Faux bruits, rumeurs et fake news
Philippe Bourdin (dir.)
DOI : 10.4000/books.cths.15395
Éditeur : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques
Année d’édition : 2021
Date de mise en ligne : 29 juin 2021
Collection : Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques
EAN électronique : 9782735509287
http://books.openedition.org
Référence électronique
BOURDIN, Philippe (dir.). Faux bruits, rumeurs et fake news. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions
du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2021 (généré le 01 juillet 2021). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/cths/15395>. ISBN : 9782735509287. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.cths.15395.
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© Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2021
Conditions d’utilisation :
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1
Si volatils soient-ils, impossibles à rassembler derrière un terme générique, faux bruits, rumeurs
et fake news méritent d’être étudiés pour ce qu’ils disent de l’état de nos sociétés et de leurs
inégalités. Autant que la diachronie nous incite à parier sur des continuités dans l’humanité,
plutôt que sur des ruptures construites de toutes pièces par des entreprises médiatiques
abondant le courant alternatif des actualités et trouvant ennuyeuses les bonnes nouvelles,
l’analyse rétrospective, comme en témoignent les contributions réunies dans ce recueil, se veut
simplement un encouragement à la réflexion critique.
Le Congrès national des sociétés historiques et scientifiques rassemble chaque année
universitaires, membres de sociétés savantes et jeunes chercheurs. Ce recueil est issu de travaux
présentés lors du 144e Congrès sur le thème « Le réel et le virtuel ».
PHILIPPE BOURDIN
Professeur d’Histoire moderne, Université Clermont-Auvergne, Institut universitaire de
France, Centre d’Histoire « Espaces et Cultures »
2
SOMMAIRE
Introduction
Philippe Bourdin
La Grande Peur de 1789 : réflexions autour de l’identification de la panique à la révolution
paysanne
Henri Vignolles
Georges Lefebvre : le complot aristocratique et la phase violente de la Grande Peur
La critique du « complot aristocratique »
La Grande Peur et la rumeur : des problèmes populaires ?
Les fausses nouvelles et leurs conséquences en Révolution : le cas des massacres de
septembre 1792 en province
Côme Simien
Un enchevêtrement rumoral
Des rumeurs descriptives et prescriptives
Des rumeurs cloisonnées et toujours en lien avec le réel
Le fédéralisme girondin : une fausse nouvelle à la vie dure
Anne de Mathan
Aux sources d’une fausse nouvelle
Des mots qui tuent
Le psittacisme des discours politiques
« La peste est parmi eux » : contagions et guerre civile dans l’Ouest de la France (1793-1796)
Anne Rolland-Boulestreau
À la source de la rumeur
Le succès d’une métaphore
Contrer la rumeur
La théâtralité révolutionnaire des fausses nouvelles
Philippe Bourdin
Jeux de salon, recours aux antiques
Le souvenir de Calas
Les affres de la suspicion
Les rumeurs dans l’espace public au commencement de la Restauration (1814-1816)
François Ploux
En régime d’incertitude
Peurs et rancœurs
Rumeur et charisme napoléonien
« Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons » : anatomie d’une légende ( XIXeXXe siècles)
Stéphane Le Bras
Le « vin hygiénique » : naissance et diffusion primitive d’un concept (années 1820-années 1860)
Le « vin hygiénique » et Pasteur : ressorts d’une instrumentalisation (années 1870-années 1930)
3
NOTE DE L’ÉDITEUR
Les articles de cet ouvrage ont été validés par le comité de lecture des Éditions du
Comité des travaux historiques et scientifiques dans le cadre de la publication des actes
du 144e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques tenu à Marseille en
2019.
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Introduction
Philippe Bourdin
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Les années 2020 seraient-elles définitivement placées sous la menace des fake news, ces
nouvelles falsifiées dans l’intention de nuire qui nourrissent désormais les analyses des
historiens et des sociologues1 ? Il n’a guère été de jour sans que ces deux mots n’aient
été éructés depuis le très officiel bully pulpit, le pupitre solennel de la Maison Blanche,
ou dans les tweets rageurs du 45ème président des États-Unis, cherchant à décrédibiliser
un organisme d’information ou un acteur institutionnel qui lui paraissait menaçant.
Ainsi furent voués aux gémonies CNN, le Washington Post ou le New York Times, le
procureur Robert Mueller enquêtant sur l’influence russe lors des présidentielles de
2016. Mal élu, mais ayant fait campagne sur le rejet et la violation systématique des
codes politiques, associant à sa cause victimaire les supposés laissés pour compte des
élites de la côte est, Donald Trump ne manqua pourtant pas de rendre lui-même
insalubre son espace communicationnel. Héros adolescent de ses propres dime novels, il
réécrivit sa geste depuis son élection marquée par l’ombre de Vladimir Poutine (elle
n’était absente ni de la dernière campagne présidentielle française ni de la campagne
anglaise en faveur du Brexit), et sa décevante cérémonie d’investiture. Il fut celui qui
punit ou qui soigna, rédempteur et consolateur à l’égal du Créateur qu’il ne manqua pas
d’invoquer. La COVID-19 lui permit de susurrer de précieux conseils prophylactiques à
ceux, heureusement peu nombreux, auxquels une rasade d’eau de Javel et une
exposition aux rayons du soleil apparaissaient comme autant de promesses de
guérison. L’attente des miracles, il est vrai, a toujours été favorisée par ces maux
brutaux auxquels est confrontée toute société, qui ne sait compter avec le temps
nécessaire et incertain de la science – « dure » ou pas, celle-ci reste toujours humaine,
fragile et éventuellement détournée par les lobbies, les marchands du temple 2. Dans la
concurrence des États, des laboratoires, des carrières, de l’exposition médiatique,
peuvent ainsi apparaître de faux druides bardés de la reconnaissance universitaire, et
faisant mine, à l’orée d’une carrière couronnée et dotée de tous les moyens publics, de
jouer les francs-tireurs au nom du gouvernement des meilleurs. La France ne manque
pas d’orner régulièrement ses écrans de ces messies d’un jour, soucieux de leur
incarnation physique, sans que la parole contradictoire issue de leurs rangs serrés ne
rassure quiconque et n’élève la perception du savoir.
5
2
Le bouton de fièvre défigurant l’oncle Sam n’est donc qu’un des signes cliniques, le plus
visible, des prurits démangeant de tout temps les régimes autoritaires – et ils ne
manquent pas sur tous les continents –, mais aussi des tentations communicantes ou
censoriales qui affectent un peu partout dans le monde les démocraties. Faute de projet
mobilisateur à long terme, malmenés par des élections intermédiaires peu
mobilisatrices, tétanisés par les accidents économiques ou pandémiques, leurs
dirigeants s’enferrent dans l’immédiat, courent après les réseaux sociaux qui occupent
l’empire du vide. Le communautarisme, le complotisme, le négationnisme que ces
derniers encouragent, l’individualisme qu’ils portent au pinacle, chacun soignant son
ego et ses égaux pour confirmer et affirmer sa vérité et surtout ses préjugés,
malmènent un universalisme fondé sur la raison, sur des valeurs et des droits
majoritairement admis, à défaut d’être toujours et partout partagés. Ce gigantesque
café du commerce, qui dispute de tout et tranche sur tout, donnant le ton de telle ou
telle manifestation publique prétendument spontanée, s’abreuve d’avis d’experts
parfois autoproclamés, gratifiés de titres ronflants qu’aucune institution n’a jamais
validée, de direction ou de présidence de sociétés de conseil créées dans le feu de
l’événement et bien pauvres en agents. Avancerions-nous inexorablement vers la
société totalitaire imaginée avec effroi par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes :
l’être humain n’y serait plus qu’un parfait consommateur de masse, incapable de
penser par lui-même et donc de vivre librement ; traumatisés par des sirènes hurlantes
à chaque fois qu’ils s’approchent des livres, les enfants seraient détournés de recourir
aux outils capables de remettre en question des certitudes trop établies ?
3
Des contre-feux sont allumés. L’école contribue à l’éducation aux médias, à leurs modes
d’écriture et de construction de l’information ; elle peut compter en France sur l’appui
de la Bibliothèque nationale, qui, en 2019, a coorganisé avec l’Institut national de
l’Audiovisuel un colloque et une exposition sur le thème des « fausses nouvelles ».
Certaines messageries en ligne se préoccupent de la circulation des fake news. WhatsApp,
messagerie instantanée filiale de Facebook, a annoncé en janvier 2019 qu’elle allait
limiter le partage de messages « à cinq personnes ou groupes de personnes à la fois » –
auparavant, un utilisateur pouvait partager un message jusqu’à vingt fois. C’est là
l’extension d’une mesure déjà mise en place en Inde depuis juillet 2018, pays où se
connectent 200 millions d’utilisateurs actifs mensuels et où le gouvernement avait
sévèrement critiqué les conséquences des bruits sur la toile (25 meurtres au moins en
un an).
4
Presse et télévision doivent affronter la méfiance montante de leur lectorat et de leurs
auditeurs, et la déshérence qui s’ensuit, que prouvent l’une après l’autre les enquêtes
de Viavoice. Ils répondent par la force de certains reportages, des révélations qui
égratignent les pouvoirs, parfois fruits d’associations internationales de journalistes
(ainsi des Panama papers, portés à la connaissance du public par un consortium de
378 journalistes, issus de 77 pays : l’International Consortium of Investigative
Journalists). Mais Cash Investigation, Envoyé spécial, sur France Télévisions, les enquêtes
de Mediapart, du Canard enchaîné, du Monde, etc., ne sont pas eux-mêmes à l’abri
d’erreurs, d’approximations. Certaines publications proposent de contrôler les sources,
ou de remonter aux origines d’une information ou d’une déclaration pour repérer les
fake news ; d’autres ressources accessibles sur Internet valident les sites sérieux et
informent les lecteurs sur les plus suspects : les décodeurs du Monde ou de Libération,
Newschecker, Décodex, etc. Ces outils sont très présents aux États-Unis, où les propos
6
présidentiels sont régulièrement vérifiés par les pages Internet du Washington Post, de
Politifact ou de Snopes.com. L’absence de moyens humains et techniques suffisants
empêche cependant souvent les journalistes d’accomplir cette mission ; par définition,
ils sont de toute façon toujours en retard sur le mensonge qu’ils cherchent à repousser
comme Sisyphe son rocher. Or les algorithmes relaient n’importe quelle information,
des élucubrations sur les attentats du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de
New York à celles sur l’assassinat des talents de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. L’Asie a
créé ses fermes à clics qui fabriquent des fake news à la chaîne et de faux comptes
twitter. Les sites extrémistes, qui en ont bien compris l’usage politique, surfent sur
cette situation, parlant de « réinformation » pour proposer des informations
« alternatives » aux médias traditionnels : Breitbart, Infowars aux États-Unis, Soral,
Wikistrike ou Média-presse-info en France, sites parfois adoubés par des leaders
populistes, comme Bolsonaro au Brésil.
5
Reste un espace étroit pour la loi, avec le risque qu’elle soit confisquée par un pouvoir
ou mise au service d’une vérité unique. Les faux bruits, avec ce qu’ils recèlent de mise
en cause, de fragilisation, et autant que l’anonymat de bien de leurs auteurs le
permettent, ont depuis longtemps valu sanction, excommunication ou censure : le
concile de Latran IV, en 1215, les dénonce comme un « péché de langue » ; les cours de
justice anglaises du XIVe siècle les considèrent comme une subversion troublant l’ordre
public. Les mots ne sont pas encore fixés dans leur acception actuelle, plus englobante :
celui de « bruit » apparaît en ancien français au XIIe siècle, pour désigner une émission
de son confuse et inorganisée ; au début du XIIIe siècle, celui de « rumeur » évoque
d’abord un bruit retentissant, une annonce informelle dont la source est indéterminée,
avant d’exprimer ce qui ressort du jugement public, de l’opinion collective, de la
renommée ; quant à la « nouvelle », elle est assimilée à une information précise,
réfléchie, ordonnée, mais dont l’origine et la véracité demeurent incertaines 3. Le
recours au législatif continue de tenter les politiques, quoiqu’ils ne soient pas dupes de
la possibilité de son application : la question de la responsabilité des sites hébergeurs,
les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), demeure par exemple entière, et ce bien
au-delà de leurs devoirs fiscaux. Aux États-Unis, le Premier amendement installe la
presse comme quatrième pouvoir – ce que, par exemple, l’affaire du Watergate a
démontré –, et protège toutes les formes de discours, même les plus extrêmes, à la seule
condition qu’il n’y ait pas d’incitation directe à la violence. La jurisprudence de la Cour
suprême, notamment dans l’arrêt New York Times v. Sullivan de 1964, précise que pour
établir la diffamation, il faut pouvoir prouver qu’un organe de presse a, au moment de
la diffusion de l’information, connaissance de son caractère fallacieux ou erroné et que
la publication est faite « dans l’intention de nuire ». Certains discours minoritaires et
éminemment contestables (créationnistes, climatosceptiques, suprémacistes, platistes,
etc.) sont de fait mis sur un pied d’égalité avec d’autres, plus classiques et corroborés
par la science. En France, la loi sur la liberté et les délits de la presse de 1881, toujours
en vigueur, punit d’une lourde amende les fausses nouvelles. Mais en juillet 2018, suite
aux dérives constatées lors de l’élection présidentielle, l’Assemblée nationale éprouve
le besoin de la préciser ; elle adopte donc deux textes législatifs contre la manipulation
de l’information en périodes électorales, et instaure une plus grande surveillance des
réseaux sociaux et des médias sous l’influence d’un État étranger. Depuis, les fake news
sont partout entrées plus que jamais dans l’arsenal politique des pouvoirs en place et de
leurs adversaires, ou au service d’intérêts idéologiques, religieux, économiques. Mais
leur part dans l’histoire est bien plus ancienne que l’actualité ne le laisse croire, et leurs
7
vecteurs parfois moins technicisés que la toile efflorescente : des rumeurs que colporte
la rue, on fait « Radio coiffeur », « Radio couloir », « Radio Treichville » à Abidjan,
« Radio briqueterie » à Yaoundé…
6
Car cette mémoire immatérielle de l’humanité s’est d’abord construite sur une vaste et
longue culture orale, quand bien même les élites intellectuelles ont depuis longtemps
théorisé sur l’art de la manipulation. Dès le VIe siècle avant notre ère, le général et
stratège chinois Sun Tzu n’explique-t-il pas dans l’Art de la guerre toute l’importance de
la tromperie et de la duperie dans la conduite d’un conflit, insistant notamment sur la
nécessité de trouver un compromis entre vérité et mensonge afin de rendre les fausses
nouvelles les plus crédibles et efficaces possible ? Pour ce faire, il faut bien calibrer son
objectif, et notamment les personnes-cibles, en jouant sur le couple affect-intellect. Ce
sont ces ressorts qui sont exploités au Ier siècle pour justifier les persécutions romaines
envers les Chrétiens. Ces derniers, qui se marient entre « frères et sœurs » et qui
mangent « le corps du Christ » lors de l’eucharistie, sont accusés d’inceste et de
cannibalisme. Cette monstruosité est aussi ce que retiennent les récits puritains des
Amérindiens au XVIIe siècle, peuples ignorés de la Bible et aussitôt comparés à des
animaux, à des anthropophages, aux serviteurs de Satan. Depuis que l’humanité fait
société, la circulation des bruits est consubstantielle à un monde où l’ouïe l’emporte sur
la vue, où les sons sont beaucoup plus signifiants que de nos jours, rythmant le
quotidien laborieux, religieux, politique et militaire, des cris aux chants des métiers, du
tocsin au glas, des modulations du sifflet des ruraux à la simple cloche attachée aux
animaux d’élevage. Les marchés, les files d’attente devant les boutiques, les tavernes, le
lavoir, sont les premiers espaces de circulation des « on dit ». Dans le dernier espace,
exclusivement féminin, commencent dans le Sud-Ouest français les mauvaises
réputations, les colères, les bagarres, qui très vite peuvent mettre en branle les
parentèles, les clientèles, les clans, des villages entiers contre d’autres, à peine apaisés
par le jeu de la soule4. Les échos du monde extérieur parviennent par la chanson, genre
privilégié de la diffusion d’une information, que vend le colporteur. Se font et se défont
par son biais la légende des héros populaires, de la poule au pot qu’Henri IV prétendrait
offrir à son peuple aux bandits d’honneur – Cartouche en France sous la Régence,
Jonathan Wild dans le Londres de la même époque, les frères James dans l’Amérique des
années 1880, avant Bonnie Parker et Clyde Barrow dans celle des années 1930. Nul n’est
épargné par le bruit, jusqu’aux monarques absolus : fausses morts de Louis XIV 5 ;
enlèvements d’enfants et de jeunes blondes nubiles imputés à « l’ogre » Louis XV 6 ;
réincarnation en Russie de Pierre III, assassiné sur ordre de Catherine II, en dix
prétendants différents, dont Pougatchev, qui, à ce titre, prend la tête de la grande
révolte paysanne de 1773-1774 ; etc. La période plus contemporaine n’est pas exempte
de ces croyances en la résurrection : parce que d’aucuns prétendent qu’Hitler ne se
serait pas suicidé dans son bunker, mais qu’il aurait rejoint les communautés nazies
accueillies en Amérique latine, le FBI mène l’enquête jusqu’en 1956…
7
L’invention de la presse, la diffusion exponentielle de l’imprimé, la naissance d’une
opinion publique dans l’Europe de la période moderne accélèrent la diffusion de
l’information en général, et de la fausse en particulier. Elle s’arrange d’une contestation
parlementaire qui fragilise la monarchie française par ses pamphlets, ses libelles, ses
affiches, en un moment où les académies, les salons, les loges, les correspondances
facilitent les échanges. Les libellistes sont autant des maîtres chanteurs, des agitateurs
de tout poil, mercenaires de plume ou têtes brûlées grandissant ou disparaissant dans
8
la provocation et le voyeurisme. Ils prétendent donner à leurs suiveurs la clef des
secrets liés au pouvoir personnel, et, révélant les prétendus vices cachés des puissants,
diffament à volo. Le lieutenant général de police de Paris, Lenoir (1774-1775, puis
1776-1785), prend très au sérieux cette prose, qu’il considère comme désormais
inhérente au système politique de l’Ancien Régime. Elle est par exemple l’une des
traductions du conflit politique et personnel qui oppose des principaux ministres
comme Necker et Calonne, et amuse fort l’intrigant Maurepas, jusqu’au moment où les
thèmes de l’impuissance de Louis XVI ou des infidélités de Marie-Antoinette (Les Amours
de Charlot et Toinette) le décident à sévir. Mais les efforts se concentrent essentiellement
sur les échelons les plus bas de la chaîne de production et de diffusion sous le manteau,
n’atteignant pas les inspirateurs des bruits, souvent hautement protégés 7.
8
Une jeune génération d’avocats nourrit un genre à succès : les nouvelles à la main.
Prenant à témoin un public attiré par quelques retentissants procès, leur rhétorique
tend naturellement à être manichéenne. Dans la mesure où son objet est de faire
ressortir l’innocence d’une partie, par opposition à la culpabilité de l’autre, les
personnages de leur récit reconstitué sont présentés sans nuances, comme autant de
stéréotypes sociaux : l’aristocrate ou l’ecclésiastique débauché, l’héroïne virginale ou la
femme publique, l’homme sensible harcelé par ses ennemis, s’inscrivent plus fortement
que jamais dans « l’imaginaire social » des Français et des Françaises de la fin de
l’Ancien Régime8. Les avocats, que la Révolution portera nombreux dans les Assemblées
et les nouvelles administrations, en appellent de plus en plus ouvertement à leurs
lecteurs pour qu’ils se prononcent, en juges et en témoins, en « tribunal de la nation »
(juge suprême en lieu et place du roi) sur la vérité et le bien-fondé d’une affaire donnée,
abordant souvent dans les dernières pages de leurs factums la grande question du
contrat social, de la régénération politique, de l’égalité devant la loi, d’un idéal
démocratique en lieu et place de la tyrannie9. Des affaires marquant durablement la
mémoire collective les ont mobilisés, qui rappellent combien la justice elle-même peut
condamner sur des preuves falsifiées : pour Calas, Sirven ou le chevalier de la Barre
dans les années 1760, souvenons-nous des combats de Voltaire, appuyé sur un groupe
de juristes mené par Élie de Beaumont, avocat au Parlement de Paris, et prenant à
témoin le grand public.
9
La démultiplication des feuilles, qu’autorise la liberté de presse proclamée par la
Révolution française, sert encore de porte-voix à nombre d’hommes de loi qui se font
journalistes. Pour la seule année 1789, 140 journaux nouveaux paraissent à Paris, 44 en
province, souvent éphémères, écrits, imprimés et diffusés à la criée, par placardage, par
abonnement, par un seul et même homme. Ils comptent dans la naissance et
l’amplification des peurs, dans l’été 1789 comme en septembre 1792 10, car leurs
promoteurs se montrent peu soucieux de vérifier leurs sources, ou impuissants à le
faire : ils colportent le vocabulaire dépréciatif né des événements et de la suspicion,
destiné à confondre l’adversaire politique et social (« l’aristocrate », le « fédéraliste 11 »,
le « brigand », etc.). La guerre des mots use de tous les supports, et le théâtre, alors si
couru et depuis toujours habitué aux apparences et au travestissement, joue un
important rôle ancillaire12. La vérité défendue est d’abord celle du pamphlétaire, du
libelliste, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. À gauche, le Père Duchesne de
Jacques-René Hébert fait primer une langue orale et argotique, qui se veut
emblématique de la culture populaire et d’un combat politique sans concession,
dénonciateur et manichéen. Sa prose recourt volontiers au monde animal, à la
tératologie, à la scatologie, à l’anticléricalisme, à la calomnie – fondée sur une supposée
9
corruption par le pouvoir, les réseaux de sociabilité, l’argent, la nourriture ou le sexe.
À droite, un ton semblablement accusateur, polémique, agressif, prévaut chez Du Rozoi
ou Rivarol, acharnés contre Lafayette, Robespierre, Théroigne de Méricourt, etc. Entre
les deux, la même obsession dénonciatrice existe chez Camille Desmoulins, auteur des
Révolutions de France et de Brabant et du Vieux Cordelier, ou chez le girondin Carra, à la
tête des Annales patriotiques et littéraires. Ce dernier distingue parmi les journalistes
entre le bon grain et l’ivraie (les « aristocratico-royalistes »), abuse du complotisme, de
la suspicion portée contre les personnes publiques, fondée tantôt sur ses propres
convictions intimes, tantôt sur la recherche de preuves, souvent sur les peurs
collectives, les rumeurs, entretenues par les dangers pressentis. Le risque assumé est de
devoir reconnaître et corriger ses erreurs, non sous la pression de la justice, mais à la
demande des intéressés, et d’être frappé à son tour par de semblables outrances – elles
le conduisent à la guillotine à l’automne 179313.
10
Il n’est guère étonnant de constater la part écrasante de la Révolution et de la
Restauration14 françaises dans les contributions qui suivent. L’idée d’une fin du monde,
propice à toutes les élucubrations millénaristes, accompagne les bouleversements qui
ébranlent les pouvoirs en place et les incertitudes qui s’ensuivent. Les révolutionnaires
français de 1789, conscients d’écrire l’histoire15, aspirent certes, comme Robespierre, à
voir « l’aurore de la félicité universelle ». Cela n’épargne d’aucune projection
eschatologique : Chaumette, procureur de la Commune de Paris en 1792-93, pousse la
Convention à voter au plus vite la mort du roi, dans laquelle il voit le gage des victoires
militaires et des récoltes abondantes. Les théoriciens royalistes, comme de Maistre,
Bonald ou Barruel, encore ignorants de la parenthèse impériale dont se revendiquera
toute une génération, pensent que Dieu envoie sur terre une punition aux hommes qui
prétendent faire la loi à sa place, et que du feu satanique qui brûle, selon eux, la France,
naîtront un trône et un autel restaurés et plus forts que jamais. Entre espoirs et réalité,
il y a un présent qui résiste, des mémoires à l’œuvre, et l’espace pour tous les faux
bruits, toutes les vaines attentes, une explosion d’autant plus diffuse quand
l’information a longtemps été corsetée – comme s’y est employé le Premier Empire.
11
À la rupture institutionnelle peut s’ajouter une crise de subsistances, propice aux
soupçons d’un « complot de famine » : déjà éprouvé lors de la « guerre des farines », qui
soulève un large Bassin parisien en 1775 contre les « accapareurs » et les « affameurs »,
le thème rebondit à l’heure de la Grande Peur de juillet-août 1789 et inscrit
durablement ces accusations dans le vocabulaire de la suspicion. Mais la fausse
nouvelle est tout autant un moteur de l’économie, servi par des affairistes sans
scrupules, avides de profits rapides – des billets de confiance de John Law sous la
Régence aux fluctuations malveillantes des actuels cours des Bourses internationales
(dues, par exemple, à des rumeurs de rachat, de changement de direction des
entreprises, de malfaçons, etc.), si l’on ose ce raccourci chronologique. Les grandes
crises religieuses sont tout aussi propices aux élucubrations – et c’est évidemment un
moteur essentiel de la décennie 1789-1799. Le XVIIIe siècle a donné le ton avec le
jansénisme populaire qui se développe autour de la personne du diacre François de
Pâris, mort en 1727, et de sa vie édifiante : combien de miracles de guérisons, fût-ce au
prix de convulsions, autour de sa tombe du cimetière Saint-Médard, scrupuleusement
rapportés par les Nouvelles ecclésiastiques à l’heure où le pouvoir royal est affaibli par la
longueur du règne de Louis XV, les scandales de la Cour, la fronde des parlements, la
division de plus en plus sensible entre haut et bas clergé 16 ?
10
12
La guerre est tout autant un facteur aggravant. La rumeur est une arme utilisée de tout
temps contre l’adversaire. La Première Guerre mondiale, comme en témoignera
l’historien Marc Bloch, est ainsi un moment aigu d’inflation des « bobards » diffusés par
les puissances belligérantes, mais également par les soldats entre eux (en 1914, on
répète à loisir que les balles allemandes, défectueuses, sont inoffensives ; en 1917, on
accuse les soldats américains récemment arrivés, et non encore combattants, de
propager de faux bruits ; sans compter les fausses pistes tracées par l’état-major
français pour cacher ses défaites). À l’heure de la Révolution française, on ne peut
comprendre l’un des moteurs des massacres de septembre sans prendre en compte le
contexte militaire dégradé. La frontière orientale est bousculée, on pense à Paris le
massif de l’Argonne franchi, la capitale à quelques jours de marche. Les sections se
réunissent en continu, et à corps rompus esprits fatigués : la menace d’un complot des
prisons, imaginé par la presse de tous bords et par le ministre de la Justice Danton,
gagne en consistance, d’autant que le tribunal extraordinaire fondé après le 10 août ne
s’est pas pressé de statuer sur le sort de ceux détenus dans d’anciens bâtiments
religieux, qui gardent cour ouverte au sein des quartiers populaires. La psychose
s’accentue encore si, au fil du déplacement des troupes, sourdent des menaces de
maladies, d’épidémies – ainsi de la Virée de galerne 17. Dans tous ces moments de
tensions politiques, religieuses, économiques, militaires, médicales, la peur de l’autre
(l’étranger, la femme, les « classes dangereuses »), systématiquement instrumentalisée,
ses succédanés (racisme, xénophobie, antisémitisme, etc.) pourvoient alors plus que
jamais aux nouvelles falsifiées, aux explications surnaturelles, apocalyptiques ou
conspirationnistes, à la mise au ban de boucs émissaires. Avant 2020, les Français – déjà
confinés, déjà interpellés par des médecins hésitants sur la dangerosité des lieux
publics, déjà isolés de leurs familles en cas de maladie, et enterrés à la sauvette si mort
s’ensuivait –, n’ont-ils pas régulièrement vu la main de l’étranger, des Juifs ou les effets
de la sorcellerie derrière les grandes pandémies, telles les pestes (la « Peste noire » de
1347-1352, comme celle de Marseille en 1720), le choléra en 1832 et en 1854, et les
grippes du XXe siècle (« espagnole » en 1918, « asiatique » en 1956-1958, « de HongKong » en 1968-1969) ?
13
Si volatils soient-ils, et avec la difficulté à les rassembler derrière un terme générique,
tant la malignité ou la naïveté de l’homme sont derrière chacun, tant la
démultiplication des moyens de la communication et des échanges les favorise, les
rumeurs, les faux bruits, les fake news, méritent donc d’être étudiés avec sérieux pour ce
qu’ils disent de l’état de nos sociétés et de leurs inégalités. Ils nous parlent
incidemment de peurs ancestrales, des obstacles à l’altérité, des limites de la
connaissance, de notre rapport au danger et à la mort, en bref de nos mentalités et de
notre éducation comme de « l’extension du domaine de la crédulité 18 ». Autant que la
diachronie nous incite à parier sur des continuités dans l’humanité, plutôt que sur des
ruptures construites de toutes pièces par des entreprises médiatiques abondant le
courant alternatif des actualités et trouvant ennuyeuses les bonnes nouvelles, l’analyse
rétrospective ne conduit cependant pas à mésestimer les réels dangers des faits
falsifiés. Elle se veut simplement un encouragement à la réflexion critique au lieu de la
sidération mutique.
11
BIBLIOGRAPHIE
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Presses universitaires de Rennes, 2011.
12
Roy PINKER, Fake news & viralité avant Internet. Les lapins du Père-Lachaise et autres légendes
médiatiques, Paris, Éditions du CNRS, 2020.
NOTES
1. Par exemple : Ph. Bourdin, S. Le Bras (dir.), Les fausses nouvelles : un millénaire de bruits
et de rumeurs dans l’espace public français ; F.B. Huyghe, Fake news. La manipulation en 2019 ;
A. Joux et M. Pélissier (dir.), L’information d’actualité au prisme des fake news : « La fausse
information, de la Gazette à Twitter » ; R. Pinker, Fake news & viralité avant Internet. Les
lapins du Père-Lachaise et autres légendes médiatiques.
