L'Art de Négocier Avec La Méthode Harvard
L'Art de Négocier Avec La Méthode Harvard
L'Art de Négocier Avec La Méthode Harvard
BERCOFF
licence
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris cedex 05
www.editions-eyrolles.com
Sommaire
Sommaire
Avant-propos
Introduction
chec nest pas rupture
Gagner, contre ou avec ?
Mais alors, quand est-on tous gagnants ?
Avant-propos
Il y a deux faons extrmes de voir la ngociation, cette activit inhrente tout rapport
humain que nous effectuons quotidiennement et souvent intuitivement sans prendre le
temps dy rflchir. On peut lenvisager comme un bras de fer, o le plus fort, le plus
rus lemporte, au dtriment de son adversaire. On peut, au contraire, la considrer
comme un processus dchange, une opportunit pour imaginer et construire ensemble
des solutions qui donnent aux deux protagonistes, mme de faon ingale, un sentiment
de satisfaction. Ils se sentiront ainsi encourags amliorer leur relation et la
poursuivre.
Il suffit dy penser un instant : chacun de nous peut aisment se remmorer de multiples
situations, que ce soit dans la sphre professionnelle ou prive. Qui na pas eu
affronter des pressions (guerre des nerfs), des abus dautorit ou de pouvoir ? Qui na
pas t victime du bluff, de la roublardise et autres manuvres dintimidation ou de
manipulation ? Contraints de cder, il nous est arriv den garder un got amer et de
nous promettre de ne plus nous laisser prendre.
Petit petit sinstalle une perception conflictuelle de la ngociation, qui finit par
faonner un comportement fond sur la mfiance a priori , la ractivit, et la crispation
sur ses intrts gostes. La ngociation se rduit alors quasiment un rapport de force.
On imagine sans peine les dgts que peut causer pareille attitude lorsque survient une
ngociation enjeu fort concernant nos proches, notre carrire, un enjeu stratgique
pour lentreprise o nous voluons ou pour le groupe auquel nous appartenons.
Peut-on chapper cette drive ? Comment viter les piges de lintuitif ? Et si la
force en ngociation, ctait autre chose ? Le petit ou le faible peut-il
ngocier ?
Cela fait bientt trente-cinq ans que de nombreux travaux, observations, analyses de cas
et rflexions thoriques sont consacrs la ngociation, devenue une discipline
reconnue du management. Initis pour lessentiel autour du ple de Cambridge (tatsUnis) constitu par les universits de Harvard, Tufts et le MIT, et ayant essaim un peu
partout aux tats-Unis et dans le monde, ces travaux ont contribu laborer une
dmarche normative, un modle plus quune thorie, que lon retrouve dans la
plupart des ouvrages marquant une avance dans la rflexion.
La ngociation est-elle une science ou un art ? La rponse est mitige. La ngociation a
ses rgles, ses techniques, ses mthodes, ses constantes et ses variables. Elle est un
processus et possde donc une dynamique propre. Mais elle est aussi le champ
dinteractions entre individus dots daffects et de valeurs. Elle offre de ce fait des
Introduction
que deux guerres navaient pas russi rsoudre. Plus rcemment, les conflits rgionaux
- en ex-Yougoslavie, en Afrique ou au Moyen-Orient - illustraient une fois de plus que
tt ou tard cest la ngociation, et elle seule, qui vhicule les solutions ou compromis
politiques.
Puisque lon finira, en tout tat de cause, par sasseoir la mme table pour discuter,
est-il ncessaire de cder certains rites, ou jeux de thtre, en prenant tmoin
lopinion ? Et faut-il afficher des positions dures, pour impressionner ladversaire et
placer haut la barre des exigences lgitimes par sa propre opinion publique ?
Les jeux, stratagmes et manuvres pralables - tout comme les modes et faons
dorganiser la ngociation : lieu, temps, forme de la table, modalits, agenda, rgle du
jeu, etc. - font partie des rites de la ngociation. Leur observation permet aux
protagonistes de saffirmer, de prendre leurs marques, et dinitier un premier change
coopratif sur ce que lon peut faire et comment. Cest une ngociation dans la
ngociation, premier round o stablissent les relations interpersonnelles et o se
dessine la dimension pdagogique de la ngociation : va-t-on apprendre les uns des
autres ce qui appartient au non-dit et qui conditionne lacceptabilit des propositions
qui viendront ?1
Par-del les manifestation apparentes - rites et tactiques -, la ngociation, cest--dire
lchange dintrts, va se situer sur un autre registre, celui de la sauvegarde des
relations long terme : peu importe si, un moment donn, lun des protagonistes
gagne plus que lautre ; car lorsque la situation aura volu, lavantage peut sinverser.
Et ainsi de suite
besoins ou intrts ?
Lart du ngociateur tient dabord dans sa capacit modifier la perception que ses
interlocuteurs ont des enjeux et intrts respectifs, en utilisant les ressources et les
techniques de la communication et de la persuasion .
une tactique pour en contrer une autre, et lon senferme vite dans le pige de la
rtorsion et de la ractivit. Seule une thique, ou encore une morale de la
bienveillance rciproque, permet dviter la manipulation et la loi du plus fort.
Lorsquun ngociateur parvient hisser son interlocuteur sur ce registre, il sinstalle
entre eux une sorte de connivence - ce qui nempche nullement chacun de poursuivre
ses propres objectifs - qui place la ngociation au niveau dun art.
Il y a l beaucoup de candeur, serait-on tent de dire. Apparemment peut-tre. Mais
comme le disent nos partenaires doutre-atlantique, soft on people nest pas
incompatible avec tough on the issues : installer une bienveillance rciproque nest
pas signe de faiblesse, bien au contraire. La dmarche structure en ngociation fournit
toutes les ressources au ngociateur pour parvenir un rsultat satisfaisant et quilibr.
Plus on manie avec aisance les outils et techniques de la ngociation raisonne, plus on
est mme de conduire le dlicat maintien de la relation. Laccs est simple et
volontariste : il suffit de marquer un temps darrt et de se poser les bonnes questions
au lieu de se prcipiter tte baisse dans laction, cest--dire souvent dans
laffrontement.
Lorsquil aura matris les techniques et outils, le ngociateur pourra se concentrer sur
lessentiel, cest--dire sur ce qui peut parasiter sa perception de la situation. Cette
facult de discernement, ainsi que les postures quelle suggre, saiguise en faisant des
gammes. Ceux qui pratiquent la ngociation en Asie - en particulier au Japon, en Core
ou en Chine - finissent par acqurir cette persvrance du coureur de fond pour lequel
la comptition, en loccurrence la ngociation, nest jamais acheve. Plus prs de nous,
ceux qui grent les relations sociales dans les entreprises et organisations voquent
aussi la ncessit de prendre de la distance pour apprhender un horizon long, et faire
du temps un alli et un vecteur damlioration. Savoir monter au balcon , cest-dire prendre de la hauteur en se donnant du temps pour faire le point sur la situation, est
fondamental pour le ngociateur. Les conflits sociaux (dans les entreprises notamment)
nous ont appris quil y avait des rythmes, des temps de maturation, et que lorsque lon
tentait de les occulter, la rsolution savrait plus longue et plus coteuse. Des
situations plus limites - comme les prises dotages - ont soulign que la patience et la
persvrance constituaient les meilleures armes du ngociateur lorsquil sagit dviter
un drame, de garder le contact et de prparer lavenir par une sortie de conflit
matrise.
Alors, quest-ce quune ngociation gagnante ?
Comme tout processus qui se dveloppe, il y a des dynamiques - ou des forces - qui
vont jouer. En premier, certes, le rapport des forces entre les protagonistes, lequel est
souvent asymtrique ; ensuite le jeu de la rciprocit , qui tend rquilibrer le premier
un tant soit peu ; enfin la qualit des relations voulue par les protagonistes pour
chercher en commun des solutions acceptables et aises mettre en uvre. Lorsque ce
processus se droule de faon peu prs quilibre, il est susceptible de conduire des
satisfactions partages.
Les ngociateurs, de part et dautre, vont entreprendre dagrandir le gteau , en
dautre termes de crer de la valeur ensemble (chercher conjointement des issues
nouvelles), avant denvisager de distribuer la valeur cre (combien chacun en
prendra, le partage donnant souvent lieu des confrontations et des marchandages) :
cest cette tension entre cration (conjointe) de valeur et distribution de la valeur cre
(chacun sefforant de maximiser sa part) qui constitue le cur de la ngociation.
On retrouve l laspect paradoxal de la ngociation : non seulement les protagonistes
sont rarement de force quivalente, mais il ny a de ngociation gagnante que si ces
derniers cooprent dabord et saffrontent ensuite (pour le partage).
Lart de ngocier trouve son expression dans laptitude que peut acqurir chaque
ngociateur dinstaller et conduire le processus, ses dynamiques et ses tensions. Avec
son temprament et son style, il veillera tablir ou maintenir une qualit de relation
qui est la cl dun bon dveloppement. Sil sait se donner le temps de la rflexion pralable, et circonstancielle - il pourra mettre profit les mthodes et outils proposs
ici.
1.
Loin de se rduire une manifestation de conformisme social, le sens des rites se
traduirait par une prise de conscience, un respect dautrui - le (Li) de la pense
confucenne - qui donnera toute sa dimension humaine la relation (Jen) et
marquera la volont dapprendre (hsie) de son interlocuteur ce que celui-ci sait,
souhaite, prfre.
ce que lon aurait pu imaginer obtenir par ailleurs, il est normal que lon se sente
gagnant, mme sil nous a t impossible de satisfaire la totalit de nos aspirations.
1.
Program on Negotiation, dvelopp partir des annes 1970 conjointement par
Harvard University, M.I.T. et Tufts University Cambridge, Massachusetts (tatsUnis).
Voici une situation o lun a un enjeu personnel fort, et lautre un enjeu de socit de
nature diffrente. Les deux protagonistes peuvent aussi avoir un horizon-temps
diffrent. Si ces dterminants de la situation ne sont pas compatibles, lentretien
tournera court. Dans le cas contraire, il ne dbouchera sur une ventuelle solution
acceptable que si les parties changent leurs perceptions, mesurent leurs enjeux
respectifs, et constatent que ces derniers ne sont pas incompatibles. Elles peuvent alors
envisager des accommodements, tant avec leurs propres objectifs quavec ceux de leurs
adversaires. Avoir pris conscience de limportance de lenjeu - ou des enjeux, car ils
peuvent tre multiples - tant pour soi que pour les autres va conditionner le
comportement des protagonistes lors de la ngociation.
Par ailleurs, il nous arrive frquemment daborder une discussion ou une ngociation
avec une ide bien arrte de ce quil en est (notre perception des choses ) et de
surcrot avec la volont dimposer une condition toute solution.
Nous nhsitons pas lafficher ou la proclamer haut et fort. Cest ce que lon appelle
une position .
Si les deux parties font de mme, lon entre dans une guerre de positions, chacun
faisant un pralable de labandon par lautre de sa condition.
Cela amne invitablement une impasse ainsi qu des niveaux dexaspration
qui empchent toute reprise des ngociations, comme ce fut le cas dans le conflit
isralo-palestinien Gaza en janvier 2009. Les premiers subordonnent la reprise
des discussions un arrt des tirs de missile sur les villes du sud du pays, les
seconds une vacuation des territoires et une leve du blocus. Aucun des deux
protagonistes ne peut cder pour des raisons que les opinions publiques
respectives lgitiment ; et la situation demeure bloque, ncessitant lintervention
dun tiers : lgypte et les tats-Unis.
Fort heureusement, dans la vie conomique, ces situations sont moins dramatiques.
