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Devenir non-binaire en français contemporain

2022

SouS la direction de Vinay Swamy et louiSa mackenzie Devenir non-binaire en français contemporain Collection Genre(s) et création Éditions Le Manuscrit Paris vii La collection Genre(s) et création À l'heure du combat pour la reconnaissance du droit à l'autodétermination de l'identité de genre, la création, sous toutes ses formes, demeure le lieu privilégié pour la révéler et l'affirmer. Qu'elle soit littéraire, artistique ou scientifique, il s'agit de questionner, de déconstruire, de subvertir les classifications sociales et culturelles du féminin et du masculin fabriquées par le système sexe/ genre binaire et normatif. Cette collection se propose d'une part de publier en langue française des ouvrages théoriques fondamentaux pour la réflexion, d'autre part de faire connaître des travaux de recherche susceptibles d'enrichir les savoirs et de dynamiser les pratiques. ix Sommaire Avant-propos Karine Espineira xiii 1 Pour désigner un genre vécu et éprouvé en dehors du schéma masculin/féminin, il existe de nombreuses étiquettes-neutre ou neutrois, agenre, genderqueer/genderfluid (souvent en anglais-détail qui ne passera pas inaperçu dans les contributions qui suivent), androgyne, et bien d'autres. Sans vouloir niveler ces différences, nous avons privilégié « non-binaire » aussi bien comme terme générique qui englobe les mots mentionnés ci-dessus, que par souci d'économie, et par stratégie puisque c'est le terme le plus susceptible d'être reconnu par un grand public. 2 Artiste trans et bilingue d'origine québécoise, Sophie Labelle est la plus connue pour ses bandes dessinées publiées en ligne : Assignée garçon, et la version en anglais Assigned Male. 3 Sophie Labelle, Assignée garçon. Planche 118. 4 On peut reconnaître, parmi de nombreux groupes culturels traditionnellement non-binaires-ou de troisièmes genre surtout dans d'autres cultures non-européennes-les Hijras en Asie du Sud (Bangladesh, Bhutan, Inde, Népal, Pakistan, Sri Lanka), les Bissus d'Indonésie, les Fa'afa

Devenir non-binaire en français contemporain Vinay Swamy, Louisa Mackenzie To cite this version: Vinay Swamy, Louisa Mackenzie. Devenir non-binaire en français contemporain. Le Manuscrit, 2022, Genre(s) et création, 9782304052428. ฀hal-03562909฀ HAL Id: hal-03562909 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03562909 Submitted on 9 Feb 2022 L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Copyright Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie accrue. Alors que le singulier « they » a gagné la faveur de nombreuses personnes dans les espaces anglophones, les personnes francophones non-binaires ont dû faire face à d’autres défis concernant la langue et la syntaxe, étant donnée volume collectif examine les tentatives récentes visant à mettre équitables, inclusives et expansives au sein des espaces linguistiques, culturels et pédagogiques francophones. De ce Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Devenir non-binaire en français contemporain GENRE(S) ET CRÉATION Devenir non-binaire en français contemporain Dans la même collection Fictions documentées, Amarie Petitjean, 2020 Le Féminin chez J.-M.G Le Clézio, Christelle Sohy, 2010 Noirs secrets, Christiane Chaulet Achour, 2009 Féminité et expression de soi, Brigitte Riéra, 2008 Le corps à l’œuvre, Sylvie Brodziak, 2007 Pères en textes - Médias et Littérature, Christiane Chaulet Achour, 2006 Frontières des genres, Christiane Chaulet Achour, 2006 Conte et narration au féminin, Christiane Chaulet Achour, 2005 ISBN 978-2-304-05242-8 © janvier 2022 sous la Direction De vinay swamy et louisa mackenzie Devenir non-binaire en français contemporain Collection Genre(s) et création Éditions Le Manuscrit Paris La collection Genre(s) et création À l’heure du combat pour la reconnaissance du droit à l’autodétermination de l’identité de genre, la création, sous toutes ses formes, demeure le lieu privilégié pour la révéler et l’affirmer. Qu’elle soit littéraire, artistique ou scientifique, il s’agit de questionner, de déconstruire, de subvertir les classifications sociales et culturelles du féminin et du masculin fabriquées par le système sexe/ genre binaire et normatif. Cette collection se propose d’une part de publier en langue française des ouvrages théoriques fondamentaux pour la réflexion, d’autre part de faire connaître des travaux de recherche susceptibles d’enrichir les savoirs et de dynamiser les pratiques. vii Sommaire Avant-propos Karine Espineira xiii Introduction Vinay Swamy et Louisa Mackenzie 1 1. « Le masculin l’emporte » : stratégies linguistiques et politiques de genre dans les associations LGBT+ en France Flora Bolter 21 2. Briser le silence, occuper l’absence : transféminismes francophones et (in)justices épistémiques Alexandre Baril 45 3. « Faut-il choisir ? » : non-binarité et transidentité dans les cours de langue française Blase A. Provitola 73 ix Devenir non-binaire en français contemporain 4. Réflexions transnationales sur la corporéité des pronoms non-binaires Logan Natalie O’Laughlin 103 5. Variation interculturelle de la perception du spectre masculin-féminin : indexation française et américaine de la voix genrée Maria Candea et LeAnn Brown 127 6. Par-delà la pensée binaire franco-américaine sur le genre non-binaire Louisa Mackenzie 155 7. Un déclic Gestalt pour la langue française : arguments pour un genre non-binaire. Vinay Swamy 187 8. Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz Louisa Mackenzie et Vinay Swamy 221 Glossaire Remerciements La publication de ce volume n’aurait pas été possible sans la bienveillance et le soutien de plusieurs personnes et institutions. Notre reconnaissance profonde va à Simona Crippa d’avoir présenté ce projet au comité scientifique des Éditions Le Manuscrit, et à Sylvie Brodziak et ses collègues pour avoir reconnu la pertinence du sujet, ce qui nous a permis de le publier sous sa présente forme. Notre gratitude va aussi à Domitille Carlier et à Clarisse Faganello des Éditions Le Manuscrit pour nous avoir accompagné·es tout au long de la préparation à la publication du manuscrit, et à Alexis Amen pour avoir conçu la couverture pour ce livre. Les chapitres 2, 4, 5, 7 et 8 ont été publiés dans une version antérieure en 2019 dans H-France Salon (n° 11, 14). Nous tenons à remercier les éditeurs de H-France, David Kamerling, Patrick Bray et Lia Brozgal, de nous avoir donné la permission pour reprendre ce travail. Ces chapitres ont été xi Devenir non-binaire en français contemporain entièrement revus et mis à jour avant d’être traduits, le cas échéant, en français. Une partie du chapitre 2, d’Alexandre Baril, a paru en anglais en 2016 dans TSQ : Transgender Studies Quarterly, publié par Duke University Press. Nous voudrions aussi remercier Catriona LeBlanc et Églantine Morvant dont la bonne volonté et l’esprit ouvert ont tant enrichi nos échanges et nous ont permis d’établir de manière collaborative la traduction en français des textes parus dans les chapitres 2, 3, 4, 6 et 7. Les fonds établis par Gabrielle Snyder Beck à Vassar College, et ceux fournis par le doyen des humanités à l’Université du Washington ont rendu possible la traduction des chapitres rédigés en anglais. Pour ce soutien de nos universités respectives, nous sommes très reconnaissant·es. Nos remerciements sincères vont aussi à la commission franco-américaine Fulbright pour avoir accordé à Vinay Swamy le temps nécessaire pour travailler sur ce projet, et au Simpson Center for the Humanities à l’Université de Washington pour avoir accordé à Louisa Mackenzie une bourse de recherche pour l’année universitaire 2021-22. Avant tout, nous tenons à remercier nos étudiant·es, sans qui cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour. Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Décembre 2021 Avant-propos Karine Espineira Pour une généalogie de la non-binarité : « trans-former » l’utopie en réalité Il est courant d’entendre ou de lire que telle mode ou tel mouvement venu des États-Unis, influence en mal ou en bien, la culture française. Ces discours sont inscrits dans la culture politique et populaire, et entretiennent une forme de tension avec l’idée d’une spécificité culturelle française, depuis la création du ministère de la Culture confié à André Malraux en 1959, par le Premier ministre Michel Debré, sous la présidence du Général de Gaulle. On a interrogé les anglicismes en termes d’enrichissement ou de danger (Pergnier, 1989) tout en les inventoriant (Bonnaffé, 1920), questionné l’influence du cinéma américain en termes d’impérialisme et de culturalisme (Dupond, 2007 ; Bidaud, 2017 ; Conesa, 2018) ou encore pensé « l’américanisation » du monde (Boltanski, 1981 ; Bossuat, 1992 ; Kuisel, 1993, 2001 ; Sauvageau, 1999 ; Lescent-Giles, Barjot, Ferrière, 2002). On xiii Devenir non-binaire en français contemporain en oublierait presque que le cinéma français, comme « passeur culturel » et « agent d’influence » (Dubosclard, 2004), a inspiré le cinéma américain, ou encore que la French Theory est apparue dans les universités françaises dans les années 1960, avant d’investir les universités américaines grâce à Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Félix Guattari, Julia Kristeva ou encore Monique Wittig, entre autres. Ces dernières années, parmi les phénomènes qu’on pense venus des États-Unis, le genderfluid (oscillation entre masculinité et féminité), la cancel culture (culture de l’effacement) ou call out culture (culture de la dénonciation), le « wokisme » (conscience des injustices et des oppressions sur les minorités). Dans les médias généraux, tous ces mouvements, courants ou phénomènes, donnent lieu à des débats sur leurs bienfaits ou leurs dérives. La non-binarité ne semble pas connaître le même sort, pour l’instant du moins, en l’état de nos connaissances1. Que des professeur·es états-unien·nes2 enseignant la langue française et les cultures francophones, s’intéressent à nous, pays traversé par un certain complexe (« c’est mieux ailleurs » ou « on est toujours en retard sur les USA ») et par une certaine arrogance (« l’exception culturelle française »), montre à quel point un phénomène est à la fois individuel et collectif, général et spécifique, et que, de fait, il n’y a pas de porte-drapeau ni de meneur quand les idées dépassent les frontières réelles et symboliques. Si la terminologie non-binaire est récente, doit-on dater l’émergence des personnes et cultures non-binaires en conséquence, et de fait, l’appréhender comme un phénomène 1 La polémique déclenchée par l’inclusion, dans l’édition en ligne du dictionnaire Le Robert, de « iel » et quelques variantes, s’est produite trop tard dans l’édition de ce texte pour en parler ici. 2 C’est l’occasion de remercier chaleureusement Louisa Mackenzie et Vinay Swamy. xiv Avant-propos générationnel et concernant uniquement la génération Z (personnes nées entre 1997 et 2010) ? Pour donner une perspective à ce questionnement, on peut se référer à la chercheure indépendante transféministe non-binaire MaudYeuse Thomas, qui met à mal ce postulat, selon nous formulé trop hâtivement par des sociologues dans les médias généraux et communautaires, dans le contexte francophone. Entre 2005 et 2007, Maud-Yeuse Thomas étend le paradigme trans, le plus souvent cantonné à des perspectives médicales et juridiques. Dans une communication intitulée « La société binaire en question » donnée au colloque international Les LGBTI : Évolution des représentations sociales et révolutions culturelles3, elle interroge la société binaire et fait usage du terme « intergenre », non pas pour se placer dans un « 3e genre », mais pour déborder le système binaire d’identification de genre, inapte en l’état, à traduire son vécu et ses expériences de vie. Au-delà de cet exemple, il existe probablement d’autres réflexions et pensées susceptibles de s’inscrire dans une généalogie de la non-binarité. La pertinence de cette généalogie s’affirme d’ailleurs avec des études récentes sur la non-binarité, menées par de jeunes chercheur·es parfois trans et/ou-binaires, dont Luciole Cantournet, avec un travail intitulé La non-binarité au prisme des trans studies (2021)4. L’enquête de Bianca D.M. Wilson et d’Ilan H. Meyer (William Institute, au sein de la faculté de Droit de l’Université de Californie à Los Angeles)5, estime qu’aux États-Unis, sur 3 Dans le cadre des Universités d’été euroméditerranéennes des homosexualités (UEEH), 2007. 4 Il s’agit de l’une de mes étudiantes, qui a proposé cette étude dans un mémoire du master 1 Études de genre, Université Paris 8. Ayant dirigé ce travail, en partie inédit, il me semble important de lui attribuer l’idée de cette généalogie. 5 Le Williams Institute est un centre de recherche sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et les politiques publiques. Il se donne pour xv Devenir non-binaire en français contemporain une population de 328 millions, environ 1,2 million seraient des personnes non-binaires. L’enquête a notamment intégré la génération X (personnes nées entre 1965 et 1980) et une partie des baby-boomers (personnes nées entre 1946 et 1965). En considérant la tranche d’âge des 52-59 ans, on relativise à nouveau l’idée que la non-binarité ne concernerait que la génération Z. La question « qu’est-ce que le genre quand il n’est ni exclusivement masculin ni exclusivement féminin ? », ne suffit plus pour nommer et décrire les personnes non-binaires, qui ne sont pas apparues soudainement. Le vécu non-binaire a aussi une histoire qui dépasse l’émergence des terminologies, à l’image de l’expérience de vie trans qu’on ne peut se contenter d’expliquer par les progrès de la médecine. Les travaux du médiéviste Clovis Maillet (2020) et de l’historienne Gabrielle Houbre (2012) démontrent que, sans tomber dans le piège des anachronismes, des vécus transgenres existent depuis des siècles suivant des conditions sociohistoriques données. Les « franchissements de genre » (Thomas, 2014) ne peuvent donc se réduire aux opérations de Lili Elbe en 1930 ou de Christine Jorgensen en 1953 ni aux transitions « homme vers femme ». Comment nommer l’entre-deux, le mélange des deux ou aucun des deux, sinon en engageant une entreprise de déconstruction de la cisnormativité (Bauer & al., 2009), et plus précisément de l’idée que toutes les personnes sont cis (Buijs, 19956 ; Schilt et Westbrook, 2009 ; Enke, 2012 ; Aultman, 2014) ? Est-ce que toutes les personnes deviennent uniquement hétérosexuelles ? La réponse est négative bien objectif de veiller « à ce que les faits – et non les stéréotypes – éclairent les lois, les politiques et les décisions judiciaires qui touchent la communauté LGBT ». 6 Communément, le terme est attribué au hollandais Carl Buijs, sur un fil d’échanges (newsgroup). Voir par exemple : https://bit.ly/3DeOrMp. xvi Avant-propos entendu. Il en va de même, pour la réponse à la question : est-ce que tous les mâles et toutes les femelles deviennent inéluctablement et irrémédiablement des garçons et des filles, des hommes et des femmes ? Les questions non-binaires entretiennent des liens avec les questions trans, mais pour autant, on ne peut les confondre au risque de plier les unes aux autres. Patricia Porchat indique qu’avec le terme non-binaire il ne s’agit pas « de considérer une transition d’un sexe vers un autre » (Porchat, 2020, 123), mais plutôt « l’idée d’un cheminement identitaire vers un genre alternatif au genre assigné à la naissance » (Poirier et al., 2019, 2)7. De son côté, Maud-Yeuse Thomas questionne la définition que l’on retrouve couramment sur Internet, se résumant à un « ni exclusivement masculin ni exclusivement féminin », estimant que l’on entérine alors « un fait, phénomène ou processus dans un jeu négatif à somme nulle : ni-ni »8. Elle pose la question du risque du cantonnement de la non-binarité à un artefact linguistique socialement construit, pour les « contre » (les détracteurs), sur l’idée d’un échec à être exclusivement dans le masculin ou exclusivement dans le féminin. À sa suite, posons la question : « que sont les masculinités et les féminités vues de l’espace non-binaire ? » Afin de mettre l’accent non pas sur l’exclusivité (être exclusivement l’un ou l’une), mais plutôt sur la mise à distance de cet « autre genre » ou cet espace « hors du genre », qui ne sont ni un échec, ni un arrachement, ni un opposé, ni une idée folle, ni un effet de vogue ou de mode. 7 Cités par Patricia Porchat (2020). 8 Propos recueillis dans un entretien informel courant août 2021, dans le cadre de deux projets. Celui de cet avant-propos et d’une co-écriture d’un ouvrage à paraître aux éditions du Cavalier Bleu en 2022, ouvrage consacré aux idées reçues sur la transidentité et comportant plusieurs parties sur la non-binarité. xvii Devenir non-binaire en français contemporain Maud-Yeuse Thomas indique qu’à coups d’hypothèses et d’hyperfocales, on risque de ne plus appréhender que des microphénomènes des questions TNBI+9, réduits à des questions d’individus, perçus comme contestataires, perplexes ou perdus, éveillés ou délirants, etc. Ne risquet-on pas de passer à côté des phénomènes sociaux, des questions sociales ? Pour illustrer cette idée, rappelons les mots du psychologue-clinicien Tom Reucher : « La théorie psychanalytique pense que la transsexualité est une question individuelle et intérieure – ignorant donc les groupes et mouvements politiques trans » (Reucher, 2005, 161). Ramené à l’individu, sans héritage et donc sans mémoire et sans outil, s’institue le « point zéro » où chacun·e est amené·e à penser être le point de départ de « quelque chose d’impensé » dans l’histoire d’une transgression (parfois infantilisée : « l’effet de mode », « ça va passer ») de la société patriarcale. Les attaques contre les personnes trans et non-binaires10, comportent aussi des voix en faveur des mutilations sur les enfants intersexes. On attribue aux TNBI+ les dégâts générés par la mondialisation et les régimes ultra-libéralistes en les accusant de mettre à mal les repères identitaires dont la civilisation ne pourrait se passer. C’est oublier que les TNBI+ sont aussi parties prenantes contre les effets du néolibéralisme, 9 Maud-Yeuse Thomas propose cet acronyme TNBI+ (trans-nonbinaire-intersexe et au-delà) pour redéfinir un agrégat politique et ontologique centré sur les questions de genre. L’insertion du I dans l’acronyme, n’efface pas les spécificités de l’intersexuation et ne doit pas être considérée comme une assimilation, mais plutôt comme une marque de solidarité. 10 On retrouve des actions et rhétoriques « anti-tnbi+ » dans des tribunes dans les médias, dans la constitution d’organismes et de guérillas sur les réseaux sociaux, aussi bien en France qu’aux États-Unis, qu’en Argentine, au Canada, ou encore en Espagne, entre autres pays. Dans un sondage international récent mené par YouGov dans 8 pays, la France s’impose comme l’état le moins tolérant face aux questions LGBT+ (voir Neonmag.fr : https://bit.ly/2WZPUXE). xviii Avant-propos des dégâts de l’activité humaine sur la planète, etc., car ces générations sont souvent engagées sur plusieurs sujets. Pour les tenants d’un ordre moral et d’un ordre des genres, plutôt que de suivre une analyse des déconstructions (de nos modes de vie, du patriarcat, des discriminations, etc.) et envisager un nouveau point de départ, de nouvelles réflexions et de reconstructions, on préfère parler de dérives narcissiques et de déviances à la fois individuelles et sociales, dont l’usufruit (narcissique) va à celui qui « poussera toujours plus loin la négation du donné naturel et culturel » (Levet, 2014, 84). La non-binarité et les personnes non-binaires, militantes ou non, proposent donc des vécus différents auxquels correspondent aussi une grande créativité lexicale et des formes pronominales, dont les sciences sociales, les études de genre et les études transgenres11, entre autres, prennent la mesure. Il faut donc composer avec la langue française, qui est une « technologie de genre », pour nous appuyer/inspirer de la notion de Teresa de Lauretis ([1987] 2007), considérant que cette langue binaire utilisant deux genres grammaticaux : le masculin et le féminin, représente le genre, le produit et reproduit continuellement. La célèbre règle grammaticale aux accents de norme et de maxime (une règle morale) : « le féminin l’emporte toujours sur le masculin », a décidément la peau dure. Dans l’article « Binarité du genre grammatical – binarité des écritures ? », Daniel Elmiger écrit : « Autrefois, c’étaient d’abord les femmes qui dénonçaient un excès de marques au masculin ; aujourd’hui, ce sont d’autres groupes (personnes trans*, intersexes, etc.) qui remettent en question plus fondamentalement la dimension binaire du système des 11 Les trans studies francophones sont émergentes, mais donnent lieu à des confusions sur lesquelles je reviens dans de nombreux travaux, certains sont référencés en bibliographie. xix Devenir non-binaire en français contemporain genres » (2017, en ligne). La langue est « un outil de médiation non-neutre entre représentations, formes linguistiques et société » (Chetcuti & Greco, 2012, 11) et le théâtre de glissements du lexique médiatique (Espineira, 2015), qui sont des illustrations des tensions entre les mots et discours de ceux·celles qui nomment et des mots et discours de ceux·celles qui sont nommé·es au fil des constructions culturelles et des luttes pour l’égalité des droits. Pour ainsi dire, rien de plus normal que différents groupes investissent « la face cachée du genre » (Chetcuti & Greco, 2012) pour « atteindre l’utopie que le français inclusif ne fait pour l’instant que pointer du doigt : une langue sans hiérarchie entre les représentations symboliques et sociales qui sont associées aux genres grammaticaux » (Alpheratz, 2019, 19). Dans le même temps, les résistances à l’écriture inclusive comme à une réforme grammaticale s’affirment toujours davantage. Le 26 octobre 2017, l’Académie française, institution créée en 1634 (officialisée en 1635 par le cardinal de Richelieu), définit la langue française par l’élaboration de son dictionnaire et fixe [ou « fige » ?] l’usage du français, publie une déclaration concernant « l’écriture dite “inclusive” ». À l’unanimité, « les immortels » s’opposent à la diffusion de « l’écriture inclusive » et surtout à ce qu’elle devienne une norme. Au-delà des bancs de l’Académie française, les arguments convoqués sont souvent les mêmes : prolifération des marques orthographiques, nouvelles syntaxes, langue inutilement complexifiée, illisibilité, inapprentissable ou encore incompréhension des objectifs poursuivis par des militant·es. L’institution, qui se veut garante de la codification des évolutions et innovations de la langue, se dit moins préoccupée par la norme que par l’avenir. On parle même d’un « péril mortel » pour la langue française que l’on va jusqu’à placer sur l’échiquier d’une concurrence culturelle, puisqu’accepter cette évolution serait contre-productif et xx Avant-propos seul « au bénéfice d’autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète » (academie-francaise.fr, 2017). L’année 2021 a été riche en positionnement contre l’écriture inclusive, et pour mémoire, dans le même temps, proliféraient des tribunes antitrans dans la presse. Le 4 février 2021, Le Figaro publie l’enquête « Comment l’écriture inclusive prend le pouvoir à l’université » (Claire Conruyt et Wally Bordas). Dans les grandes lignes, on indique que les syndicats, les organisations étudiantes, les militants, les enseignants, des administrations, sont autant d’acteurs de l’enseignement supérieur faisant « pression pour que cette graphie, jugée “plus inclusive” pour les femmes, devienne la norme ». On souligne une pratique ne faisant pas l’unanimité. On ne peut ne pas penser aux nombreuses attaques dont l’université française est l’objet depuis les débats sur « la théorie de genre » (depuis le début des années 2000) jusqu’aux mises en cause des approches intersectionnelles et la chasse à l’islamogauchisme12. Quelques jours plus tard, le 17 février 2021, la presse se fait cette fois l’écho de la proposition de loi de 60 députés pour interdire l’usage de l’écriture inclusive dans les documents administratifs. Par la voix du député de la majorité François Jolivet, cette écriture est qualifiée de « choix personnel et militant ». Sont mobilisés des arguments identifiés précédemment, dont celui d’une langue dont l’apprentissage serait complexifié. Par ailleurs, l’écriture inclusive n’est pas seulement renvoyée à de la militance, mais aussi à un phénomène minoritaire (« en rien majoritaire ») brouillant les messages. L’appel s’appuie sur une expertise de 12 Pour prendre la mesure de ce phénomène, je recommande fortement les captations et actes du colloque international « La savante et le politique. Défense et illustration des libertés académiques » (7-10 juin 2021), organisé par Caroline Ibos et Éric Fassin (LEGS, Université Paris 8). L’ensemble des documents sera librement disponible sur mediapart.fr. xxi Devenir non-binaire en français contemporain la dyslexie, dyspraxie et dysphasie inquiète des « difficultés supplémentaires engendrées par cette forme d’écriture ». Le troisième temps d’une histoire toujours en train de se faire, a lieu le 6 mai 2021. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale entre en scène avec autorité sur la base d’une circulaire parue au Bulletin officiel de l’éducation nationale. Il a « tranché » reprend la presse : l’écriture inclusive n’a pas lieu d’être, ni dans les pratiques d’enseignement, ni dans les documents administratifs ministériels. Sa « pratique linguistique » est interdite à l’école et le point médian reste cantonné à un débat politique, comme le souligne le linguiste Christophe Benziton, auteur de l’ouvrage Qui veut la peau du français ? et invité dans les médias à cette occasion. À la suite de beaucoup d’autres, il indique que l’écriture inclusive ou « l’écriture non-sexiste » ne doit pas être impliquée dans la question des enjeux de l’apprentissage, mais plutôt l’orthographe de la langue elle-même, qui reste figée dans sa norme écrite depuis des siècles, contrairement à la forme orale qui ne cesse d’évoluer et dont ne prend pas acte de l’évolution. Dans une interview pour le quotidien Les Échos, Caroline Paboeuf (experte linguiste) écrit « une langue doit avant tout ressembler à son pays, et non pas devenir le symbole d’un temps et d’une mentalité révolus » (2018). Dans le climat conservateur actuel, qui ne se limite pas aux questions de la langue, comment envisager que les gardiens de la langue et les politiques prennent connaissance du « système al » (pronom de genre neutre al)13 proposé par Alpheratz ? À la fois conclusion et ouverture, les propos de Marie Loison-Leruste, Gwenaëlle Perrier, Camille Noûs, dans leur introduction du dossier « Le langage inclusif est politique : une spécificité française ? » des Cahiers du Genre, nous 13 Lire Alpheratz, Grammaire du français inclusif, éditions Vent Solars, 2018. xxii Avant-propos paraissent important pour résumer les enjeux de la langue et du genre : « il est important d’éclairer les conditions politiques et sociales dans lesquelles le langage non-sexiste devient l’objet de débats publics » et elles précisent avec optimisme : « Quels que soient les pays ou les époques, les résistances à ce langage s’expriment en effet dans des contextes où la norme d’égalité des sexes progresse » (Loison-Leruste, Perrier & Noûs, 2020, 9). En attendant que langue et esprits se « défigent », les didacticiels de l’écriture inclusive, « les petits dicos » du français inclusif, les guides, etc., sont nécessaires pour peser sur le langage et défaire ses dimensions sexistes, tout comme pour créer des espaces lexicaux, sémantiques et de représentations aux personnes non-binaires, entre autres, afin de refléter la diversité des vécus et des expériences de vie. Références citées alpheratz, 2018. « Français inclusif : conceptualisation et analyse linguistique », SHS Web of Conferences, n° 46. DOI : 10.1051/shsconf/20184613003. aultman B. Lee, 2014. « Cisgender », Transgender Studies Quarterly, 1, n°1, 1-2, p. 61-62. biDauD, Anne-Marie, 2017. Hollywood et le rêve américain – Cinéma et idéologie aux États-Unis, Paris, Armand-Colin. boltanski, Luc, 1981. « America, America... Le Plan Marshall et l’importation du “management” », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, p. 19-41. bonnaffé, Édouard, 1920. 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Introduction Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Comment dit-on « they » en français ? Au cours des dernières années, nos étudiant·es américain·es, anglophones et inscrit·es dans les cours de français à l’université ont commencé à poser cette question apparemment simple. Une question qui ne se réfère pourtant pas au sujet pluriel à la troisième personne, mais plutôt – suivant l’usage de plus en plus courant, surtout dans les cercles universitaires et/ou militants, aux État-Unis et ailleurs dans le monde anglophone – au pronom singulier à la troisième personne qui désigne un sujet non-binaire1. Toutefois, le défi en français est clair : la nature rigoureusement bigenrée de la grammaire 1 Pour désigner un genre vécu et éprouvé en dehors du schéma masculin/féminin, il existe de nombreuses étiquettes – neutre ou neutrois, agenre, genderqueer/genderfluid (souvent en anglais – détail qui ne passera pas inaperçu dans les contributions qui suivent), androgyne, et bien d’autres. Sans vouloir niveler ces différences, nous avons privilégié « non-binaire » aussi bien comme terme générique qui englobe les mots mentionnés ci-dessus, que par souci d’économie, et par stratégie puisque c’est le terme le plus susceptible d’être reconnu par un grand public. 1 Devenir non-binaire en français contemporain française moderne semble rendre littéralement inexprimable le genre en dehors du binaire, et c’est ce que la plupart des professeurs expliquent à leurs étudiant·es. Ainsi, comme le dit de façon humoristique Sophie Labelle2, parler en français, c’est se genrer soi-même ainsi que « chaque objet dans la pièce, et tout le monde dans un rayon de vingt kilomètres »3. En cherchant à répondre à ce qui s’était présenté, de prime abord, comme une question de langue (il s’agissait tout simplement de traduire « they »), nous nous sommes vite trouvé·es confronté·es à d’autres enjeux de grande envergure, d’ordre culturel et politique. Autrement dit, le fait qu’il n’y ait pas de réponse toute faite à cette question de la traduction révèle nécessairement d’autres pistes d’enquête. Les innovations linguistiques comptent, bien sûr, et font partie intégrante de notre projet. Mais elles sont loin d’en être le point de mire. Une exploration des expressions et des revendications non-binaires dans ces multiples registres nous a conduit·es à mener à terme plusieurs itérations du projet décrites plus loin, dont ce livre, Devenir non-binaire en français contemporain constitue le développement le plus récent. S’est ajoutée à la première, pour devenir la pierre angulaire du projet, la question suivante : comment les personnes non-binaires francophones pensent-elles, viventelles, expriment-elles leur genre ? Notre point de départ est ontologique : les personnes non-binaires existent, depuis longtemps, et vivent dans plusieurs espaces géographiques et culturels4. Leur existence précède les formations identitaires 2 Artiste trans et bilingue d’origine québécoise, Sophie Labelle est la plus connue pour ses bandes dessinées publiées en ligne : Assignée garçon, et la version en anglais Assigned Male. 3 Sophie Labelle, Assignée garçon. Planche 118. 4 On peut reconnaître, parmi de nombreux groupes culturels traditionnellement non-binaires – ou de troisièmes genre surtout dans d’autres cultures non-européennes – les Hijras en Asie du Sud (Bangladesh, Bhutan, Inde, Népal, Pakistan, Sri Lanka), les Bissus d’Indonésie, les Fa’afa- 2 Introduction contemporaines qui, vues de l’extérieur, semblent être une mode, en l’occurrence une mode américaine. Or, quand on se met à l’écoute des personnes non-binaires, on comprend que leur genre leur est essentiel, avec toutes les résonances de ce mot, et qu’iels5 ne font que trouver dans la culture nonbinaire émergente des possibilités rétroactives d’expression (« j’ai toujours été non-binaire, mais ce n’est que récemment que je l’ai reconnu »). Un important travail de la part d’historien·nes commence à démontrer que ce que nous appellerions aujourd’hui un trouble, ou un non-conformisme dans le genre, a toujours été connu, sous d’autres noms bien sûr : Clovis Maillet (2020) par exemple voit dans le régime de genre médiéval européen une « non-binarité binaire » ou une fluidité de genre ; un ouvrage paru récemment sur le genre des hagiographies évoque à plusieurs reprises la nonbinarité (Spencer-Hall et Gutt, 2021), pour ne pas parler de nombreuses recherches sur les figures de l’androgyne ou de l’hermaphrodite (Closson et al., 2013). Des autrices telles que Monique Wittig (1973), Anne Garréta (1986) et autres, ont exploré la gamme du genre dans leurs projets littéraires, et Thierry Hoquet, ayant déjà proposé le pronom ille en 2011, ajoute un sérieux poids biophilosophique à la question du genre non-binaire (2016). fines de Polynésie ou bien les personnes autochtones d’Amérique du Nord, dites bispirituelles (two-spirit). 5 Dans ce volume, nous adoptons en règle générale l’écriture inclusive binaire ; cependant par moments les lectaires avertiz remarqueront des formes grammaticales alternatives qui sont des formes proposées ou en usage chez les personnes non-binaires. En novembre 2021, à l’heure de la correction des épreuves de ce texte, les Éditions Le Robert ont inclus pour la première fois dans leur dictionnaire en ligne une définition du terme iel, citant l’usage en croissance (quoique toujours rare) ; cette reconnaissance a déclenché une polémique en France. Voir la définition au site suivant : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel. Pour une analyse de ce débat à droite et à gauche, voir entre autres, les articles parus dans Le Figaro (Develey et al, 2021) et dans Libération (Moysan 2021). 3 Devenir non-binaire en français contemporain Si elle a toujours existé, mutatis mutandis, la non-binarité semble plus que jamais à l’ordre du jour (Müller, 2020). Désormais, même les médias grand public en Europe francophone (Belgique, France, Suisse) et au Canada couvrent – surtout sur leurs plateformes en ligne – le point de vue des individus non-binaires pour révéler les défis auxquels ces personnes sont confrontées (Quentel, 2018), même si leurs explications restent parfois ancrées, comme le fait remarquer le collectif non-binaire, dans un cadre de compréhension binaire, « entre confusions majeures et irrespect » (CNB, 2021). Karine Espineira, dans son avantpropos à ce volume, fait remarquer que cette visibilité s’ajoute à la longue histoire du militantisme trans sans s’y opposer : le neutre, le non-binaire, l’agenre etc. n’invalident pas le devenir des personnes trans dites « binaires », mais s’y ajoutent en tant qu’autre genre tout aussi valable. Pour exprimer ce genre, malgré les contraintes linguistiques imposées par la grammaire et la binarité de la langue – et peut-être même à cause d’elles –, depuis quelques années, les personnes nonbinaires francophones confrontent le défi de la visibilité de manière créative. Certaines d’entre elles ont commencé à adopter des néo-pronoms tels que iel, al, ul ou ille dans des espaces trans-positifs et même au-delà. Iels emploient les outils culturels, sociaux et linguistiques à leur disposition afin de concevoir et d’exprimer leurs genres, et pour revendiquer une certaine visibilité jusqu’à présent occultée par les normes sociales. Ces expressions prennent une grande variété de formes : des interventions savantes et linguistiques aux artefacts littéraires ; des bandes dessinées sur le Web aux blogs analytiques ; des communautés activistes aux documentaires et à d’autres interventions médiatiques. Il suffit de se pencher sur ces espaces publics émergents – virtuels ou réels – pour observer ce discours débattu, sinon déjà adopté, et pour assister à une mutation profonde en cours de l’expression francophone vers la possibilité d’une reconnaissance et 4 Introduction légitimité des identités non-binaires. Ainsi visons-nous à décrire et à analyser un processus social de formation et d’affirmation identitaire qui est déjà en cours, et à fournir à notre public une gamme diverse d’idées, de perspectives et de ressources qui pourraient être utiles dans les espaces anglophones et francophones, et entre les deux. Les voies de « légitimation » des identités non-binaires s’étendent très vite au-delà des simples questions linguistiques pour révéler des enjeux plus profonds sur la construction et sur la légitimité de l’identité francophone non-binaire : enjeux à la fois contestés et traçables dans la culture populaire tout comme dans le champ académique. Ces développements sont certes liés à la non-binarité anglophone, ce qui rend impératif que toute considération de ces questions en contexte francophone soit consciente de ces éléments comparatifs et transnationaux. Toutefois, les déclinaisons de la revendication promue par ses adeptes en français restent immanentes et spécifiques à la culture et à la politique française ; ainsi nous a-t-il semblé important, après avoir publié en anglais sur le sujet, non seulement de présenter le projet directement à un lectorat français, mais aussi, par moments, de le repenser. Nous ne visons pas une voix « authentiquement » française ni anglaise d’ailleurs ; telle n’est pas notre vision de l’échange intellectuel. Nous ne voulons pas non plus consolider le cadre oppositionnel qui consisterait à toujours chercher ce qui sépare les sphères anglophone et francophone, préférant une vision plus hybride des rapports transatlantiques. Notre projet propose ainsi un modeste contrepoids conceptuel à celui, plus abstrait et ambitieux, d’Éric Marty (2021) qui met en contraste la théorie de genre avec ce qu’il appelle, en anglais dans le texte, le gender, qui reste pour lui une « invention américaine » d’ailleurs « intraduisible » en français (12). Les propos de Marty nous interpellent d’autant plus qu’il accorde un rôle important au « Neutre », articulé comme une sorte 5 Devenir non-binaire en français contemporain de « silence du genre » (32), une façon de penser au-delà de la binarité, une figure conceptuelle ; mais le neutre n’est pas chez Marty un genre vécu sauf, peut-être, en ce qu’il trouble le devenir des personnes trans (496). Par contre, nous nous intéresserons ici aux identités vécues des personnes qui se disent non-binaires en français : pour nous, le neutre est un genre vécu. Nous restons sensibles au risque que nous courons d’être rejeté·es comme étant nous-mêmes des avatars du gender, pragmatiques et militant·es avant tout. Il est vrai que le présent ouvrage trouve sa genèse dans un contexte anglophone et que nous nous intéressons au vécu matériel des personnes trans et non-binaires (souci partagé quand même par bien des francophones !) Or, nous avons comme objectif de respecter, de souligner et d’analyser aussi bien les différences et les divergences que les confluences interculturelles. Ainsi, si nous ne privilégions pas une pensée analogique qui chercherait simplement des « équivalents » en français d’un discours d’ores et déjà établi en anglais, nous indiquerons aussi et parfois des convergences, des moments où une personne francophone pourrait se reconnaître dans les discours non-binaires anglais, et vice-versa ; nous avons pour but de mettre en relief plutôt les espaces hybrides entre langues, cultures vécues, et traditions intellectuelles. Force est de constater que le point de départ du projet lui-même était une tentative de troubler la proposition qu’il existe de simples équivalents en français des pronoms nonbinaires anglais, et que cette tentative elle-même répondait à un moment culturel assez particulier aux États-Unis. Tout a commencé pour nous en 2015, à un moment où la transition dramatique et très publique de la star de télé-réalité Caitlyn Jenner captivait les médias états-uniens, et la législature de l’État du Tennessee débattait formellement de la possibilité de restreindre le financement de ses universités publiques 6 Introduction qui permettaient aux étudiant·es de choisir des pronoms neutres (Somaiya, 2015 ; Tamburin, 2015). Dans ce contexte de visibilité trans accrue6, les étudiant·es de Vassar College ont fait une demande apparemment simple au département d’études françaises et francophones : iels voulaient la possibilité d’assumer les équivalents français de « they », « them » et « theirs », les trois pronoms à la troisième personne, alternatives les plus populaires au singulier pour les pronoms conventionnels « she », « him/her » et « his/hers ». Bien que les professeur·es du département aient été favorables à la demande, la nature bigenrée de la langue française (masculine ou féminine uniquement) a rendu impossible de fournir une réponse facile, sans adopter de nouveaux pronoms (tels qu’iel, yel, al, ul ou ille), avec tous les changements grammaticaux associés. Outre ce défi, nous étions également confrontés à la question de notre propre autorité à changer le français, car cette langue est, tout simplement, notre objet d’étude. S’ajoutaient à cette question les considérations pratiques de pédagogie : tous·tes les étudiant·es devraient-iels apprendre les néo-pronoms ? Que se passerait-il lorsqu’iels étudiaient à l’étranger dans des contextes francophones ? En 2018, à l’initiative de Vinay Swamy, le département d’études françaises et francophones de Vassar Collège a parrainé un symposium de deux jours au cours duquel étudiant·es, militant·es, chercheur·es et artistes se sont réuni·es pour réfléchir à ces questions d’expression non-binaire en français surtout dans les domaines pédagogiques et culturels. L’événement a été bien reçu par les étudiant·es et les professeur·es de plusieurs universités du Nord-Est des États-Unis, ce qui nous a poussé·es à fonder un forum de discussion en ligne regroupant les ressources pédagogiques pour les professeur·es de la langue française aux États-Unis. En outre, 6 Nous n’opposons pas trans et non-binaire, tout en reconnaissant que ces deux groupes ont plus de convergences que de divergences dans leurs revendications sociales, malgré les tensions possibles entre eux. 7 Devenir non-binaire en français contemporain le symposium a porté ses fruits en nous permettant de publier en ligne Legitimizing iel ?, un numéro spécial de H-France Salon, comme deuxième avatar de notre collaboration7. Tout en se basant sur cette dernière itération en anglais, Devenir non-binaire renouvelle les approches développées dans les versions antécédentes pour offrir un nouveau regard sur les questions non-binaires. De ce fait, il a comme objectif principal de donner accès à un public francophone des propos jusqu’à présent inédits dans la langue française. Il comprend sept contributions dont trois entièrement nouvelles, et d’autres mises à jour par leurs autaires. Chaque contribution met en avant différents enjeux – linguistiques, culturels, voire politiques – des revendications des personnes trans et nonbinaires. Finalement, pour compléter ce volume, li linguiste et autaire Alpheratz8 a accepté de répondre à des questions dans un entretien écrit, ce qui met en avant les réflexions d’une personne non-binaire francophone engagée à la fois dans la création culturelle et linguistique. Une partie de notre lectorat verra des parallèles entre ces conversations et les débats autour de l’écriture inclusive9. Afin 7 H-France Salon no 11, 14 juillet 2019. Aux USA, dans le cadre d’une réflexion sur la pédagogie du FLE en particulier, les travaux de Kris Knisely offrent de nombreuses stratégies d’enseignement inclusives en français. En plus de ses publications dans les revues scientifiques, Knisely met à disposition au public intéressé de nombreuses ressources sur son site Web, https://www.krisknisely.com. 8 Sur son site et sous la rubrique « Linguistique », Alpheratz propose un système inclusif et neutre avec de différents néologismes, y compris autaire, et l’article défini « li ». https://www.alpheratz.fr/. 9 Comme l’explique Vinay Swamy dans son chapitre dans ce volume, l’écriture inclusive fait polémique depuis 2017, surtout en France, il s’agit d’un mouvement féministe pour la réforme de la langue française qui prône la féminisation explicite comme correctif à une surmasculinisation introduite en français moderne depuis le xviiie siècle. Cette forme d’écriture insiste sur la féminisation des professions (cheffe, professeure, autrice), l’inclusion des mots épicènes (qui ne changent pas de forme selon 8 Introduction d’embrasser, socialement et linguistiquement, les identités de genre ni masculines ni féminines, le langage non-binaire fait appel aussi, à certains égards, à une extension des principes de l’écriture inclusive. Certes, le français inclusif non-binaire soulève la question de savoir comment la langue reflète et crée la réalité sociale, tout comme les partisan·es de l’écriture inclusive pensent que la préférence grammaticale pour le masculin dans une langue bigenre a des conséquences réelles pour les individus de sexe féminin dans la société française. Plusieurs de nos contributions abordent les comparaisons et les contrastes entre l’écriture inclusive et le langage non-binaire. Il est important de garder à l’esprit l’extraordinaire pouvoir socioculturel du modèle prescriptif de la linguistique dans le monde francophone, et le statut particulier de l’Académie française. La première réponse de l’Académie du 26 octobre 2017 à « l’écriture dite “inclusive” » indiquait clairement qu’elle considérait toute refonte du genre grammatical au nom du changement social comme un « péril mortel » pour la langue (Académie française, 2017). Néanmoins, l’institution a par la suite voté pour adopter la féminisation des titres et des professions le 28 février 2019. Dans cette optique, il est clair que la lutte pour étendre l’inclusion au-delà du binaire sera confrontée à des défis institutionnels encore plus difficiles. Bon nombre des réponses hostiles au projet non-binaire d’Alpheratz pour une grammaire inclusive du genre ainsi que la polémique déclenchée par la récente entrée des néo-pronoms dans Le Petit Robert en ligne, donnent une idée de la résistance enracinée que rencontrerait une telle démarche. Si la légitimation institutionnelle n’est pas nécessairement l’objectif de toutes les personnes francophones le genre des individus désignés comme « les personnes », ou « les élèves ») et aussi sur les signes pour signaler toute hétérogénéité (binaire, pour la plupart), dans la composition de sujets pluriels mixtes (par exemple au lieu d’écrire « les étudiants », l’on préfère « les étudiants et les étudiantes », ou « les étudiant·es » pour faire court la double flexion qui se lirait toujours à l’oral avec la conjonction « et »). Pour plus de détails, voir le Manuel d’écriture inclusive de Raphaël Haddad (2019). 9 Devenir non-binaire en français contemporain non-binaires, celles qui souhaiteraient au moins voir une reconnaissance formelle d’une option de pronom non-binaire doivent réfléchir tactiquement à la manière de procéder. À la lumière de ces évolutions, les contributions de cet ouvrage se penchent sur divers aspects liés aux débats politiques et culturels évoqués par la perspective d’une reconnaissance linguistique des identités non-conformes de genre de part et d’autre de l’océan Atlantique afin de développer, nuancer et enrichir notre compréhension des enjeux. Si les essais rassemblés ici soulèvent plus de questions qu’ils n’en résolvent, c’est par dessein ; la « légitimation » sousentendue dans le mot « devenir » du titre est à la fois ironique et interrogative, marquant une distance critique, quoique troublée, par rapport aux implications conventionnelles. Toutefois, la légitimité n’est pas tant un état stable qu’un « devenir », comme le reconnaissent les Deleuziens parmi nous, un processus contesté plutôt qu’un résultat atteint. En français et en anglais, et particulièrement entre les deux, les contributions à ce livre collectif tracent diversement le devenir-légitime de l’inclusivité de genre au-delà du binaire et au-delà de l’écriture inclusive. Il nous incombe à chacun·e de reconnaître le pouvoir constitutif qu’ont les discours publics et les institutions sociales sur la confiance et le bien-être matériel des individus, quel que soit le rapport perçu entre ces individus et les processus d’identification sociopolitique. Ainsi, alors que les contributions à ce volume soutiennent diversement une acceptation sociale plus large du langage non-binaire, elles le font avec la conscience que de tels changements linguistiques comportent leurs propres risques de hiérarchisation. Alors que les politiques queer et de genre ont reçu, de manière générale, une attention bien méritée dans les espaces académiques francophones, moins d’attention a été accordée aux effets des limitations linguistiques d’une langue comme 10 Introduction le français sur la politique du discours queer10. Contrairement à l’expérience anglophone américaine, le manque de pronoms non-binaires similaires répandus en France peut éventuellement être attribué en partie au rôle important que joue la langue dans la formation de l’identité républicaine française. Ainsi, les essais de ce volume exploreront dans quelle mesure la préférence linguistique hégémonique pour le genre masculin, et l’attachement linguistique aux structures grammaticales binaires du genre, ont pesé sur les intérêts variés de la communauté trans et non-binaire francophone dans la promotion du choix des pronoms en particulier, et l’inclusivité en général, au-delà du binaire. De plus, cela soulève la question plus large de savoir dans quelle mesure de tels outils linguistiques sont fondamentaux à la légitimation d’ un espace politique pour les membres non-binaires (et trans) au sein de la société française ou américaine. Les contributions à cette édition française représentent des explorations de ces questions qui comprennent une variété d’approches disciplinaires. Flora Bolter, dans le premier chapitre intitulé « “Le masculin l’emporte” : évolution des stratégies linguistique et politiques de genre dans les associations LGBT+ en France », présente un aperçu de la situation actuelle en France et préconise l’ouverture d’un dialogue sur l’inclusivité à la fois pour les groupes traditionnellement genrés ainsi que pour les individus non-conformes. Compte tenu du cadre linguistique rigide de la langue française, elle considère les différentes stratégies utilisées par les associations LGBTQ+ en France dans leurs tentatives de créer une langue équitable pour tout individu, 10 Des exceptions existent pourtant ; voir par exemple les contributions de Barbara Bullock (2001) ; Alexandre Duchêne & Claudine Moïse (2011) ; Marie-Emile Lorenzi (2017) et Luca Greco (2018). De même, on peut compter dans ce groupe, entre autres, les ouvrages créatifs de Monique Wittig (1973) ; Anne Garréta (1986) ; Thierry Hoquet (2011) ; Katy Barasc & Michèle Causse (2014) et Alpheratz (2015). 11 Devenir non-binaire en français contemporain quel que soit son genre. Elle conclut par des observations sur les réponses individuelles des personnes de genre nonconforme aux défis posés par la binarité linguistique française afin de dévoiler les nuances contextuelles (professionnelles, familiales, sociales, intimes) dans leurs façons de créer un espace linguistique inclusif. Dans « Briser le silence, occuper l’absence : transféminismes francophones et (in)justices épistémiques » Alexandre Baril nous fournit une réflexion à deux temps sur les enjeux linguistiques et politiques des questions trans en(tre) deux langues, et dans différents espaces institutionnels et militants. Lui-même chercheur transféministe bilingue dans un pays ayant deux langues officielles, Baril trace l’origine et le parcours de son texte traduit et retraduit en différents contextes et espaces, pour réfléchir aux différences, aux tensions, non seulement entre les langues, mais aussi entre les espaces féministes et les revendications trans. À partir du cadre offert par les études du handicap, il propose que même si les personnes trans sont souvent « accommodées » dans les espaces féministes, ces derniers demeurent toutefois « inaccessibles », car non accueillants. Il se penche sur la spécificité des politiques féministes francophones qui, même au niveau des changements linguistiques, rend visible l’exclusion des féministes de genre non-conforme ou masculin. On ne dépassera pas les tensions entre féminisme et transféminisme, selon Baril, tant qu’on n’aura pas avoué les façons dont les exclusions se reproduisent au sein des langues et des institutions. La contribution de Blase Provitola, « “Faut-il choisir ?” : non-binarité et transidentité dans les cours de langue française », offre une perspective multisituée sur l’accès et l’inclusion des personnes trans dans la salle de classe française, en France et aux États-Unis. Provitola montre le besoin urgent d’alliances des individus trans et cisgenres 12 Introduction dans les établissements d’enseignement et au-delà, et partage des stratégies spécifiques issues de sa propre pratique pédagogique qui pourraient aider à contourner les défis posés par le gouffre entre le binaire et le non-binaire. Provitola nous rappelle les conséquences réelles de l’exclusion pour les personnes transgenres, affirmant que les pronoms sont un signifiant essentiel de l’inclusion et que les meilleures pratiques concernant les pronoms et les noms doivent s’accompagner d’un engagement plus large envers la justice trans. Dans son chapitre « Réflexions transnationales sur la corporéité des pronoms non-binaires », Logan O’Laughlin réfléchit aux implications de l’imagerie corporelle utilisée pour décrire le langage. Si le langage est un corps qui peut être marqué, qu’en est-il de ces vrais corps que le langage interpelle ? Intercalant des registres académiques et personnels, O’Laughlin remet en question la frontière entre les deux et dévoile les nombreuses façons dont « le langage genré a des effets matériels incarnés », en l’occurrence sur un individu non-binaire qui navigue entre les espaces publics et privés dans plusieurs langues. Le débat sur les pronoms est à la fois matériel et sémiotique, et O’Laughlin rappelle aux lectaires les effets et les affects des pronoms sur la vie située des personnes concernées. Pour Maria Candea et LeAnn Brown, étendre un paradigme de genre au-delà des catégories binaires nécessite de nouveaux outils perceptifs, qui peuvent être implicites ou explicites. Dans leur chapitre intitulé « Variation interculturelle de la perception du spectre masculin-féminin : indexation française et américaine de la voix genrée », les deux sociolinguistes mènent une étude sur la perception de la voix humaine pour discerner la possibilité d’une reconnaissance de genre non-binaire. La production de la voix est en partie dépendante de paramètres individuels physiologiques comme l’appareil phonatoire humain ne 13 Devenir non-binaire en français contemporain présente pas de dimorphisme (masculin, féminin) : il existe toute une variation dans les tailles et dans les formes des cordes vocales et des cavités de résonances. De ce fait, le son qu’elles produisent ensemble se distribue sur un continuum, ce qui vaut pour les voix aussi, même si nous leur accordons une certaine binarité par convention culturelle. Pour analyser l’identification de la voix, Candea et Brown proposent à leurs sujets d’étude une échelle mobile afin de discerner s’ils sont capables de reconnaître la voix d’une personne selon son identification comme masculin, féminin ou non-binaire. Les résultats de leur enquête indiquent que la majorité des auditaires11 utilisent une stratégie non-binaire pour situer la voix examinée sur ladite échelle, ce qui permet de penser la possibilité de l’émergence dans l’imaginaire collectif d’une nouvelle catégorie de voix (neutres, ou agenres). La contribution de Louisa Mackenzie explore le genre non-binaire en invitant son lectorat à dépasser l’opposition qui s’impose d’habitude entre les cultures dites « française » et « américaine ». Les questions dites « identitaires » de genre sont souvent considérées comme une sorte d’importation idéologique des États-Unis, par leurs adversaires bien entendu, mais aussi par celles et ceux qui s’y intéressent. Ce réflexe oppositionnel nie implicitement les choix des personnes trans francophones elles-mêmes. Mackenzie remet en cause cette association entre « l’Amérique » (en tant que construction française) et l’activisme des personnes de genre non-conforme. Plutôt d’y voir une opposition, il est plus fructueux de penser en termes d’échange, de dialogue, et de transformations partagées. Si les francophones s’inspirent parfois des discours anglophones sur le genre, le contraire est vrai aussi ; c’est une sorte d’interlangue dynamique qui en émerge. Mackenzie s’intéresse particulièrement au potentiel des médias populaires français et des communautés en ligne 11 Voir note 8 ci-dessus. 