mariages relève d’un processus objectif et
rigoureux, Lavanchy soulève plutôt la part de l’affect dans ce processus, ce que Maité
Maskens (2015, pp. 46-47), qui a fait une étude similaire en Belgique, appelle
l’« intimate conviction» de ces bureaucrates:
« Some interlocutors pay great attention to details, others do not, but in all cases,
feelings and intuition seem to play a crucial role. The first impression is
significant. All the work afterwards consists in rationalizing this very first physical
and casual judgment […] Interaction between ‘clients’ and state agents is
embedded in an ‘emotional economy’ that will guide or determine the choices and
decisions made. »
Selon Maskens (2015), puisque le pouvoir discrétionnaire des agents civils, aussi
appelés des « petits bureaucrates de rue » (Lipsky, 2010), est en grande partie informé par
l’intuition et le « feeling » (voir aussi Satzewich, 2014), il n’y aurait pas de recette magique
dans l’élaboration des dossiers. Tout peu être interprété comme suspect, au gré de l’humeur de
l’agent en charge du dossier. Les femmes canadiennes rencontrées dans cette étude ont elles
aussi eu l’impression que la « chance » jouait un rôle important dans l’acceptation de leurs
dossiers, et que le jugement des agents d’immigration n’était ni constant, ni rigoureux, comme
l’indique cet extrait de discussion tiré du forum du groupe de soutien pour femmes en couple
204
binational:
« _Je veux pas être plate les filles mais moi, je ne crois plus vraiment en
l'immigration. Ils ne sont pas objectifs, mais subjectifs! Moi, j'ai émigré dans le
pays de mon mari (Haïti) ; j'ai mis ma maison en vente au Canada ; nous avons
une différence d'âge de trois ans ; je parle créole couramment ; je suis suivie en
clinique de fertilité et nous avons été refusés! L'entrevue a duré cinq minutes. Elle
a remis tous les cartables avec les preuves à mon mari avant la fin de l'entrevue.
C'est clair qu'elle avait déjà pris la décision avant même l'entrevue. Alors je crois
que l'immigration, c'est comme le loto…
_ Ils doivent tirer à pile ou face. »
Dans, cet extrait, il apparaît que ni la quantité de preuves apportées au dossier, ni leur
qualité, ni la concordance de ces preuves matérielles de la relation intime avec les normes
conjugales véhiculées par l’institution, n’ont été suffisantes pour l’acceptation du dossier de
réunification conjugale de cette femme. Le justificatif donné pour le refus était « mariage nonauthentique ». Certaines femmes se sont alors mises à questionner les critères
d’(in)authenticité sur lesquels se base le processus administratif de réunification conjugale.
Comme le disait une autre femme dans le cadre d’une discussion sur le groupe de soutien au
parrainage:
« Oui, mais il y en a qui ont vingt ans de différence et ça a été accepté. Il y a des
gens qui n'ont pas une grosse différence d'âge et ça ne fonctionne pas. Même chose
pour les grosses ou petites cérémonies ; parfois ça passe, parfois non. Ils me
répugnent ces agents. Je le redis encore : c'est la ‘loterie immigration’. »
Ainsi, après être passées par ce processus éprouvant et confrontant au niveau de leurs
valeurs et de leurs idéaux conjugaux, plusieurs femmes, surtout celles qui ont reçu une réponse
négative de la part des autorités migratoires, se sont demandées si tous les efforts mis dans
l’élaboration de leur dossier de parrainage et tout le stress vécu n’étaient pas vains vu la
grande part de « chance » inhérente au processus d’évaluation des dossiers. Toutefois,
l’incertitude liée au processus d’évaluation des demandes de parrainage et la connaissance
qu’ont les femmes des risques de refus, ne les empêchent pas de persévérer dans leurs
démarches de réunification avec leur conjoint.
205
6.3. Les effets de l’idéal d’authenticité conjugale sur la relation au
Canada
L’accent porté sur l’authenticité des couples durant tout le processus d’élaboration du
dossier de parrainage n’est pas sans effets sur le vécu de la relation conjugale une fois le
partenaire non-canadien arrivé au Canada, dans les cas où la demande de réunification est
acceptée et que le conjoint a reçu son visa de résident permanent. Le parrainage d’un conjoint
met en branle, chez les femmes parrains, un processus d’évaluation et de redéfinition des
normes conjugales ; une réflexion qui possède le potentiel de se répercuter dans la société
canadienne. Or, les démarches administratives liées au processus de réunification conjugale
obligent ces femmes à remettre en question l’authenticité de leur couple, ce qui laisse souvent
des séquelles sur la relation intime, notamment au niveau de la confiance qu’elles accordent à
leur conjoint. En effet, le processus contribue à créer des doutes sur la sincérité des sentiments
du conjoint non-canadien et sur la ou les raisons de son engagement dans l’union conjugale.
Ces doutes persistent parfois longtemps après que leur mari ait immigré au Canada. D’autre
fois, le travail laborieux de justification de l’authenticité de leur relation crée une certaine
vulnérabilité chez les femmes dont la relation ne fonctionne pas une fois leur mari arrivé au
Canada. La honte et la peur de réactions négatives dans leur entourage peuvent accentuer
l’isolement de ces femmes en cas de crise. Toutefois, ce qui émerge de la majorité des
histoires de couple, que la relation ait fonctionnée ou pas après l’immigration du conjoint au
Canada, c’est que les femmes ne regrettent pas d’avoir mené à terme les démarches de
parrainage.
6.3.1. La création d’un doute à long terme
Chez les femmes concernées, le processus de parrainage crée une espèce
d’ambivalence quant à la sincérité de leur conjoint. Autant ces dernières s’investissent dans les
démarches et mettent des efforts à assembler toutes les pièces justifiant l’authenticité de leur
relation intime binationale et elles y croient, autant ce processus entre en tension avec le vécu
de leur relation. En effet, dans la plupart des cas, les femmes étaient déjà conscientes, dès le
début de leur relation, des écarts sociaux qui les séparaient de leur conjoint originaire d’un
pays du Sud. Ces écarts étaient souvent suffisants pour insuffler le doute sur les motivations de
206
leur amoureux, d’autant plus si la relation avait été initiée via Internet (voir chapitre 4). Les
démarches de réunification conjugale sont souvent venues exacerber ces doutes—plusieurs
femmes ont fait passer des « test » amoureux à leur conjoint—et ce, même plusieurs années
après l’arrivée du conjoint au Canada. Le témoignage de Véronique, une femme qui a
rencontré son conjoint dans un complexe touristique à Cuba alors qu’elle y était en vacances,
illustre bien l’effet à long terme de ce processus:
« Je n’avais pas de doute. Mais encore aujourd’hui… Il y en a tellement qui
arrivent ici et qui s’enfuient aux États-Unis que là, ça fait un an [qu’il est avec
moi]…On n’est pas allé aux États-Unis et parfois, je lui en parle. On a des amis
qui habitent à Bedford, il y en a même une, on peut y aller à pied… Je lui dis, en le
taquinant, mais il y a aussi un fond de vrai : ‘Tu ne vas pas t’enfuir dans les bois
pendant la nuit-là?’ Je suis sûre à 99%, mais il y a tout le temps un petit maudit
pourcent. Un petit doute que, peut-être qu’il est ici pour sa résidence permanente
et pas pour moi… Il en est arrivé un peu, des histoires de gars qui ont fait leur
probation115 de parrainage et qu’après ils sont partis alors, veux, ne veux pas… »
Ainsi, la mise en accusation des couples mixtes binationaux créée par le processus de
parrainage du conjoint contribue à nourrir une certaine « économie du doute 116 » qui
s’immisce souvent dans le vécu de la relation conjugale, même au Canada. Cependant,
certaines femmes en sont venues à accepter le fait que leur conjoint avait probablement
plusieurs motivations à entrer en couple avec elles, dont l’accès à un potentiel visa pour le
Canada. Néanmoins, le succès de leur couple au Canada leur a montré que des sentiments
d’attachement et d’amour n’étaient pas incompatibles avec des motivations d’ordre plus
pragmatiques.
6.3.2. La honte de l’échec
« But I was just so... I felt I just... I don’t know. I didn’t want us to fall apart. And I
will say this to you, but I don’t admit it to anyone else: if I look back on it, I think
I was ashamed to have the marriage fail because, if I’m completely honest, I didn’t
want people to... Like I wasn’t conscious of this, but I believe this is what was
115
Véronique fait référence à la « loi du deux ans » qui a été mise en vigueur en 2012. Cette loi stipulait que les
conjoints parrainés devaient cohabiter avec leur partenaire canadien pour une période de deux ans, sous peine
d’être rapatriés dans leur pays d’origine.
116
J’utilise l’expression « économie du doute » pour répliquer à l’ « économie du soupçon » proposée par
Robledo Salcedo (2013; voir aussi D'Aoust, 2017a).
207
going on in my head at the time, like, I didn’t want people to say ‘Oh look at her,
she brought him from Ghana... Look at her doing something so risky, so
unorthodox, so... And it’s backfired on her!’ Like...sort of, not that ‘I told you so’,
but... Do you know what I mean? And Karine, when it was so awful for me, was
that I was afraid of the sponsorship agreement. Because I was afraid, if we break
up, that he would have no choice but to collect the social assistance. And then I’m
going to have to pay that back! So I’d just sit there, and I would think: ‘How many
months do I just have to deal with this until I’m off the hook?’ » (Cynthia).
Le témoignage poignant de Cynthia, une femme qui est toujours avec son conjoint
ghanéen après huit ans de vie commune au Canada, deux enfants ensemble, l’adoption et le
parrainage des deux filles ghanéennes d’une union précédente de son conjoint, illustre bien le
sentiment de honte qui peut lier certaines femmes dans un couple qui ne les satisfait plus une
fois l’arrivée de leur conjoint au Canada. Dans l’histoire de Cynthia, la honte provient de
plusieurs facteurs : de la crainte des réactions de son entourage (les « Nous te l’avions bien
dit ») ; de l’échec de sa relation après tous les efforts investis dans le parrainage, et enfin ;
d’avoir à écoper des répercussions financières du bris de son contrat de parrainage. Tous ces
éléments ont contribué à créer une certaine vulnérabilité chez Cynthia, laquelle a consenti à
endurer ce qu’elle a qualifié de « manipulation émotionnelle », une forme de violence
conjugale, de la part de son conjoint, une fois ce dernier arrivé au Canada.
Une femme du groupe de soutien au parrainage a elle aussi admis avoir vécu un type
d’abus de la part de son conjoint, dès l’arrivée de ce dernier au Canada. Quand elle a publié un
message d’appel à l’aide sur le forum du groupe, une femme lui a demandé si elle avait du
soutien de son entourage et sa réponse a été : « Non, personne ne sait ce que je vis, j'ai trop
honte ». La honte est effectivement un thème récurrent dans le discours des femmes parrains.
Ces dernières se sont investies à un tel point dans leur relation intime transnationale—
certaines ont quitté leur emploi pour pouvoir s’y consacrer à temps plein—et les enjeux du
parrainage sont tellement gros—un visa de résident permanent au Canada—que les difficultés
rencontrées dans la relation intime une fois le couple établi au Canada sont souvent vécues
comme un échec par ces femmes. Cet échec est perçu comme d’autant plus honteux que les
femmes ont été mises en garde, à plusieurs niveaux, contre les risques du parrainage d’un
208
conjoint non-canadien: par l’État, par les médias, par leur entourage et souvent par leurs
enfants, le cas échéant.
6.3.3. Pas de regret
Il n’est pas facile de fonder un foyer conjugal avec une personne nouvellement
migrante au Canada. Les raisons qui ont poussé certains couples binationaux à se séparer ne
sont pas toutes liées à la sincérité (ou non) des intentions du partenaire non-canadien. Les
femmes interrogées qui étaient séparées de leur conjoint depuis plusieurs années avaient
souvent une vision différente et plus objective des raisons de leur rupture, que les femmes dont
le conjoint venait d’arriver. De plus, ces dernières avaient tendance, avec le recul, à regarder
leur expérience de couple et de parrainage d’un œil favorable. Par exemple, Stéphanie, dont le
couple n’allait pas très bien pendant la période du parrainage, s’était dit : « Au pire, je l’aurai
aidé à venir en Occident quand même ». Ainsi, pour elle, les bénéfices de parrainer un homme
non-canadien étaient supérieurs aux coûts d’un éventuel échec de la relation. Pour une femme
membre du groupe de soutien au parrainage dont le couple n’a pas fonctionné une fois au
Canada,
« [Le succès de la relation] est un coup de dés. Je vous souhaite vraiment de vivre
de belle aventure car, pour ma part, malgré toute la peine que j’ai, la rage et la
colère, je ne regrette aucunement, car j’ai vécu des moments inoubliables et je
recommencerais si je le pouvais ».
Pour les femmes qui étaient toujours en couple lors de l’entretien, le processus de
parrainage a contribué à ajouter de la valeur à la relation de couple. Comme le disait Diane :
« Tu sais ma chérie, j'ai envie de te dire que ce qui est plus difficile à avoir aura
toujours plus de valeur que ce que tu as eu facilement. Souvent quand on se
chicane, moi et mon mari, on se souvient du temps où l’on était loin l'un de l'autre
et à quel point on s'ennuyait. Ça nous ramène souvent à de meilleures intentions.
Je pense aussi à toutes ces femmes qui n'ont pas réussi à faire venir leur mari et
cela me fait encore plus apprécier la chance que j'ai eue. Cette amour, je le chéri
encore plus que les autres, parce que j'ai souffert beaucoup pour l'avoir et
maintenant que je l'ai, je le protège et l'apprécie à tous les jours. Après cinq ans de
vie commune, on s'aime comme s’il était arrivé hier. »
209
Conclusion. Vers une co-construction de l’authenticité conjugale
chez les couples binationaux
Ce chapitre a exploré comment le processus de parrainage du conjoint met l’accent sur
une certaine définition de l’authenticité conjugale, basée sur des normes conjugales
traditionnelles : les couples doivent être mariés et doivent correspondre, en partie, à un modèle
où l’homme est le chef de foyer (l’homme est plus âgé que sa femme, la femme est plus
« belle », etc.). En tentant de satisfaire les agents d’immigration de l’authenticité de leur
relation conjugale, les femmes parrains ont tendance, d’une part, à se conformer à ces
normes—en se mariant avec leur conjoint, même si le mariage ne correspond pas à leurs
valeurs familiale, par exemple—et, d’autre part, à questionner et contester ces mêmes normes
conjugales. En effet, en cherchant à produire un dossier de parrainage « parfait », la majorité
des femmes parrains recherchent activement de l’information dans leurs réseaux et partagent
leurs expériences. Il résulte de ce processus une plus grande réflexivité chez ces femmes,
lesquelles discutent et renégocient les définitions de la « normalité » conjugale entre elles. Par
exemple, une grande différence d’âge entre les époux, dans les cas où c’est la femme qui est
plus âgée que son mari, est une situation qui est de plus en plus acceptée dans les groupes de
soutien aux femmes en couple binational, dans la mesure où ces couples répondent à d’autres
exigences du mariage de compagnonnage (Hirsch & Wardlow, 2006).
Un parallèle peut être fait entre le concept d’authenticité conjugale, tel que construit à
travers le processus de parrainage, et celui utilisé dans les études des phénomènes touristiques.
Premièrement, selon MacCannell (1973), les traditions ou les cultures locales présentées aux
touristes sont souvent une mise en scène. L’auteur utilise les concepts de « front stage » et de
« back stage » comme les deux extrêmes d’un continuum, pour montrer les différents degrés
d’authenticité locale disponibles au regard des touristes : le « front stage » représentant une
performance traditionnelle mise en scène exclusivement pour les touristes et le « back stage »
représentant la vie « normale », telle que vécue par les locaux dans leurs espaces intimes, un
espace qui n’est souvent pas disponible au regard des touristes. L’authenticité conjugale peut
elle aussi être comparée à une performance produite par les couples binationaux, pour le
regard investigateur des agents d’immigration. Les deux partis sont toutefois conscients de
210
l’aspect performé du dossier. Les conjoints tentent de produire une authenticité conjugale
ressentie par l’intermédiaire de preuves matérielles plus ou moins crédibles qu’ils ajoutent à
leur dossier, alors que les agents d’immigration évaluent ces détails selon leur perception de ce
qui est une performé pour l’immigration et de ce qui est une réalité intime vécue.
Theodossopoulos (2013) a fait une étude de l’impact du tourisme culturel dans une
communauté Embera au Pérou. L’auteur a analysé les différentes conceptions de l’authenticité
culturelle, tant chez les touristes visitant la communauté, que chez les locaux y habitant. Cette
étude révèle que le concept d’authenticité est souvent articulé de façon défensive « in response
to critical (or opinionated) evaluations and comparisons by outsiders » (p. 408). Or, il apparait
que la conception de ce qui est perçu comme authentique n’est pas fixe. Elle varie dans le
temps et selon les observateurs. Elle est donc flexible, négociable et contextuel (Rickly-Boyd,
2012).
Dans le cas de la conception de l’authenticité de la relation conjugale telle que définie
par les couples binationaux lors du processus de parrainage, il convient d’adopter une
perspective constructiviste et même processuelle (Bruner, 2005). En effet, les femmes
parrains, tout comme les autochtones de la communauté Embera, répondent aux exigences des
figures d’autorité (le gouvernement) en articulant leurs démonstrations d’authenticité selon le
contexte de leurs propres histoires (conjugales), leurs discussions avec leurs pairs et leur
compréhension des attentes des observateurs (les agents d’immigration). Dans les discours des
femmes parrains, la sélection, la définition et la transformation des marqueurs
d’(in)authenticité conjugale, ainsi que les stratégies qui sont développées pour contournées les
normes en vigueur, illustrent bien le potentiel créateur et innovateur du concept d’authenticité.
En effet, les femmes reprennent les attentes des agents d’immigration et les transforment,
donnant à leurs couples non-normatifs une aura d’authenticité propre. L’authenticité conjugale
devient alors un bricolage ou, pour citer Theodossopoulos (2013, p. 408), une « negotiation of
expectations » complexe entre les normes traditionnelles véhiculées par l’État et des formes
conjugales progressistes retrouvées dans la société canadienne (par exemple, des femmes plus
âgées, plus éduquée ou avec un meilleur salaire que leur conjoint). Cependant, bien qu’il
possède un potentiel de transformation des conventions sociales, le travail d’authentification
211
de la relation intime à travers le processus de parrainage a des répercussions bien réelles sur le
vécu de la relation intime une fois au Canada. En effet, ce processus a tendance à fragiliser ces
couples binationaux en créant une « économie du doute » qui subsiste bien après l’arrivée du
conjoint.
212
Chapitre 7. Enjeux et pistes de réflexion
« Le couple est pris dans des enjeux qui le dépassent, en même temps qu'il
contribue à faire évoluer ces enjeux ! » {Neyrand, 2016, ligne 28}
Comme le soulève Neyrand dans cette citation, la mise en couple et la formation d’un
foyer conjugal n’est pas une affaire qui implique seulement deux individus et cela, même dans
les sociétés où le choix d’un conjoint est un processus qui est de plus en plus individualisé et
où les familles élargies se mêlent de moins en moins. Néanmoins, les enjeux sociaux liés au
couple et à la famille sont exacerbés dans le cas où les conjoints sont originaires de pays
différents. En effet, pour les couples binationaux, des questions de citoyenneté, de mobilité
transnationale, d’intimité à distance et d’immigration, viennent s’ajouter aux autres enjeux
relatifs à la mise en couple et à la fondation d’un foyer conjugal (ex. l’éducation des enfants et
la transmission identitaire, les relations de genre, les dynamiques et politiques familiales et
communautaires, etc.); et ce type de formation conjugale est en hausse dans plusieurs pays du
monde (Digruber & Messinger, 2006; Robledo Salcedo, 2013; Triadafilopoulos, 2006).
Notre thèse a servi à brosser un portrait des divers types de cas rencontrés sur le
terrain, ainsi qu’à se questionner sur les différents enjeux qui émergent de ces relations
intimes. En décrivant les interrelations qui existent entre la mobilité géographique des
individus et leurs trajectoires conjugales, à notre époque, notre étude a examiné l’expérience
vécue de la formation et du développement d’intimités conjugales transnationales chez les
femmes canadiennes. Dans les trajectoires de vie de ces femmes, l’intime s’articule avec le
global de plusieurs manières et à plusieurs échelles—dans le corps, mais aussi au niveau de la
famille, du chez-soi, des communautés (en ligne) dont elles font partie et, de leur relation avec
les États-nations. Dans ce chapitre, il s’agit de faire le point sur trois constats empiriques et sur
leurs retombées conceptuelles : 1) la démocratisation de l’« habitus transnational » chez les
femmes canadiennes, 2) les différents régimes de mobilité amoureuse et conjugale à l’œuvre
au sein des intimités de ces femmes et 3) les ré-articulations des normes conjugales qui
s’opèrent à travers les différents processus de contrôle (de l’authenticité) des relations intimes
binationales. Dans la deuxième section de ce chapitre, quelques pistes de recherche seront
approfondies.
7.1. Constats : portée empirique et conceptuelle
7.1.1. La démocratisation d’un « habitus transnational » et son effet sur les
formations conjugales des femmes canadiennes
« Thanks to the process we loosely call « globalization », women are on the move
as never before in history » (Ehrenreich, 2003, p. 23).
