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Relire Humboldt : Quelles valeurs pour fonder une université ?

2019, PUN - Editions universitaires de Lorraine

Relire Humboldt : quelles valeurs pour fonder une université ? in Les valeurs en éducation. Transmission, conservation, novation. (dir.) Jean-Michel Barreau, Xavier Riondet, PUN-Editions universitaires de Lorraine, 2019.

Relire Humboldt : quelles valeurs pour fonder une université ? Christophe POINT Doctorant, Université de Lorraine Equipe Normes & Valeurs – LISEC (EA 2310) Introduction Se demander comment les valeurs traversent les institutions nécessite d'interroger les rapports de condition et d'implication des valeurs au sein de ces institutions. Loin d'être des passagers clandestins au sein des grands navires que sont les institutions, les valeurs en constituent les voiles nécessaires à toute traversée. C'est pourquoi la pensée pragmatiste nous rappelle que ce sont les expériences vécues qui valident en quelque sorte les valeurs morales que le sujet adoptera pour sa conduite pratique future. Si une valeur morale tel que le courage a sorti un individu d'un mauvais pas un jour, alors il sera plus à même de laisser cette valeur le guider à l'avenir. Plus une valeur s'affirme alors dans la pratique quotidienne, plus elle va s'imposer comme une habitude d'action et de pensée. Sur un navire, on ne conserve que les voiles qui résistent aux vents et qui portent le vaisseau efficacement sur les mers. Or, si l'on décrit les institutions comme de grandes habitudes collectives, il faut alors se demander quel a été le choix des valeurs établi lors de la fondation de ces institutions et pourquoi ce choix et pas un autre. Si, de façon similaire 201 aux habitudes individuelles, les valeurs guidant l'action sont choisies selon un résultat espéré, alors quelles sont les effets escomptés des valeurs guidant l'origine de ces institutions ? Deux mouvements de recherche sont alors possibles. Premièrement, c'est à partir des implications désirées que l'on dégagera les valeurs présidant aux conditions d'émergences de l'institution. Ou, deuxièmement, en se concentrant sur les conditions d'une situation, on comprendra pourquoi telle et telle valeur ont été sélectionné au nom de leurs implications espérées. Cette double démarche généalogique des valeurs d'une institution semble aisée à mener "sur le papier", mais en pratique, elles se confrontent à la complexité des situations réelles d'émergence des institutions. Et Humboldt qui a longtemps travaillé sur le langage sait bien que celui-ci, en tant qu'institution collective et moyen de l'épanouissement personnel, au même titre que l'université, n'est pas évident à analyser en ces termes. C'est le cas lorsque l'on étudie la fondation de l'université de Berlin par ce dernier. Quelles sont les valeurs qui traversent la fondation de l 'université de Berlin ? Ou, pour le dire autrement, quelles sont les conditions et les implications de la fondation de cette institution qui ont présidé au choix de ses valeurs ? Effectuons un rapide tour d'horizon de la situation historique de l'Allemagne à cette époque. L’Université allemande qui servira de modèle à la construction des grandes universités américaines voit le jour dans un contexte géo-politique troublé. La bataille d’Iéna du 4 octobre 1806 où Napoléon battit sévèrement le royaume de Prusse (Hartung 1930, 67) eu de lourdes conséquences sur l’Etat prussien. Parmi les territoires annexés à l’empire de Napoléon 1er se trouve le duché de Magdebourg et la prestigieuse université royale de la Halle. Pour compenser la perte de cette université, le ministre chargé de l’éducation nationale, M. Beyme, se propose de créer une nouvelle université à Berlin. Cette réforme du système universitaire s’inscrit dans un mouvement de réforme politique associant un libéralisme institutionnel et un nationalisme culturel alors en plein expansion. Ce contexte formera donc les conditions d'émergence des valeurs que nous recherchons. C’est à partir du 4 septembre 1807 que la