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vendredi 24 janvier 2025

La politique sexuelle de la viande - Edition du 35ème anniversaire

C'est mon troisième article sur cet ouvrage fondateur de mon blog, avec Le féminisme ou la mort de Françoise d'Eaubonne, et c'est avec plaisir et contentement que je le rédige. Les choses avancent, les traductions se font, les autrices oubliées refont surface. 


A l'occasion de la reparution (dans les librairies le 24 janvier 2025) de l'édition du trente cinquième anniversaire de l'ouvrage, devenu désormais un classique de la littérature végane féministe chez Bloomsbury son éditeur américain, Le Passager Clandestin publie quasiment simultanément sa traduction en français, avec une longue postface actualisée de l'autrice Carol J Adams, enrichie de photos, tracts, dessins, avec bien sûr, des dernières déclarations et avancées sur la prise de conscience écoféministe et des torts causés aux autres terriens, les animaux..

Explorant à travers les textes littéraires les hiérarchies d'oppression patriarcale, élaborant la thèse du "référent absent", incluant intersectionnellement les animaux, en rappelant ce que l'activisme pour les animaux doit aux féministes, histoire largement ignorée (qui sait par exemple que les suffragistes britanniques étaient aussi antivisectionnistes ?), en redonnant toute leur place aux autrices dont les textes ont été oubliés ou fragmentés, 'démembrés' à l'instar d'une pièce de viande, autrices anti-guerre et végétariennes des temps passés, et notamment les européennes de l'après Grande Guerre, Carol J Adams signe un classique, devenu bible intersectionnelle du véganisme , une théorie critique féministe intersectionnelle, des oppressions subies par les femmes et les animaux. 

Adams redonne, par exemple, toute sa place à Mary Wollstonecraft Shelley, autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne, dont s'est emparé Hollywood sans mentionner le véganisme de la Créature, rejetée par les humains pour sa monstruosité, et se jurant de ne plus manger que des fruits et des graines en se souvenant qu'elle est fabriquée de morceaux de cadavres d'humains et d'animaux fragmentés en abattoir ; Mary Shelley, à l'instar de Flaubert disant "Madame Bovary, c'est moi", aurait sans doute pu dire aussi "la créature de Frankenstein, c'est moi" en se souvenant que dans les salons de son milieu intellectuellement brillant et stimulant, elle écoutait plus qu'elle n'intervenait, car femme dans un milieu d'hommes, artiste elle-même, parmi ses pairs masculins, pairs qui ne la voyaient pas comme telle. Il est de fait que Hollywood qui a fabriqué le mythe Frankenstein en occultant l'autrice, ne s'embarrasse pas de son véganisme solidaire et altruiste des animaux, à la chair réifiée et démembrée dans les abattoirs pour être transformée en nourriture pour les humains. La viande, les abattoirs, c'est la guerre. Les bouchers comme les soldats font couler le sang, plaideront toutes ces féministes, de Margaret Cavendish, à Virginia Woolf, en passant par Colette, George Sand, Alice Walker, Margaret Atwood et tant d'autres, reconnues, leurs textes restitués, dans cet ouvrage à la réédition bienvenue.

Quelques citations :

" on ne mange pas de viande sans qu'il y ait mort d'un animal. Par conséquent, l'animal vivant est le référent absent du concept de la viande. Le référent absent nous permet d'oublier les animaux en tant qu'entités indépendantes ; il contribue aussi à notre résistance face aux efforts déployés pour imposer leur présence. "

" Qualifier de féminin ou d' "efféminé" le refus que des animaux soient tués pour servir d'aliments parce que son ton serait "émotif" contribue à son bâillonnement, puisqu'on l'associe à des femmes bâillonnées par la culture patriarcale.

" En réalité, dans le monde occidental industrialisé actuel, les femmes ressemblent aux animaux dans un zoo moderne. Il n'y a pas de barreaux. Les cages semblent avoir été abolies. Pourtant, en pratique, on garde encore les femmes à leur place avec autant d'autorité que les animaux dans leurs enclos." Brigid Brophy, citée dans l'ouvrage.

Cochon :  animal vivant. Porc : mort, fragmenté, renommé

" Quelles sont les tyrannies que vous avalez jour après jour et que vous essayez de faire vôtres, jusqu'à vous en rendre malade et à en crever, en silence encore ? " Audre Lorde, citée dans l'ouvrage. 

