Formes en devenir.
Entre bios mathématiques et philosophie
Entretien avec Alessandro Sarti1, par Igor Pelgreffi2
De quelle façon, dans le bios, coexistent la répétition automatique et la production de nouvelles
formes ? Comment le vivant et les formes de vie, toujours plus soumises au système biopolitique,
peuvent changer leurs propres lois de constitution ou de fonctionnement ? et quel rôle joue la
corporéité dans ces processus, qui dans leur portée plus générale, sont des processus non seulement
de type écologique, mais aussi social et politique ?
Pensée critique et philosophie s’interrogent de longue date sur ces questions, questions qui touchent
leurs propres présupposés théoriques. D’une certaine manière, la question de la modélisation du bios
est une question qui a traversé une bonne partie de la pensée du vingtième siècle. Tout dépend
cependant des outils que nous utilisons pour y répondre. Que se passe-t-il lorsque l’outil est non pas
la philosophie, du moins directement, mais les mathématiques ? Nous avons posé la question à
Alessandro Sarti, spécialisé en modélisation mathématique des systèmes vivants, du cerveau et de la
perception neurosensorielle : cette discipline se situe à mi-chemin entre sciences et philosophie, entre
épistémologie et recherche du « sens » du phénomène biologique. Mais pas uniquement.
Mathématicien de formation, originaire de Modène et de Bologne, il travaille depuis des années à
Paris en tant que directeur de recherche CNRS à l’EHESS. Il a longtemps travaillé avec Jean Petitot
et il a récemment fondé le groupe de mathématiques hétérodoxes « Cardano », aux côtés de Giuseppe
Longo et Nicolas Bouleau.
Igor Pelgreffi
En guise de première question, je te demanderai de présenter ton domaine de recherche, y
compris à travers une analyse du lexique qui le représente : individuation, morphogénèse,
émergence d’une forme, et au fur et à mesure, tous les autres concepts parmi lesquels le
concept fondamental, pour toi, d’hétérogenèse différentielle. Au fond, tous ces concepts sont
des manières de repenser le thème « classique » des équations différentielles et du gradient,
c’est-à-dire de la façon dont les variations vectorielles s’organisent fonctionnellement au sein
d’un domaine. Essayons alors de comprendre : qu’est-ce qui relie ces nœuds lexicaux ? Et,
chose que nous comprendrons je pense au fil de l’entretien, quel est l’enjeu concret dans ces
discours en apparence abstraits ?
Alessandro Sarti
La question sur laquelle je travaille concerne les formes, ou mieux, le devenir des formes. Je
la traite en tant que mathématicien, mais dans l’esprit de la philosophie française du XXe
siècle, de Gilbert Simondon à Gilles Deleuze. Dans ce contexte, le devenir de formes est le
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Alessandro Sarti est Directeur de Recherche CNRS à l’EHESS et associé au Collège de France
Igor Pelgreffi enseigne la philosophie chez l’Université de Vérone
passage d’une dimension intensive à son expression dans les formes dilatées dans l’espace et
le temps. Pour Simondon, il s’agit du passage d’une dimension pré-individuelle à
l’individuation des formes comme processus jamais complètement achevé. L’individu n’est
jamais complètement déterminé et est au contraire perpétuellement en « formation ». Deleuze,
de manière analogue, entend le devenir comme le passage d’une dimension virtuelle à son
actualisation. Toutefois, il considère ce passage comme la solution d’un problème, pour lequel
il reprend le calcul différentiel de Leibniz, et construit la morphogénèse comme actualisation
d’un problème différentiel. Dans le Deleuze de Différence et Répétition, le différentiel est
encore celui de la physique mathématique ou du structuralisme dynamique thomien, à savoir
un différentiel défini de manière uniforme dans un espace. Seulement plus tard, dans sa forme
la plus aboutie avec Felix Guattari, on parvient à une définition d’« hétérogenèse » dans le
sens d’un virtuel hétérogène, dans lequel les éléments génératifs des dynamiques sont
hétérogènes et s’assemblent par « agencements ». Il s’agit d’une transformation d’une
ampleur philosophique considérable. A la différence de la physique mathématique et du
structuralisme où le devenir des formes découle de générateurs homogènes dans l’espace et le
temps, donnant lieu à des lois externes, l’hétérogenèse introduit la possibilité de modifier
les lois de manière spatiale et temporelle. L’hétérogenèse est précisément la dynamique qui
permet de générer des formes nouvelles.