réorganisation de l’université commence et M. Beyme se tourne alors vers « divers représentants du monde culturel » (Léon 1922, tome 2:121–67). Parmi ceux-ci, Fichte, Schleiermacher et Humboldt auront une grande importance, à la fois par l’originalité de leurs propositions et par leur 202 influence intellectuelle à cette époque. Cela explique pourquoi, et le premier temps de notre analyse l'étudiera, la conception de l’Université est dès l’origine une question fortement marquée par un langage philosophique (Kaehler 1963, 67 et s.) où nous voyons s'exprimer la complémentarité affichée de ce mouvement réformiste d’agir pour le bien de l’individu et de l’Etat. Pour le chancelier d’Etat en fonction, von Hardenberg1, une partie de la construction d’un nouvel Etat moderne ne peut se faire qu’au moyen de l’éducation et de l’enseignement si celle-ci inclue une forme de fidélité à la Nation. Il faut alors qu’enseigner soit à la fois une recherche de la vérité, une direction vers un perfectionnement moral de l’individu et une formation politique où la coopération de l’individu avec le destin national est indispensable. C’est sur ces éléments, déjà présents dans le Discours à la Nation de Fichte (Fichte 1975), que nous allons nous arrêter dans un deuxième temps, car ils sont les implications escomptées par les valeurs annoncées dans le premier temps de notre analyse. 1. Quelles conditions pour la formation des valeurs de l'université ? La fondation de l’université moderne au début du XIXème siècle en Allemagne peut se lire comme la réalisation concrète des valeurs de l’Aufklärung (Campe, Engel, Dohm). Mais celle-ci n’est pas une doctrine unique que Kant aurait verrouillée conceptuellement2 et chaque auteur doit faire des choix avec les autres courants intellectuels de l’époque pour défendre sa conception des Lumières, et surtout les valeurs qu'il identifie au sein de ce courant complexe. Par exemple, le Discours à la Nation de Fichte nous donne à voir une vision autoritaire et absolue de l’éducation prônée par les Lumières. Ici la valeur mise en avant est le respect d'un ordre du savoir qui impose son autorité sur la pratique pédagogique. A l’inverse, les écrits de Humboldt revendiquent une vision plus libérale ; la valeur maitresse devient ici la liberté du sujet vis-à-vis de cet ordre. Ces divergences de valeurs auraient pu rester de simples débats entre philosophes si celles-ci ne s’étaient pas retrouvées au cœur Pour une vision plus générale du contexte historique de ces réformes, on se reporta à l’article de Bernd Schlüter (Schlüter 2006). 2 Le travail de Jean Quillien nous semble indispensable pour comprendre en profondeur la relation de Humboldt avec la doctrine kantienne et les inclinaisons qu'il lui donne dans ses propres travaux anthropologiques, notamment sur la structure ethnologique du langage (Naert 1992). 1 203 de ce grand chantier que fut la fondation d’une université moderne. En les analysant comme le produit des conditions de cette fondation, nous voulons attirer l'attention sur le fait que ces valeurs ne s'imposent pas d'elles-mêmes à l'époque. Au contraire les valeurs que prônera l'université de Humboldt sont des choix réels et murement réfléchis par celui-ci. Une lecture croisée des textes (Schelling et al. 1979) de Fichte, Schleiermacher et Humboldt permet de dégager les points de rapprochements et de divergence de valeurs entre ces auteurs et de construire le cadre théorique de ces réflexions sur l’Université. Sans nous attarder sur une analyse systématique de celles-ci, nous pouvons retenir deux idées centrales qui seront les conditions propres à l'émergence des valeurs de l'université de Humboldt. Il s’agit premièrement d’une pensée du système comprise comme une totalité à venir et deuxièmement d’une pensée du savoir comme propre fin à sa recherche. 