" Le végétarisme [est] un complément essentiel du pacifisme. Par extension, en contestant la croyance dominante selon laquelle l'animal est fait pour être consommé par l'espèce humaine, nous remettons en cause un monde en guerre. "

" En réalité, l'élevage d'animaux et la guerre sont des institutions où l'homme s'est montré le plus compétent. Il joua le rôle de boucher et celui de soldat ; et lorsque la culture du sang prit le contrôle de la religion, les prêtresses furent mises de côté. " - " Les toutes premières mentions d'offrandes à la déesse ne citent que des grains et des fruits. Quand le massacre d'animaux y fut-il ajouté ? "

 
" Il est rare qu'au cours de l'histoire un homme soit tombé sous les balles d'un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués l'ont été par vous et non par nous. Il y a pour vous quelque gloire, une nécessité dans le conflit que nous n'avons jamais ressentie ou appréciée. " 
Virginia Woolf dans Trois guinées. 

Lien complémentaire :

Eat my fear, sculpture en fibre de verre proposée par David Lynch pour la Cow Parade de New York en  2000, sculpture refusée par les organisateurs de l'expo au motif qu'elle était choquante.  

FRANKENSTEIN 


" Ma nourriture n'est pas celle des hommes, je ne tue ni l'agneau ni le chevreuil pour apaiser ma faim. Les racines et les baies me suffisent largement.

Mary Shelley - Frankenstein ou le Prométhée moderne. (Merci à Vegan Rural pour m'avoir fourni la citation)

Mary et Percy Shelley, lui poète romantique anglais, étaient végétariens militants. Mary Shelley est la fille de Mary Wollstonecraft, philosophe, proto-féministe, autrice de A vindication of the rights of woman en 1792.   

jeudi 5 septembre 2024

Refuser d'être un homme. Pour en finir avec la virilité - John Stoltenberg

 " Le sexe masculin a besoin de l'injustice pour exister. " 


Pro-féministe radical, matérialiste et universaliste, John Stoltenberg propose sa dissection au scalpel de la société patriarcale, geôle des femmes depuis des millénaires, objectifiant leur corps, érotisant la haine misogyne (érotisme sado-masochiste) dans laquelle elles se laissent piéger, pour ensuite subir les trahisons quotidiennes petites et grandes des hommes, maris, pères, frères... 

Propriété privée des vieux pères, les femmes furent les premières esclaves, leur corps fut le premier capital. John Stoltenberg livre ici le point de vue d'un homme sur la sujétion des femmes, ce qui est intéressant. Lui-même ne correspond pas au sacro-saint standard de la masculinité, car il est gay dans une société hétérosexuelle de fer, il a donc forcément subi les menaces et injonctions masculines à montrer tous les signes d'appartenance à la classe sociale des hommes, maîtres et possesseurs qui n'hésitent pas, tous les moyens d'infiltration et d'attrition étant bons à prendre, à " confisquer les rares ressources encore concédées aux femmes, quitte à se prétendre transgenre ". Son texte est aussi un plaidoyer pour un pas des hommes vers les femmes, pour leur lâcher prise de dominants, pour un compagnonnage débarrassé de leur virilité encombrante, cause tant de maux et de coûts sociaux. 

John Stoltenberg est dramaturge : ses textes ont été écrits pour être dits sous forme de conférences, d'adresses, à des publics d'hommes. Un peu à la manière d'Andrea Dworkin, dont il fut le compagnon, laquelle s'estimait elle écrivaine, mais qui, ne trouvant pas d'éditeur, devait déclamer ses écrits sous forme de conférences devant des publics d'étudiantes. Un entier chapitre documentaire est consacré à l'élaboration de l'ordonnance de Minneapolis, puis à l'amendement antipornographie sur lesquels avaient travaillé Andrea Dworkin avec Katharine MacKinnon, juriste féministe, amendement soutenu en 1982 devant la Cour Suprême des USA. Sans résultat. La trivialisation, la dégradation, la torture, le viol de corps de femmes dans la pornographie ont été justifiées, défendues, au nom du Premier amendement sur la liberté d'expression. 

Egalement manuel à usage des hommes, l'ouvrage comporte des passages de conseils à ces derniers. Décapant, sans concession ni tentation réformiste, comme les ouvrages de Dworkin, il est indispensable dans toute bonne bibliothèque féministe. L'ouvrage traduit en français et publié en 2013 est épuisé chez les éditeurs ; espérons qu'il sera réédité rapidement. En attendant, on le trouve dans les bibliothèques publiques.
 
