Albert Camus
L’ÉTRANGER
(1942)
PREMIÈRE PARTIE
I
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je
ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère
décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »
Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts
kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et
j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à
mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une
excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai
même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas
répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire
cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt
à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans
doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le
moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte.
Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire
classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud.
J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme
d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi
et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis
parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu
étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel
pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a
perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte,
cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté
aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la
route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant
presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais
tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé
si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à
parler.
L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le
chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais
le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le
directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu.
Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j’ai
vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un
petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de
ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si
longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a
consulté un dossier et m’a dit : « Mme Meursault est
entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai
cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à
lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous n’avez pas à
vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre
mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait
une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte
fait, elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur
le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des
amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux
des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et
elle devait s’ennuyer avec vous. »
C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman
passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans
les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait
souvent. Mais c’était à cause de l’habitude. Au bout de
quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retirée de
l’asile. Toujours à cause de l’habitude. C’est un peu pour
cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus
allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche –
sans compter l’effort pour aller à l’autobus, prendre des
tickets et faire deux heures de route.
Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais
presque plus. Puis il m’a dit : « Je suppose que vous
voulez voir votre mère. » Je me suis levé sans rien dire et
il m’a précédé vers la porte. Dans l’escalier, il m’a
expliqué : « Nous l’avons transportée dans notre petite
morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque
fois qu’un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux
pendant deux ou trois jours. Et ça rend le service
difficile. » Nous avons traversé une cour où il y avait
beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils
se taisaient quand nous passions. Et derrière nous, les
conversations reprenaient. On aurait dit d’un jacassement
assourdi de perruches. À la porte d’un petit bâtiment, le
directeur m’a quitté : « Je vous laisse, monsieur
Meursault. Je suis à votre disposition dans mon bureau.
En principe, l’enterrement est fixé à dix heures du matin.
Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller la
disparue. Un dernier mot : votre mère a, paraît-il,
exprimé souvent à ses compagnons le désir d’être
enterrée religieusement. J’ai pris sur moi de faire le
nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l’ai
remercié. Maman, sans être athée, n’avait jamais pensé
de son vivant à la religion.
Je suis entré. C’était une salle très claire, blanchie à la
chaux et recouverte d’une verrière. Elle était meublée de
chaises et de chevalets en forme de X. Deux d’entre eux,
au centre, supportaient une bière recouverte de son
couvercle. On voyait seulement des vis brillantes, à peine
enfoncées, se détacher sur les planches passées au brou
de noix. Près de la bière, il y avait une infirmière arabe en
sarrau blanc, un foulard de couleur vive sur la tête.
À ce moment, le concierge est entré derrière mon dos.
Il avait dû courir. Il a bégayé un peu : « On l’a couverte,
mais je dois dévisser la bière pour que vous puissiez la
voir. » Il s’approchait de la bière quand je l’ai arrêté. Il
m’a dit : « Vous ne voulez pas ? » J’ai répondu : « Non. »
Il s’est interrompu et j’étais gêné parce que je sentais que
je n’aurais pas dû dire cela. Au bout d’un moment, il m’a
regardé et il m’a demandé : « Pourquoi ? » mais sans
reproche, comme s’il s’informait. J’ai dit : « Je ne sais
pas. » Alors, tortillant sa moustache blanche, il a déclaré
sans me regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux
yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge. Il m’a donné
une chaise et lui-même s’est assis un peu en arrière de
moi. La garde s’est levée et s’est dirigée vers la sortie. À
ce moment, le concierge m’a dit : « C’est un chancre
qu’elle a. » Comme je ne comprenais pas, j’ai regardé
l’infirmière et j’ai vu qu’elle portait sous les yeux un
bandeau qui faisait le tour de la tête. À la hauteur du nez,
le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du
bandeau dans son visage.
Quand elle est partie, le concierge a parlé : « Je vais
vous laisser seul. » Je ne sais pas quel geste j’ai fait, mais
il est resté, debout derrière moi. Cette présence dans mon
dos me gênait. La pièce était pleine d’une belle lumière de
fin d’après-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la
verrière. Et je sentais le sommeil me gagner. J’ai dit au
concierge, sans me retourner vers lui : « Il y a longtemps
que vous êtes là ? » Immédiatement il a répondu : « Cinq
ans » – comme s’il avait attendu depuis toujours ma
demande.
Ensuite, il a beaucoup bavardé. On l’aurait bien étonné
en lui disant qu’il finirait concierge à l’asile de Marengo. Il
avait soixante-quatre ans et il était Parisien. À ce moment
je l’ai interrompu : « Ah ! vous n’êtes pas d’ici ? » Puis je
me suis souvenu qu’avant de me conduire chez le
directeur, il m’avait parlé de maman. Il m’avait dit qu’il
fallait l’enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait
chaud, surtout dans ce pays. C’est alors qu’il m’avait
appris qu’il avait vécu à Paris et qu’il avait du mal à
l’oublier. À Paris, on reste avec le mort trois, quatre jours
quelquefois. Ici on n’a pas le temps, on ne s’est pas fait à
l’idée que déjà il faut courir derrière le corbillard. Sa
femme lui avait dit alors : « Tais-toi, ce ne sont pas des
choses à raconter à monsieur. » Le vieux avait rougi et
s’était excusé. J’étais intervenu pour dire : « Mais non.
Mais non. » Je trouvais ce qu’il racontait juste et
intéressant.
Dans la petite morgue, il m’a appris qu’il était entré à
l’asile comme indigent. Comme il se sentait valide, il
s’était proposé pour cette place de concierge. Je lui ai fait
remarquer qu’en somme il était un pensionnaire. Il m’a
dit que non. J’avais déjà été frappé par la façon qu’il avait
de dire : « ils », « les autres », et plus rarement « les
vieux », en parlant des pensionnaires dont certains
n’étaient pas plus âgés que lui. Mais naturellement, ce
n’était pas la même chose. Lui était concierge, et, dans
une certaine mesure, il avait des droits sur eux.
La garde est entrée à ce moment. Le soir était tombé
brusquement. Très vite, la nuit s’était épaissie au-dessus
de la verrière. Le concierge a tourné le commutateur et
j’ai été aveuglé par l’éclaboussement soudain de la
lumière. Il m’a invité à me rendre au réfectoire pour
dîner. Mais je n’avais pas faim. Il m’a offert alors
d’apporter une tasse de café au lait. Comme j’aime
beaucoup le café au lait, j’ai accepté et il est revenu un
moment après avec un plateau. J’ai bu. J’ai eu alors envie
de fumer. Mais j’ai hésité parce que je ne savais pas si je
pouvais le faire devant maman. J’ai réfléchi, cela n’avait
aucune importance. J’ai offert une cigarette au concierge
et nous avons fumé.
À un moment, il m’a dit : « Vous savez, les amis de
madame votre mère vont venir la veiller aussi. C’est la
coutume. Il faut que j’aille chercher des chaises et du café
noir. » Je lui ai demandé si on pouvait éteindre une des
lampes. L’éclat de la lumière sur les murs blancs me
fatiguait. Il m’a dit que ce n’était pas possible.
L’installation était ainsi faite : c’était tout ou rien. Je n’ai
plus beaucoup fait attention à lui. Il est sorti, est revenu, a
disposé des chaises. Sur l’une d’elles, il a empilé des tasses
autour d’une cafetière. Puis il s’est assis en face de moi, de
l’autre côté de maman. La garde était aussi au fond, le dos
tourné. Je ne voyais pas ce qu’elle faisait. Mais au
mouvement de ses bras, je pouvais croire qu’elle tricotait.
Il faisait doux, le café m’avait réchauffé et par la porte
ouverte entrait une odeur de nuit et de fleurs. Je crois
que j’ai somnolé un peu.
C’est un frôlement qui m’a réveillé. D’avoir fermé les
yeux, la pièce m’a paru encore plus éclatante de
blancheur. Devant moi, il n’y avait pas une ombre et
chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se
dessinaient avec une pureté blessante pour les yeux. C’est
à ce moment que les amis de maman sont entrés. Ils
étaient en tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans
cette lumière aveuglante. Ils se sont assis sans qu’aucune
chaise grinçât. Je les voyais comme je n’ai jamais vu
personne et pas un détail de leurs visages ou de leurs
habits ne m’échappait. Pourtant je ne les entendais pas et
j’avais peine à croire à leur réalité. Presque toutes les
femmes portaient un tablier et le cordon qui les serrait à
la taille faisait encore ressortir leur ventre bombé. Je
n’avais encore jamais remarqué à quel point les vieilles
femmes pouvaient avoir du ventre. Les hommes étaient
presque tous très maigres et tenaient des cannes. Ce qui
me frappait dans leurs visages, c’est que je ne voyais pas
leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu
d’un nid de rides. Lorsqu’ils se sont assis, la plupart m’ont
regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes
mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse
savoir s’ils me saluaient ou s’il s’agissait d’un tic. Je crois
plutôt qu’ils me saluaient. C’est à ce moment que je me
suis aperçu qu’ils étaient tous assis en face de moi à
dodeliner de la tête, autour du concierge. J’ai eu un
moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me
juger.
Peu après, une des femmes s’est mise à pleurer. Elle
était au second rang, cachée par une de ses compagnes, et
je la voyais mal. Elle pleurait à petits cris, régulièrement :
il me semblait qu’elle ne s’arrêterait jamais. Les autres
avaient l’air de ne pas l’entendre. Ils étaient affaissés,
mornes et silencieux. Ils regardaient la bière ou leur
canne, ou n’importe quoi, mais ils ne regardaient que cela.
La femme pleurait toujours. J’étais très étonné parce que
je ne la connaissais pas. J’aurais voulu ne plus l’entendre.
Pourtant je n’osais pas le lui dire. Le concierge s’est
penché vers elle, lui a parlé, mais elle a secoué la tête, a
bredouillé quelque chose, et a continué de pleurer avec la
même régularité. Le concierge est venu alors de mon côté.
Il s’est assis près de moi. Après un assez long moment, il
m’a renseigné sans me regarder : « Elle était très liée
avec madame votre mère. Elle dit que c’était sa seule
amie ici et que maintenant elle n’a plus personne. »
Nous sommes restés un long moment ainsi. Les
soupirs et les sanglots de la femme se faisaient plus rares.
Elle reniflait beaucoup. Elle s’est tue enfin. Je n’avais plus
sommeil, mais j’étais fatigué et les reins me faisaient mal.
À présent c’était le silence de tous ces gens qui m’était
pénible. De temps en temps seulement, j’entendais un
bruit singulier et je ne pouvais comprendre ce qu’il était.
À la longue, j’ai fini par deviner que quelques-uns d’entre
les vieillards suçaient l’intérieur de leurs joues et
laissaient échapper ces clappements bizarres. Ils ne s’en
apercevaient pas tant ils étaient absorbés dans leurs
pensées. J’avais même l’impression que cette morte,
couchée au milieu d’eux, ne signifiait rien à leurs yeux.
Mais je crois maintenant que c’était une impression
fausse.
Nous avons tous pris du café, servi par le concierge.
Ensuite, je ne sais plus. La nuit a passé. Je me souviens
qu’à un moment j’ai ouvert les yeux et j’ai vu que les
vieillards dormaient tassés sur eux-mêmes, à l’exception
d’un seul qui, le menton sur le dos de ses mains agrippées
à la canne, me regardait fixement comme s’il n’attendait
que mon réveil. Puis j’ai encore dormi. Je me suis réveillé
parce que j’avais de plus en plus mal aux reins. Le jour
glissait sur la verrière. Peu après, l’un des vieillards s’est
réveillé et il a beaucoup toussé. Il crachait dans un grand
mouchoir à carreaux et chacun de ses crachats était
comme un arrachement. Il a réveillé les autres et le
concierge a dit qu’ils devraient partir. Ils se sont levés.
Cette veille incommode leur avait fait des visages de
cendre. En sortant, et à mon grand étonnement, ils m’ont
tous serré la main – comme si cette nuit où nous n’avions
pas échangé un mot avait accru notre intimité.
J’étais fatigué. Le concierge m’a conduit chez lui et j’ai
pu faire un peu de toilette. J’ai encore pris du café au lait
qui était très bon. Quand je suis sorti, le jour était
complètement levé. Au-dessus des collines qui séparent
Marengo de la mer, le ciel était plein de rougeurs. Et le
vent qui passait au-dessus d’elles apportait ici une odeur
de sel. C’était une belle journée qui se préparait. Il y avait
longtemps que j’étais allé à la campagne et je sentais quel
plaisir j’aurais pris à me promener s’il n’y avait pas eu
maman.
Mais j’ai attendu dans la cour, sous un platane. Je
respirais l’odeur de la terre fraîche et je n’avais plus
sommeil. J’ai pensé aux collègues du bureau. À cette
heure, ils se levaient pour aller au travail : pour moi
c’était toujours l’heure la plus difficile. J’ai encore réfléchi
un peu à ces choses, mais j’ai été distrait par une cloche
qui sonnait à l’intérieur des bâtiments. Il y a eu du
remue-ménage derrière les fenêtres, puis tout s’est
calmé. Le soleil était monté un peu plus dans le ciel : il
commençait à chauffer mes pieds. Le concierge a traversé
la cour et m’a dit que le directeur me demandait. Je suis
allé dans son bureau. Il m’a fait signer un certain nombre
de pièces. J’ai vu qu’il était habillé de noir avec un
pantalon rayé. Il a pris le téléphone en main et il m’a
interpellé : « Les employés des pompes funèbres sont là
depuis un moment. Je vais leur demander de venir
fermer la bière. Voulez-vous auparavant voir votre mère
une dernière fois ? » J’ai dit non. Il a ordonné dans le
téléphone en baissant la voix : « Figeac, dites aux
hommes qu’ils peuvent aller. »
Ensuite il m’a dit qu’il assisterait à l’enterrement et je
l’ai remercié. Il s’est assis derrière son bureau, il a croisé
ses petites jambes. Il m’a averti que moi et lui serions
seuls, avec l’infirmière de service. En principe, les
pensionnaires ne devaient pas assister aux enterrements.
Il les laissait seulement veiller : « C’est une question
d’humanité », a-t-il remarqué. Mais en l’espèce, il avait
accordé l’autorisation de suivre le convoi à un vieil ami de
maman : « Thomas Pérez. » Ici, le directeur a souri. Il m’a
dit : « Vous comprenez, c’est un sentiment un peu puéril.
Mais lui et votre mère ne se quittaient guère. À l’asile, on
les plaisantait, on disait à Pérez : « C’est votre fiancée. »
Lui riait. Ça leur faisait plaisir. Et le fait est que la mort de
Mme Meursault l’a beaucoup affecté. Je n’ai pas cru devoir
lui refuser l’autorisation. Mais sur le conseil du médecin
visiteur, je lui ai interdit la veillée d’hier. »
Nous sommes restés silencieux assez longtemps. Le
directeur s’est levé et a regardé par la fenêtre de son
bureau. À un moment, il a observé : « Voilà déjà le curé de
Marengo. Il est en avance. » Il m’a prévenu qu’il faudrait
au moins trois quarts d’heure de marche pour aller à
l’église qui est au village même. Nous sommes descendus.
Devant le bâtiment, il y avait le curé et deux enfants de
chœur. L’un de ceux-ci tenait un encensoir et le prêtre se
baissait vers lui pour régler la longueur de la chaîne
d’argent. Quand nous sommes arrivés, le prêtre s’est
relevé. Il m’a appelé « mon fils » et m’a dit quelques
mots. Il est entré ; je l’ai suivi.
J’ai vu d’un coup que les vis de la bière étaient
enfoncées et qu’il y avait quatre hommes noirs dans la
pièce. J’ai entendu en même temps le directeur me dire
que la voiture attendait sur la route et le prêtre
commencer ses prières. À partir de ce moment, tout est
allé très vite. Les hommes se sont avancés vers la bière
avec un drap. Le prêtre, ses suivants, le directeur et moimême sommes sortis. Devant la porte, il y avait une dame
que je ne connaissais pas : « M. Meursault », a dit le
directeur. Je n’ai pas entendu le nom de cette dame et j’ai
compris seulement qu’elle était infirmière déléguée. Elle a
incliné sans un sourire son visage osseux et long. Puis
nous nous sommes rangés pour laisser passer le corps.
Nous avons suivi les porteurs et nous sommes sortis de
l’asile. Devant la porte, il y avait la voiture. Vernie,
oblongue et brillante, elle faisait penser à un plumier. À
côté d’elle, il y avait, l’ordonnateur, petit homme aux
habits ridicules, et un vieillard à l’allure empruntée. J’ai
compris que c’était M. Pérez. Il avait un feutre mou à la
calotte ronde et aux ailes larges (il l’a ôté quand la bière a
passé la porte), un costume dont le pantalon
tirebouchonnait sur les souliers et un nœud d’étoffe noire
trop petit pour sa chemise à grand col blanc. Ses lèvres
tremblaient au-dessous d’un nez truffé de points noirs.
Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de
curieuses oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur
rouge sang dans ce visage blafard me frappa.
L’ordonnateur nous donna nos places. Le curé marchait
en avant, puis la voiture. Autour d’elle, les quatre
hommes. Derrière, le directeur, moi-même et, fermant la
marche, l’infirmière déléguée et M. Pérez.
Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser
sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne
sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps
avant de nous mettre en marche. J’avais chaud sous mes
vêtements sombres. Le petit vieux, qui s’était recouvert,
a de nouveau ôté son chapeau. Je m’étais un peu tourné
de son côté, et je le regardais lorsque le directeur m’a
parlé de lui. Il m’a dit que souvent ma mère et M. Pérez
allaient se promener le soir jusqu’au village, accompagnés
d’une infirmière. Je regardais la campagne autour de moi.
À travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines
près du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares
et bien dessinées, je comprenais maman. Le soir, dans ce
pays, devait être comme une trêve mélancolique.
Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le
paysage le rendait inhumain et déprimant.
Nous nous sommes mis en marche. C’est à ce moment
que je me suis aperçu que Pérez claudiquait légèrement.
La voiture, peu à peu, prenait de la vitesse et le vieillard
perdait du terrain. L’un des hommes qui entouraient la
voiture s’était laissé dépasser aussi et marchait
maintenant à mon niveau. J’étais surpris de la rapidité
avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis
aperçu qu’il y avait déjà longtemps que la campagne
bourdonnait du chant des insectes et de crépitements
d’herbe. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n’avais
pas de chapeau, je m’éventais avec mon mouchoir.
L’employé des pompes funèbres m’a dit alors quelque
chose que je n’ai pas entendu. En même temps, il
s’essuyait le crâne avec un mouchoir qu’il tenait dans sa
main gauche, la main droite soulevant le bord de sa
casquette. Je lui ai dit : « Comment ? » Il a répété en
montrant le ciel : « Ça tape. » J’ai dit : « Oui. » Un peu
après, il m’a demandé : « C’est votre mère qui est là ? »
J’ai encore dit : « Oui. » « Elle était vieille ? » J’ai
répondu : « Comme ça », parce que je ne savais pas le
chiffre exact. Ensuite, il s’est tu. Je me suis retourné et j’ai
vu le vieux Pérez à une cinquantaine de mètres derrière
nous. Il se hâtait en balançant son feutre à bout de bras.
J’ai regardé aussi le directeur. Il marchait avec beaucoup
de dignité, sans un geste inutile. Quelques gouttes de
sueur perlaient sur son front, mais il ne les essuyait pas.
Il me semblait que le convoi marchait un peu plus vite.
Autour de moi, c’était toujours la même campagne
lumineuse gorgée de soleil. L’éclat du ciel était
insoutenable. À un moment donné, nous sommes passés
sur une partie de la route qui avait été récemment refaite.
Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y
enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Audessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli,
semblait avoir été pétri dans cette boue noire. J’étais un
peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de
ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne
des habits, noir laqué de la voiture. Tout cela, le soleil,
l’odeur de cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis
et celle de l’encens, la fatigue d’une nuit d’insomnie, me
troublait le regard et les idées. Je me suis retourné une
fois de plus : Pérez m’a paru très loin, perdu dans une
nuée de chaleur, puis je ne l’ai plus aperçu. Je l’ai cherché
du regard et j’ai vu qu’il avait quitté la route et pris à
travers champs. J’ai constaté aussi que devant moi la
route tournait. J’ai compris que Pérez qui connaissait le
pays coupait au plus court pour nous rattraper. Au
tournant il nous avait rejoints. Puis nous l’avons perdu. Il
a repris encore à travers champs et comme cela plusieurs
fois. Moi, je sentais le sang qui me battait aux tempes.
Tout s’est passé ensuite avec tant de précipitation, de
certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de
rien. Une chose seulement : à l’entrée du village,
l’infirmière déléguée m’a parlé. Elle avait une voix
singulière qui n’allait pas avec son visage, une voix
mélodieuse et tremblante. Elle m’a dit : « Si on va
doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop
vite, on est en transpiration et dans l’église on attrape un
chaud et froid. » Elle avait raison. Il n’y avait pas d’issue.
