Recension – Deleuze, penseur de l’image
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Florian Gaité est ATER en Esthétique et Philosophie de l’art à l’Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, et chercheur associé à l’Institut ACTE.
Judith Michalet, Deleuze, penseur de l’image, Saint-Denis, Presses Universitaires de
Vincennes, 2020.
L’ouvrage est disponible ici.
Philosophe influent du cinéma et de la peinture, exégète des œuvres de Rouch, de
Resnais, de Godard, d’Antonioni, de Pasolini comme de Bacon et de Cézanne, Deleuze
présente la particularité d’avoir pensé l’image sous le régime exclusif de l’immanence,
c’est-à-dire comme une pure présence. Dans un premier ouvrage tiré de sa thèse de
doctorat, Judith Michalet questionne avec rigueur les implications conceptuelles de
l’affranchissement de Deleuze à l’égard du paradigme traditionnel de la représentation,
avec l’idée que l’image renvoie systématiquement à un tiers extérieur (le modèle, Dieu ou
l’idée) dont elle signifierait l’absence. L’image est au contraire présentée dans le logiciel
théorique deleuzien sans transcendance ou extériorité, ni fonction médiatrice, un
paradoxe ici traduit à travers un questionnement net et précis : que signifie « une image
qui ne serait ni un signe de quelque chose, ni un signe pour lui-même ? Comment penser
une image qui serait directement quelque chose ? » (p. 10). Néanmoins, sous l’apparente
simplicité de sa formulation se dévoile rapidement la complexité des enjeux qu’une telle
problématisation soulève. Ceux-ci sont d’une part internes à l’œuvre de Deleuze dont rien
n’autorise a priori à en faire un « penseur de l’image », ainsi que le qualifie Judith
Michalet dans son sous-titre. Si les commentateurs de l’esthétique deleuzienne[1]
s’accordent généralement bien avec elle pour souligner l’importance de la
conceptualisation de l’image au fil de son œuvre et la particularité de la penser comme
strictement immanente[2], force est néanmoins de constater qu’aucun n’en a fait une
entrée de premier plan dans le discours de Deleuze sur l’art. La philosophe mobilise de
ce fait assez peu leurs travaux et ne discute avec qu’eux que ponctuellement, préférant
tracer sa propre voie interprétative. D’autre part, bien que le livre soit clairement un
ouvrage de spécialiste, ses enjeux dépassent le seul cadre de l’expertise herméneutique,
car c’est en creux une révision de la pensée contemporaine du visuel qui se dessine,
fondée sur le constat de la caducité de la désignation traditionnelle de l’image comme
icone, signe ou symptôme. Essentiellement abordées à partir du discours de Deleuze sur
le septième art, les thèses interrogées par Judith Michalet posent ainsi la question de la
postérité de l’image après la métaphysique et de la transformation de ses régimes
affectifs, perceptifs et conceptuels qu’elle implique.
La pertinence de l’ouvrage tient à la position de Judith Michalet, qui pense constamment
avec et contre Deleuze, mais aussi à la réévaluation de la proximité de celui-ci avec la
psychanalyse et à la mobilisation d’un corpus critique ultra-contemporain (Rancière, Didi1/9
Huberman, Spivak ou Butler) qui en interroge l’actualité.
Avec Deleuze, elle déplie scrupuleusement les formes de
son immanentisme radical en consolidant notamment la
place centrale de Bergson parmi ses sources et ses
influences[3]. L’auteur de Matière et Mémoire et de
L’évolution créatrice décrit en effet des processus
d’intensification vitale produits par la perception que
l’autrice présente comme la matrice théorique de la pensée
visuelle de Deleuze, celle qui fait de la « rencontre » avec
l’image[4] l’événement moteur d’une transformation
subjective. Mais Judith Michalet pense aussi contre
Deleuze, au sens où elle livre une lecture critique de son
œuvre qui n’élude aucune des contradictions soulevées par
ses thèses. Elle refuse ainsi de le suivre quand il affirme
vouloir produire une « pensée sans image » (une pensée
qui ne soit ni ressemblance, ni conforme à un modèle, ni
métaphore, ni analogie mais sauvage, vivante, nomade pour reprendre la terminologie
deleuzienne) ou procède au relevé des paradoxes, des naïvetés parfois, qui émaillent sa
pensée du cinéma[5]. La philosophe assume également un choix interprétatif plus
personnel, celui de réhabiliter, malgré le franc rejet de Deleuze, la triade de Lacan (Réel,
Symbolique, Imaginaire) comme grille de lecture de son esthétique, revalorisant en creux
le rôle de la psychanalyse académique ou traditionnelle dans sa pensée. Si l’influence de
Félix Guattari, plus que méfiant quant à cet appareil conceptuel, n’est jamais niée,
l’ouvrage se présente ainsi comme une manière de nuancer la critique deleuzienne de la
pensée freudienne à partir de L’Anti-Œdipe (son refus de la définition du désir comme
manque, son rejet de la discipline psychanalytique comme dispositif normatif ou la
promotion de l’intensif contre le narratif) par la réévaluation de leurs affinités souterraines.
