Les chroniques de Béruthia: Le chant de Samar
Par C. P. Lenoir
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
C. P. Lenoir, dès son enfance, a été captivé par le cinéma, les jeux vidéo et l’histoire. C’est de cette fascination pour ces univers riches et variés qu’est née chez lui l’aspiration à narrer des récits épiques, cheminant dans des mondes sombres et enchanteurs, habités par des créatures aussi fascinantes qu’imprévisibles.
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Avis sur Les chroniques de Béruthia
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Aperçu du livre
Les chroniques de Béruthia - C. P. Lenoir
Prologue
Les vagues de l’Océan Arvadriel de l’Ouest venaient se fracasser contre les falaises portant les hautes murailles de la Capitale impériale. Une pluie battante, comme de celles annonçant la fin de l’hiver, arrosait abondamment les rues pavées de la ville. Un lourd chariot de bois fit halte devant un établissement que d’aucuns auraient jugé peu fréquentable par l’aspect extérieur. Une silhouette s’extirpa de la voiture et entra dans la bâtisse non sans prier le cocher de l’attendre. La taverne « le Pirate manchot » regorgeait de monde en ce début de printemps. Au milieu de la foule, serveurs et clients tentaient de se frayer un chemin. L’homme, dissimulé sous un capuchon s’engagea parmi la populace. Une odeur de transpiration, d’alcool et de vomi imprégnait l’air poisseux. L’homme chercha de son regard masqué la personne lui ayant demandé, trois jours plus tôt, de la rejoindre dans cette taverne au moment où le troisième soleil terminait sa course dans le ciel. Au fond de la salle, derrière la population ivre et sobre, un individu lui fit un grand signe de la main. Après une traversée pénible et quelques bousculades dans la foule, l’homme à la capuche parvint à s’asseoir à la table de son hôte. L’invité au capuchon s’appuya sur la table sans dire un mot, cachant son visage de tous. L’autre aussi demeurait à l’ombre du pilier de bois où il avait pris place, s’arrangeant pour que la lumière sourde des bougies ne révèle en rien son identité. Seules ses mains pâles et fines étaient visibles. Son index droit se promenait d’une manière raffinée sur le bord de la coupe de vin qui trônait sur la table. De sa place, il avait une vue sur son invité et sur l’ensemble de la salle. Après un bref moment d’observation, l’hôte se décida à parler :
Une jeune femme vint à la table, un plateau vide dans les bras :
L’invité se contenta de glisser une pièce d’or dans la poche de la jeune femme qui s’en retourna dans la foule. L’hôte continua de caresser le bord de sa coupe tout en fixant intensément l’interlocuteur. Sentant le regard pesé sur lui, l’homme à la capuche se pencha davantage en avant :
L’homme à la capuche sentit un frisson courir le long de son dos à la vue du sourire carnassier qui lui était adressé.
L’homme à la capuche avala péniblement sa salive.
La jeune femme déposa une chope de bière sur la table, instaurant un malaise palpable.
La serveuse partit, l’hôte avança son menton à la lumière sourde de la salle, toujours en souriant :
L’invité à la capuche se racla la gorge et prit une grande inspiration :
L’hôte avala cul sec sa coupe de vin et resta immobile en
Chapitre 1
Printemps
Apparu aux premières lueurs du jour
Pieds enchaînés, poings liés
Dormant en silence
Attendant l’heure de la potence
Souffrant, l’esprit torturé
Vaincu par les souvenirs passés
Il se réveillera ayant tout oublié
La légende ne faisait que commencer
Dans un bois verdoyant, sur un chemin de terre centenaire, un chant s’éleva. Un homme aux commandes d’un chariot sous bonne escorte chantait à pleine voix. À l’arrière de son véhicule grinçant et lourd couinaient les écrous d’une cage en fer forgé où de multiples silhouettes s’agitaient en secouant frénétiquement les barreaux. Seul un Samarien, un des Hommes félins du désert, dormait au milieu du chahut et des clameurs des prisonniers, semblant savourer les premiers rayons de soleil matinaux qui venaient caresser son fin pelage.