Scne souvent observe : rassemblement des oprateurs dans la cour de lusine,
marquant un arrt de travail. Des pancartes et porte-voix haranguent la foule sur le
thme : Pas de reprise de travail avant la rintgration de notre camarade
injustement mis pied. La direction, elle, fait savoir quelle nouvrira pas de
discussion avant la reprise du travail et quelle ne saurait ngocier sous la menace
ou le fait accompli.
Il est ais dimaginer comment peut voluer pareille situation. Comment en sortir ?
Qui cdera le premier ? Quelles en seront les consquences ?
Positions et perspectives
Afficher une position peut relever dune tactique visant intimider, montrer force et
dtermination, ou placer haut la barre des revendications pour mieux ngocier ensuite.
Mais cela contribue aussi dramatiser, souvent de faon inopportune, la situation. De
plus, focaliser lattention sur ce qui est proclam haut et fort risque de faire perdre de
vue des intrts sous-jacents dont certains pourraient tre communs aux parties
concernes.
Alors, comment ragir lorsque lon a affaire des interlocuteurs arc-bouts sur des
positions intransigeantes ?
Tout dabord, il importe de ne pas opposer une position une autre, si lon veut viter
linconfortable situation que cre une guerre de positions. Maintenir une attitude
douverture aide aussi amener lautre partie revoir ses conditions pralables .
Dans cette grande entreprise industrielle rentable, le profit est, entre autres,
fonction du prix de certaines matires premires. Dans les bonnes annes, il atteint
des montants exceptionnels. Les syndicats, notamment ceux reprsentant les
ouvriers, revendiquent alors une distribution exceptionnelle sous forme de prime
additionnelle, menaant darrter la production si la revendication nest pas
satisfaite. Les relations avec les partenaires sociaux fluctuent au gr de la
conjoncture, crant un climat tendu et suspicieux en dpit de la bonne sant
financire de lentreprise. Celle-ci poursuit ses efforts damlioration de la
productivit, conformment un programme pluriannuel.
loccasion des ngociations annuelles sur les salaires et lemploi, la direction
dcide de modifier le systme de rmunration en limitant laugmentation gnrale
annuelle et en introduisant une proportion variable lie aux rsultats. Les syndicats
se prparent la ngociation habituelle portant sur les augmentations
traditionnelles : la discussion sera centre sur les taux.
La position affiche des partenaires sociaux est traditionnelle : ces ngociations
rglementaires doivent porter sur les taux daugmentation et elles dmarreront sur la
base dun 5 %, pour aboutir comme les annes prcdentes, lissue de discussions
serres, un accord se situant entre 3 et 4 %. Perception inchange, refus de tout
changement. Menace habituelle darrt de travail, etc.
La direction de lentreprise, sans esquiver le dbat, tente dinclure ce chapitre dans la
perspective plus large dune nouvelle politique de rmunration. Celle-ci
institutionnaliserait - selon des modalits spcifiques dbattre - la participation aux
rsultats sous forme de part variable tendue lensemble des personnels (et non plus
aux seuls cadres). En faisant apparatre limpact, en termes de revenus perus par
chacun, de cette perspective, elle a progressivement amen les syndicats envisager ce
changement profond sur une priode de transition assortie de quelques srets.
Cette faon de contourner les positions en les intgrant dans une perspective plus ample
dplace la ngociation dabord centre sur les taux vers des modalits de transition
(comment procde-t-on et avec quels rsultats sur une priode stalant sur une certaine
dure). Une telle dmarche permet de parvenir une satisfaction suprieure ce qui
tait envisag au dpart.
alors seulement quils constatent que la question dont ils discutaient ne mritait pas
de dbat. En effet, du point de vue du financier, leffort requis ne reprsentait
quune infime partie du budget global de lentreprise, en ralit 3 % en plus pour
le budget DRH, lequel reprsente 5 % du budget global. En fait, le
marchandage portait sur 0,15 % du budget global. Le vrai problme ntait
donc pas celui des moyens : le directeur financier pouvait faire son affaire de
dgager ces ressources pour permettre son collgue de mettre en uvre le
programme. Il sagissait surtout de savoir comment les attribuer sans mettre en
pril le plan et sans provoquer une avalanche de demandes exceptionnelles des
autres collgues.
Ces pseudo-ngociations reprsentent un cot non ngligeable, en temps et en nergie.
Et il nest pas sr quelles contribuent amliorer les relations entre les acteurs.
Pour viter dy tomber, lon sassurera que le problme qui nous runit est bien
ngociable, quil est clairement identifi par les uns et les autres, mme sil prsente de
multiples aspects (comme cest le cas pour un projet, par exemple) et de nombreuses
divergences.
Le ngociateur cherchera aussi dceler, par-del les positions affiches, les attentes et
besoins non exprims, pour y ancrer la discussion et contourner ainsi les effets de
crispation.
Pour cela, il mettra profit ces moments cruciaux que sont les changes pralables (le
small-talk des Anglo-Saxons) parce quils sont loccasion de mettre en uvre
demble lcoute, louverture ainsi que la bienveillance a priori . Et ce sont ces
lments qui vont conditionner pour une large part la relation sur le point de stablir.
Lessentiel est quil en sorte avec le sentiment quil ny aura pas dambigut sur ce qui
sera discut et ngoci.
Dans les ngociations sociales intra-entreprise, pour viter la confusion des sujets
ngocier - souvent due la diversit des revendications mises par les partenaires
sociaux - on a recours ce quil est convenu dappeler un accord de mthode .
Il sagit dun accord dentreprise destin faciliter le dialogue social et qui prcise :
le primtre de la discussion, les aspects concerns ;
les modalits des discussions, le calendrier des sessions ;
les rsultats attendus et la suite qui sera donne.
Un des avantages de ce procd - outre quil rassure les partenaires sociaux - est de
porter leffort, ds le dpart, sur le processus de ngociation plutt que sur les points de
confrontation.
Dans les ngociations daffaires, le rsultat fait gnralement lobjet dun contrat . Le
titre du contrat est en principe explicite : contrat dachat et de vente, contrat de licence,
contrat de recherche, contrat de coopration , etc. De plus, aprs le prambule, larticle
1 prcise gnralement lobjet du contrat2.
Ainsi, le ngociateur dispose dune palette doutils et de techniques pour viter que sa
ngociation ne sengage sur des voies sans issue : il lui suffit de prfigurer la forme que
prendrait laccord auquel il souhaite parvenir pour identifier les repres qui lui seront
utiles lors des discussions.
1.
Entendu ici comme ce que le ngociateur risque de perdre si la ngociation
naboutit pas.
2.
Voir Le guide du ngociateur daffaires, F. Sussmann et M. Bercoff, ditions
dOrganisation, 2006.
ultime concession sur certains aspects des modalits. Ce genre de manuvre est
frquemment rencontr dans les affaires internationales. Faut-il lintgrer, et
garder pour la fin une cerise sur le gteau ? Ou doit-on et peut-on en anticiper
lventualit, et en tenir compte dans la relation que lon tablira avec ses
interlocuteurs ?
Plus rcemment, une dlgation de dirigeants dune entreprise amricaine sest
rendue en Europe pour initier des pourparlers (en vue dun investissement ou
dune association avec une entreprise du mme secteur) : ds les prsentations, ils
sadressaient leurs interlocuteurs en leur faisant savoir quils connaissaient tout
ou presque de chacun deux (situation familiale, parcours professionnel, fonctions
et rles dans la socit), signalant par l quils ne laisseraient rien au hasard et
quils ne traiteraient quen parfaite connaissance de cause, ce qui prsageait
dintenses et srieux changes dinformations. La forme pouvait paratre abrupte,
mais les changes initiaux dinformations conditionnaient la qualit de la relation
tablir, et probablement le climat ainsi que le succs des discussions.
Dans le jargon des affaires, cela voque la due diligence : il sagit l des multiples
recherches et vrifications effectuer avant dentrer dans une relation daffaires,
notamment loccasion dinvestissements impliquant des personnes physiques ou
morales tierces. Lon cherchera connatre les activits, intrts et rseaux des
personnes cls (ou dune entreprise) sans oublier quil peut arriver que les informations
obtenues soient fausses par des collusions ou des conflits dintrts.
Dans les situations de la vie quotidienne, il est frquent de se retrouver face un
interlocuteur inconnu sans avoir le temps ou lopportunit de recueillir des informations
sur lui. Cest le cas, par exemple, avec une personne qui vend une voiture doccasion,
ou encore lorsque lon achte une pierre prcieuse quelquun. Limportance de la
transaction envisage nous met souvent mal laise car nous avons le sentiment de
ne pas en savoir assez sur lobjet convoit, plus prcisment sur les dfauts nonapparents quil peut comporter, alors que le vendeur fait talage de ses connaissances
pour appuyer ses arguments. Cet inconfort de situation vient de lasymtrie des
connaissances et fait que lacheteur se sent dmuni (ventuellement face un
professionnel). Le bon sens veut que, dans ces cas, lon se fasse accompagner par un
sachant ou un expert, de faon rtablir quelque peu ce dsquilibre. Si ce nest pas
le cas, lacheteur avis prendra le temps de sonder son interlocuteur et dutiliser les
connaissances de ce dernier son avantage (selon les principes millnaires des arts
martiaux).
Lidentit professionnelle
Dans les transactions daffaires - mme les plus lmentaires, comme lachat-vente
dun bien ou dun objet, lon se trouve confront des interlocuteurs qui ont leur
identit propre dune part, et une identit professionnelle correspondant leur rle
social dautre part. Ce dernier consiste atteindre un objectif (par exemple, obtenir le
contrat dans des conditions dtermines). Lidentit professionnelle est constitue par
une somme de reprsentations construites au gr de lhistoire, de lexprience
accumule par la personne ainsi que de sa position dans le groupe auquel elle
appartient ou se rfre.
Elle est conditionne par la culture de ngociation - la ngociation japonaise par
exemple est plus contextuelle - les pratiques managriales du groupe, et plus
gnralement par la culture dentreprise (que lon appelle souvent corporate).
Il est donc normal de sinterroger en premier lieu sur lautorit, lment essentiel de
lidentit professionnelle de son interlocuteur. Que reprsente-t-il ? Quelle est sa
position hirarchique ? Est-il habilit ngocier ? En dautres termes, est-il mandat par lorganisation, ou par le dtenteur du pouvoir ou des droits - pour pouvoir trancher,
dcider et sengager ? A-t-on prvu de placer face lui un interlocuteur de rang
quivalent, avec des pouvoirs comparables.
Mais cela ne suffit pas : lon cherchera savoir si linterlocuteur possde les
comptences - et les connaissances - que requiert la transaction. Ainsi, un intermdiaire
immobilier ne paratra pas crdible sil est incapable de rpondre aux questions portant
sur les taux de taxation dune transaction, par exemple. Dans les ngociations notamment internationales - de projets ou de partenariats, les quipes de ngociateurs
intgrent des experts et des spcialistes car les comptences ncessaires sont multiples
et pointues.
Enfin, et cela nest pas le moins important, lon tentera de comprendre le mode de
fonctionnement de son interlocuteur : quel est son systme de valeurs ? Comment
fonctionne le processus de prise de dcision1 chez lui ? Sil appartient une culture
diffrente, quel est llment quil privilgie dans la relation avec lautre ? Quels sont
les sujets occulter, les interdits respecter, les rituels observer, etc. ?