14 Introduction pour défendre et représenter la non-conformité de genre en dehors des espaces sanctionnés par les institutions. Avec son chapitre intitulé « Un déclic Gestalt pour la langue française », Vinay Swamy apporte le point de vue d’un professeur de français basé aux États-Unis pour explorer comment la France et les Nord-Américain·es francophones ont répondu à l’appel à l’inclusivité. Il plaide en faveur d’une analyse non didactique de l’invention des néo-pronoms non-binaires (tels que « iel » ou « ille »). Swamy nous invite à considérer ces néologismes sans préjugés et à les analyser dans leur contexte de production (académique, artistique, politique) tout comme on devrait le faire avec le mouvement féministe de l’écriture inclusive. Ces démarches nous permettent d’effectuer un recadrage bien nécessaire de nos a priori sur la langue française et son usage. Ceci nous permet de reconnaître les forces idéologiques qui soustendent la production culturelle, politique, philosophique de divers·es intellectuel·les, artistes et activistes trans tel·les que le philosophe franco-espagnol, Paul Preciado et la bandedessinatrice québécoise, Sophie Labelle. En analysant leurs œuvres en parallèle avec les réponses de l’État français à l’écriture inclusive, Swamy met en lumière les réponses divergentes des acteurs institutionnels et non étatiques, et expose les enjeux potentiels de ce débat linguistique et culturel. Pour terminer, nous présentons un entretien avec Alpheratz, autaire et linguiste francophone qui a consacré sa carrière à une œuvre alliant création littéraire et recherche linguistique, afin d’imaginer et de créer un monde accueillant aux personnes de genre « spectral », neutre, non-binaire, ou autre. Alpheratz vise un monde dans lequel le neutre ne serait pas une seule notion abstraite, mais bien un vécu et un parler. Parler de la langue, pour Alpheratz, c’est nécessairement parler des significations sociales de ses silences. Car si les 15 Devenir non-binaire en français contemporain mots ont un sens, comme al12 nous rappelle en tête de son site Web, leur absence en a un aussi. Pour Alpheratz, le français standard n’existe qu’en tant qu’outil de hiérarchisation ; ainsi se trouve-t-on dans l’acceptation radicale de toute forme linguistique utilisée dans des contextes réels, que ce soit les dialectes, les sociolectes, les prétendus accents ou variantes… et les formes genrées, voire neutres. Recadrant l’idée de la nouveauté du « français neutre » – l’idée reçue qui veut que ce ne soit qu’une mode ou une curiosité abstraite – Alpheratz insiste sur l’existence pérenne du neutre. Si al reconnaît que les formes neutres du français contemporain se trouvent le plus souvent dans les nouveaux médias (réseaux sociaux, etc.), ces formes, créées par des locutaires dans des échanges réels, représentent et répondent à un besoin communicatif et identitaire qui leur précède, rappelant même parfois les structures grammaticales de l’ancien français (Maillet, 2020, 146). Aux linguistes alors de tracer et de décrire, plutôt que de prescrire, ces formes du neutre pour changer les représentations mentales et ainsi, sortir du binaire. En annexe, nous incluons un glossaire non exhaustif dans le but de présenter quelques éléments du lexique trans et nonbinaire qui commence déjà à se faire légitimer dans certains espaces culturo-linguistiques plus ou moins accueillants. Enfin, nous espérons que les sujets explorés dans ces essais, et les références qu’ils fournissent, ouvriront la porte à la construction de ressources pédagogiques – que plusieurs de nos collègues ont recherchées – concernant les questions non-binaires dans la classe francophone. L’origine du projet se trouvait certes dans un cadre pédagogique ; or, les contributions à ce livre montrent de toute évidence que les questions vont bien au-delà de la salle 12 Pronom neutre de troisième personne préféré par Alpheratz. 16 Introduction de classe et des changements au niveau linguistique. Les réflexions dans ce livre étendent l’échange fructueux initié en avril 2018 à Vassar College et invitent un dialogue soutenu avec un public international plus large. Ce faisant, nous espérons que les questions que nous soulevons collectivement seront prises dans un esprit d’enquête ouverte. Références citées acaDémie française, 2017. « Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite “inclusive” », Site Web de l’Académie française. https://bit.ly/3mCJUhH, dernière consultation le 27 août 2021. acaDémie française, 2019. « La féminisation des noms de métiers et de fonction, rapport adopté le 28 février ». Site web de l’Académie française. https://bit.ly/3jlDl17, dernière consultation le 27 août 2021. alpheratz, 2015. Requiem, Publishing Platform. CreateSpace Independent alpheratz, monneret, Philippe (préface), 2018. Grammaire du français inclusif, Châteauroux, Éditions Vents Solars. barras, Katy, et causse, Michèle, 2014. 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Dernière consultation le 27 novembre 2021. 18 Introduction müller, Olaf, 2020. Sexe et identité, au-delà de la binarité, documentaire télévisuel, ARTE, Allemagne, 52 min. quentel, Amélie, 2018. « Qu’est-ce que la non-binarité ? Entretien avec la sociologue Karine Espineira », Les Inrockuptibles, 8 juillet. https://bit.ly/3zDwrdh. Dernière consultation le 25 août 2021. somaiya, Ravi, 2015. « Caitlyn Jenner, Formerly Bruce, Introduces Herself in Vanity Fair », The New York Times, le 1er juin. https://nyti.ms/3DzMOdj. Dernière consultation le 25 août 2021. spencer-hall, Alicia, et Gutt, Blake, 2021. Trans and Gender-Queer Subjects in Medieval Hagiography, Amsterdam, Amsterdam University Press. tamburin, Adam, 2015. « Lawmakers challenge UT’s diversity funding », Tennessean, le 14 octobre. https://bit. ly/3BBPPI2. Dernière consultation le 25 août 2021. wittiG, Monique, 1973. Le Corps lesbien, Paris, Minuit. « Le masculin l’emporte » : stratégies linguistiques et politiques de genre dans les associations LGBT+ en France Flora Bolter Comment sortir de la binarité féminin/masculin dans une langue comme le français qui n’envisage pas de genre grammatical tiers et propose des dissemblances souvent très marquées dans les formes adjectivales ? C’est à cette difficulté que se confrontent les personnes qui sortent des identités de genre traditionnelles ou cherchent à s’abstraire de toute notion de genre en France et, plus encore, les associations qui les rassemblent et qui tentent donc de défendre leurs intérêts auprès d’un public généraliste encore peu marqué par les interrogations sur le genre. Comment dire une identité qui se dérobe aux codes grammaticaux qui gouvernent l’usage courant de la langue ? Au regard de la rigidité grammaticale et lexicale du français tel que le voudrait l’Académie française, plusieurs stratégies ont émergé pour semer « le trouble dans le genre » grammatical, dans le sillage des interrogations 21 Devenir non-binaire en français contemporain féministes. Les associations LGBT+1 se sont diversement saisies de ces nouvelles stratégies linguistiques pour participer à ce mouvement, refléter leurs perceptions différenciées des relations de genre et créer un chemin permettant de critiquer les hiérarchies binaires charriées par l’usage traditionnel. Les personnes qui ne se retrouvent ni dans le féminin ni dans le masculin, confrontées à la difficulté de se dire dans un univers linguistique binaire, ont quant à elles investi ces mêmes stratégies, initiées autour des réflexions féministes, pour proposer de nouvelles formes et ainsi créer un nouvel horizon de lecture des pratiques langagières non-binaires. Le présent chapitre, qui propose un bref tour d’horizon de la question, est le reflet d’un travail exploratoire réalisé en avril 2018. Partiel, sans prétention à la représentativité en l’état actuel des entretiens réalisés, il peut néanmoins servir d’ébauche d’une réflexion sur les stratégies grammaticales et lexicales qui rendent visible l’épaisseur politique de la langue d’un point de vue du genre. 1 L’acronyme LGBT pour « lesbiennes, gais, bi·es et trans » est d’emploi relativement courant en France, et c’est celui qu’utilisent les associations dans leurs intitulés le plus souvent (l’interassociative organisant la Marche des fiertés parisiennes est ainsi, en 2018, l’Inter-LGBT, le plus grand centre communautaire est le Centre LGBT de Paris et d’Île-de-France, la fédération des associations et centres partout en France est la Fédération LGBT). En revanche, le périmètre exact des autres lettres à rajouter pour mettre en avant les revendications et droits d’autres minorités de genre et d’orientation sexuelle n’est pas complètement stabilisé, certaines associations de création plus récente rajoutant le Q de queer, d’autre privilégiant le I d’intersexes comme c’est l’usage à l’échelle des associations de l’ILGA-Europe, d’autres rajoutant encore le A pour asexuel·les ou/ et agenres et F pour féministes (ainsi le collectif pour la création d’un Centre d’archives se nomme Collectif Archives LGBTQI, et le centre « J’en suis, j’y reste » est le centre LGBTQIF de Lille). Face à la plasticité des usages exprimés par les personnes concernées et les associations, l’acronyme « parapluie » LGBT+ est utilisé ici pour dénoter cette ouverture au-delà des seules questions et personnes LGBT, sans pour autant clore la liste artificiellement. 22 « Le masculin l’emporte » : I. Le genre grammatical, ce douloureux problème Dans le cadre historique et social très particulier marqué par le caractère central de l’Académie française et son rapport ambivalent à la normativité, la question du genre grammatical des mots se présente de prime abord comme une nonquestion, ce alors même que le genre neutre issu du latin a totalement disparu du français moderne. En effet, comme Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss l’ont rappelé lors d’une déclaration en séance le 14 juin 1984 à l’Académie française : En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des substantifs en deux genres institue, dans la totalité du lexique, un principe de classification permettant éventuellement de distinguer des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales… Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. (Dumézil et Lévi-Strauss, 1984) Le genre grammatical ne serait ainsi qu’une convention de fait, qui recoupe certes la distinction masculin/féminin, elle-même recoupant le dimorphisme mâle/femelle et les classifications sociales qui y sont traditionnellement surimposées, mais de manière secondaire, voire anecdotique. Cette lecture, classique, s’appuie sur l’absorption du neutre latin par le masculin français ; c’est-à-dire que les mots qui étaient de forme neutre en latin sont pour la plupart devenus des masculins en français. Dans cette optique, le masculin devient le genre grammatical « non-marqué » recouvrant aussi bien le proprement masculin que le ni l’un ni l’autre, et le féminin le genre « marqué ». 23 Devenir non-binaire en français contemporain Cependant, ainsi que le montre Lucy Michel (2017) – en citant les propos de Bescherelle (2012), Bled (2015), Grammaire méthodique du français (GMF, 2011) et La Grammaire du français (GF, 1997) – cette distinction classique ne correspond en aucune façon à la manière dont le genre grammatical est enseigné ou appréhendé en France, notamment parce que la différence est systématiquement référée aux noms animés : Bescherelle « Grammaire » : « Le genre des noms animés correspond en général à une distinction de sexe » (§ 62) Bescherelle « Orthographe » : « Le genre des noms de personnes correspond presque toujours au sexe. » (§ 265) Bled : « [L] es noms d’êtres animés sont ordinairement du masculin ou du féminin suivant le sexe » (14). GF : « Pour les noms référant à des animés (humains ou non), l’opposition des sexes conduit parfois à une opposition en genre » (349-350). GMF : « Les noms animés constituent une sous-classe où la distinction des genres correspond en règle générale à une distinction de sexe ». (329) La question de la sexuisemblance, c’est-à-dire l’idée que le genre grammatical des noms inanimés correspond à une division qui pourrait se rattacher à la division des sexes, relève certes de l’hypothèse. Mais s’agissant des personnes, la règle est en principe sans équivoque. Lorsque l’on s’intéresse non aux objets ou aux personnes physiques, mais aux fonctions que ces dernières occupent, émerge une question cruciale qui motive une bonne partie des échanges sur ce sujet : celle des mots épicènes, correspondants généralement à des neutres latins (et donc à des masculins génériques en français). De nombreux 24 « Le masculin l’emporte » : mots, correspondant le plus souvent à des professions, ne se retrouvent ainsi que sous forme masculine, sans forme féminine dans le dictionnaire. Ainsi que le dit Henri Morier : « C’est la tête qui fait l’ingénieur, le médecin, le docteur ès sciences, l’écrivain, l’auteur, et le professeur. Dans ce cas, la règle est constante : le nom de fonction est épicène, il est neutre ; et puisque c’est le masculin qui assume ce rôle, le nom de fonction est masculin » (Morier, 1993, 90). Cette citation illustre fort bien la règle qui régit les usages classiques de la langue, mais aussi l’impensé particulièrement choquant qui régit cet usage lexical : la « tête » est une affaire masculine et tout ce qui relève de cette dernière ne peut s’accorder qu’au masculin puisqu’il s’agit pour ainsi dire du « neutre » de la pensée. Ce d’autant plus que cet absolu a une histoire, et une histoire assez discriminatoire : le français du Moyen-Âge connaissait par exemple très bien le mot « présidente » pour désigner une femme qui préside, mais ce mot est devenu méprisant à partir du xvie siècle pour ne désigner ensuite que la femme d’un président. Au xxe siècle, une femme qui préside est ainsi nécessairement « un président » pour l’Académie française. Pour les métiers utilisant « la tête », c’est-à-dire les métiers socialement valorisés, la forme épicène/masculine s’est ainsi imposée au détriment d’usages antérieurs plus égalitaires, aboutissant à ce que Anne-Marie Houdebine appelait « l’invisibilité linguistique des femmes » (1990, 40). Cette invisibilité est d’autant plus forte que même lorsque le féminin existe, il est censé se subsumer au masculin dans un groupe selon la règle traditionnelle « le masculin l’emporte sur le féminin », toujours enseignée et toujours en vigueur. Cette règle est une création du xviie siècle et obéit à des raisonnements franchement sexistes : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur 25 Devenir non-binaire en français contemporain adjectif » selon Dupleix (1651) (Viennot, 2014, 68) ou « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » selon Beauzée (1767, cité par Michel Arrivé [2013, 1]). Comme le montre très bien Eliane Viennot (2014), derrière la neutralité officielle des règles grammaticales, la réalité d’une grammaire codifiée en fonction d’une vision sexiste des relations de genre est démontrée au regard de l’histoire. De même que les limitations de la créativité lexicale, les règles d’accord trahissent cette réalité, puisque l’accord masculin prépondérant ne s’impose qu’avec Vaugelas, disqualifiant ainsi la règle de l’accord de proximité, pourtant d’emploi fréquent auparavant. Dès les années 1970, le mouvement féministe a pointé du doigt la fausse neutralité grammaticale du français, et a cherché à proposer ou redécouvrir des mots qui soulignent la présence des femmes dans le secteur professionnel et plus généralement dans la société française, à rebours des règles instaurées pour les invisibiliser2. C’est ainsi que se sont imposées ou réimposées de multiples formes féminines des professions traditionnellement épicènes : écrivaine pour écrivain, auteure ou autrice pour auteur et ainsi de suite. Mais cette créativité ne s’est pas arrêtée aux substantifs. Au-delà des formes épicènes invisibilisant les femmes, une interrogation plus profonde s’est posée sur l’usage grammatical lui-même qui fait disparaître le féminin, même majoritaire, derrière le masculin. « J’aime pas que tu me gommes ! » disaient les résidentes du foyer féministe Fit, Une femme un toit, illustrant par un slogan et une saynète ce que représente concrètement de s’entendre dire qu’on ne compte pas dans un groupe (Collao, 2014). De même, plus largement, 2 Même si « rendent invisible » serait préférable du point de vue de la langue française, les néologismes « invisibilisation » et « invisibiliser » sont désormais les termes employés surtout dans les milieux militants pour souligner le fait qu’il s’agit d’une disparition délibérée. 26 « Le masculin l’emporte » : le mouvement féministe du début du xxie siècle se retrouve désormais dans les constats et les propositions formalisées par le Haut-Commissariat à l’égalité entre les femmes et les hommes dans sa publication Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe (2016). Proposant l’usage de l’accord de proximité ou de nombre, ainsi que l’usage systématique du féminin et du masculin pour les groupes mixtes, avec une alternative marquée par le point médian (noms de fonction, participes et adjectifs sont fléchis aux deux genres grammaticaux lorsqu’il s’agit de désigner un groupe mixte, avec un point médian pour séparer les formes du masculin et du féminin : on parle ainsi d’un·e sénateur·rice lorsque ce singulier désigne une de ces personnes de manière abstraite, et des sénateur·rices au pluriel), les règles du français inclusif permettent de rendre visible la différence entre groupes de personnes de même sexe et groupes mixtes, afin d’assurer une plus grande transparence et une meilleure prise de conscience des inégalités et exclusions existantes. Promues par un organisme public sans autorité particulière pour régenter les usages linguistiques, ces règles ont dans un premier temps été encouragées et suivies par plusieurs ministères, entre autres. Mais le gouvernement Édouard Philippe a adopté une circulaire le 21 novembre 2017, validée par le Conseil d’État le 28 février 2019, pour décourager « les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine », visant donc explicitement les pratiques d’écriture « inclusive ». Si de nombreuses collectivités, rédactions et associations ont au contraire adopté avec enthousiasme ces pratiques, elles font au niveau de la représentation nationale encore l’objet d’atermoiements, voire de rejet politique : le 23 février 2021 était ainsi déposée une proposition de loi « portant interdiction de l’usage de l’écriture inclusive pour 27 Devenir non-binaire en français contemporain les personnes morales en charge d’une mission de service public », signée par une soixantaine de parlementaires3. II. Féminisation, inclusion, sublimation : stratégies linguistiques des associations LGBT+ en 2018 en France La formalisation de règles grammaticales féministes en France ne s’est donc pas faite sans opposition, en particulier de la part de l’Académie française qui rejette, au nom des usages reçus, les « barbarismes » du français inclusif. Mais du côté des associations LGBT+, la réception de ce débat a recoupé d’autres interrogations : serait-il possible, audelà de la binarité homme/femme, de rendre visible d’autres identités de genre ? Ou de trouver des formulations pouvant inclure toute forme de mixité et tout type de rapport aux identités de genre classiques ? En d’autres termes, le français inclusif permet-il de faire abstraction de la binarité femme/ homme ou cette dernière est-elle si prégnante dans ce cadre qu’elle empêche de penser d’autres identités de genre ? Les règles du français inclusif reposent sur l’articulation du féminin et du masculin dans les groupes mixtes par le biais du point médian, ce qui peut être lu comme une systématisation de l’alternative homme/femme dans une optique hétéronormative. Mais il s’agit aussi d’une visibilisation 4 alternative des rapports de genre qui peut être lue comme une tentative de dépasser les genres grammaticaux existants. Ces lectures sont particulièrement adaptées aux formes d’engagement des associations LGBT+, dont l’histoire a partie liée avec le mouvement féministe, malgré de réelles 3 Proposition de loi nº 3922. Accessible en ligne sur le site de l’Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/ l15b3922_proposition-loi. 4 Voir note numéro 2 pour la logique de ce néologisme. 28 « Le masculin l’emporte » : divergences. Ainsi que le disait le Front homosexuel d’action révolutionnaire dans son manifeste de 1971 : « Le F.H.A.R., qui veut unir lesbiennes et pédés, rejette cependant dans sa composition l’oppression des femmes contre laquelle il entend aussi lutter. Mais il est de fait que les hommes y sont actuellement en majorité ». Cette majorité est d’autant plus réelle, dans de nombreuses organisations, que les associations proprement lesbiennes se sont graduellement séparées des associations LGBT+ généralistes, notamment dans les années 2010 avec le retrait de la Coordination lesbienne en France de l’Inter-LGBT, la fédération associative gérant la Marche des fiertés parisienne. Dans les associations LGBT+, cependant, cette séparation ne s’est pas assortie d’une masculinisation apparente des usages langagiers des associations : plus ou moins minoritaires dans les associations LGBT+ « généralistes », les femmes ont néanmoins acquis une visibilité nette dans les textes en lien avec la prise de conscience par les associations de la portée politique des usages langagiers et de la nécessité de revaloriser l’investissement des femmes plus généralement. Cependant, comme les associations gaies et lesbiennes puis LGBT+ n’ont pas attendu la stabilisation des usages proposée par le Haut-Commissariat à l’égalité entre les femmes et les hommes promouvant l’usage du point médian, elles ont engagé au fil de leur histoire, en fonction de leur positionnement, leurs propres usages, et ce legs impacte les stratégies retenues actuellement. Le tableau suivant (Figure 1) illustre les choix grammaticaux et lexicaux faits par cinq grandes associations LGBT au début de l’année 2018, appréciés à l’aune des communiqués de presse indiqués sur leur page, en fonction de la prévalence des formes féminines. 29 Devenir non-binaire en français contemporain Figure 1. Stratégies de l’usage du féminin de quelques associations LGBT, début 2018. Une seule association (Act Up-Paris) se démarque par son choix d’utiliser systématiquement non seulement le féminin (appliquant donc la règle « le féminin l’emporte »), mais de signifier la portée politique de ce choix y compris par le biais de la casse, en mettant la marque du féminin en majuscules. Dans un contexte où la double flexion se généralise (y compris dans les administrations publiques), son emploi par les associations LGBT+, bien que de rigueur, ne suffit plus à distinguer ces dernières de l’ensemble des associations progressistes ; mais l’inversion radicale de la règle reçue traduit une stratégie d’inversion clairement assumée et suffit à marquer un engagement. Il faut souligner paradoxalement que l’association en question n’est pas en 2018 marquée par une proportion forte de femmes dans son personnel militant (le conseil d’administration annoncé le 1er avril 2018 comporte cinq personnes, toutes genrées au masculin malgré la féminisation en majuscules de leurs intitulés de fonctions). Une limite se pose cependant pour toutes les associations s’agissant de l’intégration des problématiques liées à la nonbinarité. Les règles égalitaires reposent en effet jusqu’ici 30 « Le masculin l’emporte » : sur la déclinaison aux deux formes des noms de fonctions et autres adjectifs. Mais ce faisant, elles valident la division binaire en deux genres grammaticaux, d’autant plus associée au dimorphisme sexuel humain et aux rapports sociaux qui en découlent que le règne de l’épicène se réduit. En effet, dire que des formes féminines s’imposent pour les fonctions jusqu’alors considérées comme épicènes, c’est dire que la forme présentée traditionnellement comme « non marquée » est bien masculine : c’est à la fois dénoncer le caractère de fait genré de « l’universel » masculin, et proposer pour sortir de cette fausse neutralité une alternative binaire masculin/féminin qui referme le champ des possibles. On se retrouve donc ainsi dans un choix paradigmatique qui rejoint la division présentée par Eric Fassin et Michel Feher (2001) entre universalisme de Rousseau et universalisme de Condorcet : rééquilibrer la place du féminin dans un cadre de réflexion qui le disqualifie implique une polarisation des rôles sociaux de sexe, ce qui peut renforcer une lecture binaire et hétéronormative de ces derniers ; tandis que généraliser la forme présentée comme non-genrée reviendrait à ignorer la réalité d’une inégalité de genre que cette forme rend invisible. Or de nombreuses personnes ne se retrouvent pas dans la binarité traditionnelle des genres grammaticaux et sociaux. Se sentent-elles incluses dans les usages actuels de la langue française ? Comment les désigner dans un cadre grammatical à deux genres ? Dans le sillage de la réflexion engagée autour de l’usage égalitaire du français ont émergé plusieurs tentatives de dépasser la binarité et de chercher une plus grande égalité linguistique non pas dans la polarisation des deux genres, mais dans l’émergence de formes nouvelles qui s’extraient de cette dichotomie. En s’inspirant de formes anciennes, Céline Labrosse (1996) a ainsi créé de nouvelles formes neutres comme professionnèles 31 Devenir non-binaire en français contemporain et les participes passés appelez, avertiz, venuz… D’autres proposent des formes neutres issues de la juxtaposition des formes : nombreuxses (Greco, 2014), amoureureuse (Abbou, 2011). C’est un travail plus systématique et radical que propose Alpheratz dans sa Grammaire du français inclusif (2018), ouvrage lié à un travail universitaire réalisé sous la direction de Philippe Monneret, linguiste et professeur à Paris Sorbonne Université. L’ouvrage d’Alpheratz inclut en particulier la mise en avant du pronom neutre al.5 Il ne s’agit pas là de la seule proposition en matière de pronoms neutres. Si iel combine les formes existantes et semble d’emploi majoritaire dans d’autres contextes nationaux, les variantes al (qui ne présente ni le i ni le e des pronoms féminins et masculins, mais ne se distingue pas fortement en termes de prononciation), ou les formes plus radicales ol or ul (Barasc et Causse, 2014) restent concurrentes dans le contexte français. Les associations, bien que la plupart aient globalement pris le pli de demander aux personnes avec qui elles sont en contact les pronoms que ces dernières préfèrent, n’ont jusqu’ici pas encore fait de choix net entre ces formes, notamment parce que les usages individuels restent très divers. S’agissant de la reconnaissance des formes non-binaires, une forme d’expectative semble donc se dessiner, en 2018, parmi les associations généralistes LGBT+ françaises. III. Individuation et indifférenciation : les stratégies divergentes des personnes non-binaires en France en 2018 C’est pour mieux appréhender les souhaits et usages au quotidien des personnes non-binaires qu’est né le projet qui fait l’objet des présentes pages. Pour informer l’action associative, plusieurs entretiens ont été menés auprès de 5 Pour une discussion plus élaborée sur ces termes, voir l’entretien avec Alpheratz dans ce recueil, p. 221-240. 32 « Le masculin l’emporte » : personnes s’identifiant comme non-binaires, dans l’optique de dégager par la multiplication des entretiens les préférences majoritaires des personnes concernées s’agissant de pronoms et de choix grammaticaux. Cette démarche ne vise pas à disqualifier un pronom ou un choix par rapport à un autre, ou à en préempter. Il s’agit simplement de mieux comprendre quelles sont les attentes de personnes non-binaires en France en ce qui concerne les usages de pronoms et d’accord. Au mois d’avril 2018, quatre entretiens semi-directifs ont pu être réalisés. Ce nombre ne permet aucune extrapolation, et le caractère limité de l’échantillon, constitué par boule de neige dans un contexte très parisien, confirme cette limitation. Exploratoires, ces premiers entretiens visaient à mieux cerner par une approche qualitative différentes stratégies possibles pour adapter un questionnaire plus quantitatif dans un deuxième temps, mais la seconde partie de ce travail a été suspendue, le projet associatif dont il dépendait étant lui-même interrompu, mais des contacts ont été pris pour le reprendre après la crise sanitaire liée au coronavirus. Ces premiers entretiens permettent néanmoins de mettre en avant la notion de stratégie linguistique qualifiée par les choix rapportés par les personnes entretenues en matière de pronoms et de présentation de soi. Tous les entretiens réalisés mettent en avant une distinction entre plusieurs sphères, concentriques, de relations avec les personnes, et de choix délibérés faits par les personnes pour chaque sphère. Les Figures 2 à 5 ci-dessous offrent une représentation de la stratégie pronominale employée par les personnes interviewées pour parler de soi dans différents contextes sociaux. 33 Devenir non-binaire en français contemporain Figure 2. W : La généralisation des doublets Dans un cas, le choix effectué est le même pour toutes les sphères. « L’écriture inclusive inclut tout le monde : je m’inclus donc dedans » dit W, qui utilise au quotidien un doublet de son prénom à l’état civil (c’est-à-dire les formes masculines et féminines d’un même prénom, ici avec un trait d’union comme s’il s’agissait d’un prénom composé, comme pourrait l’être « Jean-Jeanne » pour le prénom Jean), avec pour la forme féminine une graphie alémanique, reflet de ses origines alsaciennes. W utilise indifféremment « il » ou « elle » pour parler de soi, et privilégie pour les accords l’usage de la double flexion avec point médian (« Ce qui me vient spontanément, c’est d’écrire “désolé·e” »). Il·elle est ouvert·e sur son identité de genre auprès de tous les publics, et jusque sur les listes syndicales pour lesquelles il·elle est candidat·e, avec demande de la suppression de la civilité « Monsieur ». Pour autant, il·elle ne se formalise pas du choix de pronoms fait par les autres à son sujet : « W’ [forme 34 « Le masculin l’emporte » : masculine du prénom] ou W* [forme féminine], les 2 me vont et vous vous démerdez ». Si n’importe quel pronom peut convenir, notamment en lien avec les habitudes des personnes qui le·la connaissent depuis longtemps, pour parler de soi, en revanche, il·elle utilise indifféremment il, elle, iel ou d’autres pronoms neutres, et s’interroge sur la complexité de reconnaître dans la langue française d’autres identités que le féminin ou le masculin. Figure 3. X : Le féminin est politique X suit en large mesure l’usage du doublet ou de n’importe lequel des pronoms dans la sphère intime et proche. S’agissant de l’entourage professionnel, X préfère le féminin pour des raisons politiques, mais préfère les formules détournées lorsqu’il s’agit d’interagir avec des personnes moins familières : « Avec mes collègues, je me genre au féminin. Quand ce sont des personnes que je ne connais pas bien, je trouve des formules détournées, 35 Devenir non-binaire en français contemporain épicènes ». Utilisant un prénom à double flexion masculine et féminine séparée par un trait d’union (pour reprendre l’exemple du prénom Jean, cela donnerait « Jean-ne »), et non par un point médian (« J’utilise le tiret […] parce que le point médian n’était pas connu du tout quand j’ai commencé à le faire »), la visibilité de X est claire y compris dans la sphère professionnelle. S’agissant d’interlocuteurs et d’interlocutrices plus distant·es, X préfère l’usage du féminin, notamment pour des raisons d’affirmation politique. Conscient·e des difficultés « de bonne foi » de certaines personnes avec le point médian ou le E majuscule, X ne se formalise pas nécessairement quant aux formes utilisées par les autres, dès lors qu’aucun jugement n’y est associé. Il·elle déclare utiliser spontanément « Je soussigné·e X » et avoir parfois utilisé iel comme pronom, même si ce n’est pas systématique. La question de la civilité est esquivée, mais reconnue comme un enjeu d’égalité au quotidien, y compris dans une perspective de classe (« Monsieur ou madame renvoie à une position de haut en bas, je ne me sens pas de rentrer dans ce jeu à la con »… « Mais le fait de dire Monsieur ou Madame aux gens est requis par les patrons. On est tous côtoyé·es par le commerce donc il y a vraiment un travail à faire. Il faudrait frapper sur les centres de formation »). 36 « Le masculin l’emporte » : Figure 4. Y : Neutraliser les marqueurs binaires et ouvrir le champ des pronoms Y privilégie un usage encore plus diversifié des pronoms, reposant sur la superposition et le décalage : « Je fonctionne par superposition du prénom masculin et d’une vie au genre féminin », tout en revendiquant pour soi le pronom ol par refus des deux pôles binaires. Ayant demandé et obtenu un changement de prénom grâce aux récentes lois assouplissant quelque peu la reconnaissance de l’identité de genre et des prénoms des personnes, Y n’a pour autant pas choisi un prénom classiquement vu comme mixte (mais il s’agit d’un prénom rare et perçu comme moins marqué). Y accepte l’usage du pronom masculin de la part des membres de sa famille. Pour autant, ce pronom est, dans la bouche d’autres personnes, perçu comme plus violent que le pronom féminin, revendiqué par défaut auprès du public le plus général : « Pour moi, partir sur le contraire du pronom de naissance est une bonne stratégie. Je ressens plus de violence quand on me mégenre sur l’assignation garçon ». Avec d’autres personnes non-binaires, Y a monté une association et cherche à faire 37 Devenir non-binaire en français contemporain émerger des recommandations de bonnes pratiques en la matière, une initiative utile et attendue de la part de nombreux acteurs associatifs. Un point sur lequel se réunissent ses ami·es est le rejet de la lecture des formes masculines des mots comme « non marquée » : « On est bien d’accord que le masculin neutre est un problème. Dans notre association, on n’a pas de charte, mais on a des usages : les adjectifs en – eux deviennent –euxse, et les mots comme “lecteur” deviennent “lecteurice” ». Figure 5. Z : Choisir ses combats Enfin, Z pour sa part choisit un positionnement plus en demi-teintes, en lien avec son cheminement personnel. « Je suis né·e avec un seul prénom [un prénom mixte]. J’ai détesté ce prénom parce qu’on m’associait aux filles et qu’on se moquait de moi. » En lien avec l’affirmation de son orientation sexuelle et avec un cheminement personnel l’amenant à Paris, Z a privilégié un prénom masculin plus affirmé dans 38 « Le masculin l’emporte » : les dernières années, tout en rejetant l’assignation à un genre en particulier. « Il n’y a aucun accord, aucun pronom qui satisfasse mon identité (…) Il ou elle te force à choisir, je ne veux pas renoncer ». Reconnaissant une « bienveillance » de la part de son entourage professionnel, Z ne pense pas pour autant possible de faire valoir une identité de genre nontraditionnelle auprès de ce cercle, et choisit donc d’utiliser le pronom attribué à la naissance, tout comme dans la sphère familiale. Dans la sphère amicale et proche, les pronoms masculins ou féminins sont également acceptés et rejetés, et aucune forme non-genrée ne semble se dégager. En responsabilité associative, Z préfère l’usage du point médian. Ces différentes stratégies, pour parcellaire que soit la sélection d’entretiens, montrent une richesse et une créativité personnelle dans les choix effectués, et pointent une réalité plus complexe que le simple choix d’un pronom unique, dans laquelle différents positionnements, dans différents contextes, se traduisent par des stratégies qui sont en elles-mêmes autant de modalités d’expressions de soi et de son rapport au genre. Cette réalité est également instruite du caractère très normatif des usages linguistiques en France, où le « bon usage » est un marqueur social important, et où l’Académie française qui en est réputée garante a pris fait et cause contre toute évolution des genres grammaticaux. Là où, en 2017, 314 membres du corps professoral ont signé un manifeste par lequel elles et ils refusaient d’enseigner la règle « le masculin l’emporte » (Slate.fr, 2017), symbole sine qua non du caractère différencié et hiérarchisé des genres grammaticaux, l’Académie française, elle, voyait dans l’écriture inclusive « un péril mortel » pour la langue française (Académie française, 2017). 39 Devenir non-binaire en français contemporain Conclusion Dans une démarche de dépassement de la binarité, les personnes non-binaires interrogées se retrouvent également dans les revendications d’égalité du français inclusif et reprennent à leur compte la double flexion avec point médian, ou parfois l’usage stratégique ou politique de l’un des deux genres, dans les cadres publics où cette revendication est possible, par exemple dans le cadre associatif. En revanche, ce choix n’est pas nécessairement le leur dans le cadre du rapport à soi, où les formes nouvelles sont préférées, avec une certaine variation dans les choix entre la forme plébiscitée au Canada, iel, et les formes sans doute plus hexagonales al, ol ou ul. Porteuses de nombreux développements langagiers possibles, ces stratégies donnent des indications et soulignent l’importance de prendre en compte plusieurs niveaux de sens et plusieurs possibilités de présentation de soi. Si les pronoms non-binaires rencontrent un certain succès, ils sont loin de constituer l’ensemble des enjeux linguistiques associés, dans le contexte politico-linguistique particulier à la France, aux identités de genre non-binaires. Respecter les choix et stratégies de chacun·e suppose une prise en compte plus large, qui laisse la place à des évolutions et à des usages différenciés en fonction des sphères et l’émergence de préférences issues de collectifs autoportés par les personnes concernées, aujourd’hui faiblement constituées au niveau associatif ou collectif. Pour autant, la revendication d’une reconnaissance est exprimée et demande une réponse de la part des associations LGBT+ en premier lieu : cette réponse doit se faire dans le respect du mouvement poïétique actuellement à l’œuvre en la matière, ce qui signifie l’acceptation des différentes formes existantes et d’une nébuleuse de possibilités qui ne se traduit pas par un seul et même registre et un seul pronom à l’heure actuelle dans le cadre français. 40 « Le masculin l’emporte » : Références citées abbou, Julie, 2011. L’Antisexisme linguistique dans les brochures libertaires : Pratiques d’écriture et métadiscours, Aix, Université de Provence. acaDémie française, 2017. « Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite inclusive ». https://bit. ly/2YMzgLr. Dernière consultation le 12 septembre 2021. alpheratz, 2017. « Un Genre neutre pour la langue française ». https://bit.ly/2GUy2m7. Dernière consultation le 6 septembre 2021. alpheratz, 2018. Grammaire du français inclusif, Châteauroux, Vent solars Éditions. arrive, Michel, 2013. « Le masculin l’emporte sur le féminin » : peut-on y remédier ? », Féminin, masculin : la langue et le genre, Langues et cité (Bulletin de l’observatoire des pratiques linguistiques). Repris de http://www.elianeviennot. fr. https://bit.ly/2SS2Fes. Dernière consultation le 6 septembre 2021. barasc, Katy et causse, Michèle, 2014. Requiem pour il et elle, Donnemarie-Dontilly, Paris, Éditions iXe. centre national De la recherche scientifique/institut national De la lanGue française. 1999. « Femme, j’écris ton nom... Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions », Paris, La Documentation française. https://bit.ly/2SRK9TE. Dernière consultation le 6 septembre 2021. collao, Claudia (dir.), 2014. J’aime pas que tu me gommes ! FIT. Youtube.com, Janv. 22. https://www.youtube.com/ watch?v=HUOZzJDrnMw. Dernière consultation le 6 septembre 2021 41 Devenir non-binaire en français contemporain Dumezil, Georges et lévi-strauss, Claude, 1984. « Déclaration de l’Académie française sur la féminisation des titres et des fonctions. » 14 juin. https://bit. ly/1xlVTh4. Dernière consultation le 6 septembre 2021. elmiGer, Daniel, 2015. « Le statut du genre neutre en français contemporain et les propositions de “neutralisation” de la langue », Implications philosophiques, le 29 juin. https://bit. ly/2ZHL1yV. Dernière consultation le 6 septembre 2021. fassin, Éric et Michel Feher, 2001. « Parité et pacs : anatomie politique d’un rapport », Au-delà du Pacs : l’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, dirigé par Daniel borillo et Eric fassin, Paris, PUF, p. 11-43. front homosexuel D’action révolutionnaire (FHAR), 1971. « Rapport contre la normalité ». https://inventin. lautre.net/livres/FHAR.pdf. Dernière consultation le 6 septembre 2021. Greco, Luca, 2014. « Les Recherches linguistiques sur le genre : un état de l’art », Langage et société, no 148, p. 11-29. Groult, Benoîte, 1975. Ainsi soit-elle. Paris, Grasset. haut-commissariat à l’éGalité entre les femmes et les hommes. 2015. « Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe ». https://bit. ly/1PccmRa. Dernière consultation le 6 septembre 2021. houDebine, Anne-Marie, 1990. « La féminisation des noms de métiers en français contemporain », La différence sexuelle dans le langage, Actes du Colloque ADEC – Université Paris 3, décembre 1988, Nice, Z’éditions, p. 39-77. michel, Lucy, 2017. « Les genres décrits n° 1 », GLAD ! n° 3, 10 décembre. http://www.revue-glad.org/902. Dernière consultation le 6 septembre 2021. 42 « Le masculin l’emporte » : morier, Henri, 1993. « Ah ! la belle professeure ! Où nous mène le désir d’une sexuisemblance généralisée », Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 47, p. 83-105. slate.fr, 2017. « Nous n’enseignerons plus que “le masculin l’emporte sur le féminin” », Slate.fr, le 7 novembre. https://bit.ly/2jroVA3. Dernière consultation le 6 septembre 2021. viennot, Éliane, 2014. Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Paris, Éditions, iXe. Briser le silence, occuper l’absence : transféminismes francophones et (in)justices épistémiques Alexandre Baril Traduire ou ne pas traduire, telle est la question… En tant que chercheur qui travaille aussi bien en français – ma langue d’origine – qu’en anglais, il arrive souvent que certains de mes textes soient publiés simultanément en deux langues ou encore que ceux publiés en anglais soient par la suite republiés en français, comme c’est le cas de l’article « Trans/ féminismes francophones : Absence, silence, émergence » présenté dans les pages qui suivent. Lorsque Vinay Swamy et Louisa Mackenzie m’ont approché pour la traduction et l’inclusion de ce texte dans le présent ouvrage collectif, mon premier instinct aurait été de décliner l’invitation ou de les guider vers d’autres de mes travaux, comme ceux à l’intersection de la transitude, du handicap et du langage (Baril, 2016) qui, bien que produits à la même période, semblaient plus actuels au regard de croisements théoriques 45 Devenir non-binaire en français contemporain qui demeurent à ce jour sous-documentés, comme ceux entre les études trans, les études du handicap et la sociolinguistique, alors que le trans/féminisme dans la francophonie traité dans l’article traduit ici s’est développé de manière plus importante depuis la publication de mon article original. Je me disais ainsi que la traduction et la republication de ce texte sembleraient obsolètes étant donné tous les développements qui ont eu lieu depuis 2016 en études trans francophones, particulièrement en ce qui concerne les mondes possibles qui ont été ouverts sur le langage non-binaire et inclusif par de jeunes chercheur·es qui commencent à laisser leur trace sur ces thématiques (ex. : Ashley, 2017; 2019; Crémier, 2021). Toutefois, en relisant attentivement le texte original et en réalisant que l’accent était moins sur le langage nonbinaire et inclusif – un champ qui, je l’avoue, a évolué si rapidement que je me sentirais à la remorque pour en discuter en profondeur – que sur les impacts qu’être francophone implique sur la manière de conceptualiser les enjeux trans et les rapports qu’entretiennent spécifiquement les féministes francophones à l’égard des enjeux trans, j’ai été rapidement convaincu que non seulement une traduction de ce texte était pertinente, mais actuelle. Pour résumer en une phrase ce que je développerai dans les pages qui suivent : il m’a semblé que la publication de ce texte était criante d’actualité au regard de ce que je considère comme une situation toujours stagnante et problématique relative aux enjeux trans dans les féminismes francophones, alors que les mouvements et les études trans ont, de manière autonome, connu une explosion fulgurante dans la dernière décennie. C’est précisément ce clivage entre, d’une part, l’évolution rapide et multiforme de ce mouvement social et ce champ d’études et, d’autre part, la relative absence de prise en considération de ceux-ci dans les études féministes francophones, qui m’a persuadé de la pertinence de publier la traduction de ce texte et de réitérer 46 Briser le silence, occuper l’absence le cri du cœur et l’appel que j’avais alors lancés aux féministes francophones d’inclure les enjeux et les perspectives trans dans leurs épistémologies, théories, méthodologies et actions politiques. De fait, si aujourd’hui les activistes et chercheur·es trans intègrent le féminisme à leurs réflexions et à leurs praxis, ce qui donne lieu à des trans/féminismes pluriels dans la francophonie, le contraire est encore trop peu fréquent. Il semble donc que mon appel aux féministes francophones soit resté lettre morte, ou presque, et j’espère que la nouvelle parution de ce texte sera une occasion renouvelée pour saisir cette opportunité. La présente introduction à la traduction de ce texte propose d’abord une courte historicisation et brève contextualisation de la production originale de cet article publié en 2016 dans TSQ : Transgender Studies Quarterly, pour ensuite analyser l’évolution depuis 2015 du Congrès international des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF) qui constituait l’étude de cas au cœur de l’article dans TSQ, avant de conclure sur quelques réflexions plus générales quant à la place que prennent désormais les trans/ féminismes dans la francophonie. I. Contexte de production de l’article original dans TSQ Certaines personnes auront peut-être remarqué, en consultant l’article original publié en anglais dans TSQ en 2016, que celui-ci avait été traduit par Catriona LeBlanc, la même traductrice qui a traduit la version française de ce texte pour le présent ouvrage collectif. Il s’agit d’une situation pour le moins rare et particulière ; si l’article original publié était traduit du français à l’anglais, pourquoi devions-nous avoir recours, pour la présente version dans cet ouvrage français, à une traductrice pour retraduire le texte ? Autrement dit, pourquoi n’avons-nous pas utilisé le texte original français à partir duquel la traduction vers l’anglais avait été faite pour la revue TSQ ? La réponse est que ce texte original français 47 Devenir non-binaire en français contemporain n’existe pas, du moins pas dans un format définitif. Pour lancer une boutade et paraphraser Judith Butler (2001, 154) affirmant que « le genre est une sorte d’imitation qui ne renvoie à aucun original » [italique dans la citation], je dirais que le présent texte est au final la traduction (ici française) d’une traduction (anglaise dans TSQ) sans aucun original. Toujours en s’inspirant de Butler, on pourrait dire que la traduction et subséquente retraduction de ce texte réifient l’idée d’une source originale qui n’a jamais à proprement parler existé, mais qui demeure performative. Pour contextualiser cette affirmation, rappelons que j’avais soumis en 2015 à Catriona LeBlanc, qui traduisait alors plusieurs de mes textes, un article pour TSQ qui n’était ni en français ni en anglais, mais à mi-chemin entre les deux langues et même d’une troisième langue, comme on l’appelle souvent dans la capitale du Canada à Ottawa, le « franglais » (une combinaison de français et d’anglais dans une même phrase ou un même discours). Le texte comprenait donc des passages en anglais à réviser, puisqu’il ne s’agit pas de ma langue première ; des passages en français à traduire vers l’anglais ; puis des passages en « franglais » à traduire/réviser, puisque les idées, les théories et les concepts dont je discutais en contexte francophone n’existaient encore que peu ou pas dans la langue française. Il serait possible de dire que les chercheur·es francophones en études trans vivaient à cette époque pas si lointaine une pauvreté épistémique importante sur le plan des savoirs et des connaissances dues à des formes d’injustices épistémiques (Fricker, 2007) découlant de l’absence marquée du développement des études trans francophones, ce qui les plaçait devant deux situations. D’un côté, accepter dans une certaine mesure l’impérialisme culturel et linguistique anglophone et emprunter les outils conceptuels et le vocabulaire dérivés des études trans anglophones. D’un autre côté, briser le silence entourant les enjeux trans dans 48 Briser le silence, occuper l’absence la francophonie et occuper cette absence en jouant des rôles de passeur·euses d’idées et de termes en provenance des milieux anglophones, mais aussi en faisant des traductions linguistiques et culturelles dans leur contexte propre pour mobiliser ces notions au regard des communautés trans spécifiquement francophones. C’est dans ce contexte de relative absence de termes propres aux études trans francophones qu’est apparue cette traduction sans original ; il y avait tant de termes inexistants en français et pourtant très utilisés en études trans en anglais (ex. : stealth, passing, cisgenderism, etc.) que le texte que j’avais écrit et qui devait être traduit par Catriona en anglais pour TSQ contenait de grands passages et de nombreux termes en anglais ; ce n’était donc pas un texte en français à proprement parler. C’était le cas notamment du terme transness, pour lequel j’avais dû créer un néologisme en français pour l’une des deux communications présentées au CIRFF auxquelles fait référence l’article dans TSQ. Transness fût traduit par « transitude », un terme qui a largement circulé au cours des dernières années au point de devenir un terme de prédilection de plusieurs personnes dans les communautés trans francophones et d’être adopté par l’Office québécois de la langue française (OQLF, 2019). Catriona et moi nous étions alors consulté·es à de nombreuses reprises (et avions réfléchi pendant quelques semaines sur ce mot seulement !) afin de déterminer les meilleures options pour traduire le concept de transness en français. Catriona me proposait alors un ensemble de suffixes (rappelons que le suffixe « -itude » sert à qualifier un état, donc le terme « transitude » réfère à l’état d’être trans) et moi, en m’inspirant d’auteur·es dans d’autres champs du savoir aux prises avec des problèmes similaires, notamment en études du handicap – je pense ici à l’activiste et auteure Sourde Véro Leduc (2017) qui avait traduit dans sa thèse deafness par « sourditude » et qui m’avait 49 Devenir non-binaire en français contemporain servi de point de référence – j’avais décidé de proposer le néologisme « transitude » lors de la soumission de ma proposition de communication pour le CIRFF en 2014. Le terme a rapidement été disséminé dans les communautés grâce à son usage par la populaire bédéiste trans et féministe Sophie Labelle dans ses bandes dessinées et lors d’entrevues accordées aux médias (Labelle, 2015). Cet exemple de la création « forcée » de néologismes en français, un parmi tant d’autres, démontre à quel point, dans un passé pas si lointain (2014 !), des termes désormais officialisés et si populaires en lien avec les enjeux et identités trans étaient tout simplement absents du paysage francophone, ce qui explique en partie l’absence d’un texte original français qui aurait pu être, dans le présent ouvrage, simplement reproduit plutôt que retraduit. Il aura donc fallu passer par une première traduction, puis une retraduction, pour créer au final un texte « original » en français, d’où le caractère performatif du texte proposé dans cet ouvrage collectif… II. Le CIRFF : évolution ou stagnation ? Le texte publié dans TSQ avait d’abord fait l’objet d’une présentation au CIRFF en 2015. Dans cette présentation, comme le texte republié ici le décrira en détail, je critiquais particulièrement la cisnormativité et les politiques exclusives du CIRFF à l’égard des personnes trans, non-binaires et non-conformes de genre, notamment dans son appel à contributions et dans le vocabulaire utilisé pour parler de la conférence (ex. : site Web). Suite à ma critique articulée pendant ma présentation au CIRFF en 2015, qui avait d’ailleurs soulevé de nombreuses réactions tant dans la salle que dans les échanges informels qui ont suivi le panel, les extraits du site Web du CIRFF dont je ciblais le caractère cisnormatif et exclusif ont été adoucis ou changés, des transformations subtiles que j’avais tôt fait de remarquer dans l’une des notes 50 Briser le silence, occuper l’absence de bas de page du texte publié dans TSQ. Il est difficile d’attribuer ces changements du CIRFF et de l’information que le comité organisateur diffuse au sujet du congrès à ma simple critique, mais il est clair que des critiques comme la mienne ou similaires ont trouvé écho chez les organisatrices (qui étaient alors toutes des femmes) qui avaient jugé pertinent de modifier l’information au sujet du congrès afin de le rendre plus inclusif. Ces changements demeuraient cependant, selon moi, plutôt cosmétiques. Qui plus est, ils constituaient des réajustements et des réorganisations superficielles effectuées a posteriori (en anglais on parlerait de retrofit ) et qui ne relèvent pas véritablement d’une accessibilité universelle et d’une inclusion des personnes trans, pour reprendre les critiques à l’égard de la notion d’« accommodement » faites en études du handicap, qui font davantage la promotion d’une accessibilité universelle impliquant une transformation des structures existantes plutôt que de simples ajustements après coup (Dolmage, 2017). C’est donc dans cette perspective des théories critiques du handicap et de leurs réflexions sur les notions « d’accommodement versus accessibilité » que j’ai consulté les plus récentes informations disponibles sur le site Web du CIRFF, qui a tenu son huitième congrès en 2018 à l’Université Paris Nanterre. Je cherchais à savoir si, lors de la plus récente édition de ce congrès, la place faite aux enjeux et aux personnes trans relevait d’une logique d’accommodement (ajustement individuel qui tient pour acquis qu’une personne ou un groupe doit faire l’objet de mesures spéciales) ou d’une logique d’accessibilité universelle, qui se voudrait en soi adaptée à un ensemble d’individus et de groupes et qui ne requiert pas d’ajustement. Force est de constater que le CIRFF semble toujours penser les réalités trans comme extérieures aux féminismes plutôt que partie prenante de ceux-ci, ce qui le situe dans une logique d’accommodement. 