Les études examinant la mixité conjugale au Québec se sont penchées sur des unions
dans lesquelles les deux partenaires provenaient généralement de milieux sociaux assez aisés
(Cassan, 2008; Le Gall & Meintel, 2015; Meintel, 2002; Tzeng, 2000). Ce portrait ne
correspond toutefois pas aux profils des couples observés ici. En effet, si les femmes de
l’étude ont des profils sociodémographiques variés117, leurs conjoints, au contraire, étaient en
général assez peu scolarisés, avaient une situation professionnelle précaire avant la migration,
étaient issus de milieux moins favorisés et étaient, dans la majorité des cas, plus jeunes que
leur femme. Les couples de cette étude étaient donc, en général, loin d’être homogames.
Ainsi, nous pouvons supposer que les dynamiques de sélection d’un conjoint qui
favorisent l’homogamie de classe sociale (Bozon & Héran, 1987, 1988; Tzeng, 2000) sont
transformées par la mobilité transnationale croissante des individus. En effet, les femmes
canadiennes qui ont participé à cette étude ont rencontré leur futur conjoint lors d’un séjour
prolongé dans un pays du Sud, lors de vacances dans un pays du Sud ou encore sur Internet.
Elles étaient donc sorties de leurs réseaux sociaux et de leur milieu local lors de leur rencontre
amoureuse. Comme l’ont mentionné quelques-unes d’entre elles, le manque de repères
sociaux et culturels à l’étranger ou sur une plateforme virtuelle a contribué à ce qu’elles
117
La diversité rencontrée dans les profils sociodémographiques des femmes canadiennes en couple binational
contredit l’hypothèse selon laquelle un degré de scolarisation plus élevé augmenterai les chances d’entrer dans
une union mixte (Kalmijn, 1998).
214
sélectionnent un conjoint qui ne leur correspondait pas nécessairement au niveau de l’âge, de
l’éducation et de la classe sociale, alors qu’elles n’auraient pas fait ce choix si elles avaient été
au Canada. Dans cette optique, la mobilité de ces femmes a favorisé leur hypogamie. Or,
malgré ces réflexions, nous constatons que l’ « hétérogamie extrême » (Cohen, 2003) qui
caractérise souvent ces couples découle d’une quête d’intégration de l’altérité au sein même
des sphères intimes de ces femmes. Pour plusieurs participantes qui avaient côtoyé une
certaine altérité dans leur enfance, cette quête est la suite logique d’un « habitus d’ailleurs »
(Therrien, 2014) cultivé de différentes manières au sein de leur famille ou, à travers leur
cheminement de vie. Pour d’autres, un « habitus transnational » (Nedelcu, 2009a, 2012) s’est
développé grâce à leur rencontre amoureuse et grâce aux technologies de la communication,
qui leur ont permis de bâtir une intimité avec un homme originaire d’un pays du Sud. Ainsi,
même des femmes qui n’avaient jamais voyagé ou qui proviennent de classes sociales moins
favorisées ont pu rencontré des hommes étrangers et développer une relation conjugale
transnationale avec eux.
L’avancée dans les technologies de l’information et de la communication a facilité la
formation et le développement d’intimités transnationales qui n’auraient sans doute pas été
possibles pour une bonne partie de ces femmes aux profils sociodémographiques aussi variés.
L’ouverture à l’altérité se trouve en quelque sorte démocratisée grâce aux TIC, ainsi que grâce
à la mobilité grandissante des femmes canadiennes issues de milieux sociaux diversifiés. Pour
ces femmes, entrer en relation avec un homme originaire d’un pays du Sud permet de
concrétiser cette « cosmopolitanisation » de l’intérieur (Beck, 2008), de construire un
sentiment d’appartenance avec une altérité qui parfois leur faisait peur, mais qui, d’autres fois,
était convoitée pour son « surplus » de culture. La mixité (de nationalité et de culture, mais
souvent, aussi, de classe sociale) au sein de l’intimité des femmes et en tant que projet
conjugal et familial, représente un « capital cosmopolite » (Farrer, 2008; Gaudette, 2012;
Kelsky, 2001) dont elles sont fières et qu’elles ont cherché à reproduire dans leur trajectoire
amoureuse et sociale au Canada, même dans les cas de séparation ou de divorce avec leur
conjoint.
215
7.1.2. Conjugalité, mobilité et frontières
À travers les récits des femmes canadiennes de cette étude, nous avons pu constater
que les trajectoires de mobilité s’entremêlent souvent avec les trajectoires amoureuses et
conjugales. Peu importe le profil sociodémographique des femmes et la façon dont elles ont
rencontré leur conjoint, ces femmes en couple binational sont des individus hyper-mobiles,
tant dans l’intensité de leurs déplacements transnationaux (certaines font jusqu’à six voyages
par année pour retrouver leur conjoint), que dans la diversité des destinations (bien que la
destination soit le plus souvent le pays de leur conjoint, de plus en plus de femmes visitent ce
dernier dans un pays tiers).
Associer le concept d’hyper-mobilité à des femmes va à contre-courant des idéologies
patriarcales qui lient le local au domaine domestique féminin et la mobilité au domaine
masculin, dans une perspective où l’intime (associé au local) et le global seraient en
contradiction (Mountz & Hyndman, 2006). En effet, les femmes, même si elles sont de plus en
plus représentées dans la littérature sur la migration, étaient, jusque dans les années 1990,
rarement considérées sous l’angle de la mobilité. Le concept de mobilité, surtout lorsqu’il est
conçu en termes de voyages et de déplacements, est fortement genré. Traditionnellement, il
était associé aux hommes, alors que les femmes étaient plutôt associées à la sphère
domestique, à l’immobilité, à l’enracinement, une perspective qui a été largement critiquée par
les chercheurs en sciences sociales (Catarino & Morokvasic, 2005; Cresswell, 1993; Cresswell
& Uteng, 2008; Kaplan, 1996). Or, il a été constaté dans l’étude des trajectoires des femmes
canadiennes en couple binational que ces deux sphères—l’intime et le global—sont
imbriquées l’une dans l’autre ; elles se nourrissent l’une et l’autre. Contrairement aux
individus hyper-mobiles à la « citoyenneté flexible » décrits par Ong (1999) ou encore à celle
des « so-called highly skilled professional » (Faist, 2013, p. 1641), le facteur qui incite les
femmes à l’hyper-mobilité est souvent le projet de couple. Alors que le concept de mobilité est
conçu en terme d’une aisance dans la traversée des frontières nationales, ce qui connote aussi
une forme de liberté, de fluidité et de non-permanence dans les mouvements transnationaux
(D'Andrea, 2007; Kesselring, 2006; Viry & Kaufmann, 2015); ce que nous pouvons qualifier
de « mobilité amoureuse » est sous-tendue par divers attachements affectifs et par des
216
ancrages géographiques spécifiques délimitant l’étendue de ce type de mobilité. L’amour
envers un partenaire conjugal relativement limité dans sa mobilité transnationale fait en sorte
que la mobilité amoureuse des femmes est souvent orientée vers un pays ou une région
spécifique, celle de leur amoureux. Le projet de couple en lui-même est un projet d’ancrage
qui vient aussi circonscrire, à long terme, la mobilité amoureuse de ces femmes canadiennes.
Alors qu’ils apparaissent antithétiques, mobilité et ancrage sont entrelacés de façon
complexe, mais solide, dans les trajectoires des femmes de cette étude. Comme le suggèrent
plusieurs chercheurs, les émotions sont bien des forces de mobilité (Baldassar, 2008; Mai &
King, 2009; Skrbiš, 2008; Svašek, 2008) mais, chez les femmes en couple binational, elles
peuvent aussi devenir des forces d’immobilité quand elles sont liées au projet de couple
(D'Aoust, 2015) car, l’objectif principal de la relation est la fondation d’un foyer conjugal
ensemble, ancré dans le quotidien vécu à deux. Ces forces entrent en tension l’une avec
l’autre, mais elles ne sont pas en contradiction, car la mobilité géographique et virtuelle des
femmes nourrit la relation intime et rend plus pressant l’établissement du foyer conjugal dans
un seul pays. En effet, bien que les TIC facilitent le développement de l’intimité conjugale, la
relation de couple à distance n’est tolérable pour les femmes que si elle est temporaire.
De plus, parce que leurs conjoints font face à plusieurs contraintes à la mobilité
transnationale, les femmes se trouvent insérées dans de véritables régimes de mobilité
amoureuse. Le terme « régime de mobilité » (Glick Schiller & Salazar, 2012) est utilisé ici
pour faire référence aux politiques conjugales et nationales qui sous-tendent, gèrent et
circonscrivent les pratiques mobiles des femmes en couple binational. En effet, ces dernières
sont soumises aux règles complexes associées à l’octroi de visas et aux procédures
d’immigration, pour elles et pour leur conjoint. La mobilité amoureuse est aussi déterminée
par des facteurs économiques : d’une part, les moyens financiers déterminent qui voyage pour
visiter qui—dans la majorité des cas, c’est la femme canadienne qui se déplace pour visiter
son conjoint—et, d’autre part, la fréquence et le lieu des visites. Au niveau du couple, la
mobilité amoureuse est aussi délimitée par des règles. Par exemple, certains couples ont
décidé de se voir à chaque trois mois. Néanmoins, ces règles, procédures et balises font l’objet
217
de négociations et de stratagèmes de contournement ou de facilitation qui varient selon les cas
et selon la motilité des femmes en question.
L’expérience de la frontière
En contraste avec leur hyper-mobilité (amoureuse) et malgré leur relative facilitée à
traverser les frontières nationales grâce à leur passeport canadien (Shachar, 2009), les femmes
de l’étude font l’expérience de plusieurs types de frontières lorsqu’elles entament les
démarches de réunification conjugale. La première est une frontière géographique qui, à cause
de la distance physique qui sépare les conjoints, rend difficile la co-présence et le maintien de
l’intimité conjugale. Cette frontière ne peut être traversée que par de longs périples qui sont
souvent onéreux. La seconde est une frontière politique (nationale). Celle-ci est
principalement bureaucratique, dans le sens où chaque demande de visa pour aller visiter leur
conjoint requière de faire une demande officielle, elle-même étudiée par les agents du
gouvernement en question. Ainsi, la frontière devient une barrière de taille à l’établissement
du couple lors du processus de réunification conjugale au Canada. Elle est à la fois crainte et
méprisée par les femmes concernées. Enfin, les femmes sont souvent confrontées à une
frontière sociale (morale), parce que leur couple ne correspond pas aux normes de conjugalité
locales (homogamie et hypergamie).
À travers l’expérience directe de la frontière, des procédures d’exclusion (à la nation et
à la société canadienne) sont révélées aux femmes, en tant que femmes blanches citoyennes du
Canada, alors qu’elles ne les avaient jamais senties avant leur mise en couple (Lavanchy,
2013). En effet, leur projet de couple est immobilisé par les procédures de réunification
conjugale, pour un temps indéterminé. Les femmes en attente du verdict vivent dans
l’incertitude et le doute. Plusieurs considèrent que leur vie est sciemment mise « sur pause »,
ce qui constitue une forme d’intimidation d’autant plus virulente que le projet conjugal en
vient souvent à empiéter sur les autres sphères de leur vie, à prendre une place centrale et à
être réifié. De plus, les femmes ressentent personnellement et intimement les effets de cette
frontière à travers la façon dont leur couple est testé et évalué dans les moindres détails. Pour
justifier l’ingérence de l’État dans la vie privée de ces femmes, le stéréotype de la femme
218
amoureuse irrationnelle (Frohlick, 2009) circule jusque dans les réseaux de femmes en couple
binational et est intégré par ces dernières.
Dans son texte semi-autobiographique décrivant la vie quotidienne de femmes à la
frontière du Mexique et des États-Unis,
« Anzaldua speaks of the border often as an edge : the edge of something, the end
of something, the beginning of something else. For her, borders function as both
oppressive sites « una herida abierta (an open wound) where the Third World
grates against the fist and bleeds » and sites of resistance… (Borderlands) offer
comfort and contradiction, security and insecurity. » (Anzaldua, 1987, p. 3, in
Mountz & Hyndman, 2006, p. 452).
Pour les femmes de cette étude, bien qu’elles se trouvent souvent chez-elles au Canada
lors des démarches de réunification conjugale et pendant l’attente du verdict, la frontière
administrative est aussi un lieu de contradictions, d’incertitudes, d’espoirs et de déceptions. La
politique migratoire canadienne les empêche d’être réunies avec leur partenaire conjugal, les
fait douter de la légitimité de leurs choix de vie, de la légitimité de leur propre identité et de
leurs appartenances. Ici, les femmes, tout comme leur conjoint originaire d’un pays du Sud,
« saignent », comme le dit Anzaldua dans la citation ci-haut, à travers leur expérience de la
frontière. Néanmoins, lors d’un refus de la demande de réunification, certaines femmes
abandonnent leur projet de couple, comme nous avons vu, car il est difficile d’abandonner les
privilèges associés à la citoyenneté canadienne. Même celles qui étaient établies dans le pays
de leur conjoint, qui considéraient ce dernier comme le « leur », sont revenues au Canada pour
bénéficier de l’un ou de l’autre des avantages qu’offre le pays à ses citoyens : une « bonne »
éducation pour les enfants, un système de santé relativement efficace, de meilleures
opportunités d’emploi. Pour certaines dont le projet de couple n’a pas fonctionné, la mixité
conjugale est toujours une valeur importante, mais elles ne souhaitent plus parrainer un
homme non-canadien, car le processus de réunification conjugale laisse des marques.
Agentivité
Bien que le processus de réunification conjugale teste les limites des femmes en couple
binational, ces dernières s’engagent activement dans leurs démarches avec les instances
migratoires
gouvernementales.
Elles
ne
subissent
219
pas
les
formes
d’intimidation
bureaucratiques passivement, mais elles s’outillent pour être en mesure de répondre aux
pressions exercées par l’État sur les couples binationaux, de la façon la plus apte à faire réussir
leur projet. Ainsi, une tension créatrice émerge entre les structures (de pouvoir) en place et
l’agentivité des femmes. Les réseaux de soutien (en ligne et hors ligne) destinés aux femmes
en couple binational servent de plateforme à l’élaboration de stratégies de résistance et
d’adaptation. Dans ces réseaux, les femmes partagent leurs expériences, leurs états d’âme et
des conseils, ce qui engendre un processus de réflexivité, de résistance et de résilience, face
aux contraintes et aux difficultés rencontrées dans le cadre du processus de réunification
conjugale avec leur conjoint originaire d’un pays du Sud. À travers leur participation active et
passive à ces réseaux, les femmes réussissent à s’orienter sur le terrain glissant de la frontière
et à se créer des ressources communautaires et individuelles servant à légitimer leur choix
d’un partenaire conjugal non-normatif et à concrétiser leur projet de couple mixte. Il résulte de
ce réseautage la mise en place d’actions concrètes pour contourner les barrières à la mobilité
de leur conjoint, ainsi que les barrières à leur réunification conjugale. De plus, les échanges
qui s’effectuent dans le cadre de ces réseaux de femmes contribuent à créer un espace de
discussions sur les normes conjugales, parfois contradictoires, qui sont véhiculées par l’État et
par la société canadienne. Un processus intersubjectif de négociations et de ré-articulations de
ces normes émerge alors de l’agentivité des femmes. Comme mentionné au chapitre 6, le
pouvoir d’action qui est créé grâce aux réseaux de femmes parrains n’est possible que parce
que les technologies de l’information et de la communication sont largement disponibles et
accessibles au Canada. Ce sont aussi ces technologies qui ont permis à plusieurs de ces
femmes d’établir une relation (intime) avec des individus résidant à l’extérieur des frontières
nationales canadiennes. Leur expérience constitue ainsi un exemple probant de
transnationalisme par le bas (Bélanger et Wang, 2012).
7.1.3. Amour, conjugalité, bonheur et authenticité
« En route pour l'aéroport pour voir mon beau mari
Wow, je suis
tellement énervée! Deux mois et demi sans se voir.... J'ai hâte d'être dans ses
bras!!!
❤ ❤ Après huit voyages, c'est toujours le même sentiment.... J’ai hâte
qu'on soit réuni pour la vie! » (Citation tirée du forum du groupe de soutien au
parrainage)
220
Un troisième constat qui émerge des résultats de cette étude concerne la conception du
couple et de la conjugalité chez les femmes canadiennes en couple binational. En effet, comme
vu précédemment, un processus de réunification conjugale au Canada long, complexe et
éprouvant oblige les femmes à s’interroger sur leur couple : En vaut-il vraiment la peine ? Où
se positionne-t-il par rapport aux normes de conjugalité canadiennes ? Ce processus réflexif
s’amorce d’ailleurs dès les débuts de la relation intime car, les questions du lieu de résidence
du couple, de la mobilité amoureuse et de la migration de l’un des partenaires émergent
rapidement quand l’intimité (à distance ou dans le pays d’origine de l’amoureux) se
développe. À cet effet, Catherine Therrien (2014, p. 53) note que le fait d’être dans un couple
mixte donne une longueur d’avance à ces couples car, les défis « se révèlent relativement tôt
dans la relation ». Les partenaires sont forcés de réfléchir à des enjeux conjugaux qui sont
normalement mis en veilleuse chez les couples non-mixtes ou mono-nationaux.
Les exigences des autorités canadiennes en matière de réunification conjugale obligent
aussi les femmes en couple binational à questionner, puis à évaluer l’ « authenticité » de leur
couple et la sincérité des sentiments de leur conjoint envers elles. L’authenticité de la relation
est ensuite quantifiée par ces dernières à l’aide de preuves matérielles (photos, extraits de
conversations, billets d’avion, etc.) qu’elles ajoutent à leur dossier de parrainage. En répondant
ainsi à l’économie du doute ou du soupçon (D'Aoust, 2017a; Lavanchy, 2013; Robledo
Salcedo, 2013) qui prévaut dans le processus de parrainage et surtout dans l’étude des dossiers
des couples binationaux par les agents d’immigration (Canada, 2014b; Satzewich, 2015b), les
femmes mettent en scène une version idéalisée et exagérée de leur relation de couple.
L’attente et l’incertitude liées au processus décisionnel ajoute une valeur affective et
symbolique supplémentaire au projet de couple binational, lequel est alors conçu comme l’une
des sources de bonheur principales chez ces femmes.
En somme, le processus de parrainage contribue à renforcer les effets d’une certaine
socialisation « amoureuse » des femmes (Stevi Jackson, 1993) ; dans laquelle la réalisation de
soi passe principalement par la relation de couple, ce qui repose sur une vision
« traditionnelle » de la femme. Cette force normative a tendance à se poursuivre au sein des
communautés de femmes en ligne, où une forte pression de conformité se fait sentir sur les
221
femmes, par les femmes. L’amour conjugal y est défini comme un synonyme du bonheur ; une
conception qui est corroborée à travers le processus administratif de la réunification conjugale.
Par conséquent, les projets de couple et d’immigration de leur conjoint deviennent une
véritable « obsession » chez la plupart des femmes, qui rappelle les mythes romantiques
célèbres de l’amour impossible.
Ainsi, la mise en couple binational et le processus de réunification conjugale ont des
effets concrets sur les femmes, lesquelles adhèrent à une conception plus traditionnelle du
couple que l’ensemble de la population canadienne (et surtout québécoise). Par exemple, le
mariage devient central à la démarche des femmes, ce qui contraste avec les données
sociodémographiques des femmes canadiennes depuis les années 1970. En effet, partout au
Canada, mais surtout au Québec, l’union libre a augmenté de façon fulgurante chez les
couples, alors que le taux de mariages civils et religieux a significativement diminué. L’union
libre est passée de 8% en 1981, à 37% en 2011 (Québec, 2012); alors que chez les couples
binationaux de notre étude, les exigences liées à l’authenticité de la relation intime font en
sorte que près de 100% des femmes se sont mariées avec leur partenaire conjugal. Ainsi, le
processus de réunification conjugale au Canada met une pression de conformité sur les
couples qui présentent une déviation à la norme d’homogamie. En d’autres mots, ces couples
se doivent d’être plus conservateurs que la norme canadienne pour que l’État leur donne une
chance de « tester » leur relation conjugale ; comme si le mariage opérait comme une garantie
sociale contre les risques (d’échec) des relations binationales118. Or, ce processus renforce
aussi la vulnérabilité des femmes parrains, lesquelles se voient liées par le double contrat de
mariage et de parrainage.
Nous pouvons supposer que les femmes qui ont été victimes de violence conjugale ou
dont le conjoint les a quittées peu de temps après son arrivée au Canada119 sont souvent celles
118
Selon plusieurs auteurs, les risques (de fraude ou de divorce) liés aux couples binationaux ne sont pas fondés
empiriquement (Neyrand & M’Sili, 1997, Foblets & Vanheule, 2006).
119
Selon un rapport d’évaluation du processus de parrainage canadien, les cas de fraude conjugale sont
extrêmement rares (Canada, 2014b). Il est d’ailleurs difficile de cerner ce type de fraude émotionnelle, les critères
de normalité conjugale étant souvent subjectifs.
222
qui sont les plus vulnérables dans la société canadienne. Le problème, dans ces cas, ne
viendrait pas de la nationalité du conjoint, mais plutôt des facteurs sociaux et économiques
locaux, qui ont mené à la vulnérabilité de ces femmes (pauvreté, sous-scolarisation, etc.). Or,
certaines femmes issues de milieux favorisés, hautement scolarisées, jeunes et qui se qualifient
de « belles » selon les critères de beauté occidentaux ont aussi été prises dans des relations
abusives. L’hypogamie, le milieu social du conjoint, ainsi que la perte des repères et des
réseaux sociaux des femmes en couples binational, surtout si elles habitent dans le pays de leur
conjoint, peuvent tous être des facteurs contribuant à leur vulnérabilité. Dans tous ces cas, les
difficultés relatives au processus de réunification conjugale et les restrictions qui limitent
l’accès au visa de visiteur pour les individus originaires d’un pays du Sud accentuent
davantage la vulnérabilité des femmes. Ainsi, plusieurs femmes ont suggéré des mesures qui
pourraient améliorer les politiques migratoires liées à la réunification conjugale et réduire les
risques de fraude conjugale. La restitution du visa de fiancé en est une. En effet, l’octroi d’un
visa de trois mois pour permettre aux fiancés de tester la relation au Canada, comme c’est le
cas aux États-Unis, est une mesure qui éviterait aux femmes les plus vulnérables de se marier
sans avoir fréquenté leur conjoint au quotidien au Canada.