Certes, il nest pas ais dapprhender tout cela dun coup, au cours des premiers
instants dun face--face. Lon se dit que cela viendra avec le temps, tout au long du
processus de ngociation. La difficult est que si lon ignore les subtilits du comment
fonctionne-t-il , lon risque de commettre un impair (par exemple perdre patience)
dont les consquences seront de crisper - sinon bloquer - son interlocuteur. Et lon
obtiendra alors le contraire de leffet recherch.
Cest pourquoi les Japonais considrent que le ningensei (les aspects humains) doit
prcder toute discussion sur les faits, objets de la ngociation, afin de dvelopper la
bonne volont des parties. Alors que les Anglo-Saxons, plutt ports afficher leur
sens de la rationalit pratique et impersonnelle, privilgient les hard facts (la dure
ralit).
Peut-tre navons-nous pas accord suffisamment dimportance au rle que jouent les
intermdiaires dans les ngociations daffaires en Orient et Extrme-Orient : quil
sagisse de sho-kai-sha, tiers qui prsente et introduit les parties, ou de chu-kai-sha
que les anglo-saxons dsignent par middleman, ils contribuent faciliter le
dveloppement de la relation et consolider la crdibilit. Serait-ce par souci
dconomie, ou parce que nous croyons que le contact direct est plus rapide ? Plus
que de simples auxiliaires, ils sont souvent des acclrateurs de relations, et nous
vitent bien souvent de commettre des gaffes culturelles qui peuvent dtriorer les
relations.
La diversit culturelle
La barrire de la langue peut savrer dlicate surmonter, car mme lemploi de la
langue anglaise - avec les Orientaux et les Asiatiques par exemple - ne facilite pas les
choses. Nous avons appris que ceux-ci, lorsquils veulent exprimer leur pense, se
rfrent constamment au contexte pour interprter les aspects non-explicites des
messages. Leurs ngociateurs sont habitus deviner ce que lautre veut dire. Ils
sont constamment la recherche du sens plutt que dune traduction en termes
intelligibles dune phrase exprime dans une langue quils ne matrisent pas
couramment. Voil pourquoi ils sont en gnral trs lcoute, alors que nous,
Occidentaux, sommes avant tout proccups de la clart de la communication que nous
mettons.
De plus, nous ne nous doutons pas que notre logique occidentale est souvent perue
comme intrusive , notamment par nos interlocuteurs asiatiques ; ces derniers
prsentent pourtant quelques diffrences significatives : ainsi, chez les partenaires
corens et chinois, le pouvoir de dcider en dernier ressort appartient un senior ou
un personnage de haut rang qui ne prendra vraisemblablement pas part aux discussions
alors que, chez nos interlocuteurs japonais, le processus de dcision - souvent plus long
- est du type consensuel, cest- dire impliquant tous les acteurs participant la
discussion.
Par ailleurs, laccord (ou le contrat ) est considr plus comme lemblme dune
relation tablie fructueusement que comme une charte dobligations rciproques. Il ne
sera formalis et finalis quau terme dun long processus de maturation interne dont les
arcanes nous paraissent souvent mystrieuses.
Le traitement du temps par des interlocuteurs appartenant certaines cultures nous
relations avec les trangers tant quils ne sont pas convaincus du srieux de leurs
intentions long terme, de la prennit de leurs engagements, de la solidit des
relations avec eux.
Ils testeront ces paramtres fondamentaux sur une longue dure, pendant le
processus de ngociation, avant de sengager sur quoi que ce soit. Ils ont une
conscience aigu que le temps est plus coteux, plus prcieux pour vous que pour
eux. Ils mettront souvent votre patience lpreuve, mais, gnralement, sauront
sarrter avant de vous pousser dans vos derniers retranchements, pour ne pas
risquer la rupture.
Mais il ny a pas que la question temps . Il existe une autre diffrence fondamentale
entre la culture occidentale et les autres, notamment asiatiques : cest la conception du
soi.
En Occident, le soi est indpendant, distinct des autres et autocentr. En Orient, le soi
est interdpendant, reli aux autres et imbriqu dans un contexte social. Les individus se
dfinissent en termes de relations sociales : Je suis le fils de apparent
travaillant dans telle entreprise ou organisation. Nous avons eu loccasion de le
vrifier : lors dun pisode motionnel, les Asiatiques tendent davantage se focaliser
sur les autres, alors que nous, Occidentaux, nous nous focalisons sur nous-mmes.
Voici finalement quatre points, inspirs par ces cultures et valids par lexprience, que
nous pouvons intgrer dans toutes nos ngociations :
La relation demeure le point central de la dmarche. Prendre le temps de la
construire en vitant les erreurs est un investissement pralable.
Faire appel des tiers peut savrer utile et efficace. Notamment lors de la
priode de prparation et de collecte des informations.
Le respect du statut (sauver la face) est primordial. Dconsidrer - mme
inconsciemment - ses interlocuteurs est contreproductif.
La matrialisation de laccord (contrat ) est longue et symbolique. Rengocier,
lorsque la situation change, est prfrable un contentieux contraignant et coteux.
Voil qui peut nous amener reconsidrer nos schmas habituels : car ce qui compte,
en premier, nest pas tant le contrat sign - quil sagisse dune promesse de vente
ou dachat, dun bail, ou tout autre acte - que la qualit de la relation nous avons tablie
avec notre interlocuteur et qui permettra dventuels ajustements ultrieurs si la
situation lexige, sans recourir des contraintes contractuelles sources de
contentieux.
Le capital relationnel
Une autre difficult rside dans la diffrence culturelle qui oppose les cultures
affectives aux cultures motionnellement neutres.
Les Anglo-Saxons trouvent que les Franais et les Latins en gnral mlangent
beaucoup trop les motions et laction. Or les motions sont des registres essentiels de
laction humaine, car elles permettent de faire passer une srie de messages qui sont
importants dans une relation daffaires. Ainsi, il arrive que lon renonce traiter avec
des gens qui ne nous plaisent pas. Elles contribuent grer les aspects interpersonnels
de la relation daffaires, laquelle a une double composante : hard, cest--dire les
lments dfinir comme le prix, les spcifications, les modalits, et soft, cest--dire
les lments lis au capital relationnel dvelopp. Sil est relativement facile de mener
bien la premire, lon ne peut sous-estimer les efforts investir dans la seconde.
Certes, il nest pas toujours vident de savoir si ses interlocuteurs ont des dispositions
ou motivations positives (dsir damliorer ou de gagner, pari sur la capacit
atteindre conjointement un objectif ambitieux) ou au contraire des motivations ngatives
(dsir de ne pas perdre, dviter les situations comptitives sources de complications,
etc.). Cela en effet ne va apparatre que lorsque lon sera attentif leur stratgie et
leurs comportements, cest--dire lors des suspensions, lorsque lon prend le temps de
rflchir et de faire le point.
Nanmoins ce capital relationnel , dont les dividendes sont infinis, demeure le premier
objectif du ngo-ciateur : sil veut le constituer, il doit veiller anticiper et dsamorcer
les rticences ou hostilits souvent dissimules.
Lenjeu , rptons-le, est damener son interlocuteur entrer dans un change
coopratif pour que le processus de la ngociation puisse aboutir un rsultat
satisfaisant.
Et pour ce faire, le ngociateur va grer les motions - les siennes et celles de son
interlocuteur - induites par la relation. Seule une coute active et bienveillante lui
permettra dy parvenir.
Lobjet de cette coute, cest den savoir plus sur ce que lautre cherche obtenir, ses
attentes, ses besoins, tant sur le plan de la relation que sur celui du fond, de la
substance, de ce quil ressent, ce quil occulte, ce qui le stresse. En bref, comment il
voudrait que la situation volue. Il lui faut savoir ce qui lentranerait rejeter les
propositions que lon souhaite lui faire, mme si sa culture lui interdit dopposer un
refus franc et massif et de perdre la face . Ces moments dcoute sont loccasion de
dpasser lobjet de la ngociation pour mieux le rsoudre ultrieurement en ayant
limin les risques relationnels de blocage et de refus.
Difficile, dans ces conditions, de faire la distinction entre identit personnelle et
identit professionnelle . Si lon veut que son interlocuteur demeure dans son tat
1.
Chez les Japonais, le processus de ringi, consultation collective pralable,
consiste examiner soigneusement les consquences dune acceptation et surtout
ses contraintes de mise en uvre. La dcision de dire oui une proposition nest
donc pas spare de la mise en uvre quelle impliquera. Ce processus fait partie
d u nemawashi, qui est laptitude btir du consensus discrtement, dans les
coulisses.
vente des jours meilleurs, soit lune ou lautre des parties devra revoir son valuation
et modifier son seuil.
Il est difficile destimer, voire de deviner, le prix de rserve de son interlocuteur,
dautant que ce prix se fait souvent de faon subjective : nous avons tendance
survaluer lorsque nous vendons, et inversement. Se rfrer des critres objectifs
dvaluation naide pas ncessairement.
Tel est le cas, frquent dans le monde des affaires, lorsquune socit cde une de
ses filiales ou divisions une autre. Les valuations financires et comptables ne
suffisent pas justifier les prix de rserve. Tant le vendeur que lacheteur vont
estimer les effets en termes de synergie, de stratgie, de position concurrentielle,
de valeur ajoute, etc. La phase dlicate de la ngociation montrera un foss entre
les prix minima et maxima.
Comment en sortir ?
Parmi les pratiques en cours, lune consiste faire intervenir un tiers , personnalit
accepte par sa connaissance du secteur et ses qualits de mdiateur, dont la
mission consistera apprcier si les approches et valuations de lune et de
lautre parties sont susceptibles dajustements et de corrections. Sans intervenir
sur le fond, il encouragera les parties rvaluer leurs offres et poursuivre la
ngociation, ou, au contraire, quitter la table de ngociation sil estime que les
positions sont irrconciliables.
Notre vendeur dimmobilier pourrait aussi avoir un conflit entre son aspiration de
vendre 300 000 E et la contrainte de clore sa transaction au plus vite pour
diminuer le cot dun crdit-relais pris pour financer lachat de son nouveau
logement. Quel sera lintrt le plus important satisfaire, pour lui ? Un acheteur
habile dans lart dcouter et de faire parler pourra suspecter un tel dilemme et
tester la rsistance de ce niveau de prix de rserve en assortissant sa contreproposition dun engagement procder un rglement rapide.
Les tactiques, ou faons de faire, ne peuvent tre envisages que si lon a pris soin de
rflchir et de clarifier ses ides quant ce que lon veut absolument obtenir, ce sur
quoi on pourrait accepter de faire des concessions, ainsi quau seuil en dessous duquel
il ne saurait tre question de descendre. Supputer ce qui est rellement important pour
les autres suppose quon ait cherch en savoir le maximum sur eux et que lon mette
profit les premiers moments du processus de ngociation - la phase dite dchange
dinformations - pour valider ou corriger les hypothses que lon stait construites sur
leurs buts et objectifs. Vrifier que lon peroit correctement ce que les autres
recherchent est donc un pralable la poursuite du processus.
Et si cette perception tait errone ? Quen est-il lorsque les interlocuteurs se montrent
dentre de jeu exigeants, inflexibles ou intraitables, et que lon ralise quil y a peu de
chances dobtenir ce qui est important pour soi ?
Un ngociateur pugnace ne se laissera pas dcourager. Il tentera de dbloquer la
situation par le jeu des concessions. En effet, il est gnralement admis que lchange
de concessions est le cur mme de la ngociation. Mais comment entreprendre celuici ? Faire des concessions est aussi subtil que difficile :
Dans un premier temps, il importe que la concession faite soit dment valorise ;
si elle ne ltait pas, linterlocuteur la prendrait comme allant de soi, ou comme un
signe de faiblesse. Alors que pour quil se sente redevable en termes de
concessions rciproques, il devra tre persuad quelle reprsente un gros effort ou un renoncement important - de la part de celui qui la propose (on conviendra
quune concession faite partir dun point de dpart exagr ne procde pas dune
volont srieuse de ngocier).
