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Les Templiers et la guerre

2013, Les templiers dans l’Aube. Cycle de conférences organisé dans le cadre de l’exposition « Templiers. Une histoire, notre trésor »

Damien CARRAZ Université Blaise-Pascal - Clermont-Ferrand II Les Templiers et la guerre Fondé vers 1119, à la suite de la Première croisade, l’ordre du Temple a représenté l’une des expériences religieuses les plus novatrices du Moyen Âge. Pour la première fois en effet, l’Église conférait un mode de vie religieuse régulière à des combattants en leur assignant la mission de défendre les Lieux saints contre les infidèles musulmans. Ne ressortissant exactement ni de l’ordre des chanoines, ni de celui des moines, le statut hybride des « frères guerriers » suscita d’abord incompréhension et débats. Ainsi, autour de 1160, l’on doit au cistercien Isaac de l’Étoile l’une des invectives les plus célèbres contre le principe de l’ordre militaire : « Du même genre et presque au même moment est apparu ce monstre nouveau, une nouvelle milice, dont l’observance, comme quelqu’un le dit spirituellement, “relève du cinquième évangile” : à coup de lances et de gourdins, forcer les incroyants à la foi ; ceux qui ne portent pas le nom du Christ, les piller illicitement et les occire religieusement ; quant à ceux qui de ce fait tomberaient durant ces brigandages, les proclamer martyrs du Christ » 1. Le doute s’était emparé des premiers Templiers eux-mêmes, à en juger par le Sermon aux chevaliers du Christ attribué à Hugues de Saint-Victor ( † 1141 ) 2. Dans cette lettre, le grand théologien se fait l’écho des * Ce texte est extrait de notre synthèse sur Les Templiers et la guerre, Clermont-Ferrand, LEMME édition, 2012. Dans la mesure où le lecteur curieux pourra se référer à la bibliographie dudit ouvrage, les notes infrapaginales sont ici réduites. 1. Isaac de l’ÉTOILE, Sermons. 3, éd. et trad. A. Hoste et al., Paris, 1987, p. 159-160. 2. Dominique Poirel a mis fin à un long débat historiographique en confirmant l’attribution du Sermo ad milites Templi à Hugues de Saint-Victor, Dominique POIREL, « Les Templiers, le diable et le chanoine : le Sermo ad milites Templi réattribué à Hugues de Saint-Victor », dans Amicorum societas. Mélanges offerts à François Dolbeau pour son 65e anniversaire, dir. J. Elfassi et alii, Florence, 2012. 140 Damien Carraz tourments intérieurs qui rongent les frères. Le diable ne les induit-il pas en erreur ? Est-il licite de tuer et de dépouiller ses victimes ? La voie de l’action n’est-elle pas inférieure à celle de la contemplation ? Dans son exhortation, le maître s’efforce de fortifier les frères dans leur foi et de les assurer de la justesse de leur lutte. À la suite d’Hugues de Saint-Victor, saint Bernard offrit la plus belle justification de l’existence templière dans son Éloge de la nouvelle milice, probablement antérieure à 1129. Ces efforts de justification révèlent donc le problème posé par le caractère inclassable des Templiers, à la fois religieux et soldats. Pourtant, cet étrange statut finira bien vite par être accepté, normalisé, et par susciter nombre d’autres institutions créées sur le modèle du Temple. Ce « nouveau genre de chevalerie », pour reprendre la formule de saint Bernard, fut le fruit d’une longue maturation, étroitement liée à l’évolution de la pensée chrétienne sur la guerre. En usant d’un raccourci, l’on peut dire que les Templiers sont les fils de la croisade. Or, pour arriver à l’idée de croisade, le chemin fut long, depuis la guerre juste théorisée par saint Augustin et codifiée par le décret de Gratien, en passant par les différentes étapes de la sacralisation de la violence, entre Charlemagne et la réforme grégorienne 3. Les Templiers sont nés d’une idée formalisée par le pape Urbain II et reprise par les chroniqueurs comme Foucher de Chartres selon laquelle le service armé, pour la défense d’une terre et d’une population chrétiennes, constituait une œuvre méritoire ouvrant aux grâces célestes. Par leur sacrifice et l’imitation du Sauveur, les nouveaux « chevaliers du Christ » qui avaient pris la croix pouvaient prétendre atteindre un niveau de perfection que l’Église réservait jusqu’alors à la seule véritable « milice du Christ », celle des religieux et surtout des moines. Pour légitimer pleinement l’emploi de la violence par une institution religieuse, il restait à légaliser l’homicide. L’idée aurait pu elle-même sembler impensable aux penseurs de l’Église, puisque l’un des objectifs de la réforme grégorienne avait justement été de préserver clercs et moines de la souillure des activités et des mœurs profanes, dont l’exercice de la violence bien entendu. Cette question, la règle du Temple elle-même avait évité de l’aborder de front puisque le droit à l’homicide n’est évoqué que 3. Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001. Les Templiers et la guerre 141 subrepticement, au détour d’un article consacré à la défense des propriétés de l’ordre 4. C’est encore chez saint Bernard que se trouve pleinement justifiée la mission guerrière des Templiers. Bras armé d’un Christ vengeur, le chevalier du Temple subjugue les païens qui souillent les lieux saints. En luttant pour la Terre sainte, il mène une guerre défensive et donc nécessairement juste. Contrairement au miles du siècle qui court à sa perte, « le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité, et la reçoit avec plus d’assurance encore. S’il meurt, c’est pour son bien, s’il tue, c’est pour le Christ. ( … ) En tuant un malfaiteur, il ne se comporte pas en homicide, mais, si j’ose dire, en “malicide” » ( III.4 ) 5. Les Templiers n’ont pourtant pas attendu ces justifications théologiques pour s’engager dans de véritables combats. Leurs premières actions armées intervinrent avec une remarquable coïncidence chronologique sur les deux principales frontières entre chrétienté et Islam : l’Orient latin et la péninsule Ibérique. Dès l’hiver 1129, les frères participèrent à une expédition contre Damas projetée par le roi de Jérusalem Baudouin II. Cette offensive se révéla désastreuse mais l’ordre fut, dès lors, étroitement impliqué dans toutes les grandes actions militaires des souverains francs de Terre sainte. Le Temple s’investit parallèlement en péninsule Ibérique. Dès 1128-1131, l’ordre recevait ses premiers châteaux exposés aux attaques almoravides au Portugal et en Catalogne, tandis que le règlement du testament du roi Alphonse Ier le Batailleur ( 1131 ) lui assurait des positions importantes dans la Couronne d’Aragon. La nature de ces donations et leur localisation sur la frontière avec al-Andalus suggèrent que les souverains cherchèrent très tôt à impliquer le Temple dans la Reconquête. Cette logique se confirma par la suite, lorsque la milice reçut de vastes zones à défendre au-delà de la frontière. Afin de restreindre notre propos, nous limiterons ici notre exposé à la Terre sainte, notamment parce que l’engagement des Templiers en Orient est bien mieux documenté que leur contribution à la Reconquête ibérique. On écartera également le cas de guerres entre puissances chrétiennes auxquelles les Templiers purent être mêlés. Il n’en reste pas moins que faire 4. Simonetta CERRINI, La révolution des Templiers. Une histoire perdue du XIIe siècle, Paris, 2007, p. 140-142. 