Multitudes Simondon
Multitudes Simondon
Multitudes Simondon
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Politiques de l’ individuation.
Penser avec Simondon
.L'acte fou
Bernard Aspe & Muriel Coumbes............................................44
.Résister à Simondon ?
Isabelle Stengers.....................................................................53
.La disparation.
Alberto Toscano.......................................................................63
L’être-relationnel et l’être-individuel
Mais cette proposition a surtout un effet prioritaire : la remise en question
d’un paradigme qui a traversé la modernité et qui se déploie, plus ou moins
implicitement, à tous les niveaux de la connaissance, dans les orientations
données aux pratiques, dans la manière de se rapporter à l’expérience. Ce
paradigme, c’est celui de l’ « être-individuel ». On peut dire, très
schématiquement, que la modernité aura été, selon Simondon, une recherche
presque exclusive sur les conditions d’existence, les raisons, les modalités et les
caractéristiques de l’individu, accordant par là même, implicitement ou
explicitement, « un privilège ontologique à l’individu constitué »( [5]). C’est
« l’individu en tant qu’individu constitué qui est la réalité intéressante, la réalité
à expliquer »( [6]). D’une certaine manière, on peut dire qu’il est donné, car on
ne cherche nullement à en décrire la genèse, la venue à l’existence, ce que
Bergson appelle la « réalité se faisant »( [7]). Mais d’un autre côté, on peut dire
que cet « être-individuel » est produit par un ensemble de pratiques, de
découpages qui visent à extraire de l’expérience cette part d’individualité. Ce qui
caractérise ce paradigme, c’est cette manière de présenter ces productions de
« l’être-individuel » comme des choses données ou rencontrées dans
l’expérience. Il s’agit véritablement d’une abstraction au sens littéral : abstraire
une partie de l’expérience. Dès lors, toutes les situations hybrides, les existences
plus ou moins réalisées, virtuelles ou réelles, les prolongements des éléments les
uns dans les autres devraient, toujours selon ce paradigme, se réduire au final à
une multiplicité d’individus stables, invariants et autonomes. Simondon
rejoindrait certainement W. James lorsque celui-ci écrit que « tout ce que nous
distinguons et isolons conceptuellement se trouve dans la perception comme
emboîté et fondu avec tout ce qui est voisin, dans une entière compénétration.
Les coupures que nous opérons sont purement idéales »( [8]), à cette différence
près que Simondon s’intéresse à l’existence et non uniquement à la perception.
Si nous voulons nous défaire de cette abstraction, il est alors nécessaire de
passer sur un autre plan, de reposer les problèmes - quel qu’en soit le champ - à
un autre niveau. Dans les termes de Bergson, on dira qu’il faut passer d’une
approche exclusive sur une « réalité faite » à une approche générale de la
« réalité se faisant ». Il faut reposer le problème au niveau de l’ensemble des
processus, des fabrications, des émergences des réalités dont nous faisons
l’expérience, c’est-à-dire passer de l’être-individuel à l’individuation.
« Nous voudrions montrer qu’il faut opérer un retournement dans la recherche
du principe d’individuation en considérant comme primordiale l’opération
d’individuation à partir de laquelle l’individu vient à exister et dont il reflète le
déroulement, le régime, et enfin les modalités, dans ses caractères. »( [9])
Ce sont ces régimes d’individuation qui permettent de donner à la question de
l’existence individuelle une dimension plus large, plus profonde à laquelle elle
participe et dont elle ne peut être abstraite. Ce plan plus large, nécessaire pour
construire une pensée de l’individuation qui soit en même temps une pensée-
relationnelle - les deux devant s’identifier -, Simondon l’appelle la « nature
préindividuelle ».
La construction d’un plan de nature
Qu’est-ce que la nature « préindividuelle » ? Simondon revient à une notion
de nature proche de la « physis » des grecs, c’est-à-dire une nature source de
toute existence, principe de genèse, plan unique. Il décrit dans un passage
essentiel de l’Individuation Psychique et Collective ce qu’est cette nature au sens
de physis :
« On pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que l’individu
porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot de nature la signification
que les philosophes présocratiques y mettaient ; les philosophes ioniens y
trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individuation :
la nature est réalité du possible, sous les espèces de cet apeiron dont
Anaximandre fait sortir toute forme individuée : la nature n’est pas le contraire
de l’homme, mais la première phase de l’être, la seconde étant l’opposition de
l’individu et du milieu, complément de l’individu par rapport au tout. »( [10])
Simondon ne retient de la pensée de la physis que cette exigence : se placer à un
niveau de réalité préalable aux choses et aux individus, source de leur
engendrement. On dira que l’individu provient de la nature ou encore participe
de la nature. La nature n’est pas l’ensemble des choses qui existent, mais le
principe de leur existence, le « transcendantal » de toute existence individuelle.
Mais ce qui nous paraît fondamental, c’est justement la différence que Simondon
marque par rapport à une pensée de la physis que l’on pourrait dire
« romantique ». Pour lui, et c’est en cela qu’il nous intéresse particulièrement, la
nature préindividuelle n’est pas quelque chose que nous devrions retrouver, à
laquelle nous devrions chercher à être le plus adéquat possible, elle n’est pas le
fondement de tous les éléments de notre expérience, une sorte d’étalon ou de
principe sélectif ; elle est une pure construction. La nature préindividuelle est à
construire pour pouvoir rendre compte de chaque individuation en la reliant et
en lui donnant des dimensions plus larges. C’est le principe méthodologique de
la démarche de Simondon : à chaque situation rencontrée dans l’expérience, il
s’agit d’inventer et de construire un plan qui en élargisse les dimensions et qui
permette de mettre en perspective la manière par laquelle elle se constitue et se
relie aux autres éléments de l’expérience. Quel que soit le domaine envisagé -
physique, biologique, psychique, collectif ou technique - Simondon construit un
plan (une surface) qu’il pose comme préalable à leurs différenciations et qui lui
permet de partir de ce qui les lie avant de les différencier. C’est la condition
pour que le problème de l’individuation ne soit pas le simple miroir d’une pensée
de l’être-individuel, qu’elle n’en généralise pas les caractéristiques.
