IDÉOLOGIE ET NATION
Muhamedin Kullashi
Editions Hazan | « Lignes »
1993/3 n° 20 | pages 127 à 140
ISSN 0988-5226
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MUHAMEDIN KULLASHP:·
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Depuis peu, dans notre opinion publique une thèse
revient souvent sous des formes diverses mettant en rapport
l'idéologie et la nation. On pourrait la résumer ainsi: la
domination de l'idéologie sur la nation, sur les valeurs et les
intérêts de la nation, constitue la cause principale de tous les
maux des Albanais, des Albanais d'Albanie aussi bien que
des Albanais yougoslaves. Il conviendrait donc de renverser
ce rapport, d'établir la suprématie de la nation et du national
sur l'idéologie et l'idéologique; ce renversement constituerait la condition sine qua non de la résolution des principaux
problèmes des Albanais. La même thèse et les mêmes arguments apparaissent aussi dans les media de langue serbe,
croate, macédonienne ou slovène.
La prétention de cette thèse à constituer la clé de la solution des problèmes politiques et culturels, de même que la
fréquence avec laquelle elle apparaît dans les media, nécessitent que nous l'examinions. Manquent le plus souvent aux
écrits dans lesquels elle est développée les indications susceptibles de nous renseigner sur le sens qu'il convient de donner
aux mots idéologie et nation. Il est perceptible cependant
* Muhamedin Kullashi, qui était professeur à l'Université de Pristina
(Kosovo), a fait ses études universitaires à Zagreb. Il vit maintenant
en France et enseigne au Département de philosophie de l'université
de Paris VIII. Il a traduit un grand nombre de livres de philosophes
français en albanais. Il a travaillé sur l'œuvre de Henri Lefebvre, sur
les Lumières françaises et sur les philosophies françaises
contemporaines.
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IDÉOLOGIE ET NATION
Mais d'où vient le refus de préciser la signification de ces
termes, a fortiori dans les textes des intellectuels ? Est-ce
manque de formation théorique ou bien hâte à répondre à ce
qui est urgent et actuel ? Comment justifier l'affirmation que
le sens de ces termes irait de soi, qui plus est quand le couple
qu'ils forment est envisagé comme la clé principale pour
déchiffrer les problèmes cruciaux des Albanais ? Ceci renvoie à ce que Hannah Arendt disait de l'idéologie : le propre
de celle-ci est qu'elle ne thématise précisément pas les idées
qui sont au cœur de son dispositif doctrinal (la notion de
Dieu, par exemple, à l'intérieur du déisme, celle de race à
l'intérieur du racisme, etc.) comme on l'attend pourtant de
l'étymologie de ce mot: ideo-logoi, connaissance scientifique d'une idée.
Dans cet article, nous n'avons pas pour but d'entreprendre une analyse historique systématique de ces termes,
pas davantage d'éclairer l'histoire du peuple albanais à partir
d'eux, mais bien plutôt de soulever quelques unes des difficultés inhérentes à l'imprécision du sens dans lequel on les
emploie, et de souligner les contradictions qui apparaissent
dans l'analyse des problèmes politiques actuels.
La thèse que nous envisageons recèle une distinction
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que, dans la plupart des cas, le mot idéologie désigne l'idéologie marxiste-léniniste en tant qu'idéologie officielle des
régimes communistes. De l'autre côté, la nation est le plus
souvent représentée comme un organisme unique, constant,
fait de traits pérennes dans tout son cheminement historique.
En réalité, ces écrits consacrés au rapport idéologie/nation
présupposent constamment que les idées ayant trait à la
nation ne sont pas à caractère idéologique, c'est-à-dire que la
nation se pense et se conçoit au moyen d'idées non idéologiques. De même apparaît parfois le sens implicite dévolu à
l'idéologie, conçue comme conscience fausse d'un objet ou
d'un ensemble de relations.
Quoi qu'il en soit, la confusion qui caractérise l'emploi
de ces termes est de nature à créer des obscurités supplémentaires dans le débat suscité par les actuels problèmes politiques des Albanais.