51 Devenir non-binaire en français contemporain Comme je le mentionne ailleurs au sujet des liens entre féminismes et enjeux trans et du caractère ciscentré du féminisme : « À moins d’une précision, lorsque les féministes réfèrent au genre, elles ne parlent aucunement de l’identité de genre (cis/trans*), mais des genres masculins/féminins, et ceux-ci, à moins qu’ils soient identifiés comme trans*, sont “naturellement” compris comme cis » (Baril, 2017, 287). Il est possible de dire que c’est le cas du CIRFF ; sa notion de genre demeure fondamentalement cisnormative. Bien que le comité organisateur du CIRFF ait fait des efforts dans son appel à contributions pour le congrès de 2018 – les perspectives transféministes y sont mentionnées à une reprise ; dans la rubrique « Accueil » sous l’onglet « Langue épicène » le comité organisateur encourage un langage épicène ou inclusif dans les communications (CIRFF, 2018a), contrairement au style féminin valorisé dans le congrès de 2015 et compris comme incluant le masculin ; et on y demande aux participant·es d’éviter tout langage transphobe – les activités entourant le congrès, le programme lui-même et les vidéos qui en ont été faites suite au congrès demeurent plutôt ciscentrés. Par exemple, l’édition 2018 du CIRFF comporte un total de 176 événements : 49 colloques, 21 tables rondes, 45 ateliers, 25 sessions thématiques, 7 expositions, 8 performances, 5 projections de films et 16 débats (CIRFF, 2018b, 8). Après un examen minutieux du programme de 316 pages (et une recherche informatisée par mots-clés dans le document), il ressort qu’il n’y a que trois ateliers, une table ronde, un débat et un colloque qui sont focalisés sur les enjeux et perspectives trans, auxquels s’ajoutent un demi-colloque, une session particulière dans un colloque et quelques communications libres. Pour résumer, 6 événements sur 176 constituent à peine 3,4 % du congrès dédié aux enjeux trans. Mentionnons également que parmi ces événements, certains des mêmes noms revenaient, démontrant ainsi la très faible participation 52 Briser le silence, occuper l’absence des personnes trans activistes ou universitaires à ce congrès féministe. Lorsque l’on sait que, contrairement aux milieux anglophones dans lesquels se tiennent plusieurs congrès internationaux sur les enjeux trans, donnant ainsi l’occasion aux personnes trans de présenter leurs réflexions ailleurs que dans des espaces féministes, aucun congrès dédié aux enjeux trans ne se tient dans la francophonie, il est raisonnable de croire que la majorité des travaux trans francophones sont présentés dans des congrès et des colloques féministes, étant donné les affinités conceptuelles et méthodologiques entre les études féministes et trans. Si les personnes trans n’ont pas répondu à l’appel de contributions du CIRFF malgré sa reconnaissance pour la première fois en 2018 de l’existence de la transphobie sur son site Web et d’un langage inclusif dans ses communications, c’est peut-être parce que les personnes trans ne s’y sentaient pas les bienvenues et que l’événement n’était pas trans inclusif et trans accessible, pour le dire simplement. C’est une chose que de changer le langage que l’on déploie ou de mentionner au passage les enjeux trans, mais c’est une autre chose que de repenser en profondeur les aspects cisgenristes et cisnormatifs d’un espace et d’un événement. En somme, c’est la différence entre la logique d’accommodement et celle d’accessibilité. À partir de mon expérience au CIRFF en 2015 que je décris dans le texte publié dans TSQ, j’avais personnellement décidé de ne pas participer à l’édition de 2018. De plus, tous les échos que j’ai eus de la communauté trans qui y a participé sont négatifs. Je précise que je ne prétends pas que l’expérience des personnes trans à ce congrès a été unilatéralement négative ; il existe probablement des personnes qui ont trouvé le congrès intéressant et enrichissant. J’insiste simplement sur le fait que les propos qui m’ont été rapportés à travers les réseaux trans critiquaient des aspects très similaires à ceux que je critiquais au regard de l’édition 2015 du congrès 53 Devenir non-binaire en français contemporain dans mon texte publié dans TSQ. En ce qui concerne les enjeux et les personnes trans, bien qu’il serait réducteur de qualifier de pure stagnation les pas dans la bonne direction qu’a accomplis le CIRFF entre 2015 et 2018, il me semblerait simultanément prématuré de parler de révolution. Sous cet angle, les changements apportés aux politiques linguistiques du congrès et à ses communications me semblent nécessaires, mais non suffisants et le comité organisateur aurait avantage à réfléchir en profondeur aux actions qui doivent être entreprises afin d’améliorer le véritable accès des personnes trans à cet important événement féministe francophone. III. Trans/féminismes en émergence : quelques mots sur la situation actuelle S’il est possible de penser que l’exemple du CIRFF quant à son manque d’inclusion relatif aux enjeux et aux personnes trans est un cas isolé, un examen des faits et des chiffres nous indique le contraire. Comme je l’ai démontré dans d’autres travaux (ex. : Baril, 2017a), les études trans demeurent sousdéveloppées dans la francophonie à l’échelle internationale, notamment canadienne, et les personnes trans demeurent exclues des postes d’importance, comme ceux de professeur·es permanent·es dans les universités. Comme indiqué dans cette recherche, je suis devenu la première personne publiquement auto-identifiée comme trans spécialisée en études trans à travailler dans une université francophone ou bilingue au Canada, toutes disciplines confondues. Comme l’indiquent l’article de TSQ et cette recherche (2017a), plusieurs personnes trans sont embauchées, mais celles-ci ne sont pas nécessairement publiquement identifiées comme trans ou ne se spécialisent pas en études trans, ou encore elles sont bilingues, mais travaillent dans des universités anglophones (comme Viviane Namaste à Concordia University). En France, la situation est similaire ; alors qu’un auteur bien 54 Briser le silence, occuper l’absence connu comme Sam Bourcier (Espineira et Bourcier, 2016) occupe un poste de professeur, il avait été embauché en sociologie bien avant de faire une transition et de focaliser ses travaux sur les enjeux trans. Des chercheur·es de renom en études trans qui s’intéressent à des perspectives trans/ féministes, comme Karine Espineira (2015a ; 2015b ; 2017 ; 2020) et Emmanuel Beaubatie (2016), sont toujours sans poste ou viennent de décrocher un poste récemment. La relève émerge rapidement, en France comme au Canada, mais ces personnes demeurent généralement dans des statuts précaires. Au Canada, la situation s’améliore, lentement mais sûrement. En fonction des recherches récentes que j’ai effectuées, de même que des appels lancés sur les réseaux sociaux afin de m’aider à identifier de potentielles personnes auto-identifiées comme trans et spécialistes dans ce champ qui travaillent notamment en français au Canada, j’ai pu recenser deux nouvelles personnes. Une première, professeure à l’Université de Montréal, se définit comme queer ni cis ni trans et inclut les études trans parmi les champs de spécialisation qu’elle développe au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques. L’autre, un professeur trans anglophone et bilingue, Samuel Singer, a récemment été embauché à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa pour enseigner dans d’autres champs de spécialisation que le droit trans, mais il poursuit tout de même ses travaux de recherche sur les enjeux trans (Singer, 2019 ; 2020). Surtout, dans les divers contextes nationaux francophones, ces rares cas d’embauche ne relèvent pas de départements, de programmes ou d’instituts féministes et de genre, mais bien de disciplines diverses (par exemple, le travail social comme c’est mon cas). En d’autres termes, les rares personnes trans qui se spécialisent en études trans et travaillent dans des institutions francophones ou bilingues ne sont pas embauchées par les départements d’études féministes, 55 Devenir non-binaire en français contemporain une situation qui reflète d’ailleurs celle que l’on retrouve chez nos collègues anglophones (Baril, 2017). Les embauches, ou plutôt l’absence d’embauches des personnes trans – pensons notamment à l’un des plus grands départements en études de genre au pays, celui de l’Université d’Ottawa, qui compte une douzaine de professeur·es en études féministes sans aucun·e qui se spécialise en études trans et/ou s’identifie comme personne trans – n’est qu’un indicateur parmi d’autres. De fait, lorsque l’on regarde les programmes en études féministes et de genre des universités canadiennes francophones ou bilingues, leurs offres de cours et les auteur·es qui figurent dans leurs syllabus, force est de constater la pauvreté au regard de la représentation des personnes ou des enjeux trans, et ce, malgré l’explosion des thématiques trans dans les médias, la culture, la société, les lois et même dans les universités. Mentionnons également, comme je l’avais remarqué antérieurement (Baril, 2017a), que suivant une logique cissexiste (Serano, 2007), les femmes trans ou les personnes trans sur le spectre de la féminité sont les grandes perdantes (sans compter les personnes trans racisées ou qui vivent à l’intersection d’autres identités marginalisées comme les personnes trans handicapées), puisque les personnes qui sont davantage embauchées sont des hommes trans. Cette pauvreté des perspectives trans se retrouve également dans les travaux, les revues et les projets de recherche féministes qui, pour la plupart, demeurent soit cisgenristes, soit ciscentrés et cisnormatifs dans le meilleur des cas. L’espace limité de cette brève introduction et sa fonction ne me permettent pas d’élaborer davantage au sujet de cette sous-représentation des personnes trans, des études trans et des enjeux trans dans les milieux universitaires, particulièrement féministes et francophones, mais les constats effectués ici pointent tous dans la même direction : les féminismes francophones doivent repenser la place qu’ils accordent aux enjeux trans, voire déconstruire le rapport 56 Briser le silence, occuper l’absence d’extériorité qui a été établi au regard des questions trans au sein du féminisme. Les trans/féminismes francophones multiformes, dynamiques et vivants, qui émergent de façon récente dans des espaces alternatifs, marginalisés et parfois inattendus, commencent à briser le silence et à combattre les injustices épistémiques dont ils font l’objet non seulement au sein du féminisme, mais également à l’intérieur d’un monde anglonormatif. Quand on pense aux thématiques au cœur des luttes féministes, incluant les combats contre la pathologisation des corps, la violence ou l’hégémonie d’une langue française masculine, il est difficile de ne pas reconnaître les liens évidents avec les luttes trans/féministes et de ne pas ainsi voir comment l’exclusion et la marginalisation des personnes et des enjeux trans au sein des féminismes représentent des occasions ratées d’enrichir les réflexions et les pratiques féministes. Sept ans après la rédaction « originale » du texte publié dans TSQ présenté ci-dessous, je réitère donc la formule que j’avais alors employée dans mon titre pour aborder les trans/féminismes francophones : absence, silence, et émergence… Le texte suivant est une traduction de l’anglais par Catriona LeBlanc de l’article susmentionné. Trans/féminismes francophones : Absence, silence, émergence1 En lisant l’appel à contributions de TSQ : Transgender Studies Quarterly sur les trans/féminismes, j’étais rapidement envahi par les mêmes émotions fortes et contradictoires que j’éprouve souvent comme chercheur francophone travaillant 1 Mise à jour et reproduit en traduction avec la permission de Duke University Press. Source originale : baril, A., 2016. « Francophone Trans/ Feminisms: Absence, Silence, Émergence », TSQ: Transgender Studies Quarterly, n° 3, 1/2, p. 40-47. 57 Devenir non-binaire en français contemporain à l’intersection des études du genre, trans, queer et sur le handicap. Une partie de moi était emballée par la possibilité de discuter de la valeur de travaux au sein desquelles les perspectives trans et féministes se nourrissent et s’interrogent mutuellement. J’étais particulièrement inspiré par l’énoncé suivant : « Nous voulons que ce numéro élargisse la discussion au-delà de la dichotomie familière et trop simpliste souvent imposée entre un féminisme transphobe d’exclusion et un féminisme transaffirmatif d’inclusion » (TSQ 2015 ; traduction libre). Les travaux que j’ai publiés dans les revues de langue anglaise au cours des dernières années reflètent précisément mon désir d’aller au-delà de cette conception réductrice. Comme l’articule si éloquemment l’appel, non seulement le temps est venu de complexifier cette vision binaire, mais les deux dernières décennies ont déjà démontré que les recherches menées à partir de perspectives trans/ féministes dépassent de loin les questions d’exclusion et d’inclusion. Cela étant dit, une autre partie de moi, celle ancrée dans une tradition linguistique, culturelle et nationale différente du contexte anglo-américain dans laquelle se situe cette revue2, a pourtant réagi avec ambivalence au passage cité plus haut. Quelles sont les conditions linguistiques, culturelles et nationales requises pour aller au-delà des débats entre féministes et activistes trans, ces débats enracinés dans la fameuse dichotomie entre les féminismes d’inclusion et ceux transphobes/d’exclusion ? L’idée même de dépasser cette dichotomie ne reflète-t-elle pas ce qui est théoriquement, conceptuellement et politiquement concevable dans un ou plusieurs contextes linguistiques, culturels et nationaux précis (dans ce cas, un contexte anglonormatif), sans que cette idée soit nécessairement intelligible, ou intelligible de la 2 Malgré la démonstration claire d’une sensibilité transnationale et linguistique, une revue ne peut être dissociée de son contexte. 58 Briser le silence, occuper l’absence même manière ou avec une même profondeur, dans d’autres contextes ? À partir de mes expériences comme chercheur trans3, franco-canadien et féministe, j’aimerais partager quelques réflexions critiques sur l’(im)possibilité actuelle d’aller « au-delà de la dichotomie familière et trop simpliste souvent imposée entre un féminisme transphobe d’exclusion et un féminisme transaffirmatif d’inclusion » ou, au moins, sur les nombreuses difficultés qui viennent entraver cet objectif. Sans réduire les travaux du nombre limité d’universitaires francophones qui s’intéressent aux trans/féminismes, dont les miens, à la lutte contre les théories, les politiques et les pratiques féministes transphobes d’exclusion, j’exposerai la difficulté d’articuler notre travail dans un langage autre que celui de l’exclusion ou l’inclusion des personnes et des enjeux trans au sein des contextes féministes francophones. Pour ce faire, j’offre comme étude de cas l’édition 2015 du septième Congrès international des recherches féministes dans la francophonie (CIRFF). Ce rassemblement est actuellement le congrès international le plus important dans le domaine des recherches et des études féministes francophones, sa portée étant équivalente au congrès américain de la National Women’s Studies Association (NWSA). Ainsi, ce congrès représente une excellente étude de cas pour démontrer les difficultés auxquelles font face les communautés francophones non seulement pour conceptualiser la possibilité d’aller au-delà du fossé entre les féminismes transphobes et transinclusifs, mais aussi pour tout simplement aborder les enjeux trans dans les divers espaces féministes militants, communautaires, institutionnels et universitaires. Bien que cet exemple ne brosse pas un portrait exhaustif de la théorisation des trans/ féminismes dans la francophonie, il est toutefois représentatif, 3 Je travaille sur les enjeux féministes depuis 2003 et sur les enjeux trans depuis 2008, quand j’ai commencé ma propre transition de femme à homme. 59 Devenir non-binaire en français contemporain à mon avis, de la relation entre une majorité de féministes et d’activistes trans francophones. Le congrès de 2015, tenu à Montréal (Québec, Canada) en août 2015, peu avant la mise sous presse du numéro de TSQ où le présent article a paru en anglais (et bien après la date limite des soumissions), a été organisé par l’Institut de Recherches et d’Études Féministes (IREF), le Réseau Québécois en Études Féministes (RéQEF) et le Service Aux Collectivités (SAC) de l’Université du Québec à Montréal. J’ai soumis deux propositions pour présenter mes recherches les plus récentes. Mes réflexions sur l’absence totale d’enjeux trans et de politiques inclusives pour les personnes trans dans ce congrès avaient pourtant commencé bien avant que j’envisage la soumission d’un manuscrit à ce numéro spécial de TSQ. En effet, le manque de considération pour les personnes trans au sein de ce congrès m’avait frappé dès ma toute première lecture de son appel à contributions en 2014. Le langage utilisé dans l’appel et sur le site Web du congrès est clair : les formes féminines sont systématiquement privilégiées, la forme masculine est effacée et l’écriture inclusive, souvent utilisée en français pour indiquer à la fois les hommes et les femmes, n’est pas utilisée. La documentation du congrès fait explicitement référence aux professeures, aux chercheures, aux étudiantes et aux autres personnes féminines. Sur le site Web, le comité organisateur décrit l’événement comme suit : « Inscrit dans la continuité des six précédentes rencontres, le Congrès offrira un espace privilégié pour les chercheures, étudiantes, praticiennes-chercheuses, artistes, intervenantes et militantes des milieux féministes. Des efforts spéciaux seront déployés pour attirer le plus grand nombre possible de participantes de tous les pays de l’espace francophone mondial » (CIRFF, 2015b). Ayant milité, enseigné et participé aux cercles féministes francophones depuis près de quinze ans, je suis conscient du fait que certains espaces féministes 60 Briser le silence, occuper l’absence au Canada français (c’est-à-dire principalement dans la province du Québec) sont des environnements explicitement réservés aux femmes ; les personnes trans, y compris les femmes trans, y sont délibérément exclues. Voilà pourquoi, pour moi, l’utilisation de formes féminines sur le site Web et dans l’appel à contributions – une pratique qui, exception faite d’événements séparatistes qui excluent explicitement les personnes trans, comme le Michigan Womyn’s Music Festival, semble entièrement désuète en contexte anglophone – a immédiatement soulevé la question suivante : si l’événement était réservé aux femmes cisgenres, ou si les hommes cisgenres, transsexuels et transgenres (trans), les femmes transsexuelles et transgenres (trans) et les personnes s’identifiant comme queers, genderqueers, non-binaires, non-genrées, intersexes, bispirituelles, etc., pouvaient y participer. Étant un homme trans, j’ai pris soin de consulter les critères d’admission publiés par le congrès avant de soumettre une proposition. J’ai trouvé la réponse à ma question dans la section FAQ du site du congrès (sa simple présence à cet endroit m’amène à croire que je n’étais pas la première personne à remettre en cause l’utilisation de formes féminines). En réponse à la question « Est-ce un événement réservé uniquement aux femmes ? », le comité organisateur répond ainsi : « Tout le monde est bienvenu et toutes les personnes impliquées dans la recherche féministe sont invitées à proposer une communication, un colloque ou une session spéciale. Les textes de l’appel à proposition sont féminisés, car la très grande majorité des personnes intéressées par nos activités sont des femmes. Le genre féminin inclut pour nous le masculin » (CIRFF, 2015a)4. 4 Toutes les questions et réponses dans la FAQ ont été révisées depuis la tenue du congrès en août 2015. Il n’est peut-être pas déraisonnable de penser que la présente critique, ainsi que d’autres, présentées pendant le congrès, ait influencé cette décision. 61 Devenir non-binaire en français contemporain Bien que la section FAQ m’ait fourni une réponse, elle m’a aussi laissé un goût amer en bouche. Premièrement, je n’ai jamais souscrit au simple renversement des perspectives comme stratégie d’autonomisation des minorités ; utiliser la violence pour combattre la violence, contrer les injures avec les injures et affirmer que les formes féminines englobent le masculin pour combattre le sexisme linguistique sont des stratégies qui ne font que reproduire les mêmes attitudes, les mêmes idées et les mêmes comportements que nous dénonçons. Depuis des décennies maintenant, les féministes francophones ont condamné le pratique sexiste dans la langue française selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin sous prétexte que le masculin inclut le féminin ; pourtant, ce congrès féministe francophone international déploie le même argument pour justifier l’utilisation d’un langage et d’un vocabulaire exclusivement féminins, notamment « femmes chercheures » et « femmes militantes ». Deuxièmement, la suggestion que le féminin inclut le masculin représente, au minimum, la marginalisation de la multiplicité d’identités qui ne cadrent pas dans ces catégories binaires. Pour les personnes trans, intersexes, queers, genderqueers, non-binaires, non-genrées ou qui refusent une identification uniquement en termes de féminité ou de masculinité, le langage choisi par les organisatrices (qui sont des femmes cis) est problématique. Néanmoins, comme personne et activiste trans, ce n’est pas le choix des mots qui me déçoit le plus. De fait, ce qui est encore plus inquiétant, c’est le silence qui entoure l’existence même de toutes les personnes qui se situent à l’extérieur du spectre traditionnel de la masculinité et de la féminité dans la réponse à la question « Est-ce un événement réservé uniquement aux femmes ? » De ma perspective de chercheur ayant participé à des douzaines de congrès internationaux, dont en contexte anglophone, au moment où l’intersectionnalité et la volonté 62 Briser le silence, occuper l’absence de tenir compte des multiples dimensions identitaires sont très répandues, il était clair pour moi que cette question traitait non seulement de la participation d’hommes cisgenres, mais également de celle des personnes trans, intersexes, genderqueers et autrement non-conformes de genre. Pourtant, l’existence de ces personnes n’est jamais mentionnée : ni dans la FAQ, où l’on pourrait s’y attendre, ni dans aucune autre section du site, ni dans l’appel à contributions. Étant donné que ce congrès vise à organiser un « événement qui prend en compte l’accessibilité pour toutes » (notez que « toutes » n’inclut que les personnes dont le genre est féminin) (CIRFF, 2015b), il ne serait pas exagéré de dire que l’accessibilité pour les personnes trans, intersexes et queers manque à la fois en matière de langage (choix des mots, genre linguistique, pronoms, etc.) et d’espace (par ex., toilettes de genre neutre ou inclusives des personnes trans). De plus, l’appel à contributions du congrès emploie des concepts et des définitions qui créent un climat peu accueillant pour les membres de ces communautés marginalisées. Par exemple, les sections qui décrivent les thèmes du congrès, utilisées pour structurer l’appel à contributions et le site Web comptant plus de deux mille mots de texte, font fréquemment allusion à la diversité des femmes relative à la race, à la classe, à l’âge, à l’orientation sexuelle et à plusieurs autres dimensions, sans pourtant mentionner les enjeux trans. Le comité organisateur prend la peine de nous rappeler qu’il faut tenir compte des besoins de toutes les femmes, dont celles plus marginalisées, sans que les personnes trans ne soient mentionnées une seule fois. Bien que je reconnaisse l’impossibilité de toujours inclure une énumération exhaustive qui permet d’éviter le fâcheux « etc. » décrit par Judith Butler (1990, 143), il est pourtant intéressant de noter que les personnes trans, intersexes, genderqueers et non-conformes de genre ne font l’objet d’aucune mention sur le site Web. 63 Devenir non-binaire en français contemporain De façon générale, le problème est que les enjeux trans sont systématiquement ignorés dans les travaux féministes francophones qui tentent par ailleurs d’inclure toutes les femmes, comme elles nous le répètent si souvent. Ceci est d’autant plus inquiétant étant donné la visibilité accrue actuelle des enjeux trans à la fois dans les nouvelles internationales et au sein des contextes nationaux dans lesquels les recherches féministes francophones sont ancrées. Au cours des cinq dernières années, le Québec, ainsi que le reste du Canada, a vu l’introduction de nouvelles lois, l’adoption de nouvelles dispositions juridiques et la transformation de lois existantes touchant les communautés trans, sans oublier l’importante mobilisation sociale et politique des communautés trans et la présence croissante des voix trans dans les médias, la culture et les mouvements sociaux, notamment ceux lesbiens, gais, bisexuels et queers. Malgré ceci, les communautés féministes francophones canadiennes tendent à garder le silence sur les enjeux trans5. Comme j’en fais mention ailleurs (Baril, 2017b), le silence des féministes francophones sur les enjeux trans est sans équivoque : les publications de langue française sur les analyses intersectionnelles féministes ne mentionnent que rarement les réalités trans ; les personnes inscrites en études féministes dans les universités francophones éprouvent de la difficulté à trouver une direction qui connaît suffisamment le champ ; et plusieurs ateliers, activités sociales et autres événements au sein des cercles féministes francophones n’abordent pas les enjeux trans. Les dimensions théoriques, politiques, culturelles, linguistiques et économiques des 5 Il convient de mentionner que, malgré la présence au Québec d’universitaires trans d’influence, dont Viviane Namaste qui aborde les enjeux trans et féministes dans un de ses livres en anglais (Namaste, 2005), j’ai publié ce que je crois être le premier article en français au Canada sur les enjeux trans/féministes (Baril, 2009). Mon intention n’est pas d’être prétentieux, mais de démontrer la rareté de réflexions trans/féministes en contexte franco-canadien, et ce, malgré de nombreuses analyses de ces mêmes thèmes en contexte anglo-canadien. 64 Briser le silence, occuper l’absence différences importantes entre les approches sur les questions trans par les féministes francophones et anglophones sont toutefois très complexes et dépassent la portée du présent article. Cela veut-il dire qu’aucune recherche trans/féministe n’est menée dans la francophonie ? Bien sûr que non. Quelques individus trans ou cis isolés, comme Sam/Marie-Hélène Bourcier ([2001] 2006, 2005, 2011), Karine Espinera (2015a et 2015b) et moi-même, travaillent en français à l’intersection des questions trans et féministes, parmi d’autres sujets6. Cependant, pour le nombre limité de personnes œuvrant dans ces domaines, les occasions d’ancrer leur enseignement et leurs recherches ou de disséminer leurs travaux dans des revues et des congrès de langue française sont peu nombreuses. La lecture de l’appel à contributions et du site Web du plus important congrès francophone international en études féministes a soulevé chez moi la question de si mes recherches trans/féministes pouvaient même trouver une place dans cet événement. Ce congrès devrait me faire sentir « chez moi », mais pour moi et d’autres personnes qui s’intéressent aux enjeux trans/féministes, ce n’est pas le cas. Cette réalité soulève de sérieuses questions sur la possibilité de lier nos travaux aux autres recherches féministes francophones et de sentir que nos perspectives sont non seulement tolérées par nos collègues, mais également reconnues et valorisées. J’aimerais inviter les personnes impliquées dans les recherches et le militantisme féministes francophones à ouvrir un dialogue avec leurs homologues trans et féministes anglophones dont les recherches au cours des vingt dernières années ont produit de nombreuses réflexions importantes sur les questions trans féministes (par ex., Enke, 2012). 6 Il existe présentement un intérêt croissant pour les perspectives trans/ féministes en contexte francophone, par exemple, les deux nouveaux projets de Thomas, Grüsig et Espineira, 2015, et Ribeiro et Zdanowicz, 2015. 65 Devenir non-binaire en français contemporain L’appel à contributions de TSQ souligne à juste titre que « la transphobie féministe n’est pas universelle » (traduction libre), ce qui est vrai à la fois dans les communautés anglophones et francophones (TSQ, 2015). Il n’en reste pas moins que les obstacles et les défis auxquels font face les universitaires francophones et anglophones œuvrant à l’intersection des questions trans et féministes sont radicalement différents, une réalité que confirment mes expériences à la fois comme professeur et chercheur qui enseigne, publie et travaille en contexte francophone majoritaire (dont le Québec) et minoritaire (comme l’Ontario), ainsi qu’en anglais au Canada et aux États-Unis. Bien que les recherches trans/féministes ne peuvent se réduire ni aux questions entourant l’exclusion des personnes trans et de leurs expériences des cercles féministes ni à un agenda luttant pour leur inclusion, il serait prématuré de conclure que les théories trans/féministes francophones soient sur le point de dépasser les discussions entourant les enjeux d’exclusion et d’inclusion. Tout comme mes collègues anglophones en études trans, dans mes publications de langue anglaise je m’engage au développement de nouveaux paradigmes, de nouvelles idées et de nouveaux concepts qui se situent au-delà de cette dichotomie, notamment en explorant les intersections entre les études trans et sur le handicap, ainsi qu’entre les personnes trans et celles en situation de handicap. Cela étant dit, ceci est possible uniquement parce que, dans le milieu universitaire anglophone (principalement aux ÉtatsUnis et au Canada), les questions, les théories, les politiques et les études trans possèdent déjà une présence minimale et leur place au sein des études féministes, aussi marginalisée qu’elle soit, est toutefois reconnue. Ceci n’est pas le cas dans les cercles francophones. Quand une théoricienne féministe comme Christine Delphy, qui est sans aucun doute l’une des plus importantes féministes francophones à l’échelle mondiale, et ce, depuis les années 1970, non seulement pense que les enjeux trans ne sont pas politiques, mais affirme 66 Briser le silence, occuper l’absence qu’à travers le traitement de ces enjeux « on perd de vue la lutte féministe pour la disparition du genre […] [et que cette démarche] ne constitue pas un combat politique dans le sens où elle ne propose pas un changement des structures de la société » (Merckx, 2013), le manque de théorisation des enjeux trans par les féministes francophones ne peut guère surprendre. Dans une telle réalité, et aussi surprenant que cela puisse paraître pour plusieurs anglophones, les dernières « avancées » relatives aux trans/féminismes dans les communautés féministes francophones consistent tout simplement à affirmer l’existence des perspectives trans/féministes, à tenter de présenter des « preuves » de leur validité et de leur valeur heuristique, à lutter pour leur reconnaissance et à encourager la majorité des communautés féministes francophones à tenir compte des personnes et des enjeux trans dans leur langage, leurs théories, leurs politiques, leurs actions politiques et leurs espaces militants, bref, de tout simplement les inclure dans le domaine des possibilités. Dans ces contextes linguistiques, culturels et nationaux, dépasser la dichotomie entre les féminismes d’inclusion et ceux transphobes/d’exclusion constitue une tâche plutôt inintelligible et difficile à concevoir sur les plans à la fois épistémologique et conceptuel. Pourtant, la théorisation de l’absence de ces discussions et de cette dichotomie est nécessairement la prochaine étape vers l’émergence de voix trans/féministes en mesure de briser le silence. 67 Devenir non-binaire en français contemporain Références citées ashley, Florence, 2017. « Qui est-ille ? Le respect langagier des élèves non-binaires, aux limites du droit », Service social, no 63, 2, p. 35-50. ashley, Florence, 2019. « Les personnes non-binaires en français : une perspective concernée et militante », H-France Salon, no 11, 14, p. 1-15. baril, Alexandre, 2009. « Transsexualité et privilèges masculins : Fiction ou réalité ? », Diversité sexuelle et constructions de genre, dirigé par Line Chamberland, Blye W. Frank, et Janice Ristock. 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Lorsqu’on m’a donné l’occasion de le relire avant de le faire traduire en français pour la présente publication, j’ai pu remarquer l’évolution de mon point de vue à certains égards, ainsi que certains changements par rapport à la manière dont je me présente dans un contexte professionnel. J’ai donc modifié certains aspects de ce texte pour le rendre plus fidèle à ma ligne de pensée au moment de sa traduction. Un bref épilogue esquissera une réflexion sur ces changements, sans pour autant remettre en cause la cohérence de la version précédente. — Je suis améri—euh—je viens des États-Unis. Il était neuf heures du soir un jeudi en fin d’octobre 2016 ; je bredouillais à travers ma fatigue et essayais de diriger un sourire vers l’archiviste devant moi. Deux mois après le 73 Devenir non-binaire en français contemporain début de mon séjour de recherche à Paris, je m’étais habitué à passer mes jeudis soir aux Archives, Recherches et Cultures Lesbiennes (ARCL) à la Maison des femmes, où un groupe de lesbiennes radicales chevronnées me prêtaient des romans et m’aidaient à fouiller les bacs poussiéreux pour y trouver des brochures politiques. J’avais l’habitude de jaser avec elles sur mes recherches pendant que nous fouillions les boîtes, mais ce soir-là, je peinais à formuler une phrase. Mais cette difficulté n’était pas uniquement due à la fatigue typique de doctorant·e ; c’était parce qu’elles pensaient toutes que j’étais une femme. C’était la première fois que j’allais aux archives lesbiennes, un espace « réservé aux femmes », depuis la semaine précédente où j’avais décidé de changer mon nom et pronom. Ayant déjà pris la décision de ne pas divulguer mon sexe/genre1 dans ce contexte afin d’éviter d’être exclu de cet espace de recherche ségrégé par sexe, je m’étais préparé à passer la soirée à être continuellement mégenré. Mais, même en décidant d’adopter un silence stratégique, je m’étais promis que, au minimum, 1 J’utilise ici le terme « sexe/genre » parce que je crois que tracer la distinction entre les deux c’est soutenir l’idée qu’il existe une forme de sexe biologique quelconque qui « va au-delà » de l’identité de genre. Cette notion biologiquement essentialiste opprime les personnes transgenres et intersexes et porte gravement atteinte à leur santé mentale et physique. Comme l’explique Emi Koyama dans « The Transfeminist Manifesto », « Le transféminisme soutient que le sexe et le genre sont tous les deux socialement construits ; de plus, la distinction entre le sexe et le genre est artificiellement tracée pour des raisons de commodité. Bien que le concept de genre comme construction sociale se soit avéré un outil puissant pour démanteler les attitudes traditionnelles envers les capacités des femmes, il laissait place à la justification de certaines politiques et structures discriminatoires comme ayant un fondement biologique. De plus, il ne tient pas compte de la réalité des expériences de personnes trans pour qui le sexe physique est vécu comme étant plus artificiel et plus variable que le sentiment interne de qui elles sont » (Koyama, 2003, 249, traduction libre). Pour une analyse supplémentaire de la nuisibilité de cette distinction, voir Androgeneity, 2015. 74 « Faut-il choisir ? » je ne me genrerais pas en employant le féminin. Cette petite victoire était pourtant plus facile à dire qu’à faire dans une langue dont quasiment tous les substantifs, adjectifs, et pronoms étaient classés comme masculin ou féminin. « Je suis étudia— je fais un doctorat en littérature française et comparée », ai-je répondu à l’archiviste qui me posait des questions sur mes recherches. J’ai baissé le regard sur les livres qu’elle me prêtait en attendant qu’elle me les rende pour ensuite m’éclipser à la hâte. Émergeant enfin dans la nuit fraîche d’automne pour déverrouiller mon vélo, l’ironie de la situation m’a frappé en pleine face : me voilà, les volumes de l’ARCL sur la féministe lesbienne Monique Wittig nichés dans mon sac à dos, pris par la peur de me genrer correctement dans un espace historiquement si attentif aux questions de sexe, de langue et de pouvoir. Mon intérêt pour la neutralité du genre en français avait commencé plusieurs années plus tôt quand, pendant mes études de premier cycle, j’avais lu Les Guérillères de Wittig dans un cours de théorie littéraire. Sa féminisation intentionnelle des noms et des pronoms m’avait amené à douter les affirmations de mes professeur·es de français d’autrefois selon qui la forme masculine était grammaticalement neutre. Pendant mes études supérieures, je me suis penché sur la théorie de sexe et de genre de Wittig dans le cadre de ma thèse et j’ai également réfléchi sur leur pertinence pour ma propre pratique pédagogique féministe. Mais ces réflexions assumaient une dimension encore plus urgente et personnelle au moment où j’ai commencé à intégrer ma propre identité transgenre dans ma vie d’universitaire et de professeur de français, de littérature comparée et de philosophie politique. Le présent texte constitue en quelque sorte une tentative de revisiter tous les silences gênants, tous les mots tronqués, toutes les phrases reformulées et toutes les omissions stratégiques ayant structuré ma vie pendant ce séjour à Paris 75 Devenir non-binaire en français contemporain en 2016-2017. Au lieu de rassembler un ensemble définitif de directives en ce qui concerne la non-binarité linguistique, ce texte revient sur quelques moments des dernières années, des moments qui convergent pour orienter ma pédagogie et mes conseils aux étudiant·es diplômé·es dans les cours de français et au-delà. Ancré dans mes expériences actuelles comme professeur transgenre et mes expériences antérieures comme thésard, ce texte soutient que les pratiques linguistiques genrées relèvent d’une question de justice aux conséquences importantes aussi bien pour la vie des professeur·es que pour celle des étudiant·es transgenres, non-binaires et autrement non-conformes au genre2. I. Penser le sexe et le genre dans les cours de langue Retour en mars 2015. Dans le cadre d’un programme de bourse d’enseignement à Columbia University, j’avais organisé un atelier pédagogique départemental pour explorer le thème général de « genre et sexualité dans les cours de français ». J’en avais fait la publicité comme discussion ouverte sur l’utilisation des pronoms, la misogynie et l’invisibilisation des réalités queers dans les manuels de langue et la dynamique de sexe/genre dans les échanges en classe. Le jour de l’événement s’étant aussi annoncé un jour de tempête de neige, j’ai laissé échapper un soupir et me suis résigné à l’idée d’une faible participation ce soir-là. Mais quand dix-huit heures ont sonné, j’ai été étonné de voir un véritable défilé de professeur·es et 2 Ces termes ne constituent aucunement une liste exhaustive en ce qui concerne la grande variété d’étiquettes adoptées par les individus qui refusent le sexe qui leur a été assigné à la naissance. De tels termes peuvent être, ou ne pas être, mutuellement exclusifs (par exemple, une personne non-binaire peut aussi être transgenre, ou pas). Ces étiquettes varient selon le contexte culturel et historique, et certaines personnes préfèrent n’utiliser aucune étiquette. Dans tous les cas, l’autodétermination de la personne en question doit toujours être respectée. 76 « Faut-il choisir ? » de doctorant·es franchir le seuil, secouer la neige de leurs bottes et manteau et s’installer autour de la table. J’avais décidé de lancer la discussion à l’aide d’un texte écrit par la professeure Elisabeth Ladenson, elle-même de Columbia, qui aborde la manifestation fréquente et intense des questions de genre et de sexualité dans les cours de français. Selon Ladenson, cette question s’impose inéluctablement dans la quasi-totalité des cours de français en raison de la nature genrée de cette langue : « D’ailleurs, comme c’est le cas pour plusieurs langues autres que l’anglais, le français impose dès le début une conscience déconcertante de la différence de genre par son intégration à la grammaire et son institution par cette dernière. Pour les personnes d’origine anglophone, se lancer dans l’étude d’une langue romane mène inévitablement, sur plusieurs plans, à vivre le trouble dans le genre » (Ladenson, 1998, 90, traduction libre). Bien que cet article ait été publié presque vingt ans avant notre atelier, mes collègues et moi étions tout de même d’accord sur le fait que, malgré Proust, Colette et l’image romantisée de « Gay Paree » tant chérie par certain·es étudiant·es états-unien·nes, nous étions souvent à court d’outils concrets pour aborder les enjeux sociaux et politiques du genre linguistique, surtout dans le contexte des responsabilités ardues de l’enseignement quotidien3. Et si pour plusieurs il était difficile d’aborder les questions d’hétéronormativité, pour la majorité des gens il était encore plus difficile de nommer ou même de reconnaître ce que l’auteure et biologiste Julia Serano appelle la cisnormativité : une mentalité sociale qui présume que les personnes et les expériences cis/cisgenres/cissexuelles sont la norme, tandis que celles trans/transgenres/transsexuelles sont jugées comparativement « anormales » (si elles sont prises en considération du tout) (Serano, s.d., traduction libre). 3 Pour plus d’exemples de la manifestation de l’hétéronormativité dans les cours de langue, voir Liddicoat, 2009. 77 Devenir non-binaire en français contemporain Ceci est devenu clair quand la discussion s’est tournée vers la question des pronoms. Notre département avait encore l’habitude de présupposer les pronoms au lieu d’inviter les gens à les partager, donc une marée de questions a surgi sur comment et pourquoi il fallait le faire. Ces questions étaient posées par les mêmes collègues qui consacraient d’innombrables heures à planifier les leçons, à se faire observer et à raffiner leur pratique pédagogique pour s’assurer que chaque étudiant·e, quelles que soient ses capacités d’apprentissage ou ses antécédents scolaires, se sente à l’aise dans leur cours. Pourtant cette pratique simple, pour une raison quelconque, était jugée inutile et incommode. Mais je savais que ne pas répondre aux besoins des étudiant·es trans aurait une incidence énorme sur leur participation et, surtout, sur leur santé mentale. Dans les milieux universitaires, où l’anxiété, la dépression et le suicide sont toujours, et tragiquement, très répandus, les étudiant·es transgenres courent un risque plus élevé lorsqu’iels sentent que leur simple existence est niée dans la salle de classe (Ashley, 2017). Comment expliquer qu’il ne s’agit pas tout simplement d’être « politiquement correcte », et que cette pratique, souvent comprise comme simple composante d’un enjeu structurel plus large au sein de l’académie, peut toutefois être une véritable question de vie ou de mort pour les étudiant·es trans ? Quelques personnes présentes à l’atelier ont dit qu’elles y avaient pensé, mais qu’elles s’inquiétaient, en tant que professeur·es cisgenres, de créer une situation gênante pour les étudiant·es, et surtout pour celleux dont les pronoms pourraient être « inattendus ». Vraisemblablement, il était question des personnes perçues comme ayant une présentation de genre qui, aux yeux de la société transphobe, diffère du sexe assigné à la naissance. (Pendant un moment je me suis demandé si le groupe trouvait que mes propres 78 « Faut-il choisir ? » pronoms étaient « inattendus ».) Il s’agit, bien sûr, d’une préoccupation légitime, car les pratiques conçues pour être inclusives peuvent parfois finir par inciter des gens à partager des éléments de leur identité dans des situations risquées ou gênantes (tout comme j’allais en faire l’expérience moimême l’année suivante aux archives lesbiennes). Quoique ma réponse sur le coup ait été peu satisfaisante, mes expériences subséquentes comme professeur transgenre m’ont aidé à formuler une liste de mes propres bonnes pratiques, une liste qui n’est jamais définitive et qui est en constante évolution. Afin de trouver l’équilibre entre l’inclusivité et la protection de la vie privée, j’offre aux étudiant·es l’occasion de partager leurs pronoms à l’oral, à l’écrit ou pas du tout. Pendant les premiers cours, je distribue un questionnaire sur lequel les étudiant·es peuvent indiquer, parmi d’autres choses, leur nom et pronoms. De plus, pendant le premier cours, je leur demande de se présenter en indiquant leur nom, spécialisation, pronoms et, pour aider à désamorcer tout sentiment de gêne, quelque chose de drôle et amusant (préférence de couleur, émission télé, fruit ou légume…). Afin de rendre ces méthodes de divulgation potentielle aussi consensuelles et agréables que possible, j’ai établi les pratiques suivantes relatives aux noms et aux pronoms : 1. Au lieu de lire les noms de la liste d’inscription pour faire l’appel, je demande à chaque personne d’indiquer le nom qu’elle aimerait qu’on utilise dans la salle de classe, suivi de son nom de famille. Ainsi, je peux facilement repérer son nom de famille dans la liste, sans avoir à le lui demander et donc à courir le risque de crier tout haut son morinom (« deadname ») devant la classe.4 Les barrières juridiques et universitaires au changement de prénom peuvent être considérables ; dans mon 4 NDLR : Voir le glossaire p. 221-250 ; voir aussi celui en ligne de Julia Serano. 79 Devenir non-binaire en français contemporain expérience, même quand il est possible de changer son prénom dit « de préférence » auprès de l’administration ou dans un portail en ligne, il ne finit pas toujours par apparaître correctement. (Voir le quatrième point cidessous pour mon analyse de l’utilisation problématique de l’expression « de préférence » dans ce contexte.) 2. Avant de faire le tour des pronoms en classe, je m’assure de souligner que ce partage est facultatif ; ainsi, les étudiant·es qui ne veulent pas annoncer leurs pronoms ne se sentent pas obligé·es de le faire. J’adopte cette stratégie principalement pour le bien des personnes qui pourraient craindre que leur pronom les rende visibles comme trans à l’école, car, comme l’explique Kris Knisely dans son guide pratique « How to Ask for Pronouns », « leur demander d’indiquer/énoncer explicitement et publiquement leurs pronoms peut être vécu comme source de pression considérable ou de dysphorie » (Knisely 2020a, traduction libre). Je donne mon nom et mes pronoms en français et en anglais en premier pour servir de modèle. Au tableau, j’écris les pronoms dans les deux langues, même dans les cours de français avancé, car plusieurs étudiant·es découvrent pour la première fois les pronoms non-binaires tels que « iel » ou « yel ». (J’y reviendrai plus tard.) 3. Comme indiqué au point numéro 1, je précise clairement aux étudiant·es que je demande le nom et les pronoms que nous devrions employer en classe. Cette petite précision représente pour moi une distinction importante, car elle reconnaît que chaque identité est complexe et que l’on peut choisir un pronom dans un cadre universitaire sans que ce dernier englobe son expérience de genre dans toutes les dimensions de sa vie. Afin de soutenir les décisions des étudiant·es sur leurs pronoms, il faut les comprendre comme choix stratégique qui peut dépendre 80 « Faut-il choisir ? » des particularités d’une circonstance donnée. Ceci peut être encore plus important dans les programmes d’études à l’étranger, où l’étudiant·e pourrait décider de faire un compromis dans son choix de pronom en raison d’un personnel enseignant qui refuse de reconnaître son sexe/genre. Dans d’autres cas, la meilleure stratégie peut être d’encourager l’étudiant·e à insister sur l’utilisation d’un même pronom dans tous les contextes, malgré les résistances qui se présentent. Il n’existe aucune solution universelle. 4. Je m’assure d’employer le mot « pronom », non pas « pronom préféré » parce que, pour plusieurs personnes transgenres, dont moi, cette expression suppose un choix ou une préférence qui cache un vrai pronom. Il en va de même pour le prénom « de préférence » et la formulation « une personne identifie comme » un sexe/ genre quelconque. Une femme trans ne s’identifie pas comme femme, elle est une femme. Ce langage, qui vise à être inclusif, peut être toutefois compris comme la négation du soi de la personne transgenre. Lors des discussions de certaines de ces pratiques avec d’autres professeur·es pendant l’atelier pédagogique, j’ai souligné le fait que non seulement ces mesures aident les étudiant·es transgenres à se sentir à l’aise, mais elles servent de modèle d’inclusivité, surtout aux étudiant·es qui abordent ces questions pour la première fois. Une collègue est intervenue pour affirmer que cette pratique relative aux prénoms bénéficie aussi aux étudiant·es venant de l’étranger, étant donné que plusieurs utilisent différents prénoms à l’extérieur de leur pays d’origine. J’étais (et je suis toujours) entièrement d’accord avec une telle application de la conception universelle, mais, dans cette circonstance particulière, le fait que plusieurs collègues ayant d’abord exprimé une certaine réticence hochaient 81 Devenir non-binaire en français contemporain soudainement la tête en signe d’acquiescement était pour moi une déception, comme si c’était cela qui avait enfin convaincu le groupe qu’une telle approche aux prénoms pourrait « en valoir la peine ». Une voix intérieure lancinante demandait à savoir pourquoi il fallait convaincre les professeur·es qu’une stratégie bénéficierait à l’ensemble des étudiant·es pour plaider la cause des étudiant·es trans ? Ne vaudrait-il pas quand même la peine si cette pratique bénéficiait « uniquement » aux étudiant·es trans, non-binaires et de genre non-conforme ? À ce moment-là, il ne restait dans ma tête que la déception d’avoir été incapable d’exprimer cette idée à mes collègues dans un atelier dont j’étais, prétendument, l’animateur. Jetant un regard à l’horloge, j’ai vite décidé qu’il était temps de faire une petite pause. Pendant que les gens causaient, j’ai entendu un échange qui m’a marqué. « J’ai une personne dans mon cours », dit une collègue, « qui utilise “Matt”5 eh bien, tu ne t’y attendrais vraiment pas » – parce que l’identification masculine de cette personne ne correspondait pas aux normes cisgenres ? – « … Mais là la personne me dit qu’elle utilise le pronom “she”, donc j’ai dit d’accord, aucun problème, j’utiliserai “she” ». Pour bon nombre de professeur·es, cet échange représenterait une anecdote plutôt anodine à propos d’une personne qui apprend à respecter les noms et les pronoms des étudiant·es, même lorsqu’ils ne sont pas conformes aux attentes. Mais moi, j’ai entendu une histoire un peu différente. Il se trouvait que je connaissais Matt, qui avait à peu près mon âge et suivait une formation continue, et avec qui j’avais une amie en commun. Matt est trans et non-binaire et, à ma connaissance, son pronom à ce moment-là n’était pas « she », mais « they » ou parfois « he ». Je n’allais pas porter atteinte à sa vie privée, et je ne prétends toujours pas connaître ses motivations pour avoir décidé de ne pas partager son 5 Ce nom a été changé. 