On peut dès lors définir l’individuation comme le passage de la nature à
l’individu, mais à trois conditions :
1. Au-delà de l’individualisme .
La lecture de Simondon nous invite d’abord à clarifier notre rapport au
libéralisme, et à l’individualisme méthodologique auquel on l’associe
généralement. Avec Simondon, on se trouve bien devant une pensée de l’auto-
organisation - telle que l’est fondamentalement celle du libéralisme - mais ce qui,
du bas, s’auto-organise n’a plus rien à voir avec l’homo economicus ou le sujet de
droit classique. Simondon nous amène à voir qu’il n’y a pas d’individus (tout
faits, in-divisibles, a-tomiques) à partir desquels se construiraient les sociétés ou
les marchés : il n’y a que des processus d’individuation, qui s’ancrent toujours
dans un substrat pré-individuel et qui impliquent des dynamiques
transindividuelles. Contre l’individualisme qui a été au cœur de la pensée
moderne depuis Locke et les Lumières, Simondon affirme un principe
d’inséparabilité : aucun « individu » n’est isolable comme tel, il doit être compris
comme emporté dans un processus permanent d’individuation qui se joue
toujours à la limite entre lui-même et son milieu. L’individu que nos habitudes de
pensée me font prétendre être ne peut survivre et se définir que dans une
relation et une interaction constantes avec un milieu et un collectif (qui fournit à
mes poumons des flux d’oxygène, à mon estomac des flux de liquide et de
nourriture, à mon disque dur des courants électriques, à mon esprit des vagues
imitatives) - milieu et collectif dont on ne peut séparer mon individu sans l’abolir.
2. En deçà de l’identitarisme .
La lecture de Simondon invite par ailleurs à se situer plus précisément face
aux possibles dérives auxquelles donne parfois lieu la scène des identity politics.
Les épouvantails du communautarisme et des revendications identitaires
essentialistes se dégonflent simultanément dès lors qu’on tire les conséquences
du transindividualisme simondonien. Toute identité (personnelle, collective) est
un problème, et non une donnée ; une réponse provisoire et in progress de mon
effort pour persévérer dans l’être, en interaction constitutive avec un certain
milieu, et non une solution stable à laquelle je pourrais me contenter de tenir ;
un devenir tendu vers le futur, bien davantage qu’un passé dans lequel je
trouverais ma vérité ou mes racines. Le problème qu’est toujours l’individu ne
peut que se relancer : toute solution identitaire tend à tuer ou à dissoudre ce
qu’elle prétend faire advenir. On touche ici au principe de métastabilité qui joue
un rôle essentiel dans la puissance de pensée simondonienne : l’individuation
n’est pas à concevoir à partir de modèles d’équilibres stables (qui figeraient
l’être dans des solutions closes sur elles-mêmes), mais à partir de dynamiques
métastables, à définir par rapport aux seuils qui font basculer l’ensemble
individu-milieu dans des formes de problématisation supérieure, toujours
ouvertes sur leur propre dépassement. L’essentiel de « l’organisation » n’est pas
à chercher du côté de l’homéostase « organique » se suffisant à elle-même, mais
du côté de systèmes dont l’équilibre « recèle une énergie potentielle ne pouvant
être libérée que par le surgissement d’une nouvelle structure » ( [2]).
3. À travers le contractualisme.
L’approche développée par Simondon nous rend également plus sensibles
aux illusions des théories politiques contractualistes. Qui est-ce qui s’engage
dans un contrat ? La question apparaît dans toute sa complexité dès lors qu’on
voit clairement qu’il n’y a plus des individus séparés de droits, autonomes et
libres (donc responsables au sens traditionnel), mais seulement des relations qui
changent de forme. Comme le suggérait déjà un Diderot ou un Deschamps, au
cœur même de Lumières censées fonder l’individualisme moderne, les
conventions ne sont qu’une forme superficielle d’un rapport plus fondamental et
préexistant qui relève de la convenance. Même si elles peuvent acquérir une
puissance propre, on ne peut les expliquer qu’à partir de ce rapport
(transindividuel) de convenance. D’où le déploiement de tout un spectre de
formes possibles d’accords entre les êtres : depuis l’accord-résonance qui met
une espèce au diapason des variations de son milieu jusqu’à l’accord-contrat-de-
droit-privé que je signe avec une régie immobilière, en passant par l’accord-
contrat-social que la fiction du peuple rousseauiste est censée reconduire avec
chaque geste politique, et par l’accord-de-mouvement-synchronisé qui, chez
Hume, unit deux rameurs en l’absence même de toute parole. Comme l’individu,
la convention apparaît avec Simondon comme un problème (tout autant que
comme une solution), celui d’essayer de comprendre ce qui pousse tel acteur à
s’engager dans tel geste contractuel - problème qui, ici encore, sape tout un pan
des illusions de la modernité libérale.
7. La productivité du disparate.
Enfin - mais la liste des questions fécondes que pose la lecture de
Simondon à la pensée des multitudes est bien loin d’être close (on pense à sa
réflexion sur l’infinitésimal, sur la croyance, sur le sens, et bien entendu sur les
machines) -, en mettant la tension au cœur de sa dynamique productive, l’œuvre
de Simondon nous invite à réfléchir sur le rôle de l’hétérogène dans la
constitution des mouvements sociaux, et sur le fondement ontologique des
stratégies politiques minoritaires. Les phénomènes d’auto-organisation qu’il
étudie à tous les niveaux de l’être, du cristal à l’usine, mettent en lumière le rôle
essentiel qu’y joue le disparate comme disparate. C’est la nature disparate de
l’image perçue par mon oeil gauche avec celle de mon oeil droit qui me permet
d’accéder à une perception de cette troisième dimension qu’est la profondeur ;
c’est la tension propre à de telles incompatibilités, à de telles disparations, qui
nourrit l’émergence de significations nouvelles, et de formes supérieures
d’individuation - et non leur conversion à la logique aplatissante de l’homogène.
Certes, « si cette disparation est trop grande, l’action est impossible » (ICP, 209).
Mais les politiques majoritaires obsédées de consensus, en étouffant la
disparation elle-même, étouffent le potentiel de devenir qu’elle enveloppe. La
pensée de Simondon affirme, de sa première à sa dernière page, le caractère
productif de la tension et de la disparation - dont les politiques minoritaires sont
les vecteurs actifs.
