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Mort Nasser

Cet article se propose de relater la dernière journée de Nasser (le 28 septembre 1970) et les circonstances de sa mort à 52 ans, d'étudier les interactions au sein de l'élite du pouvoir pour assurer la transition, (en laissant de côté, dans le cadre de cet article, le processus de succession) et de décrire les funérailles du raïs, dont on sait qu'elles ont été exceptionnelles, de par les mouvements de foule qu'elles ont suscitées.

Article Carlier court Cet article se propose de relater la dernière journée de Nasser (le 28 septembre 1970) et les circonstances de sa mort à 52 ans, d’étudier les interactions au sein de l’élite du pouvoir pour assurer la transition, (en laissant de côté, dans le cadre de cet article, le processus de succession) et de décrire les funérailles du raïs, dont on sait qu’elles ont été exceptionnelles, de par les mouvements de foule qu’elles ont suscitées. Nous disposons d’un corpus extraordinaire. Une fois n’est pas coutume, les inévitables théories du complot rendent un inestimable service au chercheur. En effet, deux journalistes1, soucieux de « prouver » que Nasser avait été assassiné, ont entrepris de questionner les témoins, à la quête d’indices étayant leur diagnostic. Ils ont retrouvé, outre les ministres et journalistes, des cadres de la Présidence et les médecins de Nasser. Les indications recueillies fourmillent d’enseignements et ouvrent d’innombrables pistes. On ne glosera pas une énième fois sur la stature de Nasser, qui, en une formule rapide, était à la fois l’Egypte et la Nation Arabe, un des chefs de file du tiers-monde. L’on rappellera, par contre, qu’il meurt alors que la péninsule du Sinaï est occupée, que l’armée est déployée sur le front, qu’un cessez-le-feu suspend des hostilités qui ont été coûteuses pour les deux camps, et que l’élite du pouvoir est très divisée. Une élite divisée Je développe immédiatement ce dernier point. Le nassérisme peut être décrit comme une polyarchie conflictuelle, voire anarchique, même si la personnalité de Nasser est écrasante. Le raïs a longtemps été aidé par ceux qui faisaient partie du Conseil de Commandement de la Révolution (CCR), et ce même après la dissolution, en 1956, de ce dernier (qui avait pu regrouper jusqu’à quatorze, mais qui était généralement composé de douze officiers). Ces « chefs historiques » (qui, sans être les « égaux » de Nasser, étaient beaucoup plus que des simples collaborateurs obéissant aux ordres) ont, les uns après les autres, démissionné ou été poussés à la démission, ou sont morts. En septembre 70, deux des survivants ayant été écartés jouissent d’une réelle popularité au sein de l’opinion et sont très respectés dans les premières et secondes strates de l’élite du pouvoir : ‘Abd al Latîf al Bughdâdî, qui a démissionné en 1964, et Zakariyya Muhyî al Dîn, qui est « parti » en 1968. Tous deux appartiennent à ce que l’on appellera, en allant vite, l’aile droite du régime. Quand Nasser a démissionné à la suite de la défaite de 1967, il a proposé que le dernier nommé soit son successeur. A partir de 1968, les « douze » ne sont plus que trois : outre Nasser, seuls Anwar al Sâdât et Husayn al Shâfî’î appartiennent encore aux cercles dirigeants. Sur des registres différents, tous deux peuvent être considérés comme appartenant à la droite du régime. Ils sont tous deux présidentiables… et, à tort, ne sont pas pris aux sérieux par les autres membres de l’élite (c’est plus vrai pour al Shâfi’î que pour al Sâdât). Le troisième homme pouvant aspirer à la magistrature suprême est Ali Sabrî, que l’on peut situer à la « gauche du régime ». En septembre 70, les trois ont en commun de ne pas contrôler un appareil étatique ou partisan et de ne pas exercer des responsabilités exécutives. En outre, Nasser est, depuis quelques mois, en contact avec al Bughdâdî et il semble établi qu’il 1 Jamâl Silîm et ‘Adil Hammûda. Silîm, Jamâl: shubha jinâ’iyya fî wafât ‘Abd al Nâsir, le Caire, al Sâwî lil nashr, le Caire 1989, 358 pages. Hammûda, ‘Adil : ‘Abd al Nâsir, asrâr al marad wal ightiyâl. avait résolu de le réintégrer et d’en faire le numéro deux du régime. Tout indique que cette nomination était en préparation et les deux hommes passaient des soirées ensemble à discuter de la situation et des divers dossiers2. Mais, le 28 septembre 70, al Bughdâdî n’est pas encore dans les « circuits ». Et les personnes en place, soit ne savent rien des intentions du raïs, soit sont décidées à barrer la route de la présidence à l’ancien aviateur. Contre toute attente, Nasser avait désigné al Sâdât comme vice-président en décembre 693. Même si Nasser n’avait probablement pas à l’esprit la préparation de sa succession, cette mesure confère à Sâdât une légitimité et un avantage qui seront décisifs. Les deux autres concurrents, par contre, cumulent les handicaps. Al Shâfi’î n’est pas pris au sérieux et Sabrî est trop impopulaire. De surcroît, ni l’un ni l’autre n’a des alliés ou des réseaux de poids. Quoi qu’il en soit, ces trois présidentiables constituent le premier cercle. Ils ont tous connu, à un moment ou un autre lors des deux dernières années, une traversée du désert et la disgrâce, avant d’être réintégrés dans les « circuits », très affaiblis. Les relations entre eux ne sont pas bonnes. Un second cercle, qui, lui, tient les commandes, est composé par les hommes « forts » du Conseil des ministres et du Comité exécutif supérieur de l’Union Socialiste arabe, plus le directeur de cabinet de Nasser pour le renseignement, les informations et les données Sâmî Sharaf, et le principal confident de Nasser, le rédacteur en chef d’al Ahrâm Muhammad Hasanayn Haykal4 (ces deux derniers sont ceux qui voient le plus souvent Nasser et sont donc très influents). Soit : Sha’râwî Jum’a, ministre de l’intérieur et responsable de l’Avant Garde Socialiste, Muhammad Fawzî, ministre de la Défense, ‘Abd al Muhsin Abû-l Nûr, ministre de l’agriculture et secrétaire général de l’Union Socialiste arabe5, Amîn Huwaydî, homme de l’ombre, qui a été un temps ministre de la Défense, directeur des mukhâbarâts, et qui est désormais ministre, ou encore Muhammad Fâyiq, ancien ministre de l’information6. Aucun d’eux n’a la stature d’un futur président et ils le savent. La description des relations entre ces hommes, ou entre ces hommes et le 2 Entretien auteur du texte avec les officiers libres ‘Abd al Ra’ûf Nâfi’ et Sa’îd Halîm. Murâd Ghâlib confirme cela dans ses mémoires : en août 70, Nasser lui confie la tâche de préparer le terrain en URSS. Ghâlib, Murâd: ma’ ‘Abd al Nâsir wa-l Sâdât, al Ahrâm, le Caire 2001, 246 pages, p 150. Hamrûsh, Ahmad : nasîj al ‘umr, GEBO, le Caire 2003, 298 pages, p204. Bughdâdî a lui-même retracé ses dernières interactions avec Nasser dans divers entretiens accordés à la presse égyptienne à la fin des années 70 et 80. 3 Diverses explications de cette décision ont été avancées. Elles ont en commun la négation des qualités personnelles de Sâdât : aucune d’entre elles n’accepte l’idée que le futur raïs avait peut-être quelques traits justifiant cette nomination, ce qui me semble être une grave erreur de jugement. Mais cela ne veut pas dire que les facteurs qu’elles privilégient n’aient pas joué. Celles qui me semblent le plus acceptables, considérées isolément ou en groupe, affirment que la détérioration des relations entre Nasser et Husayn al Shâfî’î y est pour beaucoup (et en tout cas Sâdât semblait être beaucoup plus compétent que le cavalier), et que l’amitié éprouvée par Nasser pour le couple Sâdât s’était considérablement renforcée à la suite de la mort du numéro deux du régime, Abd al Hakîm Amer. Il semble aussi, mais là je n’ai recueilli que des allusions, que Haykal ait joué un rôle dans ce choix, dirigé dans son esprit contre Ali Sabrî. 4 Depuis le remaniement ministériel d’avril 70 il est aussi ministre de l’information, promotion qui ne l’enchante guère – il craint qu’elle soit un prélude à son renvoi d’al Ahrâm, qu’il a veillé à moderniser et à transformer en véritable tribune pour tous les courants politiques, et qui est sa véritable base de pouvoir. 5 Il ne sera pas beaucoup question de lui dans ce papier, car, en ce 28 septembre 1970, il est en visite officielle à l’étranger. Un autre absent est ‘Abd al Mijîd Farîd, secrétaire général de la présidence de la République. En ce 28 septembre, il reste au Hilton, régler les divers problèmes administratifs et comptables consécutifs au sommet arabe qui vient de s’achever, et n’est donc pas sur les lieux. 6 A l’exception de Haykal, tous sont des militaires. troisième cercle, dépasse le cadre de cet article, mais il suffit dans ce contexte d’insister sur le fait que Sharaf, Fawzî (qui ont des liens de parenté) et Jum’a, constituent ce que l’on peut considérer comme une faction, voire comme la faction principale7. Ils jouent un rôle prédominant dans la supervision quotidienne de l’appareil d’Etat et font partie d’un comité de suivi qui se réunit quotidiennement dans le bureau de Sâmî Sharaf8). Il convient aussi de voir que si les relations de Haykal avec Ali Sabrî sont franchement mauvaises, le journaliste est plutôt en bons termes avec Jum’a et, à un degré moindre, Sharaf. Ou encore que si Abû-l Nûr est un « homme » de la faction Jum’a/Sharaf/Fawzî, Sâdât l’estime beaucoup et tentera de le « séduire »… Les clivages, latents ou déjà explicites, entre différents acteurs, ou entre différents appareils, sont nombreux. Si le régime n’est pas sanguinaire, il arrête facilement opposants réels ou supposés, mais aussi des membres de ses propres factions. Une pratique est odieuse : arrêter, pour punir un cacique, certains de ses collaborateurs, afin d’obliger ledit cacique à quémander leur libération et de lui donner une leçon9. Enumérons quelques lignes de tension, voire de fracture. L’hostilité à la présence soviétique chez certains est très réelle, mais atténuée par l’absence d’alternative possible. Par contre, la tension est perceptible, entre ceux qui pensent que la leçon de 1967 est qu’il faut aller plus loin dans la radicalisation socialiste et ceux qui estiment qu’il faut maintenir la « cohésion nationale » au lieu d’attiser la lutte des classes, voire même donner un coup de barre à droite. Différentes institutions (et les acteurs qui les dirigent) supportent de plus en plus mal les tentatives de l’Union Socialiste Arabe (le parti unique) visant à étendre son contrôle sur leur action ou sur la vie publique en Egypte. Le regain de la pratique religieuse consécutive à la défaite et aux morts de 1967 et de la guerre d’usure donne des ressources à ceux qui souhaitent injecter davantage de religion dans l’espace public. Sans mentionner les petits conflits, qui sont souvent les plus réels : Nombreux sont les officiers libres qui supportent mal la prépondérance, dans l’entourage de Nasser et parmi ses collaborateurs, de personnes non issues de leurs rangs (Sabrî, Sharaf, Jum’a, Fawzî, pour ne donner que quelques noms)10. En sens contraire, lesdits 7 Ils coordonnent systématiquement leurs actions. Je signale, à titre anecdotique, que quelques mois plus tard, ils participeront ensemble à des séances de spiritisme (tahdîr arwâh) au cours desquelles ils consulteront l’âme de Nasser. Cf. Hammâd, Jamâl : al hukûma al khafiyya, 5 e édition, le Caire 2008, 340 p, pp116 sq. Cf. Huwaydî, Amîn : 50 ‘âman min al ‘awâsif : mâ ra’aytuhu qultahu, al Ahrâm, le Caire 2002, 498 p, p 377. Bien sûr, ils ont aussi des ambitions personnelles. 8 Hammâd va jusqu’à considérer que dans les faits ce trio gouverne l’Egypte après la défaite de 1967, profitant du fait que Nasser consacre l’essentiel de son temps à la reconstruction de l’armée et à la politique étrangère. Cf. Hammâd, op. cit., p 25. Je suis enclin, quant à moi, à faire mien le diagnostic de Mûsâ Sabrî : Ils ont le monopole de la gestion de plusieurs dossiers cruciaux. Mais d’autres leur échappent. Sabrî, Mûsâ: wathâ’iq 15 mâyû, al maktab al misrî al hadîth, 2e édition, le Caire 1977, 416 p, p 140. 9 Des collaborateurs de Z. Muhyî al Dîn, Haykal, ‘Ukâsha, Alî Sabrî, Kamâl Rif’at, ont subi cela. Sans oublier les hommes de Amer, de Salâh Nasr ou de Shams Badrân, les trois perdants de 1967. 10 Voir par exemple le jugement, sévère, un peu injuste et très drôle, que porte l’officier libre Ahmad Abdallâh Tu’ayma sur le « groupe » Sabrî- Fawzî- Sharaf- Jum’a. Tu’ayma, ‘Abdallâh : shâhid haqq, sirâ’ al sulta : Najîb, Nâsir, ‘Amir, al Sâdât,al Ahrâm, le Caire 1999, 243 p., p 190. Pour des opinions plus favorables sur ces hommes, et une évaluation différente de leurs compétences, certes « bureaucratiques », voir les témoignages rassemblés in Habîb, Târiq : malaffât thawrat yûlyu, al Ahrâm, le Caire 1997, 504 pages, pp 431 sq. On peut également trouver quelques indications intéressantes sur la personnalité dé Sâmî Sharaf, et sur sa propre évaluation de quelques autres caciques, in Hammâd, Jamâl, op. cit., pp 95 et sq. collaborateurs pensent être ceux qui incarnent le mieux la pensée du raïs. Ils sont irrités par l’accès direct au président que peuvent avoir certains compagnons de la première heure. Au sein de la présidence mais aussi ailleurs, les militaires de la génération de Nasser qui occupent des postes subalternes mais importants, sont irrités de voir des officiers plus jeunes qu’eux devenir des ministres ou leurs patrons. Les personnalités qui se savent « mises sur écoutes » n’aiment pas celles qui les surveillent. Les renversements d’alliance, ou les comportements des uns pendant les disgrâces des autres, suscitent des griefs et les rancunes. Et ainsi de suite… La mort de Nasser En ce septembre 1970, Nasser, depuis quelques années, est physiquement et moralement atteint. Il se sent personnellement responsable de la terrible défaite de la Guerre des six jours et du nouveau rapport de forces prévalant dans la région. Il souffre de la solitude et s’en plaint11. Il est de plus en plus irritable12. Diabétique depuis plusieurs années, il également subi une attaque cardiaque en septembre 69. Tous les médecins (égyptiens et soviétiques) sont formels : il travaille beaucoup trop13, dans des conditions éprouvantes – celles d’un pays en guerre, dont le territoire est occupé, qui dépend d’autres puissances en ce qui concerne l’approvisionnement en armes et en devises étrangères. De surcroît, le régime qu’il a mis en place est très centralisé, avec des pouvoirs et des contraintes immenses pour le chef de l’Etat. Lui suit personnellement le détail du processus de reconstruction des forces armées et le déroulement des hostilités, deux « dossiers » qui exigent un suivi constant14. Avec le bénéfice du recul, on peut dire qu’en cette fin d’été 70 les choses vont un peu mieux. La guerre d’usure, qui avait failli très mal tourner, quand Israël entreprit de bombarder le territoire égyptien, s’achève mieux que prévu : L’Etat hébreu a lui aussi souffert et l’évolution de la situation a forcé l’URSS à s’impliquer davantage dans le L’évaluation par Ahmad Kâmil de ces personnes vaut également le détour. On la retrouve in Sabrî, Mûsa, op. cit., pp 162 sq. 11 Je ne peux détailler dans le cadre de cet article. Mais il est très affecté par la mort de ‘Abd al Hakîm ‘Amir, son grand ami et le « patron » de l’armée égyptienne, consécutive à la défaite de 67. 12 Entretien Zakariyya Muhyî al Dîn avec l’auteur. Muhammad Ahmad relatait, dans les dîners en ville, certains épisodes où il encourut les foudres du « boss ». Quelques épisodes cocasses, relatifs à des rencontres avec des chefs d’Etat arabes du camp progressiste, sont une autre illustration. 13 Voir par exemple les mémoires de ses deux médecins, al Sâwî Habîb et Mansûr Fâyiz, ou encore, pour l’opinion des médecins soviétiques, celles de Murâd Ghâlib, qui était ambassadeur à Moscou, ou encore Mûsâ Sabrî. Fâyiz, Mansûr : mishwârî ma’ ‘Abd al-Nâsir, kitâb al-huriyya, le Caire 1988, 192 p.. Ghâlib, Murâd, op. cit., pp 143 et 144. Sabrî, Mûsa, op. cit., p 291 et sq. Pour cet article, j’utilise aussi bien les mémoires d’al Sâwî que l’entretien qu’il a accordé à Silîm, Jamâl, op. cit, pp 103 et sq. 14 Je peux multiplier les exemples à l’infini. al Shâfi’î relate un entretien de Nasser avec le ministre de la défense Fawzî, dans lequel le raïs pose des questions détaillées sur l’emplacement des radars, des missiles anti-aériens, sur le déploiement de l’armée. Cf. Mansûr, Ahmad, ». Cf. Mansûr, Ahmad : Husayn al Shâfi’î, shâhid ‘ala ‘asr thawrat yûlyu, al maktab al misrî al hadîth, le Caire 2004, 375 p ; p 220. Nasser aurait affirmé à al Bughdâdî qu’il envisageait de lui confier la supervision de toutes les questions « civiles », car lui désirait se consacrer aux questions diplomatiques et militaires. Voir également Khalîl, ‘Abd al Mun’im : hurûb Misr al mu’âsira fi awrâq qâ’id maydânî, dâr al mustaqbal al ‘arabî, le Caire 1990, 290 p., pp 116 sq. Ou l’exemple que donne Hudâ ‘Abd al Nâsir in Murâd, Mahmûd: Hiwâr ma’ Hudâ ‘Abd al Nâsir, al Ahrâm, le Caire, novembre 75, 110 p, pp 60-61. conflit. Moscou a enfin accepté de donner à l’Egypte les moyens de protéger son espace aérien et a même, pour la première fois dans son histoire, envoyé des troupes dans un pays ne faisant pas partie du Pacte de Varsovie. Probablement pour des raisons militaires (gagner du temps pour installer un rideau défensif de missiles SAM3), peut être aussi pour explorer les pistes diplomatiques, Nasser a accepté en juillet 70 le Plan Rogers, élaboré par le Secrétaire d’Etat américain, qui prévoit entre autres un cessez-le-feu, qui devient effectif en août. Cette décision vaut à Nasser les quolibets des diverses gauches arabes, notamment palestiniennes. Ceci l’affecte beaucoup. Mais, en août, dans l’ensemble, son moral est – relativement- bon15. Il prend des semi-vacances à Alexandrie, pour réfléchir sur des problèmes stratégiques16. Tout se gâte en septembre 70, quand les factions les plus radicales de la résistance palestinienne organisent des opérations de détournement d’avions et que le Roi Hussein de Jordanie se décide à sévir contre l’OLP, laquelle, estime-t-il, porte de plus en plus gravement atteinte à la souveraineté de son pays, et se comporte de plus en plus comme un Etat (voyou) dans l’Etat. Le 12 septembre, il promulgue la loi martiale et nomme un nouveau Premier ministre – un militaire. La situation se détériore vite et de très violents affrontements opposent les forces militaires des deux camps, avec d’importantes pertes humaines, notamment parmi les civils. La Syrie menace d’intervenir aux côtés des Palestiniens, ce qui entraînerait probablement une réponse israélienne. (Elle le fera brièvement à partir du 18 septembre, et cela se soldera par un échec cuisant). A la mi-septembre, Nasser vient d’arriver à Marsa Matrûh, station balnéaire égyptienne, pour quelques jours de congé – il est très fatigué17. Ses vacances ne se passent pas bien : d’abord, Kadhafi et d’autres officiels libyens arrivent inopinément et lui demandent conseil. Les entretiens durent toute la journée (de 10 à 19/20 h) et sont, selon l’entourage de Nasser, tendus voire houleux18. Selon quelques sources, le raïs finit par brutalement congédier son homologue et « disciple »19. Ensuite, les nouvelles de Jordanie sont de plus en plus mauvaises. Le raïs écourte son congé, convoque un sommet arabe et rentre au Caire. Tous ceux qui l’ont rencontré à Marsâ Matrûh, à Alexandrie et au Caire lors de ces douze derniers jours le disent horrifié par les massacres20. 