Relire Humboldt : quelles valeurs
pour fonder une université ?
Christophe POINT
Doctorant, Université de Lorraine
Equipe Normes & Valeurs – LISEC (EA 2310)
Introduction
Se demander comment les valeurs traversent les institutions nécessite
d'interroger les rapports de condition et d'implication des valeurs au sein de ces
institutions. Loin d'être des passagers clandestins au sein des grands navires que
sont les institutions, les valeurs en constituent les voiles nécessaires à toute
traversée. C'est pourquoi la pensée pragmatiste nous rappelle que ce sont les
expériences vécues qui valident en quelque sorte les valeurs morales que le sujet
adoptera pour sa conduite pratique future. Si une valeur morale tel que le
courage a sorti un individu d'un mauvais pas un jour, alors il sera plus à même
de laisser cette valeur le guider à l'avenir. Plus une valeur s'affirme alors dans
la pratique quotidienne, plus elle va s'imposer comme une habitude d'action et
de pensée. Sur un navire, on ne conserve que les voiles qui résistent aux vents
et qui portent le vaisseau efficacement sur les mers.
Or, si l'on décrit les institutions comme de grandes habitudes collectives,
il faut alors se demander quel a été le choix des valeurs établi lors de la fondation
de ces institutions et pourquoi ce choix et pas un autre. Si, de façon similaire
201
aux habitudes individuelles, les valeurs guidant l'action sont choisies selon un
résultat espéré, alors quelles sont les effets escomptés des valeurs guidant
l'origine de ces institutions ? Deux mouvements de recherche sont alors
possibles. Premièrement, c'est à partir des implications désirées que l'on
dégagera les valeurs présidant aux conditions d'émergences de l'institution. Ou,
deuxièmement, en se concentrant sur les conditions d'une situation, on
comprendra pourquoi telle et telle valeur ont été sélectionné au nom de leurs
implications espérées.
Cette double démarche généalogique des valeurs d'une institution semble
aisée à mener "sur le papier", mais en pratique, elles se confrontent à la
complexité des situations réelles d'émergence des institutions. Et Humboldt qui
a longtemps travaillé sur le langage sait bien que celui-ci, en tant qu'institution
collective et moyen de l'épanouissement personnel, au même titre que
l'université, n'est pas évident à analyser en ces termes. C'est le cas lorsque l'on
étudie la fondation de l'université de Berlin par ce dernier. Quelles sont les
valeurs qui traversent la fondation de l 'université de Berlin ? Ou, pour le dire
autrement, quelles sont les conditions et les implications de la fondation de cette
institution qui ont présidé au choix de ses valeurs ?
Effectuons un rapide tour d'horizon de la situation historique de
l'Allemagne à cette époque. L’Université allemande qui servira de modèle à la
construction des grandes universités américaines voit le jour dans un contexte
géo-politique troublé. La bataille d’Iéna du 4 octobre 1806 où Napoléon battit
sévèrement le royaume de Prusse (Hartung 1930, 67) eu de lourdes
conséquences sur l’Etat prussien. Parmi les territoires annexés à l’empire de
Napoléon 1er se trouve le duché de Magdebourg et la prestigieuse université
royale de la Halle. Pour compenser la perte de cette université, le ministre
chargé de l’éducation nationale, M. Beyme, se propose de créer une nouvelle
université à Berlin. Cette réforme du système universitaire s’inscrit dans un
mouvement de réforme politique associant un libéralisme institutionnel et un
nationalisme culturel alors en plein expansion. Ce contexte formera donc les
conditions d'émergence des valeurs que nous recherchons. C’est à partir du 4
septembre 1807 que la réorganisation de l’université commence et M. Beyme
se tourne alors vers « divers représentants du monde culturel » (Léon 1922,
tome 2:121–67). Parmi ceux-ci, Fichte, Schleiermacher et Humboldt auront une
grande importance, à la fois par l’originalité de leurs propositions et par leur
202
influence intellectuelle à cette époque. Cela explique pourquoi, et le premier
temps de notre analyse l'étudiera, la conception de l’Université est dès l’origine
une question fortement marquée par un langage philosophique (Kaehler 1963,
67 et s.) où nous voyons s'exprimer la complémentarité affichée de ce
mouvement réformiste d’agir pour le bien de l’individu et de l’Etat. Pour le
chancelier d’Etat en fonction, von Hardenberg1, une partie de la construction
d’un nouvel Etat moderne ne peut se faire qu’au moyen de l’éducation et de
l’enseignement si celle-ci inclue une forme de fidélité à la Nation. Il faut alors
qu’enseigner soit à la fois une recherche de la vérité, une direction vers un
perfectionnement moral de l’individu et une formation politique où la
coopération de l’individu avec le destin national est indispensable. C’est sur ces
éléments, déjà présents dans le Discours à la Nation de Fichte (Fichte 1975),
que nous allons nous arrêter dans un deuxième temps, car ils sont les
implications escomptées par les valeurs annoncées dans le premier temps de
notre analyse.