Les gardes escortant le convoi étaient des soldats de la garnison d’Obvaren qui se situait au pied des collines à la limite des montagnes froides du Nord. Ces soldats arboraient avec fierté le blason impérial : un lion doré rugissant de tout son être sur un fond rouge. Un des gardes tapa sur les barreaux pour réveiller le Samarien. Le félin se leva doucement sans dire mot. Encore endormi, il sentit le froid de ses entraves sur ses poignets. De son regard doré et pourtant empli de ténèbres, le Samarien suivit les mailles de ses chaînes le reliant aux autres prisonniers. Le conducteur du chariot chantait toujours à gorge déployée, ce qui donnait la migraine à ceux qui l’entouraient. Il ne cessait de crier :
J’ai de la viande à pendre, j’ai une jolie corde à tendre, autour du cou vous l’aurez et d’un coup il sera brisé…
Celui qui sembla être le chef de convoi – dont le heaume évoquait un Centurion – se retourna sur son cheval :
— Odilon, si tu ne te tais pas, c’est toi qui finiras au bout d’une corde !
Le conducteur se tut immédiatement.
Odilon était un homme gras à la barbe brune et aux longs cheveux attachés en une grosse tresse. Quant au Centurion, son casque d’acier ne laissait paraître que des yeux noisette et perçant. Même sur un aussi grand destrier que le sien, il était fort facile de voir qu’il ne s’agissait que d’un homme de taille moyenne, à l’armure de cuir épaisse et dont une cape de couleur verte caressait l’arrière-train de sa monture.
Au bout d’une heure de voyage, les premières palissades de bois du camp fortifié d’Obvaren se montrèrent derrière une ligne d’arbres. Même avec la herse baissée, l’aspect insalubre du lieu n’échappa guère au chef de convoi ; un maigre chien rongeant un os dans la basse-cour encombrée de divers objets détruits ne laissa point de doute sur la propreté. Au sein du terrain poussiéreux se dressait un échafaud de bois où trônaient un bourreau et sa hache. L’homme, à travers les fins trous de sa cagoule noire, suivait des yeux le chariot d’Odilon qui, dans l’agaçant couinement métallique, se rapprochait.
Une fois au centre de la cour des gardes, le Centurion se dirigea immédiatement vers un officier près d’une écurie. Après quelques bavardages et une poignée de main ferme, les deux hommes se séparèrent ; l’officier entra dans un mirador de bois sec, tandis que le Centurion revint vers son escorte. D’un signe de tête, celui-ci donna l’ordre d’ouvrir la cage. Le Samarien sortit en dernier à la vue de tous les légionnaires.
Ces derniers – des humanoïdes félidés – demeuraient l’ultime obstacle face à l’expansion de l’Empire occidental des Hommes. Les Samariens étaient connus également sous le nom de Sungard ; en langage des Premiers Hommes, cela signifiait Lame des Sables. Les voix des troupes présentes se levèrent dans le silence matinal, devant le Samarien tenu en respect par une épaisse corde nouée autour de son cou ; une humiliation dont seul lui était victime.
Un petit homme au visage rond, rouge et boursouflé, s’approcha des prisonniers en se frottant les mains, suivi de près par l’officier. Le petit homme s’appelait Rob Romanicius, et était un riche propriétaire de bateaux, de vignobles réputés et marchand d’esclaves. Ses cheveux blonds en bataille se balançaient au gré de la brise poussiéreuse balayant la cour, ses petits pieds en canard lui donnaient l’aspect d’un gros volatile. Par tous les ports de sa peau émanait l’odeur de la mauvaise vinasse dont les légionnaires raffolaient.
— Alors ? Qu’avons-nous là ? s’enthousiasma-t-il en remuant les doigts sous les nez des potentiels esclaves.
Rob attrapa un prisonnier blond aux yeux bleus, l’obligeant à se mettre à genoux pour l’examiner. Le marchand regarda les dents, les yeux, les cheveux, le corps entier, et fit de même avec chaque prisonnier. Romanicius arriva devant le Samarien que le regard sauvage ne rassura pas. L’Homme félin avait une lueur dans les yeux, celle de la vengeance. Le marchand s’offusqua d’être défié de la sorte par cet « animal », jugé inférieur à l’Homme ; aussi, il demanda qu’on lui retire ses habits miteux.