2. Cf. infra la contribution de S. Le Bras.
3. J.-L. Fray, « Bruits, rumeurs et fausses nouvelles à l’époque médiévale. Une esquisse
méthodologique et historiographique (espace “français” et comparaisons
européennes) » ; M. Soria (dir.), La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation, VeXVe siècles.
4. Y. Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1715-1780) ; N. Castan, Justice et
répression en Languedoc à l’époque des Lumières.
5. A. Lévrier, « Les fausses morts du Roi-Soleil, ou l’impossible contrôle de
l’information ».
6. A. Farge, J. Revel, Logiques de la foule. L’affaire des enlèvements d’enfants.
7. R. Darnton, Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France (1650-1800).
8. S. Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire.
9. H. Leuwers, L’invention du barreau français (1660-1830). La construction nationale d’un
groupe professionnel.
10. Cf. infra les contributions d’H. Vignolles et de C. Simien.
11. Cf. infra les contributions d’A. de Mathan et d’A. Rolland-Boulestreau.
12. Cf. infra la contribution de Ph. Bourdin.
13. S. Lemny, J. Maloir, « La pratique dénonciatrice dans la presse révolutionnaire :
l’exemple de Jean-Louis Carra ».
14. Cf. infra la contribution de F. Ploux.
15. Ph. Bourdin, La Révolution (1789-1871). Écriture d’une histoire immédiate.
16. C. Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au
M. Cottret, Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle.
17. Cf. infra la contribution d’A. Rolland-Boulestreau.
18. G. Bronner, Cabinet de curiosités sociales, p. 173.
XVIIIe siècle ;
13
AUTEUR
PHILIPPE BOURDIN
Professeur d’Histoire moderne, Université Clermont-Auvergne, Institut universitaire de France,
Centre d’Histoire « Espaces et Cultures »
14
La Grande Peur de 1789 : réflexions
autour de l’identification de la
panique à la révolution paysanne
Henri Vignolles
1
Entre le 21 juillet et le 6 août 1789, quelques semaines après l’insurrection parisienne,
de fausses nouvelles circulent dans une très grande partie des campagnes françaises.
Elles annoncent l’attaque imminente de plusieurs milliers de « brigands » ; ils ont déjà
ravagé la province voisine, ils violent, massacrent et incendient sans distinction. Ces
nouvelles suscitent des mouvements de panique, auxquels succèdent des armements
défensifs et des demandes de secours. Ces deux derniers phénomènes assurent la
diffusion des alertes et des paniques au loin. Des armées improvisées, dotées d’un
armement sommaire, partent à la rencontre des brigands tandis que les femmes fuient
le village pour cacher les enfants et quelques biens emportés à la hâte. Les recherches
infructueuses de l’ennemi et les démentis en provenance des localités que l’on
annonçait ravagées instruisent peu à peu les communautés de la fausseté de ces
nouvelles.
2
Il s’agit là d’un récit classique, volontairement trivial de ce qu’a été la Grande Peur de
l’été 1789. Il ne rend pas seulement compte de l’exceptionnalité de l’évènement, mais
de l’image mémorielle que synthèses académiques et programmes scolaires ont
véhiculée depuis près d’un siècle. Un tel résumé abolit ce que cet évènement d’une
portée nationale indéniable a pu produire comme diversité selon les régions voire les
localités dans lesquelles la « terreur panique » a été vécue. Le défaut de schématisation
est plus ou moins inhérent à toute volonté de synthèse ; il ne serait que d’une incidence
mineure s’il n’entretenait pas une certaine méconnaissance sur la Grande Peur. Les
variations sur le nombre de brigands annoncés, l’importance numérique des armées
défensives constituées, la nationalité conférée aux brigands, ou encore le type de refuge
recherché par les habitants (champs, forêts, ville voisine), peuvent être considérées
comme relativement accessoires. D’autres généralisations, plus déterminantes pour
l’inflexion qu’elles confèrent à la vision globale de la Grande Peur, sont plus
problématiques.
15
3
De fait, le récit « classique » ajoute volontiers une phase durant laquelle les paysans
armés par la Grande Peur auraient profité de l’occasion pour s’attaquer au régime
féodal dans son ensemble. Dans un second temps, les paysans se seraient rendus dans
les châteaux locaux pour exiger et détruire les « terriers », c’est-à-dire les titres de
propriété légitimant la perception des droits féodaux et reconnaissant la propriété
féodale des seigneurs. Ces derniers auraient été fréquemment contraints de légitimer
ces actions, de participer à des festivités improvisées et d’offrir vin et nourriture aux
insurgés. Dans les cas les plus violents, la Grande Peur évoluerait même en incendie de
châteaux. Les historiens qualifient cette phase « d’offensive » ou de « punitive » ; elle
est bien souvent considérée comme la phase la plus significative de la Grande Peur, car
elle permet de l’identifier pleinement à l’intervention paysanne – révolutionnaire –
dans la Révolution française.
4
Dans cet article, nous montrerons qu’en plus de ne pas être systématique, l’idée d’une
phase punitive repose sur un présupposé, quoique largement implicite, lui-même
problématique : la rumeur – dont la Grande Peur serait une forme paroxystique – est un
problème populaire. Nous chercherons à comprendre comment l’assimilation des
paniques de l’été 1789 à la révolution paysanne s’est imposée dans l’historiographie de
la Révolution française, avant d’esquisser un parallèle entre l’image de la Grande Peur
et une certaine façon de considérer les rumeurs.
Georges Lefebvre : le complot aristocratique et la
phase violente de la Grande Peur
5
Georges Lefebvre, maître des études révolutionnaires après la mort d’Albert Mathiez,
unanimement reconnu pour l’importance de sa contribution, l’originalité de ses
recherches, sa profonde érudition et la puissance de ses synthèses, publie en 1932 La
Grande Peur de 1789, première et unique monographie à l’échelle nationale du
phénomène1. Au fil des années, l’ouvrage devient la référence indépassable sur le
phénomène2. Parallèlement, la Grande Peur devient un évènement incontournable de
tout récit de l’année 1789, et toutes les synthèses universitaires sur la Révolution
française ne citent plus que Lefebvre pour l’aborder. C’est en se référant à l’autorité de
Lefebvre que la thèse de la phase punitive de la Grande Peur est encore soutenue,
répandue et légitimée.
6
Sur la complexité du rapport entre la Grande Peur et la violence paysanne, G. Lefebvre
est resté bien plus prudent que ses héritiers. Il avait constaté que les régions touchées
par d’importantes insurrections agraires ne connaissaient pas la Grande Peur, insistant
sur l’incompatibilité entre les deux phénomènes3 :
« Bien qu’elle [la Grande Peur] ait assurément favorisé les progrès de l’armement et
suscité de nouveaux troubles agraires, il n’est pas exact qu’elle leur fut
indispensable. […] Entre la révolte agraire et la grande peur, il y a si peu de
dépendance que la seconde n’apparaît pas dans la première, le Dauphiné excepté 4. »
7
C’est par le truchement de la thèse explicative centrale de Lefebvre que cette
incompatibilité a progressivement disparu. Dans son ouvrage, Lefebvre commence par
longuement étudier comment le contexte socio-économique crée un climat de peur
sociale : disette, crainte de la faim et des vagabonds, peur des brigands et insurrections
agraires. Il avance ensuite un argument clé : une croyance a produit la « synthèse » de
l’ensemble des peurs qu’il avait préalablement étudiées, c’est l’idée du « complot
16
aristocratique ». Pour G. Lefebvre, la Révolution a été, dans sa première phase à partir
de 1787-1788, un triomphe de l’aristocratie qui « crut tenir sa revanche et ressaisir
l’autorité politique dont la dynastie capétienne l’avait dépouillée 5 ». Dans son combat
contre l’autorité monarchique, elle aurait libéré la force politique de la bourgeoisie en
l’associant à ce bras de fer. Mais la volonté de l’aristocratie de conserver sa
prééminence sociale6 aurait déterminé un véritable « conflit de classe 7 », qui provoque
le blocage des États généraux entre mai et juillet 1789. Durant cette crise naît l’idée du
complot aristocratique, avec la « conviction que les nobles défendraient obstinément
leurs privilèges8 ». Celle-ci, toujours selon Lefebvre, a la particularité d’être partagée
par toutes les couches du tiers état, et de prendre la forme d’un agrégat d’accusations
et de préventions sociales. C’est-à-dire que la conviction née de l’opposition politique
se nourrit de thèmes qui lui sont extérieurs, comme la crainte de l’accaparement : alors
qu’on l’attribuait traditionnellement à la rapacité de certains individus, il tend à être
pensé comme l’arme politique des privilégiés.
8
Début juillet, l’idée du complot aristocratique est avivée par le renvoi de Necker, la
concentration de troupes autour de Paris et la crainte d’un coup de force suggéré à
Louis XVI par ses frères. Les mots célèbres de Camille Desmoulins évoquant une « SaintBarthélemy des patriotes » illustrent bien la puissance de cette conviction.
9
Lefebvre explique que la victoire de l’insurrection parisienne n’a pas éteint le potentiel
mobilisateur du complot aristocratique ; au contraire, le mot d’ordre aurait gagné la
campagne et les paysans. Cette transmission est attestée par certains récits de la
Grande Peur, qui évoquent très explicitement comment les émigrés, très souvent
Artois, conduisent une horde de brigands ou d’étrangers pour punir l’audace politique
du tiers état. Dans Quatre-vingt-Neuf, Lefebvre inverse même l’ordre de la
démonstration en faisant de l’insurrection parisienne non pas une cause, mais « le
premier acte de la Grande Peur9 ». La thèse de Lefebvre a un double avantage, elle
donne une explication crédible à la force de contagion des fausses nouvelles et elle
confère un sens « révolutionnaire » à ces évènements de manière bien plus
convaincante que toute tentative antérieure. Mais si Lefebvre a généralisé cette
explication, par respect de ses sources, il n’a pas étendu cette généralisation à la phase
violente de la Grande Peur, qu’il observe principalement dans le Dauphiné et
exceptionnellement ailleurs. Au contraire, il soulignait en général la non-violence des
évènements ailleurs, soucieux de contredire l’alarmisme d’un Hippolyte Taine.
10
Le fait que Lefebvre décrive longuement les épisodes d’insurrection agraire précédant
la Grande Peur dans son ouvrage de référence, pour mieux les distinguer, a entretenu
malgré lui la confusion entre les deux phénomènes. Infléchir le sens de la Grande Peur
comme une insurrection agraire a permis, cartes à l’appui, de présenter une France
rurale monolithique dans son offensive contre l’Ancien Régime. Ce, en utilisant un
syllogisme simple : puisque la Grande Peur est quasi-générale, en faire une sorte
d’insurrection agraire, c’est montrer que presque toute la France est en insurrection,
quitte à passer outre les distinctions opérées par Lefebvre, tout en le citant.
11
Quatre-vingt-neuf, en faisant de l’insurrection parisienne le premier épisode de la
Grande Peur, évacue un certain nombre des distinctions qui avait été établies dans la
monographie de 1932. Timothy Tackett a par ailleurs montré qu’entre ces deux
ouvrages, le complot aristocratique était passé du statut d’hypothèse à celui d’étape
fondamentale dans l’explication de la « politisation de la France rurale 10 ».
17
12
Il est beaucoup plus difficile d’affirmer que Georges Lefebvre est l’instigateur de
l’identification de la Grande Peur aux insurrections agraires. L’insistance sur la « phase
offensive » lui est bien antérieure, et ne fait pas partie des acquis dont on lui attribue
parfois à tort la paternité. Les historiens ont retenu tout d’abord la réfutation
catégorique de toute une tradition historiographique qui faisait de la Grande Peur une
machination provoquée à dessein pour influer sur le cours de la Révolution. G. Lefebvre
a également établi la géographie et la chronologie des alarmes que l’on conserve
aujourd’hui, de même que l’élément explicatif décisif du « complot aristocratique ».
Cependant, le sens de la Grande Peur avait déjà été fixé.
13
En comparant les écrits des historiens antérieurs à Georges Lefebvre à ceux de ses
héritiers, il est aisé de constater que La Grande Peur de 1789 n’a pas altéré le récit qui
s’est élaboré aux tournants des XIXe et XXe siècles. Dans le huitième tome de l’Histoire
générale du IVe siècle à nos jours de Lavisse et Rambaud consacré à la Révolution française,
Alphonse Aulard écrit à propos de la Grande Peur :
« C’est l’étrange, la mystérieuse panique connue sous le nom de la grande peur, l’un
des rares évènements de la Révolution dont le souvenir ait subsisté dans les
campagnes, le plus important de tous peut-être. Partout, ou presque partout, on
croit, on annonce que des “brigands” viennent. Pendant qu’on s’arme et qu’on se
fortifie dans les villes, les campagnards émigrent dans des retraites, cavernes ou
forêts. La panique passée, quand on constate qu’il n’y a pas de brigands, on n’en
reste pas moins debout et insurgé. Cet ennemi dont on a eu peur n’était pas, après
tout, imaginaire : c’est l’ancien régime, c’est la féodalité. Les assemblées
d’habitants, sur la place du village ou dans l’église, décident de ne plus payer de
droits féodaux. Clément aux personnes, le paysan s’attaque aux droits, brûle les
châteaux pour brûler les titres, et se persuade souvent qu’il obéit ainsi aux ordres
du roi. En fait, la féodalité est par terre, le peuple victorieux, quand l’Assemblée se
décide à ratifier cette victoire par les décrets rendus dans la nuit du 4 août 11. »
14
Près de quatre-vingts ans plus tard, Albert Soboul, dans sa dernière synthèse sur la
Révolution française, livre un récit donnant à la Grande Peur un sens tout à fait
identique :
« Mais les paysans restèrent sous les armes. Délaissant la poursuite de brigands
imaginaires, ils se portèrent sur le château du seigneur, se firent livrer sous la
menace les vieux titres d’archives où étaient consignés les droits détestés, les
chartes qui légitimaient dans un passé lointain la perception des redevances, et en
allumèrent de grands feux sur la place du village12. »
15
L’exemple est ici tiré de l’œuvre de Soboul autant parce qu’il est un « héritier » de
Lefebvre que par l’influence que ses écrits ont pu avoir dans le monde académique et
auprès du grand public. Mais il ne s’agit pas d’un exemple isolé, pris au milieu
d’affirmations contraires. On trouverait facilement d’autres auteurs ayant repris à leur
compte l’une des distinctions de Lefebvre. François Furet rappelle, par exemple, que la
Grande Peur n’évolue en guerre aux châteaux que dans le Dauphiné, mais par le
truchement du complot aristocratique ; il opère l’identification de la Grande Peur et de
la révolution paysanne13.
La critique du « complot aristocratique »
16
Ce n’est que relativement récemment que l’explication par la conviction d’un complot
aristocratique a été contestée. En 1992, l’historien américain Clay Ramsay publie une
monographie sur la Grande Peur à l’échelle du Soissonnais 14. Il confirme l’un des points
18
clés de l’analyse de Lefebvre : l’incapacité de la Grande Peur de se déployer dans les
zones de révolte ouverte. Il en conclut qu’un minimum de paix sociale est nécessaire à
son développement. Il conteste, même dans une région proche de la capitale – tant
géographiquement qu’économiquement –, la prégnance du complot aristocratique dans
les représentations collectives durant l’été 1789. Selon Ramsay, cette catégorie de
pensée n’apparaît dans le Soissonnais que plus tardivement et n’explique pas la Grande
Peur.
17
Dans un article paru en 2004, Timothy Tackett met en doute la démonstration de
Lefebvre pour l’ensemble des provinces, considérant que les exemples à l’appui d’une
conviction généralisée d’une conspiration aristocratique dans les campagnes sont bien
minces15. L’historien américain montre que la plupart des exemples proposés par
Lefebvre sont issus soit de Paris, soit d’autres centres urbains. Il voit au contraire dans
la Grande Peur l’occasion de multiples solidarités verticales entre noblesse et peuple.
Tackett dissocie ce que Lefebvre avait associé dans Quatre-vingt-neuf : l’insurrection
parisienne et la Grande Peur comme étant le déploiement d’une même logique dans
deux espaces différents. Il propose à la fin de son article, sous forme d’hypothèse, une
alternative :
« Pour la grande majorité des gens, le déclencheur ne fut pas la brusque synthèse
d’un complot aristocratique, mais la terreur d’une anarchie imminente, de
l’effondrement de toutes les forces de l’ordre public – autant à Paris qu’en province
– qui découla directement de la crise de la mi-juillet16. »
18
Par extension, Timothy Tackett estime que c’est davantage la recherche des causes de
la fausse nouvelle qui a été facteur de violence. La question des origines de la Grande
Peur et de la validité de l’explication par le complot aristocratique est épineuse, et l’on
peut considérer que le débat est encore ouvert. En revanche – et c’est peut-être le plus
surprenant – il est plus aisé d’infirmer que la violence, la phase « punitive », est loin
d’être une étape systématique de la Grande Peur. Clay Ramsay le démontre pour le
Soissonnais, Francisque Mège récuse l’évolution en une guerre aux châteaux pour
l’Auvergne, Hubert Delpont n’intègre pas la Grande Peur dans son étude sur les
insurrections agraires au motif que dans le Sud-Ouest la Grande Peur est restée à un
stade défensif17.
19
Si la Grande Peur n’est pas l’expression détournée de l’animosité paysanne envers le
régime féodal et qu’elle n’annonce pas la nuit du 4 août qu’elle a pourtant contribué à
causer, quelle est sa nature ? L’étude de la Grande Peur dans le sud-ouest de la France
invite à dépasser une autre évidence pour commencer à répondre à cette importante
question : l’évènement serait-il qu’exclusivement rural, voire paysan, et ses seuls
enseignements porteraient-ils sur la « mentalité populaire » ou la révolution
paysanne ?
La Grande Peur et la rumeur : des problèmes
populaires ?
20
C’est en étudiant une région où l’on ne trouve pas de traces d’une phase « punitive » et
où des villes telles que Montauban et Toulouse font l’expérience de la Grande Peur que
cette problématique a émergé. Avant de considérer la Grande Peur comme n’étant pas a
priori un évènement exclusivement paysan, nous étions contraints de faire rentrer
l’étude des sources dans un double modèle.
19
21
Premièrement, et en conformité avec l’historiographie de la Révolution française, la
Grande Peur devrait être le paroxysme de la révolution paysanne et l’on ne devrait
l’étudier qu’à travers elle. Mais Tackett a insisté sur les solidarités « verticales » au
moment de la Grande Peur. C’est déjà affirmer que des éléments non-paysans y ont
participé. Ils ne sont pourtant restés sous la plume des historiens qu’une variable dans
la description de l’état d’esprit de la paysannerie.
22
Deuxièmement, il nous fallait, en suivant nombre d’implicites de la littérature
scientifique sur le phénomène de la « rumeur », considérer qu’elle ne concernait que
les milieux populaires, parce qu’analphabètes, parce que liés à une culture orale, et
parce que plus suspects d’être irrationnels. Ces implicites ont contribué à forger des
stéréotypes sociaux très présents dans le monde social, médiatique et scientifique 18.
23
Or l’étude des sources de la Grande Peur laisse apparaître une réalité bien plus
ambiguë. L’écrasante majorité d’entre elles, qu’elles soient d’origine urbaine ou rurale,
émanent d’une élite sociale (administration communale, subdélégation d’intendance,
courriers de notables, curés de campagne, etc.). Leurs auteurs affichent parfois une
distance claire avec le développement de la fausse nouvelle, exhibant leurs vaines
tentatives d’en arrêter le cours ; plus souvent, ils affectent une distance évasive et
impersonnelle, sur le mode du « on disait », « on dit » ; enfin, il n’est pas rare qu’ils ne
remettent aucunement en cause l’authenticité de la nouvelle.
24
Il semble que plus la source a été rédigée sur le moment, plus il est rare d’y trouver des
expressions manifestes de doute. Il est fréquent de voir des registres de délibérations
communales raturés ou amendés lorsque des décisions liées à la Grande Peur ont été
prises. À Albi, deux corrections ont été effectuées a posteriori, quelques jours après le
passage de la Grande Peur, dans une tentative de masquer la participation à la rumeur.
Dans une délibération de « l’assemblée des trois ordres » datée du 31 juillet, les
mentions des brigands ont été raturées, l’une a même été remplacée par « tous ceux qui
entreprendront de troubler l’ordre public19 ». Une fois la peur passée, les élites sociales
albigeoises ont trouvé très utile de conserver, voire d’instrumentaliser ce qu’elles
avaient produit : la milice bourgeoise et un discours légitime sur le maintien de l’ordre.
Un exemple remarquable de reconstruction mémorielle du récit se décèle dans
l’affirmation paradoxale d’un « bourgeois de Toulouse » au moment de l’alarme
toulousaine :
« On se prépara à bien les recevoir [les brigands]. Quoique je n’ajoutasse foi à tout
ce que l’on disait, je ne fus pas cependant des derniers à me pourvoir de balles 20. »
25
Les historiens sont tributaires de ces témoignages inspirés par la moralisation de la
crédulité et la crainte de se voir associé à une vaste tromperie. Au-delà des professions
de foi rétrospectives, il existe des actes concrets de l’action des diverses formes
d’autorités au moment de la Grande Peur.
26
L’exemple le plus emblématique de l’implication d’élites sociales dans la Grande Peur
est sans doute celui du parlement de Toulouse. Le 1er août, il rend et ordonne la
publication d’un arrêt autorisant la levée de milices bourgeoises :
« Nous venons d’être informés des alarmes que cause dans différentes parties de
votre Ressort, notamment aux environs de Montauban, une troupe de brigands qui
porte le trouble & la désolation dans les campagnes, menace de brûler les récoltes,
de dévaster les villages, & répand partout la terreur & l’effroi. Les citoyens de tous
les états & de toutes les conditions sont également intéressés à se garantir de leur
fureur, à défendre leurs propriétés ; c’est par un concert unanime, par une réunion
de forces qu’on peut parvenir à repousser ces ennemis communs.
20
Nous sommes, Messieurs, dans des conjonctures où l’intérêt général doit confondre
tous les ordres de la société, où il ne doit régner parmi eux qu’un même esprit
dirigé vers le bien, où tous doivent s’armer pour la cause publique, pour défendre
principalement cette classe si intéressante du cultivateur, qui deviendroit la
principale victime de ces brigandages, pour empêcher que la disette, qui en seroit la
suite funeste, ne vienne nous assiéger dans nos murs21. »
27
Soit l’on attribue aux parlementaires les mêmes caractéristiques mentales que l’on
accorde facilement aux paysans : crédulité, rapport imaginaire à la réalité, emprise des
émotions et d’une mémoire collective traumatisée. Soit l’on prend au sérieux les
énoncés, les mots d’ordre, les préférences, les ambiguïtés que contient un tel arrêt.
L’insistance sur l’unité des différents « ordres de la société » ou « états » est par
exemple très révélatrice des préoccupations sociopolitiques des rédacteurs de l’arrêt,
animés par la crainte du délitement de l’ordre social. D’où l’utilité et la pertinence de
« ces ennemis communs » dont l’existence permet de faire circuler des injonctions à
l’unité. La crainte de la disette, en fin de texte, est un euphémisme pour exprimer les
conséquences sociales de la disette : l’émeute, voire l’insurrection populaire. La ville de
Toulouse a été le théâtre d’une importante émeute frumentaire quelques jours plus tôt,
le 27 juillet, contexte qui éclaire la réactivité des parlementaires 22. En la croisant avec
d’autres sources émanant des autorités et d’autres types de discours, il est possible de
restituer toute l’ambiguïté, le double langage et les euphémismes que contiennent la
dénonciation et la crainte des brigands.
28
Il ne s’agit pas d’une source méconnue, Georges Lefebvre la cite et les différentes
histoires de la ville de Toulouse ne manquent pas de la mentionner. Elle n’a pourtant
jamais été commentée autrement que pour constater le passage de la Grande Peur à
Toulouse : comme s’il y avait une obstination à ne pas prendre en compte les logiques
de la participation des parlementaires à la rumeur. Pascal Froissart a publié un ouvrage
salutaire en 2002 sur l’histoire de la rumeur, non comme phénomène social mais
comme objet de science23. Il permet de comprendre l’angle mort que l’association entre
« rumeur » et « élites » a longtemps constitué. Sa critique de la posture des
« rumorologues24 », qui entendent caractériser, prédire, voire contrôler la rumeur,
porte sur une littérature qui est régulièrement utilisée par des historiens dès lors que
leurs recherches abordent la question des rumeurs et des fausses nouvelles 25. Pour
Froissart, plus que l’existence d’un phénomène intemporel nommé « rumeur », dont on
pourrait cerner des caractéristiques invariables, il existe une volonté de croire en la
rumeur, née au début du XXe siècle dans le sillage du positivisme. Cette volonté serait la
projection d’un fantasme social née de la crainte de l’émergence des « masses »,
renvoyées à leurs supposées passivité, crédulité, voire primitivité.
29
P. Froissart montre, entre autres, que les grands classiques de l’étude des rumeurs
n’ont fait que reprendre un protocole issu de la psychologie du témoignage élaboré par
le psychologue allemand William Stern (1871-1938). Une expérience de bouche-à-oreille
en laboratoire est censée représenter le mode de diffusion des rumeurs : on demande à
un sujet A de mémoriser un énoncé élaboré par le scientifique, de le répéter à un sujet
B, qui le répétera à un sujet C et ainsi de suite. Le « rumorologue » récolte ensuite
l’énoncé final, et c’est ainsi que les grands concepts du « rumorisme » se sont mis en
place : focalisation sur un détail, perte des autres détails, accentuation des intensités,
etc. Autant de règles qui, selon Froissart, ne font que décrire « l’entropie
informationnelle », phénomène peu signifiant au demeurant. Le principal problème est
que cette expérience, qui met les individus hors contexte et hors de tout investissement
21
personnel avec le contenu du message qu’ils font circuler, s’est imposée comme une
modélisation de la rumeur. Cette modélisation ignore toute culture écrite, savante,
littéraire ou médiatique, les excluant d’un quelconque rôle dans la rumeur. Une telle
extrapolation identifie la rumeur à un manque, à une information qui circule dans un
public malsain et/ou mal informé, c’est-à-dire à une certaine forme de pathologie
sociale.
30
L’analogie avec l’historiographie de la Révolution française ne va pas de soi. Lefebvre et
la plupart des historiens qui ont étudié la paysannerie française et le mouvement
populaire pendant la Révolution française n’étaient guère adeptes de modélisations
hors contexte, et ne songeaient en aucun cas à jeter un voile de dédain sur leurs actions
collectives. Lefebvre avait construit sa réflexion, notamment dans Les foules
révolutionnaires, en opposition aux caractères que Gustave Le Bon avait conféré aux
foules26. En bref, ils ne partageaient pas la crainte et la dépréciation des masses de
certains de leurs contemporains. Mais, dans l’obstination à traiter la Grande Peur
comme un phénomène exclusivement paysan ou populaire, même pour en souligner le
rôle « positif », il y a un biais commun avec l’ensemble des opérations intellectuelles
qui ont postulé la rumeur comme une pathologie des masses27. L’histoire de la Grande
Peur peut être réinvestie en prenant en compte la culture et l’action des « élites » –
terme utilisé ici pour son caractère inclusif –, pour en comprendre le déclenchement et
la dynamique.
BIBLIOGRAPHIE
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Psychologie sociale, textes fondamentaux, Paris, Dunod, 1965, p. 170-185.
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LEFEBVRE Georges, La grande peur de 1789 ; suivi de Les foules révolutionnaires, 3 e éd., Paris, Armand
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22
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Révolution française, 1995, vol. 299, no 1, p. 13-31.
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Révolution française, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1992.
TACKETT Timothy, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution française »,
Annales historiques de la Révolution française, mars 2004, no 335, p. 1-17.
NOTES
1. G. Lefebvre, La grande peur de 1789.
2. Dans la préface de l’édition de 2014, Hervé Leuwers et Michel Biard rappellent que les
toutes premières recensions de l’ouvrage ne laissaient pas forcément présager ce futur
statut de grand classique.
3. L’historien américain Clay Ramsay considère que cette « intuition psychologique » de
Lefebvre résiste à une analyse détaillée. Voir C. Ramsay, The ideology of the Great Fear: the
Soissonnais in 1789.
4. G. Lefebvre, La grande peur de 1789, p. 172.
5. G. Lefebvre, Quatre-vingt-neuf.
6. C’est ainsi que Lefebvre interprète la convocation des États généraux dans les formes
de 1614, le conflit autour du doublement du tiers état et du vote par tête.
7. G. Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, p. 68.
8. Ibid, p. 113.
9. G. Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, p. 127.
10. T. Tackett, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution
française », § 3.
11. E. Lavisse et A. Rambaud (dir.), Histoire générale du IVe siècle à nos jours. tome VIII, La
Révolution française, 1789-1799, p. 68-69. Alphonse Aulard a par ailleurs largement
contribué à imposer le nom de « Grande Peur » (un temps « Grand’Peur » sous sa
plume) comme référent aux paniques de l’été 1789 ; bien avant Georges Lefebvre.
12. A. Soboul, La Révolution française, p. 158.
13. F. Furet et D. Richet, La Révolution française, p. 86-87. La Grande Peur y est qualifiée
« d’insurrection complexe ».
14. C. Ramsay, The ideology of the Great Fear: the Soissonnais in 1789. Voir également,
C. Ramsay, « L’idéologie de la Grande Peur : le cas du Soissonnais ».
23
15. T. Tackett, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution française ».
16. Ibid, § 25. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler l’interprétation de Hippolyte
Taine sur les paniques de l’été 1789 (que l’on ne désignait pas encore sous le nom de
Grande Peur).