15 Telle est, par exemple, l’impression de Ghâlib, qui le rencontre à ce moment. Ghâlib, op. cit., p 150. Sharaf, Sâmî : sanawât wa ayâm ma’ ‘Abd al Nâsir ; shihâdat Sâmî Sharaf, tome 2, Madbûlî, le Caire 2006, 860 pages, p 673. 17 Son ministre des affaires étrangères Mahmûd Riyâd affirme qu’il avait accepté de prendre dix jours de congé, alors que les médecins exigeaient qu’il cesse de travailler pendant au moins un mois. Du fait du déclenchement des hostilités en Jordanie, il ne restera à Marsa Matrûh que 48 heures, dont une journée éprouvante passée avec Kadhafi. Riyâd, Mahmûd : mudhakirrât Mahmûd Riyâd : al bahth ‘an al salâm fi-l sharq al awsar, dâr al mustaqbal al ‘arabî, 3e édition, le Caire 1992, 632 p, p 297. 18 Entretien Muhammad Ahmad in Silîm, op. cit, pp 210 sq. Sharaf, qui ne donne pas ce genre d’évaluations, affirme que Kadhafi demande à Nasser comment il peut prendre des vacances alors que la situation se détériore en Jordanie. Nasser lui répond que son équipe la suit de près. Sharaf, op. cit., p 673 19 Entretien Muhammad Ahmad in Silîm, op. cit., ibid. Mais Ahmad se trompe sur la « date » exacte, que nous avons retrouvée grâce à la presse. 20 Outre les témoignages de Haykal, voir par exemple celui d’Ahmad Kâmil. Ou encore l’entretien ‘Abd al Mijîd Farîd in Habîb, Târiq, op. cit., p 468. 16 Le sommet arabe21 commence ses travaux le 21, en l’absence du Roi Hussein, qui ne se rendra au Caire que le 27, quand il sera certain de maîtriser la situation. Les négociations sont très tendues22 et l’on arrive à un accord le 27 au soir. Nasser ne rentre pas chez lui pendant toute la durée du Sommet, se contentant de dormir quelques heures par jour dans une suite du Hilton. Sa souffrance physique est évidente : on doit régulièrement arrêter les travaux (toutes les deux heures, voire plus souvent), pour qu’il puisse marcher 10 minutes23. Son médecin, al Sâwî Habîb, le voit deux fois par jour, le matin et l’après-midi. Il ne constate rien d’anormal: Nasser est clairement très fatigué, mais c’est depuis quelques années le cas quand il travaille beaucoup24. Il suit tout avec attention, relit soigneusement communiqués et télégrammes envoyés aux responsables arabes absents25, est le médiateur en chef, qui tente de calmer tout le monde. « Certaines réunions s’achevaient à une heure trente du matin, et cela n’empêchait pas Nasser de dire à Fawzî (le ministre de la défense) : n’oublie pas que je veux le point de la situation militaire à six heures du matin »26 Le 27 septembre, autour de 21 heures, l’officiel égyptien qui accompagne Kadhafi, téléphone au grand Chambellan Mitwallî, pour lui dire que le président libyen a demandé à son avion de se préparer. Dans un quart d’heure, il ira à l’aéroport. Les instructions de Nasser sont bientôt communiquées : il ne faut pas laisser l’avion libyen décoller, l’on propose à Kadhafi d’attendre au Palais de Kubbeh, car Nasser va le rejoindre lui faire ses adieux. Nasser quitte le Hilton, rejoint Kadhafi et examine avec lui les derniers développements, jusqu’à une heure assez tardive. Puis ils vont ensemble à l’aéroport. L’avion décolle après minuit et Nasser rentre chez lui (et non au Hilton), pour la première fois depuis plus de huit jours27. Il téléphone à Sâmî Sharaf et ils discutent des modalités du service militaire que doit accomplir le fils aîné de Nasser, Khâlid28. Puis il s’enquiert des dernières nouvelles de Jordanie et de la situation à Amman. Quand il raccroche, il est presque 2 h du matin. Avant (c’est le plus probable29) ou après ce coup de téléphone, il parle un peu avec sa femme, Tahiyya, et avec Mona sa fille cadette. Le 28 septembre 1970 21 Boycotté par plusieurs pays, dont la Syrie, l’Algérie, l’Irak et le Maroc. Voir les « dialogues » entre chefs d’Etat tels que les relate Haykal, par exemple dans Haykal , Muhammad Hassanayn: « The road to Ramadan », Quadrangle, The New York Time Books Company, New York 1975, 285 pages. Voir aussi le compte-rendu plus sobre, mais tout aussi suggestif en ce qui concerne la tension, de Mahmûd Riyâd, in Riyâd, op. cit., pp 299 sq. Selon lui, mais également Huwaydî, 50 ‘âman…, op. cit., p 337, le principal clivage oppose ceux qui veulent « faire payer » le roi Hussein, et ceux qui sont conscients du fait qu’aucune solution ne peut lui être imposée, et qui souhaitent surtout arrêter les hostilités et les massacres. 23 Entretien ‘Abd al Mijîd Farîd in Habîb, Târiq : malaffât… op. cit., p 468. 24 Entretien al Sâwî un Silîm, op. cit., p 120-122 25 Entretien Tahsîn Bishîr in Habîb, Târiq : malaffât, op. cit., p 468 26 Entretien Muhammad Ahmad in Silîm, op. cit., p 214 27 Entretien Sa’ad Mitwallî in Silîm, op. cit., p 177. Comme le signale Silîm, Haykal se trompe quand il affirme que Nasser ne réussit pas à « rattraper » Kadhafi et ne put l’accompagner à l’aéroport. 28 Sharaf, op. cit., p 674. 29 C’est ce que Sharaf affirme dans ses mémoires. Sharaf, ibid. 22 Nasser est à l’aéroport vers 10 h 25/10 h 45 et il y reste une heure et demie/deux heures, faisant ses adieux au président libanais Sulaymân Franjieh (10 h 45), au Roi Fayçal d’Arabie (11 h), au Roi Husayn de Jordanie (11 h 15) et au président soudanais Nimayri (12 h 15)30. Il est certain qu’il a vu son médecin le matin, probablement à 9h 30. On ne sait pas si Nasser et Fawzî se sont parlés à six heures du matin ce jour-là. Son principal confident, Muhammad Hasanayn Haykal, arrive à son bureau à al Ahrâm à huit heures trente du matin. On lui dit que Nasser l’a appelé, mais a affirmé : « qu’il ne me rappelle pas, je vais à l’aéroport, je le rappellerai à mon retour vers midi». Haykal renonce à aller au ministère de la Guidance et reste à al Ahrâm attendre le coup de fil. Le secrétaire particulier de Nasser, Muhammad Ahmad31 dit avoir été chez Nasser avant 9 h du matin (l’heure est fausse, plus probablement vers 10 heures). Le raïs est déjà habillé. Il est en train de descendre du second étage en utilisant les escaliers (il y a aussi un ascenseur qui a été installé suite à la crise cardiaque de septembre 69). En voiture, Nasser lui dit : je veux me reposer. Lors de l’adieu à Fayçal tout est « normal » et le protocole est suivi à la lettre. Ahmad et Nasser rentrent ensemble. Ahmad estime être luimême fatigué et Nasser lui dit d’aller se reposer. Midi trente, Nasser téléphone à Haykal, lui demander les derniers développements de la situation. A la fin Nasser lui dit être très fatigué et ajoute « je ne suis pas capable de tenir debout ». Haykal lui dit qu’il est temps de prendre un congé. 32 Avant ou après cet entretien avec Haykal, il téléphone à Sâmî Sharaf, également pour s’enquérir des derniers développements33. Sharaf insiste pour que Nasser prenne un congé de quelques jours à Alexandrie. Le raïs, on le sait par ailleurs34, est réticent, car il souhaite aller passer une journée avec les soldats sur le front avant tout congé. Puis Nasser, très fatigué, se repose. A ce moment, son entourage n’est pas véritablement inquiet, même si Sharaf et d’autres ont insisté, à divers moments, toujours en vain, pour que le raïs fasse une entorse au protocole et confie la tâche d’accompagner les chefs d’Etat présents au Caire à un des caciques du régime35. Sa fille aînée, Huda, par exemple, se reproche de n’avoir rien noté36. Mais elle n’est pas la seule. Le premier signe tangible de l’existence d’un problème est le fait que Nasser arrive en retard à l’aéroport, où il doit faire ses adieux au dernier chef d’Etat arabe à quitter le Caire, l’émir du Koweït. Laissons la parole au grand Chambellan Sa’ad Mitwallî et au membre du secrétariat de Nasser Ahmad Fu’âd ‘Abd al Hayy (officier libre), qui remplace Muhammad Ahmad, lequel est rentré chez lui, exténué. Mitwallî : « On devait (…) dire au revoir à l’émir du Koweït, cérémonie prévue à 15 h. Je prenais toujours la précaution d’arriver avant. J’étais donc là-bas à 14 h, pour tout vérifier (…). J’attendis ensuite à la « istirâha » (le salon des VIP) - et le téléphone sonna, c’était Fu’âd ‘Abd al Hayy, l’aide du secrétaire Muhammad Ahmad (…). Le président, me dit-il, allait être un peu en retard. Dis à Sâdât d’accueillir l’émir, de lui 30 Al akhbâr, 29 septembre 2010 In Silîm, op. cit., p 210. 32 Article de Haykal in al Ahrâm, 29 septembre 70, p 4. Dans sa version du 16 octobre 70 ; Haykal donne des détails supplémentaires sur cet entretien téléphonique. 33 Sharaf, op. cit., p 675 34 C’est la version de Hudâ ‘Abd al Nâsir, de Haykal, et de plusieurs médecins. 35 Sharaf, op. cit., pp 74-75 36 in Murâd, op. cit., p 64. 31 tenir compagnie (…) jusqu’à ce que le président arrive(…) L’émir arriva et Sâdât l’accueillit ( …) Quelques instants plus tard, je sus que Nasser était arrivé. La règle était que je l’accueille debout. Je me rendis à la voiture. Quelqu’un ouvrit la porte. C’était une Cadillac et la distance entre le siège arrière et la portière était importante. Nasser avait à ses côtés ‘Abd al Hayy, qui descendit rapidement de l’autre côté. Je remarquai – peut-être pour la première fois- que le président tenait la poignée de la portière et, pour ainsi dire, se hissait pour se lever. Il se leva, mais avec difficulté. Il descendit de la voiture et se mit à marcher, mais lentement. A la istirâha, je constatai qu’il montait les marches une à une et se reposait. Il s’arrêtait et saluait les gens après chaque marche. D’habitude, il montait les marches en une fois puis s’arrêtait saluer. (…) Un autre éclairage est celui de Fu’âd ‘Abd al Hayy. Il remplace Muhammad Ahmad, qui est rentré chez lui. A la présidence, il fait préparer le convoi du raïs, qui doit aller à l’aéroport37. Il entend passer le convoi de l’émir alors que celui de Nasser ne s’est pas encore mis en mouvement, le raïs étant encore dans ses appartements. Il téléphone au majordome, qui lui dit : « Il vient, il est en train de s’habiller ». Selon l’épouse de Nasser, le président a pris sa piqûre d’insuline, grignote une pomme et descend en catastrophe, très en retard38. ‘Abd al Hayy monte en voiture avec lui. Le raïs a l’air exténué et dégoûté. ‘Abd al Hayy tente de trouver quelque chose à dire, mais parler avec Nasser n’est jamais simple39. Il faut qu’il vous donne l’autorisation de prendre la parole, ou qu’il fasse un geste indiquant qu’il est prêt à vous écouter. ‘Abd al Hayy trouve son prétexte. Nasser s’est fait la barbe, mais un peu de coton est resté sur son complet. Il le lui prend. Nasser lui dit : « Quoi ? qu’est ce qu’il y a ? ». « Rien, un bout de coton. Votre Excellence est-elle fatiguée ». « Oui, je le suis ». La conversation ne se poursuit pas. A l’aéroport, plusieurs signes indiquent que le Président est mal. Mitwallî fait les dernières vérifications (il doit s’assurer du fait que l’équipage de l’avion qui doit décoller est prêt, il doit décider que la sécurité est parfaite) et il revient trouver Nasser. Il lui dit que tout est prêt et ce dernier lui répond : « je veux me reposer un peu. Laisse- moi un peu ». Mitwallî ressort et informe tout le monde. On attend environ 10 minutes. Comparons avec la version de Ali Sabrî, qui était à l’aéroport cet après-midi. Nasser arrive en retard, mais cela n’étonne pas Sabrî outre mesure, vu l’actualité. Quelque chose l’aura retenu. Par contre sa fatigue frappe tout de suite. Il arrive au salon d’accueil, sert la main de son hôte et s’engouffre aussitôt dans un fauteuil. Il ne dirige pas et ne participe pas à la conversation, ce qui est contraire à la bienséance. Il ne répond pas aux questions de son hôte, sauf par quelques mots. Il est très pâle. Quand on sait à quel point il était « dans un rapport de séduction » avec ses hôtes, c’est très frappant. Miwallî, dans son entretien avec Silîm, explique comment se déroule en temps normal la cérémonie. Un soldat de la garde d’honneur est debout, devant le couloir (le 37 Silîm, à la quête, on l’a dit, d’indices prouvant l’existence d’un complot, a demandé à ‘Abd al Hayy pourquoi il n’y avait pas d’ambulance dans le convoi présidentiel. Il répond en affirmant que la présidence avait une ambulance, mais que Nasser n’aimait pas la voir, que l’« excursion à l’aéroport » ne durait qu’une demi-heure et que l’on n’a pas pensé que sa présence serait nécessaire 38 Les propos de Tahiyya ‘Abd al Nâsir sont rapportés par le général Rifâ’î Kâmil, in Silîm, op. cit., p 76 39 ‘Abd Al Hayy dixit, et il a raison. Lui est de surcroît beaucoup plus jeune que Nasser. Mais même Sa’ad Mitwallî, que l’on voit très à l’aise avec al Sâdât (ils sont de la même promotion de l’académie militaire), l’est beaucoup moins avec Nasser : or il l’a connu à l’académie militaire (Nasser est de la promotion qui suit la sienne) et a servi avec lui dans les garnisons de Manqabâd à la fin des années trente. tapis ?) qui mène à l’avion. Dès qu’il voit le président, il lève un drapeau qu’il a en main, signal pour que l’orchestre joue les hymnes nationaux. Puis la garde d’honneur est passée en revue. Puis Nasser fait ses adieux à son hôte, près de la passerelle. Puis il rejoint les officiels qui sont là pour les adieux et se met à leur tête. Quand l’avion décolle, il regagne sa voiture. Cette fois-ci, donc, tout sera différent. Quand Mitwallî revient, 10 minutes après, Nasser lui dit « inutile de rester debout, s’il te plait ». Autrement dit, inutile de jouer les hymnes nationaux. Le raïs marche avec son hôte. Mitwallî explique au soldat qu’il ne faut pas lever le drapeau. Nasser dit à Mitwallî qu’il est également inutile de passer en revue la garde d’honneur. Il accompagne l’émir, lui fait ses adieux, mais ne revient pas au rang des officiels. Il dit au chambellan qu’il veut que la voiture vienne le chercher. Selon le journaliste d’al Akhbâr qui était sur les lieux, Nasser transpire abondamment et ajoute : « j’ai le vertige et je ne vois rien »40. Le chambellan ramène donc la voiture. Quand elle est là, Sâdât tente de monter avec Nasser, mais ce dernier lui demande de rester et s’en va avec ‘Abd al Hayy. Il est 15 h 15/15 h 2541. Ali Sabrî affirme que d’habitude, après ce type de cérémonies et de sommet, Nasser invite quelques-uns des caciques de son régime à son domicile pour parler et échanger les vues. Il ne le fait pas cette fois là. Pour ‘Abd al Hayy42, qui remonte avec lui en voiture, nonobstant la fatigue du président, tout semble normal. Contrairement à Mitwallî, il n’a pas vu que Nasser éprouvait des difficultés pour se lever43. En voiture, Nasser a une main sur l’accoudoir et la tête sur ladite main. ‘Abd al Hayy n’est pas à l’aise et a de la peine pour l’état du raïs. Il veut lui parler. Mais il est intimidé, ce n’est pas facile. Il finit par trouver : « Vous vous sentez mieux, n’est-ce pas, monsieur le président » ? « Oui je me sens bien, mais dès qu’on arrive, fais venir al Sâwî ». A la présidence, Nasser descend de la voiture, sans se faire aider, ce qui rassure ‘Abd al Hayy. Ce dernier l’accompagne jusqu’à l’ascenseur44, va ensuite à son bureau (dans le bâtiment du secrétariat, en face de la villa de Nasser) et appelle al Sâwî. Ce dernier arrive en 15-20 minutes. A ce moment, il est probablement 15 h50/ 16 h. Entretemps, le grand chambellan Mitwallî, inquiet, passe voir ‘Abd al Hayy lui demander si tout va bien. Ce dernier répond par l’affirmative. Mitwallî rentre chez lui45. Husayn al Shâfi’î, lui aussi, a constaté à l’aéroport que le Président était très fatigué46 et ce dernier 40 Al Akhbâr, 29 septembre 70, page 4. Al Akhbâr du 29 septembre indique que la cérémonie d’adieu à l’émir du Koweït au eu lieu à 15 h 15. 42 In Silîm, op. cit., p 154. 43 Cette cécité a étonné Silîm. Mais une photographie reproduite dans son livre fournit une explication. On y voit‘Abd al Hayy tenir la portière en se tenant très droit, sans regarder Nasser pendant que ce dernier sort de la voiture. 44 Selon la version que Haykal publie le 16 octobre : A l’étage, la famille attend Nasser pour déjeuner. Il dit qu’il est fatigué et qu’il ne peut rien manger. Il reste cependant quelques minutes pour plaisanter avec ses petits-enfants, avant de se retirer dans sa chambre à coucher et se mettre en pyjama. Son épouse le rejoint et lui demande ce qu’il y a. Il redit qu’il ne peut rien manger, et tente de la rassurer en disant que c’est probablement une crise de diabète. Al Sâwî arrive à ce moment. 45 Entretien Mitwallî in Silîm, p 183. 46 Al Shâfi’î est alerté par le fait que le Président fait abréger la cérémonie et demande à ce que la voiture vienne le chercher. Mansûr, Ahmad, op. cit., p 227. Mais par contre, ajoute al Shâfi’î, Nasser réussit à sauver les apparences, et sa face ne montre rien de ses souffrances. Le ministre de la Défense, Fawzî, n’a, lui aussi, rien noté. Cf. son entretien in Silîm, op. cit., p 100. 