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Henry Darger: Historiographie d'une découverte

2015, Choghakate Kazarian (ed.), Henry Darger, 1892-1973, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris

Henry Darger 1892–1973 Henry Darger sur le perron de son immeuble du 851 Webster Avenue, Chicago, vers 1970, photographie de David Berglund. SOMMAiRE Cet ouvrage est publié sous la direction de Choghakate Kazarian (c. k.), conservateur au musée d’Art moderne de la Ville de Paris p. II Mes souvenirs de Henry Kiyoko Lerner p. 1 Préface Anne Hidalgo Avec les contributions de : Aleesa Pitchamarn Alexander (a. p. a.) Michael Bonesteel (m. b.) Baptiste Brun (b. b.) Anne-Sylvie Homassel (a.-s. h.) Kiyoko Lerner Christopher Lyon (c. l.) Emmanuel Pernoud Mark Strokes (m. s.) Mary Trent (m. t.) Carl Watson (c. w.) p. 2 Le don Lerner au musée Fabrice Hergott p. 7 Trop tard ? Historiographie d’une découverte Choghakate Kazarian p. 13 Henry Joseph Darger (1892-1973). Repères biographiques d’une vie sans histoires (c. k.) p. 22 La chambre-atelier : « Je veux vivre ici. Je veux mourir ici. » p. 32 Le retour de la chambre close Emmanuel Pernoud L’ŒUvRE p. 41 introduction aux écrits de Henry Darger Michael Bonesteel p. 46 p. 48 p. 49 p. 50 p. 51 LES ÉCRiTS THE STORY OF THE viviAN GiRLS iN THE REALMS OF THE UNREAL (m. b.) FURTHER ADvENTURES OF THE viviAN GiRLS iN CHiCAGO (m. b.) WEATHER REPORTS (c. k.) DiARY (m. b.) THE HiSTORY OF MY LiFE (c. w.) p. 55 Créer-recréer des mondes : introduction à l’œuvre pictural de Henry Darger Choghakate Kazarian p. 69 p. 87 p. 109 p. 141 p. 155 LES ŒUvRES DE LA COLLECTiON DU MUSÉE D’ART MODERNE COLLAGES ET RUiNES (c. k.) GÉNÉRAUX (c. k.) DRAPEAUX (c. k.) BLENGiNS OU SERPENTS BLENGiGLOMÉNÉENS (c. k.) PANORAMAS (c. k.) DiCTiONNAiRE DARGERiEN Avertissement Les titres donnés aux œuvres de la collection du musée d’Art moderne de la Ville de Paris (AMVP) correspondent aux légendes écrites par Darger sur les œuvres. Il a été choisi de retranscrire entièrement ces légendes, en respectant leur graphie. Pour les œuvres ne comportant pas d’inscription, le titre, mis entre crochets, est celui qui figure dans l’Inventaire Lerner (lorsqu’il est précisé). En l’absence de dates sur les œuvres ou ailleurs, des fourchettes chronologiques sont proposées, qui visent surtout à préciser les grandes périodes de création. Le choix du recto et du verso a été établi à partir de la disposition de la feuille dans l’album d’origine (pour les feuilles reliées), quand les traces de fils de reliure sont visibles sur les bords. Lorsque ce n’est pas le cas, le recto est l’œuvre dont la datation est la plus ancienne. Si le recto et le verso sont de la même période, c’est, en dernier recours, la logique narrative qui détermine la datation. Les œuvres (cat. 01 à 45) proviennent du don de la succession Henry Darger effectué en 2012 et 2013. Leurs notices ont été rédigées par Choghakate Kazarian. Les astérisques (*) renvoient aux entrées du Dictionnaire dargerien. p. 218 p. 218 p. 219 p. 219 p. 219 p. 219 p. 220 p. 220 p. 220 p. 221 p. 221 p. 221 p. 222 p. 222 p. 223 p. 223 p. 223 p. 224 p. 224 p. 224 p. 225 p. 225 Accumulation (a. p. a.) Adoption (m. b.) Adultes (m. t.) Angeliniens et Abbieanniens (m. b.) Apocalypse (c. w.) Aronburg (Annie) (m. b.) Asiles et prisons (a.-s. h.) Bandes dessinées (m. t.) Bataille de Calverhine (La) (m. t.) Blengins (a.-s. h.) Carnets de notes (m. b.) Cartographie (c. w.) Catastrophe (c. w.) Catégories (b. b.) Célibat (m. t.) Chicago (m. b.) Ciel (c. k.) Cinéma (a.-s. h.) Classification (a. p. a.) Coupures de presse (m. t.) Déchets (a. p. a.) Décombres (c. w.) ANNEXES p. 225 p. 226 p. 226 p. 227 p. 227 p. 227 p. 228 p. 228 p. 228 p. 229 p. 229 p. 229 p. 230 p. 230 p. 230 p. 230 p. 231 p. 231 p. 231 p. 231 p. 232 p. 232 Enfance (m. t.) Être, individualité (c. w.) Evans (Jack) (m. b.) Excès (c. w.) Faits divers (m. t.) Gemini (m. b.) Généraux (m. b.) Genre (m. t.) Glandeliniens (m. b.) Guerre glandeco-angelinienne Guerres (m. b.) Hôpitaux (m. b.) Jennie Richee (m. b.) Lerner (Nathan) (c. l.) Listes (a. p. a.) Magicien d’Oz (a.