J’ai encore gardé quelques images de cette journée : par
exemple, le visage de Pérez quand, pour la dernière fois, il
nous a rejoints près du village. De grosses larmes
d’énervement et de peine ruisselaient sur ses joues. Mais,
à cause des rides, elles ne s’écoulaient pas. Elles
s’étalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d’eau
sur ce visage détruit. Il y a eu encore l’église et les
villageois sur les trottoirs, les géraniums rouges sur les
tombes du cimetière, l’évanouissement de Pérez (on eût
dit un pantin disloqué), la terre couleur de sang qui roulait
sur la bière de maman, la chair blanche des racines qui s’y
mêlaient, encore du monde, des voix, le village, l’attente
devant un café, l’incessant ronflement du moteur, et ma
joie quand l’autobus est entré dans le nid de lumières
d’Alger et que j’ai pensé que j’allais me coucher et dormir
pendant douze heures.
II
En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron
avait l’air mécontent quand je lui ai demandé mes deux
jours de congé : c’est aujourd’hui samedi. Je l’avais pour
ainsi dire oublié, mais en me levant, cette idée m’est
venue. Mon patron, tout naturellement, a pensé que
j’aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche
et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d’une part, ce
n’est pas de ma faute si on a enterré maman hier au lieu
d’aujourd’hui et d’autre part, j’aurais eu mon samedi et
mon dimanche de toute façon. Bien entendu, cela ne
m’empêche pas de comprendre tout de même mon
patron.
J’ai eu de la peine à me lever parce que j’étais fatigué
de ma journée d’hier. Pendant que je me rasais, je me suis
demandé ce que j’allais faire et j’ai décidé d’aller me
baigner. J’ai pris le tram pour aller à l’établissement de
bains du port. Là, j’ai plongé dans la passe. Il y avait
beaucoup de jeunes gens. J’ai retrouvé dans l’eau Marie
Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j’avais
eu envie à l’époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie
peu après et nous n’avons pas eu le temps. Je l’ai aidée à
monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j’ai effleuré
ses seins. J’étais encore dans l’eau quand elle était déjà à
plat ventre sur la bouée. Elle s’est retournée vers moi.
Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me
suis hissé à côté d’elle sur la bouée. Il faisait bon et,
comme en plaisantant, j’ai laissé aller ma tête en arrière
et je l’ai posée sur son ventre. Elle n’a rien dit et je suis
resté ainsi. J’avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu
et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie
battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la
bouée, à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop
fort, elle a plongé et je l’ai suivie. Je l’ai rattrapée, j’ai
passé ma main autour de sa taille et nous avons nagé
ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que
nous nous séchions, elle m’a dit : « Je suis plus brune que
vous. » Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le
soir. Elle a encore ri et m’a dit qu’elle avait envie de voir
un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes
rhabillés, elle a eu l’air très surprise de me voir avec une
cravate noire et elle m’a demandé si j’étais en deuil. Je lui
ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir
depuis quand, j’ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un
petit recul, mais n’a fait aucune remarque. J’ai eu envie
de lui dire que ce n’était pas de ma faute, mais je me suis
arrêté parce que j’ai pensé que je l’avais déjà dit à mon
patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est
toujours un peu fautif.
Le soir, Marie avait tout oublié. Le film était drôle par
moments et puis vraiment trop bête. Elle avait sa jambe
contre la mienne. Je lui caressais les seins. Vers la fin de la
séance, je l’ai embrassée, mais mal. En sortant, elle est
venue chez moi.
Quand je me suis réveillé, Marie était partie. Elle
m’avait expliqué qu’elle devait aller chez sa tante. J’ai
pensé que c’était dimanche et cela m’a ennuyé : je n’aime
pas le dimanche. Alors, je me suis retourné dans mon lit,
j’ai cherché dans le traversin l’odeur de sel que les
cheveux de Marie y avaient laissée et j’ai dormi jusqu’à
dix heures. J’ai fumé ensuite des cigarettes, toujours
couché, jusqu’à midi. Je ne voulais pas déjeuner chez
Céleste comme d’habitude parce que, certainement, ils
m’auraient posé des questions et je n’aime pas cela. Je me
suis fait cuire des œufs et je les ai mangés à même le plat,
sans pain parce que je n’en avais plus et que je ne voulais
pas descendre pour en acheter.
Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et j’ai erré
dans l’appartement. Il était commode quand maman était
là. Maintenant il est trop grand pour moi et j’ai dû
transporter dans ma chambre la table de la salle à
manger. Je ne vis plus que dans cette pièce, entre les
chaises de paille un peu creusées, l’armoire dont la glace
est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste
est à l’abandon. Un peu plus tard, pour faire quelque
chose, j’ai pris un vieux journal et je l’ai lu. J’y ai découpé
une réclame des sels Kruschen et je l’ai collée dans un
vieux cahier où je mets les choses qui m’amusent dans les
journaux. Je me suis aussi lavé les mains et, pour finir, je
me suis mis au balcon.
Ma chambre donne sur la rue principale du faubourg.
L’après-midi était beau. Cependant, le pavé était gras, les
gens rares et pressés encore. C’étaient d’abord des
familles allant en promenade, deux petits garçons en
costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu
empêtrés dans leurs vêtements raides, et une petite fille
avec un gros nœud rose et des souliers noirs vernis.
Derrière eux, une mère énorme, en robe de soie marron,
et le père, un petit homme assez frêle que je connais de
vue. Il avait un canotier, un nœud papillon et une canne à
la main. En le voyant avec sa femme, j’ai compris
pourquoi dans le quartier on disait de lui qu’il était
distingué. Un peu plus tard passèrent les jeunes gens du
faubourg, cheveux laqués et cravate rouge, le veston très
cintré, avec une pochette brodée et des souliers à bouts
carrés. J’ai pensé qu’ils allaient aux cinémas du centre.
C’était pourquoi ils partaient si tôt et se dépêchaient vers
le tram en riant très fort.
Après eux, la rue peu à peu est devenue déserte. Les
spectacles étaient partout commencés, je crois. Il n’y avait
plus dans la rue que les boutiquiers et les chats. Le ciel
était pur mais sans éclat au-dessus des ficus qui bordent
la rue. Sur le trottoir d’en face, le marchand de tabac a
sorti une chaise, l’a installée devant sa porte et l’a
enfourchée en s’appuyant des deux bras sur le dossier.
Les trams tout à l’heure bondés étaient presque vides.
Dans le petit café « Chez Pierrot », à côté du marchand de
tabac, le garçon balayait de la sciure dans la salle déserte.
C’était vraiment dimanche.
J’ai retourné ma chaise et je l’ai placée comme celle du
marchand de tabac parce que j’ai trouvé que c’était plus
commode. J’ai fumé deux cigarettes, je suis rentré pour
prendre un morceau de chocolat et je suis revenu le
manger à la fenêtre. Peu après, le ciel s’est assombri et j’ai
cru que nous allions avoir un orage d’été. Il s’est
découvert peu à peu cependant. Mais le passage des
nuées avait laissé sur la rue comme une promesse de
pluie qui l’a rendue plus sombre. Je suis resté longtemps à
regarder le ciel.
À cinq heures, des tramways sont arrivés dans le
bruit. Ils ramenaient du stade de banlieue des grappes de
spectateurs perchés sur les marchepieds et les
rambardes. Les tramways suivants ont ramené les
joueurs que j’ai reconnus à leurs petites valises. Ils
hurlaient et chantaient à pleins poumons que leur club ne
périrait pas. Plusieurs m’ont fait des signes. L’un m’a
même crié : « On les a eus. » Et j’ai fait : « Oui », en
secouant la tête. À partir de ce moment, les autos ont
commencé à affluer.
La journée a tourné encore un peu. Au-dessus des
toits, le ciel est devenu rougeâtre et, avec le soir naissant,
les rues se sont animées. Les promeneurs revenaient peu
à peu. J’ai reconnu le monsieur distingué au milieu
d’autres. Les enfants pleuraient ou se laissaient traîner.
Presque aussitôt, les cinémas du quartier ont déversé
dans la rue un flot de spectateurs. Parmi eux, les jeunes
gens avaient des gestes plus décidés que d’habitude et j’ai
pensé qu’ils avaient vu un film d’aventures. Ceux qui
revenaient des cinémas de la ville arrivèrent un peu plus
tard. Ils semblaient plus graves. Ils riaient encore, mais
de temps en temps, ils paraissaient fatigués et songeurs.
Ils sont restés dans la rue, allant et venant sur le trottoir
d’en face. Les jeunes filles du quartier, en cheveux, se
tenaient par le bras. Les jeunes gens s’étaient arrangés
pour les croiser et ils lançaient des plaisanteries dont elles
riaient en détournant la tête. Plusieurs d’entre elles, que
je connaissais, m’ont fait des signes.
Les lampes de la rue se sont alors allumées
brusquement et elles ont fait pâlir les premières étoiles
qui montaient dans la nuit. J’ai senti mes yeux se fatiguer
à regarder les trottoirs avec leur chargement d’hommes
et de lumières. Les lampes faisaient luire le pavé mouillé,
et les tramways, à intervalles réguliers, mettaient leurs
reflets sur des cheveux brillants, un sourire ou un
bracelet d’argent. Peu après, avec les tramways plus
rares et la nuit déjà noire au-dessus des arbres et des
lampes, le quartier s’est vidé insensiblement, jusqu’à ce
que le premier chat traverse lentement la rue de nouveau
déserte. J’ai pensé alors qu’il fallait dîner. J’avais un peu
mal au cou d’être resté longtemps appuyé sur le dos de
ma chaise. Je suis descendu acheter du pain et des pâtes,
j’ai fait ma cuisine et j’ai mangé debout. J’ai voulu fumer
une cigarette à la fenêtre, mais l’air avait fraîchi et j’ai eu
un peu froid. J’ai fermé mes fenêtres et en revenant j’ai
vu dans la glace un bout de table où ma lampe à alcool
voisinait avec des morceaux de pain. J’ai pensé que c’était
toujours un dimanche de tiré, que maman était
maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail et
que, somme toute, il n’y avait rien de changé.
III
Aujourd’hui j’ai beaucoup travaillé au bureau. Le
patron a été aimable. Il m’a demandé si je n’étais pas trop
fatigué et il a voulu savoir aussi l’âge de maman. J’ai dit
« une soixantaine d’années », pour ne pas me tromper et
je ne sais pas pourquoi il a eu l’air d’être soulagé et de
considérer que c’était une affaire terminée.
Il y avait un tas de connaissements qui s’amoncelaient
sur ma table et il a fallu que je les dépouille tous. Avant de
quitter le bureau pour aller déjeuner, je me suis lavé les
mains. À midi, j’aime bien ce moment. Le soir, j’y trouve
moins de plaisir parce que la serviette roulante qu’on
utilise est tout à fait humide : elle a servi toute la journée.
J’en ai fait la remarque un jour à mon patron. Il m’a
répondu qu’il trouvait cela regrettable, mais que c’était
tout de même un détail sans importance. Je suis sorti un
peu tard, à midi et demi, avec Emmanuel, qui travaille à
l’expédition. Le bureau donne sur la mer et nous avons
perdu un moment à regarder les cargos dans le port
brûlant de soleil. À ce moment, un camion est arrivé dans
un fracas de chaînes et d’explosions. Emmanuel m’a
demandé « si on y allait » et je me suis mis à courir. Le
camion nous a dépassés et nous nous sommes lancés à sa
poursuite. J’étais noyé dans le bruit et la poussière. Je ne
voyais plus rien et ne sentais que cet élan désordonné de
la course, au milieu des treuils et des machines, des mâts
qui dansaient sur l’horizon et des coques que nous
longions. J’ai pris appui le premier et j’ai sauté au vol. Puis
j’ai aidé Emmanuel à s’asseoir. Nous étions hors de
souffle, le camion sautait sur les pavés inégaux du quai, au
milieu de la poussière et du soleil. Emmanuel riait à
perdre haleine.
Nous sommes arrivés en nage chez Céleste. Il était
toujours là, avec son gros ventre, son tablier et ses
moustaches blanches. Il m’a demandé si « ça allait quand
même ». Je lui ai dit que oui et que j’avais faim. J’ai
mangé très vite et j’ai pris du café. Puis je suis rentré chez
moi, j’ai dormi un peu parce que j’avais trop bu de vin et,
en me réveillant, j’ai eu envie de fumer. Il était tard et j’ai
couru pour attraper un tram. J’ai travaillé tout l’aprèsmidi. Il faisait très chaud dans le bureau et le soir, en
sortant, j’ai été heureux de revenir en marchant
lentement le long des quais. Le ciel était vert, je me
sentais content. Tout de même, je suis rentré directement
chez moi parce que je voulais me préparer des pommes
de terre bouillies.
En montant, dans l’escalier noir, j’ai heurté le vieux
Salamano, mon voisin de palier. Il était avec son chien. Il
y a huit ans qu’on les voit ensemble. L’épagneul a une
maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre
presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de
croûtes brunes. À force de vivre avec lui, seuls tous les
deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini
par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le
visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son
patron une sorte d’allure voûtée, le museau en avant et le
cou tendu. Ils ont l’air de la même race et pourtant ils se
détestent. Deux fois par jour, à onze heures et à six
heures, le vieux mène son chien promener. Depuis huit
ans, ils n’ont pas changé leur itinéraire. On peut les voir le
long de la rue de Lyon, le chien tirant l’homme jusqu’à ce
que le vieux Salamano bute. Il bat son chien alors et il
l’insulte. Le chien rampe de frayeur et se laisse traîner. À
ce moment, c’est au vieux de le tirer. Quand le chien a
oublié, il entraîne de nouveau son maître et il est de
nouveau battu et insulté. Alors, ils restent tous les deux
sur le trottoir et ils se regardent, le chien avec terreur,
l’homme avec haine. C’est ainsi tous les jours. Quand le
chien veut uriner, le vieux ne lui en laisse pas le temps et
il le tire, l’épagneul semant derrière lui une traînée de
petites gouttes. Si par hasard le chien fait dans la
chambre, alors il est encore battu. Il y a huit ans que cela
dure. Céleste dit toujours que « c’est malheureux », mais
au fond, personne ne peut savoir. Quand je l’ai rencontré
dans l’escalier, Salamano était en train d’insulter son
chien. Il lui disait : « Salaud ! Charogne ! » et le chien
gémissait. J’ai dit : « Bonsoir », mais le vieux insultait
toujours. Alors je lui ai demandé ce que le chien lui avait
fait. Il ne m’a pas répondu. Il disait seulement : « Salaud !
Charogne ! » Je le devinais, penché sur son chien, en train
d’arranger quelque chose sur le collier. J’ai parlé plus fort.
Alors sans se retourner, il m’a répondu avec une sorte de
rage rentrée : « Il est toujours là. » Puis il est parti en
tirant la bête qui se laissait traîner sur ses quatre pattes,
et gémissait.
Juste à ce moment est entré mon deuxième voisin de
palier. Dans le quartier, on dit qu’il vit des femmes.
Quand on lui demande son métier, pourtant, il est
« magasinier ». En général, il n’est guère aimé. Mais il me
parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi
parce que je l’écoute. Je trouve que ce qu’il dit est
intéressant. D’ailleurs, je n’ai aucune raison de ne pas lui
parler. Il s’appelle Raymond Sintès. Il est assez petit, avec
de larges épaules et un nez de boxeur. Il est toujours
habillé très correctement. Lui aussi m’a dit, en parlant de
Salamano : « Si c’est pas malheureux ! » Il m’a demandé
si ça ne me dégoûtait pas et j’ai répondu que non.
Nous sommes montés et j’allais le quitter quand il m’a
dit : « J’ai chez moi du boudin et du vin. Si vous voulez
manger un morceau avec moi ?… » J’ai pensé que cela
m’éviterait de faire ma cuisine et j’ai accepté. Lui aussi n’a
qu’une chambre, avec une cuisine sans fenêtre. Au-dessus
de son lit, il a un ange en stuc blanc et rose, des photos de
champions et deux ou trois clichés de femmes nues. La
chambre était sale et le lit défait. Il a d’abord allumé sa
lampe à pétrole, puis il a sorti un pansement assez
douteux de sa poche et a enveloppé sa main droite. Je lui
ai demandé ce qu’il avait. Il m’a dit qu’il avait eu une
bagarre avec un type qui lui cherchait des histoires.
« Vous comprenez, monsieur Meursault, m’a-t-il dit,
c’est pas que je suis méchant, mais je suis vif. L’autre, il
m’a dit : « Descends du tram si tu es un homme. » Je lui ai
dit : « Allez, reste tranquille. » Il m’a dit que je n’étais pas
un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit : « Assez,
ça vaut mieux, ou je vais te mûrir. » Il m’a répondu : « De
quoi ? » Alors je lui en ai donné un. Il est tombé. Moi,
j’allais le relever. Mais il m’a donné des coups de pied de
par terre. Alors je lui ai donné un coup de genou et deux
taquets. Il avait la figure en sang. Je lui ai demandé s’il
avait son compte. Il m’a dit : « Oui. »
Pendant tout ce temps, Sintès arrangeait son
pansement. J’étais assis sur le lit. Il m’a dit : « Vous voyez
que je ne l’ai pas cherché. C’est lui qui m’a manqué. »
C’était vrai et je l’ai reconnu. Alors il m’a déclaré que,
justement, il voulait me demander un conseil au sujet de
cette affaire, que moi, j’étais un homme, je connaissais la
vie, que je pouvais l’aider et qu’ensuite il serait mon
copain. Je n’ai rien dit et il m’a demandé encore si je
voulais être son copain. J’ai dit que ça m’était égal : il a eu
l’air content. Il a sorti du boudin, il l’a fait cuire à la poêle,
et il a installé des verres, des assiettes, des couverts et
deux bouteilles de vin. Tout cela en silence. Puis nous
nous sommes installés. En mangeant, il a commencé à me
raconter son histoire. Il hésitait d’abord un peu. « J’ai
connu une dame… c’était pour autant dire ma
maîtresse. » L’homme avec qui il s’était battu était le
frère de cette femme. Il m’a dit qu’il l’avait entretenue. Je
n’ai rien répondu et pourtant il a ajouté tout de suite qu’il
savait ce qu’on disait dans le quartier, mais qu’il avait sa
conscience pour lui et qu’il était magasinier.
« Pour en venir à mon histoire, m’a-t-il dit, je me suis
aperçu qu’il y avait de la tromperie. » Il lui donnait juste
de quoi vivre. Il payait lui-même le loyer de sa chambre
et il lui donnait vingt francs par jour pour la nourriture.
« Trois cents francs de chambre, six cents francs de
nourriture, une paire de bas de temps en temps, ça faisait
mille francs. Et madame ne travaillait pas. Mais elle me
disait que c’était juste, qu’elle n’arrivait pas avec ce que je
lui donnais. Pourtant, je lui disais : « Pourquoi tu travailles
pas une demi-journée ? Tu me soulagerais bien pour
toutes ces petites choses. Je t’ai acheté un ensemble ce
mois-ci, je te paye vingt francs par jour, je te paye le loyer
et toi, tu prends le café l’après-midi avec tes amies. Tu
leur donnes le café et le sucre. Moi, je te donne l’argent.
J’ai bien agi avec toi et tu me le rends mal. » Mais elle ne
travaillait pas, elle disait toujours qu’elle n’arrivait pas et
c’est comme ça que je me suis aperçu qu’il y avait de la
tromperie. »
Il m’a alors raconté qu’il avait trouvé un billet de
loterie dans son sac et qu’elle n’avait pas pu lui expliquer
comment elle l’avait acheté. Un peu plus tard, il avait
trouvé chez elle « une indication » du mont-de-piété qui
prouvait qu’elle avait engagé deux bracelets. Jusque-là, il
ignorait l’existence de ces bracelets. « J’ai bien vu qu’il y
avait de la tromperie. Alors, je l’ai quittée. Mais d’abord,
je l’ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit
que tout ce qu’elle voulait, c’était s’amuser avec sa chose.
Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur
Meursault : « Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du
bonheur que je te donne. Tu connaîtras plus tard le
bonheur que tu avais. »
Il l’avait battue jusqu’au sang. Auparavant, il ne la
battait pas. « Je la tapais, mais tendrement pour ainsi
dire. Elle criait un peu. Je fermais les volets et ça finissait
comme toujours. Mais maintenant, c’est sérieux. Et pour
moi, je l’ai pas assez punie. »
Il m’a expliqué alors que c’était pour cela qu’il avait
besoin d’un conseil. Il s’est arrêté pour régler la mèche de
la lampe qui charbonnait. Moi, je l’écoutais toujours.