1. Quelles conditions pour la formation des valeurs de l'université ?
La fondation de l’université moderne au début du XIXème siècle en
Allemagne peut se lire comme la réalisation concrète des valeurs de
l’Aufklärung (Campe, Engel, Dohm). Mais celle-ci n’est pas une doctrine
unique que Kant aurait verrouillée conceptuellement2 et chaque auteur doit faire
des choix avec les autres courants intellectuels de l’époque pour défendre sa
conception des Lumières, et surtout les valeurs qu'il identifie au sein de ce
courant complexe. Par exemple, le Discours à la Nation de Fichte nous donne
à voir une vision autoritaire et absolue de l’éducation prônée par les Lumières.
Ici la valeur mise en avant est le respect d'un ordre du savoir qui impose son
autorité sur la pratique pédagogique. A l’inverse, les écrits de Humboldt
revendiquent une vision plus libérale ; la valeur maitresse devient ici la liberté
du sujet vis-à-vis de cet ordre. Ces divergences de valeurs auraient pu rester de
simples débats entre philosophes si celles-ci ne s’étaient pas retrouvées au cœur
Pour une vision plus générale du contexte historique de ces réformes, on se reporta à l’article
de Bernd Schlüter (Schlüter 2006).
2
Le travail de Jean Quillien nous semble indispensable pour comprendre en profondeur la
relation de Humboldt avec la doctrine kantienne et les inclinaisons qu'il lui donne dans ses
propres travaux anthropologiques, notamment sur la structure ethnologique du langage
(Naert 1992).
1
203
de ce grand chantier que fut la fondation d’une université moderne. En les
analysant comme le produit des conditions de cette fondation, nous voulons
attirer l'attention sur le fait que ces valeurs ne s'imposent pas d'elles-mêmes à
l'époque. Au contraire les valeurs que prônera l'université de Humboldt sont des
choix réels et murement réfléchis par celui-ci.
Une lecture croisée des textes (Schelling et al. 1979) de Fichte,
Schleiermacher et Humboldt permet de dégager les points de rapprochements
et de divergence de valeurs entre ces auteurs et de construire le cadre théorique
de ces réflexions sur l’Université. Sans nous attarder sur une analyse
systématique de celles-ci, nous pouvons retenir deux idées centrales qui seront
les conditions propres à l'émergence des valeurs de l'université de Humboldt. Il
s’agit premièrement d’une pensée du système comprise comme une totalité à
venir et deuxièmement d’une pensée du savoir comme propre fin à sa recherche.
1.1. Première condition ; le savoir comme totalité à venir
La réflexion sur l’organisation de l’Université se heurte à une
problématique commune aux philosophes de l’idéalisme allemand : comment
unifier nos représentations du réel ? La réalité serait composée d’une multitude
de parties dont l’esprit offrirait aux regards des hommes la constitution en « un
tout ordonné » (Hegel 1969, 419). Produire un système signifie alors rendre
compte de l’unité de la totalité. Ainsi l’Université aura pour ces philosophes
une double tâche, comprise comme une mission unique. A la fois rassembler
toutes les sciences où la raison étudie une part de la réalité, et à la fois
promouvoir l’unité de ces sciences dans une démarche rationnelle commune.