CITATIONS
 
Sur l'arrière-plan historique : " Nous savons que les femmes ont été les premières esclaves et que leurs corps ont été le premier capital. Nous savons que la propriété masculine des enfants est antérieure à la compréhension par les hommes de la relation entre coït et grossesse. Nous ne savons pas ce que les mères savaient, parce que leur savoir a été effacé. Mais nous savons que le premier père savait qu'il était un père du fait d'être un propriétaire ; c'était le paterfamilias, ce qui signifie littéralement 'maître d'esclaves.' "

Sur l'identité sexuelle masculine : " Je soutiens que l'identité sexuelle masculine est une construction de toutes pièces, politique et éthique, et que la masculinité n'a de sens personnel que du fait d'être créée par certains actes, choix et stratégies -qui ont des conséquences dévastatrices pour la société humaine. " 

L'objectification sexuelle (des femmes) est considérée en elle-même comme la norme de la sexualité masculine. 

Sur le contrôle social de la procréation : Pourquoi les hommes s'intéressent-ils plus aux fœtus, enfants à naître, alors qu'ils se fichent généralement de ceux qui sont nés, laissant la charge de leur éducation aux femmes, après les avoir la plupart du temps abandonnées après le coït ? Leur position politique et historique sur l'avortement, remis en cause sous n'importe quel prétexte ou caprice de rédacteurs de la loi s'explique par : "le fœtus est le prolongement du phallus qu'ils ont introduit dans un vagin, avorter consiste donc à le leur couper, en d'autres termes avorter équivaut à une castration." On est toujours dans la femme objectifiée, propriété asservie à leurs buts et fins, pas un être libre de ses choix. 

Sur l'arrière plan politique : " La droite défend la propriété privée des femmes (dans le mariage), la gauche (partageuse) défend la propriété collective et sérielle des femmes " (dans la pornographie, la prostitution, la gestation pour autrui). 

Sur le militaire " Les hommes grandissent pénétrés de la terreur d'offenser des hommes plus violents et d'être attaqués par eux. Entre hommes de pays différents, la dissuasion armée (phallique) contre toute violation du territoire qu'ils possèdent est la première ligne de défense des hommes contre une agression masculine. Les comportements militaires des pays patriarcaux ont pour modèle précis les besoins psychosociaux de défense des hommes contre les agressions personnelles entre hommes. [...] L'agression que craignent les hommes -et la peur sur laquelle est basée leur 'défense nationale', est l'agression venant d'autres hommes, c'est à dire l'attaque homosexuelle. 
Les armes nucléaires sont une extension de la capacité du sadisme des hommes; elles représentent l'ultime capacité de baise, comme attestation de la masculinité. La course aux armements nucléaires ne peut être démantelée sans démanteler les structures psycho-sexuelles de la masculinité elle-même. " 

L'ouvrage chez Syllepse comporte quatre avant-propos : un premier de Christine Delphy, les trois autres des trois traducteurs hommes : Martin Dufresne, habituel traducteur en français d'Andrea Dworkin, Mickaël Merlet, et Yeun L-Y. J'espère que ce billet donnera envie de lire John Stoltenberg et aux éditeurs de le rééditer. C'est un ouvrage indispensable, écrit par un allié. Avec Léo Thiers-Vidal, je n'en connais pas d'autres. 

mardi 21 février 2023

Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs

Vient de paraître aux Editions des femmes, dans leur collection poche (rouge pour les textes révolutionnaires et bleue pour les biographies), cette biographie de Thérèse Clerc (1927-2016), autodidacte, militante du joyeux féminisme des années 70. Lire des biographies permet aussi d'éclairer nos propres choix, surtout quand il s'agit d'une personne aussi inspirante que l'était Thérèse Clerc.


Nouveauté, les éditions de poche s'enrichissent désormais de bonus, d'éditions augmentées, telles qu'ici, sur les derniers jours de la fondatrice de la Maison des Babayagas, l'ouvrage broché ayant été écrit et publié de son vivant. C'est une excellente idée éditoriale. 