Ensuite, il y a lieu dexprimer - diplomatiquement bien sr - que lon sattend
des concessions rciproques, et den suggrer certaines : lacheteur du bien
immobilier ayant propos 250 000 au vendeur qui insiste pour en recevoir 300
000 pourra par exemple exprimer quil est prt faire un effort substantiel et
augmenter son prix doffre 275 000 si en contrepartie le vendeur peut
envisager de librer le bien plus tt, en y laissant la cuisine et ses
quipements .
Enfin, il est bon de rappeler que les concessions doivent se faire graduellement,
par tapes, et non en bloc si lon veut maximiser leffet de chacune delles.
Les concessions contingentes, cest--dire celles qui sont lies une contrepartie
dsigne (notre acheteur dclarera quil portera son offre 275 000 maximum la
condition expresse que lquipement de la cuisine reste et que la remise des cls
seffectue dans un dlai prcis) sont manier avec prcaution, car linterlocuteur
peut sestimer pris dans une manuvre qui linquitera.
Stratgie de ngociation
Tactiques et stratagmes font partie de la panoplie des procds quutilisent les
ngociateurs lorsquils se trouvent la table des ngociations. Bien que limprovisation
soit frquemment utilise, elle ne peut tenir lieu de faon de faire : le ngociateur se
doit danticiper les volutions possibles sil veut viter les malentendus - ou les checs
- futurs. La rencontre avec lautre partie la table de ngociation est, en fait, la
troisime tape dune dmarche qui a commenc, en amont, par la construction dune
stratgie avec un horizon plus large et des objectifs ambitieux.
Cela est particulirement bien illustr dans le monde des entreprises.
Au milieu de la dcennie 1980-90, Sergio Ceccuzzi, dirigeant dune moyenne
entreprise italienne de trfilerie du cuivre labora un plan stratgique sur plusieurs
annes qui devait lui assurer un rle majeur dans sa spcialit en Europe. Cela
voulait dire une part de march suprieure 30 %. Il commena par acqurir son
concurrent italien, dune taille suprieure et proprit de lEtat : il est ais
dimaginer le parcours dobstacles que cela reprsenta. Largument majeur qui
lemporta fut - en dpit des nombreuses rsistances - lconomie ralise dans les
finances publiques grce larrt des subventions conscutif la cession.
Premire phase de consolidation nationale, qui nallait pas de soi, et qui a
ncessit une stratgie de conqute complexe, car les acteurs taient nombreux,
divers, et porteurs dintrts divergents. Poursuivant sa stratgie de
dveloppement par acquisitions, il entreprit de se rapprocher du groupe franais
Pechiney pour lui reprendre son activit cuivre connue sous le nom de
Trfimtaux : on imagine sans mal les ractions daccueil (orgueil, fiert nationale,
mpris des hauts fonctionnaires pour le petit entrepreneur voisin considr comme
la grenouille de la fable, etc.). Conscient de ceci, Ceccuzzi avait mis au point une
stratgie dapproche tenant compte des diffrentes susceptibilits des hauts
fonctionnaires, des politiques et des managers impliqus, construisant des
arguments savamment distills afin de lever les obstacles que chacun des cercles
de pouvoir brandissaient1.
Ayant accompli la partie la plus difficile, et fort du potentiel quil reprsentait sur
le march europen, il sattaqua la reprise dun concurrent allemand (appartenant
un groupe industriel et financier) avec lequel il put dpasser son objectif
stratgique de 30 %.
Sa stratgie avait commenc par une rflexion sur les possibles volutions du
mtier ( un horizon de plusieurs annes) avec divers scnarii concernant les
acteurs, en Europe notamment. Cette vision du contexte probable et souhaitable
constitua le cadre dun objectif stratgique : le rle et la place quil visait, ses
allis et partenaires possibles, les obstacles surmonter, les rgles du jeu
faire voluer, les proies possibles, le type daccord recherch, etc. Tout ceci
constituait la premire phase du processus conduisant la ngociation.
La deuxime phase fut celle de la recherche doptions possibles, pour crer de la
valeur , ou agrandir le gteau , afin de dgager des propositions fortes,
susceptibles de retenir lintrt des futurs partenaires, et de prfigurer
larchitecture des accords ngocier (type daccord, partage de la valeur,
alternatives, etc.)
Enfin, la troisime phase concernait plus les aspects tactiques : la hirarchisation
des objectifs, le choix des interlocuteurs et la faon de les aborder, les arguments
et concessions possibles, bref tout ce qui serait discut la table des ngociations
avec chacun des partenaires choisis.
Une stratgie vise donc crer de la valeur pour le long terme. Elle suppose
quavant de ngocier (quoi et avec qui ?) on ait une vue claire de la logique ainsi que
de la faisabilit du but que lon se fixe : mme ambitieux, il doit tre estim atteignable.
Un horizon long (quelques annes) nempche pas de sajuster aux changements et aux
circonstances. Ces derniers ne devraient pas nous faire perdre de vue la pertinence des
ambitions terme.
Et pourtant, il arrive que nous soyons pris de court par des imprvus ou des turbulences
souvent parce que, naturellement :
Nous nous prcipitons, croyant savoir ce que nous voulons : en fait nous accordons
trop dimportance limmdiat.
Nous nous faisons des illusions sur lavenir (biais cognitif connu).
Nous sommes principalement gocentriques (nos choix sont biaiss par ce qui nous
parait le mieux maintenant).
Si nous voulons viter ces biais, et intgrer le temps (lavenir) il faut nous poser
quelques questions, comme :
Quels seraient les effets, terme, de laccord que nous visons (par la ngociation)
si la situation volue de telle ou telle faon ?
Qui dautre peut tre impact par cet accord ?
Comment, et jusqu quel point, chacun peut tre touch ? Quelles sont les
consquences pour moi ?
Comment grer ces impacts probables ? Que faire si cela naboutit pas ?
Il sagit de procder par un change de questions-rponses jusqu pouvoir dresser la
cartographie des acteurs, y compris cachs (ceux dont linfluence peut hter ou bloquer
les dcisions), ainsi que des alliances ou coalitions possibles ; ces dernires pouvant on le sait - modifier sensiblement le cours des choses.
Ainsi, chacun de nous a la possibilit de se fixer un objectif ambitieux, par exemple
dans sa vie professionnelle ( Je veux devenir, terme, un responsable/expert
reconnu, dans tel domaine ou secteur ) et ne pas perdre de vue cette aspiration
lorsque lon discute, avec un recruteur, des modalits souvent juges insatisfaisantes
dune embauche. En effet, ce qui importe, au-del des conditions pratiques du moment,
cest le potentiel de valeur crer que lon dcle et que lon peut estimer :
acquisition de savoirs, dexprience, de connaissance dun domaine, de relations avec
des gens dinfluence, etc. qui permettra davancer vers le but fix.
Voici une situation quotidiennement rencontre par de jeunes candidats un job ,
sefforant de se vendre dans les meilleures conditions possibles. Le recruteur,
agissant pour le compte de lemployeur, a le choix car les candidatures sont nombreuses
et souvent de qualit. Le postulant, de son ct, nignore pas que dans les circonstances
prsentes du march de lemploi, il ne dispose pas de levier pour valoriser sa
candidature (par un effet de raret par exemple). A-t-il les moyens de discuter ou de
ngocier des conditions ou modalits ? Ses diplmes et expriences ne suffiront
vraisemblablement pas modifier la position du recruteur et lamener reconsidrer
certaines conditions de loffre, car ce dernier mise sur labondance des candidatures
pour satisfaire ses objectifs. Que peut alors faire le candidat face au recruteur ?
Argumenter ses points forts, tenter de persuader son interlocuteur quil est le
meilleur ? Mais il ne connait pas la qualit des autres candidatures.
Prciser les conditions auxquelles il aimerait occuper le poste propos ? Mais il
ne sait pas ce qui est acceptable ou inacceptable par son interlocuteur, et le
rapport des forces nest pas en sa faveur.
Reconnatre que le contexte actuel nest pas favorable pour lui, mais quil serait
dispos sadapter en se conformant aux conditions proposes pour une priode
donne (quelques mois ?) si lopportunit lui est donne de conduire un projet ou
de dmontrer la valeur apporte par sa contribution. Rendez-vous est pris pour une
valuation (en fin de priode) et une ngociation portant sur certaines modalits du
contrat de travail.
Dans les circonstances actuelles, je ne suis pas en mesure de vous convaincre de
modifier certaines conditions de loffre. Nanmoins je me sens motiv par les
objectifs de ce job, aussi jaimerais vous proposer un point dtape dans six
mois, lorsque jaurais eu la possibilit de mener bien certains projets ou
objectifs. Cela sera loccasion de procder une valuation conjointe et donc de
repartir sur des objectifs plus ambitieux en ajustant certaines modalits de mon
contrat de travail. Cela vous agre-t-il ?
Cette dernire approche est susceptible de retenir lattention du recruteur, car le
candidat fait preuve de souplesse en mme temps quil propose du potentiel , en
1.
Le droul et la technique de cette ngociation sont devenus un cas dcole ,
prsent et discut par J.K. Sebenius et D. Lax la Harvard Business School, ainsi
que dans leur rcent ouvrage : 3D Negotiation : Powerful Tools to Change the
Game in Your Most Important Deals.
Quelle alternative ?
Anticiper lchec nest gure motivant pour celui qui entreprend un effort pour gagner
ou obtenir quelque chose, tout le monde en conviendra. Mais ngocier sans savoir ce
que lon est susceptible de faire si la ngociation naboutit pas est tout aussi prilleux,
car lon risque de se voir contraint daccepter - contrecur - des conditions peu
satisfaisantes faute dalternative ou de solution de repli.
Il est utile davoir, comme le dit ladage, plusieurs fers au feu : les solutions de repli ou alternatives la ngociation - sont celles vers lesquelles on se dirigera si la
ngociation ne parvient pas un rsultat meilleur. Sinon, pourquoi ngocier ?
progiciels mainframe, lesquels - trs intresss par un ventuel grand compte dvelopprent des propositions rpondant notamment aux exigences de dlais. Il y
avait donc, pour Compex, des alternatives pertinentes, ce qui modifia totalement le
cours et la tonalit des discussions. Le fournisseur amricain ralisa que le rapport
de force avait chang et quil y avait pour lui des risques de perdre un grand
compte. Pour la socit de services, la rflexion et le dbat internes ont contribu
non seulement modifier lapproche et les relations avec les fournisseurs, mais
aussi crer de la valeur avec eux en envisageant conjointement des solutions
des difficults estimes insurmontables a priori.
Ce que lon retiendra surtout, cest quil est toujours possible de crer une ou plusieurs
alternatives, mme si cela exige du temps, des efforts et de la patience, et que la
principale raison est de provoquer une modification de la situation, afin que lautre
partie - celle qui croit avoir lavantage dans le rapport de force - soit amene prendre
conscience et mesurer ce quelle pourrait perdre si la situation se modifiait dans le
sens pressenti.
Cest l que rside leffet de levier des alternatives la ngociation. Car si lon arrive
faire entrevoir son interlocuteur - en utilisant des arguments btis sur des rfrents et
critres qui lui sont familiers - que la situation peut voluer son dsavantage, il y a de
fortes chances pour quil modifie sa posture dintransigeance et revienne dans le jeu de
la ngociation.
