Coquards pour somnambules
Par Alain Dizerens
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À propos de ce livre électronique
« Entre asile d’aliénés, voyage à Bombay, été indien à Glasgow, valse vénitienne ou crépuscule des dieux, ce recueil de nouvelles laisse un arrière-goût de naufrage et d’orphelinat dans la bouche. L’existence ne fait pas de cadeau à tous ces somnambules qui oscillent sur le fil du temps où chaque seconde les rapproche de la tombe.
Au final, la mort s’en paie une tranche... »
Alain Dizerens
[ENGLISH] · Alain Dizerens was born in Geneva in 1948. In his 20s, feeling restless and with a constant urge to explore the world, he finds a job with a humanitarian organization and so his adventures begin, often more life threatening than recreational. In his book Breadline one can discover the autobiographical account of a young man impatient to find his place in this world and escape the endless cohort of the industrialized society, he combines the odd jobs to make a living and saves up just enough to finance his trips abroad. From Switzerland to the Vietnam war, back to Europe and again off to Cameroon, the author describes his personal story of survival through continuous curiosity and courage to face life in most dangerous of places. Throughout his life, Alain Dizerens has also worked in kabbutz (Israel) and in Hong Kong among other places around the world. After a Bachelor of Arts in Philosophy and several decades of teaching, Alain Dizerens also presented a variety of "crosstalk kinetic" (dance, electro) performances, particularly in the context of the Swiss summer in Geneva in 1986. He has written other books – Miroir-Temps and l'Arpenteur sidéral among many as well as published a number of photo e-books. Written with a poetic touch, his books quickly absorb the reader in a realistically magical universe, which at the same time never lacks a bit humor. [FRANÇAIS] · Alain Dizerens est né à Genève en 1948. Dans ses jeunes années, avec l'envie très profonde d'explorer le monde, il trouve un emploi dans une organisation humanitaire et se lance ainsi dans des aventures souvent périlleuses. Dans un de ses livres, «Casse-croûte», on peut découvrir le récit autobiographique d'un jeune homme impatient de trouver sa place dans le monde et d'échapper à la société de consommation. Il combine les petits boulots pour gagner sa vie en économisant juste assez pour être en mesure de financer ses voyages à l'étranger. Du Cameroun au kibboutz (Israël), de la guerre du Vietnam à Hong Kong, l'auteur décrit son histoire personnelle en affrontant avec courage la vie dans des lieux parfois dangereux. Après un baccalauréat en philosophie et plusieurs décennies d'enseignement, Alain Dizerens a également présenté des concerts de " diaphonie cinétique " (danse, électroacoustique), en particulier dans le cadre de l'été suisse, à Genève, en 1986. Il a publié d'autres livres - Miroir-Temps, Mica D'eau, l'Arpenteur sidéral ainsi qu'un certai...
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Aperçu du livre
Coquards pour somnambules - Alain Dizerens
Comble de l’espoir en onze lettres...
À côté d’un poêle dont l’immense tuyau traverse toute la salle, le vieux Joseph fait mine de se concentrer sur ses mots croisés, mais ne cesse de lever la tête vers le parapet du grand pont qui surplombe le café.
Désuet dans son veston gris élimé, l’octogénaire au visage cireux de Léonard de Vinci guette le nœud papillon du ciel, fronce les sourcils, remue continuellement la langue, comme s’il chiquait. Parfois, il replonge dans ses mots croisés, biffe une définition, égrène un petit rire presque sadique en mordillant son crayon à double pointe : rouge pour le vertical, bleu pour l’horizontal.
Entre de vieilles tables en bois aussi burinées que des bancs d’école et un percolateur au sifflet de locomotive, la serveuse tourne autour des consommateurs avec une fièvre de jeune fille en fleurs pendant que le patriarche, exténué, renonce à chercher la solution d’un problème insoluble : le comble de l’espoir en onze lettres...
Yeux au ciel, il scrute le vide, attend toujours le saut de l’ange d’un désespéré.
Soixante-dix mètres : sacrée chute !
Reluisante de graisse derrière son comptoir, la patronne astique un verre, l’examine en pleine lumière sans s’inquiéter de deux poivrots qui se creusent les méninges :
- La capitale du Commonwealth en dix lettres ? Houlalalala ! C’est trop dur pour moi !
- Attends ! Je l’ai sur le bout de la langue... Oui ! Oui ! Oui ! C’est Buckingham !
- Non ! Ça c’est le palace.
À l’écart de ce remue-ménage, le vieux Joseph fouille dans sa poche, sort un porte-monnaie qu’il ouvre précautionneusement, se tourne de tous côtés, vérifie son argent à l’abri des regards. Cou déhanché, il compte et recompte ses sous avant de passer commande d’une voix d’outre-tombe : « Un thé-lait, s’il vous plaît ! »
Personne ne l’entend.