Ou pour le dire autrement :
« Conforme à son concept, l’Université devrait institutionnaliser
l’exigence systématique de la philosophie, réaliser le philosophique
comme tel » (Schelling et al. 1979, 15).
Toutefois, ce projet systématique d’une totalité du savoir peut se mener
de deux façons différentes. Une démarche autoritaire où la totalité suppose une
organisation totalitaire des acteurs en question et une autre démarche, plus
libérale, laissant aux acteurs le choix de la façon d’atteindre cette totalité. A
l’origine de cette différence, incarnée d’un côté par la vision de Fichte et
d’Hegel et de l’autre par celles de Schleiermacher et de Humboldt, on trouve
204
deux interprétations de la philosophie kantienne sur la question des concepts
purs de l’entendement.
Opposée à l’autoritarisme de Fichte, Humboldt adopte donc une position
libérale, plus souple sur l’organisation de cette université sur le modèle d’une
rationalité inachevée et inachevable. L’Université vise cette totalité mais ne la
reproduit pas. Ainsi les professeurs seront libres de leur programme et de leurs
méthodes. Les étudiants seront libres de suivre leurs études sans cursus imposé
entre les différentes facultés. Celles-ci seront autonomes et souples dans leurs
relations les unes des autres, dans la nomination des professeurs ou l’allocation
des cours dispensée. Enfin, tout particulièrement, la recherche ne sera pas
contrainte et le chercheur pourra librement progresser dans la direction qu’il
souhaite car le libéralisme de Humboldt lui fait confiance sur la marche à suivre
pour progresser vers la totalité toujours inatteignable du savoir.
Le libéralisme de Humboldt, associé à cette pensée du système, a donc
pour corolaire une foi humaniste en l’homme et en la raison humaine. Cette
dernière, naturellement, si on la laisse s’exprimer dans ce qu’elle a de plus
intime va se mettre en chemin vers la totalité du savoir. La liberté est ici la
valeur vue comme le meilleur moyen de construire le système d'un certain
idéalisme allemand. C’est donc cette conception libérale qui guidera Humboldt
dans l’organisation interne de l’université. Mais l’organisation externe reposera
sur un autre principe de cet idéalisme.
1.2. Deuxième condition : La finalité du savoir au-delà de la pratique
L’organisation externe de l’université vis-à-vis de la société ou de l’Etat
pose la question de la fin ou du but de celle-ci. Ce problème devient alors
dépendant pour les philosophes de l’idéalisme allemand du problème plus
général de la conception de l’histoire elle-même et de sa fin. Pour eux, l’histoire
est un processus général des sociétés humaines où s’accomplit la rationalisation
du monde par la raison des agents humains. Ainsi cette philosophie de l’histoire
est également pour nos auteurs le lieu d’un affrontement de deux interprétations
de celle-ci.
Pour Fichte, le devenir de la raison dans l’histoire est transcendant aux
hommes et à leurs intelligences. Ce devenir ne peut alors pas guider
naturellement les individus dans leurs pensées et la science se doit de proposer
205
un savoir clair de ce devenir pour guider au mieux l’action des hommes. La
science produit donc un savoir théorique de ce devenir dans le but de guider
l’action pratique des hommes dans l’histoire. Le savoir théorique n’est alors
plus sa propre fin, il est un moyen pour la pratique. Ce qui signifie que
l’université doit coordonner sa recherche pour le bien des exigences pratiques
donc politiques de l’Etat qui la rend possible. La philosophie de l’histoire de
Fichte donne donc une mission politique à la recherche universitaire.