-s. h.) Météo (c. k.) Nations et nationalités (a.-s. h.) Nature (m. t.) Norma Catherine (m. b.) Nudité (m. b.) Passe-temps (a. p. a.) p. 240 Institutions conservant des œuvres et des archives de Henry Darger p. 241 Expositions p. 243 Bibliographie p. 232 p. 233 p. 233 p. 233 p. 234 p. 234 p. 234 p. 235 p. 235 p. 235 p. 236 p. 236 p. 236 p. 236 p. 237 p. 237 p. 237 p. 238 p. 238 p. 239 Petite fille (m. t.) Réel (c. k.) Religion (m. t.) Répétition et redondance (c. w.) Roma’s (m. s.) Sacrifice (c. w.) Schloeder (William) (m. b.) Scrapbooks (a. p. a.) Secret et mystère (c. w.) Sexualité (m. b.) Sources littéraires (a.-s. h.) Sublimation (c. w.) Sweetie Pie (c. k.) Traumatisme (c. w.) Turbulence (c. w.) Uniformes et drapeaux (a.-s. h.) violence (c. w.) virginité (a.-s. h.) vivian Girls (m. b.) vortex (c. w.) Trop tard ? Historiographie d’une découverte Choghakate Kazarian « Ça vous donne envie de pleurer. C’est très triste, vous n’avez pas idée comme c’est triste1. » Le cas Henry Darger est romantique à souhait : vie misérable passée dans l’anonymat et l’indifférence, création du grand œuvre dans le secret*, découverte fortuite par un artiste, Nathan Lerner, qui a su voir son talent, enfin, reconnaissance posthume. Il n’est pas inutile de revenir sur cette histoire (qui rappelle, à un degré paroxystique, celle d’un Van Gogh), par le biais d’une historiographie qui va de la conscience artistique de Darger, figure parfaite de l’artiste désintéressé et authentique, à sa découverte et à sa réception progressive. 1. 2. 3. Vue de l’exposition « The Realms of the Unreal : The Work of Henry Darger », Hyde Park Art Center, Chicago, septembre-novembre 1977. 4. Nathan Lerner juste après la mort de Darger. Brouillon d’un article de Lisa Kelley pour American Art Review (1993), archives Henry Darger, LaM, Villeneuve-d’Ascq. Henry Darger, L’Histoire de ma vie, Paris, Aux forges de Vulcain, 2014, p. 112. Cité dans les premières pages de John MacGregor, Henry Darger. In the Realms of the Unreal, New York, Delano Greenidge, 2002. Voir p. 46 de cet ouvrage. Conscience artistique. Dans l’autobiographie détaillée que Henry Darger entreprend à la fin de sa vie, il n’y mentionne qu’à une seule reprise son activité artistique : « Pour aggraver les choses, je suis un artiste à présent, je le suis depuis des années, et je peux à peine tenir sur mes jambes, à cause de mon genou, pour peindre le haut des longues œuvres2. » Cette courte allusion traduit bien le rapport ambigu de Darger à son art : conscient de son statut d’artiste mais sans presque jamais l’évoquer. Il est néanmoins soucieux de préserver son travail puisqu’il prend soin, en 1932, de relier ses écrits avant de les emporter, avec ses peintures et le grand collage The Battle of Calverhine [cat. 1], dans son nouveau logement, au 851 Webster Avenue, à Chicago*. Par ailleurs, il se plaint souvent du vol ou de la destruction de ses œuvres : « Tout l’Or des Mines d’Or / Tout l’Argent dans le monde, / Voire, le monde entier, / Ne peuvent m’acheter ces peintures. / Vengeance, la vengeance terrible / à ceux qui les volent ou les détruisent3. » Il s’identifie à plusieurs reprises comme l’auteur de The Story of the Vivian Girls in the Realms of the Unreal4, tant sur les pages de titre des différents volumes qu’au fil du récit. « Par Henry Joseph Darger. L’auteur d’une histoire palpitante », écrit-il en première page du volume I, poursuivant ainsi : « Ce premier volume […] est complètement terminé, et avec tous les détails confirmés de la manière que moi l’écrivain et auteur souhaite que cela soit dit et confirmé. Il ne devra pas être dupliqué. » Concernant son œuvre peint, Darger semble avoir