J’avais bu près d’un litre de vin et j’avais très chaud aux
tempes. Je fumais les cigarettes de Raymond parce qu’il
ne m’en restait plus. Les derniers trams passaient et
emportaient avec eux les bruits maintenant lointains du
faubourg. Raymond a continué. Ce qui l’ennuyait, « c’est
qu’il avait encore un sentiment pour son coït ». Mais il
voulait la punir. Il avait d’abord pensé à l’emmener dans
un hôtel et à appeler les « mœurs » pour causer un
scandale et la faire mettre en carte. Ensuite, il s’était
adressé à des amis qu’il avait dans le milieu. Ils n’avaient
rien trouvé. Et comme me le faisait remarquer Raymond,
c’était bien la peine d’être du milieu. Il le leur avait dit et
ils avaient alors proposé de la « marquer ». Mais ce n’était
pas ce qu’il voulait. Il allait réfléchir. Auparavant il voulait
me demander quelque chose. D’ailleurs, avant de me le
demander, il voulait savoir ce que je pensais de cette
histoire. J’ai répondu que je n’en pensais rien mais que
c’était intéressant. Il m’a demandé si je pensais qu’il y
avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu’il y
avait de la tromperie, si je trouvais qu’on devait la punir
et ce que je ferais à sa place, je lui ai dit qu’on ne pouvait
jamais savoir, mais je comprenais qu’il veuille la punir. J’ai
encore bu un peu de vin. Il a allumé une cigarette et il m’a
découvert son idée. Il voulait lui écrire une lettre « avec
des coups de pied et en même temps des choses pour la
faire regretter ». Après, quand elle reviendrait, il
coucherait avec elle et « juste au moment de finir » il lui
cracherait à la figure et il la mettrait dehors. J’ai trouvé
qu’en effet, de cette façon, elle serait punie. Mais
Raymond m’a dit qu’il ne se sentait pas capable de faire la
lettre qu’il fallait et qu’il avait pensé à moi pour la rédiger.
Comme je ne disais rien, il m’a demandé si cela
m’ennuierait de le faire tout de suite et j’ai répondu que
non.
Il s’est alors levé après avoir bu un verre de vin. Il a
repoussé les assiettes et le peu de boudin froid que nous
avions laissé. Il a soigneusement essuyé la toile cirée de la
table. Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille
de papier quadrillé, une enveloppe jaune, un petit porteplume de bois rouge et un encrier carré d’encre violette.
Quand il m’a dit le nom de la femme, j’ai vu que c’était
une Mauresque. J’ai fait la lettre. Je l’ai écrite un peu au
hasard, mais je me suis appliqué à contenter Raymond
parce que je n’avais pas de raison de ne pas le contenter.
Puis j’ai lu la lettre à haute voix. Il m’a écouté en fumant
et en hochant la tête, puis il m’a demandé de la relire. Il a
été tout à fait content. Il m’a dit : « Je savais bien que tu
connaissais la vie. » Je ne me suis pas aperçu d’abord qu’il
me tutoyait. C’est seulement quand il m’a déclaré :
« Maintenant, tu es un vrai copain », que cela m’a frappé.
Il a répété sa phrase et j’ai dit : « Oui. » Cela m’était égal
d’être son copain et il avait vraiment l’air d’en avoir envie.
Il a cacheté la lettre et nous avons fini le vin. Puis nous
sommes restés un moment à fumer sans rien dire. Au-
dehors, tout était calme, nous avons entendu le
glissement d’une auto qui passait. J’ai dit : « Il est tard. »
Raymond le pensait aussi. Il a remarqué que le temps
passait vite et, dans un sens, c’était vrai. J’avais sommeil,
mais j’avais de la peine à me lever. J’ai dû avoir l’air
fatigué parce que Raymond m’a dit qu’il ne fallait pas se
laisser aller. D’abord, je n’ai pas compris. Il m’a expliqué
alors qu’il avait appris la mort de maman mais que c’était
une chose qui devait arriver un jour ou l’autre. C’était
aussi mon avis.
Je me suis levé, Raymond m’a serré la main très fort
et m’a dit qu’entre hommes on se comprenait toujours. En
sortant de chez lui, j’ai refermé la porte et je suis resté un
moment dans le noir, sur le palier. La maison était calme
et des profondeurs de la cage d’escalier montait un souffle
obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon
sang qui bourdonnait à mes oreilles. Je suis resté
immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le
chien a gémi sourdement.
IV
J’ai bien travaillé toute la semaine, Raymond est venu
et m’a dit qu’il avait envoyé la lettre. Je suis allé au
cinéma deux fois avec Emmanuel qui ne comprend pas
toujours ce qui se passe sur l’écran. Il faut alors lui donner
des explications. Hier, c’était samedi et Marie est venue,
comme nous en étions convenus. J’ai eu très envie d’elle
parce qu’elle avait une belle robe à raies rouges et
blanches et des sandales de cuir. On devinait ses seins
durs et le brun du soleil lui faisait un visage de fleur. Nous
avons pris un autobus et nous sommes allés à quelques
kilomètres d’Alger, sur une plage resserrée entre des
rochers et bordée de roseaux du côté de la terre. Le soleil
de quatre heures n’était pas trop chaud, mais l’eau était
tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses.
Marie m’a appris un jeu. Il fallait, en nageant, boire à la
crête des vagues, accumuler dans sa bouche toute l’écume
et se mettre ensuite sur le dos pour la projeter contre le
ciel. Cela faisait alors une dentelle mousseuse qui
disparaissait dans l’air ou me retombait en pluie tiède sur
le visage. Mais au bout de quelque temps, j’avais la
bouche brûlée par l’amertume du sel. Marie m’a rejoint
alors et s’est collée à moi dans l’eau. Elle a mis sa bouche
contre la mienne. Sa langue rafraîchissait mes lèvres et
nous nous sommes roulés dans les vagues pendant un
moment.
Quand nous nous sommes rhabillés sur la plage, Marie
me regardait avec des yeux brillants. Je l’ai embrassée. À
partir de ce moment, nous n’avons plus parlé. Je l’ai tenue
contre moi et nous avons été pressés de trouver un
autobus, de rentrer, d’aller chez moi et de nous jeter sur
mon lit. J’avais laissé ma fenêtre ouverte et c’était bon de
sentir la nuit d’été couler sur nos corps bruns.
Ce matin, Marie est restée et je lui ai dit que nous
déjeunerions ensemble. Je suis descendu pour acheter de
la viande. En remontant, j’ai entendu une voix de femme
dans la chambre de Raymond. Un peu après, le vieux
Salamano a grondé son chien, nous avons entendu un
bruit de semelles et de griffes sur les marches en bois de
l’escalier et puis : « Salaud, charogne », ils sont sortis dans
la rue. J’ai raconté à Marie l’histoire du vieux et elle a ri.
Elle avait un de mes pyjamas dont elle avait retroussé les
manches. Quand elle a ri, j’ai eu encore envie d’elle. Un
moment après, elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai
répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me
semblait que non. Elle a eu l’air triste. Mais en préparant
le déjeuner, et à propos de rien, elle a encore ri de telle
façon que je l’ai embrassée. C’est à ce moment que les
bruits d’une dispute ont éclaté chez Raymond.
On a d’abord entendu une voix aiguë de femme et puis
Raymond qui disait : « Tu m’as manqué, tu m’as manqué.
Je vais t’apprendre à me manquer. » Quelques bruits
sourds et la femme a hurlé, mais de si terrible façon
qu’immédiatement le palier s’est empli de monde. Marie
et moi nous sommes sortis aussi. La femme criait toujours
et Raymond frappait toujours. Marie m’a dit que c’était
terrible et je n’ai rien répondu. Elle m’a demandé d’aller
chercher un agent, mais je lui ai dit que je n’aimais pas les
agents. Pourtant, il en est arrivé un avec le locataire du
deuxième qui est plombier. Il a frappé à la porte et on n’a
plus rien entendu. Il a frappé plus fort et au bout d’un
moment, la femme a pleuré et Raymond a ouvert. Il avait
une cigarette à la bouche et l’air doucereux. La fille s’est
précipitée à la porte et a déclaré à l’agent que Raymond
l’avait frappée. « Ton nom », a dit l’agent. Raymond a
répondu. « Enlève ta cigarette de la bouche quand tu me
parles », a dit l’agent. Raymond a hésité, m’a regardé et a
tiré sur sa cigarette. À ce moment, l’agent l’a giflé à toute
volée d’une claque épaisse et lourde, en pleine joue. La
cigarette est tombée quelques mètres plus loin. Raymond
a changé de visage, mais il n’a rien dit sur le moment et
puis il a demandé d’une voix humble s’il pouvait ramasser
son mégot. L’agent a déclaré qu’il le pouvait et il a ajouté :
« Mais la prochaine fois, tu sauras qu’un agent n’est pas
un guignol. » Pendant ce temps, la fille pleurait et elle a
répété : « Il m’a tapée. C’est un maquereau. » –
« Monsieur l’agent, a demandé alors Raymond, c’est dans
la loi, ça, de dire maquereau à un homme ? » Mais l’agent
lui a ordonné « de fermer sa gueule ». Raymond s’est
alors retourné vers la fille et il lui a dit : « Attends, petite,
on se retrouvera. » L’agent lui a dit de fermer ça, que la
fille devait partir et lui rester dans sa chambre en
attendant d’être convoqué au commissariat. Il a ajouté
que Raymond devrait avoir honte d’être soûl au point de
trembler comme il le faisait. À ce moment, Raymond lui a
expliqué : « Je ne suis pas soûl, monsieur l’agent.
Seulement, je suis là, devant vous, et je tremble, c’est
forcé. » Il a fermé sa porte et tout le monde est parti.
Marie et moi avons fini de préparer le déjeuner. Mais elle
n’avait pas faim, j’ai presque tout mangé. Elle est partie à
une heure et j’ai dormi un peu.
Vers trois heures, on a frappé à ma porte et Raymond
est entré. Je suis resté couché. Il s’est assis sur le bord de
mon lit. Il est resté un moment sans parler et je lui ai
demandé comment son affaire s’était passée. Il m’a
raconté qu’il avait fait ce qu’il voulait mais qu’elle lui avait
donné une gifle et qu’alors il l’avait battue. Pour le reste,
je l’avais vu. Je lui ai dit qu’il me semblait que maintenant
elle était punie et qu’il devait être content. C’était aussi
son avis, et il a observé que l’agent avait beau faire, il ne
changerait rien aux coups qu’elle avait reçus. Il a ajouté
qu’il connaissait bien les agents et qu’il savait comment il
fallait s’y prendre avec eux. Il m’a demandé alors si
j’avais attendu qu’il réponde à la gifle de l’agent. J’ai
répondu que je n’attendais rien du tout et que d’ailleurs je
n’aimais pas les agents. Raymond a eu l’air très content. Il
m’a demandé si je voulais sortir avec lui. Je me suis levé
et j’ai commencé à me peigner. Il m’a dit qu’il fallait que je
lui serve de témoin. Moi cela m’était égal, mais je ne
savais pas ce que je devais dire. Selon Raymond, il
suffisait de déclarer que la fille lui avait manqué. J’ai
accepté de lui servir de témoin.
Nous sommes sortis et Raymond m’a offert une fine.
Puis il a voulu faire une partie de billard et j’ai perdu de
justesse. Il voulait ensuite aller au bordel, mais j’ai dit non
parce que je n’aime pas ça. Alors nous sommes rentrés
doucement et il me disait combien il était content d’avoir
réussi à punir sa maîtresse. Je le trouvais très gentil avec
moi et j’ai pensé que c’était un bon moment.
De loin, j’ai aperçu sur le pas de la porte le vieux
Salamano qui avait l’air agité. Quand nous nous sommes
rapprochés, j’ai vu qu’il n’avait pas son chien. Il regardait
de tous les côtés, tournait sur lui-même, tentait de percer
le noir du couloir, marmonnait des mots sans suite et
recommençait à fouiller la rue de ses petits yeux rouges.
Quand Raymond lui a demandé ce qu’il avait, il n’a pas
répondu tout de suite. J’ai vaguement entendu qu’il
murmurait : « Salaud, charogne », et il continuait à
s’agiter. Je lui ai demandé où était son chien. Il m’a
répondu brusquement qu’il était parti. Et puis tout d’un
coup, il a parlé avec volubilité : « Je l’ai emmené au
Champ de Manœuvres, comme d’habitude. Il y avait du
monde, autour des baraques foraines. Je me suis arrêté
pour regarder « le Roi de l’Évasion ». Et quand j’ai voulu
repartir, il n’était plus là. Bien sûr, il y a longtemps que je
voulais lui acheter un collier moins grand. Mais je n’aurais
jamais cru que cette charogne pourrait partir comme ça. »
Raymond lui a expliqué alors que le chien avait pu
s’égarer et qu’il allait revenir. Il lui a cité des exemples de
chiens qui avaient fait des dizaines de kilomètres pour
retrouver leur maître Malgré cela, le vieux a eu l’air plus
agité. « Mais ils me le prendront, vous comprenez. Si
encore quelqu’un le recueillait. Mais ce n’est pas possible,
il dégoûte tout le monde avec ses croûtes. Les agents le
prendront, c’est sûr. » Je lui ai dit alors qu’il devait aller à
la fourrière et qu’on le lui rendrait moyennant le
paiement de quelques droits. Il m’a demandé si ces droits
étaient élevés. Je ne savais pas. Alors, il s’est mis en
colère : « Donner de l’argent pour cette charogne. Ah ! il
peut bien crever ! » Et il s’est mis à l’insulter. Raymond a
ri et a pénétré dans la maison. Je l’ai suivi et nous nous
sommes quittés sur le palier de l’étage. Un moment après,
j’ai entendu le pas du vieux et il a frappé à ma porte.
Quand j’ai ouvert, il est resté un moment sur le seuil et il
m’a dit : « Excusez-moi, excusez-moi. » Je l’ai invité à
entrer, mais il n’a pas voulu. Il regardait la pointe de ses
souliers et ses mains croûteuses tremblaient. Sans me
faire face, il m’a demandé : « Ils ne vont pas me le
prendre, dites, monsieur Meursault. Ils vont me le
rendre. Ou qu’est-ce que je vais devenir ? » Je lui ai dit
que la fourrière gardait les chiens trois jours à la
disposition de leurs propriétaires et qu’ensuite elle en
faisait ce que bon lui semblait. Il m’a regardé en silence.
Puis il m’a dit : « Bonsoir. » Il a fermé sa porte et je l’ai
entendu aller et venir. Son lit a craqué. Et au bizarre petit
bruit qui a traversé la cloison, j’ai compris qu’il pleurait.
Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à maman. Mais il fallait
que je me lève tôt le lendemain. Je n’avais pas faim et je
me suis couché sans dîner.
V
Raymond m’a téléphoné au bureau. Il m’a dit qu’un de
ses amis (il lui avait parlé de moi) m’invitait à passer la
journée de dimanche dans son cabanon, près d’Alger. J’ai
répondu que je le voulais bien, mais que j’avais promis ma
journée à une amie. Raymond m’a tout de suite déclaré
qu’il l’invitait aussi. La femme de son ami serait très
contente de ne pas être seule au milieu d’un groupe
d’hommes.
J’ai voulu raccrocher tout de suite parce que je sais
que le patron n’aime pas qu’on nous téléphone de la ville.
Mais Raymond m’a demandé d’attendre et il m’a dit qu’il
aurait pu me transmettre cette invitation le soir, mais
qu’il voulait m’avertir d’autre chose. Il avait été suivi
toute la journée par un groupe d’Arabes parmi lesquels se
trouvait le frère de son ancienne maîtresse. » Si tu le vois
près de la maison ce soir en rentrant, avertis-moi. » J’ai
dit que c’était entendu.
Peu après, le patron m’a fait appeler et, sur le
moment, j’ai été ennuyé parce que j’ai pensé qu’il allait
me dire de moins téléphoner et de mieux travailler. Ce
n’était pas cela du tout. Il m’a déclaré qu’il allait me parler
d’un projet encore très vague. Il voulait seulement avoir
mon avis sur la question. Il avait l’intention d’installer un
bureau à Paris qui traiterait ses affaires sur la place, et
directement, avec les grandes compagnies et il voulait
savoir si j’étais disposé à y aller. Cela me permettrait de
vivre à Paris et aussi de voyager une partie de l’année.
« Vous êtes jeune, et il me semble que c’est une vie qui
doit vous plaire. » J’ai dit que oui mais que dans le fond
cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas
intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on
ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se
valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout.
Il a eu l’air mécontent, m’a dit que je répondais toujours à
côté, que je n’avais pas d’ambition et que cela était
désastreux dans les affaires. Je suis retourné travailler
alors. J’aurais préféré ne pas le mécontenter, mais je ne
voyais pas de raison pour changer ma vie. En y
réfléchissant bien, je n’étais pas malheureux. Quand
j’étais étudiant, j’avais beaucoup d’ambitions de ce genre.
Mais quand j’ai dû abandonner mes études, j’ai très vite
compris que tout cela était sans importance réelle.
Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé
si je voulais me marier avec elle. J’ai dit que cela m’était
égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a
voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je
l’avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais
que sans doute je ne l’aimais pas. « Pourquoi m’épouser
alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n’avait
aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions
nous marier. D’ailleurs, c’était elle qui le demandait et moi
je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le
mariage était une chose grave. J’ai répondu : « Non. » Elle
s’est tue un moment et elle m’a regardé en silence. Puis
elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j’aurais
accepté la même proposition venant d’une autre femme, à
qui je serais attaché de la même façon. J’ai dit :
« Naturellement. » Elle s’est demandé alors si elle
m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point.
Après un autre moment de silence, elle a murmuré que
j’étais bizarre, qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela
mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les
mêmes raisons. Comme je me taisais, n’ayant rien à
ajouter, elle m’a pris le bras en souriant et elle a déclaré
qu’elle voulait se marier avec moi. J’ai répondu que nous
le ferions dès qu’elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la
proposition du patron et Marie m’a dit qu’elle aimerait
connaître Paris. Je lui ai appris que j’y avais vécu dans un
temps et elle m’a demandé comment c’était. Je lui ai dit :
« C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les
gens ont la peau blanche. »
Puis nous avons marché et traversé la ville par ses
grandes rues. Les femmes étaient belles et j’ai demandé à
Marie si elle le remarquait. Elle m’a dit que oui et qu’elle
me comprenait. Pendant un moment, nous n’avons plus
parlé. Je voulais cependant qu’elle reste avec moi et je lui
ai dit que nous pouvions dîner ensemble chez Céleste. Elle
en avait bien envie, mais elle avait à faire. Nous étions
près de chez moi et je lui ai dit au revoir. Elle m’a
regardé : « Tu ne veux pas savoir ce que j’ai à faire ? » Je
voulais bien le savoir, mais je n’y avais pas pensé et c’est
ce qu’elle avait l’air de me reprocher. Alors, devant mon
air empêtré, elle a encore ri et elle a eu vers moi un
mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.
J’ai dîné chez Céleste. J’avais déjà commencé à
manger lorsqu’il est entré une bizarre petite femme qui
m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table.
Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes
saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de
pomme. Elle s’est débarrassée de sa jaquette, s’est assise
et a consulté fiévreusement la carte. Elle a appelé Céleste
et a commandé immédiatement tous ses plats d’une voix
à la fois précise et précipitée. En attendant les horsd’œuvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carré de
papier et un crayon, a fait d’avance l’addition, puis a tiré
d’un gousset, augmentée du pourboire, la somme exacte
qu’elle a placée devant elle. À ce moment, on lui a apporté
des hors-d’œuvre qu’elle a engloutis à toute vitesse. En
attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un
crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes
radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle
a coché une à une presque toutes les émissions. Comme le
magazine avait une douzaine de pages, elle a continué ce
travail méticuleusement pendant tout le repas. J’avais
déjà fini qu’elle cochait encore avec la même application.
Puis elle s’est levée, a remis sa jaquette avec les mêmes
gestes précis d’automate et elle est partie. Comme je
n’avais rien à faire, je suis sorti aussi et je l’ai suivie un
moment. Elle s’était placée sur la bordure du trottoir et
avec une vitesse et une sûreté incroyables, elle suivait son
chemin sans dévier et sans se retourner. J’ai fini par la
perdre de vue et par revenir sur mes pas. J’ai pensé
qu’elle était bizarre, mais je l’ai oubliée assez vite.
Sur le pas de ma porte, j’ai trouvé le vieux Salamano.
Je l’ai fait entrer et il m’a appris que son chien était
perdu, car il n’était pas à la fourrière. Les employés lui
avaient dit que, peut-être, il avait été écrasé. Il avait
demandé s’il n’était pas possible de le savoir dans les
commissariats. On lui avait répondu qu’on ne gardait pas
trace de ces choses-là, parce qu’elles arrivaient tous les
jours. J’ai dit au vieux Salamano qu’il pourrait avoir un
autre chien, mais il a eu raison de me faire remarquer
qu’il était habitué à celui-là.
J’étais accroupi sur mon lit et Salamano s’était assis
sur une chaise devant la table. Il me faisait face et il avait
ses deux mains sur les genoux. Il avait gardé son vieux
feutre. Il mâchonnait des bouts de phrases sous sa
moustache jaunie. Il m’ennuyait un peu, mais je n’avais
rien à faire et je n’avais pas sommeil. Pour dire quelque
chose, je l’ai interrogé sur son chien. Il m’a dit qu’il l’avait
eu après la mort de sa femme. Il s’était marié assez tard.
Dans sa jeunesse, il avait eu envie de faire du théâtre : au
régiment il jouait dans les vaudevilles militaires. Mais
finalement, il était entré dans les chemins de fer et il ne le
regrettait pas, parce que maintenant il avait une petite
retraite. Il n’avait pas été heureux avec sa femme, mais
dans l’ensemble il s’était bien habitué à elle. Quand elle
était morte, il s’était senti très seul. Alors, il avait
demandé un chien à un camarade d’atelier et il avait eu
celui-là très jeune. Il avait fallu le nourrir au biberon.