A l’inverse, Schelling relit la philosophie de l’histoire comme un devenir
immanent de la raison. La raison s’auto-réalise dans le réel à travers les pensées
des hommes. L’histoire devient alors naturellement le processus du savoir
théorique qui se vise lui-même comme fin en soi. Le savoir théorique ne peut
alors être un moyen d’une action pratique, au sens où il s’agit d’orienter ce
savoir théorique pour rendre possible une action pratique contraignante. Ainsi
l’université doit se mettre au service de ce savoir théorique et de lui seul, elle
ne peut avoir d’autres fins politiques que celui-ci :
« Là où la pensée conduit et encourage avec enthousiasme la volonté du
savoir, là le goût authentique de la science conduit véritablement la pensée
vers ses origines. Au contraire, là où la pensée est conduite à des finalités
qui lui sont extérieures, là la science peut certes subsister, mais son esprit
n'est pas alors, pour le moins, vivant » (Humboldt et al. 1995, 553).
Cet apolitisme ontologique du savoir théorique a alors deux
conséquences pour l’université. Premièrement, ces interactions avec l’Etat
seront minimales pour éviter toute tentative d’une inféodation pratique, d’une
politisation partisane. L’Etat ne doit pas traiter ses universités comme des lycées
ou des écoles spécialisées ne servant qu’à résoudre des problèmes techniques.
Ou pour le dire dans les termes mêmes de Humboldt :
« Il [l’Etat] ne doit rien exiger d’elles qui se rapportent
immédiatement et directement à lui, mais nourrir la conviction
intime qu’elles satisfont aussi leurs propres objectifs quand elles
atteignent leur but » (Hegel 1979, 255).
Et deuxièmement, l’université se doit alors d’adopter un libéralisme
pédagogique où l’on ne fixera pas de règles fixes et sûres aux tendances
intellectuelles des étudiants. Il s’agit de penser au développement harmonieux
de toutes les facultés des élèves avant tout. Le programme d’enseignement des
206
universitaires sera fixé par la recherche et la découverte et non sur une
orientation définie par un programme déterminé comme celui imposé aux élèves
de l’enseignement secondaire. Il s’agit de guider les tendances naturelles des
étudiants vers le savoir théorique, sans pour autant que l’enseignant ne prétende
en maitriser toutes les étapes. La pédagogie du professeur d’université sera faite
davantage de conseils et d’encouragements que de rigueur et de sanction.
2. Au nom de quelles implications promeut-on quelles valeurs ?
Au-delà des controverses entre les différents représentants de l’idéalisme
allemand se joue la construction d’un véritable modèle institutionnel nouveau
pour les universités. L’université de Berlin n’est pas le produit d’une réforme
isolée au sein de la reconstitution des appareils de pouvoir prussien. Nous
voulons montrer, au contraire, qu'elle émerge d'une situation aux conditions
philosophiques particulières. Cette situation est celle d’une convergence de
valeurs précises, chacune indispensable à la fondation de cette nouvelle
université. Humboldt est donc triplement novateur lorsqu’il pense celle-ci.
L'expression de ces valeurs impliquées sont un libéralisme philosophique, un
institutionnalisme d’Etat et une pédagogie humaniste est une véritable
nouveauté dans cet Empire où domine l’autoritarisme, la hiérarchie royale et
une pensée de l’homme comme créature du pêché.
2.1. Première implication : un libéralisme philosophique indépendant de
l'Etat
Pour bien comprendre l’originalité du mélange de ces trois sources
intellectuelles, il n’est pas inutile de relire Essai sur les limites de l’action de
l’état (Humboldt et al. 2004) qu’Humboldt écrit deux ans après la révolution
française, suite à un voyage fait en France en aout 1789. Dans cet ouvrage,
Humboldt cherche à répondre à deux questions : 1/ Quel but doit poursuivre
l’institution étatique ? 2/ Quelles sont les limites qu’elle doit poser à son action ?
Celles-ci vont lui permettre de développer l’une des premières et des plus
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puissantes pensées du libéralisme classique3 avant même que Rousseau, Kant
ou Smith pense à leur tour les finalités de la puissance publique4.