1. Paul Ricœur, Du texte à l'action, Seuil, 1986, p. 305.
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implicite entre l'idéologique en tant que conscience fausse et
les idées nationales en tant que vérités non-idéologiques.
Cette distinction non-réfléchie suggère un rapprochement
avec quelques théories contemporaines qui postulent une
différence entre l'idéologie et la science, comme différence
entre non-vérité et vérité. Les représentants de ces théories
ont l'ambition de construire des théories objectives sur la
société et sur la politique, théories qui seraient libres de tout
jugement de valeur (ainsi Max Weber, Louis Althusser, etc.)
À la différence des théories qui établissent cette distinction (cette« coupure épistémologique») entre l'idéologie et
la science comme domaines radicalement distincts par leur
valeur et par leur qualité, nous allons nous référer à une théorie de l'idéologie plus complexe, susceptible de nous aider à
éclairer les difficultés que nous avons évoquées : la théorie de
Paul Ricœur sur l'idéologie.
En analysant les implications de la thèse sur la différence
radicale entre science et idéologie, Ricœur pose cette question: «Existe-t-il un point de vue sur l'action qui soit capable
de s'arracher à la condition idéologique de la connaissance
engagée dans la praxis ? »1 La réflexion induite par cette
question implique la conception aristotélicienne de la philosophie pratique. C'est en elle que Ricœur trouve les éléments
initiaux d'une critique de la prétention à constituer une
science des problèmes politiques, science qui serait « comparable à celle d'Euclide et de Galilée». À cette prétention de
construire une science des problèmes éthiques et politiques,
Aristote opposait le pluralisme des méthodes et celui des
degrés de rigueur et de vérité. Ricœur indique les raisons
nouvelles qui justifient ce pluralisme, « des raisons qui tiennent à toute la réflexion moderne sur la condition proprement
historique de la compréhension de l'histoire ».En anticipant
le développement de sa conception, Ricœur, bien qu'il nie la
possibilité de s'arracher à la condition idéologique du savoir
pratique, ne rejette pourtant pas simplement l'opposition
entre science et idéologie. Dans la recherche d'un rapport
intimement dialectique entre science et idéologie, Ricœur
2. ibid., 305
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envisage de trouver « le degré de vérité auquel il est permis de
prétendre dans les choses pratiques et politiques » 2 •
Le phénomène idéologique est lié, pour Ricœur, au
besoin qu'éprouve un groupe social de se faire une image de
soi-même, de se représenter, de se mettre en scène. Dans un
sens général, l'idéologie n'est pas, selon lui, une simple illusion, une fausse conscience, mais plutôt un phénomène indépassable de l'existence sociale, dans la mesure où la réalité
sociale a une constitution symbolique et contient une interprétation, dans des images et des représentations, du lien
social. C'est ici que réside la difficulté du discours non-idéologique sur l'idéologie: dans l'impossibilité d'atteindre une
réalité sociale antérieure à la symbolisation, à la représentation du lien social élémentaire.
Afin de préciser le sens de son concept d'idéologie,
Ricœur analyse ses traits distinctifs. L'idéologie est à la pratique sociale ce qu'un motif est au projet individuel ; elle est
ce qui justifie et incite à une action. Une telle fonction idéologique est le propre non seulement des idéologies politiques, mais aussi de l'éthique, de la religion, de la philosophie, de la science, etc.
À la différence de Marx, Ricœur voit la fonction principale de l'idéologie dans l'intégration sociale et la fonction de
domination en constitue, selon lui, une dimension particulière. Pour réaliser sa fonction principale- maintenir la
cohésion sociale grâce à l'efficacité sociale des idées -l' idéologie devient schématique, elle produit des images idéalisées
de soi-même et elle devient rhétorique, car elle veut
convaincre à tout prix. L'idéologie, pour Ricœur, ne se réduit
donc pas à une fausse conscience et sa fonction ne se limite
pas à la dissimulation des rapports sociaux et politiques.