une attitude différente : en effet, il ne 7 TROP TARD ? HISTORIOGRAPHIE D’UNE DÉCOUVERTE l’évoque qu’une seule fois (dans son autobiographie) et une seule de ses peintures est signée. Un destinataire incertain. Darger sépare sa vie publique de sa création, cantonnée au domaine privé. Les témoignages recueillis auprès des diverses personnes qui l’ont connu indiquent qu’elles ignoraient tout de ses activités et que Darger ne parlait pas de son œuvre. C’est d’autant plus étonnant qu’il a vécu longtemps dans une maison habitée par d’autres artistes, louant sa chambre au photographe Nathan Lerner. Il n’a pourtant jamais montré son travail à ses voisins. N’ayant pas cherché à promouvoir son œuvre5, il en a cependant fait part, en quelques occasions, à autrui, plutôt au début qu’à la fin de sa vie. La première personne ayant eu connaissance de son travail est probablement Thomas Phelan, qui, au début des années 1910, cohabite avec Darger dans le foyer pour travailleurs de l’hôpital St. Joseph. Le premier manuscrit de The Story of the Vivian Girls in the Realms of the Unreal semble être à l’origine de la haine bientôt éprouvée par Darger envers son ami, qui aurait qualifié le texte de « trash » et l’aurait sans doute détruit, de même que les photographies qu’il avait collectées6. Dans une lettre à sœur Rose, qui a travaillé à l’hôpital St. Joseph jusqu’en 1917 et avec laquelle Darger est resté en contact, il lui parle de son travail littéraire7. Le meilleur ami de Darger, William Schloeder*, est de fait la personne la plus à même d’avoir été son premier lecteur et/ou spectateur. On ne peut néanmoins affirmer qu’il a eu connaissance ne serait-ce que d’une partie de The Story of the Vivian Girls in the Realms of the Unreal, car il ne savait probablement pas écrire ni lire l’anglais8. Quoi qu’il en soit, la longueur de ce roman (plus de 15 000 pages), l’écriture serrée du tapuscrit et le manque de narration le rendent peu accessible. Enfin, c’est plutôt Darger qui rend visite à Schloeder que l’inverse. Les Anschutz, auxquels Darger loue une chambre du début des années 1920 au début des années 1930, et dont il est proche, ont dû voir ne serait-ce que The Battle of Calverhine, difficile à cacher en raison de sa dimension monumentale. Il en est de même pour les Lerner, auxquels il loue également une chambre, dans laquelle il accroche l’œuvre. Néanmoins, ni Nathan ni Kiyoko Lerner ne se doutent que leur locataire est un artiste, bien que Kiyoko Lerner se souvient avoir vu un dessin un jour, alors qu’elle s’est rendue dans la chambre pour changer une ampoule. Elle lui aurait dit : « Henry, tu es un bon artiste. » Et Darger lui aurait répondu : « Oui, je le suis9. » Deux raisons expliquent vraisemblablement que ce travail artistique est resté ignoré. D’une part, une bonne partie des œuvres étaient enfouies sous des piles d’autres objets ; The Battle of Calverhine était couvert d’autres morceaux de journaux découpés et sans doute en partie caché par des piles entassées le long du mur. Les manuscrits étaient quant à eux rangés dans une malle. D’autre part, si les Anschutz ou les Lerner ont éventuellement aperçu des écrits ou des peintures dans la chambre de Darger, ils ont sans doute pris cela pour des griffonnages d’amateur. Les prêtres de l’église St. Vincent de Paul qui lui rendent visite à la fin de sa vie ont probablement eu la même réaction. Son œuvre écrit n’a vraisemblablement pas été lu de son vivant ; pourtant, Darger s’adresse souvent à un lecteur potentiel, mais il s’agit plutôt d’un procédé rhétorique destiné à rendre crédible son récit. Selon 8 HENRY DARGER, 1892 – 1973 John MacGregor, si Darger envisage initialement la possibilité d’une publication/diffusion de son roman10, comme il l’indique dans un passage – « Des éditeurs expérimentés seront autorisés, en temps et en heure, à étudier attentivement l’ensemble de l’œuvre », signé « L’Auteur11 » –, cette idée disparaît avec le temps. Darger semble avoir privilégié l’écriture de sa saga plutôt que sa lecture : le texte est si long que même son auteur n’a certainement pas eu l’occasion de le relire12. Michel Thévoz insiste sur le caractère privé de la démarche de l’artiste : « Collectionner et exposer ce travail, qui était destiné à la consommation privée, est par essence un détournement13. » La découverte et la diffusion de l’œuvre peuvent alors s’avérer problématiques. Fig. 1-2 Vues de l’exposition « The Realms of the Unreal : The Work of Henry Darger », Hyde Park Art Center, Chicago, septembre-novembre 1977. 5. 6. 7. 8. 9. Hormis son œuvre musical : au début des années 1920, Darger tente de publier sa musique (il a écrit plusieurs chansons) via la Simplex Company et la Lennox Company Music Publishers, toutes deux à New York. En témoigne une lettre du 10 octobre 1921, aujourd’hui conservée à l’American Folk Art Museum, New York (Henry Darger Papers, boîte 48, dossier 48.25), qui indique leur intérêt pour une chanson écrite par Darger et l’incite à la leur envoyer. On ne sait pas s’il l’a fait. Time Book Monthly (carnet de notes pour The Story of the Vivian Girls in the Realms of the Unreal), p. 27. Lettre non datée, Henry Darger Papers, boîte 48, dossier 48.37. American Folk Art Museum, New York. Après que Schloeder a quitté Chicago, c’est en effet sa sœur qui écrit à sa place les lettres destinées à Darger. De plus, une lettre de recommandation de Schloeder pour Darger a été retrouvée dans la chambre de l’artiste et elle est de sa propre main. Michael Bonesteel, Henry Darger. Art and Selected Writings, New York, Rizzoli, 2000, p. 13. 10. J. MacGregor, Henry Darger […], op. cit., p. 92 et 110. 11. Ibid., p. 97. 12. Aujourd’hui encore, seuls quelques spécialistes se sont lancés dans la lecture intégrale du roman. 13. Michel Thévoz, « Henry Darger : The Strange Hell of Beauty… », in Darger. The Henry Darger Collection at the American Folk Art Museum, New York, American Folk Art Museum, Harry N. Abrams, 2001, p. 21. 14. Quelques décennies plus tard, Kiyoko Lerner, la veuve de Nathan Lerner, raconte : « Nathan demanda : “Henry, nous aimerions nettoyer ta chambre, est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais qu’on te rapporte ?” Henry dit “Non, je ne veux rien, elles ne me sont d’aucune utilité désormais. Vous pouvez les jeter.” […] Après que deux bennes de déchets furent jetées, Nathan découvrit des piles de dessins au-dessus du lit reliés par des cartons de différentes tailles, certains longs de six ou sept pieds [environ 180 à 213 cm]. En regardant ces illustrations, Nathan s’arrêta. Il comprit qu’elles avaient quelque chose de spécial, mais ne savait pas quoi en faire » (Henry Darger. Disasters of War, Berlin, KW Institute for Contemporary Art, 2004, p. 19). 15. J. MacGregor, Henry Darger […], op. cit., p. 680, note 342. 16. Récit de Nathan Lerner in ibid., p. 18 (Darger appelait Nathan Lerner M. Leonard). Ce propos est toutefois contredit par d’autres sources qui indiquent que Darger, alors atteint de sénilité, ne reconnaissait plus Nathan Lerner : voir le brouillon de l’article de Lisa Kelley pour American Art Review (1993), archives Henry Darger, LaM, Villeneuve-d’Ascq. 17. J. MacGregor, Henry Darger […], op. cit., p. 680, note 341. 18. Ina Jaffe, « Realms of the Unreal », Chicago Reader, 23 novembre 1979, p. 8-12. 19. Leah Eskin, « Henry Darger Moves Out », Chicago Tribune, 17 décembre 2000. 