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, Humboldt doute de la capacité de
l’Etat à former les individus car celui-ci, en tant que puissance publique, ne peut
former les citoyens que par une forme déterminée, donc forcément inadaptée et
contraignante pour la personnalité de l’individu. L’Etat va chercher à former le
citoyen et non l’homme. Or Humboldt préconise une éducation formant d’abord
l’homme et ensuite le citoyen, à condition que cela ne sacrifie en rien à la
première formation. Donc l’éducation doit être libre du politique et « le moins
possible orientée vers des rapports civiques » (Humboldt et al. 2004, 72). Ce
n’est qu’ensuite, hors de l’école, que l’homme déjà formé s’éprouvera à l’Etat
et se formera comme citoyen. Cette thèse, libérale, sera reprise plus tard par
Arendt (Arendt 2000, 232–52).
Ainsi l’Etat se doit de prendre soin des universités tout en gardant en tête
que « les choses iraient infiniment mieux sans lui » et qu’il doit intervenir
« toujours de façon plus discrète » (Hegel 1979, 252). Humboldt veut penser
l’université comme un lieu vide du pouvoir politique, un espace purement
réservé au savoir. Ce n’est qu’à ce prix d’une éviction du politique que la libre
recherche pourra se faire. Derrière cette méfiance envers l’Etat, il y a l’idée,
dans la pensée de Humboldt, que le collectif ne peut qu’organiser le particulier
en réduisant sa singularité. Ou pour le dire en terme plus hégélien :
« Là où l’unité d’organisation existe, il se produit toujours une certaine
uniformité dans les effets » (Humboldt et al. 2004, 74).
L’Université ne doit alors pas se considérer comme une institution
d’éducation publique car elle aurait le triple effet négatif de limiter la
personnalité de ses étudiants par une uniformisation contre-productive pour la
recherche, de sélectionner ses professeurs non pas sur des critères théoriques
mais des critères politiques externes à l’organisation de l’université et de donner
une finalité pratique au savoir théorique enseigné. C’est pourquoi les mots de
Humboldt sont ici si radicaux :
3
Pensée dont il faut remarquer le dialogue avec celle de Locke. On peut notamment
rapprocher la lecture de l'ouvrage d'Humboldt à celle des Deux traités du gouvernement de
Locke (particulièrement les chapitres 9 à 11 du deuxième traité, publié en 1689-1690).
4
Sur ce point, on se reportera à la préface d’Alain Laurent et de Karen Horn à notre ouvrage
de l’Essai de Humboldt.
208
« En général l’éducation doit seulement cultiver les hommes, sans
s’occuper de certaines formes civiques à leur donner ; pour ceci, il n’y a
point besoin de l’Etat. […] Chez les hommes libres, l’émulation naît, et il
se forme de bien meilleurs professeurs là où leur sort dépend du succès de
leurs travaux, au lieu des promotions qu’ils peuvent attendre de l’Etat »
(Humboldt et al. 2004, 75).
Ainsi, la liberté et l’indépendance des acteurs de l’Université dans leur
action est une valeur centrale du politique dans le domaine de la politique
universitaire. Les limites données à l’Etat sont des nécessités pour la réforme
libérale de Humboldt qui donne pour la première fois dans l’Histoire une liberté
quasi-totale aux hommes de savoir dans leurs études.
2.2. Deuxième implication : la fondation d’un commun par l’institution
Faut-il alors voir dans cette réforme l’œuvre d’un individualisme étroit
qui cherche à se couper de toutes formes d’intelligence collectif ? C’est en effet
à ce risque que s’expose une lecture trop rapide des écrits de Humboldt.