D'ailleurs, cette fonction-là n'apparaît que lorsque se produit la conjonction entre fonction générale d'intégration et
fonction particulière de domination. La complexité du rapport idéologie/science provient du fait que la théorie sociale
ne peut s'arracher complètement au conditionnement idéologique, car elle ne peut ni développer une réflexion totale, ni
3. Ibid., 327-328.
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atteindre un point de vue propre à saisir la totalité qui lui permettrait d'échapper à la médiation idéologique à laquelle
sont soumis les autres membres du groupe social.
Tout en soulignant la nécessité de l'investigation du
conditionnement social de chaque pensée, Ricœur n'accepte
pas la thèse de Karl Mannheim, exposée dans 1déologie et
utopie, selon laquelle le conditionnement social de la pensée
se ramène à sa distorsion et à sa fausseté idéologique. Le premier fait, d'après Ricœur, ne produit le second que dans des
circonstances particulières.
Poursuivant sa réflexion sur la possibilité d'un savoir
sur l'idéologie, et exposant sa conception, qui d'un côté
rejette la distinction rigide entre science et idéologie et de
l'autre l'accepte, Ricœur va expliquer pour quelle raison
principale un savoir ne peut jamais s'affranchir complètement de son caractère idéologique : « La structure ontologique de l'homme fait qu'il n'est jamais dans la position souveraine d'un sujet capable de mettre à distance de lui-même
la totalité de ses conditionnements . » En fait, avant toute
distance critique, « nous appartenons à une histoire, à une
nation, à une culture» que nous ne pourrons jamais entièrement penser. Ricœur insiste sur le fait qu'en assumant cette
appartenance, nous assumons le tout premier rôle de l'idéologie -la fonction médiatrice de l'image, de la représentation de soi. Cette conclusion, résultant d'une recherche
fructueuse, ne conduit pas Ricœur à nier la possibilité d'un
savoir critique, d'un savoir qui échapperait à la domination
de l'idéologie. Bien que le savoir« objectivant>> soit toujours second par rapport à la relation d'appartenance, il
peut, selon lui, se constituer en une relative autonomie. Ce
qui fait qu'est possible la position critique, c'est essentiellement le facteur de distanciation (de soi à soi-même)« qui
appartient à la relation de l'historicité>> 3 • C'est précisément
cette distanciation qui forme, pour Ricœur, la condition de
possibilité d'une critique des idéologies. C'est elle qui, en
rendant possible la thématisation du rapport qu'un individu construit avec d'autres individus, avec un groupe
Mais revenons à la discussion initiale. Si l'on ne peut
réduire l'idéologie à une illusion ou à une fausse conscience
et si l'on doit pouvoir la penser comme « une interprétation
par des images et des représentations du lien social>>, il n'y a
alors aucune raison d'éviter l'emploi du syntagme idéologie
nationale. À la différence de ceux qui ne peuvent voir l'idéologie et la nation que séparées, nous tenons à rappeler ce
simple fait que l'histoire des idées- surtout politiquescontient divers types d'idéologies nationales, diverses
manières de se représenter et de comprendre la nation, les
valeurs et les intérêts nationaux, la conscience aussi bien que
la culture nationales. La conviction selon laquelle la promotion de la nation, comme principe suprême opposé à l'idéologie, constituerait la solution des problèmes politiques,
sociaux et culturels des Albanais, cette conviction nous
paraît problématique à bien des égards. D'abord, parce que la
nation elle-même est représentée et interprétée par une idéo4. Ibid., 390.
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social ou avec une institution, ouvre ainsi la voie à une
pensée émancipée.