82 « Faut-il choisir ? » autre pronom dans ce contexte. Je peux pourtant imaginer quelques raisons6. Peut-être que Matt ne se sentait pas à l’aise ou ne voyait pas l’avantage de faire l’effort de partager son vrai pronom dans une classe composée en grande majorité de personnes cisgenres. Ou peut-être que Matt ne connaissait pas ses autres options, n’ayant pas été exposé·e aux outils nécessaires pour exprimer le neutre en français. Afin d’aborder ces deux questions, il est important de comprendre les enjeux imbriqués que sont la cisnormativité et le binarisme du sexe/genre. Comme nous l’avons vu, la cisnormativité et le cissexisme désignent les pratiques structurelles qui marginalisent, implicitement ou explicitement, les expériences et les besoins de personnes transgenres, notamment la supposition des pronoms dans la salle de classe. Faisant de nouveau appel au glossaire de Serano, le terme « binarisme » désigne les « actions, attitudes ou idées reçues qui adhérent à une idéologie [de genre] binaire ou qui maintiennent celle-ci » (Serano, s.d., traduction libre). Si un·e étudiant·e transgenre affirme qu’iel utilise des pronoms de genre neutre, dire que ses pronoms sont illégitimes ou grammaticalement incorrects est un exemple à la fois de cissexisme et de binarisme. Inversement, tenir pour acquis que toute personne transgenre utilise un langage neutre en genre pour parler de soi néglige les grandes luttes livrées par un si grand nombre de personnes pour que les autres les reconnaissent comme homme ou femme (Serano, 2010, 86–7). Quelles que soient les stratégies qu’adopte un individu, la création d’options neutres en genre est essentielle pour lutter contre la cisnormativité. Le comportement des professeur·es dans la salle de classe influence ce que perçoivent les étudiant·es comme étant acceptable ou même possible à exprimer. Ces questions 6 NDLR : pour une analyse de choix contextuel des pronoms en France, voir le chapitre de Flora Bolter, p. 21-43 de ce volume. 83 Devenir non-binaire en français contemporain linguistiques représentent des enjeux politiques qui exercent une influence continue sur quelles formes de subjectivité sont jugées dignes de légitimité. Même de petites modifications aux politiques et aux pratiques en salle de classe peuvent changer considérablement les choses pour les étudiant·es transgenres qui sont déjà douloureusement conscient·es de ces questions. En même temps, la seule pratique d’inviter les gens à partager leurs pronoms au début d’un cours ou d’une réunion n’arrivera pas à mobiliser de vrais changements à moins que l’intégration de ces nouvelles pratiques ne fasse partie d’un programme plus large pour la lutte contre la transphobie. D’une part, il faudrait nous assurer que les étudiant·es peuvent exprimer leurs noms et pronoms ; d’autre part, il faudrait reconnaître que les questions de genre, qui varient d’une langue à l’autre, peuvent nécessiter différentes stratégies pour celleux qui sont touché·es à la fois par le cissexisme et le binarisme. À la fin de l’atelier pédagogique, j’ai soulevé la question des pronoms neutres en français. La réaction provoquée révélait clairement que, pour la majorité de mes collègues, toute tentative d’interrogation significative de pratiques linguistiques était hors de question. — Mais il y a un pronom neutre en français – c’est « il » ! — Je comprends que les personnes qui parlent couramment français peuvent vouloir expérimenter avec la langue, mais c’est tout simplement trop compliqué pour nos classes. — OK, si « il » n’est pas neutre – mais il l’est, grammaticalement – que devrait-on utiliser ? Il n’y a pas d’autre option ! — Je suis d’accord qu’il est important de demander si les étudiant·es utilisent « il » ou « elle », mais il faudrait consacrer 84 « Faut-il choisir ? » beaucoup de temps à cette affaire de la neutralité du genre pour quelque chose qui touche si peu de gens. La même personne à qui Matt n’avait divulgué ni son pronom ni son genre conclut avec désinvolture : « Mais à un moment donné, il faut choisir ». « Il faut choisir. » Je restais tranquillement assis, vaguement conscient de vaillants efforts déployés par d’autres personnes dans la salle pour défendre le cas de la neutralité du genre. « Falloir choisir » n’était rien de neuf pour moi : à l’époque, je me présentais encore – et avec un malaise croissant – comme femme cisgenre. J’avais l’habitude de la dissociation pendant les discussions sur le sexe et le genre avec mes collègues, ressentant une stricte séparation entre mon moi et les pronoms et les accords féminins qui m’étaient constamment imposés. À ce moment-là, j’étais profondément mal à l’aise dans mon rôle de « personne alliée » aux étudiant·es trans dont je partageais les luttes en privé, mais j’avais trop peur et trop de doutes pour demander quoi que ce soit d’autre, surtout sur mon lieu de travail. Cette résignation, stratégiquement nécessaire pour moi à l’époque, était tellement façonnée par la cisnormativité qu’elle constituait à peine un « choix ». Et j’imagine que c’était le cas pour Matt aussi. II. Apprendre à partir des pratiques linguistiques des communautés trans Avance rapide d’un an et demi, jusqu’en octobre 2016. Un peu plus d’un mois s’était écoulé depuis mon arrivée à Paris, et je roulais à vélo dangereusement vite à travers la circulation toujours imprévisible du quartier gay de Paris, le Marais. Je me trouvais dans une situation habituelle : j’étais en retard. L’anxiété bouillonnante qui entravait de plus en plus mes efforts pour quitter mon appartement, et qui s’intensifiait déjà depuis plusieurs années, semblait avoir atteint son 85 Devenir non-binaire en français contemporain paroxysme ; peut-être que c’était le déluge interminable d’adjectifs féminins, ou encore l’omniprésent « madame » (ou, de plus en plus, le « monsieur… dame » confusément balbutié et si bien connu par les francophones de genre non-conforme). Ou peut-être que c’était la distance qui me séparait de mon milieu professionnel à New York. Quoi que ce soit, me voilà qui essayais de ne pas arriver démesurément en retard au groupe de parole pour les personnes trans et en questionnement, organisé par l’association OUTRans et tenue dans le principal bar et espace culturel « queer »7 de Paris : La Mutinerie8. En verrouillant mon vélo, j’imaginais un assemblage de queers qui passaient leur samedi après-midi à siroter nonchalamment de la bière dans une salle sombre où je pourrais me glisser inaperçu vingt minutes en retard et observer timidement à partir du fond de la salle. Encouragé par les fenêtres noircies qui protégeaient l’intérieur de regards indiscrets, j’ai poussé la porte grande ouverte. Je me suis senti accablé par le regard d’environ quarante personnes en intégrant un grand cercle de chaises. Le silence régnait. Comment est-ce possible que je me sois présenté au seul événement queer dans toute l’histoire de Paris à commencer à l’heure ? « Salut », dit une personne quelque part dans la mer de visages. « On a déjà fait le tour du 7 Bien qu’il n’existe aucune différence définitive entre les termes connexes « gay » et « queer » en contexte de langue française, les personnes qui s’auto-identifient comme queers tendent à considérer qu’il existe des liens entre leur sexualité et certains engagements politiques progressifs et à y inclure une gamme plus large de sexes/genres. 8 Même si le Marais déborde de bars « gays », les bars lesbiens sont très rares et La Mutinerie est le seul bar, d’après mes connaissances, qui se dit explicitement « queer ». Alors que les bars gays ciblent incontestablement les hommes gays cisgenres (parfois jusqu’au refus de laisser entrer les personnes lues comme ayant un sexe/genre différent), La Mutinerie cherche à créer un espace accueillant pour les autres minorités de sexe/ genre. Pour accéder au site Web de La Mutinerie, visitez https://lamutinerie.eu/. 86 « Faut-il choisir ? » groupe et tout le monde s’est présenté·e. Tu peux nous dire ton prénom, ton pronom, et – si tu veux – pourquoi tu es venu·e ? »9 Cloué sur place, je restais sans voix. J’ai marmonné ce que j’utilisais encore comme prénom et j’ai essayé sans succès de trouver les mots pour dire – pour la première fois de ma vie – que j’étais transgenre. Au moment même que la scène devenait manifestement gênante, soudainement la porte s’est ouverte et le propriétaire du bar gay d’en face a fait irruption dans la pièce pour nous dire que le quartier était en état d’urgence sous suspicion d’un tireur en liberté. Personne ne pouvait quitter le bar. Alors que des douzaines de personnes trans se regardaient avec horreur, le souvenir des attentats de novembre 2015 encore frais dans la mémoire, j’étais certain que j’étais la seule personne qui vivait une sorte de soulagement bizarre. Après environ cinq minutes, il y a eu un soupir d’apaisement général quand nous avons appris qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Heureusement, dans ce tourbillon d’anxiété, personne n’a pensé à l’États-unien confus à la parole coupée. Ainsi, dans le contexte de l’état sécuritaire français intensément raciste et islamophobe, j’ai véritablement reconnu pour la première fois – à moi-même, au moins – que j’étais transgenre. Même si j’avais été, pour le moment, sauvé par la cloche, je ne pouvais pas reporter indéfiniment une décision sur mes 9 Si j’accorde les participes passés de manière inclusive, c’est non seulement pour commencer l’intégration de ces pratiques linguistiques dans mes propres textes, mais aussi pour souligner que les animateur·rices de ce groupe réservé aux personnes trans choisissaient des mots qui ne présumaient pas mon genre selon mon apparence. La facilité de cette formule montre aussi qu’un grand nombre de mots et d’expressions en français ne sont pas genrés à l’oral, et que l’inclusivité linguistique est parfois plus facile qu’on le penserait. Le recours à de telles tournures ne réduit pas, bien sûr, l’ampleur des changements nécessaires pour s’éloigner de formes grammaticales binaires, et il est important de distinguer entre les pratiques actuelles d’écriture inclusive et l’innovation d’une écriture qui serait véritablement neutre en genre (Ashley, 2019). 87 Devenir non-binaire en français contemporain pronoms et mes accords. Tous les pronoms anglais semblaient m’aliéner ; « she » n’était certainement plus supportable et à ce moment-là je n’étais pas complètement à l’aise avec l’idée d’employer « he » ; j’ai donc fini par choisir « they » comme une sorte de compromis. Cette décision n’éliminait pas tous les problèmes de genre en anglais, mais c’était un début. Et en français ? Les paroles prononcées à l’atelier retentaient encore à mes oreilles : « Il faut choisir ». Toutefois, cette année-là, j’allais découvrir que d’autres options étaient aussi légitimes. En réfléchissant à mes premières rencontres avec diverses communautés trans à Paris, je peux maintenant identifier de nombreuses pratiques qui pourraient commencer à orienter les réponses des professeur·es de français aux besoins d’étudiant·es qui ne veulent pas adopter un langage exclusivement féminin ou masculin pour parler de soi. Ces suggestions, qui visent les étudiant·es à tout niveau d’apprentissage du français, ne constituent en aucun cas une liste exhaustive10. 1. Variation de pronoms et d’accords. • Certaines personnes parlaient de soi de manière fluide, en alternant entre le féminin et le masculin et en demandant aux autres de faire pareillement. Ces personnes peuvent aussi alterner entre les formes genrées pour parler de soi tout en demandant aux autres d’utiliser le masculin ou le féminin exclusivement. • En salle de classe, les étudiant·es peuvent alterner selon le jour, la semaine, le mois ou le devoir (par exemple, il est possible de noter le pronom à utiliser en haut de chaque devoir). 10 Pour des discussions plus détaillées de l’innovation linguistique chez les francophones trans et non-binaires, je recommande les travaux de Florence Ashley et de Kris Knisely (Ashley, 2019; Knisely, 2020b & 2020c). 88 « Faut-il choisir ? » 2. Utilisation d’un pronom neutre non-traditionnel, tels que « iel », « yel », ou « ille », avec accords uniformes ou variables (à peu près équivalent à l’utilisation de « ze » en anglais). • Le pronom neutre en genre « iel »11, même s’il n’est pas encore courant en français, devient de plus en plus connu et constitue l’une des formes les plus reconnaissables adoptées par les francophones non-binaires plus jeunes. En 2020, dans une étude linguistique auprès de 80 personnes participantes non-binaires (dont la majorité étaient âgée de 18 à 35 ans), environ la moitié acceptait « iel », « iel » et un autre pronom non-traditionnel, ou encore « yel » (Knisely, 2020b, 857). • En ce qui concerne l’accord, certaines personnes utilisent les accords masculins ou féminins, alternant entre ceux-ci ou mobilisant les stratégies d’écriture inclusive (« parti·e », « allé·e »). Au lieu de semer la confusion, ceci peut présenter une excellente occasion d’enseignement permettant de réviser le fonctionnement du genre en français tout en soulignant les innovations actuelles des personnes trans et non-binaires. 3. Non-concordance intentionnelle de pronoms et d’accords. • Certaines personnes aiment jouer avec l’effet des pronoms masculins avec les accords féminins, ou l’inverse : « Elle est beau ; il est belle ». • Cette option risque de causer une grande appréhension chez les professeur·es de français : « Comment les étudiant·es comprendront le genre grammatical ?! » Même s’il ne s’agit pas de l’option la plus simple pour les personnes en train d’apprendre la langue française, il vaut la peine de noter que les accords traditionnels seraient quand même utilisés la plupart du temps (pour désigner d’autres personnes et les objets non-humains). D’ailleurs, afin d’utiliser les pronoms et les accords « non concordants », il faut d’abord comprendre les accords traditionnels du français standard. 11 NDLR : en novembre 2021, les Éditions Le Robert ont inclus dans leur dictionnaire en ligne, une définition du mot « iel ». Voir la note 5 (page 3) de l’introduction à ce volume pour plus d’information. 89 Devenir non-binaire en français contemporain 4. Éviter le langage genré. • On peut employer des adjectifs épicènes (dont le genre ne change pas, comme « triste » ou « orange ») ou des adjectifs dont le genre ne s’entend pas à l’oral (« fatigué·e »). • Il est aussi possible de choisir des formules, comme je l’ai fait aux archives féministes, qui n’ont pas de recours à un genre quelconque (« Je viens des États-Unis » au lieu de « Je suis américain·e/états-unien·ne » ; « une personne généreuse » au lieu d’« un homme généreux »). Oui, l’application continue de toutes ces stratégies représente un défi, même pour les personnes qui parlent couramment le français. Cela étant dit, présenter ces pratiques aux étudiant·es débutant·es ou intermédiaires – même juste de temps en temps – peut faire la différence et favoriser une meilleure compréhension de la relation entre le genre, la langue et l’identité. Pour les professeur·es, l’objectif n’est pas de fournir la réponse parfaite et définitive à une question qui est loin d’être résolue même au sein des communautés trans et non-binaires ; l’objectif, c’est de présenter une variété d’options aux étudiant·es pour qu’iels puissent essayer plusieurs stratégies et trouver celle qui leur convient le mieux. Comme l’affirme Kiki Kosnick, l’adoption de langue inclusive « nous oblige à combiner et à utiliser de diverses et nouvelles stratégies au fur et à mesure qu’émergent les besoins de nos étudiant·es et des communautés avec lesquelles nous entrons en contact » (Kosnick, 2019, 159, traduction libre). Une telle approche montre aux étudiante·es trans et de genre non-conforme que nous les voyons comme étant dignes de respect, que nous prenons au sérieux les obstacles auxquels iels font face et que nous sommes là pour les aider à trouver la stratégie qui répond le mieux à leurs besoins. 90 « Faut-il choisir ? » III. Lutter contre la cisnormativité dans le milieu universitaire Avance rapide de quelques mois après ce jour fatidique à La Mutinerie à Paris, jusqu’en décembre 2016 quand mon avion atterrissait à New York. Je ne me sentais surtout pas calme face à la saison des fêtes ; le retour à mes obligations personnelles, familiales et professionnelles avec un nouveau nom et un nouveau pronom n’était pas facile. Cependant, je m’attendais à ressentir au moins une forme de soulagement : je revenais à une langue où les interactions pouvaient, du moins de temps en temps, être moins explicitement genrées et je pouvais commencer à utiliser plus souvent le pronom « they ». Les derniers mois avaient été difficiles. J’attendais impatiemment mon retour pour commencer 12 l’hormonothérapie dans un horaire très serré. Étant donné les pratiques de contrôle (« gatekeeping ») problématiques qui visent à empêcher les personnes trans d’accéder aux hormones en France (et dans la plupart des États-Unis), j’étais content de retourner à New York, où j’imaginais qu’il serait possible d’accélérer le processus. Je l’espérais ; être constamment mégenré pesait de plus en plus lourd sur ma santé mentale, surtout parce que je ne partageais pas mon identité trans dans la plupart de mes espaces professionnels et de recherche. J’espérais que le partage de mes nouveaux prénom et pronoms avec mon réseau professionnel, ainsi que le début de ma transition médicale, m’aideraient à être correctement genré, même si je savais aussi que ces changements soulèveraient de nombreux nouveaux défis et enjeux de sécurité. 12 Appelée « hormone replacement theory » ou HRT en anglais, l’hormonothérapie désigne un traitement qui supplémente les hormones produites par le corps. Pour plusieurs personnes transgenres qui décident de faire une transition médicale, l’hormonothérapie constitue une composante importante de celle-ci. L’hormonothérapie est aussi courante parmi les femmes cisgenres ménopausées. 91 Devenir non-binaire en français contemporain Au tout début de ma transition, j’avais demandé à mes connaissances en France d’utiliser le pronom « il » et les accords masculins pour parler de moi. Je n’avais pas choisi « il » parce qu’il est grammaticalement neutre, ce qu’il n’est pas, mais parce que c’était le changement linguistique le plus facilement accessible pour améliorer ma santé mentale, surtout avant de commencer ma transition médicale. J’utilisais parfois « iel » quand je me trouvais parmi des gens qui en avaient l’habitude, mais j’avais découvert que j’étais moins investi dans l’adoption de ce pronom que d’autres personnes que je connaissais. Pour reprendre les paroles d’une personne ayant participé à une étude sur les pratiques de langue neutres en genre, « Je n’ai pas de “pronom de préférence”, j’ai un pronom de moindre résistance » (Hord, 2016, traduction libre). Dans tous les cas, mes ami·es trans et moi comprenions que les pronoms « il » ou « elle » ne désignent pas forcément une binarité de genre. En fait, plusieurs hommes et femmes trans intègrent ces identités sans pourtant se voir comme « binaires » (en même temps que plusieurs autres, bien sûr, se voient ainsi). J’avais l’impression de vivre ma vie comme une série de compromis linguistiques. En préparant mon retour chez moi pour le congé des fêtes, quelques ami·es français·es avaient exprimé une certaine jalousie envers moi, qui pouvais retourner à une langue neutre en genre ; c’était leur jalousie qui motivait en partie le soupir de soulagement intérieur au moment de l’atterrissage de mon avion à New York. J’étais donc surpris de découvrir que l’anglais ne fournissait pas le soulagement attendu. Bien que l’anglais soit moins genré sur le plan grammatical, c’est vrai, je me suis vite rendu compte que l’omniprésence du langage genré à Paris s’était parfois avérée avantageuse. Les marqueurs de genre linguistique m’aidaient parfois à affirmer mon sexe/genre dans les situations sociales où les gens ne savaient pas s’il fallait me lire comme « homme » ou « femme ». Le français présentait de 92 « Faut-il choisir ? » nombreuses occasions à la fois d’être incorrectement genré et de m’auto-genrer. Quand les gens me regardaient du coin de l’œil, je pouvais nonchalamment affirmer mes propres accords sans faire appel aux rectifications maladroites que je finissais parfois par donner en contexte anglophone. Étant donné que, normalement, l’expression explicite de son propre genre se produit moins souvent en anglais qu’en français, il m’est arrivé de devoir dire au personnel administratif, par exemple, quelle case cocher quand ce n’était pas clair à leurs yeux. (Cela étant dit, la capacité de le faire en français ne veut pas dire que ce genre sera respecté, car il est rare que le personnel officiel voie plus loin que le genre légal de toute façon). De plus, l’existence d’un pronom neutre en anglais ne faisait qu’intensifier la frustration quand les personnes qui connaissaient mon pronom refusaient encore de l’employer ou insistaient qu’il était grammaticalement incorrect. Dès mon retour sur le campus, je me suis mis à revisiter les nombreuses discussions que j’avais eues avec mes collègues en enseignement du français ; j’éprouvais de la difficulté à conserver la distance émotionnelle que j’avais longtemps maintenue dans mes cercles professionnels. Je n’avais jamais, à ma connaissance, rencontré une seule autre personne transgenre qui étudiait aux cycles supérieurs ou qui enseignait à Columbia, malgré ma certitude qu’il y en avait sûrement d’autres. Quand j’ai communiqué avec le Bureau de la diversité et de l’inclusion pour savoir s’il existait des réseaux de soutien pour les étudiant·es transgenres ou si on pouvait me mettre en contact avec d’autres doctorant·es faisant face à des défis similaires, on m’a dit que les seul·es étudiant·es trans dont le personnel était au courant avaient abandonné leur programme. J’étais découragé. Ce sentiment s’aggravait par le fait que plusieurs gens autour de moi qui prétendaient soutenir les personnes trans étaient incapables de comprendre pourquoi il serait difficile de divulguer ma 93 Devenir non-binaire en français contemporain transidentité dans le contexte d’une université soi-disant « progressiste ». Le refrain de ma vie tournait alors toujours autour du même thème : « Désolé·e, mais je trouve ça difficile d’utiliser “they” ! » Il ne semble pas être venu à l’esprit de la plupart des gens que l’expérience d’être mégenré pourrait être plus « difficile » pour moi que l’était l’apprentissage d’un nouveau pronom pour elleux. Les personnes transgenres savent plus que quiconque à quel point il est épuisant de vivre ce type de refus. Et si jamais la discussion glisse du « purement linguistique » à la politique (comme s’il était possible de les séparer), si je dis que le système binaire de sexe/genre n’est pas réel, si je refuse de répondre à l’affirmation que mon identité de genre, « ça va », mais bon, en fin de compte, « la biologie, c’est la biologie », on me dit : « Pourquoi êtes-vous si sensible ? Pourquoi toute cette colère ? » À titre de pédé trans13 peu motivé à s’intégrer aux personnes cisgenres, voici quelques raisons pour lesquelles moi et plusieurs autres personnes transgenres pouvons parfois paraître « en colère ». Normalement, je n’assouvirais pas mon nombrilisme en dressant la liste d’expériences de ce type, qui sont banales en comparaison avec les luttes de 13 Mon utilisation de l’expression « pédé » reflète la réappropriation politique de cette injure par certaines personnes concernées qui résistent le lavage en rose (« pinkwashing »), l’homonationalisme et les autres tentatives soutenues par l’État pour promouvoir une identité gaie qui est plus blanche, non-handicapée, cisgenre, moins féminine, davantage de classe moyenne et autrement de plus en plus rapprochée de l’hétérosexualité dominante (pour une explication plus approfondie, voir par exemple PD La Revue : https://pdlarevue.wordpress.com/category/cest-koi-ca/). Il convient de mentionner que ma propre identité, comme c’est le cas pour plusieurs membres de n’importe quel groupe opprimé, n’entre pas nécessairement nettement dans une seule formule et dépend grandement du groupe de gens avec qui je me trouve à un moment donné. Pour une étude probante de ces contingences et ces glissements dans le contexte de l’identité non-binaire, voir Knisely, 2020c. 94 « Faut-il choisir ? » la majorité des personnes trans, et surtout les personnes trans racisées. Si je le fais, c’est uniquement pour donner un aperçu de pourquoi ces demandes linguistiques sont si immédiatement personnelles, si profondément politiques. C’est aussi pour m’exprimer à partir de mon positionnement comme éducateur afin de défendre les intérêts de mes étudiant·es trans. Voici une liste non-exhaustive d’expériences que j’ai vécues en tant que personne trans dans les milieux universitaires soi-disant progressistes : on m’a recommandé de « rester dans le placard » pour pouvoir accéder aux espaces militants et de recherche « réservés aux femmes » (c.-à-d., féministes radicaux anti-trans)14 ; on m’a dit que je ne pouvais plus être un vrai féministe parce que j’étais un « homme » ; on m’a informé que je me haïssais parce que j’ai « renoncé à ma féminité » ; on m’a mégenré et morinommé dans les réunions ; on m’a morinommé dans les courriels administratifs plusieurs mois après que j’avais changé mon nom dans ce qui me semblait toutes les bases de données universitaires possibles ; des personnes que je connaissais à peine m’ont posé des questions personnelles sur mes décisions médicales et mon anatomie, notamment aux événements professionnels ; on m’a bombardé de statistiques suggérant que mes chances d’obtenir un poste étaient encore moins bonnes que celles 14 Le féminisme des féministes radicaux anti-trans (« trans-exclusionary radical feminists » [TERFs]) est ancré dans l’immutabilité du sexe/genre et l’oppression des personnes transgenres, notamment les femmes transgenres. Même si l’expression « réservé aux femmes » peut convenir dans certains contextes, elle signifie presque toujours « réservé aux femmes cisgenres » et dépend du contrôle des corps. De façon générale, les TERFs traitent les femmes transgenres comme si elles n’étaient pas des femmes ou comme si elles s’infiltraient aux « espaces féminins ». Plusieurs TERFs perçoivent aussi les hommes transgenres comme traîtres au féminisme, comme menaces à leurs espaces ou tout simplement comme femmes sous un autre nom, selon si la personne a entamé une transition médicale ou pas. Ceci est particulièrement vrai au sein des espaces féministes radicaux et lesbiens que j’ai fréquentés à Paris, même si les espaces queers sont loin d’être libres de transphobie, surtout envers les femmes trans. 95 Devenir non-binaire en français contemporain de la majorité des autres doctorant·es ; et j’ai dû révéler ma transidentité lors de chaque demande d’emploi en raison de l’existence de publications sous nom ancien nom. Mes expériences ne sont pas uniques, et j’ai été beaucoup plus chanceux et soutenu que la plupart d’autres étudiant·es transgenres, qui font face à de nombreux défis plus ardus. Tout cela pour dire que les pronoms et le langage neutre en genre ne constituent que la partie émergée de l’iceberg et doivent être situés dans le contexte de la lutte contre la transphobie à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la salle de classe. Demander les pronoms des étudiant·es ne veut pas dire grand-chose quand aucun autre effort n’est déployé pour repenser le système de sexe/genre. Nous devons revisiter et réviser les manuels scolaires afin d’inclure les voix de personnes trans tout en enseignant de manière critique le contenu problématique forcément toujours utilisé15 . Il faut prévoir des fonds pour ces initiatives. Les bureaux d’études à l’étranger et les départements de langues et de cultures devraient participer à l’établissement de lignes directrices et à la création de listes de ressources pour les étudiant·es transgenres afin de les soutenir pendant leur séjour à l’étranger. Sur le plan institutionnel plus large, le soutien des étudiant·es trans nécessite la création et l’amélioration de processus administratifs qui leur permettent d’indiquer leur vrai nom (que celui-ci soit changé légalement ou pas), l’évaluation de l’utilité des cases de sexe/genre dans les formulaires administratifs, la prestation de soins de santé abordables et complets qui comprennent les soins de personnes transgenres qui font une transition médicale et l’offre de services psychologiques et médicaux sur le campus par des personnes qui possèdent les compétences nécessaires. 15 Pour ne donner qu’un exemple, la bande dessinée en ligne de Sophie Labelle, Assignée garçon, est accessible aux étudiant·es de français de niveau débutant ou intermédiaire. Pour en savoir plus sur le travail de Labelle, voir le chapitre de Vinay Swamy p. 187-219 de ce volume. 96 « Faut-il choisir ? » En général, pour être solidaire avec les personnes trans, il faut écouter leurs revendications, passer à l’action lors de leur mise en pratique, et faire des efforts concrets pour expliquer ces revendications aux collègues réticent·es qui ne croient ou ne comprennent pas que l’inaction engendre d’importantes conséquences pour la santé et le bien-être des personnes trans. Il faut conserver son ouverture d’esprit face à ces revendications même quand elles sont formulées de manière troublante ou déstabilisante pour le personnel enseignant ou administratif cisgenre. Il faut trouver des ressources fiables et celles produites par les communautés trans, au lieu de s’attendre à se faire éduquer par les personnes trans elles-mêmes, qui sont émotionnellement épuisées par le fait d’avoir constamment à justifier leur simple existence. Donc aux personnes cisgenres qui, lors de discussions sur l’inclusion des personnes trans ou de la neutralité du genre dans l’académie, disent qu’il s’agit d’un défi de taille, qu’elles veulent aider à changer les choses, mais que « c’est difficile », je réponds : les personnes transgenres, non-binaires et de genre non-conforme sont le mieux placées pour savoir que c’est difficile. Nous le savons parce que nous vivons cette difficulté jour après jour. Mais nous ne lâchons pas, et nous espérons que vous ne lâcherez pas non plus. Épilogue En relisant cet article quelques années après sa première publication, je suis frappé par la pertinence persistante de l’observation ci-dessus : « J’avais l’impression de vivre ma vie comme une série de compromis linguistiques ». Ceci est encore vrai, même si je me suis habitué à ces compromis grâce au soutien de ma famille choisie trans qui m’a aidé à apprécier la complexité de nos réalités, et tout ce qui est souvent perdu quand nous traduisons nos expériences pour un public cisgenre. Afin de contrer ces traductions asservissantes, je 97 Devenir non-binaire en français contemporain conclus en notant deux manières dont la première version de ce texte faisait abstraction de certaines complexités associées à la compréhension de l’identité trans. Premièrement, j’avais adopté des étiquettes tirées de la terminologie existante en pensant qu’elles serviraient de modèle, même si je savais qu’elles ne me convenaient pas, parce qu’à l’époque je ne me sentais pas à l’aise avec le terme « pédé trans » dans mon milieu professionnel. Je n’avais pas encore pleinement reconnu mon ambivalence personnelle quant aux pronoms neutres parce que je craignais être perçu comme voulant parler au nom de toutes les personnes trans (étant donné le nombre limité de personnes trans que je connais dans le monde des études françaises et francophones aux États-Unis). Pourtant, je suis tout sauf ambivalent quand je constate de mes propres yeux l’importance pour certain·es étudiant·es de voir un·e professeur·e qui partage leur pronom. C’est en partie la raison pour laquelle je continue d’utiliser « they/them » en contexte professionnel. Bien que j’emploie « il » en français depuis le début de ma transition, dans cette traduction j’ai failli adopter les pronoms et accords neutres de peur que mes pronoms et accords au masculin soient perçus comme un manque de solidarité avec la promotion du langage non-binaire. J’ai même failli changer mes pronoms et accords dans ma vie en général, afin d’utiliser « iel » et les accords neutres dans mes cours de français. En fin de compte, j’ai décidé d’assumer ma propre ambivalence vis-àvis des pronoms qui me désignent ainsi que ma préférence pour le genre linguistique dont j’ai l’habitude. Est-ce une contradiction ? Oui, peut-être. Mais c’est une contradiction qui reflète la pluralité des stratégies face au binarisme linguistique. Deuxièmement, j’avais décrit ma vie à l’aide de la métaphore courante de « sortir du placard » et l’adjectif « out », malgré le fait que cette terminologie ne me convienne pas 98 « Faut-il choisir ? » vraiment. Ceci est particulièrement ironique étant donné que j’ai toujours cherché à nuancer de tels raccourcis simplistes ailleurs dans mes recherches. Je fais ces efforts en partie parce que ces expressions ne sont pas particulièrement descriptives, car la majorité des personnes queers et trans varient leurs stratégies pour gérer la sexualité et le sexe/genre dans diverses sphères de leur vie16. Mais plus important, la binarité « in/out » est souvent universellement appliquée à tout individu, qu’iel y souscrive ou pas, ce qui mène au régime dominant de visibilité qui est « blanc, libéral et séculier » (Ouguerram-Magot, 2017). C’est donc en adoptant une approche décoloniale que j’essaye d’être plus attentif et plus précis dans mes efforts de comprendre et de nommer l’expérience genrée, que ce soit la mienne ou celle des autres. L’ambiguïté, l’incertitude et les glissements de perspective et d’identité font partie intégrante des études trans ainsi que de la pédagogie des langues ; ils constituent également des dimensions essentielles de l’expérience genrée. Si l’affirmation du changement représente une valeur importante dans l’enseignement en général, elle l’est d’autant plus dans les conseils que l’on donne aux étudiant·es qui sont en train de découvrir leur propre sexe/genre et sexualité. J’espère que ces réflexions inciteront des professeur·es à soutenir leurs étudiant·es trans et à faire avancer ces efforts à un niveau institutionnel. Traduit de l’anglais par Catriona LeBlanc 16 NDLR : Voir le chapitre de Flora Bolter dans ce volume. 99 Devenir non-binaire en français contemporain Références citées anDroGeneity, 2015. « Sex and Gender Are Actually the Same Thing (But Bear With Me…) », Blog, 19 décembre. https://bit.ly/3HY0Oj9. Dernière consultation le 27 novembre 2021. ashley, Florence, 2019. « Les personnes non-binaires en français : une perspective concernée et militante », H-France Salon, n° 11, 14. https://bit.ly/3DD7Kjd. Dernière consultation 19 novembre 2021. ashley, Florence, 2017. « Qui est-ille ? Le respect langagier des élèves non-binaires, aux limites du droit », Service social no 63, 2, p. 35–50. horD, Levi C. R., 2016. « Bucking the Linguistic Binary: Gender Neutral Language in English, Swedish, French, and German », Western Papers in Linguistics / Cahiers Linguistiques de Western, no 3, 1. knisely, Kris, 2020a. « How to ask for pronouns », https:// bit.ly/2YmjirP. Dernière consultation le 6 octobre 2021. knisely, Kris, 2020b. « Le français non-binaire : Linguistic forms used by non-binary speakers of French » Foreign Language Annals. https://bit.ly/3HILeIb. 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Lors d’une entrevue à la radio Europe 1, Raphaël Enthoven, professeur de philosophie française et animateur de télévision, est allé plus loin dans sa critique de ce système d’écriture en le qualifiant d’affront. Selon lui, si la langue est un répertoire de l’histoire, le langage est « une mémoire dont les mots sont les cicatrices » (2017). Par conséquent, changer la langue française constitue un acte « orwellien » parce qu’il s’agit d’« un lifting du langage qui croit abolir les injustices du passé en supprimant leur trace » (Enthoven, 2017). 103 Devenir non-binaire en français contemporain Le constat d’Enthoven, selon lequel le langage épicène est analogue à la police de la pensée du roman dystopique de George Orwell, 1984, est certainement provocateur. Novlangue (« Newspeak »), langue officielle de l’État fasciste de 1984, excise du langage public tout élément inutile afin de limiter la liberté de pensée politique. L’écriture inclusive, en revanche, ne représente pas l’effacement du langage, mais sa prolifération ; elle ajoute des « e », des tirets ou des points médians aux mots existants pour reconnaître que la catégorie du masculin générique exclut les autres, tout en ajoutant de nouveaux pronoms pour honorer l’existence d’une multiplicité de genres (Ashley, 2017 ; Alpheratz, 2018). L’écriture inclusive émerge du militantisme des féministes et des personnes queer et trans ainsi que de la participation volontaire de personnes en position de pouvoir, dont les fonctionnaires, les professeur·es et les politicien·nes1. Poursuivre une analyse plus approfondie des peurs orwelliennes d’Enthoven pourrait, certes, porter fruit. Or, il nous conviendra plus de prendre comme point de départ sa description de la langue renfermant à la fois traces et cicatrices afin d’explorer les effets corporels significatifs du langage. L’analyse de l’imbrication des mots et des corps servira de repère pour les débats continus sur les langages plus inclusifs des genres, et soulignera leurs enjeux matériels. 1 J’utilise ici le mot « personnes » pour traduire le mot anglais « people » dans le même sens que l’utilisent couramment d’autres personnes trans et queer aux États-Unis. Il est à noter qu’une autre traduction courante du mot « people », « peuple » porte un sens particulier en contexte francophone en évoquant l’État-nation. Contrairement à la multiplicité de mots utilisés en français, comme « gens », « personnes » et « peuple », en anglais le mot « people » s’utilise en contexte à la fois formel et informel. En agençant le mot anglais « people » à l’adjectif « trans » dans la version anglaise de cet essai, je ne propose pas une validation étatique de la transitude. Pour une exploration approfondie des tensions entre l’État-nation et l’identité individuelle (« personhood ») dans le contexte des expériences trans, voir le numéro spécial d’Esprit Créateur, « Transgender France », dirigé par Todd Reeser (2013). 104 La corporéité des pronoms Ce faisant, cet essai repose sur plusieurs décennies de théorisations féministes transnationales sur le corps. Ces recherches ont conceptualisé le corps comme étant à la fois intégré au discours et, en même temps, co-généré par celui-ci ; par conséquent, le corps est non seulement un lieu d’oppression, mais aussi une source de résistance unique. Pour certains, les discours occidentaux sur les femmes des pays du Sud perpétuent souvent des violences discursives en les concevant comme victimes passives qu’il faut secourir (Abu-Lughod, 2013 ; Alexander et Mohanty, 1997 ; Mohanty, 1991). Tracer leurs expériences corporelles vécues est devenu une méthode importante pour contrer ces discours et pour mobiliser la justice féministe transnationale. En Amérique du Nord, les femmes de couleur féministes ont reformulé de manière stratégique les discours d’objectification en examinant et en partageant leurs connaissances expérientielles. Par exemple, dans This Bridge Called My Back, une anthologie de poèmes, nouvelles, et d’essais théoriques, dirigée par Cherríe Moraga et Gloria Anzaldua, une « théorie dans la chair » est proposée selon laquelle « les réalités physiques de nos vies – la couleur de notre peau, la terre ou le béton sur lequel nous avons grandi, nos envies sexuelles – s’unissent pour créer une politique née par la nécessité » (1983, 23, traduction libre)2. Le féminisme transnational a souligné que ces savoirs incorporés chevauchent souvent l’espace et le temps, ainsi que les frontières nationales et linguistiques. Cet article est donc en partie inspiré des travaux de Gloría Anzaldúa sur les « Borderlands/La Frontera », la frontière entre les États-Unis et le Mexique, où « le premier monde et le tiers monde font une hémorragie et saignent […] perçant sa chair de poteaux 2 Il convient de noter que Moraga a fait des déclarations transphobes publiques, surtout dans « Still Loving in the (Still) War Years/2009: On Keeping Queer Queer » (2011). Ma lecture de ses travaux dans Bridge est donc réparatrice. 105 Devenir non-binaire en français contemporain de clôture » (1987, 2, traduction libre)3. Le langage constitue un moyen de résistance ; l’autrice honore ses expériences comme sujet liminal en s’exprimant à l’aide d’une langue hybride composée de l’anglais, de l’espagnol et du Nahuatl, parmi d’autres, et en invitant son lectorat à la « rencontrer à mi-chemin » (Préface, 1987). Le présent essai puise ces ontoépistémologies féministes de savoirs discursifs incorporés afin d’explorer la signification de la langue relative aux savoirs incorporés des personnes transgenres. J’explore les expériences linguistiques incorporées des personnes trans à la fois essentielles aux débats transnationaux sur le langage épicène et souvent absentes de ceux-ci. Suivant l’approche auto-ethnographique féministe, mes propres expériences servent de point de départ. Je me pencherai sur le langage genré binaire, mes propres réflexions « habitées » sur les pronoms de genre en anglais, en français et en allemand et, par conséquent, sur les enjeux de ces pronoms. Bien qu’il soit impossible d’aborder dans le présent article les multiples dimensions du langage épicène, certaines stratégies inclusives actuelles sont à noter, dont l’utilisation du point médian et du « e » (« les écrivain·es ») à la place du nom masculin pluriel par défaut (« les écrivains ») et la référence aux individus en utilisant les pronoms et les noms qu’ils demandent, notamment à l’aide des pronoms « iel » ou « yel » en français ou de « they » ou « ze » en anglais. Étant donné la production et le développement constants du langage épicène en dehors des sphères d’influence des autorités linguistiques, il est impossible d’aborder tous les termes et des stratégies différentes employées dans cette gamme bien riche. J’espère que cet article stimulera d’autres discussions sur les moyens éthiques d’engagement, notamment ceux qui remettent en 3 Sauf indication contraire, toute citation en français est une traduction de son original en anglais. 106 La corporéité des pronoms question le colonialisme associé au façonnement des normes de genre binaires (Driskell et al., 2011 ; Boellstorff et al., 2014). I. (Re)penser la dysphorie Après avoir passé un semestre comme pensionnaire en France, j’ai obtenu une licence d’une université américaine en études françaises et francophones. J’ai choisi de revenir à Paris pour y vivre pendant un an et demi. Pendant cette période, j’ai travaillé comme lectaire, et j’ai fourni aussi des services de traduction. Malgré ceci, je me sens encore à l’extérieur du contexte de ce débat linguistique, car depuis mon séjour en France, je ne parle que rarement le français et ne travaille plus dans le champ des études françaises et francophones. Ce malaise ressemble à celui ressenti en avril 2018 quand je me préparais au symposium du Vassar College « Legitimizing Iel? », événement qui a semé la graine du présent ouvrage. Mon état marginal soulevait, et soulève toujours, d’importantes questions : qui devrait avoir son mot à dire dans les débats croissants sur la potentielle formalisation du langage épicène ? Faut-il légitimer, pour les apprenti·es de langue, l’utilisation de néo-pronoms au lieu de ceux homologués par l’Académie française ? Je mobilise la perception de mon statut d’extériorité pour nous inviter à repenser ce que signifie l’acte d’accommoder les gens sur le plan linguistique. Quand je révèle d’un même souffle mon sentiment de malaise et mon genre non-binaire, certaines personnes présument que je parle de dysphorie : une dissonance entre l’identité de genre d’une personne et son corps physique qui produit de l’anxiété, de l’agitation ou de la dépression accrue. Même si le mot « dysphorie » ne se limite pas strictement à la dissonance de genre, le mot représente maintenant un symptôme symbolique vécu par les personnes trans. Ceci est 107 Devenir non-binaire en français contemporain logique, car bon nombre de personnes cisgenres rencontrent pour la première fois le mot « transgenre » comme description d’une personne qui vit une dissonance de genre corps-esprit. Mais le langage, dont le mot « dysphorie », ne représente pas tout simplement un descriptif clinique isolé, il constitue un actant matériel sur les corps qu’il décrit. Quand une personne présuppose mon expérience de dysphorie, elle anime en silence les associations culturelles au préfixe « dys- ». L’étymologie latine de ce préfixe révèle qu’il signifie « mauvais » ou « difficile » ou encore « malade », ce qui jette de la lumière sur l’utilisation courante de ce préfixe dans les noms de pathologies comme la dyspepsie, la dysplasie et la dysenterie. De façon similaire, ces associations trouvent leur écho dans l’histoire récente du « trouble de l’identité de genre » en tant que maladie mentale diagnostiquable dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders-IVTR (DSM) aux États-Unis et autour du monde. Quoique l’appellation « trouble de l’identité de genre » ait récemment été remplacée par l’expression « dysphorie de genre », le traitement historique et continu des personnes trans comme souffrant de trouble médical concrétise la notion que le malaise transgenre représente un phénomène individuel dont le traitement doit se faire sur le plan individuel. Étymologiquement, « dysphorie » vient du mot grec « dusphorus », qui veut dire « une chose trop difficile à endurer ». Quand « dys- » est utilisé comme préfixe pour nommer la « dysphorie » d’une personne transgenre, il suggère que le genre de cet individu est trop difficile à endurer dans son corps actuel, et que la personne est une étrangère dans son propre corps. La supposition qu’un malaise fondé sur le genre est un phénomène interne et insulaire (c’est-à-dire qu’il existe à l’intérieur de son soi individuel) soulève plusieurs problèmes éthiques. Surtout, l’individualisation du malaise d’une personne transgenre (en supposant l’existence de ce 108 La corporéité des pronoms malaise) ne tient pas compte des différentes façons dont les sociétés continuent de créer des espaces désagréables, voire dangereux pour les personnes transgenres. Ce malaise structurel n’est pas toujours le résultat d’intentions ou de malveillance ouverte de la part des personnes cisgenres. Si les personnes transgenres attirent la fascination du présent moment politique, évidente dans la présence des enjeux trans dans les médias populaires, les personnes non-binaires agissent, elles aussi, comme dusphorus ontologique au sein des sociétés ; nous sommes un poids pour les compréhensions dominantes du fonctionnement du langage (comme me l’a conseillé une personne à qui je venais de divulguer mes pronoms, « malheureusement, le reste du monde ne fonctionne tout simplement pas comme ça »). Certainement, les personnes trans ne sont pas de simples objets de cette marginalisation ; elles ont mobilisé de façon stratégique leur objectification et leur marginalisation afin d’accéder aux ressources médicales et économiques dont elles ont besoin (Gill-Peterson, 2018 ; Najmabadi, 2013 ; Spade, 2011). Grâce aux échanges avec d’autres personnes trans, j’ai trouvé un langage pour décrire le malaise que je ressentais : la « dysphorie sociale ». Dans mon cas, c’était mon parcours à travers des institutions qui agissaient comme si je me conformais toujours à un genre binaire qui a produit chez moi le plus grand malaise. Je ne vis pas souvent de dissonance entre mon corps et mon genre et, quand cela se produit, la dissonance est directement liée aux interactions entre mes interlocuteur·rices et moi. Remplir les formulaires de demandes d’emploi, ou les formulaires de réclamation d’assurance et les questionnaires médicaux me place continuellement dans un lieu de malaise. Les récits actuels sur les personnes transgenres continuent de supposer qu’il s’agit d’une expérience individuelle de malaise et que c’est donc à moi de porter le fardeau de la demande des adaptations. Cette 109 Devenir non-binaire en français contemporain perspective néglige la possibilité que les personnes cisgenres pourraient bénéficier d’une (ré)examination des suppositions institutionnelles banales sur le genre4. II. Incorporer la violence et la résistance par le langage Mon appartenance à une communauté de personnes trans a eu un effet stabilisant. J’ai trouvé que le fait de choisir mes pronoms et de les cultiver constitue une importante technique d’affirmation de genre. Découvrir les pronoms non-binaires qui me conviennent le mieux et développer la confiance nécessaire pour les proposer aux autres s’est avérée une pratique réconfortante facilitée par la réciprocité et le soutien d’autrui. Dans les communautés de personnes non-binaires, les pronoms servent de rappel du potentiel de perturber la langue. Le langage peut même être euphorique. Je trouve extrêmement satisfaisant le fait que les pronoms exploitent une sorte d’échappatoire dans la langue anglaise : le pronom singulier « they » existe déjà dans la langue parlée courante pour désigner une personne inconnue au singulier. Par exemple, en anglais, « Someone left their bag here. Do you think they will return to get it? » (« Quelqu’un a oublié son sac. Pensestu que cette personne reviendra le chercher ? »). Quand les gens s’exaspèrent face à ces changements grammaticaux, je déploie cette même logique en leur rappelant que ces pronoms existent déjà. En déjouant le système de cette manière, je m’enfile dans l’échappatoire pour coudre les imaginaires de résistance qui interrompent mes propres sentiments d’impuissance. Cela me donne assez d’enthousiasme pour 4 Je comprends que ces institutions fonctionnent par le désaveu habituel de certaines personnes, en particulier les personnes de couleur, les personnes en situation de handicap et les autres personnes aux marginalisations multiples. Je ne tiens pas aux réformes juridiques comme panacée pour les raisons si éloquemment articulées par Dean Spade (2011). 110 La corporéité des pronoms mobiliser mon corps comme dusphorus, comme une force insurrectionnelle. Mais les pronoms de genre ne sont pas toujours source de joie. Dans la pratique, souvent, en raison du risque de violence, d’expulsion ou de perte d’emploi que pourraient produire ces perturbations, de nombreuses personnes trans font des concessions relatives aux découpages et aux points de couture apportés au tissu discursif. Par exemple, j’ai d’abord essayé de rétracter mon pronom « elle » en compagnie de mes proches. Au début, je préférais aucun pronom : « Logan is going to the pharmacy to pick up Logan’s prescription » (« Logan va à la pharmacie pour chercher l’ordonnance de Logan »)5. La répétition constante de mon nom à la place de pronoms créait des phrases saccadées, et je voulais soutenir mes ami·es et mes proches qui essayaient de naviguer avec moi dans les eaux périlleuses de la langue genrée. Par souci de simplicité, je demande maintenant aux gens d’utiliser les pronoms « they/ them » pour parler de moi et je sais que beaucoup de personnes trans font ces mêmes concessions pour les mêmes raisons. Par exemple, je connais une personne qui utilise à la fois les pronoms « ze/zi » et « they/them », mais qui accepte que les gens, dans le meilleur des cas, n›utiliseront que « they/them ». En présentant mon pronom concessionnel à un·e membre de ma famille, sa réponse était que « c’est un cauchemar grammatical ! » Le cœur m’est tombé. J’en déduisais que ma demande allait trop loin. Après tout, je me fie aux autres pour utiliser ces pronoms pour me décrire, car ce n’est pas souvent que je parle de moi-même à la troisième personne. 5 Note de traduction : Comme dans l’exemple de « they », les différences grammaticales entre l’anglais et le français compliquent la traduction. Une version française est fournie pour rendre le sens de la phrase et pour imiter l’effet de répétition du nom propre à la place de l’adjectif possessif qui, en français, s’accorderait avec l’objet « ordonnance », non pas le sujet « Logan » : « Logan va à la pharmacie pour chercher son ordonnance. »). 111 Devenir non-binaire en français contemporain Une partie de mon malaise comme personne trans découle non pas de la perception que nous insistions trop sur les demandes (« farfelues ») d’adaptation linguistique, mais de notre confrontation à une avalanche de langage binaire comme moyen de réguler nos corps physiques. Par exemple, alors que mes cheveux longs et épais et ma plus petite stature incitent les gens à me lire comme femme cisgenre, je possède aussi des caractéristiques plutôt « masculines », notamment des bras et des jambes assez poilus. Mon identité de genre fait que je circule habituellement dans les rayons « hommes » et « garçons » des boutiques de vêtements à la recherche de quelque chose qui conviendrait à mon corps liminaire. Il m’arrive que des inconnu·es mobilisent le langage genré pour m’offrir des conseils non sollicités ou pour me harceler, généralement à propos de ma pilosité. Par exemple, il y a six ans, un après-midi de chaleur écrasante d’été floridien, j’entrais dans la bibliothèque publique en short quand un homme assis sur le banc à l’extérieur m’a regardé les jambes et m’a dit, « T’es un garçon ou une fille ? » Du premier coup, je voulais répondre honnêtement et lui accorder le bénéfice du doute, quelque chose comme « ni l’un ni l’autre » ou « les deux ». Par excès de prudence, je n’ai rien dit. En sortant de la bibliothèque quelques minutes plus tard, il était debout avec deux autres hommes. Ils se sont rapidement dirigés vers moi en criant « Alors t’es un garçon ou une fille ? T’es quoi ?! » J’ai rapidement filé vers ma voiture sans regarder en arrière. Ce n’était pas la première fois que je me confrontais à la dyade garçon/fille, ni même la première fois qu’un·e inconnu·e me demandait abruptement d’expliquer mon genre. Accompagnée d’une telle menace, cette situation me rappelait doublement l’enracinement des catégories genrées : j’étais toujours en train d’échouer à y satisfaire d’une part, mais cet échec comportait aussi des risques. Non seulement on m’infantilisait discursivement (comme « garçon » ou 112 La corporéité des pronoms « fille », les formes diminutives d’« homme » et de « femme ») et me déshumanisait comme objet (« t’es quoi »), mais mon corps ambigu et irrégulier exigeait aussi une investigation pouvant aller jusqu’à une intervention violente. Ce souvenir s’est implanté dans mes follicules, à l’instant même et j’aurais voulu que mes poils puissent temporairement se rétracter pour me permettre de traverser l’espace à l’invisible. En raison de telles expériences répétées, je me dissocie physiquement, mentalement ou émotionnellement pour me préparer aux futures menaces de violence inévitables. Cette immobilité protectrice n’est pas tout simplement symptôme de ma dysphorie de genre interne, mais plutôt un indicateur des désaveux habituels de la vie trans par le langage binaire. Il est nécessaire de noter que mes expériences de ce type, où j’ai pu négocier et surmonter la violence genrée, ont toujours été façonnées par mes privilèges intersectionnels : ma peau claire, mon réseau de soutien économique, ma présentation de genre plus masculine que féminine et ma capacité physique à m’évader de situations dangereuses6. Alors que mes transgressions de genre sont parfois lues, généreusement, comme celles de « garçon manqué », un garçon féminin que je connaissais s’est vu menacé d’insultes et d’agression physique. Étant donné les taux disproportionnés d’itinérance, de chômage, de meurtre et de suicide chez les personnes trans, surtout les femmes trans de couleur, il ne s’agit pas d’un sujet que je prends à la légère (Grant et al., 2011). Selon un rapport du FirstCoast News, ma ville natale de Jacksonville (Floride) « compte le plus grand nombre de meurtres de personnes transgenres au pays » (Johnson, 2018). Rien qu’en 2018, au moins trois femmes transgenres noires ont été assassinées lors d’incidents séparés dans différentes parties de la ville : Celine Walker, Antash’a English et 6 De cette manière, je fais écho aux propos de Sara Ahmed, qui nous demande de penser les « corps avec une peau » comme genrés ainsi que racisés (2000, 45). 