41 lui a dit qu’il allait demander le médecin. Rentré chez lui, il téléphone à ‘Abd al Hayy, qui lui dit que tout « va bien »47. Al Sâwî est accueilli par l’épouse du président, qui lui explique qu’elle lui a préparé un jus d’orange (pour contrer une crise de diabète)48. Il entre, seul, dans la chambre du raïs (celui-ci n’aime pas que son épouse soit dans sa chambre quand il reçoit le médecin). Il l’examine. Il note les sueurs froides, la baisse de tension, la rapidité du pouls. Les extrémités des membres sont glacées. Il réalise la gravité de la situation et appelle ‘Abd al Hayy. Sans l’informer de l’état de santé de Nasser, il lui demande de convoquer le cardiologue Mansûr Fâyiz. Selon ‘Abd al Hayy, al Sâwî est à ce moment arrivé depuis 10/15 minutes. Il ajoute qu’en procédant ainsi, al Sâwî est prudent et demande deux avis. Cette seconde convocation n’alerte donc pas ‘Abd al Hayy sur la gravité de la situation49. Fâyiz vient. Al Sâwî le voit hors de la chambre du président, lui explique qu’il y a une nouvelle thrombose et détaille les mesures qu’il a prises. Fâyiz entre. Le président semble très fatigué, mais très maître de lui-même et nullement inquiet. Il sourit et plaisante : tiens, ils ont réussi à te trouver ! Comment ont-ils fait ? Il ajoute que des chefs d’Etat arabes « l’ont vraiment beaucoup fatigué ces derniers jours ». Puis un peu plus tard (45 minutes après l’arrivée d’al Sâwî, selon ‘Abd al Hayy, moins, selon d’autres sources et mes propres calculs) un autre cardiologue, al Ramlî, arrive, al Sâwî l’a demandé par le « switch », sans passer par le secrétariat. ‘Abd al Hayy apprend sa présence par les policiers qui surveillent l’enceinte. Les médecins soignent le président – depuis son infarctus de septembre 69 au plus tard, les appareils médicaux nécessaires sont sur les lieux. A 17 heures, Nasser, qui est encore lucide, écoute le bulletin d’informations et dit qu’il attend une nouvelle – on ne saura pas laquelle. Selon al Sâwî et Fâyiz, la situation semble s’améliorer. Fâyiz sort même rassurer Madame Nasser, et lui dit qu’elle peut entrer constater que cela va. Elle décline, en affirmant : « Il sentira mon anxiété et cela l’embêtera »50 Nasser dit « je suis reposé » (en arabe, la formule qu’il emploie veut aussi dire je me sens mieux). Ce sont ses derniers mots. Quelques instants plus tard, selon Fâyiz, immédiatement après, selon al Sâwî, sa tête se penche et il sombre. Le cœur a brusquement cessé de battre51. Ils vont, en vain, tenter de le réanimer, pendant 20 minutes selon al Sâwî, plus probablement pendant une petite heure. Haykal affirme que c’est à 18h 15 que les médecins se rendent à l’évidence52. Un peu après 17 h 15, les hauts responsables ont commencé à affluer : l’alerte a enfin été lancée par ‘Abd al Hayy. Ce dernier s’étonne de voir la visite médicale se prolonger, mais n’ose poser de questions (l’espace « privé » du président doit être respecté), quand un des grooms de Nasser lui demande une bonbonne à oxygène. Cette demande est formulée après l’arrivée du troisième médecin, al Ramlî. Il va la chercher, doit briser une armoire, et c’est à ce moment qu’il comprend que la situation est sérieuse. 47 Mansûr, Ahmad, op. cit., p 226 al Sâwî, op. cit., p 119. 49 Par contre, selon Haykal, c’est quand elle voit arriver Mansûr Fâyiz que Tahiyya ‘Abd al Nâsir réalise qu’il y a un « gros problème ». 50 Haykal, in al Ahrâm, le 16 octobre 1970. 51 A 17 heures 15, selon Haykal, mais il n’était pas sur les lieux, et je crois que les médecins n’avaient pas le temps de consulter leur montre. Mais a quelques minutes près dans un sens ou l’autre, il a raison. 52 al Ahrâm, 29/09/70. Dans ses mémoires, Fawzî dit à peu près la même chose 48 Il téléphone à Muhammad Ahmad, le secrétaire personnel de Nasser, puis à Sâmî Sharaf, le directeur de cabinet de Nasser pour le renseignement et les données, puis à Sha’râwî Jum’a, le ministre de l’intérieur. Sharaf affirme avoir immédiatement téléphoné à Jum’a et être passé le prendre. Ce dernier estime qu’il était 17 h 15 quand Sharaf est entré en contact avec lui. Quand ils arrivent, (vers 17 h 40 selon Jum’a, 20/30 minutes plus tôt selon Sharaf, ce qui concorde avec la version de ‘Abd al Hayy) le cœur du président a déjà cessé de battre et les médecins sont en train de tenter de le réanimer. Nasser aurait-il pu être sauvé ? je crois que non. D’une part, l’ambulance qui l’accompagnait dans ses déplacements n’était pas sur les lieux, parce qu’il n’aimait pas la voir. Cette ambulance à l’aéroport, les soins eurent débuté une demi-heure plus tôt. D’autre part, on a vu comment les normes qui régissent les rapports dialogiques et hiérarchiques ont empêché ‘Abd al Hayy de prendre la mesure du drame quand lui et Nasser étaient dans la voiture et de poser des questions quand les médecins ont commencé à arriver, l’un après l’autre. La santé du président est au croisement du « public » et du « privé », et, en ces heures fatidiques, ‘Abd al Hayy a d’abord considéré cet épisode comme un problème privé. Il n’avait pas à informer/avertir les membres du cercle restreint des décideurs et des caciques sans autorisation présidentielle. J’eus probablement fait la même chose. D’ailleurs, on le voit, quand il se décide à le faire, il commence par prévenir son supérieur direct, Muhammad Ahmad, qui n’aurait pas été habilité à prendre des décisions53 (de toute façon, il était trop tard, mais cela eut pu ne pas être le cas). Par ailleurs, il existait bien à l’époque une unité de soins intensifs, à l’hôpital militaire d’al Méadî. Si personne ne semble avoir envisagé un transfert de Nasser (dont je pense qu’il ne l’aurait pas sauvé), c’est aussi parce qu’une hospitalisation du raïs était aussi une décision politique, que seul un décideur politique pouvait prendre. Je laisse de côté la question de savoir si Nasser était ou non le seul décideur habilité à la prendre, pour souligner qu’elle n’était pas du ressort des médecins54… Palabres, mise en route de la succession Pendant que les médecins tentent en vain de réanimer le cœur de Nasser, Sharaf, Sha’râwî Jum’a et ‘Abd al Hayy avertissent ou font avertir les principaux membres des cercles dirigeants, qui affluent au domicile du président entre 17 h 15/ 17 h 30 et 18 h 53 Par contre, Muhammad Ahmad prévient (immédiatement, semble-t-il) Al Shâfî’î et peut-être Sâdât. Enfin, sur un mode plus mineur, rien ne permet de penser, comme plusieurs acteurs et journalistes persistent à le faire, qu’al Sâwî, le médecin personnel du raïs, a mal géré l’affaire. Il n’était pas sur les lieux à l’aéroport, mais est-ce de son fait ? A domicile, il eut pu ordonner (ou tenté d’ordonner, car les choses sont beaucoup plus compliquées que cela, du fait du statut du patient) une hospitalisation immédiate à Méadi (qui est assez loin de la présidence), mais il avait sur place, au domicile de Nasser, les appareils médicaux nécessaires et au moins une demi-heure, voire davantage, avait déjà été perdue. Il ne pouvait pas en perdre une autre. Sa réaction – faire venir les meilleurs cardiologues du pays- n’est pas absurde et semble plus appropriée que les solutions alternatives. Quant à l’accusation du général médecin Rifâ’î Kâmil, relative à une erreur de diagnostic, elle ne semble pas fondée. On peut à la rigueur reprocher à al Sâwî de ne pas avoir immédiatement informé ‘Abd al Hayy, ou d’avoir donné le second coup de fil (à al Ramlî) sans passer par lui. Vu le fait que l’arrêt du cœur fatal a lieu après 17 h et avant 17 h 15, il semble clair que cela n’aurait pas changé grand-chose. 54 30/18 h 4555. Seront vite là Haykal, le confident, (rédacteur en chef d’al Ahrâm et ministre de l’information), al Shâfî’î, Muhammad Fawzî (le ministre de la défense) et Alî Sabrî, et enfin Sâdât, Huwaydî et le ministre Hasan al Tuhâmî (proche d’al Sâdât)56. Sâdât, qui est arrivé un peu après l’annonce de la mort, monte rendre hommage à la dépouille du président, puis convie à une réunion au salon, prenant ainsi le commandement des opérations. Fawzî, Sharaf et Jum’a n’y assistent pas immédiatement, donnant des coups de téléphone et des instructions, mais ils rejoignent vite les participants, et Huwaydî se joindra plus tard à eux. En un premier temps, donc, assez bref, Sabrî, Sâdât, Haykal et al Shâfî’î sont seuls, avec Haykal monopolisant la parole, mais s’adressant essentiellement à Sâdât57. Selon l’intéressé, il dit au futur président qu’il faut « veiller à la continuité et tenter de combler le vide »58. Le choc, on s’en doute, est terrible – Nasser n’avait que 52 ans. On peut croire les acteurs quand ils affirment que le premier souci de tous est d’assurer la cohésion de l’équipe et la stabilité de l’Etat et de l’ordre public. Beaucoup, désemparés, envisagent un moment de démissionner59, mais se ravisent : ce n’est pas ainsi que l’on manifeste sa fidélité au président. Le pays est en guerre et le territoire occupé. La plupart semblent avoir pensé qu’aucun d’eux ne pouvait, seul, combler le vide. Il faut vite décider de la marche à suivre. On se range vite à la suggestion de Haykal, qui est d’organiser une réunion conjointe du Conseil des ministres et du Comité exécutif supérieur de l’Union Socialiste Arabe. Selon la version de Haykal, il ajoute qu’il est nécessaire de confier immédiatement l’intérim au vice-président Sâdât. Il indique que personne ne soulève d’objection60. Al Shâfi’î, lui, propose le transfert de la dépouille du raïs au Palais de Koubbeh61. On n’a pas beaucoup de détails sur cette réunion, qui n’a pas été « conflictuelle ». Huwaydî affirme qu’outre la convocation de la réunion conjointe, on décide le transfert de la dépouille à Koubbeh, on convient d’organiser les funérailles le 1e octobre et de confier à Sâdât la tâche d’annoncer à la télévision, plus tard dans la soirée, la nouvelle du décès. On décide également de constituer un comité, dont la présidence est confiée à 55 Sharaf charge les membres de son équipe de s’en occuper. Mais Jum’a et ‘Abd al Hayy donnent des coups de téléphone de leur côté. Jum’a téléphone à Huwaydî et à Fawzî, qu’il ne trouve pas. Jum’a, in Silîm, op. cit., p 194/5. 56 Est également présent sur les lieux al Laythî Nâsif, commandant de la garde présidentielle, qui est clairement arrivé avant Huwaydî et après Fawzî et Sabrî. 57 La plupart des sources ne mentionnent pas cette sorte d’aparté préliminaire des trois présidentiables plus Haykal. Seul Fawzî en parle, mais sa version est indirectement confirmée par celle du général Rifâ’î Kâmil. De surcroît, la version de Fawzî est logique et plausible : les autres ont des responsabilités administratives et exécutives, et doivent mettre en route des processus. 58 Cité in al Bannâ, Rajab : Haykal, bayna al sahâfa wa-l siyâsa, dâr al ma’ârif, le Caire 2004, 512 p, p 236 59 Alî Sabrî le dit clairement dans ses mémoires. ‘Urûq, Muhammad : qirâ’a fi awrâq ‘Alî Sabrî, dâr al mustaqbal al ‘arabî, le Caire 1992, 201 p, p 37. Voir aussi Ismâ’îl, Hâfiz (qui n’était pas au siège de la Présidence ce soir là, mais qui dirigeait les mukhâbarâts à ce moment et qui était, selon ‘Ukâsha, pressenti pour remplacer Muhammad Fawzî) : amn misr al qawmî, al Ahrâm, le Caire 1987, 471 p, p 169. Il veut démissionner mais se souvient du discours de Nasser à al Manshiyya en octobre 1954. Après qu’un frère musulman ait tiré sur lui, Nasser crie : « que chacun demeure à sa place, à son poste ». 60 al Bannâ, op. cit., p 236 61 Mansûr, Ahmad, op. cit., p 228 Muhammad Ahmad, pour superviser la préparation et l’organisation des funérailles62, et de faire débuter ces dernières à la mosquée d’al Azhar, lieu symbolique, d’où Nasser avait lancé son appel à la résistance lors de la guerre de Suez en 5663. Huwaydî se lève pour téléphoner et organiser la convocation des ministres, dont beaucoup ont passé la journée au front64. Haykal commence à rédiger le projet de texte qui annoncera urbi et orbi la mort du chef d’Etat65. Il téléphone au ministère de l’information et donne l’ordre d’interrompre les programmes de radio et de télévision, et de commencer à faire lire des versets du Coran66. Puis le transfert de la dépouille vers le Palais de Koubbeh est effectué67, malgré les larmes bouleversantes de Madame Nasser. Si la première interaction entre caciques est « fluide », malgré la méfiance et l’antipathie réciproques68, les choses sont plus compliquées du côté des médecins. Al Sâwî, lui, est, selon ses dires, convoqué pour s’occuper de Madame Nasser, qui se sent mal, et qui a un problème d’arythmie cardiaque69. Il reste avec elle deux ou trois heures, et c’est Fâyiz qui rédigera donc le rapport médical et qui le présentera. Le général Rifâ’î Kâmil, qui dirige les services médicaux des forces armées et qui a été convoqué par Fawzî, est arrivé trop tard pour participer aux tentatives de sauvetage. Il cherche à savoir quelle a été la cause de la mort et demande à voir les dernières analyses de sang et les électrocardiogrammes qui ont été effectués le jour même. Il les examine et en déduit qu’il 62 Composition dudit comité, selon Sâmî Sharaf : Muhammad Ahmad, Sâmî Sharaf, directeur du cabinet du président pour le renseignement et les données, Muhammad Fawzî, ministre de la défense, Sha’râwî Jum’a, ministre de l’Intérieur, Amîn Huwaydî, ancien directeur des mukhâbarâts et ministre pour les questions du Conseil des ministres, Muhammad Sâdiq, chef d’Etat-major des armées, al Laythî Nâsif, commandant de la garde présidentielle, Hasan Tal’at, directeur de la police politique. Il est intéressant de noter que la réunion conjointe (voir infra) constituera elle aussi un comité pour l’organisation des funérailles. Selon al Ahram, du lendemain, il est présidé par Hamdî ‘Ashûr, officier libre et ministre des collectivités locales, et comprend Salâh al Shâhid et Sa’ad Mitwallî, chambellans. Il y a donc eu deux comités supervisant les funérailles. Le premier devait probablement gérer les aspects sécuritaires et logistiques, le second les questions administratives et protocolaires. 63 Huwaydî, 50 ‘âman…, op. cit., p 339. Sharaf, pp 679 et sq. 64 Huwaydî, 50 ‘âman,op. cit., p 339. 65 Sharaf, op. cit., p 681 66 Al Bannâ, op. cit., p 237 67 La chronologie d’al Akhbâr (29 septembre) semble erronée. Elle situe le transfert de la dépouille à 18 heures 45, soit une demi-heure après que les médecins aient abandonné tout espoir et constaté le décès. Cela me semble beaucoup trop tôt. Comme les journalistes n’étaient pas sur les lieux, nous estimons pouvoir rejeter cette information. 68 Hasan al Tuhâmî a affirmé, dans un texte in al Ahrâm (juillet 1977), qui est commenté et raillé par Huwaydî et Sharaf dans leurs mémoires, qu’après cette réunion et avant le transfert de la dépouille, il (Tuhâmî) surprend, dans le jardin, un « aparté » réunissant, dans le jardin de la villa présidentielle, Huwaydî, Sharaf et Jum’a. Quelques instants plus tard, il surprend un autre aparté, entre Fawzî et Sabrî. Il en déduit qu’ils complotent d’ores et déjà contre Sâdât, s’en va avertir ce dernier et l’inciter à « frapper tout de suite ». Sâdât répond en affirmant que « ce n’est pas le moment de tels propos ». Huwaydî confirme que lui et les deux autres étaient ensemble. Il ajoute que Haykal n’était pas très loin et faisait les cent pas, en répétant : « ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ». Il se demande comment Tuhâmî a pu décider de quoi ils parlaient. Il dément formellement : « Même les mots les plus normaux, les propos de la plus grande banalité, sortaient avec peine de nos lèvres. Nous étions sous le choc, incapables de penser, et encore moins de penser à cela ». Huwaydî, op. cit., p 340. Sharaf, op. cit., pp 719 sq. 69 Al Sâwî, op. cit., p 121. y a eu erreur de diagnostic : pour lui, il est impossible qu’il y ait eu infarctus70. Selon sa version71, il s’en va rejoindre Alî Sabrî et Sâdât, qui sont en aparté (il omet Haykal et Shâfi’î dans sa relation). Ils sont en train de discuter du timing des funérailles. Sharaf arrive avec un certificat de décès, affirmant que le Président est mort suite à un infarctus, et demande à Kâmil de signer. Il hésite une seconde, mais s’exécute. Selon R. Kâmil72, lui et le chef des médecins légistes, Kamâl Mustapha, examinent ensuite rapidement le corps. Il n’y a pas de traces de violences. Kâmil ne le dit pas dans sa relation, mais il semble avoir fait part de ses doutes à Mustapha, qui propose une autopsie pour déterminer les causes de la mort. Kâmil lui répond en affirmant qu’il n’a pas l’autorité pour l’autoriser ou la refuser, et qu’il faut en référer au détenteur du pouvoir politique, le problème étant que ce dernier vient de mourir. S’adresser à un des « présidentiables », c’est « le distinguer des autres », c’est prendre parti pour lui, et Kâmil, clairement, n’a pas envie de prendre des risques. Il fait part de ses appréhensions à Sharaf, qui lui répond : « tu en parles aux trois, ils sont ensemble ». Sharaf conduit Kâmil aux trois caciques, et le médecin affirme que « le légiste en chef souhaite organiser une autopsie ». Le comportement de Kâmil, qui s’abrite derrière un collègue, pourtant plus exposé que lui, n’est pas exemplaire, mais il n’appartient pas à un chercheur n’ayant pas connu l’arbitraire et les incertitudes du nassérisme, de condamner73. Les trois protestent : « pas question de malmener la dépouille »74/75. Dans le courant des heures et des jours qui suivent, Kâmil fera part de ses doutes à plusieurs personnes76, contribuant involontairement à lancer les machines à fabriquer des complots et des légendes. Sa thèse a été très vigoureusement démentie par les personnes qui étaient présentes sur les lieux, à commencer par al Sâwî et Fâyiz. A mes yeux, leur version est la bonne. Je ne vois pas al Sâwî, Fâyiz et al Ramlî se tromper tous les trois ! Quoi qu’il en soit, c’est la version de Kâmil qui est à l’origine de toutes les théories du complot s’étonnant de la mort subite de Nasser. 70 Il affirme qu’il y a eu coma diabétique. Ce qui est démenti par les autres médecins, qui affirment que Nasser ne perd conscience que pour mourir : il n’y a pas eu coma. Je suis totalement incompétent, mais fortement enclin à donner raison aux médecins présents sur les lieux. 71 Kâmil, in Silîm, op. cit., p 74. 72 Il est possible qu’il se trompe et que cet épisode ait eu lieu avant le transfert à Kubbeh, au domicile présidentiel, mais peu importe. 