En dautres termes, la question revient savoir qui, des deux protagonistes, a le plus
perdre, un certain moment, de lchec des discussions. (Familirement dit : qui a le
plus perdre dun no-deal.)
avec la situation, et quil peut sappuyer sur des stratgies varies : crer une
concurrence (comme dans lexemple cit) ; amliorer ses alternatives (de faon
placer la barre plus haut) ; possder ce qui est indispensable lautre ; former des
alliances ou coalitions ; fusionner ou acqurir son entreprise, etc.
Dans ces conditions, faut-il dvoiler ses alternatives ? Et dans laffirmative, quand et
comment le faire ?
Question dlicate, on le mesure bien. Car, dvoiles trop tt ou de faon inopportune,
elles peuvent tre perues comme des menaces et entraner des ractions non
souhaites. Sil faut utiliser cette dimension menace , alors cela doit tre bon
escient, cest--dire lorsquil ny a plus dautre issue moins que . Par ailleurs,
nous sommes souvent rticents dvoiler ce que nous considrons comme un atout, la
batna que nous estimons tre forte et imparable. Nest-ce pas l une faon de se priver
de faire jouer leffet de levier ?
En y mettant les formes, le ngociateur habile saura saisir le moment propice - par
exemple un nouveau palier de tension - pour suggrer une mise plat factuelle, ouverte
et raisonne des alternatives respectives, en prenant linitiative de dvoiler les siennes
et en demandant lautre partie de faire de mme. Sil a pris soin dattnuer leffet
menace et de prciser que son intention est de dterminer conjointement sil y a un
espace daccord et aussi de mesurer ensemble ce que chacun a perdre un nonaccord, il est vraisemblable que lautre partie y consentira.
La socit SINUS avait mis en vente, par lintermdiaire dune banque daffaires,
sa division embal-lage , car elle voulait se recentrer sur son mtier de base.
Des ngociations furent menes avec deux groupes intresss, Alpha et Bta,
lesquels se concurrenaient sur plusieurs marchs.
La discussion sur le prix de la transaction fut ardue, le vendeur estimant quil
navait pas brader un actif qui pourrait renforcer lacheteur face son
concurrent. Excd par la tactique de surenchre utilise par le vendeur, Alpha
menaa de rompre les ngociations. La tension tait telle que chacun des deux
protagonistes tait tent de le faire. Le ngociateur de SINUS proposa alors de
suspendre la sance, et dchanger calmement les hypothses dalternatives
respectives ainsi que leurs consquences.
Envisageons froidement la situation qui sera conscutive notre rupture, plutt
que de nous puiser dans un bras de fer. Voici ce que je ferais, pour ma part, si
nous dcidons de mettre fin nos discussions Et en ce qui vous concerne, que
ferez-vous ? Certes dautres opportunits surgiront pour vous ; mais quen sera-t-il
de votre position relative si Bta conclut avec moi la transaction ?
Vous avez raison, ne nous nervons pas, la colre est mauvaise conseillre. Je
mesure ce que jai perdre si je laisse filer cette activit au bnfice de mon
concurrent, mais jai des limites que je ne peux pas dpasser. Reprenons notre
discussion sur les critres dvaluation : peut-tre pouvons-nous demander
lintervention de tel expert pour nous dpartager sur ce point.
Voici, en termes brefs, comment un ngociateur va travailler la situation dans
laquelle il se trouve avec ses interlocuteurs : agir sur des lments factuels pour
modifier la situation, et influer sur la perception quont ses interlocuteurs de la nouvelle
situation cre, en les aidant dcouvrir soit ce quils ont perdre si aucun accord
nest conclu, soit ce quils ont gagner en acceptant un accord qui offre mieux et plus
que leurs propres alternatives. Ainsi, quitter la table de ngociation est souvent
considr comme une batna . Cela est assurment une alternative, mais est-ce bien la
meilleure si lautre partie na rien y perdre ?
Sil fallait redire lutilit de la batna, lon pourrait rappeler quelle constitue la fois
le point dentre de la ngociation (sil nest pas possible dobtenir plus que ce
quelle offre, peut-tre vaut-il mieux ne pas entrer en ngociation) et le point de sortie
qui permet de savoir quand sarrter. Le plus grand danger serait de se sentir oblig de
conclure faute dalternatives. Il constitue galement une apprciable rserve de pouvoir
en ngociation car il permet de savoir o lon va et ce que lon fera quelle quen soit
lissue.
Il convient aussi de ne pas oublier que la plupart des ngociations mettent face face
des individus - qui ont une ou des batna personnelles - reprsentant des organismes ou
des socits pour lesquels les alternatives sont diffrentes. Il y a donc deux niveaux
dalternative, qui ne sont pas ncessairement disjoints.
Pour rpondre la question Que feraient-ils si et chausser les bottes de lautre,
en face, il faudra senqurir de sa situation dans lorganisation, de ses aspirations et de
son devenir terme. Apprcier le seuil de rupture de celui-ci est un pralable
lestimation de la batna de la socit pour laquelle il ngocie ( Ne risque-t-il pas de
perdre son statut ou sa position si ? )
Enfin, dans les ngociations prsentant une impasse - momentane, comme cest souvent
le cas dans les bras de fer opposant des syndicats aux dirigeants de socits - la
distribution du rapport des forces est fonction de la situation : si lemployeur peut
saccommoder des consquences dun arrt de travail plus longtemps que les syndicats
- pour lesquels cet arrt constitue une perte financire non ngligeable - le rapport de
force est en sa faveur, et il pourra sabstenir de mettre en uvre une alternative aux
consquences dommageables.
En dautres termes, lendurance ou la capacit supporter les contraintes dun nonaccord peut pallier labsence dalternatives, ou la faiblesse de celles-ci.
En tout tat de cause, la batna demeure lun des constituants majeurs de la force en
ngociation. Elle a besoin dtre soigneusement construite et renforce, et le
ngociateur veillera ce quelle soit perue comme telle. Cependant elle ne se substitue
pas au discernement ni la bonne apprciation de la situation par le ngociateur : la
patience et la pugnacit de ce dernier savrent - dans maintes circonstances - fort
utiles.
Lexprience lui aura appris que la batna nest pas un outil de menace. Sa force peut
tre ressentie par les autres comme un avertissement et inciter rechercher des pistes
daccord en explorant conjointement la cration de valeur additionnelle que peut
engendrer un accord. En conclusion, la batna :
est plus une source de pouvoir quune punition ou une sanction ;
sert de point dappui, sans reprsenter ncessairement la bottom line ;
est une issue de substitution, pas une option ou un recours.
Il est frquent, lorsque nous ngocions la location - ou lachat - dun logement,
dentendre notre interlocuteur nous dire Voici les conditions, elles ne sont pas
ngociables et si cela vous intresse, il faudra vous dcider rapidement car jai
plusieurs autres personnes sur cette affaire signifiant par l quil a des
alternatives et justifiant la pression-temps quil met sur nous. Il nest pas impossible
quil y ait une part de bluff - cela est un stratagme courant - destin renforcer
lasymtrie des pouvoirs. Intuitivement, nous serions tents de saisir laffaire, quitte
se demander ultrieurement pourquoi nous navons pas pu discuter plus
longuement avant de conclure. Mais si lon se donne le temps de la rflexion : Je
serais intress, mais il me faut encore rflchir car je naime pas prendre de
dcision sur le pouce. Voici mon numro de tlphone, appelez-moi ce soir si le
bien est libre et nous pourrons alors traiter Il y a fort parier que le vendeur
appellera, signifiant ainsi que ses alternatives taient faibles et, par consquent, que la
discussion est ouverte (y compris sur les modalits, ce qui tait prcdemment non
ngociable).
Ainsi, en refusant une manuvre (la pression-temps), on contribue affaiblir la batna
de linterlocuteur sans ncessairement utiliser un stratagme similaire comme Moi
aussi jai dautres offres examiner , car le but est de reprendre le processus au
niveau de lexploration (cration de valeur) en vitant le pige du cest prendre ou
laisser .
1.
Best Alternative To Negotiated Agreement (selon lappellation de Fisher & ;
Ury) : quivalent de la meilleure solution de rechange. Voir Comment russir une
ngociation, Fisher, Ury & ; Patton, Le Seuil, Paris.
2.
Pour la petite histoire, Reagan congdia les contrleurs civils qui se mirent en
grve et installa les militaires. Il mit en uvre son alternative. Quelques semaines
plus tard, la plupart des contrleurs civils demandrent leur rintgration sans
condition.
Leffet dancrage
La question est de savoir quel est le niveau partir duquel la discussion - ou le
marchandage - va oprer des ajustements : 300 000 , si cest le vendeur qui annonce
son prix, ou 240 000 par exemple, si cest lacheteur qui parle en premier ? Cette
tentative de situer le niveau de rfrence constitue lancrage de la discussion.
Contrairement ce que nous dicte notre intuition, nous avons intrt prendre
linitiative dancrer la discussion au niveau qui correspond nos aspirations
condition que lon soit capable de le justifier par des critres objectifs, par exemple :
Vous rpondez sa question en lui prcisant au pralable les critres qui ont servi
lvaluation. Par exemple, linviter vrifier lui-mme ultrieurement auprs
des agences immobilires du quartier, les prix auxquels ont t effectues les
transactions de ces trois derniers mois dans le voisinage. Disons que le prix moyen
constat est de 3 000 le mtre carr. Votre logement offrant 100 m2, sa valeur
march est de 300 000 .
Il est plus intressant, et plus facile aussi, pour le vendeur daccepter denvisager des
ajustements la baisse partir de 300 000 , que de tenter damener lacheteur
considrablement augmenter son offre si ce dernier a ancr la discussion au niveau dun
premier prix doffre 240 000 .
La situation est donc symtrique pour lacheteur.
Lon mesure combien est cruciale la rflexion pralable tout nonc, proposition ou
offre que lon sera amen faire : cela ne peut tre laiss au domaine du ractif, ou
limprovisation.
Si votre acheteur persiste vous faire reconsidrer votre prix, il pourra user de
deux moyens : il va tenter daffaiblir la perception que vous (le vendeur) avez de
vos alternatives. Il cherchera dployer de multiples arguments comme : Pas
sr, le march est dprim, les gens sont inquiets, le crdit est rare, cela risque de
prendre du temps . Et puis il va vous proposer un choix doptions : Voici ma
proposition : je pourrais traiter avec vous sur la base dun prix de, disons, 275
000 . Et je vous propose une option : un rglement comptant et rapide, sous x
semaines pour un prix dfinitif de 260 000 . Vous avez le choix. Ma proposition
est valable pendant 48 heures. Appelez-moi ds que vous aurez pris votre
dcision. Nul doute que vous saisirez loccasion de rflchir, de peser
soigneusement les termes de la proposition en fonction de votre prix de rserve, de
vos alternatives, de la contrainte temps, particulirement si vous tes press par un
crdit-relais onreux contract pour lachat de votre nouveau logement.
Si votre prix de rserve est de 250 000 , quest-ce qui est rellement important
pour vous : vendre 300 000 ou traiter rapidement dans des conditions
acceptables, cest--dire au-dessus du prix de rserve ? Finalement combien
traiteriez-vous ?
Pouvez-vous lier lacceptation dautres modalits, comme la libration anticipe
- ou retarde ? Que pouvez-vous envisager dautre pour obtenir le maximum de
satisfaction ?
En proposant des options, le ngociateur teste la hirarchie des intrts de son
interlocuteur, quil dcouvrira en fonction de laccueil rserv sa proposition. En
largissant la discussion, il invite lautre relancer le jeu par Et si lon envisageait
de ? Des perspectives sont imagines, qui visent augmenter la valeur de la
transaction, car en explorant toutes les options envisageables, les deux parties
augmentent leur satisfaction respective. Cette recherche conjointe doptions cratives
contribue de faon substantielle lide que lon se fait dune ngociation russie.