Mais comme un chien vit moins qu’un homme, ils avaient
fini par être vieux ensemble. « Il avait mauvais caractère,
m’a dit Salamano. De temps en temps, on avait des prises
de bec. Mais c’était un bon chien quand même. » J’ai dit
qu’il était de belle race et Salamano a eu l’air content. « Et
encore, a-t-il ajouté, vous ne l’avez pas connu avant sa
maladie. C’était le poil qu’il avait de plus beau. » Tous les
soirs et tous les matins, depuis que le chien avait eu cette
maladie de peau, Salamano le passait à la pommade. Mais
selon lui, sa vraie maladie, c’était la vieillesse, et la
vieillesse ne se guérit pas.
À ce moment, j’ai bâillé et le vieux m’a annoncé qu’il
allait partir. Je lui ai dit qu’il pouvait rester, et que j’étais
ennuyé de ce qui était arrivé à son chien : il m’a remercié.
Il m’a dit que maman aimait beaucoup son chien. En
parlant d’elle, il l’appelait « votre pauvre mère ». Il a émis
la supposition que je devais être bien malheureux depuis
que maman était morte et je n’ai rien répondu. Il m’a dit
alors, très vite et avec un air gêné, qu’il savait que dans le
quartier on m’avait mal jugé parce que j’avais mis ma
mère à l’asile, mais il me connaissait et il savait que
j’aimais beaucoup maman. J’ai répondu, je ne sais pas
encore pourquoi, que j’ignorais jusqu’ici qu’on me jugeât
mal à cet égard, mais que l’asile m’avait paru une chose
naturelle puisque je n’avais pas assez d’argent pour faire
garder maman. « D’ailleurs, ai-je ajouté, il y avait
longtemps qu’elle n’avait rien à me dire et qu’elle
s’ennuyait toute seule. – Oui, m’a-t-il dit, et à l’asile, du
moins, on se fait des camarades. » Puis il s’est excusé. Il
voulait dormir. Sa vie avait changé maintenant et il ne
savait pas trop ce qu’il allait faire. Pour la première fois
depuis que je le connaissais, d’un geste furtif, il m’a tendu
la main et j’ai senti les écailles de sa peau. Il a souri un peu
et avant de partir, il m’a dit : « J’espère que les chiens
n’aboieront pas cette nuit. Je crois toujours que c’est le
mien. »
VI
Le dimanche, j’ai eu de la peine à me réveiller et il a
fallu que Marie m’appelle et me secoue. Nous n’avons pas
mangé parce que nous voulions nous baigner tôt. Je me
sentais tout à fait vide et j’avais un peu mal à la tête. Ma
cigarette avait un goût amer. Marie s’est moquée de moi
parce qu’elle disait que j’avais « une tête d’enterrement ».
Elle avait mis une robe de toile blanche et lâché ses
cheveux. Je lui ai dit qu’elle était belle, elle a ri de plaisir.
En descendant, nous avons frappé à la porte de
Raymond. Il nous a répondu qu’il descendait. Dans la rue,
à cause de ma fatigue et aussi parce que nous n’avions pas
ouvert les persiennes, le jour, déjà tout plein de soleil, m’a
frappé comme une gifle. Marie sautait de joie et n’arrêtait
pas de dire qu’il faisait beau. Je me suis senti mieux et je
me suis aperçu que j’avais faim. Je l’ai dit à Marie qui m’a
montré son sac en toile cirée où elle avait mis nos deux
maillots et une serviette. Je n’avais plus qu’à attendre et
nous avons entendu Raymond fermer sa porte. Il avait un
pantalon bleu et une chemise blanche à manches courtes.
Mais il avait mis un canotier, ce qui a fait rire Marie, et
ses avant-bras étaient très blancs sous les poils noirs. J’en
étais un peu dégoûté. Il sifflait en descendant et il avait
l’air très content. Il m’a dit : « Salut, vieux », et il a appelé
Marie « mademoiselle ».
La veille nous étions allés au commissariat et j’avais
témoigné que la fille avait « manqué » à Raymond. Il en a
été quitte pour un avertissement. On n’a pas contrôlé
mon affirmation. Devant la porte, nous en avons parlé
avec Raymond, puis nous avons décidé de prendre
l’autobus. La plage n’était pas très loin, mais nous irions
plus vite ainsi. Raymond pensait que son ami serait
content de nous voir arriver tôt. Nous allions partir quand
Raymond, tout d’un coup, m’a fait signe de regarder en
face. J’ai vu un groupe d’Arabes adossés à la devanture
du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais
à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des
pierres ou des arbres morts. Raymond m’a dit que le
deuxième à partir de la gauche était son type, et il a eu
l’air préoccupé. Il a ajouté que, pourtant, c’était
maintenant une histoire finie. Marie ne comprenait pas
très bien et nous a demandé ce qu’il y avait. Je lui ai dit
que c’étaient des Arabes qui en voulaient à Raymond. Elle
a voulu qu’on parte tout de suite. Raymond s’est redressé
et il a ri en disant qu’il fallait se dépêcher.
Nous sommes allés vers l’arrêt d’autobus qui était un
peu plus loin et Raymond m’a annoncé que les Arabes ne
nous suivaient pas. Je me suis retourné. Ils étaient
toujours à la même place et ils regardaient avec la même
indifférence l’endroit que nous venions de quitter. Nous
avons pris l’autobus. Raymond, qui paraissait tout à fait
soulagé, n’arrêtait pas de faire des plaisanteries pour
Marie. J’ai senti qu’elle lui plaisait, mais elle ne lui
répondait presque pas. De temps en temps, elle le
regardait en riant.
Nous sommes descendus dans la banlieue d’Alger. La
plage n’est pas loin de l’arrêt d’autobus. Mais il a fallu
traverser un petit plateau qui domine la mer et qui dévale
ensuite vers la plage. Il était couvert de pierres jaunâtres
et d’asphodèles tout blancs sur le bleu déjà dur du ciel.
Marie s’amusait à en éparpiller les pétales à grands coups
de son sac de toile cirée. Nous avons marché entre des
files de petites villas à barrières vertes ou blanches,
quelques-unes enfouies avec leurs vérandas sous les
tamaris, quelques autres nues au milieu des pierres.
Avant d’arriver au bord du plateau, on pouvait voir déjà
la mer immobile et plus loin un cap somnolent et massif
dans l’eau claire. Un léger bruit de moteur est monté dans
l’air calme jusqu’à nous. Et nous avons vu, très loin, un
petit chalutier qui avançait, imperceptiblement, sur la
mer éclatante. Marie a cueilli quelques iris de roche. De la
pente qui descendait vers la mer nous avons vu qu’il y
avait déjà quelques baigneurs.
L’ami de Raymond habitait un petit cabanon de bois à
l’extrémité de la plage. La maison était adossée à des
rochers et les pilotis qui la soutenaient sur le devant
baignaient déjà dans l’eau. Raymond nous a présentés.
Son ami s’appelait Masson. C’était un grand type, massif
de taille et d’épaules, avec une petite femme ronde et
gentille, à l’accent parisien. Il nous a dit tout de suite de
nous mettre à l’aise et qu’il y avait une friture de poissons
qu’il avait péchés le matin même. Je lui ai dit combien je
trouvais sa maison jolie. Il m’a appris qu’il y venait passer
le samedi, le dimanche et tous ses jours de congé. « Avec
ma femme, on s’entend bien », a-t-il ajouté. Justement, sa
femme riait avec Marie. Pour la première fois peut-être,
j’ai pensé vraiment que j’allais me marier.
Masson voulait se baigner, mais sa femme et Raymond
ne voulaient pas venir. Nous sommes descendus tous les
trois et Marie s’est immédiatement jetée dans l’eau.
Masson et moi, nous avons attendu un peu. Lui parlait
lentement et j’ai remarqué qu’il avait l’habitude de
compléter tout ce qu’il avançait par un « et je dirai plus »,
même quand, au fond, il n’ajoutait rien au sens de sa
phrase. À propos de Marie, il m’a dit : « Elle est épatante,
et je dirai plus, charmante. » Puis je n’ai plus fait attention
à ce tic parce que j’étais occupé à éprouver que le soleil
me faisait du bien. Le sable commençait à chauffer sous
les pieds. J’ai retardé encore l’envie que j’avais de l’eau,
mais j’ai fini par dire à Masson : « On y va ? » J’ai plongé.
Lui est entré dans l’eau doucement et s’est jeté quand il a
perdu pied. Il nageait à la brasse et assez mal, de sorte
que je l’ai laissé pour rejoindre Marie. L’eau était froide et
j’étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes
éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos gestes et
dans notre contentement.
Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage
tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles
d’eau qui me coulaient dans la bouche. Nous avons vu que
Masson regagnait la plage pour s’étendre au soleil. De loin,
il paraissait énorme. Marie a voulu que nous nagions
ensemble. Je me suis mis derrière elle pour la prendre
par la taille et elle avançait à la force des bras pendant
que je l’aidais en battant des pieds. Le petit bruit de l’eau
battue nous a suivis dans le matin jusqu’à ce que je me
sente fatigué. Alors j’ai laissé Marie et je suis rentré en
nageant régulièrement et en respirant bien. Sur la plage,
je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j’ai mis
ma figure dans le sable. Je lui ai dit que « c’était bon » et il
était de cet avis. Peu après, Marie est venue. Je me suis
retourné pour la regarder avancer. Elle était toute
visqueuse d’eau salée et elle tenait ses cheveux en
arrière. Elle s’est allongée flanc à flanc avec moi et les
deux chaleurs de son corps et du soleil m’ont un peu
endormi.
Marie m’a secoué et m’a dit que Masson était remonté
chez lui, il fallait déjeuner. Je me suis levé tout de suite
parce que j’avais faim, mais Marie m’a dit que je ne l’avais
pas embrassée depuis ce matin. C’était vrai et pourtant
j’en avais envie. « Viens dans l’eau », m’a-t-elle dit. Nous
avons couru pour nous étaler dans les premières petites
vagues. Nous avons fait quelques brasses et elle s’est
collée contre moi. J’ai senti ses jambes autour des
miennes et je l’ai désirée.
Quand nous sommes revenus, Masson nous appelait
déjà. J’ai dit que j’avais très faim et il a déclaré tout de
suite à sa femme que je lui plaisais. Le pain était bon, j’ai
dévoré ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande
et des pommes de terre frites. Nous mangions tous sans
parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans
arrêt. Au café, j’avais la tête un peu lourde et j’ai fumé
beaucoup. Masson, Raymond et moi, nous avons envisagé
de passer ensemble le mois d’août à la plage, à frais
communs. Marie nous a dit tout d’un coup : « Vous savez
quelle heure il est ? Il est onze heures et demie. » Nous
étions tous étonnés, mais Masson a dit qu’on avait mangé
très tôt, et que c’était naturel parce que l’heure du
déjeuner, c’était l’heure où l’on avait faim. Je ne sais pas
pourquoi cela a fait rire Marie. Je crois qu’elle avait un
peu trop bu. Masson m’a demandé alors si je voulais me
promener sur la plage avec lui. « Ma femme fait toujours
la sieste après le déjeuner. Moi, je n’aime pas ça. Il faut
que je marche. Je lui dis toujours que c’est meilleur pour
la santé. Mais après tout, c’est son droit. » Marie a déclaré
qu’elle resterait pour aider Mme Masson à faire la
vaisselle. La petite Parisienne a dit que pour cela, il fallait
mettre les hommes dehors. Nous sommes descendus tous
les trois.
Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable et son
éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait plus
personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le
plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des
bruits d’assiettes et de couverts. On respirait à peine dans
la chaleur de pierre qui montait du sol. Pour commencer,
Raymond et Masson ont parlé de choses et de gens que je
ne connaissais pas. J’ai compris qu’il y avait longtemps
qu’ils se connaissaient et qu’ils avaient même vécu
ensemble à un moment. Nous nous sommes dirigés vers
l’eau et nous avons longé la mer. Quelquefois, une petite
vague plus longue que l’autre venait mouiller nos souliers
de toile. Je ne pensais à rien parce que j’étais à moitié
endormi par ce soleil sur ma tête nue.
À ce moment, Raymond a dit à Masson quelque chose
que j’ai mal entendu. Mais j’ai aperçu en même temps,
tout au bout de la plage et très loin de nous, deux Arabes
en bleu de chauffe qui venaient dans notre direction. J’ai
regardé Raymond et il m’a dit : « C’est lui. » Nous avons
continué à marcher. Masson a demandé comment ils
avaient pu nous suivre jusque-là. J’ai pensé qu’ils avaient
dû nous voir prendre l’autobus avec un sac de plage, mais
je n’ai rien dit.
Les Arabes avançaient lentement et ils étaient déjà
beaucoup plus rapprochés. Nous n’avons pas changé notre
allure, mais Raymond a dit : « S’il y a de la bagarre, toi,
Masson, tu prendras le deuxième. Moi, je me charge de
mon type. Toi, Meursault, s’il en arrive un autre, il est
pour toi. » J’ai dit : « Oui » et Masson a mis ses mains
dans les poches. Le sable surchauffé me semblait rouge
maintenant. Nous avancions d’un pas égal vers les
Arabes. La distance entre nous a diminué régulièrement.
Quand nous avons été à quelques pas les uns des autres,
les Arabes se sont arrêtés. Masson et moi nous avons
ralenti notre pas. Raymond est allé tout droit vers son
type. J’ai mal entendu ce qu’il lui a dit, mais l’autre a fait
mine de lui donner un coup de tête. Raymond a frappé
alors une première fois et il a tout de suite appelé Masson.
Masson est allé à celui qu’on lui avait désigné et il a frappé
deux fois avec tout son poids. L’Arabe s’est aplati dans
l’eau, la face contre le fond, et il est resté quelques
secondes ainsi, des bulles crevant à la surface, autour de
sa tête. Pendant ce temps Raymond aussi a frappé et
l’autre avait la figure en sang. Raymond s’est retourné
vers moi et a dit : « Tu vas voir ce qu’il va prendre. » Je
lui ai crié : « Attention, il a un couteau ! » Mais déjà
Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladée.
Masson a fait un bond en avant. Mais l’autre Arabe
s’était relevé et il s’est placé derrière celui qui était armé.
Nous n’avons pas osé bouger. Ils ont reculé lentement,
sans cesser de nous regarder et de nous tenir en respect
avec le couteau. Quand ils ont vu qu’ils avaient assez de
champ, ils se sont enfuis très vite, pendant que nous
restions cloués sous le soleil et que Raymond tenait serré
son bras dégouttant de sang.
Masson a dit immédiatement qu’il y avait un docteur
qui passait ses dimanches sur le plateau. Raymond a
voulu y aller tout de suite. Mais chaque fois qu’il parlait, le
sang de sa blessure faisait des bulles dans sa bouche. Nous
l’avons soutenu et nous sommes revenus au cabanon
aussi vite que possible. Là, Raymond a dit que ses
blessures étaient superficielles et qu’il pouvait aller chez
le docteur. Il est parti avec Masson et je suis resté pour
expliquer aux femmes ce qui était arrivé. Mme Masson
pleurait et Marie était très pâle. Moi, cela m’ennuyait de
leur expliquer. J’ai fini par me taire et j’ai fumé en
regardant la mer.
Vers une heure et demie, Raymond est revenu avec
Masson. Il avait le bras bandé et du sparadrap au coin de
la bouche. Le docteur lui avait dit que ce n’était rien, mais
Raymond avait l’air très sombre. Masson a essayé de le
faire rire. Mais il ne parlait toujours pas. Quand il a dit
qu’il descendait sur la plage, je lui ai demandé où il allait.
Il m’a répondu qu’il voulait prendre l’air. Masson et moi
avons dit que nous allions l’accompagner. Alors, il s’est
mis en colère et nous a insultés. Masson a déclaré qu’il ne
fallait pas le contrarier. Moi, je l’ai suivi quand même.
Nous avons marché longtemps sur la plage. Le soleil
était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le
sable et sur la mer. J’ai eu l’impression que Raymond
savait où il allait, mais c’était sans doute faux. Tout au
bout de la plage, nous sommes arrivés enfin à une petite
source qui coulait dans le sable, derrière un gros rocher.
Là, nous avons trouvé nos deux Arabes. Ils étaient
couchés, dans leurs bleus de chauffe graisseux. Ils avaient
l’air tout à fait calmes et presque contents. Notre venue
n’a rien changé. Celui qui avait frappé Raymond le
regardait sans rien dire. L’autre soufflait dans un petit
roseau et répétait sans cesse, en nous regardant du coin
de l’œil, les trois notes qu’il obtenait de son instrument.
Pendant tout ce temps, il n’y a plus eu que le soleil et
ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes.
Puis Raymond a porté la main à sa poche revolver, mais
l’autre n’a pas bougé et ils se regardaient toujours. J’ai
remarqué que celui qui jouait de la flûte avait les doigts
des pieds très écartés. Mais sans quitter des yeux son
adversaire, Raymond m’a demandé : « Je le descends ? »
J’ai pensé que si je disais non il s’exciterait tout seul et
tirerait certainement. Je lui ai seulement dit : « Il ne t’a
pas encore parlé. Ça ferait vilain de tirer comme ça. » On
a encore entendu le petit bruit d’eau et de flûte au cœur
du silence et de la chaleur. Puis Raymond a dit : « Alors, je
vais l’insulter et quand il répondra, je le descendrai. » J’ai
répondu : « C’est ça. Mais s’il ne sort pas son couteau, tu
ne peux pas tirer. » Raymond a commencé à s’exciter un
peu. L’autre jouait toujours et tous deux observaient
chaque geste de Raymond. « Non, ai-je dit à Raymond.
Prends-le d’homme à homme et donne-moi ton revolver.
Si l’autre intervient, ou s’il tire son couteau, je le
descendrai. »
Quand Raymond m’a donné son revolver, le soleil a
glissé dessus. Pourtant, nous sommes restés encore
immobiles comme si tout s’était refermé autour de nous.
Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout
s’arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double
silence de la flûte et de l’eau. J’ai pensé à ce moment
qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer. Mais brusquement, les
Arabes, à reculons, se sont coulés derrière le rocher.
Raymond et moi sommes alors revenus sur nos pas. Lui
paraissait mieux et il a parlé de l’autobus du retour.
Je l’ai accompagné jusqu’au cabanon et, pendant qu’il
gravissait l’escalier de bois, je suis resté devant la
première marche, la tête retentissante de soleil,
découragé devant l’effort qu’il fallait faire pour monter
l’étage de bois et aborder encore les femmes. Mais la
chaleur était telle qu’il m’était pénible aussi de rester
immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel.
Rester ici ou partir, cela revenait au même. Au bout d’un
moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à
marcher.
C’était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer
haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses
petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et
je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette
chaleur s’appuyait sur moi et s’opposait à mon avance. Et
chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon
visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les
poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour
triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu’il me
déversait. À chaque épée de lumière jaillie du sable, d’un
coquillage blanchi ou d’un débris de verre, mes mâchoires
se crispaient. J’ai marché longtemps.
Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher
entourée d’un halo aveuglant par la lumière et la
poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière
le rocher. J’avais envie de retrouver le murmure de son
eau, envie de fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femme,
envie enfin de retrouver l’ombre et son repos. Mais quand
j’ai été plus près, j’ai vu que le type de Raymond était
revenu.
Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la
nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au
soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J’ai été
un peu surpris. Pour moi, c’était une histoire finie et
j’étais venu là sans y penser.
Dès qu’il m’a vu, il s’est soulevé un peu et a mis la
main dans sa poche. Moi, naturellement, j’ai serré le
revolver de Raymond dans mon veston. Alors de
nouveau, il s’est laissé aller en arrière, mais sans retirer la
main de sa poche. J’étais assez loin de lui, à une dizaine de
mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses
paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image
dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. Le bruit
des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu’à
midi. C’était le même soleil, la même lumière sur le même
sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que
la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté
l’ancre dans un océan de métal bouillant. À l’horizon, un
petit vapeur est passé et j’en ai deviné la tache noire au
bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de
regarder l’Arabe.
J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce
serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se
pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source.
L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez
loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait
l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes
joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans
mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais
enterré maman et, comme alors, le front surtout me
faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la
peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus
supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que
c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil
en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas
en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son
couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé
sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante
qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur
amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les
paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais.
Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et
de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur
mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du
couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante
rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est
alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais
et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son
étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est
tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a
cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans
le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a
commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris
que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence
exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai
tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles
s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre
coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
DEUXIÈME PARTIE
I
Tout de suite après mon arrestation, j’ai été interrogé
plusieurs fois. Mais il s’agissait d’interrogatoires d’identité
qui n’ont pas duré longtemps. La première fois au
commissariat, mon affaire semblait n’intéresser personne.
Huit jours après, le juge d’instruction, au contraire, m’a
regardé avec curiosité. Mais pour commencer, il m’a
seulement demandé mon nom et mon adresse, ma
profession, la date et le lieu de ma naissance. Puis il a
voulu savoir si j’avais choisi un avocat. J’ai reconnu que
non et je l’ai questionné pour savoir s’il était absolument
nécessaire d’en avoir un. « Pourquoi ? » a-t-il dit. J’ai
répondu que je trouvais mon affaire très simple. Il a souri
en disant : « C’est un avis. Pourtant, la loi est là. Si vous
ne choisissez pas d’avocat, nous en désignerons un
d’office. » J’ai trouvé qu’il était très commode que la
justice se chargeât de ces détails. Je le lui ai dit. Il m’a
approuvé et a conclu que la loi était bien faite.