Le problème, c’est que pour faire tout cela, les mathématiques n’existent pas. Le problème
différentiel comme l’avait pensé Leibniz n’est pas suffisant. Voilà, moi je m’occupe
véritablement de ceci : comment repenser le différentiel pour le devenir de formes de
l’hétérogénèse. Les domaines empiriques de ces dynamiques sont variés et concernent les
dynamiques imaginatives dans les sciences cognitives, les devenirs phylogénétiques dans les
sciences de la vie, la sémiogenèse dans les théories du sens, les morphodynamiques
microhistoriques en sciences humaines et les dynamiques de la multitude en philosophie
politique.
IP
Les histoires et les biographies sont une question de passages, de traces, d’images. Je voudrais
que tu me parles de l’aspect historique qui sous-tend l’approche de ta recherche, afin de
préciser davantage le cadre dans lequel elle se situe. Par exemple : certaines des brèves
références que tu as indiquées renvoient à un certain post-structuralisme (à l’instar de celui de
Deleuze) tandis que d’autres, probablement, concernent encore les potentialités du
structuralisme. Je veux dire, c’est intéressant, le fait que ton travail semble s’inscrire dans une
certaine tension, dans un passage résistant, entre ces deux paradigmes qui ont tous deux
profondément marqué, précisément, l’histoire de la pensée récente.
AS
Je commencerais par le fait que le travail que nous sommes en train de mener a des aspects
communs avec celui porté par René Thom et Jean Petitot dans les années 70-80, mais sur des
supports et des dynamiques différents. A cette époque, le grand courant de pensée qui
s’inspirait des travaux de Lévi-Strauss en anthropologie culturelle, de Jacobson en
linguistique, de Greimas en sémiotique, de Tesnières en phonologie etc., est désormais arrivé
à terme, tout du moins dans sa définition philosophico-ontologique. Concernant cette
élaboration, l’intervention de Thom-Petitot doit être lue comme une sorte de traduction du
structuralisme d’un point de vue épistémique : une véritable réécriture en termes de
dynamiques matérielles, de devenir de formes dynamiques. Le structuralisme dynamique, en
effet, propose une relecture de la théorie des structures au travers de la théorie des
catastrophes de René Thom, de sorte que les structures deviennent des systèmes dynamiques
contrôlés. Ainsi, le cadre sémiotique de Greimas devient une catastrophe avec quatre
possibles dynamiques contrôlées par des paramètres adéquats ; la formule canonique du
mythe de Lévi-Strauss devient une catastrophe avec huit possibles dynamiques, et ainsi de
suite. Grâce au contrôle des dynamiques, il est possible de passer d’un côté à l’autre du cadre
sémiotique ou traverser les états de la dynamique du mythe, en faisant un choix parmi les
possibles dynamiques mises à disposition par la catastrophe. Il s’agit d’un véritable théâtre
de marionnettes, où les paramètres contrôlent les dynamiques comme les fils contrôlent
les actants...
IP
Jusqu’ici, en somme, il y a encore un peu trop de déterminisme, de causalisme, de possibilité
« de contrôle », à tous les niveaux.
AS
Tout à fait. Suite à une critique cinglante que Michel Foucault fait à l’encontre du
structuralisme en tant que système relationnel de positions vides et interchangeables, dans les
années 80, grâce aux travaux de Deleuze et Guattari, la pensée sur le devenir des formes se
transforme radicalement. Et alors entre en jeu le concept d’hétérogenèse : hétérogenèse
comme dynamique sans contradiction, pure production affirmative pouvant revêtir des
dynamiques infinies grâce à un virtuel en perpétuelle recomposition. Mais, comme je le
rappelais juste ci-dessus, pour cette pensée, aucune traduction en termes épistémiques, aucune
restructuration en termes de dynamiques matérielles ne s’est encore produite. Aujourd’hui,
nous nous occupons précisément de cela, en cherchant à donner une épaisseur épistémique – à
travers les recherches mathématiques que nous menons, et les modélisations expérimentales,
c’est-à-dire à l’aide également de simulations numériques – à cette élaboration conceptuelle
qui prend le nom de post-structuralisme.
Il s’agit de réfuter les accusations de superficialité et d’irrationalité qui ont été adressées à
l’égard de cette pensée, et de montrer que l’hétérogenèse met en œuvre des dynamiques
matérielles qui sont fondamentales dans les sciences de la vie et dans les sciences de l’homme
ou, plus généralement, dans le cadre d’une écologie politique à venir.