17. C. Ramsay, The ideology of the Great Fear: the Soissonnais in 1789, F. Mège, La dernière
année de la province d’Auvergne. La Grande Peur, H. Delpont La victoire des croquants : les
révoltes paysannes du Grand Sud-Ouest pendant la Révolution 1789-1799.
18. La lutte très actuelle contre les « fake news » n’est pas à l’abri de cette posture par
laquelle les milieux autorisés s’arrogent le privilège de dire le vrai et le faux.
19. Arch. Dép. Tarn (ADT), 4 EDT BB 45. Nous sommes en capacité d’affirmer que ces
corrections n’ont pas été faites au moment de la rédaction, car les autorités
municipales, associées à de nombreux notables de la ville, ont rédigé le 1 er août une
circulaire pour alerter les communautés voisines de la menace des brigands et des
mesures à prendre (voir le registre des délibérations consulaires de Réalmont, ADT 222
EDT BB 11).
20. F. Pasquier, Notes et réflexions d’un bourgeois de Toulouse au début de la Révolution,
d’après des lettres intimes, p. 28.
21. Arch. Dép. Haute-Garonne, 1 L 323, arrêt du parlement de Toulouse du 1 er août 1789.
22. Voir G. Fournier, Journées révolutionnaires à Toulouse.
23. P. Froissart, La rumeur : histoire et fantasmes.
24. Nous reprenons les substantifs « rumorologue » « rumorancie » ou encore
« rumorisme » que P. Froissart a utilisé dans un but sensiblement polémique.
25. L’exemple le plus déterminant est celui de G. Allport et L. Postman, « Les bases
psychologiques des rumeurs ».
26. G. Le Bon, Psychologie des foules auquel répond G. Lefebvre, « Foules
révolutionnaires ». On peut retrouver ce dernier texte dans les éditions de 1988 et de
2014 de La Grande Peur de 1789.
27. Lefebvre n’ignorait pas que des groupes sociaux non-paysans aient participé à la
Grande Peur. Il écrivait « le rôle le plus curieux fût à coup sûr celui des autorités »,
jugeant implicitement cette participation plus anormale que celle des paysans et il ne la
commentait pas pour elle-même. G. Lefebvre, La grande peur de 1789, p. 183.
RÉSUMÉS
La Grande Peur est très souvent regardée à travers le seul prisme paysan, évacuant, par un a
priori problématique, la participation de « l’élite ». La Grande Peur est pleinement identifiée à
l’intervention paysanne dans la Révolution française. L’article se propose d’essayer de
comprendre comment et pourquoi cette identification s’est produite. L’historiographie de la
Grande Peur, autour d’une discussion sur le rôle de l’œuvre de Georges Lefebvre, peut être
utilement comparée aux analyses ayant pour objet les rumeurs, considérées implicitement
comme populaires ou comme symptômes de l’état social. Cette analogie permet de repenser la
24
Grande Peur à travers la culture et l’action des élites sociales : les conceptions qui sous-tendent le
contenu des fausses nouvelles sont loin d’être étrangères aux discours et aux idées qui
structurent l’ordre social.
AUTEUR
HENRI VIGNOLLES
Doctorant, Université Toulouse – Jean-Jaurès, laboratoire FRAMESPA
25
Les fausses nouvelles et leurs
conséquences en Révolution : le cas
des massacres de septembre 1792 en
province
Côme Simien
1
Du 2 au 4 septembre 1792, d’immenses massacres ensanglantent Paris. En trois jours et
trois nuits, quelque 1 100 à 1 400 victimes perdent la vie, essentiellement des
prisonniers tirés de leurs geôles par des foules émeutières s’abandonnant à un
déchaînement de violences collectives. Fruits d’une « préparation mentale collective »
dont les rouages principaux sont mieux connus des historiens depuis le maître ouvrage
de Pierre Caron1, ces événements macabres sont rendus possibles par l’état d’émotivité
permanent dans lequel évolue alors Paris, et la conviction que de multiples complots
contre la Révolution sont sur le point de se déclencher dans la capitale. Dans la montée
des peurs collectives qui préparent ainsi le massacre, les rumeurs – entendues comme
des nouvelles sans certitude se répandant en semant de l’inquiétude – jouent un rôle
essentiel, que les recherches de T. Tackett et L. Porter sont récemment venues
rappeler2. Une, en particulier, s’avère décisive dans le déclenchement des massacres,
celle d’un complot des prisons, que l’on disait alors pleines de détenus (15 000 à 30 000,
quand on n’y trouve en réalité guère plus de 2 500 à 2 600 prisonniers 3) prêts à se
soulever pour livrer la ville aux ennemis austro-prussiens de la nation révolutionnaire.
2
Il a moins souvent été noté, en revanche, que les violences meurtrières qui frappent la
capitale s’inscrivent dans le contexte plus large d’une vague de massacres (soixantecinq au moins4) traversant la France de la mi-juillet au début du mois d’octobre 1792. Si
ces événements provinciaux n’atteignent jamais l’ampleur du drame parisien (onze
victimes à Lyon, six à Marseille, quarante-quatre à Versailles…), ils n’en touchent pas
moins près de quatre départements sur dix et sont directement responsables de la mort
d’une centaine de personnes à travers le pays5. Prendre en considération cette « saison
des massacres de septembre6 » par le biais des bruits et fausses nouvelles qui travaillent
alors la province, à l’aide de documents produits « à chaud » (correspondance privée,
26
rapports administratifs, presse…), apparaît pourtant comme un moyen de saisir d’un
peu plus près le climat général d’un pays qui vit alors le dernier été de la monarchie.
Un enchevêtrement rumoral
3
À l’instar de Paris, les espaces provinciaux qui connaissent des massacres entre juillet
et septembre 1792 paraissent tous avoir été traversés par une accumulation de
rumeurs, la plupart pessimistes quant à l’avenir de la Révolution et de ses partisans.
Parmi elles, une, en particulier, finit par dominer toutes les autres, par son intensité
comme par son potentiel anxiogène, contribuant alors de manière décisive à la
saturation des tensions qui précède de peu le déclenchement des massacres. Ainsi en
va-t-il à Lyon, où onze prisonniers perdent la vie le 9 septembre 1792. La rumeur qui
finit par précipiter les événements concerne les officiers nobles du régiment RoyalPologne, en stationnement depuis peu dans la ville et sur le point de la quitter, le 22
août, pour rejoindre le poste qui leur a été indiqué par le général en chef de l’armée du
Midi7. Loin de cette réalité, somme toute banale, d’un mouvement de troupes par temps
de guerre, le bruit public accuse ces officiers de vouloir rejoindre le royaume sarde, afin
de s’engager, avec leurs soldats, aux côtés de son roi et du comte d’Artois (alors à
Turin), contre la Révolution. Placés pour cette raison en détention dans la prison de
Pierre-Scize par les autorités municipales et militaires de la ville, c’est là que la foule les
trouve le 9 septembre, et les passe par les armes. C’est de là, ensuite, que les émeutiers
décideront de se porter dans les deux autres prisons de la ville, y faisant trois victimes
supplémentaires, toutes prêtres réfractaires, semble-t-il regardés comme impliqués
dans un complot contre-révolutionnaire de plus grande envergure lié aux officiers du
régiment de cavalerie8.
4
À cette date, et depuis un mois au moins, quatre grandes catégories de rumeurs avaient
toutefois déjà largement travaillé la ville de Lyon. Des rumeurs frumentaires, tout
d’abord : alors que le prix des céréales double sur les marchés en quelques jours, les
bruits d’un accaparement orchestré par les ennemis de la Révolution dans le but
d’affamer le peuple lyonnais se répandent dans toute la ville dès la fin du mois d’août 9.
Des rumeurs concernant le front militaire, ensuite : dans les derniers jours du même
mois, la ville croit par exemple savoir (il n’en était en fait rien) que les Piémontais et les
Suisses s’apprêtaient à attaquer de concert la France, en prenant d’abord le chemin de
Lyon10. Des rumeurs à répétition impliquant un hypothétique complot de l’intérieur,
également : vers la mi-août, on murmure que les ennemis du nouvel ordre des choses
sont sur le point de s’emparer de l’arsenal et des principaux postes militaires de la
ville11, tandis qu’un autre bruit annonce la formation d’une légion contrerévolutionnaire de mille cinq cents hommes armés et vêtus de l’uniforme national,
dont le chef se cacherait à Lyon12. Durant la première semaine de septembre, une
nouvelle rumeur enfle selon laquelle des conjurés devaient se voir remettre des signes
de reconnaissance, avant de se soulever contre la Révolution et ses partisans lyonnais 13.
Enfin, les rumeurs de collusion des autorités avec les ennemis de la Révolution se
multiplient : le fait même d’avoir placé les officiers du régiment Royal-Pologne non
dans les prisons de la ville, sous la surveillance populaire, mais dans le fort de PierreScize, à l’écart du centre, est interprété par toute une partie au moins des patriotes
comme une preuve manifeste de la volonté de faciliter leur évasion 14.
27
5
L’intensité et la multitude des rumeurs qui traversent ainsi le pays durant l’été 1792 ne
doit pas surprendre. Si l’on admet, à la suite des travaux sur les phénomènes rumoraux,
que les moments les plus favorables à l’épanouissement et à la propagation des
rumeurs sont les périodes de crise, ces instants particuliers où « le sentiment de la
proximité du danger crée une atmosphère d’attente inquiète » qui voit « la population
réagir au moindre signal15 », si l’on admet également que l’incertitude politique, mêlée
à l’attention au politique et à la défiance vis-à-vis des autorités est de nature à les
stimuler16, alors force est d’admettre que l’été 1792 fut un moment particulièrement
propice à la naissance et à la diffusion rapide des fausses nouvelles. Car, comme le
remarque Tackett, il n’y eut sans doute guère, durant toute la Révolution, de période
plus effrayante et plus troublante que ces trois mois de juillet, août et septembre 1792 17.
À la suite d’une colère de moins en moins contenue contre la monarchie (qui traverse
l’ensemble du pays) le trône a été renversé le 10 août. Pour la première fois depuis plus
de mille ans, la France se trouve sans roi. Des élections ont été convoquées afin qu’une
assemblée puisse donner une nouvelle Constitution à la France et une autre forme à
l’État. Pour l’heure, la patrie avance dans une voie inconnue 18, tandis que la Révolution
tout entière apparaît (à raison) en péril, face à l’avancée rapide et, semble-t-il,
inexorable des armées austro-prussiennes qui, dès juillet, ont promis aux patriotes les
pires tourments et une subversion totale s’il était touché à la famille royale. La patrie
est alors bel et bien « en danger ».
6
Dans ces moments de tensions extrêmes, les rumeurs ont à vrai dire d’autant plus
aisément proliféré que les informations sûres et officielles sont devenues très rares,
une rareté qui alimente elle-même de manière décisive la montée de l’inquiétude. Elle
crée en effet un vide que le besoin de comprendre et de savoir nourrit aussitôt de « on
dit ». Si le phénomène n’est pas propre aux mois de juillet à septembre 1792, mais
constitue l’un des substrats les plus favorables à l’épanouissement des rumeurs 19, force
est en revanche d’admettre qu’il est particulièrement affirmé durant cet arc
chronologique. À Lyon, toujours, le maire, Louis Vitet, rapporte au Conseil général de la
commune, le 2 septembre 1792, une semaine tout juste avant les massacres qui
ensanglantèrent sa ville, que « plusieurs gens malintentionnés avoient répandu le bruit
de différents échecs » essuyés par les armées françaises 20. S’il condamne ces rumeurs,
force lui est surtout de constater qu’elles surviennent dans une ville qui n’a nulle
« connaissance par lettre ou par courrier extraordinaire de nouvelles qui put y donner
lieu ». Et pour cause ! Vitet lui-même, pourtant premier édile de la ville, est bien obligé
d’admettre, pour le regretter, qu’aucune « nouvelle certaine sur les mouvements de nos
armées et ceux des armées combinées de Prusse et d’Autriche » ne parvient entre Saône
et Rhône21. Devant le manque total d’information et face à l’évidence des périls que l’on
imagine fondre de toutes parts, la ville cède alors aux rumeurs les plus inquiétantes.
7
Lorsque la nouvelle des premières victoires militaires arrivera, au début de l’automne
1792, et que la Convention commencera à exercer ses fonctions, levant ainsi quelquesunes des incertitudes qui pesaient sur le devenir politique du pays et l’exercice de la
souveraineté, le contexte favorable à l’éclosion de ces rumeurs disparaîtra et, avec lui,
pour un temps, les bruits les plus alarmants. La vague rumorale de l’été 1792 doit donc
bien être comprise, d’abord, comme le symptôme d’une période de peurs, d’angoisses et
de ressentiments collectifs déjà là, que les rumeurs ont tout à la fois cristallisés et
amplifiés. À ce titre, elles ne peuvent être présentées comme le seul ingrédient, ni
28
même comme l’ingrédient premier, qui devait conduire au déclenchement de la geste
massacrante22.
8
Le cas de rumeurs sans massacre permet de le confirmer. Car s’il n’y eut pas de
massacre sans rumeur durant l’été 1792, force est en revanche d’admettre que les six
dixièmes des départements qui ne connaissent pas de violences populaires meurtrières
n’en furent pas moins traversés de fausses nouvelles inquiétantes. À Rennes par
exemple, le bruit d’un « complot qui fait frissonner » se répand à la fin août. Selon les
interlocuteurs locaux du Moniteur, il serait fomenté par des « monstres » qui, pour
plusieurs d’entre eux, trameraient leurs noirs desseins depuis les prisons de la ville 23.
Tel bruit, qui devait apporter leur justification à tant de violences, ne se transforme
pourtant pas, ici, en expédition punitive. Si de multiples facteurs peuvent expliquer ce
massacre qui n’eut pas lieu, remarquons surtout que les départements touchés par les
violences, entre juillet et octobre 1792, ne sont pas distribués de manière aléatoire dans
l’espace national. Soit ils se situent à proximité immédiate de la guerre ou des
frontières (donc de la possibilité de la guerre), soit au cœur ou au voisinage de zones
agitées par des conspirations royalistes bien réelles (Ardèche, Cévennes), soit enfin, aux
abords de la capitale et de ses combats à très haute implication émotionnelle 24. Dès lors
qu’on s’éloigne de Paris, du bruit de la guerre et des prises d’armes, et même si des
volontaires s’engagent au même moment dans toute la France pour sauver la
Révolution, le degré de tensions et de peurs qui travaillent le tissu social est peut-être
moindre, et donc moins propice à transformer en pulsions paniques les fausses
nouvelles en circulation.
Des rumeurs descriptives et prescriptives
9
L’efficacité des rumeurs qui travaillent les zones de massacre durant l’été 1792 tient à
ce qu’elles sont tout autant descriptives que prescriptives25. Elles désignent en effet des
coupables clairement identifiés, qui non seulement donnent un sens aux difficultés que
l’on suppose, à tort ou à raison, éprouvées par la patrie, mais qui rendent aussi possible
leur résolution par l’élimination des responsables désignés de la peur ressentie.
10
À Châlons-sur-Marne, par exemple, les émeutiers, en procédant à la mise à mort d’un
détenu, prévenu d’assassinat, le 10 septembre, entendent châtier ceux dont la rumeur
dit qu’ils complotent dans l’ombre des prisons de la ville 26. Ils acceptent en revanche la
remise en liberté d’un humble détenu, proposée par Prieur de la Marne. Retenu dans les
geôles châlonnaises pour une modique dette de 50 livres, ce malheureux échappe
d’évidence aux contours de la rumeur et donc aux périls guettant ceux qu’elle désigne.
Il peut même, par la suite, être porté en triomphe dans la ville par une foule qui
manifeste ainsi sa conviction d’avoir rétablit une justice qui avait momentanément fait
défaut27. À Castres, les tensions de l’été 1792, elles aussi nourries par les bruits de
multiples conjurations, sont plus particulièrement avivées par la question primordiale
des vivres, dont le cours ne cesse de croître28. Alors que les gardes nationaux
volontaires sont sur le point de quitter la ville pour rejoindre les frontières envahies, la
rumeur se répand qu’un marchand de blé spécule à la hausse sur les prix des grains au
détriment du peuple. Les mesures prises pour protéger cet homme qui, soudain, donne
sens aux maux populaires, ne suffisent pas : le corps de garde où il a été placé en
détention préventive est forcé, avant que la foule ne se livre sur lui à un déchaînement
spectaculaire de brutalités dont la nature exprime, à elle seule, l’ampleur du
29
ressentiment éprouvé. Défenestré, le marchand est ensuite assommé de coups de
bâtons et traîné mort dans les rues. Son corps est finalement jeté dans l’Agout, la
rivière traversant la ville. Nulle autre victime n’est à déplorer par la suite. L’affameur
supposé du peuple, qui n’aurait pourtant jamais spéculé sur les céréales 29, n’est plus.
Cédant à la rumeur née des inquiétudes planant sur la survie des classes populaires, la
foule a agi dans le sens que la fausse nouvelle lui prescrit afin d’assurer ses lendemains,
et pas plus que cela.
Des rumeurs cloisonnées et toujours en lien avec le
réel
11
Les rumeurs qui participent à la « préparation mentale collective » des massacres ont
encore une autre particularité essentielle : leur ancrage local. Celui-ci regarde tant leur
objet (le complot qu’elles mettent en jeu) que son rayon d’action. Le foisonnement
intense des bruits qui traversent le pays durant l’été 1792, s’il décline sans cesse des
thèmes identiques (complot de famine, complot des prisons, avancée des armées
ennemies), n’en met pas moins en jeu des rumeurs cloisonnées, sans articulation entre
elles30. Quoique les bruits qui prennent naissance à Paris soient d’ordinaire de ceux qui
se propagent le plus aisément sur l’ensemble du territoire national, la rumeur d’un
complot des prisons de la capitale n’a d’effet que dans d’étroits horizons
géographiques, limités à Paris et à ses environs immédiats 31. Qu’on s’en éloigne et alors,
soit un épais silence l’emporte, soit les observateurs s’étonnent du crédit dont a
bénéficié ce bruit étrange jusque sur les âmes d’ordinaires les plus pondérées de la
capitale32.
12
En tout état de cause, les rumeurs parisiennes ne sauraient expliquer la mobilisation
des foules émeutières, puis leur passage à l’acte, à Rethel, Castres, Toulon, Couches…
D’autant plus que la moitié de ces massacres provinciaux ont eu lieu avant même ceux
de Paris, en juillet-août 1792. Pour ceux-là aussi, la rumeur qui précipite le massacre est
circonscrite dans d’étroits horizons géographiques. À Limoges, c’est le bruit selon
lequel on aurait trouvé chez le prêtre Chabrol « un dépôt d’armes chargées », qu’il
aurait refusé de remettre aux gardes nationaux venus les lui réclamer, qui sème la
colère et la peur au sein de la population, au point qu’une foule finit par s’emparer de
lui, le traînant dans les rues, l’assommant et le rouant de coups jusqu’à ce que mort
s’ensuive33. À Sedan, si la foule attaque au sabre le corps du chevalier Latude de Vissec
avant de promener sa tête dans la ville, le 5 septembre, c’est parce qu’on affirme qu’il
se rendait clandestinement dans le camp des Autrichiens afin de leur signaler les
maisons des patriotes de la ville – et non ceux d’une autre localité 34.
13
Cette réalité locale de la rumeur contribue sans doute à son efficacité. La peur ressentie
est d’autant plus vive que le péril est perçu comme proche, concret, imminent, incarné,
et le passage à l’acte d’autant plus aisé que les responsables de ces peurs vivent dans le
pays, dans le quartier, dans la ville concernée par ces inquiétudes. Ces rumeurs sont
d’autant plus crédibles, enfin, qu’elles entretiennent toujours un lien plus ou moins
étroit avec la réalité. Celui-ci peut-être direct, comme à Florac (Lozère) où, le 9 août
1792, le sieur Giberne de La Martinerie est fusillé par un attroupement. Cet événement
intervient dans un espace régional particulier, celui des Cévennes, travaillé, au début
du mois d’août 1792, par la rumeur d’une conjuration des ennemis intérieurs et
extérieurs de la Révolution35. Or ce bruit insistant n’est pas dénué de tout fondement,
30
loin s’en faut, la région ayant connu au cours des deux années précédentes trois camps
contre-révolutionnaires à Jalès (Ardèche), dont le dernier a été vaincu un mois
seulement avant le massacre de Florac36. Il avait été convoqué par les princes émigrés
qui entendaient donner au Vivarais une place de premier ordre dans la contrerévolution, en lançant durant l’été 1792 une offensive dont le but est le renversement
tout entier du nouvel ordre des choses. L’entreprise, mal exécutée, échoue finalement
en quelques jours, au début du mois de juillet, suite à la déroute de la petite armée
contre-révolutionnaire du comte de Saillans. Des papiers sont saisis à cette occasion. Ils
permettent de mettre à jour l’ensemble du projet ainsi que les ramifications du complot
(authentique cette fois), en indiquant tant les noms des principaux chefs de la
conjuration que l’implication de nombreuses autorités municipales de la région, dans sa
partie d’obédience catholique du moins. Les rebelles sont, dans les jours et les semaines
suivants, poursuivis avec acharnement par des patriotes désireux « d’en finir avec le
péril royaliste et d’exorciser les peurs générées par les menaces d’une guerre civile »,
ainsi que l’analyse V. Sottocasa37. La conjuration n’avait toutefois plus guère de
substance, en août, lorsque les patriotes cévenols lui prêtent encore un avenir.
14
Ailleurs, le lien entre rumeur et réalité peut être un peu moins accentué, sans cesser
d’exister pour autant. À Lyon, les officiers nobles qui seront exécutés le 9 septembre,
après que la rumeur publique les a accusés de vouloir prendre la fuite à la tête de leur
régiment, n’ont aucunement le projet de livrer la guerre à la France depuis le royaume
de Piémont-Sardaigne. Force est en revanche d’admettre qu’ils ont remis leurs
démissions depuis déjà deux mois, par rejet d’une Révolution à l’égard de laquelle ils
n’éprouvent plus aucune espèce de sympathie38. De facto, ils ont pu paraître suspects
d’émigration, quand bien même leur déplacement est en fait ordonné par l’état-major
de l’armée du Midi – qui refusait depuis deux mois d’accepter les démissions desdits
officiers.
15
En de nombreux cas, l’attitude des autorités locales contribue de manière décisive à
rattacher au réel les bruits en circulation. Ainsi en va-t-il à Marseille où la rumeur se
répand, le 20 juillet, qu’un marchand drapier du nom de Boyer tramait un complot
contre la municipalité, le Club et les patriotes de la ville, lesquels doivent être égorgés
dans la rue, le lendemain, après que Boyer et ses partisans, vêtus de vert et de fleurs de
lys, se seront emparés de toute l’artillerie de la ville et aient mis le feu au port 39. Gagnée
par le doute, la municipalité ordonne la fouille de la maison dudit Boyer par la garde
nationale, le 20 juillet. Or, venant d’autorités que l’on peut à bon droit supposer mieux
renseignées que les simples citoyens, ces investigations et l’arrestation préventive de
Boyer ont surtout pour effet d’accréditer l’imminence de la conjuration 40. La colère
populaire peut alors enfler sans que plus rien ne puisse l’apaiser, y compris le résultat
des fouilles du domicile de Boyer, qui ne révèlent pourtant rien de compromettant.
Aussitôt, des rassemblements se constituent pour s’emparer de sa personne afin que
« justice fût faite » au peuple41. Moins de deux heures après son placement sous les
écrous, il périt sous les coups de la foule, devant sa prison, son cadavre étant peu après
pendu à un réverbère.
31
BIBLIOGRAPHIE
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32
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NOTES
1. P. Caron, Les massacres de septembre 1792. Plus récemment, H. Burstin, L’invention du
sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire , p. 195-226 ; ou encore J.-C. Martin,
Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, p. 140.
2. T. Tackett, « Rumor and Revolution: The Case of the September Massacres », p. 54-64.
L. Porter, Popular Rumour in Revolutionary Paris, 1792-1794.
3. P. Caron, Les massacres de septembre 1792, p. 24.
4. Selon le recensement qu’en propose, ibid.
5. T. Tackett est parmi les rares à intégrer ces violences provinciales à l’analyse des
tensions extrêmes qui conduisent à une nouvelle accélération du processus
révolutionnaire durant l’été 1792, Anatomie de la terreur. Le processus révolutionnaire,
1787-1793, p. 226. D. Sutherland, « Justice and Murder. Massacres in the Provinces.
Versailles, Meaux and Reims in 1792 », p. 129-163 ; C. Simien, Les massacres de septembre
1792 à Lyon.
6. De même qu’il y avait eu, naguère, une « saison des Saint-Barthélemy ». J. Garrisson,
Tocsin pour un massacre : la saison des Saint-Barthélemy.
7. C. Simien, Les massacres de septembre 1792 à Lyon, p. 40 et suivantes.
8. Ibid., p. 64.
9. Arch. mun. Lyon, 784 WP 034 1, Pétition de la société populaire de Pierre-Scize,
10 septembre 1792 et Adresse des citoyennes de la section Saint-Georges au ministre de
l’Intérieur, s.d.
10. Procès-verbaux des délibérations des séances des Corps municipaux de la ville de Lyon,
vol. 3, p. 274. Service historique de la Défense (SHD), B 31, Lettre de Vitet à Servan,
ministre de la Guerre, 28 août 1792.
11. Bibl. mun. Lyon, 116 252, Journal de Lyon ou Moniteur du département de Rhône-et-Loire,
15 août 1792.
12. Arch. mun. Lyon, 1401 WP 133, Lettres de Vitet aux procureurs généraux syndics
des département de l’Isère et de Rhône-et-Loire, 11 août 1792.
13. Arch. nat., F 7457510, Lettre de Saint-Charles au ministre des Affaires étrangères,
6 septembre 1792.
33
14. Journal de Lyon ou Moniteur du département du Rhône et Loire, édition du 10 septembre
1792.
15. F. Ploux, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du
XIXe siècle, p. 122.
16. Id., « La ville des “libelles parlés”. Rumeurs et bruits publics à Paris sous la Première
Restauration », p. 85-86.
17. T. Tackett, « Rumor and Revolution: The Case of the September Massacres », p. 62.
18. La solution monarchique est condamnée, de même que la famille régnante. La
République n’est pourtant guère évoquée avant le 22 septembre 1792. Voir M. Biard,
Ph. Bourdin, H. Leuwers et P. Serna (dir.), 1792. Entrer en République.
19. T. Tackett, « Rumor and Revolution : The Case of the September Massacres », p. 56.
Voir également F. Ploux, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la
France du XIXe siècle, p. 62, qui rappelle que la rumeur est une sorte d’interprétation
collective et improvisée d’une situation de crise venant en quelque sorte combler la
pénurie d’informations diffusées par les canaux institutionnels.
20. Procès-verbaux des délibérations des séances des Corps municipaux de la ville de Lyon,
vol. 3, p. 278.
21. SHD, B32, Lettre de Vitet à Servan, ministre de la guerre, 9 septembre 1792.
22. Il faudrait également prendre en compte des ingrédients qui prolongent l’effet de la
rumeur et rendent possible le déclenchement des mises à mort, tel que le rôle de la
parole violente et de la déshumanisation rhétorique de l’adversaire, (voir N. Z. Davis,
Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au XVIe siècle, p. 284). Les imaginaires
populaires pérennes de la violence souveraine et du crime de lèse-majesté, ou la
patience déçue des militants patriotes à l’égard des autorités. Voir P. Viola, « Violence
révolutionnaire ou violence du peuple en révolution » et S. Wahnich, La longue patience
du peuple. 1792, la naissance de la République.
23. Réimpression de l’Ancien Moniteur, vol. 13, p. 460 (numéro du 26 août 1792).
24. Sont principalement concernés par les massacres, outre Paris, les abords de la
capitale, la Champagne et les Ardennes, la vallée du Rhône, la Provence ainsi que le
Bordelais. Voir T. Tackett, Anatomie de la terreur. Le processus révolutionnaire, 1787-1793,
p. 224-227.
25. T. Tackett, « Rumor and Revolution : The Case of the September Massacres », p. 58.
26. Arch. nat., F 1CIII Marne 4, Rapport des commissaires du pouvoir exécutif à Châlons
au Conseil exécutif provisoire, 11 septembre 1792. Voir aussi la Réimpression de l’Ancien
Moniteur, t. XIII, p. 698.
27. C’est là une dimension essentielle et durable des foules émeutières, comme le
souligne Arlette Farge pour le XVIIIe siècle parisien, lorsque les émotions populaires
étaient moins mues par une volonté de rupture qu’elles ne se pensaient comme un
point de jonction entre un ordre qui faisait défaut et un avenir mal assuré. A. Farge, La
vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, p. 296. Sur ce sentiment de
souveraineté des foules de septembre 1792, déjà identifiée par Pierre Caron, on se
reportera également à P. Viola, « Violence révolutionnaire ou violence du peuple en
révolution », et S. Wahnich, La longue patience du peuple. 1792, la naissance de la République.
28. Arch. nat. F736911, Procès verbal, dressé par les administrateurs du département du
Tarn, des événements survenus dans la ville de Castres les 21 et 22 juillet 1792.
34
29. C’est en tout cas ce qu’avance A. Combes, Histoire de la ville de Castres et de ses environs
pendant la Révolution française, p. 82.
30. On retrouve de semblables phénomènes au cours du siècle suivant. F. Ploux, De
bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du XIXe siècle, p. 116.
31. Malouët rapporte en ces termes le propos que lui aurait tenu un paysan de
Gennevilliers, où il se cachait alors, le 3 septembre 1792, à propos des massacres des
prisons parisiennes alors en cours : « Aussi, c’est bien terrible que ces aristocrates
voulussent tuer tout le peuple en faisant sauter la ville ! ». P.-V. Malouët, Mémoires, t. 2,
p. 243-244.