Pourtant, la relation entre l’individu et la société est plus fine et subtile qu’une
simple opposition entre ces deux éléments. Ce qu’il faut comprendre de la
radicalité libérale de Humboldt c’est que l’Etat ne peut être que le moyen du
développement de la liberté de l’individu. Ce rapport de moyen à fin entre
l’individu et l’Etat ne doit jamais s’inverser pour notre auteur. Le commun, en
tant que valeur, est à la fois au service de l’individu et sa condition de
perfectionnement. Il s’agit donc non pas de dénier l’existence de l’Etat ou de lui
refuser une légitimité politique mais de définir les limites de ce qu’il est en tant
qu’ensemble de moyens institutionnels. C’est à notre avis le sens qu’il faut
donner aux derniers mots du texte de Humboldt sur l’organisation de
l’Université :
« L’académie, l’université et les instituts auxiliaires forment ainsi un
ensemble dont ils sont trois parties intégrantes mais également
indépendantes. Ils se tiennent (et les deux derniers, plus que la première)
sous la direction et la plus haute surveillance de l’Etat » (Hegel 1979, 260).
Ces limites sont marquées par les deux rôles qu’Humboldt reconnait à
l’Etat. Pour que l’individu se développe de façon libre et indépendante, deux
éléments lui sont indispensables : sa liberté et sa sureté. L’Etat a alors pour rôle
209
de d’assurer sa liberté et de garantir sa sureté. L’Etat ne doit pas se préoccuper
de plus. Toute recherche de Bien positif, de bonheur maximal ou d’utilité
commune outrepasserait ces deux rôles. Néanmoins, pour que la liberté de
l’individu soit un a priori que chacun peut revendiquer sans contrepartie, et pour
que la sureté soit le résultat des actions de l’Etat, l’individu ne peut alors se
soustraire de cet Etat ou le destiner à une lutte de tous contre tous. L’association
avec les autres individus de la société est obligatoire :
« Sociétés et associations […] sont l’un des plus sûrs et plus féconds
moyens pour produire et accélérer le progrès humain » (Hegel 1979, 12).
Un exemple de cette association avec les autres citoyens qui caractérisent
cet individualisme élargi de Humboldt peut se lire au chapitre 14 de l’Essai
intitulé « Du soin de l’Etat pour la sûreté du point de vue de la situation à donner
aux personnes qui ne sont pas en pleine possession des forces naturelles, ou
dument mûries, de l’humanité ». Ici l’Etat ne doit pas chercher à développer
directement les mœurs des citoyens en tant qu’ils sont considérés comme des
êtres majeurs. Humboldt reprend ici la distinction entre la minorité
(Unmündigkeit) et la majorité (Mündigkeit) des individus (Humboldt et al.
2004, 179) dans la maitrise de leurs pensées et de leurs actes par la raison
développée par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières (I. Kant 1991, 7) et Traité
de pédagogie (Kant 1886, 187–201) . Tant que les individus sont mineurs, l’Etat
doit s’en occuper et leur donner éducation et culture. Mais lorsqu’ils sont
majeurs et donc en âge d’entrer à l’Université, l’Etat n’a plus à imposer cette
éducation ou culture commune. Ainsi l’Etat a un rôle éducatif, mais limité de
façon propédeutique à la maturité de l’individu.
On observe donc que le libéralisme de Humboldt apparait comme une
philosophie de l’organisation sociale entre individus doués de leur personnalité
et de leurs moyens, autonomes et égaux de leurs droits. Cela permet d’exclure
théoriquement de l’université toute hiérarchie, classe ou conflit structurel entre
les individus, en dehors des positions et statuts intellectuels de ceux-ci.
L’obéissance de l’étudiant à son professeur ne peut donc être que d’ordre
pédagogique et intellectuel. Loin d’un individualisme étroit ou d’une
féodalisation des rapports humains, Humboldt développe un idéal social
égalitaire pour l’organisation de sa nouvelle université.