IP
Tu ne l’évoques pas, aussi un peu par modestie, mais ton groupe et toi êtes en train de tenter
d’inventer une nouvelle forme de mathématiques. Plus précisément, des mathématiques
capables de décrire le vivant, et qui se présentent de façon très différente, dans leurs
fondamentaux, par rapport aux mathématiques « précédentes », qui sont encore, après tout,
d’influence classique ou cartésienne. Nous reviendrons bientôt sur cet aspect, qui est
intéressant à plusieurs égards. Par exemple, s’il est vrai que ta modélisation en termes
mathématiques du vivant emprunte de nombreux éléments deleuziens et guattariens, il est
également vrai que tu enrichis cette référence avec de nombreuses autres connexions
théoriques de différentes sortes, et qui n’épousent pas toujours parfaitement la « pensée de la
vie » deleuzienne. C’est comme si tu cherchais à travailler aussi cette même approche
philosophique, en la modifiant selon un processus morphogénétique.
Par contre, là, nous entrons dans la sphère problématique du positionnement de tout chercheur
par rapport à lui-même et aux institutions, n’est-ce pas ? Au fond, nous sommes en train de
parler de la manière dont une personne (nous, les instituts de recherches, les centres de
manipulation) modèle le vivant, et au sein de ce discours, nous sommes également en train de
parler de dispositifs de transmission du savoir, de programmes de reproduction du savoir qui,
par exemple, proposent un modèle plutôt qu’un autre, une mathématique plutôt qu’une autre,
etc. Autrement dit, le savoir se transmet, de reproduit, mais la vie se reproduit elle aussi ; dans
les deux cas, c’est ce que nous qualifions de « variation » qui est déterminant (thème typique,
comme tu sais, de l’épistémologie française contemporaine, au moins depuis Canguilhem,
puis avec le premier Derrida, etc.).
Mais revenons alors aux thèmes d’actualité. Pour commencer, la tienne. Tu donnes différents
cours, l’un s’intitule Dynamiques post-structurelles : devenir hétérogène, intensif, singulier ;
l’autre s’intitule quant à lui Morphodynamiques : esthétiques, sciences de la natures et
sciences sociales. De plus, tu enseignes un cours Collège de France intitulé
Neuromathématiques. Essayons de comprendre ensemble de quelle manière, dans ton
approche, les différents termes se connectent entre eux, et également dans quelle mesure ils
sont liés de manière transdisciplinaire à la sociologie, à la sémiotique, à la biologie et aux
autres disciplines que nous rencontrons fréquemment dans tes textes ?
AS
Le séminaire Dynamiques post-structurelles s’intéresse précisément au devenir de formes,
d’où le terme morphodynamique ou simplement dynamique. Il traite en particulier de ces
formes qui ne sont ni structures, ni chaos. Donc, entre d’un côté les dynamiques chaotiques
et de l’autre les structures, il existe quelque chose au milieu. Entre les structures
(symboliques, biologiques, physiques, politiques) et l’absence totale de forme, il y a quelque
chose d’autre qui nous intéresse. Il y a un devenir de formes très riche qui casse les structures,
modifie les lois, réorganise les dynamiques existantes. Le cours s’interroge sur la façon dont
naissent ces formes, sur les conditions de leur émergence. Il s’interroge donc sur le virtuel de
ce déploiement dynamique. A la différence des formes de la mathématique physique et des
formes du structuralisme, ces dynamiques se caractérisent, d’un point de vue
mathématique, par un virtuel hétérogène, défini par une multiplicité de contraintes
différentielles, distinctes les unes des autres, dans l’espace et dans le temps. Quelle différence
par rapport aux lois de la physique, qui sont définies par une équation ou un système
d’équations valables, toujours et partout, de façon homogène, au sein d’un domaine donné !