Issue de la petite bourgeoisie catholique au début du siècle dernier, Thérèse est élevée, éduquée, préparée à une vie d'épouse et mère, seul horizon des femmes de son époque et de sa classe sociale. Il lui a fallu des tas de rencontres iconoclastes pour devenir l'Antigone qu'on admirait. D'autant qu'elle était mauvaise à l'école où elle termine ses études avec un brevet élémentaire. Elle en sait bien assez pour être épouse et mère de famille selon ses parents. Ces rencontres vont des Ames vaillantes et des Guides de France, aux curés ouvriers "rouges" des années 70 et 80. Marxistes, ils lui répondront quand elle parlera de son travail de mère au foyer exploitée dans le mariage (elle ouvre son compte en banque en 1965 dès que la loi le lui permet, afin d'y faire verser ses allocations familiales, se donnant ainsi les moyens de ne plus quémander à son mari l'argent de la rentrée ou des cadeaux d'anniversaires), que "oui, mais les femmes c'est pas pareil, la femme est la servante du Seigneur " ! Quatre enfants et la quarantaine bien sonnée quand advient mai 68, elle lit Wilhelm Reich et fréquente les milieux alternatifs et les femmes du MLF, tout en se préparant à divorcer d'un mari qui la trompe et qui lui est devenu indifférent. Elle se fera bien entendu escroquer par l'avoué dont elle paie les services pour divorcer, celui-ci ne lui expliquant même pas ses droits. Partie avec ses enfants sous le bras, vivant de ce qu'on appellerait aujourd'hui "petits boulots" intermittents, elle découvre l'amour et la jouissance entre femmes. Thérèse Clerc, femme solaire, est très créative, elle a mille idées à la minute. Plus artiste que théoricienne, elle est dans l'expérimentation et la réalisation de l'utopie féministe. Depuis toujours parisienne, elle s'installe ensuite à Montreuil où elle organise des dîners, d'abord entre amies féministes, dîners qui deviendront courus et qui aboutiront à la Maison des femmes de Montreuil, devenue désormais Maison des femmes Thérèse Clerc. Elle imaginera de la même manière, toujours dans une optique de solidarité féministe et en non-mixité, la Maison de Babayagas, où des "vieilles" économiquement faibles (ayant peu cotisé, Thérèse Clerc avait une petite retraite de mère de famille) vivent en mode béguinage, en s'entre-aidant dans les bons comme dans les mauvais jours. Biographie à lire donc, cette femme féministe demeure très inspirante. 

Pour illustrer sa grande créativité aussi bien de ses mains (elle fut modiste, créatrice de chapeaux dans ses jeunes années, il lui en restera un sens de l'habillement et de la parure qu'on trouve dans les robes amples à tissus et gros bijoux ethniques qu'elle créait, cousait et portait) que d'écriture, elle composa en 1988, une ode à toutes les femmes libérées sous forme de béatitudes féministes. Je vous en propose ci-dessous le texte, toujours aussi fécondant.  

" - Heureuses les femmes qui accomplissent leur unité, elles naissent à elles-mêmes et enfantent un monde assemblé.

- Heureuses celles qui effacent les frontières, la Matrie est leur terre, elles retrouvent leurs origines.

- Heureuses les femmes qui s'éloignent du rivage des Pères, elles jettent leurs filets en eaux paisibles, et font reculer la violence et la guerre. 

- Malheureuses celles qui usent de leur séduction pour récolter les privilèges des Pères, elles confortent leur désordre, celui qui génère la hiérarchie et la concurrence des femmes. 

- Bienheureuses les femmes qui font émerger leur continent noir, une nouvelle Terre apparaît et elles la fécondent.

- Heureuses celles qui crient leur espérance dans un désert de mort, la multitude ne les entend guère, mais elles font sourdre les sources de vie.

- Malheureuses les femmes qui se taisent et se soumettent pour avoir la paix, elles préparent la guerre.

- Heureuses celles qui rompent les mots et les partagent, sous la cascade du rire germent d'autres grains pour d'autres terres.

- Bienheureuses les femmes qui subvertissent le Verbe, elles font naître la Parole.

- Heureuses celles qui font passer leur rêve dans le quotidien, elles font taire la fureur du monde.

- Heureuses les femmes qui se construisent dans la multitude et se forgent dans la solitude, leur force est la pierre angulaire du nouvel édifice. 

- Heureuses celles qui ont conscience de la pauvreté, elles ménagent les ressources de la planète et préparent un monde de partage. 

- Bienheureuses les femmes qui savent s'aimer ensemble, fille et mère se reconnaissent et la Loi change de visage. 