73 J’ai un peu connu le général Kâmil, le voyant au Guézireh SC pendant les années 80. C’était un homme « très décent », modeste et discret. Il était également très respecté au sein de la profession médicale. C’est ce genre de micro- comportement (le sien, mais aussi celui d’al Sâwî) de gens décents qui permet d’avoir l’intuition du coût humain de l’autoritarisme dur du régime nassérien. 74 Dans une note de bas de page, p 93, Silîm explique que le médecin légiste est la personne qui doit « constater le décès », pour autoriser l’enterrement. Il semble que Kâmil ait rappelé cela aux trois caciques et qu’il se soit attiré la réponse brutale et drôle de Sâdât, qui n’est pas mentionnée par lui mais par le chambellan al Shâhid, qui l’a entendue alors qu’il n’était même pas dans la pièce : « Très bien, le certificat de décès n’est pas nécessaire. Que crois-tu ? Que le fossoyeur va refuser de l’enterrer ? On n’a pas besoin de ton certificat de décès ! ».. 75 Selon Sa’ad Mitwallî, Hasan al Tuhâmî réclamera lui aussi à un autre moment une autopsie. Cf. son entretien in Silîm, op. cit., p 187. On le verra, Tuhâmî veut s’assurer que Nasser n’a pas été empoisonné. 76 A l’officier Libre Ahmad ‘Abdallah Tu’ayma, ancien ministre des waqfs, qu’il croise au domicile présidentiel. Cf. Tu’ayma, Ahmad ‘Abdallah, op. cit., p 185. Au ministre de la Défense Muhammad Fawzî. Cf. entretien Kâmil, in Silîm, op. cit., p 78. La réunion conjointe du Conseil des Ministres et du Comité Exécutif supérieur de l’Union Socialiste arabe (nuit du 28 au 29 septembre). Nos sources, sur cette réunion, sont beaucoup plus nombreuses – chose normale, puisque les participants sont plus nombreux. Nous savons à peu près ce qui s’est dit. L’on a discuté des circonstances du décès, du rapport médical, du texte du communiqué annonçant le décès, de l’intérim, de la succession et de l’organisation des funérailles. Mais si l’on convient vite de la nécessité de voir Al Sâdât assumer la présidence par intérim, le débat sur ce qu’il faut faire après, s’il a eu lieu (je suis enclin à penser que oui) n’est pas tranché ce soir-là, même si quelques sources affirment le contraire77. La réunion commence – à 20 h 05 selon la presse du lendemain78, à 21 h 15/ 21 h 30 selon les acteurs. Elle s’achèvera après une heure du matin. Sâdât en prend la direction79. Il expose la situation. Certains ministres, qui étaient en tournée sur le front, n’ont pas eu le temps de se changer et sont donc en tenue kaki. Certains ignoraient le motif de la convocation et fondent en larmes. Sâdât affirme80 : « J’eus souhaité, je souhaitais n’avoir jamais à vivre cette heure, ce moment. J’eus préféré que ce soit Nasser qui annonce mon décès, et non l’inverse. Mais telle est la Volonté d’Allâh et nous sommes croyants. Je vous fais mes condoléances et annonce le décès de Gamal, le président, le frère, le chef, l’homme de principe, l’homme qui a construit cet État, avec chaque atome de vie qu’il y avait en lui. (…). Je vous demande, en ces moments terribles que connaît notre pays, au cours desquels il traverse l’étape de la bataille de la vie ou de la mort, d’être fidèles à Nasser, c’est-à-dire d’œuvrer pour continuer ce qu’il a entrepris, ce qu’il a construit, avec la même résolution et avec le même désintéressement. Aujourd’hui, j’accepte que ma vie soit le prix à payer pour (assurer) la continuité de ce qu’a construit Nasser. Je l’accepte sans hésitation » Je cite cette déclaration parce que, pour toute personne au fait des codes d’énonciation dans les cercles politiques de ce pays, elle revient à affirmer que l’on est prêt à assumer le commandement. Etre prêt à se sacrifier, affirmer être désintéressé, dire être prêt à offrir sa vie, c’est revendiquer la direction des affaires. Après une discussion rapide sur le rapport médical et sur l’état de santé de Nasser, Sâdât demande comment annoncer la nouvelle et lit le projet de texte que Haykal a rédigé. Citons deux suggestions, parmi une bonne dizaine : Al Tuhâmî propose d’ajouter des versets coraniques, afin de montrer « la foi » (du régime et du pays). Le président de l’Assemblée nationale Shuqayr propose l’ajout d’une phrase indiquant que l’on poursuivra la « politique de Nasser ». L’on débat ensuite du lieu et de l’organisation des funérailles. Muhammad Fawzî propose que la dernière demeure de Nasser soit la mosquée du pont de Kubbeh, construite sur instructions de Nasser, sur un lieu que le défunt président estimait symbolique, vu ce qui s’y passa le soir de la Révolution. Hamdî ‘Ashûr (autre officier libre, ministre des collectivités locales) estime qu’il faut que les funérailles commencent 77 Les multiples ouvrages qu’il a consacrés à la Révolution ( à l’exception de son autobiographie) ont été réunis par la GEBO dans un livre en trois tomes, intitulé thawrat 23 yûlyu. Les informations relatives à notre texte figurent en général dans son livre ghurûb yûlyu, qui est le second livre du tome 2. Mais nous avons quelquefois recours à son autobiographie, nasîj al ‘umr, qui apporte ici et là des précisions. 78 Al jumhûriyya, p 3. Cela me semble impossible. 79 Huwaydî, op. cit., p 342. 80 Marî’, op. cit., pp 606-7. Mahmûd Riyâd confirme sa version. à partir de la mosquée d’al Azhar – autre lieu symbolique. Il ajoute qu’il est peut-être utile de composer un comité chargé de superviser les funérailles (on l’a vu, une décision en ce sens avait déjà été prise, et il semble bien qu’il y a en fait eu deux comités gérant lesdites funérailles) et un autre étudiant les « problèmes constitutionnels » posés par la succession. D’autres propositions sont émises. Jum’a estime que les propositions en question ne prennent pas en considération les problèmes sécuritaires qui se poseront, et préfère que les funérailles commencent au siège de l’Ancien Conseil de Commandement de la Révolution – sur l’île de Zamalek, plus facile à protéger (ce sera la suggestion qui sera retenue). Haykal interrompt tout le monde en disant qu’il est urgent de se mettre d’accord sur un texte annonçant le décès et de rendre publique la nouvelle. Tuhâmî et/ou Haykal proposent que Sâdât lise à la télévision le communiqué annonçant la mort du raïs. Manière de mettre en avant un allié ou un ami de toujours et de montrer à l’opinion qu’il y a « un pilote dans l’avion ». Sâdât annonce qu’il va revenir et que la réunion ne s’est pas achevée. Huwaydî reprend la proposition de ‘Ashûr sur les comités et propose qu’ils se réunissent immédiatement, pour faire un premier rapport dans les plus brefs délais. Telle est, très résumée, la version de Mar’î. Sur les dernières minutes, celle de Huwaydî est différente81. Sâdât vient de se lever et n’est pas encore sorti, quand le président de l’assemblée nationale soulève la question de l’intérim. Shuqayr, selon Huwaydî, dit, à la virgule près : « L’article 110 de la Constitution stipule qu’en cas de démission, incapacité permanente ou décès du président, la présidence est assumée temporairement par le premier vice-président. Le Parlement décide (sic : constate) ensuite la vacance du poste, à la majorité des deux tiers, et un président est choisi dans un délai n’excédant pas les soixante jours, comptés à partir du jour de la vacance du pouvoir. Pour cela, je demande que Sâdât exerce la présidence de la République ». Selon lui, Sâdât répond : « Ce n’est pas le moment pour ce genre de discussions. Préparez une étude constitutionnelle sur la question, on verra ». L’annonce de la nouvelle Sâdât, accompagné par Haykal, arrive à 22 h 35 au siège de la radio- télévision. Il se rend seul au studio et lit le texte rédigé par Haykal devant les caméras qui ont été préparées. La retransmission est en direct. Il est alors 22 h 5582. Beaucoup de téléspectateurs ont été mis en alerte par l’arrêt des programmes et la diffusion de versets du Coran. Nombreux sont ceux qui, pressentant le pire, sont déjà descendus dans les rues, dans une quête aux nouvelles83. Mais la douche est froide. « La République arabe unie a perdu, la Nation arabe a perdu, Toute l’Humanité a perdu un Homme, parmi les plus chers, les plus fiers, les plus courageux, les plus désintéressés. Cet Homme, le Président Gamal ‘Abd al Nasser, a rendu l’âme à 18 heures 15, en ce soir du 27 Ragab 1390, en ce soir du 28 septembre 1970. Il a rendu l’âme, debout sur le théâtre de la Lutte Sacrée, se battant pour l’Unité de la Nation Arabe, oeuvrant pour le jour de sa Victoire. 81 Huwaydî, Amîn, op. cit., pp 342 sq. Al Akhbâr, 29 septembre 1970, p 3. 83 Al Akhbâr, 29 septembre 1970. 82 Le Héros, dont le souvenir est éternel dans la conscience de l’umma et dans celle de l’humanité, le Héros a subi une violente attaque cardiaque, dont les symptômes sont apparus à 15 heures 15. Il venait de rentrer à la maison, après avoir mené à bien les cérémonies d’adieu clôturant la Réunion des Rois et des Présidents Arabes, qui s’est achevée hier au Caire, réunion à laquelle le chef, le héros avait consacré tous ses efforts, toute son énergie nerveuse, et ce afin de prévenir et de mettre un terme à l’Effrayante Tragédie qui s’est abattue sur le Monde Arabe. Le comité exécutif supérieur de l’Union Socialiste Arabe et le Conseil des Ministres ont tenu une réunion conjointe extraordinaire à la suite de l’Exécution du Verdict et du Destin Divins. Ces deux instances ne trouvent pas les mots qui leur permettraient de représenter l’infini chagrin qu’éprouve la République Arabe Unie, la Patrie Arabe, la Patrie Humaine, face à cette épreuve voulue par Dieu en ce moment parmi les plus cruciaux. Gamal ‘Abd al Nasser était plus grand que les paroles. Il durera plus longtemps qu’elles. On ne peut rien dire, si ce n’est citer ses accomplissements, au service de son peuple, de sa umma, de l’humanité, et son jihâd pour la liberté, son combat pour le Droit et la Justice, sa lutte pour la Dignité, qu’il a menés jusqu’au dernier instant de sa vie. Il n’est pas de mots suffisants pour son oraison funèbre. La seule manière de lui rendre justice, de lui rendre l’hommage qui lui est dû, est de voir la Nation Arabe, dans son intégralité et sa Totalité, se mettre debout, résistante, courageuse, acceptant le Verdict Divin, jusqu’à l’accomplissement de la Victoire pour laquelle a vécu, pour laquelle est mort en martyre ce glorieux fils de l’Egypte, héros de cette Umma, son homme, son Chef. Suit un verset du Coran. On ne le voit que trop, la mort est déclinée comme le moment ultime de la geste. La Geste triste, tragique, dont le principal chantre est Haykal, relate l’histoire d’un héros, dans le sens le plus noble du terme, d’un héros fier, désintéressé, valeureux, homme au sens kiplingyen du terme, fils et Protecteur, au masculin, d’une umma, au féminin, ou plutôt d’une méta-umma et de petites nations, violées, martyrisées par les Puissances coloniales, impuissantes à se protéger car handicapées par des siècles de retard. Héros tentant de renverser le cours des choses. Héros tellement héroïque qu’en rendant justice à l’umma, il œuvre aussi pour le bien de l’Humanité, en permettant des rapports apaisés entre collectivités (on oublie un instant Israël) On ne le voit pas assez, ce schéma n’est pas de la propagande grossière, sa puissance cognitive est redoutable. Il a en effet une part de vérité. Il l’a en ce moment sacralisé par la mort, qui couronne/sanctifie l’effort titanesque pour mettre un terme au terrible bain de sang de septembre noir. Au final, Succès d’une entreprise (relatifl’accord mettant fin aux hostilités avait été signé la veille) oint par la Mort, Mort ointe par le succès de l’entreprise. D’autre part ce schéma s’appuie, en les réactivant, des constructions de l’imaginaire traditionnel, sur la sainteté, sur le mahdisme politique, attente eschatologique ou non d’un sauveur. En jouant diaboliquement sur l’aspiration à l’Un, à la Communion dans l’Un, sur le besoin d’une « essence nationale » et d’un essentiel, sur les expériences individuelles et collectives d’aliénation et d’abaissement devant les occupants et les grands, il soude les foules dans un rôle qu’elles croient être celui du spectateur, d’autant plus grisant qu’il n’est pas véritablement passif. Le déluge : Rôle que tout le monde désigne comme celui du spectateur. Sans nier la part de vérité de cette métaphore, osons en proposer une autre, valide pour ce 28 septembre. Cette foule joue, au moins cette fois, mais peut-être aussi le 9 juin 1967, un rôle qui est plutôt celui du chœur. Il est permis de se demander en effet si l’accusation classique, qui veut que les régimes autoritaires « dépolitisent » et accroissent la passivité, ne gagne pas à être nuancée, en fonction du degré et de la nature de l’adhésion populaires. Il est des régimes politiques qui réduisent (ou qui aspirent à réduire) leur opinion au statut de spectateurs, d’autres qui, au moins à des moments, en font le chœur chantant la Tragédie et la commentant. Le chœur ne prend la parole que quand le héros se tait. Quand Nasser se retire, comme il l’a déjà fait le 9 juin 67, le « Peuple Un » fait irruption et prend la Parole. Il rend hommage au héros, chante sa grandeur, le pleure, le réclame. Certains auteurs tentent de retrouver et de démasquer la « main invisible », l’acteur étatique maléfique, manipulateur, caché, qui a organisé cela. Les pourfendeurs plus intelligents analysent le « lavage de cerveau » infantilisant qui a rendu possible ces irruptions populaires de juin 67 et septembre 70, dont ils reconnaissent la spontanéité. Ils analysent le caractère diabolique de la propagande nassérienne, devenue l’essence et le socle central de ce régime, restée son legs. Les chantres du nassérisme voient dans l’hommage du choeur la « preuve » que ce régime était bon, démocratique et aimé. Tous trouvent des arguments à l’appui de leur propos, même si ceux des premiers sont souvent très faibles. L’on peut estimer que ces explications se neutralisent ou se complètent, et montrer en les combinant la part de la passivité et celle de l’adhésion active, qui était silencieuse mais qui reprend ses droits de parole quand le héros, volontairement ou non, se tait. Sans renoncer à cette option, je désire rappeler que l’efficace de la propagande nassérienne était dû au fait que le « public » et la « cible » étaient consentants, qu’aucun public n’est réellement passif, que même la passivité est une forme d’activité, et enfin que la métaphore du chœur permet de relativiser l’adhésion. Métaphore, nous dira-t-on, n’est pas explication. Nous le savons. Nous n’avons pas d’explication pour les mouvements de foule égyptiens non planifiés. Tout se passe comme si Nasser, un héros, représentant le Peuple Egyptien, monopolise la parole et le fait « de présence corporelle ». Quand il se retire, ou affecte de vouloir se retirer, le Peuple fait irruption, à la fois en tant que Chœur et que Mandateur. Pour chanter le héros, pour lui renouveler sa confiance, pour combler le vide qu’il laisse, pour manifester son désarroi, pour nier sa mort, pour nier que celle-ci soit la mort du mandateur : chaque commentateur aura sa propre interprétation et sa propre sélection parmi les discours prononcés et parmi l’éventail des significations possibles. Le fait reste là : nous constatons une relation charismatique, où le Peuple « enchanté », qui se découvre Peuple par l’acte massif non planifié de petits groupes qui descendent dans la rue, n’est pas un récepteur passif, même s’il lui arrive de clamer le contraire et/ou de regretter ce paradis perdu de la passivité perdue et de la servitude volontaire. Bien au contraire, ce Peuple est actif, au moins en un moment déterminé, et rappelle qu’il ne subit pas la construction de la relation charismatique dans ce qu’elle a de quotidien : il la souhaite, il l’accepte, il la consolide, il la pérennise. Bref ! En quelques instants, malgré l’heure avancée, des millions d’Egyptiens sont dans les rues, sur les places publiques. Au Caire, des millions se dirigent vers le quartier de la Présidence (Manshiyyat al Bakrî). Les ouvriers de permanence dans les usines quittent ces dernières en groupe et s’en vont eux aussi vers le domicile du raïs. À pied ou en bus, tous les conducteurs d’autocar ayant eu le même réflexe. Il est possible qu’il ait été suggéré par les sections ou les militants de l’Union Socialiste Arabe, mais ce n’est mentionné par personne. Au contraire, al Akhbâr, le lendemain, détaille les efforts déployés pour endiguer la marée humaine. Très vite, des troupes de la police ont pris position auprès du tunnel stratégique de ‘Abâssiyya. Mais elles se joignent à la foule et se rendent, elles aussi, vers la présidence. Les accès à la zone seront bloqués un peu plus tard. Après minuit, les foules apprennent que la dépouille a été transférée au Palais de Kubbeh. Elles s’y rendent et passent la nuit autour84. La pression populaire autour du Palais est telle qu’il faut faire appel à l’armée pour appuyer la police. Les femmes sont en noir. Des jeunes ont mis leur veste à l’envers en signe de tristesse et de désolation. D’autres sont torse nu. Beaucoup crient : lâ ilaha illâ allâh ‘Abd al Nâsir Habîb Allâh85 . D’autres chantent le bilâdî bilâdî de Sayyid Darwîsh, qui deviendra l’hymne national égyptien sous Sâdât et Moubarak. D’autres enfin, le qualifient de « seigneur des martyrs » (sayyid al shuhadâ’), de « père du peuple » (abû al sha’ab)86. Tant devant la présidence que devant le Palais de Kubbeh, des jeunes embrassent le sol, le front dans la poussière87. Des dizaines de personnes (250, selon un décompte) perdent connaissance, ont des malaises et doivent êtres hospitalisés. Dans le quartier de Sayyida Zaynab, une dame, choquée par la nouvelle, a un infarctus et meurt. Un jeune homme cherche à prendre un bus allant vers la présidence. Il n’y a plus de place, il monte sur le toit. Le bus démarre, il tombe, se fait écraser et meurt. Dès minuit, des trains en provenance de toutes les provinces déversent des milliers de personnes dans la capitale. Dans les salles de cinéma, les projections sont interrompues. On annonce ou non, selon les salles, la mort du raïs. Certains ne comprennent pas de quel raïs il s’agit ! L’incrédulité est totale, la tristesse immense88. Même ceux qui détestaient la personnalité du Président sont catastrophés. Dans les locaux d’al Ahrâm, les intellectuels discutent jusqu’à trois heures du matin, de la popularité de Nasser. Etait-il le héros du peuple ou le héraut des intérêts des classes moyennes ? Le publiciste Louis Awad, l’officier- écrivain Yûsuf al Sibâ’î, le diplomate Tahsîn Bishîr débattent. Ils quittent ensemble le bâtiment et tombent sur une vieille en haillons et en larmes : « le fauve, al wahsh, mon fauve, sab’î, est mort »89. A Alexandrie le gouverneur est obligé de lancer un appel au calme, les gares ayant été immédiatement et brutalement prises d’assaut. Il promet des trains pour le lendemain, beaucoup de trains, et il demande de patienter90. Là on entend surtout : « Ton nom est vivant, Gamâl ! Ton nom est vivant ! »91 Dans les villages aussi, tout le monde est à la rue, au café. De nombreux anonymes se renseignent sur les possibilités d’aller au Caire rendre un dernier hommage au « fauve ». Dans tel village du delta, un groupe de paysans déambule dans les rues en 84 Al Ahrâm, 29 septembre 1970. Al Ahrâm, 29 septembre 1970. 