113 Devenir non-binaire en français contemporain Cathalina Christina James. Cette même année, au moins deux autres femmes trans ont été abattues, probablement par des gens qu’elles connaissaient. La plupart de ces femmes ont été mégenrées dans les rapports médiatiques de leur meurtre, ce qui perpétue une violence discursive inutile contre laquelle a mobilisé l’activisme du Jacksonville Transgender Awareness Project (« Projet pour la sensibilisation aux enjeux transgenres de Jacksonville »). Mon propre corps genré a été façonné par le paysage physique où j’ai grandi ; où j’ai vécu pour la première fois le harcèlement dans les salles de bain, où j’ai d’abord compris mon genre et ma sexualité et où j’ai appris que mon genre perturbait, dérangeait, dégoûtait et offensait. Le statut de la ville comme ayant un des plus hauts taux d’homicides de femmes trans de couleur au pays m’a poussé davantage à voir l’importance de l’affirmation de genre. Bien que la discussion de pronoms de genre ne change pas nécessairement la violence physique à laquelle les personnes trans font face, une discussion plus large sur les personnes trans peut stimuler un virage ontologique qui comprend la subjugation transgenre moins comme dysphorie individuelle et plus comme désaveu structurel. Même si je ne vis plus à Jacksonville – en fait, j’ai plié bagage le plus tôt possible – je porte la ville en moi comme une sorte de cicatrice, un souvenir du point de départ de mon genre. III. Voyages transatlantiques et hospitalité de genre Ma résilience en matière de genre s’est développée depuis mon départ de Jacksonville, en grande partie grâce à la rencontre de nombreuses personnes remarquables qui ont partagé leurs stratégies de survie et de résistance. Pourtant, cette résilience a été troublée en l’été de 2017, pendant mon voyage en Allemagne pour assister aux funérailles de 114 La corporéité des pronoms mon grand-père. C’était la première fois où je visitais ma famille éloignée depuis que je vivais plus ou moins comme ouvertement trans aux États-Unis. En faisant la queue au contrôle de sécurité à l’aéroport, j’ai enlevé ma ceinture et me suis rendu compte que je portais un pantalon acheté dans la section « hommes », donc probablement conçu pour les personnes au corps d’homme. Pendant que je me dandinais maladroitement à travers le scanner corporel et que le pantalon commençait à tomber, je me suis levé les bras en attendant silencieusement que l’agente à l’autre bout me laisse passer. L’agente m’a dit que mon pantalon flottant méritait une fouille manuelle. Sans délai, elle a mis ses mains fermement contre mes organes génitaux, une expérience choquante qui me rendait invisible même au milieu d’une marée de gens dans la zone de sécurité bien achalandée de l’aéroport. C’était un choc, même après avoir entendu les défis quotidiens auxquels mes connaissances transféminines font face à l’aéroport. Face à une muraille de drapeau américain portant l’inscription « Never Forget » (« N’oublions jamais »), je me rappelais que, dans le contexte américain de la guerre contre le terrorisme, les campagnes antiterroristes mobilisaient souvent une rhétorique transphobe axée sur la peur de terroristes en travesti (Beauchamp, 2019 ; Clarkson, 2015). Mes choix vestimentaires sont devenus objet de contrôle parce que je ne me conformais pas au choix « rose » ou « bleu » du détecteur de sécurité. En arrivant en Europe après un long vol, j’avais mis une distance entre moi et le reste de ma famille, qui se servait de passeports de l’Union européenne. J’ai réussi à offrir l’excuse peu convaincante que j’avais oublié de mettre à jour mon passeport allemand après avoir changé mon nom l’année précédente. Je n’avais pas le courage d’expliquer qu’il est presque impossible de changer le nom sur mon passeport de l’extérieur du pays. Dernièrement, l’Allemagne 115 Devenir non-binaire en français contemporain a pris un tournant plus progressif en matière de genre, ayant récemment ratifié l’utilisation d’un troisième marqueur de genre sur les pièces d’identité (Eddy et Bennett, 2017). Cela étant dit, auparavant en Allemagne, les noms d’enfant devaient être clairement identifiables comme masculins ou féminins et, jusqu’en 2011, les personnes trans étaient obligées d’être stérilisées avant de pouvoir changer leurs pièces d’identité officielles. L’affaissement de ma confiance dans mes compétences linguistiques en allemand et mon incapacité de me rendre en Allemagne uniquement pour me présenter en cour en espérant faire changer mon nom faisaient que je courais le risque de perdre complètement ma nationalité allemande. Me rendant au ralenti à la queue « Autres passeports » de l’aéroport international de Hambourg, je réfléchissais au passage de mon corps trans à travers les frontières internationales. Je possède la nationalité légale de deux pays à un moment où la prospérité économique de chacun d’eux dépend de l’assujettissement de la main-d’œuvre à faible rémunération de personnes migrantes et qu’ils désavouent ces résident·es essentiel·les par le refus de citoyenneté et de ressources, sinon par l’expulsion pure et simple. Attendre les douanes à titre d’une personne transgenre blanche qui se présente comme masculine en possession d’un passeport américain et une bonne connaissance de la langue allemande en faisait, au plus, un inconvénient. Les personnes trans sont souvent retenues, littéralement incapables de prendre un vol, parce que le coût du changement des pièces d’identité est prohibitif ou que leur citoyenneté est sujette aux interdictions de voyage imposées par différents pays. Les personnes trans sans papiers qui demandent l’asile doivent négocier leurs déplacements avec le plus grand soin afin d’éviter l’exil, l’expulsion ou le refus d’entrée. Je me dis que mon propre malaise découlant de la négociation de mon 116 La corporéité des pronoms genre dans ma deuxième langue ne constituait qu’une petite fraction de l’hésitation que ressentent les personnes trans aux marginalisations multiples. Après avoir franchi les douanes, j’ai ravalé la confiance gagnée grâce à l’utilisation de pronoms neutres en anglais par solidarité avec les autres personnes trans. Je m’attendais à la confusion, voire la frustration, de la part de ma famille allemande en raison de mon récent changement de nom. Même si j’étais désormais doué pour expliquer la simplicité d’utiliser les pronoms « they/them » en anglais, j’avais l’impression que mon genre n’était plus valable à l’extérieur de mon espace anglophone. J’avais lu que certaines personnes non-binaires utilisaient le pronom allemand « sier », un mélange du pronom féminin « sie » et le masculin « er » et tentaient de revendiquer la solidarité à l’aide de ce cadre discursif. Quand je l’ai suggéré plus tard dans la semaine, un membre de ma famille s’est tourné vers moi, le regard vide, et a dit avec hésitation, « Hum. Je suppose que ça pourrait marcher ». Je pense que si mon allemand n’était pas si rouillé, j’aurais peut-être pu présenter mon cas de manière plus convaincante. Étant transgenre dans deux langues, j’ai dû me (re)définir dans la langue cible. Ce faisant, je traînais parfois mes mots anglais avec moi, comme si ces mots étaient de vieux amis que je n’arrivais pas à présenter à ma famille, l’anxiété étant trop intense. Je ne voulais pas manquer de respect en réifiant la tendance des personnes aux États-Unis, de matraquer les langues autres que l’anglais. Mes pronoms, « they » et « them », s’imposaient souvent comme invités indésirables ; non seulement il leur manquait souvent de chaises autour de la table, mais ils dominaient la discussion, provoquaient des désaccords, créaient des tensions et produisaient un malaise lorsqu’ils se mêlaient enfin à la conversation. Ils engendraient une « friction » temporelle et me traînaient vers le passé, 117 Devenir non-binaire en français contemporain m’invitaient à les présenter comme je l’avais fait aux ÉtatsUnis. Je comptais sur l’hospitalité des connaissances et de ma famille, qui m’ont généreusement accueilli en offrant leur canapé ou même de l’espace pour dormir par terre ; ils nous ont fait des repas et nous ont aidés à faire le deuil de mon grand-père. Pour les membres de ma famille allemande, dont je voyais certains pour la première fois depuis bon nombre d’années, je savais que ce n’était pas le bon moment. Étant donné qu’il n’existait aucune norme pour demander mes pronoms ni même pour penser que je n’étais peut-être pas une femme, c’était à moi de décider. Je savais que j’avais déjà traversé une frontière nationale, et étais donc en terrain inconnu, mais je ne voulais transgresser aucune des frontières tacites de mes proches. J’avais entrepris le voyage pour faire le deuil de mon grand-père et pour célébrer sa vie. Ce n’était pas le moment de parler de mon genre et, honnêtement, je ne sais quelle aurait été la réaction de mon grand-père s’il avait encore été parmi nous. En silence, je portais près de moi mes pronoms non-binaires, sans les présenter. Mais ce silence créait aussi sa propre tension chaque fois qu’on m’attribuait le pronom féminin « sie ». En raison de ce malaise incorporé à l’intersection de deux langues, j’ai dû reconnaître l’importance de conversations plus larges sur les pronoms de genre et, encore plus, sur une meilleure prise en considération des expériences vécues des personnes trans. IV. Trans-former le langage De nombreux débats sur le langage épicène sont formulés selon le désir « d’inclure » les personnes trans. Dans le contexte français, ces débats s’entremêlent à l’histoire des métaphores de l’hospitalité relative aux lois sur l’immigration. Même si l’accueil des personnes trans constitue le plus souvent à tendre 118 La corporéité des pronoms d’abord la main tendue, à fournir le soutien nécessaire, il est tout de même à noter aussi que la conception de l’accueil d’un·e invité·e devrait être fondée sur la réciprocité et la mutualité. Comme l’observe Mireille Rosello, « une personne invitée n’est-elle pas toujours implicitement une paire qui pourrait, on le suppose, rendre la faveur à l’avenir, dans un autre lieu, à un autre moment ? » (2002, 6). L’hospitalité ou l’accueil véritable devrait remettre en question la structure qui continue, dès le début, d’imprégner certaines personnes du pouvoir d’offrir l’hospitalité. À titre de personne transgenre qui vit principalement en anglais, je savoure ces gestes. J’entre dans ces langues avec des souvenirs vifs d’expériences de violence comme personne trans vivant dans ma langue principale, et ma gratitude est d’autant plus profonde quand les personnes en position de pouvoir reconnaissent les violences habitées et structurelles auxquelles font face plusieurs personnes trans. Je reconnais ma capacité à puiser dans mes expériences habitées pour accéder à mon privilège social relatif et pour encourager mes étudiant·es à penser aux pronoms comme plus qu’une panacée. Dans mes cours d’études de genre et de sexualité, je commence toujours le semestre en invitant les étudiant·es à partager leurs noms et pronoms, au lieu de prendre les présences à partir de la liste d’inscription, où les noms pourraient ne pas correspondre aux noms utilisés. Je commence moi-même : « Je m’appelle Logan et j’utilise les pronoms "they/them". Cela veut dire que si vous parlez de moi en classe avec une autre personne, dites "they just handed out the worksheets" » (« Iel vient de distribuer les feuilles de travail »). Cette pratique constitue une reconnaissance du pouvoir que je possède comme pédagogue et du fait que je suis toujours en train de renforcer les normes genrées et racisées dans la salle de classe, et ce, que j’y pense ou pas. Je prends ce risque afin d’établir une camaraderie avec les étudiant·es ; je me rappelle 119 Devenir non-binaire en français contemporain le malaise ressenti au fond de mon estomac quand mes professeur·es me mégenraient. Les étudiant·es à genres nonconformes ont exprimé leur gratitude pour cette activité ainsi que pour mes doux efforts de correction d’autres étudiant·es en cas d’erreur. Je ne peux pas imaginer à quel point il aurait été valorisant de vivre de telles expériences tôt dans mes études du français à la fois à l’école secondaire et en licence à l’université. Et je me souviens de ma fascination chaque fois que nous avons abordé les questions de résistance radicale au français défendu par l’Académie française, notamment le verlan et les usages hybrides ludiques du français et de l’arabe, qui me rappelaient l’effervescence de la langue française. Le potentiel de discuter du langage épicène et des néo-pronoms dans ces cours aurait été captivant. En fait, je me souviens que mon amour pour la langue française s’est approfondi lors de ces moments de perturbation. Ces expériences de fluidité linguistique ont souligné que les appels au langage inclusif ne peuvent pas tout simplement effacer les histoires impériales et coloniales qui leur ont donné vie. Il est également possible de reconnaître la violence produite par le langage – souvent une condition préalable à l’obtention d’un emploi stable, à l’accès aux services ou à la reconnaissance de sa légitimité aux yeux de l’état – et de l’exploiter, de le déformer et de le tordre de nouveau au lieu de le rejeter en toutes pièces. Je puise ici mon inspiration du feu José Esteban Muñoz, qui a tracé l’utilisation de la culture blanche dominante par les artistes queer de couleur aux ÉtatsUnis pour ouvrir leurs propres gains. Au lieu de reformuler leur engagement comme assimilation ou comme refus, Muñoz offre une troisième option : la désidentification. Suivant Muñoz (1999, 11), le langage épicène peut permettre simultanément de « travailler sur et contre » la structure actuelle. Dans mon cas, même si la langue a écrasé, a pathologisé mon moi, je sais qu’en même temps, mes compétences linguistiques plus ou 120 La corporéité des pronoms moins avancées m’offrent certains avantages. Dans toute sa complexité, la langue représente un horizon de potentialités et possède des possibilités uniques pour le genre. Chose assez surprenante, c’était dans un cours de français que j’ai d’abord découvert la possibilité de l’existence de plusieurs genres dans une même personne. Les études de genre me fascinaient, ironiquement, au même moment (ou peut-être parce) que je m’acharnais à me souvenir des « genres » de divers objets, phénomènes et concepts éphémères avec lesquels j’entrais en contact dans la vie quotidienne. En 2009, lorsque j’étudiais à l’Université de Paris (anciennement Paris-Diderot ou Paris VII), le·a professeur·e écrivait des noms au tableau en y ajoutant le suffixe « -e-s » pour souligner la violence discursive du masculin singulier. J’ai décidé sur le coup que j’écrirais désormais toujours les noms de façon similaire. Parfois les professeur·es à l’étranger encerclaient ces mots en y ajoutant un point d’interrogation, mais je n’avais aucune intention d’arrêter. Ayant passé six ans à essayer de maîtriser la langue, je me suis rendu compte que lui rendre justice ne voulait pas nécessairement dire la reproduire selon le modèle de sa légitimation. Elle peut être étirée et refaçonnée. Sans même mentionner les personnes non-binaires (groupe auquel je ne savais pas que j’appartenais à l’époque), le tiret ouvrait la voie pour repenser radicalement le genre et mes idées reçues à son sujet. Neuf ans après ce cours, j’ai terminé mon doctorat en études féministes et j’ai hâte d’aborder les questions de langue et du langage avec les étudiant·es, les professeur·es et la communauté. Ma dysphorie sociale, mes cicatrices et mes traces de violence font que je perçois d’autant plus les conséquences du langage épicène, et ce, au-delà des tirets et des points médians pour me rendre sur le terrain des pronoms moins connus. Je comprends la complexité du positionnement des professeur·es de français qui veulent reconnaître les 121 Devenir non-binaire en français contemporain personnes trans dans une langue souvent binaire tout en offrant aux étudiant·es les outils qu’il leur faut pour prendre leurs propres décisions éclairées sur le langage. Je me retrouve aux prises avec un problème similaire chaque fois que je crée un syllabus et dois décider s’il faut enseigner le canon ou plonger les étudiant·es dans ces possibilités de réimagination des études féministes. Le français présente de nombreuses possibilités de perturbation fécondes qui peuvent, en fait, approfondir l’apprentissage. Bien que l’écriture inclusive ne soit pas une panacée pour résoudre le désaveu structurel des personnes trans, elle prend les premiers pas pour une réelle prise en considération des réalités incorporées des personnes trans visant à favoriser une réciprocité éthique. Traduit de l’anglais par Catriona LeBlanc Références citées abu-luGhoD, Lila, 2013. Do Muslim Women Need Saving?, Cambridge, Harvard University Press. ahmeD, Sara, 2000. Strange Encounters: Embodied Others in PostColoniality, New York, Routledge. alexanDer, M. Jacqui et talpaDe mohanty, Chandra, 1997. Feminist Genealogies, Colonial Legacies, Democratic Futures, New York, Routledge. alpheratz, 2018. Grammaire du français inclusif, Châteauroux, Éditions Vent Solars. ashley, Florence, 2017. « Qui est-ille ? Le respect langagier des élèves non-binaires, aux limites du droit », Service social no 63, 2, p. 35-50. 122 La corporéité des pronoms anzalDúa, Gloria, 1978. 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Variation interculturelle de la perception du spectre masculin-féminin : indexation française et américaine de la voix genrée1 Maria Candea et LeAnn Brown Introduction La linguistique considère fondamentalement les langues comme des systèmes de signes qui permettent aux humains de produire du sens. La sociolinguistique prend appui sur ce postulat et s’intéresse tout particulièrement aux variations à tous les niveaux que connaît la langue à travers les actes singuliers de son utilisation, en contexte, par des individus singuliers. Plus précisément, la sociolinguistique s’intéresse à l’organisation, la catégorisation et la hiérarchisation sociale de 1 Ce travail a été réalisé grâce à un financement ANR [projet NoBiPho, ANR-18-CE26-0006-01]. Les stimuli proviennent du Corpus Gender Spectrum Speech, réalisé grâce au financement Amidex [SIRL/GSS https://hdl.handle.net/11403/gender_spectrum_speech]. 127 Devenir non-binaire en français contemporain toutes les variations dans une langue et cela peut concerner les phrases, les mots, les parties de mots, et jusqu’à la microvariation des sons et des voix produites. Son objectif est de saisir ce que les individus font avec le langage en contexte, non seulement comment ils produisent du sens, mais également comment ils perçoivent le sens produit par autrui. La recherche sociophonétique que nous présentons ici se consacre à l’étude de la variation dans le domaine de la production et de la perception de la voix, car la voix fait partie des ressources sémiotiques utilisées par les êtres humains. À la différence de la morphologie, de la syntaxe ou des discours produits dans une langue, la voix que nous émettons est en partie dépendante de paramètres individuels physiologiques : longueur du conduit vocal, taille des plis vocaux (fréquemment nommés « cordes vocales »), forme des cavités de résonance. C’est ce qui explique que nous reconnaissons une personne au timbre de sa voix et que nous avons des représentations convergentes de ce qu’est une « voix féminine » et une « voix masculine ». Cela induit l’illusion d’une voix qui serait strictement déterminée par le corps (comme la couleur des yeux) et l’illusion d’un dimorphisme de l’appareil phonatoire humain (féminin/masculin). Or, contrairement à ce qui est souvent sous-entendu dans les discours en phonétique (voir Arnold 2016 pour une analyse critique), l’appareil phonatoire humain ne présente pas de dimorphisme : la variation des tailles et des formes se distribue sur un continuum, et les voix aussi. C’est ce qui explique que nous ne pouvons pas toujours deviner le genre d’une personne inconnue à partir de sa seule voix. En outre, la production de la voix n’est pas uniquement déterminée par la physiologie : c’est aussi une pratique culturelle. Les stéréotypes 128 Indexation française et américaine de la voix genrée partagés dans une langue-culture incitent les locutaires2 à ajuster leurs pratiques vocales en fonction des attentes de leur entourage. C’est ce qui explique que les personnes bilingues, socialisées dans deux cultures différentes, pratiquent des voix différentes (voir par exemple Benoist-Lucy & Pillot-Loiseau, 2013 pour une étude de cas sur la pratique du vocal fry en anglais américain et en français de France). Il en est de même pour le fait de genrer sa voix : selon les cultures et les époques, nous mobilisons notre appareil phonatoire diversement pour rendre notre genre lisible. Ce processus est d’autant plus explicite et facile à observer dans le cas des personnes qui effectuent une transition de genre : le manuel de Mills & Stoneham (2017) rassemble des techniques disponibles pour les personnes trans et non-binaires qui souhaitent féminiser, masculiniser ou neutraliser leur voix. La présente étude, partie intégrante d’un projet plus vaste portant sur la production et la perception de la voix genrée ou neutre, constitue une exploration des indices que les auditaires3 peuvent percevoir pour catégoriser une voix sur une échelle des genres. Le projet inclut des enregistrements de lectures et entretiens avec des personnes (femmes et hommes) cisgenres et non-binaires, anglophones vivant aux États-Unis ou francophones vivant en France. Les personnes non-binaires sont provisoirement définies ici comme des individus qui ne s’identifient jamais ou qui ne s’identifient pas exclusivement comme des femmes/femelles/féminines ou des hommes/mâles/masculins (Brown, Candea, ReidCollins, Abbou, & German, 2019 ; Skinner, 2017). Des extraits de ces enregistrements recueillis sont inclus dans des 2 Dans cet article nous avons choisi d’employer les formes néologiques « auditaires » et « locutaires » proposées par Alpheratz (voir entretien p. 221-240 de ce volume) pour neutraliser l’opposition genrée des formes « auditeurs/auditrices » et « locuteurs/locutrices » et rendre ces noms épicènes. 3 Voir entretien p. 221-240 de ce volume. 129 Devenir non-binaire en français contemporain protocoles de perception de la parole pour vérifier, dans une démarche interculturelle, de quelle manière la voix produit du sens dans des interactions suscitées de manière expérimentale. Selon Podesva & Callier, « [le fait que] les modèles de qualité de la voix varient considérablement selon les individus et les communautés suggère que la qualité de la voix peut servir de ressource importante dans la construction de l’identité »4 (2015, 174). Parmi les personnes non-binaires de notre corpus, certaines utilisent en effet la voix comme ressource pour performer leur non-binarité de genre, ou leur non-appartenance au genre féminin ou masculin, tandis que d’autres n’utilisent pas leur voix, mais d’autres ressources sémiotiques. Notre intérêt s’est porté principalement ici sur la possibilité de tester empiriquement la possibilité de la validation sociale d’une voix non-binaire. Autrement dit : puisque des personnes non-binaires ajustent leurs pratiques vocales de manière à se rendre lisibles comme personnes non-binaires, notamment – pour des personnes AFAB5 – en diminuant les valeurs des paramètres qui indexent la féminité (Brown & Pillot-Loiseau, soumis), ces pratiques ont-elles une chance d’être interprétées en ce sens par des personnes du tout venant ? Les stimuli présentés dans cette étude proviennent de personnes nord-américaines6. L’objectif poursuivi ici n’est pas seulement d’identifier s’il est possible de parler de catégorisation non-binaire des voix humaines, mais également de tester le poids du facteur interculturel en comparant les résultats perceptifs recueillis 4 « [the fact that] voice quality patterns vary widely across individuals and communities suggests that voice quality can serve as an important resource in the construction of identity ». [trad. des autrices]. 5 Assigned Female At Birth, « assignée fille à la naissance ». 6 Le groupe français du projet en cours a été enregistré plus tard et les études sont en phase initiale. 130 Indexation française et américaine de la voix genrée auprès d’échantillons de personnes vivant en France et aux États-Unis. I. Hypothèses et cadres théoriques Nous faisons l’hypothèse que les différences culturelles entre la France et les États-Unis en matière de visibilité nonbinaire et de sensibilisation/acceptation sociale peuvent entraîner des évaluations genrées différentes lors de l’écoute de brefs extraits d’enregistrements de voix humaines. Bien entendu, les deux groupes d’auditaires sollicités utilisent culturellement la catégorisation binaire (femmes et hommes) pour identifier le genre d’un être humain ; cependant, nous avons l’impression d’un véritable changement de fond dans le paysage états-unien en matière de saillance de la multiplication des catégories de genre compte tenu de l’augmentation des options de genre qu’il est possible de déclarer officiellement pour les certificats de naissance et les cartes d’identité dans plusieurs États du pays, l’augmentation des personnes qui s’identifient comme non-binaires (Nolan, Kuhner & Dy, 2019 ; James, Herman, Rankin, Keisling, Mottet, & Anafi, 2016), parmi lesquelles des célébrités, comme Miley Cyrus, Jonathon Van Ness, Asia Kate Dillon, Elliot Page et Sam Smith, ainsi que la présence croissante de personnes non-binaires dans les médias grand public et dans tous les domaines de la création audiovisuelle. Le contexte semble pour le moment différent en France, malgré une légère augmentation des dossiers dans la presse écrite et audiovisuelle consacrés à la non-binarité et malgré l’apparition de quelques rares célébrités ouvertement non-binaires dans le paysage musical, comme Chris de Christine and the Queens. L’hypothèse contraire serait que malgré les quelques différences culturelles entre la France et les États-Unis en matière de notoriété de la notion de non-binarité du genre, 131 Devenir non-binaire en français contemporain les réponses obtenues seront rigoureusement identiques, car elles reposeront sur des modèles de genre, cognitifs et indexicaux, identiques ou très proches. Pour tester nos hypothèses, nous avons mené une expérience de perception comparée de brefs extraits audio de voix ; celles-ci doivent être catégorisées sur une échelle de masculinité-féminité. Le sous-corpus présenté ici est constitué d’enregistrements de lectures produites en anglais américain par des personnes vivant aux États-Unis ; ces lectures sont écoutées et évaluées par deux groupes de quelques dizaines d’auditaires vivant aux États-Unis et en France. Parmi les auditaires des États-Unis, 20 s’identifient comme femmes et 20 comme hommes. Pour la France, 32 s’identifient comme femmes, 14 comme hommes, et une personne a préféré ne pas répondre. Notre projet tente d’isoler ce qui pourrait éventuellement constituer un indice saillant de non-binarité de genre (ou de non-conformité au système binaire du genre) dans la perception des voix humaines. Des résultats convergents pourraient être interprétés au prisme de la théorie de l’indexicalité (Ochs, 1992 ; Eckert, 2008 ; Silverstein, 2003) qui suggère que les variantes de prononciation peuvent être indexées ou associées à une ou plusieurs significations comme des postures, des attitudes, des identités, des affiliations. Les protocoles expérimentaux pour répondre aux questions que nous nous posons peuvent mobiliser la catégorisation explicite des personnes : il s’agit d’associer un genre féminin, masculin ou non-conformiste à des personnes en se fondant uniquement sur l’écoute de leur voix. Ce type de demande explicite est pratiqué, par exemple, par Lee, Dutton & Ram (2010) et nous l’envisageons dans une autre opération de notre projet. D’autres protocoles peuvent demander des évaluations de la « masculinité » et de la « féminité » (Coleman, 1973 ; Munson, 2007), ou de dire s’il s’agit de voix d’hommes 132 Indexation française et américaine de la voix genrée « moins masculines » ou « plus masculines » (Avery & Liss, 1996). Enfin, d’autres protocoles encore peuvent mobiliser la catégorisation implicite, comme c’est le cas dans la présente étude, où l’interface de test propose l’utilisation d’une échelle continue à 15 points entre deux pôles (féminin et masculin), comportant de facto une zone médiane, non délimitée explicitement et non focalisée dans la question posée. La façon dont les personnes sollicitées comme auditaires vont utiliser les 15 points de l’échelle va nous donner des informations à la fois sur la façon dont elles construisent leurs catégories de genre et sur les marqueurs vocaux dont elles se servent pour indexer le genre. La littérature disponible montre qu’il y a des marqueurs phonétiques et vocaux qui indexent le genre – y compris nonbinaire pour certaines études – et aussi l’orientation sexuelle. C’est le cas principalement de la valeur moyenne de fréquence fondamentale (F0), ce qui correspond à la hauteur de la voix mesurée en Hertz (Coleman, 1973 ; Linville, 1998 ; Oates & Dacakis, 1983 ; Smyth, Jacobs, & Rogers, 2003), la variance en valeur absolue de la fréquence fondamentale (Davies et al., 2015 ; Hancock et al., 2014 ; McConnell-Ginet, 1978), une combinaison des paramètres de l’intonation (Schmid & Bradley, 2019 ; Corwin, 2019) ainsi que la variation de pente spectrale (Mendoza et al., 1996 ; Klatt & Klatt, 1990). Nous détaillons ces paramètres ci-dessous. Bien qu’il y ait des tendances globales communes à toutes les cultures, des différences importantes de valeur ont été attestées dans la littérature (Johnson, 2005). Par exemple, pour l’anglais la fourchette moyenne des voix masculines se situe entre 100-110 Hz, et celle des voix féminines entre 200-220 Hz (Simpson, 2009). Pour le français, Pépiot (2014) avance une moyenne à 133 Hz pour les hommes français, et à 234 Hz pour les femmes françaises, à savoir des valeurs plus hautes que celles calculées en comparaison pour les 133 Devenir non-binaire en français contemporain Américains du même groupe d’âge (119 Hz pour les hommes, 210 Hz pour les femmes). La variance de la fréquence fondamentale peut être mesurée de différentes manières. Pépiot (2014), par exemple, calcule la plage de variation F0 max-F0 min, en convertissant les Hertz en demi-tons en raison de la plus grande pertinence perceptive de cette mesure : selon ses calculs, les Françaises présentent la plus grande variance de hauteur en demi-tons (l’écart entre les valeurs les plus basses et les valeurs les plus hautes est très important), tandis que les trois autres groupes (hommes français, femmes et hommes états-unien·nes) présentent des valeurs de variance de hauteur très similaires, moins amples. L’analyse statistique indique que la variance de hauteur des femmes françaises est significativement plus importante que celle des hommes français. Aucune différence statistique n’a été constatée pour les Américain·es selon le genre pour les données mesurées en demi-tons. La pente spectrale mesure la richesse du timbre. Dans le logiciel Praat, la pente spectrale mesure la différence d’énergie (dB) entre la bande de fréquences élevées (2000-4000 Hz) et la bande de basses fréquences (0-2000 Hz). Ces bandes sont visibles dans le spectre moyenné à long terme (long term average spectrum - désormais LTAS) de la voix, c’est-à-dire le calcul de l’énergie moyenne dans la voix sur une longue période phonétique, plus d’une minute de parole par exemple. Une pente très négative signifie que la voix a peu d’énergie dans la bande supérieure par rapport à la bande inférieure. Si la pente est faiblement négative, cela signifie que l’amplitude de la bande des fréquences supérieures égale presque celle des fréquences basses : la voix a alors un timbre plus riche, plus brillant. Différentes études ont montré une corrélation positive entre le degré de « richesse » ou « brillance » du timbre perçu et l’importance du renforcement d’énergie entre 2 000 et 4 000 Hz pour la voix parlée (Smith et al., 2005) et chantée 134 Indexation française et américaine de la voix genrée (Omori, Kacker, Carroll, Riley, & Blaugrund, 1996 ; Pillot & Vaissière, 2007). Selon une étude en préparation (Brown & Pillot-Loiseau) les personnes non-binaires de notre corpus présentent en moyenne une pente spectrale moins négative que les personnes cisgenres dans la bande de fréquence 2000-4000 Hz, donc avec une énergie plus forte et plus uniforme, ce qui montre la production d’une qualité de voix plus brillante, plus claire, d’un timbre plus riche. Nous faisons l’hypothèse que la richesse du timbre de la voix pourrait être un bon candidat pour devenir une marque exploitable dans le système indexical du genre. Comme elle n’est pas mobilisée pour indexer le masculin ou le féminin, la voix brillante pourrait peut-être indexer la nonbinarité ou la non-conformité de genre. Cette suggestion est confortée par les conseils qui sont donnés explicitement aux personnes non-binaires qui souhaitent travailler leur voix pour la « dégenrer » (Mills & Stoneham, 2017, 71) et sont incitées à modifier leur résonance pour obtenir un timbre plus riche. D’autres marqueurs peuvent se voir insérer dans des systèmes indexicaux différents selon les langues-cultures. Par exemple, la phonation en creaky voice (voix craquée, laissant vibrer ses plis vocaux de façon irrégulière et peu tendue, rappelant le coassement d’un crapaud) a été décrite comme étant un index de masculinité au Royaume-Uni (Henton & Bladon, 1988), un index associé aux jeunes femmes aux États-Unis (Yuasa, 2010), et sans aucune capacité à indexer le genre en France (Benoist-Lucy & Pillot-Loiseau, 2013). C’est la raison pour laquelle nous avons pensé qu’il était pertinent de mener le même test, avec les mêmes échantillons de voix, auprès d’un public français et états-unien ; nous nous sommes intéressées à trois paramètres acoustiques : les valeurs de la F0 (la fréquence fondamentale), l’amplitude de 135 Devenir non-binaire en français contemporain sa plage de variation mélodique et la valeur de pente spectrale (ou richesse du timbre). II. Méthode expérimentale et matériaux Les extraits de voix, d’une durée de 3 à 4 secondes, proviennent de 20 personnes enregistrées dans le cadre du Gender Spectrum Speech Corpus (Brown et al., 2019 )7 parmi lesquelles : 8 femmes cisgenres, 7 hommes cisgenres et 5 personnes non-binaires. Le corpus comporte des lectures et des entretiens. Dans cette étude, nous avons utilisé des échantillons de la partie « lecture » : le contenu des extraits audio donnés comme stimuli est toujours le même pour favoriser la focalisation de l’attention des auditaires sur la voix. Dans nos stimuli toutes les personnes lisent la même phrase (But that only makes them even more endearing to their owners) au sein d’un paragraphe ; la qualité de l’enregistrement est toujours la même, sans bruits ni chevauchement de parole, et l’intensité a été normalisée à 70 dB pour ne pas introduire de disparités entre les stimuli (détails dans Brown & Pillot-Loiseau, en préparation). L’interface de l’enquête a été diffusée en ligne, en français et en anglais, dans le même format. Les participants ont été invités à donner leur consentement pour l’utilisation de leurs réponses, à lire les instructions et à évaluer deux extraits d’entraînement pour se familiariser avec la tâche. Les extraits étaient programmés pour s’afficher en ordre aléatoire et les auditaires devaient évaluer chaque voix en cochant une position sur une échelle. L’extrémité gauche de l’échelle était marquée comme « très masculine », l’extrémité droite comme « très féminine », et la position centrale de l’échelle était 7 LeAnn Brown, Maria Candea, James Sneed German, Oriana Reid-Collins, Tim Mahrt, Julie Abbou, Aleksandra Chikulaeva, Gender Spectrum Speech https://hdl.handle.net/11403/gender_spectrum_speech. 136 Indexation française et américaine de la voix genrée marquée « 0 ». Ultérieurement nous avons attribué aux cinq points de l’extrémité gauche de l’échelle le codage comme zone masculine, et aux cinq points de l’extrémité droite de l’échelle le codage zone féminine. Le point zéro ainsi que les deux points situés d’un côté ou de l’autre du zéro constituent une zone codée comme zone médiane. Le protocole permet de poser plusieurs questions. Outre le fait de tester si les résultats obtenus auprès d’un échantillon d’auditaires des États-Unis sont similaires ou différents de ceux obtenus auprès d’un échantillon de France, cela permet d’observer les stratégies de réponse de ces auditaires confrontés à l’échelle de 15 points divisée en 3 zones et de déterminer, notamment, s’ils utilisent avec prédilection les zones extrêmes, correspondant à un marquage binaire du genre, ou bien s’ils utilisent également la zone médiane. Enfin, au cas où la zone médiane de l’échelle est sélectionnée pour évaluer certaines voix, le protocole permet également de tester si cela arrive plus souvent pour les voix produites par les personnes non-binaires ou non, et de déterminer s’il est éventuellement possible de constater l’émergence d’une correspondance entre une auto-identification comme personne non-binaire, la production d’une voix non-genrée ou peu genrée et la catégorisation perceptive de cette voix dans la zone médiane de l’échelle du genre. Pour la France, les participants ont été recrutés via Twitter et Facebook8. Le recrutement des participants états-uniens a été fait par la plateforme Amazon Mechanical Turks contre une petite compensation pécuniaire. Une liste de questions démographiques a été présentée à la fin de la tâche 8 En particulier à partir du compte de la première autrice (M. Candea) de l’article ainsi que de celui de Clémence Bobkiewicz, étudiante en master de sciences du langage à l’Université Sorbonne nouvelle, dans le cadre de sa recherche de première année. Les messages ont été postés en direction de communautés très larges de profils divers et non dans les réseaux amicaux ou intimes. 137 Devenir non-binaire en français contemporain expérimentale, demandant des données sur l’âge, le genre, la langue maternelle et l’éducation des participants. La composition des deux échantillons était très similaire pour le critère de l’âge : 62 % des 47 Français, et 60 % des 40 Américains qui ont répondu à l’enquête étaient âgés de 18 à 40 ans. L’échantillon français comportait plus de femmes (68 %) que l’échantillon américain (50 %). Les deux échantillons présentaient également une certaine différence en termes de niveaux d’éducation des participants, car 51 % des Français déclarent détenir au moins un diplôme de master contre 7,5 % des Américains, et en parallèle, 25 % des Américains déclarent la fin du lycée comme dernier diplôme alors que seulement 2 % des Français sont dans ce cas. Néanmoins, un pourcentage similaire dans les deux groupes déclare comme dernier diplôme le degré immédiatement supérieur au baccalauréat : 45 % des Français contre 47,5 % des Américains. Les mesures de la F0 en valeur absolue, sa variance et la pente spectrale ont été calculées avec le logiciel Praat (Boersma & Weenink, 2019) en Hz ainsi qu’en demi-tons par la seconde autrice (L. Brown). La pente spectrale a été calculée avec le même logiciel à l’aide d’un script pour le LTAS avec correction de hauteur (Pettirossi, Audibert, & Crevier-Buchman, 2017). Plutôt que de traiter ces valeurs comme continues, elles ont été catégorisées en niveaux fondés sur la distribution des valeurs et sur les indexations déjà attestées dans la littérature. La F0 a été divisée en trois niveaux sur la base d’une interprétation des différentes fourchettes données pour les voix masculines, féminines et neutres ou ambiguës attestées dans la littérature (Adler et al., 2012 ; Davies Papp & Antoni, 2015 ; Hancock, Colton, & Douglas, 2014 ; Irwig, Childs, & 138 Indexation française et américaine de la voix genrée Hancock, 2017)9. La plage de variance de la F0 ainsi que les valeurs de pente spectrale ont été divisées en deux niveaux (variation mélodique forte, variation mélodique faible ; pente spectrale forte, pente spectrale faible) en prenant leur valeur médiane comme repère de séparation dans la mesure où les études antérieures mentionnent seulement des oppositions binaires. III. Résultats et discussion Les résultats globaux montrent que le genre des locutaires produit des effets sur les jugements exprimés, alors que ces jugements s’opèrent par la simple écoute d’un extrait audio de 3 à 4 secondes. Les extraits voix d’hommes cisgenres ont globalement été associés avec des réponses classées dans la zone masculine de l’échelle et marginalement avec des réponses en zone médiane ou féminine. Les extraits des voix de femmes cisgenres ont globalement été associés avec des réponses classées dans la zone féminine de l’échelle, marginalement en zone médiane et jamais en zone masculine. Les extraits des voix des personnes non-binaires (qui sont dans notre échantillon des personnes assignées femmes à la naissance) ont été associés avec des réponses dispersées dans les trois zones de l’échelle, féminine, médiane et masculine, même si les réponses en zone féminine étaient relativement plus nombreuses. Si on rassemble toutes les réponses regroupées par zones de l’échelle, il n’y a pas d’effet global de la langue-culture des auditaires de France ou des États-Unis (le test de MannWhitney U indique une probabilité élevée que les différences 9 145-185 Hz constitue la zone médiane (6.49-10.20 en demi-tons), la plage haute commence au-dessus de 185 Hz et la plage basse se situe en dessous de 145 Hz. 139 Devenir non-binaire en français contemporain soient dues au hasard)10. Nous observons donc globalement une bonne convergence lorsqu’il s’agit de distinguer chacun de ces trois groupes (Figure 1). Dans le détail, nous avons néanmoins identifié quelques divergences. Fréquence (%) des évaluations masc., méd., fém. Fréquence des évaluations situées en zone masculine, féminine ou médiane ventilées par genre des locutaires et langue-culture des auditaires 100 90 80 70 60 50 40 Eval. féminine 30 Eval. médiane 20 Eval. masculine 10 0 Stimuli Stimuli hommes cis femmes cis (n=329) (n=376) Stimuli personnes non-bi (n=235) Stimuli Stimuli hommes cis femmes cis (n=280) (n=320) Auditaires fr. Stimuli personnes non-bi (n=200) Auditaires US Figure 1 : Fréquence des évaluations situées en zone masculine, féminine ou médiane ventilées par genre des locutaires et langue-culture des auditaires Notre question de recherche principale visait à établir si les auditaires américain·es et français·es utilisent la zone médiane de l’échelle de masculinité-féminité (la zone contenant le point « zéro » et les deux positions situées à sa gauche et à sa droite) de la même manière. « De la même manière » doit se comprendre d’abord dans l’absolu, et ensuite en particulier pour évaluer les stimuli produits par les hommes cisgenres « H », les stimuli produits par les femmes cisgenres « F » et les stimuli produits par les personnes non-binaires « NB ». Dans l’absolu, tous stimuli confondus, nous avons décelé deux stratégies de réponse possibles. La « stratégie binaire » consiste à ne jamais utiliser la zone médiane de 10 Z=-1,232, p=0,218. 140 Indexation française et américaine de la voix genrée l’échelle et toujours évaluer les voix en sélectionnant une des 5 positions des zones masculine ou féminine. Selon notre interprétation, cette stratégie laisse penser que l’utilisation d’un modèle binaire de genre incite les auditaires à favoriser un choix clair pour chaque voix, même lorsque les voix sont acoustiquement ambiguës. La stratégie que nous appelons « non-binaire » consiste à utiliser toute l’échelle, avec ses trois zones, pour situer les évaluations des différentes voix entendues. Selon notre interprétation, cette stratégie montre que non seulement les auditaires acceptent aisément l’idée d’une échelle continue, mais en plus ils utilisent volontiers les positions situées autour de zéro qui constitue le point neutre, le point de bascule ni féminin ni masculin ; cela laisse penser que les auditaires sont capables de mobiliser un modèle de genre qui peut permettre une certaine forme, même implicite, de sortie de la stricte binarité. Nos résultats indiquent que la majorité des auditaires des deux groupes linguistiques (87 %) utilisent toute l’échelle, la zone médiane tout comme les zones des deux extrémités (stratégie non-binaire). Une minorité néanmoins (13 %), n’utilise jamais la zone médiane (stratégie binaire), et la majorité parmi eux appartient au groupe français (64 %, alors que les auditaires français constituent 54 % du nombre total d’auditaires). En raison de la petite taille de ce groupe, nous n’avons pas exploré sa ventilation par groupes sociaux tels que l’âge et l’éducation. La ventilation par genre des auditaires n’a donné aucun résultat significatif. Des analyses statistiques par équations d’estimation généralisées (GEE) avec des matrices échangeables, en considérant chaque participant comme une mesure répétée, ont été menées sur chaque type de stimulus séparément pour tester les régularités dans les réponses et la probabilité qu’elles soient dues au hasard ou qu’elles soient significatives. Nous avons effectué trois régressions logistiques binaires pour les 141 Devenir non-binaire en français contemporain trois catégories de stimuli constituées11 dans le respect de l’auto-identification des locutaires enregistrés. Cette analyse12 indique si la langue-culture de l’auditaire ou le paramètre acoustique pris en compte a un effet sur les évaluations perceptives, ainsi que s’il y a une interaction significative entre la langue-culture de l’auditaire et chaque paramètre acoustique considéré. S’il y a des interactions bidirectionnelles significatives, cela indiquera des différences de réponses selon la langue-culture des personnes qui ont répondu ; s’il n’y a pas d’interactions bidirectionnelles significatives, mais que le paramètre acoustique (F0, variance mélodique, pente spectrale) est significatif, cela suggérera une indexation commune de ces paramètres acoustiques dans le champ de la masculinité-féminité à travers les deux languescultures étudiées, français de France et anglais des États-Unis. L’analyse de régression logistique binaire montre une différence entre les réponses données par les Américain·es et celles données par les Français·es dans les évaluations des voix produites par les locutrices (femmes cisgenres) et les personnes non-binaires. Dans les deux cas, les Américain·es ont accordé plus d’évaluations en zone médiane de l’échelle que les Français·es13. Cela veut dire, en résumé, que la tendance 11 Nous avons comparé les évaluations par des réponses cochées en zone médiane par rapport à celles cochées en zone masculine de l’échelle, ensuite par rapport à celles cochées en zone féminine, et les évaluations cochées en zone masculine par rapport à celles en zone féminine. 12 Pour rappel, les prédicteurs statistiques retenus pour les analyses factorielles sont : la langue-culture des auditaires (2 niveaux France/ÉtatsUnis), la moyenne de la F0 (3 niveaux : bas, moyen, haut), la variance de la plage de hauteur (2 niveaux : variation forte, faible) et la valeur de pente spectrale (2 niveaux : pente négative forte, faible). 13 Pour les voix de femmes, les valeurs américaines sont : moy=0,16, erreur-type=0,02, et les valeurs françaises : moy=0,10, erreur-type=0,02, (p<0,05). Pour les voix des personnes non-binaires, les valeurs américaines sont : moy=0,39, erreur-type=0,03 et françaises moy=0,29, erreur-type=0,03 (p<0,05). 142 Indexation française et américaine de la voix genrée légèrement plus forte des Français·es à utiliser la stratégie binaire, et donc à éviter de donner des évaluations dans la zone médiane, s’est surtout manifestée pour évaluer les voix des femmes cisgenres et des personnes AFAB non-binaires. Il pourrait s’agir ici d’une différence culturellement marquée, même si cela demande à être vérifié sur des échantillons plus grands. Nous avons souhaité affiner les analyses pour tenter de savoir quels seraient les paramètres acoustiques qui ont pu influencer les réponses données, parmi les trois paramètres acoustiques annoncés : valeurs de la fréquence fondamentale, F0 ; amplitude de la plage de variation mélodique ; valeur de pente spectrale). Aucun effet significatif de la F0 n’a été mesuré pour les évaluations des voix des femmes en zone médiane ou en zone féminine. Le facteur qui a eu un effet sur les évaluations des voix produites par les femmes cisgenres, a été la variance de la plage mélodique (p<0,001) : plus la plage est ample, plus les voix sont mélodieuses, moins elles sont associées à la zone médiane14 par rapport à la zone féminine, et plus la plage est faible, plus les voix sont monotones, et plus elles sont catégorisées en zone médiane15 par rapport à la zone féminine. Cette tendance, comme indiqué plus haut, est plus prononcée dans l’échantillon des auditaires états-uniens qui montrent une plus grande propension générale à utiliser la zone médiane dans leurs évaluations. En ce qui concerne la F0 étudiée comme facteur, celle-ci a un effet significatif pour les évaluations des voix produites par les personnes non-binaires (p<0,001). Une F0 plus basse 14 Moyennes marginales estimées : 0,08, erreur-type=0,06. 15 Moyennes marginales estimées : 0,47, erreur-type=0,01. 143 Devenir non-binaire en français contemporain favorise les évaluations plutôt en zone médiane qu’en zone féminine16. Contrairement à nos prédictions, nous n’avons pas pu mettre en évidence un effet global de la pente spectrale pour les évaluations données aux voix produites par les personnes non-binaires ; cette absence de résultat peut être due à la petite taille de notre échantillon. Il en est de même pour les voix produites par les femmes cisgenres, mais ce dernier résultat était attendu. En ce qui concerne les hommes cisgenres, les analyses statistiques montrent néanmoins une interaction intéressante dans les évaluations de leurs voix, de façon générale, sans aucune différence selon la langue-culture des auditaires. Les voix qui ont une F0 en plage moyenne ont toujours été, comme nous l’avons dit, davantage associées à la zone médiane de l’échelle du genre que celles qui ont une F0 basse, mais cet écart est significativement fort lorsque les voix ont un timbre plus riche, plus clair, avec une pente spectrale plus faible17. Cela nous incite à proposer de focaliser les futures analyses sur le comportement de ce paramètre qui pourrait constituer un indice de non-conformité ou non-binarité du genre. S’il est difficile de trouver des tendances robustes pour l’indexation des paramètres acoustiques avec la zone médiane de l’échelle du genre (à part la F0 qui est un paramètre stable et connu), il est possible que ce soit dû au fait que nous avons groupé les données selon la catégorie de genre autoidentifiée par les personnes enregistrées (femmes, homme, non-binaire), ce qui correspond à la perception habituelle de la voix des personnes dans la vie quotidienne : en dehors des protocoles expérimentaux, nous connaissons le genre 16 Pour la F0 basse moy=0,94, erreur-type=0,03; pour la F0 moyenne moy=0,26, SE=0,03); pour la F0 haute moy=0,02, erreur-type=0,03. 17 Tests post hoc Bonferroni séquentiel, p<0,001 et p<0,01. 144 Indexation française et américaine de la voix genrée des gens avec qui nous interagissons. Mais dans ce protocole, seule la voix était disponible pour l’évaluation. Or, les personnes de genre fluide ou non-binaire utilisent leur agentivité sémiotique (Corwin, 2017) de manières diverses et dynamiques, et la voix n’est pas investie de la même valeur sémiotique pour rendre intelligible son genre. Nous pouvons prendre comme exemple trois personnes non-binaires de notre échantillon qui ont reçu des jugements différents sur la base de leur voix : les locutaires SE02, SE051 et SE018. Les deux premiers prennent de la testostérone, ce qui a comme effet d’abaisser les valeurs de leur fréquence fondamentale (leur voix est rendue plus grave). SE02 a reçu des évaluations très proches de la position « zéro », au milieu de l’échelle du genre, et même au milieu de la zone médiane. Cela correspond à la façon dont iel se genre, comme « nonbinary and gender-neutral » ; sa voix fait partie des ressources sémiotiques qu’iel mobilise pour performer son genre, et iel affirme que celle-ci est perçue comme neutre ou androgyne, selon les retours spontanés reçus. SE051, malgré une F0 basse, reçoit des évaluations situées au tout début de la zone féminine de l’échelle et exprime son souhait d’avoir une voix perçue comme celle d’un « effeminate gay man ». Enfin, SE018 ne prend pas de testostérone et déclare ne pas se soucier de modifier sa voix, d’une quelconque manière et ne pas y investir du temps ; ses façons de performer la fluidité du genre passent par des ressources visuelles, parfois perçues comme très féminines et parfois comme très masculines. Dans notre protocole, sa voix a obtenu des jugements placés à l’extrémité de la zone féminine ; plus féminine, en moyenne, que la plupart des voix des femmes cisgenres de notre échantillon. Il est important de se rappeler que ce n’est pas parce que les humains ont la capacité de produire une voix peu genrée que les personnes non-binaires vont obligatoirement choisir de produire une voix peu genrée. 