- Bienheureuses celles qui annoncent l'Utopie, l'Histoire se souvient des Prophétesses. " 

Un cri du cœur spontané, un credo longuement élaboré, toujours actuel, une subversion des textes chrétiens dont on l'a nourrie dans l'enfance, texte que Thérèse revendiquera toujours.  

jeudi 1 décembre 2022

Mars 1979, Kate Millett va en Iran

 Les événements en Iran de ce dernier mois, les femmes ayant amorcé le mouvement, en première ligne pour revendiquer leurs droits humains, ont fait que l'ouvrage de Kate Millett est revenu dans l'actualité. 

A partir de janvier 1978, les manifestations de la classe moyenne iranienne viennent à bout du régime du Shah, empereur depuis 1941, dictateur implacable, mais dans le camp de l'ordre anglo-américain. Le soulèvement est soutenu par l'Ayatollah Khomeini depuis son exil de Neauphle le Château en France.  Les Iraniennes voient d'un bon œil arriver ce qu'elles considèrent être une révolution. Sans mal : le tyran torture, mutile et fait disparaître ses opposants, la corruption règne. Elles iront même manifester une première fois en tchador, (erreur manifeste de jugement, on n'instrumentalise pas impunément un lourd symbole de l'oppression) pour soutenir l'accession des mollahs au pouvoir, signe de changement. L'Ayatollah, arrivé au pouvoir en 1979, donne des gages dans un premier temps, pour mieux maintenir la ferveur. Avant de tenter d'imposer le tchador aux femmes. Elles vont donc manifester une seconde fois pour leurs droits lors de la Journée Internationale des droits des femmes, le 8 mars 1979, en appelant à la rescousse et à la mobilisation des féministes internationales : Kate Millett, connue internationalement comme autrice de Sexual politics, est invitée. D'autant plus qu'elle a milité dans un collectif dénonçant avec des Iraniens en exil, les crimes du régime impérial. 


L'ouvrage est le journal de ces quelques jours d'avant le 8 mars où Kate Millett réfléchit, puis fléchit, se prépare au voyage, visas, bagages, enthousiasme, projets, amies accompagnatrices, contacts avec Simone de Beauvoir, Antoinette (Fouque), Claude (Servan-Schreiber)..., toutes promettent, soit de la rejoindre, soit de s'occuper des relations publiques, communiqués de soutien et contacts avec la presse depuis Paris. Récit aussi de son arrivée à Téhéran, des contre-temps de la manifestation, des contacts avec les féministes iraniennes, de ses changements de campement chez l'habitante ou à l'Intercontinental, son dernier hôtel. Jusqu'à son expulsion autoritaire par le nouveau régime qui la déclare indésirable sur le territoire iranien. Dans une soixantaine de dernières pages crucifiantes, Kate Millett décrit son angoisse d'être arrêtée arbitrairement, de devoir même faire un seul jour en prison. Elle est claustrophobe, elle écrit avoir déjà été enfermée en hôpital psychiatrique et elle ne supportera pas un nouvel enfermement. La désorganisation des différents services de police, l'incompétence bureaucratique ordinaire des dictatures, le pouvoir discrétionnaire qu'ils exercent sur elle et sur sa compagne Sophie Keir, arbitraire dont ces hommes qui savent qu'elles sont lesbiennes, vont jouer jusqu'au bout, les menaçant même de viol. 
 
Quelques citations : 

Conférence de presse :

" Il est difficile de croire que cette masse de gens appartient à la gauche. Il est difficile de croire que cette brutale atmosphère patriarcale puisse même s'associer aux idées socialistes ou révolutionnaires. Ce n'est pas le cas d'ailleurs. La révolution dans cet endroit n'est qu'un mot recouvrant un patriotisme tribal, un patriarcat tribal. Khomeini est omniprésent. Des fusils partout dans la salle.