Malgré l’apparent paradoxe que constitue ce geste, Michalet est loin d’être isolée sur ce
point. Slavoj Zizek ou Jerry Aline Flieger, pour ne citer qu’eux[6], ont aussi souligné
combien les lectures parfois simplificatrices de Deleuze sur Oedipe ou le postulat
matérialiste induit par l’idée de la « machine désirante » ne suffisaient pas à entériner une
séparation radicale avec le discours de Lacan. Malgré la relation distendue entre les deux
hommes, qui ne s’étaient rencontrés qu’à de rares occasions[7], Lacan reconnaissait luimême la proximité de ses propres thèses avec celles développées dans La Logique du
sens et avait même consacré une séance de ses séminaires à la Présentation de SacherMasoch. Dans le présent essai, cette option de lecture motive principalement le choix de
traiter l’image deleuzienne comme un « symptôme » de l’inconscient, et jamais comme
un simple produit de l’imagination mentale. Etant moins attaché à décrire « l’image du
film que les images du film (au pluriel) ont fait naître chez lui » (p. 16), comme le précise
Judith Michalet, Deleuze élabore de cette manière une esthétique qui ne repose pas sur
le simple commentaire des œuvres mais sur une analyse des effets de subjectivation
produits à l’occasion de l’expérience esthétique (plus que créative), c’est-à-dire dans la
sensation visuelle, ouvrant sur une catégorisation des forces mises en jeu dans l’image.
Celle-ci n’est pas perçue comme l’objet d’une réception passive mais le produit d’une
contemplation active, proprement agissante, initiatrice d’une métamorphose vitale.
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Les deux premiers chapitres ancrent donc le propos général dans un dialogue entre
Deleuze et la psychanalyse, poursuivi en filigrane tout au long de l’ouvrage. Abordée
depuis sa « corporéité » (chapitre 1) et son « inconscient » (chapitre 2), l’image est
d’emblée ramenée à sa profondeur « viscérale » (p. 21), organique, sans commune
mesure avec l’image-surface, dite « épidermique » (p. 21), de la phénoménologie. Judith
Michalet renvoie Deleuze dos-à-dos avec Merleau-Ponty pour mieux saisir la spécificité
de sa définition : l’image représente moins un objet qu’elle ne déforme le sujet qui la
perçoit. Le « Corps sans Organes » (CsO), expression vitale de cette déformation, est
introduit comme la réponse du corps face à la menace de son éclatement, sous l’effet de
l’intensification vitale que l’image produit en lui. Judith Michalet reprend l’histoire et le
sens de cette notion empruntée à Artaud, souvent galvaudée, adoptée par Deleuze plutôt
que par Guattari. L’autrice en rappelle par exemple l’ambivalence constitutive par-delà le
sens trop souvent répandu d’une mutilation organique, précisant qu’elle relève autant de
« distorsions violentes » que d’un « état pacificateur » (p. 33). On comprend ainsi
d’autant mieux en quoi le CsO a permis à Deleuze de penser sur nouveaux frais
l’impossible synthèse du sujet, son « effondement » selon ses mots, ici évoqué
successivement à travers les formes du « corps anarchique », de l’« hystérique », du
« cogito fêlé » ou du « Moi dissous » (p. 34-37). Judith Michalet rappelle en fin de
chapitre combien cette subjectivité postkantienne est comparable à la peinture abstraite :
toutes deux désorganisent la représentation pour libérer des forces en latence. On note
ici que le rejet en fin de chapitre du concept d’« image de la pensée », et sa discrétion
tout au long de l’ouvrage, a de quoi surprendre, tant il a marqué la postérité critique du
philosophe, et semblait pourtant induit dans le sous-titre de l’ouvrage. Cette relative
absence ne trouve en effet son explication qu’en partie seulement dans le fait que la
notion soit davantage présente dans Nietzsche et la philosophie ou Différence et
répétition que dans les écrits qui portent plus proprement sur l’art (Logique de la