Au début, je ne l’ai pas pris au sérieux. Il m’a reçu
dans une pièce tendue de rideaux, il avait sur son bureau
une seule lampe qui éclairait le fauteuil où il m’a fait
asseoir pendant que lui-même restait dans l’ombre.
J’avais déjà lu une description semblable dans des livres
et tout cela m’a paru un jeu. Après notre conversation, au
contraire, je l’ai regardé et j’ai vu un homme aux traits
fins, aux yeux bleus enfoncés, grand, avec une longue
moustache grise et d’abondants cheveux presque blancs.
Il m’a paru très raisonnable et, somme toute,
sympathique, malgré quelques tics nerveux qui lui
tiraient la bouche. En sortant, j’allais même lui tendre la
main, mais je me suis souvenu à temps que j’avais tué un
homme.
Le lendemain, un avocat est venu me voir à la prison.
Il était petit et rond, assez jeune, les cheveux
soigneusement collés. Malgré la chaleur (j’étais en
manches de chemise), il avait un costume sombre, un col
cassé et une cravate bizarre à grosses raies noires et
blanches. Il a posé sur mon lit la serviette qu’il portait
sous le bras, s’est présenté et m’a dit qu’il avait étudié
mon dossier. Mon affaire était délicate, mais il ne doutait
pas du succès, si je lui faisais confiance. Je l’ai remercié et
il m’a dit : « Entrons dans le vif du sujet. »
Il s’est assis sur le lit et m’a expliqué qu’on avait pris
des renseignements sur ma vie privée. On avait su que
ma mère était morte récemment à l’asile. On avait alors
fait une enquête à Marengo. Les instructeurs avaient
appris que « j’avais fait preuve d’insensibilité » le jour de
l’enterrement de maman. « Vous comprenez, m’a dit mon
avocat, cela me gêne un peu de vous demander cela. Mais
c’est très important. Et ce sera un gros argument pour
l’accusation, si je ne trouve rien à répondre. » Il voulait
que je l’aide. Il m’a demandé si j’avais eu de la peine ce
jour-là. Cette question m’a beaucoup étonné et il me
semblait que j’aurais été très gêné si j’avais eu à la poser.
J’ai répondu cependant que j’avais un peu perdu
l’habitude de m’interroger et qu’il m’était difficile de le
renseigner. Sans doute, j’aimais bien maman, mais cela ne
voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou
moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient. Ici,
l’avocat m’a coupé et a paru très agité. Il m’a fait
promettre de ne pas dire cela à l’audience, ni chez le
magistrat instructeur. Cependant, je lui ai expliqué que
j’avais une nature telle que mes besoins physiques
dérangeaient souvent mes sentiments. Le jour où j’avais
enterré maman, j’étais très fatigué, et j’avais sommeil. De
sorte que je ne me suis pas rendu compte de ce qui se
passait. Ce que je pouvais dire à coup sûr, c’est que
j’aurais préféré que maman ne mourût pas. Mais mon
avocat n’avait pas l’air content. Il m’a dit : « Ceci n’est pas
assez. »
Il a réfléchi. Il m’a demandé s’il pouvait dire que ce
jour-là j’avais dominé mes sentiments naturels. Je lui ai
dit : « Non, parce que c’est faux. » Il m’a regardé d’une
façon bizarre, comme si je lui inspirais un peu de dégoût.
Il m’a dit presque méchamment que dans tous les cas le
directeur et le personnel de l’asile seraient entendus
comme témoins et que « cela pouvait me jouer un très
sale tour ». Je lui ai fait remarquer que cette histoire
n’avait pas de rapport avec mon affaire, mais il m’a
répondu seulement qu’il était visible que je n’avais jamais
eu de rapports avec la justice.
Il est parti avec un air fâché. J’aurais voulu le retenir,
lui expliquer que je désirais sa sympathie, non pour être
mieux défendu, mais, si je puis dire, naturellement.
Surtout, je voyais que je le mettais mal à l’aise. Il ne me
comprenait pas et il m’en voulait un peu. J’avais le désir
de lui affirmer que j’étais comme tout le monde,
absolument comme tout le monde. Mais tout cela, au fond,
n’avait pas grande utilité et j’y ai renoncé par paresse.
Peu de temps après, j’étais conduit de nouveau devant
le juge d’instruction. Il était deux heures de l’après-midi
et cette fois, son bureau était plein d’une lumière à peine
tamisée par un rideau de voile. Il faisait très chaud. Il m’a
fait asseoir et, avec beaucoup de courtoisie, m’a déclaré
que mon avocat, « par suite d’un contretemps », n’avait
pu venir. Mais j’avais le droit de ne pas répondre à ses
questions et d’attendre que mon avocat pût m’assister.
J’ai dit que je pouvais répondre seul. Il a touché du doigt
un bouton sur la table. Un jeune greffier est venu
s’installer presque dans mon dos.
Nous nous sommes tous les deux carrés dans nos
fauteuils. L’interrogatoire a commencé. Il m’a d’abord dit
qu’on me dépeignait comme étant d’un caractère
taciturne et renfermé et il a voulu savoir ce que j’en
pensais. J’ai répondu : « C’est que je n’ai jamais grandchose à dire. Alors je me tais. » Il a souri comme la
première fois, a reconnu que c’était la meilleure des
raisons et a ajouté : « D’ailleurs, cela n’a aucune
importance. » Il s’est tu, m’a regardé et s’est redressé
assez brusquement pour me dire très vite : « Ce qui
m’intéresse, c’est vous. » Je n’ai pas bien compris ce qu’il
entendait par là et je n’ai rien répondu. « Il y a des choses,
a-t-il ajouté, qui m’échappent dans votre geste. Je suis
sûr que vous allez m’aider à les comprendre. » J’ai dit que
tout était très simple. Il m’a pressé de lui retracer ma
journée. Je lui ai retracé ce que déjà je lui avais raconté :
Raymond, la plage, le bain, la querelle, encore la plage, la
petite source, le soleil et les cinq coups de revolver. À
chaque phrase il disait : « Bien, bien. » Quand je suis
arrivé au corps étendu, il a approuvé en disant : « Bon. »
Moi, j’étais lassé de répéter ainsi la même histoire et il me
semblait que je n’avais jamais autant parlé.
Après un silence, il s’est levé et m’a dit qu’il voulait
m’aider, que je l’intéressais et qu’avec l’aide de Dieu, il
ferait quelque chose pour moi. Mais auparavant, il voulait
me poser encore quelques questions. Sans transition, il
m’a demandé si j’aimais maman. J’ai dit : « Oui, comme
tout le monde » et le greffier, qui jusqu’ici tapait
régulièrement sur sa machine, a dû se tromper de
touches, car il s’est embarrassé et a été obligé de revenir
en arrière. Toujours sans logique apparente, le juge m’a
alors demandé si j’avais tiré les cinq coups de revolver à la
suite. J’ai réfléchi et précisé que j’avais tiré une seule fois
d’abord et, après quelques secondes, les quatre autres
coups. « Pourquoi avez-vous attendu entre le premier et
le second coup ? » dit-il alors. Une fois de plus, j’ai revu la
plage rouge et j’ai senti sur mon front la brûlure du soleil.
Mais cette fois, je n’ai rien répondu. Pendant tout le
silence qui a suivi le juge a eu l’air de s’agiter. Il s’est assis,
a fourragé dans ses cheveux, a mis ses coudes sur son
bureau et s’est penché un peu vers moi avec un air
étrange : « Pourquoi, pourquoi avez-vous tiré sur un
corps à terre ? » Là encore, je n’ai pas su répondre. Le
juge a passé ses mains sur son front et a répété sa
question d’une voix un peu altérée : « Pourquoi ? Il faut
que vous me le disiez. Pourquoi ? » Je me taisais toujours.
Brusquement, il s’est levé, a marché à grands pas vers
une extrémité de son bureau et a ouvert un tiroir dans un
classeur. Il en a tiré un crucifix d’argent qu’il a brandi en
revenant vers moi. Et d’une voix toute changée, presque
tremblante, il s’est écrié : « Est-ce que vous le connaissez,
celui-là ? » J’ai dit : « Oui, naturellement. » Alors il m’a
dit très vite et d’une façon passionnée que lui croyait en
Dieu, que sa conviction était qu’aucun homme n’était
assez coupable pour que Dieu ne lui pardonnât pas, mais
qu’il fallait pour cela que l’homme par son repentir devînt
comme un enfant dont l’âme est vide et prête à tout
accueillir. Il avait tout son corps penché sur la table. Il
agitait son crucifix presque au-dessus de moi. À vrai dire,
je l’avais très mal suivi dans son raisonnement, d’abord
parce que j’avais chaud et qu’il y avait dans son cabinet de
grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi
parce qu’il me faisait un peu peur. Je reconnaissais en
même temps que c’était ridicule parce que, après tout,
c’était moi le criminel. Il a continué pourtant. J’ai à peu
près compris qu’à son avis il n’y avait qu’un point
d’obscur dans ma confession, le fait d’avoir attendu pour
tirer mon second coup de revolver. Pour le reste, c’était
très bien, mais cela, il ne le comprenait pas.
J’allais lui dire qu’il avait tort de s’obstiner : ce dernier
point n’avait pas tellement d’importance. Mais il m’a
coupé et m’a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa
hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J’ai
répondu que non. Il s’est assis avec indignation. Il m’a dit
que c’était impossible, que tous les hommes croyaient en
Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage.
C’était là sa conviction et, s’il devait jamais en douter, sa
vie n’aurait plus de sens. « Voulez-vous, s’est-il exclamé,
que ma vie n’ait pas de sens ? » À mon avis, cela ne me
regardait pas et je le lui ai dit. Mais à travers la table, il
avançait déjà le Christ sous mes yeux et s’écriait d’une
façon déraisonnable : « Moi, je suis chrétien. Je demande
pardon de tes fautes à celui-là. Comment peux-tu ne pas
croire qu’il a souffert pour toi ? » J’ai bien remarqué qu’il
me tutoyait, mais j’en avais assez. La chaleur se faisait de
plus en plus grande. Comme toujours, quand j’ai envie de
me débarrasser de quelqu’un que j’écoute à peine, j’ai eu
l’air d’approuver. À ma surprise, il a triomphé : « Tu vois,
tu vois, disait-il. N’est-ce pas que tu crois et que tu vas te
confier à lui ? » Évidemment, j’ai dit non une fois de plus.
Il est retombé sur son fauteuil.
Il avait l’air très fatigué. Il est resté un moment
silencieux pendant que la machine, qui n’avait pas cessé
de suivre le dialogue, en prolongeait encore les dernières
phrases. Ensuite, il m’a regardé attentivement et avec un
peu de tristesse. Il a murmuré : « Je n’ai jamais vu d’âme
aussi endurcie que la vôtre. Les criminels qui sont venus
devant moi ont toujours pleuré devant cette image de la
douleur. » J’allais répondre que c’était justement parce
qu’il s’agissait de criminels. Mais j’ai pensé que moi aussi
j’étais comme eux. C’était une idée à quoi je ne pouvais
pas me faire. Le juge s’est alors levé, comme s’il me
signifiait que l’interrogatoire était terminé. Il m’a
seulement demandé du même air un peu las si je
regrettais mon acte. J’ai réfléchi et j’ai dit que, plutôt que
du regret véritable, j’éprouvais un certain ennui. J’ai eu
l’impression qu’il ne me comprenait pas. Mais ce jour-là
les choses ne sont pas allées plus loin.
Par la suite j’ai souvent revu le juge d’instruction.
Seulement, j’étais accompagné de mon avocat à chaque
fois. On se bornait à me faire préciser certains points de
mes déclarations précédentes. Ou bien encore le juge
discutait les charges avec mon avocat. Mais en vérité ils
ne s’occupaient jamais de moi à ces moments-là. Peu à
peu en tout cas, le ton des interrogatoires a changé. Il
semblait que le juge ne s’intéressât plus à moi et qu’il eût
classé mon cas en quelque sorte. Il ne m’a plus parlé de
Dieu et je ne l’ai jamais revu dans l’excitation de ce
premier jour. Le résultat, c’est que nos entretiens sont
devenus plus cordiaux. Quelques questions, un peu de
conversation avec mon avocat, les interrogatoires étaient
finis. Mon affaire suivait son cours, selon l’expression
même du juge. Quelquefois aussi, quand la conversation
était d’ordre général, on m’y mêlait. Je commençais à
respirer. Personne, en ces heures-là, n’était méchant avec
moi. Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement
joué que j’avais l’impression ridicule de « faire partie de la
famille ». Et au bout des onze mois qu’a duré cette
instruction, je peux dire que je m’étonnais presque de
m’être jamais réjoui d’autre chose que de ces rares
instants où le juge me reconduisait à la porte de son
cabinet en me frappant sur l’épaule et en me disant d’un
air cordial : « C’est fini pour aujourd’hui, monsieur
l’Antéchrist. » On me remettait alors entre les mains des
gendarmes.
II
Il y a des choses dont je n’ai jamais aimé parler. Quand
je suis entré en prison, j’ai compris au bout de quelques
jours que je n’aimerais pas parler de cette partie de ma
vie.
Plus tard, je n’ai plus trouvé d’importance à ces
répugnances. En réalité, je n’étais pas réellement en
prison les premiers jours : j’attendais vaguement quelque
événement nouveau. C’est seulement après la première
et la seule visite de Marie que tout a commencé. Du jour
où j’ai reçu sa lettre (elle me disait qu’on ne lui permettait
plus de venir parce qu’elle n’était pas ma femme), de ce
jour-là, j’ai senti que j’étais chez moi dans ma cellule et
que ma vie s’y arrêtait. Le jour de mon arrestation, on
m’a d’abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà
plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me
voyant. Puis ils m’ont demandé ce que j’avais fait. J’ai dit
que j’avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais
un moment après, le soir est tombé. Ils m’ont expliqué
comment il fallait arranger la natte où je devais coucher.
En roulant une des extrémités, on pouvait en faire un
traversin. Toute la nuit, des punaises ont couru sur mon
visage. Quelques jours après, on m’a isolé dans une cellule
où je couchais sur un bat-flanc de bois. J’avais un baquet
d’aisances et une cuvette de fer. La prison était tout en
haut de la ville et, par une petite fenêtre, je pouvais voir la
mer. C’est un jour que j’étais agrippé aux barreaux, mon
visage tendu vers la lumière, qu’un gardien est entré et
m’a dit que j’avais une visite. J’ai pensé que c’était Marie.
C’était bien elle.
J’ai suivi pour aller au parloir un long corridor, puis un
escalier et pour finir un autre couloir. Je suis entré dans
une très grande salle éclairée par une vaste baie. La salle
était séparée en trois parties par deux grandes grilles qui
la coupaient dans sa longueur. Entre les deux grilles se
trouvait un espace de huit à dix mètres qui séparait les
visiteurs des prisonniers. J’ai aperçu Marie en face de moi
avec sa robe à raies et son visage bruni. De mon côté, il y
avait une dizaine de détenus, des Arabes pour la plupart.
Marie était entourée de Mauresques et se trouvait entre
deux visiteuses : une petite vieille aux lèvres serrées,
habillée de noir, et une grosse femme en cheveux qui
parlait très fort avec beaucoup de gestes. À cause de la
distance entre les grilles, les visiteurs et les prisonniers
étaient obligés de parler très haut. Quand je suis entré, le
bruit des voix qui rebondissaient contre les grands murs
nus de la salle, la lumière crue qui coulait du ciel sur les
vitres et rejaillissait dans la salle, me causèrent une sorte
d’étourdissement. Ma cellule était plus calme et plus
sombre. Il m’a fallu quelques secondes pour m’adapter.
Pourtant, j’ai fini par voir chaque visage avec netteté,
détaché dans le plein jour. J’ai observé qu’un gardien se
tenait assis à l’extrémité du couloir entre les deux grilles.
La plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles
s’étaient accroupis en vis-à-vis. Ceux-là ne criaient pas.
Malgré le tumulte, ils parvenaient à s’entendre en parlant
très bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait
comme une basse continue aux conversations qui
s’entrecroisaient au-dessus de leurs têtes. Tout cela, je l’ai
remarqué très vite en m’avançant vers Marie. Déjà collée
contre la grille, elle me souriait de toutes ses forces. Je l’ai
trouvée très belle, mais je n’ai pas su le lui dire.
« Alors ? m’a-t-elle dit très haut. – Alors, voilà. – Tu
es bien, tu as tout ce que tu veux ? – Oui, tout. »
Nous nous sommes tus et Marie souriait toujours. La
grosse femme hurlait vers mon voisin, son mari sans
doute, un grand type blond au regard franc. C’était la
suite d’une conversation déjà commencée.
« Jeanne n’a pas voulu le prendre, criait-elle à tuetête. – Oui, oui, disait l’homme. – Je lui ai dit que tu le
reprendrais en sortant, mais elle n’a pas voulu le
prendre. »
Marie a crié de son côté que Raymond me donnait le
bonjour et j’ai dit : « Merci. » Mais ma voix a été couverte
par mon voisin qui a demandé « s’il allait bien ». Sa
femme a ri en disant « qu’il ne s’était jamais mieux
porté ». Mon voisin de gauche, un petit jeune homme aux
mains fines, ne disait rien. J’ai remarqué qu’il était en face
de la petite vieille et que tous les deux se regardaient avec
intensité. Mais je n’ai pas eu le temps de les observer plus
longtemps parce que Marie m’a crié qu’il fallait espérer.
J’ai dit : « Oui. » En même temps, je la regardais et j’avais
envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J’avais
envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il
fallait espérer en dehors de lui. Mais c’était bien sans
doute ce que Marie voulait dire parce qu’elle souriait
toujours. Je ne voyais plus que l’éclat de ses dents et les
petits plis de ses yeux. Elle a crié de nouveau : « Tu
sortiras et on se mariera ! » J’ai répondu : « Tu crois ? »
mais c’était surtout pour dire quelque chose. Elle a dit
alors très vite et toujours très haut que oui, que je serais
acquitté et qu’on prendrait encore des bains. Mais l’autre
femme hurlait de son côté et disait qu’elle avait laissé un
panier au greffe. Elle énumérait tout ce qu’elle y avait
mis. Il fallait vérifier, car tout cela coûtait cher. Mon autre
voisin et sa mère se regardaient toujours. Le murmure
des Arabes continuait au-dessous de nous. Dehors la
lumière a semblé se gonfler contre la baie.
Je me sentais un peu malade et j’aurais voulu partir.
Le bruit me faisait mal. Mais d’un autre côté, je voulais
profiter encore de la présence de Marie. Je ne sais pas
combien de temps a passé. Marie m’a parlé de son travail
et elle souriait sans arrêt. Le murmure, les cris, les
conversations se croisaient. Le seul îlot de silence était à
côté de moi dans ce petit jeune homme et cette vieille qui
se regardaient. Peu à peu, on a emmené les Arabes.
Presque tout le monde s’est tu dès que le premier est
sorti. La petite vieille s’est rapprochée des barreaux et, au
même moment, un gardien a fait signe à son fils. Il a dit :
« Au revoir, maman » et elle a passé sa main entre deux
barreaux pour lui faire un petit signe lent et prolongé.
Elle est partie pendant qu’un homme entrait, le
chapeau à la main, et prenait sa place. On a introduit un
prisonnier et ils se sont parlé avec animation, mais à
demi-voix, parce que la pièce était redevenue silencieuse.
On est venu chercher mon voisin de droite et sa femme
lui a dit sans baisser le ton comme si elle n’avait pas
remarqué qu’il n’était plus nécessaire de crier : « Soignetoi bien et fais attention. » Puis est venu mon tour. Marie
a fait signe qu’elle m’embrassait. Je me suis retourné
avant de disparaître. Elle était immobile, le visage écrasé
contre la grille, avec le même sourire écartelé et crispé.
C’est peu après qu’elle m’a écrit. Et c’est à partir de ce
moment qu’ont commencé les choses dont je n’ai jamais
aimé parler. De toute façon, il ne faut rien exagérer et cela
m’a été plus facile qu’à d’autres. Au début de ma
détention, pourtant, ce qui a été le plus dur, c’est que
j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie
me prenait d’être sur une plage et de descendre vers la
mer. À imaginer le bruit des premières vagues sous la
plante de mes pieds, l’entrée du corps dans l’eau et la
délivrance que j’y trouvais, je sentais tout d’un coup
combien les murs de ma prison étaient rapprochés. Mais
cela dura quelques mois. Ensuite, je n’avais que des
pensées de prisonnier. J’attendais la promenade
quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon
avocat. Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon
temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait
vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation
que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je
m’y serais peu à peu habitué. J’aurais attendu des
passages d’oiseaux ou des rencontres de nuages comme
j’attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et
comme, dans un autre monde, je patientais jusqu’au
samedi pour étreindre le corps de Marie. Or, à bien
réfléchir, je n’étais pas dans un arbre sec. Il y avait plus
malheureux que moi. C’était d’ailleurs une idée de
maman, et elle le répétait souvent, qu’on finissait par
s’habituer à tout.