20. Cité par I. Jaffe, « Realms of the Unreal », op. cit. 21. Nathan Lerner à Stephen Prokopoff, in Eliot Nusbaum, « Henry Darger’s Unreal World », Des Moines Sunday Register, 25 février 1996. « Il ne voulait pas en parler. » La découverte fortuite de l’œuvre de Darger apparaît, dans un tel contexte, comme une intrusion. Elle s’apparente d’ailleurs plutôt à une excavation archéologique dans la chambre du 851 Webster : missionné par Nathan Lerner pour vider la chambre de l’artiste, son voisin David Berglund trouve, en novembre ou décembre 1972, les albums de peintures sous des couches d’autres objets14. Berglund va annoncer sa découverte à Darger, alors en maison de retraite : « C’est comme si je lui avais donné un coup dans l’estomac, coupé le souffle, et il a dit “C’est trop tard maintenant”. Il ne voulait pas en parler. » Quand il lui demande quoi faire de tout ça, Darger lui aurait répondu : « Jetez tout15. » Berglund alerte Nathan Lerner qui décide de garder la chambre en l’état et demande à son tour à l’artiste que faire des œuvres. Darger lui aurait répondu : « Vous pouvez les garder, M. Leonard16 », ou « C’est entièrement à vous, gardez-le s’il vous plaît17 », ou encore « Prenez-le. Gardez-le. Je n’en veux pas18. » La transmission de l’ensemble à Nathan Lerner est confirmée par un témoignage tardif de David Berglund rapportant un propos de Darger : « C’est trop tard maintenant. Ça appartient à M. Lerner19 » – comme s’il était évident que ses œuvres reviennent au propriétaire de la chambre. La chronologie des faits entre la découverte et la première exposition en 1977 demeure incertaine. Nathan Lerner ouvre la porte de la chambre à divers curieux et étudie plus en détail l’œuvre de Darger. Il met probablement un peu de temps à se décider à dévoiler au public une création de nature privée. Quelques années après sa diffusion publique, il évoque ses doutes : « Parfois, surtout au début, je n’étais vraiment pas sûr que c’était ce que je devais faire, que c’était ce qu’il voulait. Tenez, cet homme, toutes ces années, a conservé précieusement ces choses, ne les a montrées à personne, et ça devait signifier qu’il ne voulait pas qu’elles soient vues. Et voilà que je les montre. Est-ce que c’est la bonne chose à faire ? Je n’en étais vraiment pas certain20. » « J’ai quelque chose de merveilleux à vous montrer21. » La première présentation publique de l’œuvre de Darger a lieu, sur l’initiative de Nathan Lerner, au Hyde Park Art Center de Chicago. Proposée par Jim Faulkner et Esther Sparks, attachée de conservation à l’Art Institute, l’exposition est financée par Ruth Horowitz et l’Illinois Arts Council. Le Hyde Park Art Center, créé en 1939 en périphérie de Chicago et destiné à la scène locale, montre, dès les années 1960, un art innovant, mêlant surréalisme et bande dessinée, dû à d’anciens étudiants de l’école de l’Art Institute de Chicago : les Monster Roster, les Hairy Who (expositions en 1966 et 1967) et les Chicago Imagists. Le centre n’hésite pas à exposer des artistes en marge du système, 9 TROP TARD ? HISTORIOGRAPHIE D’UNE DÉCOUVERTE tels qu’Aldo Piacenza en 1971 (commissariat assuré par l’artiste Roger Brown, qui fait partie des Chicago Imagists) et, en 1974, l’autodidacte originaire de Chicago Pauline Simon. En 1977, peu avant l’exposition dédiée à Darger, c’est l’œuvre fantastique de Gertrude Abercrombie qui y est présentée, suivie de « Surrealism in 197722 ». « The Realms of the Unreal. The Work of Henry Darger », qui se tient du 25 septembre au 5 novembre 1977, réunit environ 145 œuvres de natures différentes, y compris les plus violentes23 : majoritairement des panoramas, mais aussi des collages, les premières peintures de ruines, des portraits de généraux et de Blengins* (alors nommés « monstres »), des cartes et drapeaux. Découpées des albums dans lesquels l’artiste les avait reliées, les peintures sont accrochées aux murs à l’aide de pinces. Sur l’insistance de Nathan Lerner24, sont également montrés des objets de la chambre tels qu’études, coupures de presse*, écrits, agrandissements photographiques, scrapbooks*, cahiers de coloriage, etc. Le critique Jack Burnham décrit l’exposition en ces termes : « Durant ces mois d’automne, le Hyde Park Art Center était un videgrenier, un chaos visuel, mais c’était aussi