Pas de deux choral
30
Pas de deux choral
Sophie Klimis
Au sortir de sa première rencontre avec Foofwa d’Imobilité sur un plateau, Sophie Klimis, éblouie, l’a
décrit comme un choeur tragi-comique à lui tout seul. Ce qui rend bien compte de la singularité du
danseur genevois : soit une virtuosité extrême alliée à une rare liberté d’esprit. Avec ce commentaire d’Au
contraire, mené scène après scène, à un rythme que la critique n’accorde pratiquement jamais à un spectacle, la philosophe de l’Antiquité révèle toute la finesse d’une oeuvre qui embrasse rien moins que des
notions comme l’amour, l’Etat, le politique, l’économique, le cinéma, la performance. Un regard précis et
précieux sur cette pièce chorégraphique, pointant in fine en quoi l’engagement d’un artiste est politique.
Au départ : l’étonnement
vers la scène. Je me prends à songer à la parodos
22 Octobre 2010, White Box du Grütli. atmosphère
tragique, la marche d’entrée du chœur par le côté la-
festive pour cette soirée des Suisses en Avignon. un
téral du théâtre antique, tout en esquissant une moue
public venu nombreux, visiblement curieux de décou-
de déception intérieure : « encore un qui se croit obligé
vrir les deux « productions nationales » exportées à
de céder au diktat de la nudité à tout prix ! ».
l’affiche du prestigieux festival français. c’est qu’avignon est un must : y avoir été programmé décerne
Pourtant, dès qu’il est entré dans la lumière du pla-
automatiquement un label de qualité. un équivalent
teau, ce fut pour moi l’étonnement, au sens fort du
théâtral des manchettes du Goncourt sur les tables
terme : le thaumazein — l’émerveillement, vaguement
des libraires : un gage de visibilité dans la multiplicité
teinté d’inquiétude, aussi — qui, selon aristote, est
proliférante de la création contemporaine, qu’il est
le point de départ de la philosophie. Je n’avais tout
décidément si confortable de pouvoir cadrer en pay-
simplement encore jamais eu l’occasion de voir
sage. l’aura mythique de Jean Vilar s’est dissipée,
cela : Foofwa d’Imobilité est un chœur tragi-comique
le grand projet politique d’un théâtre populaire aussi.
à lui tout seul. etonnant oxymore : le chœur antique
le théâtre en résistance a cédé depuis longtemps
s’est aujourd’hui le plus souvent dissous. ces ci-
à la logique mercantile. le goût artisanal de la belle
toyens enrôlés pour accomplir collectivement un acte
ouvrage s’est perdu au profit du sens des conve-
à la fois rituel et politique, — chanter et danser pour
nances : on ne se déplace plus que pour voir « ce qui
dionysos en simulant le tout autre (féminin, barbare,
se fait ». Brouhaha de changement de plateau. dans
esclave, animal) — sont un particularisme attaché à la
la travée latérale gauche, un homme se déshabille en
démocratie athénienne. comme elle, ils sont depuis
marchant. Il vient de s’extraire très calmement de la
longtemps tombés en poussière. dans les mises en
masse anonyme du public. spectateur de la perfor-
scène contemporaines, ce chœur citoyen dérange —
mance précédente, le voici désormais en transition
et en plus, il coûte cher — donc, on le réduit le plus
Pas de deux choral
31
souvent à un seul acteur/coryphée obéissant sage-
sage et de l’enfant. après toutes ces émotions, il est
ment au principe édicté par aristote dans sa Poé-
en effet rafraîchissant de suivre le tissage inattendu
tique : il faut que le chœur participe au déroulement
d’une petite voix qui raconte avec sérieux l’histoire
de l’intrigue, exactement comme un protagoniste.
d’un « petit oiseau sauvage » et du ton docte d’etienne
ou bien, comme dans la performance de Mathieu
Gilson racontant la rencontre d’un jeune clerc (qui
Bertholet, l’oxymore se module en chœur atomisé,
n’est autre que Pétrarque) et d’une jeune fille en
considéré comme seul adéquat au monde contempo-
l’église sainte claire d’avignon (clin d’œil hors champ
rain : des individus que plus rien ne relie et que le ha-
à la commande festivalière de Au Contraire dans le
sard fait parfois se cogner les uns aux autres, comme
cadre de sa formule Le sujet à vif ).
des atomes en mouvement dans le vide.