5. Bernard de CLAIRVAUX, Éloge de la nouvelle chevalerie, éd. et trad. Pierre-Yves Émery, Paris, 1990 ( Sources chrétiennes, 367 ), p. 18-19. 142 Damien Carraz l’histoire militaire du Temple en Orient équivaudrait presque à raconter le déroulement des croisades. Il ne sera pas question ici d’entrer dans des détails événementiels bien connus par ailleurs 6. On a préféré privilégier plutôt quatre voies d’approche : 1/ l’organisation militaire, telle qu’elle est théorisée par la législation de l’ordre ; 2/ les différentes situations de combat sur le terrain ; 3/ la discipline et les valeurs guerrières portées par les Templiers ; 4/ enfin, on abordera la défense de la Terre sainte à partir de la question des châteaux. I. L’organisation militaire La source essentielle sur l’organisation militaire du Temple est constituée par la législation de l’ordre, et notamment par les « retraits » : on désigne ainsi tout le corpus normatif progressivement rajouté à la règle. Enrichi entre les années 1160 et le milieu du XIIIe siècle, ce corpus fit passer la règle de 71 à 686 articles. Or, une centaine d’articles réglemente minutieusement l’équipement attribué aux combattants de l'ordre et livre des éléments précieux sur la discipline et la tactique à adopter face à différentes situations de combat. Pour la plupart rédigés à l’aune de l’expérience acquise en Orient jusqu’à la troisième croisade, ces retraits ne constituent pas à proprement parler un « traité militaire ». Mais ils renferment bien l’une des premières réflexions empiriques sur l’art de la guerre dans l’Occident médiéval 7. 1. Catégories de combattants La règle latine, c’est-à-dire la toute première version du texte approuvé en 1129, mentionne des armigeri, simples hommes d’armes ou sergents. Mais la règle fait surtout la part belle au chevalier que la société féodale a imposé comme l’élite des combattants. D’abord seuls à être considérés comme frères, les chevaliers formaient une élite au sein de l’ordre. Seuls, ils 6. Il suffit ainsi de s’en tenir aux meilleures synthèses qui accordent de larges développements au rôle militaire et politique de l’ordre en Terre sainte : Malcolm BARBER, The New Knighthood. A History of the Order of the Temple, Cambridge, 1994 ; et Alain DeMURGER, Les Templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, 2005. 7. Plusieurs historiens ont exploité cette documentation et notamment Alain Demurger, « La mission des templiers : la règle et le terrain », Sacra Militia, t. 3, 2002, p. 5-19. Les Templiers et la guerre 143 portaient le manteau blanc alors que celui des autres frères était de couleur sombre. Mieux nourris et mieux équipés que les sergents, ils disposaient également de chevaux plus nombreux. Alors que les sergents étaient plutôt recrutés dans des milieux non-nobles, les chevaliers du Temple étaient en principe d’origine chevaleresque. Au cours du temps, on assista même à un recrutement de plus en plus élitiste qui s’inscrit dans la logique de fermeture de la noblesse elle-même. Mais chevaliers et sergents ne furent jamais assez nombreux pour assumer seuls les différentes missions qui incombaient à la milice templière. L’ordre dut donc recourir à différentes catégories d’« auxiliaires » qui, sans être des frères profès, étaient intégrés à l’organisation militaire et à la vie spirituelle de l’ordre. Comme toutes les grandes armées du temps, celle du Temple eut largement recours aux mercenaires, même si leur importance numérique et leur rôle concret sur le terrain restent difficiles à cerner. On entrevoit en tout cas que l’accroissement de leurs effectifs pesa sur les finances de l’ordre au cours du XIIIe siècle, même si les souverains s’efforcèrent occasionnellement de prendre à leur charge la rémunération de ces mercenaires recrutés pour le secours de la Terre sainte. Ainsi, le roi Philippe Auguste octroya des sommes à cette fin, au Temple, à l’Hôpital et au roi de Jérusalem. Une autre catégorie sans doute née du mercenariat a suscité de nombreuses questions chez les historiens : il s’agit des turcoples. L’origine de ces combattants, associés aux armées latines dès la première croisade, fait débat. La plupart devaient être des Turcs convertis, mais des chrétiens autochtones purent être engagés de la même manière. Ces cavaliers légèrement armés semblent, en tous les cas, avoir été très nombreux dans les armées franques et on les trouve mentionnés au service du Temple à partir des années 1160. D’autres combattants, qui n’étaient pas nécessairement professionnels, offraient leur aide par charité et esprit de pénitence. C’est le cas des confrères associés à une maison templière, ou bien encore des milites ad terminum, ces chevaliers laïques qui servaient l’ordre pour un terme donné ( en général un an ). Ils partageaient la vie conventuelle des frères et devaient en respecter la discipline. Enfin, les Templiers, en tant que seigneurs, disposaient de vassaux qui pouvaient être convoqués à l’ost, tant en Orient qu’en péninsule Ibérique. Mais nous avons très peu de renseignements sur ces catégories qui pouvaient concerner autant des cavaliers que des piétons. Achevons cette énumération sur une dernière catégorie d’auxiliaires, 144 Damien Carraz qui devait combattre rarement mais dont la présence était indispensable : les écuyers. Ceux-ci pouvaient servir par charité, mais étaient le plus souvent soldés. Ils étaient indispensables à l’efficacité de la cavalerie templière et accomplissaient de nombreuses autres tâches au service de l’armée templière. La règle attribue à chaque cavalier un écuyer propre. Comme dans le siècle, celui-ci dépend très étroitement du combattant qu’il sert : la règle latine conseille ainsi au chevalier de ne pas frapper son écuyer ! Composé de différentes catégories de combattants et caractérisé par un recrutement social et ethnique plutôt large, le Temple n’avait rien d’un corps homogène. Comme le remarque justement Abbès Zouache, « les armées des Templiers étaient donc tout autant ethniquement mêlées que celles des souverains francs » 8. Elles n’en étaient pas moins dotées d’une cohésion qui faisait défaut à la plupart des autres formations militaires, notamment grâce à un fonctionnement hiérarchique élaboré. 