32. Voir par exemple la réaction perplexe du pasteur genevois Étienne Dumont à la
lecture d’une lettre de son ami Cabanis, début septembre 1792, lequel affirmait que les
événements dramatiques qui venaient d’ensanglanter la capitale avaient permis de
déjouer une conspiration qui aurait sinon livré Paris à l’ennemi. Memoirs of the Life of sir
Samuel Romilly, written by himself with a selection from his Correspondence., vol. 2, p. 7-8.
33. A. Fray-Fournier, Le département de la Haute-Vienne : sa formation territoriale, son
administration, sa situation politique pendant la Révolution, p. 186-201.
34. A. Lapierre, Campagne des Émigrés dans l’Argonne en 1792, p. 40.
35. Arch. nat. F 7368114, Lettre des administrateurs du département de la Lozère au
ministre de l’Intérieur, 13 août 1792.
36. F. de Jouvenel, « Les
révolutionnaires ? », p. 1-20.
camps
de
Jalès
(1790-1792),
épisodes
contre-
37. V. Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les
montagnes du Languedoc, p. 85-116.
38. C. Simien, Les massacres de septembre 1792 à Lyon, p. 33-37.
39. Arch. nat F 736593, Extrait du registre des délibérations de la municipalité de
Marseille, 21 juillet 1792.
40. Sur le rôle des autorités dans l’accréditation des rumeurs, voir A. Farge, La vie
fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, p. 274.
41. Arch. nat F736593, Extrait du registre des délibérations de Marseille, 21 juillet 1792.
RÉSUMÉS
Du 2 au 4 septembre 1792, d’importants massacres ensanglantent Paris, à l’issue d’un processus
de « préparation mentale collective » dans lequel les rumeurs ont joué un rôle majeur, mieux
connu des historiens depuis les travaux récents de Timothy Tackett et Lindsay Porter. Il a moins
souvent été noté, en revanche, que ces massacres parisiens s’inscrivent dans une vague plus
générale de violences collectives meurtrières qui traverse la France du mois de juillet au début du
mois d’octobre 1792. Prendre en considération cette « saison des massacres de septembre » par le
biais des bruits et fausses nouvelles qui travaillaient alors la province apparaît pourtant comme
un moyen de saisir d’un peu plus près le climat général d’un pays qui vivait alors le dernier été de
la monarchie. C’est ce à quoi s’emploie le présent article.
35
AUTEUR
CÔME SIMIEN
Maitre de conférences en Histoire moderne à l’Université université Paris I – Panthéon-Sorbonne,
membre de l’Institut d’Histoire moderne et contemporaine (IMAC)
36
Le fédéralisme girondin : une fausse
nouvelle à la vie dure
Anne de Mathan
1
La Révolution française, qui tend à construire un ordre démocratique, crée aussitôt
débats et opposition. Le « marché » politique ouvert en 1789 suscite la concurrence en
vue de l’obtention du monopole de la capacité à énoncer la volonté du peuple 1. La
confrontation des diverses propositions est propice à la circulation de rumeurs disant
l’immémoriale crainte populaire à l’égard des puissants2 ou la peur de ces derniers face
à la modification de l’ordre traditionnel. Des combats d’image publique motivent,
comme en d’autres périodes de désectorialisation3 des assignations sociales et
politiques, le recours à la désinformation, voire la calomnie 4. La créativité rhétorique et
de patients usages de la propagande parviennent parfois à disqualifier certains
compétiteurs. Ainsi en va-t-il des Girondins, aussi fédéralistes que Robespierre fut
royaliste en thermidor. On observera comment et pourquoi fut créée la peur d’un
complot qui n’existait pas, ainsi que les raisons du succès de cette fausse nouvelle du
fédéralisme girondin5. On suivra les étapes de la création d’une information controuvée
qui réussit à éliminer les Girondins. Parce que les Montagnards ont le dernier mot,
l’artefact du fédéralisme se fige en catégorie politique structurant l’imaginaire
national, comme le montrent de surprenants usages contemporains.
Aux sources d’une fausse nouvelle
De la rivalité personnelle à la concurrence révolutionnaire
2
Entre Brissot et Robespierre, l’inimitié surgit dans le débat sur la guerre. Le premier se
convertit à une intervention militaire contre deux souverains allemands, afin de tester
la fiabilité de l’exécutif et de républicaniser l’Europe ; le second privilégie la révolution
dans un seul pays par la distribution de piques à tous les bons citoyens, soit la guerre
civile6. Ces patriotes soupçonnent tous ceux que la divergence masque en l’autre des
intentions perfides. Le conflit s’amplifie par la médiatisation de la presse et l’appui sur
l’opinion publique, dans le Défenseur de la Constitution, alors monarchique, et Le Patriote
37
Français7. Le puits sans fond des interrogations sur la pureté du civisme de l’adversaire,
de la traque des masques imposteurs et des effets de dévoilement d’une vérité trouvée à
sa seule porte se creuse, sans qu’il soit possible de déterminer la proportion entre
sincérité et diffamation.
Une trouvaille rhétorique
3
L’acrimonie de Robespierre, journaliste, envers Brissot, député,
d’antiparlementarisme. Le Défenseur de la Constitution affirme que :
se
teinte
[la] « principale cause de nos maux est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans la
législature qui ne peut pas, ou qui ne veut pas le sauver8. »
4
Proposer comme palliatif de tous les maux l’inéligibilité des législateurs laisse supposer
des motifs peu avouables dirigés contre Brissot et ses amis 9. La reconfiguration
politique après le 10 Août produit de nouvelles stratégies et l’utilisation des émotions
populaires10 comme levier contre des « mandataires infidèles », dont Robespierre,
membre de la Commune, réclame :
« Qu’ils tombent tous sous le glaive des lois11. »
5
Il prête à Brissot une défiance vis-à-vis de Paris, reprenant les procédés des feuilles
contre-révolutionnaires12 qui, lors des élections de 1791, réactualisent contre Brissot la
vieille hantise du fédéralisme, à l’époque où les républiques hollandaise ou suisse
effrayaient le pouvoir absolu. Robespierre accuse Brissot et ses amis « d’avoir envoyé
des courriers dans tous les départements pour leur persuader que la Convention
nationale ne serait pas libre à Paris et pour déterminer les nouveaux représentants de
la nation à fixer leur séjour dans une autre ville13 ».
6
Pendant les massacres de septembre, il affirme leur implication dans le complot contrerévolutionnaire dont les sans-culottes parisiens entendent protéger leurs familles
avant de partir aux frontières. Vergniaud ne dort plus chez lui et ces précautions ne
sont pas vaines, comme le montre la perquisition sans mandat, et sans résultat, de la
maison de Brissot. Jaurès est net :
« Dans la nuit du 2 au 3 septembre, une accusation pareille de trahison est une
provocation au meurtre14. »
7
La fausse nouvelle du fédéralisme trouve des relais, comme Chabot qui fabule le
10 septembre :
« Autant je suis ennemi des rois, autant je me déclare l’ennemi du gouvernement
fédératif, depuis que, lors de la journée du 10, j’ai vu tous les côtés droits de
l’Assemblée venir me flagorner et me dire : “Maintenant, nous sommes aussi
républicains, mais il nous faut un bon gouvernement fédératif”. Dès ce moment, je
me suis dit : “il y a anguille sous roche”15. »
8
Elle trouve une audience en raison du climat de peur qui se répand après la fuite du roi
le 21 juin 1791, effrayante par la trahison d’une figure paternelle. La suspicion apparaît,
tel un héritage empoisonné laissé aux Français par le royal traître. La peur, décuplée
lors de l’invasion étrangère en août 1792 qui paraît corroborer le complot contrerévolutionnaire, empoisonne le débat politique où la diversité d’opinions est volontiers
attribuée à la malveillance. La croyance en ce fédéralisme girondin n’est pas le fait de la
bêtise ou de l’insincérité, mais révèle une des structures d’un imaginaire politique
traversé de tensions entre espoir et incertitude des lendemains.
38
Un sillon patiemment creusé
9
Robespierre préside la création de la dystopie du fédéralisme par lequel les Girondins
projetteraient de démembrer la République pour la mieux livrer à ses ennemis, à telle
enseigne qu’Hervé Leuwers peut écrire que « les Girondins naissent sous la plume
impétueuse de Robespierre16 ». Les discours de l’Incorruptible répètent à l’envi
l’antienne de la haine contre Paris :
« Nous avions soupçonné qu’on voulait faire de la République française un amas de
républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des fureurs civiles ou de la
rage des ennemis17. »
10
Sa réécriture contrefactuelle de l’histoire dit surtout la force des rivalités politiques :
« Dès le lendemain du 10 août, ils n’oublièrent rien pour déshonorer la Révolution
qui venait d’enfanter la République, et, tout aussitôt, ils calomnièrent le Conseil de
la Commune qui dans la nuit précédente venait de se dévouer pour la liberté […]. Ils
s’en attribuèrent même tout l’honneur ».
11
Il certifie que :
« La faction voulait livrer Paris et la France. Elle voulait fuir avec l’Assemblée
législative, avec le Trésor public, avec le Conseil exécutif, avec le roi prisonnier et sa
famille. »
12
La section de la Halle aux Blés réclame cinq jours plus tard l’arrestation de
22 « appelants » : la proposition de recourir à l’appel au peuple afin de déterminer le
sort de Capet est interprétée comme le signe du royalisme de ces députés « traîtres »,
dont la moitié ont voté la mort et six contre le sursis18. Desmoulins, qui a eu maille à
partir avec Brissot au début de 1792, soutient la charge contre les Girondins par
l’invention de la collusion avec l’Angleterre et Orléans19.
13
Le 26 mai, Robespierre donne le signal de l’insurrection aux Jacobins :
« Si le peuple ne se lève pas tout entier, la liberté est perdue 20. »
14
Puis le 31 mai à l’Assemblée :
« Oui, je vais conclure, et contre vous […] qui n’avez cessé de provoquer la
destruction de Paris […] Eh bien ! ma conclusion, c’est le décret d’accusation 21. »
Des mots qui tuent
L’éviction des Girondins
15
Le décret du 2 juin 1793 ordonnant l’arrestation de 29 députés et 2 ministres est un
coup de force au scénario parfaitement exécuté. La Convention est cernée par une foule
armée qui effraie les députés. Barère demande à ses collègues :
« Comment vos lois seraient respectées si vous ne les faisiez qu’entourés de
baïonnettes22 ? »
16
Sortant à la rencontre du peuple, les élus entendent Hanriot, commandant de l’armée
révolutionnaire, donner cet ordre laconique :
« Canonniers, à vos pièces23. »
17
Couthon pousse le cynisme jusqu’à déclarer que les députés, rassurés sur leur liberté,
peuvent céder à l’opinion. On vote que « les députés, ses membres, dont les noms
suivent, seront mis en état d’arrestation chez eux ». Il n’y a aucun débordement, parce
que le tribunal révolutionnaire, créé le 10 mars 1793 pour prendre en charge les
39
émotions vindicatives du peuple, et qui a déjà montré ses inclinations en acquittant
Marat le 24 avril, garantit au mouvement populaire parisien que les députés seront
jugés, sinon condamnés.
Le piège du fédéralisme
18
Les 29 députés et les 2 ministres Girondins décrétés d’arrestation font des choix divers.
Les uns espèrent prouver leur innocence devant le tribunal révolutionnaire et se plient
au vote de l’Assemblée, comme Vergniaud. Mais 20 d’entre eux, discutant la légalité du
décret du 2 juin en raison des circonstances insurrectionnelles dans lesquelles il a été
rendu, s’estiment déliés de toute obligation vis-à-vis d’une assemblée dont ils
considèrent qu’elle ne jouit plus de sa liberté. Ils choisissent de résister à un acte tenu
pour arbitraire : ils s’évadent et se cachent afin de tenter de sauver leurs vies. Ceux qui
sont restés à Paris ou ont le malheur d’être repris, comme Brissot, sont incarcérés et
paient le prix des choix effectués par d’autres, dont Charlotte Corday qui les aurait
fréquentés à Caen.
19
67 des 85 départements français protestent contre la mise en cause des Girondins. En
un jeu de miroirs déformants24, l’un et l’autre camp opposent leurs arguments
politiques. Pour les uns, les Girondins assujettissaient la Convention en s’opposant au
recours à l’exception, présenté comme la seule façon de sauver la République en guerre.
Pour les Girondins, l’arrestation d’élus du peuple sans motif d’accusation a rompu le
lien national. Mais tous prennent avec la légalité des aises qu’ils justifient par la
légitimité de leur vision de la Révolution. Pour les Montagnards, l’intention fédéraliste
prêtée aux Girondins aurait nécessité le 2 juin. Pour les Girondins, la mobilisation des
départements n’est pas la cause, mais la conséquence de l’atteinte faite le 2 juin à
l’ordre légal de la première République ; elle vise à restaurer la centralité législative,
assurer la sécurité des élus et défendre la démocratie parlementaire. Mais la révolte,
contre-productive, paraît fournir à point nommé la preuve jusque-là manquante du
fédéralisme pour justifier la condamnation des Girondins.
Un procès perdu d’avance
20
Le 8 juillet, Saint-Just s’efforce de motiver le décret du 2 juin, sans pouvoir prouver la
culpabilité des Girondins25. Il avoue que « les conjurés ont laissé peu de traces », mais
certifie l’existence d’un « complot formé contre l’établissement et l’unité de la
République » qui aurait abouti à la « dislocation du corps politique ». Billaud-Varennes
bute aussi, le 15 juillet 1793, sur le défaut de sources :
« Sans doute, il n’est pas de forfait plus difficile à prouver que ceux des
conspirateurs. Travaillant dans l’ombre et méditant leurs crimes à loisir, les traces
matérielles manquent presque toujours […] il faut s’en tenir forcément, à leur
égard, à la simple conviction morale26. »
21
Le 3 octobre, Robespierre s’oppose à la demande d’Amar d’imprimer les preuves de la
« conspiration », craignant que « cette impression ne retarde l’instruction 27 ». La
Convention vote l’accusation de 40 députés, passibles du tribunal révolutionnaire. Le
fédéralisme, désormais considéré comme suffisamment documenté par les révoltes
départementales et les trahisons de Toulon et de la Corse, est devenu le nouveau nom
du mal. Amar dit de ces boucs émissaires :
40
« Nos maux passés, nos maux présents, ceux que l’avenir nous prépare, voilà leurs
crimes.28 »
22
21 députés – ceux qui n’ont pas participé aux révoltes provinciales – font l’objet d’un
procès politique. Invité à accélérer la procédure, le jury délibère le 30 octobre qu’« il a
existé une conspiration contre l’unité, l’indivisibilité de la République 29 » et que les
accusés sont condamnés à mort. En tout, 45 députés périssent en l’an II – exécutés,
suicidés ou morts en prison – et 106 représentants, incarcérés ou réduits à la
clandestinité, voient leur vie mise entre parenthèses. En province,
environ 1 500 citoyens montent à l’échafaud. Dans les geôles de la République ou les
affres de la proscription, plusieurs milliers expient un crime imaginaire, désormais
gravé en lettres de sang dans l’imaginaire politique français.
Le psittacisme des discours politiques
Des usages circonstanciels du passé
23
Les modalités de la sortie du gouvernement révolutionnaire après Thermidor achèvent
la rigidification de la catégorie du fédéralisme. Parce que certains Girondins survivants
entendent – comme Louvet dans le contexte des journées populaires de germinal et
prairial an III –, proscrire le droit de résistance justifiant l’insurrection, ils empêchent
la reconnaissance du sens des révoltes de 179330. L’hommage funèbre aux Girondins est
si bâclé, le 11 vendémiaire an IV (5 octobre 1796), alors que la contestation royaliste
place la Convention face à d’autres urgences, qu’il tient lieu d’un deuxième
enterrement à la sauvette31. Ainsi demeure ouverte la rivalité politique des discours sur
la légitimité à énoncer la volonté du peuple pendant tout le XIXe siècle, où histoire32 et
mémoire33 ont partie liée.
24
Dans les combats politiques de leur temps, nombre de plumes libérales 34,
néojacobines35, démocratiques et romantiques36, socialistes37 ou communardes,
reprennent le discours du salut public plaidant la nécessité de l’élimination des
Girondins. En revanche, la critique libérale se montre sceptique sur le fédéralisme
girondin, soulignant la modernité démocratique des Girondins pour dénoncer dans le
gouvernement révolutionnaire l’héritage de l’arbitraire absolutiste38. Une fois la
république acquise, la méthode positiviste39 démasque l’inanité du fédéralisme
girondin. Mais le fédéralisme opère au XXe siècle un retour facilité par le contexte
international. L’école jacobine redonne vie aux intentions centripètes des Girondins.
Mathiez les dit mus par le « particularisme local en lutte contre le pouvoir central 40 »,
de même que Lefevre41 ou Soboul qui va jusqu’à écrire que « le fédéralisme eut un
contenu social plus marqué que son aspect politique42 ». Relisant le conflit entre ces
Républicains à l’aune de la comparaison avec la révolution bolchevique 43, ils en
proposent une lecture classiste afin de justifier l’élimination de ces « culottes dorées »
qui s’opposaient au salut public, même si quelques francs-tireurs du colloque de 1975
montrent que les Girondins étaient loin de contester la centralisation 44.
La fin du fédéralisme ?
25
L’école critique sort les Girondins de leur relégation historiographique, même si le
traitement réservé à ceux qui contribuèrent à la chute de la monarchie
41
constitutionnelle se fait sévère45. Mona Ozouf, élevée dans un régionalisme qu’elle dit
bon teint46, montre bien, pour avoir réfléchi à l’opprobre de la proposition fédérale en
France, ce qu’est le fédéralisme de 1793 : « un monstre à l’existence purement
polémique », sans rapport avec une quelconque revendication séparatiste 47. C’est aussi
que la désincarcération des passions franco-françaises a commencé dans les
années 1960, grâce à des regards étrangers venus d’États ignorant le tabou du
fédéralisme, car organisés en structures confédérées. Le colloque de Marseille témoigne
de ce renouveau48 animé par des chercheurs étrangers 49 et français 50. À telle enseigne
qu’il serait difficile aujourd’hui aux historiens de prendre au pied de la lettre le
discours jacobin sur le fédéralisme girondin51.
Des clichés usés
26
Les hommes politiques sont rarement historiens, et les références historiques de leurs
discours montrent que la fausse monnaie du fédéralisme girondin est toujours
redistribuée pour argent comptant, selon un cours connaissant parfois de
spectaculaires rebonds, comme le note Françoise Fressoz dans Le Monde le 7 février
2018 :
« Le girondisme est furieusement à la mode. »
27
Le 22 mars 2017, le candidat à la présidence de la République, Emmanuel Macron,
annonce en effet un « pacte girondin avec nos collectivités52 », dont, président, il
précise le contenu : « davantage de liberté » en compensation de 13 milliards
d’économie budgétaire53. Cette instrumentalisation historique habille du manteau de la
confiance que doit inspirer le savoir, la paupérisation programmée des collectivités
locales. Ce discours, à mille lieues des ambitions girondines en matière d’instruction ou
de démocratie participative, n’a pas prévenu la colère des périphéries.
28
Jean-Christophe Cambadélis s’empare aussitôt de l’allusion historique pour allumer des
contre-feux et donner un titre évocateur à son programme alternatif : La gauche de
demain sera girondine. Le vice-président du Parti socialiste Européen a beau jeu de
brocarder les références présidentielles :
« À vrai dire, le terme “jacobin” est assez mal choisi. D’une part, le centralisme était
hérité de la longue période absolutiste, et, d’autre part, lesdits Jacobins n’avaient
pas le monopole du centralisme et les Girondins auxquels on les oppose par
tradition n’étaient pas forcément des décentralisateurs féroces54. »
29
En revanche, quand Christian Estrosi réclame une politique de décentralisation plus
ancrée sur les territoires – « Nous sommes un parti de citoyens, un parti girondin 55 » –
et martèle sur France Inter « je suis girondin », celui-ci s’avère plus royaliste, si l’on
peut dire, que le roi. Pas plus que François Bayrou détaillant sur France Inter le
4 novembre 2018 sa « sensibilité girondine », il ne semble avoir conscience du fait que
les Girondins formaient non pas une droite royaliste constitutionnelle attachée au
libéralisme économique, mais bien une autre gauche, émancipatrice et cosmopolite. De
Nice à Pau, l’on ne voit pas que reprendre le discours du fédéralisme girondin, c’est
afficher ses inclinations… robespierristes et jacobines !
42
30
La déesse Fama est un vrai Janus, aussi friande de ragots frelatés que productrice de
renommées éternelles. Ainsi les Girondins ont-ils été figés dans les discours à charge
par leurs vainqueurs. Le fédéralisme n’est pourtant qu’une fausse nouvelle forgée pour
des raisons de rivalités personnelle et politique afin de justifier l’élimination des
Girondins, qui n’ont jamais articulé le moindre projet de structure fédérale pour la
France, mais furent éliminés pour avoir défendu une autre vision de la République,
quoique indubitablement une et indivisible.
31
Cet antagonisme entre Girondins et Jacobins, s’il recouvre l’existence de deux familles
bien distinctes de la gauche française – l’une réformiste, gîtant la démocratie dans le
libre accès au débat parlementaire, l’autre révolutionnaire, privilégiant l’égalisation
des conditions de vie – se résume souvent à la confrontation infondée du fédéralisme et
de la centralisation. Cette lecture biaisée, répétant le discours politique des vainqueurs,
demeure aujourd’hui en butte témoin des conflits du passé et assure aux vaincus –
ironie de l’histoire – une étrange omniprésence dans un imaginaire politique travaillé
par les héritages d’une Révolution matricielle.
32
La destinée des Girondins rappelle la dimension héritée des représentations et la
nécessité pour les comprendre de la prise en compte de leurs contextes de production.
L’impérative réflexivité des historiens sur leurs mises en récit du passé garantit seule
que leurs discours ne soient pas de simples opinions, sans prétention illusoire à
l’énonciation de la Vérité, ni « rumorancie »56 surplombante 57. Si le fédéralisme est un
mythe en ce qu’il se trouve, avant l’été 1793, dépourvu de tout référent documenté, la
peur que suscite la dénonciation de ce danger fabriqué, ainsi les réactions au fait, bien
réel, de l’éviction des Girondins le 2 juin, et leurs lectures méritent d’être historicisés.
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17. AP LII, 25 septembre 1792, p. 134.
18. AP LVII, 15-19 janvier 1793 et A. Patrick, The men of the first French Republic.
19. C. Desmoulins, Histoire des Brissotins.
20. A. Aulard, La société des Jacobins, V, p. 213.
21. AP LXV, 31 mai 1793, p. 655.
22. AP LXV, 2 juin 1793, p. 706.
23. P.-T. Durand de Maillane, Histoire de la Convention nationale p. 300-309, et T. Poirot,
« “L’enceinte sacrée des lois” sous les armes : les mobilisations armées autour des
assemblées parlementaires de la Révolution (1792-1799) ».
46
24. M. Biard, 1793, Le siège de Lyon.
25. Saint-Just, Œuvres complètes, p. 588 et suiv.
26. AP LXIX, 15 juillet 1793, p. 21.
27. AP LXXV, 3 octobre 1793, p. 537.
28. AP LXXXV, p. 520 et suiv.
29. G. Waltzer, Actes du tribunal révolutionnaire, p. 247.
30. A. de Francesco, « Thiers’ Muses », p. 107-131 ; Réimpression du Moniteur, XXIV,
14 prairial an III, p. 607 et suiv ; La Sentinelle, 8 messidor an III, p. 2.
31. Réimpr. du Moniteur, XXVI, p. 114.
32. P. Bourdin (dir.), La Révolution, écriture d’une histoire immédiate.
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34. A. Thiers, Histoire de la Révolution française ; François-Auguste Mignet, Histoire de la
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36. J. Michelet, Histoire de la Révolution française ; A. de Lamartine, Histoire des Girondins.
37. L. Blanc, Histoire de la Révolution ; Doctrine de l’État ; Plus de Girondins ; La République une
et indivisible.
38. G. de Staël, Des circonstances actuelles ; B. Constant, De la force du gouvernement actuel ;
Des effets de la terreur ; Des réactions politiques ; E. Quinet, La Révolution.
39. A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française ; J. Jaurès, Histoire socialiste de la
Révolution française.
40. A. Mathiez, La Révolution française.
41. G. Lefebvre, La Révolution française, p. 285 et 356.
42. A. Soboul, Histoire de la Révolution française, p. 363.
43. A. Mathiez, Le bolchévisme et le jacobinisme.
44. R. Carraz, « Girondins et Montagnards, le cas chalonnais » et R. Dupuy, « Du pseudofédéralisme breton au pseudo-anarchisme parisien : révolution et structures »,
A. Soboul (dir.), Girondins et Montagnards, p. 167-192 et 193-218.
45. F. Furet et M. Ozouf (dir.), La Gironde et les Girondins ; F. Attar, Aux armes citoyens !.
46. M. Ozouf, Composition française.
47. M. Ozouf, « Fédéralisme » ; « La Révolution Française et la perception de l’espace
national ».
48. B. Cousin (dir.), Les fédéralismes.
49. A. de Francesco, Il governo senza testa ; A. Forrest, Society and Politics in Revolutionary
Bordeaux ; P. Hanson, The Jacobin Republic Under Fire.
50. J.-C. Martin, « Approches du fédéralisme pendant la Révolution française, entre
coïncidence, cristallisation et lecture téléologique » ; M. Dorigny, « Pouvoir central et
pouvoirs locaux dans les projets constitutionnels girondins de 1793. Unité et
indivisibilité républicaine » ; L. Brassart, « Les voies enchevêtrées de la mobilisation
politique ».
51. M. Biard, J.-N. Ducange, J.-Y. Fretigné (dir.), Fédéralisme et centralisation.
47
52. https://twitter.com/emmanuelmacron/status/844497891846750208.
53. Le courrier des maires, 17/07/2017.
54. J.-Chr. Cambadélis, La gauche de demain sera girondine.
55. Libération, 20/12/2017 ; France 3 Alpes-Provence-Côte d’Azur, 20/12/2017.
56. P. Froissart, La rumeur. Histoire et fantasmes.
57. G. Bronner, La démocratie des crédules.
RÉSUMÉS
Sur le « marché » politique ouvert en 1789, la concurrence en vue du monopole de la capacité à
énoncer la volonté du peuple suscite des combats d’image publique où les réputations créditent
les compétiteurs. La focalisation de l’opinion sur des thématiques plus ou moins véridiques peut
faciliter la défaite politique, voire la condamnation judiciaire, et une rumeur, créée de toutes
pièces, devenir un mythe. La rivalité entre deux hommes, Brissot et Robespierre, et entre deux
gauches, produit en 1792 la peur d’un complot qui n’existe pas. Parce que les Montagnards ont le
dernier mot, l’imputation calomnieuse du fédéralisme se fossilise en une catégorie politique
structurant l’imaginaire national, gravée dans le marbre de l’opprobre judiciaire de l’an II, de
deux siècles de passions historiographiques et d’usages politiques contemporains, où les oripeaux
des Girondins habillent parfois drôlement les revendications ou flatteries provinciales.
AUTEUR
ANNE DE MATHAN
Professeur d’Histoire moderne, Université Caen-Normandie
48
« La peste est parmi eux » :
contagions et guerre civile dans
l’Ouest de la France (1793-1796)
Anne Rolland-Boulestreau
1
Une inquiétante rumeur se propage entre l’été et l’hiver 1793 en France : la peste aurait
fait son apparition dans l’Ouest et la contagion menacerait l’ensemble de la Nation. En
cette fin du XVIIIe siècle, évoquer cette terrible maladie prend une résonance toute
particulière. Les Français, et plus particulièrement les Provençaux, ont déjà vécu la
triste expérience de ses effets, lorsqu’en 1720, le Grand Saint Antoine débarque ballots de
marchandises, tissus, rats et puces mortelles à Marseille 1. Par des mesures drastiques,
dont l’établissement d’un cordon sanitaire dans le sud de la France, la peste disparaît,
non sans avoir provoqué la mort de 120 000 personnes, dont la moitié de cité
phocéenne en six mois2. Soixante-dix ans après, la peste risque de nouveau de se
répandre, cette fois-ci par l’Ouest de la France.
2
Circonstance aggravante : la guerre civile accompagne l’épidémie. En effet, depuis mars
1793, cette région française est entrée en insurrection essentiellement contre la
Constitution civile du clergé et la conscription militaire3. Face à l’impéritie et aux fortes
divisions républicaines, les Vendéens – contre-révolutionnaires surnommés les
« Blancs » – emportent des victoires éclatantes, soudaines et inattendues durant tout le
printemps et une bonne partie de l’été 17934. Dans le cadre de cet article, nous ne
reviendrons pas sur le récit de la guerre de Vendée, car il s’agira plutôt de montrer que
la rumeur est un outil politique redoutable autant pour la République que pour ses
ennemis, en temps de guerre. Nous montrerons comment se propage une rumeur,
quelles fonctions politiques elle joue dans ce contexte particulier de guerre civile dans
l’Ouest français et combien il est difficile de la contrer.
49
À la source de la rumeur
3
L’histoire compte nombre d’événements aux effets importants, provoqués par des
rumeurs développées par un climat de crise5. Le point de départ des rumeurs est
généralement mal connu des contemporains. Dans le contexte de la Révolution
française, la Grande Peur l’illustre parfaitement. Partie de plusieurs régions françaises,
elle se nourrit de rumeurs aussi diverses que fantaisistes – étrangers menaçant le
territoire, brigands cupides et organisés prêts à fondre sur les communautés
désarmées, espions à la solde de puissances étrangères inquiètes devant les événements
révolutionnaires. Dans le contexte anxiogène de 1789, elle provoque des réactions en
chaîne dans les villes et les campagnes. Des châteaux sont attaqués, des archives et
chartriers brûlés, des agents de l’État forcés de fuir… Pourtant, l’insurrection s’arrête
tout aussi brutalement qu’elle a commencé. Rien de plus imprévisible et inconstant,
mais terriblement efficient, que ces faux bruits de l’été 1789 sortis de nulle part.