86 Al Akhbâr, 29 septembre 1970 87 Al Akhbâr, 29 septembre 1970, page 4 88 Al Ahrâm du même jour (29 septembre) affirme que la nouvelle est annoncée dans les cinémas et que les spectateurs hurlent leur tristesse avec désespoir. J’ai trois amis qui étaient dans deux salles différentes et si tous confirment le choc éprouvé et la tristesse ressentie, y compris ceux qui n’aimaient pas Nasser, ils affirment tous que les salles ont été évacuées, mais sans bruit. 89 Bishîr in Habîb, Târiq, op. cit., p 472. 90 Al Ahrâm du 29 septembre. 91 Al Akhbâr du 29 septembre, p 5 85 chantant : « yâ Nâsir yâ ‘ûd al full, min ba’dak hanshûf al zull » ( « Nasser fleur de jardin, sans toi l’humiliation reviendra »). Paroles terriblement prémonitoires… Un article publié par « al Akhbâr »92 du lendemain décrit le désarroi des soldats sur le front. Ils sont incrédules. Eux estiment qu’entre lui, symbole de la Nation, et eux, ses défenseurs, le lien est particulièrement puissant, entretenu par ses fréquentes visites au front. D’autres articles, dans le même journal, décrivent les réactions dans les gouvernorats de Sharqiyya et de Gharbiyya, dans la ville d’Assiout, dans celle de Tanta. Le même schème, le même récit se retrouve partout, se décalque sur l’ensemble du territoire : descente dans les rues, tristesse, cris d’adieux, chansons improvisées, désespoir hystérique ou extatique, mise en commun des moyens de transport pour se diriger gratuitement vers le Caire. La réunion conjointe du Conseil des ministres et du comité exécutif supérieur de l’USA, suite et fin. Les travaux reprennent quand Sâdât est de retour. Hamdî ‘Ashûr expose rapidement les suggestions du comité chargé de superviser les funérailles. Ses membres évalueront de visu deux itinéraires possibles et feront un rapport le lendemain. L’on passe ensuite au rapport préliminaire de la seconde commission, chargée de s’occuper des problèmes constitutionnels. Puis le chef de la diplomatie Mahmûd Riyâd fait un exposé de la situation régionale et internationale. Sa thèse centrale est la suivante : le régime sera l’objet de la plus grande attention et il est nécessaire que le « front intérieur » ne manifeste aucun signe de faiblesse ou de division. Sâdât approuve. Puis il demande à Riyâd s’il pense que les Soviétiques vont « faire marche arrière » maintenant que Nasser n’est plus là. Azîz Sidqî (le ministre de l’industrie) estime qu’il est nécessaire « d’annoncer publiquement la cohésion du pays et sa détermination à poursuivre la politique de Nasser et à atteindre les objectifs qu’il avait fixés. Tout le monde approuve l’idée, mais des divergences surgissent sur le « timing » approprié pour effectuer une telle déclaration. Faut-il la préparer immédiatement ou attendre un peu ?… La question du statut des ministres et autres responsables présents est également posée par al Shâfi’î, qui se demande s’ils doivent démissionner puisque le raïs est décédé. Sâdât répond en affirmant qu’il pense que le fait que le président de la république par intérim (lui) ait accepté de se réunir avec le Conseil des Ministres et le comité exécutif supérieur est « suffisant » et que les autres aspects juridiques de l’affaire peuvent être examinés après les funérailles. Il est une heure vingt du matin. La réunion s’achève et Sâdât confie à Riyâd la tâche de préparer pour le lendemain la déclaration de « politique » dont il a été question. Le président du Parlement, Shuqayr, lit une déclaration à la presse. Il rappelle les stipulations de la Constitution, annonce que Sâdât assume temporairement la magistrature suprême et qu’il assistera à une réunion conjointe du Conseil des ministres et du Comité exécutif supérieur, mardi 29 septembre à midi93. Un deuil de quarante jours est proclamé et trois jours de congé sont donnés à tous les services et administrations. 92 93 Article al Ghîtânî in al Akhbâr, 29 septembre 1970, page 2. Al ahrâm et al Akhbâr du 29 septembre 1970. Telle est la version de Mar’î. Elle correspond, dans ses grandes lignes, à celles d’Amîn Huwaydî, de Hamrûsh et de Mahmûd Riyâd, même si ces derniers donnent beaucoup moins de détails. Dans ces quatre versions, Sâdât prend la direction des opérations et assume la magistrature suprême par intérim. L’on convient d’une déclaration de politique générale, nomme deux comités, l’un en charge des funérailles et l’autre des problèmes constitutionnels. Ces versions ont également en commun le fait que, ce soir là, « rien n’est réglé » en ce qui concerne la succession de Nasser. Les versions de Sharaf et de Haykal sont sensiblement différentes94. Pour eux, la question de la succession a été abordée, voire réglée. Sans examiner les détails dans ce cadre, résumons nos conclusions : Il faut probablement rejeter la thèse d’une décision prise le soir même de la mort de Nasser. Si tel avait été le cas, je pense qu’elle aurait été immédiatement annoncée, ne serait-ce que pour rassurer l’opinion. Par contre, il convient de relever que les souvenirs des acteurs fourmillent d’anecdotes montrant qu’au sein des premières et secondes strates, le bruit de la candidature de Sâdât à la présidence de la république est diffusé dès le 29. Je ne sais pas « qui » est à l’origine de la rumeur et j’ignore quel était son objectif. Mais je retiens que le 29 au matin, beaucoup d’acteurs pensent que l’on s’oriente vers cette solution. La réunion qui désignera officiellement Sâdât comme candidat à la présidence de la République est datée du 3 octobre. Et il est clair qu’elle a été précédée de consultations intensives entre les membres de l’élite. Elimination de l’option « al Azhar » Les membres de la commission chargée de superviser les funérailles se rendent, après la fin de la réunion conjointe, dans le quartier d’al Azhar. Jum’a, Huwaydî, Sharaf, Muhammad Ahmad, Hasan Tal’at (le chef de la Sécurité d’Etat) et quelques professionnels de la sécurité arpentent la place al Azhar, testent différents scénarios, envisagent plusieurs itinéraires. Ils se rendent vite à l’évidence : il est impossible d’organiser les funérailles de Nasser en partant de là. La place est un cauchemar sécuritaire : nombreuses sont les rues et les ruelles qui y mènent. Il sera impossible d’organiser des flux de foule. Les bâtiments sont anciens et on peut craindre qu’ils s’effondrent si la foule les prend d’assaut pour regarder les funérailles à partir des toits. On finit par convenir que le point de départ le plus approprié sera le siège du Conseil de Commandement de la Révolution. Il est situé sur une île, celle de Zamalek. Dresser des fils barbelés, défendre ses côtes n’est pas impossible et on fermera les ponts. Ce point réglé, l’on confie à Muhammad Ahmad la gestion du dossier, et tous rentrent chez eux. Le soleil est en train de se lever95. La presse pleure « le héros » En ce matin du 29 septembre, toute l’Egypte a d’ores et déjà appris la nouvelle. Les rues sont bondées de foules pleurant le raïs, les gares sont prises d’assaut, le Caire croule sous les nouveaux arrivants (deux millions, selon la presse, entre lundi soir et mercredi soir). Le traitement par la presse du jour de l’événement doit être rapidement 94 95 Sharaf, op. cit., p 682. Al Bannâ, op. cit., p 237 Huwaydî, op. cit., p 344-5. mentionné. Il illustre, une énième fois, la conception du régime des rapports entre le chef charismatique et « son » pays, les techniques permettant de « mythifier » et d’ « enchanter » (ou de rendre compte de l’enchantement de) la geste du « héros », et les valeurs que cherche à promouvoir la propagande96. Al Ahrâm titre en manchette par une formule rituelle sobre: « Nasser est chez Dieu ». Mais les quatre sous-titres sont plus informatifs. Le premier affirme : « le héros, le chef (« za’îm »), le maître (« al mu’allim », qui a le double sens de professeur et de patron) a expiré à 18 h 15 après une violente crise cardiaque ». On a là un rappel des trois ou quatre postures (d’autorité) revendiquées par Nasser pour lui-même. Héros, chef, Guide, théoricien. Le second sous-titre évoque le communiqué du Comité exécutif supérieur et du Conseil des ministres. Le troisième décrit la réaction populaire : « Les masses populaires descendent dans les rues, en larmes et perdues, quelques minutes après l’annonce de la terrible nouvelle ». Le quatrième annonce que les funérailles auront lieu le premier octobre et explique le délai par la nécessité de voir ses « amis » dans le monde venir lui rendre un dernier hommage. L’article qui est « couvert » par ces « chapeaux » est le témoignage de Muhammad Hasanayn Haykal sur la journée et une restitution dramatique du terrible choc éprouvé par les collaborateurs du raïs et sa famille. Haykal y affirme notamment que toute l’équipe dirigeante est d’avis que le plus bel hommage qu’elle puisse rendre à son chef, héros, maître, etc., est d’assurer la stabilité de son régime et la continuité de ses politiques, au service de l’Egypte et de la Nation Arabe. Tous les articles, toutes les brèves de la première page sont consacrés à l’événement. Comme d’ailleurs le journal, à une page près, qui parle du début d’exécution des accords du Caire. La couverture privilégie l’Etat (le message est : il continue à fonctionner), le diplomatique et le prestige international du défunt. Des photos relatent sobrement la geste du raïs. On accorde de l’importance à ses dix derniers jours. Le journal ne publie pas d’articles d’opinion (il se rattrapera dans les jours qui suivront). « al Akhbâr » est sur un autre registre. Il n’est pas dirigé par Haykal. En d’autres termes, il n’a pas, dans ses rangs, de journaliste faisant partie du premier cercle dirigeant, recueillant en exclusivité les confidences du raïs, consulté par lui sur les options de politique étrangère, chargé de participer à l’élaboration des discours destinés à l’opinion, monopolisant les scoops politiques… et présent dans les appartements présidentiels quand le raïs décède. Il doit donc « fonctionner autrement » et trouver ses marques. Dans l’ensemble, il y réussit assez bien. La page deux est consacrée à ce qu’al Ahrâm n’a pas (encore) fait : des articles d’opinion, où des éditorialistes, des intellectuels, des personnalités chantent le héros tombé, lui rendent hommage et disent leur désarroi. Il y a d’abord un éditorial de l’équipe d’al Akhbâr. Sur le thème : « Il était l’Egypte et l’Egypte était lui ». Pour ce journal, Nasser avait incarné les espoirs de l’Egypte mais aussi sa tradition. Il sentait « tout ». Il avait magnifié la lutte du groupe et de chacun. Il s’était battu pour leur dignité. Il était le premier chef, depuis Saladin, à œuvrer pour la libération nationale. Depuis longtemps, très longtemps, l’Egypte attendait un chef, un capitaine, un guide, qui la sortirait des ténèbres de l’occupation, de l’injustice, de l’oppression. Dans les années trente, un jeune 96 Il est également possible de travailler sur le traitement de l’événement par les principaux quotidiens nationaux pour illustrer le « partage des tâches », explicite ou implicite, entre eux, et les types de lectorat que chaque titre cible. Mais cela dépasse la cadre imparti et requiert des connaissances de l’histoire de la presse que nous n’avons pas à l’heure où nous écrivons. homme avait aimé ce peuple, avait rêvé pour lui, avait conceptualisé pour lui les arcanes de ce rêve, et avait consacré sa vie à ce peuple, à ce pays, à la Nation arabe, à ce rêve. Il avait ouvert la voie de l’avenir. L’on pouvait désormais emprunter la voie de la civilisation avec le reste de l’humanité. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été passionnément aimé. Il y a aussi quelques développements sur l’impact de ce décès dans le tiers-monde et sur le fait que même ses ennemis le respectaient. Et l’éditorial se conclut sur une promesse que l’on fait au défunt : nous ne t’oublierons jamais, nous poursuivrons toujours sur la voie que tu as tracée, vers les nobles objectifs que tu as fixés97. D’autres personnalités signent des papiers : L’ancien ministre Ahmad Hasan al Bâqûrî, uléma, ancien Frère qui avait pris le parti du président contre la Confrérie en 54. L’intellectuel gauchiste Ahmad Rushdî Sâlih. Un journaliste proche des islamistes, Ahmad Zayn. Un intellectuel « islamique de gauche », Khâlid Muhammad Khâlid. Le correspondant militaire du journal, Jamâl al Ghîtânî, qui n’est pas encore « le monstre » de la littérature qu’il deviendra. Un journaliste qui deviendra le confident d’al Sâdât : Anîs Mansûr. Mais aussi le copte (de gauche) Philippe Jallâb, ou encore ‘Abd al Mun’im al Sâwî ou Muhammad Zakî ‘Abd al Qâdir, gloires vieillissantes du monde de la presse. Si Ghîtânî parle moins de l’homme que de son rapport aux soldats du front et de l’impact de son décès sur ceux qui se battent en première ligne, les autres chantent le héros. L’on retrace les derniers jours du président, avec des sous-titres pour chaque développement : « dix jours sans sommeil », « début de la crise cardiaque », « une réunion urgente », « l’annonce de la nouvelle », « les millions se mettent en marche », etc. Par rapport à la « copie » d’« al Ahrâm », on donne beaucoup plus de précisions sur la journée de Nasser avant la crise cardiaque. La couverture des réactions populaires est également beaucoup plus détaillée et couvre l’ensemble du territoire national. Celle des capitales et des hommes politiques arabes et internationales l’est également. Les photos sont soit celles de la population montrant sa douleur, soit celles de personnalités (Sâdât, Sabrî, Shâfi’î, ‘Ukâsha, Fawzî, etc.) manifestement sonnées. La page 8, est, comme celle d’al Ahrâm, consacrée aux dernières photos. Mais « al Akhbâr » a choisi d’en publier moins (cinq contre sept), mais en les agrandissant considérablement. Il titre : « Le pionnier de la nation arabe a accompli son devoir jusqu’au bout ». Il y a plus d’informations dans al Akhbâr que dans al Ahrâm. Cela ne doit pas étonner. Le journal de Haykal consacre six pages à l’information et deux au carnet. Al Akhbâr a donc, dans les faits, deux pages de plus, dont une est consacrée aux tribunes d’opinion. Pour les réactions populaires, pour celles de l’intelligentsia, pour l’évocation de la geste, al Akhbâr, en ce jour là, fait plus et mieux. Par contre, Al Ahram couvre mieux les interactions au sein des cercles dirigeants, la scène diplomatique et le fonctionnement de l’appareil d’Etat. Reste à évoquer rapidement le « parent relativement pauvre » de la presse quotidienne, al Jumhûriyya, dont le lectorat est composé de fonctionnaires et de cadres de 97 Il y a en fait, dans cette page, deux éditoriaux d’al Akhbâr. Dans le second, il est entre autres affirmé que Nasser a réussi à faire entrer dans la modernité un pays engoncé dans le Moyen-Age. Il a « réveillé » la belle endormie qu’était la patrie et lui a insufflé la volonté. Il a acquis et sauvegardé l’indépendance, il a mis en route le Haut Barrage, il a créé de toutes pièces une industrie. Il n’est pas mort, parce que tous sont devenus ses disciples, des héros qui veilleront sur le legs et poursuivront la mission. l’Union socialiste Arabe98. Sa manchette est : Condoléances. Trois quarts de la première page sont occupés par la dernière photo de Nasser, embrassant l’émir du Koweït. Le dernier quart comporte le texte de l’allocution de Sâdât, l’annonce de la date des funérailles, le rapport médical et l’annonce du deuil national de quarante jours. La page deux publie deux autres photos du Président. Une, immense, a été prise la veille à l’aéroport. Elle est frappante : on y lira, certes avec le bénéfice du recul, la souffrance de celui qui se décompose, dont la vie est en train de s’en aller. L’autre est plus ancienne : elle le montre sur le front, en compagnie d’un général. Point de légende explicative, la photo est pour ainsi dire doublement silencieuse, mais tous les Egyptiens sont en mesure de reconnaître l’homme qui est aux côtés du président : C’est ‘Abd al Mun’im Riyâd, le chef d’état major, mort au combat, en première ligne, l’année précédente. La suggestion est clairement « le raïs le rejoint en tombant lui aussi au champ d’honneur ». Etc… Apartés, discussions informelles. Les calculs des uns et des autres (un). Du 29 septembre au 3 octobre au soir, des tractations, coups, interactions, procédures vont préparer, sur les modes coopératifs et conflictuels, la nomination d’un successeur de Nasser. La gestion de l’appareil d’Etat et la prise de décisions relatives à la politique étrangère ne s’arrêtent pas pendant ces cinq/six jours. Par exemple, la décision de reconduire pour trois mois le cessez de feu avec Israël est prise le 30 au soir. Et enfin, les funérailles de Nasser, moment de célébration finale du héros par le Peuple Un, se situent à ce moment, le premier octobre. Il va de soi que les discussions informelles entre membres des cercles dirigeants, alliés ou ennemis réels ou potentiels, se multiplient à ce moment, en ces jours qui suivent la mort de Nasser et qui précèdent l’élection de Sâdât. En général, il s’agit d’interactions dialogiques entre un nombre restreint de personnes – rarement plus de cinq. Ils se sondent, se concertent, s’épient