210
2.3. Troisième implication : la Bildung comme recherche d'une croissance
humaniste
Le troisième élément central de la réforme de Humboldt est la
valorisation d’une pédagogie humaniste nouvelle. Celle-ci se construit autour
de la valeur de Bildung chère à l’idéalisme allemand5 et qui permet
l’agencement du libéralisme ou de l’institutionnalisme d’Etat. Cet élément est
indispensable à l’idée de l’université car elle lui évite de se replier soit dans une
quête égoïste et solitaire d’un savoir individuel, soit dans une caporalisation des
individus par un savoir holiste et impersonnel. La Bildung en tant que valeur
pédagogique relie l’enseignement à la recherche, et en tant que valeur politique,
elle relie l’individu au collectif. Mais qu’est-ce que cette Bildung pour
Humboldt ? Ici, il importe de la comprendre en tant que croissance de la
personnalité propre de l’individu comme finalité de la coexistence
humaine(Humboldt et al. 2004, 30).
La Bildung forme donc un idéal de culture que les hommes peuvent
atteindre ensemble. Insistons sur ce point. La croissance de l’individu est la
finalité du processus de la Bildung, mais celle-ci ne peut être atteint seul, la
« coexistence » d’autrui est indispensable. Ainsi l’université ne sera ni faite
uniquement pour les individus, ni uniquement pour la collectivité, mais elle
recherche le meilleur de l’homme dont l’avènement est également le plus grand
Bien qui peut être fait à la collectivité. Faut-il alors entendre là une
uniformisation de la croissance et des directions pédagogiques des individus au
sein de cette institution ? Sur ce point, la réponse de Humboldt est également
très claire :
« Toutefois l’extension des forces humaines exige encore une autre
condition qui se relie étroitement à la liberté, la diversité des situations.
L’homme, même le plus libre, le plus indépendant, quand il est placé dans
un milieu uniforme, progresse moins » (Humboldt et al. 2004, 27).
En représentant des Lumières libérales, Humboldt développe une
anthropologie générale de l’homme qui laisse une part importante à l’expression
de l’individualité de l’homme. Ou pour le dire autrement, l’individualisme ne
se limite pas à sa dimension politico-économique mais est le nom d’un appel à
5
Louis Dumont a consacré un vaste chapitre dans L'idéologie allemande intitulé "aux sources
de la Bildung " à cette notion complexe qu'est la Bildung (Dumont 1994, 108–84).
211
la libre individualité cherchant son accomplissement et son perfectionnement
intérieur. Ce perfectionnement est le résultat d’une équation de trois éléments :
la raison (p.27), la liberté (p.32) et la diversité. Ce dernier terme n’a plus la
connotation négative qu’Hegel lui donne dans sa Logique (Hegel 1986, 376–
80), mais est au contraire une condition de l’originalité qui en quelque sort
prouve la maturité de ce développement.
« De ce qui précède, il résulte toutefois sans doute que nous devons veiller
soigneusement sur notre originalité et sur notre force, et sur tous les
moyens de ls entretenir » (Humboldt et al. 2004, 32).
Ainsi, contrairement à l’enseignement secondaire où l’on n’apprend
qu’un savoir déjà formé, l’université ne peut remplir sa mission de recherche
que si la formation qu’elle propose permet une certaine pédagogie valorisant la
liberté de réflexion de chacun, l’originalité de sa démarche et la rationalité qui
est censée la mener. Si ces critères, ou valeurs, nous semblent aujourd’hui aller
de soi dans le monde universitaire, il faut noter que replacer dans leurs contextes
historiques et intellectuels, le mélange de ces trois valeurs est ce qui fait la
véritable originalité et ambition de la réforme de Humboldt.
Conclusion
Au terme de ce parcours sur les fondements de la fondation de l’université
de Berlin, force est de constater l’originalité et l’articulation fine des influences
qu’Humboldt a su tisser pour donner naissance à son projet. L’université devient
par cette fondation véritablement une institution au sens où elle organise une
part de la société au nom d’un Idéal de celle-ci. Cet idéal implique trois valeurs
importantes : l'humaniste de la Bildung, associé à un libéralisme conquérant et
un esprit de réforme institutionnelle. Ainsi, "l'Idée de l'université" construite par
ces valeurs va devenir incontournable dans un grand nombre de réflexion sur le
devenir de l’université par la suite. On la retrouvera discutée par Jasper (Jaspers
2008), Habermas (Habermas 1989), Heidegger (Heidegger 1985) ou encore
Newman (Newman 1999).