Il arrive aussi, dans les ngociations daffaires, que la technique des options - souvent
appeles variantes - savre particulirement productive. Ainsi une suggestion,
prsente en option, peut satisfaire un intrt secondaire, latent, ou mme insouponn
au dpart.
La municipalit dune ville ctire avait lanc un appel doffres pour le ramassage
des dchets mnagers. Plusieurs concurrents se prsentrent. Les prix la tonne
enleve (et traite) se situaient dans une fourchette de 35 38 .
Mais lun des concurrents, dont le responsable tait amateur de surf, avait constat
que la plage de la ville - patrimoine touristique - srodait et se rtrcissait. Il
proposa une variante ( 43 la tonne) consistant utiliser le trajet retour des
camions pour ramener du sable, ses installations se situant dans une zone trs
sablonneuse.
La municipalit trouva l une rponse une autre de ses proccupations, et choisit
cette formule.
Le premier souci du ngociateur - et cest peut-tre pour cela quil nest pas
gnralement enclin parler le premier - est dviter de voir sa proposition refuse, ou
rejete. Deux faons de faire peuvent tre envisages : la premire, et la plus courante,
consiste procder par ajustements successifs jusqu parvenir une zone daccord
possible .
Cest gnralement ce qui se passe dans les ngociations sociales. une
proposition avance par la direction, les syndicats rpondent que cest
inacceptable et invitent la direction revoir sa copie. Ce petit jeu peut durer un
certain temps.
Lautre faon de faire consiste chercher savoir, pralablement loffre, ce qui est
inacceptable par les interlocuteurs, selon quels critres et pour quelles raisons. Le
ngociateur est alors en mesure de prsenter une proposition se situant au-dessus de ce
seuil : elle ne serait vraisemblablement pas rejete, mme si elle est juge nettement
insuffisante. Limportant est que le processus se dveloppe, et que la discussion porte
sur les critres plutt que sur des apprciations subjectives telles que : Ce nest pas
assez !
Tant le bon sens intuitif que lexprience le confirment : plus on en apprend sur ce que
veulent les autres, ce qui leur est ncessaire ou essentiel, ce quils nexpriment peuttre pas, plus on est mme dlaborer des offres ou propositions qui retiendront leur
intrt et quils chercheront amliorer. Ils nous donnent ainsi accs leurs critres,
cest--dire aux normes et rfrents qui structurent leur systme de pense. Cest cela
que doit mener un processus de ngociation bien conduit.
Pour faire avancer le processus, il peut savrer efficace dassortir son offre de
conditions : Votre proposition pour lachat de mon bien immobilier ne sera
prise en considration que si vous acceptez un dlai daboutissement de deux mois ;
au-del, elle sera caduque Et plus encore, on pourrait mettre des conditions
laboutissement dun accord : Si un autre candidat fait une meilleure offre, vous
vous engagez renchrir dans la limite de
Le recours aux conditions est un outil puissant, manier cependant avec prcaution.
On peut proposer des conditions pralables ( la discussion), ou des conditions pour
aboutir, ou encore construire ces aspects conditionnels pendant le processus. La
discussion autour des conditions - dans les ngociations daffaires notamment permet ainsi de mieux cerner les limites des uns et des autres, et daffiner des options
acceptables.
En somme, pour le ngociateur, le paradoxe de base peut apparatre ainsi :
Pour crer de la valeur (on dit aussi pour agrandir le gteau ) il lui faut
tablir un climat de coopration avec son interlocuteur, car cela ne se fait que
conjointement. Travailler ensemble sur des options ncessite une ouverture, une
bonne communication, des efforts partags de crativit, et une volont de
rsoudre ensemble les problmes : lexercice qui consiste imaginer - de faon
dbride - des solutions sortant des schmas conformistes habituels est riche de
rsultats (lesprit win-win ).
Quand vient le moment de se rpartir cette valeur cre, il ne peut saffranchir
dun comportement goste , tout comme son interlocuteur (on est dans lesprit
win-lose). La question est alors quelle part du gteau pour chacun ? Dans ce
chacun pour soi vont apparatre les stratagmes - dissimulation, rigidit, bluff,
menaces, entre autres - et tactiques que les ngociateurs vont dployer pour
maximiser leur part.
Si lun des deux se montre ouvert et dsireux de crer de la valeur, lautre pourrait
exploiter cette ouverture son avantage . Si, au contraire, lun des deux aborde la
ngociation par la dimension goste , lautre sera vraisemblablement amen
faire de mme pour se protger. On mesure les effets pervers de cette dynamique :
confrontations, impasses, relations tendues, conflits, accords prcaires.
Le ngociateur habile est celui qui vitera de tomber dans le pige consistant opposer
cration et rpartition de la valeur (le plus cr par la ngociation) mais qui
saura grer linvitable tension entre ces deux dynamiques. Lcueil viter est
daborder la distribution avant davoir achev la cration conjointe de valeur.
engager dans le croisement, marquant par l votre intention de passer, mme sil a
la priorit. Le risque est que, contrari par votre outrecuidance, il dcide de
riposter en usant de son droit de priorit. La probabilit est alors grande dun
accident, dommageable pour les deux conducteurs. La relation entre ces deux
derniers est facilement imaginable.
Coopratif ou comptitif ?
Dans lexemple cit, les conducteurs, tout comme les parties une ngociation, ont le
choix entre deux comportements. Le premier, coopratif, se manifeste par un geste ou un
signe qui indique que lon se proccupe de lautre, de savoir ce quil veut, ce quil a
lintention de faire, avant de dcider de ce que lon fera soi-mme. Le second,
comptitif, manifeste une arrogance et un gosme qui indiquent le peu de cas quil fait
de lautre. Cest comme si, ds quil sassoit la table de ngociation, votre
interlocuteur vous disait : Voici ce qui est essentiel pour nous, nous ne transigerons
pas sur ces points , avant de senqurir de quoi que ce soit vous concernant. Le trait
peut paratre quelque peu forc, mais cest souvent ainsi que se passent les choses
lorsque lune des parties estime que le rapport de force est en sa faveur.
Ceci a t illustr par le conflit social en Guadeloupe, en fvrier 2009, o le LKP coalition de syndicats - a finalement obtenu lessentiel de ses revendications.
De fait, ds que les parties prenantes une ngociation se rencontrent, elles utilisent
toutes les ressources de la communication, verbale et paraverbale, pour schanger des
clefs de comprhension. Il sagit, en premier, de dcrypter lidentit personnelle de
linterlocuteur, de chercher comprendre quelles sont ses ambitions, ses aspirations,
ses valeurs, ce qui est susceptible de le bloquer ou de le stresser. Cela permet de
trouver des valeurs ou des sujets dintrt partag qui briseront la glace , car, ainsi
que de nombreux travaux rcents en psychologie sociale lont montr, les personnes
rpondent plus volontiers et plus ouvertement ceux avec lesquels ils ont des points
communs. Il faudra ensuite sadresser son identit professionnelle , pour la valoriser
dabord, puis pour chercher savoir comment il fonctionne, quels objectifs il poursuit,
quelles sont ses priorits et comment il envisage dy parvenir. Le but recherch tant de
valider - ou corriger - les hypothses que lon stait forges lors de la rflexion
pralable.
Il est clair que si lon aborde le premier entretien en affichant de faon dlibre un
comportement comptitif, linterlocuteur se figera dans une attitude dfensive, perdant
ses moyens ou ragissant par une agressivit qui renforce la relation de dstabilisation
voulue. Si, au contraire, lon souhaite instaurer un climat coopratif ou conciliant, il
le premier peut sexprimer par une sorte de connivence qui se cre lorsque lon se
dcouvre des intrts communs ou partags (pour lart, le sport, la chasse par
exemple, ou pour dautres activits) ;
le second tient dans les rituels observs lors des rencontres et qui scurisent les
individus. Par exemple, chaque runion lon passe en revue ce qui avait t dit
lors de la prcdente, et qui a t mis en uvre de faon conforme ;
enfin, le troisime se manifeste par une rgle du jeu, tacite ou non, mais convenue.
La rgle du jeu consiste en un ensemble de rponses tablies conjointement - on
pourrait dire ngocies - la question : Comment fait-on pour mener la discussion et
comment fait-on lorsque surgit un dsaccord ou un imprvu ?
Il sagit en quelque sorte dun dnominateur commun entre les diffrents modes de
fonctionnement des uns et des autres, comportant des accommodements avec les
contraintes respectives et destin baliser le bon droulement du processus.
tablie ds le dpart, cette rgle du jeu constituera un recours, un rfrent, et, lors de
moments de tension , ramnera les protagonistes lesprit de coopration qui a entour
son laboration.
Bienveillance et rciprocit
Le fait mme que lon se soit attel llaboration conjointe dune rgle du jeu indique
que les protagonistes privilgient une approche cooprative de la ngociation. Mais,
pour que cela ait lieu, il faut bien que lun deux prenne le risque dadopter cette
posture, avant mme de savoir ce que lautre va dcider.
La thorie des jeux a montr quun comportement goste ou comptitif rapportait
plus face un partenaire conciliant ou coopratif. bien y rflchir, ds que lon
saperoit que lon est face un coopratif, lon a - objectivement ou conomiquement intrt arracher lautre tout ce que lon peut, en usant de toutes sortes de
tactiques telles que lintimidation, la trahison de la parole donne, ou toute autre
manuvre. Sauf que lautre peut mettre fin au jeu en sarrtant, en bloquant, ou
mme en se retirant de la ngociation. (Rappelons la stratgie adopte par le Brsil la
tte de la coalition des 22 lors des ngociations de Cancun lt 2003.)
Le ngociateur qui prend linitiative dimprimer un style coopratif la ngociation va
donc conditionner le bon dveloppement ainsi que la prennit de la relation la
rciprocit que ses interlocuteurs devront accepter :
Je souhaite que nos discussions se droulent dans un climat serein. (Jadopte
Qui a lavantage ?
Ces questions, que tout ngociateur se pose, sont plus complexes quil ny parat.
Prenons un cas pour illustrer :
Un jeune crivain envoie son premier manuscrit un diteur. Celui-ci, aprs
lecture, estime que lauteur a un talent trs prometteur, et linvite discuter des
modalits dun contrat ddition. Lors de lentretien, le jeune auteur se voit
demander ce quil souhaite recevoir comme avance sur les droits dauteur. Vivant
fort humblement, ses exigences sont modestes. Pour lui, 1 000 euros constituent une
bouffe doxygne non ngligeable. Il serait ravi de les avoir.
Lditeur accepte, complte les autres modalits, et conclut laffaire. Il estime
avoir fait une bonne affaire, car il sest attach un talent, et la mise initiale quil
tait dispos envisager dpassait 2 000 euros.
Apparemment, voil une affaire rondement mene. Chacun a obtenu satisfaction sur ce
quil voulait, quasiment sans discussion.
Le jeune auteur sest vu offrir lavantage de se prononcer, de dire ce quil souhaitait. Il
a avanc un chiffre correspondant son aspiration sans se rfrer des critres usuels,
car il ignore les usages de la profession (cest sa premire exprience).
Lditeur est lui aussi satisfait, car il a acquiesc la demande de son interlocuteur et,
sans que cela lui cote trop cher, il sest attach lexclusivit de la production littraire
dun jeune crivain talentueux.
Mais que se passera-t-il lorsque ce dernier aura ralis - avec le temps, la
connaissance et lexprience - quil a mal jou et que lavantage tait en ralit aux
mains de son interlocuteur ?