et se testent. Plus rarement, ils conviennent d’une mesure, et, encore plus rarement, d’un plan d’action. Il est impossible de parvenir à une intelligence correcte des processus en cours en ce moment de « conjoncture fluide » sans avoir cette variable à l’esprit. Mais, parce qu’informelle, elle est difficile à cerner. On a des traces de certaines interactions. En général, un acteur rapporte dans ses mémoires une conversation, dans laquelle il estime avoir le beau rôle, ou qui, selon lui, illustre les intentions, ou, pis, l’essence des participants. Cette évocation suscite des commentaires des personnes dont les paroles sont rapportées ou mises en cause. Ils peuvent soit nier la teneur de la discussion, telle que rapportée par le premier à l’avoir évoquée, soit la mettre en contexte. Ignorer ces interactions appauvrit notre intelligence de ces moments. Mais utiliser les matériaux pose toutes sortes de problèmes. D’une part, il est clair que nous n’avons pas tous les éléments nécessaires pour mener à bien une évaluation correcte. Nous ne savons pas, par exemple, ce que Jum’a, Fawzî et Sharaf se sont dits en petit comité. Il est impossible qu’ils ne se soient pas concertés pour décider quel « présidentiable » ils appuieraient. Il apparaît certes clairement qu’ils ont mis leur poids (immense) dans la balance en faveur de Sâdât. Mais nous ne pouvons que deviner 98 Parent pauvre car il a moins de lecteurs et parce qu’il a été l’objet de plusieurs crises internes lors des années 60, dont une a été particulièrement grave, sous le mandat de Hilmî Sallâm, un des hommes du maréchal Amer. En 1970, il est dirigé par Fathî Ghânim, qui fut pour moi un maître et un ami. Il passait pour être un proche de Alî Sabrî, mais la réalité est beaucoup plus compliquée que cela. pourquoi ils ont rejeté les autres. D’autre part, il est souvent difficile de déterminer le moment précis de l’interaction ou de l’épisode évoqués. Celui-ci est rarement indifférent. Enfin, les matériaux dont nous disposons sont trop rares pour que l’on puisse affirmer avec certitude qu’ils sont représentatifs ou exceptionnels. Les trois présidentiables ont tendance à « rester ensemble », plutôt au Palais Kubbeh. Il est difficile de savoir s’ils désirent avant tout « montrer l’unité et la solidarité » de l’équipe, ou s’ils se surveillent, s’ils estiment qu’ils sont « au dessus » du lot et des autres, ou si c’est simplement une obligation protocolaire. Ali Sabrî, qui a une lecture lucide du rapport de forces au sein de l’élite, et qui se sait impopulaire, se résigne très vite à l’idée d’une présidence Sâdât99. al Shâfi’î, quant à lui, tentera de s’opposer à cette solution. Mais, faute d’alliés ou d’arguments, il finira par s’y résigner. Sharaf affirme que son ancien camarade de classe Salâh al Shâfi’î, frère de Husayn, l’approche, la nuit du 28 au 29 septembre, à trois heures du matin100. Pour lui « rappeler » (cela a du le faire rire) que Husayn l’estime beaucoup et qu’il était certain que la réciproque est vraie. Salâh al Shâfi’î lui dit aussi qu’il est évident que le cavalier « vaut beaucoup mieux » que Sâdât et qu’il propose à Sharaf de « marcher la main dans la main ». Sharaf l’éconduit. Sharaf ajoute qu’il en parle, le lendemain, à Fawzî et Jum’a. Les trois conviennent d’avertir Sâdât et le font le jour même. Lequel décrit, dans le langage imagé et rabelaisien qui était le point fort des officiers libres, al Shâfi’î, et leur dit : « très bien, laissez moi ce problème, je vais m’en occuper ». L’entourage d’al Shâfi’î, et, plus allusivement, ce dernier, ont affirmé à l’auteur qu’en ces jours cruciaux, al Sâdât lui demande, à plusieurs reprises, de ne pas démissionner, de ne pas le laisser, de ne pas laisser le pays, seuls « face à tous ces messieurs » de l’Union Socialiste Arabe (instance que Sâdât avait en particulière 99 Alî Sabrî et ‘Abd al Muhsin Abû-l Nûr ont abordé la question dans leurs mémoires. Selon ce dernier, qui rentre au Caire le 29, la question du successeur de Nasser est posée dans une réunion informelle. Il ne donne pas la liste et l’identité des participants. Mais il affirme que certains défendent la candidature de ‘Ali Sabrî. Lui s’y oppose et développe son argumentation. Sabrî passe pour être l’homme de Moscou. Ses articles marxisants dans al Jumhûriyya ont conforté cette impression. Certes, elle n’a aucun fondement, comme le savent les « initiés ». Mais appuyer la candidature d’un homme ayant une telle image est « hors de question ». Ensuite, Sabrî est impopulaire. Il est certes compétent et « patriote », mais il est haï. Il faut aussi voir qu’une telle candidature sera combattue avec par Sâdât, al Shâfi’î, et Abû-l Nûr lui-même. Elle sera un facteur de division. Selon lui, la discussion s’arrête là. Abû-l Nûr, ‘Abd al Muhsin : al haqîqa ‘an thawrat 23 yûlyu, GEBO, le Caire 2001, 338 p, pp 272 sq. Sabrî affirme s’être posé la question, dans les jours qui ont suivi la mort de Nasser. Pour lui, le vice-président est un incapable, mais un incapable fort du fait qu’il a été choisi par Nasser. Les relations entre les forces armées et l’Union Socialiste arabe (ou l’aile gauche de ce parti) sont très mauvaises et lui, Sabrî, passe pour symboliser ce que l’armée n’aime pas dans le Parti. Il ne peut même pas compter totalement sur ce dernier, puisque sa disgrâce lui a coûté les postes de responsabilité qu’il occupait en son sein. Les acteurs qui contrôlent l’exécutif et les institutions clés, Ju’ma, Sharaf, Fawzî et Abû-l Nûr, ne veulent pas entendre parler de sa candidature : ils préfèreront probablement un « pantin ». Par ailleurs, nombre de personnes dans l’appareil d’Etat et dans le secteur public ne croient pas/plus en la Révolution et en ses principes. Il ne dit pas explicitement, mais les maintenir à leurs postes est risqué, les écarter serait commencer un mandat par des purges.En d’autres termes : se porter candidat est risqué, les obstacles seront formidables, et il passera, aux yeux de l’élite mais aussi de l’opinion, comme un « diviseur », alors que le pays est en guerre. Il optera pour la stratégie consistant à ne pas s’opposer à la candidature de Sâdât, à œuvrer pour qu’une « direction collective » soit instaurée, et à demander à ce dernier un poste de responsabilité important. Cf. Sabri in ‘Urûq, op. cit., pp 37 sq. 100 Sharaf, op. cit., p 687. détestation). La version diffusée par les proches d’al Sâdât est différente, mais confirme que les deux hommes conviennent, selon eux après le 3 octobre, de resserrer les rangs101. Le 29 septembre, en début de soirée, Salâh Hidâyat, militaire qui a souvent été le ministre de la recherche scientifique de Nasser, rentre de Vienne – il représente l’Egypte à l’agence atomique102. Une voiture de la Présidence l’attend à l’aéroport : Hasan al Tuhâmî l’a convoqué. En route, il croise des centaines de groupes de jeunes, qui chantent des chansons tristes dédiées à Nasser. Mais ils ne pleurent pas : « les larmes ont peut-être séché », se dit-il. Il arrive au Palais de Kubbeh. Il passe se recueillir devant la dépouille de Nasser, un « homme à nul autre pareil ». Puis il monte au second étage et se rend au bureau d’al Tuhâmî. Les deux hommes s’embrassent et pleurent. Sâdât arrive peu près et assiste à l’entretien. Tuhâmî lui dit : Je t’ai convoqué parce que je veux exploiter tes talents. Il demande à Hidâyat de trouver un sculpteur : il veut faire sculpter la tête et les bras de Nasser. Il veut aussi ses empreintes digitales. Hidâyat approuve : il est d’avis qu’il faut créer un musée Nasser, avec ses stylos, ses complets, le revolver qu’il portait le 23 juillet 52, etc. Sâdât trouve l’idée excellente. Mais Tuhâmî lui demande aussi de rapporter des cheveux de Nasser, car il veut les faire analyser. Hidâyat s’étonne. Sâdât explique : « Hasan aime ces choses. Il voit dans certains agissements des traces de crime, des présomptions qu’un crime a eu lieu. Il a un flair policier »103. Hidâyat s’exécute, trouve (via le doyen de la faculté des Beauxarts) un sculpteur, Mustapha Mitwallî, qu’il réveille tard dans la nuit. Il (Hidâyat) prend des cheveux de Nasser, les met dans une enveloppe et les remet à al Tuhâmî. Quinze jours plus tard, il abordera avec ce dernier la question du « musée Nasser ». Ce dernier lui répondra qu’elle n’est pas à l’ordre du jour, car « la direction politique » (Sâdât) n’en veut pas. Il demande à Tuhâmî où sont les cheveux, sculptures et masques du visage de Nasser, etc. Ce dernier lui répond qu’il n’en sait rien. Hidâyat n’insiste pas. Il a toutefois précisé à Silîm qu’il savait que rien n’avait été remis à la famille de Nasser et que cette dernière ne savait peut-être pas que des cheveux avaient été prélevés. Silîm, à la suite de son entretien avec Hidâyat, (nous sommes en 1988), est allé lui aussi demandé des explications à al Tuhâmî. Lequel lui a confirmé l’essentiel de la version de Hidâyat, mais en inversant les rôles en ce qui concerne la demande relative aux cheveux. C’est, selon lui, Hidâyat qui aurait demandé l’autorisation d’en prélever. Lui aurait accepté. Mais al Tuhâmî a commis l’erreur d’ajouter : « Il m’a remis les cheveux, dans une enveloppe qu’il a posé sur mon bureau. Mais (illâ an) j’ai réalisé plus tard que ces cheveux étaient inutiles : les traces de tel poison (utilisé par les mukhâbarâts égyptiennes dans les années 60) disparaissent deux heures après la mort, avant même d’arriver aux cheveux et aux ongles ». Tuhâmî a aussi indiqué avoir laissé les cheveux dans le coffrefort du Palais Kubbeh dès qu’il eut appris que le poison était indétectable. «Dès que j’ai su cela, j’ai cessé de m’intéresser aux cheveux ». Silîm fait grand cas de l’épisode. Pour lui, la version d’al Tuhâmî est mensongère et incohérente. Nous n’en sommes pas convaincus, loin s’en faut. Pour Silîm, si les cheveux ont disparu, c’est parce qu’al Tuhâmî a voulu montrer aux commanditaires de 101 Nous suivons celle de Mûsâ Sabrî, op. cit., p 141. Sa relation est publiée in Silîm, op. cit., pp 291 sq, ainsi que celle du sculpteur Mustapha Mitwallî. 103 Silîm, op. cit., p 300 102 l’empoisonnement du raïs que ce dernier était bien la cause de la mort de Nasser !104 La vérité semble beaucoup plus simple : al Tuhâmî, qui détestait le trio Sharaf-FawzîJum’a, a voulu vérifier que Nasser n’avait pas été empoisonné… ou, au contraire, a voulu prouver qu’il l’avait été. Sâdât l’a laissé faire, peu soucieux de frustrer un allié ou un client fidèle (c’est le plus probable), ou à la quête d’éventuelles preuves contre ceux qu’il n’aimait pas. Là encore, on peut choisir d’accabler al Tuhâmî. Mais les années 60 avaient vu, dans les hautes sphères, au moins deux morts mystérieuses. L’épisode révèle peutêtre la personnalité d’un des proches d’al Sâdât, je préfère y voir un « révélateur » de l’atmosphère qui pouvait régner en haut lieu, au moins à certains moments. Apartés, discussions informelles. Les calculs des uns et des autres (deux) : L’épisode le plus curieux demeure néanmoins la tentative « de retour sur la scène » de certains anciens membres du Conseil de Commandement de la Révolution, notamment al Bughdâdî, Kamâl al Dîn Husayn et Zakariyya Muhyî al Dîn. Ils semblent avoir estimé qu’aucun des membres du « premier cercle » n’avait la stature lui permettant de revendiquer la magistrature suprême. Forts de leur légitimité « historique » en tant que « pères » de la Révolution, ils se sont proposés pour participer à une direction collégiale et ont rédigé une « feuille de route ». La démarche, qui échouera, peut sembler saugrenue. L’on pourrait penser qu’ils ne se sont pas rendus compte que les personnes tenant les «commandes » de l’appareil d’Etat, sans mentionner les présidentiables, n’avaient aucun intérêt à leur faciliter la tâche. C’est ce que j’ai longtemps cru, mais je suis enclin à poser aujourd’hui le problème autrement. Les membres du CCR ne se faisaient pas d’illusion sur les dispositions de Sharaf, Sabrî, Jum’a et de leurs alliés à leur égard. Mais ils se sont – eux aussi- trompés sur al Sâdât. Ils ont probablement pensé qu’esseulé face aux « messieurs de l’exécutif et de l’Union socialiste arabe », qu’il détestait, Sâdât aurait vu dans leur « retour » une ressource le renforçant105. Mais ce dernier n’avait aucune raison de réintroduire dans le jeu des acteurs ayant plus de légitimité que lui et étant plus populaires dans l’opinion ! Nous ne pensons pas qu’il ait beaucoup hésité sur la marche à suivre. Le fait que l’un des anciens membres du CCR (Z. Muhyî al Dîn) soit apparu aux yeux de beaucoup comme le candidat « idéal » à la succession de Nasser, a du vite emporter la décision, et 104 Silîm, op. cit., p 296. Je n’ai pas de preuves directes de ce que j’avance, n’ayant jamais osé évoquer le sujet devant Muhyî al Dîn ou al Bughdâdî (je croyais qu’ils avaient commis une bêtise indigne d’eux). Mais, en rédigeant cet article, je suis tombé sur une phrase de Hamrûsh qui m’a mis sur la « piste ». Dans ghurûb, ce dernier indique, p 490, que les membres du CCR, sachant qu’il n’y avait rien de bon à attendre de ceux qui tenaient l’exécutif, ont surtout cherché à parler à leur ancien compère Sâdât. Hamrûsh indique plus loin dans son texte que Mar’î (ministre de l’agriculture, lui aussi faisant partie de l’aile droite du régime) et Haykal ont affirmé à ‘Azîz Sidqî qu’il fallait considérer un « retour » du CCR comme une option possible. Hamrûsh, op. cit., p 495. Sidqî, qui s’oppose violemment à l’idée, refuse nettement, et réitèrera son refus devant Sha’râwî Jum’a (qui lui posait des questions sur sa position). Je considère qu’il est probable que des membres de l’aile droite du régime, ayant en commun une grande hostilité envers les gauchistes de l’USA, ont « flirté » avec l’option retour du CCR, sans voir – eux non plus- qu’ils auraient en Sâdât un ténor formidable… et que ce dernier n’avait pas intérêt à déclarer immédiatement les hostilités contre l’aile gauche, ou à s’encombrer de concurrents. 105 pousser Sâdât à s’allier aux « messieurs de l’exécutif et de l’Union Socialiste Arabe », qu’il ne supportait pas mais qui voulaient bien de lui. Il est permis de se demander si cette double tentative (faire revivre le CCR, pressentir Zakariyya comme successeur) n’a pas poussé la faction Jum’a/Sharaf/Fawzî à accélérer le mouvement de nomination d’al Sâdât à la magistrature suprême. Les relations d’Abû-l Nûr, de Hammâd, d’Ahmad Kâmil, de ‘Abd al Latîf al Bughdâdî et de Hamrûsh confirment cette hypothèse106, celle de Huwaydî107 semble l’infirmer. Avec le bénéfice du recul, que l’option Muhyî al Dîn ait été envisagée et qu’elle ait effrayé l’équipe dirigeante semble étonnant. Muhyî al Dîn a démissionné en 68 et n’a plus beaucoup de réseaux. Mais force est de reconnaître que l’idée a circulé108. Elle semble avoir été brandie par des membres des diverses factions de la « droite du régime », soucieux d’un rééquilibrage et craignant la mainmise de la faction SharafFawzî-Jum’a sur l’appareil d’Etat. Eux aussi pensaient que Sâdât ne ferait pas le poids… erreur d’appréciation qui pousse ce dernier et la faction en question à s’allier… Il convient aussi de voir qu’Ahmad Kâmil (qui sera chef des mukhâbarâts lors des premiers mois de la présidence Sâdât) affirme, dans ses mémoires109, que les rumeurs faisant état d’une éventuelle candidature de Muhyî al Dîn avaient été, dans les jours qui suivent la mort de Nasser, très favorablement accueillies au sein de l’armée. Sa relation affirme que l’origine des rumeurs a été la mise en évidence, dans le carnet du quotidien Al Ahrâm, du na’y, du texte de condoléances rédigé par Muhyî al- Dîn. Kâmil ne le dit pas, mais nous savons par ailleurs que cette rumeur a été considérablement renforcée par le fait que la retransmission télévisée des funérailles a beaucoup montré l’ancien compagnon de Nasser, ce qui a aussi alimenté les spéculations sur le jeu du ministre de l’information et rédacteur en chef d’al Ahram Haykal (ce dernier dément être à l’origine de cette mise en avant de l’ancien homme fort du complexe sécuritaire110). Kâmil ajoute qu’un sondage a été effectué par les mukhâbarâts dans les rangs des officiers, pour mesurer l’ampleur du phénomène. Une très nette majorité d’officiers interrogés a affirmé 106 Abû-l Nûr, op. cit., p 273. Hamrûsh, nasîj, op. cit., pp 204-5. Hammâd : al hukûma…, op. cit., p 43. Pour al Bughdâdî, voir infra sa relation de son entretien du 6 octobre 70 avec al Sâdât. Pour Ahmad Kâmil, voir le texte de ses déclarations dans le cadre de l’affaire dite du 15 mai in Sabrî, Mûsa, op. cit., p 165 107 Huwaydî, 50 ‘âman, op. cit., pp 351/2. 108 Voir par exemple Tahsîn Bishîr, in Habîb, Târiq, op. cit., p 479 : « Ils le (Sâdât) choisirent parce qu’il était le plus faible (…). Malheureusement, ils voulaient surtout écarter Zakariyya Muhyî al Dîn, et à un degré moindre al Bughdâdî. P 480 du même ouvrage, ‘Abd al Muhsin Abû-l Nûr s’exclame : « On nous a dit que nous avions eu tort (de choisir Sâdât comme successeur) (…). Très bien, si on l’avait ignoré et que l’on avait choisi de rappeler Zakariyya, on nous aurait dit : « et pourquoi Zakariyya » ? 109 Cité in al Jawâdî, Muhammad : mudhakirrât qâdat al mukhâbarât wa-l mabâhith : al amn al qawmî li misr, Dâr al Khayâl, le Caire 1999, 512 p, p 346. 