Voici donc le terme hétérogène expliqué dans le titre du cours, qui se réfère justement à la
multiplicité des différentes contraintes différentielles d’où proviennent les dynamiques. Le
fait que cette hétérogénéité appartienne au virtuel et non pas uniquement à son actualisation
dans des formes étendues (hétérogénéité déjà présente dans le structuralisme) explique la
présence du terme intensif : l’hétérogène se situe dans le virtuel, dans l’intensif, sur le plan
génératif, sur ce plan que Simondon qualifie de pré-individuel, car il se situe en amont de
toute individuation de formes. Ce sera ensuite la concentration de ces différentiels
hétérogènes et leur recomposition continue qui engendrera des dynamiques spécifiques,
nouvelles, que nous pouvons appeler singularité, en raison de leur caractère non réductible à
des formes connues. Tu me demandais quels sont les domaines empiriques où nous
retrouvons ces formes ? Ces dynamiques sont présentes par exemple dans l’activité cérébrale.
Si le bassin empirique du structuralisme dynamique de Thom et Petitot est l’ontogenèse ou
mieux, l’embryogenèse, c’est-à-dire les dynamiques qui construisent le corps biologique, avec
leurs ruptures de symétries dynamiques contrôlées (l’embryogenèse est surtout une
dynamique du contrôle), le bassin empirique auquel il faut faire appel pour les dynamiques
post-structurelles est le cerveau, c’est-à-dire le corps sans les organes par excellence, le corps
qui, grâce à sa plasticité, change ses règles de manière dynamique et se reconstruit
continuellement de manière située. Il est donc nécessaire d’approfondir les dynamiques
cérébrales, qui est à la base du séminaire Neuromathématiques auquel tu faisais référence,
séminaire qui existe depuis désormais dix ans, que j’organise aux côtés de Giovanna Citti et
Jean Petitot, et qui se tient maintenant dans les locaux du Collège de France.
D’autre part, nous retrouvons des dynamiques post-structurelles dans les sciences de la vie
lorsque l’on examine l’évolution des formes vivantes sur l’axe de la phylogenèse le long
duquel se réorganisent leurs contraintes génératives. Nous retrouvons alors les deux axes
temporels typiques des dynamiques post-structurelles. De même, nous retrouvons des
dynamiques post-structurelles dans les devenirs historiques, thème développé au cours d’un
séminaire que je tiens aux côtés de Maurizio Gribaudi à l’EHESS, intitulé
Morphodynamiques: esthétique, sciences de la nature et sciences sociales. Maurizio Gribaudi
est un micro-historien turinois issu de l’école de Giovanni Levi, école qui enseignait à
considérer les histoires en termes de dynamiques de formes, devenir de morphologies, dans le
sillage de Goethe et de Benjamin. Le séminaire est aujourd’hui un lieu d’élaboration allant
dans le sens d’une morphologie du multiforme, contre les formes d’une historiographie
contemporaine qui pense l’histoire comme le développement progressif de phénomènes
globaux qui caractériseraient de manière uniforme l’ensemble d’une société, de ses structures
portantes jusqu’aux formes symboliques et relationnelles. Cette homologation s’effectue tant
dans l’espace, dans le sens que ces mêmes phénomènes seraient présents de manière uniforme
dans toute la société, que sur l’axe temporel, sur lequel ces logiques mêmes se déploieraient
sur de longues périodes historiques. Il s’agit au contraire de reprendre et d’actualiser
l’hétérogénéité des forces et l’ensemble des assemblages syncrétiques qui sont à l’origine des
dynamiques historiques. Il s’agit en tout cas de petits séminaires de recherche avec au
maximum une vingtaine de participants, mais toujours très actifs. Le dernier exemple
important de dynamiques post-structurelles, nous le retrouvons dans le domaine de la
philosophie politique, avec le concept de multitude, ainsi qu’il a été élaboré par la pensée
post-opéraïste (post-ouvriériste) italienne.
IP
Je t’invite maintenant à parler de ce qui est, d’une certaine façon, la clé de voûte ou l’enjeu de
ton travail, qui révèle également un aspect critique et politique. Dans certaines de nos
conversations précédentes, nous avons par exemple parlé de l’intelligence artificielle et de son
impact, tout comme nous avons parlé de l’automatisation du travail, des existences, du temps.
Il me semble que tes travaux s’orientent vers la recherche d’une plus grande clarté sur la
forme et sur les stratégies formelles des domaines dominants, des habits conceptuels (pour
parler comme Gargani) avec lesquels on étudie, également du point de vue mathématique ou
de ladite « mathématisation du monde », ces urgences de notre monde historico-social. J’irais
jusqu’à qualifier ta démarche d’épistémologie critique.
