Devenir non-binaire en français contemporain
Vinay Swamy, Louisa Mackenzie
To cite this version:
Vinay Swamy, Louisa Mackenzie. Devenir non-binaire en français contemporain. Le Manuscrit, 2022,
Genre(s) et création, 9782304052428. hal-03562909
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Copyright
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
accrue. Alors que le singulier « they » a gagné la faveur de
nombreuses personnes dans les espaces anglophones, les
personnes francophones non-binaires ont dû faire face à
d’autres défis concernant la langue et la syntaxe, étant donnée
volume collectif examine les tentatives récentes visant à mettre
équitables, inclusives et expansives au sein des espaces
linguistiques, culturels et pédagogiques francophones. De ce
Sous la direction de
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Devenir non-binaire
en français contemporain
GENRE(S) ET CRÉATION
Devenir non-binaire
en français contemporain
Dans la même collection
Fictions documentées, Amarie Petitjean, 2020
Le Féminin chez J.-M.G Le Clézio, Christelle Sohy, 2010
Noirs secrets, Christiane Chaulet Achour, 2009
Féminité et expression de soi, Brigitte Riéra, 2008
Le corps à l’œuvre, Sylvie Brodziak, 2007
Pères en textes - Médias et Littérature, Christiane Chaulet Achour, 2006
Frontières des genres, Christiane Chaulet Achour, 2006
Conte et narration au féminin, Christiane Chaulet Achour, 2005
ISBN 978-2-304-05242-8
© janvier 2022
sous la Direction De
vinay swamy et louisa mackenzie
Devenir non-binaire
en français contemporain
Collection Genre(s) et création
Éditions Le Manuscrit
Paris
La collection
Genre(s) et création
À l’heure du combat pour la reconnaissance du droit à
l’autodétermination de l’identité de genre, la création, sous
toutes ses formes, demeure le lieu privilégié pour la révéler
et l’affirmer. Qu’elle soit littéraire, artistique ou scientifique,
il s’agit de questionner, de déconstruire, de subvertir les
classifications sociales et culturelles du féminin et du masculin
fabriquées par le système sexe/ genre binaire et normatif.
Cette collection se propose d’une part de publier en langue
française des ouvrages théoriques fondamentaux pour la
réflexion, d’autre part de faire connaître des travaux de
recherche susceptibles d’enrichir les savoirs et de dynamiser
les pratiques.
vii
Sommaire
Avant-propos
Karine Espineira
xiii
Introduction
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
1
1. « Le masculin l’emporte » : stratégies linguistiques et
politiques de genre dans les associations LGBT+ en France
Flora Bolter
21
2. Briser le silence, occuper l’absence : transféminismes
francophones et (in)justices épistémiques
Alexandre Baril
45
3. « Faut-il choisir ? » : non-binarité et transidentité dans les
cours de langue française
Blase A. Provitola
73
ix
Devenir non-binaire en français contemporain
4. Réflexions transnationales sur la corporéité des pronoms
non-binaires
Logan Natalie O’Laughlin
103
5. Variation interculturelle de la perception du spectre
masculin-féminin : indexation française et américaine
de la voix genrée
Maria Candea et LeAnn Brown
127
6. Par-delà la pensée binaire franco-américaine
sur le genre non-binaire
Louisa Mackenzie
155
7. Un déclic Gestalt pour la langue française :
arguments pour un genre non-binaire.
Vinay Swamy
187
8. Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
Louisa Mackenzie et Vinay Swamy
221
Glossaire
Remerciements
La publication de ce volume n’aurait pas été possible
sans la bienveillance et le soutien de plusieurs personnes et
institutions.
Notre reconnaissance profonde va à Simona Crippa
d’avoir présenté ce projet au comité scientifique des Éditions
Le Manuscrit, et à Sylvie Brodziak et ses collègues pour avoir
reconnu la pertinence du sujet, ce qui nous a permis de le
publier sous sa présente forme.
Notre gratitude va aussi à Domitille Carlier et à Clarisse
Faganello des Éditions Le Manuscrit pour nous avoir
accompagné·es tout au long de la préparation à la publication
du manuscrit, et à Alexis Amen pour avoir conçu la couverture
pour ce livre.
Les chapitres 2, 4, 5, 7 et 8 ont été publiés dans une
version antérieure en 2019 dans H-France Salon (n° 11, 14).
Nous tenons à remercier les éditeurs de H-France, David
Kamerling, Patrick Bray et Lia Brozgal, de nous avoir donné
la permission pour reprendre ce travail. Ces chapitres ont été
xi
Devenir non-binaire en français contemporain
entièrement revus et mis à jour avant d’être traduits, le cas
échéant, en français.
Une partie du chapitre 2, d’Alexandre Baril, a paru en
anglais en 2016 dans TSQ : Transgender Studies Quarterly, publié
par Duke University Press.
Nous voudrions aussi remercier Catriona LeBlanc et
Églantine Morvant dont la bonne volonté et l’esprit ouvert
ont tant enrichi nos échanges et nous ont permis d’établir
de manière collaborative la traduction en français des textes
parus dans les chapitres 2, 3, 4, 6 et 7.
Les fonds établis par Gabrielle Snyder Beck à Vassar
College, et ceux fournis par le doyen des humanités à
l’Université du Washington ont rendu possible la traduction
des chapitres rédigés en anglais. Pour ce soutien de nos
universités respectives, nous sommes très reconnaissant·es.
Nos remerciements sincères vont aussi à la commission
franco-américaine Fulbright pour avoir accordé à Vinay
Swamy le temps nécessaire pour travailler sur ce projet, et
au Simpson Center for the Humanities à l’Université de
Washington pour avoir accordé à Louisa Mackenzie une
bourse de recherche pour l’année universitaire 2021-22.
Avant tout, nous tenons à remercier nos étudiant·es, sans
qui cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour.
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Décembre 2021
Avant-propos
Karine Espineira
Pour une généalogie de la non-binarité : « trans-former »
l’utopie en réalité
Il est courant d’entendre ou de lire que telle mode ou tel
mouvement venu des États-Unis, influence en mal ou en
bien, la culture française. Ces discours sont inscrits dans la
culture politique et populaire, et entretiennent une forme
de tension avec l’idée d’une spécificité culturelle française,
depuis la création du ministère de la Culture confié à André
Malraux en 1959, par le Premier ministre Michel Debré,
sous la présidence du Général de Gaulle. On a interrogé
les anglicismes en termes d’enrichissement ou de danger
(Pergnier, 1989) tout en les inventoriant (Bonnaffé, 1920),
questionné l’influence du cinéma américain en termes
d’impérialisme et de culturalisme (Dupond, 2007 ; Bidaud,
2017 ; Conesa, 2018) ou encore pensé « l’américanisation » du
monde (Boltanski, 1981 ; Bossuat, 1992 ; Kuisel, 1993, 2001 ;
Sauvageau, 1999 ; Lescent-Giles, Barjot, Ferrière, 2002). On
xiii
Devenir non-binaire en français contemporain
en oublierait presque que le cinéma français, comme « passeur
culturel » et « agent d’influence » (Dubosclard, 2004), a
inspiré le cinéma américain, ou encore que la French Theory est
apparue dans les universités françaises dans les années 1960,
avant d’investir les universités américaines grâce à Simone de
Beauvoir, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Derrida,
Michel Foucault, Félix Guattari, Julia Kristeva ou encore
Monique Wittig, entre autres.
Ces dernières années, parmi les phénomènes qu’on pense
venus des États-Unis, le genderfluid (oscillation entre masculinité
et féminité), la cancel culture (culture de l’effacement) ou
call out culture (culture de la dénonciation), le « wokisme »
(conscience des injustices et des oppressions sur les
minorités). Dans les médias généraux, tous ces mouvements,
courants ou phénomènes, donnent lieu à des débats sur leurs
bienfaits ou leurs dérives. La non-binarité ne semble pas
connaître le même sort, pour l’instant du moins, en l’état de
nos connaissances1. Que des professeur·es états-unien·nes2
enseignant la langue française et les cultures francophones,
s’intéressent à nous, pays traversé par un certain complexe
(« c’est mieux ailleurs » ou « on est toujours en retard sur les
USA ») et par une certaine arrogance (« l’exception culturelle
française »), montre à quel point un phénomène est à la fois
individuel et collectif, général et spécifique, et que, de fait,
il n’y a pas de porte-drapeau ni de meneur quand les idées
dépassent les frontières réelles et symboliques.
Si la terminologie non-binaire est récente, doit-on dater
l’émergence des personnes et cultures non-binaires en
conséquence, et de fait, l’appréhender comme un phénomène
1 La polémique déclenchée par l’inclusion, dans l’édition en ligne du
dictionnaire Le Robert, de « iel » et quelques variantes, s’est produite trop
tard dans l’édition de ce texte pour en parler ici.
2 C’est l’occasion de remercier chaleureusement Louisa Mackenzie et
Vinay Swamy.
xiv
Avant-propos
générationnel et concernant uniquement la génération Z
(personnes nées entre 1997 et 2010) ? Pour donner une
perspective à ce questionnement, on peut se référer à la
chercheure indépendante transféministe non-binaire MaudYeuse Thomas, qui met à mal ce postulat, selon nous formulé
trop hâtivement par des sociologues dans les médias généraux
et communautaires, dans le contexte francophone.
Entre 2005 et 2007, Maud-Yeuse Thomas étend le
paradigme trans, le plus souvent cantonné à des perspectives
médicales et juridiques. Dans une communication intitulée
« La société binaire en question » donnée au colloque
international Les LGBTI : Évolution des représentations sociales
et révolutions culturelles3, elle interroge la société binaire et
fait usage du terme « intergenre », non pas pour se placer
dans un « 3e genre », mais pour déborder le système binaire
d’identification de genre, inapte en l’état, à traduire son vécu
et ses expériences de vie. Au-delà de cet exemple, il existe
probablement d’autres réflexions et pensées susceptibles
de s’inscrire dans une généalogie de la non-binarité. La
pertinence de cette généalogie s’affirme d’ailleurs avec des
études récentes sur la non-binarité, menées par de jeunes
chercheur·es parfois trans et/ou-binaires, dont Luciole
Cantournet, avec un travail intitulé La non-binarité au prisme des
trans studies (2021)4.
L’enquête de Bianca D.M. Wilson et d’Ilan H. Meyer
(William Institute, au sein de la faculté de Droit de l’Université
de Californie à Los Angeles)5, estime qu’aux États-Unis, sur
3 Dans le cadre des Universités d’été euroméditerranéennes des homosexualités (UEEH), 2007.
4 Il s’agit de l’une de mes étudiantes, qui a proposé cette étude dans un
mémoire du master 1 Études de genre, Université Paris 8. Ayant dirigé ce
travail, en partie inédit, il me semble important de lui attribuer l’idée de
cette généalogie.
5 Le Williams Institute est un centre de recherche sur l’orientation
sexuelle, l’identité de genre et les politiques publiques. Il se donne pour
xv
Devenir non-binaire en français contemporain
une population de 328 millions, environ 1,2 million seraient
des personnes non-binaires. L’enquête a notamment intégré
la génération X (personnes nées entre 1965 et 1980) et une
partie des baby-boomers (personnes nées entre 1946 et 1965).
En considérant la tranche d’âge des 52-59 ans, on relativise
à nouveau l’idée que la non-binarité ne concernerait que la
génération Z.
La question « qu’est-ce que le genre quand il n’est ni
exclusivement masculin ni exclusivement féminin ? », ne suffit
plus pour nommer et décrire les personnes non-binaires, qui
ne sont pas apparues soudainement. Le vécu non-binaire a
aussi une histoire qui dépasse l’émergence des terminologies,
à l’image de l’expérience de vie trans qu’on ne peut se
contenter d’expliquer par les progrès de la médecine. Les
travaux du médiéviste Clovis Maillet (2020) et de l’historienne
Gabrielle Houbre (2012) démontrent que, sans tomber dans
le piège des anachronismes, des vécus transgenres existent
depuis des siècles suivant des conditions sociohistoriques
données. Les « franchissements de genre » (Thomas, 2014)
ne peuvent donc se réduire aux opérations de Lili Elbe en
1930 ou de Christine Jorgensen en 1953 ni aux transitions
« homme vers femme ».
Comment nommer l’entre-deux, le mélange des deux ou
aucun des deux, sinon en engageant une entreprise de
déconstruction de la cisnormativité (Bauer & al., 2009), et
plus précisément de l’idée que toutes les personnes sont
cis (Buijs, 19956 ; Schilt et Westbrook, 2009 ; Enke, 2012 ;
Aultman, 2014) ? Est-ce que toutes les personnes deviennent
uniquement hétérosexuelles ? La réponse est négative bien
objectif de veiller « à ce que les faits – et non les stéréotypes – éclairent les
lois, les politiques et les décisions judiciaires qui touchent la communauté
LGBT ».
6 Communément, le terme est attribué au hollandais Carl Buijs, sur un
fil d’échanges (newsgroup). Voir par exemple : https://bit.ly/3DeOrMp.
xvi
Avant-propos
entendu. Il en va de même, pour la réponse à la question :
est-ce que tous les mâles et toutes les femelles deviennent
inéluctablement et irrémédiablement des garçons et des filles,
des hommes et des femmes ?
Les questions non-binaires entretiennent des liens avec les
questions trans, mais pour autant, on ne peut les confondre
au risque de plier les unes aux autres. Patricia Porchat indique
qu’avec le terme non-binaire il ne s’agit pas « de considérer
une transition d’un sexe vers un autre » (Porchat, 2020,
123), mais plutôt « l’idée d’un cheminement identitaire
vers un genre alternatif au genre assigné à la naissance »
(Poirier et al., 2019, 2)7. De son côté, Maud-Yeuse Thomas
questionne la définition que l’on retrouve couramment sur
Internet, se résumant à un « ni exclusivement masculin ni
exclusivement féminin », estimant que l’on entérine alors
« un fait, phénomène ou processus dans un jeu négatif à
somme nulle : ni-ni »8. Elle pose la question du risque du
cantonnement de la non-binarité à un artefact linguistique
socialement construit, pour les « contre » (les détracteurs),
sur l’idée d’un échec à être exclusivement dans le masculin
ou exclusivement dans le féminin. À sa suite, posons la
question : « que sont les masculinités et les féminités vues de
l’espace non-binaire ? » Afin de mettre l’accent non pas sur
l’exclusivité (être exclusivement l’un ou l’une), mais plutôt sur
la mise à distance de cet « autre genre » ou cet espace « hors
du genre », qui ne sont ni un échec, ni un arrachement, ni un
opposé, ni une idée folle, ni un effet de vogue ou de mode.
7 Cités par Patricia Porchat (2020).
8 Propos recueillis dans un entretien informel courant août 2021, dans le
cadre de deux projets. Celui de cet avant-propos et d’une co-écriture d’un
ouvrage à paraître aux éditions du Cavalier Bleu en 2022, ouvrage consacré aux idées reçues sur la transidentité et comportant plusieurs parties
sur la non-binarité.
xvii
Devenir non-binaire en français contemporain
Maud-Yeuse Thomas indique qu’à coups d’hypothèses
et d’hyperfocales, on risque de ne plus appréhender que
des microphénomènes des questions TNBI+9, réduits à
des questions d’individus, perçus comme contestataires,
perplexes ou perdus, éveillés ou délirants, etc. Ne risquet-on pas de passer à côté des phénomènes sociaux, des
questions sociales ? Pour illustrer cette idée, rappelons les
mots du psychologue-clinicien Tom Reucher : « La théorie
psychanalytique pense que la transsexualité est une question
individuelle et intérieure – ignorant donc les groupes et
mouvements politiques trans » (Reucher, 2005, 161). Ramené
à l’individu, sans héritage et donc sans mémoire et sans outil,
s’institue le « point zéro » où chacun·e est amené·e à penser
être le point de départ de « quelque chose d’impensé » dans
l’histoire d’une transgression (parfois infantilisée : « l’effet de
mode », « ça va passer ») de la société patriarcale. Les attaques
contre les personnes trans et non-binaires10, comportent
aussi des voix en faveur des mutilations sur les enfants
intersexes. On attribue aux TNBI+ les dégâts générés par la
mondialisation et les régimes ultra-libéralistes en les accusant
de mettre à mal les repères identitaires dont la civilisation
ne pourrait se passer. C’est oublier que les TNBI+ sont
aussi parties prenantes contre les effets du néolibéralisme,
9 Maud-Yeuse Thomas propose cet acronyme TNBI+ (trans-nonbinaire-intersexe et au-delà) pour redéfinir un agrégat politique et ontologique centré sur les questions de genre. L’insertion du I dans l’acronyme, n’efface pas les spécificités de l’intersexuation et ne doit pas être
considérée comme une assimilation, mais plutôt comme une marque de
solidarité.
10 On retrouve des actions et rhétoriques « anti-tnbi+ » dans des tribunes dans les médias, dans la constitution d’organismes et de guérillas
sur les réseaux sociaux, aussi bien en France qu’aux États-Unis, qu’en
Argentine, au Canada, ou encore en Espagne, entre autres pays. Dans un
sondage international récent mené par YouGov dans 8 pays, la France
s’impose comme l’état le moins tolérant face aux questions LGBT+ (voir
Neonmag.fr : https://bit.ly/2WZPUXE).
xviii
Avant-propos
des dégâts de l’activité humaine sur la planète, etc., car ces
générations sont souvent engagées sur plusieurs sujets.
Pour les tenants d’un ordre moral et d’un ordre des
genres, plutôt que de suivre une analyse des déconstructions
(de nos modes de vie, du patriarcat, des discriminations,
etc.) et envisager un nouveau point de départ, de nouvelles
réflexions et de reconstructions, on préfère parler de dérives
narcissiques et de déviances à la fois individuelles et sociales,
dont l’usufruit (narcissique) va à celui qui « poussera toujours
plus loin la négation du donné naturel et culturel » (Levet,
2014, 84).
La non-binarité et les personnes non-binaires, militantes
ou non, proposent donc des vécus différents auxquels
correspondent aussi une grande créativité lexicale et des
formes pronominales, dont les sciences sociales, les études
de genre et les études transgenres11, entre autres, prennent la
mesure. Il faut donc composer avec la langue française, qui
est une « technologie de genre », pour nous appuyer/inspirer
de la notion de Teresa de Lauretis ([1987] 2007), considérant
que cette langue binaire utilisant deux genres grammaticaux :
le masculin et le féminin, représente le genre, le produit et
reproduit continuellement. La célèbre règle grammaticale
aux accents de norme et de maxime (une règle morale) : « le
féminin l’emporte toujours sur le masculin », a décidément la
peau dure.
Dans l’article « Binarité du genre grammatical – binarité
des écritures ? », Daniel Elmiger écrit : « Autrefois, c’étaient
d’abord les femmes qui dénonçaient un excès de marques au
masculin ; aujourd’hui, ce sont d’autres groupes (personnes
trans*, intersexes, etc.) qui remettent en question plus
fondamentalement la dimension binaire du système des
11 Les trans studies francophones sont émergentes, mais donnent lieu à
des confusions sur lesquelles je reviens dans de nombreux travaux, certains sont référencés en bibliographie.
xix
Devenir non-binaire en français contemporain
genres » (2017, en ligne). La langue est « un outil de médiation
non-neutre entre représentations, formes linguistiques
et société » (Chetcuti & Greco, 2012, 11) et le théâtre de
glissements du lexique médiatique (Espineira, 2015), qui sont
des illustrations des tensions entre les mots et discours de
ceux·celles qui nomment et des mots et discours de ceux·celles
qui sont nommé·es au fil des constructions culturelles et des
luttes pour l’égalité des droits. Pour ainsi dire, rien de plus
normal que différents groupes investissent « la face cachée
du genre » (Chetcuti & Greco, 2012) pour « atteindre l’utopie
que le français inclusif ne fait pour l’instant que pointer du
doigt : une langue sans hiérarchie entre les représentations
symboliques et sociales qui sont associées aux genres
grammaticaux » (Alpheratz, 2019, 19).
Dans le même temps, les résistances à l’écriture inclusive
comme à une réforme grammaticale s’affirment toujours
davantage. Le 26 octobre 2017, l’Académie française,
institution créée en 1634 (officialisée en 1635 par le cardinal
de Richelieu), définit la langue française par l’élaboration de
son dictionnaire et fixe [ou « fige » ?] l’usage du français, publie
une déclaration concernant « l’écriture dite “inclusive” ». À
l’unanimité, « les immortels » s’opposent à la diffusion de
« l’écriture inclusive » et surtout à ce qu’elle devienne une
norme. Au-delà des bancs de l’Académie française, les
arguments convoqués sont souvent les mêmes : prolifération
des marques orthographiques, nouvelles syntaxes, langue
inutilement complexifiée, illisibilité, inapprentissable ou
encore incompréhension des objectifs poursuivis par des
militant·es. L’institution, qui se veut garante de la codification
des évolutions et innovations de la langue, se dit moins
préoccupée par la norme que par l’avenir. On parle même
d’un « péril mortel » pour la langue française que l’on va
jusqu’à placer sur l’échiquier d’une concurrence culturelle,
puisqu’accepter cette évolution serait contre-productif et
xx
Avant-propos
seul « au bénéfice d’autres langues qui en tireront profit pour
prévaloir sur la planète » (academie-francaise.fr, 2017).
L’année 2021 a été riche en positionnement contre
l’écriture inclusive, et pour mémoire, dans le même temps,
proliféraient des tribunes antitrans dans la presse.
Le 4 février 2021, Le Figaro publie l’enquête « Comment
l’écriture inclusive prend le pouvoir à l’université » (Claire
Conruyt et Wally Bordas). Dans les grandes lignes, on indique
que les syndicats, les organisations étudiantes, les militants,
les enseignants, des administrations, sont autant d’acteurs de
l’enseignement supérieur faisant « pression pour que cette
graphie, jugée “plus inclusive” pour les femmes, devienne la
norme ». On souligne une pratique ne faisant pas l’unanimité.
On ne peut ne pas penser aux nombreuses attaques dont
l’université française est l’objet depuis les débats sur « la
théorie de genre » (depuis le début des années 2000) jusqu’aux
mises en cause des approches intersectionnelles et la chasse à
l’islamogauchisme12.
Quelques jours plus tard, le 17 février 2021, la presse se
fait cette fois l’écho de la proposition de loi de 60 députés
pour interdire l’usage de l’écriture inclusive dans les
documents administratifs. Par la voix du député de la
majorité François Jolivet, cette écriture est qualifiée de
« choix personnel et militant ». Sont mobilisés des arguments
identifiés précédemment, dont celui d’une langue dont
l’apprentissage serait complexifié. Par ailleurs, l’écriture
inclusive n’est pas seulement renvoyée à de la militance, mais
aussi à un phénomène minoritaire (« en rien majoritaire »)
brouillant les messages. L’appel s’appuie sur une expertise de
12 Pour prendre la mesure de ce phénomène, je recommande fortement
les captations et actes du colloque international « La savante et le politique. Défense et illustration des libertés académiques » (7-10 juin 2021),
organisé par Caroline Ibos et Éric Fassin (LEGS, Université Paris 8).
L’ensemble des documents sera librement disponible sur mediapart.fr.
xxi
Devenir non-binaire en français contemporain
la dyslexie, dyspraxie et dysphasie inquiète des « difficultés
supplémentaires engendrées par cette forme d’écriture ».
Le troisième temps d’une histoire toujours en train de se
faire, a lieu le 6 mai 2021. Jean-Michel Blanquer, ministre
de l’Éducation nationale entre en scène avec autorité sur la
base d’une circulaire parue au Bulletin officiel de l’éducation
nationale. Il a « tranché » reprend la presse : l’écriture inclusive
n’a pas lieu d’être, ni dans les pratiques d’enseignement, ni
dans les documents administratifs ministériels. Sa « pratique
linguistique » est interdite à l’école et le point médian reste
cantonné à un débat politique, comme le souligne le linguiste
Christophe Benziton, auteur de l’ouvrage Qui veut la peau du
français ? et invité dans les médias à cette occasion.
À la suite de beaucoup d’autres, il indique que l’écriture
inclusive ou « l’écriture non-sexiste » ne doit pas être
impliquée dans la question des enjeux de l’apprentissage,
mais plutôt l’orthographe de la langue elle-même, qui reste
figée dans sa norme écrite depuis des siècles, contrairement
à la forme orale qui ne cesse d’évoluer et dont ne prend pas
acte de l’évolution. Dans une interview pour le quotidien
Les Échos, Caroline Paboeuf (experte linguiste) écrit « une
langue doit avant tout ressembler à son pays, et non pas
devenir le symbole d’un temps et d’une mentalité révolus »
(2018). Dans le climat conservateur actuel, qui ne se limite
pas aux questions de la langue, comment envisager que les
gardiens de la langue et les politiques prennent connaissance
du « système al » (pronom de genre neutre al)13 proposé par
Alpheratz ?
À la fois conclusion et ouverture, les propos de Marie
Loison-Leruste, Gwenaëlle Perrier, Camille Noûs, dans leur
introduction du dossier « Le langage inclusif est politique :
une spécificité française ? » des Cahiers du Genre, nous
13 Lire Alpheratz, Grammaire du français inclusif, éditions Vent Solars,
2018.
xxii
Avant-propos
paraissent important pour résumer les enjeux de la langue et
du genre : « il est important d’éclairer les conditions politiques
et sociales dans lesquelles le langage non-sexiste devient
l’objet de débats publics » et elles précisent avec optimisme :
« Quels que soient les pays ou les époques, les résistances à ce
langage s’expriment en effet dans des contextes où la norme
d’égalité des sexes progresse » (Loison-Leruste, Perrier
& Noûs, 2020, 9). En attendant que langue et esprits se
« défigent », les didacticiels de l’écriture inclusive, « les petits
dicos » du français inclusif, les guides, etc., sont nécessaires
pour peser sur le langage et défaire ses dimensions sexistes,
tout comme pour créer des espaces lexicaux, sémantiques et
de représentations aux personnes non-binaires, entre autres,
afin de refléter la diversité des vécus et des expériences de vie.
Références citées
alpheratz, 2018. « Français inclusif : conceptualisation
et analyse linguistique », SHS Web of Conferences, n° 46.
DOI : 10.1051/shsconf/20184613003.
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biDauD, Anne-Marie, 2017. Hollywood et le rêve américain – Cinéma
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bonnaffé, Édouard, 1920. L’Anglicisme et l’angloaméricanisme
dans la langue française : dictionnaire étymologique et historique des
anglicismes, Paris, Delagrave.
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Devenir non-binaire en français contemporain
bossuat, Gérard, 1992. La France, l’aide américaine et la construction
européenne, 1944-1954, Paris, Imprimerie nationale/
Comité pour l’histoire économique et financière de la
France.
cantournet, Luciole, 2021. La non-binarité au prisme des trans
studies, Master 1 Études de genre, Université Paris 8, sous
la direction de Karine Espineira.
chetcuti, Natacha et Greco, Luca (dir.), 2012. La Face
cachée du genre : Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses
Sorbonne nouvelle.
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Introduction
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Comment dit-on « they » en français ? Au cours des
dernières années, nos étudiant·es américain·es, anglophones
et inscrit·es dans les cours de français à l’université ont
commencé à poser cette question apparemment simple.
Une question qui ne se réfère pourtant pas au sujet pluriel
à la troisième personne, mais plutôt – suivant l’usage de
plus en plus courant, surtout dans les cercles universitaires
et/ou militants, aux État-Unis et ailleurs dans le monde
anglophone – au pronom singulier à la troisième personne
qui désigne un sujet non-binaire1. Toutefois, le défi en français
est clair : la nature rigoureusement bigenrée de la grammaire
1 Pour désigner un genre vécu et éprouvé en dehors du schéma masculin/féminin, il existe de nombreuses étiquettes – neutre ou neutrois, agenre, genderqueer/genderfluid (souvent en anglais – détail qui ne passera pas
inaperçu dans les contributions qui suivent), androgyne, et bien d’autres.
Sans vouloir niveler ces différences, nous avons privilégié « non-binaire »
aussi bien comme terme générique qui englobe les mots mentionnés
ci-dessus, que par souci d’économie, et par stratégie puisque c’est le terme
le plus susceptible d’être reconnu par un grand public.
1
Devenir non-binaire en français contemporain
française moderne semble rendre littéralement inexprimable
le genre en dehors du binaire, et c’est ce que la plupart des
professeurs expliquent à leurs étudiant·es. Ainsi, comme le
dit de façon humoristique Sophie Labelle2, parler en français,
c’est se genrer soi-même ainsi que « chaque objet dans la
pièce, et tout le monde dans un rayon de vingt kilomètres »3.
En cherchant à répondre à ce qui s’était présenté, de
prime abord, comme une question de langue (il s’agissait
tout simplement de traduire « they »), nous nous sommes
vite trouvé·es confronté·es à d’autres enjeux de grande
envergure, d’ordre culturel et politique. Autrement dit, le fait
qu’il n’y ait pas de réponse toute faite à cette question de la
traduction révèle nécessairement d’autres pistes d’enquête.
Les innovations linguistiques comptent, bien sûr, et font
partie intégrante de notre projet. Mais elles sont loin d’en
être le point de mire. Une exploration des expressions et des
revendications non-binaires dans ces multiples registres nous
a conduit·es à mener à terme plusieurs itérations du projet
décrites plus loin, dont ce livre, Devenir non-binaire en français
contemporain constitue le développement le plus récent.
S’est ajoutée à la première, pour devenir la pierre
angulaire du projet, la question suivante : comment les
personnes non-binaires francophones pensent-elles, viventelles, expriment-elles leur genre ? Notre point de départ est
ontologique : les personnes non-binaires existent, depuis
longtemps, et vivent dans plusieurs espaces géographiques et
culturels4. Leur existence précède les formations identitaires
2 Artiste trans et bilingue d’origine québécoise, Sophie Labelle est la plus
connue pour ses bandes dessinées publiées en ligne : Assignée garçon, et la
version en anglais Assigned Male.
3 Sophie Labelle, Assignée garçon. Planche 118.
4 On peut reconnaître, parmi de nombreux groupes culturels traditionnellement non-binaires – ou de troisièmes genre surtout dans d’autres
cultures non-européennes – les Hijras en Asie du Sud (Bangladesh, Bhutan, Inde, Népal, Pakistan, Sri Lanka), les Bissus d’Indonésie, les Fa’afa-
2
Introduction
contemporaines qui, vues de l’extérieur, semblent être une
mode, en l’occurrence une mode américaine. Or, quand on
se met à l’écoute des personnes non-binaires, on comprend
que leur genre leur est essentiel, avec toutes les résonances de
ce mot, et qu’iels5 ne font que trouver dans la culture nonbinaire émergente des possibilités rétroactives d’expression
(« j’ai toujours été non-binaire, mais ce n’est que récemment
que je l’ai reconnu »). Un important travail de la part
d’historien·nes commence à démontrer que ce que nous
appellerions aujourd’hui un trouble, ou un non-conformisme
dans le genre, a toujours été connu, sous d’autres noms bien
sûr : Clovis Maillet (2020) par exemple voit dans le régime
de genre médiéval européen une « non-binarité binaire » ou
une fluidité de genre ; un ouvrage paru récemment sur le
genre des hagiographies évoque à plusieurs reprises la nonbinarité (Spencer-Hall et Gutt, 2021), pour ne pas parler de
nombreuses recherches sur les figures de l’androgyne ou de
l’hermaphrodite (Closson et al., 2013). Des autrices telles que
Monique Wittig (1973), Anne Garréta (1986) et autres, ont
exploré la gamme du genre dans leurs projets littéraires, et
Thierry Hoquet, ayant déjà proposé le pronom ille en 2011,
ajoute un sérieux poids biophilosophique à la question du
genre non-binaire (2016).
fines de Polynésie ou bien les personnes autochtones d’Amérique du
Nord, dites bispirituelles (two-spirit).
5 Dans ce volume, nous adoptons en règle générale l’écriture inclusive
binaire ; cependant par moments les lectaires avertiz remarqueront des
formes grammaticales alternatives qui sont des formes proposées ou en
usage chez les personnes non-binaires. En novembre 2021, à l’heure de
la correction des épreuves de ce texte, les Éditions Le Robert ont inclus
pour la première fois dans leur dictionnaire en ligne une définition du
terme iel, citant l’usage en croissance (quoique toujours rare) ; cette reconnaissance a déclenché une polémique en France. Voir la définition au
site suivant : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel. Pour une
analyse de ce débat à droite et à gauche, voir entre autres, les articles parus dans Le Figaro (Develey et al, 2021) et dans Libération (Moysan 2021).
3
Devenir non-binaire en français contemporain
Si elle a toujours existé, mutatis mutandis, la non-binarité
semble plus que jamais à l’ordre du jour (Müller, 2020).
Désormais, même les médias grand public en Europe
francophone (Belgique, France, Suisse) et au Canada
couvrent – surtout sur leurs plateformes en ligne – le point
de vue des individus non-binaires pour révéler les défis
auxquels ces personnes sont confrontées (Quentel, 2018),
même si leurs explications restent parfois ancrées, comme
le fait remarquer le collectif non-binaire, dans un cadre de
compréhension binaire, « entre confusions majeures et
irrespect » (CNB, 2021). Karine Espineira, dans son avantpropos à ce volume, fait remarquer que cette visibilité s’ajoute
à la longue histoire du militantisme trans sans s’y opposer : le
neutre, le non-binaire, l’agenre etc. n’invalident pas le devenir
des personnes trans dites « binaires », mais s’y ajoutent en
tant qu’autre genre tout aussi valable. Pour exprimer ce
genre, malgré les contraintes linguistiques imposées par la
grammaire et la binarité de la langue – et peut-être même à
cause d’elles –, depuis quelques années, les personnes nonbinaires francophones confrontent le défi de la visibilité de
manière créative. Certaines d’entre elles ont commencé à
adopter des néo-pronoms tels que iel, al, ul ou ille dans des
espaces trans-positifs et même au-delà. Iels emploient les
outils culturels, sociaux et linguistiques à leur disposition afin
de concevoir et d’exprimer leurs genres, et pour revendiquer
une certaine visibilité jusqu’à présent occultée par les normes
sociales. Ces expressions prennent une grande variété de
formes : des interventions savantes et linguistiques aux
artefacts littéraires ; des bandes dessinées sur le Web aux blogs
analytiques ; des communautés activistes aux documentaires
et à d’autres interventions médiatiques. Il suffit de se pencher
sur ces espaces publics émergents – virtuels ou réels – pour
observer ce discours débattu, sinon déjà adopté, et pour
assister à une mutation profonde en cours de l’expression
francophone vers la possibilité d’une reconnaissance et
4
Introduction
légitimité des identités non-binaires. Ainsi visons-nous à
décrire et à analyser un processus social de formation et
d’affirmation identitaire qui est déjà en cours, et à fournir
à notre public une gamme diverse d’idées, de perspectives
et de ressources qui pourraient être utiles dans les espaces
anglophones et francophones, et entre les deux.
Les voies de « légitimation » des identités non-binaires
s’étendent très vite au-delà des simples questions linguistiques
pour révéler des enjeux plus profonds sur la construction et
sur la légitimité de l’identité francophone non-binaire : enjeux
à la fois contestés et traçables dans la culture populaire tout
comme dans le champ académique. Ces développements sont
certes liés à la non-binarité anglophone, ce qui rend impératif
que toute considération de ces questions en contexte
francophone soit consciente de ces éléments comparatifs et
transnationaux. Toutefois, les déclinaisons de la revendication
promue par ses adeptes en français restent immanentes et
spécifiques à la culture et à la politique française ; ainsi nous
a-t-il semblé important, après avoir publié en anglais sur le
sujet, non seulement de présenter le projet directement à un
lectorat français, mais aussi, par moments, de le repenser.
Nous ne visons pas une voix « authentiquement » française
ni anglaise d’ailleurs ; telle n’est pas notre vision de l’échange
intellectuel. Nous ne voulons pas non plus consolider le
cadre oppositionnel qui consisterait à toujours chercher ce
qui sépare les sphères anglophone et francophone, préférant
une vision plus hybride des rapports transatlantiques. Notre
projet propose ainsi un modeste contrepoids conceptuel
à celui, plus abstrait et ambitieux, d’Éric Marty (2021) qui
met en contraste la théorie de genre avec ce qu’il appelle, en
anglais dans le texte, le gender, qui reste pour lui une « invention
américaine » d’ailleurs « intraduisible » en français (12). Les
propos de Marty nous interpellent d’autant plus qu’il accorde
un rôle important au « Neutre », articulé comme une sorte
5
Devenir non-binaire en français contemporain
de « silence du genre » (32), une façon de penser au-delà de
la binarité, une figure conceptuelle ; mais le neutre n’est pas
chez Marty un genre vécu sauf, peut-être, en ce qu’il trouble
le devenir des personnes trans (496). Par contre, nous nous
intéresserons ici aux identités vécues des personnes qui se
disent non-binaires en français : pour nous, le neutre est un
genre vécu.
Nous restons sensibles au risque que nous courons
d’être rejeté·es comme étant nous-mêmes des avatars du
gender, pragmatiques et militant·es avant tout. Il est vrai
que le présent ouvrage trouve sa genèse dans un contexte
anglophone et que nous nous intéressons au vécu matériel
des personnes trans et non-binaires (souci partagé quand
même par bien des francophones !) Or, nous avons comme
objectif de respecter, de souligner et d’analyser aussi bien
les différences et les divergences que les confluences
interculturelles. Ainsi, si nous ne privilégions pas une pensée
analogique qui chercherait simplement des « équivalents » en
français d’un discours d’ores et déjà établi en anglais, nous
indiquerons aussi et parfois des convergences, des moments
où une personne francophone pourrait se reconnaître dans
les discours non-binaires anglais, et vice-versa ; nous avons
pour but de mettre en relief plutôt les espaces hybrides entre
langues, cultures vécues, et traditions intellectuelles.
Force est de constater que le point de départ du projet
lui-même était une tentative de troubler la proposition qu’il
existe de simples équivalents en français des pronoms nonbinaires anglais, et que cette tentative elle-même répondait à
un moment culturel assez particulier aux États-Unis. Tout a
commencé pour nous en 2015, à un moment où la transition
dramatique et très publique de la star de télé-réalité Caitlyn
Jenner captivait les médias états-uniens, et la législature de
l’État du Tennessee débattait formellement de la possibilité
de restreindre le financement de ses universités publiques
6
Introduction
qui permettaient aux étudiant·es de choisir des pronoms
neutres (Somaiya, 2015 ; Tamburin, 2015). Dans ce contexte
de visibilité trans accrue6, les étudiant·es de Vassar College
ont fait une demande apparemment simple au département
d’études françaises et francophones : iels voulaient la
possibilité d’assumer les équivalents français de « they »,
« them » et « theirs », les trois pronoms à la troisième personne,
alternatives les plus populaires au singulier pour les pronoms
conventionnels « she », « him/her » et « his/hers ». Bien que
les professeur·es du département aient été favorables à la
demande, la nature bigenrée de la langue française (masculine
ou féminine uniquement) a rendu impossible de fournir une
réponse facile, sans adopter de nouveaux pronoms (tels qu’iel,
yel, al, ul ou ille), avec tous les changements grammaticaux
associés. Outre ce défi, nous étions également confrontés
à la question de notre propre autorité à changer le français,
car cette langue est, tout simplement, notre objet d’étude.
S’ajoutaient à cette question les considérations pratiques de
pédagogie : tous·tes les étudiant·es devraient-iels apprendre
les néo-pronoms ? Que se passerait-il lorsqu’iels étudiaient
à l’étranger dans des contextes francophones ? En 2018, à
l’initiative de Vinay Swamy, le département d’études françaises
et francophones de Vassar Collège a parrainé un symposium
de deux jours au cours duquel étudiant·es, militant·es,
chercheur·es et artistes se sont réuni·es pour réfléchir à
ces questions d’expression non-binaire en français surtout
dans les domaines pédagogiques et culturels. L’événement
a été bien reçu par les étudiant·es et les professeur·es
de plusieurs universités du Nord-Est des États-Unis, ce
qui nous a poussé·es à fonder un forum de discussion en
ligne regroupant les ressources pédagogiques pour les
professeur·es de la langue française aux États-Unis. En outre,
6 Nous n’opposons pas trans et non-binaire, tout en reconnaissant que
ces deux groupes ont plus de convergences que de divergences dans leurs
revendications sociales, malgré les tensions possibles entre eux.
7
Devenir non-binaire en français contemporain
le symposium a porté ses fruits en nous permettant de publier
en ligne Legitimizing iel ?, un numéro spécial de H-France
Salon, comme deuxième avatar de notre collaboration7.
Tout en se basant sur cette dernière itération en anglais,
Devenir non-binaire renouvelle les approches développées dans
les versions antécédentes pour offrir un nouveau regard sur
les questions non-binaires. De ce fait, il a comme objectif
principal de donner accès à un public francophone des propos
jusqu’à présent inédits dans la langue française. Il comprend
sept contributions dont trois entièrement nouvelles, et
d’autres mises à jour par leurs autaires. Chaque contribution
met en avant différents enjeux – linguistiques, culturels, voire
politiques – des revendications des personnes trans et nonbinaires. Finalement, pour compléter ce volume, li linguiste et
autaire Alpheratz8 a accepté de répondre à des questions dans
un entretien écrit, ce qui met en avant les réflexions d’une
personne non-binaire francophone engagée à la fois dans la
création culturelle et linguistique.
Une partie de notre lectorat verra des parallèles entre ces
conversations et les débats autour de l’écriture inclusive9. Afin
7 H-France Salon no 11, 14 juillet 2019. Aux USA, dans le cadre d’une réflexion sur la pédagogie du FLE en particulier, les travaux de Kris Knisely
offrent de nombreuses stratégies d’enseignement inclusives en français.
En plus de ses publications dans les revues scientifiques, Knisely met
à disposition au public intéressé de nombreuses ressources sur son site
Web, https://www.krisknisely.com.
8 Sur son site et sous la rubrique « Linguistique », Alpheratz propose
un système inclusif et neutre avec de différents néologismes, y compris
autaire, et l’article défini « li ». https://www.alpheratz.fr/.
9 Comme l’explique Vinay Swamy dans son chapitre dans ce volume,
l’écriture inclusive fait polémique depuis 2017, surtout en France, il s’agit
d’un mouvement féministe pour la réforme de la langue française qui
prône la féminisation explicite comme correctif à une surmasculinisation
introduite en français moderne depuis le xviiie siècle. Cette forme d’écriture insiste sur la féminisation des professions (cheffe, professeure, autrice), l’inclusion des mots épicènes (qui ne changent pas de forme selon
8
Introduction
d’embrasser, socialement et linguistiquement, les identités de
genre ni masculines ni féminines, le langage non-binaire fait
appel aussi, à certains égards, à une extension des principes
de l’écriture inclusive. Certes, le français inclusif non-binaire
soulève la question de savoir comment la langue reflète et crée la
réalité sociale, tout comme les partisan·es de l’écriture inclusive
pensent que la préférence grammaticale pour le masculin dans
une langue bigenre a des conséquences réelles pour les individus
de sexe féminin dans la société française. Plusieurs de nos
contributions abordent les comparaisons et les contrastes entre
l’écriture inclusive et le langage non-binaire. Il est important de
garder à l’esprit l’extraordinaire pouvoir socioculturel du modèle
prescriptif de la linguistique dans le monde francophone,
et le statut particulier de l’Académie française. La première
réponse de l’Académie du 26 octobre 2017 à « l’écriture dite
“inclusive” » indiquait clairement qu’elle considérait toute
refonte du genre grammatical au nom du changement social
comme un « péril mortel » pour la langue (Académie française,
2017). Néanmoins, l’institution a par la suite voté pour adopter
la féminisation des titres et des professions le 28 février 2019.
Dans cette optique, il est clair que la lutte pour étendre
l’inclusion au-delà du binaire sera confrontée à des défis
institutionnels encore plus difficiles. Bon nombre des réponses
hostiles au projet non-binaire d’Alpheratz pour une grammaire
inclusive du genre ainsi que la polémique déclenchée par la
récente entrée des néo-pronoms dans Le Petit Robert en ligne,
donnent une idée de la résistance enracinée que rencontrerait
une telle démarche. Si la légitimation institutionnelle n’est pas
nécessairement l’objectif de toutes les personnes francophones
le genre des individus désignés comme « les personnes », ou « les élèves »)
et aussi sur les signes pour signaler toute hétérogénéité (binaire, pour la
plupart), dans la composition de sujets pluriels mixtes (par exemple au
lieu d’écrire « les étudiants », l’on préfère « les étudiants et les étudiantes »,
ou « les étudiant·es » pour faire court la double flexion qui se lirait toujours à l’oral avec la conjonction « et »). Pour plus de détails, voir le Manuel
d’écriture inclusive de Raphaël Haddad (2019).
9
Devenir non-binaire en français contemporain
non-binaires, celles qui souhaiteraient au moins voir une
reconnaissance formelle d’une option de pronom non-binaire
doivent réfléchir tactiquement à la manière de procéder. À la
lumière de ces évolutions, les contributions de cet ouvrage
se penchent sur divers aspects liés aux débats politiques et
culturels évoqués par la perspective d’une reconnaissance
linguistique des identités non-conformes de genre de part et
d’autre de l’océan Atlantique afin de développer, nuancer et
enrichir notre compréhension des enjeux.
Si les essais rassemblés ici soulèvent plus de questions
qu’ils n’en résolvent, c’est par dessein ; la « légitimation » sousentendue dans le mot « devenir » du titre est à la fois ironique
et interrogative, marquant une distance critique, quoique
troublée, par rapport aux implications conventionnelles.
Toutefois, la légitimité n’est pas tant un état stable qu’un
« devenir », comme le reconnaissent les Deleuziens parmi
nous, un processus contesté plutôt qu’un résultat atteint.
En français et en anglais, et particulièrement entre les deux,
les contributions à ce livre collectif tracent diversement le
devenir-légitime de l’inclusivité de genre au-delà du binaire et
au-delà de l’écriture inclusive. Il nous incombe à chacun·e de
reconnaître le pouvoir constitutif qu’ont les discours publics
et les institutions sociales sur la confiance et le bien-être
matériel des individus, quel que soit le rapport perçu entre
ces individus et les processus d’identification sociopolitique.
Ainsi, alors que les contributions à ce volume soutiennent
diversement une acceptation sociale plus large du langage
non-binaire, elles le font avec la conscience que de tels
changements linguistiques comportent leurs propres risques
de hiérarchisation.
Alors que les politiques queer et de genre ont reçu, de
manière générale, une attention bien méritée dans les espaces
académiques francophones, moins d’attention a été accordée
aux effets des limitations linguistiques d’une langue comme
10
Introduction
le français sur la politique du discours queer10. Contrairement
à l’expérience anglophone américaine, le manque de
pronoms non-binaires similaires répandus en France peut
éventuellement être attribué en partie au rôle important que
joue la langue dans la formation de l’identité républicaine
française. Ainsi, les essais de ce volume exploreront dans
quelle mesure la préférence linguistique hégémonique pour
le genre masculin, et l’attachement linguistique aux structures
grammaticales binaires du genre, ont pesé sur les intérêts
variés de la communauté trans et non-binaire francophone
dans la promotion du choix des pronoms en particulier, et
l’inclusivité en général, au-delà du binaire. De plus, cela soulève
la question plus large de savoir dans quelle mesure de tels outils
linguistiques sont fondamentaux à la légitimation d’ un espace
politique pour les membres non-binaires (et trans) au sein de
la société française ou américaine. Les contributions à cette
édition française représentent des explorations de ces questions
qui comprennent une variété d’approches disciplinaires.
Flora Bolter, dans le premier chapitre intitulé « “Le masculin
l’emporte” : évolution des stratégies linguistique et politiques
de genre dans les associations LGBT+ en France », présente
un aperçu de la situation actuelle en France et préconise
l’ouverture d’un dialogue sur l’inclusivité à la fois pour les
groupes traditionnellement genrés ainsi que pour les individus
non-conformes. Compte tenu du cadre linguistique rigide de
la langue française, elle considère les différentes stratégies
utilisées par les associations LGBTQ+ en France dans leurs
tentatives de créer une langue équitable pour tout individu,
10 Des exceptions existent pourtant ; voir par exemple les contributions de Barbara Bullock (2001) ; Alexandre Duchêne & Claudine Moïse
(2011) ; Marie-Emile Lorenzi (2017) et Luca Greco (2018). De même, on
peut compter dans ce groupe, entre autres, les ouvrages créatifs de Monique Wittig (1973) ; Anne Garréta (1986) ; Thierry Hoquet (2011) ; Katy
Barasc & Michèle Causse (2014) et Alpheratz (2015).
11
Devenir non-binaire en français contemporain
quel que soit son genre. Elle conclut par des observations
sur les réponses individuelles des personnes de genre nonconforme aux défis posés par la binarité linguistique française
afin de dévoiler les nuances contextuelles (professionnelles,
familiales, sociales, intimes) dans leurs façons de créer un
espace linguistique inclusif.
Dans « Briser le silence, occuper l’absence : transféminismes
francophones et (in)justices épistémiques » Alexandre Baril
nous fournit une réflexion à deux temps sur les enjeux
linguistiques et politiques des questions trans en(tre)
deux langues, et dans différents espaces institutionnels et
militants. Lui-même chercheur transféministe bilingue dans
un pays ayant deux langues officielles, Baril trace l’origine
et le parcours de son texte traduit et retraduit en différents
contextes et espaces, pour réfléchir aux différences, aux
tensions, non seulement entre les langues, mais aussi entre
les espaces féministes et les revendications trans. À partir
du cadre offert par les études du handicap, il propose que
même si les personnes trans sont souvent « accommodées »
dans les espaces féministes, ces derniers demeurent toutefois
« inaccessibles », car non accueillants. Il se penche sur la
spécificité des politiques féministes francophones qui,
même au niveau des changements linguistiques, rend visible
l’exclusion des féministes de genre non-conforme ou
masculin. On ne dépassera pas les tensions entre féminisme
et transféminisme, selon Baril, tant qu’on n’aura pas avoué les
façons dont les exclusions se reproduisent au sein des langues
et des institutions.
La contribution de Blase Provitola, « “Faut-il choisir ?” :
non-binarité et transidentité dans les cours de langue
française », offre une perspective multisituée sur l’accès
et l’inclusion des personnes trans dans la salle de classe
française, en France et aux États-Unis. Provitola montre
le besoin urgent d’alliances des individus trans et cisgenres
12
Introduction
dans les établissements d’enseignement et au-delà, et partage
des stratégies spécifiques issues de sa propre pratique
pédagogique qui pourraient aider à contourner les défis posés
par le gouffre entre le binaire et le non-binaire. Provitola
nous rappelle les conséquences réelles de l’exclusion pour les
personnes transgenres, affirmant que les pronoms sont un
signifiant essentiel de l’inclusion et que les meilleures pratiques
concernant les pronoms et les noms doivent s’accompagner
d’un engagement plus large envers la justice trans.
Dans son chapitre « Réflexions transnationales sur la
corporéité des pronoms non-binaires », Logan O’Laughlin
réfléchit aux implications de l’imagerie corporelle utilisée
pour décrire le langage. Si le langage est un corps qui
peut être marqué, qu’en est-il de ces vrais corps que le
langage interpelle ? Intercalant des registres académiques et
personnels, O’Laughlin remet en question la frontière entre
les deux et dévoile les nombreuses façons dont « le langage
genré a des effets matériels incarnés », en l’occurrence sur un
individu non-binaire qui navigue entre les espaces publics et
privés dans plusieurs langues. Le débat sur les pronoms est
à la fois matériel et sémiotique, et O’Laughlin rappelle aux
lectaires les effets et les affects des pronoms sur la vie située
des personnes concernées.
Pour Maria Candea et LeAnn Brown, étendre un
paradigme de genre au-delà des catégories binaires nécessite
de nouveaux outils perceptifs, qui peuvent être implicites
ou explicites. Dans leur chapitre intitulé « Variation
interculturelle de la perception du spectre masculin-féminin :
indexation française et américaine de la voix genrée », les
deux sociolinguistes mènent une étude sur la perception
de la voix humaine pour discerner la possibilité d’une
reconnaissance de genre non-binaire. La production de
la voix est en partie dépendante de paramètres individuels
physiologiques comme l’appareil phonatoire humain ne
13
Devenir non-binaire en français contemporain
présente pas de dimorphisme (masculin, féminin) : il existe
toute une variation dans les tailles et dans les formes des
cordes vocales et des cavités de résonances. De ce fait, le son
qu’elles produisent ensemble se distribue sur un continuum,
ce qui vaut pour les voix aussi, même si nous leur accordons
une certaine binarité par convention culturelle. Pour analyser
l’identification de la voix, Candea et Brown proposent à
leurs sujets d’étude une échelle mobile afin de discerner s’ils
sont capables de reconnaître la voix d’une personne selon
son identification comme masculin, féminin ou non-binaire.