sensation ou les deux tomes de Cinéma). Le deuxième chapitre explore plus
spécifiquement le nouveau statut d’une image ramenée à sa condition « subreprésentative » (p. 43), en cherchant à faire coïncider contre la doxa philosophique le
criticisme kantien avec le structuralisme, à pourvoir en somme le transcendantal de
« singularités libres » (p. 46). Cet empirisme transcendantal, désigné comme tel par
Deleuze, est présenté comme le cadre de pensée à partir duquel s’organise plus
précisément le dialogue critique avec la psychanalyse : depuis la substitution de la
« fêlure » à la béance lacanienne et le rejet de la castration symbolique (p. 47-49) jusqu’à
la réélaboration avec Guattari des concepts de « machine », de « sublimation », de
« transfert » et de « compulsion de répétition ». La signification esthétique de cette
entreprise tient selon Judith Michalet à ce qu’elle se fonde sur une sortie du régime de la
représentation qui valorise bien plutôt des processus de présentation, et à travers eux, la
présence errante, indéchiffrable, de l’image comme « inscription a-symbolique du réel »
(p. 64). A ce stade, l’immanentisme deleuzien paraît trouver dans ces concepts dérivés
ou subvertis de la psychanalyse un moyen de concilier une physique du sujet et une
métaphysique de la présence.
Les chapitres 3, 4 et 5 se focalisent sur l’épistémologie de l’image, sur les approches
esthétique, ontologique, poïétique qui délimitent le territoire deleuzien d’investigation. De
« l’image-mouvement » de Cinéma 1 à « l’image-temps » de Cinéma 2, on mesure ici
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combien la philosophie de Deleuze évacue la définition fixiste de l’image au profit du
potentiel de violence, de choc, de défiguration ou de fragmentation qu’elle contient,
directement indexé sur la rupture du schéma sensori-moteur impliquée dans son
expérience, c’est-à-dire sur le délitement du lien entre perception et (ré)action. L’image
tient ainsi sa mobilité de l’automatisme cérébral qui se substitue à ce schème, la
dynamise et lui confère la dimension d’un flux, d’une vibration ou pour parler avec
Bergson, cité par Deleuze, d’une « émanation ». A travers l’analyse de Stromboli ou
Europe 51 de Rosselini, Judith Michalet débat avec Deleuze sur le statut de
l’image animée : allégorie de la déconnexion cognitive fondatrice de l’expérience du
cinéma ou expression purement littérale de la réalité ? Deleuze est mis face à ses
contradictions, lorsqu’il est pris « en flagrant délit de métaphoriser » (p. 79) une scène de
La Croisière du Navigator de Keaton, malgré ce qu’il affirme, ce qui permet d’ouvrir une
discussion sur la notion d’« interprétation ». L’autrice signale à bon escient que le
« déchiffrement sémiotique », prôné par Deleuze dans Proust et les signes, avant qu’il ne
bannisse violemment la notion avec Guattari, est avant tout « involontaire » (p. 80). La
précision est d’importance car elle lui permet de renvoyer l’image deleuzienne au
symptôme des psychanalystes, lié par définition à l’inconscient, contre le point de vue
cognitiviste pour qui l’interprétation est dévoilement des intentionnalités. L’ontologie de
l’image, le discours sur l’être placé entre « coupes » et « flux », projection vibratoire sur
un cerveau-écran, est l’objet d’un chapitre où la « profonde affinité » (p. 101) de la
pensée bergsonienne avec celle de Deleuze est la plus manifeste, principalement
abordée à travers les thèmes de la perception et de la mémoire. L’influence vitaliste,
démontrée avec scrupule et technicité, est saisie comme une clé de compréhension
essentielle des notions d’affectivité ou de pli, et plus généralement de la production du
sujet au cours de l’expérience esthétique. Celle-ci n’est plus pensée comme la
subjectivation d’un fondement premier, supposément indéterminé et objectif, mais comme