Paupières lourdes, lippe pendante, certains couperosés fixent leur bière d’un air hébété tandis que d’autres fatigués de l’existence poursuivent d’extravagants dialogues :
- Les vaches ne rient pas droit, j’te dis : c’est écrit dans la bible !
- Tais toi ! Tu sais même pas lire...
- Les sept vaches maigres deviennent folles quand le taureau est dans les cordes !
- Arrête, Épaminondas, tu mélanges tout.
Restes de jaune d’œuf plein la barbe, cercles de cendre autour des yeux, un traîne-misère au regard de christ mortifié se cure les dents avec une lame de couteau.
« Un thé-lait, s’il vous plaît ! », réclame toujours le vieillard qui caresse parfois son basset à ses pieds, mais il n’a pas fini sa phrase que la patronne se déplace déjà en personne.
- Alors, Joseph ! Ça avance ?
- Comment ?
- ÇA AVANCE ?
Elle oublie chaque fois de hurler pour se faire entendre.
Penchée sur la grille de son client, elle lit à haute voix : « Le comble de l’espoir en onze lettres ! Oh ! Mais tu refais toujours les mêmes mots croisés, Joseph ! », glousse-t-elle devant un chœur improvisé de consommateurs qui entonne subitement un air connu : « Immortalité, quand tu nous tiens. Oh ! Immortalité ! »
Des faces goguenardes s’esclaffent, pif en patate.
Tournant sa petite cuillère dans sa tasse à thé, le cruciverbiste n’entend pas les persiflages, ne voit pas les figures faraudes, les mines réjouies, les mufles trognonnés d’hilarité. Regard par en dessous, il courbe les épaules, frotte sa mince couronne de cheveux blancs, câline son teckel qui tend le museau d’un air triste.
Souffle sur son thé.
Le sirote, tel un moineau.
En point de mire : toujours le pont.
Il attend qu’une traînée de rimmel coule le long du ciel, que le matin fasse sortir le temps de ses gonds…
Après avoir tiré un Opinel de son gousset, il lisse avec un soin méticuleux chaque papier de sucre qu’il dépose religieusement dans une boîte à fromage.
À l’arrière de la salle, des tronches rubicondes se moquent de ce doyen qui collectionne les emballages de sucre !
- Arrête un peu ton repassage, Joseph !
- C’est pas une boîte, mais une urne qu’il te faudrait !
Brusque coup de sifflet du percolateur.
Trois pochards aux voix de rogomme commentent les nouvelles :
- Lady Diana et le prince Charles. Tu parles d’une histoire !
- Quel loukoum celui-là !
- Elle a bien fait de le tromper.
- Mais qu’est-ce qui s’est passé dans le tunnel ?
Soudain, le vieux Joseph se lève, yeux exorbités.
Bouche ouverte, il regarde le pont où une jeune fille, debout sur le parapet, menace de faire la grande culbute.
« Ça y est ! Ça y est ! » hurle-t-il, fasciné.
Tables bousculées.
Chaises renversées.
Branle-bas de combat : toute la salle court aux fenêtres.
- Mais vas-y enfin, saute, Bon Dieu !
- C’est pas le moment de faire du sentiment.
- Lance-toi, ma cocotte.
- J’te parie qu’elle n’osera jamais.
- Pari tenu !
Mince silhouette dessinée sur la devanture du ciel, la désespérée bascule subitement dans le vide...
« Nom de Dieu ! Elle a osé ! », s’écrie Joseph dans tous ses états.
Longue veine gainée de noir, la suicidée toupille jusqu’à terre.
D’un coup, le sang relève le teint pâle du matin.
Lambeaux.
Moignons.
Membres disloqués sur la chaussée.
Colonnes de voitures à l’arrêt.
- Ah ! Elle s’est pas loupée celle-ci, aboie un soiffard aussi décavé qu’un portrait à la Rouault.
- Quelle chute.
- Allons, les enfants ! C’est pas encore notre tour ! fanfaronne maladroitement la patronne qui enfourne un éclair au chocolat dans sa bouche de déménageuse.
Atterré, Joseph se détourne du désastre, rempoche son Opinel, ses mots croisés, sa boîte de fromage, paie sa consommation et s’en va, suivi de son fidèle basset.
Plus rien n’a de sens.
Décomposé, il rentre chez lui, s’enferme à clé dans la lugubre pénombre de son appartement, s’enfonce au cœur du silence, rabroue le bonheur sur certains visages innocents et ne sourit plus lorsqu’il voit des gosses jouer à la balle contre le mur de sa maison.
Le lendemain, au cours d’une promenade dominicale, son chien se fait brusquement emporter par une voiture.
Tué sur le coup, juste en face du café.
N’attendant plus rien de l’existence, Joseph s’imagine déjà bouche en terre, mains blanches et cœur glacé au fond d’une tombe.
Au passage de chaque ambulance, il lève les yeux au ciel en triturant le collier de son dévoué teckel qu’il porte au cou en signe de deuil.
Effondré, il se laisse couler, ne retourne plus au troquet, grignote quelques fruits devant sa fenêtre.