Ricœur, dans le contexte de cette recherche, reprend la
thèse de Habermas selon laquelle tout savoir reste porté par un
intérêt, à quoi la critique des idéologies elle-même n'échappe
pas, portée qu'elle est par l'intérêt pour l'émancipation ou
pour la libre communication. Mais il ajoute aussitôt que cet
intérêt a partie liée avec la domination matérielle et la manipulation des choses et des hommes. L'intérêt pour la communication n'arrive donc pas à opérer une rupture radicale avec « le
fond d'appartenance qui la porte». L'oubli de ce lien initial
peut favoriser l'illusion d'une théorie critique élevée au rang
de savoir absolu. La réflexion de Ricœur sur le rapport de
l'idéologie et de la science pourrait se résumer brièvement par
l'assertion que la critique des idéologies constitue une tâche
qu'il y a lieu de sans cesse recommencer, c'est-à-dire qu'il est
par principe impossible d'achever. Malgré tous les efforts que
le savoir déploie pour s'arracher à l'idéologie, celle-ci reste
toujours« la grille et le code de l'interprétation » 4•
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logie particulière. Ensuite, parce que ce que signifierait la
suprématie de la nation sur l'idéologie est on ne peut moins
explicite. Veut-on par là désigner l'importance de l'unité de
la nation, par delà différences et divergences politiques et
idéologiques ? Les difficultés de cette thèse apparaissent
d'emblée : elles tiennent aux différences qui entrent dans la
définition de la nation elle-même et dans la définition de ses
intérêts principaux, ainsi qu'aux différences entre les programmes et les stratégies politiques. Ainsi le problème, loin
qu'il soit résolu, est à peine posé.
Dans la diversité des théories sur la nation, nous allons
choisir deux concepts opposés. L'analyse comparative de ces
concepts a pour but de suggérer leurs conséquences pour les
problèmes politiques et culturels. Leur analyse ne peut faire
l'économie de l'histoire complexe qui les a vus apparaître et
dans laquelle ils ont joué un rôle considérable.
L'un de ces concepts est né avec la Révolution française
et les institutions politiques qui en sont émanées. Il implique
la démocratie parlementaire, les droits universels de
l'homme, l'éthique rationaliste et une certaine conception de
l'humanisme. L'apparition de ce concept a été largement préparée par la philosophie des Lumières, mais également par la
pensée de la Renaissance. Son influence dépassera les frontières du pays où il est apparu.
L'idée moderne de la nation désigne une communauté
constituée sur la base d'une appartenance libre à une communauté structurée, avec des institutions républicaines et
démocratiques. La nation, en tant que« volonté de l'unité
librement choisie »,fondée sur la souveraineté de chacun,
implique l'exercice commun de la liberté au sein de la communauté effective, définie par un projet commun. La nation,
bien sûr, vit sur un territoire défini, se sert d'une langue particulière et a un passé particulier. Mais dans ce concept de
nation, la primauté est donnée à l'appartenance en tant que
libre choix .. Les éléments naturels (le sang, le sol, le passé subi
ou le destin historique) se transforment en une deuxième
nature du peuple, par sa structuration en une société et en un
État démocratiques ; la liberté du citoyen et de la nation en
général constitue un principe fondamental. Cette transfor-
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mation suppose la formation de la citoyenneté comme idée
particulière de la politique, conçue dès lors comme l'exercice
de la souveraineté de chaque citoyen. Les citoyens qui forment cette communauté politique ont tous des droits égaux,
mais aussi le devoir de participer activement aux affaires
publiques. Cette égalité des droits exprime un changement
radical par rapport au monde féodal.
Ce concept de la nation est donc rigoureusement politique.
Les éléments du concept de la nation qui s'oppose à
celui-ci apparaissent à peu près en même temps, en
Allemagne, mais également en Angleterre et en France. On
les trouve dans l'Ecole historique du droit (Burke, Von
Savigny, G. Hugo, F. Stahl), dans le romantisme allemand
(Schlegel, Novalis, Herder), dans l'école anthropo-géographique (Ferguson, Ratzel), dans l'école de la« psychologie
des peuples» (Lazarus) ainsi que dans les théories du darwinisme social (Gumplowitz, Gobineau), écoles et mouvements qui se développèrent en opposition aux Lumières, à la
Révolution française et aux institutions démocratiques, en
opposition également au rationalisme critique et aux droits
universels de l'homme. Le peuple est conçu par ces auteurs
comme une unité organique, avec des composantes inégales
dont les fonctions sont définies une fois pour toutes. Ils supposent dans leurs théories l'existence d'un noyau du peuple
ou de la nation (l'âme, l'esprit ou l'être du peuple). De ce
noyau découlent les traits particuliers, les mœurs, lamentalité aussi bien que les langues propres à chacun. Les caractéristiques d'un peuple ne s'expliquent donc pas par son activité historique dans des conditions données, sa coexistence
et sa lutte avec d'autres peuples, mais par un noyau-essence
qui précéderait, en quelque sorte, son existence historique.