1.1. Première condition ; le savoir comme totalité à venir La réflexion sur l’organisation de l’Université se heurte à une problématique commune aux philosophes de l’idéalisme allemand : comment unifier nos représentations du réel ? La réalité serait composée d’une multitude de parties dont l’esprit offrirait aux regards des hommes la constitution en « un tout ordonné » (Hegel 1969, 419). Produire un système signifie alors rendre compte de l’unité de la totalité. Ainsi l’Université aura pour ces philosophes une double tâche, comprise comme une mission unique. A la fois rassembler toutes les sciences où la raison étudie une part de la réalité, et à la fois promouvoir l’unité de ces sciences dans une démarche rationnelle commune. Ou pour le dire autrement : « Conforme à son concept, l’Université devrait institutionnaliser l’exigence systématique de la philosophie, réaliser le philosophique comme tel » (Schelling et al. 1979, 15). Toutefois, ce projet systématique d’une totalité du savoir peut se mener de deux façons différentes. Une démarche autoritaire où la totalité suppose une organisation totalitaire des acteurs en question et une autre démarche, plus libérale, laissant aux acteurs le choix de la façon d’atteindre cette totalité. A l’origine de cette différence, incarnée d’un côté par la vision de Fichte et d’Hegel et de l’autre par celles de Schleiermacher et de Humboldt, on trouve 204 deux interprétations de la philosophie kantienne sur la question des concepts purs de l’entendement. Opposée à l’autoritarisme de Fichte, Humboldt adopte donc une position libérale, plus souple sur l’organisation de cette université sur le modèle d’une rationalité inachevée et inachevable. L’Université vise cette totalité mais ne la reproduit pas. Ainsi les professeurs seront libres de leur programme et de leurs méthodes. Les étudiants seront libres de suivre leurs études sans cursus imposé entre les différentes facultés. Celles-ci seront autonomes et souples dans leurs relations les unes des autres, dans la nomination des professeurs ou l’allocation des cours dispensée. Enfin, tout particulièrement, la recherche ne sera pas contrainte et le chercheur pourra librement progresser dans la direction qu’il souhaite car le libéralisme de Humboldt lui fait confiance sur la marche à suivre pour progresser vers la totalité toujours inatteignable du savoir. Le libéralisme de Humboldt, associé à cette pensée du système, a donc pour corolaire une foi humaniste en l’homme et en la raison humaine. Cette dernière, naturellement, si on la laisse s’exprimer dans ce qu’elle a de plus intime va se mettre en chemin vers la totalité du savoir. La liberté est ici la valeur vue comme le meilleur moyen de construire le système d'un certain idéalisme allemand. C’est donc cette conception libérale qui guidera Humboldt dans l’organisation interne de l’université. Mais l’organisation externe reposera sur un autre principe de cet idéalisme. 1.2. Deuxième condition : La finalité du savoir au-delà de la pratique L’organisation externe de l’université vis-à-vis de la société ou de l’Etat pose la question de la fin ou du but de celle-ci. Ce problème devient alors dépendant pour les philosophes de l’idéalisme allemand du problème plus général de la conception de l’histoire elle-même et de sa fin. Pour eux, l’histoire est un processus général des sociétés humaines où s’accomplit la rationalisation du monde par la raison des agents humains. Ainsi cette philosophie de l’histoire est également pour nos auteurs le lieu d’un affrontement de deux interprétations de celle-ci. Pour Fichte, le devenir de la raison dans l’histoire est transcendant aux hommes et à leurs intelligences. Ce devenir ne peut alors pas guider naturellement les individus dans leurs pensées et la science se doit de proposer 205 un savoir clair de ce devenir pour guider au mieux l’action des hommes. La science produit donc un savoir théorique de ce devenir dans le but de guider l’action pratique des hommes dans l’histoire. Le savoir théorique n’est alors plus sa propre fin, il est un moyen pour la pratique. Ce qui signifie que l’université doit coordonner sa recherche pour le bien des exigences pratiques donc politiques de l’Etat qui la rend possible. La philosophie de l’histoire de Fichte