Une choralité du sensible
Il faut ici préciser que
Bouffon étoile
Foofwa d’Imobilité, lui,
crée devant nos yeux
une étonnante harmo-
Réinventant cet espRit choRal,
la danse cRi/chant paRlée de FooFwa
d’imobilité nous empoRte avec la légèReté
jamais seul sur le plateau. en éclaireurs éclai-
du RiRe veRs les cimes
rants et éclairés, Yann
de la spéculation théoRique.
aubert et Nieth leang
nie discordante entre la
virtuosité d’un corps qui
Foofwa d’Imobilité n’est
se rit de son dressage et
srey lui fraient la voie
de ses blessures, la tendresse désarmante d’une âme
vers l’intelligence du sensible en l’accompagnant de
d’enfant et l’intelligence la plus fine, dont la pudeur
leurs rails de lumière. officiant dans l’ombre, Jonathan
est de ne se dire que dans l’auto-dérision la plus
o’hear joue des clairs obscurs à la rembrandt ou
hénaurme. dans son solo inaugural, Foofwa d’Imobi-
des néons blancs d’hôpitaux pour créer de la poésie
lité passe sans transition et dans un seul souffle d’une
visuelle ou une intrusion du réel. le complice antoine
parodie du danseur étoile classique — qui présup-
lengo, arlequin au cigare, est lui aussi doté d’une
pose toute la virtuosité de ladite étoile, mais passée
présence visible : maître des sons, de la musique et
à l’arrière-plan et devenue servante du comique —,
des voix, il les fait entrer sur scène en les activant par
où il virevolte tout en dissertant doctement sur le
ordinateur depuis la lisière du plateau. Personnage
statut de la représentation et de l’auteur créateur
a-topique, — déplacé, bizarre, dérangeant —, nu
ex nihilo, au choc frontal pour le spectateur d’un
sous ses oripeaux de plastique transparent et de
corps gisant à terre, presque déshumanisé, pris de
papiers crépons multicolores, antoine lengo officie
spasmes et réduit à un cri si profond qu’on en frémit
tel un double olfactif de Godard, fantôme de fumée
intérieurement. la parole du chœur tragique était une
qui fait toussoter et qui picote les yeux du public.
modulation incessante du cri à la plainte ritualisée,
oxymore d’un metteur en scène/spectateur, sa parole
du chant le plus lyrique au discours le plus réflexif.
propre n’est pas démiurgique. elle ne dirige pas le
réinventant cet esprit choral, la danse cri/chant parlée
plateau, mais se limite à couper la représentation
de Foofwa d’Imobilité nous emporte avec la légèreté
de la fiction. c’est en ayant préalablement orchestré
du rire vers les cimes de la spéculation théorique. elle
les voix des autres sur une bande-son, qu’antoine
nous plonge abruptement dans le gouffre de la terreur
lengo participe silencieusement mais activement à la
en nous prenant aux tripes. Puis, elle nous repêche
performance. Il s’est en effet amusé à tisser les voix
in extremis par le fond de la culotte, en nous faisant
de grands intellectuels ou d’artistes pour la plupart
sourire de soulagement attendri au dialogue off du
disparus, avec des sons bruts et des atmosphères
Pas de deux choral
32
sonores, — comme celle, bourdonnante, d’une
la parole virtuose de Foofwa d’Imobilité. dans cette
après-midi d’été ou encore celle, ensonnaillée, d’une
étrange variation sur le pas de deux classique, la
fin de journée à l’alpage —, ainsi que des morceaux
perchwoman prend la place du danseur qui porte
musicaux allant de haendel à charlemagne Palestine.
la danseuse étoile lorsqu’elle exécute ses figures.
antoine lengo a ainsi créé une nouvelle variation sur
ensuite, Foofwa entre délibérément en fiction en se
la parole chorale. Modulée du son au chant, du cri
nommant Gabriel et entraîne avec lui Manon, alias
au discours savant, elle s’entremêle depuis le dehors
Magdalena, « qui aime Gabriel et que Gabriel aime et
avec les formes de choralité générées par le corps
admire ». Par cette double nomination, le spectateur
parlant de Foofwa d’Imobilité. comme s’il s’agissait
prend conscience qu’il ne savait pas qui était devant
par là d’interroger le statut de l’acteur et celui du
lui auparavant, de Manon ou de Magdalena : sa pré-
metteur en scène, la bande-son devient ici l’équivalent
sence était-elle celle de l’actrice, de son personnage
de fiction, ou encore de
du coryphée tragique, à
la fois guide des autres
voix du sensible et pourtant aussi, seulement
une parmi d’autres.
ainsi, cette choralité du
sensible, dans sa ro-
nous assistons ainsi à la cRéation
de ce que le philosophe alain badiou
a nommé la scène du deuX : « l’a mouR est
une eXpéRience où un ceRtain tYpe de
véRité est constRuit, la véRité suR le deuX,
la véRité de la diFFéRence comme telle ».
la fiction d’une actrice
prise pour une véritable
perchwoman ? (tandis
qu’en miroir, Nieth leang
srey, la vraie technicienne lumière, joue son
tation des pouvoirs où
propre rôle). en inver-
chacun(e) est tour à tour
sant la sexuation des
guide et guidé(e), est
postures classiques, ce
d’emblée porteuse d’un
pas de deux fait prendre
projet politique. dans sa
conscience au specta-
quête d’harmonie discor-
teur que celui ou celle
dante, la choralité du sensible s’affronte à la recherche
qui est dans la lumière, s’il/elle n’était pas soutenu(e)
d’une forme qui puisse accueillir l’hétérogénéité sans
par son partenaire quasi-invisible, ne serait rien.
la réduire au Même. etre cohérente et contenante
d’autre part, il sensibilise à la puissance démiurgique
pour la pluralité, sans se figer en unité statique et
de la parole qui fait naître Gabriel et Magdalena en
uniformisante.