Pour ces auteurs, l'individu doit être soumis au peuple en
tant qu'entité hypostasiée qui domine et apparaît comme un
destin inévitable, hostile à la raison comme à la volonté individuelle. L'individu doit se soumettre à cet organisme, à
l'autorité de la tradition et se voit dès lors réduit au statut
d'instrument.
Ces théories nient le rationalisme et l'individualisme,
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elles rejettent et les principes universels qui fondent les droits
de l'homme et l'ordre social qui les prend en compte. À cette
fin, elles invoquent la particularité ou l'individualité propre à
la tradition, et le caractère de cette particularité ou de cette
individualité est conçu comme opposé aux principes universels.
Les éléments de ces théories prendront plus tard, au
vingtième siècle, une forme spécifique dans le cadre de
l'idéologie autoritaire nazie. Cette idéologie qui a fait sienne
un concept de la nation radicalement différent de celui
qu'avaient élaboré les théories formées sous l'influence des
Lumières, a fait l'objet d'analyses philosophiques, politologiques et psychanalytiques nombreuses ces dernières années.
C'est là une raison supplémentaire de reconsidérer ce
concept, d'autant plus qu'il met en lumière l'aspect particulier de l'idéologie en tant que conscience mystifiée, irrationnelle et non-critique et qu'il a entraîné des conséquences
graves dans l'histoire récente de l'Europe.
Pour ce faire, nous nous référerons aux études d'Erich
Fromm, qui, avec d'autres penseurs de l'École de Francfort
(notamment Adorno et Horkheimer), a contribué à approfondir la connaissance des causes économiques, politiques,
sociales et psychologiques de la naissance du nazisme en tant
qu'idéologie, mais aussi en tant que mouvement et système
politique qui ont érigé la nation comme la valeur la plus
haute et comme le but absolu.
L'analyse de la naissance du nazisme en Allemagnedans le livre La peur de la liberté -est précédée de l'examen
de la situation de l'homme dans les temps modernes, après
l'effondrement de l'ordre hiérarchique féodal, ordre dans
lequel était une fois pour toutes fixée la position de chaque
individu. À l'ordre hiérarchisé s'est substituée une masse
d'individus atomisés ; ces individus, dorénavant, allaient
s'appuyer sur la raison dans la recherche de leur statut à
l'intérieur des relations et des institutions auxquelles ils
avaient à s'intégrer. Avec la dissolution des liens primaires
(liens tribaux), au sein desquels l'individu trouvait une sécurité, s'est amorcé le processus d'individuation de l'homme et
est apparu l'homme en tant qu'individu faisant dépendre de
5. Erich Fromm, Ikja nga liria (La peur de la liberté),
Prishtinë, 1984, p. 93.
136
«
Rilindja
>>,
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sa raison, de sa volonté et de ses désirs, ses critères d'action.
Mais, selon Fromm, ce processus d'individuation est caractérisé par un décalage marqué entre la liberté des liens primaires (la liberté négative) et l'absence d'espace pour l'individuation, pour une liberté positive.
L'angoisse, suscitée par l'insécurité et l'indétermination
de la situation de l'homme moderne, sera dépassée, au XXe
siècle, par une fuite en avant dans de nouvelles formes de servitude: l'individu atomisé se soumettra à des mouvements
autoritaires; il se dissoudra dans de nouvelles entités organiques-mécaniques (le peuple ou la nation), elles-mêmes
structurées par des institutions dirigeantes (le Parti ou le
Guide). Fromm analyse en détailles divers aspects de l'idéologie autoritaire nazie, en particulier ceux qui contribuèrent
à la transformation du mouvement en un système totalitaire.
Aux liens primaires du monde patriarcal féodal se substituent les liens secondaires, à l'intérieur desquels est pris
l'individu; en symbiose avec le parti et le système nazi, celuici retrouve la sécurité qu'il avait perdue, mais il perd en
revanche sa liberté, son individualité, ses désirs et ses aspirations.