donne donc une mission politique à la recherche universitaire. A l’inverse, Schelling relit la philosophie de l’histoire comme un devenir immanent de la raison. La raison s’auto-réalise dans le réel à travers les pensées des hommes. L’histoire devient alors naturellement le processus du savoir théorique qui se vise lui-même comme fin en soi. Le savoir théorique ne peut alors être un moyen d’une action pratique, au sens où il s’agit d’orienter ce savoir théorique pour rendre possible une action pratique contraignante. Ainsi l’université doit se mettre au service de ce savoir théorique et de lui seul, elle ne peut avoir d’autres fins politiques que celui-ci : « Là où la pensée conduit et encourage avec enthousiasme la volonté du savoir, là le goût authentique de la science conduit véritablement la pensée vers ses origines. Au contraire, là où la pensée est conduite à des finalités qui lui sont extérieures, là la science peut certes subsister, mais son esprit n'est pas alors, pour le moins, vivant » (Humboldt et al. 1995, 553). Cet apolitisme ontologique du savoir théorique a alors deux conséquences pour l’université. Premièrement, ces interactions avec l’Etat seront minimales pour éviter toute tentative d’une inféodation pratique, d’une politisation partisane. L’Etat ne doit pas traiter ses universités comme des lycées ou des écoles spécialisées ne servant qu’à résoudre des problèmes techniques. Ou pour le dire dans les termes mêmes de Humboldt : « Il [l’Etat] ne doit rien exiger d’elles qui se rapportent immédiatement et directement à lui, mais nourrir la conviction intime qu’elles satisfont aussi leurs propres objectifs quand elles atteignent leur but » (Hegel 1979, 255). Et deuxièmement, l’université se doit alors d’adopter un libéralisme pédagogique où l’on ne fixera pas de règles fixes et sûres aux tendances intellectuelles des étudiants. Il s’agit de penser au développement harmonieux de toutes les facultés des élèves avant tout. Le programme d’enseignement des 206 universitaires sera fixé par la recherche et la découverte et non sur une orientation définie par un programme déterminé comme celui imposé aux élèves de l’enseignement secondaire. Il s’agit de guider les tendances naturelles des étudiants vers le savoir théorique, sans pour autant que l’enseignant ne prétende en maitriser toutes les étapes. La pédagogie du professeur d’université sera faite davantage de conseils et d’encouragements que de rigueur et de sanction. 2. Au nom de quelles implications promeut-on quelles valeurs ? Au-delà des controverses entre les différents représentants de l’idéalisme allemand se joue la construction d’un véritable modèle institutionnel nouveau pour les universités. L’université de Berlin n’est pas le produit d’une réforme isolée au sein de la reconstitution des appareils de pouvoir prussien. Nous voulons montrer, au contraire, qu'elle émerge d'une situation aux conditions philosophiques particulières. Cette situation est celle d’une convergence de valeurs précises, chacune indispensable à la fondation de cette nouvelle université. Humboldt est donc triplement novateur lorsqu’il pense celle-ci. L'expression de ces valeurs impliquées sont un libéralisme philosophique, un institutionnalisme d’Etat et une pédagogie humaniste est une véritable nouveauté dans cet Empire où domine l’autoritarisme, la hiérarchie royale et une pensée de l’homme comme créature du pêché. 2.1. Première implication : un libéralisme philosophique indépendant de l'Etat Pour bien comprendre l’originalité du mélange de ces trois sources intellectuelles, il n’est pas inutile de relire Essai sur les limites de l’action de l’état (Humboldt et al. 2004) qu’Humboldt écrit deux ans après la révolution française, suite à un voyage fait en France en aout 1789. Dans cet ouvrage, Humboldt cherche à répondre à deux questions : 1/ Quel but doit poursuivre l’institution étatique ? 2/ Quelles sont les limites qu’elle doit poser à son action ? Celles-ci vont lui permettre de développer l’une des premières et des plus 207 puissantes pensées du libéralisme classique3 avant même que Rousseau, Kant ou Smith pense à leur tour les finalités de la puissance publique4. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, Humboldt doute de la capacité de l’Etat à former les individus car celui-ci, en tant que puissance publique, ne peut former les citoyens que par une forme déterminée, donc forcément inadaptée et contraignante pour la personnalité de l’individu. L’Etat va chercher à former le citoyen et non l’homme. Or Humboldt préconise une éducation formant d’abord l’homme et ensuite le citoyen, à condition que cela ne sacrifie en rien à la première formation. Donc l’éducation doit être libre du politique et « le moins possible orientée vers des rapports civiques » (Humboldt et al. 2004, 72). Ce n’est qu’ensuite, hors de l’école, que l’homme déjà formé s’éprouvera à l’Etat et se formera comme citoyen. Cette thèse, libérale, sera reprise plus tard par Arendt (Arendt 2000, 232–52). Ainsi l’Etat se doit de prendre soin des universités tout en gardant en tête que « les choses iraient infiniment mieux sans lui » et qu’il doit intervenir « toujours de façon plus discrète » (Hegel 1979, 252). Humboldt veut penser l’université comme un lieu vide du pouvoir politique, un espace purement réservé au savoir. Ce n’est qu’à ce prix d’une éviction du politique que la libre recherche pourra se faire. Derrière cette méfiance envers l’Etat, il y a l’idée, dans la pensée de Humboldt, que le collectif ne peut qu’organiser le particulier en réduisant sa singularité. Ou pour le dire en terme plus hégélien : « Là où l’unité d’organisation existe, il se produit toujours une certaine uniformité dans les effets » (Humboldt et al. 2004, 74). L’Université ne doit alors pas se considérer comme une institution d’éducation publique car elle aurait le triple effet négatif de limiter la personnalité de ses étudiants par une uniformisation contre-productive pour la recherche, de sélectionner ses professeurs non pas sur des critères théoriques mais des critères politiques externes à l’organisation de l’université et de donner une finalité pratique au savoir théorique enseigné. C’est pourquoi les mots de Humboldt sont ici si radicaux : 3 Pensée dont il faut remarquer le dialogue avec celle de Locke. On peut notamment rapprocher la lecture de l'ouvrage d'Humboldt à celle des Deux traités du gouvernement de Locke (particulièrement les chapitres 9 à 11 du deuxième traité, publié en 1689-1690). 4 Sur ce point, on se reportera à la préface d’Alain Laurent et de Karen Horn à notre ouvrage de l’Essai de Humboldt. 208 « En général l’éducation doit seulement cultiver les hommes, sans s’occuper de certaines formes civiques à leur donner ; pour ceci, il n’y a point besoin de l’Etat. […] Chez les hommes libres, l’émulation naît, et il se forme de bien meilleurs professeurs là où leur sort dépend du succès de leurs travaux, au lieu des promotions qu’ils peuvent attendre de l’Etat » (Humboldt et al. 2004, 75). Ainsi, la liberté et l’indépendance des acteurs de l’Université dans leur action est une valeur centrale du politique dans le domaine de la politique universitaire. Les limites données à l’Etat sont des nécessités pour la réforme libérale de Humboldt qui donne pour la première fois dans l’Histoire une liberté quasi-totale aux hommes de savoir dans leurs études. 2.2. Deuxième implication : la fondation d’un commun par l’institution Faut-il alors voir dans cette réforme l’œuvre d’un individualisme étroit qui cherche à se couper de toutes formes d’intelligence collectif ? C’est en effet à ce risque que s’expose une lecture trop rapide des écrits de Humboldt. Pourtant, la relation entre l’individu et la société est plus fine et subtile qu’une simple opposition entre ces deux éléments. Ce qu’il faut comprendre de la radicalité libérale de Humboldt c’est que l’Etat ne peut être que le moyen du développement de la liberté de l’individu. Ce rapport de moyen à fin entre l’individu et l’Etat ne doit jamais s’inverser pour notre auteur. Le commun, en tant que valeur, est