l’exposition la plus vitale et illuminante que j’ai vue à Chicago. » Selon lui, l’art de Darger « possède l’innocence, un trait essentiel qui manque aux naïfs professionnels de Chicago […] Et comme la naïveté est éminemment corruptible, un bon artiste naïf est un naïf mort25. » Durant l’exposition, plusieurs critiques s’intéressent à la vie de Darger, qui fascine autant que son œuvre. Si le contexte est globalement propice à la réception d’un nouvel outsider de l’art (Chicago en compte déjà d’autres, comme Joseph Yoakum), quelques critiques ne manquent pas d’opérer des raccourcis entre la vie et l’œuvre. Holland Cotter estime que « le sadisme sexuel est manifeste », tandis que Robert Hughes qualifie Darger de « Poussin de la pédophilie26 ». À l’inverse, le critique John Forwalter fait une analyse formaliste de l’œuvre de Darger, ne se focalisant pas sur l’iconographie : « Tous les spectateurs semblent oublier que Darger (Dargarius) était un génie décoratif. Submergé par ses enfants étripés et décapités, ses légions de guerriers et de dragons, et son monde physique d’effroyables tempêtes, tornades et explosions cataclysmiques, on passe facilement à côté de ses talents de composition27. » En 1979, le Museum of Contemporary Art de Chicago organise l’exposition « Outsider Art in Chicago », qui rassemble des artistes naïfs locaux tels Henry Darger, Lee Godie et Joseph Yoakum. Beaucoup d’œuvres proviennent des collections des Chicago Imagists, qui exposent eux-mêmes leurs propres travaux, témoignant de l’impact de leurs aînés. La même année, l’exposition « Outsiders. An Art Without Precedent or Tradition » est présentée par le Arts Council of Great Britain à la Hayward Gallery de Londres, sous le commissariat de Victor Musgrave et de Roger Cardinal – qui a été le premier à employer le terme outsider art dans une publication éponyme en 1972. Musgrave a d’abord douté de la pertinence d’y insérer l’œuvre de Darger : « Henry Darger, extraordinaire même parmi les Outsiders, bien qu’initialement nous eussions des réserves à l’idée de l’inclure. Ces réserves étaient dues à la nature “culturelle” de ses sources – dessins dans de vieux albums, magazines et bandes dessinées* – qu’il photographiait et faisait réduire ou agrandir au drugstore local pour les adapter à l’échelle de ses peintures, et à partir desquelles il faisait des décalques modifiés28. » Quant à Roger Cardinal, il qualifie de « visions singulières » le travail des artistes exposés. « Vivant en dehors de la juridiction du système, ils sont heureux tels 10 HENRY DARGER, 1892 – 1973 Fig. 3 Vue de l’exposition « Parallel Visions. Modern Artists and Outsider Art », Los Angeles County Museum of Art, Los Angeles, octobre 1992-janvier 1993. 22. Les membres du Chicago Surrealist Group sont parmi les premiers à montrer l’œuvre de Darger, lors de l’exposition « Surrealism in 1977 » qu’ils présentent cette année-là à Gary (Indiana). 23. La liste des œuvres exposée est conservée dans les archives du Hyde Park Art Center. 24. Voir K. Lerner dans Henry Darger. Disasters of War, op. cit., p. 23. 25. Jack Burnham, « The Henry Darger Collection : Another Treasure Lost to Chicago ? », New Art Examiner, vol. 7, n° 1, octobre 1979, p. 1-10. 26. Jim Elledge, Henry Darger, Throwaway Boy. The Tragic Life of an Outsider Artist, New York, Londres, Overlook Duckworth, 2013, p. 317. 27. J. Burnham, « The Henry Darger Collection […] », op. cit. 28. Préface de Victor Musgrave in Outsiders. An Art Without Precedent or Tradition, Londres, Hayward Gallery, 1979, p. 13. Fig. 4 Couverture du catalogue de l’exposition « Présumés innocents. L’art contemporain et l’enfance », CAPC musée d’art contemporain, Bordeaux, juin-octobre 2000. 29. Roger Cardinal, « Singular Visions », in ibid., p. 21. 30. J. Burnham, « The Henry Darger Collection […] », op. cit. 31. L’exposition au Hyde Park Art Center était accompagnée d’un simple fascicule. 