145 Devenir non-binaire en français contemporain Conclusion Nous avons voulu savoir si les auditaires français·es et américain·es utilisent de façon convergente ou différente les paramètres acoustiques dans leurs évaluations de la masculinité-féminité des voix humaines, et si les deux échantillons de personnes sollicitées s’emparent avec les mêmes stratégies d’une échelle de genre comportant 15 points (affichée à l’horizontale : une zone médiane située entre une zone masculine à gauche et une zone féminine à droite). Nos résultats indiquent que la majorité des auditaires utilisent la stratégie non-binaire (utilisation du point central/ neutre de l’échelle de masculinité-féminité), ce qui permet de penser la possibilité de l’émergence dans l’imaginaire collectif d’une nouvelle catégorie de voix (neutres, ou agenres), que ce soit en contexte nord-américain ou en contexte français. Parmi les auditaires utilisant la stratégie « binaire » (qui ne s’emparent jamais de la zone médiane dans leurs réponses) la majorité sont Français, ce qui indique néanmoins des différences interlinguistiques/culturelles potentielles dans l’utilisation d’une telle échelle. Cela devra être confirmé par le volet symétrique de cette étude dans lequel nous allons demander à des Américain·es et des Français·es d’évaluer des voix françaises. Le sous-groupe de Français·es qui a systématiquement évité d’utiliser la zone médiane de l’échelle est trop faible pour être étudié ici, mais il mériterait une étude sociologique qualitative approfondie. La tendance des auditaires de France à privilégier légèrement les points finaux de l’échelle plutôt que la zone médiane se manifeste, dans nos données, particulièrement pour les voix produites par des femmes cisgenres et par des personnes non-binaires ; elle peut refléter une perception plus binaire de la masculinité et de la féminité, ou la présence d’indices linguistiques et notamment vocaux qui sont 146 Indexation française et américaine de la voix genrée interprétés comme plus genrés par les auditaires français·es par rapport à leurs homologues états-uniens. En revanche, les auditaires des USA évaluent plus souvent les voix des femmes cisgenres et des personnes non-binaires dans la zone médiane que dans la zone féminine, ce qui pourrait indiquer un schéma de genre plus nuancé, peut-être plus proche de briser le cadre strictement binaire, peut-être en lien avec la plus forte exposition à la culture non-binaire plus émergente dans les médias grand public aux États-Unis qu’en France. Concernant les évaluations selon les paramètres acoustiques des extraits audio, nos résultats suggèrent que les auditaires français·es et américain·es indexent les indices vocaux disponibles de manière similaire et cohérente. Cela suggère que les deux échantillons d’auditaires partagent le même système indexical, et donc une évolution convergente serait très facile à imaginer. Le système indexical du genre semble plus stable chez les auditaires américain·es ; ces derniers associent de façon plus nette les voix qui présentent une faible ampleur de variation mélodique avec la zone médiane de l’échelle du genre. La taille de notre échantillon ne permet pas de montée en généralité, mais encourage à explorer davantage l’association de plusieurs paramètres pour étudier l’effet des combinaisons d’indices, en particulier pour mieux explorer le rôle de la pente spectrale (LTAS). Nous ne perdons pas de vue que la signification activée par un indice peut tout à fait correspondre à l’intention des locutaires qui la produisent ou bien y échapper ; l’étude de leurs discours sur leur propre voix est en cours et elle constitue un complément indispensable. Par ailleurs, une enquête qualitative semble également nécessaire pour une meilleure compréhension des stratégies des auditaires et du degré de conscience de leurs choix. Pour le moment, notre étude exploratoire montre que tous les éléments 147 Devenir non-binaire en français contemporain sont potentiellement disponibles pour imaginer aisément l’émergence d’une voix non-genrée qui pourrait être une ressource pour les personnes non-binaires souhaitant rendre leur identité de genre intelligible par la voix. Les paramètres acoustiques mobilisables en production de la parole ont toutes les chances d’être correctement activés à la perception. Le système indexical est phonétiquement et cognitivement disponible ; son activation dépendra de facteurs sociopolitiques, et d’ailleurs rien n’empêcherait que la production d’une voix non-genrée ou peu genrée puisse devenir une ressource accessible et souhaitable de façon plus large, y compris pour des personnes binaires. Références citées aDler, Richard K., hirsch, Sandy et morDaunt, Michelle (dir.), 2012. 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Les études de genre sont considérées, même par leurs adeptes francophones, comme un phénomène anglais (ou plus précisément états-unien), et 155 Devenir non-binaire en français contemporain par leurs adversaires comme une imposition totale1. Même l’étude, tout à fait académique, d’Éric Marty sur « Ce que veut dire le genre » désigne le mot anglais « gender » comme « une invention américaine ». Il considère cette dernière comme « intraduisible » et la confronte aux théories européennes (Marty, 11-12), qui sont selon lui plus sémiotiques et intellectuelles, moins militantes et pragmatiques. La visibilité accrue du genre (et d’autres questions « identitaires ») dans le discours intellectuel et public français est dénoncée par beaucoup comme une « américanisation » jugée dangereuse pour la cohésion de la République. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale depuis 2017 dans les gouvernements Philippe et Castex, a même laissé entendre que les études de race et de genre semaient les graines du terrorisme (Dryef, 2020). Cette perception crée des difficultés pour les anglophones comme moi qui s’intéressent précisément aux intersections entre les études de genre anglophones (« Anglophone Gender Studies ») et les « Études de genre » francophones2. Ces tensions sont accrues du fait de mon intérêt tout particulier, tant universitaire que personnel, pour les formations identitaires non-binaires dans les deux langues. De telles questions peuvent être considérées comme marginales aux États-Unis, où je travaille, mais elles y sont néanmoins plus lisibles qu’en France où elles sont cataloguées comme 1 Dans de nombreux débats français qui ne se limitent pas à la question du genre, l’« Amérique (c’est-à-dire les États-Unis) apparaît comme un antagoniste rhétorique “bon à penser”. Plus qu’un ensemble de réalités sociales, l’“Amérique” est un positionnement idéologique, et comme Bruno Perreau l’a montré relativement aux droits des minorités sexuelles et genrées en particulier, cette “notion française d’une invitation américaine est un fantasme qui exprime la peur de la propagation de l’homosexualité” » (Perreau, 2016). 2 Je limite mes observations aux publications et mouvements de la France hexagonale, dans la mesure où cette dernière est l’espace francophone que je connais et vis-à-vis duquel je me sens une légitime critique. 156 Par-delà la pensée binaire franco-américaine une importation américaine même par les sympathisant·es (voir par exemple Bonte, 2016). Comment puis-je, en tant qu’anglophone enseignant le français aux États-Unis, aborder les questions francophones non-binaires d’une manière respectueuse et fructueuse qui ne sera pas perçue comme une imposition culturellement insensible, voire comme une colonisation ? Et comment les sujets francophones nonbinaires, où qu’ils se trouvent, peuvent-ils défendre leur droit à l’expression et à la détermination sans être rejetés parce que jugés trop influencés par la politique identitaire américaine ? Ces tensions, que je prends très au sérieux, sont le point de départ des réflexions suivantes. J’explore l’expression francophone non-binaire d’une façon qui remet en cause les limites d’une autre opposition binaire, à savoir le français contre anglais, ou plus particulièrement, la France contre les États-Unis. S’il est indéniable que les individus non-binaires francophones trouvent souvent un soutien et une communauté dans les espaces anglophones transinclusifs, notamment en ligne, il ne faudrait pas pas y voir une simple question d’« influence » unilatérale, encore moins de « colonisation idéologique », mais des exemples d’appropriation et de cotransformation créatives. Les études de genre françaises et anglaises s’influencent mutuellement depuis longtemps. Récemment, les individus français nonbinaires et non-conformes dans le genre se sont mis à faire référence à des discours en langue anglaise sur le sujet non parce que le militantisme anglophone sur le genre leur est imposé, mais parce qu’ils y trouvent un pouvoir et une capacité d’agir pour exprimer et explorer leur genre (pareillement, et même si ce n’est pas le propos de ce travail, je vois des anglophones étudiant le français trouver une capacité à agir peut-être paradoxalement, au travers des possibilités offertes par la langue française en matière d’expression de genre. En aucun cas les échanges ne fonctionnent que dans un sens). 157 Devenir non-binaire en français contemporain Même si mes considérations peuvent dévier vers la théorie, leur objet premier demeure avant tout les expériences vécues par les francophones trans et non-binaires – quel que soit le lieu où ils se trouvent, leurs luttes pour la reconnaissance et le respect, et leur droit de vivre leur genre dans n’importe quelle langue. Et en français, cela implique parfois, pas toujours, une relation avec l’anglais qui soit créative, dynamique et transformatrice. Les personnes trans et non-conformes dans le genre existent et ont toujours existé dans les pays francophones. Ce serait réducteur de penser qu’elles ne font que copier une mode venant des États-Unis (ou encore que cette visibilité trans aux États-Unis est elle-même une « tendance »)3. Tant en dialogue avec le monde anglophone qu’indépendamment de lui, la France a une longue histoire d’activisme et de lutte trans, qui fonde et ouvre la voie aux débats actuels (Thomas, Espineira et Alessandrin, 2013 ; Foerster, 2012)4. Les débats actuels autour de la non-binarité en France doivent être mis en perspective avec le contexte de cette longue histoire, plutôt que classés comme une nouvelle « importation ». Nous 3 La catégorie de « tendance » est apparue aux États-Unis comme une réponse particulièrement néfaste au plaidoyer trans. Parmi les enfants, l’idée de « dysphorie de genre à apparition rapide » (en anglais, souvent désigné par l’acronyme ROGD pour Rapid-Onset Gender Dysphoria) (Littman 2018), basée sur une méthodologie discutable, s’est malheureusement largement répandue dans les milieux transhostiles. Publiée dans le New York Times, la réponse de Jennifer Finney Boylan est une riposte utile au grand public en ce qu’elle y écrit : « la variance de genre est une vérité fondamentale de la biologie humaine, pas une vogue de danse délirante » (Finney Boylan, 2019). 4 La série documentaire radiophonique en quatre épisodes Les transidentités racontées par les trans donne un témoignage approfondi et émouvant d’histoires trans en France depuis la Seconde Guerre mondiale (Kervran, 2018), en particulier de groupes militants tels que OUTrans, Ouest Trans, Acceptess T, Le Zoo, Observatoires des transidentités, Act Up-Paris, GAT (Groupe Activiste Trans). 158 Par-delà la pensée binaire franco-américaine sommes témoins d’un moment particulier dans l’histoire trans francophone, celui où les sujets non-binaires trouvent des moyens pour nommer des expériences liées au genre. Si cette ouverture était probablement impensable jusque récemment, cela ne veut pas dire que ces expériences n’existaient pas avant l’apparition d’une nouvelle terminologie et de nouvelles communautés. Au contraire, la non-conformité de genre est souvent ressentie, peut-être paradoxalement, comme quelque chose de si profondément essentiel qu’elle préexisterait presque à la construction sociale et linguistique. Comme l’autaire5 Alpheratz l’a dit de façon si poignante dans un entretien radiophonique que j’aborderai plus loin, « je suis là… j’existe ». Dans ce qui suit, je développerai le statut polémique de l’« Amérique » dans les études de genre françaises et plus largement dans les débats sociétaux. Je conclurai en offrant des exemples de la visibilité croissante de la non-conformité de genre dans certains espaces culturels populaires français en ligne et hors ligne, quasiment toujours dans une relation créative et dynamique avec les discours anglophones. Les formations identitaires francophones non-binaires peuvent être comprises non comme une importation américaine, mais comme un nouveau chapitre passionnant de la longue histoire de l’expression et de la lutte des individus non-conformes dans le genre en France. Cette évolution trouve son pouvoir d’une certaine façon dans ce qui se passe dans les espaces anglais – et réciproquement. Mon propre cheminement vers ces questions semblait initialement unidirectionnel : comme certains de mes étudiants, je me suis retrouvée à me demander tout simplement comment traduire le singulier « they » en français, et à chercher des réponses pour mes étudiants 5 C’est la terminaison préférée par Alpheratz pour rendre le mot – normalment genré masculin (auteur) ou féminin (autrice) – épicène. Pour un développment plus approfondi de ses réflexions, voir l’entretien d’Alpheratz mené par Vinay Swamy et moi-même, p. 221-240. 159 Devenir non-binaire en français contemporain autant que pour moi-même. La question d’ouverture de ce volume – comment dit-on « they » en français ? – pourrait sembler particulièrement anglocentrique, compte tenu de l’acceptation croissante de la forme singulière « they » en anglais. Pourtant ce qui ressort de toute tentative de réponse est moins une traduction directe qu’un espace créatif interlinguistique où français et anglais se côtoient ou divergent, pour créer une espèce d’« interlangue ». I. Stop au Gender : L’« Américanisation » des études de genre. Pour ses opposants cependant, cet espace interlinguistique s’apparente plus à une déclaration de guerre qu’à un lieu d’influence créative mutuelle. Le groupe susmentionné VigiGender exprime particulièrement bien ce sentiment selon lequel la France serait prise d’assaut par une notion anglophone de fluidité de genre. Leur préoccupation est l’éducation. Sous la rubrique « Les pages de manuels scolaires fondées sur le genre », ils fournissent de nombreux exemples de « l’idéologie » de genre déployée dans les manuels scolaires, avec pour but de former les parents et enseignants à voir comment les enfants sont endoctrinés. Les opinions qu’ils représentent ne sont pas propres à la France, mais le rôle de la langue anglaise est particulièrement diabolisé. Même leur nom VigiGender emploie le terme anglais, gender, pour pointer leur adversaire. En outre, ils l’utilisent fréquemment dans leurs écrits et sur leurs sites Internet, comme un signal renforçant cette idée d’une imposition américaine (le terme français genre y est généralement employé, dans l’expression « théorie du genre » dont les connotations négatives et anglophobes sont bien documentées par Bruno Perreau, 2016). Les membres du groupe ont rédigé une panoplie impressionnante de pages Internet pour expliquer les effets du 160 Par-delà la pensée binaire franco-américaine gender sur le développement des enfants6. Sur sa page d’accueil, VigiGender invite les parents ou d’autres citoyens inquiets à « dépose[r] [leur] témoignage sur la diffusion du Gender [sic] (Écoles, crèches) » (Figure 2). Ils créent ainsi le sentiment d’une guerre idéologique, de l’invasion dans les institutions de l’État français d’idées dangereuses en provenance de l’étranger, qu’il faut dénoncer et contre lesquelles il faut lutter. Figure 1. Page d’accueil de VigiGender.fr, haut de page. Première page d’une brochure distribuée dans les écoles. Figure 2. Page d’accueil de VigiGender.fr, bas de page. Appel à s’informer sur la « diffusion du Gender ». 6 Cela vaut la peine de signaler, cependant, que la majorité des enseignants de l’école publique refusent de distribuer ou d’utiliser ces brochures à l’école, comme ce fut rapporté sur Europe 1 le 4 octobre 2016. 161 Devenir non-binaire en français contemporain La première page de la brochure de VigiGender peut être vue sur leur page d’accueil (Figure 1). Elle met en scène un nourrisson à l’air triste et promet une révélation choquante sur la façon dont les enfants sont socialisés à l’école. La puissante mobilisation visuelle et rhétorique de la figure de « l’Enfant » innocent (Edelman, 2004) montre à quel point la préoccupation française concernant les rôles de genre est liée aux formations de l’identité nationale à travers la cellule familiale. L’Enfant rappelle également combien l’éducation nationale française est normée et considérée comme un lieu de reproduction des valeurs républicaines : « École et République sont indissociables. Elles doivent le rester », insistait la ministre de l’Éducation nationale Najat VallautBelkacem en 2015 (ministère, 2015, 3). Même parmi ses adeptes, la puissance conceptuelle des « American gender studies » est très forte en France. Dans un article sur l’évolution des études de genres publié dans le magazine grand public Sciences humaines, Catherine Halpern n’hésite pas à présenter le champ universitaire comme étant entièrement d’origine américaine, et même le féminisme français comme « une invention américaine » (Halpern, 2008, 12). Halpern décrit les études de genre en France en termes oppositionnels : « Après bien des résistances, les très américaines gender studies ont aujourd’hui le vent en poupe en France […] les relations France/États-Unis mêl[ent] fascination et défiance, complicité et incompréhension » (Halpern, 2008, 12)7. On observe le vocabulaire d’une prise 7 Les études de genre sont de plus en plus représentées dans les universités françaises (Bereni, 2012 ; Dauvergne, 2016). Sciences Po a créé un programme de recherche et d’enseignement sur le genre en 2010, qui a suscité un certain nombre de commentaires dans la presse (Lagrave et Rennes, 2010). Le programme de master de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) offre, au sein de son cursus de sociologie, une spécialisation appréciée en Genre, Politique et Sexualité (GPS). L’année 2015 a également vu l’autonomisation d’un département d’études 162 Par-delà la pensée binaire franco-américaine de contrôle presque hostile (résistances, défiance), l’emploi de l’expression anglaise « gender studies » en dépit de l’existence d’un équivalent français institutionnellement reconnu (études de genre), et le refus de reconnaître aux études de genre françaises et aux universitaires féministes un pouvoir d’action, comme si elles n’étaient que les récepteurs passifs d’un domaine d’études étranger. En effet, de nombreux aperçus des études de genre en France, même par des auteur·es adhérant aux objectifs du champ, reprennent cette notion d’importation intellectuelle en France et de rattrapage par les universitaires français8. Cela laisse perplexe les nombreux spécialistes des relations intellectuelles francoaméricaines, qui soulignent depuis longtemps que la théorie critique en général, et les études critiques (de race, de genre) en particulier, doivent beaucoup à la théorie française : la venue de la théorie dans le milieu universitaire américain est inimaginable sans Foucault, Derrida, Barthes, Lacan et bien d’autres (Cusset, 2002)9. de genre à l’Université Paris 8 (Vincennes-Saint-Denis) et la création de l’UMR LEGS (Laboratoire des Études de Genre et de Sexualité). 8 Voir également Lagrave et Rennes (2010), pour un important recul, et Bereni (2012) qui propose une explication des raisons pour lesquelles la France peut sembler à la traîne. 9 Plusieurs chercheur·es ont repoussé, comme Cusset, l’habitude qui consistait à penser sur un mode exclusif les théories de genre américaines ou françaises. Anne Berger fait valoir que « ce qu’on désigne aujourd’hui comme “gender theory” est, à plus d’un égard, une invention franco-américaine » (Berger, 2014, 4). Bruno Perreau, quant à lui, nous rappelle que « la théorie anglophone queer a largement été inspirée par des écrivains et penseurs français » (Perreau, 2016, 2). Voir également Bourcier 2015 pour une description de la non-binarité franco-américaine comme « un perpétuel processus de traduction ». Éric Marty, cependant, inscrit « French Theory » en anglais dans son texte, signalant par là sa nature irreducitblement états-unienne. En effet, Marty réaffirme la fracture académique entre d’un côté la théorie européenne (Barthes, Foucault, Derrida, Deleuze) et les transformations américaines (utilisant majoritairement Judith Butler comme métonymie). Dans son analyse du plaidoyer des trans- 163 Devenir non-binaire en français contemporain Il est clair que l’idée selon laquelle les idéologies de genre américaines s’imposeraient de façon unilatérale sur le milieu universitaire français, quoiqu’abstraite et simpliste, constitue une sérieuse force politique. Il est important de reconnaître que cette pensée oppositionnelle existe, et surtout qu’elle a été puissamment mobilisée par les conservateur·es en France. Il ne s’agit pas d’une simple querelle universitaire. Bruno Perreau a brillamment montré comment les opposants français au mariage pour tous ont joué adroitement d’une hostilité à l’égard de la « gender theory » américaine (Perreau, 2016) dans la sphère politique, avec des conséquences considérables dans le monde réel. L’anti-américanisme se manifeste également au travers de la virulence vis-à-vis de #MeToo. Un exemple connu est celui de la lettre collective parue dans Le Monde et signée par 100 Françaises éminentes, dont Catherine Deneuve, se plaignant que ce mouvement puritain antagoniste altérait les modalités de séduction propres aux relations de genre françaises (Collectif, 2018). Faisant valoir cette lettre dans une tribune du New York Times dans laquelle elle insiste sur une différence essentielle entre les féminismes français et états-uniens, Agnès Poirier dénonce le « nouveau féminisme français » au prétexte que ce serait « une importation américaine » (Poirier, 2018). Les plaidoyers identitaires pour quelque groupe minoritaire que ce soit, même au-delà des minorités de genre, sont souvent rejetés en France en raison de ce qu’on attribue leurs origines au politiquement correct américain. Nul besoin de chercher bien loin pour trouver des exemples d’intellectuel·les et de dirigeants politiques français qui dénoncent un genres aux États-Unis (Marty, 2021, 494), Marty présente les mots anglais non traduits qui sont rarement employés par les communautés trans ellesmêmes (par exemple, « transgenderness ») ou qui sont désormais mal vus (comme « transgenderism »), montrant – avec l’absence de toute mention de non-binarité –, un manque d’intérêt, par-delà l’analyse théorique, pour les expériences vécues par les individus trans. 164 Par-delà la pensée binaire franco-américaine communautarisme américain, un « relativisme culturel absolu que prônent certains multiculturalistes américains extrêmes » (Schnapper, 2004, 184). Il n’est donc pas surprenant que cet étranger menaçant qu’est la notion d’études de genre se retrouve aux plus hauts niveaux de l’État. En décembre 2016, Valérie Pécresse (présidente du conseil régional d’Ile-deFrance et membre du parti de droite, Les Républicains) a coupé le financement régional pour « la théorie du genre » (Peiron, 2016). Il est important de remarquer que l’emploi de théorie plutôt que d’études est généralement péjoratif dans les débats français à ce sujet (Battaglia et Perreau, 2013 ; Levet, 2014 ; Fillod, 2014). Pécresse a procédé à une distinction nette entre l’égalité (considérée comme une valeur française essentielle) et l’« indifférenciation des sexes », dénoncée comme une idéologie. Bien qu’elle ne formule pas explicitement qu’il s’agit d’une idéologie anglophone, l’insinuation est claire pour qui veut l’entendre : Je suis pour l’égalité homme-femme, c’est à la racine de mes convictions. L’égalité oui, mais pas l’indifférenciation des sexes [qui est] un projet politique, une idéologie. On ne subventionnera pas la théorie du genre (cité dans Daumas, 2016). Derechef, il faut remarquer la connotation négative de « théorie » du genre, en opposition aux plus sérieuses et plus légitimes « études ». Si Pécresse s’est abstenue de blâmer directement les États-Unis, un de ses collègues politiques, Bruno Retailleau, sénateur de la Vendée et président des Républicains, a pris pour cible une États-Unienne en particulier. Durant les débats parlementaires français autour du mouvement Mariage pour Tous en 2013 (le Sénat, 2013a), le sénateur Retailleau a défendu l’adoption d’un amendement (numéro 272) à la loi qui aurait entraîné la rédaction d’un rapport gouvernemental sur les conséquences de la théorie de genre en France (le Sénat, 2013b). Soutenant que la théorie du genre vise à redéfinir 165 Devenir non-binaire en français contemporain l’unité familiale et à rendre les femmes méfiantes de la maternité, entre autres choses, Retailleau voit en Judith Butler l’origine du problème10. En effet, le nom de Butler apparaît telle une espèce d’agent étranger menaçant et source de la théorie de genre, dans le compte rendu du débat sénatorial qu’il convient de restituer longuement : Celle qui a pensé, conçu la théorie du genre, Judith Butler, a écrit un livre intitulé Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité. Demander un rapport, c’est savoir si nos enfants sont soumis à une subversion, et laquelle. Je vous rappelle que cette théorie pousse à une déconstruction-reconstruction en matière de genre, c’est évident, mais aussi en matière de famille, laquelle devient suspecte puisque la femme y serait maintenue dans un état de domination, soumettant aussi les enfants à un déterminisme naturel négatif. La maternité y est aussi perçue comme suspecte puisque l’idée de la seule reproduction naturelle doit être déconstruite au profit de l’idée selon laquelle l’enfant ne se reçoit pas, il se désire. […] À partir du moment où cette théorie est reconnue comme telle et qu’elle fait l’objet d’un enseignement – sans doute n’est-elle d’ailleurs pas complètement étrangère à l’inspiration de ce texte – il me semble que le Gouvernement serait bien inspiré de proposer à la représentation nationale un rapport sur les conséquences de cette théorie, en tout cas de son enseignement (le Sénat, 2013b, je souligne en gras). L’amendement de Retailleau n’a pas été adopté. Cependant, la rhétorique de la défense nationale contre un agent étranger (la théorie de genre états-unienne, Judith Butler) menaçant la famille n’est pas un accident. L’hostilité à l’égard des études de genre dans de nombreux contextes nationaux instrumentalise la famille comme une espèce de point zéro moral. La France ne fait pas exception. Le déploiement de la « famille » comme structure vulnérable devant être protégée des forces de la modernité, du mondialisme, de la laïcité, 10 Voir Perreau 2016 pour une analyse en profondeur des façons dont les conservateurs sociaux en France ont fait de l’œuvre de Butler une arme de peur. 166 Par-delà la pensée binaire franco-américaine etc., est autant partagé avec d’autres états que spécifique à sa propre histoire. Bruno Perreau et Camille Robcis ont montré comment les tentatives de restructuration du genre et de la parenté en France se heurtent à un ensemble spécifiquement français de valeurs, qui associe le genre à la famille comme lieu de reproduction de futurs citoyen·nes français·es (Perreau, 2016, Robcis, 2016). Bien que la religion joue un rôle important dans le conservatisme de genre français, ce n’est qu’une partie de l’histoire, tant pour Robcis que pour Perreau. Défendre l’hétéronormativité en France revient à réaffirmer les valeurs chères à l’universalisme qui semble attaqué de toutes parts, comme Robcis l’explique dans un entretien avec Cécile Daumas pour Libération : En France [...], le genre, la sexualité et la parenté ne relèvent pas simplement de l’ordre privé, ils forment des structures universelles et transhistoriques au fondement de l’ordre public, de l’État de droit. Défendre la norme de la famille hétérosexuelle, cela permet de réaffirmer un universalisme assiégé de toutes parts : par le postcolonialisme, la globalisation, l’Union européenne, et l’expansion croissante du « modèle américain » (Daumas, 2016). Sur le rôle de l’État-nation dans la constitution des identités genrées, les arguments de Robcis comme ceux de Perreau sont pertinents vis-à-vis des droits des citoyen·nes français·es trans et non-binaires qui essayent de vivre authentiquement sous les contraintes de l’État. S’intéressant spécifiquement aux individus français transgenres, Todd Sekular affirme qu’ils ont développé, tantôt avec stratégie tantôt sous la contrainte, une politique de citoyenneté modèle (Sekuler, 2013). Sekuler montre qu’avec les divers changements récents de la loi, le sujet français trans est en train d’être assimilé dans un discours universalisant de l’identité nationale française. Stabilisé, il est rendu acceptable et productif, avec ce que cela implique de racisme et de classisme. Il y a aussi la politique du passing, qui, pour beaucoup, est une performance au mieux 167 Devenir non-binaire en français contemporain épuisante et au pire traumatisante. Karine Espineira explique de façon convaincante que la rencontre entre un corps trans et l’État français, particulièrement autour des soins, lance un processus de catégorisation selon la notion de « vrai » trans (Espineira, 2011). En outre, l’État n’a pas de dispositif pour s’occuper des citoyen·es non-binaires ou intersexes11. Les travaux d’Espineira et d’autres chercheur·es (par exemple, Reeser, 2013) confirment le rôle de l’État-nation en France comme puissante condition discursive régulatrice des corps et des identités trans. Pour les individus nonbinaires, un groupe qui pourrait inclure ou ne pas inclure les individus intersexes, le problème peut également être linguistique. C’est certainement la première impression des étudiant·es anglophones en langue française, qui s’interrogent sur « comment les Français·es non-binaires font » pour exprimer leurs pronoms. Certaines contributions à ce volume traitent la question de la langue en détail. Il me semble qu’elles montrent également, directement ou non, la façon dont les tensions entre une langue bigenrée et une identité non-binaire peuvent être productives de manières qui dépassent (tout en les considérant sérieusement) les questions grammaticales des pronoms et accords. Une partie de ces tensions fructueuses, me semble-t-il, vient de la façon dont les individus francophones non-binaires mobilisent et transforment la culture anglophone à leurs propres fins. D’un point de vue stratégique, toutefois, si le militantisme de genre doit être efficace en matière d’amélioration de la vie 11 Il est important de distinguer non-binaires et intersexes. Pour des définitions tout à fait provisoires, voir le Glossaire. Je n’essaye pas de réduire ces différences ou d’autres ici, mais plutôt de souligner l’incapacité de l’état civil français à appréhender le genre au-delà du binaire. Dans une version anglaise antérieure de cet article, je me concentrais assez longuement sur de récents exemples de plaidoyers intersexes en France, dont le documentaire ARTE N’être ni fille ni garçon donnait à voir le travail du militant Vincent Guillot (Mackenzie, 2019). 168 Par-delà la pensée binaire franco-américaine quotidienne et des rencontres des personnes de genre nonconforme (en supposant que ce soit là un objectif, ce qui, assurément, peut ne pas l’être pour certain·es), le plaidoyer devrait être détaché autant que possible de tout soupçon d’une prise de contrôle idéologique états-unienne. Ceux d’entre nous qui travaillent dans des contextes anglophones devraient observer comment les individus francophones de genre non-conformes créent eux-mêmes de nouvelles formes linguistiques et revendications politiques, et ainsi encourager nos étudiant·es à les employer dans nos salles de cours et en dehors. Lorsque nous sommes témoins d’une expression hybride française-anglaise d’identité de genre, nous ne devons pas la présenter comme venant d’une influence américaine, ce qui paraîtrait unidirectionnel, mais comme un choix fait par un·e acteur·e conscient·e. II. Créer une langue française non-binaire en dehors des lieux institutionnels Actuellement, la formation de l’identité francophone nonbinaire se produit davantage dans les marges culturelles et dans des espaces éphémères ou numériques, que dans des institutions. La politique de la langue officielle, sans parler des discours médicaux et juridiques, mettra beaucoup de temps à reconnaître l’existence des individus non-binaires. Produit par ARTE, le documentaire N’être ni fille ni garçon, sur la reconnaissance ou plutôt sur le manque de reconnaissance des intersexes, donne à voir un exemple de la rigidité du discours médical sur le genre. Bien que quelques médecins prônent la reconnaissance des intersexes en France, la profession presque dans son entier a la même position que celle de la psychologue interrogée dans le documentaire, Sabine Malivoir, qui, même face à un individu médicalement intersexué, énonce catégoriquement : 169 Devenir non-binaire en français contemporain on reste homme, femme […] il y a pas d’intermédiaire, sur le plan psychologique, c’est extrêmement important d’être dans un repaire sexué, ne serait-ce que pour exister dans le langage, euh, dans la langue française c’est masculin féminin, et il faut se nommer à un moment donné » (Lohr et al., 2016, 15:21-15:45). Peut-être les études de genre institutionnalisées sont-elles en train de s’emparer des questions non-binaires ? Cependant, Sam Bourcier soutient que « les études de genre françaises sont finalement toujours liées à la différence sexuelle » (Bourcier, 2017). L’Encyclopédie critique du genre éditée en 2016 comporte un article sur la bicatégorisation, mais rien sur la non-binarité (Rennes et Jaunait, 2016), même si cela serait certainement appelé à changer dans une édition mise à jour. Les nombreuses et vigoureuses défenses et illustrations féministes de l’écriture inclusive contournent également la question non-binaire. Eliane Viennot par exemple, dans un entretien avec la journaliste Juliette Deborde pour Libération, avance que les néo-pronoms tels que iel ne peuvent fonctionner en français du fait de la règle de l’accord binaire de l’adjectif (Deborde, 2017)12. Il y a des chercheur·es ayant une affiliation institutionnelle en France, qui s’intéressent de façon tout à fait sérieuse aux défis que la fluidité de genre lance aux structures binaires de genre. Se présentant comme transféministes, iels prônent une politique anti-assimilationniste radicale. Cette dernière « n’est pas une critique abstraite d’un dualisme théorique. À l’inverse, elle passe dans les vies, corps, identités et genres réellement existants non-binaires à un niveau social collectif » (Bourcier et Espineira, 2016). Ces « scholactivistes » transféministes accomplissent des actes de refus et de défi de genre en public, et présentent des modèles alternatifs d’engagement pour le 12 Pour une réflexion plus étayée sur les comparaisons et contrastes entre écriture inclusive et français inclusif non-binaire, voir les contributions à ce volume de Vinay Swamy (p. 197-219) et de Flora Bolter (p. 21-43). 170 Par-delà la pensée binaire franco-américaine milieu universitaire (Borghi, Bourcier et Prieur, 2016)13. Un modèle en lien avec cette recherche, peut-être plus accessible pour les individus rétifs à exposer leurs corps en public, est présenté dans La Transidentité (2008) de Karine Espineira et dans l’ouvrage Dans les coulisses du genre (2018) de Luca Greco. Ces deux ouvrages montrent que l’étude académique et le cadre théorique peuvent considérer sérieusement la télévision et la représentation publique comme lieux de la formation identitaire. Contrairement à la presse écrite qui aura toujours un temps de retard dans une certaine mesure, les médias populaires ainsi que les communautés MSG (minorités sexuelles et de genre) sont des lieux de formation identitaire qui évoluent rapidement ; on y trouve certaines des approches les plus créatives d’expression de soi de genre non-conforme14. Dans ces quelques pages finales, j’attire l’attention sur certains des nombreux sites où la langue et les identités de genre non-conformes sont explorées en français. L’« Amérique » apparaît certainement dans beaucoup de ces exemples comme un outil qui est « bon à penser », mais il ne s’agit pas d’une simple importation ou traduction unilatérale. Au contraire, la langue et les idées anglophones font l’objet d’une réappropriation créative et d’une conversion en langue française, participant ainsi de l’innovation linguistique et culturelle de « formes en cohérence avec leurs identités [de genre sociales] » (Knisely, 2020). 13 Le travail pédagogique et activiste des Zoo seminars de Bourcier (19962000) donne également un modèle pour une recherche transformatrice et engagée non-conforme en genre (Bourcier, 1998 ; Perreau, 2016, 85-86). 14 Bien qu’elle contienne un article sur la binarité, même la Transyclopédie de 2012 ne mentionne ni les identités ni la langue trans non-binaire (Espineira et al., 2012). Cependant, deux de ses éditeurs ont par la suite dirigé l’Observatoire des Transidentités (désormais archivé), qui comporte des articles et des références sur des questions non-binaires. Voir ci-dessous pour une analyse plus détaillée de l’Observatoire. 171 Devenir non-binaire en français contemporain L’intrigue très discutée du feuilleton populaire, Plus belle la vie, lancé début 2018, met en scène le personnage de Clara faisant son coming out en tant qu’Antoine, et présente un jeune homme trans Dimitri joué par un acteur trans. Considérant tout à fait sérieusement cet arc narratif comme un commentaire social, un article paru sur le site en ligne de Rue89 (propriété du Nouvel Obs) fournit un glossaire utile pour les jeunes téléspectateur·es français·es souhaitant expliquer les transidentités à leurs parents (Noyon et Brouse, 2018). De façon astucieuse, l’article de Rue89 imagine un dialogue entre un parent curieux, mais tout à fait ignorant de ces identités diverses, et un plus jeune téléspectateur bien informé qui lui explique la non-binarité, la fluidité de genre, le transgenre, les pronoms, le mégenrage et la dépathologisation, et plus encore, citant Judith Butler, Maud-Yeuse Thomas, Anne Fausto-Sterling et d’autres. Étant donné la portée populaire et multigénérationnelle de Plus belle la vie, on peut assez justement supposer que ce type de représentation médiatique aura un impact plus large que la seule recherche universitaire. Il ne s’agit pas d’écarter l’importance du travail académique : au contraire, Noyon et Brouse dans Rue89 accomplissent un travail de traduction important qui montre combien la théorie se rapporte à l’expérience vécue par le biais de la représentation médiatique. L’idée selon laquelle les générations plus âgées sont assez ignorantes des identités transgenres efface malheureusement l’histoire longue et singulière du militantisme trans en France, ainsi que les expériences des aîné·es qui ont ouvert la voie à ce moment de visibilité. Cependant, d’un point de vue sociologique, cette intrigue télévisuelle et l’article de Rue89 offrent un excellent exemple de ce que Karine Espineira explore dans son étude fondamentale sur la façon dont « un groupe discriminé devient acceptable, vecteur de mode et porteur d’une culture propre médiatisable, transmissible » à travers des médias télévisuels (Espineira, 2008, 9). 172 Par-delà la pensée binaire franco-américaine Il n’est pas difficile de trouver des articles abordant la non-conformité de genre dans la presse populaire, particulièrement en ligne. Lorsqu’on donne la parole à des individus non-binaires, c’est souvent pour l’écrivain·e une invitation à explorer des formes linguistiques plus innovantes. Dans un reportage sur le projet Internet multimédia Les Quatre heures, Arièle Bonte, invitée à une rencontre avec le Mouvement d’Affirmation des Jeunes Lesbiennes, Gays, Bi et Trans (MAG Jeunes LGBT) à Paris, décrit « des formes linguistiques nouvelles qui émergent pour mieux coller aux ressentis : « iel », « olle », « ul ». De même, elle respecte le choix de pronoms fait par les individus quand elle écrit à leur sujet à la troisième personne. Et pourtant, elle affirme que l’idée de fluidité de genre est née « aux États-Unis » (Bonte, 2016) ! Les minorités de sexualité et de genre se rencontrent et échangent en ligne de manière non seulement à soutenir leur identité, mais aussi à la créer et à élaborer leur vocabulaire. L’Observatoire des transidentités en est un excellent exemple, véritable centre d’analyses et de liens vers des ressources trans qui vont de la culture populaire au monde universitaire. Fermé aux nouveaux contenus en mai 2020, mais archivé et accessible, ce site était tenu par Maud-Yeuse Thomas, Karine Solène Espineira et Héloïse Guimin-Fati. Dans l’esprit des séminaires Q du Zoo que Sam Bourcier anime depuis les années 1990, leur mission était d’« établir un état des lieux des questions trans et inter et [de] publie [r] des analyses […] dans le cadre d’un travail de terrain et d’analyses socioculturelles » (Thomas, Espineira et Guimin-Fati, n.d.). Thomas et Espineira ont également coédité La Transyclopédie (Espineira et al., 2012), et l’Observatoire en ligne était à certains égards le prolongement de ce projet, permettant une conversation dynamique et évolutive sur les questions trans, impossible à tenir sur les médias imprimés. 173 Devenir non-binaire en français contemporain Sur le site de l’Observatoire, le militant Oliver Rowland a fourni une analyse détaillée de la présence des communautés non-binaires en ligne, en anglais comme en français. Cela confirme l’importance des espaces virtuels comme lieux de formation identitaire (Rowland, 2015). Tout en admettant l’importance de la terminologie et des ressources anglophones pour l’expression non-binaire en français, Rowland témoigne d’un intérêt croissant pour les communautés francophones autochtones comme, par exemple, les demandes d’adhésion à leur groupe Facebook. Rowland a contacté Facebook France en 2014 afin de suggérer des équivalents français pour certaines des options de genre anglaises : « autre », « genre en questionnement », « bigenre », « de genre fluide », et bien d’autres, dont la plupart furent adoptés par Facebook. Cependant, en interrogeant les membres des communautés françaises en ligne sur le genre qu’ils privilégiaient, Rowland s’est également rendu compte que les termes anglais non traduits étaient plus significatifs pour certaines personnes francophones de genre non-conforme, en particulier « genderqueer » et « genderfluid ». Tandis que Rowland a vu en cette sensibilité une approche large et productive de l’expression de genre, Facebook a préféré être « plus franco-français » et n’inclure aucun terme anglais non traduit dans ses options de genre (Rowland, 2015). Il est indéniable que les formes anglophones de genre sont très suivies dans les communautés non-conformes de genre francophones, toutefois leur attrait semble plus fort dans le contexte de rencontres informelles entre individus. Il apparaît que plus une communauté est officielle (par exemple Facebook), plus elle est attachée à trouver des équivalents français « purs ». L’intérêt de l’anglais pour les communautés plus marginalisées n’est clairement pas le simple résultat du colonialisme idéologique états-unien. Les individus et les groupes francophones non-conformes de genre sont engagés 174 Par-delà la pensée binaire franco-américaine dans une relation créative, transformatrice et consciente avec l’anglais. La traduction n’est pas quelque chose de donné, mais quelque chose qui est toujours en train de se faire au gérondif. Avec Deleuze et Guattari nous pourrions dire que they et iel et la myriade de termes et d’identités de genre dans les deux langues constituent un « devenir-traduit ». Dans sa contribution à ce volume, Vinay Swamy analyse le travail de l’artiste transféministe Sophie Labelle. Il montre dans quelle mesure son travail bilingue exemplifie l’innovation linguistique et la traduction de vocabulaires trans entre les deux langues, français et anglais. Si Labelle est la figure peutêtre la plus connue de la culture populaire trans travaillant explicitement entre les deux langues, une démarche similaire de traduction active et dynamique se retrouve dans le travail exposé sur le blog La Vie en queer (LVEQ, antérieurement Unique en son genre). Son autaire anonyme trans non-binaire publie chaque semaine un nouveau contenu sur des questions trans et connexes. Iel a mené plusieurs enquêtes auprès de lecteurs sur la construction de l’identité de genre et la terminologie qu’ils privilégiaient15. L’enquête de 2017 révélait chez les participants une prépondérance d’individus âgés de moins de 25 ans (autour des trois quarts des 309 participants au total), assignés femme à la naissance, s’identifiant comme non-binaires. Le néo-pronom privilégié était iel à 55 %, bien devant ael à 12 % (La Vie en queer, 2017). Les publications sur le compte Facebook de LVEQ abordent souvent les relations entre français et anglais. Par exemple, une publication de mars 2018 insiste sur le travail particulier effectué par iel et d’autres néo-pronoms français dans l’effort de traduire l’anglais « they » : 15 L’autaire de LVEQ a publié les résultats des années 2016 et 2017, ceux de 2018 seront bientôt publiés sur le blog. Voir également le blog En tous genres, d’alexentousgenres, en particulier la liste des néo-pronoms privilégiés avec les suggestions de règles et d’accords (En tous genres, 2017) ; et le groupe Facebook « Collectif non-binaire ». 175 Devenir non-binaire en français contemporain Non, lorsque vous traduisez en français un texte où une personne non-binaire est désignée par ses pronoms neutres (they) vous n’avez pas le droit de les remplacer par des pronoms masculins ou féminins juste parce que ça vous arrange. They se traduit par iel, point final (ou éventuellement un autre pronom servant de neutre en français) (LVEQ, post Facebook, le 20 mars 2018). De façon intéressante, dans un commentaire relatif à une autre publication, l’autaire s’est plaint·e d’avoir dû, par défaut, employer en français les acronymes anglais AMAB et AFAB, expliquant la prévalence du discours anglais dans l’activisme trans et déclarant son intention de faire un effort pour employer les équivalents français « afan » et « agan » (Figure 3) : Figure 3. LVEQ, commentaire Facebook, le 18 mars 2018. L’autaire du blog embrasse ici les relations complexes entre anglais et français dans les formations de genre francophones. Il est possible que des vérités apparemment contradictoires coexistent : les communautés trans francophones, en particulier les groupes plus jeunes et/ou non-binaires, trouvent le discours anglais utile et affirmatif, mais elles le transforment également et se l’approprient quand elles le choisissent. Le mouvement trans international et multilingue allié à la représentation médiatique et aux communautés virtuelles (en ligne) sont en train de créer les conditions dans 176 Par-delà la pensée binaire franco-américaine lesquelles, finalement, l’expression de soi non-binaire est pensable. C’est le discours qui est nouveau, pas le genre, ou peut-être les deux sont-ils en train d’évoluer ensemble vers un ruban de Möbius de relationnalité. Alpheratz, l’autaire et linguiste non-binaire, ressort désormais comme une référence incontournable dans les discussions sur le français neutre. Nous nous réjouissons de pouvoir inclure dans ce volume un entretien avec Alpheratz, comprenant des questions sur les relations entre les formes françaises et anglaises de langue neutre et inclusive. Sa Grammaire du français inclusif, qui élargit les considérations d’écriture inclusive à l’établissement d’un troisième genre ou à un genre neutre, s’appuie sur des travaux universitaires entrepris à Paris IV Sorbonne sous la direction de Philippe Monneret (Alpheratz, 2018). Alpheratz a publié plusieurs articles sur le français neutre plaidant pour le « système al » (le propre pronom d’Alpheratz est al avec les accords au neutre comme indiqué dans le lexique). Al a par ailleurs publié un roman, Requiem, dont l’écriture tout entière emploie le système al. Je m’intéresse moins ici aux détails grammaticaux du système d’Alpheratz qu’à la réception publique de son travail et de ce que cela dit du processus de légitimation sociolinguistique. Interrogée sur France Culture dans « Le Magazine de la rédaction » sur le sujet de l’écriture inclusive, Alpheratz était invité·e à dialoguer avec l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini (Kieffer et Jourdain, 2017). Cerquiglini s’approche peut-être le plus de ce que la France peut compter de linguistes devenus en quelque sorte des célébrités médiatiques. Il soutient les principes de l’écriture inclusive, comme il l’énonce clairement dans une section de l’entretien (38 : 07-39 : 54). Qu’Alpheratz s’exprime aux côtés de Cerquiglini sur France Culture est le signe que le français non-binaire est au moins remarqué et considéré comme digne de débats avec une figure de proue 177 Devenir non-binaire en français contemporain du capital linguistique. Leur conversation vaut la peine d’être écoutée et citée dans le détail. Ce qui est intéressant dans la présentation qu’Alpheratz fait du français de genre neutre (de même que son utilisation sans faille à l’oral du pronom al au lieu du masculin « universel » il ), c’est son insistance sur le fait que le français neutre répond à un besoin qui est déjà présent. Par exemple, quand Alpheratz intervient dans la question de savoir si on devrait dire sénateur ou sénatrice en disant que le néologisme sénataire pourrait facilement fonctionner comme une forme épicène neutre, la journaliste Valentine Joubin s’exclame « C’est un nouveau mot ! » Alpheratz répond qu’il s’agit simplement d’un changement linguistique en acte (« la langue évolue ainsi »), puis stipule que de tels changements se produisent parce qu’un besoin social les y appelle : Pourquoi ces gens inventent des mots ? Ce n’est pas parce que ces personnes s’ennuient, non… al [sic] est possible que le français inclusif réponde à un besoin que le français standard échoue à satisfaire en termes d’expression de la personne, la langue évolue […] nous sommes en train de sortir de la bicatégorisation des genres. Quand Joubin reprend al et le désigne comme un « pronom qui n’existe pas », Alpheratz répond par une déclaration vigoureuse sur l’existence de la neutralité et des individus neutres de genre. L’affirmation d’Alpheratz sur le genre neutre comme quelque chose qui, par essence, préexiste au cadre linguistique qui l’autoriserait, offre une conclusion fort à propos, d’autant plus qu’elle souligne le rôle créatif joué par les médias sociaux et les jeunes francophones. [Alpheratz] : Vous êtes en train de me dire que ma thèse, qui est entièrement sur le genre neutre, porte sur rien […] si, bien sûr qu’il existe… de quel genre est le mot iel ? » [Joubin] : J’avoue, je ne sais même pas ce que ça veut dire. [Alpheratz] : J’ai pas entendu une seule fois prononcer le mot d’usage, Facebook, un milliard d’utilisataires [sic] dans le monde, 178 Par-delà la pensée binaire franco-américaine toute la jeunesse sur Facebook, enfin, une grande partie, qui elle est très productive en termes de néologies et en termes linguistiques, c’est elle qui est en train de créer le genre neutre. Le genre neutre avec des mots comme iel, avec des mots comme bonjour à touz, de quel genre est ce mot madame ? Bon, moi j’essaye d’apporter une réponse en disant que cela relève peut-être du genre neutre. […] [Cerquiglini] : Pour l’instant, il n’y pas de neutre en français […] soit on décide de créer un genre, des morphèmes, des pronoms, ce que vous faites en tant qu’écrivaine, vous avez le droit, mais d’ici à généraliser ça dans la langue, ça me semble un petit peu audacieux. [Alpheratz] : Oui c’est audacieux, mais c’est effectivement la voie que je poursuis, et quand vous dites cela n’existe pas… cela existe, vous m’entendez depuis toute à l’heure, cela existe, j’existe, je suis là […] et je ne suis pas seul·e. (Kieffer et Joubin, 2017, 46:00 -49:52. Je souligne.) À bien des égards, Cerquiglini est un allié, bien volontiers rendu aux arguments féministes sur l’écriture inclusive. Cependant, même lui fixe une limite lorsqu’il s’agit de genre neutre. Pour lui, il existe toujours une différence normative entre la langue comme espèce de contrat social et l’expérience créative dans un roman (« ce que vous faites en tant qu’écrivaine »). En effet, il trouve audacieuse la logique de la revendication d’Alpheratz en faveur d’un genre neutre : les utilisataires créent ces mots pour qu’ils soient neutres, donc la neutralité existe. En guise de réponse, Alpheratz se contente de réaffirmer son existence : « J’existe, et je ne suis pas seul·e ». « J’existe, et je ne suis pas seul·e ». Cette déclaration simple mais puissante, faite par une personne non-binaire sur l’un des bastions de la culture française, la chaîne de radio publique France Culture, peut apparaître à certains comme un moment anodin. Pourtant, il s’agit là d’une profonde évolution, même lente, qui va vers une plus grande reconnaissance de 179 Devenir non-binaire en français contemporain l’expression de soi non-conforme de genre en français. Pour l’instant, iel, al, ille, touz, et le champ lexical chaotique et créatif non-binaire, se retrouvent principalement dans la culture populaire et dans les communautés en ligne. Mais ce serait une erreur de limiter notre compréhension de l’expression nonbinaire en France aux questions de vocabulaire (« comment dites-vous “they” en français ? »). Ce serait une autre erreur de supposer que la culture populaire et les médias sociaux sont moins dignes d’être analysés que la culture institutionnelle. Les communautés Internet, les bandes dessinées en ligne, les blogs, les articles, tout comme les émissions de télévision peuvent sembler éphémères, mais ce qui est signalé par leur intégration d’identités non-binaires est tout sauf éphémère. Nous assistons à un véritable changement dans la vie des francophones non-binaires, vers des formes d’expression et des manières d’être au monde, qui résonnent avec ce qu’iels se savaient être avant même l’émergence de ces formes. Iels ne se contentent pas d’adopter une mode américaine passagère. Iels, als, illes existent, nous existons. Traduit de l’anglais par Églantine Morvant Références citées alpheratz, 2018. Grammaire du français inclusif. 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Mais cette illusion particulière, appelée la Coffer Illusion, créée en 2006 par Anthony Norcia2, a retenu mon attention et nourri mon imagination dans le contexte de mes réflexions sur la notion de genre. 1 Je suis reconnaissant du soutien de la bourse Franklin établie par la American Philosophical Society pour la recherche et l’écriture liées à cette version du chapitre. 