Quen sera-t-il de la prennit ou de la qualit de leur relation ?
Certes il est tentant de tirer parti de louverture, ce premier moment de la rencontre au
cours duquel chaque partenaire dcouvre ou devine les intentions de lautre. Cest l
aussi que se joue limage que lon donne lautre de soi-mme, et que sajustent les
comportements avec les objectifs viss.
Ainsi cest celui qui parlera le premier qui donnera la tonalit - bienveillante ou
hostile, chaleureuse ou circonspecte, cooprative ou dfensive - et qui signifiera
lautre le style de communication quil entend adopter.
Dans notre exemple ci-dessus, lequel des deux a intrt ouvrir, ou faire la premire
offre ?
Certainement pas lauteur. moins quil ne se soit pralablement inform des pratiques
en la matire, de ce qui se fait aujourdhui dans le domaine de ldition, etc. Ce qui lui
permettrait de situer ses aspirations un niveau normal , voire plus sil veut saisir
lopportunit qui lui est offerte douvrir haut.
Lditeur ? Assurment, car sil a flair un talent fort potentiel, il est de son intrt
dtablir une relation privilgie. Et, pour ce faire, il va faire une proposition
gnreuse, irrcusable par lautre, ou une proposition normale , justifiable par les
prcdents, le benchmark ou les usages de la profession.
Ouvrir, on le voit bien, permet dancrer la discussion sur les principes, usages et
pratiques du domaine dans lequel on se situe. Cela va borner la ngociation, et
viter que des chiffres fantaisistes ou autres considrations extravagantes ne viennent
perturber les dbats, ou les abrger.
Ne vous est-il pas arriv, lorsque vous tentez dacqurir un objet convoit,
dentendre le vendeur vous dire Combien men offrez-vous ? , doffrir un prix
X (correspondant la satisfaction de possder cet objet convoit). Ce prix,
rapidement accept par le vendeur, veille le doute dans votre esprit : Sil a
acquiesc si vite, cest peut-tre parce que mon offre excdait son seuil et peuttre mme son aspiration Ai-je fait une bonne affaire ?
Lavantage que lon croyait avoir dire le premier sest avr tre une illusion.
Au ngociateur dapprcier sil faut prendre la main ds louverture, et sur quoi. Ce
sont les spcificits de la situation qui suggreront comment prendre lavantage .
perdre que lautre si laccord naboutit pas. Cest galement le cas lorsquun
ngociateur a une alternative forte, en loccurrence un choix tendu de possibilits. Les
situations les plus frquentes de ngociation mettent en uvre un jeu de concessions
mutuelles que seule une relation interpersonnelle intelligente permet doptimiser.
la question de savoir qui doit faire le premier pas , la rflexion ainsi que
lexprience suggrent que ce soit celui des protagonistes qui a le moins perdre un
non-accord. En dautres termes, cest celui qui peut faire jouer un effet de levier car, ce
faisant, il prend linitiative dinstaller la rgle de rciprocit en demandant en
contrepartie de son geste une concession qui satisfait lun de ses objectifs majeurs.
Souplesse relationnelle
La question qui se pose au pralable nest-elle pas de sinterroger sur sa propre, et
probable, agressivit ? Ne sommes-nous pas nous-mmes, par nos conduites, lorigine
de tensions sinon de conflits ?
Nous connaissons et ressentons les effets de lagressivit et de la tension lorsque nous
les dirigeons contre autrui : lagression verbale, la colre, lirritabilit, la malveillance
ou la moquerie nous sont devenues familires. Mais ce qui est plus difficile dceler et
dominer, cest lorsque ces agressivits et tensions sont contenues, ou diriges contre
soi-mme : elles provoquent alors des ngligences, de lagitation, des maladresses, et
aussi des dpressions, voire des maladies psychosomatiques.
Elles deviennent conflictuelles lorsquelles instaurent avec les autres (nos
interlocuteurs, notre environnement) un jeu dagressions rptes qui appelle rponse et
escalade de part et dautre.
Le bon sens impose que lon commence par observer et contrler les manifestations de
sa propre agressivit, car lon est dautant plus en mesure de mobiliser ses ressources
et de compenser ses faiblesses que lon connat mieux ses propres ressorts.
Peut-tre y a-t-il lieu de se poser la question de savoir si nous ne sommes pas nousmmes otages dune perception partisane : La situation est trs claire pour moi,
cest lautre qui la voit de faon biaise. moins que nous ne surestimions notre
force et nos alternatives : Si je vais au procs, jai 70 80 % de chances de
gagner. Car notre interlocuteur percevra lagression ou la menace quelles que soient
les formes que nous y mettons.
Mais peut-tre y a-t-il dans le comportement de notre interlocuteur quelque chose qui
nous stresse, qui nous met hors de nous.
Vous vous rendez un matin chez un client (ou un fournisseur) pour rengocier un
contrat , sa demande. Louverture de votre interlocuteur prend la forme de griefs,
dadmonestations, de mises en garde et de menaces de rupture si des amendements
substantiels ne sont pas apports.
Avant que vous ne puissiez dire quelque chose, il rpte quil ne se laissera pas
faire, quil a les moyens de faire sans vous, etc.
Vous avez du mal vous recentrer sur vos objectifs. Vous pensez : Je ne suis
quand mme pas oblig de me laisser traiter ainsi. Passer sous les fourches
caudines de ces gens qui usent de la menace, ah non ! je ne suis pas pay pour
cela !
Les premiers moments de rvolte passs, deux options se prsentent vous. Dabord,
refuser la menace : Il y a peut-tre eu des dysfonctionnements dont je suis prt
examiner les tenants et les aboutissants, mais je naccepte ni vos procs dintention
ni vos menaces.
Mais la rflexion, aprs avoir repris votre calme, vous pourriez faire montre dune
souplesse relationnelle - cest--dire humble, sereine et structurante - qui relve dune
identit faussement faible et vraiment forte. Il sagit de pouvoir prendre linformation et
lintgrer dans des comportements crs pour ici et maintenant. Le rle du ngociateur
est datteindre un objectif. Que celui-ci lui soit, en partie, dict par son interlocuteur ne
constitue pas une offense identitaire, mais un code daccs dont lutilisation habile est
fonction de la souplesse de sa structure identitaire.
Lego a d apprendre simmuniser contre les attaques personnelles. Lagressivit de
linterlocuteur sadresse la fonction, au rle ou ce que vous reprsentez ; elle nest
pas a priori dirige contre votre personne. Elle peut avoir pour cause vos propres
maladresses ( Ce nest pas possible Cela narrive jamais chez nous. ) ou dautres
causes que vous ignorez encore. Les raisons de cette agressivit peuvent tre aussi
diverses et justifies que celles qui provoquent la vtre. Un responsable des achats
dans une socit ne cachera pas son courroux parce que des dysfonctionnements dans le
contrat quil a conclu lui attirent les reproches de ses collgues utilisateurs qui len
rendent responsable.
Il pensera peut-tre : Je ne suis quand mme pas oblig dendosser les dfaillances
des fournisseurs. Je ne suis pas pay pour cela. Nest-ce pas l une raction miroir
de la vtre ?
Relativiser lagression
Ainsi, pour relativiser lagressivit en provenance de son interlocuteur, il faudra en
premier lieu, laider se calmer, ne serait-ce que pour abrger la priode rfractaire
conscutive toute motion ngative comme la colre, la peur, lanxit.
Empathie et coute simposent, bien sr : Je comprends votre dpit et votre colre.
Ce qui sest pass est trs perturbant et je me fais un devoir dexaminer avec vous ce
quil y a lieu de faire Cela suppose que lon ait pris conscience de ltat
motionnel de lautre, en tant attentif aux divers signaux dalerte.
Mais cela ne suffit pas toujours. Dans ce cas, il y a lieu de favoriser lexpression des
sentiments comme mode de rgulation des difficults relationnelles. Pour cela, ne pas
hsiter dire, dcrire lautre ce qui se passe, les comportements de chacun, leurs
consquences nfastes sur la situation, les alternatives et la ncessit de surmonter cette
phase dlicate.
Les silences et les blancs, tout comme les canaux appropris2 de la communication
lorsquils sont utiliss bon escient, se rvleront efficaces.
Enfin si la tension persiste ou saccentue, peut-tre est-il prfrable de prendre du
champ, de sloigner, de remettre plus tard, afin quelle sattnue naturellement. Cela
nempche pas les parties dentreprendre de faire autre chose ensemble (sport, repas,
divertissement) afin de ne pas rompre le lien et de monter au balcon cest--dire
prendre de la hauteur par rapport lvnement dramatis.
Cette expression go to the balcony (monter au balcon) est frquemment utilise par
les mdiateurs et accompagnateurs anglo-saxons pour aider les ngociateurs retrouver
leur calme, leur self-control, et changer de perspective. Il sagit de :
1. Suspendre sa ractivit, cest--dire observer - en prenant un peu de recul - ses
ractions naturelles, et les formes quelles prennent.
2. Dceler ses propres clignotants , comme une susceptibilit fleur de peau, une
tendance semporter facilement, ou manier des expressions blessantes, etc.
3. Reconsidrer les moyens adquats, comme ignorer lagression (faire comme si
lon navait pas entendu), utiliser le silence, faire des pauses plus frquentes,
utiliser la reformulation pour sassurer que lon a bien saisi ce qui importe pour
les autres, etc.
Lorsque le verrou motion raction est matris, la ngociation peut reprendre son
cours ; mais les difficults ne sont pas toutes surmontes, loin sen faut. Notre
interlocuteur peut obstinment, mais courtoisement, camper sur ses positions. Pour lui, y
droger quivaut cder, et il estime peut-tre que le rapport des forces lui est
favorable. Alors pourquoi cooprerait-il ?
Il se pourrait de plus que le but quil poursuit ne soit pas celui que nous pensons. Il
refusera toute option venant de nous avant davoir obtenu satisfaction sur ce quil vise.
Le moyen qui sest rvl, lusage, le plus efficace consiste lamener rpondre
des questions du type : Est-ce juste, quitable, fair-play ? ou Sur quel critre
avez-vous fond votre jugement ? Ensuite, il nous appartient de rinterprter ses
positions en termes daspirations, dintrts, doptions, de standards, afin de lamener
considrer que lui aussi est partie prenante de la rsolution dun problme impliquant
plusieurs acteurs. Cest ce que lon entend gnralement par le verbe recadrer.
Dsarmer le conflit
Et si, malgr tous les efforts et la souplesse consentis, les interlocuteurs persistent
faire de lobstruction, se montrer agressifs, utiliser manuvres et stratagmes, que
faire ?
Dautant que lon peut tre excd par les manuvres ou la mauvaise foi, et
lgitimement port ragir de faon naturelle soit en rompant dfinitivement ( Si cest
comme a, eh bien cela se passera sans moi ), soit en baissant pavillon, cest--dire
en se rsignant, ou encore en rendant coup pour coup. Inutile de dire quil est sans doute
plus judicieux de contenir ces trois ractions naturelles.
Il faut, tout le monde en conviendra, une bonne dose de pugnacit, de confiance en soi et
de contrle motionnel pour matriser une telle situation. Il nest gure toujours facile
de surmonter la tentation de ragir en se mettant lcoute de ses sentiments, puis en les
exprimant : Ce que vous dites l me heurte profondment. Je suis sr que cela
dpasse votre pense. Dans une telle situation, une manire de montrer sa volont de
sortir de limpasse consisterait parler de problmes perus diffremment . Une
telle attitude est videmment plus productive quune srie de rcriminations o chacun
cherche rejeter la faute sur lautre.