Que les domaines de résonances esquissés ci-dessus convainquent ou non
de leur intérêt et de leur validité, on remarquera pour conclure que, malgré un
paradoxe apparent largement répété, Simondon (le penseur du transindividuel et
de la résonance) ne saurait être classé simplement parmi les voix qui se sont
perdues dans l’infinie solitude du désert. D’une part, sa pensée a filtré
discrètement mais profondément dans des oeuvres qui, elles, ont suscité des
échos considérables ; d’autre part, il est à resituer dans toute une tradition
intellectuelle qui réfléchit sur la question de l’individuation dans des termes très
proches de ceux qu’il propose. Du libertinage épicurien de l’âge classique (avec
un auteur comme Abraham Gaultier) à quelques allumés des Lumières (comme
Jean Meslier, Léger-Marie Deschamps ou Denis Diderot), tout un chœur de
pensées résonne à travers la modernité, que seuls notre oubli et notre surdité
confondent avec le silence d’un désert. Ouvrons enfin nos oreilles, pour écouter
les résonances que nous en offre Simondon.
[1] Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique (1964),
Grenoble, Millon, 1995, pp. 245-6 (par la suite abrégé IGPB).
[2] Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier,
1989, p. 32 (par la suite abrégé IPC).
Plus que tout autre penseur, Duns Scot et Simondon se sont longuement
arrêtés sur le rapport entre ce qui est surtout commun et ce qui est surtout
singulier. Relever certaines assonances entre leurs thèses peut nous aider à
mettre au point un modèle théorique pour déchiffrer le mode d’être de la
multitude contemporaine. Cet article concerne : 1. La critique adressée par Duns
Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-forme peut rendre
raison du processus d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel »
et celle de « commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et
logique du « commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’
« universel ». 3. Le rapport paradoxal - fait à la fois d’addition et de soustraction
- de l’individu individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-
ils ou non des individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans
les manuels scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de
« transindividualité » et d’ « individuation collective ».
Qui veut aujourd’hui saisir par la pensée son temps propre (au lieu de
perdre son temps en pensées délicates ou ronflantes, mais en tout cas
inoffensives) doit s’arrêter longuement sur le rapport entre ce qui est surtout
commun et ce qui est surtout singulier. Ce locuteur particulier, dont les énoncés
ont suscité notre approbation ou notre irritation à la dernière assemblée des
intermittents du spectacle, diffère de tous ceux qui ont pris la parole avant et
après lui. Mais s’il diffère d’eux, constituant ainsi un être singulier, c’est
précisément dans la mesure où il partage avec eux une « nature commune » : la
faculté du langage. La capacité d’articuler des sons dotés de signification,
réquisit biologique de l’espèce Homo sapiens, ne peut se manifester qu’en
s’individuant en une pluralité d’êtres parlants ; inversement, une telle pluralité
d’individus serait inconcevable sans une participation préalable de chacun et de
tous à cette réalité préindividuelle qu’est justement cette capacité d’articuler des
sons dotés de signification. Si l’exemple linguistique, de saveur trop
« naturaliste », devait heurter les palais bergsoniens de bien des philosophes
post-structuralistes, on pourrait songer aussi bien à la condition des migrants ou
à la souple inventivité requise du travail intellectuel de masse. Dans les deux cas
(mobilité et force d’invention), il s’agit de réalités préindividuelles
historiquement déterminées qui n’en sont pas moins l’occasion d’un
extraordinaire processus de diversification de l’expérience et de la pratique. Et
réciproquement : individués dans toute leur eccéité, ce migrant et ce travailleur
intellectuel ne cessent pourtant d’attester l’existence d’un fond indifférencié.
Loin de se heurter, le Commun et le Singulier renvoient l’un à l’autre en une
sorte de cercle vertueux.
Tout tient alors à la façon de comprendre en quoi consiste au juste ce
renvoi réciproque. Et c’est ici que les boussoles s’affolent et que les sentiers
bifurquent. Le Commun est-il le résultat d’une abstraction mentale, isolant et
condensant certains traits présents en de multiples individus ? Est-ce au
contraire quelque chose de tout à fait réel en soi et pour soi, indépendant de nos
représentations ? Et surtout : le locuteur singulier est-il distinct de ses
semblables parce que, à côté de la faculté commune de langage, il fait valoir
d’autres caractéristiques, elles bien uniques et induplicables (par exemple un
désir ou une passion) ? Ou bien ce locuteur n’est-il au contraire distinct de ses
semblables, précisément, que parce qu’il représente une modulation particulière
de la faculté commune de langage ? L’individuation advient-elle en vertu de
quelque chose qui s’ajoute au Commun, ou a-t-elle lieu au sein de ce dernier ?
Tels sont quelques uns des dilemmes qui, aujourd’hui plus que jamais,
quadrillent la discussion sur le principium individuationis. Il est presque superflu
d’ajouter que l’enjeu est ici à la fois logique, métaphysique et politique. Logique :
pour penser adéquatement la « nature commune » (ou préindividuelle) dont
descend l’individu individué, il convient peut être de renoncer au principe
d’identité et à celui du tiers exclu. Métaphysique : à la lumière du lien Commun-
Singulier, il est permis de postuler l’existence d’une intersubjectivité préalable,
antérieure à la formation même de sujets distincts ; l’esprit humain,
contrairement à ce que suggère le solipsisme méthodologique des sciences
cognitives, est originairement public ou collectif. Politique : la consistance du
concept de « multitude » dépend en bonne part de la façon de comprendre le
processus d’individuation. Celle ci est un réseau de singularités qui, au lieu de
converger vers l’unité factice de l’État, perdurent comme telles pour la raison
précise que, dans les formes de vie et dans l’espace-temps de la production
sociale, elles refont à chaque fois valoir la réalité préindividuelle qui se tient
derrière elles, c’est-à-dire le Commun dont elles dérivent.
Il existe à ma connaissance deux penseurs qui, prenant l’individuation
comme thème de prédilection, ont fini par s’occuper surtout de la « nature
commune », de ses caractères et de son statut. : Duns Scot et Gilbert Simondon.
Il y a dans cette dérive - partir pour les Indes et découvrir l’Amérique - quelque
chose comme une nécessité riche d’enseignements. Pour justifier un tel
rapprochement, il suffirait de dire : ces deux philosophes ont polémiqué contre la
façon habituelle de comprendre le principium individuationis, et surtout contre
sa réduction à une question bien circonscrite, dépourvue de conséquences sur
l’ontologie générale. Et l’on pourrait ajouter : la réflexion de Simondon sur la
« réalité préindividuelle », comme tout mouvement de pensée capable de
déterminer une situation inédite, nous permet de lire autrement certains auteurs
du passé, ou encore crée ses propres prédécesseurs. Mais si l’on en restait là, il
ne s’agirait que d’un jeu érudit : et je n’ai, à vrai dire, de goût ni pour le jeu ni
pour l’érudition. En relevant certaines assonances entre les thèses de Duns Scot
et celles de Simondon, je voudrais plutôt tenter de mettre au point un modèle
théorique - ni « simondonien » ni « scotien » au sens strict du terme - pour
déchiffrer le rapport Commun-Singulier et, donc, le mode d’être de la multitude
contemporaine.