2. Hiérarchie Au sein du quartier général de l’ordre à Jérusalem, une hiérarchie de grands dignitaires s’est progressivement constituée 9. Ces officiers, dont les titulatures sont directement inspirées des offices des cours princières, participent à un gouvernement collégial au sein du couvent central. Le maître avait un poids politique considérable en Terre sainte. Il prenait les grandes décisions diplomatiques et il imposait les choix stratégiques à la guerre. Mais son pouvoir n’était en rien absolu car le maître devait compter avec l’avis du couvent central et du chapitre général. La règle latine mentionne un sénéchal qui devait alors constituer le principal office militaire. Cet officier, très important à l’origine, s’efface toutefois pour disparaître probablement après 1195. Sans doute fut-il victime de l’ascension du maréchal qui finit par obtenir toute autorité sur les affaires militaires. Le maréchal commandait directement les chevaliers et les sergents d’armes et supervisait l’ensemble de la logistique militaire de l’ordre en Terre sainte. Le drapier, également attesté à Jérusalem depuis les origines, était chargé d’attribuer leurs vêtements aux frères ainsi que le matériel de couchage en temps de campagne. Le couvent central accueillait également des dignitai8. Abbès ZOUACHE, Armées et combats en Syrie ( 491/1098-589/1174 ). Analyse comparée des chroniques médiévales latines et arabes, Damas, 2008, p. 359. 9. Jochen BURGTORF, The Central Convent of Hospitallers and Templars. History, Organization, and Personnel ( 1099/1120-1310 ), Leiden, 2008. Les Templiers et la guerre 145 res chargés d’une circonscription territoriale calquée sur les divisions politiques de la Terre sainte : on distinguait pour le royaume de Jérusalem, le commandeur de la Terre et celui de la Cité, tandis qu’un commandeur particulier était aussi établi dans les principautés d’Antioche et de Tripoli. Ces dignitaires assumaient aussi une fonction militaire, comme le commandeur de la Cité de Jérusalem qui était spécialement chargé de la protection des pèlerins. Ce même dignitaire, soutenu par dix chevaliers, était responsable de la protection de la relique de la Vraie Croix que l’ordre emmenait parfois sur le champ de bataille. Les différentes catégories de combattants étaient regroupées en corps sous le commandement d’un officier spécifique subordonné au maréchal. Sergents d’armes et turcoples étaient placés sous l’autorité du turcoplier, aux côtés duquel on trouvait un commandeur des chevaliers. L’office de turcoplier existait depuis la fin du XIIe siècle au moins et son prestige s’accrut au cours du siècle suivant. Le gonfanonier était spécialement chargé de la bannière de l’ordre, le fameux gonfanon baucent, c’est-à-dire d’argent ( blanc ) au chef de sable ( noir ). Il avait également la responsabilité des écuyers organisés en corps. Enfin, le sous-maréchal encadrait les sergents de métier responsables de l’approvisionnement et de l’entretien du matériel, des armes et des montures. 3. L’équipement et le cheval Contrairement aux troupes séculières du temps où l’équipement était à la charge de chaque combattant, l’institution templière fournissait armement et montures à chacun de ses membres ou associés. En ce sens, les combattants de l’ordre, dotés d’un habit reconnaissable et d’un équipement à peu près uniforme, préfigurent assez l’armée moderne. La règle détaille ainsi l’armement dévolu au chevalier. Celui-ci était protégé par un haubert, des chausses de mailles et des solerets couvrant les pieds. L’armure tendra à s’alourdir entre le XIIe et le XIVe siècle, notamment pour répondre à l’efficacité de l’archerie musulmane : ses éléments protégeront tout le corps du guerrier et même sa monture. L’armement offensif complet se composait d’une longue lance, d’une épée, d’une « masse turquoise » et d’une dague. Les sergents d’armes étaient un peu moins protégés puisqu’ils n’avaient droit qu’à un haubergeon, un chapeau de fer et des chausses sans solerets. Le frère du Temple n’était donc pas propriétaire de son armement et celui-ci revenait à l’ordre à sa retraite, à sa mort ou s’il venait à perdre 146 Damien Carraz l’habit. Chacun était, en revanche, responsable de l’entretien de son équipement et toute perte ou détérioration étaient passibles de sanctions pouvant aller jusqu’à la perte de l’habit. Les mêmes règles s’appliquaient à l’utilisation des chevaux : ceux-ci appartenaient collectivement à l’ordre et les frères ne pouvaient refuser les montures qui leur étaient assignées d’autorité. Omniprésent dans la législation de l’ordre, le cheval constitue par conséquent un critère hiérarchique essentiel. Le nombre et la qualité des montures étaient attribués à chaque frère en fonction de son rang dans l’échelle des dignités ou de sa catégorie. Le cheval est même le symbole du renoncement du Templier au monde. En effet, lorsqu’un chevalier du siècle entrait au Temple, il devait abandonner son cheval personnel. La règle brise ainsi le couple charnel que le chevalier et son cheval constituaient dans le siècle. On peut interpréter le fameux sceau équestre de l’ordre en ce sens : le partage du même cheval par deux frères symbolise à la fois la pauvreté et la fraternité, valeurs cardinales du monachisme. La plupart des chevaux utilisés dans l’Orient latin étaient importés d’Occident. On connaît certaines régions d’origine, comme la Castille et la Campanie. L’on sait de même que quelques commanderies d’Occident s’étaient spécialisées dans l’élevage, comme celle de Richerenches, en Provence. Les Latins utilisaient également des chevaux locaux enlevés à l’ennemi, sous forme de butin ou de tribut, même si leur caractère plus gracile n’était pas forcément adapté à l’armement lourd et à la technique de combat des chevaliers occidentaux. II. Les Templiers en campagne 1. Les situations de combat La règle du Temple décrit précisément toute l’organisation d’une armée en campagne. L’installation du campement lui même fait l’objet d’une procédure bien établie que l’on ne peut détailler ici. La législation templière consacre également une attention particulière au déplacement de l’armée, qualifié de « chevauchie ». Ce type de situation était, en effet, particulièrement périlleux. En Terre sainte, il fallut tout d’abord s’adapter aux contraintes du milieu : la sécheresse estivale rendait pénible la progression des hommes et des bêtes, tandis que les pluies hivernales étaient capables de bloquer