Les fusils :

" Tant de fusils entre les mains de gens simples, pensé-je. Je hais les fusils. Découvrant dans une rage profonde combien je les hais -combien ils sont injustes, combien il est oppressif qu'un être humain puisse oser pointer cet instrument de mort instantanée sur un autre et le commander comme un esclave. Ce salaud qui ose menacer nos vies comme ça. "

" La loi militaire. La silhouette d'un homme avec un fusil. Parce que bien sûr personne d'autre n'en porte jamais, et celui qui le porte est pris d'une telle frénésie de virilité stupide qu'il devient une personne dangereuse. Armée. "

" La religion dans le chargeur d'un fusil. " 

" Mais le fond de la question, c'est que les femmes et les enfants constituent la population civile sur laquelle on expérimente les fusils. Elles doivent obéir à ceux qui les portent, quels que soient les liens de parenté avec eux. Amants, frères, cousins, maris. Elles ont toujours dû obéir et maintenant ceux qui les commandent sont armés. [...] Les femmes, prises entre une bande de mâles armés et une autre, Shah, Savak, Milice ou Kurdes -toujours otages- dans un état de menace perpétuelle... "

Dans la manifestation qui se tiendra finalement le 12 mars : 

" ... les slogans, les poings levés, le pouvoir de la foule me soutiennent totalement. Ce sont des femmes, comme on se sent en sécurité avec des femmes. Il y en a tout autour de moi, comme c'est étrange de ne jamais redouter de danger physique venant des femmes, seulement des hommes... "

A propos de la contre-révolution de Khomeini : 

" La religion patriarcale gouverne ici, ce qui est inhabituel c'est qu'ici elle ne s'en cache pas, ostensiblement elle soutient l'état qui, comme partout, est le gouvernement des hommes "

" Un groupe d'hommes explose parmi nous en criant : couvrez-vous la tête où on vous la casse ! Des fanatiques islamistes ".  

Les luttes des femmes, toujours secondaires que ce soient les maoïstes ou les islamistes (on retrouve toujours aujourd'hui ce travers à l'extrême gauche intersectionnelle obsédée par l'accusation de racisme si elle dénonce les méfaits des hommes de leur clan ou groupe réputé opprimé) :

" ... l'éternel refrain "Il ne faut pas diviser la révolution, la lutte des classes est plus importante et prioritaire sur l'émancipation des femmes. La femme [doit se tenir] loyalement aux côtés de l'homme qui seul représente ses intérêts. Sois l'ombre de ton homme.

" Les islamiques veulent que nous restions à la maison, les maoïstes que nous ne 'divisions pas la révolution' "

" La tribu ne fait que renforcer le patriarcat "

L'Ayatollah : 

" ... au-dessus, étalé sur le mur comme il l'est partout, l'Ayatollah, bien haut, la voix de Dieu, intermédiaire direct avec le ciel ; la religion patriarcale gouverne ici ; ce qui est inhabituel, c'est qu'ici elle ne s'en cache pas, ostensiblement elle soutient l'Etat, qui, comme partout, est le gouvernement des hommes. " 

Je dédie cette lecture et ce billet aux Iraniennes en lutte, mais aussi aux Afghanes, empêchées d'étudier, de travailler et de se  montrer dans la rue, par le régime Taliban, en train de faire reculer leurs droits au haut Moyen Age oriental. 

Pour un féminisme universel : Martine Storti

" C'est par l'Iran de 1979 que j'ai commencé mon livre Pour un féminisme universel.  " Je suis pour ma part arrivée à Téhéran le 19 mars 1979, le jour où la féministe américaine Kate Millett en était expulsée. " Sur ce lien

" Les hommes ne font pas de révolutions. Ils se contentent de remplacer les pères par les fils. " Françoise d'Eaubonne

dimanche 8 août 2021

Les femmes aussi sont du voyage - L'émancipation par le départ

Cette semaine, j'ai lu ce livre sur prescription de Zoé Lucider qui en parle dans un de ses billets sur son blog.