32. Cité par Jeff Huebner, « In the Realms of the Senses », Chicago Magazine, juillet 1997, p. 65. qu’ils sont et le travail qu’ils font, réalisé dans des conditions de secret et d’isolement, porte sa propre justification. Ils n’ont pas de désir de promotion ou de reconnaissance, en d’autres termes de supervision. Ils travaillent avec leurs propres règles et, curieusement, personne ne semble savoir que les autres existent, chacun étant si absorbé dans sa propre activité. […] Ils semblent travailler seuls, pour eux-mêmes, pour le plaisir que cela procure29. » En 1980, la Phyllis Kind Gallery à New York expose « The Drawings of Henry Darger ». Si Nathan Lerner se montre d’abord réticent à l’idée de démembrer un ensemble pictural qu’il voyait comme un tout30, des œuvres sont peu à peu vendues séparément par la galerie. En 1992, l’exposition itinérante « Parallel Visions. Modern Artists and Outsider Art », montée par le Lacma, propose une confrontation entre créateurs affiliés à l’art brut (Aloïse, Joseph Crépin, Henry Darger, etc.) et des artistes tels Karel Appel, Georg Baselitz, Salvador Dalí ou Annette Messager. À partir du milieu des années 1990, la diffusion de l’œuvre de Darger s’accélère. Cela commence par deux événements importants : une première exposition monographique à l’étranger, à la Collection de l’art brut de Lausanne, lieu fondé par Jean Dubuffet et Michel Thévoz. L’exposition « Henry J. Darger. Dans les royaumes de l’irréel », qui se tient en 1996, est accompagnée d’une importante publication, la première dédiée à l’artiste31. Le second événement est l’exposition itinérante « Henry Darger. The Unreality of Being », initiée la même année par l’University of Iowa Museum of Art, ensuite présentée à l’American Folk Art Museum de New York, puis à San Francisco, Atlanta, enfin Chicago. Le commissaire, Stephen Prokopoff, a choisi un ensemble de panoramas, des Blengins et quelques portraits de généraux, laissant de côté les scènes les plus violentes au profit de l’œuvre tardif, à l’iconographie plus arcadienne : « Darger s’est fait une réputation de vieux vicelard. J’ai tout fait pour avoir les plus belles images. Le nombre d’images effroyables est en réalité assez restreint. Par rapport aux standards de la télévision contemporaine, c’est très léger. Mais cela ajoute de l’intérêt à l’histoire de la rendre plus salace32. » Lors de l’étape new-yorkaise de l’exposition, des peintures aux sujets plus explicites complètent la sélection initiale. Nathan Lerner meurt en 1997, au moment même où la notoriété de Darger s’accroît. C’est finalement sa veuve, Kiyoko Lerner, qui réalisera en partie le souhait de son époux de préserver le contenu de la chambre : en 2000, l’ensemble des objets qu’elle contient (mobilier, matériaux de peinture, scrapbooks, etc.) est donné à l’Intuit Center de Chicago, lieu créé en 1991 et dédié à l’outsider art. En 2001 est inauguré le Henry Darger Study Center à l’American Folk Art Museum de New York, qui rassemble tous les manuscrits de l’artiste, ainsi que ses études préparatoires, agrandissements photographiques et autres, le musée ayant déjà acquis nombre de ses œuvres. Au début des années 2000, l’œuvre de Darger est accueilli dans des lieux dédiés à l’art contemporain le plus pointu, grâce à l’engagement de Klaus Biesenbach qui le présente au PS1 à New York en 2000, puis au Kunst-Werke de Berlin en 2001. Biesenbach considère son travail comme prémonitoire de celui de plusieurs artistes contemporains. Toujours en 2000, une œuvre de Darger fait la couverture du catalogue de l’exposition « Présumés innocents », qui réunit de nombreux artistes contemporains au CAPC de Bordeaux. Lors de l’exposition « DARGERism », qui se tient en 2008 à l’American Folk Art Museum, est forgé ce terme pour désigner l’influence de Darger sur la scène actuelle. 11 TROP TARD ? HISTORIOGRAPHIE D’UNE DÉCOUVERTE