4
En mars 1793, à l’inverse, on sait précisément d’où vient la rumeur de la peste : de Paris,
de la Convention, c’est-à-dire du centre névralgique du pouvoir révolutionnaire. Elle
est engendrée à dessein par un discours, celui de Barère, membre du comité de Salut
public.
5
« Expert » de la Vendée6, il prend régulièrement la parole à la barre de la Convention
nationale pour donner des nouvelles de l’armée de l’Ouest. À deux reprises, les 1 er août
et 1er octobre 1793, Barère présente la République assiégée par une coalition intérieure
et étrangère. S’il adopte d’abord la rhétorique classique des hordes de barbares
déferlant sur la France, ou des « brigands » cachés dans leurs « repaires » et « leurs
forêts », il convoque aussi la biologie pour alarmer la Convention :
« C’est dans les plaies gangréneuses que la médecine porte le fer et le feu. C’est à
Mortagne, à Cholet, à Chemillé que la médecine politique doit employer les mêmes
moyens et les mêmes remèdes. »
6
Barère encourage les Conventionnels à :
« Extirper les deux plus grandes maladies des nations, le fanatisme religieux et la
superstition royale. »
7
Bien connue des hommes du XVIIIe siècle, la gangrène inspire une crainte réelle. Elle
suppose la pourriture des chairs conduisant à une mort inéluctable si aucune mesure
n’est prise à temps. C’est pourquoi, en août 1793, la gangrène est la métaphore qui
correspond à la situation vendéenne. Barère encourage l’armée de l’Ouest à mener la
guerre de Vendée, comme un médecin ampute un malade infecté, violemment et
radicalement.
8
Deux mois plus tard, Barère récidive en usant, cette fois, d’une autre métaphore
médicale plus redoutable encore : la Vendée est le « charbon politique qui dévore le
cœur de la République ». Le charbon cutané est une forme d’anthrax qui donne au
patient fièvres et nausées. Tout comme la gangrène, le charbon finit par ronger la peau
et appartient à ces affections visibles, abrasives et mortelles sur le long terme. La
médecine du XVIIIe siècle est encore incapable de traiter de telles lésions. Mais plus
inquiétant, le charbon est une affection que l’on confond souvent avec la peste
bubonique7. Si Barère se garde bien de parler explicitement de la peste, il associe à
dessein la Vendée au charbon « politique ». C’est un acte politique lourd de sens et de
conséquences pour l’Ouest de la France et pour la République elle-même. L’objectif est
50
bien de persuader les dirigeants républicains à prendre des mesures prophylactiques
extrêmes à l’encontre d’un territoire et d’une communauté sécessionnistes.
9
Comparer la guerre fratricide à des symptômes médicaux n’est guère original. Dans un
autre contexte, celui des guerres de religion du XVIe siècle, les écrits de Montaigne
évoquaient déjà des « humeurs peccantes » quand ceux de Claude Huot décrivent des
« guerres intestines8 ». Barère ici n’innove donc pas dans le contexte risqué d’une
dislocation du corps social et politique, mais les références à la gangrène et au charbon
constituent une amplification métaphorique très nette entre l’été et octobre 1793. Si
tous connaissent les effets de la gangrène, la « peste politique » constitue une menace
autrement plus grave : la Vendée est cette peste à l’œuvre dans la nation qui ne peut se
conjurer qu’avec un geste chirurgical décisif.
10
Par la radicalité de son discours, et en aggravant son diagnostic en l’espace de quelques
semaines, Barère accompagne l’évolution de la guerre : loin d’être circonscrite, à
l’automne 1793, l’insurrection est au contraire à son apogée. Pour les républicains, le
contexte militaire s’est dégradé. Les Vendéens se sont rendus maîtres d’Angers et de
Saumur (pour quelques jours en juin 1793), de Cholet, de Montaigu, de Mortagne, de
Chemillé et d’un territoire de plus en plus étendu et difficile à réinvestir. La Vendée est
donc le péril suprême pour la République, comme la peste peut l’être pour une
population à la merci du germe mortel.
Le succès d’une métaphore
11
Les sources permettent de suivre la réception des discours de Barère sur le terrain de la
Vendée. Plus que la gangrène, c’est surtout le thème de la peste qui est généralement
adopté et ce, à cause d’un événement précis qui accrédite la rumeur : la Virée de
galerne. Il s’agit de la tragique marche de 50 000 à 100 000 Vendéens qui gagnent
Granville entre octobre et décembre 1793, dans l’espoir de prendre un port et recevoir
les secours des Anglais. L’entreprise est un échec. Lors de leur retour vers la Loire, à la
fin de l’année 1793, les Vendéens sont physiquement épuisés. Le typhus, la dysenterie
et la malnutrition font des ravages dans leurs rangs9. Les républicains relaient alors
auprès du comité de Salut public les craintes des populations au contact des rebelles à
la République. Certains officiers préconisent des mesures drastiques, comme le général
Tribout :
« Je ne veux pas de prisonniers, ils mettraient la peste dans nos armées 10. »
12
Les rapports militaires rendent compte de façon quasi obsessionnelle de la présence de
la peste dans les secteurs traversés par les Vendéens en débâcle. Les civils eux-mêmes
relaient ces rumeurs, d’autant plus facilement qu’ils sont souvent chargés de ramasser
les cadavres après des massacres ou des affrontements particulièrement violents. Les
habitants du Mans en font la dramatique expérience, eux qui doivent enterrer les corps
trois ou quatre jours après les terribles combats de rue des 13 et 14 décembre 1793. Ici,
comme ailleurs, le jugement est catégorique :
« La peste est parmi eux ; ils ne sont pas plutôt morts que la putréfaction s’empare
de leurs cadavres11. »
13
Vivant ou mort, le Vendéen constitue une menace directe. La rumeur se nourrit alors
de la rumeur, et il ne fait plus aucun doute que la peste est de retour en France et que la
Vendée insurgée est le vecteur de contamination.
51
14
La femme vendéenne est désignée comme agent privilégié de la maladie et de la
contagion. À cet égard, les lettres de Le Petit, secrétaire des représentants du peuple à
Hentz et Francastel, sont éclairantes. En février 1794, il est en poste à Blois, ville située
à 200 km à l’arrière du front, où sont envoyées les prisonnières vendéennes raflées par
les colonnes du général Turreau. Ce républicain se plaint régulièrement à ses collègues
du comité révolutionnaire de Saumur de l’odeur pestilentielle de ces femmes. Il les
accuse de porter des miasmes putrides et mortifères :
« Une d’elles m’ayant écrit ce matin pour d’inutiles réclamations, sa lettre a failly
me faire tomber à la renverse, quand je l’ai développée12. »
15
Côtoyer leurs geôles risque de rendre malades les gardiens. Affecté à Chartres, Le Petit
avoue son soulagement, la fatigue s’éloigne et la maladie marque le pas. Au-delà de son
expérience personnelle, Le Petit traduit parfaitement le danger mortel auquel s’expose
le républicain au contact des Vendéennes. À une époque où les odeurs sont associées
très fortement à la bonne ou mauvaise santé des individus, celle nauséabonde de la
femme vendéenne est un symptôme évident de morbidité13.
16
D’après les républicains, même les chefs rebelles seraient conscients de cette
corruption féminine. Comme on introduit un pestiféré dans une communauté saine, ils
forceraient les femmes à se réfugier « sur les terres de la République ». Elles
souilleraient ainsi, par leur « esprit plus pervers encore que fanatique », le sang des
républicains, comme l’affirme le représentant Garnier. Aux yeux des républicains en
guerre, les Vendéens représentent bien alors la « race impure 14 » ou la « caste
impure15 » par excellence et leurs femmes attestent d’une ligne de démarcation entre la
« Vendée encore pure et la Vendée encore esclave16 ».
17
Les Nantais eux-mêmes vivent dans cette même crainte. Ils accréditent et relaient ces
rumeurs. La peste proviendrait des prisons surchargées et malsaines. Le comité de
surveillance de Nantes écrit au comité de Salut public que la ville connaît « depuis deux
ans la peste, la famine et la guerre17 ». Ces trois fléaux immémoriaux, qui font écho à
cette prière médiévale : « A fame, peste, bello libera nos Domine 18 », sont en lien direct
avec la Vendée.
18
La Vendée constitue une menace interne à la France républicaine qui corrompt tout le
corps social et politique. Au moment où la régénération de la société par la Révolution
est un concept central du nouveau régime, il est vital pour lui de combattre et
d’éradiquer une Vendée pestilentielle. Cet exemple montre clairement le transfert du
registre médical au registre idéologique, puis au réel politique 19. La Vendée devient,
pour longtemps, un lieu « empesté20 ».
Contrer la rumeur
19
Par sa dangerosité extrême et sa puissance de contamination des masses, la référence à
la peste s’adapte parfaitement à la Vendée. La rumeur possède en soi cette force
d’admettre pour vérité ce qui n’était au départ qu’une analogie puis un soupçon. En
témoigne le rapport de Villiers, membre du district d’Angers, au ministre de l’Intérieur,
en mars 1794 :
« L’administration n’ignore pas qu’il sest répendu le bruit tant dans Paris que dans
different département que la peste faisait de grand ravage a angers, a nantes et
autre lieu circonvoisin. De pareils bruits étoient capables d’exciter les plus vives
alarmes mais heuresemen il netoit pas fondé21. »
52
20
Villiers sait bien que la peste n’est pas une maladie bénigne pour les Français de son
temps et que la propagation de la rumeur risque de coûter cher aux départements de
l’Ouest. D’ailleurs, depuis les débuts de la guerre civile, les foires et les marchés ne
peuvent plus se tenir en Vendée militaire ni à sa périphérie. Ainsi en est-il du marché
de Chalonnes, pourtant essentiel dans le ravitaillement en bovins et céréales d’Angers,
de Saumur, voire de Paris22. Les foires de Beaupréau et de Cholet, elles aussi
déterminantes dans ce commerce, approvisionnaient, à la fin du XVIIIe siècle, le port de
Nantes en produits manufacturés – les fameuses toiles de Cholet notamment – en
partance vers les Antilles ou l’Afrique. Là encore, depuis les débuts de la guerre civile,
les relations commerciales y sont quasiment inexistantes. L’isolement guette autant les
rebelles que les républicains de la région. La dénégation de Villiers prouve, s’il en était
besoin, combien l’instrumentalisation du registre épidémiologique peut être
préjudiciable à la République elle-même. À la peste, il faut, selon lui, préférer d’autres
images, comme celle de la chasse, moins connotée mais tout aussi efficace pour rendre
compte du danger vendéen, le saltus, à l’assaut de la civilisation, l’ager.
21
Les officiers de santé sont les grands absents de ce débat national. S’ils sont convaincus
que le climat de la Vendée est mortifère et favorise les fièvres, en affaiblissant les corps
et les esprits, ils ne se prononcent pas sur cette question qui agite conventionnels, civils
et militaires. Il leur serait pourtant facile de nier l’efficience de ce couple infernal de la
Vendée et de la peste. Mais, affaiblis, divisés, régulièrement attaqués sur leur mauvaise
gestion des hôpitaux, la lâcheté de leurs personnels devant l’ennemi, plus prompts à
abandonner les blessés sur le champ de bataille qu’à conduire à bon port les
ambulances, ces experts médicaux sont incapables d’intervenir dans les débats et de
contrer la rumeur.
22
Après l’amplification des combats, vient enfin le temps de la déflation de la guerre. Au
printemps 1794, le général en chef Turreau est d’abord muté à Belle-Île, puis arrêté et
emprisonné. Pour juguler la menace vendéenne toujours installée, la Convention
nationale décide une politique pacificatrice dans laquelle l’allusion à la peste n’est plus
de mise23. Au contraire, elle fait son possible pour rétablir les productions agricoles et
le commerce dans la zone insurgée. Les traités de La Jaunaye et de Saint-Florent-leVieil, de février et mai 1795, le montrent assez : sur 18 articles, 9 concernent le
rétablissement de l’économie. De même, les Vendéens sont ré-humanisés et la Vendée
quitte définitivement les registres cynégétiques et épidémiologiques. Pour évoquer le
conflit vendéen, plus aucun militaire ou civil républicain n’utilise l’image de la maladie.
Vaincue, la Vendée ne risque plus de rendre malade le corps national.
23
La dernière mention de la peste date du 20 mars 1796 lorsque les dirigeants vendéens
encore en vie, Puisaye, d’Autichamp et Bernier, demandent de l’aide aux « puissances
belligérantes24 ». Ils estiment alors que la République française a fait lever « un souffle
pestilentiel » sur l’Europe, en ayant corrompu les mœurs et « gangréné » le pays. La
métaphore médicale a changé de camp, mais ici, inefficace, peut-être anachronique,
elle disparaît des archives.
24
Que retenir de cette fausse nouvelle de peste en France révolutionnaire ? Comme toute
rumeur, elle s’inscrit dans une situation particulièrement favorable : la guerre de
Vendée engagée en mars 1793 affaiblit la Nation. La soi-disant contagion par la
53
gangrène et la peste attribuées aux Vendéens est un acte politique proportionnel au
danger vendéen, intimement lié à un contexte de crise mortelle pour les républicains.
Les succès vendéens jusqu’à l’été 1793 menacent le corps social tout entier, tout comme
la peste disloque les familles, les villages, les régions.
25
L’analogie de la contagion appliquée à la Vendée est liée à l’empoisonnement du sang,
selon les connaissances médicales de l’époque. Elle convient parfaitement à l’image des
rebelles qui représentent un danger mortel pour les républicains, en lutte permanente
et inextricable contre les contre-révolutionnaires. C’est ce qui rend la Vendée si
menaçante.
26
C’est ce qui explique aussi le succès de la rumeur qui se diffuse rapidement dans tous
les cercles de la nation. La rumeur pose donc la question de la réception, de la
radicalisation, de l’altération même d’un discours politique en réalité sociale dans un
contexte prédisposé à l’admettre. Barère a été dépassé par sa chimère 25, au point que
les autorités républicaines mettront plusieurs semaines pour éteindre cette fausse
nouvelle. Il faudra attendre les traités de pacification de l’hiver et du printemps 1795
pour que la Vendée soit enfin fréquentable26. La fabrication de la rumeur a bel et bien
ajouté aux malheurs de l’Ouest.
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54
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Berruyer, Biron, Canclaux, Rossignol, Santerre, L’Échelle, Kleber, Marceau, Turreau, Moulin, Hoche…, et
d’après les Règlemens, Proclamations et Bulletins du conseil supérieur et des chefs des Vendéens et des
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troubles, Paris, Baudouin frères, 1824 (6 vol.).
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NOTES
1. P. Joutard, Histoire de Marseille en treize événements. F. Audoin-Rouzeau, Les chemins de
la peste, le rat, la puce et l’homme.
55
2. Soit 50 000 morts sur une population de 100 000 habitants, entre janvier et novembre
1720.
3. A. Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de
Sept Ans à Verdun. Et du même auteur, Vers l’armée nationale. Les débuts de la conscription
en Seine-et-Marne (1798-1815).
4. J.-C. Martin, La Vendée et la France.
5. F. Ploux, « Rumeurs et expériences collectives de la discontinuité temporelle
(1814-1815) », p. 21-35. T. Tackett, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la
Révolution française », p. 1-17. Sur le rapport entre rumeurs et émotions, voir
M. Alpaugh, « Les émotions collectives et le mouvement des fédérations (1789-1790) ».
É. Schnakenbourg, « Les chemins de l’information : la circulation des nouvelles depuis
la périphérie européenne jusqu’au gouvernement français au début du XVIIIe siècle »,
p. 291.
6. Barère expert avec son collègue Carnot qui, lui, est plutôt chargé des affaires
militaires. P. Serna, « Barère, penseur et acteur d’un premier opportunisme républicain
face au directoire exécutif ». M. Bouyssy, Une histoire culturelle de la Révolution : le salon
imaginaire de Bertrand Barère.
7. E. Belmas, « Pouvoir politique et catastrophe sanitaire : la “publication” des
épidémies de peste dans la France moderne », p. 34.
8. J. Garrisson, « Deux vieilles France en échauguette, les guerres de religion », p. 91. J.C. Caron, Frères de sang, La guerre civile en France au XIXe siècle.
9. J.-P. Goubert, R. Rey, J. Bertrand, A. Laclau, Atlas de la Révolution française, t. 7 :
médecine et santé, p. 12. Voir les conclusions de l’archéologue Élodie Cabot sur les
fouilles des charniers du Mans et l’état sanitaire des squelettes. E. Cabot, « Archéoanthropologie de la bataille du Mans (décembre 1793), la mémoire des os ».
10. J.-J. M. Savary, Guerres des vendéens et des chouans, ou Annales des départemens de
l’Ouest pendant ces guerres, d’après les Actes et la Correspondance du comité de Salut public, des
Ministres, des Représentans du peuple en mission, des Agens du gouvernement, des Autorités
constituées ; des généraux Berruyer, Biron, Canclaux, Rossignol, Santerre, L’Echelle, Kleber,
Marceau, Turreau, Moulin, Hoche…, et d’après les Règlemens, Proclamations et Bulletins du
conseil supérieur et des chefs des Vendéens et des Chouans ; par un officier supérieur des Armées
de la République, habitant dans la Vendée avant ces troubles, vol. II, p. 459, Lettre du général
Tribout au ministre de la Guerre, 24 décembre 1793.
11. Arch. Vincennes, SHD, B 5/7, Angers, le 7 décembre 1793.
12. Arch. dép. Maine-et-Loire, 1 L 1225, lettre de Le Petit au comité révolutionnaire de
Saumur, 1er ventose an II, 19 février 1794.
13. A. Corbin, Le miasme et la jonquille, l’odorat et l’imaginaire social,
G. Vigarello, Le propre et le sale, l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge.
XVIIIe-XIXe siècles.
14. Arch. Vincennes, SHD, B 5/7, Lettre du général Commaire au ministre de la Guerre,
Saumur, le 26 décembre 1793 ; ou Arch. Vincennes, SHD, B 5/7, Lettre de Perreau au
comité de Salut public, Les Sables, 9 décembre 1793.
15. Arch. dép. Maine-et-Loire, 2 L 31, Lettre des administrateurs du district d’Ancenis à
ceux d’Angers, le 18 prairial an II, 6 juin 1794.
16. C.-L. Chassin, Les pacifications de l’Ouest, 1794-1801, p. 156, Lettre du général Cordellier
à Turreau, le 6 février 1794, Tiffauges.
56
17. J.-J. M. Savary, Guerres des vendéens et des chouans…, 2 septembre 1795.
18. « De la famine, de la peste, de la guerre, libérez-nous, Seigneur ».
19. L. Simon, Les rumeurs, « Le point sur… Psychologie », plus particulièrement p. 53 et
suivantes.
20. J.-J. M. Savary, Guerres des vendéens et des chouans…, 3 janvier 1794.
21. Arch. dép. Maine-et-Loire, 2 L 5 bis, 1er germinal an II, 21 mars 1794. Gruget, un curé
resté sur sa paroisse de la Trinité à Angers, évoque cette peste angevine, plus
particulièrement dans les prisons, Mémoires et journal de l’abbé Gruget, curé de la Trinité
d’Angers, p. 18.
22. Arch. Vincennes, SHD, B 5/12, 18 septembre 1795. P. Bossis, « La foire aux bestiaux
en Vendée au XVIIIe siècle, une reconstruction du monde rural ».
23. A. Rolland-Boulestreau, Guerre et paix en Vendée (1794-1796).
24. J.-J. M. Savary, Guerres des vendéens et des chouans…, 20 mars 1796.
25. Barère évoque la peste et la gangrène avant la Virée de galerne et les problèmes
d’hygiène que posent les traitements des cadavres. Est-il incitateur de la rumeur ?
L’excite-t-il avant même les événements qui confirmeront durablement les
métaphores ? Le comble de cette histoire est que Barère ne va cesser, à la barre de la
Convention nationale, de déplorer les faux bruits, les « nouvelles exagérées », les « faux
rapports », les « fausses relations », les « faussetés de ce genre ». Il menace même ceux
qui « trompent sciemment la Convention nationale » « dans un moment où toutes les
âmes sont ouvertes à toutes les impressions, où l’inquiétude publique est exaspérée et
peut avoir des résultats fâcheux ; de pareils hommes, dis-je, sont répréhensibles et
seront désormais punis », Décret du 1er octobre 1793, Moniteur Universel, tome XVIII.
26. A. Rolland-Boulestreau, Guerre et paix en Vendée, 1794-1796.
RÉSUMÉS
En mars 1793, l’Ouest de la France entre en guerre civile. Batailles et « chocs » se succèdent
jusqu’en octobre 1793, date à laquelle les insurgés vendéens entreprennent l’hasardeuse Virée de
galerne jusqu’à leur échec devant Granville en Normandie. Commence alors un lent repli vers la
Loire où, affaiblis et harcelés, ils sont écrasés dans les marais de Savenay à la veille de Noël 1793.
Une rumeur circule alors dans les rangs de l’armée républicaine : les ennemis étaient malades de
la peste et leurs cadavres risquent de contaminer les patriotes. L’analogie entre la Vendée
militaire, les maladies et la contagion est tellement efficace que cette « nouvelle » est relayée par
les administrations départementales jusqu’au Comité de Salut public. Nous nous proposons de
mesurer à quel point la rumeur anxiogène d’une diffusion de la peste dans l’Ouest se nourrit du
contexte de guerre civile et justifie la résolution prophylactique du problème par l’élimination
des Vendéens.
57
AUTEUR
ANNE ROLLAND-BOULESTREAU
Professeure en Histoire moderne à l’université catholique de l’Ouest (Angers), Centre Histoire
« Espaces et Cultures » (CHEC) – Université Clermont-Auvergne
58
La théâtralité révolutionnaire des
fausses nouvelles
Philippe Bourdin
1
De la Grande Peur de l’été 1789 jusqu’aux prophéties de Rigomer Bazin sous le
Directoire, sûr d’un soulèvement populaire final, en passant par les massacres de
septembre 1792 ou les affirmations de complots successifs contre la République,
propres à justifier du Tribunal révolutionnaire puis des tribunaux criminels, la
Révolution française n’a cessé de prouver sa sensibilité aux on-dit. Art de l’illusion et
du paraître, de masques démasqués, le théâtre, si fréquenté par les contemporains et si
attentif à se saisir des affres de l’actualité, pouvait-il échapper aux bruits, rumeurs et
nouvelles falsifiées qui firent aussi l’événement ? Produit d’une tradition et de règles,
dont il tend à s’affranchir de plus en plus au cours de la décennie révolutionnaire, il
affiche volontiers en argument faux semblants et quiproquos comme le sel de
l’existence, et cache de plus profondes duperies dans de classiques tragédies, tout en
usant du répertoire patriotique pour rappeler les grandes affaires qui construisent la
mémoire populaire ou les normes de la réaction thermidorienne. La liste des succès et
des échecs permis par les circonstances serait longue ; nous nous contenterons de
quelques exemples significatifs.
Jeux de salon, recours aux antiques
2
Le faux est traditionnellement affirmé sur les affiches et sur les scènes pour attirer un
spectateur friand des retournements de la comédie, ces travestissements d’identité, ces
bruits de placards où s’enferme l’amant contrit ou le mari inquiet que démultiplieront
au XIXe siècle vaudevilles et opérettes (là est pour l’heure l’un des arguments du Tartuffe
révolutionnaire de Népomucène Lemercier, créée le 21 prairial an III – 9 juin 1795 – au
théâtre de la République). Le temps est à la sidération, à laquelle invitent les
entrepreneurs de spectacle des boulevards issus de la Foire, d’Audinot à Nicolet. La fin
justifiant les moyens, dans l’économie comme dans les intrigues, nulle honte à exposer
les illusions et les menteries d’Arlequin. Les premières s’incarnent au Vaudeville, en
février 1793, dans Colombine mannequin, cette statue de cire aimée par un Arlequin
59
s’abîmant dans les gestes tendres et les déclarations de fidélité volubiles devant ses
amis esbaudis, avant qu’une Colombine de chair et d’os ne vienne remplacer sa copie.
Les secondes atteignent leur apogée en floréal an VI dans Les Revenans, du citoyen Ségur
aîné :
« Gilles et Scapin ont fait passer Arlequin pour mort. Gilles veut épouser la fille de
Cassandre, promise à Arlequin. Scapin veut s’approprier un dépôt d’argent que le
prétendu mort lui a confié. Cassandre a peur des revenans. Gilles lui apparaît
comme l’ombre d’Arlequin, et lui ordonne de donner sa fille à Gilles,
lorsqu’Arlequin, travesti comme son rival, oppose revenant à revenant, déconcerte
les fripons, recouvre son argent et sa maîtresse1. »
3
Mais le XVIIIe siècle a aussi pour modèle Les Fausses confidences de Marivaux, portée sur
scène en 1737 par la Comédie-Italienne, qui, rencontre entre le drame et la comédie,
disserte sur la possibilité de provoquer l’amour par la manipulation. Les mêmes
ressorts sont ensuite réutilisés. En 1791, on va encore écouter au théâtre parisien du
Cirque national La Fausse peur2, comédie en un acte mêlée d’ariettes de Marsollier des
Vivetières (1750-1817), créée par les Italiens en 1774. « En donnant cette bagatelle, je
n’ai pas prétendu avoir fait une bonne pièce3 », précise inutilement l’auteur dans son
avant-propos, où ce protégé de Carmontelle rappelle qu’il emprunte, ce faisant, à ce
dernier son proverbe du Feint empoisonnement. En des scènes qu’il reconnaît lui-même
comme « décousues », et dont il a ôté quelques-unes pour l’édition de nature à faire
taire tout « préjugé défavorable », tant « le théâtre est une carrière où l’on ne marche
qu’en tremblant4 », il fait s’agiter entre cour de château et salon un aéropage de la
société nobiliaire d’Ancien Régime (comtesse, baron, marquis, chevalier) et sa
domesticité. Chacun, entre deux migraines, disserte de l’esclavage des sentiments, du
choix de l’hymen, de l’amour-propre, du courage et de la fatuité, de l’honneur et de la
vengeance, de la timidité et de l’assurance, tout ce qui va faire, si l’on peut dire, de
l’arroseur l’arrosé. La comtesse est souveraine : tout est objet pour elle de moqueries
courtisanes, de sarcasmes, d’ironie, déclinés en toutes langues dans un sabir qui rend
chuintant l’allemand, gouleyant l’italien, voltigeant l’anglais. Travestissant ses
penchants à l’homme le plus probe, elle intrigue, badine, usant des services et des
déguisements d’un certain Raille, nom évidemment sans ambiguïté. Elle persifle et
signe, par lettres interposées, s’offrant un divertissement émollient qui prolonge
interminablement l’attente de l’amant, mais ne pousse pas l’audace jusqu’aux Liaisons
dangereuses.
4
L’élixir du mensonge peut-il jamais échapper au boudoir, si présent dans les
nombreuses reprises qui alimentent les programmations ? À dire vrai, l’historien est
quelque peu démuni devant des sources apparemment alléchantes que l’éphémère
d’une soirée théâtrale n’a pas portées jusqu’à l’édition. On a bien joué à Paris La Fausse
contre-révolution, ou la Ruse patriotique en 1792, par deux fois au Lycée dramatique 5. Mais
rien ne nous permet d’accéder au contenu des textes, pas même un court compte rendu
dans les journaux qui se limitent à mentionner le titre de l’œuvre. Argument
publicitaire, celui-ci est souvent un piège, et mieux vaut compter avec les métaphores
et sous-entendus d’un répertoire a priori plus classique, moins immédiatement
patriotique. Les complots, les conspirations ne manquent pas dans les tragédies tirées
des faits antiques, et avec eux leur cortège de duperies en tout genre : dans la pièce
éponyme de Delrieu donnée en l’an VII au théâtre de l’Odéon, Asynoüs, roi de Mycènes
détrôné, ne fait-il pas croire à sa mort, et ne se déguise-t-il pas dans les habits d’un
général persan tué par son frère pour mieux reconquérir son trône, « action lente et
60
compliquée » selon l’Almanach des Muses de l’an VIII (p. 288) ? En l’an II, le théâtre de la
République bruit des répliques d’Épicharis et Néron, de Legouvé, ou de celles du Timoléon
de Chénier, et l’on sait combien, à chaque représentation, des spectateurs cherchent les
allusions qui trahissent la suspicion vécue à l’heure des comités de surveillance, ou
l’hostilité que suscitent des membres du comité de Salut public comme Robespierre.
Comme le dit, non sans un certain sens de la litote, l’Almanach des Muses pour l’an III à
propos de la seconde pièce : « Grand succès. De nombreuses allusions sortant
naturellement du sujet, et toutes fort applaudies.6 » Le numéro de l’année suivante
trouvera quelque intérêt à Pausanias, de Claude-Joseph Trouvé, l’un des rédacteurs du
Moniteur, car Pausanias devient le pseudonyme de Robespierre, et l’auteur s’emploie à
justifier le 9 Thermidor :
« On voit […] la convention, les tribunes, la commune, le tribunal révolutionnaire,
les complices du tyran, et jusqu’au général Henriot. […] Description énergique de la
tyrannie décemvirale7. »
5
Écriture officielle, surtout, d’une histoire trahie par le besoin de justification des
Thermidoriens, cherchant en « l’Incorruptible » un éminent bouc-émissaire, imposant
le mot de « Terreur » pour disqualifier les institutions d’exception qu’ils ont servies, et
fuyant les responsabilités individuelles et collectives dont ils sont comptables…
D’emblée, Trouvé nourrit les répliques d’un discours formaté, indéfiniment reproduit
dans les textes d’époque : « trame criminelle », délateurs, un tribunal « aveugle
instrument/D’injustice, de haine et de ressentiment », des « terreurs stupides », des
« complots » hantent la scène 1 de l’acte I ; « la terreur », « l’échafaud » apparaissent
dans les scènes de l’acte II. Clé de l’intrigue, la scène 2 de l’acte I dit tout des craintes
soulevées par le 8 Thermidor, Robespierre annonçant sans pouvoir la lire une liste de
futurs proscrits :
« La liberté dans Sparte est désormais éteinte ;
L’horreur et l’épouvante ont rempli cette enceinte,
Et par l’impunité l’oppresseur enhardi
Consterne un peuple entier sous le joug abruti.