Enfin, en examinant l’expérience même du processus bureaucratique du parrainage du
conjoint, cette étude permet de déplacer l’emphase mise sur la tension entre instrumentalité et
authenticité des mariages binationaux, laquelle tend à problématiser ce type de relation intime,
vers les dynamiques de (re)production des critères d’authenticité conjugale à l’œuvre au sein
des procédures bureaucratiques de parrainage d’un conjoint. Nous avons vu que la notion
d’authenticité est centrale à l’expérience des procédures d’immigration du couple binational,
car ce dernier doit mettre en scène son intimité selon les critères subjectifs et changeants des
agents d’immigration. Ces critères, qui circulent, sont sujets à interprétation et reposent
souvent sur des stéréotypes, redéfinissent le vécu de l’intimité transnationale chez ces femmes
en produisant, à travers la panoplie de preuves demandées, une conscience aigüe de la
matérialité de leur relation. L’authenticité, dans le cas de ces couples binationaux, devient une
question de performance et de mise en spectacle, mais elle ouvre aussi un espace de discussion
sur les normes de conjugalité chez les femmes canadiennes en couple binational.
223
7.2. Pistes de recherche : questions de genre et de reconstitution
des familles
Cette étude ethnographique novatrice a permis de montrer les complexités et les
nuances qui caractérisent les expériences de mobilité et de conjugalité transnationale de
femmes canadiennes en couple avec des hommes originaires d’un pays du Sud. Les liens entre
la mobilité transnationale et les dynamiques amoureuses et conjugales sont évidents et
constituent un thème de recherche qui mérite une attention plus soutenue (Walsh, 2009). En
effet, en plus de s’interroger sur la mobilité de femmes aux profils variés120, cette étude
soulève plusieurs questions relatives à la restructuration du couple et de la famille dans cette
ère de super-diversité (Vertovec, 2007) et de mobilité transnationale accrue.
Dire que les familles sont en mouvance au Canada n’a rien de surprenant. L’institut
national de la recherche scientifique du Canada a développé un axe de recherche et a mis en
place des partenariats qui étudient les tendances et les nouvelles réalités familiales. La
structure des unions et des familles se transforme, la parentalité prend différentes formes et les
réseaux familiaux s’élargissent et se transnationalisent. Par exemple, les couples homosexuels
qui souhaitent fonder une famille et avoir des enfants sont passés de la stigmatisation, à une
certaine « normalité » (Greenbaum, 2017). Les unions sont aussi de plus en plus mixtes
qu’autrefois et la majorité de ces couples (et familles) est composée d’un individu qui est né à
l’extérieur du Canada (Milan et al., 2010). En révélant certaines dynamiques de conjugalité
transnationale propres aux femmes canadiennes hyper-mobiles, cette étude est venue enrichir
l’état des connaissances sur les pratiques conjugales en mouvance et sur la place de l’État dans
la facilitation (ou non) des unions transnationales. Cependant, plusieurs questions restent sans
réponse.
120
La majorité des femmes provenaient de la classe moyenne, mais leur degré de scolarisation et leur statut
professionnel variaient grandement. Quelques femmes participant au groupe de soutien étaient bénéficiaires de
l’aide sociale canadienne.
224
7.2.1. Qui sont les hommes migrants par le mariage ?
La question des dynamiques de genre au sein des couples transnationaux (Charsley,
2005a, 2005b, 2007; Gallo, 2006; Hoang & Yeoh, 2011) où la femme est en charge de la
migration de son mari mérite d’être explorée plus en profondeur, en portant une attention
particulière à l’expérience des hommes qui migrent par le mariage (Charsley & Wray, 2015).
En effet, la majorité des études portant sur les migrants par le mariage se sont intéressées aux
femmes migrantes. Ce corps de recherche indique que les corps féminins, principalement ceux
de femmes d’Asie du Sud-Est ou d’Europe de l’Est, font l’objet d’une certaine
marchandisation, notamment à travers les agences matrimoniales internationales (Constable,
2003, 2005, 2009; Merali, 2008, 2009; Patico, 2009) et, bien que leur agentivité soit de plus en
plus mise en relief par les chercheurs en sciences sociales, ces femmes sont souvent
représentées comme subissant une double vulnérabilité, en tant que femmes et en tant que
migrantes (Merali, 2008, 2009).
Charsley a montré que les hommes qui migrent par le mariage peuvent eux-aussi être
vulnérables (Charsley, 2005a, 2005b), mais rares sont les études qui ont donné une voix aux
hommes dont la conjointe est originaire d’un pays du Nord. En effet, l’industrie, désormais
virtualisée, du marché matrimonial international, ne cible principalement que les hommes
européens ou nord-américains (Constable, 2003). Pour donner un exemple flagrant, il n’existe
pas, à notre connaissance, de sites de rencontre Internet faisant l’étalage des corps et des
masculinités d’hommes du Sud équivalents aux nombreux « catalogues » de femmes que l’on
retrouve en ligne. Ces femmes avaient été qualifiées de « mail-order-brides » (Constable,
2003). Cependant, le terme « mail-order husbands » n’existe pas 121 . Au contraire, la
masculinité d’hommes du Sud qui s’engagent dans des relations intimes avec des femmes
originaires de pays du Nord est plutôt valorisée et ce type d’intimité est plus souvent associé à
121
Le terme « rent-a-rasta » est une appellation courante en Jamaïque et réfère aux jeunes hommes locaux
arborant le style « rasta » et qui s’engagent dans des activités de nature sexuelle ou romantique avec des femmes
touristes, souvent plus âgées qu’eux (Pruitt & LaFond, 1995). Or, ces jeunes hommes ne font pas l’objet d’une
publicité matrimoniale sur Internet. Les masculinités de ces hommes n’est donc pas remise en question, alors que
les femmes qui migrent grâce au mariage sont souvent représentées comme des victimes.
225
de l’entrepreneuriat qu’à de l’exploitation (Dahles & Bras, 1999; Jacobs, 2009; Phillips,
2002). Nous pouvons donc supposer que les rapports de force au sein des couples
transnationaux varient en fonction du genre des individus, de leur nationalité, ainsi que de leur
position dans le processus migratoire. Or, une lacune persiste dans la recherche : l’expérience
vécue de la conjugalité et de la migration des hommes originaires d’un pays du Sud en couple
transnational est très peu connue et nécessite qu’on s’y attarde. À titre d’exemple, le seul
homme parrainé qui a accepté de participer à cette étude était au Canada depuis huit ans et
était divorcé. Néanmoins, il a souligné l’importance de sa gratitude pour son ex-conjointe
canadienne qui l’avait aidé à migrer et avec qui il avait vécu plusieurs années. Ce cas
particulier n’est peut-être pas représentatif de tous les hommes qui sont passés par la
réunification conjugale pour immigrer au Canada. Toutefois, il remet en question le stéréotype
du fraudeur conjugal associé aux hommes du Sud ; et soulève l’importance de poursuivre cette
piste de recherche dans le futur.
7.2.2. Genre, nation et vulnérabilités
Les couples dont un homme canadien a parrainé une femme non-canadienne n’ont pas
été interrogés dans le cadre de cette étude. Or, nous pouvons nous demander si l’expérience
vécue du processus de réunification conjugale des hommes canadiens est similaire à celle des
femmes. L’État pose-t-il une pression plus importante sur les femmes canadiennes en couple
binational, que sur les hommes canadiens en couples binational, comme le suggère Laura
Odasso dans son étude des couples mixtes en France et en Italie (Bonjour & de Hart, 2013;
Dragojlovic, 2008; Odasso, 2017; Stoler, 2002; Yuval-Davis, 1997)? L’État contrôle-t-il
toujours les corps des femmes canadiennes, notamment, à l’aide des processus subtils
d’intimidation bureaucratique et à travers l’institution du mariage? Les femmes sont-elles
libres, comme le suggère Éric Fassin (2010) dans le cas français, aussi longtemps qu’elles ne
choisissent pas d’épouser un homme étranger ? Ces questions restent en suspens, mais une
étude de l’expérience de la bureaucratie liée au processus de réunification conjugale chez les
hommes canadiens en couple binationaux nous permettrait de mettre en relief les similarités et
les divergences genrées au sein du processus. Une telle approche comparative serait nécessaire
afin d’ouvrir une discussion plus générale sur la place des femmes canadiennes au sein de la
nation, une question qui a été invisibilisée dans les politiques gouvernementales depuis la fin
226
des années 1980 (Brodie, 2008). Comparer le processus de réunification conjugale au Canada
avec celui d’autres pays permettrait aussi de mettre en relief certaines spécificités propres au
processus canadien, ses lacunes et ses forces.
Dès lors, il convient d’interroger la place des femmes dans les sociétés canadiennes et
québécoises ; les différentes constructions de la féminité et leur impact sur le vécu des
relations intimes binationales. La socialisation amoureuse des femmes (Stevi Jackson, 1993),
qui est renforcée dans certains réseaux de femmes parrains et par le modèle populaire de la
« femme qui aime trop » (Frohlick, 2009), concoure-t-elle à les rendre plus vulnérables, en
général, à la fraude conjugale; d’autant plus que ces dernières sont responsables
financièrement de leur conjoint pour une période de trois ans suivant l’arrivée de ce dernier au
Canada ?
7.2.3. L’(in)stabilité des ménages binationaux
D’après les résultats de cette étude, nous pouvons avancer que les femmes qui sont
engagées dans des relations intimes avec des hommes dont elles souhaitent parrainer
l’immigration au Canada ne sont pas que des femmes vulnérables ou des victimes amoureuses,
bien que ces cas existent. La plupart d’entre-elles ont réfléchi à leur relation, à ses risques et à
ses implications. Malgré tout cela, elles ont décidé de poursuivre leur projet conjugal.
Évidemment, comme dans toutes les relations de couple, certaines fonctionnent sur le long
terme, d’autres durent moins longtemps et quelques unes se terminent mal. Au Québec, le taux
de divorce a atteint un sommet de 53.6% en 2003—pour ensuite se stabiliser à près de 50% en
2006 (Québec, 2015). La croyance selon laquelle les couples mixtes ou binationaux seraient
plus fragiles et davantage prompts à se séparer que les couples non-mixtes se base sur des
évidences ténues, vu le peu d’études qui ont étudié les taux de divortialité chez les formations
conjugales binationales (Kellerhals, Languin, Perrin, & Wirth, 1985; Neyrand & M’Sili,
1997)122. Bien que la population à l’étude ici soit limitée et non représentative de la population
122
Ces études ne sont pas récentes, mais elles suggèrent toutefois que le divorce ne serait pas attribuable à la
mixité des partenaires conjugaux. D’autres facteurs sont à considérer, notamment, la stigmatisation de
l’hypogamie féminine (Kellerhals et al., 1985). De plus, il faut garder en tête que les cas de fraude dénombrés au
227
en général, l’étude montre que, bien que ces couples soient sujets à davantage d’inquisition
que les couple mono-nationaux, ils ne sont pas plus instables que les ménages non-mixtes au
Canada. Seule une étude longitudinale pourra permettre de constater s’ils sont moins durables
que les ménages non mixtes, ainsi que les facteurs qui sont responsables de la séparation des
conjoints, le cas échéant.
Adopter une perspective longitudinale des relations de couple binationales permettrait
de comprendre les dynamiques de genre au sein de ces couples et familles sur le long terme,
bien après l’immigration du conjoint originaire d’un pays du Sud dans le pays du Nord de son
épouse. Cette approche méthodologique permettrait de mettre en évidence certaines
caractéristiques conjugales relatives à ces couples (longévité des couples, cas de séparation,
transmission identitaire aux enfants, pratiques de mobilité des époux et de leurs enfants,
élaboration de réseaux transnationaux, etc.), lesquelles pourraient ainsi être comparés aux
statistiques nationales.
7.2.4. Les enfants de couples transnationaux : constitution et reconstitution
des familles
Dans cette thèse, seule la perspective des femmes canadiennes a été analysée. Or, la
question des enfants revenait régulièrement dans les récits des femmes. Certaines avaient déjà
des enfants issus d’une union précédente avant de rencontrer leur conjoint actuel, d’autre ont
eu des enfants au Canada après l’arrivée de leur conjoint, d’autres encore sont tombées
enceintes dans le pays de leur conjoint et y ont accouché. Certaines élèvent leur famille dans le
pays de leur conjoint et d’autres ont ré-immigré au Canada avec leurs enfants. Les cas sont
variés, mais une chose demeure : la venue des enfants ou le désir d’en avoir amène d’autres
questionnements et enjeux par rapport à la nationalité, au chez-soi, à l’éducation, à la
transmission identitaire, à la mobilité transnationale, etc. En effet, les données résiduelles de
l’étude pointent vers l’importance de se pencher sur l’expérience des enfants au sein des
couples transnationaux. Plusieurs pistes ont émergé des données de cette étude. Premièrement,
Canada sont très peu nombreux et que les relations intimes binationales sont des cas complexes qui allient
souvent émotions et intérêts de la part de chacun des partenaires.
228
dans les cas où des enfants sont issus de l’union transnationale, qu’advient-il du choix du pays
de résidence de la famille ? Quelles sont les pratiques de mobilité de ces enfants ? Comment
se développent leurs ancrages géographiques et affectifs (Unterreiner, 2014, 2015a, 2015b) ?
De plus, chez les femmes qui ont participé à l’étude et qui avaient des enfants avec leur
conjoint non-canadien, que ce dernier ait immigré au Canada ou non, que le couple ait été
encore ensemble au moment de l’entretien ou non, la peur d’un enlèvement éventuel de
l’enfant par le père était une préoccupation fréquente. Cette peur est-elle fondée ? Émerge-telle simplement d’un imaginaire collectif qui stigmatise encore davantage les masculinités
racisées ? Il serait opportun de dresser un portrait de l’expérience vécue des enfants issus de
ces unions transnationales.
Dans les cas où les femmes avaient des enfants issus d’une union précédente, il est
aussi intéressant de se pencher sur les nouvelles articulations qui s’opèrent au sein de la
famille transnationale reconstituée. Comment ces enfants vivent-ils la relation de couple
binationale de leur mère ? Comment se réarticule la vie familiale dans le temps et l’espace?
Quels sont les impacts de cette recomposition familiale sur l’identité des enfants ? Sur leurs
mobilité transnationale et sur leurs pratiques d’intimité à distance ? Sur leurs appartenances et
leurs projets de vie ?
Enfin, comme l’indique la citation de Neyrand (2016) en début de chapitre, les enjeux
relatifs à la formation de couples binationaux dépassent la simple expérience de chacun des
deux individus concernés. Puisque le phénomène ne peut que prendre de l’ampleur, il est
urgent de poursuivre la recherche sur ces enjeux multiples et complexes, lesquels sont les
précurseurs de transformations importantes dans les sociétés occidentales modernes.
229
Conclusion
Tout au long de cette thèse, nous avons cherché à donner la parole à des femmes qui
ont rencontré un homme non-canadien originaire d’un pays du Sud et qui ont parrainé son
immigration au Canada. Cette étude a émergé d’un réel besoin, pour ces femmes, de partager
leur histoire. L’objectif était donc de montrer, à travers l’expérience vécue de la rencontre
amoureuse et du processus de parrainage de leur conjoint, la diversité des histoires
personnelles, lesquelles vont bien au-delà des stéréotypes qui sont illustrés dans les médias et
à travers les discours politiques canadiens portant sur la fraude conjugale. Ces femmes nous
ont montré que leurs histoires amoureuses et conjugales sont complexes, tant au niveau des
émotions, que des réalités politiques, économiques et sociales qui les structurent jusqu’à un
certain point.
Cependant, malgré la diversité des expériences dans le développement de l’intimité
chez les couples, l’expérience du processus de réunification conjugale au Canada est similaire
chez les femmes de l’étude. Ce dernier s’est révélé être rébarbatif à travers ses procédures
administratives longues, onéreuses et intenses. Les femmes ont vécu un niveau de stress
important à cause de l’aspect bureaucratique du processus, mais aussi, parce que leur relation
intime, ainsi que le choix de leur conjoint, ont été questionnés, testés et parfois dénigrés
pendant le processus de réunification conjugale. À travers toutes ces épreuves bureaucratiques,
la réunification conjugale a acquis une valeur émotionnelle et symbolique importante pour les
femmes parrains, ce qui a contribué à la réification et à l’idéalisation de leur mariage et de leur
projet de couple au Canada. C’est à travers cette idéalisation que réside la vulnérabilité des
femmes parrains car, les difficultés relationnelles que vivaient certaines femmes ont été
oblitérées dans le cadre de leur « lutte » qui opposait leur projet conjugal et la bureaucratie
étatique.
Nous avons vu que les relations intimes entre individus du Nord et individus du Sud
sont d’emblée posées comme des problèmes, principalement pour (et par) les États-Nations du
Nord. Les médias se sont emparés de la portée sensationnaliste que présente la « fraude
conjugale ». Or, il apparaît que les problèmes relatifs aux couples Nord-Sud émergent plutôt
du processus même de réunification conjugale, lequel contribue à rendre plus vulnérables les
femmes parrains, en les forçant souvent à précipiter leur mariage et les démarches de
réunification conjugale. En effet, les difficultés qu’ont la majorité des individus originaires
d’un pays du Sud à obtenir un visa de visiteur au Canada posent des contraintes sérieuses au
développement des relations intimes Nord-Sud que les avancées dans les technologies de la
communication n’arrivent pas à effacer. Chez les femmes canadiennes, ces contraintes
politiques à la mobilité de leur conjoint sont à la source de leur vulnérabilité. Or, même si
quelques femmes se sont retrouvées dans des relations qui n’ont pas fonctionné une fois leur
conjoint arrivé au Canada, la majorité d’entre elles ne regrettent pas d’avoir mené à terme le
processus de réunification conjugale de leur conjoint. Au contraire, leur relation conjugale
avec un homme du Sud s’est avérée être une expérience riche, qui constitue la suite d’un
parcours d’ « intimisation » de l’altérité chez elles. En effet, pour celles qui se sont séparées de
leur conjoint, leur trajectoire amoureuse indique que l’altérité fait toujours partie de leur
intimité. En d’autres mots, elles cherchaient toujours à rencontrer des hommes originaires de
la région du Sud à laquelle elles s’étaient attachées affectivement.
Nous estimons que cette étude ethnographique novatrice a permis de déconstruire
certains stéréotypes omniprésents dans les médias, tout en soulevant plusieurs questions quant
au rôle de l’État canadien dans la production de vulnérabilités chez les femmes parrains. Il
sera important de poursuivre les pistes de recherche soulevées par cette étude, dans le but
d’approfondir l’état des connaissances sur les unions conjugales transnationales entre
canadiens et non-canadiens, ainsi que sur le phénomène de plus en plus important des familles
transnationales.
231
Bibliographie
Alberoni, Francesco. (1981). Le choc amoureux. Paris : Ramsay.
Alberoni, Francesco. (1995). Énamoration et amour dans le couple. In M. Moulin et A. Éraly
(Eds.), Sociologie de l’amour, variations sur le sentiment amoureux (pp. 18-24).
Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.
Appadurai, Arjun. (1996). Modernity al large: cultural dimensions of globalization.
Minneapolis, U of Minnesota Press.
Auyero, Javier. (2011). Patients of the state: An ethnographic account of poor people's
waiting. Latin American Research Review, 46(1), 5-29.
Baldassar, Loretta. (2007). Transnational families and the provision of moral and emotional
support: The relationship between thruth and distance. Identities, 14(4), 385-409.
Baldassar, Loretta. (2008). Missing Kin and Longing to be Together: Emotions and the
Construction of Co-presence in Transnational Relationships. Journal of Intercultural
Studies, 29(3), 247-266.
Baldassar, Loretta, & Merla, Laura. (2014). Introduction: Transnational Family Caregiving
through the Lens of Circulation. In L. Baldassar & L. Merla (Eds.), Transnational
families, migration and the circulation of care (pp. 3-24). New York: Routledge.
Baldassar, Loretta, Nedelcu, Mihaela, Merla, Laura, & Wilding, Raelene. (2016). ICT-based
co-presence in transnational families and communities: challenging the premise of
face-to-face proximity in sustaining relationships. Global Networks, 16(2), 133-144.
Beck, Ulrich. (2008). Mobility and the cosmopolitan perspective. In W. Canzler, V. Kaufmann
& S. Kesselring (Eds.), Tracing mobilities: Towards a cosmopolitan perspective (pp.
25-36). Farnham: Ashgate.
Beck, Ulrich, & Beck-Gernsheim, Elisabeth. (2014). Distant Love. Cambridge, Malden: Polity
Press.
Beck, Ulrich, & Beck-Gernsheim, Elisabeth. (2010). Passage to Hope: Marriage, Migration,
and the Need for a Cosmopolitan Turn in Family Research. Journal of Family Theory
& Review, 2(4), 401-414.
232
Beck-Gernsheim, Elisabeth. (2011). The Marriage Route to Migration: of border artistes,
transnational matchmaking and imported spouses. Nordic Journal of Migration
Research, 1(2), 60-68.