110 Hamrûsh, in ghurûb, op. cit., p 491, affirme que le comité exécutif supérieur convoquera Haykal après les funérailles pour lui poser des questions sur cette « mise en évidence » de Muhyî al Dîn. Il niera avoir eu une intention en ce sens (et l’a toujours nié depuis). Il ordonnera des enquêtes en interne qui ne donneront rien. L’« erreur » relative au « na’y » de Zakariyya serait due au chef de la rubrique « carnet » d’al Ahram, et si les caméras retransmettant les funérailles se sont beaucoup attardées sur Zakariyya, ce serait par inadvertance : ce dernier était aux côtés du fils aîné de Nasser, qui était leur véritable cible. Interrogé par Hamrûsh, Haykal a à nouveau affirmé son innocence, ajoutant qu’il avait été soucieux de voir la Constitution respectée et qu’il n’avait aucune raison de préférer Zakariyya. La première moitié de la phrase ne veut rien dire. La constitution stipule que le premier vice-président assume l’intérim, mais ne force pas l’Assemblée Nationale à le choisir comme successeur. Sur cet épisode, voir aussi Sharaf, op. cit., p 714. souhaiter voir Muhyî al Dîn accéder à la magistrature suprême. Il affirme en conclusion être en mesure de certifier que plusieurs officiers supérieurs ont demandé à Muhammad Fawzî (ministre de la défense) de s’emparer du pouvoir pour stabiliser la situation. Par ailleurs, Sâdât, quand il recevra al Bughdâdî, le 6 octobre, lui affirmera que l’ancien directeur de cabinet de Zakariyya Muhyî al Dîn, Mustapha ‘Abd al ‘Azîz, a fait dans les jours qui précèdent « la tournée » des officiers supérieurs de la police. (Zakariyya a longtemps été ministre de l’intérieur). Il les a explicitement invités à « agir » (pour imposer le retour des quatre membres du CCR). Bughdâdî, qui précise avoir dit à Sâdât qu’il n’était pas au courant de cette initiative (il n’y a aucune raison de ne pas le croire), ajoute qu’al Sâdât lui a également donné, ce 6 octobre, des indications supplémentaires sur les « initiatives » des hommes de Zakariyya… et a laissé entendre que ce dernier était le « candidat des américains »111. Nous n’en savons guère davantage. Si Sâdât n’a pas menti en mentionnant une « tournée » de ‘Abd al ‘Azîz ( il n’y a aucune raison de mettre en doute sa parole sur ce point), on peut se demander si des « tournées » similaires n’ont pas ciblé les hommes des mukhâbarâts (Muhyî al Dîn est le « père fondateur » de l’institution) voire d’autres élites cruciales. La stratégie et le discours que mettront au point Sâdât et ses alliés pour contrer une éventuelle candidature de Muhyî al Dîn ne se réduit toutefois pas à une accusation aussi stupide (« l’homme des américains »). Si nous ignorons quelles mesures de précaution ont été prises au sein des forces armées, nous savons que les arguments qui sont utilisés pour disqualifier l’ancien homme fort sont nombreux : l’on contre le fait que Nasser l’ait choisi comme successeur en démissionnant en juin 67 en construisant sa démission de 1968 comme un « abandon du navire en pleine tempête ». L’argument sera répété ad nauseam par Sâdât à tous ses interlocuteurs et repris par ‘Azîz Sidqî, le ministre de l’industrie, « père du secteur public », dans un communiqué que publie la presse le 6 octobre. On fera également circuler le bruit qu’un retour de Muhyî al Dîn serait une grave menace pour les acquis sociaux de ouvriers, en rappelant que ce dernier, quand il avait été premier ministre (65-6), avait adopté de nombreuses mesures d’austérité. Les funérailles : Dès le 29, les délégations officielles étrangères affluent au Caire. La presse du 1er octobre (le jour des funérailles) affirme que les délégations de plus de 50 pays sont arrivées et que d’autres sont attendues le matin même112. Celle du lendemain affirmera que 14 autres délégations sont arrivées. Là aussi, leur nombre et leur importance sont présentés comme une manifestation de l’aura de l’homme, mais aussi du pays, et comme la « preuve » de la légitimité de l’immense tristesse. Le 30 septembre, avant 11 heures, la 111 Cité in al Jawâdî, Muhammad : al Bughdâdî, shahîd al nazâha al thawriyya, al Khayyâl, le Caire 2006, 330 p, pp 290 sq. Baghdâdî s’est longuement expliqué sur l’épisode dans des entretiens accordés à la revue Uktûbar en juillet 88. 112 Al Ahrâm publie, pages 4 et 6, la composition des délégations. Il est à noter que la France est représentée par Jacques Chaban Delmas, premier ministre, la Grande Bretagne et l’Italie par les ministres des affaires étrangères et l’URSS par Kossyguine. La plupart des pays arabes – les exceptions sont l’Arabie Saoudite, le Maroc, la Tunisie et l’Irak-, l’Ethiopie, la République Centrafricaine, et le Pakistan sont représentés par les chefs d’Etat. famille de Nasser (sa femme, ses enfants, les époux de ses filles) « emménage » temporairement au Palais Kubbeh, où elle reçoit les condoléances. Des centaines de milliers d’Egyptiens, mais aussi 20.000 libyens et quelques milliers de soudanais, arrivent dans la capitale. Des marches s’organisent ou sont organisées, dans toutes les villes du pays, mais aussi dans les capitales du monde arabe. Petit à petit, se généralise la scansion d’un refrain, sans que l’on ne sache trop comment ou pourquoi: « al widâ’ ya jamâl ya habîb al malâyîn, al widâ’ » (Adieu, Gamal, ami des multitudes, adieu). Dans ses mémoires113, Huwaydî affirme qu’il a été « reporté » qu’une troupe de musiciens originaires de Port Saïd a fait, la veille des funérailles (le 30) le tour de la capitale, en chantant cette phrase, auxquelles s’ajouteront progressivement d’autres, composées par la « vox populi ». Version crédible, mais qui n’explique pas la diffusion du texte. Je n’ai rien à proposer non plus, sauf si l’on considère que dire qu’il y a là autocréation « du peuple un », se disant « un », parlant d’ « une voix », imposant « un » texte qui est le résultat d’une multitude de petites interactions « locales » ayant en commun de vouloir instituer un « national », faisant corps un moment, dans lequel tous se reconnaissent, sauf, disais-je, si l’on considère que dire cela c’est expliquer. Si une chanson s’impose et se répète partout, l’on entend aussi autre chose. « Ibkî ibkî yâ ‘urûba, illi banâkî tûba tûba » (Pleure, pleure, arabité, celui qui t’a construit pierre pierre), « han kammil al mishwâr » (nous poursuivrons l’odyssée), « abadan mish mumkin ninsâk, nimshî dâyman ‘ala khitâk » ( nous ne t’oublierons jamais, sur tes pas nous marcherons). Ou encore « mâ tishmatsh ya dayân nâsir lissa fi-l mîdan » (pas de joie mauvaise Dayân, Nasser est toujours sur le front) Des étudiants vont prêter main-forte aux ouvriers qui préparent le tombeau de Nasser, à la mosquée qu’il a fait construire. Diverses initiatives organisent la mise en scène du deuil : les affiches publicitaires sont enlevées, des portraits du président, avec un ruban noir, surgissent de partout. Les cérémonies de mariage sont ajournées. Entre le 28 septembre au soir et le 1er octobre au matin, le SAMU soigne plus de trois mille personnes ayant perdu connaissance. La nuit du 31 au 1er octobre, l’on a l’impression que personne ne dort au Caire. Les rues sont pleines et ne se vident pas. Le Palais de Kubbeh est toujours entouré par une foule houleuse, qui « veille » sur ce lieu où a été transférée la dépouille. Les portraits de Nasser, les Corans et des mouchoirs sont brandis. Des dizaines de milliers de personnes campent autour. La place Tahrîr, sur la rive orientale face à l’île de Zamalek (d’où doit partir le cortège), dès 2 h du matin, est comble. A l’aube, la foule « teste » la troupe. La place Ramsès ne désemplit pas. Etc… Des ministres, dont Huwaydî, Sharaf, Jum’a et ‘Abd Al Muhsin Abû-l Nûr, mais aussi des gouverneurs et des membres du comité exécutif supérieur114 passent la nuit au siège de la Compagnie du Canal de Suez, à Garden City, sur la rive orientale du Nil, en face de l’île de Zamalek, pour rejoindre le siège du CCR tôt le lendemain. Ils discutent, personne ne dort et tout le monde considère être en train d’accomplir une mission que Nasser leur aurait confiée115. Ils se demandent comment rendre hommage au raïs, organiser le souvenir, s’il faut lui réserver le titre de « za’îm », que faire pour sa famille, 113 Huwaydî, 50 ‘âman, op. cit., p 358. La liste est donnée par al ahrâm du 2 octobre. 115 Huwaydî, 50 ‘âman, op. cit., p 357. Abû-l Nûr, op. cit., p 272 114 etc. Certains affirment vouloir démissionner dès le lendemain. Quelqu’un demande s’il ne faut pas envisager d’appuyer une candidature de Ali Sabrî, etc. La presse du 1er octobre détaille les mesures adoptées pour que les funérailles soient à la fois « populaires », « officielles », et « historiques » (sic), un « hommage à un homme dont la stature est universelle ». Dès 5h du matin, les artères principales menant à l’itinéraire des funérailles, ainsi que ce dernier, seront interdites au trafic routier. Par ailleurs, les autobus et camions en provenance de province et transportant des citoyens ne pourront entrer dans la capitale. Ceux qui viennent du nord doivent s’arrêter au pont de Shubra, à la frontière entre les gouvernorats du Caire et de Qalyûbiyya. Ceux qui viennent du Sud doivent s’arrêter à la place de l’Université. Les ponts permettant l’accès à l’île de Zamalek seront fermés (sauf pour les délégations officielles, auxquelles on indique des itinéraires imposés). Des blindés prendront position, des fils barbelés et des barrages interdiront les accès. Il n’y aura, pas au Caire, de transport en commun pendant 24 heures. Les lieux où la foule se rassemble sont indiqués : la place al Tahrîr, la rue Qasr al Aynî, sur la rive occidentale. Un groupe d’officiers supérieurs, chargé de commander et de coordonner les opérations, prendra position dès 8h du matin au siège du Conseil de Commandement de la Révolution, d’où doit partir le convoi funèbre. Il accompagnera ce dernier, et sera commandé par le ministre de la Défense Fawzî. Il sera en contact permanent avec le Siège du Commandement général des forces armées, avec les troupes accompagnant la dépouille, avec les forces de l’ordre encadrant l’itinéraire. Deux hélicoptères survoleront le convoi pour en assurer la sécurité, deux autres le feront pour le filmer. Il incombera à l’Union Socialiste Arabe d’ « organiser les masses », et de doter chaque délégation du parti d’un drapeau qui lui soit propre. Des ambulances du ministère de la santé et des forces armées doivent être prêtes à apporter les premiers soins. La dépouille sera transférée par hélicoptère du Palais de Kubbeh au Guézireh Sporting Club (situé lui aussi sur l’île de Zamalek), et de là, en voiture, au siège du CCR. Elle sera accompagnée, dès le départ, par le ministre de la santé ‘Abduh Sallâm, par Hasan al Tuhâmî, Muhammad Ahmad, Mahmûd al Jayyâr (officier libre, autre membre du cabinet de Nasser), les généraux al Laythî Nâsif (qui commande la garde présidentielle) et Sa’ad al Shirîf (le pilote de Nasser). Les Rois, princes et chefs d’Etat, les délégations officielles et les dignitaires du régime partiront donc du siège du CCR, dans l’île de Zamalek. De là, à 10h, le convoi, composé des troupes et des « officiels », se mettra en marche. Il traversera le Nil, pour atteindre le siège de l’Union Socialiste Arabe. A sa tête, il y aura des cavaliers de la garde républicaine, suivis par l’orchestre « monté » (à cheval) de l’armée, par des forces symboliques, constituées de cadets de l’Académie militaire, par d’autres cavaliers, par l’orchestre « à pied », par des troupes arabes, par des officiers égyptiens, puis par la voiture de Fawzî, et enfin par le cercueil, entouré du drapeau national, qui sera sur un canon, tiré par six chevaux et entouré par 44 généraux et des contingents de parachutistes. Derrière, des militaires porteront les 65 médailles et décorations du défunt, et seront suivis par les délégations étrangères, etc116. Quand le cortège se mettra en mouvement, un escadron d’avions rendra hommage au président et des coups de canon seront tirés en divers lieux : 21 au siège du CCR, 101 à la citadelle, 101 au siège des forces navales à 116 Ces dernières indications, sur la composition du cortège, sont données par al Ahram du 2 octobre, qui indique que tout s’est déroulé autrement que prévu. Alexandrie, etc. Trente secondes sépareront chaque coup. Au siège de l’USA, les chefs d’Etat et les délégations seront invités à quitter le cortège et les « funérailles populaires » commenceront. Participeront à cette seconde étape, qui va du siège de l’USA à la mosquée Nasser, les membres du Comité central de l’Union Socialiste arabe, les députés, les représentants des syndicats et des diverses sections régionales. Mais cela ne se passera comme prévu. Même s’il apparaît que personne ne peut avoir eu une vision d’ensemble de ce qui s’est passé, même s’il y a quelques différences, dont certaines importantes, dans les récits que font al Akhbâr et al Ahrâm de la journée, il reste que la structure narrative de tous les témoins est identique et qu’il est clair que la « foule » s’est chargée de dicter le tempo de la cérémonie. Une foule composée d’individus fatigués, au bord de l’effondrement, mais terriblement émus. Les soldats et officiers des forces de l’ordre, souvent en larmes, peuvent être décrits en utilisant les mêmes termes. A Zamalek, au lever du soleil, la périphérie du siège du CCR est calme, les rues qui y mènent sont bordées de bouquets de fleurs, en hommage à Nasser. 101 soldats de la garde présidentielle montent la garde autour du bâtiment. On entend deux ulémas psalmodier le Coran. Tout semble parfait, quand arrivent au siège deux centaines d’étudiants, désireux d’être les premiers à rendre hommage au raïs. Comment ont-ils réussi à venir ? les forces de l’ordre paniquent et enquêtent. Il s’avère qu’ils avaient pris position sur les arbres des jardins publics de Zamalek bien avant que la zone ne soit bouclée. Wajîh Abâza, officier libre et gouverneur du Caire, qui a passé la nuit au siège du CCR, les félicite, les cajole, et réussit à les convaincre de s’en aller. Il est à peine 6 h. Vers 7 h 15/7 h 30, trois heures avant le début des funérailles, les forces de l’ordre perdent le contrôle de la situation. Elles plient sous les coups de boutoir d’une marée humaine qui cherche à traverser le pont Qasr al Nil. Elles n’arrêtent de reculer. Les blindés, les jeeps, la police militaire ont beaucoup de peine à dégager quelques mètres pour tel ou tel convoi, tel ou tel officiel. Petit à petit, pour autant que l’on peut reconstituer ce qui s’est passé, une fois que la foule a pris position sur le pont, une sorte de coordination tacite, qui ne dit pas son nom, ou une sorte d’organisation du chaos s’instaurent, et des passages peuvent être dégagés. Au début (vers 8 h), la priorité, pour les forces de l’ordre, est de permettre aux délégations étrangères de pouvoir quitter un Hilton (sur la rive orientale du Nil) assiégé par les masses, pour se rendre au siège du CCR à Zamalek. Dans leurs balcons, les officiels, effarés, contemplent les centaines de milliers d’hommes et de femmes. Plusieurs journalistes, à ce moment, estimeront qu’atteindre cet objectif est impossible, mais l’on y parviendra à 8 h 30. S’établira une sorte de statu quo, qui durera 75 minutes. Mais la vision de l’hélicoptère transportant la dépouille de Nasser provoquera une nouvelle poussée vers 9 h 45/50, la foule tentant de traverser le pont. La troupe pliera, quelques dizaines de milliers de personnes arriveront à Zamalek, mais les soldats se ressaisiront. Jum’a semble être le premier responsable à quitter le bâtiment de la Compagnie du Canal, pour rejoindre le siège du CCR. Il doit être 7 h 15, peut-être même plus tôt. Il arrive au pont Qasr al Nil au moment où la foule fait plier la troupe. Les forces de l’ordre lui proposent de prendre un bateau, car la situation sur le pont n’est plus « sous contrôle ». Il refuse et traverse à pied le pont. Quelques instants plus tard, Abd al Muhsin Abû-l Nûr opte pour la même solution. Par contre, Huwaydî et d’autres ministres, partis un peu plus tard, se rendent vite compte que, du fait de la marée humaine, ils ne pourront même pas arriver au pont. Ils doivent réquisitionner un bateau. Pour éviter que les feloukes et autres embarcations soient utilisées par la population, ils donnent des instructions pour que celles-ci quittent leur port d’attache. Ils arrivent donc au siège du CCR. A ce moment, la situation est à nouveau sous contrôle, et ils accueillent les dignitaires étrangers. Certains, comme Madame Bandaranaïka, sont en larmes117. Dès avant 8 heures, Jum’a, le chef d’état-major des armées Muhammad Sâdiq et le chef de la police politique Hasan Tal’at sont sur les lieux et supervisent les opérations. Au siège du CCR, on a achevé vers 7 h les préparatifs pour l’accueil des délégations étrangères. La quasi-totalité de ces dernières sera sur les lieux avec beaucoup d’avance sur l’horaire. La plupart arrivent entre 8 h 30 et 9 h 40. Les personnalités (réparties en deux séries de rangées) qui les accueillent sont des ministres, des anciens ministres, des gouverneurs de province, des membres du comité exécutif supérieur, des généraux, des officiers libres et des présidents d’Université118. Des centaines de journalistes et de photographes sont également là. La gigantesque tente, érigée dans la cour, qui devait accueillir dignitaires et hôtes s’avère trop petite, on utilisera donc les salons et autres pièces du CCR. Kubbeh : Sâdât, al Shâfi’î et‘Alî Sabrî ont passé la nuit au Palais Kubbeh119. A 6h, le ministre de la santé Sallâm et le légiste sont arrivés au Palais Kubbeh. A 6 h 15, ils sont face à la dépouille (les généraux Nâsif et al Shirîf les rejoignent dans la demi-heure qui suit). A 6 h 30, on commence à laver le corps. C’est la première fois, depuis le 28 septembre, que des membres du personnel peuvent venir rendre hommage au raïs : les médecins avaient auparavant interdit l’accès à la salle où la dépouille reposait. A 6 h 30 aussi, le trio des présidentiables se réunit. Puis chacun d’eux va se recueillir une dernière fois devant le corps120. Al Shâfi’î, beaucoup plus calme que les deux autres121, récite des versets du Coran. On entend distinctement la foule qui entoure le Palais et qui crie. A 7 h 30, on place la dépouille dans un cercueil spécial, du bois renforcé avec des barres de fer – on craint que la foule ne tente de s’emparer du cercueil. On enrobe le cercueil avec le drapeau, et huit officiers le portent, suivis par deux autres brandissant des drapeaux égyptiens en berne. Le personnel de la présidence suit, en pleurant, en walwalant, manière conventionnelle d’exprimer sa douleur. Les plus émus, selon al Akhbâr, semblent être deux secrétaires du président, al Jayyâr et Muhammad Ahmad122. Des membres du personnel tentent, en larmes, de plaisanter : « A quelle réunion dois-tu encore assister, Gamal ? Où vas-tu encore ? ». On transporte le cercueil à la salle principale du Palais et on le met sur une tribune surélevée. Le trio des présidentiables se 117 Huwaydî, op. cit., p 359 L’ancien chef de la diplomatie (et futur Premier ministre) Mahmûd Fawzî arrive à 8 h 30, et il est un des derniers officiels égyptiens à arriver (si on excepte ceux qui sont au Palais de Kubbeh, et les anciens membres du CCR, qui arrivent peu après Sâdât et Sabrî, vers 9 h). Sir Alec Douglas- Home, Chaban Delmas et le président Franjieh arrivent quelques minutes après Fawzî, avant les présidentiables. Arafat est là peu après Sâdât et Sabrî, Boumedienne, Niméiry et Kossyguine arrivent un peu après 9 h 30, etc. 119 A partir de là, je suis, sauf précision contraire, les relations de la presse du lendemain. 