les convois dans des Les Templiers et la guerre 147 bourbiers, de faire pourrir les réserves de grains et de faire rouiller le matériel ! De manière générale, plus une armée se trouvait éloignée de ses bases, plus les problèmes de ravitaillement devenaient complexes. Ralentie par le convoi de l’intendance, par les piétons ou par les blessés, une armée en marche pouvait se distendre et devenir vulnérable aux harcèlements de l’ennemi. Aussi, les chefs des armées latines prirent tôt l’habitude de confier aux ordres militaires l’avant et l’arrière-garde de la marche. Ces postes nécessitaient en effet un sang froid particulier dans la mesure où il fallait maintenir le rang face aux pluies de flèches ou aux assauts répétées des cavaliers musulmans. Dès la seconde croisade, lors de l’éprouvante traversée des montagnes d’Asie mineure, dans l’été 1147, le roi Louis VII confia ainsi l’encadrement de son ost aux Templiers. La règle distingue ainsi « terre de paix » et « terre de regart », c’est-à-dire une marche en terrain hostile requérant une vigilance particulière. En temps de paix, le déplacement s’effectuait en colonne. Les chevaliers montaient un cheval de selle, précédés des écuyers qui guidaient les bêtes de somme. Dès lors que l’on entrait en situation de guerre, chaque corps était organisé en escadrons appelés échelles ; chacune de ces unités étant dirigée par un commandeur d’échelle doté de son propre gonfanon. Une échelle comportait une dizaine de combattants, tandis que le nombre d’échelles était bien sûr proportionnel à l’importance de l’armée mobilisée. Entraient également dans l’idée de chevauchée les escarmouches et les raids qui engageaient quelques centaines de combattants au maximum. Certaines expéditions avaient un objectif tactique : il s’agissait souvent de dégager une fortification assiégée. D’autres chevauchées typiques de la guerre de frontière se portaient en territoire ennemi afin d’entretenir un climat de peur parmi les populations. Le rayon d’action de ces raids était limité par les capacités d’approvisionnement des chevaux car, si les hommes pouvaient éventuellement vivre sur les ressources de l’ennemi, il fallait compter avec les importantes quantités d’eau et de fourrage nécessaires aux montures. Malgré leurs limites, ces chevauchées constituaient des opérations courantes qui rentraient dans le cycle des activités guerrières. Le mode opératoire de cette guerre de frontière était toujours identique : les villages étaient incendiés, les paysans capturés pour être asservis et leur bétail razzié. L’appropriation des biens de l’ennemi entrait dans les coutumes guerrières que les Templiers suivaient comme n’importe quels autres combattants. 148 Damien Carraz Outre la chevauchée et la guerre de siège dont il sera question plus loin, la bataille rangée constituait la dernière grande situation de combat. Si la bataille rangée est à bien des égards emblématique de la guerre médiévale, il s’agissait d’un événement rare et vécu comme un véritable jugement de Dieu. Plus que le reste de la chrétienté latine, la Terre sainte et la péninsule Ibérique ont connu plusieurs de ces grandes batailles. Les noms de certaines sont restés mythiques et leur souvenir montre bien le caractère exceptionnel de ce genre d’engagement. Et de fait, les Templiers de Terre sainte furent de toutes ces grandes batailles, comme Montgisard, Hattîn ou La Forbie. 2. Un mode de combat : la charge chevaleresque Un récit de pèlerinage anonyme rédigé dans les années 1160-1180 livre un beau témoignage sur les Templiers au combat. Prenons le temps de le lire : « L’étendard bicolore appelé ‘bauçent’ les précède à la bataille. Ils vont au combat en ordre et sans bruit, ils désirent l’engagement plus que tout autre et avec plus de force ; ils sont les premiers à attaquer et les derniers à se replier, et ils attendent les ordres de leur maître avant d’agir. Lorsqu’ils décident que le moment est opportun pour engager le combat et que le son des trompes leur ordonne d’avancer, ils entonnent pieusement le psaume de David : Non, pas à nous Seigneurs, pas à nous, mais à ton nom donne la gloire ( Ps. 115 ) ; ils couchent leur lance et chargent leur ennemi. Comme un seul corps, ils se ruent contre les rangs de l’adversaire. Ils ne se cèdent jamais, mais détruisent plutôt l’ennemi complètement ou meurent. Lors de la retraite, ils sont les derniers à partir derrière le reste de la troupe, surveillant et protégeant les autres. Mais si l’un d’eux tourne le dos à l’ennemi ou n’agit pas avec assez de courage, ou porte ses armes contre des chrétiens, il est sévèrement puni » 10. Tout est dit ici : l’esprit de sacrifice et la foi, la fraternité dans l’engagement, la rigueur de la discipline, la cohésion de la charge enfin. Face aux armées musulmanes, les chrétiens ont cherché à imposer leur méthode de combat. Même si l’on relativise désormais l’utilisation exclusive de cette formation de combat, on sait que la charge de la cavalerie lourde a longtemps assuré la supériorité des armées occidentales. 10. Anonymous Pilgrims, I-VIII ( 11th and 12th centuries ), trad. Aubrey Stewart, Londres, 1894 ( Palestine Pilgrims Text Society, 6 ), p. 29. Les Templiers et la guerre 149 La règle du Temple constitue l’un des rares textes permettant de saisir concrètement la façon dont s’effectuait cette charge à la lance couchée. En formation de combat, lorsqu’elles s’organisaient pour charger, les échelles de chevaliers étaient disposées en ligne. La victoire revenait au camp qui était parvenu à rompre les lignes adverses et à prendre le dessus dans la mêlée. Lancée au moment opportun, la charge de l’armée chrétienne s’avérait dévastatrice. À Montgisard, le 25 novembre 1177, le contingent franc mené par le roi Baudouin IV, comprenant 84 Templiers sous la direction du maître Eudes de Saint-Amand, réussit ainsi à surprendre l’armée de Saladin qui n’était pas en ordre de bataille au point que le sultan lui-même dut prendre la fuite. La réussite de la manœuvre exigeait une discipline sans faille : il fallait maintenir la cohésion de la cavalerie lourde et éviter les tactiques de l'ennemi qui cherchait, au contraire, à éviter le choc frontal et à provoquer la dislocation de la cavalerie chrétienne par des harcèlements répétés. Ainsi, à Marj ‘Ayûn, en 1179, les chevaliers du Temple et l’armée royale dispersèrent un contingent musulman et, pensant la victoire acquise, se retirèrent sur une colline. Alors que les piétons étaient occupés à dépouiller les victimes, l’armée complète de Saladin arriva en ordre de bataille et surprit les Francs démobilisés qui furent écrasés. Il ne fallait pas non plus jeter toutes ses forces