Les résultats de leur enquête indiquent que la majorité des
auditaires11 utilisent une stratégie non-binaire pour situer la
voix examinée sur ladite échelle, ce qui permet de penser la
possibilité de l’émergence dans l’imaginaire collectif d’une
nouvelle catégorie de voix (neutres, ou agenres).
La contribution de Louisa Mackenzie explore le genre
non-binaire en invitant son lectorat à dépasser l’opposition
qui s’impose d’habitude entre les cultures dites « française »
et « américaine ». Les questions dites « identitaires » de genre
sont souvent considérées comme une sorte d’importation
idéologique des États-Unis, par leurs adversaires bien
entendu, mais aussi par celles et ceux qui s’y intéressent.
Ce réflexe oppositionnel nie implicitement les choix des
personnes trans francophones elles-mêmes. Mackenzie remet
en cause cette association entre « l’Amérique » (en tant que
construction française) et l’activisme des personnes de genre
non-conforme. Plutôt d’y voir une opposition, il est plus
fructueux de penser en termes d’échange, de dialogue, et de
transformations partagées. Si les francophones s’inspirent
parfois des discours anglophones sur le genre, le contraire
est vrai aussi ; c’est une sorte d’interlangue dynamique qui en
émerge. Mackenzie s’intéresse particulièrement au potentiel
des médias populaires français et des communautés en ligne
11 Voir note 8 ci-dessus.
14
Introduction
pour défendre et représenter la non-conformité de genre en
dehors des espaces sanctionnés par les institutions.
Avec son chapitre intitulé « Un déclic Gestalt pour la
langue française », Vinay Swamy apporte le point de vue
d’un professeur de français basé aux États-Unis pour
explorer comment la France et les Nord-Américain·es
francophones ont répondu à l’appel à l’inclusivité. Il plaide
en faveur d’une analyse non didactique de l’invention des
néo-pronoms non-binaires (tels que « iel » ou « ille »). Swamy
nous invite à considérer ces néologismes sans préjugés et à
les analyser dans leur contexte de production (académique,
artistique, politique) tout comme on devrait le faire avec le
mouvement féministe de l’écriture inclusive. Ces démarches
nous permettent d’effectuer un recadrage bien nécessaire de
nos a priori sur la langue française et son usage. Ceci nous
permet de reconnaître les forces idéologiques qui soustendent la production culturelle, politique, philosophique de
divers·es intellectuel·les, artistes et activistes trans tel·les que
le philosophe franco-espagnol, Paul Preciado et la bandedessinatrice québécoise, Sophie Labelle. En analysant leurs
œuvres en parallèle avec les réponses de l’État français à
l’écriture inclusive, Swamy met en lumière les réponses
divergentes des acteurs institutionnels et non étatiques,
et expose les enjeux potentiels de ce débat linguistique et
culturel.
Pour terminer, nous présentons un entretien avec
Alpheratz, autaire et linguiste francophone qui a consacré
sa carrière à une œuvre alliant création littéraire et recherche
linguistique, afin d’imaginer et de créer un monde accueillant
aux personnes de genre « spectral », neutre, non-binaire, ou
autre. Alpheratz vise un monde dans lequel le neutre ne serait
pas une seule notion abstraite, mais bien un vécu et un parler.
Parler de la langue, pour Alpheratz, c’est nécessairement
parler des significations sociales de ses silences. Car si les
15
Devenir non-binaire en français contemporain
mots ont un sens, comme al12 nous rappelle en tête de son site
Web, leur absence en a un aussi. Pour Alpheratz, le français
standard n’existe qu’en tant qu’outil de hiérarchisation ; ainsi
se trouve-t-on dans l’acceptation radicale de toute forme
linguistique utilisée dans des contextes réels, que ce soit les
dialectes, les sociolectes, les prétendus accents ou variantes…
et les formes genrées, voire neutres. Recadrant l’idée de la
nouveauté du « français neutre » – l’idée reçue qui veut que ce
ne soit qu’une mode ou une curiosité abstraite – Alpheratz
insiste sur l’existence pérenne du neutre. Si al reconnaît que
les formes neutres du français contemporain se trouvent le
plus souvent dans les nouveaux médias (réseaux sociaux,
etc.), ces formes, créées par des locutaires dans des échanges
réels, représentent et répondent à un besoin communicatif
et identitaire qui leur précède, rappelant même parfois les
structures grammaticales de l’ancien français (Maillet, 2020,
146). Aux linguistes alors de tracer et de décrire, plutôt
que de prescrire, ces formes du neutre pour changer les
représentations mentales et ainsi, sortir du binaire.
En annexe, nous incluons un glossaire non exhaustif dans
le but de présenter quelques éléments du lexique trans et nonbinaire qui commence déjà à se faire légitimer dans certains
espaces culturo-linguistiques plus ou moins accueillants.
Enfin, nous espérons que les sujets explorés dans ces
essais, et les références qu’ils fournissent, ouvriront la porte
à la construction de ressources pédagogiques – que plusieurs
de nos collègues ont recherchées – concernant les questions
non-binaires dans la classe francophone.
L’origine du projet se trouvait certes dans un cadre
pédagogique ; or, les contributions à ce livre montrent de
toute évidence que les questions vont bien au-delà de la salle
12 Pronom neutre de troisième personne préféré par Alpheratz.
16
Introduction
de classe et des changements au niveau linguistique. Les
réflexions dans ce livre étendent l’échange fructueux initié en
avril 2018 à Vassar College et invitent un dialogue soutenu avec
un public international plus large. Ce faisant, nous espérons
que les questions que nous soulevons collectivement seront
prises dans un esprit d’enquête ouverte.
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Devenir non-binaire en français contemporain
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18
Introduction
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« Le masculin l’emporte » :
stratégies linguistiques et politiques de genre
dans les associations LGBT+ en France
Flora Bolter
Comment sortir de la binarité féminin/masculin dans
une langue comme le français qui n’envisage pas de genre
grammatical tiers et propose des dissemblances souvent très
marquées dans les formes adjectivales ? C’est à cette difficulté
que se confrontent les personnes qui sortent des identités
de genre traditionnelles ou cherchent à s’abstraire de toute
notion de genre en France et, plus encore, les associations qui
les rassemblent et qui tentent donc de défendre leurs intérêts
auprès d’un public généraliste encore peu marqué par les
interrogations sur le genre. Comment dire une identité qui
se dérobe aux codes grammaticaux qui gouvernent l’usage
courant de la langue ? Au regard de la rigidité grammaticale et
lexicale du français tel que le voudrait l’Académie française,
plusieurs stratégies ont émergé pour semer « le trouble dans
le genre » grammatical, dans le sillage des interrogations
21
Devenir non-binaire en français contemporain
féministes. Les associations LGBT+1 se sont diversement
saisies de ces nouvelles stratégies linguistiques pour participer
à ce mouvement, refléter leurs perceptions différenciées des
relations de genre et créer un chemin permettant de critiquer
les hiérarchies binaires charriées par l’usage traditionnel.
Les personnes qui ne se retrouvent ni dans le féminin ni
dans le masculin, confrontées à la difficulté de se dire dans
un univers linguistique binaire, ont quant à elles investi ces
mêmes stratégies, initiées autour des réflexions féministes,
pour proposer de nouvelles formes et ainsi créer un nouvel
horizon de lecture des pratiques langagières non-binaires.
Le présent chapitre, qui propose un bref tour d’horizon de
la question, est le reflet d’un travail exploratoire réalisé en
avril 2018. Partiel, sans prétention à la représentativité en
l’état actuel des entretiens réalisés, il peut néanmoins servir
d’ébauche d’une réflexion sur les stratégies grammaticales et
lexicales qui rendent visible l’épaisseur politique de la langue
d’un point de vue du genre.
1 L’acronyme LGBT pour « lesbiennes, gais, bi·es et trans » est d’emploi
relativement courant en France, et c’est celui qu’utilisent les associations
dans leurs intitulés le plus souvent (l’interassociative organisant la Marche
des fiertés parisiennes est ainsi, en 2018, l’Inter-LGBT, le plus grand
centre communautaire est le Centre LGBT de Paris et d’Île-de-France,
la fédération des associations et centres partout en France est la Fédération LGBT). En revanche, le périmètre exact des autres lettres à rajouter
pour mettre en avant les revendications et droits d’autres minorités de
genre et d’orientation sexuelle n’est pas complètement stabilisé, certaines
associations de création plus récente rajoutant le Q de queer, d’autre privilégiant le I d’intersexes comme c’est l’usage à l’échelle des associations
de l’ILGA-Europe, d’autres rajoutant encore le A pour asexuel·les ou/
et agenres et F pour féministes (ainsi le collectif pour la création d’un
Centre d’archives se nomme Collectif Archives LGBTQI, et le centre
« J’en suis, j’y reste » est le centre LGBTQIF de Lille). Face à la plasticité des usages exprimés par les personnes concernées et les associations,
l’acronyme « parapluie » LGBT+ est utilisé ici pour dénoter cette ouverture au-delà des seules questions et personnes LGBT, sans pour autant
clore la liste artificiellement.
22
« Le masculin l’emporte » :
I. Le genre grammatical, ce douloureux problème
Dans le cadre historique et social très particulier marqué
par le caractère central de l’Académie française et son rapport
ambivalent à la normativité, la question du genre grammatical
des mots se présente de prime abord comme une nonquestion, ce alors même que le genre neutre issu du latin a
totalement disparu du français moderne. En effet, comme
Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss l’ont rappelé lors
d’une déclaration en séance le 14 juin 1984 à l’Académie
française :
En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à
rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des
substantifs en deux genres institue, dans la totalité du lexique, un
principe de classification permettant éventuellement de distinguer
des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de
classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales… Tous ces emplois du
genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. (Dumézil et
Lévi-Strauss, 1984)
Le genre grammatical ne serait ainsi qu’une convention
de fait, qui recoupe certes la distinction masculin/féminin,
elle-même recoupant le dimorphisme mâle/femelle et
les classifications sociales qui y sont traditionnellement
surimposées, mais de manière secondaire, voire anecdotique.
Cette lecture, classique, s’appuie sur l’absorption du neutre
latin par le masculin français ; c’est-à-dire que les mots qui
étaient de forme neutre en latin sont pour la plupart devenus
des masculins en français. Dans cette optique, le masculin
devient le genre grammatical « non-marqué » recouvrant
aussi bien le proprement masculin que le ni l’un ni l’autre, et
le féminin le genre « marqué ».
23
Devenir non-binaire en français contemporain
Cependant, ainsi que le montre Lucy Michel (2017) – en
citant les propos de Bescherelle (2012), Bled (2015), Grammaire
méthodique du français (GMF, 2011) et La Grammaire du français
(GF, 1997) – cette distinction classique ne correspond en
aucune façon à la manière dont le genre grammatical est
enseigné ou appréhendé en France, notamment parce que la
différence est systématiquement référée aux noms animés :
Bescherelle « Grammaire » : « Le genre des noms animés correspond en général à une distinction de sexe » (§ 62)
Bescherelle « Orthographe » : « Le genre des noms de personnes
correspond presque toujours au sexe. » (§ 265)
Bled : « [L] es noms d’êtres animés sont ordinairement du masculin ou du féminin suivant le sexe » (14).
GF : « Pour les noms référant à des animés (humains ou non),
l’opposition des sexes conduit parfois à une opposition en genre »
(349-350).
GMF : « Les noms animés constituent une sous-classe où la distinction des genres correspond en règle générale à une distinction
de sexe ». (329)
La question de la sexuisemblance, c’est-à-dire l’idée que le
genre grammatical des noms inanimés correspond à une
division qui pourrait se rattacher à la division des sexes, relève
certes de l’hypothèse. Mais s’agissant des personnes, la règle
est en principe sans équivoque.
Lorsque l’on s’intéresse non aux objets ou aux personnes
physiques, mais aux fonctions que ces dernières occupent,
émerge une question cruciale qui motive une bonne
partie des échanges sur ce sujet : celle des mots épicènes,
correspondants généralement à des neutres latins (et donc
à des masculins génériques en français). De nombreux
24
« Le masculin l’emporte » :
mots, correspondant le plus souvent à des professions, ne
se retrouvent ainsi que sous forme masculine, sans forme
féminine dans le dictionnaire. Ainsi que le dit Henri Morier :
« C’est la tête qui fait l’ingénieur, le médecin, le docteur ès
sciences, l’écrivain, l’auteur, et le professeur. Dans ce cas, la règle
est constante : le nom de fonction est épicène, il est neutre ; et
puisque c’est le masculin qui assume ce rôle, le nom de fonction
est masculin » (Morier, 1993, 90).
Cette citation illustre fort bien la règle qui régit les usages
classiques de la langue, mais aussi l’impensé particulièrement
choquant qui régit cet usage lexical : la « tête » est une affaire
masculine et tout ce qui relève de cette dernière ne peut
s’accorder qu’au masculin puisqu’il s’agit pour ainsi dire du
« neutre » de la pensée. Ce d’autant plus que cet absolu a
une histoire, et une histoire assez discriminatoire : le français
du Moyen-Âge connaissait par exemple très bien le mot
« présidente » pour désigner une femme qui préside, mais
ce mot est devenu méprisant à partir du xvie siècle pour ne
désigner ensuite que la femme d’un président. Au xxe siècle,
une femme qui préside est ainsi nécessairement « un président »
pour l’Académie française. Pour les métiers utilisant « la
tête », c’est-à-dire les métiers socialement valorisés, la forme
épicène/masculine s’est ainsi imposée au détriment d’usages
antérieurs plus égalitaires, aboutissant à ce que Anne-Marie
Houdebine appelait « l’invisibilité linguistique des femmes »
(1990, 40).
Cette invisibilité est d’autant plus forte que même lorsque
le féminin existe, il est censé se subsumer au masculin dans
un groupe selon la règle traditionnelle « le masculin l’emporte
sur le féminin », toujours enseignée et toujours en vigueur.
Cette règle est une création du xviie siècle et obéit à des
raisonnements franchement sexistes : « Parce que le genre
masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou
plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur
25
Devenir non-binaire en français contemporain
adjectif » selon Dupleix (1651) (Viennot, 2014, 68) ou « Le
genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause
de la supériorité du mâle sur la femelle » selon Beauzée (1767,
cité par Michel Arrivé [2013, 1]). Comme le montre très bien
Eliane Viennot (2014), derrière la neutralité officielle des
règles grammaticales, la réalité d’une grammaire codifiée
en fonction d’une vision sexiste des relations de genre est
démontrée au regard de l’histoire. De même que les limitations
de la créativité lexicale, les règles d’accord trahissent cette
réalité, puisque l’accord masculin prépondérant ne s’impose
qu’avec Vaugelas, disqualifiant ainsi la règle de l’accord de
proximité, pourtant d’emploi fréquent auparavant.
Dès les années 1970, le mouvement féministe a pointé
du doigt la fausse neutralité grammaticale du français, et a
cherché à proposer ou redécouvrir des mots qui soulignent
la présence des femmes dans le secteur professionnel et
plus généralement dans la société française, à rebours des
règles instaurées pour les invisibiliser2. C’est ainsi que se
sont imposées ou réimposées de multiples formes féminines
des professions traditionnellement épicènes : écrivaine pour
écrivain, auteure ou autrice pour auteur et ainsi de suite.
Mais cette créativité ne s’est pas arrêtée aux substantifs.
Au-delà des formes épicènes invisibilisant les femmes,
une interrogation plus profonde s’est posée sur l’usage
grammatical lui-même qui fait disparaître le féminin, même
majoritaire, derrière le masculin. « J’aime pas que tu me
gommes ! » disaient les résidentes du foyer féministe Fit, Une
femme un toit, illustrant par un slogan et une saynète ce que
représente concrètement de s’entendre dire qu’on ne compte
pas dans un groupe (Collao, 2014). De même, plus largement,
2 Même si « rendent invisible » serait préférable du point de vue de la
langue française, les néologismes « invisibilisation » et « invisibiliser » sont
désormais les termes employés surtout dans les milieux militants pour
souligner le fait qu’il s’agit d’une disparition délibérée.
26
« Le masculin l’emporte » :
le mouvement féministe du début du xxie siècle se retrouve
désormais dans les constats et les propositions formalisées
par le Haut-Commissariat à l’égalité entre les femmes et les
hommes dans sa publication Pour une communication publique
sans stéréotypes de sexe (2016). Proposant l’usage de l’accord
de proximité ou de nombre, ainsi que l’usage systématique
du féminin et du masculin pour les groupes mixtes, avec
une alternative marquée par le point médian (noms de
fonction, participes et adjectifs sont fléchis aux deux genres
grammaticaux lorsqu’il s’agit de désigner un groupe mixte,
avec un point médian pour séparer les formes du masculin
et du féminin : on parle ainsi d’un·e sénateur·rice lorsque ce
singulier désigne une de ces personnes de manière abstraite,
et des sénateur·rices au pluriel), les règles du français inclusif
permettent de rendre visible la différence entre groupes de
personnes de même sexe et groupes mixtes, afin d’assurer une
plus grande transparence et une meilleure prise de conscience
des inégalités et exclusions existantes.
Promues par un organisme public sans autorité particulière
pour régenter les usages linguistiques, ces règles ont dans
un premier temps été encouragées et suivies par plusieurs
ministères, entre autres. Mais le gouvernement Édouard
Philippe a adopté une circulaire le 21 novembre 2017, validée
par le Conseil d’État le 28 février 2019, pour décourager « les
pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer
à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens
générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme
féminine », visant donc explicitement les pratiques d’écriture
« inclusive ». Si de nombreuses collectivités, rédactions et
associations ont au contraire adopté avec enthousiasme ces
pratiques, elles font au niveau de la représentation nationale
encore l’objet d’atermoiements, voire de rejet politique : le
23 février 2021 était ainsi déposée une proposition de loi
« portant interdiction de l’usage de l’écriture inclusive pour
27
Devenir non-binaire en français contemporain
les personnes morales en charge d’une mission de service
public », signée par une soixantaine de parlementaires3.
II. Féminisation, inclusion, sublimation : stratégies linguistiques des
associations LGBT+ en 2018 en France
La formalisation de règles grammaticales féministes en
France ne s’est donc pas faite sans opposition, en particulier
de la part de l’Académie française qui rejette, au nom des
usages reçus, les « barbarismes » du français inclusif.
Mais du côté des associations LGBT+, la réception de ce
débat a recoupé d’autres interrogations : serait-il possible, audelà de la binarité homme/femme, de rendre visible d’autres
identités de genre ? Ou de trouver des formulations pouvant
inclure toute forme de mixité et tout type de rapport aux
identités de genre classiques ? En d’autres termes, le français
inclusif permet-il de faire abstraction de la binarité femme/
homme ou cette dernière est-elle si prégnante dans ce cadre
qu’elle empêche de penser d’autres identités de genre ?
Les règles du français inclusif reposent sur l’articulation
du féminin et du masculin dans les groupes mixtes par le
biais du point médian, ce qui peut être lu comme une
systématisation de l’alternative homme/femme dans une
optique hétéronormative. Mais il s’agit aussi d’une visibilisation 4
alternative des rapports de genre qui peut être lue comme
une tentative de dépasser les genres grammaticaux existants.
Ces lectures sont particulièrement adaptées aux formes
d’engagement des associations LGBT+, dont l’histoire a
partie liée avec le mouvement féministe, malgré de réelles
3 Proposition de loi nº 3922. Accessible en ligne sur le site de l’Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/
l15b3922_proposition-loi.
4 Voir note numéro 2 pour la logique de ce néologisme.
28
« Le masculin l’emporte » :
divergences. Ainsi que le disait le Front homosexuel d’action
révolutionnaire dans son manifeste de 1971 : « Le F.H.A.R.,
qui veut unir lesbiennes et pédés, rejette cependant dans
sa composition l’oppression des femmes contre laquelle il
entend aussi lutter. Mais il est de fait que les hommes y sont
actuellement en majorité ».
Cette majorité est d’autant plus réelle, dans de nombreuses
organisations, que les associations proprement lesbiennes
se sont graduellement séparées des associations LGBT+
généralistes, notamment dans les années 2010 avec le retrait
de la Coordination lesbienne en France de l’Inter-LGBT, la
fédération associative gérant la Marche des fiertés parisienne.
Dans les associations LGBT+, cependant, cette séparation
ne s’est pas assortie d’une masculinisation apparente des
usages langagiers des associations : plus ou moins minoritaires
dans les associations LGBT+ « généralistes », les femmes ont
néanmoins acquis une visibilité nette dans les textes en lien
avec la prise de conscience par les associations de la portée
politique des usages langagiers et de la nécessité de revaloriser
l’investissement des femmes plus généralement.
Cependant, comme les associations gaies et lesbiennes
puis LGBT+ n’ont pas attendu la stabilisation des usages
proposée par le Haut-Commissariat à l’égalité entre les
femmes et les hommes promouvant l’usage du point médian,
elles ont engagé au fil de leur histoire, en fonction de leur
positionnement, leurs propres usages, et ce legs impacte les
stratégies retenues actuellement.
Le tableau suivant (Figure 1) illustre les choix grammaticaux
et lexicaux faits par cinq grandes associations LGBT au
début de l’année 2018, appréciés à l’aune des communiqués
de presse indiqués sur leur page, en fonction de la prévalence
des formes féminines.
29
Devenir non-binaire en français contemporain
Figure 1. Stratégies de l’usage du féminin de quelques associations LGBT,
début 2018.
Une seule association (Act Up-Paris) se démarque par
son choix d’utiliser systématiquement non seulement le
féminin (appliquant donc la règle « le féminin l’emporte »),
mais de signifier la portée politique de ce choix y compris
par le biais de la casse, en mettant la marque du féminin
en majuscules. Dans un contexte où la double flexion se
généralise (y compris dans les administrations publiques),
son emploi par les associations LGBT+, bien que de rigueur,
ne suffit plus à distinguer ces dernières de l’ensemble des
associations progressistes ; mais l’inversion radicale de la
règle reçue traduit une stratégie d’inversion clairement
assumée et suffit à marquer un engagement. Il faut souligner
paradoxalement que l’association en question n’est pas en
2018 marquée par une proportion forte de femmes dans
son personnel militant (le conseil d’administration annoncé
le 1er avril 2018 comporte cinq personnes, toutes genrées
au masculin malgré la féminisation en majuscules de leurs
intitulés de fonctions).
Une limite se pose cependant pour toutes les associations
s’agissant de l’intégration des problématiques liées à la nonbinarité. Les règles égalitaires reposent en effet jusqu’ici
30
« Le masculin l’emporte » :
sur la déclinaison aux deux formes des noms de fonctions
et autres adjectifs. Mais ce faisant, elles valident la division
binaire en deux genres grammaticaux, d’autant plus associée
au dimorphisme sexuel humain et aux rapports sociaux qui
en découlent que le règne de l’épicène se réduit. En effet,
dire que des formes féminines s’imposent pour les fonctions
jusqu’alors considérées comme épicènes, c’est dire que la
forme présentée traditionnellement comme « non marquée »
est bien masculine : c’est à la fois dénoncer le caractère
de fait genré de « l’universel » masculin, et proposer pour
sortir de cette fausse neutralité une alternative binaire
masculin/féminin qui referme le champ des possibles. On
se retrouve donc ainsi dans un choix paradigmatique qui
rejoint la division présentée par Eric Fassin et Michel Feher
(2001) entre universalisme de Rousseau et universalisme de
Condorcet : rééquilibrer la place du féminin dans un cadre de
réflexion qui le disqualifie implique une polarisation des rôles
sociaux de sexe, ce qui peut renforcer une lecture binaire et
hétéronormative de ces derniers ; tandis que généraliser la
forme présentée comme non-genrée reviendrait à ignorer la
réalité d’une inégalité de genre que cette forme rend invisible.
Or de nombreuses personnes ne se retrouvent pas dans
la binarité traditionnelle des genres grammaticaux et sociaux.
Se sentent-elles incluses dans les usages actuels de la langue
française ? Comment les désigner dans un cadre grammatical
à deux genres ?
Dans le sillage de la réflexion engagée autour de l’usage
égalitaire du français ont émergé plusieurs tentatives de
dépasser la binarité et de chercher une plus grande égalité
linguistique non pas dans la polarisation des deux genres,
mais dans l’émergence de formes nouvelles qui s’extraient de
cette dichotomie.
En s’inspirant de formes anciennes, Céline Labrosse (1996)
a ainsi créé de nouvelles formes neutres comme professionnèles
31
Devenir non-binaire en français contemporain
et les participes passés appelez, avertiz, venuz… D’autres
proposent des formes neutres issues de la juxtaposition des
formes : nombreuxses (Greco, 2014), amoureureuse (Abbou,
2011). C’est un travail plus systématique et radical que
propose Alpheratz dans sa Grammaire du français inclusif (2018),
ouvrage lié à un travail universitaire réalisé sous la direction de
Philippe Monneret, linguiste et professeur à Paris Sorbonne
Université. L’ouvrage d’Alpheratz inclut en particulier la mise
en avant du pronom neutre al.5 Il ne s’agit pas là de la seule
proposition en matière de pronoms neutres. Si iel combine
les formes existantes et semble d’emploi majoritaire dans
d’autres contextes nationaux, les variantes al (qui ne présente
ni le i ni le e des pronoms féminins et masculins, mais ne se
distingue pas fortement en termes de prononciation), ou les
formes plus radicales ol or ul (Barasc et Causse, 2014) restent
concurrentes dans le contexte français.
Les associations, bien que la plupart aient globalement
pris le pli de demander aux personnes avec qui elles sont
en contact les pronoms que ces dernières préfèrent, n’ont
jusqu’ici pas encore fait de choix net entre ces formes,
notamment parce que les usages individuels restent très divers.
S’agissant de la reconnaissance des formes non-binaires, une
forme d’expectative semble donc se dessiner, en 2018, parmi
les associations généralistes LGBT+ françaises.
III. Individuation et indifférenciation : les stratégies divergentes des
personnes non-binaires en France en 2018
C’est pour mieux appréhender les souhaits et usages au
quotidien des personnes non-binaires qu’est né le projet
qui fait l’objet des présentes pages. Pour informer l’action
associative, plusieurs entretiens ont été menés auprès de
5 Pour une discussion plus élaborée sur ces termes, voir l’entretien avec
Alpheratz dans ce recueil, p. 221-240.
32
« Le masculin l’emporte » :
personnes s’identifiant comme non-binaires, dans l’optique
de dégager par la multiplication des entretiens les préférences
majoritaires des personnes concernées s’agissant de pronoms
et de choix grammaticaux.
Cette démarche ne vise pas à disqualifier un pronom ou
un choix par rapport à un autre, ou à en préempter. Il s’agit
simplement de mieux comprendre quelles sont les attentes
de personnes non-binaires en France en ce qui concerne les
usages de pronoms et d’accord. Au mois d’avril 2018, quatre
entretiens semi-directifs ont pu être réalisés. Ce nombre
ne permet aucune extrapolation, et le caractère limité de
l’échantillon, constitué par boule de neige dans un contexte
très parisien, confirme cette limitation. Exploratoires, ces
premiers entretiens visaient à mieux cerner par une approche
qualitative différentes stratégies possibles pour adapter un
questionnaire plus quantitatif dans un deuxième temps,
mais la seconde partie de ce travail a été suspendue, le projet
associatif dont il dépendait étant lui-même interrompu, mais
des contacts ont été pris pour le reprendre après la crise
sanitaire liée au coronavirus.
Ces premiers entretiens permettent néanmoins de mettre
en avant la notion de stratégie linguistique qualifiée par les
choix rapportés par les personnes entretenues en matière
de pronoms et de présentation de soi. Tous les entretiens
réalisés mettent en avant une distinction entre plusieurs
sphères, concentriques, de relations avec les personnes, et de
choix délibérés faits par les personnes pour chaque sphère.
Les Figures 2 à 5 ci-dessous offrent une représentation
de la stratégie pronominale employée par les personnes
interviewées pour parler de soi dans différents contextes
sociaux.
33
Devenir non-binaire en français contemporain
Figure 2. W : La généralisation des doublets
Dans un cas, le choix effectué est le même pour toutes
les sphères. « L’écriture inclusive inclut tout le monde : je
m’inclus donc dedans » dit W, qui utilise au quotidien un
doublet de son prénom à l’état civil (c’est-à-dire les formes
masculines et féminines d’un même prénom, ici avec un
trait d’union comme s’il s’agissait d’un prénom composé,
comme pourrait l’être « Jean-Jeanne » pour le prénom Jean),
avec pour la forme féminine une graphie alémanique, reflet
de ses origines alsaciennes. W utilise indifféremment « il »
ou « elle » pour parler de soi, et privilégie pour les accords
l’usage de la double flexion avec point médian (« Ce qui me
vient spontanément, c’est d’écrire “désolé·e” »). Il·elle est
ouvert·e sur son identité de genre auprès de tous les publics,
et jusque sur les listes syndicales pour lesquelles il·elle est
candidat·e, avec demande de la suppression de la civilité
« Monsieur ». Pour autant, il·elle ne se formalise pas du
choix de pronoms fait par les autres à son sujet : « W’ [forme
34
« Le masculin l’emporte » :
masculine du prénom] ou W* [forme féminine], les 2 me
vont et vous vous démerdez ». Si n’importe quel pronom
peut convenir, notamment en lien avec les habitudes des
personnes qui le·la connaissent depuis longtemps, pour
parler de soi, en revanche, il·elle utilise indifféremment il,
elle, iel ou d’autres pronoms neutres, et s’interroge sur la
complexité de reconnaître dans la langue française d’autres
identités que le féminin ou le masculin.
Figure 3. X : Le féminin est politique
X suit en large mesure l’usage du doublet ou de
n’importe lequel des pronoms dans la sphère intime et
proche. S’agissant de l’entourage professionnel, X préfère
le féminin pour des raisons politiques, mais préfère les
formules détournées lorsqu’il s’agit d’interagir avec des
personnes moins familières : « Avec mes collègues, je me
genre au féminin. Quand ce sont des personnes que je
ne connais pas bien, je trouve des formules détournées,
35
Devenir non-binaire en français contemporain
épicènes ». Utilisant un prénom à double flexion masculine
et féminine séparée par un trait d’union (pour reprendre
l’exemple du prénom Jean, cela donnerait « Jean-ne »),
et non par un point médian (« J’utilise le tiret […] parce
que le point médian n’était pas connu du tout quand j’ai
commencé à le faire »), la visibilité de X est claire y compris
dans la sphère professionnelle. S’agissant d’interlocuteurs
et d’interlocutrices plus distant·es, X préfère l’usage
du féminin, notamment pour des raisons d’affirmation
politique. Conscient·e des difficultés « de bonne foi » de
certaines personnes avec le point médian ou le E majuscule,
X ne se formalise pas nécessairement quant aux formes
utilisées par les autres, dès lors qu’aucun jugement n’y est
associé. Il·elle déclare utiliser spontanément « Je soussigné·e
X » et avoir parfois utilisé iel comme pronom, même si ce
n’est pas systématique. La question de la civilité est esquivée,
mais reconnue comme un enjeu d’égalité au quotidien, y
compris dans une perspective de classe (« Monsieur ou
madame renvoie à une position de haut en bas, je ne me
sens pas de rentrer dans ce jeu à la con »… « Mais le fait
de dire Monsieur ou Madame aux gens est requis par les
patrons. On est tous côtoyé·es par le commerce donc il y a
vraiment un travail à faire. Il faudrait frapper sur les centres
de formation »).
36
« Le masculin l’emporte » :
Figure 4. Y : Neutraliser les marqueurs binaires et ouvrir le champ des pronoms
Y privilégie un usage encore plus diversifié des pronoms,
reposant sur la superposition et le décalage : « Je fonctionne
par superposition du prénom masculin et d’une vie au genre
féminin », tout en revendiquant pour soi le pronom ol par
refus des deux pôles binaires. Ayant demandé et obtenu un
changement de prénom grâce aux récentes lois assouplissant
quelque peu la reconnaissance de l’identité de genre et des
prénoms des personnes, Y n’a pour autant pas choisi un
prénom classiquement vu comme mixte (mais il s’agit d’un
prénom rare et perçu comme moins marqué). Y accepte
l’usage du pronom masculin de la part des membres de sa
famille. Pour autant, ce pronom est, dans la bouche d’autres
personnes, perçu comme plus violent que le pronom féminin,
revendiqué par défaut auprès du public le plus général : « Pour
moi, partir sur le contraire du pronom de naissance est une
bonne stratégie. Je ressens plus de violence quand on me
mégenre sur l’assignation garçon ». Avec d’autres personnes
non-binaires, Y a monté une association et cherche à faire
37
Devenir non-binaire en français contemporain
émerger des recommandations de bonnes pratiques en la
matière, une initiative utile et attendue de la part de nombreux
acteurs associatifs. Un point sur lequel se réunissent ses
ami·es est le rejet de la lecture des formes masculines des
mots comme « non marquée » : « On est bien d’accord que le
masculin neutre est un problème. Dans notre association, on
n’a pas de charte, mais on a des usages : les adjectifs en – eux
deviennent –euxse, et les mots comme “lecteur” deviennent
“lecteurice” ».
Figure 5. Z : Choisir ses combats
Enfin, Z pour sa part choisit un positionnement plus en
demi-teintes, en lien avec son cheminement personnel. « Je
suis né·e avec un seul prénom [un prénom mixte]. J’ai détesté
ce prénom parce qu’on m’associait aux filles et qu’on se
moquait de moi. » En lien avec l’affirmation de son orientation
sexuelle et avec un cheminement personnel l’amenant à
Paris, Z a privilégié un prénom masculin plus affirmé dans
38
« Le masculin l’emporte » :
les dernières années, tout en rejetant l’assignation à un genre
en particulier. « Il n’y a aucun accord, aucun pronom qui
satisfasse mon identité (…) Il ou elle te force à choisir, je ne
veux pas renoncer ». Reconnaissant une « bienveillance » de
la part de son entourage professionnel, Z ne pense pas pour
autant possible de faire valoir une identité de genre nontraditionnelle auprès de ce cercle, et choisit donc d’utiliser le
pronom attribué à la naissance, tout comme dans la sphère
familiale. Dans la sphère amicale et proche, les pronoms
masculins ou féminins sont également acceptés et rejetés,
et aucune forme non-genrée ne semble se dégager. En
responsabilité associative, Z préfère l’usage du point médian.
Ces différentes stratégies, pour parcellaire que soit la
sélection d’entretiens, montrent une richesse et une créativité
personnelle dans les choix effectués, et pointent une réalité
plus complexe que le simple choix d’un pronom unique, dans
laquelle différents positionnements, dans différents contextes,
se traduisent par des stratégies qui sont en elles-mêmes autant
de modalités d’expressions de soi et de son rapport au genre.
Cette réalité est également instruite du caractère très normatif
des usages linguistiques en France, où le « bon usage » est un
marqueur social important, et où l’Académie française qui en
est réputée garante a pris fait et cause contre toute évolution
des genres grammaticaux. Là où, en 2017, 314 membres du
corps professoral ont signé un manifeste par lequel elles et
ils refusaient d’enseigner la règle « le masculin l’emporte »
(Slate.fr, 2017), symbole sine qua non du caractère différencié
et hiérarchisé des genres grammaticaux, l’Académie française,
elle, voyait dans l’écriture inclusive « un péril mortel » pour la
langue française (Académie française, 2017).
39
Devenir non-binaire en français contemporain
Conclusion
Dans une démarche de dépassement de la binarité, les
personnes non-binaires interrogées se retrouvent également
dans les revendications d’égalité du français inclusif et
reprennent à leur compte la double flexion avec point médian,
ou parfois l’usage stratégique ou politique de l’un des deux
genres, dans les cadres publics où cette revendication est
possible, par exemple dans le cadre associatif. En revanche,
ce choix n’est pas nécessairement le leur dans le cadre du
rapport à soi, où les formes nouvelles sont préférées, avec
une certaine variation dans les choix entre la forme plébiscitée
au Canada, iel, et les formes sans doute plus hexagonales al,
ol ou ul. Porteuses de nombreux développements langagiers
possibles, ces stratégies donnent des indications et soulignent
l’importance de prendre en compte plusieurs niveaux de sens
et plusieurs possibilités de présentation de soi. Si les pronoms
non-binaires rencontrent un certain succès, ils sont loin de
constituer l’ensemble des enjeux linguistiques associés, dans
le contexte politico-linguistique particulier à la France, aux
identités de genre non-binaires. Respecter les choix et stratégies
de chacun·e suppose une prise en compte plus large, qui
laisse la place à des évolutions et à des usages différenciés en
fonction des sphères et l’émergence de préférences issues de
collectifs autoportés par les personnes concernées, aujourd’hui
faiblement constituées au niveau associatif ou collectif. Pour
autant, la revendication d’une reconnaissance est exprimée
et demande une réponse de la part des associations LGBT+
en premier lieu : cette réponse doit se faire dans le respect du
mouvement poïétique actuellement à l’œuvre en la matière,
ce qui signifie l’acceptation des différentes formes existantes
et d’une nébuleuse de possibilités qui ne se traduit pas par
un seul et même registre et un seul pronom à l’heure actuelle
dans le cadre français.
40
« Le masculin l’emporte » :
Références citées
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libertaires : Pratiques d’écriture et métadiscours, Aix, Université
de Provence.
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https://bit.ly/2GUy2m7. Dernière consultation le
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alpheratz, 2018. Grammaire du français inclusif, Châteauroux,
Vent solars Éditions.
arrive, Michel, 2013. « Le masculin l’emporte sur le
féminin » : peut-on y remédier ? », Féminin, masculin : la
langue et le genre, Langues et cité (Bulletin de l’observatoire des
pratiques linguistiques). Repris de http://www.elianeviennot.
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j’écris ton nom... Guide d’aide à la féminisation des
noms de métiers, titres, grades et fonctions », Paris, La
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Dernière consultation le 6 septembre 2021.
collao, Claudia (dir.), 2014. J’aime pas que tu me gommes !
FIT. Youtube.com, Janv. 22. https://www.youtube.com/
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septembre 2021
41
Devenir non-binaire en français contemporain
Dumezil, Georges et lévi-strauss, Claude, 1984.
« Déclaration de l’Académie française sur la féminisation
des titres et des fonctions. » 14 juin. https://bit.
ly/1xlVTh4. Dernière consultation le 6 septembre 2021.
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contemporain et les propositions de “neutralisation” de la
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ly/2ZHL1yV. Dernière consultation le 6 septembre 2021.
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42
« Le masculin l’emporte » :
morier, Henri, 1993. « Ah ! la belle professeure ! Où nous
mène le désir d’une sexuisemblance généralisée », Cahiers
Ferdinand de Saussure, n° 47, p. 83-105.
slate.fr, 2017. « Nous n’enseignerons plus que “le masculin
l’emporte sur le féminin” », Slate.fr, le 7 novembre.
https://bit.ly/2jroVA3. Dernière consultation le
6 septembre 2021.
viennot, Éliane, 2014. Non, le masculin ne l’emporte pas sur le
féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Paris,
Éditions, iXe.
Briser le silence, occuper l’absence :
transféminismes francophones et (in)justices
épistémiques
Alexandre Baril
Traduire ou ne pas traduire, telle est la question…
En tant que chercheur qui travaille aussi bien en français
– ma langue d’origine – qu’en anglais, il arrive souvent que
certains de mes textes soient publiés simultanément en deux
langues ou encore que ceux publiés en anglais soient par la suite
republiés en français, comme c’est le cas de l’article « Trans/
féminismes francophones : Absence, silence, émergence »
présenté dans les pages qui suivent. Lorsque Vinay Swamy
et Louisa Mackenzie m’ont approché pour la traduction
et l’inclusion de ce texte dans le présent ouvrage collectif,
mon premier instinct aurait été de décliner l’invitation ou
de les guider vers d’autres de mes travaux, comme ceux à
l’intersection de la transitude, du handicap et du langage
(Baril, 2016) qui, bien que produits à la même période,
semblaient plus actuels au regard de croisements théoriques
45
Devenir non-binaire en français contemporain
qui demeurent à ce jour sous-documentés, comme ceux entre
les études trans, les études du handicap et la sociolinguistique,
alors que le trans/féminisme dans la francophonie traité
dans l’article traduit ici s’est développé de manière plus
importante depuis la publication de mon article original. Je
me disais ainsi que la traduction et la republication de ce texte
sembleraient obsolètes étant donné tous les développements
qui ont eu lieu depuis 2016 en études trans francophones,
particulièrement en ce qui concerne les mondes possibles qui
ont été ouverts sur le langage non-binaire et inclusif par de
jeunes chercheur·es qui commencent à laisser leur trace sur
ces thématiques (ex. : Ashley, 2017; 2019; Crémier, 2021).
Toutefois, en relisant attentivement le texte original
et en réalisant que l’accent était moins sur le langage nonbinaire et inclusif – un champ qui, je l’avoue, a évolué si
rapidement que je me sentirais à la remorque pour en discuter
en profondeur – que sur les impacts qu’être francophone
implique sur la manière de conceptualiser les enjeux trans et
les rapports qu’entretiennent spécifiquement les féministes
francophones à l’égard des enjeux trans, j’ai été rapidement
convaincu que non seulement une traduction de ce texte était
pertinente, mais actuelle. Pour résumer en une phrase ce que
je développerai dans les pages qui suivent : il m’a semblé
que la publication de ce texte était criante d’actualité au
regard de ce que je considère comme une situation toujours
stagnante et problématique relative aux enjeux trans dans les
féminismes francophones, alors que les mouvements et les
études trans ont, de manière autonome, connu une explosion
fulgurante dans la dernière décennie. C’est précisément ce
clivage entre, d’une part, l’évolution rapide et multiforme de
ce mouvement social et ce champ d’études et, d’autre part,
la relative absence de prise en considération de ceux-ci dans
les études féministes francophones, qui m’a persuadé de la
pertinence de publier la traduction de ce texte et de réitérer
46
Briser le silence, occuper l’absence
le cri du cœur et l’appel que j’avais alors lancés aux féministes
francophones d’inclure les enjeux et les perspectives trans
dans leurs épistémologies, théories, méthodologies et actions
politiques. De fait, si aujourd’hui les activistes et chercheur·es
trans intègrent le féminisme à leurs réflexions et à leurs
praxis, ce qui donne lieu à des trans/féminismes pluriels dans
la francophonie, le contraire est encore trop peu fréquent.
Il semble donc que mon appel aux féministes francophones
soit resté lettre morte, ou presque, et j’espère que la nouvelle
parution de ce texte sera une occasion renouvelée pour saisir
cette opportunité. La présente introduction à la traduction
de ce texte propose d’abord une courte historicisation et
brève contextualisation de la production originale de cet
article publié en 2016 dans TSQ : Transgender Studies Quarterly,
pour ensuite analyser l’évolution depuis 2015 du Congrès
international des recherches féministes dans la francophonie
(CIRFF) qui constituait l’étude de cas au cœur de l’article
dans TSQ, avant de conclure sur quelques réflexions plus
générales quant à la place que prennent désormais les trans/
féminismes dans la francophonie.
I. Contexte de production de l’article original dans TSQ
Certaines personnes auront peut-être remarqué, en
consultant l’article original publié en anglais dans TSQ en
2016, que celui-ci avait été traduit par Catriona LeBlanc, la
même traductrice qui a traduit la version française de ce texte
pour le présent ouvrage collectif. Il s’agit d’une situation pour
le moins rare et particulière ; si l’article original publié était
traduit du français à l’anglais, pourquoi devions-nous avoir
recours, pour la présente version dans cet ouvrage français,
à une traductrice pour retraduire le texte ? Autrement dit,
pourquoi n’avons-nous pas utilisé le texte original français à
partir duquel la traduction vers l’anglais avait été faite pour
la revue TSQ ? La réponse est que ce texte original français
47
Devenir non-binaire en français contemporain
n’existe pas, du moins pas dans un format définitif. Pour
lancer une boutade et paraphraser Judith Butler (2001, 154)
affirmant que « le genre est une sorte d’imitation qui ne renvoie à
aucun original » [italique dans la citation], je dirais que le présent
texte est au final la traduction (ici française) d’une traduction
(anglaise dans TSQ) sans aucun original. Toujours en s’inspirant
de Butler, on pourrait dire que la traduction et subséquente
retraduction de ce texte réifient l’idée d’une source originale
qui n’a jamais à proprement parler existé, mais qui demeure
performative.
Pour contextualiser cette affirmation, rappelons que
j’avais soumis en 2015 à Catriona LeBlanc, qui traduisait alors
plusieurs de mes textes, un article pour TSQ qui n’était ni
en français ni en anglais, mais à mi-chemin entre les deux
langues et même d’une troisième langue, comme on l’appelle
souvent dans la capitale du Canada à Ottawa, le « franglais »
(une combinaison de français et d’anglais dans une même
phrase ou un même discours). Le texte comprenait donc
des passages en anglais à réviser, puisqu’il ne s’agit pas de
ma langue première ; des passages en français à traduire vers
l’anglais ; puis des passages en « franglais » à traduire/réviser,
puisque les idées, les théories et les concepts dont je discutais
en contexte francophone n’existaient encore que peu ou
pas dans la langue française. Il serait possible de dire que les
chercheur·es francophones en études trans vivaient à cette
époque pas si lointaine une pauvreté épistémique importante
sur le plan des savoirs et des connaissances dues à des
formes d’injustices épistémiques (Fricker, 2007) découlant
de l’absence marquée du développement des études trans
francophones, ce qui les plaçait devant deux situations. D’un
côté, accepter dans une certaine mesure l’impérialisme culturel
et linguistique anglophone et emprunter les outils conceptuels
et le vocabulaire dérivés des études trans anglophones. D’un
autre côté, briser le silence entourant les enjeux trans dans
48
Briser le silence, occuper l’absence
la francophonie et occuper cette absence en jouant des rôles
de passeur·euses d’idées et de termes en provenance des
milieux anglophones, mais aussi en faisant des traductions
linguistiques et culturelles dans leur contexte propre pour
mobiliser ces notions au regard des communautés trans
spécifiquement francophones.
C’est dans ce contexte de relative absence de termes
propres aux études trans francophones qu’est apparue cette
traduction sans original ; il y avait tant de termes inexistants
en français et pourtant très utilisés en études trans en anglais
(ex. : stealth, passing, cisgenderism, etc.) que le texte que j’avais
écrit et qui devait être traduit par Catriona en anglais pour
TSQ contenait de grands passages et de nombreux termes en
anglais ; ce n’était donc pas un texte en français à proprement
parler. C’était le cas notamment du terme transness, pour
lequel j’avais dû créer un néologisme en français pour l’une
des deux communications présentées au CIRFF auxquelles
fait référence l’article dans TSQ. Transness fût traduit par
« transitude », un terme qui a largement circulé au cours
des dernières années au point de devenir un terme de
prédilection de plusieurs personnes dans les communautés
trans francophones et d’être adopté par l’Office québécois
de la langue française (OQLF, 2019). Catriona et moi nous
étions alors consulté·es à de nombreuses reprises (et avions
réfléchi pendant quelques semaines sur ce mot seulement !)
afin de déterminer les meilleures options pour traduire le
concept de transness en français. Catriona me proposait alors
un ensemble de suffixes (rappelons que le suffixe « -itude »
sert à qualifier un état, donc le terme « transitude » réfère
à l’état d’être trans) et moi, en m’inspirant d’auteur·es dans
d’autres champs du savoir aux prises avec des problèmes
similaires, notamment en études du handicap – je pense ici
à l’activiste et auteure Sourde Véro Leduc (2017) qui avait
traduit dans sa thèse deafness par « sourditude » et qui m’avait
49
Devenir non-binaire en français contemporain
servi de point de référence – j’avais décidé de proposer
le néologisme « transitude » lors de la soumission de ma
proposition de communication pour le CIRFF en 2014. Le
terme a rapidement été disséminé dans les communautés
grâce à son usage par la populaire bédéiste trans et féministe
Sophie Labelle dans ses bandes dessinées et lors d’entrevues
accordées aux médias (Labelle, 2015). Cet exemple de la
création « forcée » de néologismes en français, un parmi tant
d’autres, démontre à quel point, dans un passé pas si lointain
(2014 !), des termes désormais officialisés et si populaires en
lien avec les enjeux et identités trans étaient tout simplement
absents du paysage francophone, ce qui explique en partie
l’absence d’un texte original français qui aurait pu être, dans
le présent ouvrage, simplement reproduit plutôt que retraduit.
Il aura donc fallu passer par une première traduction, puis
une retraduction, pour créer au final un texte « original » en
français, d’où le caractère performatif du texte proposé dans
cet ouvrage collectif…
II. Le CIRFF : évolution ou stagnation ?
Le texte publié dans TSQ avait d’abord fait l’objet d’une
présentation au CIRFF en 2015. Dans cette présentation,
comme le texte republié ici le décrira en détail, je critiquais
particulièrement la cisnormativité et les politiques exclusives
du CIRFF à l’égard des personnes trans, non-binaires et
non-conformes de genre, notamment dans son appel à
contributions et dans le vocabulaire utilisé pour parler de
la conférence (ex. : site Web). Suite à ma critique articulée
pendant ma présentation au CIRFF en 2015, qui avait d’ailleurs
soulevé de nombreuses réactions tant dans la salle que dans
les échanges informels qui ont suivi le panel, les extraits du
site Web du CIRFF dont je ciblais le caractère cisnormatif
et exclusif ont été adoucis ou changés, des transformations
subtiles que j’avais tôt fait de remarquer dans l’une des notes
50
Briser le silence, occuper l’absence
de bas de page du texte publié dans TSQ. Il est difficile
d’attribuer ces changements du CIRFF et de l’information
que le comité organisateur diffuse au sujet du congrès à ma
simple critique, mais il est clair que des critiques comme la
mienne ou similaires ont trouvé écho chez les organisatrices
(qui étaient alors toutes des femmes) qui avaient jugé pertinent
de modifier l’information au sujet du congrès afin de le rendre
plus inclusif. Ces changements demeuraient cependant, selon
moi, plutôt cosmétiques. Qui plus est, ils constituaient des
réajustements et des réorganisations superficielles effectuées
a posteriori (en anglais on parlerait de retrofit ) et qui ne relèvent
pas véritablement d’une accessibilité universelle et d’une
inclusion des personnes trans, pour reprendre les critiques à
l’égard de la notion d’« accommodement » faites en études du
handicap, qui font davantage la promotion d’une accessibilité
universelle impliquant une transformation des structures
existantes plutôt que de simples ajustements après coup
(Dolmage, 2017).
C’est donc dans cette perspective des théories
critiques du handicap et de leurs réflexions sur les notions
« d’accommodement versus accessibilité » que j’ai consulté
les plus récentes informations disponibles sur le site Web du
CIRFF, qui a tenu son huitième congrès en 2018 à l’Université
Paris Nanterre. Je cherchais à savoir si, lors de la plus récente
édition de ce congrès, la place faite aux enjeux et aux
personnes trans relevait d’une logique d’accommodement
(ajustement individuel qui tient pour acquis qu’une personne
ou un groupe doit faire l’objet de mesures spéciales) ou
d’une logique d’accessibilité universelle, qui se voudrait en
soi adaptée à un ensemble d’individus et de groupes et qui
ne requiert pas d’ajustement. Force est de constater que
le CIRFF semble toujours penser les réalités trans comme
extérieures aux féminismes plutôt que partie prenante de
ceux-ci, ce qui le situe dans une logique d’accommodement.
51
Devenir non-binaire en français contemporain
Comme je le mentionne ailleurs au sujet des liens entre
féminismes et enjeux trans et du caractère ciscentré du
féminisme : « À moins d’une précision, lorsque les féministes
réfèrent au genre, elles ne parlent aucunement de l’identité
de genre (cis/trans*), mais des genres masculins/féminins, et
ceux-ci, à moins qu’ils soient identifiés comme trans*, sont
“naturellement” compris comme cis » (Baril, 2017, 287). Il est
possible de dire que c’est le cas du CIRFF ; sa notion de genre
demeure fondamentalement cisnormative. Bien que le comité
organisateur du CIRFF ait fait des efforts dans son appel
à contributions pour le congrès de 2018 – les perspectives
transféministes y sont mentionnées à une reprise ; dans la
rubrique « Accueil » sous l’onglet « Langue épicène » le comité
organisateur encourage un langage épicène ou inclusif dans
les communications (CIRFF, 2018a), contrairement au style
féminin valorisé dans le congrès de 2015 et compris comme
incluant le masculin ; et on y demande aux participant·es
d’éviter tout langage transphobe – les activités entourant le
congrès, le programme lui-même et les vidéos qui en ont été
faites suite au congrès demeurent plutôt ciscentrés.