brouillant la frontière entre le réel et sa représentation
fictionnelle. du sein de cet entre-deux quelque peu
Pas de deux
magmatique, le duo d’amour fictionné prend vie, tel
Parmi tous les co-actants de cette performance, il faut
un golem dansé qui serait son propre créateur.
accorder une attention particulière à Manon andersen. au début du solo de Foofwa d’Imobilité, elle est
Le chiasme du Deux virtuel
d’abord présente comme dans le décor, presqu’invi-
Nous assistons ainsi à la création de ce que le phi-
sible perchwoman. on ne sait rien d’elle, et le bleu de
losophe alain Badiou a nommé la scène du Deux :
travail qu’elle porte l’assimile à une technicienne de
« l’amour est une expérience où un certain type de
surface, comme on euphémise de nos jours. raclant
vérité est construit, la vérité sur le deux, la vérité de
d’abord scrupuleusement le sol, les murs et les
la différence comme telle ». (A. Badiou et N. Truong, eloge
radiateurs avec son micro, comme pour les nettoyer,
de l’amour, Flammarion, 2009, p. 39)
elle l’utilise ensuite avec application pour supporter
Magdalena décompose les étapes de cette construc-
le duo de Gabriel et de
Pas de deux choral
33
tion du deux. comme le souligne Badiou, il s’agit d’y
une forme, des limites, une enveloppe, un contenant.
renoncer au désir mortifère de fusion pour découvrir
Magdalena rappelle Isis, la magicienne, reconsti-
l’altérité irréductible de l’aimé(e). après un premier
tuant le corps démembré d’osiris. et Gabriel, par ce
moment où Magdalena, silencieuse, suivait Gabriel
toucher, se reconstruit progressivement, jusqu’à se
tel un satellite gravitant autour de son astre, la voix
réunifier intérieurement, les deux mains entrelacées,
enregistrée de Manon se fait entendre et croise la
comme en prière. le pas suivant dans l’incarnation
parole incarnée de Foofwa. elle : « pour aimer il faut
de la relation peut alors être franchi. dans la scène
un corps ». lui : « pour incarner il faut de l’amour ».
suivante, Gabriel et Magdalena sont assis face à face.
elle : « il faut savoir dire nous pour dire je ». lui : « le je
Ils se regardent exclusivement l’un l’autre pour la pre-
est un nous sous-entendu ». elle et lui ne disent pas
mière fois, mais ils ne se touchent pas encore. le mi-
littéralement la même chose. leurs paroles ne sont
cro est déposé à terre, gisant. un mouvement opposé
et complémentaire anime
pas non plus exactement
synonymes. Par un effet
de chiasme, elles ani-
ce geste suggèRe donc
le possible pRolongement de l’a mouR
ment pourtant un même
dans l’action politique.
Magdalena et Gabriel,
qui amorce la réversibilité de leurs positions.
esprit : celui de la néces-
elle se déshabille peu
saire complémentarité
à peu, tandis qu’il revêt
des axiomes de l’amour.
un à un les vêtements
elle dénonce comme une mystification l’amour plato-
qu’elle lui tend. Gabriel, alors, se penche et embrasse
nique : celui ou celle qui tombe en amour est toujours
pour la première fois Magdalena. s’esquisse ensuite
d’abord un corps désirant et jamais un pur esprit. lui
un embryon de danse, où la perche du micro joue le
renvoie en réponse l’abîme qui sépare « to make love »
rôle d’un tiers communiquant. Gabriel et Magdalena
de « to have sex ». elle affirme que la communauté
tournent autour de l’axe vertical du micro, en se le
précède l’individu. ou plus précisément encore : que
passant de main en main. Ils sont accompagnés
tout sujet véritable doit avoir consciemment reconnu
par des gazouillis d’oiseaux qui créent une atmos-
et accepté son insertion dans le collectif, qui peut seul
phère printanière. Magdalena prend alors la parole et
lui donner son fondement. lui approfondit cette vérité
exprime sa conception de l’amour, tandis que Gabriel
en l’intériorisant, et retrouve l’intuition de Platon selon
porte le micro. l’amour révèle ainsi la dimension de
laquelle toute pensée est « un dialogue silencieux de
nécessaire réversibilité qui doit l’animer : par-delà
l’âme avec elle-même ». Tout je est polyphonique et
les positions figées du pouvoir, l’amour n’accepte
tissé d’altérités. l’ego cogitans est un nous caché.
ni dominant ni dominé, ni maître ni esclave. en cela,
l’amour est essentiellement lié à la liberté et il apparaît
L’épreuve du réel
comme l’espoir du politique. en effet, on soulignera
cette belle fluidité dans le partage virtuel des voix
que le poing levé par Magdalena et par Gabriel à la fin
vient ensuite se briser contre le réel. le corps de
de cette séquence évoque la lutte ouvrière. ce geste
Gabriel semble entrer en résistance face à l’amour.