AS
Le thème de l’automatisme dans les technologies et, en particulier, la question de
l’intelligence artificielle, je les crois liés à un processus d’émancipation des processus
d’élaboration automatique de l’information, émancipation qui s’oriente vers des possibilités
de production de sens. Quelle est la différence entre élaboration de l’information et
production de sens ? Donnons un exemple. Pendant des années, nous avons étudié et façonné
les procédés cérébraux en tant qu’élaboration de l’information, même si, il est vrai, c’était
sous une forme plus raffinée par rapport à l’élaboration symbolique du cognitivisme
cybernétique des années soixante. Même les techniques contemporaines d’apprentissage
profond (deep learning) via les réseaux neuronaux convolutionnels, grâce auxquelles se
construisent les morphologies cérébrales à partir d’une banque de donnée de stimuli, sont au
fond une forme d’élaboration de l’information. En effet, le réseau neuronal ne fait rien d’autre
que reformater la statistique des stimuli, desquels il dépend complètement. Ce que nous
observons de manière expérimentale dans les dynamiques cérébrales est cependant bien
différent. En effet, on constate que les morphologies cérébrales dépendent non seulement des
stimuli du monde extérieur, mais aussi de la présence du corps situé : le corps cinématiquedynamique avec ses contraintes mécaniques, mais aussi (et surtout) le corps chaud avec les
grands systèmes de régulation, lié à la sexualité, aux circuits des aliments, à l’émotion, etc.,
dont s’est occupé pendant longtemps le neuroscientifique spinoziste Antonio Damasio.
La présence du corps module les morphologies cérébrales à travers des mécanismes
d’apprentissage renforcé, de manière à ce que seules les morphologies qui ont été renforcées
par le feedback corporels restent actives. Les circuits cérébraux sont donc sélectionnés par
rapport au fait qu’ils sont plus ou moins significatifs pour le corps situé et deviennent ainsi en
soi dotés d’une signification. Nous touchons ici du doigt la théorie thomienne de la
signification, sur laquelle le mathématicien français refonde sa physique même du sens d’un
point de vue nettement moins structurel par rapport à la théorie des catastrophes. C’est-à-dire,
la théorie selon laquelle se constituent des formes significatives lorsque les prégnances
corporelles prennent, en les modulant, les formes saillantes. La puissance de l’apprentissage
renforcé va en outre bien au-delà de la réponse automatique à des stimuli pavloviens. C’est ce
que montre par exemple Patrizia Violi dans une série de travaux très intéressants sur
l’émergence des sémioses primaires entre le nouveau-né et sa mère. Des sémioses présymboliques mais déjà transindividuelles et sociales, irréductibles à tout traitement de
l’information désincarné. Ce sont les deux voies, certainement parmi de nombreuses autres
possibles, à travers lesquelles j’ai cherché à réélaborer le concept de dynamique différentielle.
IP
Tu cherches donc aussi, me semble-t-il, à prendre part, certes à partir d’une position un peu
marginale mais « singulière », au débat actuel sur la biologie et sur le contrôle du bios. Sur la
biopolitique, en somme. En une phrase : la manière dont on étudie des dynamiques
biologiques (ou cérébrale dans d’autres cas) données, n’est pas neutre ou établie une fois pour
toutes. Ce n’est pas quelque chose d’automatique : ça peut être désautomatisé. Ta manière de
travailler est un élément de cette macro-désautomatisation fort souhaitable, et on comprend
bien, de ce point de vue, un certain accord sur le fond avec l’approche d’autres chercheurs,
tels que Giuseppe Longo dans le domaine de l’épistémologie biologique et, encore plus sur le
fond, d’un penseur tel que Bateson qui, d’ailleurs, comme tu le sais, a également beaucoup
travaillé sur les étranges rapports entre cybernétique et organisme biologique, entre calcul et
incalculable, disons cela comme ça, en construisant un certain nombre de parallélismes,
d’homologies formelles précises, peut-être même des morpho-dynamiques communes.
AS
En effet, il est vrai que les modèles de dynamique dominants établissent de véritables lois
auxquelles le bios serait soumis. Les sciences de la vie seraient ainsi façonnées par les mêmes
critères de la physique-mathématique, sur la base de symétries, de groupes d’invariance, etc.