dans la bataille afin de garder des troupes de réserve. Aussi peut-on imaginer le plus souvent une série d’attaques successives, plutôt qu’une charge unique et massive. Cette tactique laissait en outre une place aux sergents montés et aux turcoples qui pouvaient intervenir en position de soutien de la charge chevaleresque. Les piétons, enfin, sont très mal documentés par les sources, mais les historiens revalorisent désormais le rôle. Les gens de pied pouvaient notamment intervenir pour protéger les flancs de la cavalerie contre les harcèlements adverses avant que la charge ne s’ébranle. La solidarité et l’esprit de corps faisaient donc la force de cette armée du Temple. III. Un esprit de corps 1. Une discipline monastique Les Templiers ne se distinguèrent pas tant par leur nombre, mais par un professionnalisme donné par une discipline à la fois monastique et militaire. Plusieurs observateurs contemporains, parmi lesquels Anselme 150 Damien Carraz de Havelberg, ont noté la force de cette fusion entre « disciplina regulari » et « disciplina militari » : « Ils sont prêts à défendre le tombeau glorieux du Seigneur contre les Sarrasins ; paisibles chez eux, au-dehors valeureux combattants ; chez eux obéissants dans la discipline régulière, audehors obéissants dans la discipline militaire ; chez eux s’enveloppant du silence sacré, au-dehors imperturbables dans le fracas et les violences de la guerre et, pour tout dire, parfaits pour exécuter tous les ordres qu’ils reçoivent, au-dedans et au-dehors, dans la simplicité de l’obéissance » 11. Cette force venait aussi de l’esprit de corps, de l'habitude de se battre ensemble au-delà des différences entre les combattants qui composaient l’armée templière. Il faut souligner combien les moines-soldats rompaient ainsi avec la mentalité individualiste du chevalier du siècle, toujours en quête d’exploit. Si cette cohésion était donnée par la vie monacale, elle devait également être le fruit d’entraînements répétés dont les sources ne disent rien. Certes, la règle interdisait aux chevaliers du Temple les loisirs aristocratiques qui constituaient des entraînements pour la guerre, comme les tournois et la chasse. Toutefois, à condition que les frères évitent de se blesser, le maître pouvait autoriser des joutes, telles celles, évoquées par le pèlerin Thietmar vers 1217, qui réunissaient chaque année au mont Tabor des chevaliers latins et parfois musulmans. La règle interdisait de même aux frères de s’adonner aux jeux de table comme les échecs qui sont bien connus pour ouvrir à la réflexion tactique. Pourtant, d’assez nombreuses sources iconographiques et archéologiques suggèrent que les frères des ordres militaires se livraient volontiers à ces passe-temps. « Ils sont les premiers à attaquer et les derniers à se retirer » : comme le pèlerin anonyme, les chroniqueurs soulignent également à l’envi la rapidité de mobilisation des Templiers et leur engagement aux premières lignes. Cette rapidité leur fut parfois fatale. Ainsi, lors du siège de la place d’Ascalon, en 1153, une quarantaine de frères qui s’étaient engouffrés les premiers dans une brèche de la muraille furent capturés et pendus. L’histoire des croisades recèle bien d’autres erreurs tactiques manifestes, souvent attribuables à l’emportement de quelques individualités. Le 1er mai 1187 à La Fontaine de Cresson, près de Nazareth, le maître Gérard 11. Anselme de HAVELBERG, Dialogues, I : Renouveau de l’Église, éd. et trad. Gaston Salet, Paris, 1966, p. 98-101. Les Templiers et la guerre 151 de Ridefort entraîna ainsi 120 chevaliers francs à leur perte en attaquant une armée ayyoubide bien supérieure en nombre. Parmi les 70 Templiers engagés, seuls le maître et deux frères parvinrent à s’échapper. Ce genre de comportement était, en principe, sévèrement puni par la réglementation de l’ordre. Toutefois, les plus graves revers doivent plutôt être mis sur le compte de chefs croisés ignorants des réalités orientales et trop impatients d’en découdre. Lors de la campagne de saint Louis en Égypte, l’impétueux Robert d’Artois, frère du roi, se lança à la poursuite d’un détachement ennemi, contre l’avis des Templiers. Cette décision imprudente aboutit au fameux désastre de Mansourah, en février 1250, où les Francs se retrouvèrent piégés dans ce site fortifié du delta du Nil. L’ordre y laissa 280 chevaliers et son maître Guillaume de Sonnac, tandis que le comte d’Artois périt noyé en tentant de fuir. Les actions des frères, telles que rapportées par les chroniques, témoignent en tous les cas d’incontestables valeurs guerrières. 2. Des valeurs guerrières La valeur guerrière par excellence est le courage, « cette nouveauté du XIIe siècle », selon Georges Duby, qui fonde la légitimité sociale de la chevalerie 12. Les sources narratives sont unanimes pour souligner le courage des Templiers au point d’en faire un véritable leitmotiv. Jacques de Vitry, dans son Histoire orientale, concilie habilement la double facette des Templiers, « lions au combat » et « agneaux paisibles à la maison », « soldats farouches dans les expéditions et semblables à des moines ou à des ermites à l’église », « blancs et doux pour les amis du Christ, mais noirs et terribles pour ses ennemis » 13. Mais dans les œuvres plus clairement destinées à un public laïque, la composante religieuse du frère guerrier s’efface au profit de la seule éthique chevaleresque. Dans un passage d’une continuation de Guillaume de Tyr relatif à la bataille de Mansourah ( 1250 ), le grand commandeur Giles est qualifié de « bonz chevalierz preuz et hardiz et saiges de guerre ». Plus remarquable encore, l’admiration fut partagée par des chroniqueurs arabes proches des souverains musulmans que combattaient les croisés au Proche-Orient 14. À partir de la domination ayyoubide, les 12. Georges DUBY, 27 juillet 1214. Le dimanche de Bouvines, Paris, 1973, p. 27. 13. Jacques de VITRY, Histoire orientale, trad. Marie-Geneviève Grossel, Paris, 2005, p. 187. 14. Damien CARRAZ, « Templiers et hospitaliers de Terre sainte au temps de Saladin », dans Saladin et son temps, dir. Abbès ZOUACHE, Histoire Antique et Médiévale, HS n° 25, 2010, p. 68-73. 