suggère donc le possible prolongement de l’amour
convulsif, pris de spasmes, il fait disparaître Magda-
dans l’action politique. or, aristote, dans ses Poli-
lena dans l’ombre noire. cette dernière tente alors de
tiques, faisait précisément de la rotation des positions
reconstruire du lien par le contact : elle tâte Gabriel de
de gouvernant et de gouverné la caractéristique des
son micro, par petits à coups, comme si elle remo-
citoyens, c’est-à-dire des hommes libres. rappelons
delait par là les contours de son corps, lui redonnait
en effet qu’au sein de la démocratie directe athé-
Pas de deux choral
nienne, la majorité des magistratures étaient tirées au
à l’échec ? ou plutôt que l’intimité refermée sur elle-
sort pour un temps limité. la réversibilité des positions
même du deux, coupé de la communauté — même
de parlant/dansant et de porteur de micro se dévoile
si toujours sous son regard — est intenable, car en
ainsi comme une ébauche de politique démocratique
réalité asservissante ?
34
au sein du couple formé par Magdalena et Gabriel.
L’aventure extraordinaire d’une création
L’invention d’un rythme commun de corps
de monde au quotidien
et de parole
« l’amour est un événement à partir duquel une
Mais ce moment d’intimité s’avère n’être qu’une
histoire ou un destin peut advenir » écrivait hannah
transition. une perchwoman réapparaît à l’arrière-
arendt en 1950 dans son Journal de Pensée. or, qui
plan. on n’élimine décidément pas si facilement le
dit histoire ou destin dit inscription de l’individuel dans
tiers : le deux doit s’inventer sous le regard de la
une temporalité collective. l’amour comme expé-
communauté. Gabriel et Magdalena reviennent donc
rience de la « différence de l’autre » dont parle Badiou
sur le territoire du langage. Mais pas n’importe lequel :
est donc aussi nécessairement une expérience
un langage privé d’amoureux, une langue des signes
du monde : « l’amour c’est faire l’expérience de la
rien qu’à eux deux, où le geste fait la chose, comme
constante (re)naissance du monde par l’entremise de
lorsqu’on se lèche. le mot à mot revient, mais tou-
la différence des regards » (p.41). c’est bien à une telle
jours soutenu par les corps. Magdalena et Gabriel font
exploration de la dansité du monde que Magdalena
les mêmes gestes en miroir, tandis qu’ils se disent des
et Gabriel se livrent : « Magdalena et Gabriel cher-
mots en échos : ici et ailleurs, être et représentation.
chent ensemble des moyens d’interpréter le monde
Puis, les gestes se dynamisent et se fluidifient en sé-
pour que les noms ne fassent pas écran aux choses
quences de mouvements échangés de l’un à l’autre :
et pour que le paraître ne prime pas sur l’être ». on
« sujet et objet », « moi et autrui », « toi et autrui ». un
pourrait même parler de l’amour comme d’une trans-
rythme de parole et de corps s’instaure peu à peu et
figuration du quotidien, d’une recréation extraordinaire
culmine dans une danse cinématique inspirée du film
de l’ordinaire, car, toujours à suivre Badiou, « l’amour
de Godard Bande à part. Gabriel et Magdalena y font
invente une façon différente de durer dans la vie (…)
de manière ludique et légère les mêmes mouvements,
l’amour est une réinvention de la vie » (p. 36). « Pour
ils semblent s’apprivoiser et apprendre à se connaître
incarner, il faut de l’amour », disait Gabriel. ceci doit
l’un l’autre par le jeu. Magdalena apprend ensuite à
ici s’entendre au sens fort : l’amour humain transfi-
Gabriel les noms fondamentaux de sa langue des
gure l’accouplement en danse sacrée. Tout comme
signes : liberté, nourriture et danser. Ici, le mot à mot
nous avons inventé le partage festif du repas et de la
est dépassé dans un échange de commentaires où
boisson, nous avons sublimé la simple reproduction
chacun explique à l’autre sa compréhension de la
animale. ainsi, la particularité de l’être humain, — que
gestuelle. en arrière-fond, on soulignera l’omnipré-
le philosophe cornélius castoriadis définissait comme
sence d’un trille lancinant de piano qui apporte une
« animal fou » à l’imagination libérée de la pulsion —
note dissonante d’angoisse dans ce climat de compli-
est de pouvoir s’inventer culturellement la signification
cité. on entend aussi des bruits de vaisselle cassée,
de son vivre biologique.
tandis que Magdalena explique à Gabriel qu’elle est
en train de créer un court métrage scénique, et aussi
Le crépuscule des idoles
que « l’amour ne peut être que le rapprochement de
les lendemains qui chantent ne sont cependant
deux libertés ». est-ce à dire que l’amour libre est voué
pas ceux auxquels on nous a fait rêver. Il semble en
Pas de deux choral
35
effet que, loin de se prolonger dans l’institution d’une
amour mort, lorsqu’il ne reste plus que les regrets,
communauté libre, le destin de l’amour soit de se
les reproches et l’amertume ? cet homme insensible
heurter au politique comme à sa limite. dans une
et cette femme pathétique sont-ils les enchantés
ambiance crépusculaire, induite par la lumière glauque
de naguère, transformés en naufragés de la vie une
d’un écran de télévision brouillé en arrière-fond, elle
fois que l’amour les a désertés ? comme totalement
gît à terre, tout à la fois implorante et menaçante.