Beck-Gernsheim, Elisabeth. (2007). Transnational lives, transnational marriages: a review of
the evidence from migrant communities in Europe. Global Networks, 7(3), 271-288.
Bélanger, Danièle, & Hong-zen Wang. (2012). Transnationalism from below: Evidence from
Vietnam-Taiwan cross-border marriages. Asian and pacific migration journal, 21(3),
291-316.
Benson, Michaela, & O'reilly, Karen. (2009). Migration and the search for a better way of life:
a critical exploration of lifestyle migration. The Sociological Review, 57(4), 608-625.
Bigo, Didier. (2002). Security and immigration: toward a critique of the governmentality of
unease. Alternatives, 27(1_suppl), 63-92.
Bloch, Alexia. (2011). Intimate circuits: modernity, migration and marriage among postSoviet women in Turkey. Global Networks, 11(4), 502-521.
Block, Laura, & Bonjour, Saskia. (2013). Fortress Europe or Europe of rights? The
Europeanisation of family migration policies in France, Germany and the Netherlands.
European Journal of Migration and Law, 15(2), 203-224.
Blondin-Gravel, Raphaëlle. (2014). Les effets politiques des spectacles médiatiques
d’immigration: une analyse critique des discours de la presse écrite canadienne sur
l’arrivée du MV Sun Sea. (Msc.) Montréal, Unversité de Montréal.
Bondi, Liz. (2005). The place of emotions in research: From partitioning emotion and reason
to the emotional dynamics of research relationships. In J. Davidson, L. Bondi & M.
Smith (Eds.), Emotional geographies (pp. 231-246). London, New York : Routledge.
Bonjour, Saskia, & de Hart, Betty. (2013). A proper wife, a proper marriage: Constructions of
‘us’ and ‘them’ in Dutch family migration policy. European Journal of Women's
Studies, 20(1), 61-76.
Bourdieu, Pierre. (1984). Questions de sociologie. Paris: Minuit.
Bozon, Michel, & Héran, François. (1987). La découverte du conjoint: I. Évolution et
morphologie des scènes de rencontre. Population (French Edition), 42(6), 943-985.
Bozon, Michel, & Héran, François. (1988). La découverte du conjoint: II. Les scènes de
rencontre dans l'espace social. Population (French Edition), 43(1), 121-150.
233
Breger, Rosemary, & Hill, Rosanna. (1998). Cross-cultural marriage. Oxford and New York:
Berg.
Brennan, Denise. (2001). Tourism in Transnational Places: Dominican Sex Workers and
German Sex Tourists Imagine One Another. Identities, 7(4), 621-663.
Brennan, Denise. (2002). Selling sex for visas: sex tourism as a stepping-stone to international
migration. In B. Ehrenreich & A. R. Hochschild (Eds.), Global Woman. Nannies,
Maids and Sex Workers in the New Economy (pp. 154-168). New York: Henry Holt
and Company, LLC.
Brennan, Denise. (2004). What’s love got to do with it?: Transnational desires and sex
tourism in the Dominican Republic. Durham, London: Duke University Press.
Brennan, Denise. (2007). Love work in a tourist town: Dominican sex workers and resort
workers perform at love. In M. Padilla, JS. Hirsh & M. Munoz-Laboy (Eds.), Love and
Globalization: Transformations of Intimacy in the Contemporary World (pp. 203-225).
Nashville: Vanderbilt University Press.
Brennan, Denise. (2013). Love work in sex work (and after): Performing at love. In W.R.
Jankowiak (Ed.), Intimacies: Love and sex across cultures (pp. 174-193). New York:
Columbia University Press.
Broadbent, Stefana. (2009). How the Internet Enables Intimacy. TED.
Broadbent, Stefana. (2011). L'intimité au travail: la vie privée et les communications
personnelles dans l'entreprise. Limoges : FYP editions.
Brodie, Janine. (2008). Putting gender back in: Women and social policy reform in Canada. In
Y. Abu-Laban (Ed.), Gendering the nation-state: Canadian and comparative
perspectives (pp. 165-184). Vancouver, Toronto : UBC Press.
Brown, Naomi. (1992). Beachboys as culture brokers in Bakau town, the Gambia. Community
Development Journal, 27(4), 361-370.
Bruner, Edward M. (1994). Abraham Lincoln as authentic reproduction: A critique of
postmodernism. American anthropologist, 96(2), 397-415.
Bruner, Edward M. (1996). Tourism in Ghana. American anthropologist, 98(2), 290-304.
Bruner, Edward M. (2001). The Maasai and the Lion King: Authenticity, nationalism, and
globalization in African tourism. American Ethnologist, 28(4), 881-908.
234
Bruner, Edward M. (2005). Culture on tour: Ethnographies of travel. Chicago : University of
Chicago Press.
Cabezas, Amalia L. (2004). Between Love and Money: Sex, Tourism, and Citizenship in Cuba
and the Dominican Republic. Signs, 29(4), 987-1015.
Canada, Citizenship and immigration. (2012). "The Jig is Up on Marriage Fraud," says
Minister
Kenney.
Consulté
le
10-03-2014.
http://news.gc.ca/web/article-
en.do?nid=703499&_ga=1.126635397.960763065.1364303406: CIC.
Canada, Gouvernement du. (1987). Statistiques sur l'immigration 1985. Ottawa: Statistiques
d'immigration
Consulté
le
06-07-2017.
http://epe.lac-
bac.gc.ca/100/202/301/immigration_statistics-ef/mp22-1_1985.pdf.
Canada, Gouvernement du. (2014a). Backgrounder — 2014 Immigration Levels Planning:
Public and Stakeholder Consultations. Canada: Gouvernement du Canada. Consulté le
06-07-2017.
http://www.cic.gc.ca/english/department/media/backgrounders/2013/2013-06-21.asp.
Canada, Gouvernement du. (2014b). Evaluation of the family reunification program.
Citoyenneté et Immigration Canada.
Canada, Gouvernement du. (2015). Facts and Figures 2015: Immigration OverviewPermanenet
Residents-Annual
IRCC
Consulté
Updates.
le
06-07-2017.
http://open.canada.ca/data/en/dataset/2fbb56bd-eae7-4582-af7da197d185fc93?_ga=2.22432959.588493373.1499349217-766869579.1481147281
Citizenship
and
Immigration
Canada.
Consulté
le
06-07-2017.
http://open.canada.ca/data/en/dataset/2fbb56bd-eae7-4582-af7da197d185fc93?_ga=2.22432959.588493373.1499349217-766869579.1481147281.
Canada, Gouvernement du. (2016a). Le gouvernement du Canada accélère le traitement des
demandes de parrainage des époux et des conjoints de fait et réduit le temps d'attente.
Canada:
Consulté le 07-12-2016. https://http://www.canada.ca/fr/immigration-
refugies-citoyennete/nouvelles/2016/12/gouvernement-canada-accelere-traitementdemandes-parrainage-epoux-conjoints-fait-reduit-temps-attente.html.
Canada, Gouvernement du. (2016b). Notice – Faster processing times for spouses and
partners.
Consulté
le
http://www.cic.gc.ca/english/department/media/notices/2016-12-15.asp.
235
07-12-2016.
Canada, Gouvernement du. (2016b). Canada - Admissions de résidents permanents selon la
catégorie
d'immigration,
1980
-
T2
2016.
Consulté
le
20-11-2017.
http://ouvert.canada.ca/data/fr/dataset/ad975a26-df23-456a-8ada-756191a23695.
Canada, Gouvernement du. (2017a). Avis – Le gouvernement du Canada élimine la résidence
permanente
Consulté
conditionnelle.
le
07-12-2016.
http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/avis/2017-04-28.asp.
Canada, Gouvernement du. (2017b). Protégez-vous contre la fraude relative au mariage.
Consulté
le
10-07-2017.
http://www.cic.gc.ca/francais/information/protection/fraude/mariage.asp.
Canada, Immigration Réfugié et Citoyenneté. (2017c). Renseignements sur la relation et
évaluation du parrainage. Canada: Gouvernement du Canada.
Cantet, Laurent (Dir.). (2005). Vers le Sud.
Carman, Taylor. (2006). The concept of authenticity. In HL. Dreyfus & MA. Wrathall (Eds.),
A companion to phenomenology and existentialism (pp. 229-239). Malden, Oxford :
Blackwell Publishing.
Cassan, Christelle. (2008). La transmission religieuse et culturelle au sein de familles
maghrébo-québécoises à Montréal. (M.sc.), Université de Montréal, Montréal.
Castles, Stephen. (2010). Understanding Global Migration: A Social Transformation
Perspective. Journal of Ethnic and Migration Studies, 36(10), 1565-1586.
Catarino, Christine, & Morokvasic, Mirjana. (2005). Femmes, genre, migration et mobilités.
Revue européenne des migrations internationales, 21(1), 7-27.
Cauvin Verner, Corinne. (2009). Du tourisme culturel au tourisme sexuel. Cahiers d'études
africaines, 193-194(1), 123-146.
Cauvin Verner, Corinne. (2010). Le tourisme sexuel vu du Sahara marocain: une économie de
razzia? L’année du Maghreb (VI), 47-77.
Chambers, Deborah. (2013). social media and personal relationships online intimacies.
Houndmills, New York: Palgrave Macmillan.
Charsley, Katharine. (2005a). Unhappy husbands: masculinity and migration in transnational
Pakistani marriages. Journal of the Royal Anthropological Institute, 11(1), 85-105.
236
Charsley, Katharine. (2005b). Vulnerable Brides and Transnational Ghar Damads Gender,
Risk and ‘Adjustment’ among Pakistani Marriage Migrants to Britain. Indian Journal
of Gender Studies, 12(2-3), 381-406.
Charsley, Katharine. (2007). Risk, trust, gender and transnational cousin marriage among
British Pakistanis. Ethnic and Racial Studies, 30(6), 1117-1131.
Charsley, Katharine. (2012a). Marriage, migration and transnational spaces: A view from the
UK. In K. Charsley (Ed.), Transnational Marriage: New Perspectives from Europe
and Beyond (pp. 189-207). New York, London: Routledge.
Charsley, Katharine. (2012b). Transnational Marriage. In K. Charsley (Ed.), Transnational
Marriage: New Perspectives from Europe and Beyond (pp. 3-22). New York, London:
Routledge.
Charsley, Katharine, & Benson, Michaela. (2012). Marriages of Convenience and
Inconvenient Marriages: Regulating Spousal Migration to Britain. Journal of
Immigration, Asylum and Nationality Law, 26(1), 10-26.
Charsley, Katharine, Storer-Church, Brooke, Benson, Michaela, & Hear, Nicholas. (2012).
Marriage-Related Migration to the UK. International Migration Review, 46(4), 861890.
Charsley, Katharine, & Wray, Helena. (2015). Introduction: the invisible (migrant) man. Men
and masculinities, 18(4), 403-423.
Chege, Njeri. (2017). Towards A Deeper Understanding of the Meaning of Male Beach
Worker-Female Tourist Relationships on the Kenyan. Coast. Journal of Arts and
Humanities, 6(2), 62-80.
Clifford, James. (1994). Diasporas. Cultural anthropology, 9(3), 302-338.
Cohen, Erik. (1985). Tourism as play. Religion, 15(3), 291-304.
Cohen, Erik. (2003). Transnational marriages in Thailand: dynamics of extreme heterogamy.
In T. G. Bauer & B. McKercher (Eds.), Sex and Tourism: Journeys of Romance, Love,
and Lust (pp. 57-81). New York: The Haworth Hospitality Press.
Cohen, Jeffrey H, & Sirkeci, Ibrahim. (2011). Cultures of migration: The global nature of
contemporary mobility. Austin : University of Texas Press.
237
Cole, Jennifer. (2014). Working mis/understandings: The tangled relationship between
kinship, Franco-Malagasy binational marriages, and the French State. Cultural
Anthropology, 29(3), 527-551.
Collet, Beate, & Santelli, Emmanuelle. (2012). Les descendants d’immigrés en couple mixte
au prisme de l’enquête «Trajectoires et Origines». Enfances, Familles, Générations
(17), 75-97.
Collyer, Michael. (2007). In-Between Places: Trans-Saharan Transit Migrants in Morocco
and the Fragmented Journey to Europe. Antipode, 39(4), 668-690.
Constable, Nicole. (2003). Romance on a global stage: Pen pals, virtual ethnography, and
"mail order" marriages. Berleley, Los Angeles et London: Univ of California Press.
Constable, Nicole. (2005). A tale of two marriages: International matchmaking and gendered
mobility. In N. Constable (Ed.), Cross-border marriages: Gender and mobility in
transnational Asia (pp. 166-186). Philadelphia : Univ of Pennsylvania Press.
Constable, Nicole. (2009). The commodification of intimacy: marriage, sex, and reproductive
labor. Annual Review of Anthropology, 38, 49-64.
Côté, Andrée, Kérisit, Michèle, & Côté, Marie-Louise. (2001). Qui prends pays--l'impact du
parrainage sur les droits à l'égalité des femmes immigrantes. Condition féminine
Canada.
Cottrell, Ann Baker. (1973). Cross-National Marriage as an Extension of an International Life
Style: A Study of Indian-Western Couples. Journal of Marriage and Family, 35(4),
739-741.
Cresswell, Tim. (1993). Mobility as Resistance: A Geographical Reading of Kerouac's 'On the
Road'. Transactions of the Institute of British Geographers, 18(2), 249-262.
Cresswell, Tim. (2010). Towards a politics of mobility. Environment and planning. D, Society
and space, 28(1), 17-31.
Cresswell, Tim, & Uteng, Tanu Priya. (2008). Gendered Mobilities: Towards an Holistic
Understanding. In T. P. Uteng & T. Cresswell (Eds.), Gendered Mobilities (pp. 1-13).
Burlington: Ashgate.
Critcher, Chas. (2008). Widening the focus: Moral panics as moral regulation. The British
Journal of Criminology, 49(1), 17-34.
238
Cunningham, Rebekah. (2006). Women as sponsors: gendering Canadian family class
immigration policy. (PhD), Toronto : Ryerson University.
Czaika, Mathias, de Haas, Hein, & Villares-Varela, María. (2017). The global evolution of
travel visa regimes. Oxford: University of Oxford.
D'Andrea, Anthony. (2007). Global nomads: Techno and new age as transnational
countercultures in Ibiza and Goa. Abington and New York : Routledge.
D’Aoust, Anne-Marie. (2010). Circulation of desire. In M. de Larrinaga & M.G. Doucet
(Eds.), Security and Global Governmentality: Globalization, Governance and the State
(pp. 113-131). Abington and New York: Routledge.
D'Aoust, Anne-Marie. (2013). In the Name of Love: Marriage Migration, Governmentality,
and Technologies of Love. International Political Sociology, 7(3), 258-274.
D'Aoust, Anne-Marie. (2014). Love as Project of (Im) Mobility: Love, Sovereignty and
Governmentality in Marriage Migration Management Practices. Global Society, 28(3),
317-335.
D'Aoust, Anne-Marie. (2015). Moving Stories: Love at the Border. In L. Montegary & M.A.
White (Eds.), Mobile Desires: The Politics and Erotics of Mobility Justice (pp. 95107). Houndmills, New York : Palgrave MacMillan Pivot.
D'Aoust, Anne-Marie. (2017a). A moral economy of suspicion: Love and marriage migration
management practices in the United Kingdom. Environment and Planning D: Society
and Space, 0(0), 1-20.
D’Aoust, Anne-Marie (Ed.). (2017b). L’immigration des conjoint-es au Canada. Synthèse
historique et enjeux contemporains des politiques d’immigration canadiennes.
Montréal: UQAM.
Dahles, Heidi, & Bras, Karin. (1999). Entrepreneurs in Romance Tourism in Indonesia.
Annals of Tourism Research, 26(2), 267-293.
Darbon, D, & Toulabor, C. (2011). Quelle (s) classe (s) moyenne (s) en Afrique? Une revue de
littérature. Paris : Département de la recherche, Agence Française de développement.
Davin, Delia. (2005). Marriage Migration in China The Enlargement of Marriage Markets in
the Era of Market Reforms. Indian Journal of Gender Studies, 12(2-3), 173-188.
Davis, Coralynn V. (2013). Transnational Marriage: Modern Imaginings, Relational
Realignments, and Persistent Inequalities. Ethnos, 1-25.
239
de Beauvoir, Simone. (1949). Le deuxième sexe. Vol.1. Paris: Gallimard.
De Hart, Betty. (2006). Introduction: The marriage of convenience in European immigration
law. European Journal of Migration and Law, 8, 251-262.
De Sardan, Olivier. Jean-Pierre (2008): La rigueur du qualitatif: les contraintes empiriques de
l'interprétation socio-anthropologique. Louvain-La-Neuve: Academia-Bruylant.
Delaunay, Marie-Annick. (2006). L'immigration par escroquerie sentimentale. Paris: Tatamis.
DeShaw, Rell. (2006). The history of family reunification in Canada and current policy.
Canadian Issues, 9-14.
Digruber, Daniela, & Messinger, Irene. (2006). Marriage of residence in Austria. European
Journal of Migration and Law, 8(3-4), 281-302.
Doucet, A, & Mauthner, N. (2012). Emotions in/and knowing. In D. Spencer, K. Walby & A.
Hunt (Eds.), Emotions matter (pp. 161-175). Toronto, Buffalo, London: University of
Toronto Press.
Dragojlovic, Ana. (2008). Dutch Women and Balinese Men: Intimacies, Popular Discourses
and Citizenship Rights. The Asia Pacific Journal of Anthropology, 9(4), 332-345.
Duchaine, Gabrielle. (2013, 30-12-2013). Une Québécoise réussit à faire annuler son mariage
avec
un
Cubain,
La
Presse.
Consulté
le
15-01-2014.
http://www.lapresse.ca/actualites/national/201312/30/01-4724676-une-quebecoisereussit-a-faire-annuler-son-mariage-avec-un-cubain.php
Ebron, Paulla. (1997). Traffic in men. In M. Grosz-Ngate & O. Kokole (Eds.), Gendered
encounters: Challenging cultural boundaries and social hierarchies in Africa (pp. 223244). London, New York: Routledge.
Ebron, Paulla. (1999). Tourists as pilgrims: commercial fashioning of transatlantic politics.
American Ethnologist, 26(4), 910-932.
Eggebø, Helga. (2013). A Real Marriage? Applying for Marriage Migration to Norway.
Journal of Ethnic and Migration Studies, 39(5), 773-789.
Elliot, Alice. (2015). Paused subjects: Waiting for migration in North Africa. Time & Society,
25(1), 102-116.
Enriquez, Eugene. (1995). La Belle excentrique. In M. Moulin & A. Eraly (Eds.), Sociologie
de l'amour (pp. 25-39). Bruxelles: Éditions de l'Université de Bruxelles.
240
Ehrenreich, Barbara & Hochschild, Arlie R. (2003). Global woman. Nannies, Maids and Sex
Workers in the New Economy. New York: Henry Holt and Company, LLC.
Esara, Pilapa. (2009). Imagining the Western husband: Thai women's desires for matrimony,
status and beauty. Ethnos, 74(3), 403-426.
Ezquerro, Lorena Suelves. (2014). Le parrainage: des effets sur la vie des femmes
immigrantes de la Ville de Québec. (M.A.), Université Laval, Québec.
Fabian, Johannes. (2001). Remembering the other: Knowledge and recognition. Anthropology
with an attitude: Critical essays, 158-178.
Faier, Lieba. (2007). Filipina migrants in rural Japan and their professions of love. American
Ethnologist, 34(1), 148-162.
Faist, Thomas. (2013). The mobility turn: a new paradigm for the social sciences? Ethnic and
Racial Studies, 36(11), 1637-1646.
Faist, Thomas, Fauser, Margit, & Reisenauer, Eveline. (2013). Transnational migration.
Cambridge: Polity Press.
Fanon, Frantz. (2008 (1952)). Black Skin, White Masks. New York: Grove Press.
Farrer, James. (2008). From “passports” to “joint ventures”: Intermarriage between Chinese
nationals and Western expatriates residing in Shanghai. Asian Studies Review, 32(1), 729.
Fassin, Didier. (2011). Policing borders, producing boundaries. The governmentality of
immigration in dark times. Annual Review of Anthropology, 40, 213-226.
Fassin, Éric. (2010). National identities and transnational intimacies: Sexual democracy and
the politics of immigration in Europe. Public culture, 22(3), 507-529.
Favell, Adrian, & Hansen, Randall. (2002). Markets against politics: migration, EU
enlargement and the idea of Europe. Journal of ethnic and migration studies, 28(4),
581-601.
Ferguson, Ann. (1984). Sex war: The debate between radical and libertarian feminists. Signs:
journal of women in culture and society, 10(1), 106-112.
Fernandez, Nadine T., & Jensen, Tina Gudrun. (2014). Intimate Contradictions: Comparing
the Impact of Danish Family Unification Laws on Pakistani and Cuban Marriage
Migrants. Journal of Ethnic and Migration Studies, 40(7), 1136-1153.
241
Finlay, Linda. (2006). Dancing between embodied empathy and phenomenological reflection.
The Indo-Pacific Journal of Phenomenology, 6, 1-11.
Fleras, Augie. (2015). Immigration Canada: Evolving realities and emerging challenges in a
postnational world. Vancouver, Toronto: UBC Press.
Foblets, Marie-Claire, & Vanheule, Dirk. (2006). Marriages of convenience in Belgium: the
punitive approach gains ground in migration law. European Journal of Migration and
Law, 8(3-4), 263-280.
Forsyth, Lacey Jane. (2010). Gender, race and marriage in immigration: the spousal
sponsorship appeal process in Canada. (PhD), Simon Fraser University, Vancouver.