Fromm rappelle ici que Hitler, dans Mein Kampf, n'a pas
fait mystère de son idéologie de la soumission et du sacrifice,
laquelle exige la sujétion des masses à la volonté du guide, en
confortant leur sentiment d'impuissance, en les priant de se
faire« poussière de cet ordre qui constitue l'univers». «Le
temps de l'État populaire» et« le point de vue populaire>>
sont, pour Hitler,« le temps du joyeux sacrifice>>.
Dans le contexte de ces analyses, Fromm met en lumière
l'ambivalence du caractère autoritaire, pris entre la soif de
dominer les hommes d'une part et, d'autre part, celle de se
soumettre à une puissance extérieure, la nature ou la nation,
comme force naturelle-organique indomptable 5•
À la suite des analyses de Fromm et d'autres études
consacrées au phénomène nazi, nous pourrions formuler le
constat que ce que montre le nazisme, c'est précisément de
Revenons à notre expérience. L'occasion nous a souvent
été donnée de lire dans diverses publications en langue albanaise (essentiellement dans des journaux et des revues) que la
culture nationale albanaise avait été, durant la domination
communiste, censurée, mutilée, interdite même. A l'appui de
ce constat, on invoquait l'embargo dont avaient été victimes
les œuvres de Gjergj Fishta, Faik Konica, Ernest Koliqi et de
quelques autres. On y lisait que les valeurs de la culture
nationale avaient été marginalisées. Mais ce qu'on n'essayait
pas d'y expliquer, c'est comment s'était effectué cet appauvrissement et quels mécanismes l'avaient favorisé. On pourrait en effet tout aussi bien soutenir que cet embargo sur la
culture nationale a été moins sensible en Albanie qu'ailleurs;
la liste des auteurs « nationaux » polonais ou tchécoslovaques interdits est en effet considérablement plus longue.
On pourrait donc dire que l'appauvrissement de la culture
nationale albanaise doit moins à l'embargo dont celle-ci a eu
à se plaindre qu'à son adaptation et à son instrumentalisation
à des fins de propagande. Il est curieux en effet de remarquer
qu'échappe aux critiques qui examinent le sort de la culture
nationale albanaise une cause majeure de son appauvrissement : durant le régime communiste, celle-ci a, plus brutalement qu'aucune autre, été coupée des pensées et des cultures
européennes et mondiales. Il est encore difficile d'évaluer les
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quelle façon la nation- comme moyen de légitimer un système politique, mais aussi un système de valeurs culturelles
et morales- peut être utilisée contre les intérêts fondamentaux de la nation elle-même : contre sa vie politique, contre
ses libertés publiques et civiques, mais également contre la
culture, contre l'enseignement et la science, du fait même de
leur dégradation à l'intérieur des systèmes totalitaires. L'instrumentalisation de la culture, de l'art et de la science, tant
dans le système nazi que dans les systèmes communistes, a
provoqué les mêmes effets (quoique dans des circonstances
différentes et bien que ces régimes aient des caractéristiques
distinctes): leur appauvrissement et leur dégénérescence.
Elles perdirent leur capacité à s'approprier le monde de façon
créatrice.
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conséquences pour la culture albanaise de son complet isolement.
Critiquer l'influence du militantisme marxiste-léniniste
dans l'enseignement et la culture oblige qu'on prenne également en considération l'expérience historique, laquelle fournit des exemples d'un militantisme opérant de concert avec
une idéologie nationale, ce qui n'aura pas été sans conséquences désastreuses pour les valeurs authentiques d'une
culture. Citons un exemple de ce phénomène. Il est connu
que l'un des traits caractéristiques de l'idéologie veut que
celle-ci présente et impose un intérêt particulier comme intérêt général. Ce trait se retrouve dans l'idéologie nationale
lorsque ses représentants (a fortiori s'ils disposent d'un soutien institutionnel) imposent la dévotion envers les oeuvres
et les valeurs médiocres et proclament que la recherche critique constitue une attaque intolérable et nocive pour« l'être
national » et pour la culture nationale. Ainsi, les « défenseurs
de la culture nationale», les gardiens de la« pureté» de la culture nationale, travaillent-ils à réduire les échanges avec les
courants vivants de la culture mondiale. Ils sont en réalité les
fossoyeurs de la culture nationale.