J’ai vu, j’ai vu la liste impie, abominable,
Où de sang altéré, de meurtre insatiable,
Il proscrit à la fois, avec tout le sénat,
Tous les noms honorés et fameux dans l’État. »
6
La peur comme arme de gouvernement : telle est bien l’accusation portée contre
Pausanias, qui s’explique scène 6 de l’acte II sur les manières de manipuler l’opinion :
« Montrer Lacédémone à son dernier instant,
La vertu dans les fers, le crime triomphant ;
Dans les convulsions des discordes civiles,
La liberté mourante et les lois inutiles ;
Peindre à quelques esprits, par la peur énervés,
Les désastres prochains qui leur sont réservés ;
Pour prévenir les maux que je vois prêts à naître,
Les effrayer au point de souhaiter un maître,
Voilà ce que ma voix va tenter aujourd’hui. »
7
Flétri par les réserves dramaturgiques accablant son œuvre, Trouvé, ami de Barras et
de Fouché, dont on sait l’immarcescible honnêteté, attendra cependant quinze ans
avant de la publier8. Au théâtre Feydeau, où exerçaient en l’an III les ComédiensFrançais, le succès public de sa prose opportune, douze fois représentée, n’était pas allé
sans quelques maux :
61
« L’impression qu’elle produisit fut terrible, et agit tellement sur l’acteur
(Mr. Larive) qui remplissait le premier rôle, qu’il en tomba malade, et mit vingt
jours d’intervalle entre la première et la seconde représentation 9. »
8
Emprisonné en septembre 1793 avec les « Noirs » du Français, ces partisans d’un
répertoire classique qui se combinait mal avec les attentes politiques, le modéré Larive,
protégé des dames Montansier et Clairon, et éternellement supplanté par Talma,
voyait-il là les limites de son art ? Trouvé, en 1810, désormais auréolé de sa carrière
diplomatique en République cisalpine et au Wurtemberg, récompensé du Tribunat et
d’une carrière préfectorale, ranime encore le souvenir des « monstres » sanglants de
l’an II pour docilement exalter « le génie protecteur » révélé par le 18 Brumaire. Celui
qui finira par rejoindre les Bourbons restaurés sait combien un succès littéraire peut
faciliter les promotions.
Le souvenir de Calas
9
Mais, à l’heure où la France proclame les droits de l’Homme, lorsqu’elle édifie des codes
de procédures judiciaires, un temps oubliés en l’an II dans des tribunaux d’exception, il
est aussi bon de rappeler les grandes affaires du siècle. Elles ont construit, avec l’aide de
Voltaire et d’une kyrielle d’avocats obtenant en 1765 la réhabilitation de Calas et de
Sirven, la conviction que l’erreur judiciaire, que la preuve falsifiée sont toujours
possibles. Tel est bien le sujet du Calas, ou le Fanatisme, de Lemierre d’Argy, porté quinze
fois sur la scène des Variétés dans l’hiver 1790-1791, du Jean Calas de Jean-Louis Laya,
une tragédie donnée sept fois au théâtre de la Nation dans la même période, et de la
pièce éponyme de Marie-Joseph Chénier, représentée six fois sur le théâtre de la
République dans l’été 1791. Enfin, La veuve Calas à Paris, ou le Triomphe de Voltaire, de
Jean-Baptiste Pujoulx, que joue à six reprises à partir du 31 juillet 1791 le Théâtre
Italien, invente un dialogue entre la veuve Calas, Voltaire et son équipe. Bien sûr, la
reviviscence des actions publiques du philosophe de Ferney, mort en 1778, anticipe ou
accompagne sa panthéonisation, le 13 juillet 1791, en présence de la veuve Calas et de
l’une de ses filles au premier rang du cortège. Cette commémoration contribue à en
faire, aux côtés de Rousseau, l’incarnation des Lumières10. Au demeurant, le nombre de
représentations ne sanctifie pas de grands succès théâtraux : quelle que soit la
réputation des auteurs, il s’agit bien là de créations de circonstance. Lorsque Chénier
produit son œuvre, le thème, remarque Palissot : « Commençait à inspirer une espèce
de satiété11. »
10
Mais il nous en apprend quand même sur l’inconscient collectif et la place qu’y tiennent
les combats du siècle et les stéréotypes. Laya rappelle d’emblée les bûchers de
l’Inquisition, l’homme usurpant le pouvoir de Dieu et niant la liberté de penser, et
d’autre part l’opinion irréductible des Toulousains :
« L’ignorance est toujours fière, dure, intraitable :
Tel est le catholique à Toulouse aujourd’hui
Et la raison encore n’est pas mûre pour lui12. » (acte I, scène 1)
11
Lemierre renchérit, le Toulousain :
« Est superstitieux et emporté ; il regarde comme des monstres ses frères qui ne
sont pas de la même religion que lui. […] Cette ville solennise encore tous les ans,
par une procession et par des feux de joie, le jour où elle massacra quatre mille
citoyens hérétiques il y a deux siècles. En vain six arrêts du conseil ont défendu
62
cette odieuse fête, les Toulousains l’ont toujours célébrée comme les jeux
floraux13. »
12
Quels que soient les motifs d’invention qu’il ajoute à la réalité historique, Laya offre
aussi au spectateur une visite sensible de la famille Calas, du fils aîné Louis converti au
catholicisme à Marc-Antoine qui marche vers le suicide malgré l’amour et la tolérance
de son entourage, des sentiments qui rendent impossible le meurtre dont on accable le
père. Ses accusateurs et ses juges sont confondus :
« Ils ont pu soupçonner qu’un respectable père
Pleurât un sang chéri qu’eût versé sa colère. » (acte II, scène 1)
13
Comme est tentée une analyse sociale pointant la trop grande réussite des protestants,
facteur de jalousie, le poids des bruits colportés par les catholiques, soutenus par les
capitouls de Toulouse, l’achat de témoins, sont dénoncés :
« De l’intérêt du ciel couvrant leurs calomnies,
Ils osent se parer, pour les voir impunies,
Du voile respecté de la religion !
“Mon fils devoit le soir faire abjuration”,
Disent-ils, “& son père aveugle et fanatique
N’a plus dans son enfant rien vu qu’un catholique :
Et du sang égaré détruisant le saint nœud,
Il a tué son fils croyant plaire à son dieu !”
Quelques voix vont plus loin ; “c’est la famille entière,
Qui leva sur ce fils une main meurtrière”
Disent-ils, & frappés d’un délire insensé,
Ils courent, promenant partout son corps glacé. » (acte II, scène 3)
14
Mme Calas rappelle la puissance du mensonge :
« La preuve se détruit, et non pas le soupçon ;
L’un semant les erreurs & la prévention,
Laisse après lui souvent une trace infidelle ;
L’autre ne permet plus de douter après elle. » (acte II, scène 6)
15
Lemierre est outré par les vices de la procédure, comme par les pompes funèbres de
Marc-Antoine célébrées par des pénitents blancs, dont plusieurs magistrats, qui
l’élevèrent en martyr : les crédules tentent d’arracher au défunt des dents pour en faire
des reliques ; d’autres crient au miracle (une dévote sourde entend les cloches, un
prêtre apoplectique guérit) ; les derniers, enfin, voient dans l’échafaud sur lequel on
rouerait Calas père l’ornement de la fête annuelle voulue par la Providence. Loin de cet
irrationnel antithétique des Lumières, qui participe du combat que leur livrent leurs
adversaires, Lemierre, en sa préface, rappelle le contenu des fausses nouvelles sur
lesquelles on décide du sort de Calas père :
« Les esprits une fois émus ne s’arrêtent point. On imagina que les protestans du
Languedoc s’étoient assemblés la veille ; qu’ils avoient choisi, à la pluralité des voix,
un bourreau de la secte ; que le choix étoit tombé sur le jeune Lavaisse [ami du fils
Calas, l’un des derniers à l’avoir vu vivant, NA] ; que ce jeune homme, en vingtquatre heures, avoit reçu la nouvelle de son élection, et étoit arrivé de Bordeaux
pour aider Jean Calas, sa femme et leur fils Pierre à étrangler un ami, un fils, un
frère. […] On n’avoit, on ne pouvoit avoir aucune preuve contre la famille ; mais la
religion trompée tenait lieu de preuve14. »
16
Ne rechignant pas lui non plus à faire l’analyse psychologique de Marc-Antoine, ce sont
les faits, le procès, que reprend Lemierre dans son propos liminaire et dans le long
drame qui suit. La conclusion revient au magistrat La Salle, défenseur de Calas,
pourfendeur « des bruits vagues et incertains » sur lesquels se construit l’affaire :
63
« Rien de si dangereux, rien de si injuste que de hasarder un jugement sur des
conjectures. Toute affaire où la preuve consiste en indices, et ne va qu’à former un
doute, doit être réservée au souverain jugement de Dieu, et les hommes doivent
savoir que quand il ne leur a pas donné le parfait éclaircissement d’un crime, c’est
une marque qu’il n’a pas voulu les en faire juges. » (acte III, scène 5)
17
Chénier, à son tour, refait le procès, se concentrant sur ses derniers jours, loin
cependant de la précision de Lemierre. Il « écarte aussi bien la fiction que les passions
particulières, notamment familiales, pour s’emparer d’un événement historique chargé
d’enjeux collectifs », et en faire une tragédie plébéienne – un renouvellement du cadre
et des personnages tragiques qui est une conquête de la Révolution 15. Il dénonce une
nouvelle fois (après son Charles IX) les funestes effets de la révocation de l’édit de
Nantes, encense toujours Voltaire à l’édition des œuvres complètes duquel il a
largement contribué, mais se tait sur les bruits. Toute son attention est tournée vers la
confrontation entre deux magistrats aux points de vue opposés : La Salle, personnalité
éclairée et sensible, qui est convaincu de l’innocence du prévenu, et Clérac, qui fait
condamner celui-ci, partageant l’hostilité commune contre les protestants sans avoir
conscience de ses préjugés. Le dramaturge en reste au plan des principes.
« Pour condamner un homme, rappelle-t-il simplement scène 3 de l’acte II, il faut
que l’évidence ait de son attentat démontré l’existence16. »
18
La tragédie ne néglige qu’en apparence le contexte politique contemporain lorsqu’elle
décrit un pouvoir judiciaire ancillaire du politique, marquant davantage la continuité
que la rupture, dans l’attente de nouveaux codes et dans la crainte de l’intervention
d’un peuple ici présenté comme « égaré », insensible au sort de Calas. Comme le
remarque le Journal de la Cour et de la Ville :
« Au moment où Calas marche vers le supplice, l’auteur l’a ingénieusement fait
suivre par une foule de peuple, qui, après avoir assisté à l’exécution, revient
froidement faire baisser le rideau17. »
« La mort de Calas semble suspendue dans les esprits, comme la menace d’un passé
qui pourrait revenir, ou d’un avenir que la stabilisation repoussée de la Révolution
rend toujours plus incertain18. »
19
Pujoulx, justement, s’emploie à réhabiliter le peuple, nombreux aux funérailles de
Voltaire.
Les affres de la suspicion
20
La réaction thermidorienne amène nombre de pièces prétendant analyser les ressorts
du gouvernement révolutionnaire, insistant fortement sur la répression judiciaire et
tout autant sur l’un de ses fondements : la suspicion. N’est-elle pas la traduction la plus
brutale des faux bruits ? C’est en tout cas ce que semblent avancer Picard, Duval et
Lemierre dans Les Suspects, comédie créée à Paris le 12 avril 1795, une satire politique
féroce. Au-delà de la défense des proscrits girondins, dont les survivants viennent de
regagner leurs bancs à la Convention, Picard entame alors une reconversion politique.
Il dénonce la Terreur comme il l’a fait des Muscadins (La Perruque blonde, août 1794) et
se retrouve ainsi dans le juste milieu prôné par le Directoire, à l’heure (l’an V pour ce
qui concerne la publication) où les royalistes connaissent de grands succès électoraux.
Duval est un proche, qui a partagé avec lui l’écriture de plusieurs textes ; Lemierre est
un auteur régulier de chants patriotiques depuis 1792, qui a déjà glorifié La Révolution
du 9 Thermidor. Les municipalités cantonales ont été rehaussées dans leur rôle par la
64
Constitution de l’an III, au détriment des districts : les comptes décadaires des
commissaires du gouvernement ne cessent de dénoncer les limites des hommes qui les
composent, critique sur laquelle rebondit Picard.
21
Ignorante des mœurs urbaines qu’elle importe avec retard, la municipalité rurale au
sein de laquelle se déroule l’intrigue ne fonderait-elle pas un comité révolutionnaire
(scène 3) ? Il s’agit bien, en effet, de « mettre la Terreur à l’ordre du jour » en différé, et
l’on s’interroge sur la notion de « suspect », qui semble aux villageois être un titre et un
emploi de reconnaissance offert par la République (scène 4). Le maire, Leroux, pense
que beaucoup d’honnêtes gens – et l’on joue sur ce qualificatif qu’on accrochait en
l’an II à la veste des modérés et des contre-révolutionnaires – en ont été pourvus. Il
propose d’en honorer Damis, le héros de la pièce, qui se récuse (scène 5), lui qui voit
dans les représentants en mission, des « messieurs courant les départemens pour les
dépeupler et les déchirer » – allusion à la Vendée (scène 6). Le tambour du cru bat
soudainement la caisse (scène 8). Un chœur de commères s’interroge sur la raison de
cette convocation : élections ? Contingent de suspects à réunir (scène 9) ? Elles
disputent de la définition des suspects (scène 10). Gillin, riche propriétaire foncier, se
vante d’en faire partie (scène 11). Le tambour est tout fier, car il vient à son tour d’être
nommé suspect, ce qui lui permet de traiter Gillin, qui lui a refusé sa fille, en
« collègue » et de lui jurer de ne rien faire sans son « excommunication », qu’il confond
avec la communion (scène 12). Gillin se demande cependant quelles occupations,
quelles marques distinctives, quels déplacements éventuels se rattachent à son statut
(scène 13).
22
Arrive l’agent du gouvernement Courantin, un jacobin qui s’étonne que tout le village
ne l’accueille pas en armes et promet de raser ce repaire de « fédéralistes », de
« contre-révolutionnaires », d’« aristocrates », rappelant les nombreuses arrestations
qu’il a ordonnées dans la ville voisine tandis que lui-même festoyait et profitait de son
statut. « Je voyage en poste, dans une bonne limonière, j’ai plein mon portefeuille
d’assignats, je bois le vin des aristocrates. »
23
Gillin lui avoue qu’il n’y a que deux suspects dans la place, et Courantin se fait fort de
les envoyer à Paris, ce dont se réjouit le benêt qui l’invite à sa table (scène 14).
« Gracchus » Courantin – qui a visiblement donné son écot à la déchristianisation – se
régale à l’idée du bon vin qu’il va boire, des filles qu’il va réquisitionner, des beaux
meubles et des bijoux sur lesquels il va déposer les scellés (scène 15). Croisant Damis, il
en fait un Muscadin : linge blanc, cravate, habit fin, le contraire de sa moustache et de
son pantalon ; il croit l’avoir vu défendre des fédéralistes en Picardie – rappel des
regroupements girondins à Caen en 1793. Damis, ne se dégonflant pas, nie y avoir été
mais défend la mémoire des proscrits et de leurs idéaux. « La république forte par son
gouvernement, forte de ses lois, forte de ses finances, forte de sa justice, et forte enfin
de l’amour et de l’union des citoyens. »
24
Il attaque Courantin sur sa mise, son ivrognerie, et oppose son pistolet à son sabre
(scène 16). Courantin se promet de le faire arrêter (scène 17). Gillin annonce l’arrivée
des municipaux (scène 18). Courantin vient dîner chez lui, se répand sur les plaintes
que son action a suscitées, se moquant des malheurs des familles, tandis que la mère
Gillin et sa fille se vantent d’être femme et fiancée de suspects (scène 19). Courantin,
accueilli par la municipalité, découvre que les suspects ne correspondent guère à l’idée
qu’il s’en fait et qu’il n’y a pas de prison ; Gillin propose de transformer sa maison ;
Nicolas refuse de se laisser enfermer, et Gillin à son tour donne sa démission de
65
« suspect » (scène 20). Damis demande à Courantin de montrer ses autorisations ; elles
sont signées de Robespierre, Couthon et Saint-Just, et il lui annonce alors que
« l’incorruptible et ses dignes ministres sont morts sur l’échafaud qu’ils avaient élevé
pour la nature entière », que l’on recherche désormais leurs complices, que la notion de
« suspect » ne va plus avoir cours, qu’une constitution républicaine va être donnée à la
France, mais que les plaies seront longues à se refermer. Courantin choisit la fuite
(scène 21)19.
25
Sur cette même fuite des « terroristes » de la veille, « les brigands », les mêmes
dénonciations de concussion et de prévarication, d’accusations falsifiées, Ducancel
échafaude l’une des pièces maîtresses de la réaction thermidorienne, L’Intérieur des
comités révolutionnaires, ou les Aristides modernes, représentée pour la première fois à
Paris, au théâtre de la Cité-Variétés, le 8 floréal an III (27 avril 1795), et publiée la même
année chez Barba. Il fait de nombreux emprunts à la réalité contemporaine : l’évocation
des dénonciations devant les sociétés populaires, les hésitations sur les imputations
politiques et leurs sens (« accapareur », « aristocrate », « fanatique », « fédéraliste »,
« Coblentz », « agent de Pitt et de Cobourg », « ennemi prononcé de l’égalité », « propos
contre-révolutionnaires » avilissant les autorités constituées et la représentation
nationale), les interrogatoires, les mandats d’amener collectivement signés – autant
que l’analphabétisme le permette –, les arrestations nocturnes de citoyens hébétés, les
bâtiments religieux devenus prisons. Les Jacobins du 9 Thermidor et les brigands, ou les
Synonymes, de Fabien Pillet, pièce qui tient peu de temps l’affiche au théâtre CitéVariétés puis aux Variétés-Égalité au cours du premier semestre 1795, va trouver dans
une caverne de la forêt de Fontainebleau des jacobins réfugiés, qui y tiennent une
forme de comité de surveillance. Gueulebordet propose derechef une épuration pour
passer au crible les faux frères. Et chacun de faire valoir ses titres : le premier est
assassin, le second banqueroutier, le troisième massacreur (ayant obtenu ses lettres de
noblesse en septembre 1792), le quatrième empoisonneur, etc. À chaque « confession
politique et révolutionnaire », la Société chante en chœur : « Bon, bon, c’est un
coquin !/C’est un excellent Jacobin », un refrain qui vaut certificat de civisme 20.
26
Cette réalité théâtralisée ne pouvait qu’émouvoir les spectateurs, tant étaient
nombreuses les familles de près ou de loin touchées par la suspicion – Albert Mathiez
évaluait en 1929 la part de la population française suspectée à 0,35 %, Donald Greer six
ans plus tard montait le chiffre à 1,9 %, les enquêtes les plus récentes oscillant entre les
deux chiffres21. Mais ils sont aussi nombreux à savoir que si ces épurations ont pu un
temps fragiliser les renommées, ont valu inscription sur la liste des suspects, elles
avaient tout autant un caractère probatoire qui a permis à beaucoup de leurs victimes
de regagner, et parfois très rapidement, leur rang parmi les militants – un service
régulier dans la garde nationale, un engagement et des dons patriotiques non
équivoques dans une France en guerre valaient reconnaissance. Avant la fermeture du
club parisien, en novembre 1794, les sociétés populaires provinciales vivent ces
phénomènes de rejet et de réintégration sur un rythme accéléré.
27
Si Pillet n’offre pas de répit à ceux qui fuient vers les profondeurs de la ruralité,
L’Intérieur des comités révolutionnaires se construit aussi sur une critique des mœurs
urbaines très inscrite dans le XVIIIe siècle, plus morale qu’aériste cependant. À la ville,
creuset des vices recomposé par les sections révolutionnaires, doit être préféré « un
asyle solitaire et champêtre », peuplé d’« honnêtes cultivateurs », où le rousseauiste fils
Dufour, le héros positif de l’intrigue, presse ses parents de se réfugier ; encore doit-il
66
s’agir d’un espace aux perspectives dégagées, qui n’ait pour seul juge que la voûte
céleste, car Dufour père emprunte aux peurs de l’enfance pour filer la métaphore
politique :
« La France n’est plus qu’une immense forêt fermée de murs, habitée par des loups
qui dévorent, et des brebis qu’ils massacrent. » (acte I, scène 12)
28
La caverne, les sombres futaies pour autre horizon de la schizophrénie, la clairière
comme ouverture sur la liberté, tels sont bien les lieux que privilégiera aussi Le Brigand
d’Hoffman et Kreutzer, publié à Paris, chez Huet, en l’an III 22.
29
Lassé de ces combats, de ces déchirements, Hyacinthe Dorvo imagine la même année Le
Faux député, création à succès : 39 représentations à partir du 14 février 1795, 26 au
théâtre Molière, 13 au théâtre du Lycée des Arts23. La pièce a pour épigramme :
« Nous ne vous craignons plus, beaux oiseaux de passage 24. »
30
Quelle confiance avoir dans des politiques, s’interroge l’un des personnages :
« Qui sans cesse prêchaient les supplices, les haines ;
Qui faisaient des Français un peuple de bourreaux,
En ne voyant le bien que sur des échafauds. »
31
Auquel son compère répond :
« Accuser ! Citoyen, c’est une bonne recette.
Qui plus est, le Contrat social… le… décrète. » (acte I, scène 2)
32
Le titre tient dans une confusion due à une homonymie entre un député et un habitant
du village dans lequel il séjourne, qui n’est autre que son neveu et s’est complu dans
trop de promesses. Mais le vrai dénouement tient dans la sérénité retrouvée : le
représentant du peuple ouvre les portes des prisons, comme l’ont effectivement fait sur
le terrain nombre des nouveaux envoyés après Thermidor (acte II, scène 4). Il méprise
les allégations d’un ancien membre du comité de surveillance, qui, par jalousie
amoureuse, lui dénonce encore quelques « aristocrates », puis dans la même personne
un « accapareur » (acte III, scène 1), un « royaliste » (acte III, scène 2), en lui rappelant
ses manières de faire :
« Sur des listes,
Nous les enregistrons d’abord, et puis après,
Du bien public toujours servant les intérêts,
Mes collègues et moi, sans daigner les entendre,
À petit bruit chez eux, nous les envoyons prendre.
On les mène en prison. Alors sans différer
Nous mettons les scellés ; on fait administrer
Leurs biens ; leurs revenus, ; dont nous touchons la rente,
Sont par nous répartis à la classe indigente.
Le tout en attendant des indices nouveaux,
Et leur traduction devant les tribunaux. » (acte II, scène 7)
33
Faire taire la calomnie, créer la propagande, telle est l’équivoque que le théâtre
engendre. Théâtre de l’instant, faussement camouflé sous des atours antiques ; théâtre
historique, usant des temps récents pour mesurer l’erreur humaine toujours possible ;
théâtre de la réaction, construisant la Terreur en pointant ses seules dérives judiciaires.
Dans tous les cas, le présent offre suffisamment d’éléments dramaturgiques, ballotant
l’individu dans le grand bain d’un collectif qui s’épuise en religion, en suspicion, en
nation même, puisque celle-ci semble se construire moins sur un lien universel que sur
67
des exclusions successives, des épurations maladives. Le théâtre est témoignage, au gré
des carrières des auteurs, des renversements idéologiques que leur survie artistique et
financière, autant que leurs convictions, leur dictent. Jouant des peurs, comme le fait
sur les scènes privées et élitistes de l’enfance son double éducatif, il est pédagogie pour
adultes. Les élèves, somme toute, ne sont pas toujours des plus assidus, à en juger par le
faible nombre de représentations de quasiment chacune des pièces qui précèdent, à
l’exception notable de celles de Ducancel, portée de surcroît par une longue carrière
provinciale, et de Dorvo, qui frappent chacune par leur qualité d’écriture. Simplement,
les tréteaux sont l’un des moyens et des espaces d’un discours plus généralement
diffusé, qui use de tous les supports disponibles pour faire croire à une raison retrouvée
chez des hommes de pouvoir qui ne veulent surtout pas le quitter et n’assument
aucunement leur passé.
BIBLIOGRAPHIE
Almanach des Muses pour l’an IV, Paris, Louis, an IV.
Almanach des Muses pour l’an VII, Paris, Louis, an VII.
Gauthier AMBRUS, Marie-Joseph Chénier, un poète en temps de Révolution (1788-1795), thèse de doctorat
en Littérature et civilisation française, université Paris IV – Paris-Sorbonne, 2018.
Alphonse AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. 1 (du 10 thermidor
an II au 21 prairial an III), Paris, Cerf-Noblet-Quantin, 1898.
Philippe BOURDIN, « La Terreur et les trois brigands », Études théâtrales, « La Terreur en scène »,
2014, no 59, p. 61-72.
Marie-Joseph CHÉNIER, Jean Calas, Paris, Moutard, 1793.
Hyacinthe DORVO, Le Faux député, Paris, Imprimerie des Droits de l’Homme, an III.
Ducancel, L’Intérieur des comités révolutionnaires, ou les Aristides modernes, Paris, Barba, an III.
Donald GREER, The incidence of the terror during the French Revolution. A statistical interpretation,
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André TISSIER, Les spectacles à Paris pendant la Révolution, Genève, Droz, t. 1, 1992 ; t. 2, 2002.
68
Claude-Joseph TROUVÉ, Pausanias, Carcassonne, Gabriel Gareng, 1810.
NOTES
1. Almanach des Muses pour l’an VII, p. 309.
2. A. Tissier, Les spectacles à Paris pendant la Révolution, t. 1, p. 312.
3. B.-J. Marsollier des Vivetières, La Fausse peur, p. V.
4. Ibidem, p. VI et 60.
5. A. Tissier, Les spectacles à Paris pendant la Révolution, t. 1 p. 302.
6. Page 15 de la notice des ouvrages de poésie.
7. Almanach des Muses pour l’an IV, p. 263-264.
8. C.-J. Trouvé, Pausanias, préface.
9. Idem.
10. L.-L. Sheu, Voltaire et Rousseau dans le théâtre de la Révolution française (1789-1799).
11. M.-J. Chénier, Jean Calas, p. VI.
12. J.-L. Laya, Jean Calas.
13. J.-L. Lemierre, Calas, ou le Fanatisme, p. III et VIII.
14. Ibidem, p. V.
15. G. Ambrus, Marie-Joseph Chénier, un poète en temps de Révolution (1788-1795), p. 102.
16. M.-J. Chénier, Jean Calas, p. 32.
17. Journal de la Cour et de la Ville, no 33, 2 août 1791.
18. G. Ambrus, Marie-Joseph Chénier, un poète en temps de Révolution (1788-1795), p. 106.
19. Picard, Duval et Lemierre, Les Suspects.
20. A. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, tome 1 (du
10 thermidor an II au 21 prairial an III), p. 639 : Annales patriotiques, 30 germinal an III.
21. A. Mathiez, « Quel fut le nombre des suspects ? », Annales historiques de la Révolution
française ; D. Greer, The incidence of the terror during the French Revolution.
22. Ph. Bourdin, « La Terreur et les trois brigands », Études théâtrales.
23. A. Tissier, Les spectacles à Paris pendant la Révolution, tome II, p. 234.
24. H. Dorvo, Le Faux député. La pièce a été donnée au théâtre de la rue Saint-Martin le
29 pluviôse an III (17 février 1795).
RÉSUMÉS
Produit d’une tradition et de règles, dont il tend à s’affranchir de plus en plus au cours de la
décennie révolutionnaire, le théâtre affiche volontiers en argument faux semblants, quiproquos
et mensonges comme le sel de l’existence. Il use aussi d’un répertoire patriotique qui rappelle les
69
grandes affaires constitutives d’une mémoire populaire : ainsi du procès Calas, porté devant
l’opinion par Voltaire, qui marque les limites d’une justice conduite par des témoignages sans
preuve, de faux aveux, parfois obtenus sous la torture. Sous la réaction thermidorienne, ce sont
les normes de la suspicion et des tribunaux révolutionnaires que l’on interroge : accusations
construites sur la rumeur, termes valises qui déconsidèrent l’adversaire social ou politique,
falsifications biographiques.
AUTEUR
PHILIPPE BOURDIN
Professeur d’Histoire moderne, Université Clermont-Auvergne, Institut universitaire de France,
Centre d’Histoire « Espaces et Cultures »
70
Les rumeurs dans l’espace public au
commencement de la Restauration
(1814-1816)
François Ploux
1
La période de transition chaotique entre le Premier Empire et la Restauration
bourbonienne constitue un moment remarquable dans l’histoire de la propagation des
rumeurs. Entre avril 1814 et mars 1816, l’espace public fut sans discontinuer parcouru
en tous sens par des « fausses nouvelles » politiques. Il était notamment question de
complots (complot aristocratique, conjuration bonapartiste ou jacobine, pacte de
famine…), de la rétrocession des biens nationaux à leurs anciens propriétaires, du
rétablissement des rentes féodales. Sous la Première comme sous la Seconde
Restauration, on s’entretenait encore de la reprise des guerres européennes ; et du
possible démantèlement de la France par les Alliés. Mais ce qui fait la particularité de
cette séquence, c’est l’extraordinaire prolifération des nouvelles relatives à Napoléon
Bonaparte. Elles annonçaient, dans leur immense majorité, sa prochaine reconquête du
pouvoir1. Les circonstances de cet exploit pouvaient varier à l’infini. Selon l’une des
rumeurs les plus répandues, Napoléon aurait pris le commandement d’une vaste armée
de soldats turcs. Bien souvent, on se bornait à indiquer dans quelle contrée ou dans
quelle ville il avait été aperçu. Mais l’information principale que délivraient ces récits,
c’est qu’il fallait s’attendre à ce qu’il réapparaisse dans un délai très court.