À l’aube d’un dimanche aussi rose qu’une messe en latin, il en vient à concevoir si clairement sa propre fin qu’il fait ses comptes et rédige son testament,
Après avoir déposé des fleurs dans le jardin où son fidèle basset est enterré, il monte sur le grand pont.
Au sommet, il se penche…
Tempes battantes, il a un haut-le-cœur lorsqu’il aperçoit, tout en bas, le minuscule bistrot drapé d’une écharpe de brume.
Gorge nouée, ses maigres forces l’abandonnent.
Incompréhensiblement, il fait un nœud à son mouchoir, tente d’escalader le garde-fou trop haut pour lui.
De toutes ses forces, il se hisse, mais retombe chaque fois.
À cet instant, il remarque un cageot sur lequel repose la tête d’un ivrogne.
Il le vole en douceur, grimpe dessus.
Dans un ultime effort, il réussit à poser son ventre sur le parapet.
Gigote, se débat… et finit par basculer.
Miraculeusement, il parvient à se raccrocher à une petite corniche en bordure d’horizon.
Pieds dans le vide, il se met alors à crier, mais personne ne l’entend à part un poivrot, yeux pochés de noir, qui se lève péniblement, se prend les pieds dans la doublure déchirée de son manteau d’officier de l’Armée du Salut, titube, trébuche, se retient au pont et arrive près du vieillard qui hurle : « Au secours ! Aidez-moi ! »
À genoux, le pochard passe les bras entre les colonnettes de la balustrade, saisit les poignets et tire... tire si fort que seule la montre du vieux Joseph lui reste entre les mains...
« Oh ! La belle noire ! » s’écrie tout à coup une gamine qui pointe du doigt à sa mère le paquet de linge sale tombant du ciel...
Le crépuscule des dieux
Salope ! Tu m’as quitté !
Impression d’avoir été balancé comme un paquet de linge sale.
Nié.
Amputé.
Foutu à la poubelle.
À trente ans, je me sens vieux, vieux, vieux.
Cheveux blancs plein la tête, je retrouve partout ton odeur.
Ici surtout, à l’opéra, où chaque femme parade en longue robe froufroutante.
Qu’est-ce que je suis venu faire là ?
Le Crépuscule des dieux, je m’en fous ! J’avais des billets... j’ai pensé que tu finirais quand même par me rejoindre.
Imbécile !
Perdu au milieu d’une foule qui se pavane sous l’éblouissant scintillement des lumières, je respire des effluves qui me prennent à la gorge : Guerlain, Shalimar, Dior, Magie noire.
Véritable bombe à retardement.
Ce matin encore, quand j’ai ouvert le CD que tu m’as offert, une bouffée de « Shalimanoire » m’a propulsé en une fraction de seconde dans le passé.
À lui seul, ton parfum récapitule notre liaison ! Fort, musqué, il possède la lourdeur capiteuse du bourdon, une sorte de fragrance fauve qui ventile ses flux, développe la puissance de son charme à la tonalité cuivrée, enivrante. À chaque instant, ton aura rayonne sensuellement parmi ce beau linge qui se la joue grande classe devant des miroirs surchargés de dorures.
J’ai l’air d’un camelot entre ces héritières perlées de diamants, ces doublons de ducs en nœud papillon, ces parvenus guindés, rombières affriolantes de joaillerie, maniérés obséquieux jusqu’à l’écœurement.
Qu’importe ! Je préfère encore être ici, au milieu de ces vertébrés supérieurs en train de plastronner que de me torturer le cerveau, seul à la maison, à essayer de comprendre les raisons de ton départ.
Fuyant le hall d’entrée aux multiples factotums en livrée, je monte au balcon.
À côté de moi, sur un siège capitonné de velours rouge, une femme d’une quarantaine d’années lit le programme avec des yeux brillants de convoitise, comme si elle savourait à l’avance cet opéra en trois actes où le héros au sang pur, Siegfried, va côtoyer toute la panoplie wagnérienne pour la rédemption de l’humanité : Walkyries (1), Walhalla (2), philtres d’amour, ondines, nains vivant au centre de la terre, anneau des Nibelungen, bûcher, feu purificateur.
Dire que cette scie monumentale va durer plus de cinq heures...
Et tout en allemand : ça va être coton !
Avec toi, j’aurais peut-être pu atteindre le dernier acte, mais tout seul, il ne faut pas y songer.
À l’affût, je continue à guetter ton arrivée.
J’aimerais tellement être ailleurs, avec toi.
Salope ! Tu t’es tirée, préférant recommencer les mêmes caresses avec un autre.
Mais qui est le beau salaud qui a pris le relais ?
Te susurre-t-il les mêmes mots ? T’embrasse-t-il avec la même fougue ? Te dévore-t-il de baisers ?
Le fumier : il ne perd rien pour attendre.
Lever de rideau : décor en coulis d’écrevisses noyé dans