120 Selon Al Ahrâm, al Shâfi’î arrive à 7 h, Sâdât à 7 h 20, Sabrî à 7 h 25. 121 C’est l’impression que donnent les photos que la presse (notamment al Ahrâm) publie le lendemain, et ce que l’on peut lire entre les lignes dans la couverture de l’événement. 122 Ce dernier a fait un malaise ce matin à l’aube, mais a tenu, contre l’avis des médecins, à assister aux funérailles. Il n’est que l’ombre de lui-même. Il était le secrétaire de Nasser depuis les premiers jours. 118 recueille une nouvelle fois, et Sâdât, en larmes, manifestement très ému, demande à la presse de prendre des photos. A 7 h 45, un premier hélicoptère atterrit au Palais. Presque en même temps, le ministre de la Défense téléphone et informe Sâdât : la marée humaine a forcé les barrages et s’est frayée un chemin vers le siège du CCR. Il semble qu’il sera impossible de mettre en mouvement le convoi. Sâdât lui demande de tenter de « dégager » un peu la route. A 7h 55, Jum’a téléphone au général Nâsif, affirmer que plus de 40.000 personnes ont réussi à forcer les barrages, à déborder les centaines de cadets qui gardaient le pont Qasr al Nil, et aussi à prendre position autour du Hilton, près du siège de l’Union Socialiste arabe, (point d’aboutissement des « funérailles officielles »). A 8h 15, le commandant des blindés qui ont pris position à la place Ramsès téléphone dire qu’il est presque débordé, que la place ne peut plus accueillir une fourmi supplémentaire. A 8 h 30, Fawzî rappelle pour annoncer que l’itinéraire des funérailles officielles (du siège du CCR à celui de l’USA) a pu être dégagé. L’information est confirmée à 8 h 45 par le chef de la police. A 8 h 40, Sâdât, Sabrî et al Shâfi’î quittent le Palais pour prendre un hélicoptère et se rendre au siège du CCR, mais ce dernier se ravise et se joint à ceux qui accompagneront la dépouille à bord d’un autre appareil, lequel se pose au Palais à 9 h 05123. On embarque le cercueil dix minutes plus tard. Le cercueil est d’abord porté par les officiers, qui font ainsi 100 mètres, puis il est placé dans une voiture du SAMU. La garde rend les honneurs, son commandant fait mettre en berne les drapeaux et ceux qui sont là lisent la fâtiha. La voiture, accompagnée par trois jeeps, se dirige vers l’hélicoptère et le cercueil y est placé, au milieu d’une immense clameur, qui provient, semble-t-il, de bâtiments gouvernementaux entourant le Palais et envahis par la foule. Quand l’hélicoptère se prépare à partir, les soldats de la garde rompent, quittent les rangs, se rapprochent en courant, font un salut militaire, et crient, visiblement très émus : « Au revoir, Monsieur le Président ». (Il semble que cela ait été un élan spontané- et certains perdent connaissance). L’appareil décolle, vole à basse altitude, protégé et accompagné par deux ou trois autres, ce qui permet à la foule de l’identifier. Partout, elle guette son passage et pleure. Les masses qui entourent le Palais se mettent à courir, comme si elles espèrent rattraper la dépouille en vol, mais surtout pour prendre position autour de l’itinéraire prévu. A l’autre bout de l’itinéraire, à Zamalek et à la place Tahrîr, la foule saute quand le convoi aérien passe, comme si elle veut toucher les appareils. Siège du CCR : Les appareils survolent d’abord le siège du CCR pour signaler l’arrivée imminente du cercueil. Ils atterrissent ensuite sur les terrains de golfe du Guézireh Sporting Club (il est 9 h 45 selon al akhbâr, 9 h 53 selon al ahrâm). Accompagnée par quatre jeeps, deux voitures et les motocyclettes de la garde présidentielle, sous la garde d’avions de combat, une ambulance prend le cercueil au siège du CCR. A son arrivée, c’est la cohue, tout le monde, officiers de la garde, mais aussi officiels égyptiens et étrangers, veulent porter le cercueil. Là-bas, dans la cour, on le place sur une tribune entourée de bouquets de fleurs (d’autres bouquets bordent le tronçon qui va du siège du CCR à l’entrée du pont Qasr al Nil). Puis la foule resurgit, ayant réussi à revenir à la charge et à forcer les barrages, et elle envahit la cour où se 123 « Je ne pus me résigner à le laisser maintenant », explique-t-il, in Mansûr, op. cit., p 229. Il est plausible de penser que les deux autres membres du trio de présidentiables, et d’autres personnalités, y auront vu une manière de se « distinguer » des autres et de prendre le commandement des opérations. trouve le cercueil124. Les enfants de Nasser l’entourent, faisant barrage avec la garde, plus 40 généraux. Les délégations étrangères doivent rester à distance. Muhammad Ahmad fait un second malaise. Sâdât, les autres membres du CCR et plusieurs chefs d’Etat (Makarios, Kadhafi, Arafat, Niméiry) tentent de se frayer un chemin vers le cercueil. Sâdât et Z. Muhyî al Dîn y arrivent en premier. On essaie de rapprocher le cercueil et le canon sur lequel il doit être placé. On lève le cercueil et des officiers le portent, mais, selon un journaliste qui exagère peut-être, il faut dix minutes pour faire les trois mètres qui séparent cercueil et canon ! Un semblant d’ordre est rétabli et les officiels peuvent prendre position à l’extérieur du siège, afin de rendre hommage à Nasser. Le cortège, sur un signal du général Shirîf, se met en mouvement un peu après 10 h 25. Et c’est, soit immédiatement soit quelques minutes plus tard125, la cohue, le désastre : la foule est toujours là ! Malgré tout, et elle a réussi à traverser le pont Qasr al Nil et à envahir Zamalek. Même les funérailles « officielles » seront populaires. La dichotomie « officiel-populaire » est désormais privée de sens. Les responsables se demandent s’il ne faut pas considérer que les funérailles officielles s’arrêtent devant le pont Qasr al Nil, avant même le pont. En effet, la foule s’est interposée entre le cercueil/plus les enfants du président, Bughdâdî, Muhyî al Dîn, Shâfi’î, qu’elle entoure, et les autres dignitaires. On décide de ne plus prendre de risques et on estime que la vingtaine de mètres parcourus a constitué les funérailles officielles. On commence, dans la rue, le défilé de présentation des condoléances, qui était initialement prévu au siège de l’USA, sur l’autre rive. Sâdât et Sabrî, et avec eux la plupart des délégations étrangères, s’arrêtent, pendant que le cortège, le cercueil, des officiels égyptiens et étrangers qui décident de continuer, des soldats et la foule poursuivent leur chemin. Sâdât et Sabrî, restés sur place, donc, commencent à serrer les mains des chefs d’Etats quand Sâdât fait un malaise. Il demande à ce que l’on regagne le siège du CCR, tente de faire quelques pas, mais il faut le porter. Sabrî, quelques minutes plus tard, fait lui aussi un malaise. Les médecins présents les rassurent. Les délégations étrangères regagnent aussi le siège du CCR, pour attendre que la marée humaine s’éloigne afin regagner le Hilton… par voie maritime. Certaines réunions impromptues sont organisées : Kossyguine-Makarios, par exemple. Dans le cortège submergé par la foule, qui poursuit sa route, on entend « lâ ilâha ilâ allâh, Nasser Nasser Habîb allâh », « sâyibnâ wa râyih fayn » (il n’y a de Dieu qu’Allâh, Nasser oint d’Allâh, tu nous a laissés, pour où aller ?). Petit à petit les slogans, les chants scandés par les masses s’adaptent, puis supplantent la marche funèbre qui est, au tout début des funérailles, jouée par des officiers… La presse du lendemain et les acteurs qui en parlent dans leurs mémoires décrivent ce qui s’est passé avec des métaphores différentes, mais qui se résument ainsi : le cercueil s’est noyé dans un océan humain. A plusieurs reprises, la pression de la foule fait craindre le pire. Mais al Shâfi’î (dont le rôle et la prestance sont déterminants, et ce dès avant la traversée du pont), et plus rarement Huwaydî, réussissent à imposer une certaine discipline. Al Shâfi’î réussit à remettre le drapeau arraché par la foule autour du cercueil, à faire crier aux masses « allâh akbar », à faire progresser le convoi. Par contre, 124 Je suis la relation d’al Akhbâr. Huwaydî, dans ses mémoires, parle d’un filet d’eau qui devient brusquement océan. 125 Les relations sont contradictoires sur ce point troupes et foule s’entremêlent, l’orchestre est séparé, ses membres ne peuvent plus jouer et brandissent leurs instruments au-dessus de leur tête. Vers le siège de l’USA : 1.200 mètres séparent les sièges du CCR et de l’USA. Il faudra 70 minutes pour les faire. Au siège de l’USA, les forces de l’ordre proposent à al Shâfi’î de se retirer et de rester dans le bâtiment, mais il refuse. Le ministre de l’industrie, Azîz Sidqî, perd connaissance. Puis c’est Mme Nasser qui s’évanouit, alors qu’elle attendait dans le bâtiment les délégations officielles126. On la soigne et elle regagnera à 14 h 30 son domicile. Comme si c’était possible, le problème de la foule, autour du Hilton et du siège de L’USA, change dramatiquement d’ampleur. On découvre que la marée humaine de Zamalek avait été in fine « restreinte », les ponts et l’insularité ayant, par la force des choses, limité le nombre de personnes sur l’île. De quelques dizaines de milliers de personnes, on passe à des centaines de milliers, voire à des millions. Le cortège, qui s’étire entre les deux sièges, celui de l’USA et celui du CCR, ne peut plus avancer. Ni les cavaliers, ni les porteurs de drapeaux, tous deux en tête, ne réussissent à faire un pas. Cela dure un quart d’heure. Lentement, les troupes réussissent à se regrouper et les deux orchestres recommencent à jouer. Mais cela ne dure que quelques instants. Le même phénomène se reproduit : sous la pression, forces et orchestre sont disloqués et engloutis. Mais au même moment la progression, pour ainsi dire portée par les manifestants, reprend. Certes, des milliers de mains s’efforcent de toucher le cercueil, mais le cortège avance, tant bien que mal. Et bientôt, le cercueil semble pour ainsi dire porté par la foule, dans un frappant mouvement de réappropriation. Le drapeau qui l’entoure est déchiré par les mains et remplacé. La situation semble de plus en plus confuse et dangereuse. On décide donc de placer le cercueil sur une voiture blindée. Celle-ci, outre une meilleure protection, permet d’avancer plus vite. Des cavaliers jouent aux éclaireurs, précèdent de peu le cortège, comme pour annoncer l’imminence de son arrivée et pour demander à la foule d’organiser un passage. Le cercueil est à 11h 50 au début de la rue Ramsès mais le mouvement s’accélère : il sera à la place Ramsès un peu après midi, à la place ‘Abâssiyya à 12 heures 45, où l’on ralentit à nouveau. Dans le programme initial, c’est là où doivent s’achever les « funérailles populaires », où le cercueil « file » vers la mosquée où doit être inhumé Nasser, et où la foule se disperse. Mais là aussi les forces de l’ordre plieront et des centaines de milliers de personnes arriveront vers la mosquée pour participer à la cérémonie funèbre. Il est possible de poursuivre la description détaillée de chaque moment, mais elle sera itérative : toutes les places stratégiques sont bondées, et ce depuis le milieu de la nuit précédente. Des personnes sont montées sur des immeubles en construction, sur les câbles du tramway, sur les toits des bâtiments, sur les lampadaires. Des portraits de Nasser sont brandis. Des slogans inventés. Des réflexions fusent. La pression sur les cordons constitués par l’armée est immense. Troupes et foule s’entremêlent. Un officier, qui crie « Nasser Nasser » est porté par la foule. Quand la voiture blindée portant le cercueil et le cortège apparaissent, la foule ne cesse de grossir, la troupe de se disloquer et de se regrouper avant d’être à nouveau engloutie, et la « fusion » est telle que l’on ne sait 126 Celle-ci, accompagnée par ses deux filles, est arrivée au siège de l’USA un peu avant 10h. La foule les a reconnues, plusieurs personnes se sont mises à genoux devant la voiture, « comme pour demander pardon pour le temps que Nasser avait consacré au Peuple, au détriment de sa vie de famille », al Ahrâm dixit. trop comment la progression a pu s’effectuer. Les civils montent sur les blindés et crient la fraternisation entre armée et peuple, un des leitmotiv du nassérisme. Ici et là, on réinvente l’itinéraire si cela s’avère nécessaire. A la place Ramsès, un peu moins que la mi-course, la plupart des responsables qui ont choisi de rester dans le cortège prennent une voiture et se dirigent vers la mosquée. La famille de Nasser, notamment son fils aîné Khâlid, les présidents Niméry et Kadhafi, Bughdâdî, Zakariyya Muhyî al Dîn, al Shâfi’î, Kamâl al Dîn Husayn, ‘Abd al ‘Azîz Kâmil, Muhammad Fawzî et Sâmî Sharaf s’y retrouvent. Quand le cercueil arrive, la cérémonie religieuse commence et le grand imâm d’al Azhar, Muhammad al Fahhâm, dirige la prière. A l’extérieur, la foule participe et prie. Des avions survolent le lieu. A la fin de la cérémonie religieuse, la garde présidentielle sort le cercueil de la mosquée et l’emmène vers la dernière demeure du raïs. Nasser est, une dernière fois, acclamé par les Egyptiens, avec le cri désespéré : « Reste avec nous, Gamâl ». Puis il est enterré. Zakariyya Muhyî al Dîn réconforte les fils du raïs. Le canon tonne. On entend le slogan «han kamil al mishwâr ». Nous poursuivrons sur ta voie. Epilogue, conclusion. Le soir même, des sarâdiqs ( des tentes où présenter des condoléances) sont érigés à divers lieux stratégiques de la capitale, et des membres de la famille de Nasser se répartissent la tâche de représenter la famille. Le lendemain, vendredi 2, toutes les mosquées font « la prière de l’absent », du mort, en l’honneur du raïs. Samedi 3, la candidature de Sâdât à la présidence de la république est officiellement annoncée. Diverses explications et moultes interprétations de cette grande journée ont été proposées. Elles vont de l’anxiété due au contexte politique qui était celui du pays à l’immaturité congénitale du Peuple égyptien, en passant par l’émotion et le choc face à une mort inattendue, due aux efforts surhumains du héros. On a pu y voir l’ultime succès de la propagande nassérienne, qui a créé un univers mythique, avec un Nasser Herculeet qui a infantilisé la population. Dans le cadre de cette lecture, l’on affirme aussi que le vide que sont les funérailles d’al Sâdât, onze ans plus tard, sont un signe sain de maturité et de « discipline ». On a pu y voir la résurgence d’une permanence, d’un atavisme et de pratiques pharaoniques séculaires. Ou, bien sûr, une preuve de l’écrasante popularité de Nasser et de l’adhésion massive à son programme et sa ligne politique. Certaines de ces assertions valent beaucoup mieux que les autres. Je souhaite toutefois les compléter par un rappel : il convient d’expliquer la « magie nassérienne » par les perceptions et l’imaginaire égyptiens (je ne me prononce pas sur ceux des autres pays arabes). J’ai fait, ici et ailleurs, allusion aux attentes mahdistes, à la demande eschatologique d’un sauveur, à l’impact du soufisme, et à leur transposition analogique, dans l’ordre politique, en une idée, celle du « despote juste » (plutôt qu’éclairé). Mais, sans renier cela, je souhaite séculariser le propos. J’ai, dans ce texte, proposé la métaphore du chœur et je souhaite la compléter par une autre proposition. Le patrimonialisme n’est probablement pas le concept le plus opérationnel pour décrire le(s) régime(s) politique (s) égyptien(s). Mais il me semble adéquat pour qualifier la perception (négative, mais résignée) qu’en ont de nombreux secteurs de la population : pour eux, l’Egypte a presque toujours subi un pouvoir autocratique se définissant comme extérieur voire étranger à la société, avec à sa tête un chef qui possède le pays, comme on possède une izba, et les serfs qui vivent dessus. Un prince, donc, qui « a » l’Egypte. On pardonne beaucoup à Urâbî Pacha, parce qu’il osa dire, il y a presque 130 ans, au khédive Tawfîq : « nous ne sommes pas ta propriété, tu ne nous lègueras plus ». Tout se passe comme si le dépassement symbolique, temporaire ou non, du rapport patrimonialiste entre le Prince et ses serfs, avait été accompli sous Nasser. Il a été accompli, non par une modification de la structure ou de la dynamique de ce rapport, mais par son inversion symbolique et son enchantement. Nasser, non seulement par son discours et par sa propagande, mais aussi par ses pratiques, a réussi à faire croire que la relation de propriété s’était inversée. Il n’a plus le peuple. C’est le peuple qui l’a. En accréditant cela, en le rendant plausible, il ne se contente pas d’avoir, dans les faits, l’Egypte, il devient l’Egypte, il est l’Egypte, dans la réalité des faits et dans l’ordre symbolique. Le pouvoir n’est plus étranger, il est non seulement égyptien et perçu comme tel. Il est l’Egypte. Avec en sus, la punition d’une classe dirigeante, qui possédait, au sens le plus patrimonialiste du terme, le pays. Le peuple égyptien, (ou au moins un grand nombre d’Egyptiens) a eu « son » (sur)homme au sommet. C’est cette inversion, cette réappropriation, toute imaginaire, qu’il célèbre et à laquelle il dit adieu. Je ne sais si Nasser avait lu la Boetie, mais il déclara, un jour, à Benoist-Méchin : « Lorsque je suis devant la foule et que j’entends ces milliers de voix qui montent vers moi, je me dis: ce n’est pas toi qu’ils acclament. Ce que le peuple acclame, à travers toi, c’est lui-même ». Le politique, au moins lors des grandes journées que Nasser induisait, n’a plus été une source de dégoût, ou pis, d’humiliation, mais d’autocélébration fusionnelle, de medium d’expression festive de l’identité. Ces grands moments ont pesé, et pèsent dans beaucoup d’imaginations, plus lourd que la tristesse du quotidien.