à la fois au service de l’individu et sa condition de perfectionnement. Il s’agit donc non pas de dénier l’existence de l’Etat ou de lui refuser une légitimité politique mais de définir les limites de ce qu’il est en tant qu’ensemble de moyens institutionnels. C’est à notre avis le sens qu’il faut donner aux derniers mots du texte de Humboldt sur l’organisation de l’Université : « L’académie, l’université et les instituts auxiliaires forment ainsi un ensemble dont ils sont trois parties intégrantes mais également indépendantes. Ils se tiennent (et les deux derniers, plus que la première) sous la direction et la plus haute surveillance de l’Etat » (Hegel 1979, 260). Ces limites sont marquées par les deux rôles qu’Humboldt reconnait à l’Etat. Pour que l’individu se développe de façon libre et indépendante, deux éléments lui sont indispensables : sa liberté et sa sureté. L’Etat a alors pour rôle 209 de d’assurer sa liberté et de garantir sa sureté. L’Etat ne doit pas se préoccuper de plus. Toute recherche de Bien positif, de bonheur maximal ou d’utilité commune outrepasserait ces deux rôles. Néanmoins, pour que la liberté de l’individu soit un a priori que chacun peut revendiquer sans contrepartie, et pour que la sureté soit le résultat des actions de l’Etat, l’individu ne peut alors se soustraire de cet Etat ou le destiner à une lutte de tous contre tous. L’association avec les autres individus de la société est obligatoire : « Sociétés et associations […] sont l’un des plus sûrs et plus féconds moyens pour produire et accélérer le progrès humain » (Hegel 1979, 12). Un exemple de cette association avec les autres citoyens qui caractérisent cet individualisme élargi de Humboldt peut se lire au chapitre 14 de l’Essai intitulé « Du soin de l’Etat pour la sûreté du point de vue de la situation à donner aux personnes qui ne sont pas en pleine possession des forces naturelles, ou dument mûries, de l’humanité ». Ici l’Etat ne doit pas chercher à développer directement les mœurs des citoyens en tant qu’ils sont considérés comme des êtres majeurs. Humboldt reprend ici la distinction entre la minorité (Unmündigkeit) et la majorité (Mündigkeit) des individus (Humboldt et al. 2004, 179) dans la maitrise de leurs pensées et de leurs actes par la raison développée par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières (I. Kant 1991, 7) et Traité de pédagogie (Kant 1886, 187–201) . Tant que les individus sont mineurs, l’Etat doit s’en occuper et leur donner éducation et culture. Mais lorsqu’ils sont majeurs et donc en âge d’entrer à l’Université, l’Etat n’a plus à imposer cette éducation ou culture commune. Ainsi l’Etat a un rôle éducatif, mais limité de façon propédeutique à la maturité de l’individu. On observe donc que le libéralisme de Humboldt apparait comme une philosophie de l’organisation sociale entre individus doués de leur personnalité et de leurs moyens, autonomes et égaux de leurs droits. Cela permet d’exclure théoriquement de l’université toute hiérarchie, classe ou conflit structurel entre les individus, en dehors des positions et statuts intellectuels de ceux-ci. L’obéissance de l’étudiant à son professeur ne peut donc être que d’ordre pédagogique et intellectuel. Loin d’un individualisme étroit ou d’une féodalisation des rapports humains, Humboldt développe un idéal social égalitaire pour l’organisation de sa nouvelle université. 210 2.3. Troisième implication : la Bildung comme recherche d'une croissance humaniste Le troisième élément central de la réforme de Humboldt est la valorisation d’une pédagogie humaniste nouvelle. Celle-ci se construit autour de la valeur de Bildung chère à l’idéalisme allemand5 et qui permet l’agencement du libéralisme ou de l’institutionnalisme d’Etat. Cet élément est indispensable à l’idée de l’université car elle lui évite de se replier soit dans une quête égoïste et solitaire d’un savoir individuel, soit dans une caporalisation des individus par un savoir holiste et impersonnel. La Bildung en tant que valeur pédagogique relie l’enseignement à la