Par exemple, l’édition 2018 du CIRFF comporte un total
de 176 événements : 49 colloques, 21 tables rondes, 45 ateliers,
25 sessions thématiques, 7 expositions, 8 performances,
5 projections de films et 16 débats (CIRFF, 2018b, 8). Après
un examen minutieux du programme de 316 pages (et une
recherche informatisée par mots-clés dans le document), il
ressort qu’il n’y a que trois ateliers, une table ronde, un débat
et un colloque qui sont focalisés sur les enjeux et perspectives
trans, auxquels s’ajoutent un demi-colloque, une session
particulière dans un colloque et quelques communications
libres. Pour résumer, 6 événements sur 176 constituent à
peine 3,4 % du congrès dédié aux enjeux trans. Mentionnons
également que parmi ces événements, certains des mêmes
noms revenaient, démontrant ainsi la très faible participation
52
Briser le silence, occuper l’absence
des personnes trans activistes ou universitaires à ce congrès
féministe. Lorsque l’on sait que, contrairement aux milieux
anglophones dans lesquels se tiennent plusieurs congrès
internationaux sur les enjeux trans, donnant ainsi l’occasion
aux personnes trans de présenter leurs réflexions ailleurs que
dans des espaces féministes, aucun congrès dédié aux enjeux
trans ne se tient dans la francophonie, il est raisonnable de
croire que la majorité des travaux trans francophones sont
présentés dans des congrès et des colloques féministes, étant
donné les affinités conceptuelles et méthodologiques entre
les études féministes et trans. Si les personnes trans n’ont
pas répondu à l’appel de contributions du CIRFF malgré sa
reconnaissance pour la première fois en 2018 de l’existence de
la transphobie sur son site Web et d’un langage inclusif dans
ses communications, c’est peut-être parce que les personnes
trans ne s’y sentaient pas les bienvenues et que l’événement
n’était pas trans inclusif et trans accessible, pour le dire
simplement. C’est une chose que de changer le langage que
l’on déploie ou de mentionner au passage les enjeux trans,
mais c’est une autre chose que de repenser en profondeur
les aspects cisgenristes et cisnormatifs d’un espace et d’un
événement. En somme, c’est la différence entre la logique
d’accommodement et celle d’accessibilité.
À partir de mon expérience au CIRFF en 2015 que je
décris dans le texte publié dans TSQ, j’avais personnellement
décidé de ne pas participer à l’édition de 2018. De plus, tous
les échos que j’ai eus de la communauté trans qui y a participé
sont négatifs. Je précise que je ne prétends pas que l’expérience
des personnes trans à ce congrès a été unilatéralement
négative ; il existe probablement des personnes qui ont trouvé
le congrès intéressant et enrichissant. J’insiste simplement
sur le fait que les propos qui m’ont été rapportés à travers
les réseaux trans critiquaient des aspects très similaires à
ceux que je critiquais au regard de l’édition 2015 du congrès
53
Devenir non-binaire en français contemporain
dans mon texte publié dans TSQ. En ce qui concerne les
enjeux et les personnes trans, bien qu’il serait réducteur de
qualifier de pure stagnation les pas dans la bonne direction
qu’a accomplis le CIRFF entre 2015 et 2018, il me semblerait
simultanément prématuré de parler de révolution. Sous cet
angle, les changements apportés aux politiques linguistiques
du congrès et à ses communications me semblent nécessaires,
mais non suffisants et le comité organisateur aurait avantage
à réfléchir en profondeur aux actions qui doivent être
entreprises afin d’améliorer le véritable accès des personnes
trans à cet important événement féministe francophone.
III. Trans/féminismes en émergence : quelques mots sur la situation
actuelle
S’il est possible de penser que l’exemple du CIRFF quant
à son manque d’inclusion relatif aux enjeux et aux personnes
trans est un cas isolé, un examen des faits et des chiffres nous
indique le contraire. Comme je l’ai démontré dans d’autres
travaux (ex. : Baril, 2017a), les études trans demeurent sousdéveloppées dans la francophonie à l’échelle internationale,
notamment canadienne, et les personnes trans demeurent
exclues des postes d’importance, comme ceux de professeur·es
permanent·es dans les universités. Comme indiqué dans cette
recherche, je suis devenu la première personne publiquement
auto-identifiée comme trans spécialisée en études trans à
travailler dans une université francophone ou bilingue au
Canada, toutes disciplines confondues. Comme l’indiquent
l’article de TSQ et cette recherche (2017a), plusieurs
personnes trans sont embauchées, mais celles-ci ne sont pas
nécessairement publiquement identifiées comme trans ou
ne se spécialisent pas en études trans, ou encore elles sont
bilingues, mais travaillent dans des universités anglophones
(comme Viviane Namaste à Concordia University). En
France, la situation est similaire ; alors qu’un auteur bien
54
Briser le silence, occuper l’absence
connu comme Sam Bourcier (Espineira et Bourcier, 2016)
occupe un poste de professeur, il avait été embauché en
sociologie bien avant de faire une transition et de focaliser
ses travaux sur les enjeux trans. Des chercheur·es de renom
en études trans qui s’intéressent à des perspectives trans/
féministes, comme Karine Espineira (2015a ; 2015b ; 2017 ;
2020) et Emmanuel Beaubatie (2016), sont toujours sans
poste ou viennent de décrocher un poste récemment. La
relève émerge rapidement, en France comme au Canada,
mais ces personnes demeurent généralement dans des statuts
précaires.
Au Canada, la situation s’améliore, lentement mais
sûrement. En fonction des recherches récentes que j’ai
effectuées, de même que des appels lancés sur les réseaux
sociaux afin de m’aider à identifier de potentielles personnes
auto-identifiées comme trans et spécialistes dans ce champ qui
travaillent notamment en français au Canada, j’ai pu recenser
deux nouvelles personnes. Une première, professeure à
l’Université de Montréal, se définit comme queer ni cis ni trans
et inclut les études trans parmi les champs de spécialisation
qu’elle développe au département d’histoire de l’art et d’études
cinématographiques. L’autre, un professeur trans anglophone
et bilingue, Samuel Singer, a récemment été embauché à la
Faculté de droit de l’Université d’Ottawa pour enseigner dans
d’autres champs de spécialisation que le droit trans, mais il
poursuit tout de même ses travaux de recherche sur les enjeux
trans (Singer, 2019 ; 2020). Surtout, dans les divers contextes
nationaux francophones, ces rares cas d’embauche ne relèvent
pas de départements, de programmes ou d’instituts féministes
et de genre, mais bien de disciplines diverses (par exemple,
le travail social comme c’est mon cas). En d’autres termes,
les rares personnes trans qui se spécialisent en études trans et
travaillent dans des institutions francophones ou bilingues ne
sont pas embauchées par les départements d’études féministes,
55
Devenir non-binaire en français contemporain
une situation qui reflète d’ailleurs celle que l’on retrouve chez
nos collègues anglophones (Baril, 2017). Les embauches, ou
plutôt l’absence d’embauches des personnes trans – pensons
notamment à l’un des plus grands départements en études de
genre au pays, celui de l’Université d’Ottawa, qui compte une
douzaine de professeur·es en études féministes sans aucun·e qui
se spécialise en études trans et/ou s’identifie comme personne
trans – n’est qu’un indicateur parmi d’autres. De fait, lorsque
l’on regarde les programmes en études féministes et de genre
des universités canadiennes francophones ou bilingues, leurs
offres de cours et les auteur·es qui figurent dans leurs syllabus,
force est de constater la pauvreté au regard de la représentation
des personnes ou des enjeux trans, et ce, malgré l’explosion des
thématiques trans dans les médias, la culture, la société, les lois
et même dans les universités. Mentionnons également, comme
je l’avais remarqué antérieurement (Baril, 2017a), que suivant
une logique cissexiste (Serano, 2007), les femmes trans ou les
personnes trans sur le spectre de la féminité sont les grandes
perdantes (sans compter les personnes trans racisées ou qui
vivent à l’intersection d’autres identités marginalisées comme
les personnes trans handicapées), puisque les personnes qui
sont davantage embauchées sont des hommes trans. Cette
pauvreté des perspectives trans se retrouve également dans les
travaux, les revues et les projets de recherche féministes qui,
pour la plupart, demeurent soit cisgenristes, soit ciscentrés et
cisnormatifs dans le meilleur des cas.
L’espace limité de cette brève introduction et sa fonction
ne me permettent pas d’élaborer davantage au sujet de
cette sous-représentation des personnes trans, des études
trans et des enjeux trans dans les milieux universitaires,
particulièrement féministes et francophones, mais les
constats effectués ici pointent tous dans la même direction :
les féminismes francophones doivent repenser la place qu’ils
accordent aux enjeux trans, voire déconstruire le rapport
56
Briser le silence, occuper l’absence
d’extériorité qui a été établi au regard des questions trans
au sein du féminisme. Les trans/féminismes francophones
multiformes, dynamiques et vivants, qui émergent de façon
récente dans des espaces alternatifs, marginalisés et parfois
inattendus, commencent à briser le silence et à combattre les
injustices épistémiques dont ils font l’objet non seulement
au sein du féminisme, mais également à l’intérieur d’un
monde anglonormatif. Quand on pense aux thématiques
au cœur des luttes féministes, incluant les combats contre la
pathologisation des corps, la violence ou l’hégémonie d’une
langue française masculine, il est difficile de ne pas reconnaître
les liens évidents avec les luttes trans/féministes et de ne
pas ainsi voir comment l’exclusion et la marginalisation
des personnes et des enjeux trans au sein des féminismes
représentent des occasions ratées d’enrichir les réflexions
et les pratiques féministes. Sept ans après la rédaction
« originale » du texte publié dans TSQ présenté ci-dessous,
je réitère donc la formule que j’avais alors employée dans
mon titre pour aborder les trans/féminismes francophones :
absence, silence, et émergence…
Le texte suivant est une traduction de l’anglais par Catriona LeBlanc
de l’article susmentionné.
Trans/féminismes francophones : Absence, silence,
émergence1
En lisant l’appel à contributions de TSQ : Transgender
Studies Quarterly sur les trans/féminismes, j’étais rapidement
envahi par les mêmes émotions fortes et contradictoires que
j’éprouve souvent comme chercheur francophone travaillant
1 Mise à jour et reproduit en traduction avec la permission de Duke University Press. Source originale : baril, A., 2016. « Francophone Trans/
Feminisms: Absence, Silence, Émergence », TSQ: Transgender Studies Quarterly, n° 3, 1/2, p. 40-47.
57
Devenir non-binaire en français contemporain
à l’intersection des études du genre, trans, queer et sur le
handicap. Une partie de moi était emballée par la possibilité
de discuter de la valeur de travaux au sein desquelles les
perspectives trans et féministes se nourrissent et s’interrogent
mutuellement. J’étais particulièrement inspiré par l’énoncé
suivant : « Nous voulons que ce numéro élargisse la
discussion au-delà de la dichotomie familière et trop simpliste
souvent imposée entre un féminisme transphobe d’exclusion
et un féminisme transaffirmatif d’inclusion » (TSQ 2015 ;
traduction libre). Les travaux que j’ai publiés dans les revues
de langue anglaise au cours des dernières années reflètent
précisément mon désir d’aller au-delà de cette conception
réductrice. Comme l’articule si éloquemment l’appel, non
seulement le temps est venu de complexifier cette vision
binaire, mais les deux dernières décennies ont déjà démontré
que les recherches menées à partir de perspectives trans/
féministes dépassent de loin les questions d’exclusion et
d’inclusion.
Cela étant dit, une autre partie de moi, celle ancrée dans
une tradition linguistique, culturelle et nationale différente
du contexte anglo-américain dans laquelle se situe cette
revue2, a pourtant réagi avec ambivalence au passage cité plus
haut. Quelles sont les conditions linguistiques, culturelles
et nationales requises pour aller au-delà des débats entre
féministes et activistes trans, ces débats enracinés dans la
fameuse dichotomie entre les féminismes d’inclusion et ceux
transphobes/d’exclusion ? L’idée même de dépasser cette
dichotomie ne reflète-t-elle pas ce qui est théoriquement,
conceptuellement et politiquement concevable dans un
ou plusieurs contextes linguistiques, culturels et nationaux
précis (dans ce cas, un contexte anglonormatif), sans que
cette idée soit nécessairement intelligible, ou intelligible de la
2 Malgré la démonstration claire d’une sensibilité transnationale et linguistique, une revue ne peut être dissociée de son contexte.
58
Briser le silence, occuper l’absence
même manière ou avec une même profondeur, dans d’autres
contextes ? À partir de mes expériences comme chercheur
trans3, franco-canadien et féministe, j’aimerais partager
quelques réflexions critiques sur l’(im)possibilité actuelle
d’aller « au-delà de la dichotomie familière et trop simpliste
souvent imposée entre un féminisme transphobe d’exclusion
et un féminisme transaffirmatif d’inclusion » ou, au moins,
sur les nombreuses difficultés qui viennent entraver cet
objectif.
Sans réduire les travaux du nombre limité d’universitaires
francophones qui s’intéressent aux trans/féminismes, dont
les miens, à la lutte contre les théories, les politiques et les
pratiques féministes transphobes d’exclusion, j’exposerai la
difficulté d’articuler notre travail dans un langage autre que
celui de l’exclusion ou l’inclusion des personnes et des enjeux
trans au sein des contextes féministes francophones. Pour ce
faire, j’offre comme étude de cas l’édition 2015 du septième
Congrès international des recherches féministes dans la
francophonie (CIRFF). Ce rassemblement est actuellement le
congrès international le plus important dans le domaine des
recherches et des études féministes francophones, sa portée
étant équivalente au congrès américain de la National Women’s
Studies Association (NWSA). Ainsi, ce congrès représente
une excellente étude de cas pour démontrer les difficultés
auxquelles font face les communautés francophones non
seulement pour conceptualiser la possibilité d’aller au-delà
du fossé entre les féminismes transphobes et transinclusifs,
mais aussi pour tout simplement aborder les enjeux trans
dans les divers espaces féministes militants, communautaires,
institutionnels et universitaires. Bien que cet exemple ne
brosse pas un portrait exhaustif de la théorisation des trans/
féminismes dans la francophonie, il est toutefois représentatif,
3 Je travaille sur les enjeux féministes depuis 2003 et sur les enjeux trans
depuis 2008, quand j’ai commencé ma propre transition de femme à
homme.
59
Devenir non-binaire en français contemporain
à mon avis, de la relation entre une majorité de féministes et
d’activistes trans francophones.
Le congrès de 2015, tenu à Montréal (Québec, Canada) en
août 2015, peu avant la mise sous presse du numéro de TSQ où
le présent article a paru en anglais (et bien après la date limite
des soumissions), a été organisé par l’Institut de Recherches
et d’Études Féministes (IREF), le Réseau Québécois en
Études Féministes (RéQEF) et le Service Aux Collectivités
(SAC) de l’Université du Québec à Montréal. J’ai soumis
deux propositions pour présenter mes recherches les plus
récentes. Mes réflexions sur l’absence totale d’enjeux trans
et de politiques inclusives pour les personnes trans dans ce
congrès avaient pourtant commencé bien avant que j’envisage
la soumission d’un manuscrit à ce numéro spécial de TSQ. En
effet, le manque de considération pour les personnes trans
au sein de ce congrès m’avait frappé dès ma toute première
lecture de son appel à contributions en 2014. Le langage
utilisé dans l’appel et sur le site Web du congrès est clair :
les formes féminines sont systématiquement privilégiées, la
forme masculine est effacée et l’écriture inclusive, souvent
utilisée en français pour indiquer à la fois les hommes et les
femmes, n’est pas utilisée. La documentation du congrès fait
explicitement référence aux professeures, aux chercheures,
aux étudiantes et aux autres personnes féminines. Sur le site
Web, le comité organisateur décrit l’événement comme suit :
« Inscrit dans la continuité des six précédentes rencontres,
le Congrès offrira un espace privilégié pour les chercheures,
étudiantes, praticiennes-chercheuses, artistes, intervenantes
et militantes des milieux féministes. Des efforts spéciaux
seront déployés pour attirer le plus grand nombre possible
de participantes de tous les pays de l’espace francophone
mondial » (CIRFF, 2015b). Ayant milité, enseigné et participé
aux cercles féministes francophones depuis près de quinze
ans, je suis conscient du fait que certains espaces féministes
60
Briser le silence, occuper l’absence
au Canada français (c’est-à-dire principalement dans la
province du Québec) sont des environnements explicitement
réservés aux femmes ; les personnes trans, y compris les
femmes trans, y sont délibérément exclues. Voilà pourquoi,
pour moi, l’utilisation de formes féminines sur le site Web
et dans l’appel à contributions – une pratique qui, exception
faite d’événements séparatistes qui excluent explicitement les
personnes trans, comme le Michigan Womyn’s Music Festival,
semble entièrement désuète en contexte anglophone – a
immédiatement soulevé la question suivante : si l’événement
était réservé aux femmes cisgenres, ou si les hommes cisgenres,
transsexuels et transgenres (trans), les femmes transsexuelles
et transgenres (trans) et les personnes s’identifiant comme
queers, genderqueers, non-binaires, non-genrées, intersexes,
bispirituelles, etc., pouvaient y participer.
Étant un homme trans, j’ai pris soin de consulter
les critères d’admission publiés par le congrès avant de
soumettre une proposition. J’ai trouvé la réponse à ma
question dans la section FAQ du site du congrès (sa simple
présence à cet endroit m’amène à croire que je n’étais pas la
première personne à remettre en cause l’utilisation de formes
féminines). En réponse à la question « Est-ce un événement
réservé uniquement aux femmes ? », le comité organisateur
répond ainsi : « Tout le monde est bienvenu et toutes les
personnes impliquées dans la recherche féministe sont invitées
à proposer une communication, un colloque ou une session
spéciale. Les textes de l’appel à proposition sont féminisés,
car la très grande majorité des personnes intéressées par nos
activités sont des femmes. Le genre féminin inclut pour nous
le masculin » (CIRFF, 2015a)4.
4 Toutes les questions et réponses dans la FAQ ont été révisées depuis
la tenue du congrès en août 2015. Il n’est peut-être pas déraisonnable de
penser que la présente critique, ainsi que d’autres, présentées pendant le
congrès, ait influencé cette décision.
61
Devenir non-binaire en français contemporain
Bien que la section FAQ m’ait fourni une réponse, elle
m’a aussi laissé un goût amer en bouche. Premièrement, je
n’ai jamais souscrit au simple renversement des perspectives
comme stratégie d’autonomisation des minorités ; utiliser la
violence pour combattre la violence, contrer les injures avec
les injures et affirmer que les formes féminines englobent
le masculin pour combattre le sexisme linguistique sont des
stratégies qui ne font que reproduire les mêmes attitudes,
les mêmes idées et les mêmes comportements que nous
dénonçons. Depuis des décennies maintenant, les féministes
francophones ont condamné le pratique sexiste dans la langue
française selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin
sous prétexte que le masculin inclut le féminin ; pourtant, ce
congrès féministe francophone international déploie le même
argument pour justifier l’utilisation d’un langage et d’un
vocabulaire exclusivement féminins, notamment « femmes
chercheures » et « femmes militantes ». Deuxièmement, la
suggestion que le féminin inclut le masculin représente, au
minimum, la marginalisation de la multiplicité d’identités
qui ne cadrent pas dans ces catégories binaires. Pour les
personnes trans, intersexes, queers, genderqueers, non-binaires,
non-genrées ou qui refusent une identification uniquement
en termes de féminité ou de masculinité, le langage choisi par
les organisatrices (qui sont des femmes cis) est problématique.
Néanmoins, comme personne et activiste trans, ce n’est pas le
choix des mots qui me déçoit le plus. De fait, ce qui est encore
plus inquiétant, c’est le silence qui entoure l’existence même
de toutes les personnes qui se situent à l’extérieur du spectre
traditionnel de la masculinité et de la féminité dans la réponse
à la question « Est-ce un événement réservé uniquement aux
femmes ? »
De ma perspective de chercheur ayant participé à des
douzaines de congrès internationaux, dont en contexte
anglophone, au moment où l’intersectionnalité et la volonté
62
Briser le silence, occuper l’absence
de tenir compte des multiples dimensions identitaires sont
très répandues, il était clair pour moi que cette question traitait
non seulement de la participation d’hommes cisgenres, mais
également de celle des personnes trans, intersexes, genderqueers
et autrement non-conformes de genre. Pourtant, l’existence
de ces personnes n’est jamais mentionnée : ni dans la FAQ,
où l’on pourrait s’y attendre, ni dans aucune autre section
du site, ni dans l’appel à contributions. Étant donné que ce
congrès vise à organiser un « événement qui prend en compte
l’accessibilité pour toutes » (notez que « toutes » n’inclut que
les personnes dont le genre est féminin) (CIRFF, 2015b), il ne
serait pas exagéré de dire que l’accessibilité pour les personnes
trans, intersexes et queers manque à la fois en matière de
langage (choix des mots, genre linguistique, pronoms, etc.)
et d’espace (par ex., toilettes de genre neutre ou inclusives
des personnes trans). De plus, l’appel à contributions
du congrès emploie des concepts et des définitions qui
créent un climat peu accueillant pour les membres de ces
communautés marginalisées. Par exemple, les sections qui
décrivent les thèmes du congrès, utilisées pour structurer
l’appel à contributions et le site Web comptant plus de deux
mille mots de texte, font fréquemment allusion à la diversité
des femmes relative à la race, à la classe, à l’âge, à l’orientation
sexuelle et à plusieurs autres dimensions, sans pourtant
mentionner les enjeux trans. Le comité organisateur prend la
peine de nous rappeler qu’il faut tenir compte des besoins de
toutes les femmes, dont celles plus marginalisées, sans que les
personnes trans ne soient mentionnées une seule fois. Bien
que je reconnaisse l’impossibilité de toujours inclure une
énumération exhaustive qui permet d’éviter le fâcheux « etc. »
décrit par Judith Butler (1990, 143), il est pourtant intéressant
de noter que les personnes trans, intersexes, genderqueers et
non-conformes de genre ne font l’objet d’aucune mention
sur le site Web.
63
Devenir non-binaire en français contemporain
De façon générale, le problème est que les enjeux trans
sont systématiquement ignorés dans les travaux féministes
francophones qui tentent par ailleurs d’inclure toutes les
femmes, comme elles nous le répètent si souvent. Ceci est
d’autant plus inquiétant étant donné la visibilité accrue actuelle
des enjeux trans à la fois dans les nouvelles internationales et
au sein des contextes nationaux dans lesquels les recherches
féministes francophones sont ancrées. Au cours des cinq
dernières années, le Québec, ainsi que le reste du Canada, a
vu l’introduction de nouvelles lois, l’adoption de nouvelles
dispositions juridiques et la transformation de lois existantes
touchant les communautés trans, sans oublier l’importante
mobilisation sociale et politique des communautés trans et la
présence croissante des voix trans dans les médias, la culture
et les mouvements sociaux, notamment ceux lesbiens, gais,
bisexuels et queers. Malgré ceci, les communautés féministes
francophones canadiennes tendent à garder le silence sur les
enjeux trans5. Comme j’en fais mention ailleurs (Baril, 2017b),
le silence des féministes francophones sur les enjeux trans
est sans équivoque : les publications de langue française sur
les analyses intersectionnelles féministes ne mentionnent que
rarement les réalités trans ; les personnes inscrites en études
féministes dans les universités francophones éprouvent de la
difficulté à trouver une direction qui connaît suffisamment
le champ ; et plusieurs ateliers, activités sociales et autres
événements au sein des cercles féministes francophones
n’abordent pas les enjeux trans. Les dimensions théoriques,
politiques, culturelles, linguistiques et économiques des
5 Il convient de mentionner que, malgré la présence au Québec d’universitaires trans d’influence, dont Viviane Namaste qui aborde les enjeux
trans et féministes dans un de ses livres en anglais (Namaste, 2005), j’ai
publié ce que je crois être le premier article en français au Canada sur
les enjeux trans/féministes (Baril, 2009). Mon intention n’est pas d’être
prétentieux, mais de démontrer la rareté de réflexions trans/féministes en
contexte franco-canadien, et ce, malgré de nombreuses analyses de ces
mêmes thèmes en contexte anglo-canadien.
64
Briser le silence, occuper l’absence
différences importantes entre les approches sur les questions
trans par les féministes francophones et anglophones sont
toutefois très complexes et dépassent la portée du présent
article.
Cela veut-il dire qu’aucune recherche trans/féministe n’est
menée dans la francophonie ? Bien sûr que non. Quelques
individus trans ou cis isolés, comme Sam/Marie-Hélène
Bourcier ([2001] 2006, 2005, 2011), Karine Espinera (2015a
et 2015b) et moi-même, travaillent en français à l’intersection
des questions trans et féministes, parmi d’autres sujets6.
Cependant, pour le nombre limité de personnes œuvrant
dans ces domaines, les occasions d’ancrer leur enseignement
et leurs recherches ou de disséminer leurs travaux dans
des revues et des congrès de langue française sont peu
nombreuses. La lecture de l’appel à contributions et du site
Web du plus important congrès francophone international
en études féministes a soulevé chez moi la question de si
mes recherches trans/féministes pouvaient même trouver
une place dans cet événement. Ce congrès devrait me faire
sentir « chez moi », mais pour moi et d’autres personnes qui
s’intéressent aux enjeux trans/féministes, ce n’est pas le cas.
Cette réalité soulève de sérieuses questions sur la possibilité de
lier nos travaux aux autres recherches féministes francophones
et de sentir que nos perspectives sont non seulement
tolérées par nos collègues, mais également reconnues et
valorisées. J’aimerais inviter les personnes impliquées dans
les recherches et le militantisme féministes francophones à
ouvrir un dialogue avec leurs homologues trans et féministes
anglophones dont les recherches au cours des vingt dernières
années ont produit de nombreuses réflexions importantes
sur les questions trans féministes (par ex., Enke, 2012).
6 Il existe présentement un intérêt croissant pour les perspectives trans/
féministes en contexte francophone, par exemple, les deux nouveaux projets de Thomas, Grüsig et Espineira, 2015, et Ribeiro et Zdanowicz, 2015.
65
Devenir non-binaire en français contemporain
L’appel à contributions de TSQ souligne à juste titre que « la
transphobie féministe n’est pas universelle » (traduction libre),
ce qui est vrai à la fois dans les communautés anglophones
et francophones (TSQ, 2015). Il n’en reste pas moins que
les obstacles et les défis auxquels font face les universitaires
francophones et anglophones œuvrant à l’intersection des
questions trans et féministes sont radicalement différents,
une réalité que confirment mes expériences à la fois comme
professeur et chercheur qui enseigne, publie et travaille
en contexte francophone majoritaire (dont le Québec) et
minoritaire (comme l’Ontario), ainsi qu’en anglais au Canada
et aux États-Unis. Bien que les recherches trans/féministes ne
peuvent se réduire ni aux questions entourant l’exclusion des
personnes trans et de leurs expériences des cercles féministes
ni à un agenda luttant pour leur inclusion, il serait prématuré
de conclure que les théories trans/féministes francophones
soient sur le point de dépasser les discussions entourant les
enjeux d’exclusion et d’inclusion. Tout comme mes collègues
anglophones en études trans, dans mes publications de
langue anglaise je m’engage au développement de nouveaux
paradigmes, de nouvelles idées et de nouveaux concepts qui se
situent au-delà de cette dichotomie, notamment en explorant
les intersections entre les études trans et sur le handicap, ainsi
qu’entre les personnes trans et celles en situation de handicap.
Cela étant dit, ceci est possible uniquement parce que, dans
le milieu universitaire anglophone (principalement aux ÉtatsUnis et au Canada), les questions, les théories, les politiques
et les études trans possèdent déjà une présence minimale et
leur place au sein des études féministes, aussi marginalisée
qu’elle soit, est toutefois reconnue. Ceci n’est pas le cas dans
les cercles francophones. Quand une théoricienne féministe
comme Christine Delphy, qui est sans aucun doute l’une
des plus importantes féministes francophones à l’échelle
mondiale, et ce, depuis les années 1970, non seulement pense
que les enjeux trans ne sont pas politiques, mais affirme
66
Briser le silence, occuper l’absence
qu’à travers le traitement de ces enjeux « on perd de vue
la lutte féministe pour la disparition du genre […] [et que
cette démarche] ne constitue pas un combat politique dans
le sens où elle ne propose pas un changement des structures
de la société » (Merckx, 2013), le manque de théorisation des
enjeux trans par les féministes francophones ne peut guère
surprendre.
Dans une telle réalité, et aussi surprenant que cela puisse
paraître pour plusieurs anglophones, les dernières « avancées »
relatives aux trans/féminismes dans les communautés
féministes francophones consistent tout simplement à
affirmer l’existence des perspectives trans/féministes, à tenter
de présenter des « preuves » de leur validité et de leur valeur
heuristique, à lutter pour leur reconnaissance et à encourager
la majorité des communautés féministes francophones à tenir
compte des personnes et des enjeux trans dans leur langage,
leurs théories, leurs politiques, leurs actions politiques et leurs
espaces militants, bref, de tout simplement les inclure dans
le domaine des possibilités. Dans ces contextes linguistiques,
culturels et nationaux, dépasser la dichotomie entre les
féminismes d’inclusion et ceux transphobes/d’exclusion
constitue une tâche plutôt inintelligible et difficile à concevoir
sur les plans à la fois épistémologique et conceptuel.
Pourtant, la théorisation de l’absence de ces discussions et de
cette dichotomie est nécessairement la prochaine étape vers
l’émergence de voix trans/féministes en mesure de briser le
silence.
67
Devenir non-binaire en français contemporain
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« Faut-il choisir ? » : non-binarité et
transidentité dans les cours de langue française
Blase A. Provitola
Note de l’auteur
Une première version de cet article a été publiée en anglais en 2019.
Lorsqu’on m’a donné l’occasion de le relire avant de le faire traduire en
français pour la présente publication, j’ai pu remarquer l’évolution de
mon point de vue à certains égards, ainsi que certains changements par
rapport à la manière dont je me présente dans un contexte professionnel.
J’ai donc modifié certains aspects de ce texte pour le rendre plus fidèle
à ma ligne de pensée au moment de sa traduction. Un bref épilogue
esquissera une réflexion sur ces changements, sans pour autant remettre
en cause la cohérence de la version précédente.
— Je suis améri—euh—je viens des États-Unis.
Il était neuf heures du soir un jeudi en fin d’octobre 2016 ;
je bredouillais à travers ma fatigue et essayais de diriger un
sourire vers l’archiviste devant moi. Deux mois après le
73
Devenir non-binaire en français contemporain
début de mon séjour de recherche à Paris, je m’étais habitué
à passer mes jeudis soir aux Archives, Recherches et Cultures
Lesbiennes (ARCL) à la Maison des femmes, où un groupe
de lesbiennes radicales chevronnées me prêtaient des romans
et m’aidaient à fouiller les bacs poussiéreux pour y trouver
des brochures politiques. J’avais l’habitude de jaser avec elles
sur mes recherches pendant que nous fouillions les boîtes,
mais ce soir-là, je peinais à formuler une phrase. Mais cette
difficulté n’était pas uniquement due à la fatigue typique de
doctorant·e ; c’était parce qu’elles pensaient toutes que j’étais
une femme.
C’était la première fois que j’allais aux archives lesbiennes,
un espace « réservé aux femmes », depuis la semaine précédente
où j’avais décidé de changer mon nom et pronom. Ayant déjà
pris la décision de ne pas divulguer mon sexe/genre1 dans ce
contexte afin d’éviter d’être exclu de cet espace de recherche
ségrégé par sexe, je m’étais préparé à passer la soirée à être
continuellement mégenré. Mais, même en décidant d’adopter
un silence stratégique, je m’étais promis que, au minimum,
1 J’utilise ici le terme « sexe/genre » parce que je crois que tracer la
distinction entre les deux c’est soutenir l’idée qu’il existe une forme de
sexe biologique quelconque qui « va au-delà » de l’identité de genre. Cette
notion biologiquement essentialiste opprime les personnes transgenres et
intersexes et porte gravement atteinte à leur santé mentale et physique.
Comme l’explique Emi Koyama dans « The Transfeminist Manifesto »,
« Le transféminisme soutient que le sexe et le genre sont tous les deux socialement construits ; de plus, la distinction entre le sexe et le genre est artificiellement tracée pour des raisons de commodité. Bien que le concept
de genre comme construction sociale se soit avéré un outil puissant pour
démanteler les attitudes traditionnelles envers les capacités des femmes, il
laissait place à la justification de certaines politiques et structures discriminatoires comme ayant un fondement biologique. De plus, il ne tient pas
compte de la réalité des expériences de personnes trans pour qui le sexe
physique est vécu comme étant plus artificiel et plus variable que le sentiment interne de qui elles sont » (Koyama, 2003, 249, traduction libre).
Pour une analyse supplémentaire de la nuisibilité de cette distinction, voir
Androgeneity, 2015.
74
« Faut-il choisir ? »
je ne me genrerais pas en employant le féminin. Cette petite
victoire était pourtant plus facile à dire qu’à faire dans une
langue dont quasiment tous les substantifs, adjectifs, et
pronoms étaient classés comme masculin ou féminin.
« Je suis étudia— je fais un doctorat en littérature française
et comparée », ai-je répondu à l’archiviste qui me posait des
questions sur mes recherches. J’ai baissé le regard sur les
livres qu’elle me prêtait en attendant qu’elle me les rende
pour ensuite m’éclipser à la hâte. Émergeant enfin dans la nuit
fraîche d’automne pour déverrouiller mon vélo, l’ironie de la
situation m’a frappé en pleine face : me voilà, les volumes de
l’ARCL sur la féministe lesbienne Monique Wittig nichés dans
mon sac à dos, pris par la peur de me genrer correctement
dans un espace historiquement si attentif aux questions de
sexe, de langue et de pouvoir.
Mon intérêt pour la neutralité du genre en français avait
commencé plusieurs années plus tôt quand, pendant mes
études de premier cycle, j’avais lu Les Guérillères de Wittig dans
un cours de théorie littéraire. Sa féminisation intentionnelle
des noms et des pronoms m’avait amené à douter les
affirmations de mes professeur·es de français d’autrefois
selon qui la forme masculine était grammaticalement neutre.
Pendant mes études supérieures, je me suis penché sur la
théorie de sexe et de genre de Wittig dans le cadre de ma
thèse et j’ai également réfléchi sur leur pertinence pour ma
propre pratique pédagogique féministe. Mais ces réflexions
assumaient une dimension encore plus urgente et personnelle
au moment où j’ai commencé à intégrer ma propre identité
transgenre dans ma vie d’universitaire et de professeur de
français, de littérature comparée et de philosophie politique.
Le présent texte constitue en quelque sorte une tentative
de revisiter tous les silences gênants, tous les mots tronqués,
toutes les phrases reformulées et toutes les omissions
stratégiques ayant structuré ma vie pendant ce séjour à Paris
75
Devenir non-binaire en français contemporain
en 2016-2017. Au lieu de rassembler un ensemble définitif de
directives en ce qui concerne la non-binarité linguistique, ce
texte revient sur quelques moments des dernières années, des
moments qui convergent pour orienter ma pédagogie et mes
conseils aux étudiant·es diplômé·es dans les cours de français
et au-delà. Ancré dans mes expériences actuelles comme
professeur transgenre et mes expériences antérieures comme
thésard, ce texte soutient que les pratiques linguistiques
genrées relèvent d’une question de justice aux conséquences
importantes aussi bien pour la vie des professeur·es que pour
celle des étudiant·es transgenres, non-binaires et autrement
non-conformes au genre2.
I. Penser le sexe et le genre dans les cours de langue
Retour en mars 2015. Dans le cadre d’un programme de
bourse d’enseignement à Columbia University, j’avais organisé
un atelier pédagogique départemental pour explorer le thème
général de « genre et sexualité dans les cours de français ».
J’en avais fait la publicité comme discussion ouverte sur
l’utilisation des pronoms, la misogynie et l’invisibilisation des
réalités queers dans les manuels de langue et la dynamique de
sexe/genre dans les échanges en classe. Le jour de l’événement
s’étant aussi annoncé un jour de tempête de neige, j’ai laissé
échapper un soupir et me suis résigné à l’idée d’une faible
participation ce soir-là. Mais quand dix-huit heures ont sonné,
j’ai été étonné de voir un véritable défilé de professeur·es et
2 Ces termes ne constituent aucunement une liste exhaustive en ce qui
concerne la grande variété d’étiquettes adoptées par les individus qui refusent le sexe qui leur a été assigné à la naissance. De tels termes peuvent
être, ou ne pas être, mutuellement exclusifs (par exemple, une personne
non-binaire peut aussi être transgenre, ou pas). Ces étiquettes varient selon le contexte culturel et historique, et certaines personnes préfèrent
n’utiliser aucune étiquette. Dans tous les cas, l’autodétermination de la
personne en question doit toujours être respectée.
76
« Faut-il choisir ? »
de doctorant·es franchir le seuil, secouer la neige de leurs
bottes et manteau et s’installer autour de la table.
J’avais décidé de lancer la discussion à l’aide d’un texte
écrit par la professeure Elisabeth Ladenson, elle-même de
Columbia, qui aborde la manifestation fréquente et intense des
questions de genre et de sexualité dans les cours de français.
Selon Ladenson, cette question s’impose inéluctablement dans
la quasi-totalité des cours de français en raison de la nature
genrée de cette langue : « D’ailleurs, comme c’est le cas pour
plusieurs langues autres que l’anglais, le français impose dès le
début une conscience déconcertante de la différence de genre
par son intégration à la grammaire et son institution par cette
dernière. Pour les personnes d’origine anglophone, se lancer
dans l’étude d’une langue romane mène inévitablement, sur
plusieurs plans, à vivre le trouble dans le genre » (Ladenson,
1998, 90, traduction libre). Bien que cet article ait été publié
presque vingt ans avant notre atelier, mes collègues et moi
étions tout de même d’accord sur le fait que, malgré Proust,
Colette et l’image romantisée de « Gay Paree » tant chérie par
certain·es étudiant·es états-unien·nes, nous étions souvent
à court d’outils concrets pour aborder les enjeux sociaux et
politiques du genre linguistique, surtout dans le contexte des
responsabilités ardues de l’enseignement quotidien3.
Et si pour plusieurs il était difficile d’aborder les questions
d’hétéronormativité, pour la majorité des gens il était encore
plus difficile de nommer ou même de reconnaître ce que
l’auteure et biologiste Julia Serano appelle la cisnormativité :
une mentalité sociale qui présume que les personnes et les expériences cis/cisgenres/cissexuelles sont la norme, tandis que celles
trans/transgenres/transsexuelles sont jugées comparativement
« anormales » (si elles sont prises en considération du tout) (Serano, s.d., traduction libre).
3 Pour plus d’exemples de la manifestation de l’hétéronormativité dans
les cours de langue, voir Liddicoat, 2009.
77
Devenir non-binaire en français contemporain
Ceci est devenu clair quand la discussion s’est tournée
vers la question des pronoms. Notre département avait
encore l’habitude de présupposer les pronoms au lieu
d’inviter les gens à les partager, donc une marée de
questions a surgi sur comment et pourquoi il fallait le faire.
Ces questions étaient posées par les mêmes collègues qui
consacraient d’innombrables heures à planifier les leçons,
à se faire observer et à raffiner leur pratique pédagogique
pour s’assurer que chaque étudiant·e, quelles que soient
ses capacités d’apprentissage ou ses antécédents scolaires,
se sente à l’aise dans leur cours. Pourtant cette pratique
simple, pour une raison quelconque, était jugée inutile et
incommode. Mais je savais que ne pas répondre aux besoins
des étudiant·es trans aurait une incidence énorme sur leur
participation et, surtout, sur leur santé mentale. Dans les
milieux universitaires, où l’anxiété, la dépression et le suicide
sont toujours, et tragiquement, très répandus, les étudiant·es
transgenres courent un risque plus élevé lorsqu’iels sentent
que leur simple existence est niée dans la salle de classe
(Ashley, 2017). Comment expliquer qu’il ne s’agit pas tout
simplement d’être « politiquement correcte », et que cette
pratique, souvent comprise comme simple composante
d’un enjeu structurel plus large au sein de l’académie, peut
toutefois être une véritable question de vie ou de mort pour
les étudiant·es trans ?
Quelques personnes présentes à l’atelier ont dit qu’elles
y avaient pensé, mais qu’elles s’inquiétaient, en tant que
professeur·es cisgenres, de créer une situation gênante pour
les étudiant·es, et surtout pour celleux dont les pronoms
pourraient être « inattendus ». Vraisemblablement, il était
question des personnes perçues comme ayant une
présentation de genre qui, aux yeux de la société transphobe,
diffère du sexe assigné à la naissance. (Pendant un moment
je me suis demandé si le groupe trouvait que mes propres
78
« Faut-il choisir ? »
pronoms étaient « inattendus ».) Il s’agit, bien sûr, d’une
préoccupation légitime, car les pratiques conçues pour être
inclusives peuvent parfois finir par inciter des gens à partager
des éléments de leur identité dans des situations risquées
ou gênantes (tout comme j’allais en faire l’expérience moimême l’année suivante aux archives lesbiennes). Quoique ma
réponse sur le coup ait été peu satisfaisante, mes expériences
subséquentes comme professeur transgenre m’ont aidé à
formuler une liste de mes propres bonnes pratiques, une liste
qui n’est jamais définitive et qui est en constante évolution.
Afin de trouver l’équilibre entre l’inclusivité et la
protection de la vie privée, j’offre aux étudiant·es l’occasion
de partager leurs pronoms à l’oral, à l’écrit ou pas du tout.
Pendant les premiers cours, je distribue un questionnaire
sur lequel les étudiant·es peuvent indiquer, parmi d’autres
choses, leur nom et pronoms. De plus, pendant le premier
cours, je leur demande de se présenter en indiquant leur
nom, spécialisation, pronoms et, pour aider à désamorcer
tout sentiment de gêne, quelque chose de drôle et amusant
(préférence de couleur, émission télé, fruit ou légume…).
Afin de rendre ces méthodes de divulgation potentielle aussi
consensuelles et agréables que possible, j’ai établi les pratiques
suivantes relatives aux noms et aux pronoms :
1. Au lieu de lire les noms de la liste d’inscription pour
faire l’appel, je demande à chaque personne d’indiquer le
nom qu’elle aimerait qu’on utilise dans la salle de classe,
suivi de son nom de famille. Ainsi, je peux facilement
repérer son nom de famille dans la liste, sans avoir à
le lui demander et donc à courir le risque de crier tout
haut son morinom (« deadname ») devant la classe.4 Les
barrières juridiques et universitaires au changement
de prénom peuvent être considérables ; dans mon
4 NDLR : Voir le glossaire p. 221-250 ; voir aussi celui en ligne de Julia
Serano.
79
Devenir non-binaire en français contemporain
expérience, même quand il est possible de changer son
prénom dit « de préférence » auprès de l’administration
ou dans un portail en ligne, il ne finit pas toujours par
apparaître correctement. (Voir le quatrième point cidessous pour mon analyse de l’utilisation problématique
de l’expression « de préférence » dans ce contexte.)
2. Avant de faire le tour des pronoms en classe, je m’assure
de souligner que ce partage est facultatif ; ainsi, les
étudiant·es qui ne veulent pas annoncer leurs pronoms
ne se sentent pas obligé·es de le faire. J’adopte cette
stratégie principalement pour le bien des personnes
qui pourraient craindre que leur pronom les rende
visibles comme trans à l’école, car, comme l’explique
Kris Knisely dans son guide pratique « How to Ask
for Pronouns », « leur demander d’indiquer/énoncer
explicitement et publiquement leurs pronoms peut être
vécu comme source de pression considérable ou de
dysphorie » (Knisely 2020a, traduction libre). Je donne
mon nom et mes pronoms en français et en anglais en
premier pour servir de modèle. Au tableau, j’écris les
pronoms dans les deux langues, même dans les cours
de français avancé, car plusieurs étudiant·es découvrent
pour la première fois les pronoms non-binaires tels que
« iel » ou « yel ». (J’y reviendrai plus tard.)
3. Comme indiqué au point numéro 1, je précise clairement
aux étudiant·es que je demande le nom et les pronoms que
nous devrions employer en classe. Cette petite précision
représente pour moi une distinction importante, car elle
reconnaît que chaque identité est complexe et que l’on
peut choisir un pronom dans un cadre universitaire sans
que ce dernier englobe son expérience de genre dans
toutes les dimensions de sa vie. Afin de soutenir les
décisions des étudiant·es sur leurs pronoms, il faut les
comprendre comme choix stratégique qui peut dépendre
80
« Faut-il choisir ? »
des particularités d’une circonstance donnée. Ceci
peut être encore plus important dans les programmes
d’études à l’étranger, où l’étudiant·e pourrait décider de
faire un compromis dans son choix de pronom en raison
d’un personnel enseignant qui refuse de reconnaître son
sexe/genre. Dans d’autres cas, la meilleure stratégie peut
être d’encourager l’étudiant·e à insister sur l’utilisation
d’un même pronom dans tous les contextes, malgré les
résistances qui se présentent. Il n’existe aucune solution
universelle.
4. Je m’assure d’employer le mot « pronom », non pas
« pronom préféré » parce que, pour plusieurs personnes
transgenres, dont moi, cette expression suppose un
choix ou une préférence qui cache un vrai pronom. Il
en va de même pour le prénom « de préférence » et la
formulation « une personne identifie comme » un sexe/
genre quelconque. Une femme trans ne s’identifie pas
comme femme, elle est une femme. Ce langage, qui vise
à être inclusif, peut être toutefois compris comme la
négation du soi de la personne transgenre.
Lors des discussions de certaines de ces pratiques avec
d’autres professeur·es pendant l’atelier pédagogique, j’ai
souligné le fait que non seulement ces mesures aident les
étudiant·es transgenres à se sentir à l’aise, mais elles servent de
modèle d’inclusivité, surtout aux étudiant·es qui abordent ces
questions pour la première fois. Une collègue est intervenue
pour affirmer que cette pratique relative aux prénoms bénéficie
aussi aux étudiant·es venant de l’étranger, étant donné que
plusieurs utilisent différents prénoms à l’extérieur de leur pays
d’origine. J’étais (et je suis toujours) entièrement d’accord avec
une telle application de la conception universelle, mais, dans
cette circonstance particulière, le fait que plusieurs collègues
ayant d’abord exprimé une certaine réticence hochaient
81
Devenir non-binaire en français contemporain
soudainement la tête en signe d’acquiescement était pour moi
une déception, comme si c’était cela qui avait enfin convaincu
le groupe qu’une telle approche aux prénoms pourrait « en
valoir la peine ». Une voix intérieure lancinante demandait à
savoir pourquoi il fallait convaincre les professeur·es qu’une
stratégie bénéficierait à l’ensemble des étudiant·es pour plaider
la cause des étudiant·es trans ? Ne vaudrait-il pas quand
même la peine si cette pratique bénéficiait « uniquement » aux
étudiant·es trans, non-binaires et de genre non-conforme ?
À ce moment-là, il ne restait dans ma tête que la déception
d’avoir été incapable d’exprimer cette idée à mes collègues
dans un atelier dont j’étais, prétendument, l’animateur. Jetant
un regard à l’horloge, j’ai vite décidé qu’il était temps de
faire une petite pause. Pendant que les gens causaient, j’ai
entendu un échange qui m’a marqué. « J’ai une personne
dans mon cours », dit une collègue, « qui utilise “Matt”5
eh bien, tu ne t’y attendrais vraiment pas » – parce que
l’identification masculine de cette personne ne correspondait
pas aux normes cisgenres ? – « … Mais là la personne me
dit qu’elle utilise le pronom “she”, donc j’ai dit d’accord,
aucun problème, j’utiliserai “she” ». Pour bon nombre de
professeur·es, cet échange représenterait une anecdote plutôt
anodine à propos d’une personne qui apprend à respecter
les noms et les pronoms des étudiant·es, même lorsqu’ils ne
sont pas conformes aux attentes. Mais moi, j’ai entendu une
histoire un peu différente.
Il se trouvait que je connaissais Matt, qui avait à peu près
mon âge et suivait une formation continue, et avec qui j’avais
une amie en commun. Matt est trans et non-binaire et, à ma
connaissance, son pronom à ce moment-là n’était pas « she »,
mais « they » ou parfois « he ». Je n’allais pas porter atteinte
à sa vie privée, et je ne prétends toujours pas connaître
ses motivations pour avoir décidé de ne pas partager son
5 Ce nom a été changé.
82
« Faut-il choisir ? »
autre pronom dans ce contexte. Je peux pourtant imaginer
quelques raisons6. Peut-être que Matt ne se sentait pas à l’aise
ou ne voyait pas l’avantage de faire l’effort de partager son
vrai pronom dans une classe composée en grande majorité
de personnes cisgenres. Ou peut-être que Matt ne connaissait
pas ses autres options, n’ayant pas été exposé·e aux outils
nécessaires pour exprimer le neutre en français.
Afin d’aborder ces deux questions, il est important de
comprendre les enjeux imbriqués que sont la cisnormativité
et le binarisme du sexe/genre. Comme nous l’avons vu,
la cisnormativité et le cissexisme désignent les pratiques
structurelles qui marginalisent, implicitement ou
explicitement, les expériences et les besoins de personnes
transgenres, notamment la supposition des pronoms dans
la salle de classe. Faisant de nouveau appel au glossaire de
Serano, le terme « binarisme » désigne les « actions, attitudes
ou idées reçues qui adhérent à une idéologie [de genre]
binaire ou qui maintiennent celle-ci » (Serano, s.d., traduction
libre). Si un·e étudiant·e transgenre affirme qu’iel utilise
des pronoms de genre neutre, dire que ses pronoms sont
illégitimes ou grammaticalement incorrects est un exemple
à la fois de cissexisme et de binarisme. Inversement, tenir
pour acquis que toute personne transgenre utilise un langage
neutre en genre pour parler de soi néglige les grandes luttes
livrées par un si grand nombre de personnes pour que les
autres les reconnaissent comme homme ou femme (Serano,
2010, 86–7). Quelles que soient les stratégies qu’adopte un
individu, la création d’options neutres en genre est essentielle
pour lutter contre la cisnormativité.
Le comportement des professeur·es dans la salle de classe
influence ce que perçoivent les étudiant·es comme étant
acceptable ou même possible à exprimer. Ces questions
6 NDLR : pour une analyse de choix contextuel des pronoms en France,
voir le chapitre de Flora Bolter, p. 21-43 de ce volume.
83
Devenir non-binaire en français contemporain
linguistiques représentent des enjeux politiques qui exercent
une influence continue sur quelles formes de subjectivité sont
jugées dignes de légitimité. Même de petites modifications aux
politiques et aux pratiques en salle de classe peuvent changer
considérablement les choses pour les étudiant·es transgenres
qui sont déjà douloureusement conscient·es de ces questions.
En même temps, la seule pratique d’inviter les gens à partager
leurs pronoms au début d’un cours ou d’une réunion n’arrivera
pas à mobiliser de vrais changements à moins que l’intégration
de ces nouvelles pratiques ne fasse partie d’un programme
plus large pour la lutte contre la transphobie. D’une part, il
faudrait nous assurer que les étudiant·es peuvent exprimer
leurs noms et pronoms ; d’autre part, il faudrait reconnaître
que les questions de genre, qui varient d’une langue à l’autre,
peuvent nécessiter différentes stratégies pour celleux qui sont
touché·es à la fois par le cissexisme et le binarisme.
À la fin de l’atelier pédagogique, j’ai soulevé la question
des pronoms neutres en français. La réaction provoquée
révélait clairement que, pour la majorité de mes collègues,
toute tentative d’interrogation significative de pratiques
linguistiques était hors de question.
— Mais il y a un pronom neutre en français – c’est « il » !