Tout d'abord précisons que voyager, ce n'est pas faire du tourisme, ni non plus, être instagrammeuse et partager ses "bons plans" et destinations préférées, qui ne sont que consommation du monde et des paysages, au préalable façonnés pour que les touristes s'y sentent à peine dépaysés. Non, voyager, c'est partir loin, longtemps, affronter sa propre solitude et des contrées inconnues, répondre à l'appel du large. Rien de féminin donc, si l'on en croit les injonctions patriarcales gravées dans le marbre des récits épiques, du premier récit de voyage, sans doute d'abord tradition orale, que Homère coucha par écrit sous le titre de l'Odyssée : Ulysse parcourt le monde, affronte des épreuves, se fraie un chemin parmi les embûches, tandis que sa femme Pénélope l'attend patiemment au foyer, en tricotant. On voit le modèle auquel les grands voyageurs qui nous ont laissé leurs mémoires se conformeront : une femme au port, (ou une dans chaque port, pour eux ce n'est pas antinomique) où ils ne reviennent que pour recharger les accus pour mieux repartir en ayant mis enceinte leur femme. Un, cité dans l'ouvrage, ne sera que 5 mois à la maison en plusieurs dizaines d'années de mariage, mais réussira à faire 5 enfants à sa femme qui les élèvera seule ! Aussi les grandes voyageuses sont-elles transgressives : dressées comme toutes les filles à avoir peur, à craindre les embûches et le vaste monde peuplé de monstres, dressées à être défendues par leur mâle qu'elles doivent se trouver après avoir appris à se pomponner pour être fraîche et jolie ce que ne permet pas le campement même avec un sherpa, ni le désert à dos de chameau, harnachées de superpositions de jupes et de crinolines, il faut avoir un sacré quant à soi pour larguer les amarres, se travestir en revêtant un habit masculin pour nos plus anciennes exploratrices (Jeanne Barret), vaincre sa timidité et sa peur, réduire son baluchon à une robe de voyage (Nellie Bly), épouser un homme pour pouvoir disposer de sa propre fortune de femme riche (Alexandra David-Néel et quelques autres), et partir visiter l'Asie pendant 15 ans en ayant dit qu'on sera de retour au plus tard sous 6 mois (David-Néel encore). 

Alexandra David-Néel, premier européen à pénétrer à Lhassa au Tibet a proprement inversé le mythe d'Ulysse : elle avait un époux qui l'attendait au foyer, lui envoyait des mandats poste restante, en piochant dans l'argent de sa femme qui ne pouvait pas en disposer seule, on est avant 1907, moyennant qu'elle lui écrivait tous les jours une lettre où elle notait ses observations de voyage. A l'âge de 100 ans, elle est décédée à 101 ans, elle faisait encore une demande de renouvellement de passeport ! 

Mais les femmes ont toujours voyagé, note Lucie Azema, la plupart du temps à fond de cale en butin de guerre ou à dos de chameau, razziées, enlevées dans les colonies pour peupler de lointaines contrées, en étant violées par l'équipage durant le voyage. Elles voyageaient aussi sous statut de domestiques, cuisinières, interprètes, sans elles toute exploration eût été impossible, écrit Lucie Azema. Tout comme les esclaves ramenés d'Afrique voyageaient eux aussi sous les chaînes. Certains de ces oublié-es ont même laissé des récits de voyage. Vasco de Gama voyageait avec des condamnés à mort chargés d'aller au devant des "sauvages" afin de tester en préalable au débarquement leur hospitalité ! Intrépides et téméraires, dites-vous ?  C'est la raison pour laquelle, le colonial male gaze : le regard "universel" du mâle blanc domine largement les récits de voyage masculins. Celui de Pierre Loti, homosexuel refoulé, une femme dans chaque pays visité, mariée sous la contrainte, semant les enfants sur son passage, en extase devant la lascivité des femmes exotiques, leur passivité et leur obéissance à tous ses désirs -une se révolterait qu'il est bien incapable de voir quoi que ce soit, pénétré qu'il est de sa supériorité de mâle européen. L'Orient et l'Afrique femellisés, renvoyés à l'ordre de la nature, leurs hommes décrits comme frustres et sauvages. Le sommet pictural de ce colonial mal gaze est Le bain turc de Jean-Auguste Ingres peint au XIXème siècle sous Napoléon III. Celui de Stendhal, de Flaubert, de Gauguin qui sème lui la syphilis sur des filles mineures en Polynésie, mais qui les peint tellement bien ! Celui du créateur du mouvement de la Beat Generation Jack Kerouac, inventant le mouvement perpétuel sans ponctuation (Sur la  route, mythique !) dans ses récits de voyage, ne voyant que des "poupées", des "salopes" des "petites blondes" sans jamais de prénoms, les maltraitant lors de ses beuveries épiques, n'oubliant toutefois pas de demander en se plaignant à sa mère puis à sa tante de financer ses voyages sur leurs propres deniers à elles ! Comment se couvrir de gloire en parasitant et en diffamant dans le même mouvement les femmes : une sacrée habitude masculine ancrée. Curieusement les récits de voyage des femmes eux feront rapidement contrepoint. Etonnant, les femmes ne perçoivent pas les mêmes choses ! Plus empathiques, plus observatrices, moins "reines du Monde", élevées à être humbles, elles ? 