152 Damien Carraz sources arabes sont nombreuses à mentionner les ordres militaires et souvent en terme laudatif. Certains auteurs se laissèrent aller à une admiration non contenue, comme Ibn Wasîl qui n’hésita pas à assimiler à des « Templiers de l’Islam », les mercenaires mamelouks de Baybars qui s’étaient vaillamment opposés à l’armée de saint Louis dans le delta du Nil en 1250. Toutefois, dans un contexte de radicalisation du jihâd prôné par les Zenguides et les Ayyoubides, les Templiers incarnaient aussi le fanatisme chrétien qu’il fallait à tout prix éradiquer pour « purifier la terre », selon l’exclamation prêtée à Saladin lui-même. La haine inspirée par les frères transparaît bien chez les historiographes de l’entourage du sultan ayyoubide. ‘Imâd al-Dîn rapporte notamment avec délectation la façon dont furent décapités les Templiers et les Hospitaliers capturés à la bataille de Hattîn. Et Ibn al-Athîr de commenter à propos de Saladin : « C’était son habitude d’exécuter les Templiers et les Hospitaliers, du fait de la vigueur de leur inimitié envers les musulmans et de leur bravoure ». Les frères des deux ordres inspirèrent en définitive un mélange d’admiration et de crainte. Mais ils furent toujours considérés, pour leur bravoure et leur esprit de sacrifice, comme les ennemis les plus dangereux des musulmans. Les Templiers témoignaient de la même bravoure et de la même combativité dans la défense de leurs places fortes. Ibn Shaddâd ( † 1235 ), biographe de Saladin, souligne ainsi la résistance héroïque des Templiers au siège du château de Darbsâk, en 1188 : « toutes les fois que l’un des leurs était tué, un autre le remplaçait ; tous se tenaient là à découvert comme une muraille vivante ». Spécialement dans ce contexte de croisade, les combats devaient être d’une grande violence. Les têtes coupées et les membres arrachés parsèment ainsi les champs de bataille sur de très nombreuses enluminures, comme sur la représentation de la bataille de La Forbie ( 1244 ) tirée d’un manuscrit de Matthieu Paris ( fig. 1 ). Il peut, certes, s’agir d’une convention iconographique, mais elle traduit assez la violence de ces guerres. Achevons ce rapide tour d’horizon par une évocation des châteaux templiers. Les Templiers et la guerre 153 ( fig.de1 La ) Forbie ( 1244 ) Fig. 1 - Représentation de la bataille dans les Chronica majora de Matthieu Paris. Cambridge, Corpus Christi College, MS 16, fol. 171v. © cliché Corpus Christi College. IV. Les châteaux 1. La contribution à la défense des États latins Le Temple reçut ses premiers châteaux en Terre sainte autour du milieu du XIIe siècle. La première génération des châteaux francs n’avait pas eu vocation à protéger les frontières des États latins. Ceux-ci servaient essentiellement au contrôle et à l’exploitation économique d’un territoire à partir d’un site stratégique qui, en général, surveillait une voie de communication. Cette configuration s’applique particulièrement au Temple dont la mission initiale était la protection des pèlerins. Dans le royaume de Jérusalem, sur les deux itinéraires majeurs entre la côte, la Ville sainte et la vallée du Jourdain, l’ordre reçut une série de postes fortifiés susceptibles d’offrir gîte et protection aux voyageurs. Modestes châteaux ou simples tours, ces constructions avaient été prises aux musulmans – tel le Toron des Chevaliers acquis en 1138 – ou bien édifiées par les croisés – comme Chastel-Hernault. 154 Damien Carraz Mais l’avènement des puissantes dynasties zenguide puis ayyoubide détermina les Francs à renforcer les frontières de leurs États. Aussi, des fortifications désormais plus imposantes furent confiées aux Templiers ( fig. 2 ). La surveillance de la limite orientale du royaume de Jérusalem, le long de la ligne du Jourdain, reposait sur un programme défensif articulé, pour ce qui concerne le Temple, sur les châteaux de La Fève, Safed, le Chastelet au Gué-Jacob. À la limite de la principauté d’Antioche et de la Cilicie arménienne, les Templiers en vinrent à contrôler une véritable marche à partir de Trapesac, Gaston et Roche-Guillaume. Gardien des principales passes des montagnes de l’Amanus, le Temple verrouillait ainsi les accès à la principauté de Cilicie. Tous ces châteaux participaient donc d’un programme défensif plus systématique, même s’il n’exista jamais de véritable réseau castral à l’échelle des États latins. Les Templiers héritèrent de certains sites anciennement aménagés, comme Safed vendu en 1168 par le roi Amaury Ier. Mais beaucoup de châteaux furent aussi de nouvelles réalisations, comme le Gué-Jacob, dont le roi Baudouin IV autorisa la construction en 1178 afin de garder un passage sur le Jourdain. Un nouveau tournant intervînt avec la grande offensive de Saladin, en 1187-1188, au terme de laquelle l’ordre perdit la majeure partie de ses forteresses. Les principautés latines se trouvaient désormais réduites à une frange côtière. Dans ce cadre contraint, la pénurie de moyens humains et matériels détermina les Francs à concentrer la défense sur un nombre limité de grosses forteresses, comme Safed ou bien le Crac des Chevaliers. La stratégie « d’empierrement », pour reprendre la belle formule d’Alain Demurger, révèle alors l’état d’esprit des chrétiens qui préféraient s’enfermer dans d’énormes bastions, quitte à délaisser les châteaux secondaires qui assuraient la domination sur les populations locales 15. Aussi, la plupart des grands châteaux étaient désormais aux mains du Temple et de l’Hôpital. Mais, sans force militaire capable de tenir le platpays, ce réseau de fortifications fut condamné à tomber lors de la grande offensive du sultan Baybars entre 1265 et 1271. La perte de plusieurs villes et de la plupart des châteaux ne devait laisser qu’un sursis à la Terre sainte… 15. A. DEMURGER, Les Templiers…, p. 235. Les Templiers et la guerre 155 2. Sites d’implantation et partis architecturaux À partir de 1240, le château de Safed, qui avait été démantelé sur ordre du sultan ayyoubide de Damas, fut relevé de ses ruines grâce à l’impulsion de l’évêque de Marseille Benoît d’Alignan. Un témoin anonyme a laissé un rapport détaillé sur cette vaste entreprise : « Le château de Safed est situé à peu près à mi-chemin entre les cités d’Acre et de Damas, en Haute-Galilée, sur un promontoire entouré de montagnes et de collines, de profonds précipices, de rochers et d’escarpements ; aussi, est-il inaccessible et imprenable à cause des difficultés présentées par ses accès abrupts et étroits. ( … ) Dieu a béni [l’endroit] avec la rosée du ciel et un sol fertile, une abondance de céréales, de vin et de légumes, ( … ) des pâturages nourriciers pour les bêtes ; des arbres et des taillis pour le feu et la préparation de la nourriture, des pierres de la meilleure qualité pour la construction, des canaux d’irrigation alimentés par des sources, de vastes citernes permettant de stocker l’eau pour les animaux et les cultures, non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du château où une eau fraîche coule en abondance et où plusieurs grandes citernes fournissent l’eau nécessaire à tous les usages » 16. Bien qu’un peu conventionnelle, cette description résume