— Je comprends que les personnes qui parlent couramment
français peuvent vouloir expérimenter avec la langue, mais
c’est tout simplement trop compliqué pour nos classes.
— OK, si « il » n’est pas neutre – mais il l’est,
grammaticalement – que devrait-on utiliser ? Il n’y a pas
d’autre option !
— Je suis d’accord qu’il est important de demander si les
étudiant·es utilisent « il » ou « elle », mais il faudrait consacrer
84
« Faut-il choisir ? »
beaucoup de temps à cette affaire de la neutralité du genre
pour quelque chose qui touche si peu de gens.
La même personne à qui Matt n’avait divulgué ni son
pronom ni son genre conclut avec désinvolture : « Mais à un
moment donné, il faut choisir ».
« Il faut choisir. » Je restais tranquillement assis, vaguement
conscient de vaillants efforts déployés par d’autres personnes
dans la salle pour défendre le cas de la neutralité du genre.
« Falloir choisir » n’était rien de neuf pour moi : à l’époque, je
me présentais encore – et avec un malaise croissant – comme
femme cisgenre. J’avais l’habitude de la dissociation pendant
les discussions sur le sexe et le genre avec mes collègues,
ressentant une stricte séparation entre mon moi et les
pronoms et les accords féminins qui m’étaient constamment
imposés. À ce moment-là, j’étais profondément mal à l’aise
dans mon rôle de « personne alliée » aux étudiant·es trans dont
je partageais les luttes en privé, mais j’avais trop peur et trop
de doutes pour demander quoi que ce soit d’autre, surtout
sur mon lieu de travail. Cette résignation, stratégiquement
nécessaire pour moi à l’époque, était tellement façonnée par
la cisnormativité qu’elle constituait à peine un « choix ». Et
j’imagine que c’était le cas pour Matt aussi.
II. Apprendre à partir des pratiques linguistiques des communautés
trans
Avance rapide d’un an et demi, jusqu’en octobre 2016. Un
peu plus d’un mois s’était écoulé depuis mon arrivée à Paris,
et je roulais à vélo dangereusement vite à travers la circulation
toujours imprévisible du quartier gay de Paris, le Marais. Je
me trouvais dans une situation habituelle : j’étais en retard.
L’anxiété bouillonnante qui entravait de plus en plus mes
efforts pour quitter mon appartement, et qui s’intensifiait
déjà depuis plusieurs années, semblait avoir atteint son
85
Devenir non-binaire en français contemporain
paroxysme ; peut-être que c’était le déluge interminable
d’adjectifs féminins, ou encore l’omniprésent « madame »
(ou, de plus en plus, le « monsieur… dame » confusément
balbutié et si bien connu par les francophones de genre
non-conforme). Ou peut-être que c’était la distance qui me
séparait de mon milieu professionnel à New York. Quoi que
ce soit, me voilà qui essayais de ne pas arriver démesurément
en retard au groupe de parole pour les personnes trans et
en questionnement, organisé par l’association OUTRans et
tenue dans le principal bar et espace culturel « queer »7 de
Paris : La Mutinerie8. En verrouillant mon vélo, j’imaginais un
assemblage de queers qui passaient leur samedi après-midi
à siroter nonchalamment de la bière dans une salle sombre
où je pourrais me glisser inaperçu vingt minutes en retard et
observer timidement à partir du fond de la salle. Encouragé
par les fenêtres noircies qui protégeaient l’intérieur de regards
indiscrets, j’ai poussé la porte grande ouverte.
Je me suis senti accablé par le regard d’environ quarante
personnes en intégrant un grand cercle de chaises. Le silence
régnait. Comment est-ce possible que je me sois présenté
au seul événement queer dans toute l’histoire de Paris à
commencer à l’heure ? « Salut », dit une personne quelque
part dans la mer de visages. « On a déjà fait le tour du
7 Bien qu’il n’existe aucune différence définitive entre les termes
connexes « gay » et « queer » en contexte de langue française, les personnes
qui s’auto-identifient comme queers tendent à considérer qu’il existe des
liens entre leur sexualité et certains engagements politiques progressifs et
à y inclure une gamme plus large de sexes/genres.
8 Même si le Marais déborde de bars « gays », les bars lesbiens sont très
rares et La Mutinerie est le seul bar, d’après mes connaissances, qui se
dit explicitement « queer ». Alors que les bars gays ciblent incontestablement les hommes gays cisgenres (parfois jusqu’au refus de laisser entrer
les personnes lues comme ayant un sexe/genre différent), La Mutinerie
cherche à créer un espace accueillant pour les autres minorités de sexe/
genre. Pour accéder au site Web de La Mutinerie, visitez https://lamutinerie.eu/.
86
« Faut-il choisir ? »
groupe et tout le monde s’est présenté·e. Tu peux nous dire
ton prénom, ton pronom, et – si tu veux – pourquoi tu es
venu·e ? »9 Cloué sur place, je restais sans voix. J’ai marmonné
ce que j’utilisais encore comme prénom et j’ai essayé sans
succès de trouver les mots pour dire – pour la première fois
de ma vie – que j’étais transgenre. Au moment même que
la scène devenait manifestement gênante, soudainement la
porte s’est ouverte et le propriétaire du bar gay d’en face a
fait irruption dans la pièce pour nous dire que le quartier
était en état d’urgence sous suspicion d’un tireur en liberté.
Personne ne pouvait quitter le bar. Alors que des douzaines
de personnes trans se regardaient avec horreur, le souvenir
des attentats de novembre 2015 encore frais dans la mémoire,
j’étais certain que j’étais la seule personne qui vivait une
sorte de soulagement bizarre. Après environ cinq minutes,
il y a eu un soupir d’apaisement général quand nous avons
appris qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Heureusement, dans
ce tourbillon d’anxiété, personne n’a pensé à l’États-unien
confus à la parole coupée. Ainsi, dans le contexte de l’état
sécuritaire français intensément raciste et islamophobe, j’ai
véritablement reconnu pour la première fois – à moi-même,
au moins – que j’étais transgenre.
Même si j’avais été, pour le moment, sauvé par la cloche,
je ne pouvais pas reporter indéfiniment une décision sur mes
9 Si j’accorde les participes passés de manière inclusive, c’est non seulement pour commencer l’intégration de ces pratiques linguistiques dans
mes propres textes, mais aussi pour souligner que les animateur·rices de
ce groupe réservé aux personnes trans choisissaient des mots qui ne présumaient pas mon genre selon mon apparence. La facilité de cette formule montre aussi qu’un grand nombre de mots et d’expressions en français ne sont pas genrés à l’oral, et que l’inclusivité linguistique est parfois
plus facile qu’on le penserait. Le recours à de telles tournures ne réduit
pas, bien sûr, l’ampleur des changements nécessaires pour s’éloigner de
formes grammaticales binaires, et il est important de distinguer entre les
pratiques actuelles d’écriture inclusive et l’innovation d’une écriture qui
serait véritablement neutre en genre (Ashley, 2019).
87
Devenir non-binaire en français contemporain
pronoms et mes accords. Tous les pronoms anglais semblaient
m’aliéner ; « she » n’était certainement plus supportable et à
ce moment-là je n’étais pas complètement à l’aise avec l’idée
d’employer « he » ; j’ai donc fini par choisir « they » comme
une sorte de compromis. Cette décision n’éliminait pas tous
les problèmes de genre en anglais, mais c’était un début. Et
en français ? Les paroles prononcées à l’atelier retentaient
encore à mes oreilles : « Il faut choisir ».
Toutefois, cette année-là, j’allais découvrir que d’autres
options étaient aussi légitimes. En réfléchissant à mes
premières rencontres avec diverses communautés trans à
Paris, je peux maintenant identifier de nombreuses pratiques
qui pourraient commencer à orienter les réponses des
professeur·es de français aux besoins d’étudiant·es qui ne
veulent pas adopter un langage exclusivement féminin ou
masculin pour parler de soi. Ces suggestions, qui visent les
étudiant·es à tout niveau d’apprentissage du français, ne
constituent en aucun cas une liste exhaustive10.
1. Variation de pronoms et d’accords.
•
Certaines personnes parlaient de soi de manière fluide, en
alternant entre le féminin et le masculin et en demandant
aux autres de faire pareillement. Ces personnes peuvent
aussi alterner entre les formes genrées pour parler de soi
tout en demandant aux autres d’utiliser le masculin ou le
féminin exclusivement.
•
En salle de classe, les étudiant·es peuvent alterner selon le
jour, la semaine, le mois ou le devoir (par exemple, il est
possible de noter le pronom à utiliser en haut de chaque
devoir).
10 Pour des discussions plus détaillées de l’innovation linguistique chez
les francophones trans et non-binaires, je recommande les travaux de Florence Ashley et de Kris Knisely (Ashley, 2019; Knisely, 2020b & 2020c).
88
« Faut-il choisir ? »
2. Utilisation d’un pronom neutre non-traditionnel, tels
que « iel », « yel », ou « ille », avec accords uniformes ou
variables (à peu près équivalent à l’utilisation de « ze » en
anglais).
•
Le pronom neutre en genre « iel »11, même s’il n’est pas
encore courant en français, devient de plus en plus connu
et constitue l’une des formes les plus reconnaissables
adoptées par les francophones non-binaires plus jeunes. En
2020, dans une étude linguistique auprès de 80 personnes
participantes non-binaires (dont la majorité étaient âgée de
18 à 35 ans), environ la moitié acceptait « iel », « iel » et un
autre pronom non-traditionnel, ou encore « yel » (Knisely,
2020b, 857).
•
En ce qui concerne l’accord, certaines personnes utilisent
les accords masculins ou féminins, alternant entre ceux-ci
ou mobilisant les stratégies d’écriture inclusive (« parti·e »,
« allé·e »). Au lieu de semer la confusion, ceci peut présenter
une excellente occasion d’enseignement permettant de
réviser le fonctionnement du genre en français tout en
soulignant les innovations actuelles des personnes trans et
non-binaires.
3. Non-concordance intentionnelle de pronoms et d’accords.
•
Certaines personnes aiment jouer avec l’effet des pronoms
masculins avec les accords féminins, ou l’inverse : « Elle est
beau ; il est belle ».
•
Cette option risque de causer une grande appréhension chez
les professeur·es de français : « Comment les étudiant·es
comprendront le genre grammatical ?! » Même s’il ne s’agit
pas de l’option la plus simple pour les personnes en train
d’apprendre la langue française, il vaut la peine de noter
que les accords traditionnels seraient quand même utilisés
la plupart du temps (pour désigner d’autres personnes
et les objets non-humains). D’ailleurs, afin d’utiliser les
pronoms et les accords « non concordants », il faut d’abord
comprendre les accords traditionnels du français standard.
11 NDLR : en novembre 2021, les Éditions Le Robert ont inclus dans
leur dictionnaire en ligne, une définition du mot « iel ». Voir la note 5
(page 3) de l’introduction à ce volume pour plus d’information.
89
Devenir non-binaire en français contemporain
4. Éviter le langage genré.
•
On peut employer des adjectifs épicènes (dont le genre ne
change pas, comme « triste » ou « orange ») ou des adjectifs
dont le genre ne s’entend pas à l’oral (« fatigué·e »).
•
Il est aussi possible de choisir des formules, comme je
l’ai fait aux archives féministes, qui n’ont pas de recours
à un genre quelconque (« Je viens des États-Unis » au lieu
de « Je suis américain·e/états-unien·ne » ; « une personne
généreuse » au lieu d’« un homme généreux »).
Oui, l’application continue de toutes ces stratégies
représente un défi, même pour les personnes qui parlent
couramment le français. Cela étant dit, présenter ces pratiques
aux étudiant·es débutant·es ou intermédiaires – même juste
de temps en temps – peut faire la différence et favoriser
une meilleure compréhension de la relation entre le genre,
la langue et l’identité. Pour les professeur·es, l’objectif n’est
pas de fournir la réponse parfaite et définitive à une question
qui est loin d’être résolue même au sein des communautés
trans et non-binaires ; l’objectif, c’est de présenter une variété
d’options aux étudiant·es pour qu’iels puissent essayer
plusieurs stratégies et trouver celle qui leur convient le mieux.
Comme l’affirme Kiki Kosnick, l’adoption de langue inclusive
« nous oblige à combiner et à utiliser de diverses et nouvelles
stratégies au fur et à mesure qu’émergent les besoins de
nos étudiant·es et des communautés avec lesquelles nous
entrons en contact » (Kosnick, 2019, 159, traduction libre).
Une telle approche montre aux étudiante·es trans et de genre
non-conforme que nous les voyons comme étant dignes de
respect, que nous prenons au sérieux les obstacles auxquels
iels font face et que nous sommes là pour les aider à trouver
la stratégie qui répond le mieux à leurs besoins.
90
« Faut-il choisir ? »
III. Lutter contre la cisnormativité dans le milieu universitaire
Avance rapide de quelques mois après ce jour fatidique
à La Mutinerie à Paris, jusqu’en décembre 2016 quand mon
avion atterrissait à New York. Je ne me sentais surtout pas
calme face à la saison des fêtes ; le retour à mes obligations
personnelles, familiales et professionnelles avec un nouveau
nom et un nouveau pronom n’était pas facile. Cependant, je
m’attendais à ressentir au moins une forme de soulagement :
je revenais à une langue où les interactions pouvaient, du
moins de temps en temps, être moins explicitement genrées
et je pouvais commencer à utiliser plus souvent le pronom
« they ».
Les derniers mois avaient été difficiles. J’attendais
impatiemment
mon
retour
pour
commencer
12
l’hormonothérapie dans un horaire très serré. Étant donné
les pratiques de contrôle (« gatekeeping ») problématiques
qui visent à empêcher les personnes trans d’accéder aux
hormones en France (et dans la plupart des États-Unis),
j’étais content de retourner à New York, où j’imaginais qu’il
serait possible d’accélérer le processus. Je l’espérais ; être
constamment mégenré pesait de plus en plus lourd sur ma
santé mentale, surtout parce que je ne partageais pas mon
identité trans dans la plupart de mes espaces professionnels
et de recherche. J’espérais que le partage de mes nouveaux
prénom et pronoms avec mon réseau professionnel, ainsi
que le début de ma transition médicale, m’aideraient à
être correctement genré, même si je savais aussi que ces
changements soulèveraient de nombreux nouveaux défis et
enjeux de sécurité.
12 Appelée « hormone replacement theory » ou HRT en anglais, l’hormonothérapie désigne un traitement qui supplémente les hormones produites par le corps. Pour plusieurs personnes transgenres qui décident
de faire une transition médicale, l’hormonothérapie constitue une composante importante de celle-ci. L’hormonothérapie est aussi courante
parmi les femmes cisgenres ménopausées.
91
Devenir non-binaire en français contemporain
Au tout début de ma transition, j’avais demandé à mes
connaissances en France d’utiliser le pronom « il » et les
accords masculins pour parler de moi. Je n’avais pas choisi
« il » parce qu’il est grammaticalement neutre, ce qu’il n’est
pas, mais parce que c’était le changement linguistique le
plus facilement accessible pour améliorer ma santé mentale,
surtout avant de commencer ma transition médicale. J’utilisais
parfois « iel » quand je me trouvais parmi des gens qui en
avaient l’habitude, mais j’avais découvert que j’étais moins
investi dans l’adoption de ce pronom que d’autres personnes
que je connaissais. Pour reprendre les paroles d’une personne
ayant participé à une étude sur les pratiques de langue neutres
en genre, « Je n’ai pas de “pronom de préférence”, j’ai un
pronom de moindre résistance » (Hord, 2016, traduction
libre). Dans tous les cas, mes ami·es trans et moi comprenions
que les pronoms « il » ou « elle » ne désignent pas forcément
une binarité de genre. En fait, plusieurs hommes et femmes
trans intègrent ces identités sans pourtant se voir comme
« binaires » (en même temps que plusieurs autres, bien sûr, se
voient ainsi). J’avais l’impression de vivre ma vie comme une
série de compromis linguistiques. En préparant mon retour
chez moi pour le congé des fêtes, quelques ami·es français·es
avaient exprimé une certaine jalousie envers moi, qui pouvais
retourner à une langue neutre en genre ; c’était leur jalousie
qui motivait en partie le soupir de soulagement intérieur au
moment de l’atterrissage de mon avion à New York.
J’étais donc surpris de découvrir que l’anglais ne
fournissait pas le soulagement attendu. Bien que l’anglais soit
moins genré sur le plan grammatical, c’est vrai, je me suis vite
rendu compte que l’omniprésence du langage genré à Paris
s’était parfois avérée avantageuse. Les marqueurs de genre
linguistique m’aidaient parfois à affirmer mon sexe/genre dans
les situations sociales où les gens ne savaient pas s’il fallait me
lire comme « homme » ou « femme ». Le français présentait de
92
« Faut-il choisir ? »
nombreuses occasions à la fois d’être incorrectement genré
et de m’auto-genrer. Quand les gens me regardaient du coin
de l’œil, je pouvais nonchalamment affirmer mes propres
accords sans faire appel aux rectifications maladroites que je
finissais parfois par donner en contexte anglophone. Étant
donné que, normalement, l’expression explicite de son propre
genre se produit moins souvent en anglais qu’en français, il
m’est arrivé de devoir dire au personnel administratif, par
exemple, quelle case cocher quand ce n’était pas clair à leurs
yeux. (Cela étant dit, la capacité de le faire en français ne
veut pas dire que ce genre sera respecté, car il est rare que le
personnel officiel voie plus loin que le genre légal de toute
façon). De plus, l’existence d’un pronom neutre en anglais
ne faisait qu’intensifier la frustration quand les personnes qui
connaissaient mon pronom refusaient encore de l’employer ou
insistaient qu’il était grammaticalement incorrect.
Dès mon retour sur le campus, je me suis mis à revisiter
les nombreuses discussions que j’avais eues avec mes
collègues en enseignement du français ; j’éprouvais de la
difficulté à conserver la distance émotionnelle que j’avais
longtemps maintenue dans mes cercles professionnels. Je
n’avais jamais, à ma connaissance, rencontré une seule autre
personne transgenre qui étudiait aux cycles supérieurs ou qui
enseignait à Columbia, malgré ma certitude qu’il y en avait
sûrement d’autres. Quand j’ai communiqué avec le Bureau
de la diversité et de l’inclusion pour savoir s’il existait des
réseaux de soutien pour les étudiant·es transgenres ou si
on pouvait me mettre en contact avec d’autres doctorant·es
faisant face à des défis similaires, on m’a dit que les seul·es
étudiant·es trans dont le personnel était au courant avaient
abandonné leur programme. J’étais découragé. Ce sentiment
s’aggravait par le fait que plusieurs gens autour de moi qui
prétendaient soutenir les personnes trans étaient incapables
de comprendre pourquoi il serait difficile de divulguer ma
93
Devenir non-binaire en français contemporain
transidentité dans le contexte d’une université soi-disant
« progressiste ».
Le refrain de ma vie tournait alors toujours autour du
même thème : « Désolé·e, mais je trouve ça difficile d’utiliser
“they” ! » Il ne semble pas être venu à l’esprit de la plupart
des gens que l’expérience d’être mégenré pourrait être plus
« difficile » pour moi que l’était l’apprentissage d’un nouveau
pronom pour elleux. Les personnes transgenres savent plus
que quiconque à quel point il est épuisant de vivre ce type
de refus. Et si jamais la discussion glisse du « purement
linguistique » à la politique (comme s’il était possible de les
séparer), si je dis que le système binaire de sexe/genre n’est
pas réel, si je refuse de répondre à l’affirmation que mon
identité de genre, « ça va », mais bon, en fin de compte, « la
biologie, c’est la biologie », on me dit : « Pourquoi êtes-vous
si sensible ? Pourquoi toute cette colère ? »
À titre de pédé trans13 peu motivé à s’intégrer aux
personnes cisgenres, voici quelques raisons pour lesquelles
moi et plusieurs autres personnes transgenres pouvons
parfois paraître « en colère ». Normalement, je n’assouvirais
pas mon nombrilisme en dressant la liste d’expériences de
ce type, qui sont banales en comparaison avec les luttes de
13 Mon utilisation de l’expression « pédé » reflète la réappropriation politique de cette injure par certaines personnes concernées qui résistent le
lavage en rose (« pinkwashing »), l’homonationalisme et les autres tentatives
soutenues par l’État pour promouvoir une identité gaie qui est plus
blanche, non-handicapée, cisgenre, moins féminine, davantage de classe
moyenne et autrement de plus en plus rapprochée de l’hétérosexualité
dominante (pour une explication plus approfondie, voir par exemple PD
La Revue : https://pdlarevue.wordpress.com/category/cest-koi-ca/). Il
convient de mentionner que ma propre identité, comme c’est le cas pour
plusieurs membres de n’importe quel groupe opprimé, n’entre pas nécessairement nettement dans une seule formule et dépend grandement
du groupe de gens avec qui je me trouve à un moment donné. Pour une
étude probante de ces contingences et ces glissements dans le contexte de
l’identité non-binaire, voir Knisely, 2020c.
94
« Faut-il choisir ? »
la majorité des personnes trans, et surtout les personnes
trans racisées. Si je le fais, c’est uniquement pour donner
un aperçu de pourquoi ces demandes linguistiques sont si
immédiatement personnelles, si profondément politiques.
C’est aussi pour m’exprimer à partir de mon positionnement
comme éducateur afin de défendre les intérêts de mes
étudiant·es trans. Voici une liste non-exhaustive d’expériences
que j’ai vécues en tant que personne trans dans les milieux
universitaires soi-disant progressistes : on m’a recommandé
de « rester dans le placard » pour pouvoir accéder aux espaces
militants et de recherche « réservés aux femmes » (c.-à-d.,
féministes radicaux anti-trans)14 ; on m’a dit que je ne pouvais
plus être un vrai féministe parce que j’étais un « homme » ; on
m’a informé que je me haïssais parce que j’ai « renoncé à ma
féminité » ; on m’a mégenré et morinommé dans les réunions ;
on m’a morinommé dans les courriels administratifs plusieurs
mois après que j’avais changé mon nom dans ce qui me
semblait toutes les bases de données universitaires possibles ;
des personnes que je connaissais à peine m’ont posé des
questions personnelles sur mes décisions médicales et mon
anatomie, notamment aux événements professionnels ; on
m’a bombardé de statistiques suggérant que mes chances
d’obtenir un poste étaient encore moins bonnes que celles
14 Le féminisme des féministes radicaux anti-trans (« trans-exclusionary
radical feminists » [TERFs]) est ancré dans l’immutabilité du sexe/genre et
l’oppression des personnes transgenres, notamment les femmes transgenres. Même si l’expression « réservé aux femmes » peut convenir dans
certains contextes, elle signifie presque toujours « réservé aux femmes cisgenres » et dépend du contrôle des corps. De façon générale, les TERFs
traitent les femmes transgenres comme si elles n’étaient pas des femmes
ou comme si elles s’infiltraient aux « espaces féminins ». Plusieurs TERFs
perçoivent aussi les hommes transgenres comme traîtres au féminisme,
comme menaces à leurs espaces ou tout simplement comme femmes
sous un autre nom, selon si la personne a entamé une transition médicale
ou pas. Ceci est particulièrement vrai au sein des espaces féministes radicaux et lesbiens que j’ai fréquentés à Paris, même si les espaces queers
sont loin d’être libres de transphobie, surtout envers les femmes trans.
95
Devenir non-binaire en français contemporain
de la majorité des autres doctorant·es ; et j’ai dû révéler ma
transidentité lors de chaque demande d’emploi en raison
de l’existence de publications sous nom ancien nom. Mes
expériences ne sont pas uniques, et j’ai été beaucoup plus
chanceux et soutenu que la plupart d’autres étudiant·es
transgenres, qui font face à de nombreux défis plus ardus.
Tout cela pour dire que les pronoms et le langage neutre
en genre ne constituent que la partie émergée de l’iceberg
et doivent être situés dans le contexte de la lutte contre la
transphobie à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la salle de
classe. Demander les pronoms des étudiant·es ne veut pas
dire grand-chose quand aucun autre effort n’est déployé pour
repenser le système de sexe/genre. Nous devons revisiter
et réviser les manuels scolaires afin d’inclure les voix de
personnes trans tout en enseignant de manière critique le
contenu problématique forcément toujours utilisé15 . Il faut
prévoir des fonds pour ces initiatives. Les bureaux d’études
à l’étranger et les départements de langues et de cultures
devraient participer à l’établissement de lignes directrices
et à la création de listes de ressources pour les étudiant·es
transgenres afin de les soutenir pendant leur séjour à
l’étranger. Sur le plan institutionnel plus large, le soutien
des étudiant·es trans nécessite la création et l’amélioration
de processus administratifs qui leur permettent d’indiquer
leur vrai nom (que celui-ci soit changé légalement ou pas),
l’évaluation de l’utilité des cases de sexe/genre dans les
formulaires administratifs, la prestation de soins de santé
abordables et complets qui comprennent les soins de
personnes transgenres qui font une transition médicale et
l’offre de services psychologiques et médicaux sur le campus
par des personnes qui possèdent les compétences nécessaires.
15 Pour ne donner qu’un exemple, la bande dessinée en ligne de Sophie
Labelle, Assignée garçon, est accessible aux étudiant·es de français de niveau
débutant ou intermédiaire. Pour en savoir plus sur le travail de Labelle,
voir le chapitre de Vinay Swamy p. 187-219 de ce volume.
96
« Faut-il choisir ? »
En général, pour être solidaire avec les personnes trans,
il faut écouter leurs revendications, passer à l’action lors
de leur mise en pratique, et faire des efforts concrets pour
expliquer ces revendications aux collègues réticent·es qui
ne croient ou ne comprennent pas que l’inaction engendre
d’importantes conséquences pour la santé et le bien-être
des personnes trans. Il faut conserver son ouverture d’esprit
face à ces revendications même quand elles sont formulées
de manière troublante ou déstabilisante pour le personnel
enseignant ou administratif cisgenre. Il faut trouver des
ressources fiables et celles produites par les communautés
trans, au lieu de s’attendre à se faire éduquer par les personnes
trans elles-mêmes, qui sont émotionnellement épuisées par
le fait d’avoir constamment à justifier leur simple existence.
Donc aux personnes cisgenres qui, lors de discussions sur
l’inclusion des personnes trans ou de la neutralité du genre
dans l’académie, disent qu’il s’agit d’un défi de taille, qu’elles
veulent aider à changer les choses, mais que « c’est difficile »,
je réponds : les personnes transgenres, non-binaires et de
genre non-conforme sont le mieux placées pour savoir que
c’est difficile. Nous le savons parce que nous vivons cette
difficulté jour après jour. Mais nous ne lâchons pas, et nous
espérons que vous ne lâcherez pas non plus.
Épilogue
En relisant cet article quelques années après sa première
publication, je suis frappé par la pertinence persistante de
l’observation ci-dessus : « J’avais l’impression de vivre ma
vie comme une série de compromis linguistiques ». Ceci est
encore vrai, même si je me suis habitué à ces compromis grâce
au soutien de ma famille choisie trans qui m’a aidé à apprécier
la complexité de nos réalités, et tout ce qui est souvent perdu
quand nous traduisons nos expériences pour un public
cisgenre. Afin de contrer ces traductions asservissantes, je
97
Devenir non-binaire en français contemporain
conclus en notant deux manières dont la première version de
ce texte faisait abstraction de certaines complexités associées
à la compréhension de l’identité trans.
Premièrement, j’avais adopté des étiquettes tirées de la
terminologie existante en pensant qu’elles serviraient de
modèle, même si je savais qu’elles ne me convenaient pas,
parce qu’à l’époque je ne me sentais pas à l’aise avec le terme
« pédé trans » dans mon milieu professionnel. Je n’avais pas
encore pleinement reconnu mon ambivalence personnelle
quant aux pronoms neutres parce que je craignais être perçu
comme voulant parler au nom de toutes les personnes trans
(étant donné le nombre limité de personnes trans que je
connais dans le monde des études françaises et francophones
aux États-Unis). Pourtant, je suis tout sauf ambivalent quand
je constate de mes propres yeux l’importance pour certain·es
étudiant·es de voir un·e professeur·e qui partage leur pronom.
C’est en partie la raison pour laquelle je continue d’utiliser
« they/them » en contexte professionnel. Bien que j’emploie
« il » en français depuis le début de ma transition, dans cette
traduction j’ai failli adopter les pronoms et accords neutres
de peur que mes pronoms et accords au masculin soient
perçus comme un manque de solidarité avec la promotion du
langage non-binaire. J’ai même failli changer mes pronoms
et accords dans ma vie en général, afin d’utiliser « iel » et
les accords neutres dans mes cours de français. En fin de
compte, j’ai décidé d’assumer ma propre ambivalence vis-àvis des pronoms qui me désignent ainsi que ma préférence
pour le genre linguistique dont j’ai l’habitude. Est-ce une
contradiction ? Oui, peut-être. Mais c’est une contradiction
qui reflète la pluralité des stratégies face au binarisme
linguistique.
Deuxièmement, j’avais décrit ma vie à l’aide de la
métaphore courante de « sortir du placard » et l’adjectif « out »,
malgré le fait que cette terminologie ne me convienne pas
98
« Faut-il choisir ? »
vraiment. Ceci est particulièrement ironique étant donné que
j’ai toujours cherché à nuancer de tels raccourcis simplistes
ailleurs dans mes recherches. Je fais ces efforts en partie parce
que ces expressions ne sont pas particulièrement descriptives,
car la majorité des personnes queers et trans varient leurs
stratégies pour gérer la sexualité et le sexe/genre dans diverses
sphères de leur vie16. Mais plus important, la binarité « in/out »
est souvent universellement appliquée à tout individu, qu’iel y
souscrive ou pas, ce qui mène au régime dominant de visibilité
qui est « blanc, libéral et séculier » (Ouguerram-Magot,
2017). C’est donc en adoptant une approche décoloniale que
j’essaye d’être plus attentif et plus précis dans mes efforts de
comprendre et de nommer l’expérience genrée, que ce soit la
mienne ou celle des autres.
L’ambiguïté, l’incertitude et les glissements de perspective
et d’identité font partie intégrante des études trans ainsi que
de la pédagogie des langues ; ils constituent également des
dimensions essentielles de l’expérience genrée. Si l’affirmation
du changement représente une valeur importante dans
l’enseignement en général, elle l’est d’autant plus dans les
conseils que l’on donne aux étudiant·es qui sont en train de
découvrir leur propre sexe/genre et sexualité. J’espère que
ces réflexions inciteront des professeur·es à soutenir leurs
étudiant·es trans et à faire avancer ces efforts à un niveau
institutionnel.
Traduit de l’anglais
par Catriona LeBlanc
16 NDLR : Voir le chapitre de Flora Bolter dans ce volume.
99
Devenir non-binaire en français contemporain
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« Faut-il choisir ? »
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Réflexions transnationales sur la corporéité
des pronoms non-binaires
Logan Natalie O’Laughlin
La récente volonté d’aller au-delà du « masculin neutre »
générique en français, stratégie aussi connue comme l’écriture
inclusive, n’a pas été sans controverse. Selon un article dans
Libération, plusieurs professeur·es de français décrivent
le système d’écriture proposé comme étant « ridicule »,
affirmant qu’il « rend la langue incompréhensible » (Lacroux,
2017). Lors d’une entrevue à la radio Europe 1, Raphaël
Enthoven, professeur de philosophie française et animateur
de télévision, est allé plus loin dans sa critique de ce système
d’écriture en le qualifiant d’affront. Selon lui, si la langue est
un répertoire de l’histoire, le langage est « une mémoire dont
les mots sont les cicatrices » (2017). Par conséquent, changer
la langue française constitue un acte « orwellien » parce qu’il
s’agit d’« un lifting du langage qui croit abolir les injustices du
passé en supprimant leur trace » (Enthoven, 2017).
103
Devenir non-binaire en français contemporain
Le constat d’Enthoven, selon lequel le langage épicène
est analogue à la police de la pensée du roman dystopique
de George Orwell, 1984, est certainement provocateur.
Novlangue (« Newspeak »), langue officielle de l’État fasciste
de 1984, excise du langage public tout élément inutile afin
de limiter la liberté de pensée politique. L’écriture inclusive,
en revanche, ne représente pas l’effacement du langage, mais
sa prolifération ; elle ajoute des « e », des tirets ou des points
médians aux mots existants pour reconnaître que la catégorie
du masculin générique exclut les autres, tout en ajoutant de
nouveaux pronoms pour honorer l’existence d’une multiplicité
de genres (Ashley, 2017 ; Alpheratz, 2018). L’écriture inclusive
émerge du militantisme des féministes et des personnes queer
et trans ainsi que de la participation volontaire de personnes en
position de pouvoir, dont les fonctionnaires, les professeur·es
et les politicien·nes1. Poursuivre une analyse plus approfondie
des peurs orwelliennes d’Enthoven pourrait, certes, porter
fruit. Or, il nous conviendra plus de prendre comme point de
départ sa description de la langue renfermant à la fois traces
et cicatrices afin d’explorer les effets corporels significatifs
du langage. L’analyse de l’imbrication des mots et des corps
servira de repère pour les débats continus sur les langages
plus inclusifs des genres, et soulignera leurs enjeux matériels.
1 J’utilise ici le mot « personnes » pour traduire le mot anglais « people »
dans le même sens que l’utilisent couramment d’autres personnes trans
et queer aux États-Unis. Il est à noter qu’une autre traduction courante
du mot « people », « peuple » porte un sens particulier en contexte francophone en évoquant l’État-nation. Contrairement à la multiplicité de mots
utilisés en français, comme « gens », « personnes » et « peuple », en anglais
le mot « people » s’utilise en contexte à la fois formel et informel. En agençant le mot anglais « people » à l’adjectif « trans » dans la version anglaise de
cet essai, je ne propose pas une validation étatique de la transitude. Pour
une exploration approfondie des tensions entre l’État-nation et l’identité
individuelle (« personhood ») dans le contexte des expériences trans, voir le
numéro spécial d’Esprit Créateur, « Transgender France », dirigé par Todd
Reeser (2013).
104
La corporéité des pronoms
Ce faisant, cet essai repose sur plusieurs décennies de
théorisations féministes transnationales sur le corps. Ces
recherches ont conceptualisé le corps comme étant à la
fois intégré au discours et, en même temps, co-généré par
celui-ci ; par conséquent, le corps est non seulement un lieu
d’oppression, mais aussi une source de résistance unique.
Pour certains, les discours occidentaux sur les femmes des
pays du Sud perpétuent souvent des violences discursives en
les concevant comme victimes passives qu’il faut secourir
(Abu-Lughod, 2013 ; Alexander et Mohanty, 1997 ; Mohanty,
1991). Tracer leurs expériences corporelles vécues est devenu
une méthode importante pour contrer ces discours et pour
mobiliser la justice féministe transnationale. En Amérique du
Nord, les femmes de couleur féministes ont reformulé de
manière stratégique les discours d’objectification en examinant
et en partageant leurs connaissances expérientielles. Par
exemple, dans This Bridge Called My Back, une anthologie de
poèmes, nouvelles, et d’essais théoriques, dirigée par Cherríe
Moraga et Gloria Anzaldua, une « théorie dans la chair » est
proposée selon laquelle « les réalités physiques de nos vies
– la couleur de notre peau, la terre ou le béton sur lequel nous
avons grandi, nos envies sexuelles – s’unissent pour créer une
politique née par la nécessité » (1983, 23, traduction libre)2.
Le féminisme transnational a souligné que ces savoirs
incorporés chevauchent souvent l’espace et le temps, ainsi
que les frontières nationales et linguistiques. Cet article est
donc en partie inspiré des travaux de Gloría Anzaldúa sur les
« Borderlands/La Frontera », la frontière entre les États-Unis
et le Mexique, où « le premier monde et le tiers monde font
une hémorragie et saignent […] perçant sa chair de poteaux
2 Il convient de noter que Moraga a fait des déclarations transphobes
publiques, surtout dans « Still Loving in the (Still) War Years/2009: On
Keeping Queer Queer » (2011). Ma lecture de ses travaux dans Bridge est
donc réparatrice.
105
Devenir non-binaire en français contemporain
de clôture » (1987, 2, traduction libre)3. Le langage constitue
un moyen de résistance ; l’autrice honore ses expériences
comme sujet liminal en s’exprimant à l’aide d’une langue
hybride composée de l’anglais, de l’espagnol et du Nahuatl,
parmi d’autres, et en invitant son lectorat à la « rencontrer à
mi-chemin » (Préface, 1987).
Le présent essai puise ces ontoépistémologies féministes
de savoirs discursifs incorporés afin d’explorer la
signification de la langue relative aux savoirs incorporés des
personnes transgenres. J’explore les expériences linguistiques
incorporées des personnes trans à la fois essentielles aux
débats transnationaux sur le langage épicène et souvent
absentes de ceux-ci. Suivant l’approche auto-ethnographique
féministe, mes propres expériences servent de point de
départ. Je me pencherai sur le langage genré binaire, mes
propres réflexions « habitées » sur les pronoms de genre en
anglais, en français et en allemand et, par conséquent, sur les
enjeux de ces pronoms.
Bien qu’il soit impossible d’aborder dans le présent
article les multiples dimensions du langage épicène, certaines
stratégies inclusives actuelles sont à noter, dont l’utilisation du
point médian et du « e » (« les écrivain·es ») à la place du nom
masculin pluriel par défaut (« les écrivains ») et la référence
aux individus en utilisant les pronoms et les noms qu’ils
demandent, notamment à l’aide des pronoms « iel » ou « yel »
en français ou de « they » ou « ze » en anglais. Étant donné la
production et le développement constants du langage épicène
en dehors des sphères d’influence des autorités linguistiques,
il est impossible d’aborder tous les termes et des stratégies
différentes employées dans cette gamme bien riche. J’espère
que cet article stimulera d’autres discussions sur les moyens
éthiques d’engagement, notamment ceux qui remettent en
3 Sauf indication contraire, toute citation en français est une traduction
de son original en anglais.
106
La corporéité des pronoms
question le colonialisme associé au façonnement des normes
de genre binaires (Driskell et al., 2011 ; Boellstorff et al., 2014).
I. (Re)penser la dysphorie
Après avoir passé un semestre comme pensionnaire en
France, j’ai obtenu une licence d’une université américaine
en études françaises et francophones. J’ai choisi de revenir
à Paris pour y vivre pendant un an et demi. Pendant cette
période, j’ai travaillé comme lectaire, et j’ai fourni aussi des
services de traduction. Malgré ceci, je me sens encore à
l’extérieur du contexte de ce débat linguistique, car depuis
mon séjour en France, je ne parle que rarement le français
et ne travaille plus dans le champ des études françaises et
francophones. Ce malaise ressemble à celui ressenti en
avril 2018 quand je me préparais au symposium du Vassar
College « Legitimizing Iel? », événement qui a semé la
graine du présent ouvrage. Mon état marginal soulevait, et
soulève toujours, d’importantes questions : qui devrait avoir
son mot à dire dans les débats croissants sur la potentielle
formalisation du langage épicène ? Faut-il légitimer, pour les
apprenti·es de langue, l’utilisation de néo-pronoms au lieu
de ceux homologués par l’Académie française ? Je mobilise
la perception de mon statut d’extériorité pour nous inviter à
repenser ce que signifie l’acte d’accommoder les gens sur le
plan linguistique.
Quand je révèle d’un même souffle mon sentiment de
malaise et mon genre non-binaire, certaines personnes
présument que je parle de dysphorie : une dissonance entre
l’identité de genre d’une personne et son corps physique qui
produit de l’anxiété, de l’agitation ou de la dépression accrue.
Même si le mot « dysphorie » ne se limite pas strictement
à la dissonance de genre, le mot représente maintenant un
symptôme symbolique vécu par les personnes trans. Ceci est
107
Devenir non-binaire en français contemporain
logique, car bon nombre de personnes cisgenres rencontrent
pour la première fois le mot « transgenre » comme description
d’une personne qui vit une dissonance de genre corps-esprit.
Mais le langage, dont le mot « dysphorie », ne représente pas
tout simplement un descriptif clinique isolé, il constitue un
actant matériel sur les corps qu’il décrit.
Quand une personne présuppose mon expérience de
dysphorie, elle anime en silence les associations culturelles au
préfixe « dys- ». L’étymologie latine de ce préfixe révèle qu’il
signifie « mauvais » ou « difficile » ou encore « malade », ce
qui jette de la lumière sur l’utilisation courante de ce préfixe
dans les noms de pathologies comme la dyspepsie, la dysplasie
et la dysenterie. De façon similaire, ces associations trouvent
leur écho dans l’histoire récente du « trouble de l’identité de
genre » en tant que maladie mentale diagnostiquable dans
le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders-IVTR (DSM) aux États-Unis et autour du monde. Quoique
l’appellation « trouble de l’identité de genre » ait récemment
été remplacée par l’expression « dysphorie de genre », le
traitement historique et continu des personnes trans comme
souffrant de trouble médical concrétise la notion que le
malaise transgenre représente un phénomène individuel dont
le traitement doit se faire sur le plan individuel.
Étymologiquement, « dysphorie » vient du mot grec
« dusphorus », qui veut dire « une chose trop difficile à endurer ».
Quand « dys- » est utilisé comme préfixe pour nommer la
« dysphorie » d’une personne transgenre, il suggère que le
genre de cet individu est trop difficile à endurer dans son
corps actuel, et que la personne est une étrangère dans son
propre corps. La supposition qu’un malaise fondé sur le
genre est un phénomène interne et insulaire (c’est-à-dire qu’il
existe à l’intérieur de son soi individuel) soulève plusieurs
problèmes éthiques. Surtout, l’individualisation du malaise
d’une personne transgenre (en supposant l’existence de ce
108
La corporéité des pronoms
malaise) ne tient pas compte des différentes façons dont
les sociétés continuent de créer des espaces désagréables,
voire dangereux pour les personnes transgenres. Ce malaise
structurel n’est pas toujours le résultat d’intentions ou de
malveillance ouverte de la part des personnes cisgenres. Si
les personnes transgenres attirent la fascination du présent
moment politique, évidente dans la présence des enjeux
trans dans les médias populaires, les personnes non-binaires
agissent, elles aussi, comme dusphorus ontologique au sein des
sociétés ; nous sommes un poids pour les compréhensions
dominantes du fonctionnement du langage (comme me
l’a conseillé une personne à qui je venais de divulguer
mes pronoms, « malheureusement, le reste du monde ne
fonctionne tout simplement pas comme ça »). Certainement,
les personnes trans ne sont pas de simples objets de cette
marginalisation ; elles ont mobilisé de façon stratégique leur
objectification et leur marginalisation afin d’accéder aux
ressources médicales et économiques dont elles ont besoin
(Gill-Peterson, 2018 ; Najmabadi, 2013 ; Spade, 2011).
Grâce aux échanges avec d’autres personnes trans, j’ai
trouvé un langage pour décrire le malaise que je ressentais :
la « dysphorie sociale ». Dans mon cas, c’était mon parcours
à travers des institutions qui agissaient comme si je me
conformais toujours à un genre binaire qui a produit chez
moi le plus grand malaise. Je ne vis pas souvent de dissonance
entre mon corps et mon genre et, quand cela se produit,
la dissonance est directement liée aux interactions entre
mes interlocuteur·rices et moi. Remplir les formulaires
de demandes d’emploi, ou les formulaires de réclamation
d’assurance et les questionnaires médicaux me place
continuellement dans un lieu de malaise. Les récits actuels sur
les personnes transgenres continuent de supposer qu’il s’agit
d’une expérience individuelle de malaise et que c’est donc à
moi de porter le fardeau de la demande des adaptations. Cette
109
Devenir non-binaire en français contemporain
perspective néglige la possibilité que les personnes cisgenres
pourraient bénéficier d’une (ré)examination des suppositions
institutionnelles banales sur le genre4.
II. Incorporer la violence et la résistance par le langage
Mon appartenance à une communauté de personnes
trans a eu un effet stabilisant. J’ai trouvé que le fait de choisir
mes pronoms et de les cultiver constitue une importante
technique d’affirmation de genre. Découvrir les pronoms
non-binaires qui me conviennent le mieux et développer
la confiance nécessaire pour les proposer aux autres s’est
avérée une pratique réconfortante facilitée par la réciprocité
et le soutien d’autrui. Dans les communautés de personnes
non-binaires, les pronoms servent de rappel du potentiel de
perturber la langue. Le langage peut même être euphorique.
Je trouve extrêmement satisfaisant le fait que les pronoms
exploitent une sorte d’échappatoire dans la langue anglaise :
le pronom singulier « they » existe déjà dans la langue parlée
courante pour désigner une personne inconnue au singulier.
Par exemple, en anglais, « Someone left their bag here. Do you think
they will return to get it? » (« Quelqu’un a oublié son sac. Pensestu que cette personne reviendra le chercher ? »). Quand les
gens s’exaspèrent face à ces changements grammaticaux, je
déploie cette même logique en leur rappelant que ces pronoms
existent déjà. En déjouant le système de cette manière, je
m’enfile dans l’échappatoire pour coudre les imaginaires
de résistance qui interrompent mes propres sentiments
d’impuissance. Cela me donne assez d’enthousiasme pour
4 Je comprends que ces institutions fonctionnent par le désaveu habituel de certaines personnes, en particulier les personnes de couleur, les
personnes en situation de handicap et les autres personnes aux marginalisations multiples. Je ne tiens pas aux réformes juridiques comme panacée
pour les raisons si éloquemment articulées par Dean Spade (2011).
110
La corporéité des pronoms
mobiliser mon corps comme dusphorus, comme une force
insurrectionnelle.
Mais les pronoms de genre ne sont pas toujours source
de joie. Dans la pratique, souvent, en raison du risque de
violence, d’expulsion ou de perte d’emploi que pourraient
produire ces perturbations, de nombreuses personnes trans
font des concessions relatives aux découpages et aux points de
couture apportés au tissu discursif. Par exemple, j’ai d’abord
essayé de rétracter mon pronom « elle » en compagnie de
mes proches. Au début, je préférais aucun pronom : « Logan
is going to the pharmacy to pick up Logan’s prescription » (« Logan
va à la pharmacie pour chercher l’ordonnance de Logan »)5.
La répétition constante de mon nom à la place de pronoms
créait des phrases saccadées, et je voulais soutenir mes ami·es
et mes proches qui essayaient de naviguer avec moi dans les
eaux périlleuses de la langue genrée. Par souci de simplicité, je
demande maintenant aux gens d’utiliser les pronoms « they/
them » pour parler de moi et je sais que beaucoup de personnes
trans font ces mêmes concessions pour les mêmes raisons.
Par exemple, je connais une personne qui utilise à la fois les
pronoms « ze/zi » et « they/them », mais qui accepte que les
gens, dans le meilleur des cas, n›utiliseront que « they/them ».
En présentant mon pronom concessionnel à un·e membre
de ma famille, sa réponse était que « c’est un cauchemar
grammatical ! » Le cœur m’est tombé. J’en déduisais que ma
demande allait trop loin. Après tout, je me fie aux autres pour
utiliser ces pronoms pour me décrire, car ce n’est pas souvent
que je parle de moi-même à la troisième personne.
5 Note de traduction : Comme dans l’exemple de « they », les différences
grammaticales entre l’anglais et le français compliquent la traduction. Une
version française est fournie pour rendre le sens de la phrase et pour
imiter l’effet de répétition du nom propre à la place de l’adjectif possessif
qui, en français, s’accorderait avec l’objet « ordonnance », non pas le sujet
« Logan » : « Logan va à la pharmacie pour chercher son ordonnance. »).
111
Devenir non-binaire en français contemporain
Une partie de mon malaise comme personne trans
découle non pas de la perception que nous insistions trop sur
les demandes (« farfelues ») d’adaptation linguistique, mais
de notre confrontation à une avalanche de langage binaire
comme moyen de réguler nos corps physiques. Par exemple,
alors que mes cheveux longs et épais et ma plus petite stature
incitent les gens à me lire comme femme cisgenre, je possède
aussi des caractéristiques plutôt « masculines », notamment
des bras et des jambes assez poilus. Mon identité de genre
fait que je circule habituellement dans les rayons « hommes »
et « garçons » des boutiques de vêtements à la recherche de
quelque chose qui conviendrait à mon corps liminaire.
Il m’arrive que des inconnu·es mobilisent le langage genré
pour m’offrir des conseils non sollicités ou pour me harceler,
généralement à propos de ma pilosité. Par exemple, il y a
six ans, un après-midi de chaleur écrasante d’été floridien,
j’entrais dans la bibliothèque publique en short quand un
homme assis sur le banc à l’extérieur m’a regardé les jambes
et m’a dit, « T’es un garçon ou une fille ? » Du premier coup,
je voulais répondre honnêtement et lui accorder le bénéfice
du doute, quelque chose comme « ni l’un ni l’autre » ou « les
deux ». Par excès de prudence, je n’ai rien dit. En sortant de la
bibliothèque quelques minutes plus tard, il était debout avec
deux autres hommes. Ils se sont rapidement dirigés vers moi
en criant « Alors t’es un garçon ou une fille ? T’es quoi ?! » J’ai
rapidement filé vers ma voiture sans regarder en arrière.
Ce n’était pas la première fois que je me confrontais
à la dyade garçon/fille, ni même la première fois qu’un·e
inconnu·e me demandait abruptement d’expliquer mon
genre. Accompagnée d’une telle menace, cette situation me
rappelait doublement l’enracinement des catégories genrées :
j’étais toujours en train d’échouer à y satisfaire d’une part,
mais cet échec comportait aussi des risques. Non seulement
on m’infantilisait discursivement (comme « garçon » ou
112
La corporéité des pronoms
« fille », les formes diminutives d’« homme » et de « femme »)
et me déshumanisait comme objet (« t’es quoi »), mais mon
corps ambigu et irrégulier exigeait aussi une investigation
pouvant aller jusqu’à une intervention violente. Ce souvenir
s’est implanté dans mes follicules, à l’instant même et
j’aurais voulu que mes poils puissent temporairement se
rétracter pour me permettre de traverser l’espace à l’invisible.
En raison de telles expériences répétées, je me dissocie
physiquement, mentalement ou émotionnellement pour me
préparer aux futures menaces de violence inévitables. Cette
immobilité protectrice n’est pas tout simplement symptôme
de ma dysphorie de genre interne, mais plutôt un indicateur
des désaveux habituels de la vie trans par le langage binaire.
Il est nécessaire de noter que mes expériences de ce type,
où j’ai pu négocier et surmonter la violence genrée, ont
toujours été façonnées par mes privilèges intersectionnels :
ma peau claire, mon réseau de soutien économique, ma
présentation de genre plus masculine que féminine et ma
capacité physique à m’évader de situations dangereuses6.
Alors que mes transgressions de genre sont parfois lues,
généreusement, comme celles de « garçon manqué », un
garçon féminin que je connaissais s’est vu menacé d’insultes et
d’agression physique. Étant donné les taux disproportionnés
d’itinérance, de chômage, de meurtre et de suicide chez les
personnes trans, surtout les femmes trans de couleur, il ne
s’agit pas d’un sujet que je prends à la légère (Grant et al.,
2011). Selon un rapport du FirstCoast News, ma ville natale
de Jacksonville (Floride) « compte le plus grand nombre de
meurtres de personnes transgenres au pays » (Johnson, 2018).
Rien qu’en 2018, au moins trois femmes transgenres noires
ont été assassinées lors d’incidents séparés dans différentes
parties de la ville : Celine Walker, Antash’a English et
6 De cette manière, je fais écho aux propos de Sara Ahmed, qui nous
demande de penser les « corps avec une peau » comme genrés ainsi que
racisés (2000, 45).
113
Devenir non-binaire en français contemporain
Cathalina Christina James. Cette même année, au moins deux
autres femmes trans ont été abattues, probablement par des
gens qu’elles connaissaient. La plupart de ces femmes ont été
mégenrées dans les rapports médiatiques de leur meurtre, ce
qui perpétue une violence discursive inutile contre laquelle a
mobilisé l’activisme du Jacksonville Transgender Awareness
Project (« Projet pour la sensibilisation aux enjeux transgenres
de Jacksonville »).