Fraser, Giles. (2017). The UK, where falling in love with a foreigner is only for the better off,
The
Guardian.
Consulté
le
26-02-2017.
https://http://www.theguardian.com/commentisfree/belief/2017/feb/23/the-uk-wherefalling-in-love-with-a-foreigner-is-only-for-the-better-off?CMP=Share_iOSApp_Other
Freeman, Harrop A., & Freeman, Ruth S. (1966). Dating between American and Foreign
College Students. The Journal of Sex Research, 2(3), 207-213.
Frohlick, Susan. (2008). ‘I’m more sexy here’: erotic subjectivities of female tourists in the
‘sexual paradise’ of the Costa Rican Caribbean. In T. Priya Uteng & T. Cresswell
(Eds.), Gendered Mobilities (pp. 129-142). Aldershot and Burlington: Ashgate.
Frohlick, Susan. (2009). Pathos of Love in Puerto Viejo, Costa Rica: Emotion, Travel and
Migration. Mobilities, 4(3), 389-405.
Frohlick, Susan. (2013). Sexuality, Women, and Tourism: Cross-border Desires Through
Contemporary Travel. London and New York: Routledge.
Frohlick, Susan. (2015). "Souvenir Babies" and Abandoned Homes: Tracking the
Reproductive Forces of Tourism. Anthropologica, 57(1), 63-76.
Frohlick, Susan, & Johnston, Lynda. (2011). Naturalizing bodies and places: Tourism media
campaigns and heterosexualities in Costa Rica and New Zealand. Annals of Tourism
Research, 38(3), 1090-1109.
Gallo, Ester. (2006). Italy is not a good place for men: narratives of places, marriage and
masculinity among Malayali migrants. Global Networks, 6(4), 357-372.
Garland, David. (2008). On the concept of moral panic. Crime, Media, Culture, 4(1), 9-30.
242
Gaudette, Pascal. (2012). Jembe Hero: West African Drummers, Global Mobility and
Cosmopolitanism as Status. Journal of Ethnic and Migration Studies, 39(2), 295-310.
Gell, Alfred. (1996). Amour, connaissance et dissimulation. Terrain. Revue d’ethnologie de
l’Europe, (27), 5-14.
Geoffrion, Karine, & Cretton, Viviane. (2017). The bureaucratic routes to migration:
Migrants’ lived experience of paperwork, clerks and other immigration intermediaries.
Paper presented at the Mo(u)vement CASCA-IUAES 2017, Ottawa.
Geoffrion, Karine. (2007). Pèlerinage organisé en Israël pour jeunes Juifs montréalais : un
exemple de rite de passage contemporain. (M.sc.), Université de Montréal, Montréal.
Geoffrion, Karine. (2016). Femmes blanches en Afrique subsaharienne. Cahiers d'études
africaines, 221(1), 127-152.
Gherghel, Ana, & Le Gall, Josiane. (2016). Transnational Ties within Azorean
Multigenerational Kinship Groups: Multi-connectedness and ICTs. disClosure: A
Journal of Social Theory, 25(1), 13.
Gibson, Chris. (2010). Geographies of tourism: (un)ethical encounters. Progress in Human
Geography, 34(4), 521-527.
Giddens, Anthony. (1992). The transformation of intimacy: Sexuality, love and eroticism in
modern societies. Stanford: Stanford University Press.
Gilman, Sander L. (1985). Black bodies, white bodies: Toward an iconography of female
sexuality in late nineteenth-century art, medicine, and literature. Critical Inquiry,
12(1), 204-242.
Glick Schiller, Nina, & Salazar, Noel B. (2012). Regimes of Mobility Across the Globe.
Journal of Ethnic and Migration Studies, 39(2), 183-200.
Gogia, Nupur, & Slade, Bonnie. (2011). About Canada: Immigration. Black Point and
Winnipeg : Fernwood.
Gorman-Murray, Andrew. (2009). Intimate mobilities: emotional embodiment and queer
migration. Social & Cultural Geography, 10(4), 441-460.
Goscinny, René., & Uderzo, Albert. (Writers). (1976). Les douze travaux d'Astérix.
Gottlieb, Alma. (1982). Americans' vacations. Annals of tourism research, 9(2), 165-187.
Graeber, David. (2015). The utopia of rules: On technology, stupidity, and the secret joys of
bureaucracy. Brooklyn, London : Melville House.
243
Greenbaum, Mona (2017, 10-08-2017). Canada must keep expanding its notion of a 'normal'
family. CBC. Consulté le 15-08-2017. http://www.cbc.ca/2017/canada-must-keepexpanding-its-notion-of-a-normal-family-1.4232472
Griffiths, Melanie BE. (2014). Out of time: The temporal uncertainties of refused asylum
seekers and immigration detainees. Journal of Ethnic and Migration Studies, 40(12),
1991-2009.
Guerry, Linda. (2016). La nationalité des femmes mariées sur la scène internationale (19181935). Clio, (1), 73-93.
Gupta, Akhil, & Ferguson, James. (1992). Beyond “culture”: Space, identity, and the politics
of difference. Cultural anthropology, 7(1), 6-23.
Haas, Hein, Natter, Katharina, & Vezzoli, Simona. (2016). Growing restrictiveness or
changing selection? The nature and evolution of migration policies. Oxford,
University of Oxford.
Haince, Marie-Claude. (2014). La domestication de l’Autre ou la fabrication de l’«immigrant
parfait». Diversité urbaine, 14(1), 95-116.
Hall, Rachel A. (2002). When is a wife not a wife? Some observations on the immigration
experiences of South Asian women in West Yorkshire. Contemporary Politics, 8(1),
55-68.
Hannerz, U. (1996). The Local and the Global: Continuity and Change. In U. Hannerz (Ed.),
Transnational Connections (pp. 17-29). Londres, New York: Routledge.
Haritaworn, Jin. (2007). Beautiful beasts. Ambivalence and distinction in the gender identity
negotiations of multiracialised women of Thai descent. Women's Studies International
Forum, 30(5), 391-403.
Haritaworn, Jin. (2009). ‘Caucasian and Thai make a good mix' : Gender, ambivalence and the
‘mixed-race' body. European journal of cultural studies, 12(1), 59-78.
Hastrup, Kirsten, & Hervik, Peter. (2003). Social experience and anthropological knowledge.
Londres, New York: Routledge.
Held, David. (2002). Culture and political community: national, global and cosmopolitan. In
S. Vertovec & R. Cohen (Eds.), Conceiving cosmopolitanism: Theory, context, and
practice (pp. 48-58). Oxford : Oxford University Press.
244
Herold, Edward, Garcia, Rafael, & DeMoya, Tony. (2001). Female tourists and beach boys:
Romance or Sex Tourism? Annals of Tourism Research, 28(4), 978-997.
Heyse, Petra. (2010). Deconstructing fixed identities: An intersectional analysis of Russianspeaking female marriage migrants' self-representations. Journal of Intercultural
Studies, 31(1), 65-80.
Hirsch, Jennifer S, & Wardlow, Holly. (2006). Modern loves: the anthropology of romantic
courtship & companionate marriage. Ann Arbor : University of Michigan Press.
Hoang, Lan Anh, & Yeoh, Brenda S. A. (2011). Breadwinning Wives and “Left-Behind”
Husbands: Men and Masculinities in the Vietnamese Transnational Family. Gender &
Society, 25(6), 717-739.
Hochschild, Arlie Russell. (1983). The managed heart: Commercialization of human feeling.
Berkeley, Los Angeles, London: Univ of California Press.
Hochschild, Arlie Russell. (2003). Love and Gold. In B. Ehrenreich & A. Hochschild (Eds.),
Global Woman: Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy (pp. 34-46).
New York: Holt/Metropolitan Books.
Howe, Cymene, & Rigi, Jakob. (2009). Transnationalizing Desire: Sexualizing Culture and
Commodifying Sexualities. Ethnos, 74(3), 297-306.
Illouz, Eva. (1997). Consuming the romantic utopia: Love and the cultural contradictions of
capitalism. Berkeley, Los Angeles, London : Univ of California Press.
Imamura, Anne E. (1988). The Loss That Has No Name: Social Womanhood of Foreign
Wives. Gender and Society, 2(3), 291-307.
Imamura, Anne E. (1990). Strangers in a strange land: Coping with marginality in
international marriage. Journal of Comparative Family Studies, 21(2), 171-191.
Jackson, Stevi. (1993). Even sociologists fall in love: an exploration in the sociology of
emotions. Sociology, 27(2), 201-220.
Jackson, Sue. (2001). Happily never after: Young women's stories of abuse in heterosexual
love relationships. Feminism & Psychology, 11(3), 305-321.
Jacobs, Jessica. (2009). Have sex will travel: romantic ‘sex tourism’ and women negotiating
modernity in the Sinai. Gender, Place & Culture, 16(1), 43-61.
245
Jeffreys, Sheila. (1996). Heterosexuality and the desire for gender. In D. Richardson (Ed.),
Theorising heterosexuality : Telling It Straight (pp. 75-90). Philadelphia : Open
University Press.
Jeffreys, Sheila. (2003). Sex tourism: do women do it too? Leisure Studies, 22(3), 223-238.
Johnson-Hanks, Jennifer. (2007). Women on the market: marriage, consumption, and the
Internet in urban Cameroon. American Ethnologist, 34(4), 642-658.
Jónasdóttir, Anna Guðrún. (2011). What kind of power is ‘love power’? In A. G. Jónasdóttir,
V. Bryson & K. B. Jones (Eds.), Sexuality, gender and power: intersectional and
transnational perspectives (pp. 45-59). New York, London : Routledge.
Jorgensen, Martin B. (2012). Danish regulations on marriage migration: Policy understandings
of transnational marriages. In K. Charsley (Ed.), Transnational Marriage: New
Perspectives from Europe and Beyond (pp. 60-78). New York, London: Routledge.
Kafka, F. (1938). Le Château. Paris: Gallimard.
Kalmijn, Matthijs. (1998). Intermarriage and homogamy: Causes, patterns, trends. Annual
review of sociology, 24(1), 395-421.
Kalpagam, U. (2005). ‘America Varan’ Marriages among Tamil Brahmans: Preferences,
Strategies and Outcomes. Indian Journal of Gender Studies, 12(2-3), 189-215.
Kaplan, Caren. (1996). Questions of travel: Postmodern discourses of displacement. Durham :
Duke University Press.
Kaufmann, Vincent, Bergman, Manfred M., & Joye, Dominique. (2004). Motility: mobility as
capital. International journal of urban and regional research, 28(4), 745-756.
Kellerhals, Jean, Languin, Noëlle, Perrin, Jean-François, & Wirth, Geneviève. (1985). Statut
social, projet familial et divorce: une analyse longitudinale des ruptures d'union dans
une promotion de mariages. Population (french edition), 40(6), 811-827.
Kelsky, Karen. (1999). Gender, modernity, and eroticized internationalism in Japan. Cultural
Anthropology, 14(2), 229-255.
Kelsky, Karen. (2001). Who Sleeps With Whom, or How (Not) to Want the West in Japan.
Qualitative Inquiry, 7(4), 418-435.
Kempadoo, Kamala. (2001). Freelancers, Temporary Wives, and Beach-Boys: Researching
Sex Work in the Caribbean. Feminist Review, (67), 39-62.
246
Kempadoo, Kamala. (2004). Sexing the Caribbean: gender, race and sexual labor. New York,
London : Routledge.
Kesselring, Sven. (2006). Pioneering mobilities: new patterns of movement and motility in a
mobile world. Environment and Planning A, 38(2), 269-279.
Khanna, Nikki. (2010). Country clubs and hip-hop thugs: Examining the role of social class
and culture in shaping racial identity. In K. Odell Korgen (Ed.), Multiracial Americans
and social class (pp. 53-71). London, New York: Routledge.
Khosravi, S. (2014). Waiting. In B. Anderson & M. Keith (Eds.), Migration: The COMPAS
Anthology. Oxford: Centre on Migration, Policy and Society.
Kibicho, Wanjohi. (2016). Sex tourism in Africa: Kenya's booming industry. New York,
London : Routledge.
Kim, Minjeong. (2010). Gender and international marriage migration. Sociology compass,
4(9), 718-731.
King-O’Riain, Rebecca C. (2013). Transconnective Space, Emotions, and Skype. In T. Benski
& E. Fisher (Eds.), Internet and Emotions (pp. 131-143). London, New York:
Routledge.
Kobelinsky, Carolina. (2010). L'accueil des demandeurs d'asile: une ethnographie de l'attente.
Paris : Editions du Cygne.
Kofman, Eleonore. (2004). Family-related migration: a critial review of European Studies.
Journal of Ethnic and Migration Studies, 30(2), 243-262.
Kofman, Eleonore. (2012). Rethinking care through social reproduction: Articulating circuits
of migration. Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, 19(1),
142-162.
Laaroussi, Michèle Vatz. (2001). Le familial au coeur de l'immigration: les stratégies de
citoyenneté des familles immigrantes au Québec et en France. Paris : Editions
L'Harmattan.
Laferrière, Dany. (1989). Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Montréal:
Typo.
Lauser, Andrea. (2008). Philippine women on the move: Marriage across borders.
International Migration, 46(4), 85-110.
247
Lavanchy, Anne. (2013). L'amour aux services de l'état civil: régulations institutionnelles de
l'intimité et fabrique de la ressemblance nationale en Suisse. Migrations societe, (150),
61-77.
Le Gall, Josiane. (2017). La mort d’un proche au pays d’origine. In L. Rachédi & B. Halsouet
(Eds.), Quand la mort frappe l’immigrant : défis et adaptations (pp. 51-59). Montréal:
PUM.
Le Gall, Josiane, & Meintel, Deirdre. (2005). Pratiques de nomination dans les unions mixtes
à Montréal: Afficher les multiples appartenances de l’enfant. In A. Fine & F-R.
Ouellette (Eds.), Le Nom dans les sociétés occidentales contemporaines (pp. 191-212).
Toulouse : Presses universitaires du Mirail.
Le Gall, Josiane, & Meintel, Deirdre. (2011a). De près et de loin: les réseaux de parenté des
couples mixtes québécois. Diversité urbaine, 11(2), 69-89.
Le Gall, Josiane, & Meintel, Deirdre. (2011b). Liens transnationaux et transmission
intergénérationnelle: le cas des familles mixtes au Québec. Autrepart(1), 127-143.
Le Gall, Josiane, & Meintel, Deirdre. (2015). Cultural and identity transmission in mixed
couples in Quebec, Canada: Normalizing plural identities as a path to social
integration. The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science,
662(1), 112-128.
Leinonen, Johanna, & Pellander, Saara. (2014). Court decisions over marriage migration in
Finland: a problem with transnational family ties. Journal of Ethnic and Migration
Studies, 40(9), 1488-1506.
Lerum, Kari. (2001). Subjects of desire: Academic armor, intimate ethnography, and the
production of critical knowledge. Qualitative Inquiry, 7(4), 466-483.
Licoppe, Christian. (2004). Connected presence: the emergence of a new repertoire for
managing social relationships in a changing communication technoscape. Environment
and Planning D, 22(1), 135-156.
Lindholm, Charles. (1998). Love and structure. Theory, Culture & Society, 15(3), 243-263.
Lindholm, Charles. (2006). Romantic love and anthropology. Etnofoor, 19(1), 5-21.
Lipsky, Michael. (2010). Street-level bureaucracy : dilemmas of the individual in public
service. New York : Russell Sage Foundation.
248
Luehrmann, Sonja. (2004). Mediated marriage: internet matchmaking in provincial Russia.
Europe-Asia Studies, 56(6), 857-875.
MacCannell, Dean. (1973). Staged authenticity: Arrangements of social space in tourist
settings. American journal of Sociology, 79(3), 589-603.
MacCannell, Dean. (1976). The tourist: A new theory of the leisure class. Berkeley, Los
Angeles, London: Univ of California Press.
Madianou, Mirca. (2016). Ambient co-presence: transnational family practices in polymedia
environments. Global Networks, 16(2), 183-201.
Madianou, Mirca, & Miller, Daniel. (2013). Polymedia: Towards a new theory of digital
media in interpersonal communication. International Journal of Cultural Studies,
16(2), 169-187.
Magubane, Zine. (2001). Which bodies matter?: Feminism, Poststructuralism, Race, and the
Curious Theoretical Odyssey of the “Hottentot Venus”. Gender & Society, 15(6), 816834.
Mahler, Sarah J., & Pessar, Patricia R. (2001). Gendered Geographies of Power: Analyzing
Gender Across Transnational Spaces. Identities, 7(4), 441-459.
Mai, Nicola, & King, Russell. (2009). Love, Sexuality and Migration: Mapping the Issue(s).
Mobilities, 4(3), 295-307.
Majdoubi, Fatiha. (2012). Miss Visa et ses articulations intimes entre espaces concrets et
arrangements discrets: «Circulez, y a rien à voir!». SociologieS [En ligne], consulté le
24 août 2017. URL : http://sociologies.revues.org/3868
Marsolais, Michel (2015, 11-04-2015). Conjoints immigrants : des délais qui s'allongent,
Radio
Canada.
Consulté
le
07-12-2016.
http://ici.radio-
canada.ca/nouvelle/715432/immigration-longueurs-manif
Maskens, Maïté. (2013). L’amour et ses frontières: régulations étatiques et migrations de
mariage (Belgique, France, Suisse et Italie). Migrations Société, 15(150), 61-78.
Maskens, Maïté. (2015). Bordering Intimacy: The Fight against Marriages of Convenience in
Brussels. The Cambridge Journal of Anthropology, 33(2), 42-58.
Mason, Jennifer. (2004). Managing Kinship over Long Distances: The Significance of ‘The
Visit’. Social Policy and Society, 3(04), 421-429.
Massey, Doreen B. (1994). Space, place, and gender. Minneapolis: U of Minnesota Press.
249
Maticka-Tyndale, Eleanor, Herold, Edward S., & Mewhinney, Dawn. (1998). Casual sex on
spring break: Intentions and behaviors of canadian students. The Journal of Sex
Research, 35(3), 254-264.
Maticka-Tyndale, Eleanor, Herold, Edward S., & Oppermann, Martin. (2003). Casual sex
among australian schoolies. The Journal of Sex Research, 40(2), 158-169.
Matthews,
Julie.
(2007).
Eurasian
persuasions:
Mixed
race,
performativity
and
cosmopolitanism. Journal of intercultural studies, 28(1), 41-54.
Matthews, Roger. (2009). Doing time: An introduction to the sociology of imprisonment.
Houdmills, New York : Palgrave MacMillan.
Mau, Steffen. (2010). Social transnationalism: Lifeworlds beyond the nation-state. London,
New York : Routledge.
Mau, Steffen, Gülzau, Fabian, Laube, Lena, & Zaun, Natascha. (2015). The global mobility
divide: How visa policies have evolved over time. Journal of Ethnic and Migration
Studies, 41(8), 1192-1213.
McCullough, Megan B., Brunson, Jan, & Friederic, Karin. (2013). Introduction: Intimacies
and Sexualities in Out-of-the-Way Places. Ethnos, 1-8.
Mckenzie, L. (2012). Finding value on a counsil estate: Voices of white mothers with mixedrace childgren in St-Anns, Nottingham. In R. Edwards, S. Ali, C. Caballero & M. Song
(Eds.), International perspectives on racial and ethnic mixedness and mixing (pp. 92107). London, New York: Routledge.
Meintel, Deirdre. (2002). Transmitting Pluralism: Mixed Unions in Montreal. Canadian
Ethnic Studies, 34(3), 99-120.
Meisch, Lynn A. (1995). Gringas and Otavalenos: Changing tourist relations. Annals of
Tourism Research, 22(2), 441-462.
Merali, Noorfarah. (2008). Theoretical Frameworks for Studying Female Marriage Migrants.
Psychology of Women Quarterly, 32(3), 281-289.
Merali, Noorfarah. (2009). Experiences of South Asian Brides Entering Canada After Recent
Changes to Family Sponsorship Policies. Violence Against Women, 15(3), 321-339.
Mérignac, Olivier. (2009). Les femmes dans le processus d'expatriation. Travail, genre et
sociétés(1), 131-151.
250
Milan, Anne, Maheux, Hélène, & Chui, Tina. (2010). Un portrait des couples en union mixte.
Statistique Canada.
Monsutti, Alessandro. (2005). En suivant les réseaux de Kaboul à New York: Quelques
réflexions méthodologiques sur la recherche ethnographique parmi les migrants.
Ethnologies, 27(1), 33-53.
Morrison, Carey-Ann. (2012). Heterosexuality and home: Intimacies of space and spaces of
touch. Emotion, Space and Society, 5(1), 10-18.
Morrison, Carey-Ann. (2013). Homemaking in New Zealand: thinking through the mutually
constitutive relationship between domestic material objects, heterosexuality and home.
Gender, Place & Culture, 20(4), 413-431.
Morrison, Carey-Ann, Johnston, Lynda, & Longhurst, Robyn. (2013). Critical geographies of
love as spatial, relational and political. Progress in Human Geography, 37(4), 505-521.
Mossière, Géraldine. (2004) Expressivité rituelle : corps et discours dans le culte dominical
d'une église d'immigrants à Montréal. (PhD), Montréal : Université de Montréal.
Mountz, Alison, & Hyndman, Jennifer. (2006). Feminist approaches to the global intimate.
Women's Studies Quarterly, 34(1-2), 446-463.
Muller Myrdahl, Eileen. (2010). Legislating love: Norwegian family reunification law as a
racial project. Social & Cultural Geography, 11(2), 103-116.