Le corps du prisonnier Sungard était une montagne de muscles, son pelage, un camaïeu de gris, était couvert de tatouages noirs et ses yeux dorés brillaient d’agressivité ; ses oreilles percées d’anneaux de cuivre s’agitaient instinctivement remuant les deux tresses tombant sur ses larges épaules. Outre le fait que son faciès se rapprochait beaucoup de celui d’un Tigre, celui-ci appartenait à une race de Samarien vivant à l’Est, par-delà les dunes dorées de Samar, portant le nom de Cinderon. Le Sungard au pelage cendré remuait la queue dans le bas de son dos.
— Hum, grimaça Rob Romanicius ; même un paysan n’en voudrait pas pour labourer ses champs. Je prends les humains, les autres faites en ce que vous voulez.
Après avoir payé le Centurion d’une bourse allégrement remplie, Rob s’en alla suivi de ses hommes et de ses nouveaux esclaves.
— Allez ! À la potence ! s’écria un légionnaire.
Les prisonniers se mirent à s’énerver et à s’agiter. Un Samarien, au faciès de Puma, fut le premier à monter sur l’échafaud devant un bourreau satisfait de sa position dominante.
« Que le Seigneur d’Ambre de Feu m’accueille dans sa lumière ! » cria le Samarien avant que sa tête ne roule sur le plancher. Un enfant fut le suivant, son regard triste, figé dans la mort.
D’autres suivirent, beaucoup avec honneur, tandis que certains imploraient la grâce.
Le Cinderon demeura austère face au sang maculant la poussière.
Lorsque ce fut son tour, un soldat lui empoigna le bras. Soudain, le félin attrapa de ses mains liées le garde et le jeta au sol puis le mordit sauvagement à la gorge, lui arrachant un bout de chair. Le soldat se vida de son sang sur le sol en tremblant. Le Cinderon s’empressa de fuir, les gardes à ses trousses. Il grimpa par des escaliers sur les remparts, là, il esquiva un coup d’épée en balayage puis poussa le soldat du haut des fortifications. Le félin sauta à son tour depuis le chemin de ronde, et roula le long d’une colline soulevant des feuilles et des mottes de terre, se cognant aux arbres avec violence. Ce dernier termina sa douloureuse descente dans un ruisseau. Malgré ses multiples blessures, le Samarien se releva, dévalant la colline. Ses fers l’empêchaient de se mouvoir convenablement. Il écouta, caché derrière un arbre. Les voix et les aboiements se levèrent dans les bois. Le Cinderon courut de nouveau jusqu’à une route en pavé. Derrière les taillis, le Samarien attendit qu’une troupe de cavaliers passe avant de s’engager plus profondément parmi les arbres. Le chant d’une rivière agitée lui parvint.
Des aboiements se levèrent à quelques centaines de mètres ; la garnison avait organisé une battue afin de retrouver le fugitif. Un carreau d’arbalète fusa au-dessus de sa tête. Le Cinderon pressa le pas, malgré ses fers.
— Lâchez les chiens ! ordonna la voix du Centurion depuis la route.
Le Samarien ne se savait guère loin de la rivière, à présent. Les chiens étaient toujours sur ses traces, se rapprochant, eux aussi. Le félin regarda en arrière juste pour voir un canidé lui sauter à l’épaule. Le Sungard tomba sur le dos, dévalant de nouveau une colline en compagnie de l’animal. Tous roulèrent vers le féroce grondement de la rivière. Le Cinderon fit une chute de plusieurs mètres avant d’atteindre le torrent déchaîné. Le chien s’écrasa brutalement contre un rocher.
Malgré le courant et ses entraves, le Sungard nagea péniblement jusqu’à la berge. Une fragile cabane de pêcheur se dressait au bord de l’eau. Le Cinderon était gelé, nu et blessé, grelottant sur les galets gris. Il leva les yeux vers une corde à linge où pendait un manteau de fourrure au milieu des poissons frais. Le Samarien s’en couvrit les épaules avant qu’un craquement dans son dos n’alerte son ouïe fine ; avant même qu’il ne fasse volte-face, un coup à la tête lui fit perdre connaissance.