Autant les hommes sèment à tous vents des "bâtards" (c'est eux, toujours élégants, qui le disent ainsi) dans chaque port, autant les femmes elles perçoivent la grossesse et la maternité comme des freins, des boulets. D'ailleurs, souvent, elles choisissent le voyage pour échapper au mariage et ses contraintes. La voyageuse se fait ligaturer les trompes ou poser un stérilet dès que la technique médicale le lui permet. Les femmes elles, n'ont pas un mari au foyer pour s'occuper des enfants. Ce qu'on ne reproche pas aux hommes, laisser femme et enfants en plan pour répondre à un "appel irrésistible", on le reprochera aux femmes qui font de même. Un exemple parmi tant : Lucie Ceccaldi, aventurière de la génération hippie ; elle a le tort d'épouser et de partir avec l'Epoux, c'est ainsi qu'elle l'appelle dans ses récits de voyage, en 2CV en Afrique dans les années 60. Elle aura un fils qu'elle s'empressera de confier à sa mère : c'est ainsi que le petit Michel Houellebecq sera élevé en Algérie par sa grand-mère et écrira Les particules élémentaires où il accuse sa mère de tous les maux, puis Plateforme, roman sur le tourisme sexuel. Voyage émancipateur qu'on reproche avec véhémence à l'une, tourisme sexuel, aboutissement des récits de voyage masculins pour l'autre, ah ah.  

Formidable livre optimiste, écrit par une grande voyageuse elle-même, Lucie Azema nous propose un voyage dans l'histoire et dans la géographie, un plaidoyer émancipateur pour le voyage et la flânerie, une mine de citations érudites, et de noms de grandes voyageuses pionnières ou plus modestes, mais toutes passionnantes. Etre soi, être bien en tête à tête avec soi-même, ne pas craindre la solitude ni le danger (pour quelques-unes, il rôde plus sûrement dans leur cuisine ou leur salon !), oser revendiquer le vaste monde, flâner, " J'ETAIS MOI écrit Simone de Beauvoir, grande crapahuteuse, à pied, à vélo apprenant à changer un boyau, en train, voyageant généralement seule, un peu avec Sartre -j'ai relu après de longues années cet été La force de l'âge- flânant dans Paris, étudiant et écrivant à une table du café Le Flore, vivant à l'hôtel, dans des meublés, ou chez l'habitant, ne craignant rien, frénétique de mouvement, affirmant son existentialisme, vivant sa vie d'être libre, accomplissant son destin. Fabuleuse Simone de Beauvoir. 

Et tant d'autres : 

Jeanne Barret (exploratrice marin travestie en homme, violée par l'équipage quand elle fut découverte, les hommes ces éternels dresseurs, homosexuels refoulés, car violer une femme en réunion ce n'est pas de l'hétérosexualité)

Agatha Christie

Isabelle Eberhardt

Ella Maillart

Annemarie Swarzenbach

Odette Du Puigaudeau

Anita Conti

Jane Dieulafoy

Flora Tristan

Gloria Steinheim

Sarah Marquis

Nellie Bly

Alexandra David-Néel

Mary Seacole

Karen Blixen

L'ouvrage de Lucie Azema est agrémenté d'une somptueuse bibliographie dans laquelle on peut piocher pour se faire une culture sur le voyage, écrivain-es voyageuses/eurs, aussi bien femmes qu'hommes. Pour ma part, je retiens : Les grandes aventurières de Françoise d'Eaubonne, Ada Blackjack, survivante de l'Arctique par Jennifer Niven non traduit de l'anglais, la bande dessinée Groenland Manhattan (un enfant Eskimo ramené comme souvenir de voyage) par Chloé Cruchaudet, Ecrits sur le sable par Isabelle Eberhardt, Les travesties de l'histoire par Hélène Soumet, avec parmi elles des voyageuses, L'Innocente par Lucie Ceccaldi, et pour rire enfin, de Mathias Debureaux, De l'art d'ennuyer en racontant ses voyages

D'autre part, j'ai chroniqué ici même une BD sur Nellie Bly, grande reporter et journaliste d'investigation. 

" Voyager, pour une femme, c'est une mise à feu -de toutes les interdictions, de toutes les injonctions. C'est dire : 'Je veux aller là-bas, et vouloir me suffit, personne ne m'en empêchera'. La liberté ne se demande pas poliment, elle se prend. " Lucie Azema.

Lien : Flammarion éditeur