Ces quelques notes (rien de plus, en vérité) concernent : 1. La critique
adressée par Duns Scot et Simondon à tous ceux pour qui le couple matière-
forme, ou encore l’hylémorphisme, peut rendre raison du processus
d’individuation. 2. L’écart séparant la notion d’ « universel » et celle de
« commun », et par là l’exigence de préciser le statut ontologique et logique du
« commun » sans utiliser en sous-main les catégories liées à l’ « universel ». 3.
Le rapport paradoxal - fait à la fois d’addition et de soustraction - de l’individu
individué à la « nature commune ». 4. La question des anges (sont-ils ou non des
individus ?), source de la célébrité folklorique de Duns Scot dans les manuels
scolaires, réexaminée à la lumière des concepts simondoniens de
« transindividualité » et d’ « individuation collective ».
Misère de l’hylémorphisme
Sans être toujours en mesure de l’éviter, tant Duns Scot que Gilbert
Simondon manifestent la plus vive défiance à l’égard de l’expression « principe
d’individuation ». Elle est à leurs yeux trompeuse, car elle donne à croire que
l’individuation serait due à un facteur particulier (le sacro-saint « principe »),
isolable en tant que tel.
Duns Scot consacre une grande partie de l’ Ordinatio II, 3, 1 à passer au
crible, puis à écarter un à un les différents candidats au rang de « principe » :
quantité, qualité, espace, temps, etc. Inutile de chercher un aspect de la réalité
capable, par lui-même, de garantir la singularité d’un être. Tous les aspects de la
réalité, y compris les accidents les plus fugaces et les plus casuels, sont toujours
communs : chacun est passible d’individuation, aucun ne peut la produire. Il est
totalement illusoire de supposer, par exemple, que la singularité dérive de
l’existence ou de l’indivisibilité : ce qui existe (ou ce qui se révèle indivisible) est
un être singulier, mais ce n’est en aucune façon l’existence (ou l’indivisibilité)
qui en fait le singulier qu’il est.
Pour Simondon (1989, p. 11), « ce qui est un postulat dans la recherche du
principe d’individuation, c’est que l’individuation ait un principe ». L’erreur
capitale de ce postulat tient à ce qu’il assigne à l’individu constitué un primat
ontologique, pour procéder ensuite à reculons et partir à la recherche de son
prétendu élément séminal. Au lieu d’expliquer l’individu à partir du Commun, on
explique ainsi le Commun à partir de l’individu. Pour corriger cette tendance
fallacieuse, il est nécessaire de poser au centre de l’enquête l’être préindividuel,
dépourvu d’unité numérique, et par là jamais réductible à un élément défini :
« l’individu serait alors saisi comme une réalité relative, une certaine phase de
l’être qui suppose comme elle une réalité préindividuelle, et qui, même après
l’individuation n’existe pas toute seule, car l’individuation n’épuise pas d’un seul
coup les potentiels de la réalité préindividuelle » (ibid. p. 12).
Critiquer l’idée que l’individuation aurait un « principe » signifie régler ses
comptes avec le couple matière/forme. C’est en effet surtout à lui qu’a été
confiée la charge de transformer une nature commune en un être singulier (l’
« humanité » en « cet homme », par exemple). Pour Simondon, l’hylémorphisme
est un filet dont les mailles sont trop larges : il indique tout au plus certaines
conditions en arrière-fond de l’individuation, sans fournir aucune élucidation sur
l’opération en laquelle elle consiste : « on n’assiste pas à l’ontogénèse parce
qu’on se place toujours avant cette prise de forme qui est l’ontogénèse ; le
principe d’individuation n’est pas donc saisi dans l’individuation même comme
opération, mais dans ce dont cette opération a besoin pour pouvoir exister, à
savoir une matière et une forme » (ibid., p. 11). Pour Duns Scot, ni la matière, ni
la forme, ni même leur composé n’individuent, constituant plutôt le milieu où
l’individuation doit s’accomplir : « L’entité individuelle n’est ni forme ni matière
ni composition en tant que chacune de celles-ci est une nature [commune]. Elle
est la réalité ultime de l’être qui est matière, ou qui est forme, ou qui est
composition, de sorte que tout ce qui est commun et cependant déterminable
peut toujours être distingué » (Ordinatio II, 3, § 188, p. 176).
Duns Scot se propose en particulier de réfuter la thèse aristotélico-thomiste
selon laquelle la tâche d’individuer reviendrait à la seule matière, la forme se
voyant réserver le monopole de la « nature commune ». La réfutation a lieu à
travers une célèbre expérience mentale : les anges, par définition dépourvus de
corps matériel, sont-ils eux aussi des singularités distinctes, ou coïncident-ils
sans reste avec l’espèce ? Duns Scot nous rappelle avant tout que, contrairement
à ce que soutiennent ses détracteurs, la matière est, elle aussi, commune, ou
plutôt a une « quidditas » : en sorte que sa présence n’assure pas l’individuation,
pas plus que son absence ne l’empêche. En second lieu, il observe que la forme,
à l’égal de toute autre « nature commune », est déjà par soi sujette, sans nul
besoin d’intervention extérieure, au processus d’actualisation qui donne lieu à
une pluralité d’individus inconfondables : « J’affirme donc qu’en fonction de la
réalité par laquelle elle est une nature, toute nature [...] est potentielle par
rapport à la réalité par laquelle elle est “cette nature” et que, par suite, elle peut
être “celle-ci” » (ibid, § 237, p. 196). La multitude angélique est une multitude
d’individus individués : chacun d’eux est une « détermination ultime » du
Commun, aucun ne le renferme en soi tout entier.