Aux premières secondes de son réveil, sa vision était floue et il avait chaud. Ses bras étaient engourdis et une douleur lui étreignait les muscles. Au bout d’une minute, le Samarien reconnut une chambre et le confort d’un lit de plume moelleux. Le plafond était fait de poutres et de chaume. Une fenêtre donnait juste sur le lit filtrant les rayons du radieux soleil.
Le Cinderon eut du mal à se redresser sur ses coudes ; des plaies au côté et la morsure de chien à son épaule eurent été cousues soigneusement. Le félin était de nouveau nu et parvint à s’asseoir sur le bord du lit, non sans difficultés. Délicatement, il laissa glisser ses talons sur le plancher. Une fois sur ses jambes, ce dernier peina à rester concentré, une migraine atroce lui ébouillanta la tête, alimentée par l’incessant tintement d’un carillon à l’extérieur. La poignée de la porte pivota dans un couinement. Elle s’entrouvrit doucement et le visage juvénile d’une femme passa dans l’entrebâillement. La jeune femme resta figée. Son regard descendit le long des pectoraux saillants du Samarien et s’attarda sur ses cuisses puissantes. Le Cinderon, sans vêtements, parut à cet instant aussi vulnérable qu’un nouveau-né. La jeune femme était d’une grande beauté, âgée d’une vingtaine d’années. Ses vêtements amples laissaient entrevoir une poitrine généreuse et des hanches larges. De ses grands yeux bleus s’extirpait un charme indescriptible et ses cheveux dorés, coiffés de tresses et de fleurs brillaient sous les rayons du soleil.
D’un pas précipité, la jeune femme déposa des vêtements sur le dossier d’une chaise et s’en retourna aussi vite vers la porte qu’elle referma timidement.
Le Sungard enfila rapidement la chemise blanche, les bottes de fourrure, un pantalon qu’il serra d’une ceinture de cuir sombre. Puis il sortit de la chambre en titubant, la main sur sa blessure. S’aidant des murs comme de fidèles appuies, le Cinderon traversa un petit couloir éclairé par des chandelles et poussa une porte donnant dans ce qui sembla être une coquette, mais grande salle commune où un feu brûlait dans une cheminée en bois. L’endroit était plongé dans le silence. Un trône en bois couvert de peaux et fourrures dominait une table de banquet depuis l’extrémité de la salle. Le Samarien se dirigea vers la porte lorsqu’un homme entra. Par réflexe, le Sungard s’empara d’un couteau sur la table et le pointa vers l’homme. Celui-ci mit ses mains vides en évidence, tout en dévisageant le félin. Le villageois, bien que paraissant âgé, semblait robuste et plein de vigueur. Chauve, son crâne était couvert de tatouages et une longue barbe blanche tressée tombait sur sa poitrine ; ses yeux bleus lui donnaient un air sympathique et envoûtant, pourtant, ses sourcils broussailleux lui apportaient un air des plus sévères. Une couronne de bronze entourait son crâne. L’homme adressa un sourire à celui qui le menaçait. De sa langue nordique, il dit :
Le Sungard ne comprit les mots de son interlocuteur et leva davantage la lame de son couteau.
Le ventre du Samarien émit un bruyant gargouillis. Tranquillement, le Jarl prit place à sa table garnie de nourriture.
Vagnar lui tendit une assiette garnie de nourriture ; viande ruisselante, légumes baignant dans une sauce opaque.
Le Sungard attrapa l’objet et dévora son contenu. Vagnar le regardait avec un sourire attendri.
Vagnar hocha la tête en souriant.
Vagnar secoua la tête, toujours en souriant.
Le Samarien s’effara d’entendre le Jarl parler la langue commune. Le Scarv avait un accent prononcé, forçant sur les consonnes et roulant les « r ».
Vagnar haussa les épaules et ajouta avant de sortir :
La pièce se retrouva plongée une fois de plus dans le silence. Les bruits extérieurs s’amplifièrent.