Mon propre corps genré a été façonné par le paysage
physique où j’ai grandi ; où j’ai vécu pour la première fois le
harcèlement dans les salles de bain, où j’ai d’abord compris
mon genre et ma sexualité et où j’ai appris que mon genre
perturbait, dérangeait, dégoûtait et offensait. Le statut de
la ville comme ayant un des plus hauts taux d’homicides de
femmes trans de couleur au pays m’a poussé davantage à voir
l’importance de l’affirmation de genre. Bien que la discussion
de pronoms de genre ne change pas nécessairement la
violence physique à laquelle les personnes trans font face, une
discussion plus large sur les personnes trans peut stimuler un
virage ontologique qui comprend la subjugation transgenre
moins comme dysphorie individuelle et plus comme désaveu
structurel. Même si je ne vis plus à Jacksonville – en fait,
j’ai plié bagage le plus tôt possible – je porte la ville en moi
comme une sorte de cicatrice, un souvenir du point de départ
de mon genre.
III. Voyages transatlantiques et hospitalité de genre
Ma résilience en matière de genre s’est développée depuis
mon départ de Jacksonville, en grande partie grâce à la
rencontre de nombreuses personnes remarquables qui ont
partagé leurs stratégies de survie et de résistance. Pourtant,
cette résilience a été troublée en l’été de 2017, pendant
mon voyage en Allemagne pour assister aux funérailles de
114
La corporéité des pronoms
mon grand-père. C’était la première fois où je visitais ma
famille éloignée depuis que je vivais plus ou moins comme
ouvertement trans aux États-Unis. En faisant la queue au
contrôle de sécurité à l’aéroport, j’ai enlevé ma ceinture et
me suis rendu compte que je portais un pantalon acheté
dans la section « hommes », donc probablement conçu
pour les personnes au corps d’homme. Pendant que je me
dandinais maladroitement à travers le scanner corporel et
que le pantalon commençait à tomber, je me suis levé les
bras en attendant silencieusement que l’agente à l’autre bout
me laisse passer. L’agente m’a dit que mon pantalon flottant
méritait une fouille manuelle. Sans délai, elle a mis ses mains
fermement contre mes organes génitaux, une expérience
choquante qui me rendait invisible même au milieu d’une
marée de gens dans la zone de sécurité bien achalandée de
l’aéroport. C’était un choc, même après avoir entendu les
défis quotidiens auxquels mes connaissances transféminines
font face à l’aéroport. Face à une muraille de drapeau
américain portant l’inscription « Never Forget » (« N’oublions
jamais »), je me rappelais que, dans le contexte américain de
la guerre contre le terrorisme, les campagnes antiterroristes
mobilisaient souvent une rhétorique transphobe axée sur la
peur de terroristes en travesti (Beauchamp, 2019 ; Clarkson,
2015). Mes choix vestimentaires sont devenus objet de
contrôle parce que je ne me conformais pas au choix « rose »
ou « bleu » du détecteur de sécurité.
En arrivant en Europe après un long vol, j’avais mis une
distance entre moi et le reste de ma famille, qui se servait
de passeports de l’Union européenne. J’ai réussi à offrir
l’excuse peu convaincante que j’avais oublié de mettre à
jour mon passeport allemand après avoir changé mon nom
l’année précédente. Je n’avais pas le courage d’expliquer
qu’il est presque impossible de changer le nom sur mon
passeport de l’extérieur du pays. Dernièrement, l’Allemagne
115
Devenir non-binaire en français contemporain
a pris un tournant plus progressif en matière de genre,
ayant récemment ratifié l’utilisation d’un troisième marqueur
de genre sur les pièces d’identité (Eddy et Bennett, 2017).
Cela étant dit, auparavant en Allemagne, les noms d’enfant
devaient être clairement identifiables comme masculins
ou féminins et, jusqu’en 2011, les personnes trans étaient
obligées d’être stérilisées avant de pouvoir changer leurs
pièces d’identité officielles. L’affaissement de ma confiance
dans mes compétences linguistiques en allemand et mon
incapacité de me rendre en Allemagne uniquement pour
me présenter en cour en espérant faire changer mon nom
faisaient que je courais le risque de perdre complètement ma
nationalité allemande.
Me rendant au ralenti à la queue « Autres passeports »
de l’aéroport international de Hambourg, je réfléchissais
au passage de mon corps trans à travers les frontières
internationales. Je possède la nationalité légale de deux pays
à un moment où la prospérité économique de chacun d’eux
dépend de l’assujettissement de la main-d’œuvre à faible
rémunération de personnes migrantes et qu’ils désavouent
ces résident·es essentiel·les par le refus de citoyenneté et de
ressources, sinon par l’expulsion pure et simple. Attendre
les douanes à titre d’une personne transgenre blanche qui
se présente comme masculine en possession d’un passeport
américain et une bonne connaissance de la langue allemande
en faisait, au plus, un inconvénient. Les personnes trans sont
souvent retenues, littéralement incapables de prendre un
vol, parce que le coût du changement des pièces d’identité
est prohibitif ou que leur citoyenneté est sujette aux
interdictions de voyage imposées par différents pays. Les
personnes trans sans papiers qui demandent l’asile doivent
négocier leurs déplacements avec le plus grand soin afin
d’éviter l’exil, l’expulsion ou le refus d’entrée. Je me dis que
mon propre malaise découlant de la négociation de mon
116
La corporéité des pronoms
genre dans ma deuxième langue ne constituait qu’une petite
fraction de l’hésitation que ressentent les personnes trans aux
marginalisations multiples.
Après avoir franchi les douanes, j’ai ravalé la confiance
gagnée grâce à l’utilisation de pronoms neutres en anglais
par solidarité avec les autres personnes trans. Je m’attendais
à la confusion, voire la frustration, de la part de ma famille
allemande en raison de mon récent changement de nom. Même
si j’étais désormais doué pour expliquer la simplicité d’utiliser
les pronoms « they/them » en anglais, j’avais l’impression que
mon genre n’était plus valable à l’extérieur de mon espace
anglophone. J’avais lu que certaines personnes non-binaires
utilisaient le pronom allemand « sier », un mélange du pronom
féminin « sie » et le masculin « er » et tentaient de revendiquer
la solidarité à l’aide de ce cadre discursif. Quand je l’ai suggéré
plus tard dans la semaine, un membre de ma famille s’est
tourné vers moi, le regard vide, et a dit avec hésitation,
« Hum. Je suppose que ça pourrait marcher ». Je pense que
si mon allemand n’était pas si rouillé, j’aurais peut-être pu
présenter mon cas de manière plus convaincante.
Étant transgenre dans deux langues, j’ai dû me (re)définir
dans la langue cible. Ce faisant, je traînais parfois mes mots
anglais avec moi, comme si ces mots étaient de vieux amis
que je n’arrivais pas à présenter à ma famille, l’anxiété étant
trop intense. Je ne voulais pas manquer de respect en réifiant
la tendance des personnes aux États-Unis, de matraquer
les langues autres que l’anglais. Mes pronoms, « they » et
« them », s’imposaient souvent comme invités indésirables ;
non seulement il leur manquait souvent de chaises autour de
la table, mais ils dominaient la discussion, provoquaient des
désaccords, créaient des tensions et produisaient un malaise
lorsqu’ils se mêlaient enfin à la conversation. Ils engendraient
une « friction » temporelle et me traînaient vers le passé,
117
Devenir non-binaire en français contemporain
m’invitaient à les présenter comme je l’avais fait aux ÉtatsUnis.
Je comptais sur l’hospitalité des connaissances et de ma
famille, qui m’ont généreusement accueilli en offrant leur
canapé ou même de l’espace pour dormir par terre ; ils nous
ont fait des repas et nous ont aidés à faire le deuil de mon
grand-père. Pour les membres de ma famille allemande, dont
je voyais certains pour la première fois depuis bon nombre
d’années, je savais que ce n’était pas le bon moment. Étant
donné qu’il n’existait aucune norme pour demander mes
pronoms ni même pour penser que je n’étais peut-être pas
une femme, c’était à moi de décider. Je savais que j’avais
déjà traversé une frontière nationale, et étais donc en terrain
inconnu, mais je ne voulais transgresser aucune des frontières
tacites de mes proches. J’avais entrepris le voyage pour faire
le deuil de mon grand-père et pour célébrer sa vie. Ce n’était
pas le moment de parler de mon genre et, honnêtement, je
ne sais quelle aurait été la réaction de mon grand-père s’il
avait encore été parmi nous. En silence, je portais près de
moi mes pronoms non-binaires, sans les présenter. Mais
ce silence créait aussi sa propre tension chaque fois qu’on
m’attribuait le pronom féminin « sie ». En raison de ce malaise
incorporé à l’intersection de deux langues, j’ai dû reconnaître
l’importance de conversations plus larges sur les pronoms de
genre et, encore plus, sur une meilleure prise en considération
des expériences vécues des personnes trans.
IV. Trans-former le langage
De nombreux débats sur le langage épicène sont formulés
selon le désir « d’inclure » les personnes trans. Dans le contexte
français, ces débats s’entremêlent à l’histoire des métaphores
de l’hospitalité relative aux lois sur l’immigration. Même si
l’accueil des personnes trans constitue le plus souvent à tendre
118
La corporéité des pronoms
d’abord la main tendue, à fournir le soutien nécessaire, il est
tout de même à noter aussi que la conception de l’accueil
d’un·e invité·e devrait être fondée sur la réciprocité et la
mutualité. Comme l’observe Mireille Rosello, « une personne
invitée n’est-elle pas toujours implicitement une paire qui
pourrait, on le suppose, rendre la faveur à l’avenir, dans un
autre lieu, à un autre moment ? » (2002, 6). L’hospitalité ou
l’accueil véritable devrait remettre en question la structure qui
continue, dès le début, d’imprégner certaines personnes du
pouvoir d’offrir l’hospitalité. À titre de personne transgenre
qui vit principalement en anglais, je savoure ces gestes.
J’entre dans ces langues avec des souvenirs vifs d’expériences
de violence comme personne trans vivant dans ma langue
principale, et ma gratitude est d’autant plus profonde
quand les personnes en position de pouvoir reconnaissent
les violences habitées et structurelles auxquelles font face
plusieurs personnes trans.
Je reconnais ma capacité à puiser dans mes expériences
habitées pour accéder à mon privilège social relatif et pour
encourager mes étudiant·es à penser aux pronoms comme
plus qu’une panacée. Dans mes cours d’études de genre et
de sexualité, je commence toujours le semestre en invitant
les étudiant·es à partager leurs noms et pronoms, au lieu de
prendre les présences à partir de la liste d’inscription, où les
noms pourraient ne pas correspondre aux noms utilisés. Je
commence moi-même : « Je m’appelle Logan et j’utilise les
pronoms "they/them". Cela veut dire que si vous parlez de moi
en classe avec une autre personne, dites "they just handed out the
worksheets" » (« Iel vient de distribuer les feuilles de travail »).
Cette pratique constitue une reconnaissance du pouvoir que
je possède comme pédagogue et du fait que je suis toujours en
train de renforcer les normes genrées et racisées dans la salle
de classe, et ce, que j’y pense ou pas. Je prends ce risque afin
d’établir une camaraderie avec les étudiant·es ; je me rappelle
119
Devenir non-binaire en français contemporain
le malaise ressenti au fond de mon estomac quand mes
professeur·es me mégenraient. Les étudiant·es à genres nonconformes ont exprimé leur gratitude pour cette activité ainsi
que pour mes doux efforts de correction d’autres étudiant·es
en cas d’erreur. Je ne peux pas imaginer à quel point il aurait
été valorisant de vivre de telles expériences tôt dans mes
études du français à la fois à l’école secondaire et en licence à
l’université. Et je me souviens de ma fascination chaque fois
que nous avons abordé les questions de résistance radicale
au français défendu par l’Académie française, notamment le
verlan et les usages hybrides ludiques du français et de l’arabe,
qui me rappelaient l’effervescence de la langue française. Le
potentiel de discuter du langage épicène et des néo-pronoms
dans ces cours aurait été captivant. En fait, je me souviens
que mon amour pour la langue française s’est approfondi lors
de ces moments de perturbation.
Ces expériences de fluidité linguistique ont souligné que
les appels au langage inclusif ne peuvent pas tout simplement
effacer les histoires impériales et coloniales qui leur ont
donné vie. Il est également possible de reconnaître la violence
produite par le langage – souvent une condition préalable
à l’obtention d’un emploi stable, à l’accès aux services ou à
la reconnaissance de sa légitimité aux yeux de l’état – et de
l’exploiter, de le déformer et de le tordre de nouveau au lieu
de le rejeter en toutes pièces. Je puise ici mon inspiration du
feu José Esteban Muñoz, qui a tracé l’utilisation de la culture
blanche dominante par les artistes queer de couleur aux ÉtatsUnis pour ouvrir leurs propres gains. Au lieu de reformuler
leur engagement comme assimilation ou comme refus, Muñoz
offre une troisième option : la désidentification. Suivant Muñoz
(1999, 11), le langage épicène peut permettre simultanément
de « travailler sur et contre » la structure actuelle. Dans mon
cas, même si la langue a écrasé, a pathologisé mon moi, je sais
qu’en même temps, mes compétences linguistiques plus ou
120
La corporéité des pronoms
moins avancées m’offrent certains avantages. Dans toute sa
complexité, la langue représente un horizon de potentialités
et possède des possibilités uniques pour le genre.
Chose assez surprenante, c’était dans un cours de français
que j’ai d’abord découvert la possibilité de l’existence de
plusieurs genres dans une même personne. Les études de
genre me fascinaient, ironiquement, au même moment
(ou peut-être parce) que je m’acharnais à me souvenir
des « genres » de divers objets, phénomènes et concepts
éphémères avec lesquels j’entrais en contact dans la vie
quotidienne. En 2009, lorsque j’étudiais à l’Université de Paris
(anciennement Paris-Diderot ou Paris VII), le·a professeur·e
écrivait des noms au tableau en y ajoutant le suffixe « -e-s »
pour souligner la violence discursive du masculin singulier.
J’ai décidé sur le coup que j’écrirais désormais toujours les
noms de façon similaire. Parfois les professeur·es à l’étranger
encerclaient ces mots en y ajoutant un point d’interrogation,
mais je n’avais aucune intention d’arrêter. Ayant passé six
ans à essayer de maîtriser la langue, je me suis rendu compte
que lui rendre justice ne voulait pas nécessairement dire la
reproduire selon le modèle de sa légitimation. Elle peut être
étirée et refaçonnée. Sans même mentionner les personnes
non-binaires (groupe auquel je ne savais pas que j’appartenais
à l’époque), le tiret ouvrait la voie pour repenser radicalement
le genre et mes idées reçues à son sujet. Neuf ans après ce
cours, j’ai terminé mon doctorat en études féministes et j’ai
hâte d’aborder les questions de langue et du langage avec les
étudiant·es, les professeur·es et la communauté.
Ma dysphorie sociale, mes cicatrices et mes traces de
violence font que je perçois d’autant plus les conséquences
du langage épicène, et ce, au-delà des tirets et des points
médians pour me rendre sur le terrain des pronoms moins
connus. Je comprends la complexité du positionnement
des professeur·es de français qui veulent reconnaître les
121
Devenir non-binaire en français contemporain
personnes trans dans une langue souvent binaire tout en
offrant aux étudiant·es les outils qu’il leur faut pour prendre
leurs propres décisions éclairées sur le langage. Je me retrouve
aux prises avec un problème similaire chaque fois que je crée
un syllabus et dois décider s’il faut enseigner le canon ou
plonger les étudiant·es dans ces possibilités de réimagination
des études féministes. Le français présente de nombreuses
possibilités de perturbation fécondes qui peuvent, en fait,
approfondir l’apprentissage. Bien que l’écriture inclusive ne
soit pas une panacée pour résoudre le désaveu structurel des
personnes trans, elle prend les premiers pas pour une réelle
prise en considération des réalités incorporées des personnes
trans visant à favoriser une réciprocité éthique.
Traduit de l’anglais
par Catriona LeBlanc
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Variation interculturelle de la perception du
spectre masculin-féminin :
indexation française et américaine
de la voix genrée1
Maria Candea et LeAnn Brown
Introduction
La linguistique considère fondamentalement les langues
comme des systèmes de signes qui permettent aux humains
de produire du sens. La sociolinguistique prend appui sur ce
postulat et s’intéresse tout particulièrement aux variations
à tous les niveaux que connaît la langue à travers les actes
singuliers de son utilisation, en contexte, par des individus
singuliers. Plus précisément, la sociolinguistique s’intéresse à
l’organisation, la catégorisation et la hiérarchisation sociale de
1 Ce travail a été réalisé grâce à un financement ANR [projet NoBiPho, ANR-18-CE26-0006-01]. Les stimuli proviennent du Corpus Gender Spectrum Speech, réalisé grâce au financement Amidex [SIRL/GSS
https://hdl.handle.net/11403/gender_spectrum_speech].
127
Devenir non-binaire en français contemporain
toutes les variations dans une langue et cela peut concerner
les phrases, les mots, les parties de mots, et jusqu’à la
microvariation des sons et des voix produites. Son objectif
est de saisir ce que les individus font avec le langage en
contexte, non seulement comment ils produisent du sens,
mais également comment ils perçoivent le sens produit par
autrui.
La recherche sociophonétique que nous présentons ici
se consacre à l’étude de la variation dans le domaine de la
production et de la perception de la voix, car la voix fait partie
des ressources sémiotiques utilisées par les êtres humains.
À la différence de la morphologie, de la syntaxe ou
des discours produits dans une langue, la voix que nous
émettons est en partie dépendante de paramètres individuels
physiologiques : longueur du conduit vocal, taille des plis
vocaux (fréquemment nommés « cordes vocales »), forme
des cavités de résonance. C’est ce qui explique que nous
reconnaissons une personne au timbre de sa voix et que nous
avons des représentations convergentes de ce qu’est une « voix
féminine » et une « voix masculine ». Cela induit l’illusion
d’une voix qui serait strictement déterminée par le corps
(comme la couleur des yeux) et l’illusion d’un dimorphisme
de l’appareil phonatoire humain (féminin/masculin).
Or, contrairement à ce qui est souvent sous-entendu
dans les discours en phonétique (voir Arnold 2016 pour une
analyse critique), l’appareil phonatoire humain ne présente
pas de dimorphisme : la variation des tailles et des formes
se distribue sur un continuum, et les voix aussi. C’est ce qui
explique que nous ne pouvons pas toujours deviner le genre
d’une personne inconnue à partir de sa seule voix. En outre, la
production de la voix n’est pas uniquement déterminée par la
physiologie : c’est aussi une pratique culturelle. Les stéréotypes
128
Indexation française et américaine de la voix genrée
partagés dans une langue-culture incitent les locutaires2 à
ajuster leurs pratiques vocales en fonction des attentes de leur
entourage. C’est ce qui explique que les personnes bilingues,
socialisées dans deux cultures différentes, pratiquent des voix
différentes (voir par exemple Benoist-Lucy & Pillot-Loiseau,
2013 pour une étude de cas sur la pratique du vocal fry en
anglais américain et en français de France). Il en est de même
pour le fait de genrer sa voix : selon les cultures et les époques,
nous mobilisons notre appareil phonatoire diversement pour
rendre notre genre lisible. Ce processus est d’autant plus
explicite et facile à observer dans le cas des personnes qui
effectuent une transition de genre : le manuel de Mills &
Stoneham (2017) rassemble des techniques disponibles pour
les personnes trans et non-binaires qui souhaitent féminiser,
masculiniser ou neutraliser leur voix.
La présente étude, partie intégrante d’un projet plus vaste
portant sur la production et la perception de la voix genrée
ou neutre, constitue une exploration des indices que les
auditaires3 peuvent percevoir pour catégoriser une voix sur
une échelle des genres. Le projet inclut des enregistrements
de lectures et entretiens avec des personnes (femmes et
hommes) cisgenres et non-binaires, anglophones vivant aux
États-Unis ou francophones vivant en France. Les personnes
non-binaires sont provisoirement définies ici comme des
individus qui ne s’identifient jamais ou qui ne s’identifient
pas exclusivement comme des femmes/femelles/féminines
ou des hommes/mâles/masculins (Brown, Candea, ReidCollins, Abbou, & German, 2019 ; Skinner, 2017). Des
extraits de ces enregistrements recueillis sont inclus dans des
2 Dans cet article nous avons choisi d’employer les formes néologiques
« auditaires » et « locutaires » proposées par Alpheratz (voir entretien
p. 221-240 de ce volume) pour neutraliser l’opposition genrée des formes
« auditeurs/auditrices » et « locuteurs/locutrices » et rendre ces noms
épicènes.
3 Voir entretien p. 221-240 de ce volume.
129
Devenir non-binaire en français contemporain
protocoles de perception de la parole pour vérifier, dans une
démarche interculturelle, de quelle manière la voix produit du
sens dans des interactions suscitées de manière expérimentale.
Selon Podesva & Callier, « [le fait que] les modèles de
qualité de la voix varient considérablement selon les individus
et les communautés suggère que la qualité de la voix peut
servir de ressource importante dans la construction de
l’identité »4 (2015, 174). Parmi les personnes non-binaires
de notre corpus, certaines utilisent en effet la voix comme
ressource pour performer leur non-binarité de genre, ou leur
non-appartenance au genre féminin ou masculin, tandis que
d’autres n’utilisent pas leur voix, mais d’autres ressources
sémiotiques. Notre intérêt s’est porté principalement ici
sur la possibilité de tester empiriquement la possibilité de
la validation sociale d’une voix non-binaire. Autrement dit :
puisque des personnes non-binaires ajustent leurs pratiques
vocales de manière à se rendre lisibles comme personnes
non-binaires, notamment – pour des personnes AFAB5 – en
diminuant les valeurs des paramètres qui indexent la féminité
(Brown & Pillot-Loiseau, soumis), ces pratiques ont-elles une
chance d’être interprétées en ce sens par des personnes du
tout venant ?
Les stimuli présentés dans cette étude proviennent de
personnes nord-américaines6.
L’objectif poursuivi ici n’est pas seulement d’identifier
s’il est possible de parler de catégorisation non-binaire des
voix humaines, mais également de tester le poids du facteur
interculturel en comparant les résultats perceptifs recueillis
4 « [the fact that] voice quality patterns vary widely across individuals
and communities suggests that voice quality can serve as an important
resource in the construction of identity ». [trad. des autrices].
5 Assigned Female At Birth, « assignée fille à la naissance ».
6 Le groupe français du projet en cours a été enregistré plus tard et les
études sont en phase initiale.
130
Indexation française et américaine de la voix genrée
auprès d’échantillons de personnes vivant en France et aux
États-Unis.
I. Hypothèses et cadres théoriques
Nous faisons l’hypothèse que les différences culturelles
entre la France et les États-Unis en matière de visibilité nonbinaire et de sensibilisation/acceptation sociale peuvent
entraîner des évaluations genrées différentes lors de l’écoute
de brefs extraits d’enregistrements de voix humaines. Bien
entendu, les deux groupes d’auditaires sollicités utilisent
culturellement la catégorisation binaire (femmes et hommes)
pour identifier le genre d’un être humain ; cependant, nous
avons l’impression d’un véritable changement de fond dans le
paysage états-unien en matière de saillance de la multiplication
des catégories de genre compte tenu de l’augmentation des
options de genre qu’il est possible de déclarer officiellement
pour les certificats de naissance et les cartes d’identité dans
plusieurs États du pays, l’augmentation des personnes qui
s’identifient comme non-binaires (Nolan, Kuhner & Dy, 2019 ;
James, Herman, Rankin, Keisling, Mottet, & Anafi, 2016),
parmi lesquelles des célébrités, comme Miley Cyrus, Jonathon
Van Ness, Asia Kate Dillon, Elliot Page et Sam Smith, ainsi
que la présence croissante de personnes non-binaires dans les
médias grand public et dans tous les domaines de la création
audiovisuelle. Le contexte semble pour le moment différent
en France, malgré une légère augmentation des dossiers dans
la presse écrite et audiovisuelle consacrés à la non-binarité et
malgré l’apparition de quelques rares célébrités ouvertement
non-binaires dans le paysage musical, comme Chris de
Christine and the Queens.
L’hypothèse contraire serait que malgré les quelques
différences culturelles entre la France et les États-Unis en
matière de notoriété de la notion de non-binarité du genre,
131
Devenir non-binaire en français contemporain
les réponses obtenues seront rigoureusement identiques,
car elles reposeront sur des modèles de genre, cognitifs et
indexicaux, identiques ou très proches.
Pour tester nos hypothèses, nous avons mené une
expérience de perception comparée de brefs extraits audio
de voix ; celles-ci doivent être catégorisées sur une échelle de
masculinité-féminité. Le sous-corpus présenté ici est constitué
d’enregistrements de lectures produites en anglais américain
par des personnes vivant aux États-Unis ; ces lectures sont
écoutées et évaluées par deux groupes de quelques dizaines
d’auditaires vivant aux États-Unis et en France. Parmi les
auditaires des États-Unis, 20 s’identifient comme femmes et
20 comme hommes. Pour la France, 32 s’identifient comme
femmes, 14 comme hommes, et une personne a préféré ne
pas répondre.
Notre projet tente d’isoler ce qui pourrait éventuellement
constituer un indice saillant de non-binarité de genre (ou
de non-conformité au système binaire du genre) dans la
perception des voix humaines. Des résultats convergents
pourraient être interprétés au prisme de la théorie de
l’indexicalité (Ochs, 1992 ; Eckert, 2008 ; Silverstein, 2003)
qui suggère que les variantes de prononciation peuvent être
indexées ou associées à une ou plusieurs significations comme
des postures, des attitudes, des identités, des affiliations.
Les protocoles expérimentaux pour répondre aux
questions que nous nous posons peuvent mobiliser la
catégorisation explicite des personnes : il s’agit d’associer un
genre féminin, masculin ou non-conformiste à des personnes
en se fondant uniquement sur l’écoute de leur voix. Ce type de
demande explicite est pratiqué, par exemple, par Lee, Dutton
& Ram (2010) et nous l’envisageons dans une autre opération
de notre projet. D’autres protocoles peuvent demander des
évaluations de la « masculinité » et de la « féminité » (Coleman,
1973 ; Munson, 2007), ou de dire s’il s’agit de voix d’hommes
132
Indexation française et américaine de la voix genrée
« moins masculines » ou « plus masculines » (Avery & Liss,
1996). Enfin, d’autres protocoles encore peuvent mobiliser la
catégorisation implicite, comme c’est le cas dans la présente
étude, où l’interface de test propose l’utilisation d’une échelle
continue à 15 points entre deux pôles (féminin et masculin),
comportant de facto une zone médiane, non délimitée
explicitement et non focalisée dans la question posée. La façon
dont les personnes sollicitées comme auditaires vont utiliser
les 15 points de l’échelle va nous donner des informations à
la fois sur la façon dont elles construisent leurs catégories de
genre et sur les marqueurs vocaux dont elles se servent pour
indexer le genre.
La littérature disponible montre qu’il y a des marqueurs
phonétiques et vocaux qui indexent le genre – y compris nonbinaire pour certaines études – et aussi l’orientation sexuelle.
C’est le cas principalement de la valeur moyenne de fréquence
fondamentale (F0), ce qui correspond à la hauteur de la voix
mesurée en Hertz (Coleman, 1973 ; Linville, 1998 ; Oates &
Dacakis, 1983 ; Smyth, Jacobs, & Rogers, 2003), la variance
en valeur absolue de la fréquence fondamentale (Davies et
al., 2015 ; Hancock et al., 2014 ; McConnell-Ginet, 1978),
une combinaison des paramètres de l’intonation (Schmid &
Bradley, 2019 ; Corwin, 2019) ainsi que la variation de pente
spectrale (Mendoza et al., 1996 ; Klatt & Klatt, 1990). Nous
détaillons ces paramètres ci-dessous.
Bien qu’il y ait des tendances globales communes à toutes
les cultures, des différences importantes de valeur ont été
attestées dans la littérature (Johnson, 2005). Par exemple,
pour l’anglais la fourchette moyenne des voix masculines
se situe entre 100-110 Hz, et celle des voix féminines entre
200-220 Hz (Simpson, 2009). Pour le français, Pépiot (2014)
avance une moyenne à 133 Hz pour les hommes français,
et à 234 Hz pour les femmes françaises, à savoir des valeurs
plus hautes que celles calculées en comparaison pour les
133
Devenir non-binaire en français contemporain
Américains du même groupe d’âge (119 Hz pour les hommes,
210 Hz pour les femmes).
La variance de la fréquence fondamentale peut être
mesurée de différentes manières. Pépiot (2014), par exemple,
calcule la plage de variation F0 max-F0 min, en convertissant
les Hertz en demi-tons en raison de la plus grande pertinence
perceptive de cette mesure : selon ses calculs, les Françaises
présentent la plus grande variance de hauteur en demi-tons
(l’écart entre les valeurs les plus basses et les valeurs les plus
hautes est très important), tandis que les trois autres groupes
(hommes français, femmes et hommes états-unien·nes)
présentent des valeurs de variance de hauteur très similaires,
moins amples. L’analyse statistique indique que la variance
de hauteur des femmes françaises est significativement plus
importante que celle des hommes français. Aucune différence
statistique n’a été constatée pour les Américain·es selon le
genre pour les données mesurées en demi-tons.
La pente spectrale mesure la richesse du timbre. Dans le
logiciel Praat, la pente spectrale mesure la différence d’énergie
(dB) entre la bande de fréquences élevées (2000-4000 Hz) et
la bande de basses fréquences (0-2000 Hz). Ces bandes sont
visibles dans le spectre moyenné à long terme (long term average
spectrum - désormais LTAS) de la voix, c’est-à-dire le calcul
de l’énergie moyenne dans la voix sur une longue période
phonétique, plus d’une minute de parole par exemple. Une
pente très négative signifie que la voix a peu d’énergie dans
la bande supérieure par rapport à la bande inférieure. Si la
pente est faiblement négative, cela signifie que l’amplitude
de la bande des fréquences supérieures égale presque celle
des fréquences basses : la voix a alors un timbre plus riche,
plus brillant. Différentes études ont montré une corrélation
positive entre le degré de « richesse » ou « brillance » du timbre
perçu et l’importance du renforcement d’énergie entre 2 000
et 4 000 Hz pour la voix parlée (Smith et al., 2005) et chantée
134
Indexation française et américaine de la voix genrée
(Omori, Kacker, Carroll, Riley, & Blaugrund, 1996 ; Pillot &
Vaissière, 2007).
Selon une étude en préparation (Brown & Pillot-Loiseau)
les personnes non-binaires de notre corpus présentent en
moyenne une pente spectrale moins négative que les personnes
cisgenres dans la bande de fréquence 2000-4000 Hz, donc
avec une énergie plus forte et plus uniforme, ce qui montre la
production d’une qualité de voix plus brillante, plus claire, d’un
timbre plus riche. Nous faisons l’hypothèse que la richesse du
timbre de la voix pourrait être un bon candidat pour devenir
une marque exploitable dans le système indexical du genre.
Comme elle n’est pas mobilisée pour indexer le masculin ou
le féminin, la voix brillante pourrait peut-être indexer la nonbinarité ou la non-conformité de genre. Cette suggestion est
confortée par les conseils qui sont donnés explicitement aux
personnes non-binaires qui souhaitent travailler leur voix
pour la « dégenrer » (Mills & Stoneham, 2017, 71) et sont
incitées à modifier leur résonance pour obtenir un timbre
plus riche.
D’autres marqueurs peuvent se voir insérer dans des
systèmes indexicaux différents selon les langues-cultures. Par
exemple, la phonation en creaky voice (voix craquée, laissant
vibrer ses plis vocaux de façon irrégulière et peu tendue,
rappelant le coassement d’un crapaud) a été décrite comme
étant un index de masculinité au Royaume-Uni (Henton
& Bladon, 1988), un index associé aux jeunes femmes aux
États-Unis (Yuasa, 2010), et sans aucune capacité à indexer le
genre en France (Benoist-Lucy & Pillot-Loiseau, 2013).
C’est la raison pour laquelle nous avons pensé qu’il était
pertinent de mener le même test, avec les mêmes échantillons
de voix, auprès d’un public français et états-unien ; nous
nous sommes intéressées à trois paramètres acoustiques : les
valeurs de la F0 (la fréquence fondamentale), l’amplitude de
135
Devenir non-binaire en français contemporain
sa plage de variation mélodique et la valeur de pente spectrale
(ou richesse du timbre).
II. Méthode expérimentale et matériaux
Les extraits de voix, d’une durée de 3 à 4 secondes,
proviennent de 20 personnes enregistrées dans le cadre
du Gender Spectrum Speech Corpus (Brown et al., 2019 )7
parmi lesquelles : 8 femmes cisgenres, 7 hommes cisgenres et
5 personnes non-binaires. Le corpus comporte des lectures
et des entretiens. Dans cette étude, nous avons utilisé des
échantillons de la partie « lecture » : le contenu des extraits
audio donnés comme stimuli est toujours le même pour
favoriser la focalisation de l’attention des auditaires sur la voix.
Dans nos stimuli toutes les personnes lisent la même phrase
(But that only makes them even more endearing to their owners) au sein
d’un paragraphe ; la qualité de l’enregistrement est toujours la
même, sans bruits ni chevauchement de parole, et l’intensité
a été normalisée à 70 dB pour ne pas introduire de disparités
entre les stimuli (détails dans Brown & Pillot-Loiseau, en
préparation).
L’interface de l’enquête a été diffusée en ligne, en français
et en anglais, dans le même format. Les participants ont été
invités à donner leur consentement pour l’utilisation de leurs
réponses, à lire les instructions et à évaluer deux extraits
d’entraînement pour se familiariser avec la tâche. Les extraits
étaient programmés pour s’afficher en ordre aléatoire et
les auditaires devaient évaluer chaque voix en cochant une
position sur une échelle. L’extrémité gauche de l’échelle était
marquée comme « très masculine », l’extrémité droite comme
« très féminine », et la position centrale de l’échelle était
7 LeAnn Brown, Maria Candea, James Sneed German, Oriana Reid-Collins, Tim Mahrt, Julie Abbou, Aleksandra Chikulaeva, Gender Spectrum
Speech https://hdl.handle.net/11403/gender_spectrum_speech.
136
Indexation française et américaine de la voix genrée
marquée « 0 ». Ultérieurement nous avons attribué aux cinq
points de l’extrémité gauche de l’échelle le codage comme
zone masculine, et aux cinq points de l’extrémité droite de
l’échelle le codage zone féminine. Le point zéro ainsi que les
deux points situés d’un côté ou de l’autre du zéro constituent
une zone codée comme zone médiane.
Le protocole permet de poser plusieurs questions. Outre
le fait de tester si les résultats obtenus auprès d’un échantillon
d’auditaires des États-Unis sont similaires ou différents
de ceux obtenus auprès d’un échantillon de France, cela
permet d’observer les stratégies de réponse de ces auditaires
confrontés à l’échelle de 15 points divisée en 3 zones et de
déterminer, notamment, s’ils utilisent avec prédilection les
zones extrêmes, correspondant à un marquage binaire du
genre, ou bien s’ils utilisent également la zone médiane.
Enfin, au cas où la zone médiane de l’échelle est sélectionnée
pour évaluer certaines voix, le protocole permet également
de tester si cela arrive plus souvent pour les voix produites
par les personnes non-binaires ou non, et de déterminer
s’il est éventuellement possible de constater l’émergence
d’une correspondance entre une auto-identification comme
personne non-binaire, la production d’une voix non-genrée
ou peu genrée et la catégorisation perceptive de cette voix
dans la zone médiane de l’échelle du genre.
Pour la France, les participants ont été recrutés via Twitter
et Facebook8. Le recrutement des participants états-uniens
a été fait par la plateforme Amazon Mechanical Turks
contre une petite compensation pécuniaire. Une liste de
questions démographiques a été présentée à la fin de la tâche
8 En particulier à partir du compte de la première autrice (M. Candea)
de l’article ainsi que de celui de Clémence Bobkiewicz, étudiante en master de sciences du langage à l’Université Sorbonne nouvelle, dans le cadre
de sa recherche de première année. Les messages ont été postés en direction de communautés très larges de profils divers et non dans les réseaux
amicaux ou intimes.
137
Devenir non-binaire en français contemporain
expérimentale, demandant des données sur l’âge, le genre, la
langue maternelle et l’éducation des participants.
La composition des deux échantillons était très similaire
pour le critère de l’âge : 62 % des 47 Français, et 60 % des
40 Américains qui ont répondu à l’enquête étaient âgés
de 18 à 40 ans. L’échantillon français comportait plus de
femmes (68 %) que l’échantillon américain (50 %). Les deux
échantillons présentaient également une certaine différence
en termes de niveaux d’éducation des participants, car 51 %
des Français déclarent détenir au moins un diplôme de
master contre 7,5 % des Américains, et en parallèle, 25 % des
Américains déclarent la fin du lycée comme dernier diplôme
alors que seulement 2 % des Français sont dans ce cas.
Néanmoins, un pourcentage similaire dans les deux groupes
déclare comme dernier diplôme le degré immédiatement
supérieur au baccalauréat : 45 % des Français contre 47,5 %
des Américains.
Les mesures de la F0 en valeur absolue, sa variance et
la pente spectrale ont été calculées avec le logiciel Praat
(Boersma & Weenink, 2019) en Hz ainsi qu’en demi-tons
par la seconde autrice (L. Brown). La pente spectrale a été
calculée avec le même logiciel à l’aide d’un script pour le
LTAS avec correction de hauteur (Pettirossi, Audibert, &
Crevier-Buchman, 2017).
Plutôt que de traiter ces valeurs comme continues, elles
ont été catégorisées en niveaux fondés sur la distribution des
valeurs et sur les indexations déjà attestées dans la littérature.
La F0 a été divisée en trois niveaux sur la base d’une
interprétation des différentes fourchettes données pour les
voix masculines, féminines et neutres ou ambiguës attestées
dans la littérature (Adler et al., 2012 ; Davies Papp & Antoni,
2015 ; Hancock, Colton, & Douglas, 2014 ; Irwig, Childs, &
138
Indexation française et américaine de la voix genrée
Hancock, 2017)9. La plage de variance de la F0 ainsi que les
valeurs de pente spectrale ont été divisées en deux niveaux
(variation mélodique forte, variation mélodique faible ; pente
spectrale forte, pente spectrale faible) en prenant leur valeur
médiane comme repère de séparation dans la mesure où les
études antérieures mentionnent seulement des oppositions
binaires.
III. Résultats et discussion
Les résultats globaux montrent que le genre des locutaires
produit des effets sur les jugements exprimés, alors que ces
jugements s’opèrent par la simple écoute d’un extrait audio
de 3 à 4 secondes. Les extraits voix d’hommes cisgenres
ont globalement été associés avec des réponses classées
dans la zone masculine de l’échelle et marginalement avec
des réponses en zone médiane ou féminine. Les extraits des
voix de femmes cisgenres ont globalement été associés avec
des réponses classées dans la zone féminine de l’échelle,
marginalement en zone médiane et jamais en zone masculine.
Les extraits des voix des personnes non-binaires (qui sont
dans notre échantillon des personnes assignées femmes à la
naissance) ont été associés avec des réponses dispersées dans
les trois zones de l’échelle, féminine, médiane et masculine,
même si les réponses en zone féminine étaient relativement
plus nombreuses.
Si on rassemble toutes les réponses regroupées par zones
de l’échelle, il n’y a pas d’effet global de la langue-culture
des auditaires de France ou des États-Unis (le test de MannWhitney U indique une probabilité élevée que les différences
9 145-185 Hz constitue la zone médiane (6.49-10.20 en demi-tons), la
plage haute commence au-dessus de 185 Hz et la plage basse se situe en
dessous de 145 Hz.
139
Devenir non-binaire en français contemporain
soient dues au hasard)10. Nous observons donc globalement
une bonne convergence lorsqu’il s’agit de distinguer chacun
de ces trois groupes (Figure 1). Dans le détail, nous avons
néanmoins identifié quelques divergences.
Fréquence (%) des évaluations masc., méd., fém.
Fréquence des évaluations situées en zone masculine, féminine ou médiane
ventilées par genre des locutaires et langue-culture des auditaires
100
90
80
70
60
50
40
Eval. féminine
30
Eval. médiane
20
Eval. masculine
10
0
Stimuli
Stimuli
hommes cis femmes cis
(n=329)
(n=376)
Stimuli
personnes
non-bi
(n=235)
Stimuli
Stimuli
hommes cis femmes cis
(n=280)
(n=320)
Auditaires fr.
Stimuli
personnes
non-bi
(n=200)
Auditaires US
Figure 1 : Fréquence des évaluations situées en zone masculine, féminine ou
médiane ventilées par genre des locutaires et langue-culture des auditaires
Notre question de recherche principale visait à établir si les
auditaires américain·es et français·es utilisent la zone médiane
de l’échelle de masculinité-féminité (la zone contenant le
point « zéro » et les deux positions situées à sa gauche et à sa
droite) de la même manière. « De la même manière » doit se
comprendre d’abord dans l’absolu, et ensuite en particulier
pour évaluer les stimuli produits par les hommes cisgenres
« H », les stimuli produits par les femmes cisgenres « F » et les
stimuli produits par les personnes non-binaires « NB ».
Dans l’absolu, tous stimuli confondus, nous avons
décelé deux stratégies de réponse possibles. La « stratégie
binaire » consiste à ne jamais utiliser la zone médiane de
10 Z=-1,232, p=0,218.
140
Indexation française et américaine de la voix genrée
l’échelle et toujours évaluer les voix en sélectionnant une des
5 positions des zones masculine ou féminine. Selon notre
interprétation, cette stratégie laisse penser que l’utilisation
d’un modèle binaire de genre incite les auditaires à favoriser
un choix clair pour chaque voix, même lorsque les voix sont
acoustiquement ambiguës. La stratégie que nous appelons
« non-binaire » consiste à utiliser toute l’échelle, avec ses
trois zones, pour situer les évaluations des différentes voix
entendues. Selon notre interprétation, cette stratégie montre
que non seulement les auditaires acceptent aisément l’idée
d’une échelle continue, mais en plus ils utilisent volontiers les
positions situées autour de zéro qui constitue le point neutre,
le point de bascule ni féminin ni masculin ; cela laisse penser
que les auditaires sont capables de mobiliser un modèle de
genre qui peut permettre une certaine forme, même implicite,
de sortie de la stricte binarité.
Nos résultats indiquent que la majorité des auditaires des
deux groupes linguistiques (87 %) utilisent toute l’échelle,
la zone médiane tout comme les zones des deux extrémités
(stratégie non-binaire). Une minorité néanmoins (13 %),
n’utilise jamais la zone médiane (stratégie binaire), et la
majorité parmi eux appartient au groupe français (64 %, alors
que les auditaires français constituent 54 % du nombre total
d’auditaires). En raison de la petite taille de ce groupe, nous
n’avons pas exploré sa ventilation par groupes sociaux tels
que l’âge et l’éducation. La ventilation par genre des auditaires
n’a donné aucun résultat significatif.
Des analyses statistiques par équations d’estimation
généralisées (GEE) avec des matrices échangeables, en
considérant chaque participant comme une mesure répétée,
ont été menées sur chaque type de stimulus séparément pour
tester les régularités dans les réponses et la probabilité qu’elles
soient dues au hasard ou qu’elles soient significatives. Nous
avons effectué trois régressions logistiques binaires pour les
141
Devenir non-binaire en français contemporain
trois catégories de stimuli constituées11 dans le respect de
l’auto-identification des locutaires enregistrés.
Cette analyse12 indique si la langue-culture de l’auditaire
ou le paramètre acoustique pris en compte a un effet sur
les évaluations perceptives, ainsi que s’il y a une interaction
significative entre la langue-culture de l’auditaire et chaque
paramètre acoustique considéré. S’il y a des interactions
bidirectionnelles significatives, cela indiquera des différences
de réponses selon la langue-culture des personnes qui ont
répondu ; s’il n’y a pas d’interactions bidirectionnelles
significatives, mais que le paramètre acoustique (F0, variance
mélodique, pente spectrale) est significatif, cela suggérera une
indexation commune de ces paramètres acoustiques dans le
champ de la masculinité-féminité à travers les deux languescultures étudiées, français de France et anglais des États-Unis.
L’analyse de régression logistique binaire montre une
différence entre les réponses données par les Américain·es
et celles données par les Français·es dans les évaluations des
voix produites par les locutrices (femmes cisgenres) et les
personnes non-binaires. Dans les deux cas, les Américain·es
ont accordé plus d’évaluations en zone médiane de l’échelle
que les Français·es13. Cela veut dire, en résumé, que la tendance
11 Nous avons comparé les évaluations par des réponses cochées en
zone médiane par rapport à celles cochées en zone masculine de l’échelle,
ensuite par rapport à celles cochées en zone féminine, et les évaluations
cochées en zone masculine par rapport à celles en zone féminine.
12 Pour rappel, les prédicteurs statistiques retenus pour les analyses factorielles sont : la langue-culture des auditaires (2 niveaux France/ÉtatsUnis), la moyenne de la F0 (3 niveaux : bas, moyen, haut), la variance de
la plage de hauteur (2 niveaux : variation forte, faible) et la valeur de pente
spectrale (2 niveaux : pente négative forte, faible).
13 Pour les voix de femmes, les valeurs américaines sont : moy=0,16,
erreur-type=0,02, et les valeurs françaises : moy=0,10, erreur-type=0,02,
(p<0,05). Pour les voix des personnes non-binaires, les valeurs américaines sont : moy=0,39, erreur-type=0,03 et françaises moy=0,29, erreur-type=0,03 (p<0,05).
142
Indexation française et américaine de la voix genrée
légèrement plus forte des Français·es à utiliser la stratégie
binaire, et donc à éviter de donner des évaluations dans la
zone médiane, s’est surtout manifestée pour évaluer les voix
des femmes cisgenres et des personnes AFAB non-binaires.
Il pourrait s’agir ici d’une différence culturellement marquée,
même si cela demande à être vérifié sur des échantillons plus
grands.
Nous avons souhaité affiner les analyses pour tenter de
savoir quels seraient les paramètres acoustiques qui ont pu
influencer les réponses données, parmi les trois paramètres
acoustiques annoncés : valeurs de la fréquence fondamentale,
F0 ; amplitude de la plage de variation mélodique ; valeur de
pente spectrale).
Aucun effet significatif de la F0 n’a été mesuré pour les
évaluations des voix des femmes en zone médiane ou en
zone féminine. Le facteur qui a eu un effet sur les évaluations
des voix produites par les femmes cisgenres, a été la variance
de la plage mélodique (p<0,001) : plus la plage est ample,
plus les voix sont mélodieuses, moins elles sont associées à
la zone médiane14 par rapport à la zone féminine, et plus la
plage est faible, plus les voix sont monotones, et plus elles
sont catégorisées en zone médiane15 par rapport à la zone
féminine. Cette tendance, comme indiqué plus haut, est plus
prononcée dans l’échantillon des auditaires états-uniens qui
montrent une plus grande propension générale à utiliser la
zone médiane dans leurs évaluations.
En ce qui concerne la F0 étudiée comme facteur, celle-ci
a un effet significatif pour les évaluations des voix produites
par les personnes non-binaires (p<0,001). Une F0 plus basse
14 Moyennes marginales estimées : 0,08, erreur-type=0,06.
15 Moyennes marginales estimées : 0,47, erreur-type=0,01.
143
Devenir non-binaire en français contemporain
favorise les évaluations plutôt en zone médiane qu’en zone
féminine16.
Contrairement à nos prédictions, nous n’avons pas pu
mettre en évidence un effet global de la pente spectrale pour
les évaluations données aux voix produites par les personnes
non-binaires ; cette absence de résultat peut être due à la petite
taille de notre échantillon. Il en est de même pour les voix
produites par les femmes cisgenres, mais ce dernier résultat
était attendu.
En ce qui concerne les hommes cisgenres, les analyses
statistiques montrent néanmoins une interaction intéressante
dans les évaluations de leurs voix, de façon générale, sans
aucune différence selon la langue-culture des auditaires.
Les voix qui ont une F0 en plage moyenne ont toujours
été, comme nous l’avons dit, davantage associées à la zone
médiane de l’échelle du genre que celles qui ont une F0 basse,
mais cet écart est significativement fort lorsque les voix ont
un timbre plus riche, plus clair, avec une pente spectrale plus
faible17. Cela nous incite à proposer de focaliser les futures
analyses sur le comportement de ce paramètre qui pourrait
constituer un indice de non-conformité ou non-binarité du
genre.
S’il est difficile de trouver des tendances robustes pour
l’indexation des paramètres acoustiques avec la zone médiane
de l’échelle du genre (à part la F0 qui est un paramètre stable
et connu), il est possible que ce soit dû au fait que nous
avons groupé les données selon la catégorie de genre autoidentifiée par les personnes enregistrées (femmes, homme,
non-binaire), ce qui correspond à la perception habituelle de
la voix des personnes dans la vie quotidienne : en dehors
des protocoles expérimentaux, nous connaissons le genre
16 Pour la F0 basse moy=0,94, erreur-type=0,03; pour la F0 moyenne
moy=0,26, SE=0,03); pour la F0 haute moy=0,02, erreur-type=0,03.
17 Tests post hoc Bonferroni séquentiel, p<0,001 et p<0,01.
144
Indexation française et américaine de la voix genrée
des gens avec qui nous interagissons. Mais dans ce protocole,
seule la voix était disponible pour l’évaluation.
Or, les personnes de genre fluide ou non-binaire utilisent
leur agentivité sémiotique (Corwin, 2017) de manières diverses
et dynamiques, et la voix n’est pas investie de la même valeur
sémiotique pour rendre intelligible son genre.
Nous pouvons prendre comme exemple trois personnes
non-binaires de notre échantillon qui ont reçu des jugements
différents sur la base de leur voix : les locutaires SE02, SE051
et SE018. Les deux premiers prennent de la testostérone, ce
qui a comme effet d’abaisser les valeurs de leur fréquence
fondamentale (leur voix est rendue plus grave). SE02 a reçu
des évaluations très proches de la position « zéro », au milieu
de l’échelle du genre, et même au milieu de la zone médiane.
Cela correspond à la façon dont iel se genre, comme « nonbinary and gender-neutral » ; sa voix fait partie des ressources
sémiotiques qu’iel mobilise pour performer son genre, et iel
affirme que celle-ci est perçue comme neutre ou androgyne,
selon les retours spontanés reçus. SE051, malgré une F0
basse, reçoit des évaluations situées au tout début de la zone
féminine de l’échelle et exprime son souhait d’avoir une voix
perçue comme celle d’un « effeminate gay man ». Enfin, SE018
ne prend pas de testostérone et déclare ne pas se soucier
de modifier sa voix, d’une quelconque manière et ne pas y
investir du temps ; ses façons de performer la fluidité du genre
passent par des ressources visuelles, parfois perçues comme
très féminines et parfois comme très masculines. Dans notre
protocole, sa voix a obtenu des jugements placés à l’extrémité
de la zone féminine ; plus féminine, en moyenne, que la
plupart des voix des femmes cisgenres de notre échantillon.
Il est important de se rappeler que ce n’est pas parce que
les humains ont la capacité de produire une voix peu genrée
que les personnes non-binaires vont obligatoirement choisir
de produire une voix peu genrée.
145
Devenir non-binaire en français contemporain
Conclusion
Nous avons voulu savoir si les auditaires français·es et
américain·es utilisent de façon convergente ou différente
les paramètres acoustiques dans leurs évaluations de la
masculinité-féminité des voix humaines, et si les deux
échantillons de personnes sollicitées s’emparent avec les
mêmes stratégies d’une échelle de genre comportant 15 points
(affichée à l’horizontale : une zone médiane située entre une
zone masculine à gauche et une zone féminine à droite).
Nos résultats indiquent que la majorité des auditaires
utilisent la stratégie non-binaire (utilisation du point central/
neutre de l’échelle de masculinité-féminité), ce qui permet de
penser la possibilité de l’émergence dans l’imaginaire collectif
d’une nouvelle catégorie de voix (neutres, ou agenres), que
ce soit en contexte nord-américain ou en contexte français.
Parmi les auditaires utilisant la stratégie « binaire » (qui ne
s’emparent jamais de la zone médiane dans leurs réponses)
la majorité sont Français, ce qui indique néanmoins des
différences interlinguistiques/culturelles potentielles dans
l’utilisation d’une telle échelle. Cela devra être confirmé par
le volet symétrique de cette étude dans lequel nous allons
demander à des Américain·es et des Français·es d’évaluer
des voix françaises. Le sous-groupe de Français·es qui a
systématiquement évité d’utiliser la zone médiane de l’échelle
est trop faible pour être étudié ici, mais il mériterait une étude
sociologique qualitative approfondie.