L’expérience mentale de Duns Scot (peut-être comparable, dans le langage
de Simondon, à la défense d’une « individuation psychique » nouvelle et
particulière par rapport à l’individuation « physique »), peut être reformulée, de
façon tout à fait sérieuse, en se référant à la situation contemporaine. Le travail
vivant postfordiste a pour matière première et instrument de production la
pensée verbale, la capacité d’apprendre et de communiquer, l’imagination, bref
les facultés distinctives de l’esprit humain. Le travail vivant incarne, donc, le
general intellect ou « cerveau social », dont Marx a parlé comme du « socle
principal de la production et de la richesse ». Le general intellect ne coïncide
plus, aujourd’hui, avec le capital fixe, avec le savoir cristallisé dans le système
des machines, mais fait un avec la coopération linguistique d’une multitude de
sujets vivants. Tout cela est maintenant assez évident. Faire résonner ici la
question de Duns Scot est déjà moins évident, mais pourtant légitime : les
travailleurs cognitifs, partageant cette « nature commune » qu’est le general
intellect, sont-ils des singuliers absolument distincts ou, pour ce qui touche à
leur être « cognitifs » et « immatériels », n’y a-t-il pas de différence entre espèce
et individu ? Certains soutiennent que la multitude postfordiste est constituée
d’individus induplicables dans la mesure, et dans la mesure seulement où chacun
dispose d’un corps matériel. Mais peut-être demeure-t-on ici trop fidèle au
critère défendu par Thomas d’Aquin dans le De ente et essentia : la matière
comme seul principium individuationis. Une solution de ce genre est pleine
d’inconvénients. Elle pose en effet qu’au lieu d’être le terrain propice à
l’individuation, le Commun se situe à ses antipodes. Les travailleurs cognitifs ne
seraient pas singuliers en tant que cognitifs, mais au-delà et indépendamment de
ce fait. En toute rigueur, il n’y aurait pas alors de multiples travailleurs cognitifs,
mais un seul travailleur cognitif/espèce, exemplifié par de nombreux êtres
identiques. Il existe cependant d’excellentes raisons, logiques et politiques,
d’avancer « qu’il est parfaitement possible qu’il y ait une pluralité d’anges dans
la même espèce » (ibid, § 227, p. 193), ou qu’il est parfaitement possible que la
« nature commune » - en l’occurrence le fait d’être tous des expressions du
general intellect - ait sont « actualité ultime » dans une multitude de singularité
distinctes.
Bibliographie
COMBES, M., Simondon. Individu et collectivité, Paris, Puf, 1999.
DUNS SCOT, Le principe d’individuation (Ordinatio II, 3, première partie),
introduction, traduction et notes par Gérard Sondag, Paris, Vrin, 1992.
SIMONDON, G., L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
SONDAG, G., Introduction à Duns Scot, Le principe d’individuation, cit., pp. 7-84.
[1] Nous renvoyons ici à notre article « Saisir l’être en son milieu. Voyage en
allagmatique simondonienne », in P. Chabot (dir.), Simondon, Annales de
Philosophie, Bruxelles, 2002.
[2] J. Dewey, Le public et ses problèmes, Publications de l’Université de Pau,
Farrago, Léo Scheer, 2003.
[3] C’est un munus au sens donné par R. Esposito dans Communitas. Origine et
destin de la communauté, PUF, 2000.
Résister à Simondon ?
Par Isabelle Stengers
Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005
Le défaut de transindividualité
C’est néanmoins en ce point, celui qu’indique le concept de
transindividualité, que se révèle ce qui constitue peut-être la limite de la
démarche de Simondon. Limite qu’Isabelle Stengers, dans le texte déjà cité,
énonce ainsi : « Le grand thème de Simondon, ‘la relation a valeur d’être’, est au
cœur de la question que pose, pour moi, sa lecture. C’est lui qui, par sa force de
mise en problème, s’oppose à ce que l’œuvre sombre dans le type d’oubli qui
attend le plus souvent ceux et celles qui méprisent assez la relation pour penser
que l’on peut avoir raison tout seul, ou, ce qui est équivalent, que l’on peut avoir
raison dans les termes d’une ‘relation transindividuelle’ telle que les différences
entre individus soient seulement ‘psychologiques’, la transformation de l’un
faisant alors foi pour tous. Mais c’est lui également qui doit être mis à l’épreuve,
évalué en relation, évalué à partir du mode de relation qu’il induit » (p. 138).
« Avoir raison tout seul », c’est risquer la folie, comme l’indique abruptement la
maxime de La Rochefoucauld ici placée en exergue, et qu’il convient de prendre
littéralement.
Dans ce qui suit, nous proposons un diagnostic et une hypothèse. Le
diagnostic : cette solitude s’est éprouvée à l’endroit du défaut de
transindividualité, en tant que ce défaut ne pouvait être comblé par le seul dépli
spéculatif. L’hypothèse : le type d’acte vers lequel Simondon a tendu ses efforts
militants ne pouvait convenir à ce qui était indiqué dans la caractérisation de
l’expérience transindividuelle.
Simondon écrit : « la pathologie mentale est au niveau du transindividuel ;
elle apparaît lorsque la découverte du transindividuel est manquée » (IPC, 203).
Le défaut de transindividualité, son absence, la lacune que cette absence produit
dans le tissu de l’expérience, est source de maladie, d’un rapport maladif du
sujet à lui-même. En un sens, l’écriture de la thèse sur l’individuation est déjà un
moyen de lutter contre la possibilité de cette maladie, déjà une sorte
d’expérience transindividuelle. Et s’en faire le lecteur, c’est faire de soi un
espace de résonance pour cette expérience, de sorte que ce qui est écrit dans le
texte puisse, là aussi, coïncider avec quelque chose qui s’opère en soi. La
transindividualité, ou plutôt un mode de la transindividualité, existe par là-
même, insiste à même l’énonciation de cette pensée.
Mais justement : c’est cela qui ne suffit pas, c’est cette vérification-là, cette
vérification spéculative, qui ne suffit pas à porter la vérité qui est en jeu dans le
transindividuel.
La brève séquence que nous isolons ici (individuation, transduction,
transindividualité) indique à nos yeux, par son dernier terme, la nécessité d’une
prise en compte de ce qui ne se laisse pas ramener au schème spéculatif, ainsi
que la nécessité de repérer des moyens précis pour assurer cette prise en
compte. Autrement dit : se rencontre là l’exigence de trouver les modalités par
lesquelles la transindividualité pourra exister en dehors de l’acte spéculatif.