recherche, et en tant que valeur politique, elle relie l’individu au collectif. Mais qu’est-ce que cette Bildung pour Humboldt ? Ici, il importe de la comprendre en tant que croissance de la personnalité propre de l’individu comme finalité de la coexistence humaine(Humboldt et al. 2004, 30). La Bildung forme donc un idéal de culture que les hommes peuvent atteindre ensemble. Insistons sur ce point. La croissance de l’individu est la finalité du processus de la Bildung, mais celle-ci ne peut être atteint seul, la « coexistence » d’autrui est indispensable. Ainsi l’université ne sera ni faite uniquement pour les individus, ni uniquement pour la collectivité, mais elle recherche le meilleur de l’homme dont l’avènement est également le plus grand Bien qui peut être fait à la collectivité. Faut-il alors entendre là une uniformisation de la croissance et des directions pédagogiques des individus au sein de cette institution ? Sur ce point, la réponse de Humboldt est également très claire : « Toutefois l’extension des forces humaines exige encore une autre condition qui se relie étroitement à la liberté, la diversité des situations. L’homme, même le plus libre, le plus indépendant, quand il est placé dans un milieu uniforme, progresse moins » (Humboldt et al. 2004, 27). En représentant des Lumières libérales, Humboldt développe une anthropologie générale de l’homme qui laisse une part importante à l’expression de l’individualité de l’homme. Ou pour le dire autrement, l’individualisme ne se limite pas à sa dimension politico-économique mais est le nom d’un appel à 5 Louis Dumont a consacré un vaste chapitre dans L'idéologie allemande intitulé "aux sources de la Bildung " à cette notion complexe qu'est la Bildung (Dumont 1994, 108–84). 211 la libre individualité cherchant son accomplissement et son perfectionnement intérieur. Ce perfectionnement est le résultat d’une équation de trois éléments : la raison (p.27), la liberté (p.32) et la diversité. Ce dernier terme n’a plus la connotation négative qu’Hegel lui donne dans sa Logique (Hegel 1986, 376– 80), mais est au contraire une condition de l’originalité qui en quelque sort prouve la maturité de ce développement. « De ce qui précède, il résulte toutefois sans doute que nous devons veiller soigneusement sur notre originalité et sur notre force, et sur tous les moyens de ls entretenir » (Humboldt et al. 2004, 32). Ainsi, contrairement à l’enseignement secondaire où l’on n’apprend qu’un savoir déjà formé, l’université ne peut remplir sa mission de recherche que si la formation qu’elle propose permet une certaine pédagogie valorisant la liberté de réflexion de chacun, l’originalité de sa démarche et la rationalité qui est censée la mener. Si ces critères, ou valeurs, nous semblent aujourd’hui aller de soi dans le monde universitaire, il faut noter que replacer dans leurs contextes historiques et intellectuels, le mélange de ces trois valeurs est ce qui fait la véritable originalité et ambition de la réforme de Humboldt. Conclusion Au terme de ce parcours sur les fondements de la fondation de l’université de Berlin, force est de constater l’originalité et l’articulation fine des influences qu’Humboldt a su tisser pour donner naissance à son projet. L’université devient par cette fondation véritablement une institution au sens où elle organise une part de la société au nom d’un Idéal de celle-ci. Cet idéal implique trois valeurs importantes : l'humaniste de la Bildung, associé à un libéralisme conquérant et un esprit de réforme institutionnelle. Ainsi, "l'Idée de l'université" construite par ces valeurs va devenir incontournable dans un grand nombre de réflexion sur le devenir de l’université par la suite. On la retrouvera discutée par Jasper (Jaspers 2008), Habermas (Habermas 1989), Heidegger (Heidegger 1985) ou encore Newman (Newman 1999). Ainsi, l'université peut être considérée comme une institution pour deux raisons qui concernent toutes les deux la présence de valeurs en son sein. Premièrement, si les valeurs guident l'action des individus