2
Ces bruits se propageaient pour l’essentiel en empruntant les canaux ordinaires de la
communication orale. Pour tenter d’endiguer ce véritable déferlement de rumeurs, qui
maintenait les habitants dans un état d’agitation permanente, le pouvoir finit par
adopter un arsenal inédit de mesures répressives. Deux lois d’exception (loi du
9 novembre 1815 sur les cris et écrits séditieux, loi de sûreté générale du 29 octobre de
la même année) permirent aux tribunaux d’engager des poursuites contre les
colporteurs de bruits alarmants. Des centaines d’hommes et de femmes, accusés d’avoir
répété une fausse nouvelle, furent condamnés à des peines de prison 2,
systématiquement assorties d’une amende et d’une mise en surveillance de haute
police. Tout aussi nombreux furent celles et ceux qui, pour le même motif, furent placés
71
en détention par simple décision du préfet3. Mais on se préoccupa aussi de démentir ces
bruits. À la demande du ministre de la Police Decazes, ou de leur propre initiative, les
préfets firent afficher des placards stigmatisant l’absurdité de ces nouvelles
clandestines. Les maires, les curés, furent mis à contribution dans cette vaste opération
de neutralisation des rumeurs. Dans certains départements, on mit en circulation de
petits journaux rédigés dans un style à la portée du peuple, où l’on présentait la
véritable situation du royaume. Certains préfets, désemparés, n’hésitèrent pas à
interdire aux populations de s’entretenir des affaires politiques.
3
Pour les autorités, l’affaire était entendue. L’origine de toute cette agitation était à
chercher dans les sourdes menées des factieux – qu’on accusait d’exploiter sans
vergogne la crédulité des masses. Si les preuves positives de cette instrumentalisation
de la rumeur sont ténues, il ne fait guère de doute que la mise en circulation de faux
bruits a pu constituer une forme rudimentaire de propagande. Pendant les Cent-Jours,
par exemple, les royalistes, des membres du clergé, répandaient des nouvelles propres
à décourager les plus fidèles partisans de Napoléon. Autre exemple : l’annonce du
prochain retour de Napoléon était parfois placardée. Mais cette interprétation policière
de la rumeur est loin d’en livrer toute l’intelligibilité. On s’efforcera de montrer
comment, dans les circonstances particulières de cette période de transition politique,
a pu s’installer une atmosphère tout à la fois d’incertitude, de peur et d’espérance
messianique dont la rumeur était la principale manifestation.
En régime d’incertitude
4
Commençons par un constat. La plupart des rumeurs qui circulaient dans le public
avaient un caractère prédictif. À tout le moins prospectif. La chose va sans dire si l’on
pense à la fausse annonce du retour de Napoléon en France. Cette dernière rumeur
revêtait même, parfois, une dimension prophétique, lorsque celui ou – beaucoup plus
souvent – celle qui annonçait l’événement prétendait posséder un pouvoir de
divination (pour la police comme pour les préfets, il ne faisait aucun doute qu’il
s’agissait de charlatans). Mais, de manière générale, ces informations faisaient
entrevoir des bouleversements dans l’ordre politique ou institutionnel, ou révélaient
un fait – un complot, l’assassinat du roi – dont les conséquences futures ne pourraient
qu’être considérables. C’est en cela qu’elles étaient prédictictives.
5
Un climat d’incertitude générale régnait en France au commencement des deux
Restaurations. Mais aussi pendant l’« interrègne » des Cent-Jours. C’est dans ce
contexte anxiogène que les fausses nouvelles se propagèrent. Nous ferons l’hypothèse
que c’est le sentiment collectif de l’instabilité des institutions politiques qui engendra
cette atmosphère de tension expectative. Et rendit possible – ou provoqua – la
multiplication des rumeurs anticipatrices. L’incertitude est sans doute le propre des
périodes de crises politiques ou diplomatiques majeures. Mais il faut se demander pour
quelles raisons particulières, dans le contexte du début des deux Restaurations
bourboniennes, les publics – dont il serait nécessaire de prendre en considération la
diversité – ont pu admettre si facilement les représentations alternatives du réel que
véhiculaient ces rumeurs, malgré les démentis répétés du pouvoir.
6
Rappelons d’abord qu’en l’espace d’un peu plus d’un an, entre avril 1814 et juin 1815,
les Français avaient été témoins de trois changements de régime successifs. L’État
n’apparaissait plus comme ce qui garantissait à la vie collective un minimum de
72
stabilité. Bien au contraire, c’est parce que le pouvoir, à son plus haut niveau, semblait
fragile, menacé, que les Français éprouvaient ce sentiment d’insécurité dont la rumeur
était le symptôme. On s’attendait à chaque instant à ce qu’une violente commotion
ébranle les institutions. À Paris, dès le printemps 1814, il n’était question, dans les
différentes « sociétés » qu’espionnait la police, que de l’imminence d’une grande
secousse politique4. Malgré tous ses efforts pour effacer les traces matérielles et la
mémoire des régimes post-révolutionnaires, la monarchie ne parvint que très
progressivement à installer la croyance collective dans son caractère définitif.
L’épisode des Cent-Jours – qui ne fit que confirmer ce que mille rumeurs annonçaient
depuis des mois – n’arrangea évidemment pas les choses.
7
Le déficit de légitimé dont souffraient les Bourbons explique sans doute en partie que
l’on put si aisément penser la possibilité de l’effondrement de la monarchie. Les
mécontents, en particulier – ils étaient nombreux – n’éprouvaient aucune gêne à se
référer, dans leurs plaintes, à d’autres expériences politiques. L’histoire récente en
offrait toute une panoplie.
8
Et puis, le régime était en proie à des contradictions internes qui renforçaient cette
impression d’instabilité. Le caractère libéral des institutions était inscrit dans la Charte.
Mais le protocole, l’organisation de la Cour, la symbolique royale, pouvaient donner le
sentiment d’une volonté de retour à l’Ancien Régime. Et les royalistes « exaltés » (c’est
ainsi que l’on désigna d’abord les ultras), qui étaient installés au cœur du pouvoir, ne
cessaient de dénoncer la ligne politique modérée du Ministère. On racontait par
exemple qu’il était de bon ton, dans les salons du faubourg Saint-Germain, de jeter à la
corbeille des exemplaires de la Charte. Les provocations des émigrés rentrés,
l’expression publique de leurs prétentions (au sujet notamment des biens nationaux),
non seulement inquiétaient beaucoup de monde, mais en outre donnaient du régime
une image ambiguë. On commentait, dans Paris, les prétendues dissensions au sein de
la famille royale. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le déferlement de fausses
nouvelles du début de la Restauration atteignit son point culminant au plus fort du
conflit entre le Ministère et la Chambre introuvable (entre janvier en mars 1816).
9
Cette impression d’un État miné par ses contradictions se trouvait renforcée par
l’intense concurrence que se livraient, dans la course aux places et aux récompenses
honorifiques, les nobles rentrés d’émigration d’une part, les généraux de Napoléon
d’autre part. Une véritable psychose du complot s’empara de ces groupes. Les uns
comme les autres se croyant menacés, physiquement, par leurs adversaires 5. La police
observait que cette agitation au sein de groupes proches du pouvoir inquiétait
beaucoup les Parisiens. On signalait en province des bruits inquiétants qui n’étaient que
de lointains échos des rumeurs parisiennes.
10
La monarchie, pour toutes ces raisons, donnait l’impression d’être constamment
menacée. On s’interrogeait naturellement sur l’avenir. Sans développer ce point qui
mériterait d’être approfondi, on peut ajouter que cette disposition, dont la rumeur
prédictive était le symptôme, devait sans doute beaucoup au sentiment, qui habitait un
grand nombre de Français, de l’instabilité de leur position personnelle, de l’incertitude
de leur avenir. Tous les hommes (employés des administrations impériales, militaires)
dont les ressources, l’existence, le futur, dépendaient directement de l’État, se
trouvaient dans une position très inconfortable. Les rapports de police, cette fois
encore, signalaient chaque jour le désespoir de ces hommes, en attente d’une place,
d’une pension, d’une information sur leur avenir6. L’incertitude sur ce dernier était au
73
principe d’une disposition attentiste. C’est parmi les militaires que les bruits de retour
de Napoléon commencèrent à circuler, au cours de l’été 1814 (on racontait que
l’Autriche, mécontente du règlement du conflit, avait fait appel à lui pour prendre le
commandement de ses armées). Cette fable autrichienne se répandit ensuite parmi les
ouvriers, qui côtoyaient les soldats casernés dans Paris. Elle circulait aussi en province.
Peurs et rancœurs
11
Dans la rumeur s’exprimaient aussi les peurs et les rancœurs des sujets du roi. Ceux-ci
avaient, il est vrai, bien des raisons de s’inquiéter. On redoutait, à juste titre 7, une
violente réaction politique8. Mais les royalistes eux-mêmes ne se sentaient pas en
sécurité. Et les événements de mars 1815 semblèrent donner raison aux plus
pessimistes d’entre eux. Par ailleurs, la crainte d’un démembrement de la France, ou
d’une nouvelle invasion, taraudait les Français. Mais c’est surtout la question des biens
nationaux, de la dîme et des rentes féodales qui était source d’angoisse 9.
12
Il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que les propriétaires 10 se soient sentis menacés, en
dépit des déclarations et des textes qui garantissaient l’irrévocabilité des transactions 11.
C’est que la question des biens nationaux fut abondamment débattue, notamment
durant la Première Restauration. Elle constituait l’un des points de fixation de
l’opposition des deux France, dont la Charte était censée encourager la fusion.
Duvergier de Hauranne affirmait que, de toutes les questions « que la Révolution avait
légué » à la monarchie restaurée, c’était « la plus difficile », la « plus brûlante 12 ». On en
débattait dans la littérature pamphlétaire, à la Chambre des députés, dans la presse…
En province, les acquéreurs baignaient dans un climat hostile. La correspondance
administrative signalait des restitutions forcées. Des propriétaires furent victimes
d’actes de brigandage13. Certains étaient menacés. Plus fréquemment encore, ils étaient
insultés, pris à partie par le clergé (notamment dans l’arrondissement de Mamares,
dans le Rhône, dans le Pas-de-Calais). C’est bien sûr surtout dans l’Ouest et dans le Midi
blanc que leur situation était inconfortable. Dans l’arrondissement de Béthune (très
royaliste), les acquéreurs se trouvaient, « par le fait de l’opinion, dans une sorte
d’interdiction sociale ». La « Petite Église » paraît avoir été assez active dans cette
croisade. L’incertitude entourant le devenir de ces biens entraînait une forte
dépréciation de leur valeur.
13
La circulation des rumeurs entretenait, au sein de cette catégorie aux effectifs
nombreux14, un climat d’angoisse. On rapportait des histoires terrifiantes. Par exemple
que le roi, à l’approche de Noël, avait promis à son confesseur d’ordonner une
restitution générale15. Ou que le duc de Berry, à qui le monarque avait confié son
chagrin de ne pouvoir procéder à cette rétrocession, aurait rétorqué :
« Confiez-moi deux compagnies de cavaliers, et j’arrangerai l’affaire 16. »
14
Ce même duc de Berry aurait encore déclaré :
« Aussitôt que mon père sera sur le trône, on s’occupera de la chose 17. »
15
Les fanfaronnades des émigrés, leur hostilité déclarée à la Charte, contribuaient à ce
climat d’angoisse. Mais, davantage encore, la diffusion, jusque dans les villages les plus
reculés, de brochures prétendant démontrer la possibilité légale d’une restitution. Deux
opuscules, en particulier, eurent un retentissement considérable. Le premier était dû à
l’avocat Dard. On y lisait que les actes des assemblées révolutionnaires étant frappés de
nullité, les ventes « nationales » étaient invalides. Une restitution générale présenterait
74
en outre l’avantage politique de ruiner les acquéreurs, ou au moins de les priver de la
possibilité de participer à la désignation des députés (le cens électoral étant fixé à
500 francs). Le texte de Falconnet était plus violent encore. Les deux auteurs furent
arrêtés par ordre du directeur de la police du royaume. Mais les milieux de l’émigration
se récrièrent. Le roi ordonna la remise en liberté, et l’abandon des poursuites.
16
Cependant, des exemplaires des deux brochures circulaient en province. On en signalait
jusque dans les villages les plus reculés (notamment dans le Pas-de-Calais, l’Ille-etVilaine, la Loire-Inférieure, les Pyrénées-Orientales, etc.). Les acquéreurs, inquiets,
étaient à l’affût du moindre indice qui accréditerait les bruits de restitution. Ils
s’inquiétèrent beaucoup du mépris avec lequel le comte d’Artois, en voyage officiel
dans l’Est, traita deux évêques ayant appartenu à l’Église constitutionnelle.
17
Simultanément se propageaient un peu partout des rumeurs de rétablissement de la
dîme et des rentes féodales.
Rumeur et charisme napoléonien
18
Cette impression de grande précarité que dégageait la monarchie, l’incertitude dans
laquelle se trouvaient beaucoup de Français quant au sort qui leur serait réservé, un
sentiment diffus d’insécurité… Autant de facteurs qui, combinés, installèrent un climat
d’attente. Dans cette conjoncture instable, l’indécision du futur rendait possible la
circulation des pronostics. Les conditions étaient réunies d’un déferlement de rumeurs.
Et notamment de rumeurs anticipatrices.
19
Mais tout cela n’explique pas pourquoi, en contrepoint des bruits annonciateurs de
troubles, de violences, de spoliation, de souffrances, se propageait la rumeur d’une
restauration impériale. À moins que l’espérance du surgissement miraculeux d’un
sauveur ne se soit constituée comme une sorte de correctif du sentiment d’angoisse.
20
Les rumeurs napoléoniennes précédèrent les événements de mars 1815. À Paris, ville
placée sous étroite surveillance policière, et sur laquelle nous sommes par conséquent
très bien renseignés, on s’entretenait du retour de l’Empereur dès le mois de juillet
1814. Les militaires en particulier, qui vivaient très mal le retour à la vie civile, et
rêvaient d’une reprise de la guerre contre l’Autriche, allaient répétant que l’empereur
François avait ou allait faire appel à Napoléon pour prendre la tête de ses armées. La
rumeur ne cessa d’enfler jusqu’en mars. Dans les semaines qui suivirent la bataille de
Waterloo, les Français se préoccupèrent moins du souverain déchu (la correspondance
administrative, en tout cas, ne mentionnait nulle rumeur à son sujet). Mais dès le début
de l’automne, ces bruits se multiplièrent de nouveau ; et, de plus en plus, jusqu’en
janvier et février 1816. Dans les campagnes surtout, on s’entretenait de l’évasion de
Napoléon, du fait qu’il avait reconstitué une immense armée composée d’Ottomans… Ce
n’est qu’au cours du second semestre de cette année que le calme se rétablit
progressivement.
21
Jusqu’à quel point les paysans s’attendaient-ils vraiment à voir resurgir Napoléon
parmi eux ? Voilà une question qui mérite au moins d’être soulevée. Quelle signification
accordaient-ils à cette nouvelle transmise de bouche à oreille ? S’agissait-il pour eux
d’une information crédible ? D’un conte qu’on prenait plaisir à entendre et à répéter ?
Était-ce l’expression d’un rêve ? Ou encore une manière détournée (mais quand même
très risquée) de provoquer le régime ? Ou de dire son mépris du monarque ? Des
75
rapports de police semblent indiquer que l’information était souvent prise au premier
degré. À l’annonce de l’approche des armées napoléoniennes, des paysans pris de
panique se dépêchaient de prendre femme pour échapper à la conscription.
22
On peut également déchiffrer, dans ces rumeurs napoléoniennes, toutes sortes
d’expressions d’une représentation populaire du monarque18. Pour ne prendre qu’un
seul exemple, au plus fort de la terrible disette de 1816, alors que circulaient des
rumeurs d’un pacte de famine (on accusait le roi, l’Église, les nobles, d’être
responsables de la pénurie de blé), on associait le retour de Napoléon au rétablissement
de l’abondance.
23
On pourrait, bien entendu, interpréter cette attente quasi messianique du sauveur
comme le produit décalé du culte napoléonien orchestré depuis 1796-1797. Mais ce
serait à la fois évident et très insuffisant19. Il faut rappeler que la défaite militaire et
l’effondrement de l’Empire avaient beaucoup entamé le capital de sympathie dont
bénéficiait Napoléon. Peu de gens le regrettaient en avril 1814 20. Alors, comment
expliquer ce brusque retour de fortune ?
24
C’est dans les époques de grands bouleversements, écrivait Weber, qu’on voit
habituellement surgir la figure du chef charismatique21. Les années 1814-1816 furent
assurément des années de détresse psychologique et matérielle, que la mémoire
sélective des ouvriers et des paysans opposait à la prospérité et à la gloire du règne de
Napoléon22. L’installation durable de ce climat d’attente messianique fut certes le
produit de ce qu’avait accompli Napoléon. Mais pas seulement au sens où on l’entend
habituellement. Je vois dans le déferlement de rumeurs sous le règne de Louis XVIII un
effet à retardement de la « glaciation démocratique » (Jean-Paul Bertaud 23) consécutive
au coup d’État de Brumaire. L’État napoléonien avait organisé, ou parachevé, la
destruction systématique de tout ce qui aurait pu former l’armature d’un espace public
autonome. L’Empire avait tout fait pour reléguer les Français dans le rôle de simples
adorateurs du grand homme. Le pouvoir s’efforçait en particulier de contrôler
l’information. Les journaux ne bénéficiaient plus d’aucune liberté, la correspondance
privée était régulièrement inspectée, les conversations espionnées par des milliers de
« mouches »… Le pouvoir prétendait contrôler tous les flux de diffusion de
l’information.
25
Cependant, avec l’accumulation des difficultés à la fin du règne, la défiance et
l’inquiétude s’installèrent progressivement. Et les rumeurs se mirent à proliférer 24. La
demande sociale d’information se faisait plus pressante : les nouvelles circulaient par le
bouche-à-oreille. Le phénomène ne fit que s’amplifier par la suite.
26
Sous le règne des Bourbons, ce n’était plus seulement l’incertitude du lendemain qui
provoquait cette effervescence. Des Français de toutes conditions éprouvaient
désormais de la frustration et de la rancœur : les militaires, dont l’avenir semblait
bouché, et qui voyaient méprisé tout ce qu’ils avaient naguère vénéré ; les
fonctionnaires sans emploi ; les ouvriers au chômage ; les acquéreurs de biens
nationaux ; les petits agriculteurs… La colère qui montait de toute part pouvait
difficilement trouver à s’exprimer dans un espace public certes beaucoup moins
cadenassé que sous l’Empire25, mais que la dictature impériale avait totalement
désarticulé. Il manquait des relais, des médiations, des possibilités de se regrouper, de
s’organiser, pour porter un discours, exprimer des revendications, etc. La peur, le malêtre, la colère, ne pouvaient produire que des fantasmes et des rumeurs.
76
27
Tenus en respect pendant quinze ans, les Français étaient comme incapables de se
mobiliser. Ce qui crée une domination charismatique, écrivait encore Weber, c’est, dans
des situations politiques ou économiques inhabituelles, « l’abandon à un héroïsme 26 ».
Les soldats, les employés, les ouvriers, les paysans, s’en remettaient à la toutepuissance d’un sauveur. À l’image des « primitifs de la révolte » chers à Éric Hobsbawm,
plutôt que réfléchir aux moyens d’agir, ils attendaient que la révolution s’accomplisse
comme par miracle27.
28
À compter de la fin de l’année 1816, la situation politique se stabilisa. La dissolution de
la chambre introuvable paraît avoir beaucoup contribué à apaiser les esprits. Les
préfets, dans les rapports qu’ils adressaient au ministre, signalaient moins souvent les
bruits « absurdes » dont ils s’étaient tant inquiétés. Toutefois, le retour au calme ne fut
que progressif. En 1817, en 1818, il arrivait encore que l’on s’entretienne, dans tel ou tel
village, du prochain retour de Napoléon. Cette rumeur connut une ultime flambée en
1823, au moment de l’expédition d’Espagne. De nouveau, on ne parlait que de Napoléon
– que les paysans, qui n’ignoraient pas son décès, appelaient « Malmort ». Mais cette
agitation ne dura guère plus longtemps que l’expédition militaire. Le culte de
l’Empereur, par la suite, emprunta d’autres voies.
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77
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NOTES
1. Sauf pendant les Cent-Jours naturellement. La question a notamment été étudiée par
B. Ménager, Les Napoléon du peuple, p. 15-39, F. Ploux, De bouche à oreille. Naissance et
propagation des rumeurs dans la France du XIXe siècle, p. 127-182, et S. Hazareesingh, La
légende de Napoléon, p. 61-96.
2. La plupart se virent infliger une peine de trois mois d’emprisonnement, le minimum
prévu par la loi. Mais les magistrats n’hésitaient pas à prononcer des peines plus
lourdes (jusqu’à cinq ans d’emprisonnement lorsque l’auteur du délit avait, en plus de
répéter des faux bruits, tenu des propos à caractère séditieux).
3. Ceci en vertu de la loi de sûreté générale.
4. F. Ploux, « La ville des “libelles parlés”. Rumeurs et bruits publics à Paris sous la
Première Restauration », dans Ph. Bourdin, S. Le Bras (dir.), Les fausses nouvelles : un
millénaire de bruits et de rumeurs dans l’espace public français, p. 83-103.
5. On trouvera des détails sur cette paranoïa dans l’article mentionné à la note
précédente.
6. Voir l’intégralité des « bulletins sur l’état des esprits » conservés aux Archives du
ministères des Affaires étrangères. Mémoires et documents, vol. 336 à 345.
7. P. Triomphe, 1815. La Terreur blanche.
8. Les départements de l’Ouest, furent, dans les semaines qui suivirent la première
abdication, le théâtre d’une série de paniques. C’était tantôt les acquéreurs de biens
nationaux qui quittaient précipitamment leur village pour aller se réfugier à Nantes,
tantôt les Vendéens qui se croyaient à la veille d’un grand massacre. A. Lignereux, « La
Première Restauration face à l’inexplicable Vendée : la levée de boucliers des 3-5 mai
1814 », p. 63-77.
9. Il faudra encore plusieurs décennies pour le fantôme de la dîme cesse d’obséder les
paysans. En 1868 encore, plusieurs villages de la Dordogne et des Charentes se mirent
en insurrection pour s’opposer au rétablissement de cet impôt. Sur cet épisode
fascinant, voir entre autres F. Pairault, « Anticléricalisme et bonapartisme dans les
Charentes : les troubles religieux de 1868 », p. 83-111. Curieusement, dans une ville
comme Paris, où une masse considérable de biens nationaux de première origine
avaient été mis en vente, l’hypothèse d’une restitution ne suscita guère d’inquiétude,
sans doute parce que c’est la rétrocession des biens d’émigrés qu’on redoutait.
10. On les appelait les « acquéreurs », quand bien même ils n’avaient pas fait euxmêmes l’acquisition des biens litigieux.
78
11. Déclaration d’Hartwell du 1 er janvier 1814 (le roi s’engageait à encourager les
transactions). Déclaration du prince de Condé au nom du roi (au début de l’année 1814).
Déclaration du duc d’Angoulême à Bordeaux (15 mars 1814). Constitution sénatoriale
(avril 1814). Déclaration du comte d’Artois devant le Sénat (14 avril 1814). Déclaration
de Saint-Ouen (2 mai). Article IX de la Charte. Déclaration de la chambre des
représentants le 5 juillet 1815. Proclamation de Cambrai du 28 juin 1815.
12. P. Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire en France, p. 219 et
289.
13. C’était, d’après André Gain, l’expression d’une chouannerie dégradée. A. Gain, La
Restauration et les biens des émigrés.
14. Les préfets donnaient des estimations : 3 500 dans le Gard, 4 200 dans la LoireInférieure, 4 500 dans l’Ardèche, 5 600 dans l’Aveyron, 8 000 dans l’Hérault, 11 000 dans
Côtes-du-Nord… Correspondance des préfets reproduite dans les bulletins sur l’état des
esprits, Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, vol. 336 à
345.
15. Bulletin du 2 novembre 1814, Arch. nat., F 7 3836 ; bull. sur l’état des esprits du 7 janvier
1815.
16. Bull. du 5 août 1814, Arch. nat., F7 3836.
17. Bull. du 5 oct. 1814, Arch. nat., F7 3836.
18. Voir les paragraphes que S. Hazareesingh consacre à ces questions. La légende de
Napoléon.
19. Le charisme napoléonien est aussi la conséquence de l’héroïsation du chef de
guerre. A. Jourdan, « Du sacre du philosophe au sacre du militaire : les grands hommes
et la Révolution », p. 403-420.
20. N. Petiteau, Les Français et l’Empire (1799-1815).
21. M. Weber, La domination, p. 301.
22. C’est ce qui ressort de l’espionnage des conversations des ouvriers réunis sur les
quais ou en place de Grève.
23. J.-P. Bertaud, Napoléon et les Français. 1799-1815.
24. N. Petiteau, Les Français et l’Empire, p. 191 sq.
25. Paris fut inondé de pamphlets sous la Première Restauration.
26. M. Weber, La domination, p. 285.
27. E. J. Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne.
RÉSUMÉS
La transition chaotique entre le Premier Empire et la Restauration constitue un moment
remarquable dans l’histoire de la propagation des rumeurs. Entre avril 1814 et mars 1816,
l’espace public fut sans discontinuer parcouru par des « fausses nouvelles » politiques. Il était
notamment question du retour de Napoléon en France. On s’efforcera de montrer comment, dans
79
les circonstances particulières de cette période de transition politique, alors que la monarchie
donnait l’impression d’être à la fois fragile et menaçante, a pu s’installer une atmosphère
d’incertitude et d’angoisse, propice à la multiplication des rumeurs. Dans un espace public
totalement cadenassé depuis l’Empire, en l’absence de relais, de médiations politiques, de
possibilité d’expression de revendications, la peur, le mal-être, la colère, ne pouvaient guère
produire que des fantasmes et des rumeurs. Tenus en respect pendant quinze ans, les Français,
incapables de se mobiliser, s’en remirent à la toute-puissance d’un sauveur dont on annonçait
partout le retour miraculeux.
AUTEUR
FRANÇOIS PLOUX
Professeur d’Histoire contemporaine, Université de Bretagne-Sud (Lorient), laboratoire TEMOS,
CNRS FRE 2015
80
« Le vin est la plus saine et la plus
hygiénique des boissons » :
anatomie d’une légende (XIXeXXe siècles)
Stéphane Le Bras
1
À intervalles réguliers, la presse nationale se fait l’écho d’études scientifiques mettant
en avant les bienfaits d’une consommation modérée et régulière de vin 1. Ainsi, en
août 2019, Sciences et Avenir titrait sur les effets bénéfiques du vin rouge sur nos
intestins2 : l’article déroule alors un argumentaire bien connu, et régulièrement repris,
sur « l’effet protecteur pour notre santé » du vin, ici en l’occurrence, l’action
antioxydante et anti-inflammatoire d’un polyphénol sur le microbiote intestinal.
2
Si l’article de Sciences et Avenir garde une certaine réserve formelle par l’emploi du
conditionnel, justifié par la faible ampleur de la population testée et les difficultés à
prouver la causalité directe entre l’amélioration de l’état de l’intestin et la
consommation de vin, le professeur Didier Raoult, spécialiste des maladies infectieuses,
s’en affranchit. Dans une tribune du Point en 2011, après avoir évoqué les risques liés à
une consommation excessive d’alcool, il promeut une étude scientifique liant
consommation de vin et accroissement de l’espérance de vie, puis liste les apports
bénéfiques du vin : protection contre les affections cardio-vasculaires, diminution des
risques d’accidents vasculaires cérébraux, réduction de la mortalité 3.
3
Et de conclure son intervention par un définitif :
« Mon maître, le microbiologiste Louis Pasteur, dont les premiers travaux ont porté
sur la fermentation des boissons alcoolisées, prétendait que le vin était la plus saine
des boissons. »
4
Le recours à Pasteur (1822-1895) pour justifier les bienfaits des vins et faire acte
d’argument d’autorité n’est pas là non plus une surprise. Le scientifique français, par
son statut de pionnier de la microbiologie et dont les travaux sont loués, dès son vivant,
dans le monde entier4, est une figure tutélaire de la propagande en faveur des vins, et la
81
phrase « la plus saine et la plus hygiénique des boissons », citée partiellement par le
professeur Raoult, s’avère un support utile pour la promotion de la filière vitivinicole.
5
Sans rentrer dans les débats qui opposent les partisans du mouvement antialcoolique et
ceux du secteur du vin à l’époque contemporaine à propos des bienfaits réels ou
supposés de la boisson, cet article vise à interroger la manière dont cette phrase a été
investie par la propagande en faveur de ce dernier, quitte à en faire une légende, c’està-dire un repère culturel propre à convaincre et rassembler, mais également un objet
aux contours finalement mal connus. Pour ce faire, nous nous attacherons à démontrer
les mécanismes en œuvre, depuis le contexte historique de la formulation de cette
phrase, jusqu’à son instrumentalisation dans les décennies qui suivent.