La tendance des auditaires de France à privilégier
légèrement les points finaux de l’échelle plutôt que la zone
médiane se manifeste, dans nos données, particulièrement
pour les voix produites par des femmes cisgenres et par des
personnes non-binaires ; elle peut refléter une perception
plus binaire de la masculinité et de la féminité, ou la présence
d’indices linguistiques et notamment vocaux qui sont
146
Indexation française et américaine de la voix genrée
interprétés comme plus genrés par les auditaires français·es
par rapport à leurs homologues états-uniens.
En revanche, les auditaires des USA évaluent plus souvent
les voix des femmes cisgenres et des personnes non-binaires
dans la zone médiane que dans la zone féminine, ce qui
pourrait indiquer un schéma de genre plus nuancé, peut-être
plus proche de briser le cadre strictement binaire, peut-être
en lien avec la plus forte exposition à la culture non-binaire
plus émergente dans les médias grand public aux États-Unis
qu’en France.
Concernant les évaluations selon les paramètres
acoustiques des extraits audio, nos résultats suggèrent que
les auditaires français·es et américain·es indexent les indices
vocaux disponibles de manière similaire et cohérente. Cela
suggère que les deux échantillons d’auditaires partagent le
même système indexical, et donc une évolution convergente
serait très facile à imaginer. Le système indexical du genre
semble plus stable chez les auditaires américain·es ; ces
derniers associent de façon plus nette les voix qui présentent
une faible ampleur de variation mélodique avec la zone
médiane de l’échelle du genre. La taille de notre échantillon
ne permet pas de montée en généralité, mais encourage à
explorer davantage l’association de plusieurs paramètres pour
étudier l’effet des combinaisons d’indices, en particulier pour
mieux explorer le rôle de la pente spectrale (LTAS).
Nous ne perdons pas de vue que la signification activée
par un indice peut tout à fait correspondre à l’intention
des locutaires qui la produisent ou bien y échapper ; l’étude
de leurs discours sur leur propre voix est en cours et elle
constitue un complément indispensable. Par ailleurs, une
enquête qualitative semble également nécessaire pour une
meilleure compréhension des stratégies des auditaires et
du degré de conscience de leurs choix. Pour le moment,
notre étude exploratoire montre que tous les éléments
147
Devenir non-binaire en français contemporain
sont potentiellement disponibles pour imaginer aisément
l’émergence d’une voix non-genrée qui pourrait être une
ressource pour les personnes non-binaires souhaitant
rendre leur identité de genre intelligible par la voix. Les
paramètres acoustiques mobilisables en production de la
parole ont toutes les chances d’être correctement activés
à la perception. Le système indexical est phonétiquement
et cognitivement disponible ; son activation dépendra de
facteurs sociopolitiques, et d’ailleurs rien n’empêcherait que
la production d’une voix non-genrée ou peu genrée puisse
devenir une ressource accessible et souhaitable de façon plus
large, y compris pour des personnes binaires.
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Par-delà la pensée binaire franco-américaine
sur le genre non-binaire
Louisa Mackenzie
« Stop au Gender à l’école ! » En 2016, avec ce cri de
ralliement, VigiGender, le collectif catholique de vigilance de
l’éducation distribuait 20 000 livrets dans les écoles françaises,
invitant les parents à rapporter toute présence de Gender
dans les contenus scolaires de leurs enfants (VigiGender,
2016) (Figure 1). Ce n’est pas le mot français genre, mais le
mot anglais gender, qui était mobilisé à ces fins idéologiques.
En 2016 également, le pape lui-même, dans une allocution
à la jeunesse catholique pointait les pays anglophones et
dénonçait « une colonisation idéologique » par rapport
aux rôles de genre venant de « pays très influents » (OuestFrance, 2016). Le colonisateur, dans ce cas, est un hybride
amorphe particulièrement associé aux États-Unis, composé
d’études de genre universitaires, de la langue anglaise et
de la politique queer-féministe. Les études de genre sont
considérées, même par leurs adeptes francophones, comme
un phénomène anglais (ou plus précisément états-unien), et
155
Devenir non-binaire en français contemporain
par leurs adversaires comme une imposition totale1. Même
l’étude, tout à fait académique, d’Éric Marty sur « Ce que veut
dire le genre » désigne le mot anglais « gender » comme « une
invention américaine ». Il considère cette dernière comme
« intraduisible » et la confronte aux théories européennes
(Marty, 11-12), qui sont selon lui plus sémiotiques et
intellectuelles, moins militantes et pragmatiques. La visibilité
accrue du genre (et d’autres questions « identitaires ») dans
le discours intellectuel et public français est dénoncée par
beaucoup comme une « américanisation » jugée dangereuse
pour la cohésion de la République. Jean-Michel Blanquer,
ministre de l’Éducation nationale depuis 2017 dans les
gouvernements Philippe et Castex, a même laissé entendre
que les études de race et de genre semaient les graines du
terrorisme (Dryef, 2020).
Cette perception crée des difficultés pour les anglophones
comme moi qui s’intéressent précisément aux intersections
entre les études de genre anglophones (« Anglophone Gender
Studies ») et les « Études de genre » francophones2. Ces
tensions sont accrues du fait de mon intérêt tout particulier,
tant universitaire que personnel, pour les formations
identitaires non-binaires dans les deux langues. De telles
questions peuvent être considérées comme marginales
aux États-Unis, où je travaille, mais elles y sont néanmoins
plus lisibles qu’en France où elles sont cataloguées comme
1 Dans de nombreux débats français qui ne se limitent pas à la question
du genre, l’« Amérique (c’est-à-dire les États-Unis) apparaît comme un
antagoniste rhétorique “bon à penser”. Plus qu’un ensemble de réalités
sociales, l’“Amérique” est un positionnement idéologique, et comme Bruno Perreau l’a montré relativement aux droits des minorités sexuelles et
genrées en particulier, cette “notion française d’une invitation américaine
est un fantasme qui exprime la peur de la propagation de l’homosexualité” » (Perreau, 2016).
2 Je limite mes observations aux publications et mouvements de la
France hexagonale, dans la mesure où cette dernière est l’espace francophone que je connais et vis-à-vis duquel je me sens une légitime critique.
156
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
une importation américaine même par les sympathisant·es
(voir par exemple Bonte, 2016). Comment puis-je, en tant
qu’anglophone enseignant le français aux États-Unis, aborder
les questions francophones non-binaires d’une manière
respectueuse et fructueuse qui ne sera pas perçue comme
une imposition culturellement insensible, voire comme une
colonisation ? Et comment les sujets francophones nonbinaires, où qu’ils se trouvent, peuvent-ils défendre leur droit
à l’expression et à la détermination sans être rejetés parce que
jugés trop influencés par la politique identitaire américaine ?
Ces tensions, que je prends très au sérieux, sont le point de
départ des réflexions suivantes.
J’explore l’expression francophone non-binaire d’une façon
qui remet en cause les limites d’une autre opposition binaire,
à savoir le français contre anglais, ou plus particulièrement,
la France contre les États-Unis. S’il est indéniable que les
individus non-binaires francophones trouvent souvent un
soutien et une communauté dans les espaces anglophones
transinclusifs, notamment en ligne, il ne faudrait pas pas y
voir une simple question d’« influence » unilatérale, encore
moins de « colonisation idéologique », mais des exemples
d’appropriation et de cotransformation créatives. Les études
de genre françaises et anglaises s’influencent mutuellement
depuis longtemps. Récemment, les individus français nonbinaires et non-conformes dans le genre se sont mis à faire
référence à des discours en langue anglaise sur le sujet non
parce que le militantisme anglophone sur le genre leur est
imposé, mais parce qu’ils y trouvent un pouvoir et une capacité
d’agir pour exprimer et explorer leur genre (pareillement,
et même si ce n’est pas le propos de ce travail, je vois des
anglophones étudiant le français trouver une capacité à agir
peut-être paradoxalement, au travers des possibilités offertes
par la langue française en matière d’expression de genre. En
aucun cas les échanges ne fonctionnent que dans un sens).
157
Devenir non-binaire en français contemporain
Même si mes considérations peuvent dévier vers la théorie,
leur objet premier demeure avant tout les expériences vécues
par les francophones trans et non-binaires – quel que soit le
lieu où ils se trouvent, leurs luttes pour la reconnaissance et le
respect, et leur droit de vivre leur genre dans n’importe quelle
langue. Et en français, cela implique parfois, pas toujours,
une relation avec l’anglais qui soit créative, dynamique et
transformatrice.
Les personnes trans et non-conformes dans le genre
existent et ont toujours existé dans les pays francophones.
Ce serait réducteur de penser qu’elles ne font que copier une
mode venant des États-Unis (ou encore que cette visibilité
trans aux États-Unis est elle-même une « tendance »)3. Tant
en dialogue avec le monde anglophone qu’indépendamment
de lui, la France a une longue histoire d’activisme et de lutte
trans, qui fonde et ouvre la voie aux débats actuels (Thomas,
Espineira et Alessandrin, 2013 ; Foerster, 2012)4. Les débats
actuels autour de la non-binarité en France doivent être mis
en perspective avec le contexte de cette longue histoire,
plutôt que classés comme une nouvelle « importation ». Nous
3 La catégorie de « tendance » est apparue aux États-Unis comme une
réponse particulièrement néfaste au plaidoyer trans. Parmi les enfants,
l’idée de « dysphorie de genre à apparition rapide » (en anglais, souvent
désigné par l’acronyme ROGD pour Rapid-Onset Gender Dysphoria) (Littman 2018), basée sur une méthodologie discutable, s’est malheureusement largement répandue dans les milieux transhostiles. Publiée dans le
New York Times, la réponse de Jennifer Finney Boylan est une riposte utile
au grand public en ce qu’elle y écrit : « la variance de genre est une vérité
fondamentale de la biologie humaine, pas une vogue de danse délirante »
(Finney Boylan, 2019).
4 La série documentaire radiophonique en quatre épisodes Les transidentités racontées par les trans donne un témoignage approfondi et émouvant
d’histoires trans en France depuis la Seconde Guerre mondiale (Kervran,
2018), en particulier de groupes militants tels que OUTrans, Ouest Trans,
Acceptess T, Le Zoo, Observatoires des transidentités, Act Up-Paris,
GAT (Groupe Activiste Trans).
158
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
sommes témoins d’un moment particulier dans l’histoire trans
francophone, celui où les sujets non-binaires trouvent des
moyens pour nommer des expériences liées au genre. Si cette
ouverture était probablement impensable jusque récemment,
cela ne veut pas dire que ces expériences n’existaient
pas avant l’apparition d’une nouvelle terminologie et de
nouvelles communautés. Au contraire, la non-conformité
de genre est souvent ressentie, peut-être paradoxalement,
comme quelque chose de si profondément essentiel qu’elle
préexisterait presque à la construction sociale et linguistique.
Comme l’autaire5 Alpheratz l’a dit de façon si poignante dans
un entretien radiophonique que j’aborderai plus loin, « je suis
là… j’existe ».
Dans ce qui suit, je développerai le statut polémique de
l’« Amérique » dans les études de genre françaises et plus
largement dans les débats sociétaux. Je conclurai en offrant
des exemples de la visibilité croissante de la non-conformité
de genre dans certains espaces culturels populaires français
en ligne et hors ligne, quasiment toujours dans une relation
créative et dynamique avec les discours anglophones. Les
formations identitaires francophones non-binaires peuvent
être comprises non comme une importation américaine, mais
comme un nouveau chapitre passionnant de la longue histoire
de l’expression et de la lutte des individus non-conformes
dans le genre en France. Cette évolution trouve son pouvoir
d’une certaine façon dans ce qui se passe dans les espaces
anglais – et réciproquement. Mon propre cheminement vers
ces questions semblait initialement unidirectionnel : comme
certains de mes étudiants, je me suis retrouvée à me demander
tout simplement comment traduire le singulier « they » en
français, et à chercher des réponses pour mes étudiants
5 C’est la terminaison préférée par Alpheratz pour rendre le mot –
normalment genré masculin (auteur) ou féminin (autrice) – épicène.
Pour un développment plus approfondi de ses réflexions, voir l’entretien
d’Alpheratz mené par Vinay Swamy et moi-même, p. 221-240.
159
Devenir non-binaire en français contemporain
autant que pour moi-même. La question d’ouverture de ce
volume – comment dit-on « they » en français ? – pourrait
sembler particulièrement anglocentrique, compte tenu de
l’acceptation croissante de la forme singulière « they » en
anglais. Pourtant ce qui ressort de toute tentative de réponse
est moins une traduction directe qu’un espace créatif interlinguistique où français et anglais se côtoient ou divergent,
pour créer une espèce d’« interlangue ».
I. Stop au Gender : L’« Américanisation » des études de genre.
Pour ses opposants cependant, cet espace interlinguistique
s’apparente plus à une déclaration de guerre qu’à un lieu
d’influence créative mutuelle. Le groupe susmentionné
VigiGender exprime particulièrement bien ce sentiment
selon lequel la France serait prise d’assaut par une notion
anglophone de fluidité de genre. Leur préoccupation est
l’éducation. Sous la rubrique « Les pages de manuels scolaires
fondées sur le genre », ils fournissent de nombreux exemples
de « l’idéologie » de genre déployée dans les manuels scolaires,
avec pour but de former les parents et enseignants à voir
comment les enfants sont endoctrinés. Les opinions qu’ils
représentent ne sont pas propres à la France, mais le rôle
de la langue anglaise est particulièrement diabolisé. Même
leur nom VigiGender emploie le terme anglais, gender, pour
pointer leur adversaire. En outre, ils l’utilisent fréquemment
dans leurs écrits et sur leurs sites Internet, comme un signal
renforçant cette idée d’une imposition américaine (le terme
français genre y est généralement employé, dans l’expression
« théorie du genre » dont les connotations négatives et
anglophobes sont bien documentées par Bruno Perreau,
2016). Les membres du groupe ont rédigé une panoplie
impressionnante de pages Internet pour expliquer les effets du
160
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
gender sur le développement des enfants6. Sur sa page d’accueil,
VigiGender invite les parents ou d’autres citoyens inquiets à
« dépose[r] [leur] témoignage sur la diffusion du Gender [sic]
(Écoles, crèches) » (Figure 2). Ils créent ainsi le sentiment d’une
guerre idéologique, de l’invasion dans les institutions de l’État
français d’idées dangereuses en provenance de l’étranger, qu’il
faut dénoncer et contre lesquelles il faut lutter.
Figure 1. Page d’accueil de VigiGender.fr, haut de page.
Première page d’une brochure distribuée dans les écoles.
Figure 2. Page d’accueil de VigiGender.fr, bas de page.
Appel à s’informer sur la « diffusion du Gender ».
6 Cela vaut la peine de signaler, cependant, que la majorité des enseignants de l’école publique refusent de distribuer ou d’utiliser ces brochures à l’école, comme ce fut rapporté sur Europe 1 le 4 octobre 2016.
161
Devenir non-binaire en français contemporain
La première page de la brochure de VigiGender peut être
vue sur leur page d’accueil (Figure 1). Elle met en scène un
nourrisson à l’air triste et promet une révélation choquante
sur la façon dont les enfants sont socialisés à l’école. La
puissante mobilisation visuelle et rhétorique de la figure de
« l’Enfant » innocent (Edelman, 2004) montre à quel point
la préoccupation française concernant les rôles de genre est
liée aux formations de l’identité nationale à travers la cellule
familiale. L’Enfant rappelle également combien l’éducation
nationale française est normée et considérée comme un
lieu de reproduction des valeurs républicaines : « École et
République sont indissociables. Elles doivent le rester »,
insistait la ministre de l’Éducation nationale Najat VallautBelkacem en 2015 (ministère, 2015, 3).
Même parmi ses adeptes, la puissance conceptuelle des
« American gender studies » est très forte en France. Dans un
article sur l’évolution des études de genres publié dans le
magazine grand public Sciences humaines, Catherine Halpern
n’hésite pas à présenter le champ universitaire comme étant
entièrement d’origine américaine, et même le féminisme
français comme « une invention américaine » (Halpern,
2008, 12). Halpern décrit les études de genre en France en
termes oppositionnels : « Après bien des résistances, les très
américaines gender studies ont aujourd’hui le vent en poupe
en France […] les relations France/États-Unis mêl[ent]
fascination et défiance, complicité et incompréhension »
(Halpern, 2008, 12)7. On observe le vocabulaire d’une prise
7 Les études de genre sont de plus en plus représentées dans les universités françaises (Bereni, 2012 ; Dauvergne, 2016). Sciences Po a créé
un programme de recherche et d’enseignement sur le genre en 2010, qui
a suscité un certain nombre de commentaires dans la presse (Lagrave et
Rennes, 2010). Le programme de master de l’École des Hautes Études
en Sciences Sociales (EHESS) offre, au sein de son cursus de sociologie,
une spécialisation appréciée en Genre, Politique et Sexualité (GPS). L’année 2015 a également vu l’autonomisation d’un département d’études
162
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
de contrôle presque hostile (résistances, défiance), l’emploi
de l’expression anglaise « gender studies » en dépit de l’existence
d’un équivalent français institutionnellement reconnu
(études de genre), et le refus de reconnaître aux études de
genre françaises et aux universitaires féministes un pouvoir
d’action, comme si elles n’étaient que les récepteurs passifs
d’un domaine d’études étranger. En effet, de nombreux
aperçus des études de genre en France, même par des
auteur·es adhérant aux objectifs du champ, reprennent
cette notion d’importation intellectuelle en France et de
rattrapage par les universitaires français8. Cela laisse perplexe
les nombreux spécialistes des relations intellectuelles francoaméricaines, qui soulignent depuis longtemps que la théorie
critique en général, et les études critiques (de race, de genre)
en particulier, doivent beaucoup à la théorie française : la
venue de la théorie dans le milieu universitaire américain est
inimaginable sans Foucault, Derrida, Barthes, Lacan et bien
d’autres (Cusset, 2002)9.
de genre à l’Université Paris 8 (Vincennes-Saint-Denis) et la création de
l’UMR LEGS (Laboratoire des Études de Genre et de Sexualité).
8 Voir également Lagrave et Rennes (2010), pour un important recul, et
Bereni (2012) qui propose une explication des raisons pour lesquelles la
France peut sembler à la traîne.
9 Plusieurs chercheur·es ont repoussé, comme Cusset, l’habitude qui
consistait à penser sur un mode exclusif les théories de genre américaines
ou françaises. Anne Berger fait valoir que « ce qu’on désigne aujourd’hui
comme “gender theory” est, à plus d’un égard, une invention franco-américaine » (Berger, 2014, 4). Bruno Perreau, quant à lui, nous rappelle que
« la théorie anglophone queer a largement été inspirée par des écrivains et
penseurs français » (Perreau, 2016, 2). Voir également Bourcier 2015 pour
une description de la non-binarité franco-américaine comme « un perpétuel processus de traduction ». Éric Marty, cependant, inscrit « French
Theory » en anglais dans son texte, signalant par là sa nature irreducitblement états-unienne. En effet, Marty réaffirme la fracture académique
entre d’un côté la théorie européenne (Barthes, Foucault, Derrida, Deleuze) et les transformations américaines (utilisant majoritairement Judith Butler comme métonymie). Dans son analyse du plaidoyer des trans-
163
Devenir non-binaire en français contemporain
Il est clair que l’idée selon laquelle les idéologies de genre
américaines s’imposeraient de façon unilatérale sur le milieu
universitaire français, quoiqu’abstraite et simpliste, constitue
une sérieuse force politique. Il est important de reconnaître
que cette pensée oppositionnelle existe, et surtout qu’elle
a été puissamment mobilisée par les conservateur·es en
France. Il ne s’agit pas d’une simple querelle universitaire.
Bruno Perreau a brillamment montré comment les opposants
français au mariage pour tous ont joué adroitement d’une
hostilité à l’égard de la « gender theory » américaine (Perreau,
2016) dans la sphère politique, avec des conséquences
considérables dans le monde réel. L’anti-américanisme se
manifeste également au travers de la virulence vis-à-vis de
#MeToo. Un exemple connu est celui de la lettre collective
parue dans Le Monde et signée par 100 Françaises éminentes,
dont Catherine Deneuve, se plaignant que ce mouvement
puritain antagoniste altérait les modalités de séduction
propres aux relations de genre françaises (Collectif, 2018).
Faisant valoir cette lettre dans une tribune du New York Times
dans laquelle elle insiste sur une différence essentielle entre les
féminismes français et états-uniens, Agnès Poirier dénonce le
« nouveau féminisme français » au prétexte que ce serait « une
importation américaine » (Poirier, 2018).
Les plaidoyers identitaires pour quelque groupe minoritaire
que ce soit, même au-delà des minorités de genre, sont
souvent rejetés en France en raison de ce qu’on attribue leurs
origines au politiquement correct américain. Nul besoin de
chercher bien loin pour trouver des exemples d’intellectuel·les
et de dirigeants politiques français qui dénoncent un
genres aux États-Unis (Marty, 2021, 494), Marty présente les mots anglais
non traduits qui sont rarement employés par les communautés trans ellesmêmes (par exemple, « transgenderness ») ou qui sont désormais mal vus
(comme « transgenderism »), montrant – avec l’absence de toute mention de
non-binarité –, un manque d’intérêt, par-delà l’analyse théorique, pour les
expériences vécues par les individus trans.
164
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
communautarisme américain, un « relativisme culturel absolu
que prônent certains multiculturalistes américains extrêmes »
(Schnapper, 2004, 184). Il n’est donc pas surprenant que
cet étranger menaçant qu’est la notion d’études de genre se
retrouve aux plus hauts niveaux de l’État. En décembre 2016,
Valérie Pécresse (présidente du conseil régional d’Ile-deFrance et membre du parti de droite, Les Républicains) a
coupé le financement régional pour « la théorie du genre »
(Peiron, 2016). Il est important de remarquer que l’emploi de
théorie plutôt que d’études est généralement péjoratif dans les
débats français à ce sujet (Battaglia et Perreau, 2013 ; Levet,
2014 ; Fillod, 2014). Pécresse a procédé à une distinction
nette entre l’égalité (considérée comme une valeur française
essentielle) et l’« indifférenciation des sexes », dénoncée
comme une idéologie. Bien qu’elle ne formule pas explicitement
qu’il s’agit d’une idéologie anglophone, l’insinuation est claire
pour qui veut l’entendre :
Je suis pour l’égalité homme-femme, c’est à la racine de mes
convictions. L’égalité oui, mais pas l’indifférenciation des sexes
[qui est] un projet politique, une idéologie. On ne subventionnera
pas la théorie du genre (cité dans Daumas, 2016).
Derechef, il faut remarquer la connotation négative de
« théorie » du genre, en opposition aux plus sérieuses et plus
légitimes « études ».
Si Pécresse s’est abstenue de blâmer directement les
États-Unis, un de ses collègues politiques, Bruno Retailleau,
sénateur de la Vendée et président des Républicains, a pris
pour cible une États-Unienne en particulier. Durant les
débats parlementaires français autour du mouvement Mariage
pour Tous en 2013 (le Sénat, 2013a), le sénateur Retailleau a
défendu l’adoption d’un amendement (numéro 272) à la loi
qui aurait entraîné la rédaction d’un rapport gouvernemental
sur les conséquences de la théorie de genre en France (le
Sénat, 2013b). Soutenant que la théorie du genre vise à redéfinir
165
Devenir non-binaire en français contemporain
l’unité familiale et à rendre les femmes méfiantes de la
maternité, entre autres choses, Retailleau voit en Judith Butler
l’origine du problème10. En effet, le nom de Butler apparaît
telle une espèce d’agent étranger menaçant et source de la
théorie de genre, dans le compte rendu du débat sénatorial
qu’il convient de restituer longuement :
Celle qui a pensé, conçu la théorie du genre, Judith Butler, a
écrit un livre intitulé Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion
de l’identité. Demander un rapport, c’est savoir si nos enfants sont
soumis à une subversion, et laquelle. Je vous rappelle que cette
théorie pousse à une déconstruction-reconstruction en matière de
genre, c’est évident, mais aussi en matière de famille, laquelle devient suspecte puisque la femme y serait maintenue dans un état
de domination, soumettant aussi les enfants à un déterminisme
naturel négatif. La maternité y est aussi perçue comme suspecte
puisque l’idée de la seule reproduction naturelle doit être déconstruite au profit de l’idée selon laquelle l’enfant ne se reçoit pas, il
se désire. […] À partir du moment où cette théorie est reconnue
comme telle et qu’elle fait l’objet d’un enseignement – sans doute
n’est-elle d’ailleurs pas complètement étrangère à l’inspiration de
ce texte – il me semble que le Gouvernement serait bien inspiré de proposer à la représentation nationale un rapport sur les
conséquences de cette théorie, en tout cas de son enseignement (le
Sénat, 2013b, je souligne en gras).
L’amendement de Retailleau n’a pas été adopté. Cependant,
la rhétorique de la défense nationale contre un agent étranger
(la théorie de genre états-unienne, Judith Butler) menaçant
la famille n’est pas un accident. L’hostilité à l’égard des
études de genre dans de nombreux contextes nationaux
instrumentalise la famille comme une espèce de point zéro
moral. La France ne fait pas exception. Le déploiement de la
« famille » comme structure vulnérable devant être protégée
des forces de la modernité, du mondialisme, de la laïcité,
10 Voir Perreau 2016 pour une analyse en profondeur des façons dont les
conservateurs sociaux en France ont fait de l’œuvre de Butler une arme
de peur.
166
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
etc., est autant partagé avec d’autres états que spécifique à sa
propre histoire. Bruno Perreau et Camille Robcis ont montré
comment les tentatives de restructuration du genre et de la
parenté en France se heurtent à un ensemble spécifiquement
français de valeurs, qui associe le genre à la famille comme
lieu de reproduction de futurs citoyen·nes français·es
(Perreau, 2016, Robcis, 2016). Bien que la religion joue un
rôle important dans le conservatisme de genre français, ce
n’est qu’une partie de l’histoire, tant pour Robcis que pour
Perreau. Défendre l’hétéronormativité en France revient
à réaffirmer les valeurs chères à l’universalisme qui semble
attaqué de toutes parts, comme Robcis l’explique dans un
entretien avec Cécile Daumas pour Libération :
En France [...], le genre, la sexualité et la parenté ne relèvent pas
simplement de l’ordre privé, ils forment des structures universelles et transhistoriques au fondement de l’ordre public, de l’État
de droit. Défendre la norme de la famille hétérosexuelle, cela permet de réaffirmer un universalisme assiégé de toutes parts : par le
postcolonialisme, la globalisation, l’Union européenne, et l’expansion croissante du « modèle américain » (Daumas, 2016).
Sur le rôle de l’État-nation dans la constitution des identités
genrées, les arguments de Robcis comme ceux de Perreau
sont pertinents vis-à-vis des droits des citoyen·nes français·es
trans et non-binaires qui essayent de vivre authentiquement
sous les contraintes de l’État. S’intéressant spécifiquement
aux individus français transgenres, Todd Sekular affirme
qu’ils ont développé, tantôt avec stratégie tantôt sous la
contrainte, une politique de citoyenneté modèle (Sekuler,
2013). Sekuler montre qu’avec les divers changements récents
de la loi, le sujet français trans est en train d’être assimilé dans
un discours universalisant de l’identité nationale française.
Stabilisé, il est rendu acceptable et productif, avec ce que cela
implique de racisme et de classisme. Il y a aussi la politique
du passing, qui, pour beaucoup, est une performance au mieux
167
Devenir non-binaire en français contemporain
épuisante et au pire traumatisante. Karine Espineira explique
de façon convaincante que la rencontre entre un corps trans
et l’État français, particulièrement autour des soins, lance un
processus de catégorisation selon la notion de « vrai » trans
(Espineira, 2011). En outre, l’État n’a pas de dispositif pour
s’occuper des citoyen·es non-binaires ou intersexes11.
Les travaux d’Espineira et d’autres chercheur·es (par
exemple, Reeser, 2013) confirment le rôle de l’État-nation
en France comme puissante condition discursive régulatrice
des corps et des identités trans. Pour les individus nonbinaires, un groupe qui pourrait inclure ou ne pas inclure
les individus intersexes, le problème peut également être
linguistique. C’est certainement la première impression
des étudiant·es anglophones en langue française, qui
s’interrogent sur « comment les Français·es non-binaires
font » pour exprimer leurs pronoms. Certaines contributions
à ce volume traitent la question de la langue en détail. Il me
semble qu’elles montrent également, directement ou non,
la façon dont les tensions entre une langue bigenrée et une
identité non-binaire peuvent être productives de manières
qui dépassent (tout en les considérant sérieusement) les
questions grammaticales des pronoms et accords. Une partie
de ces tensions fructueuses, me semble-t-il, vient de la façon
dont les individus francophones non-binaires mobilisent et
transforment la culture anglophone à leurs propres fins.
D’un point de vue stratégique, toutefois, si le militantisme
de genre doit être efficace en matière d’amélioration de la vie
11 Il est important de distinguer non-binaires et intersexes. Pour des
définitions tout à fait provisoires, voir le Glossaire. Je n’essaye pas de réduire ces différences ou d’autres ici, mais plutôt de souligner l’incapacité
de l’état civil français à appréhender le genre au-delà du binaire. Dans une
version anglaise antérieure de cet article, je me concentrais assez longuement sur de récents exemples de plaidoyers intersexes en France, dont
le documentaire ARTE N’être ni fille ni garçon donnait à voir le travail du
militant Vincent Guillot (Mackenzie, 2019).
168
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
quotidienne et des rencontres des personnes de genre nonconforme (en supposant que ce soit là un objectif, ce qui,
assurément, peut ne pas l’être pour certain·es), le plaidoyer
devrait être détaché autant que possible de tout soupçon
d’une prise de contrôle idéologique états-unienne. Ceux
d’entre nous qui travaillent dans des contextes anglophones
devraient observer comment les individus francophones de
genre non-conformes créent eux-mêmes de nouvelles formes
linguistiques et revendications politiques, et ainsi encourager
nos étudiant·es à les employer dans nos salles de cours et
en dehors. Lorsque nous sommes témoins d’une expression
hybride française-anglaise d’identité de genre, nous ne devons
pas la présenter comme venant d’une influence américaine,
ce qui paraîtrait unidirectionnel, mais comme un choix fait
par un·e acteur·e conscient·e.
II. Créer une langue française non-binaire en dehors des lieux
institutionnels
Actuellement, la formation de l’identité francophone nonbinaire se produit davantage dans les marges culturelles et
dans des espaces éphémères ou numériques, que dans des
institutions. La politique de la langue officielle, sans parler
des discours médicaux et juridiques, mettra beaucoup de
temps à reconnaître l’existence des individus non-binaires.
Produit par ARTE, le documentaire N’être ni fille ni garçon, sur
la reconnaissance ou plutôt sur le manque de reconnaissance
des intersexes, donne à voir un exemple de la rigidité du
discours médical sur le genre. Bien que quelques médecins
prônent la reconnaissance des intersexes en France, la
profession presque dans son entier a la même position que
celle de la psychologue interrogée dans le documentaire,
Sabine Malivoir, qui, même face à un individu médicalement
intersexué, énonce catégoriquement :
169
Devenir non-binaire en français contemporain
on reste homme, femme […] il y a pas d’intermédiaire, sur le plan
psychologique, c’est extrêmement important d’être dans un repaire sexué, ne serait-ce que pour exister dans le langage, euh,
dans la langue française c’est masculin féminin, et il faut se nommer à un moment donné » (Lohr et al., 2016, 15:21-15:45).
Peut-être les études de genre institutionnalisées sont-elles
en train de s’emparer des questions non-binaires ? Cependant,
Sam Bourcier soutient que « les études de genre françaises
sont finalement toujours liées à la différence sexuelle »
(Bourcier, 2017). L’Encyclopédie critique du genre éditée en 2016
comporte un article sur la bicatégorisation, mais rien sur la
non-binarité (Rennes et Jaunait, 2016), même si cela serait
certainement appelé à changer dans une édition mise à jour.
Les nombreuses et vigoureuses défenses et illustrations
féministes de l’écriture inclusive contournent également la
question non-binaire. Eliane Viennot par exemple, dans un
entretien avec la journaliste Juliette Deborde pour Libération,
avance que les néo-pronoms tels que iel ne peuvent
fonctionner en français du fait de la règle de l’accord binaire
de l’adjectif (Deborde, 2017)12.
Il y a des chercheur·es ayant une affiliation institutionnelle
en France, qui s’intéressent de façon tout à fait sérieuse aux
défis que la fluidité de genre lance aux structures binaires de
genre. Se présentant comme transféministes, iels prônent une
politique anti-assimilationniste radicale. Cette dernière « n’est
pas une critique abstraite d’un dualisme théorique. À l’inverse,
elle passe dans les vies, corps, identités et genres réellement
existants non-binaires à un niveau social collectif » (Bourcier
et Espineira, 2016). Ces « scholactivistes » transféministes
accomplissent des actes de refus et de défi de genre en public,
et présentent des modèles alternatifs d’engagement pour le
12 Pour une réflexion plus étayée sur les comparaisons et contrastes
entre écriture inclusive et français inclusif non-binaire, voir les contributions à ce volume de Vinay Swamy (p. 197-219) et de Flora Bolter
(p. 21-43).
170
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
milieu universitaire (Borghi, Bourcier et Prieur, 2016)13. Un
modèle en lien avec cette recherche, peut-être plus accessible
pour les individus rétifs à exposer leurs corps en public, est
présenté dans La Transidentité (2008) de Karine Espineira
et dans l’ouvrage Dans les coulisses du genre (2018) de Luca
Greco. Ces deux ouvrages montrent que l’étude académique
et le cadre théorique peuvent considérer sérieusement la
télévision et la représentation publique comme lieux de la
formation identitaire. Contrairement à la presse écrite qui
aura toujours un temps de retard dans une certaine mesure,
les médias populaires ainsi que les communautés MSG
(minorités sexuelles et de genre) sont des lieux de formation
identitaire qui évoluent rapidement ; on y trouve certaines
des approches les plus créatives d’expression de soi de genre
non-conforme14. Dans ces quelques pages finales, j’attire
l’attention sur certains des nombreux sites où la langue et les
identités de genre non-conformes sont explorées en français.
L’« Amérique » apparaît certainement dans beaucoup de ces
exemples comme un outil qui est « bon à penser », mais il ne
s’agit pas d’une simple importation ou traduction unilatérale.
Au contraire, la langue et les idées anglophones font l’objet
d’une réappropriation créative et d’une conversion en langue
française, participant ainsi de l’innovation linguistique et
culturelle de « formes en cohérence avec leurs identités [de
genre sociales] » (Knisely, 2020).
13 Le travail pédagogique et activiste des Zoo seminars de Bourcier (19962000) donne également un modèle pour une recherche transformatrice et
engagée non-conforme en genre (Bourcier, 1998 ; Perreau, 2016, 85-86).
14 Bien qu’elle contienne un article sur la binarité, même la Transyclopédie de 2012 ne mentionne ni les identités ni la langue trans non-binaire
(Espineira et al., 2012). Cependant, deux de ses éditeurs ont par la suite
dirigé l’Observatoire des Transidentités (désormais archivé), qui comporte des
articles et des références sur des questions non-binaires. Voir ci-dessous
pour une analyse plus détaillée de l’Observatoire.
171
Devenir non-binaire en français contemporain
L’intrigue très discutée du feuilleton populaire, Plus belle
la vie, lancé début 2018, met en scène le personnage de Clara
faisant son coming out en tant qu’Antoine, et présente
un jeune homme trans Dimitri joué par un acteur trans.
Considérant tout à fait sérieusement cet arc narratif comme
un commentaire social, un article paru sur le site en ligne de
Rue89 (propriété du Nouvel Obs) fournit un glossaire utile pour
les jeunes téléspectateur·es français·es souhaitant expliquer
les transidentités à leurs parents (Noyon et Brouse, 2018). De
façon astucieuse, l’article de Rue89 imagine un dialogue entre
un parent curieux, mais tout à fait ignorant de ces identités
diverses, et un plus jeune téléspectateur bien informé qui lui
explique la non-binarité, la fluidité de genre, le transgenre,
les pronoms, le mégenrage et la dépathologisation, et
plus encore, citant Judith Butler, Maud-Yeuse Thomas,
Anne Fausto-Sterling et d’autres. Étant donné la portée
populaire et multigénérationnelle de Plus belle la vie, on peut
assez justement supposer que ce type de représentation
médiatique aura un impact plus large que la seule recherche
universitaire. Il ne s’agit pas d’écarter l’importance du travail
académique : au contraire, Noyon et Brouse dans Rue89
accomplissent un travail de traduction important qui montre
combien la théorie se rapporte à l’expérience vécue par le
biais de la représentation médiatique. L’idée selon laquelle
les générations plus âgées sont assez ignorantes des identités
transgenres efface malheureusement l’histoire longue et
singulière du militantisme trans en France, ainsi que les
expériences des aîné·es qui ont ouvert la voie à ce moment
de visibilité. Cependant, d’un point de vue sociologique, cette
intrigue télévisuelle et l’article de Rue89 offrent un excellent
exemple de ce que Karine Espineira explore dans son étude
fondamentale sur la façon dont « un groupe discriminé
devient acceptable, vecteur de mode et porteur d’une culture
propre médiatisable, transmissible » à travers des médias
télévisuels (Espineira, 2008, 9).
172
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
Il n’est pas difficile de trouver des articles abordant
la non-conformité de genre dans la presse populaire,
particulièrement en ligne. Lorsqu’on donne la parole à des
individus non-binaires, c’est souvent pour l’écrivain·e une
invitation à explorer des formes linguistiques plus innovantes.
Dans un reportage sur le projet Internet multimédia Les
Quatre heures, Arièle Bonte, invitée à une rencontre avec le
Mouvement d’Affirmation des Jeunes Lesbiennes, Gays, Bi
et Trans (MAG Jeunes LGBT) à Paris, décrit « des formes
linguistiques nouvelles qui émergent pour mieux coller aux
ressentis : « iel », « olle », « ul ». De même, elle respecte le
choix de pronoms fait par les individus quand elle écrit à leur
sujet à la troisième personne. Et pourtant, elle affirme que
l’idée de fluidité de genre est née « aux États-Unis » (Bonte,
2016) !
Les minorités de sexualité et de genre se rencontrent et
échangent en ligne de manière non seulement à soutenir leur
identité, mais aussi à la créer et à élaborer leur vocabulaire.
L’Observatoire des transidentités en est un excellent exemple,
véritable centre d’analyses et de liens vers des ressources
trans qui vont de la culture populaire au monde universitaire.
Fermé aux nouveaux contenus en mai 2020, mais archivé et
accessible, ce site était tenu par Maud-Yeuse Thomas, Karine
Solène Espineira et Héloïse Guimin-Fati. Dans l’esprit des
séminaires Q du Zoo que Sam Bourcier anime depuis les
années 1990, leur mission était d’« établir un état des lieux des
questions trans et inter et [de] publie [r] des analyses […] dans
le cadre d’un travail de terrain et d’analyses socioculturelles »
(Thomas, Espineira et Guimin-Fati, n.d.). Thomas et
Espineira ont également coédité La Transyclopédie (Espineira
et al., 2012), et l’Observatoire en ligne était à certains égards
le prolongement de ce projet, permettant une conversation
dynamique et évolutive sur les questions trans, impossible à
tenir sur les médias imprimés.
173
Devenir non-binaire en français contemporain
Sur le site de l’Observatoire, le militant Oliver Rowland a
fourni une analyse détaillée de la présence des communautés
non-binaires en ligne, en anglais comme en français. Cela
confirme l’importance des espaces virtuels comme lieux de
formation identitaire (Rowland, 2015). Tout en admettant
l’importance de la terminologie et des ressources anglophones
pour l’expression non-binaire en français, Rowland témoigne
d’un intérêt croissant pour les communautés francophones
autochtones comme, par exemple, les demandes d’adhésion
à leur groupe Facebook. Rowland a contacté Facebook
France en 2014 afin de suggérer des équivalents français pour
certaines des options de genre anglaises : « autre », « genre
en questionnement », « bigenre », « de genre fluide », et
bien d’autres, dont la plupart furent adoptés par Facebook.
Cependant, en interrogeant les membres des communautés
françaises en ligne sur le genre qu’ils privilégiaient, Rowland
s’est également rendu compte que les termes anglais non
traduits étaient plus significatifs pour certaines personnes
francophones de genre non-conforme, en particulier
« genderqueer » et « genderfluid ». Tandis que Rowland a vu en cette
sensibilité une approche large et productive de l’expression
de genre, Facebook a préféré être « plus franco-français » et
n’inclure aucun terme anglais non traduit dans ses options de
genre (Rowland, 2015).
Il est indéniable que les formes anglophones de genre
sont très suivies dans les communautés non-conformes de
genre francophones, toutefois leur attrait semble plus fort
dans le contexte de rencontres informelles entre individus. Il
apparaît que plus une communauté est officielle (par exemple
Facebook), plus elle est attachée à trouver des équivalents
français « purs ». L’intérêt de l’anglais pour les communautés
plus marginalisées n’est clairement pas le simple résultat du
colonialisme idéologique états-unien. Les individus et les
groupes francophones non-conformes de genre sont engagés
174
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
dans une relation créative, transformatrice et consciente avec
l’anglais. La traduction n’est pas quelque chose de donné,
mais quelque chose qui est toujours en train de se faire au
gérondif. Avec Deleuze et Guattari nous pourrions dire que
they et iel et la myriade de termes et d’identités de genre dans
les deux langues constituent un « devenir-traduit ».
Dans sa contribution à ce volume, Vinay Swamy analyse
le travail de l’artiste transféministe Sophie Labelle. Il montre
dans quelle mesure son travail bilingue exemplifie l’innovation
linguistique et la traduction de vocabulaires trans entre les
deux langues, français et anglais. Si Labelle est la figure peutêtre la plus connue de la culture populaire trans travaillant
explicitement entre les deux langues, une démarche similaire
de traduction active et dynamique se retrouve dans le travail
exposé sur le blog La Vie en queer (LVEQ, antérieurement
Unique en son genre). Son autaire anonyme trans non-binaire
publie chaque semaine un nouveau contenu sur des questions
trans et connexes. Iel a mené plusieurs enquêtes auprès
de lecteurs sur la construction de l’identité de genre et la
terminologie qu’ils privilégiaient15. L’enquête de 2017 révélait
chez les participants une prépondérance d’individus âgés de
moins de 25 ans (autour des trois quarts des 309 participants
au total), assignés femme à la naissance, s’identifiant comme
non-binaires. Le néo-pronom privilégié était iel à 55 %, bien
devant ael à 12 % (La Vie en queer, 2017). Les publications sur
le compte Facebook de LVEQ abordent souvent les relations
entre français et anglais. Par exemple, une publication de
mars 2018 insiste sur le travail particulier effectué par iel
et d’autres néo-pronoms français dans l’effort de traduire
l’anglais « they » :
15 L’autaire de LVEQ a publié les résultats des années 2016 et 2017,
ceux de 2018 seront bientôt publiés sur le blog. Voir également le blog En
tous genres, d’alexentousgenres, en particulier la liste des néo-pronoms privilégiés avec les suggestions de règles et d’accords (En tous genres, 2017) ;
et le groupe Facebook « Collectif non-binaire ».
175
Devenir non-binaire en français contemporain
Non, lorsque vous traduisez en français un texte où une personne
non-binaire est désignée par ses pronoms neutres (they) vous
n’avez pas le droit de les remplacer par des pronoms masculins
ou féminins juste parce que ça vous arrange. They se traduit par iel,
point final (ou éventuellement un autre pronom servant de neutre
en français) (LVEQ, post Facebook, le 20 mars 2018).
De façon intéressante, dans un commentaire relatif à
une autre publication, l’autaire s’est plaint·e d’avoir dû, par
défaut, employer en français les acronymes anglais AMAB
et AFAB, expliquant la prévalence du discours anglais dans
l’activisme trans et déclarant son intention de faire un effort
pour employer les équivalents français « afan » et « agan »
(Figure 3) :
Figure 3. LVEQ, commentaire Facebook, le 18 mars 2018.
L’autaire du blog embrasse ici les relations complexes entre
anglais et français dans les formations de genre francophones.
Il est possible que des vérités apparemment contradictoires
coexistent : les communautés trans francophones, en
particulier les groupes plus jeunes et/ou non-binaires,
trouvent le discours anglais utile et affirmatif, mais elles le
transforment également et se l’approprient quand elles le
choisissent. Le mouvement trans international et multilingue
allié à la représentation médiatique et aux communautés
virtuelles (en ligne) sont en train de créer les conditions dans
176
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
lesquelles, finalement, l’expression de soi non-binaire est
pensable. C’est le discours qui est nouveau, pas le genre, ou
peut-être les deux sont-ils en train d’évoluer ensemble vers
un ruban de Möbius de relationnalité.
Alpheratz, l’autaire et linguiste non-binaire, ressort
désormais comme une référence incontournable dans les
discussions sur le français neutre. Nous nous réjouissons de
pouvoir inclure dans ce volume un entretien avec Alpheratz,
comprenant des questions sur les relations entre les formes
françaises et anglaises de langue neutre et inclusive. Sa
Grammaire du français inclusif, qui élargit les considérations
d’écriture inclusive à l’établissement d’un troisième genre
ou à un genre neutre, s’appuie sur des travaux universitaires
entrepris à Paris IV Sorbonne sous la direction de Philippe
Monneret (Alpheratz, 2018). Alpheratz a publié plusieurs
articles sur le français neutre plaidant pour le « système al » (le
propre pronom d’Alpheratz est al avec les accords au neutre
comme indiqué dans le lexique). Al a par ailleurs publié
un roman, Requiem, dont l’écriture tout entière emploie le
système al. Je m’intéresse moins ici aux détails grammaticaux
du système d’Alpheratz qu’à la réception publique de son
travail et de ce que cela dit du processus de légitimation
sociolinguistique.
Interrogée sur France Culture dans « Le Magazine de la
rédaction » sur le sujet de l’écriture inclusive, Alpheratz était
invité·e à dialoguer avec l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini
(Kieffer et Jourdain, 2017). Cerquiglini s’approche peut-être
le plus de ce que la France peut compter de linguistes devenus
en quelque sorte des célébrités médiatiques. Il soutient les
principes de l’écriture inclusive, comme il l’énonce clairement
dans une section de l’entretien (38 : 07-39 : 54). Qu’Alpheratz
s’exprime aux côtés de Cerquiglini sur France Culture est le
signe que le français non-binaire est au moins remarqué et
considéré comme digne de débats avec une figure de proue
177
Devenir non-binaire en français contemporain
du capital linguistique. Leur conversation vaut la peine d’être
écoutée et citée dans le détail. Ce qui est intéressant dans la
présentation qu’Alpheratz fait du français de genre neutre (de
même que son utilisation sans faille à l’oral du pronom al au
lieu du masculin « universel » il ), c’est son insistance sur le fait
que le français neutre répond à un besoin qui est déjà présent.
Par exemple, quand Alpheratz intervient dans la question de
savoir si on devrait dire sénateur ou sénatrice en disant que le
néologisme sénataire pourrait facilement fonctionner comme
une forme épicène neutre, la journaliste Valentine Joubin
s’exclame « C’est un nouveau mot ! » Alpheratz répond qu’il
s’agit simplement d’un changement linguistique en acte (« la
langue évolue ainsi »), puis stipule que de tels changements se
produisent parce qu’un besoin social les y appelle :
Pourquoi ces gens inventent des mots ? Ce n’est pas parce que ces
personnes s’ennuient, non… al [sic] est possible que le français inclusif réponde à un besoin que le français standard échoue à satisfaire en termes d’expression de la personne, la langue évolue […]
nous sommes en train de sortir de la bicatégorisation des genres.
Quand Joubin reprend al et le désigne comme un « pronom
qui n’existe pas », Alpheratz répond par une déclaration
vigoureuse sur l’existence de la neutralité et des individus
neutres de genre. L’affirmation d’Alpheratz sur le genre
neutre comme quelque chose qui, par essence, préexiste au
cadre linguistique qui l’autoriserait, offre une conclusion fort
à propos, d’autant plus qu’elle souligne le rôle créatif joué par
les médias sociaux et les jeunes francophones.
[Alpheratz] : Vous êtes en train de me dire que ma thèse, qui est
entièrement sur le genre neutre, porte sur rien […] si, bien sûr
qu’il existe… de quel genre est le mot iel ? »
[Joubin] : J’avoue, je ne sais même pas ce que ça veut dire.
[Alpheratz] : J’ai pas entendu une seule fois prononcer le mot
d’usage, Facebook, un milliard d’utilisataires [sic] dans le monde,
178
Par-delà la pensée binaire franco-américaine
toute la jeunesse sur Facebook, enfin, une grande partie, qui elle
est très productive en termes de néologies et en termes linguistiques, c’est elle qui est en train de créer le genre neutre. Le genre
neutre avec des mots comme iel, avec des mots comme bonjour à
touz, de quel genre est ce mot madame ? Bon, moi j’essaye d’apporter une réponse en disant que cela relève peut-être du genre
neutre.
[…]
[Cerquiglini] : Pour l’instant, il n’y pas de neutre en français […]
soit on décide de créer un genre, des morphèmes, des pronoms, ce
que vous faites en tant qu’écrivaine, vous avez le droit, mais d’ici à
généraliser ça dans la langue, ça me semble un petit peu audacieux.
[Alpheratz] : Oui c’est audacieux, mais c’est effectivement la voie
que je poursuis, et quand vous dites cela n’existe pas… cela existe,
vous m’entendez depuis toute à l’heure, cela existe, j’existe, je suis là
[…] et je ne suis pas seul·e. (Kieffer et Joubin, 2017, 46:00 -49:52. Je
souligne.)
À bien des égards, Cerquiglini est un allié, bien volontiers
rendu aux arguments féministes sur l’écriture inclusive.
Cependant, même lui fixe une limite lorsqu’il s’agit de
genre neutre. Pour lui, il existe toujours une différence
normative entre la langue comme espèce de contrat social et
l’expérience créative dans un roman (« ce que vous faites en
tant qu’écrivaine »). En effet, il trouve audacieuse la logique
de la revendication d’Alpheratz en faveur d’un genre neutre :
les utilisataires créent ces mots pour qu’ils soient neutres,
donc la neutralité existe. En guise de réponse, Alpheratz se
contente de réaffirmer son existence : « J’existe, et je ne suis
pas seul·e ».
« J’existe, et je ne suis pas seul·e ». Cette déclaration simple
mais puissante, faite par une personne non-binaire sur l’un
des bastions de la culture française, la chaîne de radio publique
France Culture, peut apparaître à certains comme un moment
anodin. Pourtant, il s’agit là d’une profonde évolution,
même lente, qui va vers une plus grande reconnaissance de
179
Devenir non-binaire en français contemporain
l’expression de soi non-conforme de genre en français. Pour
l’instant, iel, al, ille, touz, et le champ lexical chaotique et créatif
non-binaire, se retrouvent principalement dans la culture
populaire et dans les communautés en ligne. Mais ce serait une
erreur de limiter notre compréhension de l’expression nonbinaire en France aux questions de vocabulaire (« comment
dites-vous “they” en français ? »). Ce serait une autre erreur de
supposer que la culture populaire et les médias sociaux sont
moins dignes d’être analysés que la culture institutionnelle.
Les communautés Internet, les bandes dessinées en ligne,
les blogs, les articles, tout comme les émissions de télévision
peuvent sembler éphémères, mais ce qui est signalé par leur
intégration d’identités non-binaires est tout sauf éphémère.
Nous assistons à un véritable changement dans la vie des
francophones non-binaires, vers des formes d’expression et
des manières d’être au monde, qui résonnent avec ce qu’iels se
savaient être avant même l’émergence de ces formes. Iels ne
se contentent pas d’adopter une mode américaine passagère.
Iels, als, illes existent, nous existons.
Traduit de l’anglais
par Églantine Morvant
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Un déclic Gestalt pour la langue française1 :
arguments pour un genre non-binaire.
Vinay Swamy
Nous avons tous et toutes fait l’expérience de tests visuels
qui défient nos capacités cognitives, comme ces images qui
nous incitent à vivre le fameux « déclic Gestalt » quand le
canard devient un lapin, ou quand le nez de la vieille femme
se double du profil d’une jeune femme. Mais cette illusion
particulière, appelée la Coffer Illusion, créée en 2006 par
Anthony Norcia2, a retenu mon attention et nourri mon
imagination dans le contexte de mes réflexions sur la notion
de genre.