fermé à ce qui se passe autour de lui, le chambellan
d’une voix forte qui bégaie, elle vocifère vers le public,
prend alors la parole : « l’empereur comprend que son
tandis que lui, impassible, s’est mué en perchman :
peuple a raison. egale : … ». dans cette parole sus-
« tu n’es qu’un corps à qui on ne donne même pas
pendue, deux registres se superposent : le politique
d’esprit ! Voilà ce qu’il faut dire. Tu n’es qu’un corps et
et l’économique. Tel un reporter, le chambellan prend
tu n’as même pas de corps de métier. Voilà le sujet.
acte de la situation politique, en même temps qu’il fait
des comptes concernant
et il faut dire aussi que
« les habits de l’empe-
le danseur a le statut
il semble en eFFet que, loin de se pRolongeR
social d’un mendiant.
dans l’institution d’une communauté
reur ». comme dans une
libRe, le destin de l’a mouR soit de se
fugue de Bach, une troi-
heuRteR au politique comme à sa limite.
sième voix est introduite
Voilà le sujet qui nous
occupe. une p’tite pièce
pour l’art de la vie ! ». Qui
parle ici ? Magdalena ou
après ces deux voix
parallèles : « c’est la lutte
Manon ? la référence au danseur permet d’hésiter. de
finale ! ». le chambellan entonne à pleins poumons
plus, l’amour semble soudainement s’être volatilisé.
l’Internationale, en même temps qu’il s’élève dans les
absolument rien ne se passe entre lui, l’air dégagé,
airs en vrilles d’entrechats savants. un homme obus
comme ailleurs, et elle, pitoyable et terrifiante. Tandis
de luxe. Version désuète du kamikaze ou attraction
qu’elle tend les mains vers le public pour l’implorer,
foraine ? au rythme de sa calculatrice, — qui fait le
telle une mendiante, Yann aubert avance lentement et
même son que la machine à écrire de Godard dans
majestueusement depuis l’autre extrémité du plateau.
« histoire(s) du cinéma » —, la fugue du chambellan se
Vers elle, mais comme dans une réalité parallèle. Il est
déglingue en une folle dérive de claquettes : « mais il
habillé en Grand chambellan d’un conte d’autrefois.
décide de continuer sa marche sans un mot / … dol-
d’un mouvement très lent et stylisé, — comme filmé
lars !/groupons-nous et demain, l’Internationale sera le
au ralenti —, la « p’tite pièce » gicle dans l’air, comme
genre humain !/ dollars ! ». elle quitte alors sa posture
suintant de son corps. Même le contact humain mi-
de mendiante pour tenter de résister : « nous voulons
nimal de la main à la main a donc ici disparu entre la
une société composée de singularités (…) lutte des
femme de l’artiste et le représentant du pouvoir.
classes : le rêve de l’etat, c’est d’être un. le rêve des
individus, c’est d’être au moins deux ». Mais sa parole,
comme s’il s’était agi de remonter un automate, elle
isolée, semble totalement impuissante.
reprend alors mécaniquement sa diatribe : « tu n’es
qu’un autre, tu n’es qu’un autre étrange, étranger et
la scène devient alors totalement surréaliste : dans
tu n’as même pas la même valeur. Voilà le sujet. et
une fenêtre éclairée à gauche, telle une poupée figée
dire aussi que l’immigré n’a jamais plus qu’un demi-
en orante, elle. dans une autre fenêtre éclairée à
statut. une p’tite pièce ! une p’tite place sur la terre ! ».
droite, le chambellan. au milieu, en sombre retrait
avons-nous subitement été transportés après la ca-
muet, lui. les dévorant tous : l’Image parasite qui a
tastrophe ? sommes-nous confrontés aux ruines d’un
envahi le plateau, tel un amas de vers grouillants. le
Pas de deux choral
36
cinéma a-t-il tué le théâtre ? on ne connaîtra jamais
tation, puisqu’ils ont été planifiés et qu’ils sont très
le montant chiffré des dégâts. en les concentrant en
exactement minutés. les co-actants de la perfor-
une seule image forte, ce plateau nous offre plusieurs
mance donnent par ailleurs toujours l’impression de
lignes de force critiques à réfléchir. la disproportion
jouer à agir naturellement, comme si l’espace même
entre la p’tite pièce mendiée pour survivre et les
du plateau les condamnait à la fiction. le temps,
sommes faramineuses dépensées en pure perte
alors, paraît trop long à tout le monde, comme si cette
pour les habits de l’empereur, sert de métaphore
hésitation entre fiction et réalité le rendait oppressant.