Lorsque lon est dj dans une situation prconflictuelle, il nest pas ais de reconnatre
froidement les ingrdients du conflit et dexposer son point de vue en termes neutres
sappuyant sur des faits.
Ce qui va aider le ngociateur, cest le fait de ne jamais perdre de vue son enjeu (ce
quil risque de perdre si le conflit sinstalle), ses objectifs (ce quil poursuit rellement
et qui mrite patience et effort), et sa batna (ce quil ferait au cas o).
Si, de plus, lexprience la aid domestiquer son ego, il fera un pas vers les autres en
les invitant - aprs une pause destine laisser retomber la tension - exposer leurs
griefs, en les paraphrasant par la reformulation (technique subtile lorsquelle est bien
utilise) de faon montrer quils ont t entendus. Il pourra ensuite reconnatre
explicitement la lgitimit de leurs sentiments, leur mrite, leur comptence ainsi que
leur autorit. Sil fait preuve dhabilet, il parviendra prsenter les diffrences de
point de vue sous un jour optimiste. Il aura aussi recours au oui japonais ( Je
comprends bien, mais je ne suis pas sr de tout pouvoir accepter ), et prendra
lavantage en usant du pouvoir de surprendre positivement (faire quelque chose quils
jugeront positif et auquel ils ne sattendent pas).
Cela devrait amener une reprise apaise de la ngociation. Lorsque cela nest pas le
cas, et que le conflit semble sinstaller, alors lon tentera, ultimement, une stratgie en
trois points :
le premier consiste faire dvier les agressions , cest--dire redfinir lattaque
personnelle en attaque du problme. Il sagit en fait de remplacer les erreurs du
pass par les remdes de lavenir , et de transformer la dichotomie vousmoi en nous ;
le second volet consiste dmasquer les piges et manuvres (dstabilisation ;
bluff, etc.) en les dnonant, en les dclarant inacceptables car non-productifs, et
en y opposant des contre-propositions raisonnables et acceptables ;
le troisime volet visera les amener la raison (plutt qu Canossa), cest-dire les aider sauver la face en modifiant les circonstances, en ayant recours
lavis dun expert ou en leur fournissant les lments qui les aident convaincre
leurs mandants, puis affaiblir leur batna et faire reconnatre la force tranquille de
la ntre.
Il est illusoire de penser quil est toujours possible de prvenir un conflit . Dans le
dveloppement de nos socits, les conflits sont invitables, souvent ncessaires ou
utiles pour provoquer les changements ou les faire voluer. Lessentiel est, pour le
ngociateur, den anticiper la sortie en ayant sauvegard le capital relationnel
patiemment construit et qui constitue un vritable enjeu .
1.
2.
Voir les travaux des transactionnalistes, notamment ceux de T. Kahler (Process
Communication).
Le processus de persuasion
Nous croyons, gnralement, que si nous dveloppons des arguments - voire des contrearguments - rationnels, solides et bien construits, nous parviendrons imposer nos vues
nos interlocuteurs. Convaincre une personne quelle a tort, que ce quelle dit est
erron pour telle raison ne suffit pas. Si lon veut persuader cette personne de faire
quelque chose - par exemple adhrer un projet, entreprendre une action, commettre un
acte prcis comme signer un engagement -, cela exige quelle soit libre non seulement
de vouloir et dagir, mais aussi de penser, de croire ou de dcider.
Ce qui complique les choses, cest que lon ne peut sparer le discours logique de
lensemble des motions et sentiments qui habitent les individus : dans tout rapport
humain, il y a un change motionnel invisible, difficile dtecter, qui vient du fait que,
conscients ou non, nous influenons les humeurs de nos semblables et ne cessons
d attraper les motions dautrui1. Ces motions sont contagieuses, elles envoient des
signaux dalarme et nont pas besoin de mots ; les occulter ou les ignorer prpare des
dconvenues, mme et surtout dans les ngociations daffaires.
Dans un article qui a fait date2, deux auteurs et professeurs de ngociation
luniversit de Harvard citaient une conclusion exprime par un ngociateur ayant
eu connatre des ngociations daffaires majeures de ces trente dernires
annes3 : les ngociations les plus srieuses et les plus difficiles comportent autant
de notre technologie require une responsabilit totale ainsi quune ractivit qui ne
peut souffrir aucun dlai. Cette phase dure environ trois ans, etc.
La deuxime affirmation positive prend la forme dune proposition susceptible
dintresser et surtout de faire passer le non en attnuant sa porte psychologique
immdiate : Toutefois nous souhaiterions constituer ensemble une commission de
suivi qui donnera son avis sur les oprations dinstallation, etc. Nous tablirons
ensuite un systme de direction tournant pour une priode dterminer
conjointement, etc.
En rsum, retenons ce qui suit :
1. Avant de dire non, pensons clarifier les fondements sur lesquels repose ce refus.
Soucions-nous de bien les faire comprendre.
2. Disons un non qui ne soit pas peru comme offensif : cela nest pas un rejet, et cela
na rien de personnel (le ton employ est dterminant cet gard).
3. Aprs avoir ferm une porte , ouvrons-en une autre en tant gnreux et en
gardant lesprit la relation long terme.
On le voit bien, le processus de persuasion exploite finalement les ressorts existants
chez linterlocuteur, mais lui rvle aussi des motivations nouvelles pour provoquer
leur dtente, ainsi que des perspectives insouponnes pour augmenter ses satisfactions,
quil sagisse dattentes, de besoins, de valeurs ou de dsirs.
Il appartiendra au ngociateur de faire bon usage des outils que sont la rhtorique - lart
de largumentation -, loriginalit - un lment nouveau vient clairer autrement un
argument connu - la logique de la persuasion - compatible avec les processus
cognitifs fondamentaux - de faon poser des problmes dont la solution nest pas
influence par la diversit des croyances et des opinions propres des cultures
diffrentes.
Manier ces outils suppose en premier lieu une prmditation, car il lui faudra sarmer
pour dceler les motivations et itinraires mentaux de son interlocuteur, tout en
installant un climat de sympathie indispensable au mcanisme de linfluence . Il devra
aussi savoir improviser, car il faudra insrer des lments de spontanit, de surprise,
par exemple un geste spectaculaire et inattendu, pour emporter la dcision et tre en
mesure de tirer parti des moments propices. Enfin, une part denthousiasme est
ncessaire : non seulement il capte lattention mais il est contagieux, communicatif, et se
rvle tre un vhicule efficace de la sympathie.
1.
D. Goleman, Lintelligence motionnelle, ditions Robert Laffont.
2.
Repris par Les chos, du 7 mars 2001. Comment bien ngocier, par D. A. Lax et
J.K. Sebenius.
3.
Il sagit de Felix Rohatyn, dirigeant de Lazard New York et ex-ambassadeur des
tats-Unis en France.
4.
Cf. Massimo Piattelli Palmarini, Lart de persuader, ditions Odile Jacob.
5.
Robert Cialdini, Influence : The Psychology of Persuasion, Quill Editions.
6.
William Ury, Comment dire non : savoir refuser sans offenser, Seuil, 2007
exclure lune ou lautre des parties : sur lobjectif maximiser les gains les parties
prenantes ont le mme intrt, elles peuvent donc cooprer.
Mais ensuite, il sagit de partage. Et ce partage ne reflte pas ncessairement le
rapport de force existant : chacun va tenter de sarroger le maximum, au dtriment des
autres, au besoin en salliant avec lun pour contrer le troisime. Mais celui-ci peut
faire de mme, et rompre lalliance des autres en surenchrissant auprs de lun pour
lamener abandonner lautre et rallier son camp. La consquence, aisment vrifiable,
est que les coalitions excluant certaines parties ne sont pas stables. Les exclus seront
tents de former dautres coalitions qui, leur tour, bloqueront toute solution. Lhistoire
fourmille dexemples ce sujet, et notamment la priode napolonienne. Lpisode
rcent de Cancun lillustre aussi.
Le ngociateur qui se trouve engag dans une ngociation multipartite va devoir se
poser une question fondamentale : comment valuer la capacit de nuisance de telle ou
telle partie si celle-ci se retirait de la discussion soit parce quelle se voit
marginalise, soit parce quelle estime ne pas pouvoir satisfaire ses intrts ?
Lapproche du ngociateur est cruciale, sil veut tablir et dvelopper une qualit de
relations, pour en faire ensuite la clef des engagements, et viter les trahisons et
sparations qui caractrisent les liens instables.
Il ne pourra en tre ainsi que sil procde des ngociations bilatrales, cest--dire en
apart avec chacun des protagonistes, condition indispensable pour tablir le lien, la
relation de confiance, la connivence, et lchange approfondi sur les besoins rels, les
1.
Notamment au PON de Harvard, avec les publications de Raiffa, Shapeley et
autres.
2.
Cas labor par L. Susskind, professeur au MIT, en 1986 (avec autorisation du
Clearing House-PON-Harvard).
Bibliographie slectionne
La relation et la coopration
LIntelligence relationnelle, M.-L. Pierson, ditions dOrganisation.
La Process Communication, G. Collignon, Inter-Editions.
Comment ngocier avec les gens difficiles, W. Ury, Ed. du Seuil.
Donnant-donnant - Thorie du comportement coopratif, R. Axelrod, Ed. Odile
Jacob.
La Cooptition, B. Nalebuff et A. Brandenburger, Ed. Village Mondial.
Le pouvoir de ngocier, Franois Dlivr, InterEditions.
Mthode de mdiation : Au cur de la conciliation, A. Pekar Lempereur, J. Salzer, A.
Colson, Dunod, 2008.
Rsoudre les conflits par lapproche paradoxale, J.-P. Jus, Marabout Ed.
La Grve froide, C. Morel, Ed. Octars.
Breaking the Impasse, L. Susskind et J. Cruikshank, MIT-BasicBooks.
Social Conflict, G. Pruitt et J.Z. Rubin, Random House.
Le guide des relations sociales, Hubert Landier, Eyrolles.
The Power of a Positive No : Save the Deal Save the Relationship and Still Say No
,
W. Ury, Bantam Press, 2007.
Linfluence et la persuasion
LArt de persuader, M.P. Palmarini, Ed. Odile Jacob.
LIntelligence motionnelle, D. Goleman, Ed. R. Laffont.
Influence : The Psychology of Persuasion, R.B. Cialdini, Quill Editions.
Du bon usage de la manipulation, D. Chalvin, ESF Editeur.
Saint-Germain ou la ngociation, F. Walder, Gallimard.
Lnergie des motions, Laurence Saunder, Eyrolles.
Le pouvoir des motions, Didier Hauvette, Eyrolles.
Cerveau, communication et management, Olivier du Merle, ditions Liaisons.
Table of Contents
Couverture
Titre
licence
Sommaire
Avant-propos
Introduction
Premire partie - La rflexion pralable
Question 1 - De quoi sagit-il ?
Question 2 - Connaissez-vous vos interlocuteurs ?
Question 3 - Savez-vous ce que vous voulez vraiment et ce qui est important pour
les autres ?
Question 4 - Que feriez-vous si vous ne parveniez pas obtenir ce qui compte
pour vous ?
Question 5 - Comment prsenter et argumenter loffre ?
Deuxime partie - La posture
Question 6 - Quelle relation installer ?
Question 7 - Quand prendre linitiative et lavantage ?
Question 8 - Comment traiter lagression et prvenir le conflit ?
Question 9 - Comment utiliser la persuasion ?
Question 10 - Quen est-il face de multiples interlocuteurs ?
Une posture de ngociateur
Bibliographie slectionne