Le Sungard décida de sortir à son tour du Skaalirk ; d’abord éblouis par le dernier soleil couchant, ses yeux s’habituèrent rapidement à la luminosité. Autour de lui, partout, les gens discutaient, se saluaient, portaient divers objets plus ou moins encombrants d’un endroit à un autre. Des maisons de bois sombres entouraient la demeure du Jarl. Le Cinderon prit un peu de recul pour admirer le Skaalirk de Solvard. Tel un château dominant une forêt, le bâtiment surplombait par sa hauteur toute la ville. Au-dessus de la porte était sculptée une tête de loup auréolée de runes.
Les gens le dévisageaient étrangement et le Sungard le leur rendait bien. L’odeur du bétail planait dans l’air. Les hommes Scarv étaient vêtus pour la plupart de vêtements de cuir et portaient de grandes fourrures sur leurs épaules ; leurs visages étaient marqués de fines cicatrices au niveau des pommettes pour signifier leur appartenance au Clan Pur-Sang. Les femmes, quant à elles, circulaient en robes faites de cuir. Leurs cheveux, en majorité blonds ou roux, étaient coiffés en de grandes tresses en épi. Elles décoraient leurs peaux de formes géométriques bleues. Chaque signe représentait un état matrimonial : le cercle autour du bras pour les célibataires, un triangle sur le menton pour les fiancées et de trois traits horizontaux sur le front pour les mariées.
Dans cette agitation, le Samarien se sentit perdu. Les quelques brides de conversations qu’il surprenait étaient dans la langue Scarv. Les gens, parfois, s’arrêtaient de discuter pour le dévisager de haut en bas ; certains – les hommes rustres du Nord – crachaient par terre à sa vue en poussant des grognements.
La fille de Vagnar aperçut le Samarien perdu parmi son peuple et quitta son potager et ses amies pour aller le saluer. Les femmes l’accompagnant observèrent la scène de loin en se marmonnant des mots aux oreilles. La jeune femme, malgré ses vêtements sales et peu recommandables, était encore plus belle à la lumière du soleil. Elle adressa un sourire au Sungard qu’il ne rendit pas :
La jeune femme eut une expression de déception et s’en retourna à ses occupations. Elle s’assit auprès de ses amis pour cueillir des champignons, aussitôt les femmes l’interrogèrent.
Le Cinderon se dirigea vers le nord de Solvard là où, pour seule muraille, des palissades de bois se dressaient. Une grande porte ouverte encadrée de tours de guet donnait sur les collines boisées de la vallée d’Iraahn. Le Samarien s’arrêta sur le seuil de Solvard, la liberté s’étendit devant lui comme un tapis de couleurs accueillantes.
Le Samarien regarda par-dessus son épaule et eut aussitôt un mouvement de recul à la vue de son interlocuteur ; ce dernier était courbé en avant sans être bossu. Il semblait crouler sous ses vêtements paressant pourtant fins et légers. Une cape d’un bleu sombre enveloppait ses épaules et le capuchon projetait l’ombre du soleil couchant sur le visage de l’homme. Ses lèvres étaient violettes et asséchées, une fine pellicule blanche stagnait aux coins de sa bouche parsemée de dents jaunes et longues. Quant à ses mains, elles étaient ridées et maigres, se refermant fermement sur un long bâton lui servant d’appui.
L’homme sourit en mettant en évidence ses gencives noires.
L’homme fit quelques pas hors de Solvard et se retourna vers le Samarien qui ne put se résigner à le suivre.
Le vieillard émit un rictus sinistre.
Le Samarien recula de quelques pas avant de tourner les talons vers Solvard. Une dizaine d’enjambées plus loin, le Cinderon jeta un œil furtif vers les portes et constata que le vieil homme eut disparu. Dans ses songes, il fut interrompu par Vagnar dont la voix pleine de bonté ébranla le silence pesant :
Vagnar s’assit sur une souche en soufflant :
Le Jarl désigna une seconde souche à proximité. Le Cinderon s’assit à son tour, ne voulant guère offenser le Scarv. Vagnar prit une grande bouffée d’air en fermant les yeux :
Le Cinderon resta silencieux, les yeux dans le vague.