Nedelcu, Mihaela. (2009a). La «génération zéro»: du sédentaire à l’acteur circulant. Effets de
mobilité sur la génération des parents des migrants roumains hautement qualifiés à
Toronto. In G. Cortès & L. Faret (Eds.), Les circulations transnationales (pp. 187198). Paris : Armand Colin.
Nedelcu, Mihaela. (2009b). Le migrant online: nouveaux modèles migratoires à l'ère du
numérique. Paris : Éditions L'Harmattan.
Nedelcu, Mihaela. (2012). Migrants' new transnational habitus: rethinking migration through a
cosmopolitan lens in the digital age. Journal of Ethnic and Migration Studies, 38(9),
1339-1356.
Neyrand, Gérard. (2016). La conjugalité contemporaine, une nouvelle façon de penser le lien
Enfances Familles Générations [En ligne], (25). Consulté le 13-07-2017.
http://efg.revues.org/1204.
251
Neyrand, Gérard, & M'Sili, Marine. (1997). Les couples mixtes dans la France contemporaine.
Mariage, acquisition de la nationalité française et divorce. Population (French
Edition), 52(3), 571-605.
Nicolas, Laurence. (2008). L'empathie, aporie ou doute méthodologique?. De l’affection à la
méthode. Journal des anthropologue, (114-115), 91-108.
Niedomysl, Thomas, Östh, John, & van Ham, Maarten. (2010). The Globalisation of Marriage
Fields: The Swedish Case. Journal of Ethnic and Migration Studies, 36(7), 1119-1138.
Nyanzi, Stella, Rosenberg-Jallow, Ousman, Bah, Ousman, & Nyanzi, Susan. (2005).
Bumsters, big black organs and old white gold: Embodied racial myths in sexual
relationships of Gambian beach boys. Culture, Health & Sexuality, 7(6), 557-569.
O'Connell Davidson, Julia, & Sanchez Taylor, Jacqueline. (1999). Fantasy Islands: Exploring
the Demand for Sex Tourism. In K. Kempadoo (Ed.), Sun, Sex, and Gold: Tourism and
Sex Work in the Caribbean (pp. 37-54). Lanham, Boulder, New York, Oxford:
Rowman and Littlefield Publishers.
Odasso, Laura. (2016). Mixités conjugales. Rennes: Presses universitaires de Rennes.
Odasso, Laura. (2017). Binational couples experiences of bureaucratic procedures: legal
consciousness and participation. Paper presented at the Mo(u)vement CASCA-IUEAS
2017, Ottawa.
Ong, Aihwa. (1999). Flexible citizenship: The cultural logics of transnationality. Durham :
Duke University Press.
Padilla, Mark. (2007). ‘Western Union Daddies’ and Their Quest for Authenticity: An
Ethnographic Study of the Dominican Gay Sex Tourism Industry. Journal of
Homosexuality, 53(1-2), 241-275.
Padilla, Mark. (2008). Caribbean pleasure industry: tourism, sexuality, and AIDS in the
Dominican Republic. Chicago, London: University of Chicago Press.
Pagès, Michèle. (2008). L'amour et ses histoires: une sociologie des récits de l'expérience
amoureuse. Paris : Éditions L'Harmattan.
Palriwala, Rajni, & Uberoi, Patricia. (2008). Exploring the links: Gender issues in marriage
and migration. In R. Palriwala & P. Uberoi (Eds.), Marriage, migration and gender
(pp. 23-60). Los Angeles, London, New Delhi, Singapore: Sage Publications.
252
Patico, Jennifer. (2009). For Love, Money, or Normalcy: Meanings of Strategy and Sentiment
in the Russian-American Matchmaking Industry. Ethnos, 74(3), 307-330.
Peraldi, Michel, & Terrazzoni, Liza. (2016). Mobilités et migrations européennes en (post)
colonies (Vol. 1-2). Paris: Éditions de l'EHESS.
Perron, Louis-Samuel (2017, 16-07-2017). Arnaquée par un danseur cubain, une Québécoise
obtient l'annulation de leur mariage, La Presse. Consulté le 17-07-2017.
http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/201707/15/015116574arnaquee-par-un-danseur-cubain-une-quebecoise-obtient-lannulation-de-leurmariage.php
Pessar, Patricia R. (1999). Engendering migration studies: The case of new immigrants in the
United States. American Behavioral Scientist, 42(4), 577-600.
Pessar, Patricia R., & Mahler, Sarah J. (2003). Transnational migration: Bringing gender in.
International Migration Review, 37(3), 812-846.
Phillips, Joan. (1999). Tourist-Oriented Prostitution in Barbados. In K. Kepadoo (Ed.), Sun,
sex, and gold: Tourism and sex work in the Caribbean (pp. 183-200). Lanham,
Boulder, New York, Oxford: Rowman and Littlefield.
Phillips, Joan. (2002). The beach boy of Barbados: the post-colonial entrepreneur. In S.
Thorbek & B. Pattanaik (Eds.), Transnational prostitution: changing patterns in a
global context (pp. 42-56). London: Zed Books Ltd.
Phillips, Joan. (2008). Female sex tourism in Barbados: a postcolonial perspective. Brown
Journal of World Affairs, 14(2), 201-212.
Povinelli, Elizabeth A. (2006). The empire of love: Toward a theory of intimacy, genealogy,
and carnality. Durham : Duke University Press.
Proulx, Serge. (2008). Des nomades connectés: vivre ensemble à distance. Hermès, La Revue,
51(2), 155-160.
Pruitt, Deborah, & LaFont, Suzanne. (1995). For love and money: Romance tourism in
jamaica. Annals of Tourism Research, 22(2), 422-440.
Puzenat, Amélie. (2008). Le vécu de la mixité conjugale chez les couples franco-maghrébins
et la transmission identitaire aux enfants. Diversité Urbaine, 8(1), 113-128.
Québec, Gouvernement du. (2012). Le bilan démographique du Québec.
Gouvernement du Québec.
253
Québec:
Québec, Gouvernement du. (2015). Nombre de divorces et indice synthétique de divortialité,
Québec,
Consulté
1969-2008.
le
15-08-2017
http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/population-demographie/mariagesdivorces/6p4.htm.
Ragsdale, Kathleen, Difranceisco, Wayne, & Pinkerton, Steven D. (2006). Where the boys
are: sexual expectations and behaviour among young women on holiday. Culture,
health & sexuality, 8(02), 85-98.
Rea, Andrea, & Tripier, Maryse. (2010). Sociologie de l'immigration. Paris: La Découverte.
Reed, Adam. (2011). Hope on remand. The Journal of the Royal Anthropological Institute,
17(3), 527-544.
Rickly-Boyd, Jillian M. (2012). Authenticity & aura: A Benjaminian approach to tourism.
Annals of Tourism Research, 39(1), 269-289.
Robinson, Kathryn. (2007). Marriage migration, gender transformations, and family values in
the ‘global ecumene’. Gender, Place & Culture, 14(4), 483-497.
Robledo Salcedo, Manuela. (2011). Bleu, blanc, gris… la couleur des mariages. L’Espace
Politique, 13(1), 1-10.
Robledo Salcedo, Manuela. (2013). Couples binationaux de même sexe: Politique de soupçon,
normalisation et rapports de pouvoir. Migrations Société, 25(150), 95-108.
Robledo Salcedo, Manuela (2015). L’injonction au mariage. Mouvements, 82(2), 20-27.
Rodríguez-García, Dan. (2006). Mixed Marriages and Transnational Families in the
Intercultural Context: A Case Study of African–Spanish Couples in Catalonia. Journal
of Ethnic and Migration Studies, 32(3), 403-433.
Rodríguez-García, Dan. (2012). Considérations théoricométhodologiques autour de la mixité.
Enfances, Familles, Générations, (17), 41-58.
Roer-Strier, Dorit, & Ben Ezra, Dina. (2006). Intermarriages between Western women and
Palestinian men: Multidirectional adaptation processes. Journal of Marriage and
Family, 68(1), 41-55.
Roudometof, Victor. (2005). Transnationalism, Cosmopolitanism and Glocalization. Current
Sociology, 53(1), 113-135.
Rubin, Gayle. (1984). Thinking sex: Notes for a radical theory of the politics of sexuality. In
C. E. Vance (Ed.), Pleasure and Danger (pp. 143-178). New York: Routledge.
254
Salomon, Christine. (2009). Antiquaires et businessmen de la Petite Côte du Sénégal. Cahiers
d'études africaines, 193(1), 147-174.
Sanchez Taylor, J. (2001). Dollars are a girl's best friend? Female tourists' sexual behaviour in
the Caribbean. Sociology, 35(3), 749-764.
Sanchez Taylor, J. (2006). Female sex tourism: a contradiction in terms? Feminist Review,
83(1), 42-59.
Santelli, Emmanuelle, & Collet, Beate. (2011). De l’endogamie à l’homogamie socioethnique: Réinterprétations normatives et réalités conjugales des descendants
d’immigrés maghrébins, turcs et africains sahéliens. Sociologie et sociétés, 43(2), 329354.
Santos, Dina de Sousa e. (2009). Reading Beyond the Love Lines: Examining Cuban
Jineteras’ Discourses of Love for Europeans. Mobilities, 4(3), 407-426.
Satzewich, Vic. (2014). Canadian Visa Officers and the Social Construction of “Real” Spousal
Relationships. Canadian Review of Sociology/Revue canadienne de sociologie, 51(1),
1-21.
Satzewich, Vic. (2015a). Is Immigrant Selection in Canada Racialized? Visa Officer
Discretion and Approval Rates for Spousal and Federal Skilled Worker Applications.
Journal of International Migration and Integration, 16(4), 1023-1040.
Satzewich, Vic. (2015b). Points of Entry: How Canada's Immigration Officers Decide who
Gets in. Vancouver : UBC Press.
Schmidt, Garbi. (2011). Law and identity: transnational arranged marriages and the boundaries
of Danishness. Journal of Ethnic and Migration Studies, 37(2), 257-275.
Shachar, Ayelet. (2009). The birthright lottery: citizenship and global inequality. Cambridge :
Harvard University Press.
Siedl, Ulrich (Writer). (2012). Paradise: Liebe.
Silvey, Rachel. (2006). Geographies of Gender and Migration: Spatializing Social
Difference1. International Migration Review, 40(1), 64-81.
Simoni, Valerio. (2015). Intimacy and Belonging in Cuban Tourism and Migration. The
Cambridge Journal of Anthropology, 33(2), 26-41.
255
Sims, Mai J. (2012). Beyond the stereotype of the 'Thai bride': Visibility, invisibility and
community. In K. Charsley (Ed.), Transnational Marriage: New Perspectives from
Europe and Beyond (pp. 161-174). New York, London: Routledge.
Skrbiš, Zlatko. (2008). Transnational Families: Theorising Migration, Emotions and
Belonging. Journal of Intercultural Studies, 29(3), 231-246.
Song, Miri, & Gutierrez, Caitlin O'Neill. (2016). What are the parenting practices of
multiracial people in Britain? Ethnic and Racial Studies, 39(7), 1128-1149.
Spencer, Rainier. (2009). Mixed-Race Chic. The Chronicles of Higher Education.
St-Denis, Karine, Luckerhoff, Jason, & Guillemette, François. (2015). Introduction: Les
approches inductives en anthropologie. Approches inductives: Travail intellectuel et
construction des connaissances, 2(2), 1-14.
Stoler, Ann Laura. (2002). Carnal knowledge and imperial power: Race and the intimate in
colonial rule. Berkeley : Univ of California Press.
Strasser, Elisabeth, Kraler, Albert, Bonjour, Saskia, & Bilger, Veronika. (2009). Doing family:
Responses to the constructions of ‘the migrant family’ across Europe. The history of
the family, 14(2), 165-176.
Sunanta, Sirijit, & Angeles, Leonora C. (2012). From rural life to transnational wife: agrarian
transition, gender mobility, and intimate globalization in transnational marriages in
northeast Thailand. Gender, Place & Culture, 20(6), 699-717.
Svašek, Maruška. (2008). Who Cares? Families and Feelings in Movement. Journal of
Intercultural Studies, 29(3), 213-230.
Svašek, Maruška. (2010). On the Move: Emotions and Human Mobility. Journal of Ethnic
and Migration Studies, 36(6), 865-880.
Tedlock, Barbara. (1991). From participant observation to the observation of participation:
The emergence of narrative ethnography. Journal of anthropological research, 47(1),
69-94.
Tesfahuney, Mekonnen. (1998). Mobility, racism and geopolitics. Political Geography, 17(5),
499-515.
Theodossopoulos, Dimitrios. (2013). Emberá indigenous tourism and the trap of authenticity:
Beyond inauthenticity and invention. Anthropological Quarterly, 86(2), 397-425.
256
Therrien, Catherine. (2008). Frontières du «proche» et du «lointain»: Pour une anthropologie
de l’expérience partagée et du mouvement. Anthropologie et Sociétés, 32, 35-41.
Therrien, Catherine. (2009). Des repères à la construction d'un chez-soi: trajectoires de mixité
conjugale au Maroc. (PhD), Université de Montréal, Montréal.
Therrien, Catherine. (2012). Trajectories of mixed couples in Morocco: a meaningful
discursive space for mixedness. Papers: revista de sociologia, 97(1), 129-150.
Therrien, Catherine. (2013). Lien conjugal et représentations du chez-soi: la multiplicité et la
mobilité comme éléments de construction identitaire. Diversité urbaine, 13(2), 87-106.
Therrien, Catherine. (2014). En voyage chez soi : Trajectoires de couples mixtes au Maroc.
Québec: Presses de l'Université Laval.
Therrien, Catherine, & Le Gall, Josiane. (2012). Nouvelles perspectives sur la mixité
conjugale: le sujet et l’acteur au cœur de l’analyse. Enfances, Familles, Générations,
(17), 1-20.
Törnqvist, Maria. (2010). Love Impossible. In A. G. Jónasdóttir, V. Bryson & K. B. Jones
(Eds.), Sexuality, Gender and Power: Intersectional and Transnational Perspectives
(pp. 92-105). New York: Routledge.
Triadafilopoulos, Triadafilos. (2006). Family immigration policy in comparative perspective:
Canada and the United States. Canadian Issues, 30-33.
Tsing, Anna Lowenhaupt. (1993). In the realm of the diamond queen: Marginality in an outof-the-way place. Princeton : Princeton University Press.
Turnbull, Sarah. (2016). ‘Stuck in the middle’: Waiting and uncertainty in immigration
detention. Time & Society, 25(1), 61-79.
Turner, Victor. (1987). Betwixt and between: The liminal period in rites of passage. In L. C.
Mahdi, S. Foster & M. Little (Eds.), Betwixt and between: Patterns of masculine and
feminine initiation (pp. 3-19). La Salle: Open Court Publishing.
Turner, Victor, & Turner, Edith. (2011). Image and pilgrimage in Christian culture. New
York : Columbia University Press.
Tzeng, Jessie M. (2000). Ethnically heterogamous marriages: The case of Asian Canadians.
Journal of Comparative Family Studies, 31(3), 321-337.
257
Unterreiner, Anne. (2014). La transmission de la langue du parent migrant au sein des familles
mixtes: une réalité complexe perçue à travers le discours de leurs enfants. Langage et
Société, 1(147), 97-109.
Unterreiner, Anne. (2015). Les enfants de couples mixtes et leur rapport à leur pays étranger
d'origine: une identité symbolique affective fondée sur le lien de filiation. Sociologie et
Société, 47(1), 249-273.
Urry, John. (2002). Mobility and proximity. Sociology, 36(2), 255-274.
Urry, John. (2003). Social networks, travel and talk. The British journal of sociology, 54(2),
155-175.
Urry, John. (2004). Connections. Environment and Planning D: Society and Space, 22(1), 2737.
Valentine, Gill. (2006). Globalizing Intimacy: The Role of Information and Communication
Technologies in Maintaining and Creating Relationships. Women's Studies Quarterly,
34(1/2), 365-393.
Varro, Gabrielle. (2012). Les «couples mixtes» à travers le temps: vers une épistémologie de
la mixité. Enfances, Familles, Générations, (17), 21-40.
Vertovec, Steven. (2007). Super-diversity and its implications. Ethnic and racial studies,
30(6), 1024-1054.
Vertovec, Steven. (2009). Transnationalism. London, New York : Routledge.
Vinea, Ana. (2007). Creating families across boundaries: a case study of Romanian/Egyptian
mixed marriage. Cairo : American Univiversity in Cairo Press.
Viry, Gil, & Kaufmann, Vincent. (2015). High mobility in Europe: Work and personal life.
Houndmills, New York : Palgrave Macmillan.
Walsh, Katie. (2009). Geographies of the Heart in Transnational Spaces: Love and the
Intimate Lives of British Migrants in Dubai. Mobilities, 4(3), 427-445.
Walton-Roberts, Margaret. (2004). Transnational migration theory in population geography:
gendered practices in networks linking Canada and India. Population, space and place,
10(5), 361-373.
Wardlow, Holly, & Hirsch, Jennifer S. (2006). Introduction. In J. S. Hirsch & H. Wardlow
(Eds.), Modern Loves: the anthropology of romantic courtship and companionate
marriage (pp. 1-31). Ann Arbor : The University of Michigan Press.
258
Wilding, Raelene. (2006). ‘Virtual’ intimacies? Families communicating across transnational
contexts. Global networks, 6(2), 125-142.
Williams, Lucy. (2010). Global marriage: cross-border marriage migration in global context.
Houndmills, New York : Palgrave Macmillan.
Williams, Lucy. (2012). Transnational marriage migration and marriage migration: an
overview. In K. Charsley (Ed.), Transnational Marriage: New Perspectives from
Europe and Beyond (pp. 23-37). New York, London: Routledge.
Wilson, Ara. (2012). Intimacy a useful category of transnational analysis. In G. Pratt & V.
Rosner (Eds.), The global and the intimate: feminism in our time (pp. 31-56). New
York: Columbia University Press.
Wray, Helena. (2006). An ideal husband? Marriages of convenience, moral gate-keeping and
immigration to the UK. European Journal of Migration and Law, 8(3-4), 303-320.
Wray, Helena. (2011). Regulating marriage migration into the UK: a stranger in the home.
Farnham : Ashgate Publishing, Ltd.
Wray, Helena. (2012). Any time, any place, anywhere: Entry clearance, marriage, migration
and the border. In K. Charsley (Ed.), Transnational Marriage: New Perspectives from
Europe and Beyond (pp. 41-59). New York, London: Routledge.
Yeoh, Brenda, Huang, Shirlena, & Willis, Katie. (2000). Global cities, transnational flows and
gender dimensions: the view from Singapore. Tijdschrift voor economische en sociale
geografie, 91(2), 147-158.
Yeoh, Brenda, & Khoo, Louisa-May. (1998). Home, work and community: Skilled
international migration and expatriate women in Singapore. International Migration,
36(2), 159-186.
Yuval-Davis, Nira. (1997). Gender and Nation. London, Thousand Oaks, New Delhi : SAGE
Publications.
Zimmerman, Michael E. (1982). The Eclipse of the Self: The Development of Heidegger's
Concept of Authenticity. Religious Studies, 18(3), 401-402.
259
Annexe I. Guide d’entretien thématique
1. Récit de vie
a. Les parents
b. La vie de famille
c. Parcours scolaire et professionnel
d. Les voyages
2. Les relations amoureuses
a. Parcours amoureux : profil des ex, pourquoi les relations n’ont pas fonctionné, attraction.
3. Le conjoint
a. Profil socio-professionnel du conjoint
b. La rencontre du conjoint : ce qui vous a attiré, les activités faites ensemble, vos intérêts
communs, vos désaccords.
c. Le développement de la relation amoureuse : Communication à distance, fréquence des
visites, la rencontre de la famille et amis du conjoint, etc.
d. Le quotidien (ensemble ou séparé) : dépenses, tâches ménagères, travail, etc.
e. Le mariage : la planification, les invités, le lieu, etc.
4. Le parrainage du conjoint
a. La prise de décision
b. Le processus : qui rempli les documents, finance les démarches, en quoi ça consistait ?
c. Les embuches et difficultés, la réception du dossier par les autorités, le temps d’attente, le
vécu de l’attente, etc.
d. L’arrivée du conjoint (si c’est le cas) : à l’aéroport, l’installation au Québec, etc.
5. La vie de couple au Canada (si c’est le cas)
a. Le quotidien
b. Les défis
c. Les attentes
d. Les projets familiaux
i
Annexe II. Synopsis des histoires des participantes
Groupe 1 : Femmes qui ont rencontré leur conjoint lors d’un séjour de longue durée
dans le pays de ce dernier
Marie
Marie est enfant de couple mixte. Sa mère est québécoise et son père est français. Elle a la
double citoyenneté. Elle a grandi à Montréal et vient d’une famille aisée. Elle a beaucoup
voyagé à l’international quand elle était enfant avec sa famille. Elle a toujours été en couple
avec des hommes d’origine étrangère. Elle a fait des études en design de mode. Elle avait
vingt-quatre ans lorsque son père est décédé. Elle a décidé de faire un voyage de huit mois en
Afrique subsaharienne. Elle s’est arrêtée à l’Ile de la Réunion pour près de six mois, pour y
travailler. Elle a ensuite rencontré un homme réunionnais de trois ans son cadet, peu scolarisé
et sans expérience de travail. Il a rapidement emménagé chez elle. Peu après, ils ont décidé
d’aller au Canada. Il est venu avec un visa de touriste puis, elle l’a parrainé. Une relation
houleuse d’environ cinq ans s’est ensuivie. Quand elle a mis fin à la relation, elle est partie en
voyage en Guadeloupe pour se changer les idées. Elle y a rencontré le fils de la propriétaire de
la maison qu’elle avait louée. Il habitait alors en France. La relation s’est donc développée au
téléphone. Elle aimait le fait qu’il était d’une classe sociale plus aisée que son dernier conjoint.