C’est cette exigence que nous voyons formulée lorsque Simondon, après avoir
évoqué les théories marxistes, écrit : « la véritable voie pour réduire l’aliénation
ne se situerait ni dans le domaine du social (avec la communauté de travail et la
classe), ni dans le domaine des relations interindividuelles que la psychologie
sociale envisage habituellement, mais au niveau du collectif transindividuel »
(MEOT, 249). Plus loin : « entre l’individuel et le social se développe le
transindividuel qui, actuellement, n’est pas reconnu et qui est étudié à travers
les deux aspects extrêmes du travail de l’ouvrier ou de la direction de
l’entreprise » (MEOT, 254). Le repérage de cette zone intermédiaire ou
« obscure », qui est aussi exactement celle où se déploie l’activité technique, est
une condition pour sortir de l’aliénation. Ce n’est donc pas qu’un problème
d’analyse : le transindividuel doit être construit, élaboré. S’il n’est pas perçu,
c’est qu’il n’existe pas encore, ou plus exactement, c’est qu’il existe de façon
incomplète. La relation transindividuelle est telle dans la mesure où l’on en fait
l’épreuve jusqu’au bout. Elle ne se confond pas avec le simple rapport
interindividuel : « la relation interindividuelle peut masquer la relation
transindividuelle, dans la mesure où une médiation purement fonctionnelle est
offerte comme une facilité qui évite la véritable position du problème de
l’individu par l’individu lui-même. [...] la véritable relation transindividuelle ne
commence que par-delà la solitude ; elle est constituée par l’individu qui s’est
mis en question et non par la somme convergente des rapports interindividuels »
(IPC, 154-155).
La relation transindividuelle apparaît lorsque la solitude a été traversée,
lorsque le sujet revient de la solitude dans laquelle il était, dans laquelle la
rencontre de la transindividualité l’a d’abord plongé ; retour dont la figure du
Zarathoustra de Nietzsche fournit, dans les pages de l’Individuation psychique et
collective, l’unique exemple. Or, pour cela, pour effectuer ce retour, il a besoin
de ce que Simondon appelle le collectif ; il a besoin d’exister à l’intérieur d’un
collectif dont les limites peuvent être mouvantes mais cependant pas
indéterminées. Si le « collectif transindividuel » est le lieu où s’accomplit le
dépassement de l’aliénation, c’est dans la mesure où il ne peut se confondre avec
l’échange interindividuel, qui est exemplairement celui qui a lieu dans le rapport
de travail. Il n’y a de transindividualité, on l’a vu, que depuis le partage de ce qui
traverse chaque individu et par quoi il est débordé, depuis la mise en commun de
ce qui, en chaque individu, l’excède comme individu, et dès lors ne lui appartient
pas, ne le qualifie pas.
Le concept de transindividualité fait signe vers une attente qui dépasse les
seuls effets de la pensée spéculative, vers autre chose que « l’individuation de la
connaissance », qui ne concerne qu’un chacun, c’est-à-dire quiconque vient
occuper la place que lui aménage l’énonciation de la pensée de l’individuation,
où il devient l’espace de résonance de ses effets et le lieu où elle vérifie sa saisie.
En d’autres termes, une pensée spéculative n’est pas à même d’instaurer un
collectif transindividuel ; l’expérience qu’elle induit ne peut tenir lieu de ce
collectif ; tout au plus en est-elle la préparation, l’appel. Non pas la « théorie »,
par opposition à une « pratique », mais une expérience de pensée où le sujet est
laissé à l’épreuve singulière de ce qui excède son être-individu, par distinction
avec une expérience de pensée qui suppose l’effectivité concrète, matérielle,
d’un collectif. Cette effectivité, Simondon ne l’imagine que sous la forme d’une
collectivité d’inventeurs, ou de scientifiques (IPC, 263).
Dans le passage conclusif de sa thèse, consacré à la recherche d’une
définition de l’acte éthique, Simondon évoque ce qui en serait le revers, et qu’il
nomme « l’acte fou ». L’acte fou est l’acte monadique, qui consiste en lui-même,
incapable de réticuler, incapable d’étalement transductif. « L’acte en lequel il n’y
a plus [un] indice de la totalité et de la possibilité des autres actes [...], l’acte qui
ne reçoit pas cette mesure à la fois activante et inhibitrice venant du réseau des
autres actes est l’acte fou, en un certain sens identique à l’acte parfait. [...] Cet
acte fou n’a plus qu’une normativité interne ; il consiste en lui-même et
s’entretient dans le vertige de son existence itérative » (IGPB, 247). L’acte
éthique, à l’inverse, est celui qui, fondamentalement, inconsiste, c’est-à-dire est à
même de faire réseau avec d’autres actes. « L’acte qui est plus qu’unité, qui ne
peut résider et consister seulement en lui-même, mais qui réside aussi et
s’accomplit en une infinité d’autres actes, est celui dont la relation aux autres est
signification, possède valeur d’information » (IGPB, 246).
On dira : dès lors qu’une pensée spéculative porte l’exigence de faire
exister ce que, par elle-même, elle ne peut constituer, si cette existence,
cependant, continue de faire défaut, alors l’acte qui définit cette pensée menace
d’être un acte fou.
Pédagogie et politique
Comment la pensée va-t-elle se contraindre à ne pas pouvoir rester
indemne à l’indifférence qu’elle risque de susciter ? [4] Et plus encore : comment
va-t-elle se soucier de ceci que l’enthousiasme dont elle serait éventuellement
l’occasion ne suffit pas ? Ce sont là des questions dont la pensée spéculative
autorise l’élision, bien qu’elle ne l’implique pas nécessairement.
Simondon n’a pas méconnu ce problème. Ses remarques sur l’aliénation
prennent place dans un ouvrage qui se veut une intervention militante en faveur
de la « culture technique », ouvrage dès lors porteur d’une exigence qui ne peut
être entièrement satisfaite par la démarche spéculative. Mais dans la mesure où
le problème est énoncé en terme de « culture », le seul type d’acte non-spéculatif
qui peut être envisagé est celui qui s’inscrit dans une perspective pédagogique.
Nous laisserons à d’autres le soin d’évaluer la portée, la valeur et la réussite de
la réforme pédagogique voulue par Simondon. L’important est que cette
perspective culturelle ne permet pas à Simondon de déplier le problème que son
œuvre pose pourtant. La culture, même réformée, ne peut tenir lieu d’espace
pour la relation transindividuelle : « il faut distinguer entre la culture et la réalité
transindividuelle ; la culture est neutre en quelque manière ; elle demande à être
polarisée par le sujet se mettant en question lui-même » (IPC, 154). Cette mise
en question, on l’a vu, vient d’ailleurs, et c’est dans une relation transindividuelle
qu’elle trouve l’espace où elle peut s’exprimer et s’accomplir.
L’intérêt de poser le problème en terme de « culture » est que la
philosophie, dans sa dimension d’acte spéculatif, peut comme telle y être
opérante (MEOT, 148-152). Mais quoi qu’il en soit, même un renouvellement de
la culture ne peut, par définition, offrir un espace suffisant pour prendre en
compte la transindividualité comme tâche, comme réalité à faire exister.