Le « vin hygiénique » : naissance et diffusion primitive
d’un concept (années 1820-années 1860)
6
Lorsque Pasteur s’intéresse plus particulièrement au vin, c’est avant tout comme
spécialiste de la fermentation – dont il avait gagné les galons dans les années 1850 – et
de ses conséquences sur la maturation des moûts5. Dans la première moitié des
années 1860, il s’intéresse alors à ce qu’on appelle « les maladies des vins », qui les
rendent impurs et donc impropres à la consommation dans un contexte où la demande
est sans cesse croissante. Or, dans la filière, l’inquiétude est générale : en plus des
maladies qui frappent depuis quelques années les vignes (l’oïdium est apparu en Europe
au milieu des années 1840 ; le phylloxéra vient de faire ses premiers dégâts dans le sud
de la France au début des années 1860), les stocks sont régulièrement gâtés ou perdus
sans que l’on en comprenne les causes ni qu’on en trouve d’efficaces parades (acescence
ou piqûre qui fait tourner le vin et le transforme en vinaigre ; casse ou oxydation qui
troublent les vins par exemple). Dès 1863-1864, après des études sur les vins d’Arbois
dans le Jura initiées à la demande de Napoléon III, qui s’inquiétait des conséquences
dévastatrices des maladies des vins sur leur commerce, Pasteur est persuadé que ce
sont des bactéries (« végétation » est le terme employé alors) microscopiques qui
entraînent la dégradation des vins6. Il propose une mesure assez simple pour mettre un
terme à l’altération des vins : les faire chauffer à 57° avant de les conditionner pour les
stocker ou les expédier. Le principe de pasteurisation, reprenant des idées similaires
chez Nicolas Appert et probablement chez Alfred de Vergnette de Lamotte 7, est alors
breveté puis popularisé, offrant à son auteur un surplus de notoriété.
7
Dans la continuité, Pasteur publie en 1866 l’ensemble de ses recherches sur le sujet
dans un ouvrage devenu l’un des fondements scientifiques de l’œnologie moderne,
intitulé Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le
conserver et pour le vieillir. Il y explique le sens de sa démarche, ses motivations, sa
méthode, ses résultats. Aux pages 55-56, il tient les propos suivants :
« Plus on réfléchira aux causes des maladies des vins, plus on se convaincra que l’art
de la vinification, et les soins que l’expérience des siècles a proclamés nécessaires,
ont principalement leur raison d’être dans les conditions mêmes de la vie et de la
manière d’agir des parasites du vin, de telle sorte que, si l’on pouvait arriver à
supprimer par une opération pratique très-simple, les causes des altérations
spontanées des vins, on pourrait, sans nul doute, fonder un art nouveau de faire le
vin beaucoup moins dispendieux que celui qui est suivi depuis si longtemps, bien
plus efficace surtout pour supprimer les pertes qu’occasionnent les maladies des
vins, très-propre par conséquent à l’extension du commerce de cette denrée.
82
Il est désirable que l’on atteigne ce but, car le vin peut être à bon droit considéré
comme la plus saine, la plus hygiénique des boissons. Aussi, parmi celles qui sont
connues aujourd’hui, c’est celle que l’homme recherche de préférence à toutes les
autres, si peu que l’occasion lui ait été offerte de s’y habituer. »
8
Le contexte de rédaction et d’émergence de cette phrase, tout comme sa place dans
l’ouvrage, sont clairs : le vin est une boisson saine lorsqu’on contrôle les parasites qui le
composent, ce qui était la mission première de Pasteur. Il n’y a ici aucune ambiguïté sur
le sens de cette expression : les vins sont sains lorsqu’ils ne sont pas malades ou
altérés et bien faits.
9
Reste la question, bien plus centrale au regard de l’histoire, de l’adjectif « hygiénique ».
Contrairement à ce qui peut parfois être entendu ou avancé, Pasteur n’est pas
l’inventeur de l’expression « boisson hygiénique ». En effet, le terme d’« hygiénique »
associé à une boisson semble apparaître dans les années 1820. En 1826 par exemple,
dans les Considérations chimiques et médicales sur l’eau de Selters ou de Seltz naturelle 8, les
auteurs présentent « les effets salutaires comme boisson hygiénique » de l’eau de Seltz
dont on souligne « l’efficacité dans un grand nombre de maladies déclarées » et sa
réputation soutenue par de grands médecins. À la même période, de nombreux
ouvrages médicaux ou paramédicaux reprennent l’expression « boisson hygiénique »,
dont la principale vertu est d’être favorable à la santé. En 1831, un fascicule sur le
choléra propose comme méthode de prophylaxie la dissolution d’une dose modérée de
nitre afin de transformer l’eau en « une boisson hygiénique très-salutaire pendant les
fortes chaleurs9 ». De son côté, en 1832, une publicité du Courrier fait la liste de
plusieurs eaux vendues par une maison pharmaceutique parisienne, et qui « prises en
boisson hygiénique » permettent de lutter contre les maladies10. Dans les années qui
suivent, le vocable sort du champ médical pour intégrer celui du commerce. Le Flâneur
en octobre 1834 parle du thé comme une « boisson hygiénique agréable et
exhilarante11 ». En 1844, dans une étude sur le potentiel de l’exploitation du thé
toujours, les Annales de l’agriculture française le présentent comme une « boisson
hygiénique, d’agrément ou médicamenteuse12 ».
10
La chronique juridique permet de mieux cerner la définition que s’en font les
contemporains de l’époque. En 1845, le tribunal de police de Paris déboute la Société de
prévoyance des pharmaciens dans une action en justice contre un certain M. Fèvre et
une poudre de sa préparation13, commercialisée pour « entretenir le corps entier dans
un bon état de santé ». Les arguments des pharmaciens sont récusés, car la poudre de
M. Fèvre n’est pas « un remède à proprement parler, mais une boisson hygiénique et
d’agrément ». La même année, les vins d’un négociant parisien, saisis par les autorités
car gâtés et corrompus par suite de leur dégénérescence14, sont déclarés par les experts
nommés par le tribunal correctionnel de la Seine :
« Comme altérés et ne peuvent être regardés comme boisson hygiénique ; que ces
vins, dans un semblable état, doivent être considérés comme gâtés et nuisibles. »
11
À la même période, le député de Dieppe Charles Levavasseur, dans une intervention à la
Chambre sur l’imposition des alcools à Rouen, s’oppose à la surtaxation du vin, « une
boisson hygiénique, fortifiante, utile à la santé15 ».
12
On le voit, dans les années 1830 puis 1840, l’emploi du terme « hygiénique » recouvre
une acceptation relativement homogène, avec certaines nuances : il renvoie
principalement à une perspective bienfaitrice pour la santé, même lorsqu’il est associé
à une boisson alcoolisée comme le vin. Dans certains cas, il recoupe une dimension
83
sanitaire, par exemple lorsque les vins sont altérés, frappés par une maladie, et que la
justice considère alors qu’ils ne sont plus « hygiéniques ». Dès lors, dans les décennies
qui suivent, cette association d’idées va se développer, appuyée donc sur un discours
pseudo-scientifique et des références culturelles survalorisant les vins de France 16, dans
un contexte où l’approvisionnement en eau potable est compliqué, voire mortel 17. Le
registre thérapeutique lié à la consommation de vin s’ancre et s’enracine alors dans les
différentes publications sur le sujet.
13
Par exemple, dans Le cuisinier médecin et le médecin cuisinier en 1855, on précise 18 :
« Le vin est un des meilleurs toniques connus ; pris avec modération, il est de toutes
les liqueurs spiritueuses la plus utile à l’homme. Le vin est nourrissant, il développe
de la chaleur. Excitant puissant, il facilite la digestion, ranime, réjouit et stimule les
fonctions du cerveau. […] Il convient […] aux vieillards, aux estomacs débiles et, en
général, à toutes les personnes dont les forces ont besoin d’être entretenues ou
relevées. »
14
Ces considérations pseudo-médicales sont dès lors associées à l’adjectif « hygiénique »,
notamment dans les publications viticoles. Le professeur Jules Guyot (1807-1872),
reconnu dans le milieu vitivinicole pour ses inventions et ses études des vignobles,
utilise ainsi dans Culture de la vigne et vinification (1860) l’expression à plusieurs reprises.
Abordant les revenus potentiels du commerce des vins, il rappelle « les effets
hygiéniques et stimulants des forces physiques et intellectuelles » de différents vins 19.
Plus loin, il détaille l’« action hygiénique » des vins blancs et des vins rouges, justifiant
son avis par « l’opinion commune […] fondée sur une expérience journalière 20 » et ses
propres études de médecine. La presse spécialisée n’est fort logiquement pas en reste.
La même année, La Bourgogne. Revue œnologique et viticole estime que les vins rouges
ordinaires de l’Hérault (10-12°), « forment une boisson hygiénique très recherchée des
classes laborieuses21 », expression et argument repris quelques années plus tard par la
plus importante des revues à l’échelon national, La Revue viticole 22.
15
Lorsque Pasteur écrit en 1866 que le vin est « la plus saine » et « la plus hygiénique »
des boissons, il s’inscrit donc dans un contexte, à la fois culturel et scientifique, vieux
de plusieurs décennies qui l’ont à coup sûr influencé. S’il est toutefois difficile de savoir
avec certitude quel est le sens exact qu’il donne à ces mots, il est certain qu’il les écrit
dans une démarche – orientée par la tutelle impériale, elle-même conditionnée par des
considérations économiques – de valorisation des vertus bienfaitrices du vin
(« hygiénique »), si ce dernier est exempt de toute altération (« saine »). Ce qui est
certain également, c’est que la phrase va devenir l’antienne des différents acteurs de la
propagande en faveur du vin.
Le « vin hygiénique » et Pasteur : ressorts d’une
instrumentalisation (années 1870-années 1930)
16
La phrase de Pasteur prend une dimension proprement apologétique très rapidement.
Car, au-delà de la situation sur le marché, le vin dispose d’une place spécifique et
caractéristique dans la lutte antialcoolique.
17
Cette spécificité est particulièrement bien explicitée en 1845 dans l’allocution du
député Levavasseur devant la Chambre. Ce dernier, alors qu’il intervient à propos d’une
potentielle surtaxe des vins dans le port de Rouen, met en opposition le vin, « boisson
hygiénique » et « les liqueurs alcooliques [qui] sont contraires à la santé de ceux qui en
84
abusent23 ». Une vingtaine d’années plus tard, à l’époque même des travaux de Pasteur,
La Revue viticole tient sensiblement le même discours, mettant cette fois en opposition
les « petits vins », absorbés tous les jours dans le cadre de la consommation familiale, et
ceux trop forts ou trop doux, bus dans les cabarets, responsables « d’une alcoolisation
excessive24 ». Ces deux exemples, que l’on pourrait multiplier, indiquent qu’il existe
dans l’opinion publique une croyance populaire – remontant à l’Antiquité et aux
préceptes de certains auteurs de la période25 – faisant des vins ordinaires (qui titrent
alors entre 7-9°) un moyen de lutter contre l’alcoolisme chronique, dont les symptômes
ont été récemment mis en évidence par le Suédois Magnus Huss au tournant des
années 185026. Les médecins eux-mêmes abondent dans ce sens. En 1862, le docteur
Cruveilhier indique ainsi que :
« Le moyen le plus efficace et le plus sûr de nous épargner l’alcoolisme, c’est le vin à
bon marché, et la possibilité d’un usage habituel de ce précieux breuvage 27. »
18
Abordant la question du vinage28, le docteur Bergeron présente en 1870 devant
l’Académie impériale de médecine un rapport dans lequel il oppose très clairement le
« vin naturel » (c’est-à-dire départi de fraudes et manipulations) et les boissons
distillées dont il évoque les « ravages déjà produits » 29.
19
Il faut dire que la période est celle d’une prise de conscience très nette des ravages de
l’abus chronique de boissons fortement alcoolisées en France. Dans le sillage de Huss,
dont les écrits se diffusent au début des années 1850 dans le pays, de nombreux travaux
mettent en exergue les effets de l’absorption de plus en plus importante de boissons
alcoolisées, telle la thèse du docteur Motet, Considérations générales sur l’alcoolisme en
1859, ainsi que nombre de rapports dans le Bulletin de l’Académie de Médecine. Tous
dénoncent les ravages de ce nouveau « fléau » social, alimenté par le « poison » que
constituent les spiritueux industriels et autres apéritifs à la mode alors. Ce message,
initié dans les années 1820 par les médecins hygiénistes tels Villermé ou Esquirol 30,
prend, dans le contexte brûlant et tumultueux de l’après-guerre franco-prussienne, une
nouvelle dimension. Alors qu’on recherche les raisons de l’échec militaire, un argument
facile repose sur la trop grande alcoolisation des troupes françaises et du pays dans son
ensemble. C’est sur ces bases que naît le mouvement antialcoolique français 31, autour
de plusieurs associations, parfois concurrentes, souvent complémentaires (Association
patriotique de tempérance en 1871 ; Association française contre l’abus du tabac et des
boissons alcooliques en 1872 ; Association française contre l’abus des boissons
alcooliques en 1872, devenue Association française de tempérance en 1873), alors que
l’État lui-même réagit en promulguant la première loi contre l’ivresse publique (1873).
Fort de ces avancées, le mouvement antialcoolique se structure, se solidifie, se
diversifie avant de s’unifier, à quelques exceptions près, dans La Ligne nationale contre
l’alcoolisme en 1905.
20
C’est dans ce cadre que la phrase de Pasteur est réinvestie par de nombreux acteurs et
scientifiques s’interrogeant sur les effets de l’intoxication alcoolique chronique. Elle
commence à faire florès dans les années 1870 en raison de trois facteurs : tout d’abord,
nous l’avons vu, cette décennie est celle d’une puissante et générale prise de conscience
du mal endémique que représente l’alcoolisation abondante, excessive et continuelle
d’une partie de la population française. Ensuite, singularité du cas français en Europe,
les vins ne font pas partie – du moins ouvertement – des cibles du mouvement
hygiéniste. Pour des raisons à la fois culturelles et économiques, les vins – tant qu’ils
sont « loyaux et marchands », c’est-à-dire propres à la consommation – sont épargnés
85
du discours antialcoolique français. Ce dernier, en effet et à la différence de ceux
produits dans les autres pays occidentaux, adopte un argumentaire de tempérance et
de modération, et non pas d’abstinence rigoriste comme dans les pays anglo-saxons ou
nordiques. Surtout, nous l’avons vu également, les vins apparaissent comme un
« rempart » contre l’alcoolisme32. Enfin, Pasteur jouit désormais d’une notoriété déjà
importante dans les années 187033, sans pareille à compter des années 1880, à la suite de
ses découvertes pour lutter contre la rage.
21
Sortie de son contexte de l’époque et portée par la gloire d’une des figures
proéminentes de la science contemporaine (et donc de la modernité, de l’objectivité et
de la raison), la phrase devient le slogan des promoteurs de la consommation de vin.
Les circonstances et contextes de cette promotion sont divers et variés, mais ils
imprègnent tous l’idée que la consommation de vin est bonne pour la santé. Ainsi, en
1876, le Guide médical pratique de l’officier présente l’éventail des « boissons alcooliques »
et les « dangers de l’alcool34 ». Après avoir repris les quelques idées fortes de l’époque
sur la question de l’alcoolisme (alcool-poison, ivrogneries aiguë et chronique, critique
de l’absinthe), fondées sur des écrits médicaux abondamment cités, les auteurs en
arrivent au vin qu’ils considèrent comme « la plus hygiénique des boissons
alcooliques », valorisant notamment ses effets toniques et recommandant de « le voir
adopter pour le soldat en campagne ». Le Journal des connaissances médicales pratiques va
plus loin la même année35. Dans sa rubrique « Hygiène », il présente une étude du Dr
Des Barres sur « Le rôle du vin dans la nutrition ». L’article commence d’emblée par la
mise en avant de la citation de Pasteur, caution incontestable de l’argumentation qui
suit. Celle-ci pose les bases de ce qui devient dans les décennies qui suivent le discours
commun du prosélytisme en faveur des vins. Ceux-ci dans le cadre d’une démarche
médicale prophylactique sont alors présentés comme des « analeptiques [c’est-à-dire
des stimulants] par excellence ». Ainsi, le « bon vin » permet « de donner à l’homme
une gaîté sobre et salutaire, en raffermissant le travail musculaire, et en donnant de
l’énergie aux fonctions digestives ». Et l’article de lister les maladies prévenues et
autres affections soignées par la consommation d’un « vin généreux », constatations
confirmées par « les déductions de la physiologie » et « l’observation clinique », ainsi
que par la pratique de nombreux collègues, cités également. Dépassant le simple besoin
de désaltérer voire de nourrir36, le vin, « boisson hygiénique », est alors pleinement
considéré comme une boisson utile au corps et entrant dans l’alimentation raisonnée
des Français. Ce propos est d’ailleurs repris par certaines associations antialcooliques
elles-mêmes, telle la Société française de tempérance. Dans son bulletin en 1875, le Dr
Lunier indique ainsi en évoquant les travaux de Pasteur que le chauffage des vins
permettra d’éviter l’altération des vins, favorisant leur consommation et donc
éloignera les consommateurs des cabarets37. Deux ans plus tard, Lunier, membre de
l’Académie de médecine, secrétaire général de la SFT, popularisera l’idée d’une
opposition entre une France du Nord alcoolique et une France du Sud, viticole, sobre 38.
Cette acception, et cette conceptualisation, est entérinée par la présence de la phrase
de Pasteur à l’entrée « Hygiène » dans le Dictionnaire encyclopédique universel de Camille
Flammarion à la fin du siècle39, preuve de son enracinement dans l’opinion publique.
22
Fort logiquement, les acteurs de la filière vitivinicole ne ratent pas l’occasion
d’exploiter la situation. Dès 1868, Le Journal de la viticulture pratique publie une série
d’articles sur les vins « au point de vue de l’hygiène ». Son auteur, Pierre-Constant
Guillory, compile son propos dans un guide du consommateur intitulé Les vins
alimentaires considérés au point de vue hygiénique l’année suivante 40. Proche des milieux
86
viticoles41, il articule l’ensemble de son argumentation autour de la notion d’hygiène
dont le mot (ou l’adjectif) se retrouve régulièrement dans les titres de chapitres où il
loue les mérites thérapeutiques des vins de telle ou telle région. Incontestablement, le
terme de « vin hygiénique » prend à cette époque une nouvelle dimension.
23
L’expression est alors abondamment exploitée. En 1880, dans le supplément à la
statistique générale de Gironde consacré à la filière viticole, Édouard Féret, auteur de
Bordeaux et ses vins classés par ordre de mérite, précise que les vins du Médoc ont acquis,
depuis quelques années, la réputation « tout aussi noble et tout aussi glorieuse de vin
hygiénique », procurant par-là, « le plaisir et la santé » 41. Dans la décennie suivante,
c’est Henri Marès, agronome réputé pour avoir vaincu l’oïdium et chez qui Pasteur
réalisa certaines de ses expériences dans l’Hérault, qui évoque « la plus hygiénique des
boissons alimentaires » dans sa Description des cépages principaux de la région
méditerranéenne de la France42. En 1907 enfin, lors d’une discussion au Sénat sur la loi de
finances, on oppose spiritueux, apéritifs et boissons hygiéniques. Jules Pams, sénateur
des Pyrénées-Orientales, proche des milieux viticoles dont il défend les intérêts au
Parlement, insiste sur la qualité des « vins qui contribuent au bon renom de notre pays
comme des produits très hygiéniques43 ».
24
Mais l’exploitation la plus directe et la plus visible de la phrase de Pasteur et de l’image
du scientifique lui-même se retrouve dans les années 1920-1930. La consommation,
dans un contexte commercial très aléatoire (années 1920) voire dégradé (années 1930),
est alors encouragée par un mouvement propagandiste sans précédent organisé autour
d’associations visant à faire la promotion des vins de France. La première, créée à
Béziers au milieu des années 1920, est l’Association de propagande pour le vin. Elle
finance à la fin de la décennie des publicités radiophoniques qui claironnent à la TSF
que « le vin est la plus hygiénique des boissons ». Dans le même temps, elle crée cartes
et flammes postales, très largement diffusées en France, vantant les vertus du vin ou la
phrase de Pasteur (fig. 1 et fig. 2)44. En 1932, elle édite un fascicule, Pour le vin, pour
l’hygiène, dans lequel elle présente un « Comité scientifique de l’hygiène du vin »
composé de « sommités de nos facultés de médecines » qui donnent « le concours moral
à la lutte contre l’alcoolisme » et dont chacun signe un petit laïus vantant les mérites –
thérapeutiques ou antialcooliques – du vin45. Une étape supplémentaire est franchie
avec le Comité national de propagande en faveur du vin, fondé en 1931 sous le
patronage de l’État. Le portrait de Pasteur est alors régulièrement exploité, au même
titre que sa citation. On les retrouve sur les cartes postales, les affiches, les bons points,
les marque-pages que l’association diffuse à grande échelle (fig. 3 et fig. 4). Près de
40 ans après sa mort, Louis Pasteur devient alors l’instrument d’une propagande d’une
intensité rare, le fondement d’un discours pseudo-scientifique visant à vanter les
mérites de la consommation de vin (« il faut boire du vin pour bien se porter, vivre
longtemps, être gai46 »), avec des conséquences majeures dans l’opinion publique,
puisque les idées propagées par le CNPFV seront encore largement partagées jusque
dans les années 1970 et 198047.
87
Fig. 1. – Carte postale deux volets.
Association de propagande pour le vin, années 1920.
Fig. 2. – Flamme postale.
Association de propagande pour le vin, 1929.
88
Fig. 3. – Marque-page.
Comité national de propagande en faveur du vin (réalisé par l’Association de propagande pour le vin),
années 1930.
89
Fig. 4. – Couvre-livre.
Comité national de propagande en faveur du vin (réalisé par l’Association de propagande pour le vin),
années 1930.
25
En définitive, l’exploitation de l’expression de Pasteur, rentrée dans le langage commun
dès les années 1870, est un cas typique de citation hors contexte, instrumentalisée à des
fins de propagande. Née dans des circonstances très précises, celles des maladies des
vins elle s’inscrit dans une dynamique sanitaire et thérapeutique, autour du concept de
« boissons hygiéniques » dont on cherche à promouvoir, empiriquement à l’époque, les
effets sur la santé.
26
Elle dépasse son cadre originel lorsqu’elle est investie par un ensemble d’acteurs, aux
intérêts parfois divergents, mais tous valorisant le vin pour en faire un tonifiant, un
rempart contre l’alcoolisme ou une boisson aux vertus thérapeutiques. En quelques
années, l’expression prend une dimension métonymique, visant à rassurer les
consommateurs sur les bienfaits de la consommation de vin. À cet égard, elle brouille
son sens originel en lui donnant une portée qu’elle n’avait pas à l’origine et une
dimension légendaire à compter des années 1920-1930 quand elle devient le mantra des
promoteurs officiels de la filière viticole. Elle surévalue également le legs pasteurien
dont oublie l’échec du chauffage des vins, la pratique étant très vite abandonnée.
27
Par sa popularité, elle est en même temps vidée de son sens, reprise dans la promotion
de quantité d’autres boissons : l’eau bien sûr, mais aussi le cidre mousseux, l’alcool de
menthe Ricqlès, la bière ou même l’apéritif Marie-Brizard. Et, comble de l’ironie,
lorsque le mouvement antialcoolique se restructure suite à l’action du président du
conseil Pierre Mendès-France dans les années 1950, il exploite la figure de Louis Pasteur
90
(fig. 5) dans une série de buvards consacrée à de grands personnages dont la première
qualité fut… la sobriété48.
Fig. 5. – Buvard, Les destins exemplaires, Pasteur.
Haut comité d’études et d’informations sur l’alcoolisme, fin années 1950-début années 1960.
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NOTES
1. Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche portant sur les
achats alimentaires. Financé par la Fondation Nestlé et soutenu par le Centre d’histoire
« Espaces et cultures » de l’UCA, il interroge les mécanismes et logiques concourant aux
pratiques d’achats des produits alimentaires en France à l’époque contemporaine.
2. N. Gutierez, « Le vin rouge aurait un effet bénéfique sur le microbiote, selon une
étude ».
3. D. Raoult, « Pasteur, le vin et la santé ».
4. Il existe de nombreuses publications sur les travaux et la vie de Louis Pasteur ; citons
par exemple à trois époques différentes : R. Vallery-Radot, La vie de Pasteur (1900),
P. Langevin, « Pasteur, le savant et l’homme » (1946) ou P. Darmon, Pasteur (1995).
5. Le moût est le jus de raisin qui n’a pas encore subi la fermentation alcoolique.
6. R. Vallery-Radot, La vie de Pasteur, p. 137.
7. Ce dernier publie un mémoire sur le même thème en 1850. Bien qu’il connaisse son
auteur et ses travaux, Pasteur a toujours affirmé n’avoir eu connaissance de ce
mémoire qu’en 1865.
8. J.-B. Caventou (et alii), Considérations chimiques et médicales sur l’eau de Selters, p. 12.
9. V. de Moléon, Du choléra-morbus : notice générale sur cette maladie, p. 89.
10. Publicité « Eaux minérales naturelles », Le Courrier, 07/07/1832.
11. « Du thé », Le Flâneur, un journal parisien, 30/10/1834.
12. Dr Mérat, « Mémoire sur la possibilité de cultiver le thé en pleine terre et en grand
en France », p. 42.
13. « Chronique judiciaire », La Diligence : journal des voyageurs, p. 18.
14. « Cour de cassation », Annales de la science et du droit commercial et maritime, p. 454.
15. La Presse, 05/07/1845.
93
16. Voir par exemple l’introduction d’A.-F. Joubert, Les vins : manière de les soigner et de
les servir.
17. Voir S. Frioux, Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente
Glorieuses.
18. L.-M. Lombard, Le cuisinier et le médecin et le médecin et le cuisinier…, p. 361.
19. J. Guyot, Culture de la vigne et vinification, p. 78.
20. Ibid., p. 291.
21. « Note sur la richesse alcoolique des vins du département de l’Hérault », p. 406.
22. L’expression revient à plusieurs reprises. Voir par exemple La Revue viticole, 1864,
p. 295, 315 ou 400.
23. La Presse, 05/07/1845.
24. La Revue viticole, 1864, p. 295.
25. Voir J. Jouanna, « Le vin et la médecine dans la Grèce ancienne ».
26. Voir H. Bernard, « Alcoolisme et antialcoolisme en France au
Magnus Huss) ».
XIXe siècle
(autour de
27. Dr L. Cruveilhier, Éléments d’hygiène générale, p. 142.
28. Il s’agit d’une opération consistant à rajouter de l’alcool dans les moûts de vin, afin
d’en relever son degré.
29. J. Bergeron, « Rapport sur le vinage », p. 449-451.
30. Voir D. Nourrisson, « Aux origines de l’antialcoolisme ».
31. Sur le sujet, voir les ouvrages de B. Dargelos, La lutte antialcoolique en France depuis le
XIXe siècle ; D. Nourisson, Le buveur du XIXe siècle ; P. E. Prestwich, Drink and the Politics of
Social Reform: Alcoholism in France since 1870.
32. Sur le sujet, voir T. Fillaut, « De l’allié d’hier à l’ennemi d’aujourd’hui : les luttes
antialcooliques et le vin en France de la Belle Époque à nos jours ».
33. En 1875, l’Assemblée nationale accorde au scientifique une pension à titre de
récompense nationale pour le remercier des services rendus au pays. En 1878, il est fait
Grand officier de la Légion d’honneur, puis il reçoit la grand-croix en 1881.
34. A. Chassagne et É. Emery-Desbrousses, Guide médical pratique de l’officier, p. 95-96.
35. « Du rôle du vin dans la nutrition », p. 348.
36. Cf. le concept de « vin aliment » qui se développe également à compter des
années 1860.
37. Dr L. Lunier, « De la production et de la consommation des boissons alcooliques en
France », p. 39.
38. Dr L. Lunier, De la production et de la consommation des boissons alcooliques en France et
de leur influence sur la santé physique et intellectuelle des populations.
39. C. Flammarion, Dictionnaire encyclopédique universel, t. 5, p. 489.
40. P.-C. Guillory, Les vins alimentaires considérés au point de vue hygiénique.
41. É. Féret, Supplément à la statistique générale du département de la Gironde, p. 6.
42. H. Marès, Description des cépages principaux de la région méditerranéenne de la France,
p. 22.
94
43. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat, 24/01/1907,
p. 297.
44. Arch. nat., F 10/5385, Comité nationale de propagande en faveur du vin,
correspondance et comptes rendus de séance, « Rapport Nougaret », s.d. (1932).
45. Comité scientifique de l’hygiène du vin, Pour le vin, pour l’hygiène.
46. Arch. nat., F 10/5385, Comité nationale de propagande en faveur du vin,
Correspondance et comptes rendus de séance, « Rapport Nougaret », s.d. (1932).
47. E. Maury, Soignez-vous par le vin (1974). L’ouvrage est réédité à plusieurs reprises
dans les années 1980.
48. Ce qui est peu probable pour Pasteur dont la passion pour le vin est largement
documentée.
RÉSUMÉS
Longtemps présenté comme une boisson parée de vertus thérapeutiques et bénéfiques pour la
santé, le vin jouit d’un statut à part dans la culture française. Celui-ci est en partie fondé à
l’époque contemporaine sur la phrase de Pasteur, « le vin est la plus saine et le plus hygiénique
des boissons » (1866), qui lui octroie une légitimité sans pareille dans la filière des boissons
alcoolisées et, par extension, dans l’opinion publique. Cet article vise à déconstruire la dimension
légendaire de cette phrase, en la replaçant dans son contexte historique, puis en montrant les
mécanismes qui ont participé à son exploitation et son instrumentalisation jusqu’à une époque
toute récente.
AUTEUR
STÉPHANE LE BRAS
Maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université Clermont-Auvergne, membre du
Centre d’histoire « Espaces & Cultures »