Giuseppe Longo, avec Francis Bailly, s’est pendant longtemps chargé de montrer les
singularités du vivant par rapport au caractère général des objets de la physique. Dans le
même ordre d’idées, nous nous sommes intéressés aux aspects plastiques de la dynamiques, et
en fin de compte, nous cherchons à comprendre comme le bios est capable de changer les
lois, comment le bios est capable de s’émanciper des dynamiques du contrôle et de s’inventer
de nouvelles formes dynamiques : comment le bios, dans ses aspects cognitifs, sociaux,
écologiques, est capable de réorganiser son propre virtuel pour générer des formes nouvelles,
en amont et indépendamment de tout captage structurel.
Il s’agit d’utiliser les mathématiques non pas comme un dispositif de contrôle pour
réduire la multiplicité et la variété des possibles dynamiques au sein de schémas
nomologiques mais, au contraire, de les utiliser comme un outil d’ouverture et de
multiplication des possibilités. Plutôt que de trouver une solution classificatoire à des
problèmes déjà posés a priori, les mathématiques peuvent élargir l’horizon problématique. Et
c’est là l’apport de l’hétérogenèse à une théorie morphodynamique capable de produire un
devenir de formes hétérogène, intensif et singulier.
IP
Tes travaux sont assez empreints de philosophie, ou du moins de tension philosophique. A ce
propos, en reprenant ton modèle, dans lequel une référence au corps se superpose au concept
de différence dans la répétition, j’aurais beaucoup de questions. En voici seulement quelques
une, très brèves. La première : complexité et conception systémique. Ce sont deux signifiants
que tu utilises peu, mais qui sont peut-être implicites dans ton discours ? Corrige-moi si je me
trompe. C’est-à-dire qu’il y aurait d’une part un renvoi à la tradition de la Gestalt, tandis que
d’autre part, il y aurait un renvoi aux études sur les systèmes biologiques et sur l’autopoïèse.
AS
En réalité, j’entretiens un rapport compliqué avec le monde des systèmes complexes, peut-être
pour des raisons biographiques. J’ai été appelé à venir en France en 2009 par Paul Bourgine,
alors directeur du CREA, pour diriger l’Institut des Systèmes Complexes auprès de l’Ecole
Polytechnique, et je me suis retrouvé, une fois arrivé à Paris, à m’interroger sur l’opportunité
même de constituer l’Institut. Ces instituts sont en réalité de grands centres de calcul destinés
à l’innovation, c’est-à-dire à la production d’objets scientifiques qui deviennent également
rapidement des produits commerciaux. Ce sont à la fois des promoteurs et des victimes de la
grande rhétorique positiviste des big data et n’ont souvent pas conscience d’être utilisés en
tant que nouveaux dispositifs de contrôle. Plus que d’innovations, je pense que nous avons
besoin d’inventions. Nous avons besoin d’une pensée scientifique qui porte en soi sa
propre élaboration épistémique. Sans cette pensée, cela signifie qu’elle aura été remplacée
par des automatismes du marché. En revanche, d’un point de vue intellectuel, je me retrouve
dans les paradigmes des pères de la complexité, celui de l’émergentisme et de l’autopoïèse de
Maturana et Varela en particulier.
IP
L’autre question que je voudrais te poser, liée à des aspects purement philosophiques, est la
suivante : Merleau-Ponty et Deleuze. Comment fais-tu pour les faire travailler ensemble ?
Comment s’intègre le protocole holistique, de la corporéité d’un Leib, de l’intersubjectivité
des corps, avec les aspects essentiellement deleuziens du vivant ?
AS
La question est très ouverte, et il existe évidemment une multiplicité d’approches possibles.
Dans de récents travaux menés avec Giovanna Citti et David Piotrowski, Differential
heterogenesis and the emergence of semiotic function, nous tentons d’aborder la question sous
l’angle de l’émergence de la fonction sémiotique, qui constitue un point important de l’œuvre
des deux philosophes. Ces derniers donnent, nous le savons, des réponses différentes, mais
qui ne sont finalement pas si incompatibles entre elles. Dans nos travaux, nous cherchons à
montrer quelles saillances du monde et quelles prégnances corporelles (qui iront ensuite
former des expressions et des contenus) émergent d’un même processus hétérogénétique au
cours duquel les deux phénomènes prennent forme comme actualisation divergente. En
d’autres termes, en partant de la multitude de processus différentiels qui constitue, au fond, la
puissance morphogénétique de la nature, voilà que l’actualisation de ces processus donne lieu
à la formation du corps et aux formes du monde, (si nous voulons l’analyser dans une optique
merleau-pontienne) et/ou donne lieu à une stratification de saillances et de prégnances, de
strates d’expression et de contenu (dans une optique deleuzienne). Dans ce dernier cas, le
corps qui se constitue n’est pas le corps propre de Merleau-Ponty mais un corps multiple,
infra et transindividuel, social. L’actualisation divergente ne s’oriente pas ici vers deux pôles
mais vers une multiplicité, une véritable stratification.