Il serait tentant, pour prolonger la pensée de l’individuation, de substituer
au projet d’une réforme pédagogique celui d’une expression des mutations
sociales et politiques capable de renouveler la visée révolutionnaire : bien des
éléments contenus dans l’œuvre de Simondon semblent aller dans ce sens [5].
Mais il importe alors de ne pas prolonger son impasse, qui est au fond d’être
restée dans un espace indéterminé entre un acte spéculatif et un autre type
d’acte, que le premier, pourtant, appelait. Nous pensons que le problème du
défaut de transindividualité est au cœur de l’œuvre de Simondon, qu’il y est situé
comme problème excédant le registre spéculatif qui l’énonce. Mais cet excès lui-
même n’a pas été spéculativement conçu comme marquant la limite de la
démarche spéculative, et appelant par conséquent un autre registre de discours.
Nous pensons aussi que cet autre registre de discours est politique.
Il y a cependant une sorte d’avantage à s’installer dans l’indétermination à
cet endroit, et à basculer sans crier gare du registre spéculatif au registre
politique : vous pouvez alors faire passer une confusion centrale pour une
avance, tant politique que philosophique ; assuré d’être placé au point depuis
lequel même les objections des autres vous donnent raison, un point d’où il
semble toujours possible de répondre spéculativement à une question politique,
ou de parer politiquement à une objection philosophique, vous pourrez parler de
General Intellect, de « production de subjectivité », de biopolitique des affects.
Mais en ce point, ce qui se brouille, ce qui disparaît au regard, c’est le collectif
en tant que ce dans quoi seulement de la transindividualité peut exister et
persévérer dans l’existence. Prendre au sérieux la tâche de faire exister un mode
transindividuel des relations, c’est ouvrir une série de questions qui concernent
les moyens d’une ascèse matérielle, affective, intellectuelle, susceptible de
produire un accroissement commun de puissance. Nous parvenons seulement,
disant cela, à la lisière du champ où ces questions se pressent en foule. Nous
ajouterons ceci seulement : ces questions ne se posent qu’à une certaine
échelle ; elles requièrent, pour se poser, que l’on concentre l’attention à l’échelle
de collectifs, c’est-à-dire de groupes d’extension déterminée quoique variable.
Une telle attention n’existe que si on la cultive : parler de multitudes n’est le plus
souvent qu’une façon de l’éteindre.
[1] Publié dans Simondon, sous la direction de Pascal Chabot, Vrin, 2002, p. 137
sq.
[2] Voir notamment Penser avec Whitehead, Seuil, 2002, p. 311 sq.
[3] Sur le concept de transindividuel, voir IPC, p. 104-111 ; 154-161 ; et toute la
deuxième partie de l’ouvrage, en particulier p. 199 sq.
[4] Isabelle Stengers écrit : « Les risques de l’interprétation spéculative
deviennent très différents lorsque Whitehead n’a plus affaire à des philosophes,
c’est-à-dire à des interlocuteurs qui sont, de fait, assez habitués à hausser les
épaules et à ce que leurs énoncés fassent hausser les épaules, mais à des
interlocuteurs engagés par une conviction qui refuse la possibilité de
l’indifférence. » (Penser avec Whitehead, p. 315). C’est sur ce point, c’est-à-dire
sur la possibilité de prendre en compte de tels risquesà l’intérieur même de la
pensée spéculative, qu’I. Stengers semble situer la différence décisive entre
Whitehead et Simondon. Nous cherchons plutôt à voir ici, dans l’impasse
simondonienne, un révélateur des limites de la pensée spéculative en tant que
telle.
[5] Voir Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Conjonctures et L’Éclat, 2002 p.
84 sq. Les termes « préindividuel », « générique », « universel » y sont
étrangement confondus.
La disparation.
Politique et sujet chez Simondon
Par Alberto Toscano
Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005
The power of a word lies in the very inadequacy of the context in which it is
placed, in the unresolved or partially resolved tension of disparates.
Robert Smithson
Il y aurait maintes raisons pour juger une lecture politique des écrits de
Simondon illégitime et stérile, ou au moins foncièrement problématique.
D’abord, on pourrait observer que la pensée simondonienne, bien qu’elle
développe des concepts tels que société, communauté ou culture, n’accorde
aucune spécificité à l’activité politique. Mieux, on peut trouver dans sa démarche
théorique, en particulier dans sa conception du rapport social ou transindividuel,
une forte charge anti-politique, si l’on définit « politique » soit comme
administration souveraine et représentative de la chose publique, soit comme
activité de répartition des places et des pouvoirs, soit comme interruption et
dissensus. On répondra que, dans une époque où « l’ontologie a absorbé le
politique » [1], c’est seulement vers les penseurs qui ont évité les lieux communs
de la politique qu’on peut se tourner pour forger les outils conceptuels qui nous
permettront d’articuler notre présent, ses enjeux, ses luttes, ses inerties. Peut-
être, mais un usage de Simondon ne peut ignorer la façon dont ses travaux sur le
social et la culture technique constituent un effort pour neutraliser le lien entre
antagonisme et productivisme qui marquait la politique de la guerre froide ; un
effort fondé sur le diagnostic du refoulement de l’invention par le travail, et de
l’objet technique par la bien nommée « morale du rendement » [2]. D’où son
interprétation du Marxisme comme une philosophie consubstantielle à la
domination hylémorphique de la nature par le travail, dont les concepts
d’antagonisme (lutte de classe) et de capacité (nature humaine) n’arrivent pas à
suivre véritablement les complexes des matériaux et des forces, les lignes
d’invention et les procès transindividuels qui structurent le social. On doit lire le
travail sur l’objet technique comme un essai de soustraction au discours du
capitalisme et au discours sur le capitalisme au moyen d’une pensée qui refuse le
paradigme du travail pour chercher dans l’activité technique et scientifique de
l’invention la clef d’une nouvelle genèse de la vie collective. « Travail et
capital », écrit-il, « sont en retard par rapport à l’individu technique », qui « n’est
pas de la même époque que le travail qui l’actionne et le capital qui
l’encadre » [3]. Les enjeux d’une réactivation « conjoncturelle » de la pensée de
Simondon sont évidents, dans la mesure où sa force d’anticipation, qui nous
permet de penser les figures de la vie collective dans le dépérissement d’un
modèle industriel et travailliste de la politique, est aussi sa faiblesse : en isolant
une option machinique et inventive vis-à-vis des outils analytiques du Marxisme,
Simondon semble bloquer l’accès à une compréhension immanente de la capture
de l’invention et de la machine par le capital. Pour le dire autrement, en traitant
la subsomption comme formelle et non pas réelle ou ontologique, il n’a pas les
moyens de penser une indiscernabilité tendancielle de l’invention et du travail
(ou du designer et de l’user) ; indiscernabilité qui ne peut se passer d’une
intelligence des transformations dans les moyens d’extraction de la plus-value.