Lors de l’entretien, elle était de passage à Montréal et était enceinte d’un deuxième enfant.
Elle habitait toujours en Guadeloupe avec ses enfants et son conjoint les rejoignait
périodiquement. En 2017, Marie état revenue s’installer à Montréal avec ses deux enfants. Elle
n’était plus avec le père de ses enfants.
Annie
Les parents d’Annie se sont divorcés quand elle avait trois ans. Elle a grandi avec sa mère.
Elles ont déménagé souvent et elles ont beaucoup voyagé ensemble, surtout au Canada et aux
États-Unis. À partir de l’âge de dix-huit ans, elle a fait plusieurs voyages seule, dont un
programme de coopération internationale au Pérou. À l’université, elle a suivi un programme
en langues (anglais, allemand et études hispaniques); puis elle a entrepris un programme
collégial en coopération internationale, qui comprenait un stage de six mois au Burkina Faso.
ii
Elle y a rencontré son futur conjoint, lequel faisait partie de son équipe de travail locale. Ce
dernier avait eu une scolarisation de niveau primaire et avait cinq ans de moins qu’elle. Elle a
habité au Burkina Faso avec son conjoint pendant environ quatre ans avant de rentrer au
Canada pour cause de maladie. Elle y est retournée pour se marier. Le couple a ensuite
procédé au processus de parrainage, qui a duré huit mois. Paul, le conjoint d’Annie est arrivé
au Canada en décembre 2010. Il s’est rapidement trouvé un emploi et a repris les études. Le
couple est toujours ensemble en 2017 et ils ont un petit garçon de quatre ans.
Stéphanie
Stéphanie a vécu à Terre-Neuve jusqu’à l’âge de quatre ans, puis elle est déménagée avec sa
famille au Québec. Elle a suivi un programme en design de mode au Cégep et est allée faire un
programme de perfectionnement en France. Elle a beaucoup voyagé en Europe puis, en 2009,
elle a décidé de faire son stage de deux mois au Bénin. Rapidement, elle est tombée
amoureuse du maitre-artisan qui la supervisait, un jeune homme du même âge qu’elle, mais
qui n’avait aucune formation scolaire. Après un bref retour au Canada, Stéphanie est retourné
au Bénin pour y rejoindre son amoureux. Ils ont emménagé ensemble et elle a trouvé un poste
d’enseignante dans une école internationale. La relation s’est détériorée, mais elle est tout de
même restée avec lui au Bénin presque deux ans. Elle s’est mariée pour pouvoir entamer les
démarches de parrainage. La demande a été rejetée une première fois par les autorités
canadiennes, suite à l’entretien de son conjoint. L’agent d’immigration évaluant leur dossier
n’a pas cru en l’authenticité de leur relation. Stéphanie a dû rentrer au Canada pour cause de
maladie. Elle a alors entrepris un programme universitaire. À partir du Canada, elle est allée
en appel de la décision. Un an plus tard, elle gagnait sa cause et son conjoint venait la
rejoindre au Canada. Son conjoint a rapidement trouvé un emploi, mais la relation n’a pas
fonctionné et, un an plus tard, le couple était divorcé.
Nicole
Nicole avait soixante ans lors de l’entretien. Elle était mariée avec son conjoint depuis trentecinq ans. Elle est d’origine Australienne. Elle a commencé à voyager après ses études
secondaires. Elle est allée travailler dans le domaine de l’hospitalité en Angleterre, puis elle a
suivi une formation en soin de beauté. Elle a décidé de faire son stage dans un grand hôtel au
iii
Nigéria. Elle avait alors vingt-trois ans. Elle s’est rapidement fait des amis et, lors d’une fête,
elle a rencontré son conjoint. Ce dernier occupait un bon poste en aviation. Sa mère était
d’origine britannique et son père Nigérian, mais il a grandit au Nigéria. Il avait fait une
maitrise universitaire en Suisse. Après plusieurs années et la naissance de leur première fille
au Nigéria, la famille a décidé d’aller s’installer à Paris pour l’avancement professionnel du
conjoint de Nicole. Ils y sont restés sept ans, où ils ont eu leur deuxième fille. La famille s’est
ensuite installée en Angleterre, puis au Kenya et enfin, au Canada, toujours pour le travail. En
2013, Nicole a entrepris un doctorat en sciences humaines au Québec. Ses filles se sont ellesaussi mariées avec des hommes d’origine étrangère issues de classes sociales aisées et elles
sont tout aussi mobiles à l’international que l’était leur famille quand elles étaient jeunes.
Magda
Magda est originaire d’un petit village d’Allemagne de l’Est. Quand le mur de Berlin est
tombé, sa famille a déménagé dans une grande ville d’Allemagne de l’ouest. Elle avait
quatorze ans. Elle a vécu un choc. À dix-huit ans, elle a fait des études en éducation
spécialisée. Elle a choisi d’aller faire son stage dans le pays le plus « exotique » possible. Elle
est partie pour un an au Rwanda. Après quelques mois, elle a rencontré un musicien. La
relation ne s’est concrétisée qu’à la fin de son stage. Elle est retournée en Allemagne, alors
que lui avait obtenu un statut de réfugié au Canada. Le couple a vécu à distance pendant neuf
ans. Magda visitait son conjoint au Canada régulièrement pour des périodes de temps plus ou
moins longues. Elle est tombée enceinte de jumeaux et, après son accouchement en
Allemagne, la famille s’est installée au Québec. Ils sont toujours ensemble en 2017.
Patricia
Patricia a grandi en banlieue de Montréal avec ses parents et ses frères. Ses parents se sont
divorcés quand elle avait quatorze ans. Elle a ensuite vécu avec sa mère. Elle a découvert les
voyages durant ses études au cégep. Elle a fait un premier stage de coopération internationale
à Cuba à dix-huit ans. Elle a obtenu un diplôme universitaire de premier cycle en sciences
humaines. À vingt-cinq ans, elle a été sélectionnée pour faire un stage de six mois en
coopération internationale au Togo. Elle y a rencontré son futur conjoint, qui était un ami des
stagiaires canadiens déjà en place. Il avait sa propre petite ONG locale. Il disait avoir une
iv
formation universitaire. Elle est tombée enceinte à la fin de son stage et a décidé de se faire
avorter de retour au Canada. Elle est allée retrouver son conjoint au Ghana, parce qu’il y avait
déménagé. Le couple a alors emménagé ensemble. Elle a trouvé un emploi au sein d’un ONG
canadienne et y est restée quatre ans. La relation ne fonctionnait pas bien, mais le couple s’est
quand même marié, pour pouvoir préparer la demande de réunification conjugale au Canada.
Le processus a été rapide et le conjoint de Patricia a obtenu son visa canadien. Patricia est
tombée enceinte une seconde fois et le couple a pu rentrer ensemble au Canada au début de la
grossesse. Or, après environ un an de vie commune, la relation de couple a dégénéré et le
couple s’est séparé. Patricia a la garde de l’enfant et son ex-conjoint est toujours au Québec.
Johanne
Johanne est née au Québec de mère québécoise et de père Suisse. La famille a déménagé entre
la Suisse et le Québec à chaque deux ans depuis qu’elle est petite. À l’âge de dix-sept ans, ses
parents et sa sœur sont déménagés à Singapour, mais elle est restée à Montréal. Elle a fait une
maitrise en histoire et a obtenu un bon poste. Lorsqu’elle a eu trente ans, sa sédentarité est
devenue un poids pour elle. Elle est allée suivre un programme en coopération internationale.
Elle a fait un stage de six mois au Mali. Elle a trouvé son adaptation très difficile au début
puis, elle est devenue intime avec un homme local. Le couple a rapidement emménagé
ensemble. Après son stage, elle est rentrée au Canada pour onze mois, puis elle s’est trouvée
un autre poste au Mali. Elle est partie rejoindre son amoureux. Elle avait trente-cinq ans et il
en avait vingt-six. Il n’était pas scolarisé. Il avait une formation de mécanicien, mais pas de
travail stable. Ils ont habité ensemble pendant un an, durant lequel ils se sont mariés dans le
but de commencer les démarches de parrainage. Il a eu son visa rapidement et le couple s’est
installé au Québec. Johanne est tombée enceinte et peu après l’accouchement, le couple s’est
séparé (moins d’un an après leur mariage). En 2017, Johanne termine un programme d’études
doctorales et son ex-conjoint s’est trouvé un emploi de mécanicien au Québec.
Chantale
Chantale a grandi au Québec avec ses parents et son frère adopté, haïtien d’origine. Ses
parents étaient très impliqués socialement et pour des causes internationales. La majorité de
ses relations intimes étaient avec des hommes d’origine étrangère. Elle a fait ses études de
v
premier cycle universitaire en sciences humaines. Chantale se décrit comme la « fille des
stages ». Elle a fait tous les stages de coopération internationale offerts par le gouvernement
québécois. Lors de l’un de ceux-ci, au Mali, alors qu’elle avait trente ans, elle a rencontré un
artiste peintre lors d’une foire. Cela faisait six mois qu’elle était en poste. Ils ont été ensemble
pour plusieurs mois, jusqu’à se qu’il soit invité à faire une exposition de ses toiles en Europe.
La relation n’allait alors pas très bien, principalement à cause de l’écart de scolarisation qui les
séparait (il n’avait pas de formation scolaire). Chantale voulait quitter son amoureux.
Cependant, elle s’est rendue compte quelle était enceinte. Le couple s’est quitté et Chantale est
rentrée au Canada après deux ans et demi passé au Mali. Elle a quand même décidé de
parrainer son ancien conjoint pour qu’il puisse être près de son fils. Ce dernier est parti
rejoindre son frère en France et a ensuite rencontré une femme française avec qui il a eu un
enfant. Le parrainage n’a jamais abouti et, en 2017, Chantale vit à Montréal avec son fils.
Christine
Christine a grandit en région, avec ses parents et sa sœur. Très tôt dans son parcours scolaire,
elle s’est intéressée au bénévolat et à la coopération internationale. Elle est partie faire un
stage au Nicaragua à quatorze ans. Elle a ensuite orienté ses études en fonction de son amour
pour l’Amérique latine. Au cégep, elle a fait un stage de coopération internationale au
Guatemala. Elle a ensuite fait des études universitaires en relations internationales et en droit
international. Puis, elle est repartie au Guatemala. Après peu de temps, elle a rencontré un
homme local, qui l’a aidé à se familiariser avec l’environnement urbain. Il était le fondateur
d’une ONG locale pour les jeunes de la rue et s’était auto-formé en montage de site Web. Il a
sept ans de plus que Christine. Ils se sont mis en couple et ont emménagé ensemble. Elle a
trouvé un autre poste au Guatemala, ce qui lui a permis de rester plus longtemps. À l’âge de
vingt-six ans, elle est tombée enceinte. Elle a eu deux enfants avec son conjoint. Après huit
ans de vie commune au Guatemala, elle a eu envie de retourner au Canada, principalement
pour la scolarisation des enfants. Le couple avait discuté de l’option du parrainage, mais
puisque le mariage est contre les valeurs de Christine, le couple ne s’est pas marié. Elle
souhaite que son mari prenne l’initiative des démarches d’immigration, mais il ne l’a toujours
pas fait en 2017 et il est encore au Guatemala, alors que Christine et les enfants sont au
Québec depuis 2015.
vi
Ève
Ève a souvent déménagé au Canada dans sa jeunesse, surtout après le divorce de ses parents.
À dix-sept ans, elle est venue à Montréal faire des études universitaires en Développement
International. Ensuite, elle est allée faire un échange étudiant en Angleterre. De là, elle est
allée rejoindre une amie américaine qui étudiait à l’université en Ouganda. Elle avait vingt
ans. Elle a rapidement rencontré un homme local, DJ dans une boite de nuit, de qui elle est
tombée amoureuse. Il avait sept ans de plus qu’elle et avait souvent voyagé en Norvège, où
habite son frère. Elle a prolongé son séjour de vacances et a décidé de s’inscrire à l’université
pour y faire une session. Elle est restée six mois supplémentaires avec sa copine. Elle est
ensuite rentrée finir son programme universitaire à Montréal et, un an plus tard, elle retournait
rejoindre son amoureux en Ouganda. Elle s’est trouvée un emploi local pour un an, puis elle
est allée faire une maitrise en Afrique du Sud. Elle retournait en Ouganda rejoindre son
conjoint lors de ses vacances scolaires. Après avoir terminé son programme, comme c’était
difficile sur le plan professionnel en Ouganda, elle a décidé de rentrer au Canada. Après cinq
ans de vie de couple où Ève a alterné les périodes de vie commune en Ouganda et les périodes
de relation à distance, le couple a décidé que la seule façon de poursuivre la relation était de
faire le parrainage au Canada. Ils se sont mariés et Ève a parrainé son conjoint. Le processus a
pris sept mois. Lors de l’entretien, son conjoint terminait une formation en techniques des
médias et elle était enceinte. En 2017, le couple est toujours ensemble au Québec.
Mélissa
Mélissa a grandi en banlieue de Montréal avec sa mère. Ses parents étaient séparés. Elle est
allée dans des écoles primaire et secondaire à vocation internationale. Au cégep, elle a choisi
l’option « monde ». Elle a fait son premier stage de coopération internationale à dix-sept ans, à
Cuba. Elle a ensuite beaucoup voyagé en Amérique latine, seule. Elle a fait des études
universitaires en philosophie à Montréal et un programme de deuxième cycle en France. À
l’âge de vingt-cinq ans, elle a fait un stage de coopération internationale au Sénégal de huit
mois, pendant lequel elle a rencontré un étudiant en médecine Kenyan. Elle s’est trouvée un
autre poste et est restée au Sénégal trois ans et demi. Elle a eu un enfant là-bas avec son
conjoint, mais la relation n’a pas fonctionné. Ils se sont laissés au Sénégal et elle est rentrée
avec son enfant de dix mois au Québec. Elle a alors commencé un doctorat en sciences
vii
humaines. À Montréal, elle a fréquenté un homme ivoirien pendant près de trois ans. Elle a
décidé de faire son terrain ethnographique en Côte-d’Ivoire. Elle y est allée avec son fils pour
une première période de trois mois. Pour l’aider à s’orienter dans son terrain, elle a contacté un
homme que des amis lui avaient référé. Elle est tombée amoureuse de lui. Il avait une maitrise
universitaire et avait un bon poste au gouvernement. Elle est retournée en Côte-d’Ivoire pour
une période de deux ans et ils ont emménagé ensemble. Pendant les vacances d’été, ils ont
décidé d’aller faire une visite à Montréal. Son conjoint a obtenu un visa de visiteur. Ils ont
consulté une conseillère en l’immigration qui leur a suggéré de se marier rapidement et
d’entamer le processus de réunification conjugale. Ils ont suivi ses conseils; se sont mariés à
Montréal pendant leur séjour et rapidement, alors qu’ils étaient de retour en Côte-D’Ivoire, le
conjoint de Mélissa a eu le visa de résidence permanente. Ils sont alors tous rentrés ensemble à
Montréal, où ils se sont établis. Lors de l’entretien, ils avaient eu une petite fille. Ils sont
toujours ensemble en 2017.
Cynthia
Cynthia vient d’une famille mixte. Son père est un professeur canadien qui travaille en
Afrique subsaharienne et sa mère est originaire des Antilles. Elle a grandi au sein de cette
diversité culturelle et a beaucoup voyagé pour visiter sa famille. Elle a fait des études
universitaires en travail social et a décidé de faire un stage en Tanzanie. Ensuite, elle a obtenu
un poste en coopération internationale au Ghana, en 2006. Après environ deux mois, elle a
rencontré un homme, un mécanicien automobile du même âge qu’elle et ils ont développé une
relation intime. Ils ont emménagé ensemble dans la maison fournie par l’organisation et y ont
vécu pendant près de deux ans. À la fin de son contrat, elle ne souhaitait pas rester au Ghana
pour des raisons professionnelles ; et, puisqu’elle ne souhaitait pas avoir de relation à distance,
elle a décidé de se marier (un peu plus d’un an après le début de la relation) et d’entamer les
démarches de réunification conjugale. Le couple est resté ensemble au Ghana jusqu’à ce que
le conjoint de Cynthia reçoive son visa de résidence permanente. Ils sont rentrés ensemble au
Canada. Quelque mois plus tard, les deux filles que son conjoint avait eues avec une femme
ghanéenne ont elles-aussi reçu leur visa de résidence permanente au Canada. Elles sont venues
vivre avec le couple qui, entre temps, avait eu un petit garçon. Au moment de l’entretien, la
viii
famille s’était encore agrandie. En 2017, cette famille reconstituée de quatre enfants était
toujours unie, malgré les bas que le couple a vécus à leur arrivée au Canada.
Sandra
Sandra vient d’une famille nombreuse chrétienne. Très tôt, elle a été appelée à faire du
bénévolat avec cette église à vocation missionnaire. Elle a fait des études en enseignement et,
à l’âge de dix-neuf ans, est partie pour un premier contrat en tant que tutrice pour une famille
expatriée en Afrique subsaharienne. Elle a adoré son expérience et est retournée pour un
second contrat de deux ans au Niger. Elle avait alors vingt-trois ans. C’est lors de ce séjour
qu’elle a rencontré son conjoint, lui aussi chrétien. Il est musicien, du même âge qu’elle, mais
peu scolarisé. Elle a trouvé un emploi dans une école internationale et le couple a emménagé
ensemble. Elle est tombée enceinte. Le couple a décidé de se marier avant l’accouchement,
pour des raisons religieuses. Le premier enfant est né au Canada, mais les trois autres qui ont
suivi sont tous nés au Niger. En 2017, la famille vit toujours au Niger, mais elle visite la
parenté au Canada à chaque deux ans environ. Le conjoint de Sandra a pu obtenir un visa de
visiteur à chaque voyage. Le couple pense éventuellement migrer au Canada, mais pas dans un
futur proche.
Groupe 2 : Femmes qui ont rencontré leur conjoint lors d’un court séjour touristique
dans le pays de ce dernier
Véronique
Véronique vient d’une famille aisée. Elle a grandi en banlieue de Montréal. Ses parents se sont
séparés quand elle avait dix ans. C’est son père qui avait sa garde. À dix-sept ans, elle a fait
des études en design de mode. Elle a changé de programme pour étudier en éducation
spécialisée et s’est trouvée un emploi bien rémunéré. Vers l’âge de trente ans, son père est
décédé. Elle a décidé de commencer à voyager à ce moment-là. Lors d’un de ses voyages, à
Cuba, elle a rencontré un homme de neuf ans son ainé, qui travaillait dans le complexe
touristique où elle logeait. Ils ont eu une aventure. Elle était intéressée à le connaître
davantage, sans être amoureuse de lui. Il ne parlait que l’espagnol et elle, que le français.
Après ce voyage, elle est partie en Inde avec sa mère. Dès le début du voyage, elle s’est
ix
rendue compte qu’elle était enceinte. Elle a décidé de rentrer, de contacter l’homme cubain
avec qui elle avait eu une relation intime et de se marier pour fonder une famille. Elle est
retournée à Cuba pour le mariage, mais elle a perdu son bébé pendant son séjour. Cet épisode
a rapproché le couple, qui a décidé de poursuivre les démarches de parrainage. Le conjoint de
Véronique a reçu son visa de résidence permanente sept mois plus tard. Il est arrivé au Québec
et s’est rapidement trouvé un travail. En 2017, le couple a eu un enfant.
Jessica
Jessica est née d’un père québécois et d’une mère ontarienne. Ses parents se sont séparés
quand elle était jeune. Elle a grandit avec son père. Elle a toujours beaucoup voyagé pour
visiter sa famille dispersée à travers le Canada. Elle a fait ses études universitaires en droit et
après quelques années de travail dans son domaine, elle est tombée malade. En 2011, elle est
allée se reposer dans un complexe touristique à Cuba. Elle avait vingt-neuf ans. Elle a
rencontré un homme cubain qui travaillait dans son hôtel. Elle en est tombée amoureuse et l’a
visité trois fois avant de se rendre compte qu’il n’était pas sérieux dans sa relation. Décimée,
elle a décidé d’aller passer quelques jours chez une copine cubaine qui travaillait aussi à
l’hôtel. Un ami de cette femme l’a prise en charge et l’a aidée à s’orienter à Cuba. Cet homme
avait une formation universitaire en psychologie et en tourisme, mais il n’avait pas d’emploi
dans son domaine. Les deux amis ont développé rapidement une intimité, mais Jessica était sur
ses gardes. Entre 2011 et 2013, elle est retournée à Cuba plus de dix fois. Après plusieurs mois
de relation intime à distance, le couple a conclu que s’il voulait « donner une chance » à leur
relation, il devait tenter le parrainage au Canada. Après le mariage, le processus de
réunification conjugale a pris cinq mois. Le conjoint de Jessica est arrivé en 2013. Une fois
installé à Montréal, le couple a eu un enfant. Ils sont toujours ensemble en 2017.