Dans les deux cas, il faut bien dire, on a une autoproduction de sens. Mais il s’agit d’un sens
intime individuel pour Merleau-Ponty et davantage lié à des formes d’extériorité pour
Deleuze. Je trouve très intéressant le fait que dans les deux cas, il n’y a pas besoin d’un
niveau symbolique pour pouvoir parler de sens. Dans les deux cas, l’actualisation divergente
génère des espaces, des axes sur lesquels peuvent, éventuellement seulement, et de manière
successive, être installés des dispositifs de contrôle typiques du symbolique.
IP
Bon, sur Merleau-Ponty je te suis, mais jusqu’à un certain point. Pour qu’ait lieu la
production, toujours mobile, du sens, on a besoin au second plan d’une intersubjectivité, d’un
moment pré-thétique, etc. Je ne serais pas aussi certain qu’il existe, que se constitue
immédiatement, un sens interne et individuel. S’il est vrai que, par rapport à Deleuze, chez
Merleau-Ponty le sujet reste, demeure, il est également vrai que le sujet est complètement
repensé parce qu’il met véritablement en jeu cet arrière-plan naturel, ce pré-thétique ou prélogique d’où il provient, en s’en séparant sans jamais cependant s’en détacher complètement.
Mais ce serait une longue question…L’entretien touchant presque à sa fin, je voulais te
demander : quelle est ta position sur l’écologie aujourd’hui, par rapport à tes recherches, mais
aussi, plus généralement, comme objet politique, comme critique de l’état des choses ?
AS
Nous pouvons certainement définir l’hétérogenèse comme l’ensemble des dynamiques d’une
écologie de l’immanence, où la dynamique s’avère être une pure affirmation, sans
contradiction. Contrairement aux dynamiques structurelles qui s’articulent autour de systèmes
d’opposition, et qui se manifestent en tant que systèmes d’attracteurs ou de potentiels
contrôlés. L’émergence du symbolique est un exemple typique de dynamiques structurelles,
qui s’articulent autour de systèmes d’opposition comme dans le cadre sémiotique par
exemple. L’hétérogenèse en revanche est une dynamique hétérogène qui reste présymbolique, qui échappe à la capture ou qui n’a pas encore été capturée par des systèmes
contrôlés. Dans ce sens, il s’agit d’une écologie de l’immanence. Comme tu l’as toi aussi
souligné à d’autres occasions, avant toute autre tentative de pensée écologique, il faut
dépasser l’idée naïve de l’animal en tant qu’entité capable seulement d’automatismes
stimulus-réponse. Le problème écologique devient donc, d’un côté, le problème des
automatismes.
Au niveau dynamique, on sort de l’automatisme lorsque l’on accède complètement à l’axe de
l’historicité des processus et aux attentes futures. La dynamique s’opère donc sur deux plans
temporels, celui du Kronos de l’actualisation automatique des dynamiques différentielles,
mais aussi sur celui de l’Aion, c’est-à-dire de l’accès au passé et aux possibilités du futur. La
libération de l’automatisme réside dans l’accès à ce plan imaginatif et à la capacité de
recomposition des éléments sur ce plan. C’est l’axe de la phylogenèse dans l’évolution des
espèces, de l’invention du neuf dans les processus cognitifs, c’est le plan du soulèvement dans
les dynamiques sociales (soulèvement, et non révolution, qui est le concept structuraliste du
passage d’un état stable à un autre).
Voici : ces plans sur lesquels se déploie l’hétérogenèse ne sont pas le privilège de l’humain
mais ouvrent un matérialisme imaginatif, bien avant d’être vitaliste, qui s’étend à l’animal, au
végétal, à l’inorganique…
IP
Qu’entends-tu par matérialisme imaginatif ?