un rapport de force de la subjectivité avec elle-même au cœur de ce que Judith Michalet
nomme un « centre d’inhibition et d’absorption » des flux (p. 107). Elle reprend pour
l’illustrer l’exposé de la « classification générale des images et des signes » annoncé par
Deleuze (dans Cinéma 1. L’image-mouvement, cité p. 112) qui à la fois le rapproche de la
sémiotique de Peirce (le signe rapporté à la dimension visuelle plutôt que linguistique),
mais l’en distingue aussi nettement, en introduisant notamment la catégorie de
« zéroité » (p. 113). La présence de l’image finit par ne pouvoir se fonder que sur la
« violence de la sensation » qui s’en empare (p. 130), impliquant plus spécifiquement
l’artiste. La création est alors abordée à partir des motifs traditionnels de l’esthétique
deleuzienne (le rhizome, l’auto-engendrement du corps sans organes, la dissociation
schizophrénique, la machine hallucinée) dont Judith Michalet dégage les ambiguïtés à
l’endroit de la virtualité, de la matérialité ou de l’altérité présentes à l’image. La réflexion
est illustrée par un rapprochement fécond entre la vision antipsychanalytique de Deleuze
et Guattari, l’anticulturalisme de l’art brut et la contre-culture beatnik, soit autant de voies
pour penser le geste poétique comme un acte de résistance et d’anticonformisme.
Consacrés à la temporalité et à la spatialité, les deux chapitres suivants prolongent la
voie ouverte avec Cinéma 2. L’Image-temps, opus focalisé sur le cinéma d’après-guerre,
dont Judith Michalet rappelle que Deleuze y prend beaucoup de libertés avec la
chronologie déjà relevées par nombre de commentateurs. Elle examine pour sa part les
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modalités et formes possibles d’une image dite « directe » par Deleuze (p. 154), c’est-àdire composée de signes optiques et sonores « purs » (p. 155), correspondant à la
rupture nette du schème sensori-moteur chez le regardeur. L’autrice regrette que Deleuze
s’en tienne à des références classiques et pointe un débat manqué sur la valeur de
pureté dans le modernisme, particulièrement chez Greenberg auquel il semble ne pas
s’intéresser, et qui aurait pourtant pu éclairer la compréhension de l’image-temps que
Judith Michalet n’hésite plus à présenter comme la « véritable image immanente »
(p. 160). Aussi, appréhendé notamment à travers la référence centrale à Resnais, le
temps cinématographique qui lui correspond apparaît-il paradoxal : il colle autant avec
une temporalité cérébrale faite de ruptures, d’écarts et d’irrésolutions qu’il n’organise
l’identité du sujet et de l’objet dans une synthèse contemplative. C’est au cœur de cette
dialectique entre séparation et immédiateté que se pense selon l’autrice un régime du
sublime rimbaldo-kantien propre à l’image-temps, soit le mouvement libre de l’imagination
non relevé dans un tout. Conforme au rejet deleuzien de la dialectique, la suite de
l’analyse met en exergue des dichotomies internes à sa pensée qui ne tendent jamais à
la résolution de l’opposition sur laquelle elles se fondent. Il s’agit par exemple d’une
topologie duelle de la mémoire, placée entre « nappes intérieures de la mémoire » et
« strates architecturales extensives » (p. 165), ici illustrée par le conflit de perception
entre Robbe-Grillet et Resnais autour de leur film commun, L’année dernière à
Marienbad. Physique et mentale, à la croisée du réel et de l’imaginaire, la mémoire est en
effet pensée comme une membrane à deux faces, qui met en absolu contact le dedans et
le dehors dans une coprésence, déjà posée dans le schéma bergsonien. Le cinéma
moderne serait alors ce qui rendrait compte de ce nouvel espace mnésique, duel et
dynamique, dans lequel l’image forme le creuset d’une « nappe de transformation »,
notion que Deleuze tient de La Nouvelle Alliance de Prigogine et Stengers (cité p. 171).