en sélectionnant les pratiques souhaitables et en écartant les pratiques blâmables, le choix de ces 212 valeurs est une réponse à un problème rencontré par ces individus. Au niveau collectif, on peut ainsi comprendre l'institution comme une structure apportant des réponses collectives à des problèmes communs. Dans ce cas, la pertinence de cette institution dépend des valeurs dont on la dote pour son action. Si ces valeurs ne sont pas reconnues par le public comme permettant de résoudre le problème en question, alors il ne les acceptera pas, et avec elles l'institution qui les porte. La qualité d'une université a donc pour condition un certain nombre de valeurs qui l'identifie comme telle aux yeux du public. Deuxièmement, l'université peut être considérée comme une institution au sens où son fonctionnement implique certaines valeurs, dont le public attend les effets. L'université institue certaines valeurs en leur donnant une importance supérieure à d'autres. Le public attend de l'université par exemple une valorisation de la formation intellectuelle et sera décontenancé et surpris s'il voit que cette valeur ne s'applique plus dans son fonctionnement. En un sens, l'université est une institution car elle est la garante de l'application d'un certain nombre de valeurs que nous avons identifié dans un deuxième temps de notre analyse. L'université a alors été fondée par Humboldt à partir de valeurs lui permettant cette double capacité de réagir aux problèmes actuels tout en se projetant dans l'avenir. Par exemple, la valorisation d'une croissance personnelle de l'individu par la culture (Bildung) à l'Université permet aux étudiants : 1/ de concevoir leur travail actuel comme étant une activité épanouissante pour eux-mêmes (au-delà des conséquences directes des examens ou des diplômes) et 2/ de se projeter plus tard dans des professions où la culture tient une place importante et dynamique. On pourrait décliner ce processus pour toutes les valeurs repérées dans le travail de fondation d'Humboldt. Mais nous n'insisterons pour finir que sur un point qui nous semble fondamentale : l'avènement par l'université fondée par Humboldt de la fonction d'institution de recherche. Le rapport de conditionnement et d'implication des valeurs sur le fonctionnement de l'université était indispensable pour que celle-ci devienne une institution de recherche. En effet, par ce double rapport aux valeurs, l'université est obligée d'être productrice de savoir théorique pour répondre aux besoins du moment présent (en légitimant des savoirs plus pratiques). Comme les mathématiques pures élaborent des théories qui assurent les applications de 213 ces mathématiques dans différentes techniques. Mais également de produire ce savoir théorique en vue de problèmes futurs que la pratique actuelle ne peut discerner. Par exemple, la recherche en anthropologie peut sembler "gratuite" actuellement et se révéler indispensable pour comprendre des phénomènes futurs et apporter des solutions inimaginables sans elle. Les valeurs d'Humboldt (libéralisme philosophique, institutionnalisme d’Etat et pédagogie humaniste) sont toutes nécessaires pour garantir cette attention à l'avenir et faire de l'université une institution de recherche. Renier l'une de ses trois valeurs au nom du fait que leurs conditions philosophiques (le savoir compris comme une totalité à venir et recherche de ce savoir comme fin propre) sont remises en question par telles ou telles conjonctures actuelles, c'est remettre en cause cette particularité fondamentale de l'université. Ainsi les valeurs qui traversent l'université ne sont pas un "supplément d'âme" artificiel mais forment les raisons même de son existence. Références Arendt, Hannah. 2000. La crise de la culture : huit exercices de pensée politique. Edited by Patrick Lévy. Collection folio Essais 113. Paris: Gallimard. Dumont, Louis. 1994. L’idéologie allemande : France-Allemande et retour. Nouvelle éd. Homo aequalis, Louis Dumont ; 2. Paris : Gallimard. 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