pour penser les cachets indécents d’une minorité
Par contre, lorsque survient la panne d’ordinateur et
de stars de cinéma, au regard de la précarité d’une
que Foofwa d’Imobilité improvise un discours pour
majorité d’artistes de théâtre, le plus souvent payés à
combler ce vide, lorsqu’un spectateur est pris par le
la représentation. on peut aussi y entendre résonner
hoquet convulsif d’un fou rire et qu’il contamine toute
la salle, ou au contraire,
l’échec des utopies
socialistes et communistes, encore accentué
toute véRitable cRéation aRtistique
conFRonte à une énigme : quelque chose
lorsque le public est
froid et que son silence
par le contraste avec le
qui Résiste au FoRmatage univoque du
plombe la vie du plateau,
triomphe assourdissant
sens et qui plonge si pRoFondément ses
alors, le théâtre génère
du néolibéralisme le plus
sauvage. l’amertume
Racines dans le magma de l’inconscient,
sa magie spécifique
qu’il convoque le spectateuR sans RetouR.
de spectacle vivant,
de Manon/Magdalena
incarnée dans l’ici et
nous pousse aussi à
maintenant d’un moment
constater que même
de partage ou d’affronte-
l’amour ne peut opposer
ment entre le plateau et
son rempart au règne de
la salle.
l’argent. le spectateur
est ici submergé par une vague de pessimisme dont
Logique narrative ou logique ciné-spectacu-
il semble difficile qu’il puisse se relever. est-ce à dire
laire ? Cadence ou rythme ?
que la performance célèbre sous une forme grotesque
la scène finale d’Au Contraire donne son amplitude
mais résignée l’advenue et le triomphe du non-sens
maximale à ce questionnement sur les rapports entre
généralisé ?
cinéma et théâtre, performance et représentation, réalité et fiction. le spectateur est tout d’abord confronté
Du cinéma au théâtre : peut-on sortir
à la nécessité de renoncer au primat de la logique
de la représentation ?
narrative et d’accepter la logique spectaculaire qui
le choix de mise en scène fait succéder à chaque
lui est proposée. Tout comme aucun élément interne
tableau cinématique un moment de retour à la réalité.
à la représentation ne permet d’expliquer comment
scandée par des « coupez ! » puis par le signal de la
on passe de la danse cinématique amoureuse de
reprise donné par l’éclairagiste situé hors champ,
Gabriel et de Magdalena à la vision apocalyptique du
cette alternance explore la possibilité de transposer le
trio infernal, cette dernière scène semble survenir tel
cinéma au théâtre. elle entend ainsi révéler les effets
un deus ex machina. en effet, comment comprendre
que cette transposition est susceptible de produire.
que l’insensible Gabriel et la violente Magdalena
on constatera d’abord que les moments de réalité ne
s’accordent maintenant au sein d’un harmonieux duo
parviennent pas à échapper au cadre de la représen-
d’amour ? la performance tente donc d’importer au
Pas de deux choral
37
théâtre la logique du montage cinématographique.
Mystère peut aussi faire référence aux cultes initia-
chaque spectateur est invité à se fabriquer son propre
tiques de la Grèce ancienne. les Mystères d’eleusis
film, en s’inventant la logique qui pourra selon lui
confrontaient les candidats à l’initiation (les mystes) à
faire tenir les bouts d’action scénique qui lui ont été
une série d’épreuves. ces dernières étaient perçues
proposés. Il me semble toutefois que le caractère
comme autant de morts symboliques, censées leur
hybride de cette performance appelle un principe
révéler l’intégration de la mort au sein du cycle vital.
de cohérence interne plus fort pour relier entre elles
au terme de l’initiation, les mystes devenaient des
les différentes scènes. Peut-être ce dernier serait-il à
époptes, littéralement, ceux qui ont contemplé la révé-
rechercher du côté de la substitution du rythme à la
lation ultime. ces rites étaient tenus secrets. on ne
cadence. en effet, les travaux d’emile Benvéniste et
sait donc pas avec certitude en quoi consistait cette
de henri Meschonnic ont bien montré que la cadence,
vision finale. Mais certains témoignages parlent d’une
hiérogamie : l’union
entendue comme alternance de temps forts et
faibles, était le résultat
d’une opération platonicienne de transformation
« l’histoiRe se situe à une époque où le
spectacle est paRtout et le RegaRd nulle
sexuelle sacralisée du
grand prêtre et de la
paRt, où la cRéativité n’est plus que
grande prêtresse, car
publicitaiRe et où l’aRt s’est tu ».
mimant celle des divi-
du rythme. ce dernier,
entendu en un sens pré-
nités. alors que tant de
spectacles contempo-
platonicien, désigne la forme ondoyante, l’auto-consti-
rains tombent dans le voyeurisme glauque, la dernière
tution d’une forme en mouvement. or, telle me semble
scène d’Au Contraire transforme son public en une
bien être la dynamique au fondement de la perfor-
assemblée d’époptes ravis. Pour réaliser ce miracle,
mance d’Au Contraire. on a dès lors le sentiment
elle s’appuie sur le mystère d’un échange de regards.
que quelque chose de fondamental y est contraint
Mais reprenons par le commencement.