AS
Une matérialité génératrice, capable de créer des singularités à toutes les échelles et qui liées à
une « chair vibrante » en perpétuelle recomposition. Une matérialité qui a su non seulement
inventer la vie (et la réinventer radicalement une seconde fois sur la base de la photosynthèse
des cyanobactéries) mais a aussi continué à la réinventer au cours de l’évolution en générant
des millions d’espèces animales et végétales. C’est la multiplicité et la diversité des formes
qui témoigne d’une recherche continue de la nouveauté, une ré-imagination continue,
s’opposant à une vision de la nature statique et dépositaire d’un système de lois immuables.
Donc, je disais, si nous voulons penser à un Nature turn, il faut avant toute chose
abandonner la perspective réductionniste selon laquelle la création de sens serait
exclusivement rattachée aux aspects sémio-linguistiques de la production culturelle
humaine. Il est au contraire nécessaire de se tourner vers des sémioses primaires bien plus
riches, vers une idée de formes signifiantes comme rencontre entre les formes saillantes du
monde et les prégnances corporelles, affectives. Cette rencontre entre saillances et
prégnances, donne déjà lieu à des formes de signification primaire, bien avant toute
émergence du symbolique, comme le montre bien René Thom dans une série de travaux dans
lesquels, comme je le disais, reformule d’un point de vue non-structuraliste sa première idée
de la signification. Ou encore, plus précisément, il s’agirait de penser comme nous cherchons
à le montrer dans ce travail auquel je faisais référence, Differential heterogenesis and the
emergence of semiotic function, que j’ai co-écrit avec Citti et Piotrowski que les saillances du
monde et les prégnances corporelles émergent d’un même processus hétérogénétique par
polarisation multiple (composantes principales ou indépendantes de la dynamique).
Le fait que ces sémioses soient présentes dans chaque devenir hétérogénétique peut être
important pour affronter le problème écologique de manière radicalement différente.
IP
Concluons alors sur la valeur philosophico-politique du type de recherche que tu tentes de
faire. Il s’agit d’une valeur philosophico-politique en lien avec les équilibres internes, mais
aussi « environnementaux », d’une mathématisation du monde. C’est une vieille thématique
de la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles, pensons seulement à Leibniz, auteur que
d’ailleurs tu cherches à récupérer, mais c’est également, si l’on pense à la puissance de la
numérisation et de l’algorithmisation des processus vitaux à chaque niveau, un thème actuel
absolument crucial au sein du débat politique. Peut-être même une frontière, ou un horizon,
pour comprendre vers où nous devons orienter nos vies, individuelles et collectives, en évitant
l’énième fausse posture, que nous paierons « avec les intérêts » au cout d’une ou deux
générations…
AS
Je te réponds de manière très simple. Il s’agit de remettre au centre de nos études les
conditions de production de sens qui ouvrent la possibilité de créer des plans de connaissance
sensible élargies à la dimension technologique, sociale et écologique.
Avec ce changement de perspective, nous pourrons finalement affronter la véritable question,
qui est de savoir comment on change la production de sens et de subjectivation dans
l’interaction avec l’intelligence artificielle. La subjectivation en sortira-t-elle renforcée car les
technologies ouvrent de nouvelles possibilités et des nouvelles formes de vie, ou au contraire,
en sortira-t-elle appauvrie si les technologies fonctionnent comme des prothèses automatiques
de notre intelligence qui baissera ou sera atrophiée ?
Pour conclure, il me semble que la question de la réorientation des technologies dans le sens
d’une libération et d’une ouverture plutôt que d’un asservissement de l’homme à la machine
est centrale. Et pour ce faire, il s’agit de déplacer le débat sur l’intelligence vers le discours
sur la production de sens incarnée et, plus généralement, d’intégrer tout type d’objectivation
informationnelle aux systèmes vitaux, affectifs, sociaux, pas nécessairement centrés sur
l’humain, au contraire, ouverts à une hétérogénéité de forces et à un devenir de formes qui
incluent toutes les dimensions écologiques.
De cette façon, on pourrait résoudre la vieille opposition entre constructivisme et
naturalisation, c’est-à-dire entre devenir imaginatif et morphogenèse naturelle, car, selon moi,
la morphogenèse deviendrait une hétérogenèse ouverte à toutes les solutions novatrices. Peutêtre que cela pourrait être l’occasion de renouer une nouvelle alliance entre le
mathématicien et l’anthropologue, entre l’imagination scientifique et l’imagination
sociale, alliance qui s’est complètement perdue.
Bologne-Paris, octobre 2018
(paru, en Italien, sur « Officine Filosofiche »
http://officinefilosofiche.it/forme-divenire/)