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Authenticité

2020, L'identité. Dictionnaire encyclopédique

AUTHENTICITÉ La notion d’authenticité s’entend en plusieurs sens. On peut parler de l’authenticité d’un tableau et ce qu’on veut dire alors est qu’il est de la main du maître : il est identique à celui qui a été peint par Poussin et s’intitule Les bergers d’Arcadie. De même, on peut se demander si un vin est authentique et on veut dire alors que le terroir d’où a été tiré le raisin à partir duquel ce vin a été produit est le même que celui qui est indiqué sur l’étiquette : Châteauneufdu-Pape. Ici, le concept d’authenticité ne pose guère problème, car il existe assurément des critères qui permettent d’établir si un raisin vient ou non d’un certain terroir ou si un tableau a été peint par tel ou tel artiste. Il en va différemment pour ce qu’on peut appeler l’authenticité personnelle. Que signifie « être authentique » pour un être humain ? Cela ne peut assurément signifier être le même que celui qui porte le nom de l’individu en question ; le problème de l’authenticité personnelle n’est pas celui de l’usurpation d’identité. On peut penser qu’être authentique, c’est faire preuve d’une forme de sincérité, non pas tant une sincérité en général comme vertu consistant à dire ce qu’on pense, mais une sincérité à l’égard de soi-même qui s’exprime en paroles, mais également en actes. La sincérité consiste à dire ce qu’on pense, parfois même à faire ce qu’on dit ; l’authenticité à être ce qu’on est. Cette idée a été formulée très tôt puisque Aristote parle déjà de « l’homme qui est lui-même (ho authekastos) » comme de celui qui « est vrai dans sa vie comme dans ses paroles (alêtheutikos kai tôi biôi kai tôi logôi) » (EN IV, 13, 1127 a 23-24). L’idéal d’une vie « vraie » ou d’une vie de vérité est d’ailleurs très présent dans la philosophie hellénistique et notamment dans le cynisme et le stoïcisme, comme l’a montré Foucault. Cependant, cette conception d’une vérité de vie ou d’existence reçoit un infléchissement nouveau à l’époque moderne, en particulier avec Rousseau, car l’idéal d’authenticité devient celui d’une vie qui serait conforme non à l’être humain que nous sommes en général, mais à l’individu dans son absolue singularité. Ainsi Les confessions nouent étroitement la revendication de sincérité absolue de la part de l’auteur avec celle d’unicité absolue : la nature a « brisé le moule » dans lequel Jean-Jacques a été formé. L’idéal d’authenticité au sens moderne prend forme lorsque l’individu cesse d’être un simple concept descriptif (signifiant ce qui est un en général) pour revêtir un sens normatif (l’unique, l’exception, l’incomparable). C’est pourquoi, dans ses différentes formes (rousseauiste, kierkegaardienne, heideggérienne) l’authenticité a toujours pour contrepartie une pensée de l’aliénation sociale : la vérité envers soi suppose de se soustraire aux sirènes du conformisme (à ce que Heidegger rebaptisera « le On »). C’est ce qui a amené Charles Taylor à soutenir que l’idéal moderne d’authenticité prenait forme dans 1 le sillage d’un héritage « expressiviste » (Shaftesbury, Hutcheson, Herder). L’idée de vérité envers soi devient alors celle d’une vie qui serait pleinement expressive de l’individu dans sa singularité, de ses tendances et aspirations profondes. « Find your deepest impulsion, and follow that », affirme D.-H. Lawrence. On peut alors tenter de reformuler le sens dans lequel l’authenticité personnelle est liée à la question de l’identité. Être authentique ou « être ce qu’on est » ne peut vouloir dire ici être identique à l’individu qu’on est (ce qui serait tautologique et ne pourrait donc constituer un but à atteindre) ; cela signifie mener une vie qui soit conforme à notre identité véritable, c’est-à-dire à nos tendances, désirs, aspirations, croyances les plus pérennes et les expressives de nous-même. L’identité ici en jeu est moins l’identité numérique que l’identité qualitative, c’est-à-dire celle qui permet non de nous identifier et réidentifier à deux moments différents du temps, mais de nous caractériser ; non pas la relation que chaque individu entretient avec lui-même et avec aucun autre tout au long de son existence, mais « l’ensemble des caractéristiques qu’a chaque personne et qui font d’elle la personne qu’elle est » (Schechtman, 2007, p. 74). Affirmer qu’une vie authentique est une vie qui est conforme à… ou expressive de notre identité « véritable » n’implique pas, dès lors, que chacun de nous aurait plusieurs identités, une vraie et d’autres fausses (comme certains auteurs l’ont pensé en opposant un moi profond et un moi social). La question : « quelle est l’identité véritable de quelqu’un ? » ou « qui est véritablement quelqu’un ? » porte sur l’identité qualitative de cette personne et plus particulièrement, à l’intérieur de cette identité, sur des caractéristiques qui jouent un rôle plus central que les autres pour dire qui elle est, sur les caractéristiques qui sont les plus expressives d’elle-même. Claude Romano Références : ARISTOTE (2002), L’Éthique à Nicomaque, édition en 4 volumes par René-Antoine Gauthier et Jean-Yves Jolif, Louvain-La-Neuve, éditions Peeters-éditions Nauwelaerts. ROMANO, Claude (2019), Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard. ROUSSEAU, Jean-Jacques (1959), Les confessions, in Œuvres complètes, éd. de B. Gagnebin et M. Raymond, tomes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade. SCHECHTMAN, Marya (2007), The Constitution of Selves, Ithaca, Cornell University Press. TAYLOR, Charles (2015), Le malaise de la modernité, trad. de Charlotte Melançon, Paris, Le Cerf. 2