Le soir, à l’heure du souper, la famille de Vagnar discutait et riait sous le regard interloqué du Sungard. Il se concentrait tant bien que mal pour déchiffrer la langue complexe de ces gens du Nord. Les lèvres remuaient, les langues claquaient sur les palets, les sifflements entre les deux, des éléments qui rendaient l’apprentissage difficile. Vagnar, après s’être esclaffé, posa un œil curieux sur son invité :
Cette dernière était marquée par le temps, sa chevelure argentée tombait sur ses épaules dont on devinait facilement la maigreur. Ses yeux bleus dégageaient de la sympathie et de la compassion en plus de la joie d’avoir un invité dans la maison. Souvent, sa main prenait celle du Jarl comme témoignage d’amour ancien et d’attachement aux valeurs de son mari.
Le Cinderon hocha la tête.
Nira ne pouvait s’empêcher de regarder le Samarien assit en face d’elle ; devant cet inconnu, elle sentit une chaleur l’envahir. Le reste du repas se fit dans la bonne humeur. Le récemment nommé Feldenn gardait son air perdu, en fronçant les sourcils.
À l’heure du coucher, Vagnar arrêta Nira avant qu’elle ne quitte la salle commune :
Elle s’en alla avec un sourire timide.
Feldenn était dans sa chambre la tête dans ses mains, assis sur son lit. Sa porte entrouverte, Nira y toqua.
Le Cinderon leva simplement les yeux vers la jeune femme et l’invita d’un geste bref à s’asseoir sur une chaise.
Nira baissa la tête, soudain triste. Feldenn, ne sachant guère réconforter la femme, changea de sujet :
La jeune femme adressa un sourire qui instaura un étrange malaise, aussi elle se leva. Une fois sur le pas de la porte, elle ne put s’empêcher de tourner les talons, toujours avec son sourire et de dire de sa douce voix :
Chapitre 2
Les Scarv
Félin étranger de nos terres
Félin étranger de nos plaines
Mystérieux Samarien
Venant de loin
Peinture au visage
Corps tailladé
L’œil vide comme le mirage
La peau écorchée
Félin d’ailleurs
Félin au grand cœur
Le matin suivant, Feldenn se réveilla. Sa blessure, légèrement douloureuse, eut presque cicatrisé, ceci lui apporta de la gaîté. Une fois habillé, il sortit du Skaalirk aveuglé par la lumière du premier Mada. Aussitôt, Nira se précipita vers lui le visage rayonnant d’un grand sourire :
Feldenn, encore endormi, acquiesça toujours avec austérité.
C’était le jour du marché, il y avait foule. Partout, les gens négociaient, parlaient fort et tendaient leurs bourses pleines d’or.
Pendant qu’ils parcouraient les étals, Nira prenait les objets divers et apprenait les rudiments de sa langue au Samarien. La Scarv ramassa une pomme et la lança vers son élève :
Un gros paysan barbu appela Feldenn à son étalage. Il y avait là tout un tas d’armes telles que des épées ou des dagues. Les traces d’usure sur les lames montraient qu’elles avaient déjà enlevé des vies et participé à de sanglantes batailles. Le paysan roulait les « r » différemment de Vagnar ou Nira, signe d’un fort accent du Nord-Ouest.
Le paysan éclata de rire en se tapant le ventre.
Après une brève négociation, Feldenn troqua l’épée en acier contre son anneau en argent qu’il portait au doigt en permanence ; cet objet, aussi intrigant fût-il, n’avait aucune valeur pour lui. La transaction terminée, le vendeur adressa un sourire douteux au Cinderon.
Jusqu’au coucher du deuxième soleil, Nira enseigna à Feldenn ; des mots les plus simples, à des phrases complètes. Le Sungard apprenait vite et bien, et son accent, bien qu’il ne fût pas parfait, s’améliora d’heure en heure.
Le brouillard descendit des collines et vint engloutir la vallée. S’en suivit un orage violent. Les Scarv désertèrent les rues et les allées, laissant la pluie transformer le terrain en boue glissante.
Nira et Feldenn retournèrent s’abriter au Skaalirk où l’on préparait visiblement un banquet. Les hommes installaient les tables dans la salle commune, les femmes diverses fleurs et décorations.
Vagnar était au centre de la salle commune, donnant les ordres et indications. La bannière du clan Pur-Sang fut hissée au-dessus du trône de bois.