parfaitement les différents éléments qui déterminaient l’emplacement d’un château : un site naturellement protégé commandant la frontière orientale de la Galilée, un riche terroir agricole, la présence de matériaux de construction et surtout de l’eau en abondance. Le même témoignage permet de souligner surtout le rôle des châteaux dans la guerre de frontière en rapportant l’argumentation développée par l’évêque Benoît d’Alignan pour convaincre le maître du Temple de relever Safed : « Ce serait une base formidable et solide qui offrirait facilités et opportunités pour lancer des attaques et des raids dans les territoires sarrasins jusqu’à Damas. De plus, la construction du château provoquerait une grande perte de ressources pour le sultan ( … ) ; il perdrait ainsi, dans son propre territoire, des casaux et leurs revenus agricoles, les pâtures et d’autres droits coutumiers parce que ses dépendants n’oseraient plus mettre la terre en culture par peur du dit château. Et il devrait dépenser des sommes énormes pour entretenir une importante armée soldée capable de protéger Damas et ses environs ». 16. De constructione castri Saphet. Construction et fonctions d’un château fort franc en Terre sainte, éd. Robert B. C. Huygens, Amsterdam-New York, 1981. 156 Damien Carraz Fig. 2. Les Templiers dans les États latins d’Orient ( 1187-1291 ) © D. Carraz, Les Templiers et les guerre, Clermont-Ferrand, LEMME édition, 2012 Les Templiers et la guerre 157 D’un point de vue tactique, les fortifications constituent donc un élément-clé de la stratégie qui permettait de livrer à l’adversaire une guerre d’usure aux risques calculés en évitant, si possible, les grands affrontements coûteux en vies humaines. Les pionniers de la castellologie orientale s’étaient efforcés de déterminer des typologies de châteaux élevés par les Templiers et par les Hospitaliers 17. Cette approche est aujourd'hui dépassée, d’une part car les ordres militaires n’ont pas employé de techniques de construction spécifiques, et surtout parce qu’ils investirent très souvent des sites préexistants qui subirent encore maintes transformations après leur éviction. Il est donc souvent difficile de distinguer les travaux effectués par les Templiers. Les croisés, qui importèrent en Terre sainte les structures socio-politiques occidentales, cherchèrent à reconstituer un cadre monumental qui leur était familier. Leurs premiers repères fortifiés durent donc être assez comparables à beaucoup de constructions élevées en Occident au cours du XIe siècle : une simple tour, regroupant les fonctions résidentielles et défensives, doublée d’une enceinte plus ou moins dissuasive enfermant quelques annexes ( écuries, citernes… ). Les sites dont les Templiers héritèrent de la part de seigneurs laïques suivaient probablement ce parti à l’origine : ainsi, les tours du Destroit ou de Maldoim, sur la route du Jourdain, ne devaient abriter qu’une modeste garnison. À partir des années 1160, les Francs durent faire face à la montée en puissance des Zenguides et des Ayyoubides : ces nouveaux empires étaient désormais capables de mobiliser de grandes armées dotées d’engins de siège perfectionnés. La défense était en principe articulée à partir d’une tour maîtresse dont le parti, jusqu’alors inconnu en Orient, renvoyait à l’affirmation du pouvoir seigneurial. On peut évoquer à ce titre le donjon de Chastel-Blanc ( 31 m x 18 m et 28 m de haut ) qui abritait une chapelle au rez-de-chaussée, une salle d’apparat à l’étage et une terrasse pourvue d’archères surmontées d’un chemin de ronde crénelé ( fig. 3 ). Cette tour maîtresse symbole de la présence templière était entourée d’un premier mur puis d’une deuxième enceinte munie de tours selon un principe d’organisation que les castellologues ont 17. Intéressant tour d’horizon historiographique de Ronnie ELLENBLUM, Crusader Castles and Modern Histories, Cambridge, 2007. L’une des meilleures synthèses sur les châteaux des ordres militaires en Terre sainte est celle de Adrian Boas, Archaeology of the Military Orders. A survey of the urban centres, rural settlements and castles of the Military Orders in the Latin East ( c. 1120-1291 ), Londres-New York, 2006. 158 Damien Carraz baptisé « château concentrique ». On relève, en effet, une tendance à un échelonnement de plus en plus complexe de la défense, comme à Gaston, où la défense s’organisait sur trois niveaux, à partir de deux enceintes ( fig. 4 ). Les Francs expérimentèrent également des enceintes quadrangulaires renforcées par des tours à intervalles réguliers, selon un principe proche du castrum byzantin. On retrouve cet esprit à Arima, un château du comté de Tripoli récupéré par les Templiers à la fin du XIIe siècle. Outre les deux basses cours successives, l’élément remarquable est ici l’enceinte rectangulaire flanquée de plusieurs tours carrées. À l’intérieur, deux ailes de bâtiments voûtés sont adossées à la courtine, selon une organisation appelée à se généraliser. Si les Templiers participèrent aux progrès en matière de fortification, la plupart des constructions effectuées dans les dernières décennies du XIIe siècle furent par la suite anéanties par les musulmans ou par des séismes. On connaît donc mieux les grandes réalisations de la première moitié du XIIIe siècle qui ont laissé davantage de traces archéologiques et écrites. Toujours fidèles au parti des deux enceintes concentriques, ces châteaux versent désormais dans une certaine démesure. Il suffit de citer ici quelques chiffres donnés par le De constructione castri Saphet : avec une enceinte externe englobant un espace de 4 hectares, des courtines interne et externe de respectivement 44 m et 22 m de haut, sept tours d’enceinte circulaires de près de 46 m de haut et des fossés de plus de 15 m de large pour 6 m de profondeur, Safed devint la plus grande forteresse de l’Orient latin ( fig. 5 ). Tandis que cette génération de châteaux adopte désormais le modèle de la tour d’enceinte circulaire, plus résistante, la généralisation des chemins de ronde et des mâchicoulis témoigne des progrès de la défense active. 