De la puissance mystificatrice de l'idéologie nationale,
nous pouvons donner un autre exemple qui intéresse directement l'Albanie: il s'agit de l'attitude des intellectuels qui
justifient, défendent ou, au moins, refusent d'analyser les
traits distinctifs du régime totalitaire albanais, son fonctionnement durant un demi-siècle ainsi que ses conséquences
dans toutes les sphères de la vie du pays. Pour certains
d'entre eux ces attitudes peuvent s'expliquer par le fait qu'ils
sont proches des idées officielles. Mais il y a lieu de remarquer que ces trois attitudes- défense, justification et refus
de l'analyse- s'abritent derrière l'argument de« l'intérêt
national ». Selon eux, l'examen de la nature et des caractéristiques du régime totalitaire albanais serait de nature à causer
des divisions à l'intérieur de la nation. Ainsi, les idéologues
de l'intérêt national refusent d'affronter le modèle le plus
grave de domination totalitaire qui soit apparu dans l'histoire de l'humanité, modèle qui a profondément dégradé les
peuples qui eurent à le subir. La puissance mystificatrice de
L'intention de cet article était de mettre en lumière
quelques unes des difficultés que soulève la thèse de la suprématie de la nation comme principe de légitimation d'un système politique ainsi que d'un système de valeurs culturelles.
Que la conscience nationale puisse être la fausse conscience
de soi d'une collectivité, une conscience mystifiée (sur son
passé, son présent ou ses projets d'avenir), que la conscience
nationale puisse constituer « un analgésique idéal, toujours à
portée de main de la maladie chronique du déficit d'identité
( ... ) Une puissante invitation faite à l'homme de demeurer
dans l'infantilisme>>,« une religion moderne de l'adolescence>>
(A. Künzli), il en existe des exemples nombreux dans l'histoire des peuples, y compris de ceux qui ont une riche tradition culturelle et politique. Réfléchir à cette expérience peut
permettre d'éviter les pièges de l'histoire.
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cette idéologie nationale est marquée par sa propension à
reléguer hors de la conscience collective tout ce qui a rendu
possible le fonctionnement d'un régime totalitaire et tout ce
que celui-ci a laissé comme séquelles: l'attribut« albanais»
du régime en question fonctionne comme une « formule
magique» et suffit à bloquer la raison critique. C'est là
qu'apparaît une des fonctions importantes de l'idéologie:
«Maintenir dans l'impensé et le non-dit, dans l'inconscient»
la nature et l'essence d'un régime ou même« créer une
méconnaissance » (Lefebvre) à son propos.
Une telle idéologie est en effet non seulement conditionnée mais produite par le système totalitaire. D'ailleurs, ce type
de domination ne possède pas une idéologie unique, systématique ou cohérente. Les idéologies des régimes totalitaires sont
plus souvent éclectiques, constituées d'éléments disparates.
Par exemple, des éléments marxiste-léninistes se combinaient
à des éléments nationalistes dans l'idéologie officielle du système d'Enver Hoxha. Mais, ainsi que l'a magistralement montré Hannah Arendt dans ses analyses du totalitarisme, le but
de cette sorte de domination, à la différence de la tyrannie ou
de la dictature, n'est pas tant d'imposer des convictions particulières, des idéologies particulières, que « de détruire la capacité des hommes à former n'importe quelles convictions>>.
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Mais le problème traité pourrait être formulé aussi de
cette façon: comment faut-il faire pour que les idéologies, les
partis et les systèmes ne soient pas en mesure de limiter
l'espace de liberté de l'individu et de la nation ? Comment
faire pour que la nation ne forme pas une collectivité (un
organisme) dont les membres se métamorphosent en instruments dociles qui sacrifient leurs pensées, leur volonté, leurs
désirs et leur dignité à des buts hypostasiés, mais faire au
contraire qu'elle devienne une société structurée par des institutions libérales et démocratiques dans laquelle coexiste la
diversité des idées et des projets et où la liberté du citoyen
soit condition de la liberté de la nation ?