Judith Michalet rapproche elle cette idée de celle de « destin » développée dans
Différence et répétition et en fait une clé de lecture de la définition de l’image surréaliste
selon Reverdy reprise par Godard. La spatialité, introduite dans le septième chapitre avec
une analyse du Procès de Welles, d’après le roman de Kafka, n’a donc plus rien
d’euclidien. Il est postmoderne selon l’interprétation de Judith Michalet, qualifié par
Deleuze de « lisse » dans Mille plateaux et de « baroque » dans Le Pli, signifiant par là
qu’il varie en permanence et donne des lignes de fuite au sujet, dont il organise les
déterritorialisations et cartographie les symptômes. La philosophe s’appuie enfin sur ces
analyses pour préciser le cadre épistémique du penseur, voyant dans Deleuze le
promoteur d’une topologie personnelle « néostructuraliste » (p. 192) dont l’image est la
pierre de touche. Si Deleuze s’est toujours considéré comme un métaphysicien, l’autrice
précise ici les termes d’un immanentisme qui a néanmoins évacué le champ de la
transcendance et qui rejoindrait selon elle le projet de Lacan de « concilier le réalisme et
l’idéalisme » (p. 192). Cette philosophie qui fait synthèse (plus qua dialectique) se
formule en des termes contradictoires « à la fois réaliste et idéaliste, génétique et
transcendantale » (p. 192). Judith Michalet désigne ici l’« empirisme transcendantal »
promu par l’auteur, et dont Anne Sauvagnargues a détaillé les formes[8], mais aussi un
« idéalisme génétique » (p. 192), cette fois non revendiqué de la sorte par Deleuze. Ce
second, en grande partie redevable de l’approche de Simondon[9], est posé par l’autrice
comme le double symétrique du premier en ce qu’il permettrait de penser la
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différenciation du transcendantal vers l’empirique, et non plus l’inverse. Judith Michalet
remarque que cette façon de concevoir, qui met d’emblée en jeu des notions de
« Dedans » et de « Dehors », démarque Deleuze de Guattari comme de Bergson tandis
qu’elle le rapproche de Lacan, et par ce biais du néostructuralisme. Si l’on aurait souhaité
sur ce point davantage de développement (l’hypothèse du « néostructuralisme
topologique » restant finalement énoncé sous la forme d’une question), la mise en
lumière de la pensée génétique de Deleuze offre une perspective pour le situer par-delà
la tradition métaphysique, dans un geste proche de celui qu’opère notamment Catherine
Malabou à l’endroit de la philosophie de Kant[10], peut-être indice d’une actualité de la
pensée continentale.
Les chapitres 8 et 9, introduits par l’analyse de l’énonciation dans les films de Rouch,
concluent sur le sens de l’image, saisi dans les termes d’une sémiotique de l’asignifiance, manifestement influencée par Guattari. Ce régime est qualifié par Judith
Michalet de « post-signifiant » (p. 199) en ce qu’il dépasse les postulats structuralistes de
Saussure (la dichotomie signifié/signifiant est remplacée par le dualisme corps/langage)
pour penser un signe sans signifiance, qui interdit de fait de considérer le cinéma comme
une rhétorique ou un langage en soi. Le réalisme esthétique que soutient Deleuze pense
au contraire une langue propre à l’image qui échappe à la logique du signe, affirmant la
possibilité d’une image poétique ou d’un cinéma-vérité qui mettent en jeu un
« regard indirect libre » (p. 212). Cet appel à la liberté annonce un chapitre final sans
conteste le plus prospectif de l’ouvrage, consacré à la dimension politique de la pensée
deleuzienne de l’image, Judtih Michalet se rangeant assurément du côté des
commentateurs qui ne voient une continuité entre les écrits politisés des années 70 et le
tournant esthétique des années 1980. Ce dernier chapitre fait la synthèse des
implications pratiques des énoncés précédents en se plaçant dans le cadre deleuzien de
la « micro-politique » (p. 216), qui ne se présente pas selon l’autrice comme une critique
de l’instrumentalisation idéologique des images mais comme une « critique radicale de
l’action » (p. 220). La démonstration manque peut-être sur ce point d’un développement
sur la notion de « cliché » comme image-réflexe, image morte produite par la culture