1 Je suis reconnaissant du soutien de la bourse Franklin établie par la
American Philosophical Society pour la recherche et l’écriture liées à cette
version du chapitre.
2 Nous remercions Anthony Norcia de nous avoir accordé les droits de
reproduction de l’image qui suit dans la Figure 1.
187
Devenir non-binaire en français contemporain
Fig. 1 : La Coffer Illusion d’Anthony Norcia (Donaldon and Macpherson, 2017)
La puissance de son effet réside dans le fait de voir que
deux formes simples, pourtant radicalement différentes – un
rectangle et un cercle – peuvent coexister dans un même cadre.
De nombreuses langues, comme l’anglais et le français, ont
attribué à ces deux formes certaines connotations. Tandis que
le rectangle, avec ses quatre angles droits, est souvent perçu
comme une boîte et connote tout ce qui est cadré par des
limites, tout ce qui est « carré » (un rectangle particulier), logique
et légitime, le cercle, quant à lui dépourvu d’angle, évoque
l’illimité, sans commencement ni fin. Souvent nous appelons
métaphoriquement à penser « hors du cadre », comme un
moyen de dépasser une logique limitative et fréquemment par
soi imposée, pour trouver des solutions créatives et inventives.
De même, les expressions telles que « le cycle de la vie » (en
anglais, « the circle of life ») ou bien celle, plus négative, de « cercle
vicieux », recourent à l’apparence régulière et arrondie de la
figure pour conjecturer une indication sur la nature perpétuelle et
188
Un déclic Gestalt pour la langue française
cyclique des choses. Généralement, l’un est vu comme l’opposé
inévitable de l’autre, comme le formule l’expression « essayer
de faire rentrer des ronds dans des carrés ». Plutôt que de s’en
tenir à l’idée que les deux formes sont fondamentalement et
peut-être irréconciliablement différentes, la Coffer illusion nous
montre qu’elles peuvent au contraire cohabiter, au moins à nos
yeux, sur une surface bidimensionnelle, tels les éléments d’une
mosaïque. Peut-être est-il tout aussi crucial de reconnaître que
c’est par incitation que cette quasi mosaïque apparaît à notre
esprit : l’image s’élabore à partir de plusieurs lignes droites
de différentes hauteurs et longueurs. Aussi, est-ce l’esprit qui
assemble la forme, alors identifiée comme un cercle ou un
rectangle. La clé pour laisser advenir l’illusion est de permettre à
l’esprit de se libérer des présupposés que nous faisons (souvent
inconsciemment) à force d’habitudes acquises.
Dans cet essai, j’esquisse une analogie entre mon analyse
sur la fluidité de genre dans la langue française et ce déclic
Gestalt provoqué par la Coffer illusion. Je m’intéresse aux riches
métaphores que l’on peut tirer de nos réactions à l’instant – et
au-delà – où nous comprenons la logique de l’illusion pour
saisir la relation entre les lignes sur une page, ce que nos yeux
voient et les façons dont notre esprit à la fois cadre et induit
ce que nous percevons.
Comme je l’ai exposé ailleurs (Swamy, 2019), tout ceci a
commencé en 2015, quand des étudiant·es de Vassar College
m’ont demandé la possibilité d’utiliser des pronoms de genre
neutre dans le cours de français. Cette première conversation
a donné lieu à une série de discussions et de recherches avec
des étudiant·es comme avec des collègues. Finalement, elle
a mené à une enquête et à une réflexion plus profonde sur
ce qui est potentiellement masqué – ou comme d’aucuns le
diraient entravé – du fait des limites spécifiquement imposées
par la structure bigenrée de la langue française. En d’autres
termes, comme le révèle cette exploration, il est important
189
Devenir non-binaire en français contemporain
de regarder par-delà les facteurs contraignants de la rigueur
factuelle de la structure linguistique de la langue française,
afin de considérer la rigidité de certaines positions culturelles
et politiques, laquelle peut aller à l’encontre de la pensée et de
l’action inclusives.
Avant de poursuivre, je tiens à préciser qu’en tant que
personne cis, queer, relativement novice quant aux questions
trans, je reconnais que certaines de mes remarques peuvent
sembler évidentes, voire superflues, à mes ami·es trans. Mon
intérêt à les soulever vient de ce que je suis soumis à une double
exigence : celle de mon contexte immédiat tout comme celle
d’un discours universitaire plus large que je juge nécessaire
d’évoquer. D’un côté, je m’applique au quotidien à être inclusif,
non seulement en tant qu’enseignant dans une salle de cours
de langue, mais aussi vis-à-vis de mes amis non-binaires qui
demandent une identification visible (et audible). De l’autre, en
tant que chercheur universitaire, je dois prendre en compte les
questions de faisabilité, de pouvoir institutionnel et de portée
de l’autorité dans un champ culturel et politique plus large. Ces
précautions présentes à l’esprit, j’expose dans le propos qui suit
quatre pistes d’exploration interdépendantes qui pourraient
faciliter l’ouverture de la discussion aux questions liées à la
demande formulée par mes étudiants.
Quand j’ai commencé d’étudier cette question en 2015, il
n’existait pratiquement aucune étude scientifique s’intéressant
aux effets des limites de la langue française sur la politique
du discours queer3. Je soupçonnais que, contrairement à
l’expérience américaine anglophone, l’absence en France
d’un militantisme trans/non-binaire largement répandu et
3 L’étude faite par Luca Greco en 2018 de la culture drag king belge, Dans
les coulisses du genre, a contribué de façon importante et pionnière à ouvrir
de nouvelles perspectives dans ce champ naissant. Le journal Langage et société (sous la direction de Greco) a également publié des numéros spéciaux
dédiés à des problématiques liées au genre.
190
Un déclic Gestalt pour la langue française
mobilisé autour de l’adoption de nouveaux pronoms n’était
pas seulement due à la nature bigenrée de la langue, mais
qu’elle pouvait aussi être attribuée au rôle capital que la
langue joue dans l’établissement de l’identité de la République
française. Par exemple, à l’étonnement de certain·es de mes
étudiant·es, ni OUTrans ni Inter-LGBT, deux associations
parisiennes de premier plan, qui soutiennent les individus
trans et non-conformes dans le genre4, ne mentionnent
explicitement sur leurs sites Internet la question des pronoms
dans les déclarations officielles de leurs missions5. A contrario,
4 Dans ce texte, pour être plus concis, j’utiliserai désormais le terme
« non-binaire » pour englober toute forme de non-conformité dans le genre.
Ceci étant, il n’est aucunement dans mon intention de créer un groupe (politique ou autre) qui s’opposerait en tant que tel aux communautés dites
trans ou cisgenres. Ainsi, le terme « non-binaire » peut aussi bien inclure
les personnes intersexes, celles qui se considèrent comme étant genderfluides,
genderqueer, ou pangender, parmi d’autres termes utilisés pour exprimer la
non-conformité aux normes genrées du masculin et du féminin. Seule une
partie de ces individus s’identifient également comme trans.
5 Inter-LGBT déclare comme l’une de ses missions le déploiement d’une
langue respectueuse de la dignité de chacun : « Encourager les médias à utiliser un langage respectueux de l’identité et de la dignité des personnes trans »
(Inter-LGBT, non daté a). Néanmoins, hormis une définition succincte de
« non-binaire » dans une section intitulée « Mieux comprendre les termes »,
exposée sur une page dédiée à soutenir les individus trans (Inter-LGBT, non
daté b), seul un commentaire datant de mars 2021 contient le terme « nonbinaire » et est employé dans le contexte des droits reproductifs et médicaux
pour tous (Inter-LGBT, 2021). Quand j’ai contacté l’association OUTrans
en octobre 2018, afin de recueillir ses sentiments sur l’emploi de nouveaux
pronoms en France, l’un des membres militants regrettait sincèrement de ne
pouvoir m’aider dans la mesure où il n’était pas linguiste (correspondance
électronique personnelle, octobre 2018). Plusieurs conversations que j’ai
eues en France durant cette même période (octobre 2018) ont pris un tour
similaire. J’ai précautionneusement interprété ceci comme la possible indication que, pour certains individus, même au sein de la communauté trans et
non-binaire, pointer les limites de la langue française dans le contexte républicain est tellement intimidant que, à défaut de changements institutionnels,
ils pourraient avoir besoin du poids d’une autorité « professionnelle » (celle
des linguistes) pour accomplir une tâche aussi monumentale.
191
Devenir non-binaire en français contemporain
aux États-Unis, la plupart des organisations soutenant les
personnes trans et non-binaires, telle la National Center for
Transgender Equality (NCTE), recommandent explicitement
que chacun puisse choisir son pronom sujet. Au reste, la
section « respect et dignité » sur le site Internet de la NCTE
déclare : « Si vous n’êtes pas sûr·es du pronom [sujet] utilisé
par une personne, demandez-lui ». Mais, cette absence de
directives de la part des associations françaises ne veut pas
nécessairement dire que les francophones non-binaires
veuillent moins sortir des contraintes strictes imposées par la
binarité du genre issue de la langue française.
Avant d’aborder certains exemples pour approfondir
plus amplement cette exploration, il nous faut reconnaître
que proposer des modifications grammaticales ainsi que de
nouveaux pronoms implique un changement radical – ce
déclic Gestalt – dans notre façon de voir le monde. En effet,
la langue est au fondement de la communication et de la
constitution du sujet conscient. Aussi frivoles ou superflus que
ces changements grammaticaux puissent paraître à certains, ils
s’enracinent en fait dans deux forces motrices sous-jacentes
et reliées entre elles. La première correspond à l’hétérodoxie
linguistique queer qui affirme la possibilité, implicitement
fondée sur une revendication épistémique fondamentale, que
le sujet se constitue avant la langue (cela sur des bases assez
solides, autrement nul ne trouverait trace d’individus nonbinaires dans des cultures comme la France où la langue bigenrée
est prédominante). La seconde demande à reconnaître qu’une
telle possibilité remet en cause explicitement l’hégémonie de
la société cisnormative. En d’autres termes, non seulement
le sujet non-binaire est conscient de sa fluidité ou de sa nonconformité de genre, mais encore cette prise de conscience a
dû s’effectuer au-delà de la langue dont il disposait. C’est-à-dire
qu’en français normé, cette formulation à soi ne pourrait que
prendre la forme limitée de « je ne me sens ni garçon, ni fille ».
192
Un déclic Gestalt pour la langue française
De fait, la binarité en genre du français apparaît restrictive, et
donc insuffisante pour une « véritable » expression de genre,
souhaitable pour la pleine constitution du sujet non-binaire.
En un sens, on pourrait faire valoir que les sujets non-binaires
qui revendiquent ce nouvel espace linguistique ont renversé
la logique de la performativité du genre développée par
Judith Butler (1991)6. Cependant, en allant plus avant dans
le raisonnement, il devient évident que même si le genre
se construit de façon performative, la limite imposée par la
langue entrave, au sein même de cette structure, l’accès à la
conceptualisation de possibilités telles la neutralité ou la fluidité
de genre pour des sujets francophones non-binaires.
À l’instar des communautés nationales qui, quoique
toujours d’abord imaginées (Anderson, 1983), donnent
lieu à des manifestations réelles et sédimentées, je souhaite
mettre entre parenthèses, au profit de cette discussion, toute
question relative à la validité de la construction performative
ou prélinguistique de l’expression de genre. Je préfère en
concentrer le propos sur les conséquences linguistiques,
politiques et culturelles de ces contraintes rencontrées par
les individus francophones non-binaires. Et cette contrainte,
comme j’espère le démontrer, est imbriquée dans la réponse
faite par l’État français aux revendications d’un égalitarisme
6 Dans Whipping Girl (2007), Juliana Serrano argumente contre une totale
adhésion à la seule théorie de la performativité du genre et plaide en faveur
de la prise en compte de la biologie. Cette position a été lue (à tort selon
Serrano) comme un refus en bloc de la théorie de Butler. En 2015, Serrano
a publié sur un blog une réponse aux critiques contre sa position jugée antibutlérienne. Elle y expliquait qu’elle était davantage critique des interprétations erronées du concept de Butler de performativité, en particulier des
mèmes « All gender is drag » (« tout genre est un drag ») ou « Tout genre est une
performance » (ce contre quoi Butler a elle-même argumenté). Cependant,
Serrano exprime aussi que l’approche de Butler est à ses yeux encore limitée,
étant donné qu’elle repose sur une « approche uniquement sociale ». Elle
réitère qu’« ignorer ou nier toute influence de la biologie sur le genre revient à
avoir une vision myope potentiellement nuisible » (Julia Serrano, 2015).
193
Devenir non-binaire en français contemporain
linguistique bigenré (l’écriture inclusive, qui sera abordée un
peu plus bas), cette bête noire des membres traditionalistes
de l’Académie française, comme d’autres dans ce domaine,
tels que feu Alain Rey, le linguiste et lexicographe, plus connu
comme éditeur en chef des dictionnaires Le Robert et des
ouvrages de référence sur la langue française. Plutôt que
d’opposer écriture inclusive et subjectivités non-binaires au
sein de la langue française, je vois ces deux entreprises comme
les manifestations d’une volonté de résistance au cispatriarcat.
En d’autres termes, plutôt que de dire que l’écriture inclusive
ne sert pas la cause non-binaire parce qu’elle demeure
ancrée dans la binarité du genre (par là, elle fait disparaître la
distinction entre masculin et féminin dans un « binaire »), mon
propos vise à montrer dans quelle mesure la langue française
rend invisible à la fois le féminin et le non-binaire.
La première étape consiste à observer les obstacles
linguistiques auxquels toute théorisation en langue française
doit faire face. À cette fin, il nous incombe de considérer
certains défis historiques liés au genre que doivent surmonter
celles et ceux qui souhaitent créer des espaces neutres ou
inclusifs au sein de la langue française7.
I. Les féministes et l’écriture inclusive.
Bien des féministes françaises contemporaines font valoir
depuis longtemps que la France8 devrait reconnaître, sinon
changer, les règles explicitement promasculines (au mieux)
7 Pour une analyse détaillée de ce débat public autour du genre et de la
sexualité en France, voir Bruno Perreau (2018).
8 Contrairement à la France où l’écriture inclusive est devenue polémique,
dans d’autres nations et contrées francophones, comme la Suisse ou le Québec, l’on observe un effort plus approfondi pour proposer de petites avancées
vers une vision qui comblerait le fossé linguistique relatif au genre. Voir par
exemple le site officiel de l’Office québécois de la langue française, ou bien
divers documents disponibles en ligne que les universités et d’autres institutions en Suisse fournissent officiellement pour encourager l’écriture inclusive.
194
Un déclic Gestalt pour la langue française
ou misogynes (au pire) de la grammaire française telles que
« le masculin l’emporte sur le féminin », selon laquelle le
pronom sujet « ils » s’impose aussitôt qu’un homme pénètre
dans une pièce remplie de femmes.
Parmi un ensemble non exhaustif de propositions visant
à dépasser le préjugé du genre grammatical, celle de l’écriture
inclusive s’est avérée, dès le départ, très controversée et
continue de l’être à ce jour. Ayant pris de l’ampleur depuis
2017, ce mouvement a suscité un débat acharné sur la légitimité
de ce nouvel ensemble de pratiques linguistiques entre des
féministes, des intellectuels publics de diverses sensibilités
politiques et le gouvernement français. Le 7 novembre 2017,
314 éducateurs français ont publié un manifeste sur slate.fr
afin de cesser d’enseigner de telles règles sexistes et d’adopter
à la place les directives et bonnes pratiques de l’écriture
inclusive9. Dans une circulaire datée du 21 novembre 2017,
le gouvernement d’Édouard Philippe a rapidement publié
une directive enjoignant, précisément, de ne pas détourner
la typographie en vue d’innovations telle celle du point
médian (non désigné explicitement dans le communiqué du
Premier ministre) qui indique un raccourci correspondant à
la pratique recommandée de la double flexion10. L’Académie
française, quant à elle, se livrant à une opposition virulente et
plutôt dramatique, est allée jusqu’à déclarer que face à cette
« aberration » le français était en « péril mortel » (2017).
Comme l’historienne féministe Eliane Viennot (2014)
le soutient, les règles telles que « le masculin l’emporte sur
le féminin » découlent d’une longue histoire de traditions
9 Voir également les divers articles sur ce sujet dans Le Monde : 11/823 novembre 2017 ; Libération : 1er-13 novembre 2017 ; Le Figaro : 1011 novembre 2017.
10 Par exemple, le syntagme nominal « les étudiants et étudiantes » serait à l’écrit remplacé par « les étudiant·es » alors qu’il serait lu à l’oral
comme l’original. Voir également la critique de Mathilde Damgé sur les
contradictions de la circulaire dans Le Monde du 22 novembre 2017.
195
Devenir non-binaire en français contemporain
patriarcales – et même misogynes – assises sur les revendications
d’une suprématie naturelle du pouvoir masculin, dont
témoigne l’emploi du genre masculin par défaut. Pour Viennot,
plutôt que d’être un défaut de la langue, le préjugé du français
moderne à l’encontre du féminin s’enracine dans la suprématie
masculiniste promue par les intellectuels et institutions de
l’époque. Davantage, la preuve de la fausseté de ce préjugé
imposé réside dans la langue elle-même. En effet, avant le
xviie siècle, par exemple, d’autres règles d’accord prévalaient.
L’attribution du genre, notamment, se faisait souvent en
fonction de la proximité entre substantif et adjectif. Bien que
Viennot offre un argument de poids pour démasculiniser le
français en utilisant sa propre histoire linguistique, les solutions
qu’elle propose, tout comme le cadre même dans lequel elle
opère, demeurent bigenrées. Viennot conclut que l’abolition
de l’inégalité des sexes mettrait fin à la domination injuste
de l’un ou l’autre genre permettant à la langue française de
devenir indifférente aux valences politiques et culturelles du
genre. Cela offrirait effectivement un espace neutre tel celui
auquel les sujets de genre fluide et non-binaire ont récemment
prétendu (111). Viennot achève son essai remarquable avec les
paragraphes suivants :
Je voudrais terminer ce propos par une remarque plus philosophique. La langue française, j’espère l’avoir montré, n’est pas
sexiste [...] En revanche, elle est genrée. Inéluctablement. Et elle ne connaiît
que deux genres. Elle s’oppose ainsi aux désirs de celles et ceux qui voudraient ne pas être identifié·es comme femme ou homme – et cela, quel que
soit leur sexe anatomique. Elle contrarie les rêves des partisan·es de
« l’indifférence des sexes »... dont je suis.
Il me semble pourtant que l’effort pour faire reculer la masculinisation de notre langue, effort qui passe par la réintroduction de la visibilité des
agentes féminines et de leur représentation dans l’ensemble du matériel linguistique disponible (noms, pronoms, adjectifs, participes...) est prioritaire, comme
celle pour obtenir la parité, qui exige effectivement d’insister sur
la différence des sexes. L’indifférence viendra plus tard. Et si elle ne vient
pas, du moment que nous avons l’égalité, quelle importance ? (111, je souligne).
196
Un déclic Gestalt pour la langue française
Ainsi pour Viennot, suivant un mode de pensée républicain
universaliste, le dépassement des inégalités perpétuées par
la nature bigenrée de la langue serait possible si l’on cessait
d’attribuer quelque valeur sociale à l’un ou l’autre genre.
Cela nous affranchirait de leurs limites et créerait ainsi un
espace au sein duquel aucun genre n’aurait d’importance et
l’égalité serait ainsi atteinte (« du moment que nous avons
l’égalité, quelle importance »). Pourtant, comme Viennot l’a
elle-même observé, aucun effort institutionnel véritable n’a
encore été consacré à soutenir l’établissement d’une version
de la langue qui soit équitable entre les sexes, encore moins
neutre du point de vue du genre.
Plutôt que de vouloir d’abord abolir l’inégalité entre les
sexes, comme l’a suggéré Viennot, les autaires11 francophones
tels qu’Alpheratz (en France), Sophie Labelle (au Québec) et
d’autres individus non-binaires de la blogosphère francophone
ont commencé à travailler la langue française pour produire
des néologismes tels que iel, ille ou yel (combinaisons des
pronoms il et elle) qui indiquent un sujet de genre non-binaire.
II. Créer un espace linguistique transinclusif : Assignée garçon
Dans Assignée garçon, une série de bandes dessinées qu’elle
produit en ligne, Sophie Labelle, une artiste québécoise, crée
un espace pour les sujets trans et non-binaires en déployant des
éléments linguistiques nouvellement inventés, notamment des
pronoms ( iel ), des adjectifs (celleux) et d’autres néologismes
11 Pour reprendre le néologisme neutre ou épicène préféré d’Alpheratz,
qui s’affiche comme non-binaire. Autaire de Requiem, Alpheratz a créé un
système non-binaire en langue française avec des pronoms tels que « al », qui
ne favorisent pas le genre masculin. Pour des raisons d’espace, je ne peux
poursuivre ici une analyse détaillée de son travail. Pour un développement
plus approfondi de ses réflexions, voir l’entretien d’Alpheratz mené par
Louisa Mackenzie et moi-même, p. 221-240.
197
Devenir non-binaire en français contemporain
(transitude, mégenrer)12. Commencée en 2014, cette série constitue
un objet particulièrement utile pour cette étude en ce qu’elle
est également produite dans une version anglaise, Assigned
Male. Ainsi offre-t-elle une étude de cas rare qui nous permet
de comparer les récits anglais et français et d’observer les défis
rencontrés dans le médium français (elle constitue ainsi un
modèle de la politique bilingue officielle du Canada !). Labelle
publie également à compte d’auteur des versions imprimées
et PDF de bandes dessinées, lesquelles se composent de
matériaux de bandes dessinées digitales assemblées en de
larges arcs narratifs. Au symposium à Vassar College qui s’est
tenu en avril 2018, Labelle, qui y était invitée, a expliqué qu’elle
crée d’abord la majeure partie de son travail en anglais, avant
de travailler aux versions dans les deux langues. La plus grande
partie de son public est anglophone, on compte ainsi 182 998
« j’aime » sur Facebook pour la version anglaise contre 39 000
pour la version française jusqu’en décembre 2021)13. Peutêtre est-ce ici la raison pour laquelle bon nombre des thèmes
et arcs narratifs employés dans Assignée garçon reflètent une
perspective clairement nord-américaine sur ces questions liées
à la politique identitaire. Néanmoins sa production en français
est assez suivie, au Canada comme en France.
Dans le tout premier tableau de ces séries en cours, tandis
que les personnages se présentent comme étant les « pirates
du genre », nous sommes confrontés au « problème » des
12 Par exemple, Labelle répond à la question d’un usager de Facebook
concernant la différence entre transitude et transidentité, ce qui, selon l’artiste, décrit : « l’état d’être trans. Le terme “transidentité” est inutilisé au
Québec (d’ailleurs la transitude de quelqu’un n’est pas une identité en soi
alors j’ai jamais compris) » (commentaire sur Facebook, 26 octobre 2017).
13 Bien sûr, comme beaucoup de personnes qui ont remis en cause
certaines visions hégémoniques du monde, Sophie Labelle est cible d’un
harcèlement insensé. En 2017, des attaques vicieuses et des menaces de
mort ont entraîné l’annulation d’une rencontre publique organisée à Halifax, Nova Scotia, à l’occasion de la parution de sa bande dessinée.
198
Un déclic Gestalt pour la langue française
pronoms ainsi qu’à celui de l’identification du genre nonbinaire (voir les Figures 2 et 3 ci-dessous) :
Figures 2 et 3. Le tableau introductif d’Assignée garçon de Sophie Labelle
© Sophie Labelle 2021 (la version anglaise de ce tableau n’est plus disponible en ligne).
199
Devenir non-binaire en français contemporain
Bien que le personnage principal, une enfant trans de
11 ans appelée Stéphie, s’identifie au genre féminin, son
ami·e Sandr@ ne s’identifie à aucune position de sujet
conventionnellement masculin ou féminin. Immédiatement,
nous nous trouvons face à deux problèmes : le premier, celui
de désigner cette personne dans le registre oral ; le second,
tout aussi important, le besoin de créer un nouveau pronom
non-binaire, « ille » dans ce cas. A contrario, dans la version
anglaise, si Sandr@ demeure une énigme orale, l’utilisation des
pronoms « they », et « them » comme pronoms de la troisième
personne du singulier détonne probablement de manière
moins flagrante aux yeux des lecteurs nord-américains, de
plus en plus habitués à cette tournure (légitimée par le 2017
Associated Press style guide change en reconnaissance des
demandes de pronoms neutres faites par les individus nonbinaires). La bande dessinée s’emploie à représenter diverses
situations didactiques, et souvent humoristiques, afin d’éveiller
les lecteurs aux possibilités de construire un monde commun
avec les personnes non-binaires, en montrant comment leur
famille et leurs amis le font. Voici un autre exemple :
200
Un déclic Gestalt pour la langue française
Figures 4 et 5. Exemple de pronoms et adjectifs de genre neutre (French : #134 ;
English: # 134 ; je souligne [encadrés rouges]). © Sophie Labelle 2021.
Dans les figures 4 et 5 (pages 200-201), Stéphie, le
personnage principal de Labelle qui s’identifie comme fille,
s’interroge sur la raison pour laquelle le monde cisgenre
fantasme « la façon dont les personnes trans trouvent leur
genre » (notons qu’en français, l’omniprésence du pronom
« on » permet une différenciation sans nommer le groupe
non-cis, c’est-à-dire, le groupe trans). Dans les troisième et
quatrième encadrés de la planche française, Labelle utilise le
pronom « iels » et l’adjectif « anxieu-se-x » pour désigner un
pluriel à la troisième personne de genre inclusif, reproduisant
d’une certaine façon la version anglaise qui utilise le pronom
pluriel de genre neutre « they », et l’adjectif « anxious »
qui n’a pas besoin d’être modifié. De plus, ce tableau
souligne certaines différences inhérentes aux approches de
l’inclusivité disponibles dans les deux langues. Par exemple,
quand Labelle renvoie à un pluriel généralisé d’individus en
201
Devenir non-binaire en français contemporain
anglais, elle emploie « they » qui, conventionnellement, a une
connotation de pluriel de genre neutre – donc normative
d’un point de vue linguistique –, et qui est donc lu le plus
souvent comme cisnormatif. Tandis qu’en français, l’emploi
du pronom pluriel de genre inclusif « iels », innovant
d’un point de vue linguistique, vise à détourner le pluriel
cisnormatif (masculin) désigné par le pronom personnel
sujet ils (conventionnellement de genre neutre). Autrement
dit, Labelle procède en français à des détournements du
pluriel cisnormatif, qui ne peuvent avoir lieu en anglais. Ou
bien il faudrait établir un autre néologisme en anglais afin de
créer un « they » inclusif qui signifie l’inclusion des individus
non-binaires et ceux qui s’identifient comme cisgenres14.
Depuis la première publication de la série en 2014,
Labelle ajoute en moyenne deux planches par semaine.
L’étude même rapide et partielle des premières années du
travail de Labelle (2014-2015) fait observer plusieurs de ces
moments didactiques et linguistiquement inclusifs (Swamy,
2019, appendice 1). Plus de 30 planches comportent des
néologismes, des éléments de grammaires (y compris des
pronoms et adjectifs de genre neutre) ainsi que l’écriture
inclusive de façon à rendre le discours et la communication
écrite15 plus inclusifs pour tous les lecteurs, qu’ils soient cis,
trans, ou non-binaires.
14 Je remercie Louisa Mackenzie d’avoir attiré mon attention sur ce
point.
15 Labelle a publiquement exprimé, lors du symposium à Vassar en
2018, qu’elle se permet d’inventer des mots et des noms parfois imprononçables (Sandr@ ou anxieu-se-x) sans se préoccuper de l’oralité, comme
le médium de la bande dessinée est avant tout visuel et se limite normalement à la lecture.
202
Un déclic Gestalt pour la langue française
III. La différence sexuelle est-elle la responsable ?
En comparaison avec l’Amérique du Nord, le militantisme
trans relatif aux pronoms n’est pas si prégnant en France.
Cela s’explique en partie du fait de la complexité des règles
grammaticales concernant l’accord en genre binaire de la
langue. De plus, comme je l’ai mentionné précédemment,
je soupçonne que cette différence provienne également de
l’importance capitale accordée à la langue dans l’apprentissage
de l’identité française (républicaine). Mais cela va bien plus
loin. Prenons le cas de Paul Preciado. Philosophe non-binaire
très prolifique et peut-être actuellement le plus médiatisé en
tant qu’intellectuel public, Preciado plaide hautement en
faveur de la reconnaissance formelle des subjectivités nonbinaires. Ses écrits sont publiés par la prestigieuse maison
d’édition, Grasset. Toutefois, aucun de ses deux derniers
ouvrages (2019 et 2020) ne fait valoir une langue de genre
neutre ou inclusif : ni généralement ni par l’usage particulier
de pronoms. Et pourtant Preciado est très clair quant à son
identification de genre :
La traversée a commencé en 2004, lorsque j’ai décidé de m’administrer pour la première fois de faibles doses de testostérone. Puis
[...] j’ai fait l’expérience de la position que l’on nomme désormais
« gender fluid ». La fluidité des incarnations successives s’est heurtée
à la résistance sociale à accepter l’existence d’un corps en dehors
de la binarité sexuelle. (2019, 32-33).
De même, ces essais recueillis dans Un Appartement
sur Uranus (2019), originellement publiés sous la forme de
chroniques dans Libération, ne cherchent pas particulièrement
à défendre l’adoption de pronoms neutres ou inclusifs.
Toutefois, cette absence de pronoms ne doit pas être lue
comme l’inexistence d’individus et de groupes non-binaires
en France. Comme Preciado nous le rappelle de façon
poignante dans Je suis le monstre qui vous parle (2020), ce sont
plutôt les normes conventionnelles d’une différence sexuelle
203
Devenir non-binaire en français contemporain
binaire – implicitement suivies en France – qui doivent être
interrogées de façon à rendre visibles ceux qui, comme le
philosophe lui-même, situent leur genre sur un spectre nonbinaire.
Dans cet essai, qui a d’abord pris la forme d’un discours
d’ouverture prononcé à une association des psychanalystes
freudiens en France (l’École pour la cause freudienne) en
novembre 2019, Preciado vise explicitement les psychanalystes
et psychologues qui traitent l’existence d’une subjectivité nonbinaire comme une pathologie, un trouble psychiatrique (une
dysphorie). Il exhorte les professionnels de santé psychique
à faire évoluer les discours et pratiques psychologiques et
psychanalytiques de façon à inclure le spectre non-binaire.
Ce faisant, Preciado offre à ses lecteurs une analyse sur le
genre qui peut être rapprochée des questions soulevées par la
Coffer Illusion. Le genre, pour Préciado, n’est pas simplement
une case dans laquelle les individus peuvent être rangés, voire
mis en « cage » pour employer son terme préféré :
La première loi que j’ai considérée comme allant de soi pendant
tout mon processus de transition a été d’abolir la terreur d’être
anormal qui avait été semée dans mon cœur d’enfant [...] La seconde loi, presque plus difficile à suivre, a été de me garder de
toute simplification. Cesser de supposer, comme vous le faites,
que je sais ce qu’est un homme et une femme, ou un homosexuel
et un hétérosexuel. Extraire ma pensée de ces grilles et expérimenter, essayer de percevoir, de sentir, de nommer, en dehors de la
différence sexuelle. (2020, 45, je souligne)
En outre, l’aveu de Preciado peut-être le plus saisissant, a
fortiori pour un public nord-américain, est le suivant : « Je n’ai
pas complètement cessé d’être Beatriz pour ne devenir que
Paul » (2020, 47).
En effet, les personnes qui connaissent les communautés
trans et non-binaires d’Amérique du Nord savent que
le processus de transition implique souvent l’étape
204
Un déclic Gestalt pour la langue française
d’affirmation de soi. Cette dernière passe généralement par
le changement de prénom et de pronoms, lequel signifie
symboliquement la reconnaissance sociale du genre auquel
la personne non-binaire (ou trans) s’identifie. Selon ce
scénario, employer le prénom de naissance ou assigné et
désormais caduque (morinommer) est souvent perçu comme
la négation ou l’irrespect de l’identité de la personne ou bien
de sa démarche transitionnelle. Dans ce contexte, la fluidité
qu’évoque Preciado en suggérant que Beatriz vit encore
sous les traits de Paul – et pourrait en fait, si Paul le voulait,
revenir pleinement – nous permet de comprendre, de façon
assez semblable au déclic Gestalt de la Coffer illusion, la non
« unidirectionnalité » du moment :
[L]e processus de transition dont je parle ici n’est en aucune façon
irréversible [...] l’unidirectionnalité supposée du voyage est un des
mensonges normatifs de l’histoire psychiatrique et psychanalytique, une des conséquences de la pensé [sic] binaire (2020, 59).
Je ne peux ici aller plus avant dans les réserves de Preciado
concernant la différence sexuelle. Mais en s’attaquant à la
sacro-sainte psychanalyse jusque dans les limites rigidement
binaires de la langue française, Preciado ouvre des voies pour
explorer la possibilité de vivre selon un spectre de genre
différent de celui prôné par les partisans de l’intersectionnalité
et des changements de pronoms des deux côtés de l’Atlantique.
IV. L’importance des approches systémiques
Passons à une autre approche, cette fois, systém(at)ique,
proposée par l’autaire non-binaire du blog jadis connu
comme « Unique en son genre » (depuis le mitan de 2018,
ce blog est abrité par le blog La vie en queer [LVEQ]). Cette
approche est bien plus sophistiquée linguistiquement puisque
l’autaire suggère un changement systématique en introduisant
205
Devenir non-binaire en français contemporain
des variantes de genre neutres et inclusives, comme dans les
tableaux suivants (Figures 6 et 7) :
Figure 6. Proposition pour une extension linguistique de variantes inclusives et de
genre neutre.
Figure 7. Exemples de différentes variantes de genre proposées.
D’abord, nous remarquons que cette approche prône une
différence nette entre les formes de genre neutre (aucun genre
n’est particulièrement privilégié ; le pronom personnel sujet de
la troisième personne est ille) et inclusives en genre (les sujets
206
Un déclic Gestalt pour la langue française
non-binaires sont inclus et reconnus ; le pronom personnel
de la troisième personne est iel )16. Ensuite, les exemples cidessus donnent immédiatement à voir que la nature même
des normes linguistiques actuelles – voire sémantiques, de la
prononciation, la grammaire à la connotation – est remise en
cause et modifiée dans les registres oraux et écrits. À moins
d’avoir déjà été initié aux variantes de genre, la phrase « Iel a
vu unæ fi si mignonx qu’iel en était confuxe » n’est ni lisible ni
prononçable pour la plupart des francophones. En d’autres
termes, contrairement à Viennot, le remède suggéré n’est
plus ancré dans le domaine linguistique purement historique.
Bien que j’admire son approche tout à fait logique visant à
une représentation équitable, et même si ce travail de LVEQ
est présenté comme « en cours », il faut bien reconnaître que
l’acceptation massive d’une telle recodification semble, dans
le contexte politique et culturel actuel, au mieux idéaliste.
Au demeurant, le travail accompli par cette approche en
vue de créer un espace en faveur d’un respect mutuel attire
notre attention sur une question sous-jacente. Tout comme les
bonnes pratiques prônées par Viennot et d’autres signataires
du manifeste de novembre 2017, tout changement systémique
tel celui proposé par LVEQ doit également affronter le
terrain bien plus rude des considérations culturelles et
politiques. En effet, les institutions sociales ayant autorité sur
le français l’exercent sur une langue qui n’est désormais plus
16 En revanche, en anglais, le pronom « they » est employé tant pour
la forme neutre en genre que pour la forme inclusive. L’emploi de
« they/their » comme pronom de genre neutre est désormais bien établi,
particulièrement à l’oral où il est souvent utilisé pour indiquer moins un
genre (non-binaire), qu’un genre inconnu, comme dans l’exemple suivant : « Someone left their phone, I hope they come back for it ». Tandis que dans
l’exemple suivant : « Sandr@ is non-binary, they prefer they/them pronouns »,
« they » indique un sujet singulier à la 3e personne non-binaire. Le guide
du style établi par l’Associated Press (AP) – une agence de presse mondiale et généraliste dont le siège est aux États-Unis, employant plus de
3 000 journalistes – clarifie ces deux contextes (Andrews, 2017).
207
Devenir non-binaire en français contemporain
simplement une langue vernaculaire d’Europe de l’Ouest,
comme elle l’était avant le xviie siècle. Bien plus, le français
est d’abord la langue de l’État, la langue qui fonde l’État,
autant que l’État fonde la langue française moderne. Une
plus longue version de cette discussion prendrait en compte
les interventions faites par des philosophes et historiens tels
que Jacques Derrida et Étienne Balibar17, de façon à articuler
l’importance du rôle de contrôle de la langue et des politiques
alliées dans la construction de la nation d’un côté et du soi
de l’autre. Cependant, pour notre propos, on peut retenir de
ces interventions que, d’un point de vue structurel, la Nation
dépend de la création d’un modèle de famille nucléaire
hétéronormé identifié comme élément constitutif ; et cette
forme de Nation a toujours-déjà été cisgenre.
En outre, il est important de rappeler dans ce contexte
que depuis 1635, la langue française avait pour mission de
consolider la Nation. Quand Richelieu officialise l’Académie
française, il vise à canaliser et circonscrire le pouvoir
aristocratique jusque-là disparate afin de créer l’État français
centralisé de la première modernité. Dès lors, cette puissante
institution principalement composée d’hommes18 a une
influence considérable sur la forme de la langue qui, comme
chacun le sait, est l’un des principaux outils institutionnels
fédérateurs du projet national français. Cependant, peut-être
à cause de son sexisme incarné, elle est également devenue
l’objet d’une critique acerbe de la part à la fois des militant·es
féministes tels que Viennot, et des personnes qui, comme
Sophie Labelle ou l’autaire de LVEQ, souhaitent une langue
plus souple, neutre et inclusive. De ce point de vue, les
formes inventives telles que « iel » sont une espèce de Coffer
17 Voir par exemple, Derrida (1996) et Balibar (1991).
18 À l’Académie française, sur les 732 immortels élus depuis 1635, à
ce jour, seules 9 femmes y ont siégé, la première ayant été Marguerite
Yourcenar en 1980.
208
Un déclic Gestalt pour la langue française
illusion orale (et visuelle, à l’écrit comme ici), non seulement
en évoquant à la fois il et elle dans un même espace, mais
aussi en créant un tout qui transcende l’addition des formes
bigenrées.
Pour les raisons mentionnées plus haut, en France (et dans
une grande partie du monde francophone)19, l’institution
vénérable – dont les membres sont désignés par l’expression
« les immortels » – est également l’instance ultime qui délibère
et décide de toute réforme orthographique ou syntaxique.
Sans son approbation, toute tentative de formaliser de
nouvelles expressions linguistiques est effectivement
considérée comme illégitime. Durant le débat sur l’écriture
inclusive de 2017, la circulaire du Premier ministre datée
du 21 novembre évoquée précédemment qui interdisait
aux employés de l’État l’emploi de certaines formes dans la
communication officielle, reflétait et s’appuyait fortement sur
l’autorité de l’Académie française20.
19 Voir par exemple, l’Organisation Internationale de la Francophonie
(OIF) qui cherche à encourager la langue française comme une langue de
communication globale. Elle compte 53 états membres, 7 avec un statut
de membres associés, et 27 nations qui ont obtenu le statut d’observateurs. Une recherche d’« écriture inclusive » dans le moteur de recherche
Observatoire de la langue française, branche linguistique de l’OIF, ne donne
aucun résultat.
20 En net contraste, l’Office québécois de la langue française semble être beaucoup plus enclin aux changements prônés par Sophie Labelle et d’autres
militant·es trans comme le laisse apercevoir une page publiée en 2018 qui
se collette avec la question de comment s’adresser aux personnes non-binaires. Il recommande de nombreuses pratiques similaires telles que
l’emploi d’épicènes (noms qui valent pour les personnes de tous genres),
même si le terme en lui-même, comme celui de « personne », a un genre
(féminin, en l’occurrence) défendue par les partisans de l’écriture inclusive. Il reconnaît également certains néologismes pour écrire de façon
neutre : des pronoms (ul ou ol au lieu d’il ou elle par exemple) ou « froeur ou
freure en remplacement de frère/sœur, ou tancle en remplacement de oncle/
tante, mais s’arrête avant de sanctionner ou légitimer explicitement leur
emploi.
209
Devenir non-binaire en français contemporain
Néanmoins, même avec le prestige et l’autorité qu’on
reconnaît symboliquement à cette institution, elle se trouve
parfois dans une position difficile dans son effort de
restreindre l’innovation linguistique. Par exemple, quand, au
terme d’un long débat en 1990, l’Académie avait finalement
accepté de ne plus exiger l’accent circonflexe sur les i et u,
cela avait fait beaucoup de bruit. Toutefois c’est seulement
en 2016 que cette décision a été finalement soumise au vote
et adoptée par le ministère de l’Éducation nationale, c’est-àdire 26 ans après, incitant l’hebdomadaire satirique Le Canard
enchaîné à publier le titre suivant en première page :
Figure 8. Une du Canard enchaîné, 10 février 2016.
Soulignant visuellement la deuxième moitié de son titre
(Figure 8), « Suppression du circonflexe sur le u et le i, mais pas
sur le ô ; pas de chance, l’accent va rester sur le chômage ! »,
les rédacteurs du journal établissent adroitement un lien
entre deux champs sémantiques et nominaux très distincts.
210
Un déclic Gestalt pour la langue française
En utilisant le ton satirique et mordant qui est le leur et en
jouant de la polysémie du mot « accent », ils parviennent à
faire une pirouette pour constater la relative superficialité de
l’obsession de l’État quant au contrôle de la langue, alors que
des questions de fond telles que le chômage sévère en France
sont laissées en suspens. Bien sûr, l’ironie suprême est que ce
titre paraisse dans un journal largement identifié comme un
bastion (de gauche) du français « élégant » (lire « correct »).
De façon implicite, l’article pointe l’incapacité de l’Académie
à faire appliquer ses décisions, en somme la diminution de
son pouvoir d’autorité.
En somme, s’il a fallu trente ans à la société française
pour accepter théoriquement un changement sur l’emploi
des accents non essentiels, les changements tels que ceux
proposés par le blogueur de LVEQ reviendraient à un défi
monumental pour de multiples raisons : l’adoption de cette
approche systémique demande effectivement de nouvelles
prononciation, syntaxe et sémantique. Or ces dernières
impliquent de dépasser les obstacles culturels et politiques
bien plus grands liés à la résistance des agents de l’État tels
que l’école publique – cet instrument primordial dans la
construction de la Nation – et des agents de la société civile, tels
que des entreprises, des individus et des associations hostiles
aux individus trans ou non-binaires. Néanmoins, au vu de la
pente raide qui nous attend actuellement, ne rejetons pas les
propositions novatrices, et encore moins devant l’ascension
politique qui sera nécessaire pour atteindre l’objectif final
d’une telle communication inclusive. Sans craindre de mêler
les métaphores, cela reviendrait, comme dit le proverbe, à
jeter le légendaire bébé avec l’eau du bain. Nous savons que
toutes les langues innovent, évoluent et empruntent les unes
aux autres, faisant de la notion de langue pure un concept
211
Devenir non-binaire en français contemporain
vide21. Au fil des ans, un grand nombre de défis ont été lancés
à la rigidité associée à la nature bigenrée de la langue française.
L’innovation et la créativité font intrinsèquement partie de la
nature linguistique.
Conclusion
En guise de conclusion, je voudrais donner un dernier
exemple. En octobre 2020, Tristan Bartolini, étudiant à
la Haute École d’Art et de Design (HEAD) à Genève et
créateur de typographie et de police inclusives, a gagné le prix
Arts Humanités de 2020 (HEAD, 2020).
Je suis sidéré par la reconnaissance institutionnelle qui
aurait encore été difficilement imaginable il y a quelques
années du point de vue de ce que la HEAD appelle « le spectre
du genre ». Bien sûr, en matière de projet à proprement parler,
on peut débattre de la faisabilité, oralité vs écriture, impératifs
pédagogiques, réflexes conservateurs (pour « protéger » le
français comme nous le savons) et la critique associée des
positions dites réactionnaires (comme dans le cas de la
déclaration – devenue tristement célèbre – de « péril mortel »
faite par l’Académie française), etc.
21 En 2006, Tahar Ben Jelloun a démontré cela, de façon fort élégante
quand, en réponse à la demande d’extrême-droite de renvoyer les migrants
chez eux, il a écrit « Le Dernier immigré », une fable publiée dans Le
Monde diplomatique, prenant place dans le futur. Elle met en scène un président français assistant personnellement au départ du dernier maghrébin
du sol français. La population remarque alors l’étrange phénomène qui
la laisse bouche bée, incapable de s’exprimer. En effet, les Français « de
souche » commencent lentement à comprendre qu’avec le départ du dernier immigré, beaucoup de mots empruntés à l’arabe, tels qu’orange et café,
qu’ils considèrent comme parties intégrantes de leur langue, ont également quitté le pays.
212
Un déclic Gestalt pour la langue française
Figures 9-11. Exemples la police créée par Tristan Bartolini.
Images tirées du site Web de la HEAD.
Il nous incombe, pourtant, de reconnaître que le cœur du
projet de Bartolini (Figures 9-11) – de façon assez semblable
à la Coffer Illusion qui repose sur le « déclic Gestalt » – réside
dans la reconnaissance d’une cohabitation non-binaire
croissante des genres, désormais signifiée par cette nouvelle
police. Quelque approche que chacun adopte, ce qui devient
de plus en plus évident est que le monde francophone se
collette avec des identités non-binaires de diverses façons. Le
communiqué de presse présentant un vif soutien au projet de
Bartolini déclare :
Pour son travail de diplôme, il s’est intéressé à la faille de la définition du genre, à cette zone indéfinie qui se situe entre les deux
extrêmes que sont le féminin et le masculin. Entre les deux, nous
dit-il, il existe une infinitude [sic] de possibilités de s’identifier.
Bien que l’incise « nous dit-il » fait entièrement reposer
toute demande de « possibilités infinies » sur l’étudiant, le
prix décerné témoigne de ce que l’institution entend le point
de vue de l’étudiant, qu’il y a un dialogue, et avec un peu
213
Devenir non-binaire en français contemporain
d’optimisme, une écoute. Reste à voir où peut mener cette
écoute. En outre, au vu du contexte récent de la polémique en
France autour de l’écriture inclusive (18-25 septembre 2020)22,
je trouve cela également intéressant que ce soit en Suisse (qui
compte bien plus de pages de sites institutionnels dévouées à
l’écriture inclusive) et non en France que le spectre du genre
soit reconnu dans un contexte public si porteur.
Alors, où cela laisse-t-il les professeur·es américain·es de
cours de langue française, au moins celui que je suis, face aux
étudiant·es souhaitant l’emploi de pronoms neutres ou de
genre non-conforme ? Retourner à la Coffer illusion me permet
de me rappeler à moi-même que cette « dichotomie » présente
dans la langue française n’est pas aussi rigide qu’il n’y paraît.
Il faut ce « déclic Gestalt » pour reconnaître que les cercles
non linéaires et les carrés linéaires peuvent coexister dans
un plan (linguistique) bidimensionnel, mais après tout, tous
deux sont bien constitués de lignes qui créent cette illusion.
Les artistes comme Sophie Labelle, qui ont développé une
approche innovante et (même parfois involontairement)
didactique m’encouragent. Iels modèlent linguistiquement les
positionnements inclusifs tout en suggérant judicieusement
l’adoption de certains pronoms (comme le sujet de cette
phrase), de façon à faire le saut de la reconnaissance à la
légitimation des subjectivités de genre non-conforme. De
même, celleux comme Preciado, qui recommandent une
refonte profonde de notre façon de concevoir la différence
sexuelle.
Je reconnais sans difficulté que s’il m’arrive de lire les
ouvrages de Labelle ou de Preciado avec mes étudiant·es
22 Voir la publication d’une tribune collective dans Marianne (signée par
32 linguistes) le 18 septembre 2020, pour dénoncer la pratique comme
non scientifique. Une réponse a été publiée sur le blog de Médiapart par
65 linguistes le 25 septembre suivant. Un bilan de ces deux positions et du
débat a paru le 11 octobre sur le site theconversation.com.
214
Un déclic Gestalt pour la langue française
dans mes cours, je ne me sens pas encore prêt à utiliser les
tables de la grammaire alternative LVEQ ou, à ce propos,
d’adopter la nouvelle police inclusive de Bartolini, que je ne
peux, pour l’instant, même pas taper sur mon ordinateur.
Cependant, il n’y a aucun doute que ces tentatives sérieuses
et ces expérimentations logiques et linguistiques effectuées
par des militant·es non institutionnel·les et par des artistes
de la blogosphère sont en effet nécessaires. Elles ont
commencé à révéler les besoins et les désirs d’une partie de
la population francophone qui, jusqu’ici, demeurait invisible
dans le domaine public. Que ce soit une preuve (ou non)
de la « pollinisation croisée » d’idées qui peuvent être en jeu
dans la construction d’identités non-binaires des deux côtés
du fossé géoculturel et linguistique de l’Atlantique est, d’une
certaine façon, sans importance. De toute évidence, plusieurs
tentatives de créer une place voire un espace pour les voix
d’individus non-binaires sont apparues avec le temps tant
en France qu’en Amérique du Nord. Au bout du compte,
comme ont fini par le concéder même les traditionalistes tels
que le linguiste et lexicographe Alain Rey23, « c’est l’usage
qui a raison » (Chemin, 2017). Comme avec toutes ces
déclarations, seul l’avenir nous le dira. Et, le travail de Sophie
23 Citant l’absence de « consensus », entre autres, Rey a très publiquement
rejeté de nombreux aspects de l’écriture inclusive et la demande des
féministes pour la parité linguistique les jugeant voués à l’échec et a déclaré : « On a complètement confondu, me semble-t-il, les “signes” et
les “choses”. Le masculin et le féminin dans la grammaire française ne
sont pas liés à l’espèce humaine » (Develey, 2017). Le 28 février 2019,
l’Académie française a finalement adopté les recommandations d’un rapport interne pour permettre la féminisation des titres et des professions
(écrivaine, cheffe, professeure, autrice, etc.) — une des recommandations
majeures de l’écriture inclusive — qui étaient déjà en usage au Canada, et
dans une moindre mesure en Belgique et en Suisse. Cependant, comme
le note à juste titre Bernard Cerquiligni (2019), l’institution s’est montrée
très réticente au changement et semble encore privilégier l’idée que dans
de nombreux contextes, le genre masculin suffit à exprimer la position
non-marquée et neutre (« masculin neutre, ou non-marqué »).
215
Devenir non-binaire en français contemporain
Labelle, de Tristan Bartolini, et de leurs ami·es militant·es
nous rappelle que la véracité de telles déclarations repose
également de manière cruciale sur le fait que, collectivement,
nous permettions à toutes les voix d’être entendues.
Traduit de l’anglais
par Églantine Morvant
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vouée à l’échec ». » Le Figaro, le 23 Novembre. https://bit.
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Devenir non-binaire en français contemporain
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Devenir non-binaire : un entretien avec
Alpheratz
Louisa Mackenzie et Vinay Swamy
Louisa Mackenzie et Vinay Swamy : Bonjour Alpheratz, et
merci d’avoir accepté de dialoguer avec nous sur des questions de genre
linguistique et identitaire.
Avant d’entamer le dialogue, nous aimerions préciser pour notre
lectorat nos choix d’usage dans cet entretien. Puisque le plus clair de
votre travail consiste à développer une approche systématique du français
inclusif ou neutre, nous suivrons nous-mêmes le système inclusif que
vous avez proposé dans votre ouvrage Grammaire du français
inclusif (Vent Solars, 2018). Par exemple, « lectaire » prendra la
place de « lecteur·rice » ; « il est vrai » deviendra « al est vrai », et ainsi
de suite. Nous l’écrivons ainsi par respect pour votre travail bien sûr, et
aussi parce que cela permet mieux que n’importe quel tableau d’illustrer
le français neutre à l’œuvre.
LM et VS : Pour démarrer, voulez-vous vous présenter à nos
lectaires – qui ne sont pas forcément des adeptes du système du français
inclusif – avec les précisions qui vous semblent importantes ?