Feldenn, extérieur à la conversation, essayait de capter les quelques mots qu’il connaissait, en vain. Nira revint vers le Samarien qui s’impatienta :
Nira emmena Feldenn à l’écart de la foule :
Sentant la crainte de Nira, Feldenn posa sa main sur son épaule, comme pour la rassurer.
Au crépuscule du troisième Mada, la pluie cessa. Le ciel se vida de ses nuages noirs et la dernière lueur orangée du soleil couchant l’illumina d’une teinte rosée. Alors que s’éleva un bruit de tambours, le Jarl, sa famille et ses gens se rassemblèrent aux portes ouest de la ville attendant, non sans inquiétude, l’arrivée imminente du Haut-Jarl aux Sangliers. Les sabots firent trembler la terre humide et quelques hennissements de chevaux s’élevèrent sur la route. Les premiers cavaliers apparurent entre les arbres hauts ; s’en suit une cohorte de guerriers portant lances et boucliers. Izalde, soudain prise d’angoisse, serra la main de son époux. La bannière aux Sangliers flotta par-delà les lances précédant un lourd carrosse de bois.
Le véhicule s’arrêta devant la porte ouest, à dix pas du Jarl Vagnar. La porte du carrosse s’ouvrit dans un couinement strident et un homme en sortit. Ce dernier était grand et ventru. Une longue barbe rousse et brune tombait jusqu’à sa ceinture. Une couronne de bronze entourait un front saillant ; le Haut-Jarl était chauve, son crâne tatoué de runes. Sa tenue était un long tabard de peau et de cuir descendant jusqu’à ses genoux. À son côté droit pendait une longue hache. Ses yeux verts, rustres et perçant, scrutèrent un court instant le ciel et les alentours avant de se poser sur Vagnar. D’un pas lourd, l’homme descendit de son carrosse, suivit par une jeune femme et trois petits garçons. Le Haut-Jarl semblait énervé dans sa démarche, ses bottes de fourrure laissaient de profondes empreintes dans la boue fraîche. À son approche, tout le clan de Vagnar ploya le genou. Feldenn, dont la tête fut couverte d’un capuchon, resta debout jusqu’à ce que Nira ne lui mette un léger coup de coude à la cuisse. Le Samarien s’agenouilla, non sans soupirer.
Le Haut-Jarl se planta devant Vagnar et d’un geste de la main, lui somma de se lever. Le Pur-Sang obéit et ses gens firent de même.
Heimr ne dit mot et se contenta de dévisager son hôte.
Le Jarl leva les yeux vers Heimr Gundrün et le dévisagea à son tour avec un sourire en coin.
Un silence pesant s’installa entre les deux hommes où le vent seul fut assez insolent pour venir le troubler. Feldenn porta lentement la main à son épée, prêt à bondir pour défendre le Jarl de Solvard. Subitement, les deux hommes éclatèrent de rire et s’embrassèrent comme deux frères. Izalde poussa un soupir de soulagement. Feldenn desserra son étreinte autour de la poignée de son épée.
Heimr éclata de rire à nouveau et salua Izalde d’une franche embrassade ; puis il se tourna vers Nira :
Vagnar invita le Haut-Jarl à le suivre jusqu’au Skaalirk où les victuailles les y attendaient.
Ce soir-là, Solvard était calme, plongé dans la nuit sombre et froide du Nord. Seul le Skaalirk s’anima. Les chants s’élevaient dans la pénombre et les rires ébranlaient les feuillages des arbres. La bière et le vin coulaient à flots, les verres et gobelets s’entrechoquaient en saluant les morts et les vivants ; Vagnar présidait le banquet à sa table. À sa droite se tenait Izalde. À sa gauche, Heimr Gundrün. L’épouse de celui-ci demeurait accrochée au bras de la Dame de Solvard, murmurant à son oreille quelques plaisanteries et anecdotes.
Nira mangeait parmi les convives ; Feldenn, lui, demeurait debout dans un coin, un gobelet en fer à la main. De sa position, la grande salle ne lui parut qu’être une masse grouillante et bruyante. La chaleur des effluves, l’odeur de la