Ariane
Ariane est la fille d’une femme québécoise qui avait son entreprise et d’un homme français qui
était marié à une autre femme. Elle a été élevée par sa mère, mais son père la visitait souvent
et l’emmenait en voyage avec lui et sa femme tous les ans. Elle a vécu sa première relation
sexuelle lors d’un de ses voyages dans les caraïbes, avec un jeune homme qui travaillait à
l’hôtel où elle logeait. Par la suite, ses relations amoureuses ont souvent été avec des hommes
x
d’origine étrangère. Elle a eu un premier enfant à l’âge de dix-huit ans. La relation n’a pas
duré. Elle a travaillé à temps plein pendant plusieurs années. À l’âge de vingt-deux ans, en
2006, elle est allée dans un complexe hôtelier dans les caraïbes avec sa mère. Elle a développé
une relation amoureuse avec un des chauffeurs de moto de l’hôtel. Elle est retournée le voir
quelques mois plus tard et ils ont décidé de se marier au troisième voyage, dans le but
d’entamer les procédures d’immigration au Canada pour lui. Il avait deux ans de moins
qu’Ariane. Entre temps, elle a commencé des études universitaires en immigration. Elle a
obtenu un poste dans son domaine. Des éléments de son dossier de parrainage se sont perdus
dans la poste, ce qui a occasionné plusieurs délais. Les partenaires et la relation se sont
essoufflés. Ariane n’avait plus assez d’argent pour entretenir cette relation à distance. Par
l’intermédiaire d’une amie, elle a rencontré un autre homme d’origine caribéenne à Montréal,
de qui elle est rapidement tombée enceinte. Elle a laissé tomber le processus de parrainage
mais, lors de l’entretien, elle regrettait toujours son mariage raté. Sa relation avec le père de sa
fille n’avait pas fonctionné pas et elle élevait ses deux enfants en garde partagée.
Laura
Laura avait soixante-douze ans lors de l’entretien et était retraitée d’un poste prestigieux au
gouvernement. Elle a été mariée à un homme canadien avec lequel elle a eu deux enfants.
C’était le premier amour de sa vie. Après son divorce, elle est restée célibataire pendant vingt
ans. Lorsqu’elle a pris sa retraite, elle s’est mise à voyager souvent à Cuba. Elle allait toujours
au même endroit, où elle s’était fait plusieurs amis parmi les touristes réguliers. Alors qu’elle
était dans un restaurant avec un ami canadien et la copine cubaine de ce dernier, elle a
rencontré un musicien cubain, ami de la femme. Il est issu d’une famille pauvre et nombreuse
de Cuba et a fait des études de niveau secondaire. Il est de quarante ans le cadet de Laura. Elle
est tombée amoureuse de lui. Elle est allée le visiter souvent—environ à chaque deux mois.
Une fois, elle est restée à Cuba pour une période de cinq mois. Le couple avait loué un petit
appartement. Au bout d’environ un an de vie de couple à distance, le couple a décidé de se
marier, parce qu’il souhaitait fonder un foyer. Après le mariage, Laura a décidé d’entreprendre
les démarches de parrainage de son conjoint. La demande a été refusée en 2013, pour cause de
« mariage non-authentique ». L’agent d’immigration n’a pas cru pas en la sincérité de la
relation à cause de la différence d’âge entre les partenaires. Laura est allée en appel de la
xi
décision. La date a été fixée à un an plus tard. Elle a perdu son appel. Puisque le Canada a
refusé d’accorder un visa à son conjoint, Laura a décidé de vendre sa maison et de déménager
à Cuba pour être avec lui. Ils ont acheté une maison. Le couple est toujours ensemble en 2017
et la relation dure depuis six ans.
Groupe 3 : Femmes qui ont rencontré leur conjoint sur Internet
Céline
Céline a grandi dans un petit village en France. Elle a fait ses études en sciences humaines et a
voyagé en Europe pour ses études. Sa première relation intime était avec un étudiant
sénégalais. Ils ont été ensemble pendant trois ans. Elle a ensuite fait une maitrise et a décidé de
faire son stage au Maroc, parce quelle avait un intérêt pour l’islam. En cherchant son stage sur
un site Internet pour expatriés français, elle a commencé à discuter avec un jeune homme
marocain. Il lui a trouvé un poste dans une firme. Les amis ont continué à discuter de plus en
plus fréquemment, jusqu’à ce que Céline se rende compte qu’elle était amoureuse. Elle avait
vingt-deux ans et lui vingt-trois. Il terminait un programme d’études en gestion d’entreprises
et sortait d’une relation avec une autre femme française. Il est allé chercher Céline à l’aéroport
et leur rencontre a confirmé leurs sentiments mutuels. Elle a passé deux mois au Maroc, mais
elle n’a pas beaucoup aimé les conditions locales. Il est rentré avec elle en France muni d’un
visa d’étudiant. Au bout plusieurs mois de vie commune en France, son visa était expiré. Le
couple a alors décidé de se marier et ensuite, de régulariser les documents de séjour du
conjoint de Céline. Après un petit mariage, les conjoints sont allés à la préfecture pour mettre
à jour le visa, mais le conjoint de Céline a été arrêté et placé en centre de détention. Le préfet
ne croyait pas en la véracité du mariage. Une semaine plus tard, le conjoint de Céline était
déporté au Maroc. Le couple a alors été séparé pendant quatre mois, suite à quoi, Céline est
allée le rejoindre au Maroc. Elle y a trouvé un emploi, le temps de refaire le processus
d’immigration de son conjoint. Sept mois plus tard, le couple rentrait ensemble en France,
muni des documents appropriés. Huit ans plus tard, lors de l’entretien, le couple vivait à
Montréal pour les études doctorales de Céline.
xii
Catherine
Catherine a grandi dans un quartier de classe moyenne, en banlieue. Elle est allée dans une
école à vocation internationale. Au cégep, elle a suivi un programme d’études orienté vers le
monde. C’est à ce moment qu’elle a fait son premier voyage de coopération internationale à
dix-huit ans. À son retour, elle ne souhaitait pas commencer l’université immédiatement. Elle
voulait voyager. Elle a alors rencontré un jeune français qui faisait un stage au Québec et elle
est partie le rejoindre en France. Elle y est restée deux ans. Sa relation n’a pas fonctionné et
elle est rentrée au Québec. Elle s’est inscrite dans un programme de médias au cégep. Pendant
ses études, elle a fait un stage de coopération internationale de trois mois au Mali, puis elle en
a fait un autre de six mois. Son expérience en Afrique subsaharienne a été une révélation. De
retour au Québec, elle a travaillé en gestion d’évènements liés à l’Afrique. Dans le cadre de
son travail, elle a rencontré le dossier d’un musicien sénégalais avec qui elle a commencé une
correspondance par Internet. Il est issu d’une famille pauvre et nombreuse et, puisqu’il est
l’ainé de la famille et que son père est décédé, c’est lui le chef de famille. Il a une formation en
informatique et travaillait dans son domaine au Sénégal. En 2006, après quelques mois de
relation en ligne, Catherine a décidé d’aller rendre visite à une amie canadienne qui était alors
au Sénégal. Elle y a rencontré son amoureux et ils ont commencé une relation plus intime. Elle
est retournée le visiter quatre fois, avant de décider qu’il fallait qu’ils soient ensemble pour
que la relation fonctionne. Ils se sont mariés en 2008. Elle avait alors vingt-huit ans. Catherine
a gardé son mariage secret jusqu’à ce qu’elle commence les démarches de parrainage de son
conjoint. Elle a fait affaire à une conseillère en immigration et la demande a été acceptée sept
mois plus tard. En 2017, le couple est toujours ensemble au Québec et a eu un enfant.
Mélanie
Mélanie a grandi dans un petit village québécois. Elle a terminé ses études secondaires, puis a
fait des cours par correspondance. Elle a eu un premier enfant avec un homme québécois. La
relation n’a pas fonctionnée. Elle a ensuite rencontré un homme d’origine haïtienne au
Québec, de qui elle a eu un deuxième enfant. La relation n’a pas fonctionnée. Elle a ensuite été
dans une relation abusive avec un homme d’origine maghrébine, au Québec. Lorsqu’elle s’est
retrouvée célibataire encore une fois, elle a commencé à passer beaucoup de temps en ligne,
sur les réseaux sociaux. Elle avait un ami tunisien avec qui elle correspondait régulièrement.
xiii
L’un de ses amis à lui s’est mis à la contacter. Pendant plusieurs mois, elle a refusé ses
demandes d’amitié. En 2010, alors qu’elle avait trente ans, elle a accepté de lui répondre. Ils
ont correspondu par Internet pendant trois ans avant qu’elle ne décide d’aller le visiter en
Tunisie. Il était peu scolarisé, travaillait dans un restaurant et avait neuf ans de moins qu’elle.
C’était la première fois qu’elle prenait l’avion, qu’elle sortait du Canada. La rencontre a
confirmé ses sentiments envers lui. Elle est retournée deux fois le visiter, dont une fois avec sa
fille de trois ans. Au troisième voyage, ils se sont mariés et elle a commencé le processus de
réunification conjugale. Au moment de l’entretien, Mélanie attendait des nouvelles de
l’immigration depuis huit mois. Peu de temps après, son conjoint a eu sa convocation pour son
entretien avec un agent d’immigration. Il a reçu son visa peu après et est arrivé au Québec en
2015. Quelques mois plus tard, Mélanie est tombée enceinte. Le début de relation au Canada
n’a pas été facile, mais en 2017, le couple est toujours ensemble.
Diane
Diane a vécu avec sa mère, une femme d’affaire qui voyageait beaucoup et qui s’occupait peu
d’elle. Plus tard, elle a travaillé pour la compagnie de sa mère. Elle a eu un premier conjoint
alors qu’elle avait vingt ans, avec qui elle a eu deux enfants. Après sa séparation, elle s’est
créée un compte Facebook. Beaucoup d’hommes maghrébins la sollicitaient avec leurs
demandes d’amitié. Elle a engagé la conversation avec un ou deux puis, au bout de quelques
semaines, ils lui demandaient de l’argent. Alors, elle s’est mise à rejeter systématiquement
toutes les demandes d’amitié venant d’hommes maghrébins. Un jour, elle a reçu un message
d’un homme algérien. Elle lui a répondu et ils ont commencé à se parler en ligne. Ils ont
communiqué à tous les jours pendant neuf mois. Il avait une formation universitaire et était
issu d’une famille aisée. Son père avait travaillé en France. Il est de douze ans son cadet. Elle
a ensuite décidé d’aller le visiter chez lui en Algérie. Elle avait quarante ans et n’avait jamais
pris l’avion avant ce voyage. Elle est restée un mois dans sa famille et ils se sont mariés
religieusement immédiatement. Elle y est retournée deux mois plus tard, pour faire le mariage
civil. Elle a ensuite entamé les démarches de réunification conjugale, qui ont duré neuf mois.
Il est arrivé au Québec en 2010. L’expérience du processus de parrainage a été tellement
difficile pour Diane, qu’elle a décidé de s’informer et d’aider d’autres femmes en créant un
groupe de soutien aux femmes parrains sur Facebook. En 2017, le groupe est très actif et
xiv
comporte jusqu’à 150 membres. Diane est toujours aussi amoureuse que lors de sa première
rencontre avec son conjoint. Il a fait une formation de préposé aux bénéficiaires et ils ont
ouvert une résidence pour personnes âgées.
Simone
Les parents de Simone se sont séparés quand elle avait huit ans. Son père travaillait dans la
construction et sa mère était mère au foyer. Elle a fait ses études secondaires dans un
pensionnat pour filles. Son goût du voyage lui vient de son père, qui emmenait souvent la
famille en voyage. Plus tard, elle a fait ses études en comptabilité à l’université. Elle est
devenue comptable. Pendant vingt ans, elle a été en couple avec un homme québécois, avec
qui elle a eu trois enfants. Peu de temps après sa séparation, elle a commencé à jouer au poker
en ligne. Par ce moyen, elle a rencontré beaucoup de personnes intéressantes avec qui elle a
développé des relations d’amitié. En 2011, elle a rencontré son futur conjoint. Elle avait
quarante ans et lui vingt-huit. Il jouait aussi au poker et ils se sont mis ensemble pour vaincre
des adversaires communs. Ils se sont liés d’amitié, sont devenus amis sur Facebook et ont
commencé à discuter régulièrement en dehors du cadre du jeu en ligne. Elle a appris qu’il était
algérien. Elle avait alors beaucoup de préjugés sur le monde Arabe, mais quelques mois plus
tard, elle était amoureuse. Elle a attendu presque deux ans avant d’aller le visiter. Pour la
première visite, ils se sont donnés rendez-vous en Tunisie, dans un hôtel. La rencontre a
confirmé ses sentiments. Ils se sont rejoints à différents endroits accessibles pour lui, à chaque
trois mois (huit voyages au total), jusqu’à ce qu’ils se marient (en Algérie et à Cuba) et fassent
la demande de parrainage. Simone est aussi devenue une modératrice au sein du groupe de
soutien pour femmes parrains. Au moment de l’entretien, elle était en train de préparer son
dossier de parrainage. Une fois ce dernier terminé, son conjoint a eu son visa en neuf mois. Il
est arrivé en 2016. En 2017, le couple et les enfants de Simone vivent toujours ensemble.
Isabelle
Isabelle a eu une enfance heureuse en région québécoise où il y avait très peu de diversité
culturelle. À vingt ans, elle a épousé un homme québécois avec qui elle est restée quinze ans.
Elle a eu trois enfants avec lui. Elle avait environ trente-deux ans quand elle s’est séparée de
son conjoint. Elle est ensuite partie en voyage en Amérique latine avec un groupe, pour se
xv
changer les idées. Ce voyage a été un point tournant dans sa vie. Elle a ensuite voulu
apprendre l’espagnol et rencontrer des hommes d’autres origines. Elle a fréquenté un ami
dominicain de son professeur d’espagnol, qu’elle est allée visiter en République Dominicaine
quelques fois, mais la relation n’a pas duré. Elle a ensuite rencontré un homme marocain sur
un site de rencontre. L’homme était à Montréal et y travaillait—il était venu avec un visa
d’études en 2006. Il venait d’une famille aisée au Maroc. Elle est tombée amoureuse, mais
quelques mois plus tard, il a dû renter au Maroc parce que ses documents de séjour n’étaient
pas en règle. Elle est allée le visiter dans sa famille au Maroc. Lors de ce voyage, elle s’est
renseignée sur les procédures de mariage. Elle y est retournée avec les documents nécessaires
et elle s'est mariée avec lui au Maroc, avec seulement la mère de son conjoint comme témoin.
Elle avait trente-neuf ans et lui trente-et-un. Le fait qu’il était plus jeune était difficile à
accepter pour sa famille à lui. Ils ont fait une première demande de parrainage, qui a été
refusée. Au moment de l’entretien, Mélanie était en dépression et en arrêt de travail. Elle
commençait une nouvelle demande de parrainage et essayait d’étoffer son dossier. Cette
demande a finalement été acceptée par l’immigration. Le conjoint de Mélanie est arrivé au
Québec en 2016. Le couple est toujours ensemble en 2017.
Groupe 4 : Femmes qui ont rencontré leur conjoint au Canada, alors qu’il y était
demandeur d’asile ou en visite
Julie
Julie a eu une enfance mouvementée, entre la maison de son père et celle de sa mère. Très tôt,
elle s’est impliquée comme bénévole dans des organismes d’aide aux nouveaux arrivants. Elle
a fait ses premiers voyages de coopération internationale à partir du cégep. Elle a fait des
études universitaires en sciences humaines. Ses relations amoureuses étaient souvent avec des
hommes d’origine latino-américaine. Alors qu’elle travaillait à l’intégration des immigrants au
Québec, Julie a fait la rencontre du frère d’une de ses collègues, qui était alors en visite de
Colombie. Il venait d’une famille aisée et voyageait beaucoup. Elle avait trente ans et lui
quarante. Elle en est tombée amoureuse. Elle est allée le visiter plusieurs fois et est tombée
enceinte. Il est venu la rejoindre au Québec, d’où ils ont entamé le processus de réunification
conjugale à partir du Canada. La relation a vite dégénérée et le couple s’est séparé peu après
xvi
l’accouchement de Julie. En 2017, Julie avait la garde de son enfant et son ex-conjoint
travaillait toujours à l’étranger. Il est parfois de passage au Québec.
Florence
Florence a grandi avec son père, avec qui elle a beaucoup voyagé à l’international pour son
travail, et avec son petit frère. Elle avait dix-sept ans quand elle a rencontré son conjoint au
Québec. Il était demandeur d’asile et attendait sa date de déportation. Palestinien d’origine, il
avait grandi au Liban et avait fait ses études universitaires en génie, à l’étranger. Il était de huit
ans son ainé. Elle s’est mariée avec lui à l’âge de dix-huit ans, après sept mois de relation
intime, pour pouvoir entreprendre le processus de parrainage. Florence avait le soutien de ses
parents dans ces démarches. Le processus a pris quatre ans à se compléter. Entre temps, elle a
entrepris une majeure en études arabes, puis elle a étudié en éducation, alors que son conjoint
a terminé ses études. Lors de l’entretien, après près de dix ans de relation, le couple était
toujours ensemble et ils avaient un enfant. Ils ont voyagé au Liban pour présenter leur bébé à
la famille de son conjoint.
Martine
Martine a grandi en banlieue québécoise. Elle a toujours été attirée physiquement par les
personnes à la peau noire. Elle a d’ailleurs eu plusieurs relations avec des hommes originaires
d’Afrique subsaharienne. Elle occupe un métier technique. Elle a rencontré son conjoint dans
le métro, à Montréal, en 2010. Ils se sont plus et ont échangé leurs numéros de téléphone. Il est
originaire d’Afrique subsaharienne et avait une formation de niveau secondaire. Il était arrivé
au Québec en 2008 et avait demandé l’asile. Au moment de la rencontre, il travaillait en région
dans un métier technique. Après un an de fréquentation, son mari étant croyant (musulman), le
couple a voulu se marier pour pouvoir vivre ensemble, mais aussi, parce qu’après avoir
consulté l’avocat en charge du dossier de réfugié de son conjoint, ils ont convenu que le
parrainage était un moyen plus sûr de réussir son immigration au Canada. Le mariage a été
célébré à la mosquée et Martine a entamé les démarches de réunification conjugale peu de
temps après, avec l’aide d’un consultant en immigration. Le processus de parrainage a pris
beaucoup de temps—au moment de l’entretien, ça faisait deux ans que le dossier était à
l’étude. Les consultants en immigration en charge de leur dossier ont fait plusieurs erreurs qui
xvii
ont occasionné des délais. Martine avait une convocation avec l’immigration canadienne le
lendemain de l’entretien. Le dossier a finalement été accepté et son conjoint a pu avoir sa carte
de résident permanent.
Laurence
Les parents de Laurence se sont séparés quand elle était jeune. À l’âge de quatorze ans, elle a
fait son 1er voyage autour du Québec avec son père. Ensuite, elle a fait ses études de cégep
avec l’option « monde », dans le cadre desquelles elle a fait un stage de coopération au
Guatemala. Elle a eu le coup de foudre pour l’Amérique latine. À dix-neuf ans, elle a
rencontré un homme colombien à Montréal qui était demandeur d’asile. Il était biologiste dans
son pays d’origine, mais au Québec, il travaillait dans des usines. Il est de six ans son ainé. Il
était au Québec depuis déjà deux ans lors de la rencontre et était en attente de son jugement
pour son statut de réfugié. Elle en est tombée amoureuse et a décidé de le parrainer pour qu’il
ait plus facilement son visa de résidence permanente. Elle ne voulait pas qu’il retourne en
Colombie et qu’ils vivent une relation à distance. Ils ont emménagé ensemble rapidement et,
parallèlement à la demande de réunification conjugale, elle a commencé des cours en
immigration. Ils se sont mariés neuf mois plus tard. Le processus de parrainage a pris dix-huit
mois. Lors de l’entretien, elle avait quitté son mari depuis six mois. Elle était enceinte de son
nouveau conjoint, un homme d’origine haïtienne. Son ex-conjoint était toujours au Québec.
xviii
Annexe III. Tableau synthèse des couples et de leur
parrainage
Nombre
de
participantes
interviewées
Age
des
participantes
lors
de
la
rencontre avec
leur conjoint
Pays d’origine
du partenaire
Statut
du
parrainage lors
de l’entretien
Statut de la
relation lors de
l’entretien
Nombre
couples
enfants
commun
de
avec
en
Femmes qui ont
rencontré
leur
conjoint lors d’un
séjour de longue
durée dans le pays
de ce dernier
13
Femmes qui ont
rencontré
leur
conjoint lors d’un
court
séjour
touristique dans le
pays de ce dernier
4
Femmes qui ont
rencontré
leur
conjoint
sur
Internet
6
Femmes qui ont
rencontré
leur
conjoint au Canada,
alors qu’il y était
demandeur d’asile
ou en visite
4
Entre 20 et 35 ans
Entre 18 et 70 ans
Entre 18 et 45 ans
Entre 17 et 30 ans
Ghana,
Burkina
Faso,
Mali,
La
Réunion,
Bénin,
Tchad,
Ouganda,
Côte-d’Ivoire, Niger,
Guatemala
7
parrainages
acceptés (conjoint au
Canada)
1 accepté en appel
2 autres moyens
d’immigrer
au
Canada
1 arrêté en cours de
parrainage
2 non décidées à
parrainer
leur
conjoint/à s’établir
au Canada
8 couples toujours
ensemble
5 couples séparés ou
divorcés
10
Cuba,
République
Dominicaine
Maroc,
Tunisie,
Algérie, Sénégal
Colombie,
Palestine
2
parrainages
acceptés (conjoint au
Canada)
4
parrainages
acceptés (conjoint au
Canada)
1 accepté dans une
2eme demande de
parraine
1
autre
moyen
d’immigration
4
parrainages
acceptés
3 couples toujours
ensemble
1 couple divorcé
6 couples toujours
ensemble
2 couples toujours
ensemble
2 couples divorcés
2
2
2
1 arrêté en cours de
parrainage
1 refusé en appel
xix
Mali,