2 Nous remercions Anthony Norcia de nous avoir accordé les droits de reproduction de l’image qui suit dans la Figure 1. 187 Devenir non-binaire en français contemporain Fig. 1 : La Coffer Illusion d’Anthony Norcia (Donaldon and Macpherson, 2017) La puissance de son effet réside dans le fait de voir que deux formes simples, pourtant radicalement différentes – un rectangle et un cercle – peuvent coexister dans un même cadre. De nombreuses langues, comme l’anglais et le français, ont attribué à ces deux formes certaines connotations. Tandis que le rectangle, avec ses quatre angles droits, est souvent perçu comme une boîte et connote tout ce qui est cadré par des limites, tout ce qui est « carré » (un rectangle particulier), logique et légitime, le cercle, quant à lui dépourvu d’angle, évoque l’illimité, sans commencement ni fin. Souvent nous appelons métaphoriquement à penser « hors du cadre », comme un moyen de dépasser une logique limitative et fréquemment par soi imposée, pour trouver des solutions créatives et inventives. De même, les expressions telles que « le cycle de la vie » (en anglais, « the circle of life ») ou bien celle, plus négative, de « cercle vicieux », recourent à l’apparence régulière et arrondie de la figure pour conjecturer une indication sur la nature perpétuelle et 188 Un déclic Gestalt pour la langue française cyclique des choses. Généralement, l’un est vu comme l’opposé inévitable de l’autre, comme le formule l’expression « essayer de faire rentrer des ronds dans des carrés ». Plutôt que de s’en tenir à l’idée que les deux formes sont fondamentalement et peut-être irréconciliablement différentes, la Coffer illusion nous montre qu’elles peuvent au contraire cohabiter, au moins à nos yeux, sur une surface bidimensionnelle, tels les éléments d’une mosaïque. Peut-être est-il tout aussi crucial de reconnaître que c’est par incitation que cette quasi mosaïque apparaît à notre esprit : l’image s’élabore à partir de plusieurs lignes droites de différentes hauteurs et longueurs. Aussi, est-ce l’esprit qui assemble la forme, alors identifiée comme un cercle ou un rectangle. La clé pour laisser advenir l’illusion est de permettre à l’esprit de se libérer des présupposés que nous faisons (souvent inconsciemment) à force d’habitudes acquises. Dans cet essai, j’esquisse une analogie entre mon analyse sur la fluidité de genre dans la langue française et ce déclic Gestalt provoqué par la Coffer illusion. Je m’intéresse aux riches métaphores que l’on peut tirer de nos réactions à l’instant – et au-delà – où nous comprenons la logique de l’illusion pour saisir la relation entre les lignes sur une page, ce que nos yeux voient et les façons dont notre esprit à la fois cadre et induit ce que nous percevons. Comme je l’ai exposé ailleurs (Swamy, 2019), tout ceci a commencé en 2015, quand des étudiant·es de Vassar College m’ont demandé la possibilité d’utiliser des pronoms de genre neutre dans le cours de français. Cette première conversation a donné lieu à une série de discussions et de recherches avec des étudiant·es comme avec des collègues. Finalement, elle a mené à une enquête et à une réflexion plus profonde sur ce qui est potentiellement masqué – ou comme d’aucuns le diraient entravé – du fait des limites spécifiquement imposées par la structure bigenrée de la langue française. En d’autres termes, comme le révèle cette exploration, il est important 189 Devenir non-binaire en français contemporain de regarder par-delà les facteurs contraignants de la rigueur factuelle de la structure linguistique de la langue française, afin de considérer la rigidité de certaines positions culturelles et politiques, laquelle peut aller à l’encontre de la pensée et de l’action inclusives. Avant de poursuivre, je tiens à préciser qu’en tant que personne cis, queer, relativement novice quant aux questions trans, je reconnais que certaines de mes remarques peuvent sembler évidentes, voire superflues, à mes ami·es trans. Mon intérêt à les soulever vient de ce que je suis soumis à une double exigence : celle de mon contexte immédiat tout comme celle d’un discours universitaire plus large que je juge nécessaire d’évoquer. D’un côté, je m’applique au quotidien à être inclusif, non seulement en tant qu’enseignant dans une salle de cours de langue, mais aussi vis-à-vis de mes amis non-binaires qui demandent une identification visible (et audible). De l’autre, en tant que chercheur universitaire, je dois prendre en compte les questions de faisabilité, de pouvoir institutionnel et de portée de l’autorité dans un champ culturel et politique plus large. Ces précautions présentes à l’esprit, j’expose dans le propos qui suit quatre pistes d’exploration interdépendantes qui pourraient faciliter l’ouverture de la discussion aux questions liées à la demande formulée par mes étudiants. Quand j’ai commencé d’étudier cette question en 2015, il n’existait pratiquement aucune étude scientifique s’intéressant aux effets des limites de la langue française sur la politique du discours queer3. Je soupçonnais que, contrairement à l’expérience américaine anglophone, l’absence en France d’un militantisme trans/non-binaire largement répandu et 3 L’étude faite par Luca Greco en 2018 de la culture drag king belge, Dans les coulisses du genre, a contribué de façon importante et pionnière à ouvrir de nouvelles perspectives dans ce champ naissant. Le journal Langage et société (sous la direction de Greco) a également publié des numéros spéciaux dédiés à des problématiques liées au genre. 190 Un déclic Gestalt pour la langue française mobilisé autour de l’adoption de nouveaux pronoms n’était pas seulement due à la nature bigenrée de la langue, mais qu’elle pouvait aussi être attribuée au rôle capital que la langue joue dans l’établissement de l’identité de la République française. Par exemple, à l’étonnement de certain·es de mes étudiant·es, ni OUTrans ni Inter-LGBT, deux associations parisiennes de premier plan, qui soutiennent les individus trans et non-conformes dans le genre4, ne mentionnent explicitement sur leurs sites Internet la question des pronoms dans les déclarations officielles de leurs missions5. A contrario, 4 Dans ce texte, pour être plus concis, j’utiliserai désormais le terme « non-binaire » pour englober toute forme de non-conformité dans le genre. Ceci étant, il n’est aucunement dans mon intention de créer un groupe (politique ou autre) qui s’opposerait en tant que tel aux communautés dites trans ou cisgenres. Ainsi, le terme « non-binaire » peut aussi bien inclure les personnes intersexes, celles qui se considèrent comme étant genderfluides, genderqueer, ou pangender, parmi d’autres termes utilisés pour exprimer la non-conformité aux normes genrées du masculin et du féminin. Seule une partie de ces individus s’identifient également comme trans. 5 Inter-LGBT déclare comme l’une de ses missions le déploiement d’une langue respectueuse de la dignité de chacun : « Encourager les médias à utiliser un langage respectueux de l’identité et de la dignité des personnes trans » (Inter-LGBT, non daté a). Néanmoins, hormis une définition succincte de « non-binaire » dans une section intitulée « Mieux comprendre les termes », exposée sur une page dédiée à soutenir les individus trans (Inter-LGBT, non daté b), seul un commentaire datant de mars 2021 contient le terme « nonbinaire » et est employé dans le contexte des droits reproductifs et médicaux pour tous (Inter-LGBT, 2021). Quand j’ai contacté l’association OUTrans en octobre 2018, afin de recueillir ses sentiments sur l’emploi de nouveaux pronoms en France, l’un des membres militants regrettait sincèrement de ne pouvoir m’aider dans la mesure où il n’était pas linguiste (correspondance électronique personnelle, octobre 2018). Plusieurs conversations que j’ai eues en France durant cette même période (octobre 2018) ont pris un tour similaire. J’ai précautionneusement interprété ceci comme la possible indication que, pour certains individus, même au sein de la communauté trans et non-binaire, pointer les limites de la langue française dans le contexte républicain est tellement intimidant que, à défaut de changements institutionnels, ils pourraient avoir besoin du poids d’une autorité « professionnelle » (celle des linguistes) pour accomplir une tâche aussi monumentale. 191 Devenir non-binaire en français contemporain aux États-Unis, la plupart des organisations soutenant les personnes trans et non-binaires, telle la National Center for Transgender Equality (NCTE), recommandent explicitement que chacun puisse choisir son pronom sujet. Au reste, la section « respect et dignité » sur le site Internet de la NCTE déclare : « Si vous n’êtes pas sûr·es du pronom [sujet] utilisé par une personne, demandez-lui ». Mais, cette absence de directives de la part des associations françaises ne veut pas nécessairement dire que les francophones non-binaires veuillent moins sortir des contraintes strictes imposées par la binarité du genre issue de la langue française. Avant d’aborder certains exemples pour approfondir plus amplement cette exploration, il nous faut reconnaître que proposer des modifications grammaticales ainsi que de nouveaux pronoms implique un changement radical – ce déclic Gestalt – dans notre façon de voir le monde. En effet, la langue est au fondement de la communication et de la constitution du sujet conscient. Aussi frivoles ou superflus que ces changements grammaticaux puissent paraître à certains, ils s’enracinent en fait dans deux forces motrices sous-jacentes et reliées entre elles. La première correspond à l’hétérodoxie linguistique queer qui affirme la possibilité, implicitement fondée sur une revendication épistémique fondamentale, que le sujet se constitue avant la langue (cela sur des bases assez solides, autrement nul ne trouverait trace d’individus nonbinaires dans des cultures comme la France où la langue bigenrée est prédominante). La seconde demande à reconnaître qu’une telle possibilité remet en cause explicitement l’hégémonie de la société cisnormative. En d’autres termes, non seulement le sujet non-binaire est conscient de sa fluidité ou de sa nonconformité de genre, mais encore cette prise de conscience a dû s’effectuer au-delà de la langue dont il disposait. C’est-à-dire qu’en français normé, cette formulation à soi ne pourrait que prendre la forme limitée de « je ne me sens ni garçon, ni fille ». 192 Un déclic Gestalt pour la langue française De fait, la binarité en genre du français apparaît restrictive, et donc insuffisante pour une « véritable » expression de genre, souhaitable pour la pleine constitution du sujet non-binaire. En un sens, on pourrait faire valoir que les sujets non-binaires qui revendiquent ce nouvel espace linguistique ont renversé la logique de la performativité du genre développée par Judith Butler (1991)6. Cependant, en allant plus avant dans le raisonnement, il devient évident que même si le genre se construit de façon performative, la limite imposée par la langue entrave, au sein même de cette structure, l’accès à la conceptualisation de possibilités telles la neutralité ou la fluidité de genre pour des sujets francophones non-binaires. À l’instar des communautés nationales qui, quoique toujours d’abord imaginées (Anderson, 1983), donnent lieu à des manifestations réelles et sédimentées, je souhaite mettre entre parenthèses, au profit de cette discussion, toute question relative à la validité de la construction performative ou prélinguistique de l’expression de genre. Je préfère en concentrer le propos sur les conséquences linguistiques, politiques et culturelles de ces contraintes rencontrées par les individus francophones non-binaires. Et cette contrainte, comme j’espère le démontrer, est imbriquée dans la réponse faite par l’État français aux revendications d’un égalitarisme 6 Dans Whipping Girl (2007), Juliana Serrano argumente contre une totale adhésion à la seule théorie de la performativité du genre et plaide en faveur de la prise en compte de la biologie. Cette position a été lue (à tort selon Serrano) comme un refus en bloc de la théorie de Butler. En 2015, Serrano a publié sur un blog une réponse aux critiques contre sa position jugée antibutlérienne. Elle y expliquait qu’elle était davantage critique des interprétations erronées du concept de Butler de performativité, en particulier des mèmes « All gender is drag » (« tout genre est un drag ») ou « Tout genre est une performance » (ce contre quoi Butler a elle-même argumenté). Cependant, Serrano exprime aussi que l’approche de Butler est à ses yeux encore limitée, étant donné qu’elle repose sur une « approche uniquement sociale ». Elle réitère qu’« ignorer ou nier toute influence de la biologie sur le genre revient à avoir une vision myope potentiellement nuisible » (Julia Serrano, 2015). 193 Devenir non-binaire en français contemporain linguistique bigenré (l’écriture inclusive, qui sera abordée un peu plus bas), cette bête noire des membres traditionalistes de l’Académie française, comme d’autres dans ce domaine, tels que feu Alain Rey, le linguiste et lexicographe, plus connu comme éditeur en chef des dictionnaires Le Robert et des ouvrages de référence sur la langue française. Plutôt que d’opposer écriture inclusive et subjectivités non-binaires au sein de la langue française, je vois ces deux entreprises comme les manifestations d’une volonté de résistance au cispatriarcat. En d’autres termes, plutôt que de dire que l’écriture inclusive ne sert pas la cause non-binaire parce qu’elle demeure ancrée dans la binarité du genre (par là, elle fait disparaître la distinction entre masculin et féminin dans un « binaire »), mon propos vise à montrer dans quelle mesure la langue française rend invisible à la fois le féminin et le non-binaire. La première étape consiste à observer les obstacles linguistiques auxquels toute théorisation en langue française doit faire face. À cette fin, il nous incombe de considérer certains défis historiques liés au genre que doivent surmonter celles et ceux qui souhaitent créer des espaces neutres ou inclusifs au sein de la langue française7. I. Les féministes et l’écriture inclusive. Bien des féministes françaises contemporaines font valoir depuis longtemps que la France8 devrait reconnaître, sinon changer, les règles explicitement promasculines (au mieux) 7 Pour une analyse détaillée de ce débat public autour du genre et de la sexualité en France, voir Bruno Perreau (2018). 8 Contrairement à la France où l’écriture inclusive est devenue polémique, dans d’autres nations et contrées francophones, comme la Suisse ou le Québec, l’on observe un effort plus approfondi pour proposer de petites avancées vers une vision qui comblerait le fossé linguistique relatif au genre. Voir par exemple le site officiel de l’Office québécois de la langue française, ou bien divers documents disponibles en ligne que les universités et d’autres institutions en Suisse fournissent officiellement pour encourager l’écriture inclusive. 194 Un déclic Gestalt pour la langue française ou misogynes (au pire) de la grammaire française telles que « le masculin l’emporte sur le féminin », selon laquelle le pronom sujet « ils » s’impose aussitôt qu’un homme pénètre dans une pièce remplie de femmes. Parmi un ensemble non exhaustif de propositions visant à dépasser le préjugé du genre grammatical, celle de l’écriture inclusive s’est avérée, dès le départ, très controversée et continue de l’être à ce jour. Ayant pris de l’ampleur depuis 2017, ce mouvement a suscité un débat acharné sur la légitimité de ce nouvel ensemble de pratiques linguistiques entre des féministes, des intellectuels publics de diverses sensibilités politiques et le gouvernement français. Le 7 novembre 2017, 314 éducateurs français ont publié un manifeste sur slate.fr afin de cesser d’enseigner de telles règles sexistes et d’adopter à la place les directives et bonnes pratiques de l’écriture inclusive9. Dans une circulaire datée du 21 novembre 2017, le gouvernement d’Édouard Philippe a rapidement publié une directive enjoignant, précisément, de ne pas détourner la typographie en vue d’innovations telle celle du point médian (non désigné explicitement dans le communiqué du Premier ministre) qui indique un raccourci correspondant à la pratique recommandée de la double flexion10. L’Académie française, quant à elle, se livrant à une opposition virulente et plutôt dramatique, est allée jusqu’à déclarer que face à cette « aberration » le français était en « péril mortel » (2017). Comme l’historienne féministe Eliane Viennot (2014) le soutient, les règles telles que « le masculin l’emporte sur le féminin » découlent d’une longue histoire de traditions 9 Voir également les divers articles sur ce sujet dans Le Monde : 11/823 novembre 2017 ; Libération : 1er-13 novembre 2017 ; Le Figaro : 1011 novembre 2017. 10 Par exemple, le syntagme nominal « les étudiants et étudiantes » serait à l’écrit remplacé par « les étudiant·es » alors qu’il serait lu à l’oral comme l’original. Voir également la critique de Mathilde Damgé sur les contradictions de la circulaire dans Le Monde du 22 novembre 2017. 195 Devenir non-binaire en français contemporain patriarcales – et même misogynes – assises sur les revendications d’une suprématie naturelle du pouvoir masculin, dont témoigne l’emploi du genre masculin par défaut. Pour Viennot, plutôt que d’être un défaut de la langue, le préjugé du français moderne à l’encontre du féminin s’enracine dans la suprématie masculiniste promue par les intellectuels et institutions de l’époque. Davantage, la preuve de la fausseté de ce préjugé imposé réside dans la langue elle-même. En effet, avant le xviie siècle, par exemple, d’autres règles d’accord prévalaient. L’attribution du genre, notamment, se faisait souvent en fonction de la proximité entre substantif et adjectif. Bien que Viennot offre un argument de poids pour démasculiniser le français en utilisant sa propre histoire linguistique, les solutions qu’elle propose, tout comme le cadre même dans lequel elle opère, demeurent bigenrées. Viennot conclut que l’abolition de l’inégalité des sexes mettrait fin à la domination injuste de l’un ou l’autre genre permettant à la langue française de devenir indifférente aux valences politiques et culturelles du genre. Cela offrirait effectivement un espace neutre tel celui auquel les sujets de genre fluide et non-binaire ont récemment prétendu (111). Viennot achève son essai remarquable avec les paragraphes suivants : Je voudrais terminer ce propos par une remarque plus philosophique. La langue française, j’espère l’avoir montré, n’est pas sexiste [...] En revanche, elle est genrée. Inéluctablement. Et elle ne connaiît que deux genres. Elle s’oppose ainsi aux désirs de celles et ceux qui voudraient ne pas être identifié·es comme femme ou homme – et cela, quel que soit leur sexe anatomique. Elle contrarie les rêves des partisan·es de « l’indifférence des sexes »... dont je suis. Il me semble pourtant que l’effort pour faire reculer la masculinisation de notre langue, effort qui passe par la réintroduction de la visibilité des agentes féminines et de leur représentation dans l’ensemble du matériel linguistique disponible (noms, pronoms, adjectifs, participes...) est prioritaire, comme celle pour obtenir la parité, qui exige effectivement d’insister sur la différence des sexes. L’indifférence viendra plus tard. Et si elle ne vient pas, du moment que nous avons l’égalité, quelle importance ? (111, je souligne). 196 Un déclic Gestalt pour la langue française Ainsi pour Viennot, suivant un mode de pensée républicain universaliste, le dépassement des inégalités perpétuées par la nature bigenrée de la langue serait possible si l’on cessait d’attribuer quelque valeur sociale à l’un ou l’autre genre. Cela nous affranchirait de leurs limites et créerait ainsi un espace au sein duquel aucun genre n’aurait d’importance et l’égalité serait ainsi atteinte (« du moment que nous avons l’égalité, quelle importance »). Pourtant, comme Viennot l’a elle-même observé, aucun effort institutionnel véritable n’a encore été consacré à soutenir l’établissement d’une version de la langue qui soit équitable entre les sexes, encore moins neutre du point de vue du genre. Plutôt que de vouloir d’abord abolir l’inégalité entre les sexes, comme l’a suggéré Viennot, les autaires11 francophones tels qu’Alpheratz (en France), Sophie Labelle (au Québec) et d’autres individus non-binaires de la blogosphère francophone ont commencé à travailler la langue française pour produire des néologismes tels que iel, ille ou yel (combinaisons des pronoms il et elle) qui indiquent un sujet de genre non-binaire. II. Créer un espace linguistique transinclusif : Assignée garçon Dans Assignée garçon, une série de bandes dessinées qu’elle produit en ligne, Sophie Labelle, une artiste québécoise, crée un espace pour les sujets trans et non-binaires en déployant des éléments linguistiques nouvellement inventés, notamment des pronoms ( iel ), des adjectifs (celleux) et d’autres néologismes 11 Pour reprendre le néologisme neutre ou épicène préféré d’Alpheratz, qui s’affiche comme non-binaire. Autaire de Requiem, Alpheratz a créé un système non-binaire en langue française avec des pronoms tels que « al », qui ne favorisent pas le genre masculin. Pour des raisons d’espace, je ne peux poursuivre ici une analyse détaillée de son travail. Pour un développement plus approfondi de ses réflexions, voir l’entretien d’Alpheratz mené par Louisa Mackenzie et moi-même, p. 221-240. 197 Devenir non-binaire en français contemporain (transitude, mégenrer)12. Commencée en 2014, cette série constitue un objet particulièrement utile pour cette étude en ce qu’elle est également produite dans une version anglaise, Assigned Male. Ainsi offre-t-elle une étude de cas rare qui nous permet de comparer les récits anglais et français et d’observer les défis rencontrés dans le médium français (elle constitue ainsi un modèle de la politique bilingue officielle du Canada !). Labelle publie également à compte d’auteur des versions imprimées et PDF de bandes dessinées, lesquelles se composent de matériaux de bandes dessinées digitales assemblées en de larges arcs narratifs. Au symposium à Vassar College qui s’est tenu en avril 2018, Labelle, qui y était invitée, a expliqué qu’elle crée d’abord la majeure partie de son travail en anglais, avant de travailler aux versions dans les deux langues. La plus grande partie de son public est anglophone, on compte ainsi 182 998 « j’aime » sur Facebook pour la version anglaise contre 39 000 pour la version française jusqu’en décembre 2021)13. Peutêtre est-ce ici la raison pour laquelle bon nombre des thèmes et arcs narratifs employés dans Assignée garçon reflètent une perspective clairement nord-américaine sur ces questions liées à la politique identitaire. Néanmoins sa production en français est assez suivie, au Canada comme en France. Dans le tout premier tableau de ces séries en cours, tandis que les personnages se présentent comme étant les « pirates du genre », nous sommes confrontés au « problème » des 12 Par exemple, Labelle répond à la question d’un usager de Facebook concernant la différence entre transitude et transidentité, ce qui, selon l’artiste, décrit : « l’état d’être trans. Le terme “transidentité” est inutilisé au Québec (d’ailleurs la transitude de quelqu’un n’est pas une identité en soi alors j’ai jamais compris) » (commentaire sur Facebook, 26 octobre 2017). 13 Bien sûr, comme beaucoup de personnes qui ont remis en cause certaines visions hégémoniques du monde, Sophie Labelle est cible d’un harcèlement insensé. En 2017, des attaques vicieuses et des menaces de mort ont entraîné l’annulation d’une rencontre publique organisée à Halifax, Nova Scotia, à l’occasion de la parution de sa bande dessinée. 198 Un déclic Gestalt pour la langue française pronoms ainsi qu’à celui de l’identification du genre nonbinaire (voir les Figures 2 et 3 ci-dessous) : Figures 2 et 3. Le tableau introductif d’Assignée garçon de Sophie Labelle © Sophie Labelle 2021 (la version anglaise de ce tableau n’est plus disponible en ligne). 199 Devenir non-binaire en français contemporain Bien que le personnage principal, une enfant trans de 11 ans appelée Stéphie, s’identifie au genre féminin, son ami·e Sandr@ ne s’identifie à aucune position de sujet conventionnellement masculin ou féminin. Immédiatement, nous nous trouvons face à deux problèmes : le premier, celui de désigner cette personne dans le registre oral ; le second, tout aussi important, le besoin de créer un nouveau pronom non-binaire, « ille » dans ce cas. A contrario, dans la version anglaise, si Sandr@ demeure une énigme orale, l’utilisation des pronoms « they », et « them » comme pronoms de la troisième personne du singulier détonne probablement de manière moins flagrante aux yeux des lecteurs nord-américains, de plus en plus habitués à cette tournure (légitimée par le 2017 Associated Press style guide change en reconnaissance des demandes de pronoms neutres faites par les individus nonbinaires). La bande dessinée s’emploie à représenter diverses situations didactiques, et souvent humoristiques, afin d’éveiller les lecteurs aux possibilités de construire un monde commun avec les personnes non-binaires, en montrant comment leur famille et leurs amis le font. Voici un autre exemple : 200 Un déclic Gestalt pour la langue française Figures 4 et 5. Exemple de pronoms et adjectifs de genre neutre (French : #134 ; English: # 134 ; je souligne [encadrés rouges]). © Sophie Labelle 2021. Dans les figures 4 et 5 (pages 200-201), Stéphie, le personnage principal de Labelle qui s’identifie comme fille, s’interroge sur la raison pour laquelle le monde cisgenre fantasme « la façon dont les personnes trans trouvent leur genre » (notons qu’en français, l’omniprésence du pronom « on » permet une différenciation sans nommer le groupe non-cis, c’est-à-dire, le groupe trans). Dans les troisième et quatrième encadrés de la planche française, Labelle utilise le pronom « iels » et l’adjectif « anxieu-se-x » pour désigner un pluriel à la troisième personne de genre inclusif, reproduisant d’une certaine façon la version anglaise qui utilise le pronom pluriel de genre neutre « they », et l’adjectif « anxious » qui n’a pas besoin d’être modifié. De plus, ce tableau souligne certaines différences inhérentes aux approches de l’inclusivité disponibles dans les deux langues. Par exemple, quand Labelle renvoie à un pluriel généralisé d’individus en 201 Devenir non-binaire en français contemporain anglais, elle emploie « they » qui, conventionnellement, a une connotation de pluriel de genre neutre – donc normative d’un point de vue linguistique –, et qui est donc lu le plus souvent comme cisnormatif. Tandis qu’en français, l’emploi du pronom pluriel de genre inclusif « iels », innovant d’un point de vue linguistique, vise à détourner le pluriel cisnormatif (masculin) désigné par le pronom personnel sujet ils (conventionnellement de genre neutre). Autrement dit, Labelle procède en français à des détournements du pluriel cisnormatif, qui ne peuvent avoir lieu en anglais. Ou bien il faudrait établir un autre néologisme en anglais afin de créer un « they » inclusif qui signifie l’inclusion des individus non-binaires et ceux qui s’identifient comme cisgenres14. Depuis la première publication de la série en 2014, Labelle ajoute en moyenne deux planches par semaine. L’étude même rapide et partielle des premières années du travail de Labelle (2014-2015) fait observer plusieurs de ces moments didactiques et linguistiquement inclusifs (Swamy, 2019, appendice 1). Plus de 30 planches comportent des néologismes, des éléments de grammaires (y compris des pronoms et adjectifs de genre neutre) ainsi que l’écriture inclusive de façon à rendre le discours et la communication écrite15 plus inclusifs pour tous les lecteurs, qu’ils soient cis, trans, ou non-binaires. 14 Je remercie Louisa Mackenzie d’avoir attiré mon attention sur ce point. 15 Labelle a publiquement exprimé, lors du symposium à Vassar en 2018, qu’elle se permet d’inventer des mots et des noms parfois imprononçables (Sandr@ ou anxieu-se-x) sans se préoccuper de l’oralité, comme le médium de la bande dessinée est avant tout visuel et se limite normalement à la lecture. 202 Un déclic Gestalt pour la langue française III. La différence sexuelle est-elle la responsable ? En comparaison avec l’Amérique du Nord, le militantisme trans relatif aux pronoms n’est pas si prégnant en France. Cela s’explique en partie du fait de la complexité des règles grammaticales concernant l’accord en genre binaire de la langue. De plus, comme je l’ai mentionné précédemment, je soupçonne que cette différence provienne également de l’importance capitale accordée à la langue dans l’apprentissage de l’identité française (républicaine). Mais cela va bien plus loin. Prenons le cas de Paul Preciado. Philosophe non-binaire très prolifique et peut-être actuellement le plus médiatisé en tant qu’intellectuel public, Preciado plaide hautement en faveur de la reconnaissance formelle des subjectivités nonbinaires. Ses écrits sont publiés par la prestigieuse maison d’édition, Grasset. Toutefois, aucun de ses deux derniers ouvrages (2019 et 2020) ne fait valoir une langue de genre neutre ou inclusif : ni généralement ni par l’usage particulier de pronoms. Et pourtant Preciado est très clair quant à son identification de genre : La traversée a commencé en 2004, lorsque j’ai décidé de m’administrer pour la première fois de faibles doses de testostérone. Puis [...] j’ai fait l’expérience de la position que l’on nomme désormais « gender fluid ». La fluidité des incarnations successives s’est heurtée à la résistance sociale à accepter l’existence d’un corps en dehors de la binarité sexuelle. (2019, 32-33). De même, ces essais recueillis dans Un Appartement sur Uranus (2019), originellement publiés sous la forme de chroniques dans Libération, ne cherchent pas particulièrement à défendre l’adoption de pronoms neutres ou inclusifs. Toutefois, cette absence de pronoms ne doit pas être lue comme l’inexistence d’individus et de groupes non-binaires en France. Comme Preciado nous le rappelle de façon poignante dans Je suis le monstre qui vous parle (2020), ce sont plutôt les normes conventionnelles d’une différence sexuelle 203 Devenir non-binaire en français contemporain binaire – implicitement suivies en France – qui doivent être interrogées de façon à rendre visibles ceux qui, comme le philosophe lui-même, situent leur genre sur un spectre nonbinaire. Dans cet essai, qui a d’abord pris la forme d’un discours d’ouverture prononcé à une association des psychanalystes freudiens en France (l’École pour la cause freudienne) en novembre 2019, Preciado vise explicitement les psychanalystes et psychologues qui traitent l’existence d’une subjectivité nonbinaire comme une pathologie, un trouble psychiatrique (une dysphorie). Il exhorte les professionnels de santé psychique à faire évoluer les discours et pratiques psychologiques et psychanalytiques de façon à inclure le spectre non-binaire. Ce faisant, Preciado offre à ses lecteurs une analyse sur le genre qui peut être rapprochée des questions soulevées par la Coffer Illusion. Le genre, pour Préciado, n’est pas simplement une case dans laquelle les individus peuvent être rangés, voire mis en « cage » pour employer son terme préféré : La première loi que j’ai considérée comme allant de soi pendant tout mon processus de transition a été d’abolir la terreur d’être anormal qui avait été semée dans mon cœur d’enfant [...] La seconde loi, presque plus difficile à suivre, a été de me garder de toute simplification. Cesser de supposer, comme vous le faites, que je sais ce qu’est un homme et une femme, ou un homosexuel et un hétérosexuel. Extraire ma pensée de ces grilles et expérimenter, essayer de percevoir, de sentir, de nommer, en dehors de la différence sexuelle. (2020, 45, je souligne) En outre, l’aveu de Preciado peut-être le plus saisissant, a fortiori pour un public nord-américain, est le suivant : « Je n’ai pas complètement cessé d’être Beatriz pour ne devenir que Paul » (2020, 47). En effet, les personnes qui connaissent les communautés trans et non-binaires d’Amérique du Nord savent que le processus de transition implique souvent l’étape 204 Un déclic Gestalt pour la langue française d’affirmation de soi. Cette dernière passe généralement par le changement de prénom et de pronoms, lequel signifie symboliquement la reconnaissance sociale du genre auquel la personne non-binaire (ou trans) s’identifie. Selon ce scénario, employer le prénom de naissance ou assigné et désormais caduque (morinommer) est souvent perçu comme la négation ou l’irrespect de l’identité de la personne ou bien de sa démarche transitionnelle. Dans ce contexte, la fluidité qu’évoque Preciado en suggérant que Beatriz vit encore sous les traits de Paul – et pourrait en fait, si Paul le voulait, revenir pleinement – nous permet de comprendre, de façon assez semblable au déclic Gestalt de la Coffer illusion, la non « unidirectionnalité » du moment : [L]e processus de transition dont je parle ici n’est en aucune façon irréversible [...] l’unidirectionnalité supposée du voyage est un des mensonges normatifs de l’histoire psychiatrique et psychanalytique, une des conséquences de la pensé [sic] binaire (2020, 59). Je ne peux ici aller plus avant dans les réserves de Preciado concernant la différence sexuelle. Mais en s’attaquant à la sacro-sainte psychanalyse jusque dans les limites rigidement binaires de la langue française, Preciado ouvre des voies pour explorer la possibilité de vivre selon un spectre de genre différent de celui prôné par les partisans de l’intersectionnalité et des changements de pronoms des deux côtés de l’Atlantique. IV. L’importance des approches systémiques Passons à une autre approche, cette fois, systém(at)ique, proposée par l’autaire non-binaire du blog jadis connu comme « Unique en son genre » (depuis le mitan de 2018, ce blog est abrité par le blog La vie en queer [LVEQ]). Cette approche est bien plus sophistiquée linguistiquement puisque l’autaire suggère un changement systématique en introduisant 205 Devenir non-binaire en français contemporain des variantes de genre neutres et inclusives, comme dans les tableaux suivants (Figures 6 et 7) : Figure 6. Proposition pour une extension linguistique de variantes inclusives et de genre neutre. Figure 7. Exemples de différentes variantes de genre proposées. D’abord, nous remarquons que cette approche prône une différence nette entre les formes de genre neutre (aucun genre n’est particulièrement privilégié ; le pronom personnel sujet de la troisième personne est ille) et inclusives en genre (les sujets 206 Un déclic Gestalt pour la langue française non-binaires sont inclus et reconnus ; le pronom personnel de la troisième personne est iel )16. Ensuite, les exemples cidessus donnent immédiatement à voir que la nature même des normes linguistiques actuelles – voire sémantiques, de la prononciation, la grammaire à la connotation – est remise en cause et modifiée dans les registres oraux et écrits. À moins d’avoir déjà été initié aux variantes de genre, la phrase « Iel a vu unæ fi si mignonx qu’iel en était confuxe » n’est ni lisible ni prononçable pour la plupart des francophones. En d’autres termes, contrairement à Viennot, le remède suggéré n’est plus ancré dans le domaine linguistique purement historique. Bien que j’admire son approche tout à fait logique visant à une représentation équitable, et même si ce travail de LVEQ est présenté comme « en cours », il faut bien reconnaître que l’acceptation massive d’une telle recodification semble, dans le contexte politique et culturel actuel, au mieux idéaliste. Au demeurant, le travail accompli par cette approche en vue de créer un espace en faveur d’un respect mutuel attire notre attention sur une question sous-jacente. Tout comme les bonnes pratiques prônées par Viennot et d’autres signataires du manifeste de novembre 2017, tout changement systémique tel celui proposé par LVEQ doit également affronter le terrain bien plus rude des considérations culturelles et politiques. En effet, les institutions sociales ayant autorité sur le français l’exercent sur une langue qui n’est désormais plus 16 En revanche, en anglais, le pronom « they » est employé tant pour la forme neutre en genre que pour la forme inclusive. L’emploi de « they/their » comme pronom de genre neutre est désormais bien établi, particulièrement à l’oral où il est souvent utilisé pour indiquer moins un genre (non-binaire), qu’un genre inconnu, comme dans l’exemple suivant : « Someone left their phone, I hope they come back for it ». Tandis que dans l’exemple suivant : « Sandr@ is non-binary, they prefer they/them pronouns », « they » indique un sujet singulier à la 3e personne non-binaire. Le guide du style établi par l’Associated Press (AP) – une agence de presse mondiale et généraliste dont le siège est aux États-Unis, employant plus de 3 000 journalistes – clarifie ces deux contextes (Andrews, 2017). 207 Devenir non-binaire en français contemporain simplement une langue vernaculaire d’Europe de l’Ouest, comme elle l’était avant le xviie siècle. Bien plus, le français est d’abord la langue de l’État, la langue qui fonde l’État, autant que l’État fonde la langue française moderne. Une plus longue version de cette discussion prendrait en compte les interventions faites par des philosophes et historiens tels que Jacques Derrida et Étienne Balibar17, de façon à articuler l’importance du rôle de contrôle de la langue et des politiques alliées dans la construction de la nation d’un côté et du soi de l’autre. Cependant, pour notre propos, on peut retenir de ces interventions que, d’un point de vue structurel, la Nation dépend de la création d’un modèle de famille nucléaire hétéronormé identifié comme élément constitutif ; et cette forme de Nation a toujours-déjà été cisgenre. En outre, il est important de rappeler dans ce contexte que depuis 1635, la langue française avait pour mission de consolider la Nation. Quand Richelieu officialise l’Académie française, il vise à canaliser et circonscrire le pouvoir aristocratique jusque-là disparate afin de créer l’État français centralisé de la première modernité. Dès lors, cette puissante institution principalement composée d’hommes18 a une influence considérable sur la forme de la langue qui, comme chacun le sait, est l’un des principaux outils institutionnels fédérateurs du projet national français. Cependant, peut-être à cause de son sexisme incarné, elle est également devenue l’objet d’une critique acerbe de la part à la fois des militant·es féministes tels que Viennot, et des personnes qui, comme Sophie Labelle ou l’autaire de LVEQ, souhaitent une langue plus souple, neutre et inclusive. De ce point de vue, les formes inventives telles que « iel » sont une espèce de Coffer 17 Voir par exemple, Derrida (1996) et Balibar (1991). 18 À l’Académie française, sur les 732 immortels élus depuis 1635, à ce jour, seules 9 femmes y ont siégé, la première ayant été Marguerite Yourcenar en 1980. 208 Un déclic Gestalt pour la langue française illusion orale (et visuelle, à l’écrit comme ici), non seulement en évoquant à la fois il et elle dans un même espace, mais aussi en créant un tout qui transcende l’addition des formes bigenrées. Pour les raisons mentionnées plus haut, en France (et dans une grande partie du monde francophone)19, l’institution vénérable – dont les membres sont désignés par l’expression « les immortels » – est également l’instance ultime qui délibère et décide de toute réforme orthographique ou syntaxique. Sans son approbation, toute tentative de formaliser de nouvelles expressions linguistiques est effectivement considérée comme illégitime. Durant le débat sur l’écriture inclusive de 2017, la circulaire du Premier ministre datée du 21 novembre évoquée précédemment qui interdisait aux employés de l’État l’emploi de certaines formes dans la communication officielle, reflétait et s’appuyait fortement sur l’autorité de l’Académie française20. 19 Voir par exemple, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) qui cherche à encourager la langue française comme une langue de communication globale. Elle compte 53 états membres, 7 avec un statut de membres associés, et 27 nations qui ont obtenu le statut d’observateurs. Une recherche d’« écriture inclusive » dans le moteur de recherche Observatoire de la langue française, branche linguistique de l’OIF, ne donne aucun résultat. 20 En net contraste, l’Office québécois de la langue française semble être beaucoup plus enclin aux changements prônés par Sophie Labelle et d’autres militant·es trans comme le laisse apercevoir une page publiée en 2018 qui se collette avec la question de comment s’adresser aux personnes non-binaires. Il recommande de nombreuses pratiques similaires telles que l’emploi d’épicènes (noms qui valent pour les personnes de tous genres), même si le terme en lui-même, comme celui de « personne », a un genre (féminin, en l’occurrence) défendue par les partisans de l’écriture inclusive. Il reconnaît également certains néologismes pour écrire de façon neutre : des pronoms (ul ou ol au lieu d’il ou elle par exemple) ou « froeur ou freure en remplacement de frère/sœur, ou tancle en remplacement de oncle/ tante, mais s’arrête avant de sanctionner ou légitimer explicitement leur emploi. 209 Devenir non-binaire en français contemporain Néanmoins, même avec le prestige et l’autorité qu’on reconnaît symboliquement à cette institution, elle se trouve parfois dans une position difficile dans son effort de restreindre l’innovation linguistique. Par exemple, quand, au terme d’un long débat en 1990, l’Académie avait finalement accepté de ne plus exiger l’accent circonflexe sur les i et u, cela avait fait beaucoup de bruit. Toutefois c’est seulement en 2016 que cette décision a été finalement soumise au vote et adoptée par le ministère de l’Éducation nationale, c’est-àdire 26 ans après, incitant l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné à publier le titre suivant en première page : Figure 8. Une du Canard enchaîné, 10 février 2016. Soulignant visuellement la deuxième moitié de son titre (Figure 8), « Suppression du circonflexe sur le u et le i, mais pas sur le ô ; pas de chance, l’accent va rester sur le chômage ! », les rédacteurs du journal établissent adroitement un lien entre deux champs sémantiques et nominaux très distincts. 210 Un déclic Gestalt pour la langue française En utilisant le ton satirique et mordant qui est le leur et en jouant de la polysémie du mot « accent », ils parviennent à faire une pirouette pour constater la relative superficialité de l’obsession de l’État quant au contrôle de la langue, alors que des questions de fond telles que le chômage sévère en France sont laissées en suspens. Bien sûr, l’ironie suprême est que ce titre paraisse dans un journal largement identifié comme un bastion (de gauche) du français « élégant » (lire « correct »). De façon implicite, l’article pointe l’incapacité de l’Académie à faire appliquer ses décisions, en somme la diminution de son pouvoir d’autorité. En somme, s’il a fallu trente ans à la société française pour accepter théoriquement un changement sur l’emploi des accents non essentiels, les changements tels que ceux proposés par le blogueur de LVEQ reviendraient à un défi monumental pour de multiples raisons : l’adoption de cette approche systémique demande effectivement de nouvelles prononciation, syntaxe et sémantique. Or ces dernières impliquent de dépasser les obstacles culturels et politiques bien plus grands liés à la résistance des agents de l’État tels que l’école publique – cet instrument primordial dans la construction de la Nation – et des agents de la société civile, tels que des entreprises, des individus et des associations hostiles aux individus trans ou non-binaires. Néanmoins, au vu de la pente raide qui nous attend actuellement, ne rejetons pas les propositions novatrices, et encore moins devant l’ascension politique qui sera nécessaire pour atteindre l’objectif final d’une telle communication inclusive. Sans craindre de mêler les métaphores, cela reviendrait, comme dit le proverbe, à jeter le légendaire bébé avec l’eau du bain. Nous savons que toutes les langues innovent, évoluent et empruntent les unes aux autres, faisant de la notion de langue pure un concept 211 Devenir non-binaire en français contemporain vide21. Au fil des ans, un grand nombre de défis ont été lancés à la rigidité associée à la nature bigenrée de la langue française. L’innovation et la créativité font intrinsèquement partie de la nature linguistique. Conclusion En guise de conclusion, je voudrais donner un dernier exemple. En octobre 2020, Tristan Bartolini, étudiant à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) à Genève et créateur de typographie et de police inclusives, a gagné le prix Arts Humanités de 2020 (HEAD, 2020). Je suis sidéré par la reconnaissance institutionnelle qui aurait encore été difficilement imaginable il y a quelques années du point de vue de ce que la HEAD appelle « le spectre du genre ». Bien sûr, en matière de projet à proprement parler, on peut débattre de la faisabilité, oralité vs écriture, impératifs pédagogiques, réflexes conservateurs (pour « protéger » le français comme nous le savons) et la critique associée des positions dites réactionnaires (comme dans le cas de la déclaration – devenue tristement célèbre – de « péril mortel » faite par l’Académie française), etc. 21 En 2006, Tahar Ben Jelloun a démontré cela, de façon fort élégante quand, en réponse à la demande d’extrême-droite de renvoyer les migrants chez eux, il a écrit « Le Dernier immigré », une fable publiée dans Le Monde diplomatique, prenant place dans le futur. Elle met en scène un président français assistant personnellement au départ du dernier maghrébin du sol français. La population remarque alors l’étrange phénomène qui la laisse bouche bée, incapable de s’exprimer. En effet, les Français « de souche » commencent lentement à comprendre qu’avec le départ du dernier immigré, beaucoup de mots empruntés à l’arabe, tels qu’orange et café, qu’ils considèrent comme parties intégrantes de leur langue, ont également quitté le pays. 212 Un déclic Gestalt pour la langue française Figures 9-11. Exemples la police créée par Tristan Bartolini. Images tirées du site Web de la HEAD. Il nous incombe, pourtant, de reconnaître que le cœur du projet de Bartolini (Figures 9-11) – de façon assez semblable à la Coffer Illusion qui repose sur le « déclic Gestalt » – réside dans la reconnaissance d’une cohabitation non-binaire croissante des genres, désormais signifiée par cette nouvelle police. Quelque approche que chacun adopte, ce qui devient de plus en plus évident est que le monde francophone se collette avec des identités non-binaires de diverses façons. Le communiqué de presse présentant un vif soutien au projet de Bartolini déclare : Pour son travail de diplôme, il s’est intéressé à la faille de la définition du genre, à cette zone indéfinie qui se situe entre les deux extrêmes que sont le féminin et le masculin. Entre les deux, nous dit-il, il existe une infinitude [sic] de possibilités de s’identifier. Bien que l’incise « nous dit-il » fait entièrement reposer toute demande de « possibilités infinies » sur l’étudiant, le prix décerné témoigne de ce que l’institution entend le point de vue de l’étudiant, qu’il y a un dialogue, et avec un peu 213 Devenir non-binaire en français contemporain d’optimisme, une écoute. Reste à voir où peut mener cette écoute. En outre, au vu du contexte récent de la polémique en France autour de l’écriture inclusive (18-25 septembre 2020)22, je trouve cela également intéressant que ce soit en Suisse (qui compte bien plus de pages de sites institutionnels dévouées à l’écriture inclusive) et non en France que le spectre du genre soit reconnu dans un contexte public si porteur. Alors, où cela laisse-t-il les professeur·es américain·es de cours de langue française, au moins celui que je suis, face aux étudiant·es souhaitant l’emploi de pronoms neutres ou de genre non-conforme ? Retourner à la Coffer illusion me permet de me rappeler à moi-même que cette « dichotomie » présente dans la langue française n’est pas aussi rigide qu’il n’y paraît. Il faut ce « déclic Gestalt » pour reconnaître que les cercles non linéaires et les carrés linéaires peuvent coexister dans un plan (linguistique) bidimensionnel, mais après tout, tous deux sont bien constitués de lignes qui créent cette illusion. Les artistes comme Sophie Labelle, qui ont développé une approche innovante et (même parfois involontairement) didactique m’encouragent. Iels modèlent linguistiquement les positionnements inclusifs tout en suggérant judicieusement l’adoption de certains pronoms (comme le sujet de cette phrase), de façon à faire le saut de la reconnaissance à la légitimation des subjectivités de genre non-conforme. De même, celleux comme Preciado, qui recommandent une refonte profonde de notre façon de concevoir la différence sexuelle. Je reconnais sans difficulté que s’il m’arrive de lire les ouvrages de Labelle ou de Preciado avec mes étudiant·es 22 Voir la publication d’une tribune collective dans Marianne (signée par 32 linguistes) le 18 septembre 2020, pour dénoncer la pratique comme non scientifique. Une réponse a été publiée sur le blog de Médiapart par 65 linguistes le 25 septembre suivant. Un bilan de ces deux positions et du débat a paru le 11 octobre sur le site theconversation.com. 214 Un déclic Gestalt pour la langue française dans mes cours, je ne me sens pas encore prêt à utiliser les tables de la grammaire alternative LVEQ ou, à ce propos, d’adopter la nouvelle police inclusive de Bartolini, que je ne peux, pour l’instant, même pas taper sur mon ordinateur. Cependant, il n’y a aucun doute que ces tentatives sérieuses et ces expérimentations logiques et linguistiques effectuées par des militant·es non institutionnel·les et par des artistes de la blogosphère sont en effet nécessaires. Elles ont commencé à révéler les besoins et les désirs d’une partie de la population francophone qui, jusqu’ici, demeurait invisible dans le domaine public. Que ce soit une preuve (ou non) de la « pollinisation croisée » d’idées qui peuvent être en jeu dans la construction d’identités non-binaires des deux côtés du fossé géoculturel et linguistique de l’Atlantique est, d’une certaine façon, sans importance. De toute évidence, plusieurs tentatives de créer une place voire un espace pour les voix d’individus non-binaires sont apparues avec le temps tant en France qu’en Amérique du Nord. Au bout du compte, comme ont fini par le concéder même les traditionalistes tels que le linguiste et lexicographe Alain Rey23, « c’est l’usage qui a raison » (Chemin, 2017). Comme avec toutes ces déclarations, seul l’avenir nous le dira. Et, le travail de Sophie 23 Citant l’absence de « consensus », entre autres, Rey a très publiquement rejeté de nombreux aspects de l’écriture inclusive et la demande des féministes pour la parité linguistique les jugeant voués à l’échec et a déclaré : « On a complètement confondu, me semble-t-il, les “signes” et les “choses”. Le masculin et le féminin dans la grammaire française ne sont pas liés à l’espèce humaine » (Develey, 2017). Le 28 février 2019, l’Académie française a finalement adopté les recommandations d’un rapport interne pour permettre la féminisation des titres et des professions (écrivaine, cheffe, professeure, autrice, etc.) — une des recommandations majeures de l’écriture inclusive — qui étaient déjà en usage au Canada, et dans une moindre mesure en Belgique et en Suisse. Cependant, comme le note à juste titre Bernard Cerquiligni (2019), l’institution s’est montrée très réticente au changement et semble encore privilégier l’idée que dans de nombreux contextes, le genre masculin suffit à exprimer la position non-marquée et neutre (« masculin neutre, ou non-marqué »). 215 Devenir non-binaire en français contemporain Labelle, de Tristan Bartolini, et de leurs ami·es militant·es nous rappelle que la véracité de telles déclarations repose également de manière cruciale sur le fait que, collectivement, nous permettions à toutes les voix d’être entendues. Traduit de l’anglais par Églantine Morvant Références citées acaDémie française, 2017. « Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite inclusive ». https://bit. ly/2YMzgLr. Dernière consultation le 12 septembre 2021. acaDémie française, 2019. « La Féminisation des noms de métiers et de fonctions ». Rapport adopté le 28 février. Académie-française.fr. https://bit.ly/2NziINq. Dernière consultation le 3 octobre 2021. alpheratz, 2015. Réquièm. Publishing Platform. CreateSpace Independent anDrews, Travis M, 2017. “The singular, gender-neutral ‘they’ added to the Associated Press Stylebook.” The Washington Post, le 28 mars. https://wapo.st/2ABWmpf. Dernière consultation le 3 octobre 2021. anDerson, Benedict, 1983. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Revised Edition, New York, Verso. balibar, Étienne, 2007 (1988). « La Forme nation : histoire et idéologie », dans balibar, Étienne et wallerstein, Immanuel, Race, nation, classe : Les identités ambiguës, Paris, Editions La Découverte, p. 117-143. 216 Un déclic Gestalt pour la langue française ben jelloun, Tahar, 2006. « Le dernier immigré ». Le Monde diplomatique, août, p. 24. https://bit.ly/2RmTl6w. Dernière consultation le 3 octobre 2021. butler, Judith, 1991. Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge. cerquiliGni, Bernard, 2019. « L’adhésion de l’Académie française à la féminisation des noms n’est pas une reddition anecdotique », Le Monde, le 5 mars. https://lemde. fr/2IYlg9g. Dernière consultation le 3 octobre 2021. chemin, Anne, 2017. « Alain Rey : “Faire changer une langue, c’est un sacré travail !” », Le Monde, le 27 novembre. https://lemde.fr/2RBIQvu. Dernière consultation le 3 octobre 2021. circulaire, 2017. « Circulaire du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes ». Journal officiel de la République française. https://bit. ly/2L0893K. Dernière consultation le 3 octobre 2021. DamGé, Mathilde, 2017. « Les contradictions de la circulaire sur l’écriture inclusive », Le Monde, le 26 novembre. https://bit.ly/2ZAQpIi. Dernière consultation le 30 octobre 2021. DerriDa, Jacques, 1996. Monolinguisme de l’autre, Paris, Éditions Galilée. Develey, Alice, 2017. « Alain Rey : “L’écriture inclusive est vouée à l’échec ». » Le Figaro, le 23 Novembre. https://bit. ly/2zZGQnY. Dernière consultation le 3 octobre 2021. DonalDson, J. et macpherson, F., 2017. “The Coffer Illusion” in F. Macpherson (ed.), The Illusions Index. https:// www.illusionsindex.org/i/coffer-illusion. Dernière consultation le 12 septembre 2021. 