par le schéma binaire trop rigide de l’alternance entre
scènes et pauses. Peut-être cette contrainte serait-
La conversion de la vision en regard
elle aussi à explorer comme manifestant symbolique-
la performance avait débuté par une didascalie pro-
ment la résistance artisanale du théâtre au cinéma
noncée à haute voix par Foofwa d’Imobilité : « l’histoire
machinique ? Trouver plus de fluidité pour relier les
se situe à une époque où le spectacle est partout
différents moments de la performance, en respec-
et le regard nulle part, où la créativité n’est plus que
tant leur caractère pluriel et hétérogène, permettrait
publicitaire et où l’art s’est tu ». redonner une voix
aussi de mettre en valeur la scène finale. elle le mérite
à l’art suppose donc de parvenir à stabiliser la vision
vraiment, car elle renoue avec la fonction la plus
papillonnante du spectateur/consommateur. de la
ancienne du théâtre : celle d’être l’accomplissement
recentrer pour qu’elle acquiert la profondeur d’un
d’un mystère.
regard co-actant. cette transformation se déroule en
plusieurs étapes. Tout d’abord, Magdalena et Gabriel
Le mystère de l’amour
s’offrent à nous dans une danse amoureuse, au cours
Qui dit mystère pense énigme. Toute véritable création
de laquelle ils se déshabillent l’un l’autre. cette danse
artistique confronte à une énigme : quelque chose qui
pastiche le ballet classique, comme entraînée par la
résiste au formatage univoque du sens et qui plonge
très belle musique de haendel. en même temps, elle
si profondément ses racines dans le magma de
met en évidence le caractère ludique des préliminaires
l’inconscient, qu’il convoque le spectateur sans retour.
amoureux. si la caricature volontaire des regards
Pas de deux choral
38
transis d’amoureux fait sourire, à d’autres moments,
pourquoi le spectateur n’éprouve jamais la moindre
on a l’impression de capter les regards d’une véritable
sensation de malaise. ce qu’il ressent est plutôt de
complicité amoureuse entre … Magdalena et Gabriel,
l’ordre de l’attendrissement qu’il aurait à découvrir
ou bien Manon et Foofwa ? ces regards sont-ils réel-
deux enfants nus jouant dans une baignoire. Il y a
lement tous de l’illusion théâtrale ?
aussi une forme de reconnaissance pour l’audace
de Foofwa et de Manon à montrer sous une forme si
Danser l’amour pour révéler que l’amour
poétique et pleine de tact, — dans tous les sens du
est une danse
terme —, la beauté de l’acte sexuel, encore si souvent
désormais totalement nus, Magdalena et Gabriel font
perçu comme sale. Ici, il faut oser le mot : tout est pur.
l’amour sous nos yeux. entendons-nous bien : tous
Naturel, simple, beau et bon. les mouvements de
les gestes de Manon et de Foofwa sont stylisés. ce
Foofwa d’Imobilité et de Manon andersen sont tellement justes, que, pour
qu’ils performent devant
nous, c’est une véritable
chorégraphie, extrême-
« dans l’a mouR, il Y a un RegaRd,
enFin (…) c’est paRce que dans l’a mouR,
ment travaillée et raffinée,
le coRps est ici ».
nous tous, Magdalena
et Gabriel font vraiment
l’amour.
qui représente le rapport
amoureux. Foofwa et
Manon sont images et
L’énigme des regards
si Magalena et Gabriel
métaphores de l’amour, en un sens transcendantal.
font vraiment l’amour, c’est aussi parce qu’ils ne se
Ils nous dévoilent en effet sa condition de possibilité :
quittent pas une seconde du regard. et quel regard…
l’acte amoureux n’existe réellement qu’à s’inventer
Manon et Foofwa forment-ils donc un vrai couple
sa forme de danse, à chaque fois renouvelée, afin de
d’amoureux qui joue à se mettre en scène ? on
renouer avec son inscription sacrée dans le cycle vital.
comprendrait alors mieux qu’ils parviennent à être si
comme le dit la voix off en parallèle : « dans l’amour, il
à l’aise avec le corps de l’autre. ou bien tout n’est-il
y a un regard, enfin (…) c’est parce que dans l’amour,
qu’illusion, même ces regards-là ? le spectateur ne
le corps est ici ». le rapport amoureux se dévoile
peut s’empêcher de frissonner : « ce serait terrible ! ».
comme témoin et garant de notre humanité : c’est
ou bien encore : cet échange de regards est-il un
dans l’amour que nous vivons pleinement le moment
hybride entre fiction et réalité ? un regard de conni-
présent et incarnons notre condition finie dans toute
vence et d’intimité réelles entre deux partenaires/
sa fragilité, mais aussi dans toute sa gloire. Mais pour
artistes d’un jeu réel de mise en fiction de l’amour ?
parvenir à incarner cette fiction transcendantale de
Il est impossible de trancher. l’énigme des regards
l’amour, Manon et Foofwa sont réellement nus, ils
confronte le spectateur à de l’indécidable. Tel est le
se touchent et s’embrassent vraiment, sur toutes
dernier élément de réflexion que cette scène fournit
les parties de leurs véritables corps, y compris les
au questionnement sur les rapports entre théâtre et
plus intimes. Il faut encore y insister : tous les gestes
cinéma. si le cinéma use et abuse des gros plans
de cunnilingus, de fellation et de coït, esquissés sur
sur les échanges de regards, où nous nous laissons
les organes génitaux de l’un(e) ou de l’autre, sont
prendre tout en sachant par ailleurs très bien qu’il
maîtrisés et stylisés au millimètre près. donc, pas un
s’agit d’une fiction, Foofwa et Manon sont parvenus
n’échappe au cadre de la représentation, bien qu’ils
à toucher le point où le théâtre révèle la contradiction
soient tous réellement performés devant nous. Mais la
interne qui le fait exister, en tant qu’il est à la fois art
maîtrise technique ne suffit pas à elle seule à expliquer
du spectacle vivant et art de l’illusion.