Du reste, je n’allais pas si loin d’ordinaire. Les
premiers mois ont été durs. Mais justement l’effort que
j’ai dû faire aidait à les passer. Par exemple, j’étais
tourmenté par le désir d’une femme. C’était naturel,
j’étais jeune. Je ne pensais jamais à Marie
particulièrement. Mais je pensais tellement à une femme,
aux femmes, à toutes celles que j’avais connues, à toutes
les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule
s’emplissait de tous les visages et se peuplait de mes
désirs. Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un
autre, cela tuait le temps. J’avais fini par gagner la
sympathie du gardien-chef qui accompagnait à l’heure des
repas le garçon de cuisine. C’est lui qui, d’abord, m’a parlé
des femmes. Il m’a dit que c’était la première chose dont
se plaignaient les autres. Je lui ai dit que j’étais comme
eux et que je trouvais ce traitement injuste. « Mais, a-t-il
dit, c’est justement pour ça qu’on vous met en prison. –
Comment, pour ça ? – Mais oui, la liberté, c’est ça. On
vous prive de la liberté. » Je n’avais jamais pensé à cela.
Je l’ai approuvé : « C’est vrai, lui ai-je dit, où serait la
punition ? – Oui, vous comprenez les choses, vous. Les
autres non. Mais ils finissent par se soulager euxmêmes. » Le gardien est parti ensuite.
Il y a eu aussi les cigarettes. Quand je suis entré en
prison, on m’a pris ma ceinture, mes cordons de souliers,
ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes
cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j’ai demandé
qu’on me les rende. Mais on m’a dit que c’était défendu.
Les premiers jours ont été très durs. C’est peut-être cela
qui m’a le plus abattu. Je suçais des morceaux de bois que
j’arrachais de la planche de mon lit. Je promenais toute la
journée une nausée perpétuelle. Je ne comprenais pas
pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à
personne. Plus tard, j’ai compris que cela faisait partie
aussi de la punition. Mais à ce moment-là, je m’étais
habitué à ne plus fumer et cette punition n’en était plus
une pour moi.
À part ces ennuis, je n’étais pas trop malheureux.
Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps.
J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant
où j’ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à
penser à ma chambre et, en imagination, je partais d’un
coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce
qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c’était vite fait.
Mais chaque fois que je recommençais, c’était un peu plus
long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour
chacun d’entre eux, de chaque objet qui s’y trouvait et,
pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails
eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord
ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même
temps, j’essayais de ne pas perdre le fil de mon
inventaire, de faire une énumération complète. Si bien
qu’au bout de quelques semaines, je pouvais passer des
heures, rien qu’à dénombrer ce qui se trouvait dans ma
chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses
méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J’ai
compris alors qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul
jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il
aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer. Dans un
sens, c’était un avantage.
Il y avait aussi le sommeil. Au début, je dormais mal la
nuit et pas du tout le jour. Peu à peu, mes nuits ont été
meilleures et j’ai pu dormir aussi le jour. Je peux dire que,
dans les derniers mois, je dormais de seize à dix-huit
heures par jour. Il me restait alors six heures à tuer avec
les repas, les besoins naturels, mes souvenirs et l’histoire
du Tchécoslovaque.
Entre ma paillasse et la planche du lit, j’avais trouvé,
en effet, un vieux morceau de journal presque collé à
l’étoffe, jauni et transparent. Il relatait un fait divers dont
le début manquait, mais qui avait dû se passer en
Tchécoslovaquie. Un homme était parti d’un village
tchèque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans,
riche, il était revenu avec une femme et un enfant. Sa
mère tenait un hôtel avec sa sœur dans son village natal.
Pour les surprendre, il avait laissé sa femme et son enfant
dans un autre établissement, était allé chez sa mère qui
ne l’avait pas reconnu quand il était entré. Par
plaisanterie, il avait eu l’idée de prendre une chambre. Il
avait montré son argent. Dans la nuit, sa mère et sa sœur
l’avaient assassiné à coups de marteau pour le voler et
avaient jeté son corps dans la rivière. Le matin, la femme
était venue, avait révélé sans le savoir l’identité du
voyageur. La mère s’était pendue. La sœur s’était jetée
dans un puits. J’ai dû lire cette histoire des milliers de fois.
D’un côté, elle était invraisemblable. D’un autre, elle était
naturelle. De toute façon, je trouvais que le voyageur
l’avait un peu mérité et qu’il ne faut jamais jouer.
Ainsi, avec les heures de sommeil, les souvenirs, la
lecture de mon fait divers et l’alternance de la lumière et
de l’ombre, le temps a passé. J’avais bien lu qu’on finissait
par perdre la notion du temps en prison. Mais cela n’avait
pas beaucoup de sens pour moi. Je n’avais pas compris à
quel point les jours pouvaient être à la fois longs et courts.
Longs à vivre sans doute, mais tellement distendus qu’ils
finissaient par déborder les uns sur les autres. Ils y
perdaient leur nom. Les mots hier ou demain étaient les
seuls qui gardaient un sens pour moi.
Lorsqu’un jour, le gardien m’a dit que j’étais là depuis
cinq mois, je l’ai cru, mais je ne l’ai pas compris. Pour moi,
c’était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma
cellule et la même tâche que je poursuivais. Ce jour-là,
après le départ du gardien, je me suis regardé dans ma
gamelle de fer. Il m’a semblé que mon image restait
sérieuse alors même que j’essayais de lui sourire. Je l’ai
agitée devant moi. J’ai souri et elle a gardé le même air
sévère et triste. Le jour finissait et c’était l’heure dont je
ne veux pas parler, l’heure sans nom, où les bruits du soir
montaient de tous les étages de la prison dans un cortège
de silence. Je me suis approché de la lucarne et, dans la
dernière lumière, j’ai contemplé une fois de plus mon
image. Elle était toujours sérieuse, et quoi d’étonnant
puisque, à ce moment, je l’étais aussi ? Mais en même
temps et pour la première fois depuis des mois, j’ai
entendu distinctement le son de ma voix. Je l’ai reconnue
pour celle qui résonnait déjà depuis de longs jours à mes
oreilles et j’ai compris que pendant tout ce temps j’avais
parlé seul. Je me suis souvenu alors de ce que disait
l’infirmière à l’enterrement de maman. Non, il n’y avait
pas d’issue et personne ne peut imaginer ce que sont les
soirs dans les prisons.
III
Je peux dire qu’au fond l’été a très vite remplacé l’été.
Je savais qu’avec la montée des premières chaleurs
surviendrait quelque chose de nouveau pour moi. Mon
affaire était inscrite à la dernière session de la cour
d’assises et cette session se terminerait avec le mois de
juin. Les débats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le
plein du soleil. Mon avocat m’avait assuré qu’ils ne
dureraient pas plus de deux ou trois jours. « D’ailleurs,
avait-il ajouté, la cour sera pressée parce que votre affaire
n’est pas la plus importante de la session. Il y a un
parricide qui passera tout de suite après. »
À sept heures et demie du matin, on est venu me
chercher et la voiture cellulaire m’a conduit au Palais de
justice. Les deux gendarmes m’ont fait entrer dans une
petite pièce qui sentait l’ombre. Nous avons attendu, assis
près d’une porte derrière laquelle on entendait des voix,
des appels, des bruits de chaises et tout un remueménage qui m’a fait penser à ces fêtes de quartier où,
après le concert, on range la salle pour pouvoir danser.
Les gendarmes m’ont dit qu’il fallait attendre la cour et
l’un d’eux m’a offert une cigarette que j’ai refusée. Il m’a
demandé peu après « si j’avais le trac ». J’ai répondu que
non. Et même, dans un sens, cela m’intéressait de voir un
procès. Je n’en avais jamais eu l’occasion dans ma vie :
« Oui, a dit le second gendarme, mais cela finit par
fatiguer. »
Après un peu de temps, une petite sonnerie a résonné
dans la pièce. Ils m’ont alors ôté les menottes. Ils ont
ouvert la porte et m’ont fait entrer dans le box des
accusés. La salle était pleine à craquer. Malgré les stores,
le soleil s’infiltrait par endroits et l’air était déjà étouffant.
On avait laissé les vitres closes. Je me suis assis et les
gendarmes m’ont encadré. C’est à ce moment que j’ai
aperçu une rangée de visages devant moi. Tous me
regardaient : j’ai compris que c’étaient les jurés. Mais je
ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres.
Je n’ai eu qu’une impression : j’étais devant une
banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes
épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les
ridicules. Je sais bien que c’était une idée niaise puisque
ici ce n’était pas le ridicule qu’ils cherchaient, mais le
crime. Cependant la différence n’est pas grande et c’est en
tout cas l’idée qui m’est venue.
J’étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans
cette salle close. J’ai regardé encore le prétoire et je n’ai
distingué aucun visage. Je crois bien que d’abord je ne
m’étais pas rendu compte que tout ce monde se pressait
pour me voir. D’habitude, les gens ne s’occupaient pas de
ma personne. Il m’a fallu un effort pour comprendre que
j’étais la cause de toute cette agitation. J’ai dit au
gendarme : « Que de monde ! » Il m’a répondu que c’était
à cause des journaux et il m’a montré un groupe qui se
tenait près d’une table sous le banc des jurés. Il m’a dit :
« Les voilà. » J’ai demandé : « Qui ? » et il a répété : « Les
journaux. » Il connaissait l’un des journalistes qui l’a vu à
ce moment et qui s’est dirigé vers nous. C’était un homme
déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant.
Il a serré la main du gendarme avec beaucoup de chaleur.
J’ai remarqué à ce moment que tout le monde se
rencontrait, s’interpellait et conversait, comme dans un
club où l’on est heureux de se retrouver entre gens du
même monde. Je me suis expliqué aussi la bizarre
impression que j’avais d’être de trop, un peu comme un
intrus. Pourtant, le journaliste s’est adressé à moi en
souriant. Il m’a dit qu’il espérait que tout irait bien pour
moi. Je l’ai remercié et il a ajouté : « Vous savez, nous
avons monté un peu votre affaire. L’été, c’est la saison
creuse pour les journaux. Et il n’y avait que votre histoire
et celle du parricide qui vaillent quelque chose. » Il m’a
montré ensuite, dans le groupe qu’il venait de quitter, un
petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée,
avec d’énormes lunettes cerclées de noir. Il m’a dit que
c’était l’envoyé spécial d’un journal de Paris : « Il n’est
pas venu pour vous, d’ailleurs. Mais comme il est chargé
de rendre compte du procès du parricide, on lui a
demandé de câbler votre affaire en même temps. » Là
encore, j’ai failli le remercier. Mais j’ai pensé que ce serait
ridicule. Il m’a fait un petit signe cordial de la main et
nous a quittés. Nous avons encore attendu quelques
minutes.
Mon avocat est arrivé, en robe, entouré de beaucoup
d’autres confrères. Il est allé vers les journalistes, a serré
des mains. Ils ont plaisanté, ri et avaient l’air tout à fait à
leur aise, jusqu’au moment où la sonnerie a retenti dans le
prétoire. Tout le monde a regagné sa place. Mon avocat
est venu vers moi, m’a serré la main et m’a conseillé de
répondre brièvement aux questions qu’on me poserait, de
ne pas prendre d’initiatives et de me reposer sur lui pour
le reste.
À ma gauche, j’ai entendu le bruit d’une chaise qu’on
reculait et j’ai vu un grand homme mince, vêtu de rouge,
portant lorgnon, qui s’asseyait en pliant sa robe avec soin.
C’était le procureur. Un huissier a annoncé la cour. Au
même moment, deux gros ventilateurs ont commencé de
vrombir. Trois juges, deux en noir, le troisième en rouge,
sont entrés avec des dossiers et ont marché très vite vers
la tribune qui dominait la salle. L’homme en robe rouge
s’est assis sur le fauteuil du milieu, a posé sa toque devant
lui, essuyé son petit crâne chauve avec un mouchoir et
déclaré que l’audience était ouverte.
Les journalistes tenaient déjà leur stylo en main. Ils
avaient tous le même air indifférent et un peu narquois.
Pourtant, l’un d’entre eux, beaucoup plus jeune, habillé en
flanelle grise avec une cravate bleue, avait laissé son stylo
devant lui et me regardait. Dans son visage un peu
asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs,
qui m’examinaient attentivement, sans rien exprimer qui
fût définissable. Et j’ai eu l’impression bizarre d’être
regardé par moi-même. C’est peut-être pour cela, et aussi
parce que je ne connaissais pas les usages du lieu, que je
n’ai pas très bien compris tout ce qui s’est passé ensuite,
le tirage au sort des jurés, les questions posées par le
président à l’avocat, au procureur et au jury (à chaque
fois, toutes les têtes des jurés se retournaient en même
temps vers la cour), une lecture rapide de l’acte
d’accusation, où je reconnaissais des noms de lieux et de
personnes, et de nouvelles questions à mon avocat.
Mais le président a dit qu’il allait faire procéder à
l’appel des témoins. L’huissier a lu des noms qui ont attiré
mon attention. Du sein de ce public tout à l’heure informe,
j’ai vu se lever un à un, pour disparaître ensuite par une
porte latérale, le directeur et le concierge de l’asile, le
vieux Thomas Pérez, Raymond, Masson, Salamano,
Marie. Celle-ci m’a fait un petit signe anxieux. Je
m’étonnais encore de ne pas les avoir aperçus plus tôt,
lorsque à l’appel de son nom, le dernier, Céleste s’est levé.
J’ai reconnu à côté de lui la petite bonne femme du
restaurant, avec sa jaquette et son air précis et décidé.
Elle me regardait avec intensité. Mais je n’ai pas eu le
temps de réfléchir parce que le président a pris la parole.
Il a dit que les véritables débats allaient commencer et
qu’il croyait inutile de recommander au public d’être
calme. Selon lui, il était là pour diriger avec impartialité
les débats d’une affaire qu’il voulait considérer avec
objectivité. La sentence rendue par le jury serait prise
dans un esprit de justice et, dans tous les cas, il ferait
évacuer la salle au moindre incident.
La chaleur montait et je voyais dans la salle les
assistants s’éventer avec des journaux. Cela faisait un
petit bruit continu de papier froissé. Le président a fait un
signe et l’huissier a apporté trois éventails de paille
tressée que les trois juges ont utilisés immédiatement.
Mon interrogatoire a commencé aussitôt. Le président
m’a questionné avec calme et même, m’a-t-il semblé,
avec une nuance de cordialité. On m’a encore fait décliner
mon identité et malgré mon agacement, j’ai pensé qu’au
fond c’était assez naturel, parce qu’il serait trop grave de
juger un homme pour un autre. Puis le président a
recommencé le récit de ce que j’avais fait, en s’adressant à
moi toutes les trois phrases pour me demander : « Est-ce
bien cela ? » À chaque fois, j’ai répondu : « Oui, monsieur
le Président », selon les instructions de mon avocat. Cela a
été long parce que le président apportait beaucoup de
minutie dans son récit. Pendant tout ce temps, les
journalistes écrivaient. Je sentais les regards du plus
jeune d’entre eux et de la petite automate. La banquette
de tramway était tout entière tournée vers le président.
Celui-ci a toussé, feuilleté son dossier et il s’est tourné
vers moi en s’éventant.
Il m’a dit qu’il devait aborder maintenant des
questions apparemment étrangères à mon affaire, mais
qui peut-être la touchaient de fort près. J’ai compris qu’il
allait encore parler de maman et j’ai senti en même temps
combien cela m’ennuyait. Il m’a demandé pourquoi j’avais
mis maman à l’asile. J’ai répondu que c’était parce que je
manquais d’argent pour la faire garder et soigner. Il m’a
demandé si cela m’avait coûté personnellement et j’ai
répondu que ni maman ni moi n’attendions plus rien l’un
de l’autre, ni d’ailleurs de personne, et que nous nous
étions habitués tous les deux à nos vies nouvelles. Le
président a dit alors qu’il ne voulait pas insister sur ce
point et il a demandé au procureur s’il ne voyait pas
d’autre question à me poser.
Celui-ci me tournait à demi le dos et, sans me
regarder, il a déclaré qu’avec l’autorisation du président, il
aimerait savoir si j’étais retourné vers la source tout seul
avec l’intention de tuer l’Arabe. « Non », ai-je dit. « Alors,
pourquoi était-il armé et pourquoi revenir vers cet
endroit précisément ? » J’ai dit que c’était le hasard. Et le
procureur a noté avec un accent mauvais : « Ce sera tout
pour le moment. » Tout ensuite a été un peu confus, du
moins pour moi. Mais après quelques conciliabules, le
président a déclaré que l’audience était levée et renvoyée
à l’après-midi pour l’audition des témoins.
Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. On m’a emmené,
fait monter dans la voiture cellulaire et conduit à la prison
où j’ai mangé. Au bout de très peu de temps, juste assez
pour me rendre compte que j’étais fatigué, on est revenu
me chercher ; tout a recommencé et je me suis trouvé
dans la même salle, devant les mêmes visages. Seulement
la chaleur était beaucoup plus forte et comme par un
miracle chacun des jurés, le procureur, mon avocat et
quelques journalistes étaient munis aussi d’éventails de
paille. Le jeune journaliste et la petite femme étaient
toujours là. Mais ils ne s’éventaient pas et me regardaient
encore sans rien dire.
J’ai essuyé la sueur qui couvrait mon visage et je n’ai
repris un peu conscience du lieu et de moi-même que
lorsque j’ai entendu appeler le directeur de l’asile. On lui a
demandé si maman se plaignait de moi et il a dit que oui
mais que c’était un peu la manie de ses pensionnaires de
se plaindre de leurs proches. Le président lui a fait
préciser si elle me reprochait de l’avoir mise à l’asile et le
directeur a dit encore oui. Mais cette fois, il n’a rien
ajouté. À une autre question, il a répondu qu’il avait été
surpris de mon calme le jour de l’enterrement. On lui a
demandé ce qu’il entendait par calme. Le directeur a
regardé alors le bout de ses souliers et il a dit que je
n’avais pas voulu voir maman, je n’avais pas pleuré une
seule fois et j’étais parti aussitôt après l’enterrement sans
me recueillir sur sa tombe. Une chose encore l’avait
surpris : un employé des pompes funèbres lui avait dit
que je ne savais pas l’âge de maman. Il y a eu un moment
de silence et le président lui a demandé si c’était bien de
moi qu’il avait parlé. Comme le directeur ne comprenait
pas la question, il lui a dit : « C’est la loi. » Puis le
président a demandé à l’avocat général s’il n’avait pas de
question à poser au témoin et le procureur s’est écrié :
« Oh ! non, cela suffit », avec un tel éclat et un tel regard
triomphant dans ma direction que, pour la première fois
depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de
pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté par
tous ces gens-là.
Après avoir demandé au jury et à mon avocat s’ils
avaient des questions à poser, le président a entendu le
concierge. Pour lui comme pour tous les autres, le même
cérémonial s’est répété. En arrivant, le concierge m’a
regardé et il a détourné les yeux. Il a répondu aux
questions qu’on lui posait. Il a dit que je n’avais pas voulu
voir maman, que j’avais fumé, que j’avais dormi et que
j’avais pris du café au lait. J’ai senti alors quelque chose
qui soulevait toute la salle et, pour la première fois, j’ai
compris que j’étais coupable. On a fait répéter au
concierge l’histoire du café au lait et celle de la cigarette.
L’avocat général m’a regardé avec une lueur ironique
dans les yeux. À ce moment, mon avocat a demandé au
concierge s’il n’avait pas fumé avec moi. Mais le procureur
s’est élevé avec violence contre cette question : « Quel est
le criminel ici et quelles sont ces méthodes qui consistent
à salir les témoins de l’accusation pour minimiser des
témoignages qui n’en demeurent pas moins écrasants ! »
Malgré tout, le président a demandé au concierge de
répondre à la question. Le vieux a dit d’un air
embarrassé : « Je sais bien que j’ai eu tort. Mais je n’ai
pas osé refuser la cigarette que Monsieur m’a offerte. »
En dernier lieu, on m’a demandé si je n’avais rien à
ajouter. « Rien, ai-je répondu, seulement que le témoin a
raison. Il est vrai que je lui ai offert une cigarette. » Le
concierge m’a regardé alors avec un peu d’étonnement et
une sorte de gratitude. Il a hésité, puis il a dit que c’était
lui qui m’avait offert le café au lait. Mon avocat a
triomphé bruyamment et a déclaré que les jurés
apprécieraient. Mais le procureur a tonné au-dessus de
nos têtes et il a dit : « Oui, MM. les Jurés apprécieront. Et
ils concluront qu’un étranger pouvait proposer du café,
mais qu’un fils devait le refuser devant le corps de celle
qui lui avait donné le jour. » Le concierge a regagné son
banc.