217 Devenir non-binaire en français contemporain Greco, Luca, 2018. Dans les coulisses du genre : la fabrique de soi chez les Drags Kings, Limoges, Lambert-Lucas. heaD, 2020. Communiqué de presse du 15 octobre. https://bit.ly/3mmMTJp. Dernière consultation le 3 octobre 2021. inter-lGbt, 2021. « Non au sexisme, à la lesbophobie, la transphobie, la biphobie/panphobie et l’intersexophobie ! Égalité pour tou·te·s ! », site Web Inter-LGBT, le 8 mars. https://www.inter-lgbt.org/8-mars-2021/. 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Un appartement sur Uranus, chroniques de la traversée, Paris, Grasset. préciaDo, Paul, 2020. Je suis un monstre qui vous parle : Rapport pour une académie de psychanalystes, Paris, Grasset. serrano, Julia, 2007. Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity.,Berkeley, CA, Seal Press. serrano, Julia, 2015. « Julia Serrano on Judith Butler. » Whipping Girl Blog. https://bit.ly/2VRXmi5. Dernière consultation le 3 octobre 2021. slate.fr, 2017. « “Nous n’enseignerons plus que ‘le masculin l’emporte sur le féminin’” ». Slate.fr, 7 novembre. https:// bit.ly/2hhbMJ1. Dernière consultation le 3 octobre 2021. swamy, Vinay, 2019. « Assignée garçon or Grappling with the trans question in the French language », H-France Salon, n° 11, 14. https://bit.ly/3nyFwR0. Dernière consultation le 3 octobre 2021. viennot, Éliane, 2014. Non ! le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Petite histoire des résistances de la langue française, Paris, Éditions iXe. Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz Louisa Mackenzie et Vinay Swamy Louisa Mackenzie et Vinay Swamy : Bonjour Alpheratz, et merci d’avoir accepté de dialoguer avec nous sur des questions de genre linguistique et identitaire. Avant d’entamer le dialogue, nous aimerions préciser pour notre lectorat nos choix d’usage dans cet entretien. Puisque le plus clair de votre travail consiste à développer une approche systématique du français inclusif ou neutre, nous suivrons nous-mêmes le système inclusif que vous avez proposé dans votre ouvrage Grammaire du français inclusif (Vent Solars, 2018). Par exemple, « lectaire » prendra la place de « lecteur·rice » ; « il est vrai » deviendra « al est vrai », et ainsi de suite. Nous l’écrivons ainsi par respect pour votre travail bien sûr, et aussi parce que cela permet mieux que n’importe quel tableau d’illustrer le français neutre à l’œuvre. LM et VS : Pour démarrer, voulez-vous vous présenter à nos lectaires – qui ne sont pas forcément des adeptes du système du français inclusif – avec les précisions qui vous semblent importantes ? 221 Devenir non-binaire en français contemporain Alpheratz : Bonjour et merci de votre intérêt pour ces questions de langue et de société. J’ai écrit en 2015 un roman qui applique le genre neutre en littérature, Requiem, et en 2018 la Grammaire du français inclusif. J’ai enseigné la linguistique à Sorbonne Université et suis chercheuxe associæ au laboratoire STIH de cette même université. Je termine ma recherche doctorale et devrais soutenir ma thèse de l’existence d’un genre grammatical neutre en français en 2022. En conceptualisant le genre grammatical neutre en français, je m’inscris dans une filiation en linguistique générale et théorique qui invente les concepts et les outils d’analyse permettant de décrire et de comprendre le langage. Par exemple, ce mot que vous utilisez, « lectaire », relève de l’une des propositions de formation de mots neutres que je fais et que j’analyse dans la Grammaire du français inclusif. Par ailleurs, je suis de genre « spectral » ou « non-binaire », au sens où mon identité de genre explore ce champ qu’est le genre, sans y être située de manière déterminée ni fixe. « Spectral » vient du mot latin neutre « spectrum » ayant pour sens image, simulacre, apparition, de « specio » regarder. Comme dans l’expérimentation de Newton, où la lumière blanche, passant à travers un prisme optique, se décompose en spectre de plusieurs couleurs, le genre social passe ici à travers la spéculation – observation intellectuelle – et se décompose en une gamme, ou série de plusieurs éléments gradués, gamme qui, sans cette réflexion, serait restée invisible à l’esprit. Øn peut envisager de nommer et symboliser ce genre par « x », la valeur inconnue en mathématiques, et qui se retrouve, d’ailleurs, comme marque de genre neutre dans mon corpus (ensemble de textes sur lesquels portent mes recherches linguistiques ayant le genre neutre pour sujet). L’étymologie du mot « spectral » (regarder, image, simulacre, apparition fantastique) permet d’imaginer pouvoir rattacher à ce mot des sens divergents, mais non incompatibles, soit que l’øn considère le mot « spectral » comme matérialisant le caractère composite, hybride, hétérogène du genre, soit qu’øn 222 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz le considère comme floutant l’identité de tout être humain, parce que celle-ci est considérée comme en devenir et en partie inconnue, ou « insaisissable, fantomatique », pour suivre vos suggestions. Je ne sais pas si je vais conserver ce terme. Mais dans tous les cas, il rend visibles des idées que « non-binaire » ne restitue pas. LM et VS : En français « standard » (la langue que nous avons apprise à l’école), on dirait de n’importe quelle personne qui écrit qu’elle est « auteur », quel que soit son genre biosocial. Si cette personne s’identifie comme femme, l’écriture dite inclusive nous permet maintenant de dire qu’elle est « auteure » ou « autrice ». Vous vous dites pourtant « autaire ». Pourriez-vous expliquer les différences, et les raisons pour lesquelles vous préférez utiliser une autre option qui se distingue même de celles avancées par les partisans de l’écriture inclusive ? Alpheratz : Petite précision : le français standard n’existe pas. C’est un artefact inventé par commodité pour désigner un idiome qui serait issu de la grammaire normative et prescriptive et commun à l’ensemble des francophones. Or, écoutez le français du Sénégal et le français du Québec, et vous verrez que ce n’est pas le même « français standard ». Quand vous dites « en français standard (…) on dirait de n’importe quelle personne qui écrit qu’elle est auteur », vous émettez une hypothèse qui ne se vérifie pas dans mon corpus par exemple, dans de nombreux médias, réseaux sociaux, institutions, ouvrages littéraires et scientifiques, etc. où pourtant les autaires ont été formæs par cette grammaire normative et prescriptive. Je comprends cependant que, sous cette dénomination – que j’utilise moi-même, faute de mieux – la langue française paraît être une réalité homogène et stable, alors qu’elle est surtout un état en tension et soumis à une « dérive » (Sapir, 1921), au sens de « déviation par rapport à un cours normal » suite à un ensemble de contingences, dont certaines sont imprévisibles. 223 Devenir non-binaire en français contemporain Maintenant, réduisons artificiellement cet idiome que vous désignez vous-même comme « la langue que nous avons apprise à l’école » à la norme selon laquelle le masculin est employé pour exprimer la généricité et la neutralisation de genre en français. Même réduite artificiellement à ce seul critère, la langue française « standard » n’est déjà plus celle que vous et moi avons apprise à l’école. Par exemple, en 2017, au moins 314 professaires ont déclaré refuser d’enseigner que le masculin s’impose pour désigner des femmes ou des groupes de genre mixtes1. Par souci de précision, je n’emploie pas le nom vernaculaire d’« écriture inclusive » qui peut désigner divers procédés d’inclusivité de genre en langue, mais de « français inclusif » comme variété du français standard, qui s’en distingue par des procédés langagiers évitant de reproduire des hiérarchies symboliques et sociales associées à des éléments morphosyntaxiques et fondées sur différents critères de discrimination : sexe, genre, âge, mobilité, origine géographique, orientation sexuelle, fonctionnement neurologique, classe socioprofessionnelle, etc. (Alpheratz, 2019). Sur le seul plan du genre, le français inclusif comporte une dizaine de procédés inclusifs dont : « l’épicénisation » (parler d’« élèves » à la place d’« étudiants »), « l’hyperonymie » (parler de « corps professoral » à la place de « professeurs »), « la double flexion partielle » ou « totale » (ex. « auteur·rice », « auteur et/ou autrice »), etc. Quant à la différence entre « autrice » et « autaire » : « autrice » est un mot de genre grammatical féminin qui désigne un référent de genre social féminin, par exemple, « Adele Lim, coautrice de Crazy Rich Asians, était payée 8 fois moins que son collègue » (Duthoit, 2019). « Autaire » est un 1 http://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin. Le 7 novembre 2017. (Dernière consultation le 4 août 2020). 224 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz néologisme de genre grammatical neutre que je propose dans la Grammaire du français inclusif (2018, 131) pour désigner un référent de genre « spectral » ou « non-binaire », ou de genre inconnu, agenre, etc. Cette forme en -aire permet une flexion de genre neutre pour les mots en -eur/rice ou en -eur/ euse, ex. « *dansaire, *fumaire, *voyageaire »2 et n’est qu’une possibilité du « système al » qui permet également de créer des mots de genre neutre grâce à d’autres marques de genre neutre : « al, an, ane, aine ». Les exemples suivants attestent de l’usage de ces mots construits avec ces morphèmes spécifiques, qui restent encore confidentiels : Ex. « Je le partage donc pour çauz qui ne l’avaient pas vu la première fois ! »3 Ex. « Je (…) livre mon opinion sur les enseignements à tirer de cette expérience unique d’une assemblée de citoyans tiræs au sort. »4 Ex. « Les véganes et les personnes soucieuses des animaux le plébiscitent aussi. »5 Ex. « A bientôt les copaines ! »6 LM et VS : À quel point vos projets créatifs et intellectuels sontils motivés par des buts militants, par exemple la cause des droits des personnes trans et non-binaires ? Où vous situez-vous dans le débat sur le rapport entre langue et normes sociales ? 2 L’astérisque signifie que je n’ai pas d’attestation dans des usages réels, au sens d’exemples produits par d’autres personnes que lu linguiste, et par opposition aux « exemples forgés » (ou exemples inventés par lu linguiste pour servir son propos). 3 Florence paré, site Web Facebook, le 01 juin 2019. 4 Adrien fabre, « Opinion d’un chercheur sur la Convention citoyenne pour le climat », site Web Médiapart, le 21 juin 2020. 5 Laura thouny, « Vous ne regarderez plus jamais les avocats de la même façon », Nouvel Obs en ligne, le 17 novembre 2016. 6 collectif 23, site Web Facebook, le 04 mai 2018. 225 Devenir non-binaire en français contemporain Alpheratz : Parce qu’il offre des outils de réflexion et d’action à la fois contre les inégalités sociales et pour un monde plus inclusif, mon travail est engagé. Par ailleurs, « la politique est une chose trop sérieuse pour être confiée à des politiques », pour adapter la formule de Clémenceau. Si les personnes trans et/ou de genre « spectral » ou « non-binaire » veulent obtenir une reconnaissance sociale et juridique, als doivent s’engager, faire entendre leur voix dans la sphère publique. Je ne parle pas de s’engager obligatoirement dans un parti [politique], mais dans toute démarche et/ou organisation qui servira leur pensée. Les forces réactionnaires et conservatrices s’élèvent de partout et tentent de nous museler, violemment et/ou juridiquement. Elles y parviennent parfois, dans certains pays. À nous, qui sommes dans l’un des rares pays au monde à permettre la liberté d’expression, de faire entendre notre voix. Le premier des engagements me semble être de s’interroger sur les mots qu’øn emploie : servent-ils ma pensée ? Qui parle à travers moi ? Les anciens mots peuvent-ils créer un nouveau monde ? Par exemple, ce mot « on », que je transforme et transgresse en l’écrivant « øn », qui désigne-t-il, au fond ? Dans les énoncés à portée générale, le mot « on » désigne un sujet indéterminé censé représenter tout le monde, ex. « On était en hiver ». « On » est alors censé neutraliser l’expression du genre. Or, en français, il est accordé au masculin, ex. « On a des ailes quand on est amoureux ». Étymologiquement, « on » vient du latin homo au nominatif (hominem à l’accusatif à donné « homme »), ayant deux sens, « être humain » et « être humain de sexe masculin ». C’est « la dématérialisation, opérée en ancien français, du substantif homme » (Moignet, 1965, 12). Cette transgression de « on » en « øn » est donc la transgression d’un mot censé représenter tout le monde, mais qui a une étymologie masculine et qui est accordé au 226 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz masculin ! C’est la même transgression que je retrouve dans mon corpus avec le remplacement de « fraternité » (du latin frater) par « adelphité », ou de « patrimoine » (du latin pater) par « matrimoine ». Pourquoi faire grand cas d’un si petit mot ? Parce que le masculin n’est pas le neutre dans la pensée humaine. L’indétermination est le sens du neutre, selon Roland Barthes : « Tout le neutre est esquive de l’assertion » (Barthes, 2002, 75) et « j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme » (31). Pour le sémiologue, le neutre est animé du principe de « délicatesse » par opposition à l’« arrogance de l’assertion » (75). Le neutre ne discrimine aucun élément dans la masse des notions qu’il caractérise. Ainsi, par ce signe barrant le « o » d’une barre transversale, « øn » ne dit pas la même chose que « on ». Non seulement il rappelle que le masculin n’est pas le neutre, mais il rappelle également qu’une pensée qui veut englober tout le monde sans connaître ni rappeler les limites que lui pose son idéologie (ensemble des idées et croyances propres à son milieu et à son époque) est une imposture. Ce « ø » – qui pourrait ne pas modifier la prononciation du mot – signifie : « je voudrais énoncer une pensée universaliste, mais j’ai parfaitement conscience des limites de mon ambition universaliste ». Ce questionnement sur notre usage personnel de la langue est fondateur du français inclusif, et relève d’un désir politique qui consiste à choisir ses mots pour servir sa pensée, plutôt que de servir la pensée d’un autre. Quant à me situer dans le débat entre langue et normes sociales, je me range derrière la pensée sémiotique (Peirce cité par Jakobson, 1965) selon laquelle le signe est le constituant de la culture, et le mot un symbole puissant, une convention tacite qui perpétue un contrat social. Le changement social se joue au niveau bien plus subtil que celui des lois, il se joue au 227 Devenir non-binaire en français contemporain niveau symbolique et abstrait des représentations mentales, dans notre inconscient, à force de messages apparemment inoffensifs, dont fait partie la règle « le masculin l’emporte sur le féminin » que les écoles primaires apprennent aux jeunes enfants. « Oui, mais c’est symbolique » disons-nous à toutes les petites filles qui protestent. Et précisément, c’est là où se situe le problème : c’est symbolique, cela va de soi, cela n’est pas remis en question, cela relève d’une convention tacite entre individus – le masculin peut représenter tout le monde – qui a autrefois fait consensus (tant que les femmes étaient écartées du pouvoir), mais qui ne fait plus consensus aujourd’hui. Cette hiérarchie symbolique est problématique pour quiconque veut construire une société égalitaire. Les locutaires du français inclusif ont bien compris la nature fondamentale du problème des inégalités sociales, qui se trouve en deçà des lois et des mœurs : au niveau symbolique du mot et au niveau structural de la grammaire. C’est par les symboles et les structures que nous pouvons espérer détruire ou réduire les inégalités, au niveau profond et inconscient où mots et grammaire opèrent. LM et VS : Pour revenir à vos propos sur la création collective du français inclusif dans les communautés épistémiques concernées, il nous semble que l’une des idées qui sous-tend votre travail, c’est que le français neutre existe déjà (tout comme les personnes non-binaires, qui existent malgré la non-reconnaissance officielle), et qu’il s’agit de tracer son évolution dans la langue d’aujourd’hui ; il faut simplement savoir où chercher. C’est une sorte de travail de détective qui consiste à reconfigurer la langue à partir des éléments qui sont déjà présents ; il n’est pas question d’inventer des néologismes arbitraires et non justifiés par la linguistique. Pour vous citer sur votre page Internet, « le français est en train de se doter d’un troisième genre grammatical », c’est donc quelque chose qui se passe déjà. Il nous semble que vous ne vous voyez pas comme quelqu’un qui impose un nouveau système. Est-ce une juste 228 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz appréciation de votre position ? Où trouvez-vous les éléments du français neutre ? Et qui utilise (déjà) cet élément grammatical ? Alpheratz : Votre question comporte de nombreuses questions ! Et certaines formulations appellent des éclaircissements. Premièrement, je parle d’une seule et même « communauté épistémique ». En philosophie politique, une « communauté épistémique » désigne un ensemble de personnes qui n’ont rien à voir entre elles, mais qui ont en commun un savoir. La notion a été pensée par Foucault (1966) dans son travail d’archéologie du savoir dans Les Mots et les choses et est reprise par Bossy & Evrard (2010) pour désigner « les canaux par lesquels de nouvelles idées circulent des sociétés vers les gouvernements, et d’un pays à l’autre. » Le singulier est important dans la mesure où il exprime le rassemblement d’une pluralité d’individus par ce lien qu’est un savoir et une pensée communxes. Oui, le neutre existe déjà en français. Peut-øn classer en « féminin » ou en « masculin » les mots « blessæ, seulx, touz » dans des phrases (attestées dans la GFI) du type « je suis blessæ, je me sens moins seulx, bonjour à touz » ? Non. Pour pouvoir les classer, al faut inventer, réactiver ou développer un troisième genre en français, selon que l’øn considère ce genre comme nouveau, archaïque ou à l’état de traces en français. Ce genre, je choisis de le nommer « neutre » pour la polysémie du mot, qui lui permet d’en dire plus que « commun », « non-binaire », « agenre » et même « inclusif ». La catégorisation « neutre » se situe à un niveau très généralisant de discrimination et de compréhension du monde, elle est opérative dans l’ensemble des savoirs, souvent présente à leurs origines. En linguistique par exemple, øn la trouve dans la grammaire du sanskrit védique, du grec et du latin, mais également un peu partout, dans des domaines aussi divers que les structures algébriques (où « neutre » peut désigner un élément ou une classe de nombres), l’astrophysique (où 229 Devenir non-binaire en français contemporain « neutre » qualifie un atome ou une molécule non ionisæ), la médecine (sous la forme « napumsaka » dans les textes ayurvédiques, et désignant un troisième type d’être humain en plus de « mâle » et « femelle ») ou encore dans les sciences de la culture, de même qu’en littérature ou dans les spiritualités, où la notion de « neutre » s’invite chez un certain nombre d’autaires pour l’intérêt que représentent ses sèmes d’indifférenciation, objectivité, impartialité, voire de désincarnation – je pense à l’intérêt qu’il représente pour Edmund Husserl d’un point de vue phénoménologique, à la réflexion de Heidegger sur la technique, aux neutres de Maurice Blanchot, Roland Barthes, à la notion d’esprit dans le sanskrit védique pour l’hindouisme, etc.). Cependant, cette dénomination n’est en rien fixée. Oui, l’investigation linguistique ressemble à un travail de détective. Le mien ne diffère pas de celui de mes collègues linguistes, il investigue dans l’ordre rétrospectif, en cherchant des attestations dans les usages, en cherchant à reprendre la réflexion là où les collègues précédenxes l’ont laissée, mais aussi dans l’ordre prospectif, en essayant de proposer des définitions et des dénominations susceptibles de durer. Votre propos « il n’est pas question d’inventer des néologismes arbitraires et non justifiés par la linguistique » est problématique. Les usages sont la réalisation de la langue par les individus. La langue est un héritage, elle est le produit d’une histoire, tandis que la parole est « un acte individuel de volonté et d’intelligence » dit Saussure (1916, 79). Ce point de vue, qui estime qu’un mot est légitime parce qu’il est ancien, ou parce qu’il est construit selon certaines régularités morphologiques ou grammaticales, cherche en réalité une caution dans la science. Or, le choix d’un mot, s’il peut se décrire par la science, relève également – en partie – de la liberté d’expression. Ce n’est pas le but de la science 230 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz de légitimer des mots, mais d’en comprendre les multiples aspects, car le but de la science est seulement de connaître la réalité. Notre discipline ne fait qu’apporter des connaissances sur les raisons, éventuellement, du choix d’un mot. Par ailleurs, la science n’est pas exempte d’idéologie, et elle est régulièrement récupérée par les individus pour légitimer leurs opinions politiques, y compris les plus dangereuses. Je ne pense pas qu’al faille vous rappeler les abominations perpétrées au nom de théories pseudo-scientifiques. Pour ma part, je les garde toujours en mémoire, et je ne fais pas de hiérarchie entre les droits à une identité de genre, à connaître la réalité, à parler ou à créer librement. Mon attachement à cette pluralité de droits et de voix a, je pense, répondu à votre question sur ma position qui consiste à ne pas vouloir imposer quoi que ce soit. En tant que scientifique, mon objectif n’est pas d’avoir raison, mais de mettre au point des lois (ou relations constantes entre les faits) par la systématisation, l’expérimentation, la recherche d’exemples pris dans des usages réels7 la proposition de termes et concepts linguistiques. Et en tant qu’écrivan, mon objectif est de créer les livres que j’aurais aimé lire. Je trouve les mots de genre neutre dans un corpus qui rassemble un vaste éventail de genres de discours : littéraire, linguistique, numérique, journalistique, associatif, institutionnel, entrepreneurial, juridique et universitaire. Je n’ai pas encore élaboré de profil type, mais le point commun aux différenxes productaires de mots neutres est une conscience de genre, d’égalité et de performativité de la langue. LM et VS : Merci de nous avoir interpellez sur notre formulation. On aurait sans doute dû ajouter des guillemets pour indiquer une distance ou un trouble par rapport à cette notion de légitimation. Nous 7 « Réels » au sens métalinguistique, c’est-à-dire des usages extraits de discours. 231 Devenir non-binaire en français contemporain sommes d’accord que la linguistique devrait servir à comprendre et à décrire, non pas à légitimer. Il n’est est pas moins vrai que la perspective contraire existe, même si nous la trouvons problématique. Passons à la question suivante. Dans les milieux militants ainsi que dans le champ francophone de recherche scientifique sur les études de genre, l’on parle souvent de « l’influence » des mouvements et des discours anglophones. Voyez-vous des points d’intersection avec ces discours d’outre-Atlantique, dans votre propre approche à la question de genre que vous dénommez « spectre » ou non-binaire ? Pour vous, y a-t-il des points de divergence entre l’anglais et le français en ce qui concerne la visibilité de la langue neutre, et les revendications sociales des personnes non-conformes dans le genre ? Alpheratz : Les revendications sociales des personnes « non conformes dans le genre » sont diverses, parfois convergentes, parfois opposées. Les comparer à l’aune de la bicatégorisation francophonie/anglophonie serait sans doute un travail intéressant, mais je ne pense pas pouvoir jamais l’entreprendre, car la recherche, pour être de qualité, doit porter sur un détail, dont elle doit dire tout, ou presque. Et ce détail qui est le mien – le genre neutre en français – occupe déjà toutes les heures que je peux lui consacrer. Mais j’espère que, et compte tenu de ce que cet ouvrage en dit, al se trouvera bien parmi nos lectaires une personne courageuse pour relever ce défi. Je suis plus familiær des discours philosophiques que militants, quoiqu’ils se recouvrent souvent. Je vois donc les mondes anglophones et francophones autant se déchirer que converger sur cette question de la reconnaissance d’un troisième genre grammatical et social. Néanmoins, je vois plusieurs points d’intersection entre la pensée d’Andrea Dworkin, d’Audre Lorde et de Monique Wittig : le refus du masculin comme neutre et l’appel à la création d’une nouvelle voie pour exprimer la généricité et la neutralisation de genre. 232 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz Dans Our Blood, Dworkin dénie à l’être humain mâle son droit d’incarner le prototype des êtres humains8. « C’est peutêtre réel, mais ce n’est pas vrai », dit-elle. Elle approfondit en allant jusqu’à élaborer l’idée que les catégories « homme » ou « femme » non seulement ne seraient pas définissables par la biologie, mais ne seraient pas valides tout court, « Et une fois que nous n’acceptons pas l’idée que les hommes sont positifs et les femmes sont négatives, nous rejetons essentiellement la notion qu’il y a des hommes et des femmes. En d’autres termes, le système basé sur ce modèle bipolaire d’existence est absolument réel ; or, le modèle lui-même ne l’est pas » (Dworkin, traduction libre, 1976)9. L’œuvre poétique et politique d’Audre Lorde dynamite également le discours universaliste, qu’il soit patriarcal ou féministe blanc, mais y ajoutant la dénonciation de l’invisibilisation de certaines femmes (noires et lesbiennes) par les femmes elles-mêmes. Lorde appelle à une refonte des catégories au moyen desquelles nous pensons et organisons le monde : « Les structures anciennes de l’oppression, les vieilles recettes de changement sont ancrées en nous, c’est pourquoi nous devons, tout à la fois révolutionner ces structures et transformer nos conditions de vie, elles-mêmes façonnées par ces structures. Parce que les outils du Maître ne détruiront jamais la maison du Maître » (Lorde, 1984, 131). Ces deux axes de réflexion, dénoncer les outils linguistiques (le masculin comme neutre) et catégoriels (les catégories « homme » et « femme ») du discours universaliste masculin, se retrouvent dans l’œuvre philosophique et littéraire de Wittig, 8 Le prototype d’une catégorie est son exemplaire le plus représentatif. Concept élaboré par Eleanor H. Rosch (1973). 9 “And once we do not accept the notion that men are positive and women are negative, we are essentially rejecting the notion that there are men and women at all. In other words, the system based on this polar model of existence is absolutely real; but the model itself is not true” (Dworkin, 1976) 233 Devenir non-binaire en français contemporain que ce soit dans La Pensée straight (1980) – « les lesbiennes ne sont pas des femmes » – que dans L’Oppoponax (1964) ou dans Le Corps lesbien (1973) où le travail stylistique, notamment sur les pronoms sujets, tente de subvertir les catégories de genre pour tenter d’accéder à un neutre non-hétéronormatif, nonessentialisant et non-sexualisant. Les locutaires du genre neutre ne font rien moins que réaliser ce programme, ébauché dans l’œuvre de ces trois autrices, et qui consiste à créer de « nouveaux outils » pour détruire la maison du maître. LM et VS : Seriez-vous d’accord pour partager quelques-unes des frustrations que vous avez pu confronter, en tant que personne qui se dit de genre « spectral », face aux gens qui se réclament de la linguistique prescriptive ? Alpheratz : Comme toutes les personnes de genre « spectral » ou « non-binaire » sans mots pour se nommer, j’ai toujours été confrontæ aux sentiments du néant, de l’étrangeté et de la subalternité. Être lu dévianxe d’une norme, c’est être la victime de conséquences sociales qui vont de la solitude au meurtre potentiel, en passant par toutes les formes de discrimination, depuis le fait d’être un sujet de moqueries au fait de ne pas pouvoir accéder à un travail. Ce portrait serait terrible si al n’existait pas « les cadeaux de la vie ». Je parle des rencontres inattendues avec des personnes puissantes, parce qu’adelphiques, résilientes, sages, généreuses, ouvertes, courageuses, et qui m’ont donné envie de faire partie de leur famille, cette famille sans nom ni blason, et qui réunit les êtres humains de bonne volonté. Qu’øn ne se leurre pas : si les locutaires du français inclusif sont des dévianxes, dans un monde où le masculin générique et neutralisant est la norme, vous trouverez aussi beaucoup de prescriptaires parmi ces dévianxes, dont les certitudes libèrent la fatuité, ainsi qu’un goût irrépressible pour le pouvoir, dont 234 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz l’intensité sera d’autant plus grande que leur impuissance et aura duré longtemps. LM et VS : Y a-t-il des institutions, des situations qui sont plus ou moins ouvertes ? À la Sorbonne, par exemple, est-ce qu’on vous confirme dans votre identité en utilisant les pronoms qui vous conviennent ? Ou cherche-t-on à vous mettre dans des cases binaires ? Alpheratz : La Sorbonne s’est dotée d’un service nommé « Mission égalité » pour accompagner ma catégorie sociale, les personnes trans, qui peuvent donc s’inscrire sous leur prénom d’usage. Mon expérience m’a montré que lorsque j’intégrais mon genre d’usage (neutre ou masculin si le neutre n’est pas connu) dans la signature de mes courriels ou en préambule de mes interactions verbales, celui-ci était respecté par le personnel administratif et quelques collègues, mais pas par tout le monde. Le principal obstacle et argument que l’øn m’oppose est que la structure informatique mise en place ne permet pas de déroger à la règle binaire. Plus que jamais, le principe selon lequel « code is law » de Lawrence Lessig (2000) montre que les structures mises en place par le langage (et le code informatique est un langage parmi d’autres) peuvent acquérir une vie autonome et prendre le contrôle de la gouvernance humaine. Un gros travail de contrôle et de vigilance relatif aux lois fondamentales (et la lutte contre la discrimination en fait partie) est à fournir dans le domaine informatique. L’autre lieu qui demande un engagement politique et une vigilance relative aux droits fondamentaux est la politique linguistique des gouvernements, terrain de pressions des milieux conservateurs pour empêcher les peuples francophones de s’exprimer en français inclusif. Nous renvoyons à la circulaire du 21 novembre 2017 de l’ex premier ministre de la France, Édouard Philippe, interdisant le français inclusif à ses services, et à la Proposition de 235 Devenir non-binaire en français contemporain loi nº 3273 visant à interdire l’usage du français inclusif à toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une subvention publique. LM et VS : Quels ont été les retours à votre roman Requiem ? Avez-vous un prochain ouvrage littéraire en cours ? Et finalement, pour reprendre votre propos en haut, « mon objectif est de créer les livres que j’aurais aimé lire », y a-t-il – avec Wittig et les ouvrages théoriques féministes que vous avez évoqués – d’autres livres que vous avez déjà aimé lire ? Alpheratz : Les retours des lectaires de Requiem sont élogieux. Mais le roman n’a pas suscité beaucoup d’articles critiques. Peut-être parce que je ne fais pas partie du marché. Le livre, autoédité, a été refusé partout, et il est hors des radars des médias de masse. J’ai mis vingt-cinq ans à écrire ce roman. Vingt-cinq ans à refuser de recourir au masculin générique et neutralisant. Et un jour, j’ai entrevu la fenêtre, le moyen de sortir de la prison de ma langue par la découverte de al et la mise au point d’un système permettant de créer tous les neutres dont nous avons besoin. Deux lettres, à peine un mot, mais surtout : une clé. Cette aventure, où entrent tout à la fois une solitude et une persévérance insensées, des décennies d’enfermement et une découverte qui ouvre tous les horizons, m’a permis d’attirer suffisamment l’attention pour que mon deuxième ouvrage, la Grammaire du français inclusif, soit publié par une maison d’édition française. Si nous avons cette conversation aujourd’hui, c’est parce que je n’ai pas attendu la ratification des maîtres de la culture pour faire entendre ma voix. Le paradoxe, c’est qu’une traduction anglaise, qui m’a été proposée, pourrait voir le jour avant que cette élite française reconnaisse mon existence. J’incarne en effet tout ce qu’elle ne souhaite pas voir : un autre modèle économique du livre, fondé sur des autaires entreprenaires qui restent propriétaires 236 Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz de leurs livres et qui n’édulcorent ni leur pensée ni leur style dans le but de vendre. Je suis fiær de ne pas faire partie de ce petit monde littéraire, qui s’amusait des aventures pédophiles d’un Matzneff sur les plateaux de télévision, et qui est encore là. Mais je n’attends pas qu’als aient disparu pour agir et pour faire entendre ma voix. Je sais, comme Max Planck, cité par Thomas Kuhn, que pour qu’un nouveau paradigme soit accepté, dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), al faut attendre que tous les tenanxes de l’ancien soient morxes. Je suis en contrat avec une autre maison d’édition française pour écrire un essai politique qui doit paraître en 2022. J’écris également la seconde édition de la GFI, puisqu’en seulement deux ans, la communauté linguistique francophone a produit des usages réels du neutre qui me manquaient en 2018. Je ne lis plus pour mon propre plaisir depuis que j’ai entrepris des recherches universitaires. Mais ce travail m’amène à découvrir des œuvres remarquables : Le Neutre de Roland Barthes, au style inouï, et qui donne une idée de ce qu’est la quête du « mot juste », La Ménagerie de Papier de Ken Liu (qui utilise « iel » et « ul »), Queer Psychanalyse de Fabrice Bourlez. Cependant, chaque soir, avant de m’endormir, je déroge à cette règle en retournant à la Littérature. Ma pensée, formatée par la science, doit retrouver toute sa liberté, pour que jamais je ne devienne, à mon tour, an maître. Cette interview a été réalisée par courriel entre août et novembre 2020 et est légèrement corrigée. 237 Devenir non-binaire en français contemporain Références citées alpheratz, 2018. Grammaire du français inclusif, Châteauroux, Vent Solars. alpheratz, 2019. « Français inclusif : du discours à la langue ? », Le discours et la langue, Cortil-Wodon, Éditions modulaires européennes, p. 53-74. https://hal.archivesouvertes.fr/hal-02323626.Dernière consultation le 27 novembre 2021. barthes, Roland, 2002. Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), sous la direction d’Éric marty, Paris, Seuil Imec. butler, Judith, 2004. Undoing Gender, New York, NY, Routledge. bossy Thibault et evrarD, Aurélien, 2010. « Communauté épistémique », Dictionnaire des politiques publiques, 3e édition, Paris, Presses de Sciences Po. DerriDa, Jacques, 1987. Heidegger et la question, De l’esprit et autres essais, Paris, Flammarion. Duthoit, Berthille, 2019. « Adele Lim, co-autrice de “Crazy Rich Asians”, était payée 8 fois moins que son collègue », Huffington Post, le 5 septembre. https://bit.ly/3BePeMw. Dernière consultation le 26 août 2021. Dworkin, Andrea, 1976. 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À un moment historique où de tels mots s’inventent et où la recherche pour des systèmes et des solutions linguistiques se multiplient dans des contextes et des (sous) cultures divers et variés, il est inévitable qu’une telle effervescence produise des formes différentes qui se rivalisent parfois pour se légitimer au sein d’un même champ, lui-même déjà ouvert à des possibilités créatives. Dans cette optique, nous n’avons pas 241 Devenir non-binaire en français contemporain l’intention – et il serait peu pratique, voire impossible – de présenter un lexique complet des mots inclusifs en termes de genre. Un tel paysage d’expression est non seulement changeant, et même parfois éphémère, mais constituerait aussi un projet lexical bien différent. Néanmoins, compte tenu du fait qu’une pluralité des personnes ne (re)connaîtrait sans doute pas certains des termes utilisés dans ce livre, nous proposons cette liste de termes sous forme de glossaire succinct, ne serait-ce que préliminaire, auquel nous pourrons nous référer collectivement au fur et à mesure que nous développons notre analyse et présentation d’un champ qui émerge. Vinay Swamy et Louisa Mackenzie AFAB (abbr.) Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/ AFAN) ». AFAN (abbr.) Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/ AFAN) ». AGAN (abbr.) Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/ AFAN) ». Agenre (adj.) Adjectif pour une personne ne s’identifiant à aucun genre. 242 Glossaire Al (pronom) Pronom de troisième personne singulière, utilisé dans le système « al » proposé par Alpheratz. Alternance d’accords Stratégie de français neutre dans le cadre du genre grammatical binaire consistant en l’alternance dans un même texte d’accord adjectival au masculin et au féminin pour le substantif en question. AMAB (abbr.) Voir « Assigné·e garçon/ fille à la naissance (AGAN/ AFAN) ». Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/AFAN) ; Le genre assigné L’insistance sur l’assignation médicale reconnaît le genre des personnes trans en mettant en avant l’écart entre les catégories médicales et les genres ressentis et vécus comme réels ; cette formulation est généralement préférée aujourd’hui à celle du sexe « biologique », c’est-a-dire, un enfant qui serait « né garçon » ou « née fille ». En français on utilise souvent les sigles anglais AMAB et AFAB (Assigned Male at Birth ou Assigned Female at Birth), bien qu’il existe des équivalents français : assigné·e fille/garçon à la naissance (AFAN ou AGAN). Bigenre (adj.) Adjectif pour une personne dont l’identité de genre inclut simultanément deux genres, que ceux-ci soient masculins, féminins ou autre. 243 Devenir non-binaire en français contemporain Cis- (préfix ou adj.) ; cisgenre (adj.) Préfixe utilisé pour désigner les individus dont l’identité de genre est le même que le genre attribué à leur naissance. Parfois, cis s’utilise aussi comme adjectif. Exemples : « La société française est cisnormative » ; « mes ami·es cis ne comprennent pas ». Deadname (n. ou vb.) Voir « morinommer ». Demigenre (adj.) Adjectif pour une personne dont l’identité de genre correspond partiellement à un genre spécifié. Par exemple, une personne demifille est partiellement fille. Double flexion (n.) Terme pour rendre explicite l’utilisation d’un nom dans les deux formes genrées au lieu de prendre le pluriel masculin comme la forme plurielle par défaut. Exemple : « Les étudiants et les étudiantes trouvent leur place » au lieu de « Les étudiants trouvent leur place ». Doublet (n.) Se dit des prénoms composés constitués par les formes masculines et féminines d’un même prénom, et adoptés par certaines personnes pour signaler leur non-binarité. Exemple : Jean-Jeanne. Dysphorie (n.) Dans les discours sur les transidentités, la dysphorie indique d’habitude un sentiment de discordance ou de détresse provoqué par l’écart entre les attributs corporels sexués d’une personne, et le genre vécu de cette personne. Pourtant la dysphorie provient moins d’une sorte de 244 Glossaire pathologie personnelle que de la façon dont les normes sociales excluent les corps trans. Écriture inclusive (EI) (n.) ; français inclusif Un mouvement qui promeut l’égalité dans la représentation des genres en privilégiant, le cas échéant, la féminisation, et en insistant sur l’inclusion des termes ou des signes pour indiquer toute composition hétérogène – même si elle reste binaire – de sujets pluriels. L’écriture inclusive préconise également l’utilisation où possible des mots épicènes. Exemples : 1. Utilisation du point médian : « les étudiant·es trouvent leur place » comme forme abrégée écrite pour « les étudiants et étudiantes trouvent leur place » (double flexion) et pour remplacer le pluriel masculin par défaut en français conventionnel (« les étudiants trouvent leur place »). À noter : le point médian n’est qu’une convention écrite et signale la nécessité d’une double flexion à l’oral. 2. Féminisation de la profession : « Madame Fleury, la cheffe du département, est arrivée hier ». 3. Utilisation de l’épicène : « La personne que j’ai vue est grande ». Ici, « la personne » désigne un individu dont le genre n’est pas précisé. EI (abbr.) Voir « l’écriture inclusive ». Épicène (adj. et n.) Adjectif ou nom qui fait référence à un mot dont l’orthographe est invariable en genre. Exemple : « élève est un terme épicène (un ou une élève, des élèves) ». 245 Devenir non-binaire en français contemporain Fluide de/dans le genre Adjectif pour une personne dont l’identité de genre varie dans le temps. Quelques francophones se retrouvent plutôt dans l’expression anglaise « genderfluid ». Gender-inclusive (adj.) Utilisé en anglais pour indiquer des pronoms ou des noms inclusifs des sujets non-binaires. Gender-neutral (adj.) Utilisé en anglais pour indiquer les pronoms ou les noms qui sont indifférents au genre du sujet. Genderfluid (adj.) Voir « fluide de/dans le genre ». Iel (pronom) Pronom sujet utilisé par certaines communautés du monde francophone pour désigner un individu non-binaire. Ille (pronom) Pronom sujet utilisé par certaines communautés du monde francophone pour désigner un individu non-binaire (ou pour une personne dont le genre reste inconnu). Intersexe (adj.) Expression d’ordre général regroupant les variations des caractéristiques sexuées qui sortent des limites binaires (mâle ou femelle) des normes médicales. En anglais, les termes « intersexe » et « hermaphrodite » étaient interchangeables jusqu’aux années 1950 ; celuici a aujourd’hui une définition beaucoup plus restreinte. Intersexe n’est pas synonyme de transgenre même si certaines revendications sociales et identitaires peuvent être partagées. On pourrait distinguer entre les deux de 246 Glossaire façon certes sommaire ainsi : intersexe est une condition biologique sexuée et/ou reproductive considérée comme médicalement ambiguë bien que faisant partie de la variété naturelle, tandis que transgenre relève d’une incompatibilité entre le genre assigné à la naissance et le genre vécu par la personne. Mégenrer (v.) Usage de pronoms, termes ou accords dont la marque de genre ne correspond pas à celle acceptée par la personne désignée. Morinom (n.), Morinommer (v.) (Usage de) l’ancien prénom d’une personne trans, qui ne reflète pas son identité de genre. Certain·es francophones préfèrent l’expression anglaise « deadnaming ». Nom animé (n.) Ce terme désigne un être vivant (réel ou imaginaire). Il représente donc presque toujours une personne ou un animal susceptible de se mouvoir. Exemples : une personne, un chat, une fée sont tous des noms animés ; tandis ce que la table, le sable, les plantes seraient des noms inanimés. Non-binaire (adj). Adjectif pour décrire des positions ou des personnes qui ne s’identifient pas aux assignations de genre conventionnelles masculines ou féminines. Pangenre (m.) ou pangender. Une identité de genre de trouvant sur le spectre non-binaire et multigenre. Le terme « Omnigenre » lui est synonyme. Il y a plusieurs définitions possibles pour ce terme. Comme le terme « Pansexualité », le terme « Pangenre » peut être 247 Devenir non-binaire en français contemporain utilisé pour désigner un désintérêt total vis-à-vis de sa propre identité de genre/comment les autres voient son identité de genre, dans le sens où il y a un désintérêt pour l’utilisation de certains pronoms en particulier, tant que les autres n’insistent pas sur le fait que l’on soit cisgenre. Parité (n. f.) Terme juridique dans la législation française adopté en 2000 pour assurer une représentation égale des femmes et des hommes sur toutes les listes électorales pour les postes élus. Passing (n. m.) ; passer (v.) On dit « le passing » en français. C’est la capacité que possède une personne de se faire « passer pour » un membre d’un certain groupe identitaire, par exemple de sexe masculin, féminin, ou cisgenre. Le passing est souvent souhaitable pour des raisons de sécurité, mais il peut impliquer le sacrifice d’une identité revendiquée comme plus authentique. Par exemple, afin de naviguer les espaces publics en sécurité, une personne non-binaire peut se faire passer pour une femme ou un homme, ou une femme trans peut se faire passer pour une femme cisgenre ; les deux risquent pourtant d’éprouver un impact psychologique et/ou physique. Point médian ou point milieu (n.) Ce terme fait référence au caractère typographique « · » utilisé par les partisans de l’écriture inclusive comme raccourci écrit pour indiquer les noms pluriels composés des éléments masculins et féminins. À noter : le point médian n’est qu’une convention écrite et signale la nécessité d’une double flexion à l’oral. Sur macOS, on peut obtenir le point médian en appuyant sur les touches suivantes : 248 Glossaire Alt + maj + F avec un agencement de clavier français ou belge ; • Alt + maj + H avec un agencement de clavier espagnol, canadien multilingue ou suisse français ; • Alt + maj + 9 avec un agencement de clavier anglais américain, britannique, canadien anglais ou allemand ; Sur Windows : • avec la combinaison de touche Alt : • Alt+250, le point milieu (·) apparaît en relâchant Alt • Alt+0183, le point milieu (·) apparaît en relâchant Alt. • 00B7 suivi de Alt+C (ou de Alt+X) dans les applications RichEdit (par exemple WordPad) ; • Exemple : « les étudiant·es » comme forme abrégée écrite pour « les étudiants et les étudiantes ». Sex/gender (n.) La barre oblique permet de rapprocher ces deux termes souvent opposés dans les discours sur l’identité de genre, et de troubler cette opposition qui soutiendrait que le sexe existerait dans une réalité biologique au-delà du genre (qui, lui, serait plus social). Le transféminisme propose que cette distinction relève de l’essentialisme (tout en reconnaissant son utilité stratégique), et met en avant un modèle de coconstruction du sexe et du genre par un nœud de faits sociaux et physiques. Pour beaucoup de personnes trans par exemple, le soi-disant « sexe biologique » est plus flou que leur genre vécu. 249 Devenir non-binaire en français contemporain Trans (préfixe et adj.) Préfixe ou adjectif utilisé dans ces essais pour désigner les individus dont l’identité de genre diffère du genre attribué à la naissance. Parfois, trans est également utilisé comme nom. Exemple : « Camille s’identfie comme trans et utilise le pronom iel. » Transfeminisme (n.) Des pratiques et théories féministes qui relient de façon inextricable et radicale la libération trans – voire la libération queer tout court – à celle des femmes. Il y a des spécificités francophones dans le transféminisme. Yel (pron.) Une variante du pronom iel. Ze Pronom sujet anglais non-binaire à la troisième personne, alternatif à « they » et utilisé par certaines personnes dans le monde anglophone. Le plus souvent, ze se traduit par iel en français. Voir aussi « iel » ou « yel ». Nous reconnaissons la contribution des personnes suivantes : Alpheratz est chercheuxe associæ au laboratoire STIH de Sorbonne Université (Paris, France) en linguistique, sémiotique et communication. Ses travaux portent sur le français inclusif et le genre neutre, sous la direction du linguiste Philippe Monneret. En décembre 2015, al publie Requiem, le roman qui réactive le pronom de genre neutre al et ses dérivés en littérature française. Ses recherches lui permettent de développer un lexique de genre neutre et de conceptualiser le français inclusif dans la Grammaire du français inclusif, parue aux Editions Vent Solars en 2018. Alexandre Baril est professeur associé à l’École de service social de l’Université d’Ottawa depuis 2018. Ses recherches portent sur la diversité, incluant la diversité sexuelle et de genre, corporelle (handicaps et santé) et linguistique. Ses recherches, menées dans une perspective intersectionnelle, se situent à la croisée de plusieurs champs disciplinaires, dont les études féministes et de genre, queers, trans, du handicap, de la sociologie du corps, de la santé et des mouvements 251 Devenir non-binaire en français contemporain sociaux et de la suicidologie critique. Il a publié de nombreux articles dans plusieurs revues, notamment Hypatia : Journal of Feminist Philosophy, Annual Review of Critical Psychology, Disability and Society et Journal of Literary and Cultural Disability Studies. Flora Bolter est codirectrice de l’Observatoire LGBT+ à la Fondation Jean Jaurès, et était coprésidente du Centre LGBT à Paris de 2014 à 2018. Formée en sciences politiques, elle travaille sur les questions qui portent sur les droits humains, genre et la discrimination, et a toujours porté un intérêt aux évolutions linguistiques et les changements sociaux. LeAnn Brown est docteure en linguistique de l’Université de Toronto, spécialiste de l’étude des voix des personnes cis et trans et de leur perception. Actuellement post-doc pour le projet NoBiPho financé par l’ANR, qui vise à étudier la production et la perception des marqueurs vocaux des personnes non-binaires. Ses recherches se situent dans le domaine de la variation sociophonétique et s’intéressent particulièrement à la perception du genre, à l’acquisition des catégorisations sociales et aux systèmes symboliques de pouvoir. Maria Candea est docteure en linguistique française de l’oral et professeure en sociolinguistique à l’Université Sorbonne Nouvelle, à Paris. Ses travaux mobilisent des méthodes mixtes de recherche et portent sur les idéologies linguistiques notamment en relation avec les pratiques de prononciation : production et perception de la voix et des accents sociaux, interactions entre normes de genre, classe sociale et processus de racisation. Elle est membre du comité de rédaction de GLAD ! – Revue sur le langage, le genre et les sexualités, et de Langage et Société. Elle est l’autrice, avec Laélia Véron, d’un essai intitulé Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique publié en poche en 2021 aux Éditions La Découverte, Paris. 252 Biographies Karine Espineira est sociologue des médias et est chercheuse associée au Laboratoire d’études de Genre et de Sexualité (UMR LEGS), Université Paris 8 Vincennes – SaintDenis, depuis 2017. Autrice de Médiacultures : la transidentité en télévision : une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010) (L’Harmattan, 2015), et Transidentités : ordre & panique de genre (L’Harmattan, 2015), ses travaux s’inscrivent dans les champs des études de genre, des études culturelles et des études transgenres. Ses recherches portent sur les constructions médiatiques des transidentités, sur les modèles de genre dans les médias, et les transféminismes. Louisa Mackenzie, codirectrice de ce volume, est Associate Professor of French Studies à l’Université de Washington, Seattle. Iel a également codirigé en 2019, avec Vinay Swamy, « Legitimizing ‘iel’ ? », un numéro spécial paru en ligne chez H-France Salon (volume 11, n° 14). Autaire de The Poetry of Place: Lyric, Landscape, and Ideology in Renaissance France (Presses universitaires de Toronto, 2010), et codirectrice (avec Stephanie Posthumus) de French Thinking about Animals (Presses universitaires de Michigan State, 2014), iel a aussi publié des articles sur des relations humaines-animales et les écologies françaises queer pendant la Renaissance. Logan O’Laughlin était dernièrement associé·e postdoctoral·e des études féministes de l’environnement à Duke University (Caroline du Nord) dans le programme des études de genre, sexualité et féministes. Iel enseigne à Seattle University et a écrit plusieurs articles sur la toxicité dans la culture populaire, en accordant une attention particulière à la façon dont les déversements toxiques co-articulent les espèces avec la race et le sexe. Blase Provitola est professeur adjoint de français à Trinity College (Connecticut) depuis 2019. Ses publications explorent la littérature postcoloniale (Romanic Review 106), la politique transgenre (Journal of Sexual Ethics and Politics 8) 253 Devenir non-binaire en français contemporain et l’activisme lesbien en France (numéro spécial de Modern and Contemporary France). Son project de livre actuel analyse l’impact du colonialisme et de la race sur la compréhension du désir et de l’identité sexuelle dans la production culturelle lesbienne et queer en France contemporaine. Vinay Swamy, codirecteur de ce volume, est professeur d’études françaises et francophones à Vassar College, et a été commissaire et organisateur du colloque « Legitimizing ‘iel’? » à Vassar les 6 et 7 avril 2018. Il a également codirigé en 2019, avec Louisa Mackenzie, « Legitimizing « iel » ? », un numéro spécial paru en ligne chez H-France Salon (volume 11, n° 14). Auteur de Interpreting the Republic: Marginalization and Belonging in Contemporary French Novels and Films (Lexington, 2011), il a aussi publié Screening Integration : Recasting Maghrebi Immigration in Contemporary France (University of Nebraska Press, 2011), dont une édition mise à jour a paru en France comme Les Écrans de l’intégration : L’immigration maghrébine dans le cinéma français (Presses Universitaires de Vincennes, 2015), tous deux codirigés avec Sylvie Durmelat (Georgetown University). Sa traduction du livre de Marcela Iacub a été publiée comme Through the Keyhole : A History of Sex, Space and Public Modesty in Modern France par Manchester University Press en 2016. Devenir non-binaire en français contemporain Durant ces dernières années, la visibilité des personnes nonbinaires qui revendiquent publiquement en anglais et en français leur identité au-delà du genre binaire s’est largement accrue. Alors que le singulier « they » a gagné la faveur de nombreuses personnes dans les espaces anglophones, les personnes francophones non-binaires ont dû faire face à d’autres défis concernant la langue et la syntaxe, étant donnée la nature binaire de la grammaire française elle-même. Ce volume collectif examine les tentatives récentes visant à mettre à la disposition de tout le monde une langue et des identités équitables, inclusives et expansives au sein des espaces linguistiques, culturels et pédagogiques francophones. De ce fait, Devenir non-binaire en français contemporain conteste l’idée reçue du genre non-conforme comme simple importation d’outre-Atlantique, d’un modèle identitaire à la base américaine. Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie Vinay Swamy est professeur d’études françaises et francophones à Vassar College, New York. Louisa Mackenzie est professeure associée d’études françaises à l’Université du Washington, Seattle. Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie 27,90 € Couverture : Alexis Amen ISBN 978-2-304-05242-8 Savoirs GENRE(S) ET CRÉATION