Pas de deux choral
39
Il reste pour terminer à revenir au lien complexe tissé
tant un nouveau nom polysémique et ultra-résistant
entre amour et politique tout au long de cette perfor-
à toute fixation normée, il baptise symboliquement
mance. « rien n’est plus contraire à l’image de l’être
cette bifurcation du cours de son existence. Foofwa
aimé que l’etat. l’etat a perdu le pouvoir d’embrasser
d’Imobilité est un hapax et un oxymoron, tout à la fois.
la totalité du monde, cette totalité de l’univers donnée
Nom véritable plutôt que pseudonyme, il prend acte
au dehors, dans l’être aimé. Faire l’amour, c’est enfin
du changement de cap qui a fait quitter à Frédéric
exister, en dehors de toute utopie, sous les doigts de
Gafner la voie royale du « danseur prodige qui a eu
l’autre ». la voix off qui accompagne le final de l’acte
tous les prix », pour se risquer à créer sa propre danse
amoureux semble ne laisser aucun doute : le deux du
au-dessus de l’abîme. ce faisant, le chorégraphe
couple est l’ultime refuge/cocon de notre humanité,
Foofwa d’Imobilité a implicitement signé le pacte
face à l’effritement de toutes les utopies liées aux
d’essence politique au fondement de toute démarche
artistique authentique.
formes politiques d’êtreensemble. laisserons-
voilà pouRquoi, c’est d’aboRd
nous à la voix désincar-
au tRaveRs de la pRise de Risque d’une
née du savant le mot de
eXpéRimentation véRitable qu’un aRtiste
la fin ? ou, au contraire,
s’engage politiquement.
celui qui, selon les
termes de rousseau
dans le Contrat Social,
contraint à choisir entre
la liberté et la sécurité.
toute la performance
car les deux sont par es-
n’a-t-elle pas cherché
à donner corps à la possibilité que l’amour puisse
sence incompatibles : « les états périssent, quand les
être au fondement d’une nouvelle manière de faire
citoyens sont plus amoureux de repos que de liberté »
communauté ?
(III, 14). Voilà pourquoi, c’est d’abord au travers de la
prise de risque d’une expérimentation véritable qu’un
Le pari risqué de l’engagement
artiste s’engage politiquement. créer sans conces-
on l’aura compris, Foofwa d’Imobilité est véritable-
sion, en maintenant toujours vivant le dialogue avec
ment un « chercheur en danse pratique et théorique ».
le public, mais sans jamais subordonner sa démarche
Il écoute son corps penser. et il sait que le corps ne
au seul désir de plaire ou de divertir, ni encore moins
ment pas. comme il le fait dire à Gabriel : « l’esprit em-
à l’impératif d’être rentable. Telle me semble être la
prunte à la matière les perceptions dont il fait sa nour-
mission première de l’artiste au sein de la cité. Foofwa
riture (…) et les lui rend sous forme de mouvement
d’Imobilité a choisi de parier sur l’engagement. Il y
(…) auxquels il imprime sa liberté ». Frédéric Gafner
perdra peut-être quelques gages. Mais « il y a ici une
aurait pu se contenter de rester à vie un danseur de
infinité de vie infiniment heureuse à gagner » (Pascal,
chez cunningham. Toutes ces années passées au
Pensée Infini/Rien, 233-418).
sein de la compagnie d’un des plus grands génies de
la danse, beaucoup en auraient fait un fonds de commerce très confortable. Mais côtoyer la grandeur force
à s’enfanter à soi-même. Question de fidélité à un
maître véritable, qui aurait sans doute pu faire sienne
cette parole du Zarathoustra de Nietzsche : « je vous
ordonne de me perdre et de vous trouver ! ». en 1998,
Frédéric Gafner quitte donc la Merce Cunningham
Company, fort de tout ce qu’il y a appris. en s’inven-
Sophie Klimis Docteure en Philosophie, Sophie Klimis est professeure
aux Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles. Ses recherches
portent principalement sur la philosophie ancienne, les rapports entre
philosophie et littérature et l’anthropologie philosophique. Au GRü,
elle a notamment accompagné le travail de Claudia Bosse sur les perses
d’Eschyle en 2006. Elle a aussi participé à la Plateforme Y a-t-il un retour de
la narration au théâtre ? en 2010. Elle y donnera régulièrement des ateliers
de philosophie durant la saison 2011/2012.