capitaliste et régime de représentation actuel, pourtant présente dans le discours
deleuzien dès les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie et encore dans ceux de
Cinéma. Judith Michalet, suivant l’hypothèse de Dork Zabunyan sur le romantisme de
Deleuze[11], privilégie quant à elle la rencontre avec l’image comme un choc ou un
décentrement, une expérience qui participe de plain-pied à la praxis transformatrice du
spectateur. Il s’agit alors pour l’autrice de comprendre comment, pourtant inspirée par la
vision aristocratique nietzschéenne, la version deleuzienne du projet émancipateur rejoint
la postérité freudo-marxiste et renoue avec une certaine idée de l’anarchie. Cette partie
rappelle la pensée de Deleuze au questionnement central de la force politique et de
l’influence des images contemporaines. En le confrontant à un appareil théorique qui
inclut les éthiques de Judith Butler, de Michel Foucault et de Gayatari C. Spivak (le
« subalterne » apparaissant en creux comme une figure alternative au « peuple à
venir »), Judith Michalet connecte ici fortement Deleuze à la pensée critique actuelle. Ces
rapprochements posent autrement la question deleuzienne de savoir ce qu’est une
représentation politique dans un contexte démocratique : comment prendre la parole
sans empiéter sur la visibilité des dominés ? Comment faire droit à sa propre image
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critique et publique ? L’art documentaire en est-il un moyen ? Judith Michalet entre ici en
contradiction avec Deleuze dont la stratégie micro-politique et la critique du « devenir
majoritaire » qu’elle suppose ne semblent pas suffisamment comprendre la logique de
revendication du sujet minoritaire. Cette critique prend davantage de force dans le
dialogue qu’elle organise avec la pensée de Spivak ou Butler. Avec la première, Michalet
montre qu’il pas « indigne » comme le pense Deleuze de parler à la place de l’autre » à
condition de mettre en scène, par autoréflexion, son statut énonciatif critique (par
exemple le documentariste dans Ici et ailleurs de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie
Mieville). Elle forme alors la catégorie de « style indirect lié » qu’elle oppose au « style
indirect libre » prôné par Deleuze. Avec la seconde, elle prolonge cette réflexion à travers
le cas du récit de soi et interroge la possibilité de maintenir un propos critique quand on
ne parle qu’en son nom propre. Dans ces dernières lignes de développement, Deleuze
s’efface tandis que le spectre de Foucault plane : dans l’œuvre d’Agnès Varda, il s’agit de
se déprendre de soi, de comprendre que tout discours sur soi relève autant du portrait
que de l’autoportrait, autant du document que de la mise en « je ». Il s’agirait ici selon
Michalet d’y voir une « troisième posture énonciative » (p. 234), non envisagée par
Deleuze.
Au terme de la démonstration, l’image apparaît finalement moins comme un objet d’étude
en soi que comme une clé herméneutique à partir de laquelle pénétrer la pensée de
Deleuze. L’ouvrage se remarque par un travail minutieux de contextualisation des idées,
de restitution des dialogues internes et des jeux d’influences entre tous les auteurs qui
constituent l’écheveau théorique deleuzien. Deleuze. Penseur de l’image accomplit de
cette manière un geste généalogique, retraçant la façon dont le philosophe emprunte à la
psychanalyse lacanienne, à travers l’entremise de Guattari, à Simondon, Hume, Bergson
ou Lyotard, et marque ses distances avec la phénoménologie, tout en maintenant
constante la référence au transcendantal. L’accent est clairement mis sur les sources de
la pensée plutôt que sur ses commentaires, déterminantes pour en comprendre
l’évolution (depuis le structuralisme linguistico-centré des débuts à l’anti-psychanalyse
micro-politique de la maturité). L’exercice herméneutique, technique, scrupuleux, pâtit en
revanche d’une volonté d’exhaustivité, certes louable mais difficile à réaliser avec
Deleuze, qui peut donner parfois l’impression d’un passage en revue d’une trop grande
densité conceptuelle et qui prend le risque de rester opaque à des non-initiés. On