Quand est venu le tour de Thomas Pérez, un huissier a
dû le soutenir jusqu’à la barre. Pérez a dit qu’il avait
surtout connu ma mère et qu’il ne m’avait vu qu’une fois,
le jour de l’enterrement. On lui a demandé ce que j’avais
fait ce jour-là et il a répondu : « Vous comprenez, moimême j’avais trop de peine. Alors, je n’ai rien vu. C’était la
peine qui m’empêchait de voir. Parce que c’était pour moi
une très grosse peine. Et même, je me suis évanoui. Alors,
je n’ai pas pu voir monsieur. » L’avocat général lui a
demandé si, du moins, il m’avait vu pleurer. Pérez a
répondu que non. Le procureur a dit alors à son tour :
« MM. les Jurés apprécieront. » Mais mon avocat s’est
fâché. Il a demandé à Pérez, sur un ton qui m’a semblé
exagéré, « s’il avait vu que je ne pleurais pas ». Pérez a
dit : « Non. » Le public a ri. Et mon avocat, en retroussant
une de ses manches, a dit d’un ton péremptoire : « Voilà
l’image de ce procès. Tout est vrai et rien n’est vrai ! » Le
procureur avait le visage fermé et piquait un crayon dans
les titres de ses dossiers.
Après cinq minutes de suspension pendant lesquelles
mon avocat m’a dit que tout allait pour le mieux, on a
entendu Céleste qui était cité par la défense. La défense,
c’était moi. Céleste jetait de temps en temps des regards
de mon côté et roulait un panama entre ses mains. Il
portait le costume neuf qu’il mettait pour venir avec moi,
certains dimanches, aux courses de chevaux. Mais je crois
qu’il n’avait pas pu mettre son col parce qu’il portait
seulement un bouton de cuivre pour tenir sa chemise
fermée. On lui a demandé si j’étais son client et il a dit :
« Oui, mais c’était aussi un ami » ; ce qu’il pensait de moi
et il a répondu que j’étais un homme ; ce qu’il entendait
par là et il a déclaré que tout le monde savait ce que cela
voulait dire ; s’il avait remarqué que j’étais renfermé et il
a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien
dire. L’avocat général lui a demandé si je payais
régulièrement ma pension. Céleste a ri et il a déclaré :
« C’étaient des détails entre nous. » On lui a demandé
encore ce qu’il pensait de mon crime. Il a mis alors ses
mains sur la barre et l’on voyait qu’il avait préparé
quelque chose. Il a dit : « Pour moi, c’est un malheur. Un
malheur, tout le monde sait ce que c’est. Ça vous laisse
sans défense. Eh bien ! pour moi c’est un malheur. » Il
allait continuer, mais le président lui a dit que c’était bien
et qu’on le remerciait. Alors Céleste est resté un peu
interdit. Mais il a déclaré qu’il voulait encore parler. On lui
a demandé d’être bref. Il a encore répété que c’était un
malheur. Et le président lui a dit : « Oui, c’est entendu.
Mais nous sommes là pour juger les malheurs de ce genre.
Nous vous remercions. » Comme s’il était arrivé au bout
de sa science et de sa bonne volonté, Céleste s’est alors
retourné vers moi. Il m’a semblé que ses yeux brillaient
et que ses lèvres tremblaient. Il avait l’air de me
demander ce qu’il pouvait encore faire. Moi, je n’ai rien
dit, je n’ai fait aucun geste, mais c’est la première fois de
ma vie que j’ai eu envie d’embrasser un homme. Le
président lui a encore enjoint de quitter la barre. Céleste
est allé s’asseoir dans le prétoire. Pendant tout le reste de
l’audience, il est resté là, un peu penché en avant, les
coudes sur les genoux, le panama entre les mains, à
écouter tout ce qui se disait. Marie est entrée. Elle avait
mis un chapeau et elle était encore belle. Mais je l’aimais
mieux avec ses cheveux libres. De l’endroit où j’étais, je
devinais le poids léger de ses seins et je reconnaissais sa
lèvre inférieure toujours un peu gonflée. Elle semblait très
nerveuse. Tout de suite, on lui a demandé depuis quand
elle me connaissait. Elle a indiqué l’époque où elle
travaillait chez nous. Le président a voulu savoir quels
étaient ses rapports avec moi. Elle a dit qu’elle était mon
amie. À une autre question, elle a répondu qu’il était vrai
qu’elle devait m’épouser. Le procureur qui feuilletait un
dossier lui a demandé brusquement de quand datait notre
liaison. Elle a indiqué la date. Le procureur a remarqué
d’un air indifférent qu’il lui semblait que c’était le
lendemain de la mort de maman. Puis il a dit avec quelque
ironie qu’il ne voudrait pas insister sur une situation
délicate, qu’il comprenait bien les scrupules de Marie,
mais (et ici son accent s’est fait plus dur) que son devoir
lui commandait de s’élever au-dessus des convenances. Il
a donc demandé à Marie de résumer cette journée où je
l’avais connue. Marie ne voulait pas parler, mais devant
l’insistance du procureur, elle a dit notre bain, notre sortie
au cinéma et notre rentrée chez moi. L’avocat général a
dit qu’à la suite des déclarations de Marie à l’instruction, il
avait consulté les programmes de cette date. Il a ajouté
que Marie elle-même dirait quel film on passait alors.
D’une voix presque blanche, en effet, elle a indiqué que
c’était un film de Fernandel. Le silence était complet dans
la salle quand elle a eu fini. Le procureur s’est alors levé,
très grave et d’une voix que j’ai trouvée vraiment émue,
le doigt tendu vers moi, il a articulé lentement :
« Messieurs les Jurés, le lendemain de la mort de sa
mère, cet homme prenait des bains, commençait une
liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je
n’ai rien de plus à vous dire. » Il s’est assis, toujours dans
le silence. Mais, tout d’un coup, Marie a éclaté en sanglots,
a dit que ce n’était pas cela, qu’il y avait autre chose,
qu’on la forçait à dire le contraire de ce qu’elle pensait,
qu’elle me connaissait bien et que je n’avais rien fait de
mal. Mais l’huissier, sur un signe du président, l’a
emmenée et l’audience s’est poursuivie.
C’est à peine si, ensuite, on a écouté Masson qui a
déclaré que j’étais un honnête homme « et qu’il dirait
plus, j’étais un brave homme ». C’est à peine encore si on
a écouté Salamano quand il a rappelé que j’avais été bon
pour son chien et quand il a répondu à une question sur
ma mère et sur moi en disant que je n’avais plus rien à
dire à maman et que je l’avais mise pour cette raison à
l’asile. « Il faut comprendre, disait Salamano, il faut
comprendre. » Mais personne ne paraissait comprendre.
On l’a emmené.
Puis est venu le tour de Raymond, qui était le dernier
témoin. Raymond m’a fait un petit signe et a dit tout de
suite que j’étais innocent. Mais le président a déclaré
qu’on ne lui demandait pas des appréciations, mais des
faits. Il l’a invité à attendre des questions pour répondre.
On lui a fait préciser ses relations avec la victime.
Raymond en a profité pour dire que c’était lui que cette
dernière haïssait depuis qu’il avait giflé sa sœur. Le
président lui a demandé cependant si la victime n’avait
pas de raison de me haïr. Raymond a dit que ma présence
à la plage était le résultat d’un hasard. Le procureur lui a
demandé alors comment il se faisait que la lettre qui était
à l’origine du drame avait été écrite par moi. Raymond a
répondu que c’était un hasard. Le procureur a rétorqué
que le hasard avait déjà beaucoup de méfaits sur la
conscience dans cette histoire. Il a voulu savoir si c’était
par hasard que je n’étais pas intervenu quand Raymond
avait giflé sa maîtresse, par hasard que j’avais servi de
témoin au commissariat, par hasard encore que mes
déclarations lors de ce témoignage s’étaient révélées de
pure complaisance. Pour finir, il a demandé à Raymond
quels étaient ses moyens d’existence, et comme ce
dernier répondait : « Magasinier », l’avocat général a
déclaré aux jurés que de notoriété générale le témoin
exerçait le métier de souteneur. J’étais son complice et
son ami. Il s’agissait d’un drame crapuleux de la plus
basse espèce, aggravé du fait qu’on avait affaire à un
monstre moral. Raymond a voulu se défendre et mon
avocat a protesté, mais on leur a dit qu’il fallait laisser
terminer le procureur. Celui-ci a dit : « J’ai peu de chose à
ajouter. Était-il votre ami ? » a-t-il demandé à Raymond.
« Oui, a dit celui-ci, c’était mon copain. » L’avocat général
m’a posé alors la même question et j’ai regardé Raymond
qui n’a pas détourné les yeux. J’ai répondu : « Oui. » Le
procureur s’est alors retourné vers le jury et a déclaré :
« Le même homme qui au lendemain de la mort de sa
mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour
des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs
inqualifiable. »
Il s’est assis alors. Mais mon avocat, à bout de
patience, s’est écrié en levant les bras, de sorte que ses
manches en retombant ont découvert les plis d’une
chemise amidonnée : « Enfin, est-il accusé d’avoir enterré
sa mère ou d’avoir tué un homme ? » Le public a ri. Mais
le procureur s’est redressé encore, s’est drapé dans sa
robe et a déclaré qu’il fallait avoir l’ingénuité de
l’honorable défenseur pour ne pas sentir qu’il y avait
entre ces deux ordres de faits une relation profonde,
pathétique, essentielle. « Oui, s’est-il écrié avec force,
j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un
cœur de criminel. » Cette déclaration a paru faire un effet
considérable sur le public. Mon avocat a haussé les
épaules et essuyé la sueur qui couvrait son front. Mais luimême paraissait ébranlé et j’ai compris que les choses
n’allaient pas bien pour moi.
L’audience a été levée. En sortant du palais de justice
pour monter dans la voiture, j’ai reconnu un court instant
l’odeur et la couleur du soir d’été. Dans l’obscurité de ma
prison roulante, j’ai retrouvé un à un, comme du fond de
ma fatigue, tous les bruits familiers d’une ville que
j’aimais et d’une certaine heure où il m’arrivait de me
sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l’air
déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l’appel
des marchands de sandwiches, la plainte des tramways
dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel
avant que la nuit bascule sur le port, tout cela
recomposait pour moi un itinéraire d’aveugle, que je
connaissais bien avant d’entrer en prison. Oui, c’était
l’heure où, il y avait bien longtemps, je me sentais
content. Ce qui m’attendait alors, c’était toujours un
sommeil léger et sans rêves. Et pourtant quelque chose
était changé puisque, avec l’attente du lendemain, c’est
ma cellule que j’ai retrouvée. Comme si les chemins
familiers tracés dans les ciels d’été pouvaient mener aussi
bien aux prisons qu’aux sommeils innocents.
IV
Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant
d’entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du
procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a
beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de
mon crime. Étaient-elles si différentes, d’ailleurs, ces
plaidoiries ? L’avocat levait les bras et plaidait coupable,
mais avec excuses. Le procureur tendait ses mains et
dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose
pourtant me gênait vaguement. Malgré mes
préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon
avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux
pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de
traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait
sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on
prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie
d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de
même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé.
Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je
n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que
l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas
longtemps. Par exemple, la plaidoirie du procureur m’a
très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des
gestes ou des tirades entières, mais détachées de
l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé mon intérêt.
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que
j’avais prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le
démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la
preuve, messieurs, et je la ferai doublement. Sous
l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite dans
l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette
âme criminelle. » Il a résumé les faits à partir de la mort
de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance où
j’étais de l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec
une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec
Marie. J’ai mis du temps à le comprendre, à ce moment,
parce qu’il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était
Marie. Ensuite, il en est venu à l’histoire de Raymond. J’ai
trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait
pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible. J’avais écrit la
lettre d’accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et
la livrer aux mauvais traitements d’un homme « de
moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage les
adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui
avais demandé son revolver. J’étais revenu seul pour
m’en servir. J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais.
J’avais attendu. Et « pour être sûr que la besogne était
bien faite », j’avais tiré encore quatre balles, posément, à
coup sûr, d’une façon réfléchie en quelque sorte.
« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé
devant vous le fil d’événements qui a conduit cet homme
à tuer en pleine connaissance de cause. J’insiste là-dessus,
a-t-il dit. Car il ne s’agit pas d’un assassinat ordinaire,
d’un acte irréfléchi que vous pourriez estimer atténué par
les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est
intelligent. Vous l’avez entendu, n’est-ce pas ? Il sait
répondre. Il connaît la valeur des mots. Et l’on ne peut
pas dire qu’il a agi sans se rendre compte de ce qu’il
faisait. »
Moi j’écoutais et j’entendais qu’on me jugeait
intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les
qualités d’un homme ordinaire pouvaient devenir des
charges écrasantes contre un coupable. Du moins, c’était
cela qui me frappait et je n’ai plus écouté le procureur
jusqu’au moment où je l’ai entendu dire : « A-t-il
seulement exprimé des regrets ? Jamais, messieurs. Pas
une seule fois au cours de l’instruction cet homme n’a
paru ému de son abominable forfait. » À ce moment, il
s’est tourné vers moi et m’a désigné du doigt en
continuant à m’accabler sans qu’en réalité je comprenne
bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m’empêcher
de reconnaître qu’il avait raison. Je ne regrettais pas
beaucoup mon acte. Mais tant d’acharnement m’étonnait.
J’aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement,
presque avec affection, que je n’avais jamais pu regretter
vraiment quelque chose. J’étais toujours pris par ce qui
allait arriver, par aujourd’hui ou par demain. Mais
naturellement, dans l’état où l’on m’avait mis, je ne
pouvais parler à personne sur ce ton. Je n’avais pas le
droit de me montrer affectueux, d’avoir de la bonne
volonté. Et j’ai essayé d’écouter encore parce que le
procureur s’est mis à parler de mon âme.
Il disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien
trouvé, messieurs les Jurés. Il disait qu’à la vérité, je n’en
avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des
principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne
m’était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne
saurions le lui reprocher. Ce qu’il ne saurait acquérir, nous
ne pouvons nous plaindre qu’il en manque. Mais quand il
s’agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance
doit se muer en celle, moins facile, mais plus élevée, de la
justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le
découvre chez cet homme devient un gouffre où la société
peut succomber. » C’est alors qu’il a parlé de mon attitude
envers maman. Il a répété ce qu’il avait dit pendant les
débats. Mais il a été beaucoup plus long que lorsqu’il
parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n’ai
plus senti que la chaleur de cette matinée. Jusqu’au
moment, du moins, où l’avocat général s’est arrêté et,
après un moment de silence, a repris d’une voix très
basse et très pénétrée : « Cette même cour, messieurs, va
juger demain le plus abominable des forfaits : le meurtre
d’un père. » Selon lui, l’imagination reculait devant cet
atroce attentat. Il osait espérer que la justice des hommes
punirait sans faiblesse. Mais, il ne craignait pas de le dire,
l’horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à
celle qu’il ressentait devant mon insensibilité. Toujours
selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère se
retranchait de la société des hommes au même titre que
celui qui portait une main meurtrière sur l’auteur de ses
jours. Dans tous les cas, le premier préparait les actes du
second, il les annonçait en quelque sorte et il les légitimait.
« J’en suis persuadé, messieurs, a-t-il ajouté en élevant la
voix, vous ne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si
je dis que l’homme qui est assis sur ce banc est coupable
aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il
doit être puni en conséquence. » Ici, le procureur a essuyé
son visage brillant de sueur. Il a dit enfin que son devoir
était douloureux, mais qu’il l’accomplirait fermement. Il a
déclaré que je n’avais rien à faire avec une société dont je
méconnaissais les règles les plus essentielles et que je ne
pouvais pas en appeler à ce cœur humain dont j’ignorais
les réactions élémentaires. « Je vous demande la tête de
cet homme, a-t-il dit, et c’est le cœur léger que je vous la
demande. Car s’il m’est arrivé au cours de ma déjà longue
carrière de réclamer des peines capitales, jamais autant
qu’aujourd’hui, je n’ai senti ce pénible devoir compensé,
balancé, éclairé par la conscience d’un commandement
impérieux et sacré et par l’horreur que je ressens devant
un visage d’homme où je ne lis rien que de monstrueux. »
Quand le procureur s’est rassis, il y a eu un moment
de silence assez long. Moi, j’étais étourdi de chaleur et
d’étonnement. Le président a toussé un peu et sur un ton
très bas, il m’a demandé si je n’avais rien à ajouter. Je me
suis levé et comme j’avais envie de parler, j’ai dit, un peu
au hasard d’ailleurs, que je n’avais pas eu l’intention de
tuer l’Arabe. Le président a répondu que c’était une
affirmation, que jusqu’ici il saisissait mal mon système de
défense et qu’il serait heureux, avant d’entendre mon
avocat, de me faire préciser les motifs qui avaient inspiré
mon acte. J’ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots
et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à
cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle. Mon avocat
a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a donné
la parole. Mais il a déclaré qu’il était tard, qu’il en avait
pour plusieurs heures et qu’il demandait le renvoi à
l’après-midi. La cour y a consenti.
L’après-midi, les grands ventilateurs brassaient
toujours l’air épais de la salle, et les petits éventails
multicolores des jurés s’agitaient tous dans le même sens.
La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais
finir. À un moment donné, cependant, je l’ai écouté parce
qu’il disait : « Il est vrai que j’ai tué. » Puis il a continué
sur ce ton, disant « je » chaque fois qu’il parlait de moi.
J’étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme
et je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit de me taire et,
après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. »
Moi, j’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire,
me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à
moi. Mais je crois que j’étais déjà très loin de cette salle
d’audience. D’ailleurs, mon avocat m’a semblé ridicule. Il
a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a
parlé de mon âme. Mais il m’a paru qu’il avait beaucoup
moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je
me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à
l’éminent représentant du ministère public, j’ai trouvé
quelque chose et je puis dire que j’y ai lu à livre ouvert. »
Il y avait lu que j’étais un honnête homme, un travailleur
régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l’employait,
aimé de tous et compatissant aux misères d’autrui. Pour
lui, j’étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi
longtemps qu’il l’avait pu. Finalement j’avais espéré
qu’une maison de retraite donnerait à la vieille femme le
confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui
procurer. « Je m’étonne, messieurs, a-t-il ajouté, qu’on ait
mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s’il
fallait donner une preuve de l’utilité et de la grandeur de
ces institutions, il faudrait bien dire que c’est l’État luimême qui les subventionne. » Seulement, il n’a pas parlé
de l’enterrement et j’ai senti que cela manquait dans sa
plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de
toutes ces journées et ces heures interminables pendant
lesquelles on avait parlé de mon âme, j’ai eu l’impression
que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais
le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à
travers tout l’espace des salles et des prétoires, pendant
que mon avocat continuait à parler, la trompette d’un
marchand de glace a résonné jusqu’à moi. J’ai été assailli
des souvenirs d’une vie qui ne m’appartenait plus, mais
où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de
mes joies : des odeurs d’été, le quartier que j’aimais, un
certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce
que je faisais d’inutile en ce lieu m’est alors remonté à la
gorge et je n’ai eu qu’une hâte, c’est qu’on en finisse et
que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C’est à peine
si j’ai entendu mon avocat s’écrier, pour finir, que les jurés
ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur
honnête perdu par une minute d’égarement, et demander
les circonstances atténuantes pour un crime dont je
traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le
remords éternel. La cour a suspendu l’audience et l’avocat
s’est assis d’un air épuisé. Mais ses collègues sont venus
vers lui pour lui serrer la main. J’ai entendu :
« Magnifique, mon cher. » L’un d’eux m’a même pris à
témoin : « Hein ? » m’a-t-il dit. J’ai acquiescé, mais mon
compliment n’était pas sincère, parce que j’étais trop
fatigué.
Pourtant, l’heure déclinait au-dehors et la chaleur était
moins forte. Aux quelques bruits de rue que j’entendais,
je devinais la douceur du soir. Nous étions là, tous, à
attendre. Et ce qu’ensemble nous attendions ne
concernait que moi. J’ai encore regardé la salle. Tout était
dans le même état que le premier jour. J’ai rencontré le
regard du journaliste à la veste grise et de la femme
automate. Cela m’a donné à penser que je n’avais pas
cherché Marie du regard pendant tout le procès. Je ne
l’avais pas oubliée, mais j’avais trop à faire. Je l’ai vue
entre Céleste et Raymond. Elle m’a fait un petit signe
comme si elle disait : « Enfin », et j’ai vu son visage un peu
anxieux qui souriait. Mais je sentais mon cœur fermé et je
n’ai même pas pu répondre à son sourire.
La cour est revenue. Très vite, on a lu aux jurés une
série de questions. J’ai entendu « coupable de
meurtre »… « préméditation »… « circonstances
atténuantes ». Les jurés sont sortis et l’on m’a emmené
dans la petite pièce où j’avais déjà attendu. Mon avocat
est venu me rejoindre : il était très volubile et m’a parlé
avec plus de confiance et de cordialité qu’il ne l’avait
jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m’en
tirerais avec quelques années de prison ou de bagne. Je
lui ai demandé s’il y avait des chances de cassation en cas
de jugement défavorable. Il m’a dit que non. Sa tactique
avait été de ne pas déposer de conclusions pour ne pas
indisposer le jury. Il m’a expliqué qu’on ne cassait pas un
jugement, comme cela, pour rien. Cela m’a paru évident
et je me suis rendu à ses raisons. À considérer froidement
la chose, c’était tout à fait naturel. Dans le cas contraire, il
y aurait trop de paperasses inutiles. « De toute façon, m’a
dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuadé que
l’issue sera favorable. »
Nous avons attendu très longtemps, près de trois
quarts d’heure, je crois. Au bout de ce temps, une
sonnerie a retenti. Mon avocat m’a quitté en disant : « Le
président du jury va lire les réponses. On ne vous fera
entrer que pour l’énoncé du jugement. » Des portes ont
claqué. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne
savais pas s’ils étaient proches ou éloignés. Puis j’ai
entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle.
Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box
s’est ouverte, c’est le silence de la salle qui est monté vers
moi, le silence, et cette singulière sensation que j’ai eue
lorsque j’ai constaté que le jeune journaliste avait
détourné ses yeux. Je n’ai pas regardé du côté de Marie.
Je n’en ai pas eu le temps parce que le président m’a dit
dans une forme bizarre que j’aurais la tête tranchée sur
une place publique au nom du peuple français. Il m’a
semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur
tous les visages. Je crois bien que c’était de la
considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi.
L’avocat a posé sa main sur mon poignet. Je ne pensais
plus à rien. Mais le président m’a demandé si je n’avais
rien à ajouter. J’ai réfléchi. J’ai dit : « Non. » C’est alors
qu’on m’a emmené.
V
Pour la troisième fois, j’ai refusé de recevoir
l’aumônier. Je n’ai rien à lui dire, je n’ai pas envie de
parler, je le verrai bien assez tôt. Ce qui m’intéresse en ce
moment, c’est d’échapper à la mécanique, de savoir si
l’inévitable peut avoir une issue. On m’a changé de cellule.
De celle-ci, lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne
vois que lui. Toutes mes journées se passent à regarder
sur son visage le déclin des couleurs qui conduit le jour à
la nuit. Couché, je passe les mains sous ma tête et
j’attends. Je ne sais combien de fois je me suis demandé
s’il y avait des exemples de condamnés à mort qui
eussent échappé au mécanisme implacable, disparu avant
l’exécution, rompu les cordons d’agents. Je me reprochais
alors de n’avoir pas prêté assez d’attention aux récits
d’exécution. On devrait toujours s’intéresser à ces
questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme
tout le monde, j’avais lu des comptes rendus dans les
journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages
spéciaux que je n’avais jamais eu la curiosité de consulter.
Là, peut-être, j’aurais trouvé des récits d’évasion. J’aurais
appris que dans un cas au moins la roue s’était arrêtée,
que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la
chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose.
Une fois ! Dans un sens, je crois que cela m’aurait suffi.
Mon cœur aurait fait le reste. Les journaux parlaient
souvent d’une dette qui était due à la société. Il fallait,
selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas à l’imagination.
Ce qui comptait, c’était une possibilité d’évasion, un saut
hors du rite implacable, une course à la folie qui offrît
toutes les chances de l’espoir. Naturellement, l’espoir,
c’était d’être abattu au coin d’une rue, en pleine course, et
d’une balle à la volée. Mais tout bien considéré, rien ne me
permettait ce luxe, tout me l’interdisait, la mécanique me
reprenait.
Malgré ma bonne volonté, je ne pouvais pas accepter
cette certitude insolente. Car enfin, il y avait une
disproportion ridicule entre le jugement qui l’avait fondée
et son déroulement imperturbable à partir du moment où
ce jugement avait été prononcé. Le fait que la sentence
avait été lue à vingt heures plutôt qu’à dix-sept, le fait
qu’elle aurait pu être tout autre, qu’elle avait été prise par
des hommes qui changent de linge, qu’elle avait été
portée au crédit d’une notion aussi imprécise que le
peuple français (ou allemand, ou chinois), il me semblait
bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle
décision. Pourtant, j’étais obligé de reconnaître que dès la
seconde où elle avait été prise, ses effets devenaient aussi
certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur tout le
long duquel j’écrasais mon corps.
Je me suis souvenu dans ces moments d’une histoire
que maman me racontait à propos de mon père. Je ne
l’avais pas connu. Tout ce que je connaissais de précis sur
cet homme, c’était peut-être ce que m’en disait alors
maman : il était allé voir exécuter un assassin. Il était
malade à l’idée d’y aller. Il l’avait fait cependant et au
retour il avait vomi une partie de la matinée. Mon père
me dégoûtait un peu alors. Maintenant je comprenais,
c’était si naturel. Comment n’avais-je pas vu que rien
n’était plus important qu’une exécution capitale et que, en
somme, c’était la seule chose vraiment intéressante pour
un homme ! Si jamais je sortais de cette prison, j’irais voir
toutes les exécutions capitales. J’avais tort, je crois, de
penser à cette possibilité. Car à l’idée de me voir libre par
un petit matin derrière un cordon d’agents, de l’autre côté
en quelque sorte, à l’idée d’être le spectateur qui vient
voir et qui pourra vomir après, un flot de joie
empoisonnée me montait au cœur. Mais ce n’était pas
raisonnable. J’avais tort de me laisser aller à ces
suppositions parce que, l’instant d’après, j’avais si
affreusement froid que je me recroquevillais sous ma
couverture. Je claquais des dents sans pouvoir me
retenir.
Mais, naturellement, on ne peut pas être toujours
raisonnable. D’autres fois, par exemple, je faisais des
projets de loi. Je réformais les pénalités. J’avais remarqué
que l’essentiel était de donner une chance au condamné.
Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des
choses. Ainsi, il me semblait qu’on pouvait trouver une
combinaison chimique dont l’absorption tuerait le patient
(je pensais : le patient) neuf fois sur dix. Lui le saurait,
c’était la condition. Car en réfléchissant bien, en
considérant les choses avec calme, je constatais que ce qui
était défectueux avec le couperet, c’est qu’il n’y avait
aucune chance, absolument aucune. Une fois pour toutes,
en somme, la mort du patient avait été décidée. C’était
une affaire classée, une combinaison bien arrêtée, un
accord entendu et sur lequel il n’était pas question de
revenir. Si le coup ratait, par extraordinaire, on
recommençait. Par suite, ce qu’il y avait d’ennuyeux, c’est
qu’il fallait que le condamné souhaitât le bon
fonctionnement de la machine. Je dis que c’est le côté
défectueux. Cela est vrai, dans un sens. Mais, dans un
autre sens, j’étais obligé de reconnaître que tout le secret
d’une bonne organisation était là. En somme, le condamné
était obligé de collaborer moralement. C’était son intérêt
que tout marchât sans accroc.
J’étais obligé de constater aussi que jusqu’ici j’avais eu
sur ces questions des idées qui n’étaient pas justes. J’ai
cru longtemps – et je ne sais pas pourquoi – que pour
aller à la guillotine, il fallait monter sur un échafaud,
gravir des marches. Je crois que c’était à cause de la
Révolution de 1789, je veux dire à cause de tout ce qu’on
m’avait appris ou fait voir sur ces questions. Mais un
matin, je me suis souvenu d’une photographie publiée par
les journaux à l’occasion d’une exécution retentissante. En
réalité, la machine était posée à même le sol, le plus
simplement du monde. Elle était beaucoup plus étroite
que je ne le pensais. C’était assez drôle que je ne m’en
fusse pas avisé plus tôt. Cette machine sur le cliché
m’avait frappé par son aspect d’ouvrage de précision, fini
et étincelant. On se fait toujours des idées exagérées de ce
qu’on ne connaît pas. Je devais constater au contraire que
tout était simple : la machine est au même niveau que
l’homme qui marche vers elle. Il la rejoint comme on
marche à la rencontre d’une personne. Cela aussi était
ennuyeux. La montée vers l’échafaud, l’ascension en plein
ciel, l’imagination pouvait s’y raccrocher. Tandis que, là
encore, la mécanique écrasait tout : on était tué
discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de
précision.
Il y avait aussi deux choses à quoi je réfléchissais tout
le temps : l’aube et mon pourvoi. Je me raisonnais
cependant et j’essayais de n’y plus penser. Je m’étendais,
je regardais le ciel, je m’efforçais de m’y intéresser. Il
devenait vert, c’était le soir. Je faisais encore un effort
pour détourner le cours de mes pensées. J’écoutais mon
cœur. Je ne pouvais imaginer que ce bruit qui
m’accompagnait depuis si longtemps pût jamais cesser. Je
n’ai jamais eu de véritable imagination. J’essayais
pourtant de me représenter une certaine seconde où le
battement de ce cœur ne se prolongerait plus dans ma
tête. Mais en vain. L’aube ou mon pourvoi étaient là. Je
finissais par me dire que le plus raisonnable était de ne
pas me contraindre.
C’est à l’aube qu’ils venaient, je le savais. En somme,
j’ai occupé mes nuits à attendre cette aube. Je n’ai jamais
aimé être surpris. Quand il m’arrive quelque chose, je
préfère être là. C’est pourquoi j’ai fini par ne plus dormir
qu’un peu dans mes journées et, tout le long de mes nuits,
j’ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre
du ciel. Le plus difficile, c’était l’heure douteuse où je
savais qu’ils opéraient d’habitude. Passé minuit,
j’attendais et je guettais. Jamais mon oreille n’avait perçu
tant de bruits, distingué de sons si ténus. Je peux dire,
d’ailleurs, que d’une certaine façon j’ai eu de la chance
pendant toute cette période, puisque je n’ai jamais
entendu de pas. Maman disait souvent qu’on n’est jamais
tout à fait malheureux. Je l’approuvais dans ma prison,
quand le ciel se colorait et qu’un nouveau jour glissait
dans ma cellule. Parce qu’aussi bien, j’aurais pu entendre
des pas et mon cœur aurait pu éclater. Même si le
moindre glissement me jetait à la porte, même si, l’oreille
collée au bois, j’attendais éperdument jusqu’à ce que
j’entende ma propre respiration, effrayé de la trouver
rauque et si pareille au râle d’un chien, au bout du compte
mon cœur n’éclatait pas et j’avais encore gagné vingtquatre heures.
Pendant tout le jour, il y avait mon pourvoi. Je crois
que j’ai tiré le meilleur parti de cette idée. Je calculais mes
effets et j’obtenais de mes réflexions le meilleur
rendement. Je prenais toujours la plus mauvaise
supposition : mon pourvoi était rejeté. « Eh bien, je
mourrai donc. » Plus tôt que d’autres, c’était évident.
Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine
d’être vécue. Dans le fond, je n’ignorais pas que mourir à
trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque,
naturellement, dans les deux cas, d’autres hommes et
d’autres femmes vivront, et cela pendant des milliers
d’années. Rien n’était plus clair, en somme. C’était
toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans
vingt ans. À ce moment, ce qui me gênait un peu dans
mon raisonnement, c’était ce bond terrible que je sentais
en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je
n’avais qu’à l’étouffer en imaginant ce que seraient mes
pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même
en venir là. Du moment qu’on meurt, comment et quand,
cela n’importe pas, c’était évident. Donc (et le difficile
c’était de ne pas perdre de vue tout ce que ce « donc »
représentait de raisonnements), donc, je devais accepter
le rejet de mon pourvoi.
À ce moment, à ce moment seulement, j’avais pour
ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la
permission d’aborder la deuxième hypothèse : j’étais
gracié. L’ennuyeux, c’est qu’il fallait rendre moins
fougueux cet élan du sang et du corps qui me piquait les
yeux d’une joie insensée. Il fallait que je m’applique à
réduire ce cri, à le raisonner. Il fallait que je sois naturel
même dans cette hypothèse, pour rendre plus plausible
ma résignation dans la première. Quand j’avais réussi,
j’avais gagné une heure de calme. Cela, tout de même,
était à considérer.
C’est à un semblable moment que j’ai refusé une fois
de plus de recevoir l’aumônier. J’étais étendu et je
devinais l’approche du soir d’été à une certaine blondeur
du ciel. Je venais de rejeter mon pourvoi et je pouvais
sentir les ondes de mon sang circuler régulièrement en
moi. Je n’avais pas besoin de voir l’aumônier. Pour la
première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à Marie. Il
y avait de longs jours qu’elle ne m’écrivait plus. Ce soir-là,
j’ai réfléchi et je me suis dit qu’elle s’était peut-être
fatiguée d’être la maîtresse d’un condamné à mort. L’idée
m’est venue aussi qu’elle était peut-être malade ou
morte. C’était dans l’ordre des choses. Comment l’auraisje su puisqu’en dehors de nos deux corps maintenant
séparés, rien ne nous liait et ne nous rappelait l’un à
l’autre. À partir de ce moment, d’ailleurs, le souvenir de
Marie m’aurait été indifférent. Morte, elle ne
m’intéressait plus. Je trouvais cela normal comme je
comprenais très bien que les gens m’oublient après ma
mort. Ils n’avaient plus rien à faire avec moi. Je ne
pouvais même pas dire que cela était dur à penser.
C’est à ce moment précis que l’aumônier est entré.
Quand je l’ai vu, j’ai eu un petit tremblement. Il s’en est
aperçu et m’a dit de ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu’il
venait d’habitude à un autre moment. Il m’a répondu que
c’était une visite tout amicale qui n’avait rien à voir avec
mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s’est assis sur ma
couchette et m’a invité à me mettre près de lui. J’ai
refusé. Je lui trouvais tout de même un air très doux.
Il est resté un moment assis, les avant-bras sur les
genoux, la tête baissée, à regarder ses mains. Elles étaient
fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes
agiles. Il les a frottées lentement l’une contre l’autre. Puis
il est resté ainsi, la tête toujours baissée, pendant si
longtemps que j’ai eu l’impression, un instant, que je
l’avais oublié.
Mais il a relevé brusquement la tête et m’a regardé en
face : « Pourquoi, m’a-t-il dit, refusez-vous mes
visites ? » J’ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a
voulu savoir si j’en étais bien sûr et j’ai dit que je n’avais
pas à me le demander : cela me paraissait une question
sans importance. Il s’est alors renversé en arrière et s’est
adossé au mur, les mains à plat sur les cuisses. Presque
sans avoir l’air de me parler, il a observé qu’on se croyait
sûr, quelquefois, et, en réalité, on ne l’était pas. Je ne
disais rien. Il m’a regardé et m’a interrogé : « Qu’en
pensez-vous ? » J’ai répondu que c’était possible. En tout
cas, je n’étais peut-être pas sûr de ce qui m’intéressait
réellement, mais j’étais tout à fait sûr de ce qui ne
m’intéressait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne
m’intéressait pas.
Il a détourné les yeux et, toujours sans changer de
position, m’a demandé si je ne parlais pas ainsi par excès
de désespoir. Je lui ai expliqué que je n’étais pas
désespéré. J’avais seulement peur, c’était bien naturel.
« Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que
j’ai connus dans votre cas se retournaient vers lui. » J’ai
reconnu que c’était leur droit. Cela prouvait aussi qu’ils en
avaient le temps. Quant à moi, je ne voulais pas qu’on
m’aidât et justement le temps me manquait pour
m’intéresser à ce qui ne m’intéressait pas.
À ce moment, ses mains ont eu un geste d’agacement,
mais il s’est redressé et a arrangé les plis de sa robe.
Quand il a eu fini, il s’est adressé à moi en m’appelant
« mon ami » : s’il me parlait ainsi ce n’était pas parce que
j’étais condamné à mort ; à son avis, nous étions tous
condamnés à mort. Mais je l’ai interrompu en lui disant
que ce n’était pas la même chose et que, d’ailleurs, ce ne
pouvait être, en aucun cas, une consolation. « Certes, a-til approuvé. Mais vous mourrez plus tard si vous ne
mourez pas aujourd’hui. La même question se posera
alors. Comment aborderez-vous cette terrible
épreuve ? » J’ai répondu que je l’aborderais exactement
comme je l’abordais en ce moment.
Il s’est levé à ce mot et m’a regardé droit dans les
yeux. C’est un jeu que je connaissais bien. Je m’en
amusais souvent avec Emmanuel ou Céleste et, en
général, ils détournaient leurs yeux. L’aumônier aussi
connaissait bien ce jeu, je l’ai tout de suite compris : son
regard ne tremblait pas. Et sa voix non plus n’a pas
tremblé quand il m’a dit : « N’avez-vous donc aucun
espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir
tout entier ? – Oui », ai-je répondu.
Alors, il a baissé la tête et s’est rassis. Il m’a dit qu’il
me plaignait. Il jugeait cela impossible à supporter pour
un homme. Moi, j’ai seulement senti qu’il commençait à
m’ennuyer. Je me suis détourné à mon tour et je suis allé
sous la lucarne. Je m’appuyais de l’épaule contre le mur.
Sans bien le suivre, j’ai entendu qu’il recommençait à
m’interroger. Il parlait d’une voix inquiète et pressante.
J’ai compris qu’il était ému et je l’ai mieux écouté.
Il me disait sa certitude que mon pourvoi serait
accepté, mais je portais le poids d’un péché dont il fallait
me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n’était
rien et la justice de Dieu tout. J’ai remarqué que c’était la
première qui m’avait condamné. Il m’a répondu qu’elle
n’avait pas, pour autant, lavé mon péché. Je lui ai dit que
je ne savais pas ce qu’était un péché. On m’avait
seulement appris que j’étais un coupable. J’étais coupable,
je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. À ce
moment, il s’est levé à nouveau et j’ai pensé que dans
cette cellule si étroite, s’il voulait remuer, il n’avait pas le
choix. Il fallait s’asseoir ou se lever.
J’avais les yeux fixés au sol. Il a fait un pas vers moi et
s’est arrêté, comme s’il n’osait avancer. Il regardait le ciel
à travers les barreaux. « Vous vous trompez, mon fils,
m’a-t-il dit, on pourrait vous demander plus. On vous le
demandera peut-être. – Et quoi donc ? – On pourrait
vous demander de voir. – Voir quoi ? »
Le prêtre a regardé tout autour de lui et il a répondu
d’une voix que j’ai trouvée soudain très lasse : « Toutes
ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais
regardées sans angoisse. Mais, du fond du cœur, je sais
que les plus misérables d’entre vous ont vu sortir de leur
obscurité un visage divin. C’est ce visage qu’on vous
demande de voir. »
Je me suis un peu animé. J’ai dit qu’il y avait des mois
que je regardais ces murailles. Il n’y avait rien ni
personne que je connusse mieux au monde. Peut-être, il y
a bien longtemps, y avais-je cherché un visage. Mais ce
visage avait la couleur du soleil et la flamme du désir :
c’était celui de Marie. Je l’avais cherché en vain.
Maintenant, c’était fini. Et dans tous les cas, je n’avais rien
vu surgir de cette sueur de pierre.
L’aumônier m’a regardé avec une sorte de tristesse.
J’étais maintenant complètement adossé à la muraille et
le jour me coulait sur le front. Il a dit quelques mots que je
n’ai pas entendus et m’a demandé très vite si je lui
permettais de m’embrasser : « Non », ai-je répondu. Il
s’est retourné et a marché vers le mur sur lequel il a
passé sa main lentement : « Aimez-vous donc cette terre
à ce point ? » a-t-il murmuré. Je n’ai rien répondu.
Il est resté assez longtemps détourné. Sa présence me
pesait et m’agaçait. J’allais lui dire de partir, de me
laisser, quand il s’est écrié tout d’un coup avec une sorte
d’éclat, en se retournant vers moi : « Non, je ne peux pas
vous croire. Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter
une autre vie. » Je lui ai répondu que naturellement, mais
cela n’avait pas plus d’importance que de souhaiter d’être
riche, de nager très vite ou d’avoir une bouche mieux
faite. C’était du même ordre. Mais lui m’a arrêté et il
voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je
lui ai crié : « Une vie où je pourrais me souvenir de celleci », et aussitôt je lui ai dit que j’en avais assez. Il voulait
encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui
et j’ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu’il me
restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec
Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant
pourquoi je l’appelais « monsieur » et non pas « mon
père ». Cela m’a énervé et je lui ai répondu qu’il n’était
pas mon père : il était avec les autres.
« Non, mon fils, a-t-il dit en mettant la main sur mon
épaule. Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le
savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai
pour vous. »
Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a
crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai
insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le
collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de
mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de
colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant,
aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il
n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme
un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais
j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma
vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que
cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle
me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais
toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu
vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait
cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait
cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu
pendant tout le temps cette minute et cette petite aube
où je serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je
savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond
de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que
j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à
travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce
souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me
proposait alors dans les années pas plus réelles que je
vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour
d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on
choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait
m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés
qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il
donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des
privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour.
Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de
meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à
l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait
autant que sa femme. La petite femme automatique était
aussi coupable que la Parisienne que Masson avait
épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse.
Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que
Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie
donnât aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ?
Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon
avenir… J’étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on
m’arrachait l’aumônier des mains et les gardiens me
menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et m’a regardé
un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes.
Il s’est détourné et il a disparu.
Lui parti, j’ai retrouvé le calme. J’étais épuisé et je me
suis jeté sur ma couchette. Je crois que j’ai dormi parce
que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des
bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de
nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La
merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi
comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit,
des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour
un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent.
Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à
maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin
d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait
joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet
asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme une
trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y
sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne
n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis
senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère
m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit
chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la
première fois à la tendre indifférence du monde. De
l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que
j’avais été heureux, et que je l’étais encore. Pour que tout
soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me
restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le
jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris
de haine.
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—
Janvier 2011
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