Ainsi, l'université peut être considérée comme une institution pour deux
raisons qui concernent toutes les deux la présence de valeurs en son sein.
Premièrement, si les valeurs guident l'action des individus en sélectionnant les
pratiques souhaitables et en écartant les pratiques blâmables, le choix de ces
212
valeurs est une réponse à un problème rencontré par ces individus. Au niveau
collectif, on peut ainsi comprendre l'institution comme une structure apportant
des réponses collectives à des problèmes communs. Dans ce cas, la pertinence
de cette institution dépend des valeurs dont on la dote pour son action. Si ces
valeurs ne sont pas reconnues par le public comme permettant de résoudre le
problème en question, alors il ne les acceptera pas, et avec elles l'institution qui
les porte. La qualité d'une université a donc pour condition un certain nombre
de valeurs qui l'identifie comme telle aux yeux du public.
Deuxièmement, l'université peut être considérée comme une institution
au sens où son fonctionnement implique certaines valeurs, dont le public attend
les effets. L'université institue certaines valeurs en leur donnant une importance
supérieure à d'autres. Le public attend de l'université par exemple une
valorisation de la formation intellectuelle et sera décontenancé et surpris s'il voit
que cette valeur ne s'applique plus dans son fonctionnement. En un sens,
l'université est une institution car elle est la garante de l'application d'un certain
nombre de valeurs que nous avons identifié dans un deuxième temps de notre
analyse.
L'université a alors été fondée par Humboldt à partir de valeurs lui
permettant cette double capacité de réagir aux problèmes actuels tout en se
projetant dans l'avenir. Par exemple, la valorisation d'une croissance
personnelle de l'individu par la culture (Bildung) à l'Université permet aux
étudiants : 1/ de concevoir leur travail actuel comme étant une activité
épanouissante pour eux-mêmes (au-delà des conséquences directes des
examens ou des diplômes) et 2/ de se projeter plus tard dans des professions où
la culture tient une place importante et dynamique. On pourrait décliner ce
processus pour toutes les valeurs repérées dans le travail de fondation
d'Humboldt. Mais nous n'insisterons pour finir que sur un point qui nous semble
fondamentale : l'avènement par l'université fondée par Humboldt de la fonction
d'institution de recherche.
Le rapport de conditionnement et d'implication des valeurs sur le
fonctionnement de l'université était indispensable pour que celle-ci devienne
une institution de recherche. En effet, par ce double rapport aux valeurs,
l'université est obligée d'être productrice de savoir théorique pour répondre aux
besoins du moment présent (en légitimant des savoirs plus pratiques). Comme
les mathématiques pures élaborent des théories qui assurent les applications de
213
ces mathématiques dans différentes techniques. Mais également de produire ce
savoir théorique en vue de problèmes futurs que la pratique actuelle ne peut
discerner. Par exemple, la recherche en anthropologie peut sembler "gratuite"
actuellement et se révéler indispensable pour comprendre des phénomènes
futurs et apporter des solutions inimaginables sans elle.
Les valeurs d'Humboldt (libéralisme philosophique, institutionnalisme
d’Etat et pédagogie humaniste) sont toutes nécessaires pour garantir cette
attention à l'avenir et faire de l'université une institution de recherche. Renier
l'une de ses trois valeurs au nom du fait que leurs conditions philosophiques (le
savoir compris comme une totalité à venir et recherche de ce savoir comme fin
propre) sont remises en question par telles ou telles conjonctures actuelles, c'est
remettre en cause cette particularité fondamentale de l'université. Ainsi les
valeurs qui traversent l'université ne sont pas un "supplément d'âme" artificiel
mais forment les raisons même de son existence.
Références
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