3. Les principes défensifs Dès le dernier tiers du XIIe siècle, mais surtout après la cinquième croisade, les châteaux des ordres militaires reçurent donc des dispositifs défensifs plus élaborés et tendirent vers le gigantisme. Prévus pour résister à de longs sièges, ces châteaux requéraient un grand nombre de défenseurs. Safed pouvait contenir jusqu’à 2 000 occupants, parmi lesquels 50 chevaliers, 30 frères sergents, 50 turcoples et 300 arbalétriers. Et il fallait compter encore avec 1 200 esclaves, au nombre du personnel chargé d’assurer l’intendance. Pourtant, peu de forteresses résistèrent en réalité bien longtemps : Saladin prit le Gué-Jacob au bout de six jours et Trapesac Les Templiers et la guerre 159 Image de trésolution trop faible ! Fig. 5. Plan du château de Safed ( aujourd'hui Zefat, Israël ). © relevé du Survey of western Palestine, dans H. Barbé, E. Damati, « Le château de Safed », dans La fortification au temps des croisades, dir. N. Faucherre et alii, Rennes, 2004, p. 91. en deux semaines ( septembre 1188 ). La décision d’assiéger un château dépendait en effet du rapport de force du moment. Ainsi, après sa victoire à Hattîn, Saladin renonça à s’attaquer aux puissantes forteresses hospitalières de Margat et du Crac, mais il employa de grands moyens humains et technologiques pour venir à bout des places qui étaient à sa portée. Les techniques de mine et de sape, que les armées musulmanes avaient d’abord privilégiées, étaient alors parfaitement maîtrisées. L’écroulement d’une portion de mur d’enceinte ( comme au Gué-Jacob ) ou d’une tour ( comme à Trapesac ) constituait donc souvent la condition préalable à l’assaut. Mais on relève également une montée en puissance de l’artillerie : les chroniques arabes soulignent l’action des mangonneaux au siège de Trapesac, en 1188, par Saladin tandis que huit machines de jet de pierres dont un trébuchet furent employées contre Château-Pèlerin par le sultan al-Mu’azzam en 1220. Les Francs adaptèrent leurs fortifications aux progrès de la poliorcétique en renforçant les maçonneries et en perfectionnant la défense active. Cette dernière passa également par le recours à l’artillerie. Les Templiers, qui disposaient de trébuchets à contrepoids et de « perrières » lorsqu’ils étaient en position d’assiégeants, étaient également capables d’aligner de telles machines pour défendre leurs châteaux. Par exemple, lors du siège de Château-Pèlerin, 300 hommes furent employés uniquement à l’usage des machines de jet. 160 Damien Carraz Fig. 3. Donjon de Chastel-Blanc ( aujourd'hui Safita, Syrie ). © cliché D. Pringle. Les Templiers et la guerre 161 Parfois, la ruse et la psychologie s’avérèrent plus efficaces que les mangonneaux. Lors du siège de Safed, le sultan Baybars offrit de laisser la vie sauve aux sergents et archers syriens s’ils évacuaient la place. Le but était de semer la discorde entre les défenseurs chrétiens de la place, parmi lesquels coexistaient à la fois Latins et Orientaux. Suspectant désormais la fidélité des Syriens, les Francs décidèrent de dépêcher auprès du sultan un frère sergent qui connaissait « la langue sarrasine », afin d’obtenir également une sortie honorable. Manipulé par Baybars, ce templier promit aux défenseurs qu’une escorte mamelouke 18les conduirait librement à Acre s’ils livraient le château. Pourtant, malgré sa promesse de laisser la vie sauve aux défenseurs qui se rendraient, Baybars fit exécuter 150 chevaliers et près de 800 piétons. Le sultan mamelouk suivit là une pratique courante depuis les Zenguides : à la suite de défaites chrétiennes, les combattants indigènes ralliés aux Francs, syriens ou turcoples, étaient systématiquement exécutés. Le même sort fut souvent réservé aux Templiers eux-mêmes, notamment sous Saladin, mais pas seulement. Lorsqu’ils n’étaient pas décapités sur le champ de bataille, les frères étaient emmenés en captivité. Dans ces conditions, ils pouvaient parfois être rachetés ou bénéficier d’échanges de prisonniers. Mais beaucoup de frères croupirent des dizaines d’années dans les geôles des Mamelouks, au Caire ou ailleurs… Conclusion : des martyrs de la guerre sainte Volontaire pour la défense de son ordre face aux juges siégeant à Paris en avril 1310, le chevalier Jean de Montréal affirma « que sont morts plus de 20 000 frères pour la foi de Dieu outre mer » 18. Ce chiffre de 20 000 morts n’a beau reposer sur aucun fondement précis, il n’en est pas moins révélateur de la conscience du sacrifice nécessité par la protection de la Terre sainte. Aussi, n’est-il pas étonnant que les Templiers, déjà marqués par une forte spiritualité christocentrique, cultivèrent une certaine idée du martyre. Déjà bien présente dans l’Éloge de saint Bernard, l’idée de martyre est très souvent attachée aux luttes menées par les Templiers, par exemple chez des auteurs aussi divers qu’Orderic Vital ( † v. 1143 ), Guiot de Provins ( † ap. 1204 ) ou Jacques de Vitry ( † 1240 ). Les frères euxmêmes semblent s’être attachés à entretenir une certaine dévotion martyriale. Cela transparaît notamment dans quelques programmes 18. Le procès des Templiers, éd. Jules Michelet, Paris, 1841-1851, vol. I, p. 144. 162 Damien Carraz Fig. 4. Château de Gaston ( aujourd'hui Bakras, Turquie ). © cliché Cl. Colin. iconographiques décorant leurs chapelles en Occident. À Paulhac, au diocèse de Limoges, le cycle peint placé dans les décennies 1250-1280 met en scène le martyre d’une série d’apôtres et de sainte Catherine d’Alexandrie, en lien avec la Crucifixion, tandis que l’insistance sur le thème de la décollation peut renvoyer au sort souvent réservé aux frères capturés en Terre sainte. Si les frères tombés au combat rejoignaient donc collectivement le cortège des martyrs pour la foi, la référence biblique qui s’imposa fut celle des Maccabées. Les Templiers, « nouveaux Maccabées », renvoyaient parfaitement à ces guerriers bibliques qui, grâce à leur piété et à leur courage, avaient triomphé d’ennemis supérieurs en nombre. À la suite de saint Bernard, le parallèle devint, chez les chroniqueurs de la croisade, un topos que les Templiers reprirent à leur compte. Car c’est bien de leur intense piété que les frères tiraient leur ardeur au combat. En sus de la préparation spirituelle qui devait précéder tout engagement, les frères n’hésitaient pas à implorer la protection céleste sur le champ de bataille même. Quelques épisodes miraculeux accréditent d’ailleurs l’idée que les Templiers, par leurs vertus, combattaient pour et avec Dieu. Ainsi, dans le Dialogus Miraculorum du Cistercien Césaire de Les Templiers et la guerre 163 Heisterbach ( † v. 1250 ), des frères surpris par une attaque alors qu’ils assistaient à l’office devinrent soudainement invisibles. Certes, les 300 Templiers et Hospitaliers décapités après la bataille de Hattîn n’eurent pas cette chance. Mais selon plusieurs témoignages, pendant trois jours, un rayon céleste aurait illuminé leurs cadavres laissés sur le champ de bataille. À bien des égards, l’on peut donc dire que les Templiers menaient une guerre sainte. Tout ramène en effet à cette idée : le culte marqué de la Vraie Croix dont l’ordre était le gardien à Jérusalem, l’insistance sur le martyre, le modèle des Maccabées, les interventions miraculeuses…