221
Devenir non-binaire en français contemporain
Alpheratz : Bonjour et merci de votre intérêt pour ces
questions de langue et de société. J’ai écrit en 2015 un roman
qui applique le genre neutre en littérature, Requiem, et en 2018
la Grammaire du français inclusif. J’ai enseigné la linguistique à
Sorbonne Université et suis chercheuxe associæ au laboratoire
STIH de cette même université. Je termine ma recherche
doctorale et devrais soutenir ma thèse de l’existence d’un genre
grammatical neutre en français en 2022. En conceptualisant
le genre grammatical neutre en français, je m’inscris dans
une filiation en linguistique générale et théorique qui invente
les concepts et les outils d’analyse permettant de décrire et
de comprendre le langage. Par exemple, ce mot que vous
utilisez, « lectaire », relève de l’une des propositions de
formation de mots neutres que je fais et que j’analyse dans
la Grammaire du français inclusif. Par ailleurs, je suis de genre
« spectral » ou « non-binaire », au sens où mon identité de
genre explore ce champ qu’est le genre, sans y être située de
manière déterminée ni fixe. « Spectral » vient du mot latin
neutre « spectrum » ayant pour sens image, simulacre, apparition, de
« specio » regarder. Comme dans l’expérimentation de Newton,
où la lumière blanche, passant à travers un prisme optique, se
décompose en spectre de plusieurs couleurs, le genre social
passe ici à travers la spéculation – observation intellectuelle – et
se décompose en une gamme, ou série de plusieurs éléments
gradués, gamme qui, sans cette réflexion, serait restée invisible
à l’esprit. Øn peut envisager de nommer et symboliser ce
genre par « x », la valeur inconnue en mathématiques, et qui
se retrouve, d’ailleurs, comme marque de genre neutre dans
mon corpus (ensemble de textes sur lesquels portent mes
recherches linguistiques ayant le genre neutre pour sujet).
L’étymologie du mot « spectral » (regarder, image, simulacre,
apparition fantastique) permet d’imaginer pouvoir rattacher
à ce mot des sens divergents, mais non incompatibles, soit
que l’øn considère le mot « spectral » comme matérialisant le
caractère composite, hybride, hétérogène du genre, soit qu’øn
222
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
le considère comme floutant l’identité de tout être humain,
parce que celle-ci est considérée comme en devenir et en partie
inconnue, ou « insaisissable, fantomatique », pour suivre vos
suggestions. Je ne sais pas si je vais conserver ce terme. Mais
dans tous les cas, il rend visibles des idées que « non-binaire »
ne restitue pas.
LM et VS : En français « standard » (la langue que nous avons
apprise à l’école), on dirait de n’importe quelle personne qui écrit qu’elle
est « auteur », quel que soit son genre biosocial. Si cette personne
s’identifie comme femme, l’écriture dite inclusive nous permet maintenant
de dire qu’elle est « auteure » ou « autrice ». Vous vous dites pourtant
« autaire ». Pourriez-vous expliquer les différences, et les raisons pour
lesquelles vous préférez utiliser une autre option qui se distingue même
de celles avancées par les partisans de l’écriture inclusive ?
Alpheratz : Petite précision : le français standard n’existe
pas. C’est un artefact inventé par commodité pour désigner
un idiome qui serait issu de la grammaire normative et
prescriptive et commun à l’ensemble des francophones. Or,
écoutez le français du Sénégal et le français du Québec, et
vous verrez que ce n’est pas le même « français standard ».
Quand vous dites « en français standard (…) on dirait de
n’importe quelle personne qui écrit qu’elle est auteur »,
vous émettez une hypothèse qui ne se vérifie pas dans mon
corpus par exemple, dans de nombreux médias, réseaux
sociaux, institutions, ouvrages littéraires et scientifiques, etc.
où pourtant les autaires ont été formæs par cette grammaire
normative et prescriptive.
Je comprends cependant que, sous cette dénomination
– que j’utilise moi-même, faute de mieux – la langue française
paraît être une réalité homogène et stable, alors qu’elle est
surtout un état en tension et soumis à une « dérive » (Sapir,
1921), au sens de « déviation par rapport à un cours normal »
suite à un ensemble de contingences, dont certaines sont
imprévisibles.
223
Devenir non-binaire en français contemporain
Maintenant, réduisons artificiellement cet idiome que
vous désignez vous-même comme « la langue que nous avons
apprise à l’école » à la norme selon laquelle le masculin est
employé pour exprimer la généricité et la neutralisation de
genre en français. Même réduite artificiellement à ce seul
critère, la langue française « standard » n’est déjà plus celle
que vous et moi avons apprise à l’école. Par exemple, en 2017,
au moins 314 professaires ont déclaré refuser d’enseigner
que le masculin s’impose pour désigner des femmes ou des
groupes de genre mixtes1.
Par souci de précision, je n’emploie pas le nom
vernaculaire d’« écriture inclusive » qui peut désigner
divers procédés d’inclusivité de genre en langue, mais de
« français inclusif » comme variété du français standard,
qui s’en distingue par des procédés langagiers évitant de
reproduire des hiérarchies symboliques et sociales associées
à des éléments morphosyntaxiques et fondées sur différents
critères de discrimination : sexe, genre, âge, mobilité,
origine géographique, orientation sexuelle, fonctionnement
neurologique, classe socioprofessionnelle, etc. (Alpheratz,
2019). Sur le seul plan du genre, le français inclusif comporte
une dizaine de procédés inclusifs dont : « l’épicénisation »
(parler d’« élèves » à la place d’« étudiants »), « l’hyperonymie »
(parler de « corps professoral » à la place de « professeurs »),
« la double flexion partielle » ou « totale » (ex. « auteur·rice »,
« auteur et/ou autrice »), etc.
Quant à la différence entre « autrice » et « autaire » :
« autrice » est un mot de genre grammatical féminin qui
désigne un référent de genre social féminin, par exemple,
« Adele Lim, coautrice de Crazy Rich Asians, était payée 8 fois
moins que son collègue » (Duthoit, 2019). « Autaire » est un
1 http://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin. Le 7 novembre 2017. (Dernière consultation le 4 août 2020).
224
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
néologisme de genre grammatical neutre que je propose dans
la Grammaire du français inclusif (2018, 131) pour désigner un
référent de genre « spectral » ou « non-binaire », ou de genre
inconnu, agenre, etc. Cette forme en -aire permet une flexion
de genre neutre pour les mots en -eur/rice ou en -eur/
euse, ex. « *dansaire, *fumaire, *voyageaire »2 et n’est qu’une
possibilité du « système al » qui permet également de créer
des mots de genre neutre grâce à d’autres marques de genre
neutre : « al, an, ane, aine ». Les exemples suivants attestent
de l’usage de ces mots construits avec ces morphèmes
spécifiques, qui restent encore confidentiels :
Ex. « Je le partage donc pour çauz qui ne l’avaient pas vu la première fois ! »3
Ex. « Je (…) livre mon opinion sur les enseignements à tirer de
cette expérience unique d’une assemblée de citoyans tiræs au
sort. »4
Ex. « Les véganes et les personnes soucieuses des animaux le
plébiscitent aussi. »5
Ex. « A bientôt les copaines ! »6
LM et VS : À quel point vos projets créatifs et intellectuels sontils motivés par des buts militants, par exemple la cause des droits des
personnes trans et non-binaires ? Où vous situez-vous dans le débat sur
le rapport entre langue et normes sociales ?
2 L’astérisque signifie que je n’ai pas d’attestation dans des usages réels,
au sens d’exemples produits par d’autres personnes que lu linguiste, et par
opposition aux « exemples forgés » (ou exemples inventés par lu linguiste
pour servir son propos).
3 Florence paré, site Web Facebook, le 01 juin 2019.
4 Adrien fabre, « Opinion d’un chercheur sur la Convention citoyenne
pour le climat », site Web Médiapart, le 21 juin 2020.
5 Laura thouny, « Vous ne regarderez plus jamais les avocats de la même
façon », Nouvel Obs en ligne, le 17 novembre 2016.
6 collectif 23, site Web Facebook, le 04 mai 2018.
225
Devenir non-binaire en français contemporain
Alpheratz : Parce qu’il offre des outils de réflexion et d’action
à la fois contre les inégalités sociales et pour un monde plus
inclusif, mon travail est engagé. Par ailleurs, « la politique est
une chose trop sérieuse pour être confiée à des politiques »,
pour adapter la formule de Clémenceau. Si les personnes trans
et/ou de genre « spectral » ou « non-binaire » veulent obtenir
une reconnaissance sociale et juridique, als doivent s’engager,
faire entendre leur voix dans la sphère publique. Je ne parle
pas de s’engager obligatoirement dans un parti [politique],
mais dans toute démarche et/ou organisation qui servira leur
pensée. Les forces réactionnaires et conservatrices s’élèvent
de partout et tentent de nous museler, violemment et/ou
juridiquement. Elles y parviennent parfois, dans certains
pays. À nous, qui sommes dans l’un des rares pays au monde
à permettre la liberté d’expression, de faire entendre notre
voix.
Le premier des engagements me semble être de s’interroger
sur les mots qu’øn emploie : servent-ils ma pensée ? Qui parle
à travers moi ? Les anciens mots peuvent-ils créer un nouveau
monde ?
Par exemple, ce mot « on », que je transforme et
transgresse en l’écrivant « øn », qui désigne-t-il, au fond ?
Dans les énoncés à portée générale, le mot « on » désigne un
sujet indéterminé censé représenter tout le monde, ex. « On
était en hiver ». « On » est alors censé neutraliser l’expression
du genre. Or, en français, il est accordé au masculin, ex. « On
a des ailes quand on est amoureux ». Étymologiquement,
« on » vient du latin homo au nominatif (hominem à l’accusatif
à donné « homme »), ayant deux sens, « être humain » et
« être humain de sexe masculin ». C’est « la dématérialisation,
opérée en ancien français, du substantif homme » (Moignet,
1965, 12). Cette transgression de « on » en « øn » est donc
la transgression d’un mot censé représenter tout le monde,
mais qui a une étymologie masculine et qui est accordé au
226
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
masculin ! C’est la même transgression que je retrouve dans
mon corpus avec le remplacement de « fraternité » (du latin
frater) par « adelphité », ou de « patrimoine » (du latin pater)
par « matrimoine ».
Pourquoi faire grand cas d’un si petit mot ? Parce que
le masculin n’est pas le neutre dans la pensée humaine.
L’indétermination est le sens du neutre, selon Roland Barthes :
« Tout le neutre est esquive de l’assertion » (Barthes, 2002,
75) et « j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme »
(31). Pour le sémiologue, le neutre est animé du principe de
« délicatesse » par opposition à l’« arrogance de l’assertion »
(75). Le neutre ne discrimine aucun élément dans la masse
des notions qu’il caractérise.
Ainsi, par ce signe barrant le « o » d’une barre transversale,
« øn » ne dit pas la même chose que « on ». Non seulement
il rappelle que le masculin n’est pas le neutre, mais il rappelle
également qu’une pensée qui veut englober tout le monde
sans connaître ni rappeler les limites que lui pose son idéologie
(ensemble des idées et croyances propres à son milieu et à
son époque) est une imposture. Ce « ø » – qui pourrait ne pas
modifier la prononciation du mot – signifie : « je voudrais
énoncer une pensée universaliste, mais j’ai parfaitement
conscience des limites de mon ambition universaliste ».
Ce questionnement sur notre usage personnel de la langue
est fondateur du français inclusif, et relève d’un désir politique
qui consiste à choisir ses mots pour servir sa pensée, plutôt
que de servir la pensée d’un autre.
Quant à me situer dans le débat entre langue et normes
sociales, je me range derrière la pensée sémiotique (Peirce cité
par Jakobson, 1965) selon laquelle le signe est le constituant
de la culture, et le mot un symbole puissant, une convention
tacite qui perpétue un contrat social. Le changement social se
joue au niveau bien plus subtil que celui des lois, il se joue au
227
Devenir non-binaire en français contemporain
niveau symbolique et abstrait des représentations mentales,
dans notre inconscient, à force de messages apparemment
inoffensifs, dont fait partie la règle « le masculin l’emporte sur
le féminin » que les écoles primaires apprennent aux jeunes
enfants. « Oui, mais c’est symbolique » disons-nous à toutes
les petites filles qui protestent. Et précisément, c’est là où
se situe le problème : c’est symbolique, cela va de soi, cela
n’est pas remis en question, cela relève d’une convention
tacite entre individus – le masculin peut représenter tout le
monde – qui a autrefois fait consensus (tant que les femmes
étaient écartées du pouvoir), mais qui ne fait plus consensus
aujourd’hui. Cette hiérarchie symbolique est problématique
pour quiconque veut construire une société égalitaire. Les
locutaires du français inclusif ont bien compris la nature
fondamentale du problème des inégalités sociales, qui se
trouve en deçà des lois et des mœurs : au niveau symbolique
du mot et au niveau structural de la grammaire. C’est par les
symboles et les structures que nous pouvons espérer détruire
ou réduire les inégalités, au niveau profond et inconscient où
mots et grammaire opèrent.
LM et VS : Pour revenir à vos propos sur la création collective
du français inclusif dans les communautés épistémiques concernées, il
nous semble que l’une des idées qui sous-tend votre travail, c’est que
le français neutre existe déjà (tout comme les personnes non-binaires,
qui existent malgré la non-reconnaissance officielle), et qu’il s’agit de
tracer son évolution dans la langue d’aujourd’hui ; il faut simplement
savoir où chercher. C’est une sorte de travail de détective qui consiste
à reconfigurer la langue à partir des éléments qui sont déjà présents ; il
n’est pas question d’inventer des néologismes arbitraires et non justifiés
par la linguistique. Pour vous citer sur votre page Internet, « le français
est en train de se doter d’un troisième genre grammatical », c’est donc
quelque chose qui se passe déjà. Il nous semble que vous ne vous voyez
pas comme quelqu’un qui impose un nouveau système. Est-ce une juste
228
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
appréciation de votre position ? Où trouvez-vous les éléments du français
neutre ? Et qui utilise (déjà) cet élément grammatical ?
Alpheratz : Votre question comporte de nombreuses
questions ! Et certaines formulations appellent des
éclaircissements. Premièrement, je parle d’une seule et même
« communauté épistémique ». En philosophie politique,
une « communauté épistémique » désigne un ensemble de
personnes qui n’ont rien à voir entre elles, mais qui ont en
commun un savoir. La notion a été pensée par Foucault
(1966) dans son travail d’archéologie du savoir dans Les Mots
et les choses et est reprise par Bossy & Evrard (2010) pour
désigner « les canaux par lesquels de nouvelles idées circulent
des sociétés vers les gouvernements, et d’un pays à l’autre. »
Le singulier est important dans la mesure où il exprime le
rassemblement d’une pluralité d’individus par ce lien qu’est
un savoir et une pensée communxes.
Oui, le neutre existe déjà en français. Peut-øn classer en
« féminin » ou en « masculin » les mots « blessæ, seulx, touz »
dans des phrases (attestées dans la GFI) du type « je suis
blessæ, je me sens moins seulx, bonjour à touz » ? Non. Pour
pouvoir les classer, al faut inventer, réactiver ou développer
un troisième genre en français, selon que l’øn considère ce
genre comme nouveau, archaïque ou à l’état de traces en
français. Ce genre, je choisis de le nommer « neutre » pour
la polysémie du mot, qui lui permet d’en dire plus que
« commun », « non-binaire », « agenre » et même « inclusif ». La
catégorisation « neutre » se situe à un niveau très généralisant
de discrimination et de compréhension du monde, elle est
opérative dans l’ensemble des savoirs, souvent présente à
leurs origines. En linguistique par exemple, øn la trouve dans
la grammaire du sanskrit védique, du grec et du latin, mais
également un peu partout, dans des domaines aussi divers
que les structures algébriques (où « neutre » peut désigner
un élément ou une classe de nombres), l’astrophysique (où
229
Devenir non-binaire en français contemporain
« neutre » qualifie un atome ou une molécule non ionisæ),
la médecine (sous la forme « napumsaka » dans les textes
ayurvédiques, et désignant un troisième type d’être humain
en plus de « mâle » et « femelle ») ou encore dans les
sciences de la culture, de même qu’en littérature ou dans
les spiritualités, où la notion de « neutre » s’invite chez un
certain nombre d’autaires pour l’intérêt que représentent
ses sèmes d’indifférenciation, objectivité, impartialité, voire
de désincarnation – je pense à l’intérêt qu’il représente pour
Edmund Husserl d’un point de vue phénoménologique, à
la réflexion de Heidegger sur la technique, aux neutres de
Maurice Blanchot, Roland Barthes, à la notion d’esprit dans
le sanskrit védique pour l’hindouisme, etc.). Cependant, cette
dénomination n’est en rien fixée.
Oui, l’investigation linguistique ressemble à un travail
de détective. Le mien ne diffère pas de celui de mes
collègues linguistes, il investigue dans l’ordre rétrospectif,
en cherchant des attestations dans les usages, en cherchant
à reprendre la réflexion là où les collègues précédenxes l’ont
laissée, mais aussi dans l’ordre prospectif, en essayant de
proposer des définitions et des dénominations susceptibles
de durer.
Votre propos « il n’est pas question d’inventer des
néologismes arbitraires et non justifiés par la linguistique »
est problématique. Les usages sont la réalisation de la
langue par les individus. La langue est un héritage, elle est
le produit d’une histoire, tandis que la parole est « un acte
individuel de volonté et d’intelligence » dit Saussure (1916,
79). Ce point de vue, qui estime qu’un mot est légitime parce
qu’il est ancien, ou parce qu’il est construit selon certaines
régularités morphologiques ou grammaticales, cherche en
réalité une caution dans la science. Or, le choix d’un mot, s’il
peut se décrire par la science, relève également – en partie –
de la liberté d’expression. Ce n’est pas le but de la science
230
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
de légitimer des mots, mais d’en comprendre les multiples
aspects, car le but de la science est seulement de connaître la
réalité. Notre discipline ne fait qu’apporter des connaissances
sur les raisons, éventuellement, du choix d’un mot.
Par ailleurs, la science n’est pas exempte d’idéologie, et elle
est régulièrement récupérée par les individus pour légitimer
leurs opinions politiques, y compris les plus dangereuses.
Je ne pense pas qu’al faille vous rappeler les abominations
perpétrées au nom de théories pseudo-scientifiques. Pour ma
part, je les garde toujours en mémoire, et je ne fais pas de
hiérarchie entre les droits à une identité de genre, à connaître
la réalité, à parler ou à créer librement.
Mon attachement à cette pluralité de droits et de voix
a, je pense, répondu à votre question sur ma position qui
consiste à ne pas vouloir imposer quoi que ce soit. En tant
que scientifique, mon objectif n’est pas d’avoir raison, mais
de mettre au point des lois (ou relations constantes entre les
faits) par la systématisation, l’expérimentation, la recherche
d’exemples pris dans des usages réels7 la proposition de
termes et concepts linguistiques. Et en tant qu’écrivan, mon
objectif est de créer les livres que j’aurais aimé lire.
Je trouve les mots de genre neutre dans un corpus
qui rassemble un vaste éventail de genres de discours :
littéraire, linguistique, numérique, journalistique, associatif,
institutionnel, entrepreneurial, juridique et universitaire. Je n’ai
pas encore élaboré de profil type, mais le point commun aux
différenxes productaires de mots neutres est une conscience
de genre, d’égalité et de performativité de la langue.
LM et VS : Merci de nous avoir interpellez sur notre formulation.
On aurait sans doute dû ajouter des guillemets pour indiquer une
distance ou un trouble par rapport à cette notion de légitimation. Nous
7 « Réels » au sens métalinguistique, c’est-à-dire des usages extraits de
discours.
231
Devenir non-binaire en français contemporain
sommes d’accord que la linguistique devrait servir à comprendre et à
décrire, non pas à légitimer. Il n’est est pas moins vrai que la perspective
contraire existe, même si nous la trouvons problématique.
Passons à la question suivante. Dans les milieux militants ainsi
que dans le champ francophone de recherche scientifique sur les études de
genre, l’on parle souvent de « l’influence » des mouvements et des discours
anglophones. Voyez-vous des points d’intersection avec ces discours
d’outre-Atlantique, dans votre propre approche à la question de genre
que vous dénommez « spectre » ou non-binaire ? Pour vous, y a-t-il des
points de divergence entre l’anglais et le français en ce qui concerne la
visibilité de la langue neutre, et les revendications sociales des personnes
non-conformes dans le genre ?
Alpheratz : Les revendications sociales des personnes
« non conformes dans le genre » sont diverses, parfois
convergentes, parfois opposées. Les comparer à l’aune de
la bicatégorisation francophonie/anglophonie serait sans
doute un travail intéressant, mais je ne pense pas pouvoir
jamais l’entreprendre, car la recherche, pour être de qualité,
doit porter sur un détail, dont elle doit dire tout, ou presque.
Et ce détail qui est le mien – le genre neutre en français –
occupe déjà toutes les heures que je peux lui consacrer. Mais
j’espère que, et compte tenu de ce que cet ouvrage en dit, al
se trouvera bien parmi nos lectaires une personne courageuse
pour relever ce défi.
Je suis plus familiær des discours philosophiques que
militants, quoiqu’ils se recouvrent souvent. Je vois donc les
mondes anglophones et francophones autant se déchirer
que converger sur cette question de la reconnaissance d’un
troisième genre grammatical et social. Néanmoins, je vois
plusieurs points d’intersection entre la pensée d’Andrea
Dworkin, d’Audre Lorde et de Monique Wittig : le refus du
masculin comme neutre et l’appel à la création d’une nouvelle
voie pour exprimer la généricité et la neutralisation de genre.
232
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
Dans Our Blood, Dworkin dénie à l’être humain mâle son
droit d’incarner le prototype des êtres humains8. « C’est peutêtre réel, mais ce n’est pas vrai », dit-elle. Elle approfondit en
allant jusqu’à élaborer l’idée que les catégories « homme » ou
« femme » non seulement ne seraient pas définissables par la
biologie, mais ne seraient pas valides tout court, « Et une fois
que nous n’acceptons pas l’idée que les hommes sont positifs
et les femmes sont négatives, nous rejetons essentiellement
la notion qu’il y a des hommes et des femmes. En d’autres
termes, le système basé sur ce modèle bipolaire d’existence
est absolument réel ; or, le modèle lui-même ne l’est pas »
(Dworkin, traduction libre, 1976)9.
L’œuvre poétique et politique d’Audre Lorde dynamite
également le discours universaliste, qu’il soit patriarcal
ou féministe blanc, mais y ajoutant la dénonciation de
l’invisibilisation de certaines femmes (noires et lesbiennes)
par les femmes elles-mêmes. Lorde appelle à une refonte des
catégories au moyen desquelles nous pensons et organisons
le monde : « Les structures anciennes de l’oppression, les
vieilles recettes de changement sont ancrées en nous, c’est
pourquoi nous devons, tout à la fois révolutionner ces
structures et transformer nos conditions de vie, elles-mêmes
façonnées par ces structures. Parce que les outils du Maître ne
détruiront jamais la maison du Maître » (Lorde, 1984, 131).
Ces deux axes de réflexion, dénoncer les outils linguistiques
(le masculin comme neutre) et catégoriels (les catégories
« homme » et « femme ») du discours universaliste masculin, se
retrouvent dans l’œuvre philosophique et littéraire de Wittig,
8 Le prototype d’une catégorie est son exemplaire le plus représentatif.
Concept élaboré par Eleanor H. Rosch (1973).
9 “And once we do not accept the notion that men are positive and
women are negative, we are essentially rejecting the notion that there are
men and women at all. In other words, the system based on this polar
model of existence is absolutely real; but the model itself is not true”
(Dworkin, 1976)
233
Devenir non-binaire en français contemporain
que ce soit dans La Pensée straight (1980) – « les lesbiennes ne
sont pas des femmes » – que dans L’Oppoponax (1964) ou dans
Le Corps lesbien (1973) où le travail stylistique, notamment sur
les pronoms sujets, tente de subvertir les catégories de genre
pour tenter d’accéder à un neutre non-hétéronormatif, nonessentialisant et non-sexualisant.
Les locutaires du genre neutre ne font rien moins que
réaliser ce programme, ébauché dans l’œuvre de ces trois
autrices, et qui consiste à créer de « nouveaux outils » pour
détruire la maison du maître.
LM et VS : Seriez-vous d’accord pour partager quelques-unes des
frustrations que vous avez pu confronter, en tant que personne qui se dit
de genre « spectral », face aux gens qui se réclament de la linguistique
prescriptive ?
Alpheratz : Comme toutes les personnes de genre
« spectral » ou « non-binaire » sans mots pour se nommer, j’ai
toujours été confrontæ aux sentiments du néant, de l’étrangeté
et de la subalternité. Être lu dévianxe d’une norme, c’est être
la victime de conséquences sociales qui vont de la solitude
au meurtre potentiel, en passant par toutes les formes de
discrimination, depuis le fait d’être un sujet de moqueries au
fait de ne pas pouvoir accéder à un travail. Ce portrait serait
terrible si al n’existait pas « les cadeaux de la vie ». Je parle
des rencontres inattendues avec des personnes puissantes,
parce qu’adelphiques, résilientes, sages, généreuses, ouvertes,
courageuses, et qui m’ont donné envie de faire partie de leur
famille, cette famille sans nom ni blason, et qui réunit les
êtres humains de bonne volonté.
Qu’øn ne se leurre pas : si les locutaires du français inclusif
sont des dévianxes, dans un monde où le masculin générique
et neutralisant est la norme, vous trouverez aussi beaucoup de
prescriptaires parmi ces dévianxes, dont les certitudes libèrent
la fatuité, ainsi qu’un goût irrépressible pour le pouvoir, dont
234
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
l’intensité sera d’autant plus grande que leur impuissance et
aura duré longtemps.
LM et VS : Y a-t-il des institutions, des situations qui sont plus ou
moins ouvertes ? À la Sorbonne, par exemple, est-ce qu’on vous confirme
dans votre identité en utilisant les pronoms qui vous conviennent ? Ou
cherche-t-on à vous mettre dans des cases binaires ?
Alpheratz : La Sorbonne s’est dotée d’un service nommé
« Mission égalité » pour accompagner ma catégorie sociale,
les personnes trans, qui peuvent donc s’inscrire sous leur
prénom d’usage. Mon expérience m’a montré que lorsque
j’intégrais mon genre d’usage (neutre ou masculin si le neutre
n’est pas connu) dans la signature de mes courriels ou en
préambule de mes interactions verbales, celui-ci était respecté
par le personnel administratif et quelques collègues, mais pas
par tout le monde.
Le principal obstacle et argument que l’øn m’oppose est
que la structure informatique mise en place ne permet pas
de déroger à la règle binaire. Plus que jamais, le principe
selon lequel « code is law » de Lawrence Lessig (2000) montre
que les structures mises en place par le langage (et le code
informatique est un langage parmi d’autres) peuvent acquérir
une vie autonome et prendre le contrôle de la gouvernance
humaine. Un gros travail de contrôle et de vigilance relatif
aux lois fondamentales (et la lutte contre la discrimination en
fait partie) est à fournir dans le domaine informatique.
L’autre lieu qui demande un engagement politique
et une vigilance relative aux droits fondamentaux est
la politique linguistique des gouvernements, terrain de
pressions des milieux conservateurs pour empêcher les
peuples francophones de s’exprimer en français inclusif.
Nous renvoyons à la circulaire du 21 novembre 2017 de l’ex
premier ministre de la France, Édouard Philippe, interdisant
le français inclusif à ses services, et à la Proposition de
235
Devenir non-binaire en français contemporain
loi nº 3273 visant à interdire l’usage du français inclusif à
toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une
subvention publique.
LM et VS : Quels ont été les retours à votre roman Requiem ?
Avez-vous un prochain ouvrage littéraire en cours ? Et finalement, pour
reprendre votre propos en haut, « mon objectif est de créer les livres que
j’aurais aimé lire », y a-t-il – avec Wittig et les ouvrages théoriques
féministes que vous avez évoqués – d’autres livres que vous avez déjà
aimé lire ?
Alpheratz : Les retours des lectaires de Requiem sont
élogieux. Mais le roman n’a pas suscité beaucoup d’articles
critiques. Peut-être parce que je ne fais pas partie du marché.
Le livre, autoédité, a été refusé partout, et il est hors des
radars des médias de masse.
J’ai mis vingt-cinq ans à écrire ce roman. Vingt-cinq ans à
refuser de recourir au masculin générique et neutralisant. Et
un jour, j’ai entrevu la fenêtre, le moyen de sortir de la prison
de ma langue par la découverte de al et la mise au point d’un
système permettant de créer tous les neutres dont nous avons
besoin. Deux lettres, à peine un mot, mais surtout : une clé.
Cette aventure, où entrent tout à la fois une solitude et
une persévérance insensées, des décennies d’enfermement
et une découverte qui ouvre tous les horizons, m’a permis
d’attirer suffisamment l’attention pour que mon deuxième
ouvrage, la Grammaire du français inclusif, soit publié par une
maison d’édition française. Si nous avons cette conversation
aujourd’hui, c’est parce que je n’ai pas attendu la ratification
des maîtres de la culture pour faire entendre ma voix.
Le paradoxe, c’est qu’une traduction anglaise, qui m’a été
proposée, pourrait voir le jour avant que cette élite française
reconnaisse mon existence. J’incarne en effet tout ce qu’elle
ne souhaite pas voir : un autre modèle économique du livre,
fondé sur des autaires entreprenaires qui restent propriétaires
236
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
de leurs livres et qui n’édulcorent ni leur pensée ni leur style
dans le but de vendre. Je suis fiær de ne pas faire partie de ce
petit monde littéraire, qui s’amusait des aventures pédophiles
d’un Matzneff sur les plateaux de télévision, et qui est encore
là. Mais je n’attends pas qu’als aient disparu pour agir et pour
faire entendre ma voix. Je sais, comme Max Planck, cité par
Thomas Kuhn, que pour qu’un nouveau paradigme soit
accepté, dans La Structure des révolutions scientifiques (1962), al
faut attendre que tous les tenanxes de l’ancien soient morxes.
Je suis en contrat avec une autre maison d’édition française
pour écrire un essai politique qui doit paraître en 2022.
J’écris également la seconde édition de la GFI, puisqu’en
seulement deux ans, la communauté linguistique francophone
a produit des usages réels du neutre qui me manquaient en
2018.
Je ne lis plus pour mon propre plaisir depuis que j’ai
entrepris des recherches universitaires. Mais ce travail
m’amène à découvrir des œuvres remarquables : Le Neutre de
Roland Barthes, au style inouï, et qui donne une idée de ce
qu’est la quête du « mot juste », La Ménagerie de Papier de Ken
Liu (qui utilise « iel » et « ul »), Queer Psychanalyse de Fabrice
Bourlez. Cependant, chaque soir, avant de m’endormir, je
déroge à cette règle en retournant à la Littérature. Ma pensée,
formatée par la science, doit retrouver toute sa liberté, pour
que jamais je ne devienne, à mon tour, an maître.
Cette interview a été réalisée par courriel entre août et novembre 2020
et est légèrement corrigée.
237
Devenir non-binaire en français contemporain
Références citées
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Vent Solars.
alpheratz, 2019. « Français inclusif : du discours à la
langue ? », Le discours et la langue, Cortil-Wodon, Éditions
modulaires européennes, p. 53-74. https://hal.archivesouvertes.fr/hal-02323626.Dernière consultation le
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barthes, Roland, 2002. Le Neutre, Cours au Collège de France
(1977-1978), sous la direction d’Éric marty, Paris, Seuil
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butler, Judith, 2004. Undoing Gender, New York, NY, Routledge.
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Rich Asians”, était payée 8 fois moins que son collègue »,
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www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/OurBloodIV.
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husserl, Edmund, 1950. Idées directrices pour une phénoménologie,
traduction de Paul Ricœur, Paris, Gallimard.
238
Devenir non-binaire : un entretien avec Alpheratz
kuhn, Thomas, 1962 (2018). La Structure des révolutions
scientifiques, traduction de Laure meyer, Paris, Flammarion.
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lessiG, Lawrence, 1999. Code and other laws of cyberspace, New
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lorDe, Audre, 1984. Sister outsider, essais et propos sur la poésie,
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saussure, Ferdinand de, 1916. Cours de linguistique générale,
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Dernière consultation le 26 août 2021.
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Minuit.
239
Devenir non-binaire en français contemporain
wittiG, Monique, 1973. Le Corps lesbien, Paris, Les Éditions
de Minuit.
wittiG, Monique, 1980. « La pensée straight », Questions
féministes, n° 7 (février), p. 43-53. https://www.jstor.org/
stable/40619186. Dernière consultation le 16 novembre
2021.
Glossaire
Ce glossaire présente, à titre provisoire, les définitions
pour certains termes et expressions employés dans ce volume
collectif, que le public intéressé ne reconnaîtrait peut-être pas
d’emblée. Les explications présentées ci-dessous ne doivent
pas être considérées comme définitives, pas plus que la liste
ne doit être vue comme index exhaustif de termes.
C’est par choix délibéré que ce glossaire n’inclut pas les
innovations linguistiques telles que « celleux », « lectaire »,
« touz » ou d’autres néologismes inventés par les personnes
qui souhaitent privilégier le geste inclusif, au-delà du binaire.
À un moment historique où de tels mots s’inventent et où la
recherche pour des systèmes et des solutions linguistiques se
multiplient dans des contextes et des (sous) cultures divers et
variés, il est inévitable qu’une telle effervescence produise des
formes différentes qui se rivalisent parfois pour se légitimer
au sein d’un même champ, lui-même déjà ouvert à des
possibilités créatives. Dans cette optique, nous n’avons pas
241
Devenir non-binaire en français contemporain
l’intention – et il serait peu pratique, voire impossible – de
présenter un lexique complet des mots inclusifs en termes
de genre. Un tel paysage d’expression est non seulement
changeant, et même parfois éphémère, mais constituerait
aussi un projet lexical bien différent.
Néanmoins, compte tenu du fait qu’une pluralité des
personnes ne (re)connaîtrait sans doute pas certains des termes
utilisés dans ce livre, nous proposons cette liste de termes
sous forme de glossaire succinct, ne serait-ce que préliminaire,
auquel nous pourrons nous référer collectivement au fur et à
mesure que nous développons notre analyse et présentation
d’un champ qui émerge.
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
AFAB (abbr.)
Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/
AFAN) ».
AFAN (abbr.)
Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/
AFAN) ».
AGAN (abbr.)
Voir « Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/
AFAN) ».
Agenre (adj.)
Adjectif pour une personne ne s’identifiant à aucun genre.
242
Glossaire
Al (pronom)
Pronom de troisième personne singulière, utilisé dans le
système « al » proposé par Alpheratz.
Alternance d’accords
Stratégie de français neutre dans le cadre du genre
grammatical binaire consistant en l’alternance dans un
même texte d’accord adjectival au masculin et au féminin
pour le substantif en question.
AMAB (abbr.)
Voir « Assigné·e garçon/ fille à la naissance (AGAN/
AFAN) ».
Assigné·e garçon/fille à la naissance (AGAN/AFAN) ; Le
genre assigné
L’insistance sur l’assignation médicale reconnaît le genre
des personnes trans en mettant en avant l’écart entre
les catégories médicales et les genres ressentis et vécus
comme réels ; cette formulation est généralement préférée
aujourd’hui à celle du sexe « biologique », c’est-a-dire, un
enfant qui serait « né garçon » ou « née fille ». En français
on utilise souvent les sigles anglais AMAB et AFAB
(Assigned Male at Birth ou Assigned Female at Birth), bien qu’il
existe des équivalents français : assigné·e fille/garçon à la
naissance (AFAN ou AGAN).
Bigenre (adj.)
Adjectif pour une personne dont l’identité de genre inclut
simultanément deux genres, que ceux-ci soient masculins,
féminins ou autre.
243
Devenir non-binaire en français contemporain
Cis- (préfix ou adj.) ; cisgenre (adj.)
Préfixe utilisé pour désigner les individus dont l’identité de
genre est le même que le genre attribué à leur naissance.
Parfois, cis s’utilise aussi comme adjectif.
Exemples : « La société française est cisnormative » ; « mes
ami·es cis ne comprennent pas ».
Deadname (n. ou vb.)
Voir « morinommer ».
Demigenre (adj.)
Adjectif pour une personne dont l’identité de genre
correspond partiellement à un genre spécifié. Par exemple,
une personne demifille est partiellement fille.
Double flexion (n.)
Terme pour rendre explicite l’utilisation d’un nom dans les
deux formes genrées au lieu de prendre le pluriel masculin
comme la forme plurielle par défaut.
Exemple : « Les étudiants et les étudiantes trouvent leur place » au
lieu de « Les étudiants trouvent leur place ».
Doublet (n.)
Se dit des prénoms composés constitués par les formes
masculines et féminines d’un même prénom, et adoptés
par certaines personnes pour signaler leur non-binarité.
Exemple : Jean-Jeanne.
Dysphorie (n.)
Dans les discours sur les transidentités, la dysphorie
indique d’habitude un sentiment de discordance ou de
détresse provoqué par l’écart entre les attributs corporels
sexués d’une personne, et le genre vécu de cette personne.
Pourtant la dysphorie provient moins d’une sorte de
244
Glossaire
pathologie personnelle que de la façon dont les normes
sociales excluent les corps trans.
Écriture inclusive (EI) (n.) ; français inclusif
Un mouvement qui promeut l’égalité dans la représentation
des genres en privilégiant, le cas échéant, la féminisation,
et en insistant sur l’inclusion des termes ou des signes
pour indiquer toute composition hétérogène – même si
elle reste binaire – de sujets pluriels. L’écriture inclusive
préconise également l’utilisation où possible des mots
épicènes.
Exemples :
1. Utilisation du point médian : « les étudiant·es trouvent leur
place » comme forme abrégée écrite pour « les étudiants et
étudiantes trouvent leur place » (double flexion) et pour remplacer le pluriel masculin par défaut en français conventionnel
(« les étudiants trouvent leur place »). À noter : le point médian n’est qu’une convention écrite et signale la nécessité d’une
double flexion à l’oral.
2. Féminisation de la profession : « Madame Fleury, la cheffe
du département, est arrivée hier ».
3. Utilisation de l’épicène : « La personne que j’ai vue est
grande ». Ici, « la personne » désigne un individu dont le genre
n’est pas précisé.
EI (abbr.)
Voir « l’écriture inclusive ».
Épicène (adj. et n.)
Adjectif ou nom qui fait référence à un mot dont
l’orthographe est invariable en genre.
Exemple : « élève est un terme épicène (un ou une élève, des
élèves) ».
245
Devenir non-binaire en français contemporain
Fluide de/dans le genre
Adjectif pour une personne dont l’identité de genre varie
dans le temps. Quelques francophones se retrouvent
plutôt dans l’expression anglaise « genderfluid ».
Gender-inclusive (adj.)
Utilisé en anglais pour indiquer des pronoms ou des noms
inclusifs des sujets non-binaires.
Gender-neutral (adj.)
Utilisé en anglais pour indiquer les pronoms ou les noms
qui sont indifférents au genre du sujet.
Genderfluid (adj.)
Voir « fluide de/dans le genre ».
Iel (pronom)
Pronom sujet utilisé par certaines communautés du monde
francophone pour désigner un individu non-binaire.
Ille (pronom)
Pronom sujet utilisé par certaines communautés du monde
francophone pour désigner un individu non-binaire (ou
pour une personne dont le genre reste inconnu).
Intersexe (adj.)
Expression d’ordre général regroupant les variations
des caractéristiques sexuées qui sortent des limites
binaires (mâle ou femelle) des normes médicales. En
anglais, les termes « intersexe » et « hermaphrodite »
étaient interchangeables jusqu’aux années 1950 ; celuici a aujourd’hui une définition beaucoup plus restreinte.
Intersexe n’est pas synonyme de transgenre même si
certaines revendications sociales et identitaires peuvent
être partagées. On pourrait distinguer entre les deux de
246
Glossaire
façon certes sommaire ainsi : intersexe est une condition
biologique sexuée et/ou reproductive considérée
comme médicalement ambiguë bien que faisant partie
de la variété naturelle, tandis que transgenre relève d’une
incompatibilité entre le genre assigné à la naissance et le
genre vécu par la personne.
Mégenrer (v.)
Usage de pronoms, termes ou accords dont la marque de
genre ne correspond pas à celle acceptée par la personne
désignée.
Morinom (n.), Morinommer (v.)
(Usage de) l’ancien prénom d’une personne trans, qui ne
reflète pas son identité de genre. Certain·es francophones
préfèrent l’expression anglaise « deadnaming ».
Nom animé (n.)
Ce terme désigne un être vivant (réel ou imaginaire). Il
représente donc presque toujours une personne ou un
animal susceptible de se mouvoir.
Exemples : une personne, un chat, une fée sont tous des noms
animés ; tandis ce que la table, le sable, les plantes seraient des
noms inanimés.
Non-binaire (adj).
Adjectif pour décrire des positions ou des personnes
qui ne s’identifient pas aux assignations de genre
conventionnelles masculines ou féminines.
Pangenre (m.) ou pangender.
Une identité de genre de trouvant sur le spectre non-binaire
et multigenre. Le terme « Omnigenre » lui est synonyme. Il
y a plusieurs définitions possibles pour ce terme. Comme
le terme « Pansexualité », le terme « Pangenre » peut être
247
Devenir non-binaire en français contemporain
utilisé pour désigner un désintérêt total vis-à-vis de sa
propre identité de genre/comment les autres voient son
identité de genre, dans le sens où il y a un désintérêt pour
l’utilisation de certains pronoms en particulier, tant que
les autres n’insistent pas sur le fait que l’on soit cisgenre.
Parité (n. f.)
Terme juridique dans la législation française adopté en
2000 pour assurer une représentation égale des femmes
et des hommes sur toutes les listes électorales pour les
postes élus.
Passing (n. m.) ; passer (v.)
On dit « le passing » en français. C’est la capacité que
possède une personne de se faire « passer pour » un
membre d’un certain groupe identitaire, par exemple
de sexe masculin, féminin, ou cisgenre. Le passing est
souvent souhaitable pour des raisons de sécurité, mais
il peut impliquer le sacrifice d’une identité revendiquée
comme plus authentique. Par exemple, afin de naviguer
les espaces publics en sécurité, une personne non-binaire
peut se faire passer pour une femme ou un homme, ou
une femme trans peut se faire passer pour une femme
cisgenre ; les deux risquent pourtant d’éprouver un impact
psychologique et/ou physique.
Point médian ou point milieu (n.)
Ce terme fait référence au caractère typographique « · »
utilisé par les partisans de l’écriture inclusive comme
raccourci écrit pour indiquer les noms pluriels composés
des éléments masculins et féminins. À noter : le point
médian n’est qu’une convention écrite et signale la
nécessité d’une double flexion à l’oral.
Sur macOS, on peut obtenir le point médian en appuyant
sur les touches suivantes :
248
Glossaire
Alt + maj + F avec un agencement de clavier français
ou belge ;
• Alt + maj + H avec un agencement de clavier espagnol,
canadien multilingue ou suisse français ;
• Alt + maj + 9 avec un agencement de clavier anglais
américain, britannique, canadien anglais ou allemand ;
Sur Windows :
• avec la combinaison de touche Alt :
• Alt+250, le point milieu (·) apparaît en relâchant
Alt
• Alt+0183, le point milieu (·) apparaît en relâchant
Alt.
• 00B7 suivi de Alt+C (ou de Alt+X) dans les
applications RichEdit (par exemple WordPad) ;
•
Exemple : « les étudiant·es » comme forme abrégée écrite
pour « les étudiants et les étudiantes ».
Sex/gender (n.)
La barre oblique permet de rapprocher ces deux termes
souvent opposés dans les discours sur l’identité de genre,
et de troubler cette opposition qui soutiendrait que le sexe
existerait dans une réalité biologique au-delà du genre (qui,
lui, serait plus social). Le transféminisme propose que cette
distinction relève de l’essentialisme (tout en reconnaissant
son utilité stratégique), et met en avant un modèle de coconstruction du sexe et du genre par un nœud de faits
sociaux et physiques. Pour beaucoup de personnes trans
par exemple, le soi-disant « sexe biologique » est plus flou
que leur genre vécu.
249
Devenir non-binaire en français contemporain
Trans (préfixe et adj.)
Préfixe ou adjectif utilisé dans ces essais pour désigner les
individus dont l’identité de genre diffère du genre attribué
à la naissance. Parfois, trans est également utilisé comme
nom.
Exemple : « Camille s’identfie comme trans et utilise le pronom iel. »
Transfeminisme (n.)
Des pratiques et théories féministes qui relient de façon
inextricable et radicale la libération trans – voire la
libération queer tout court – à celle des femmes. Il y a des
spécificités francophones dans le transféminisme.
Yel (pron.)
Une variante du pronom iel.
Ze
Pronom sujet anglais non-binaire à la troisième personne,
alternatif à « they » et utilisé par certaines personnes dans
le monde anglophone. Le plus souvent, ze se traduit par
iel en français. Voir aussi « iel » ou « yel ».
Nous reconnaissons la contribution des
personnes suivantes :
Alpheratz est chercheuxe associæ au laboratoire STIH
de Sorbonne Université (Paris, France) en linguistique,
sémiotique et communication. Ses travaux portent sur
le français inclusif et le genre neutre, sous la direction du
linguiste Philippe Monneret. En décembre 2015, al publie
Requiem, le roman qui réactive le pronom de genre neutre
al et ses dérivés en littérature française. Ses recherches lui
permettent de développer un lexique de genre neutre et de
conceptualiser le français inclusif dans la Grammaire du français
inclusif, parue aux Editions Vent Solars en 2018.
Alexandre Baril est professeur associé à l’École de service
social de l’Université d’Ottawa depuis 2018. Ses recherches
portent sur la diversité, incluant la diversité sexuelle et de
genre, corporelle (handicaps et santé) et linguistique. Ses
recherches, menées dans une perspective intersectionnelle, se
situent à la croisée de plusieurs champs disciplinaires, dont
les études féministes et de genre, queers, trans, du handicap,
de la sociologie du corps, de la santé et des mouvements
251
Devenir non-binaire en français contemporain
sociaux et de la suicidologie critique. Il a publié de nombreux
articles dans plusieurs revues, notamment Hypatia : Journal of
Feminist Philosophy, Annual Review of Critical Psychology, Disability
and Society et Journal of Literary and Cultural Disability Studies.
Flora Bolter est codirectrice de l’Observatoire LGBT+ à la
Fondation Jean Jaurès, et était coprésidente du Centre LGBT
à Paris de 2014 à 2018. Formée en sciences politiques, elle
travaille sur les questions qui portent sur les droits humains,
genre et la discrimination, et a toujours porté un intérêt aux
évolutions linguistiques et les changements sociaux.
LeAnn Brown est docteure en linguistique de l’Université
de Toronto, spécialiste de l’étude des voix des personnes cis
et trans et de leur perception. Actuellement post-doc pour
le projet NoBiPho financé par l’ANR, qui vise à étudier
la production et la perception des marqueurs vocaux des
personnes non-binaires. Ses recherches se situent dans le
domaine de la variation sociophonétique et s’intéressent
particulièrement à la perception du genre, à l’acquisition
des catégorisations sociales et aux systèmes symboliques de
pouvoir.
Maria Candea est docteure en linguistique française
de l’oral et professeure en sociolinguistique à l’Université
Sorbonne Nouvelle, à Paris. Ses travaux mobilisent des
méthodes mixtes de recherche et portent sur les idéologies
linguistiques notamment en relation avec les pratiques de
prononciation : production et perception de la voix et des
accents sociaux, interactions entre normes de genre, classe
sociale et processus de racisation. Elle est membre du comité
de rédaction de GLAD ! – Revue sur le langage, le genre et les
sexualités, et de Langage et Société. Elle est l’autrice, avec Laélia
Véron, d’un essai intitulé Le français est à nous ! Petit manuel
d’émancipation linguistique publié en poche en 2021 aux Éditions
La Découverte, Paris.
252
Biographies
Karine Espineira est sociologue des médias et est
chercheuse associée au Laboratoire d’études de Genre et de
Sexualité (UMR LEGS), Université Paris 8 Vincennes – SaintDenis, depuis 2017. Autrice de Médiacultures : la transidentité en
télévision : une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010)
(L’Harmattan, 2015), et Transidentités : ordre & panique de genre
(L’Harmattan, 2015), ses travaux s’inscrivent dans les champs
des études de genre, des études culturelles et des études
transgenres. Ses recherches portent sur les constructions
médiatiques des transidentités, sur les modèles de genre dans
les médias, et les transféminismes.
Louisa Mackenzie, codirectrice de ce volume, est
Associate Professor of French Studies à l’Université de
Washington, Seattle. Iel a également codirigé en 2019, avec
Vinay Swamy, « Legitimizing ‘iel’ ? », un numéro spécial paru
en ligne chez H-France Salon (volume 11, n° 14). Autaire de The
Poetry of Place: Lyric, Landscape, and Ideology in Renaissance France
(Presses universitaires de Toronto, 2010), et codirectrice
(avec Stephanie Posthumus) de French Thinking about Animals
(Presses universitaires de Michigan State, 2014), iel a aussi
publié des articles sur des relations humaines-animales et les
écologies françaises queer pendant la Renaissance.
Logan O’Laughlin était dernièrement associé·e
postdoctoral·e des études féministes de l’environnement à
Duke University (Caroline du Nord) dans le programme des
études de genre, sexualité et féministes. Iel enseigne à Seattle
University et a écrit plusieurs articles sur la toxicité dans la
culture populaire, en accordant une attention particulière
à la façon dont les déversements toxiques co-articulent les
espèces avec la race et le sexe.
Blase Provitola est professeur adjoint de français à
Trinity College (Connecticut) depuis 2019. Ses publications
explorent la littérature postcoloniale (Romanic Review 106),
la politique transgenre (Journal of Sexual Ethics and Politics 8)
253
Devenir non-binaire en français contemporain
et l’activisme lesbien en France (numéro spécial de Modern
and Contemporary France). Son project de livre actuel analyse
l’impact du colonialisme et de la race sur la compréhension
du désir et de l’identité sexuelle dans la production culturelle
lesbienne et queer en France contemporaine.
Vinay Swamy, codirecteur de ce volume, est professeur
d’études françaises et francophones à Vassar College, et a été
commissaire et organisateur du colloque « Legitimizing ‘iel’? »
à Vassar les 6 et 7 avril 2018. Il a également codirigé en 2019,
avec Louisa Mackenzie, « Legitimizing « iel » ? », un numéro
spécial paru en ligne chez H-France Salon (volume 11, n° 14).
Auteur de Interpreting the Republic: Marginalization and Belonging
in Contemporary French Novels and Films (Lexington, 2011), il a
aussi publié Screening Integration : Recasting Maghrebi Immigration
in Contemporary France (University of Nebraska Press, 2011),
dont une édition mise à jour a paru en France comme Les
Écrans de l’intégration : L’immigration maghrébine dans le cinéma
français (Presses Universitaires de Vincennes, 2015), tous deux
codirigés avec Sylvie Durmelat (Georgetown University). Sa
traduction du livre de Marcela Iacub a été publiée comme
Through the Keyhole : A History of Sex, Space and Public Modesty in
Modern France par Manchester University Press en 2016.
Devenir non-binaire
en français contemporain
Durant ces dernières années, la visibilité des personnes nonbinaires qui revendiquent publiquement en anglais et en
français leur identité au-delà du genre binaire s’est largement
accrue. Alors que le singulier « they » a gagné la faveur de
nombreuses personnes dans les espaces anglophones, les
personnes francophones non-binaires ont dû faire face à
d’autres défis concernant la langue et la syntaxe, étant donnée
la nature binaire de la grammaire française elle-même. Ce
volume collectif examine les tentatives récentes visant à mettre
à la disposition de tout le monde une langue et des identités
équitables, inclusives et expansives au sein des espaces
linguistiques, culturels et pédagogiques francophones. De ce
fait, Devenir non-binaire en français contemporain conteste
l’idée reçue du genre non-conforme comme simple importation
d’outre-Atlantique, d’un modèle identitaire à la base américaine.
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Sous la direction de Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
Vinay Swamy est professeur d’études françaises et francophones
à Vassar College, New York.
Louisa Mackenzie est professeure associée d’études françaises à
l’Université du Washington, Seattle.
Sous la direction de
Vinay Swamy et Louisa Mackenzie
27,90 €
Couverture : Alexis Amen
ISBN 978-2-304-05242-8
Savoirs
GENRE(S) ET CRÉATION