admettra néanmoins sans mal que cette coupe transversale dans l’œuvre, prolixe en
concepts et références, s’avère utile à qui veut mesurer avec précision toute l’ambiguïté
et toutes les nuances de son lien paradoxal à l’image, « à la fois sensualisme et
intellectualisme » comme l’affirme Judith Michalet en conclusion (p. 237). L’ouvrage
parvient à déconstruire une interprétation trop largement répandue qui voudrait réduire
l’esthétique de Deleuze à la seule promotion d’une expérience exaltée de l’art et à la
définition de l’image comme amplificateur sensoriel. La complexité de la position
deleuzienne, tapie sous des contradictions tantôt explicitées, tantôt critiquées, est à la
hauteur de sa conception de l’immanence de l’image. Judith Michalet affirme ainsi qu’on
ne peut véritablement la comprendre qu’à condition de la saisir à travers la figure de la
membrane, du ruban à double face, c’est-à-dire d’une « immanence qui met
topologiquement en rapport dedans et dehors » (p. 238), transcendantal et empirisme,
idéalisme et réalisme. A son image, la démonstration s’applique tout au long à penser le
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lieu de contact des architectures effectives de l’édifice deleuzien et des structures
invisibles qui les soutiennent. Le penseur de l’image est au bout du compte renvoyé à
l’image de sa propre pensée. Peut-être alors le concept d’« image de la pensée »
apparaît-il seulement à ce point de l’analyse, en creux d’un discours qui finit par
pleinement assimiler la pensée du cinéma à la cinématique de la pensée, la recherche de
Judith Michalet nourrissant le projet de Deleuze de comprendre « l’identité du mental et
du physique, du réel et de l’imaginaire, du sujet et de l’objet, du monde et du moi[12] ».
Par sa capacité à la soumettre à l’épreuve de la pensée critique actuelle, son
commentaire de l’œuvre de Deleuze finit par donner d’elle une nouvelle image, une
image critique qui comme toutes les autres procède nécessairement, et ici
consciemment, par déformation.
[1] Anne Sauvagnargues, Arnaud Villani, Adnen Jdey, Philippe Mengue, Jean-Claude
Dumoncel, Véronique Bergen, Guillaume Sibertin-Blanc ou Pierre Montebello pour la
scène intellectuelle française.
[2] Depuis « l’image de la pensée » à la trilogie « image-perception/image-action/imageaffection, en passant par « l’image cristal ».
[3] Ce dernier apparaissant in fine comme le « soubassement conceptuel le plus profond
» (p. 96) de l’esthétique deleuzienne.
[4] Dans Proust et les signes et Différence et répétition, cité p. 66.
[5] L’autrice cite notamment la confusion de l’image comme cause et de son effet, l’idée
d’un cinéma classique rempli de « clichés », les nombreuses révisions typologiques ou
encore sa défense de la littéralité contredite par un usage récurent de la métaphore.
[6] Cf Slavoj Zizek, Organes sans corps. Deleuze et consequences, trad.
Christophe Jaquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, ou Jerry Aline Flieger,
« Overdetermined Œdipus », in Ian Buchanan (éd.), A Deleuzian Century ?, Durham,
Duke University Press, 1999.
[7] Deleuze est revenu sur leurs différentes rencontres dans un entretien donné à Didier
Eribon peu avant sa mort. Cf Didier Eribon, « Le ‘Je me souviens’ de Gilles Deleuze »
(entretien avec Gilles Deleuze), Le Nouvel Observateur. 16–22 novembre, 1995.
[8] Anne Sauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2010.
[9] Comme l’autrice l’a soutenu dans son article « Deleuze et Simondon » paru en ligne
sur Implications philosophiques en février 2019 : https://www.implicationsphilosophiques.org/deleuze-et-simondon/ (consulté le 2 septembre 2021).
[10] Dans Avant demain. Épigenèse et rationalité (Paris, PUF, 2014), la philosophe
soutient la thèse de la dimension épigénétique du transcendantal à partir de sa lecture du
§ 27 de la Critique de la raison pure de Kant.
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[11] Dork Zabunyan, Gilles Deleuze. Voir parler, penser au risque du cinéma, Paris,
Presses Sorbonne Nouvelle, 2006.
[12] Gilles Deleuze, Cinéma 2. Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 26.
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