[1] Antonio Negri, Kairòs, alma venus, multitude, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p.
162.
[2] L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 288.
[3] Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989 (1958), p.
119. Je souligne.
[4] Ou, en usant un quasi-synonyme, au concept de nature. Les trois voies
esquissées ici nous donnent aussi trois versions du « naturalisme » en politique,
en définissant nature comme (1) nature humaine ou capacité biologique ; (2)
inhumain-commun-dans-l’homme (apeiron) ; (3) champ transcendantal
métastable. À mes yeux, pour comprendre ce naturalisme paradoxal pour lequel
l’ouverture au monde et le contact avec la Nature serait donné par la machine,
on doit suivre la troisième voie, la leçon de l’Inégal proposé par Deleuze.
[5] Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 287.
[6] Quand Deleuze, dans Logique du sens, parle d’ « énergie potentielle » dans le
système métastable des séries divergentes, il étale une critique des notions
négatives ou anthropomorphiques du potentiel.
[7] « La littérature et la vie », Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11.
[8] « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », L’île
déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.
[9] L’illustration n’est pas sans intérêt : « Dans la colonisation, par exemple,
pendant un certain temps, il y a cohabitation possible entre colons et colonisés,
puis tout à coup ce n’est plus possible parce que des potentiels sont nés, et il
faut qu’une structure nouvelle jaillisse ». L’individuation, pp. 63-64.
[10] Ibid., p. 63.
[11] Ibid. Cette attention à la dédifférenciation ne signifie pas une ignorance du
caractère constructif de l’événement politique. Expliquant la thèse que le robot
ou la machine est incapable d’insurrection, il précise : « La révolte implique en
effet une profonde transformation des conduites finalisées, et non un
dérèglement de la conduite », p. 272.
[12] Du mode d’existence, p. 254
[13] Ibid., p. 279.
[14] Du mode d’existence, p. 253.
[15] L’individuation, p. 53.
[16] Ibid., p. 266.
[17] Alain Badiou, « Y a-t-il une théorie du sujet chez Georges Canguilhem »,
Georges Canguilhem. Philosophie, historien des sciences, Paris, Albin Michel,
1993, p. 304. Badiou parle du sujet de Canguilhem comme « un vivant quelque
peu déplacé », qui articule l’errance méthodique et anonyme du sujet de la
science avec la centration normative du sujet biologique. Le rôle accordé par
Simondon à l’invention et la technique donne lieu à un nouage tout autre (et bien
plus « politique ») de vie et norme que celle proposé par Canguilhem.
Simondon, un espace à venir
Par Emilia M. O. Marty
Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005
[1] Un grand merci à Laurence Allard sans qui cet article n’aurait pas pu être
écrit
[2] Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris,
1989
[3] Voir le travail d’André-Claude Potvin, L’Apport des récits cyberpunk à la
construction sociale des technologies du virtuel, Université de Montréal, Juin
2002, p. 104-105, http://www3.sympatico.ca/acpotvin/acpotvin_cyberpunk.pdf
[4] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 11
[5] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 171
[6] Combes, Muriel, Simondon. Individu et collectivité, Presses Universitaires de
France, Paris, 1999, p. 97.
[7] Jollivet, Pascal, “ Les multitudes seront techniques ou ne seront pas ” ; in
Multitudes, n°11, Hiver 2003, Paris, p. 205,
http://multitudes.samizdat.net/article.php3 ?id_article=259
[8] Levy, Steven, Hackers : Heroes of the Computer Revolution, Paperback,
1984.
[9] Voir Menger, Pierre-Emmanuel, Portrait de l’artiste en travailleur.
Métamorphose du capitalisme, Éditions du Seuil, La République des Idées, Paris,
2002, p. 8.
[10] Himanen, Pekka, L’Ethique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils,
2001, p. 147.
[11] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 248.
[12] voir aussi les travaux de Latour, Bruno, Science in Action, Havard University
Press, 1987.
[13] Simondon, Gilbert, Op. cit., pp. 250-251.
[14] Ainsi Eben Moglen : “ Les non-programmeurs (...) seraient surpris
d’apprendre que la majorité de l’information contenue dans la plupart des
programmes est, du point de vue du compilateur ou des autres processeurs de
langage, du ‘commentaire’, une substance non fonctionnelle (...) Dans la plupart
des langages informatiques, bien plus d’espace est consacré à expliquer aux
autres ce que le programme fait, qu’à dire à l’ordinateur comment l’exécuter ”,
in “ L’anarchisme triomphant : Le logiciel libre et la mort du copyright ”, in
Multitudes, n°5, mai 2001
http://multitudes.samizdat.net/article.php3 ?id_article=170
[15] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 252.
[16] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 250.
[17] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 253.
[18] Boltanski, Luc et Chiapello, Eve, Op. cit., pp. 57-58.
[19] Haraway, Donna, “ Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme
socialiste à la fin du XXe siècle ”, in Bureau, Annick et Magnan, Nathalie (eds.),
Connexions (art, réseaux, media), ENSBA, 2002,
http://www.stanford.edu/dept/HPS/Haraway/CyborgManifesto.html
[20] Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 165.
Le langage de l’individuation
(Lexique simondonien)
Par Didier Debaise
Mise en ligne le jeudi 5 mai 2005
Métastabilité.
Par le concept de métastabilité, Simondon cherche à détacher le problème
de l’individuation du modèle de la stabilité. Il écrit : « en tous domaines, l’état le
plus stable est un état de mort ; c’est un état dégradé à partir duquel aucune
transformation n’est plus possible sans intervention d’une énergie extérieure au
système dégradé »( [3]). Un état stable est un état qui n’est pas susceptible de
changements, si ce n’est par une impulsion externe. Dès lors, dans la mesure où
la réalité première est celle des « régimes d’individuation », il faut substituer à la
stabilité des notions telles que « potentiels », « tensions », « instabilité », etc.,
qui visent à mettre en évidence les possibilités de transformation inhérentes à
chaque élément du réel. Un système physique est en équilibre « métastable »
lorsque certaines variations peuvent entraîner une rupture de l’équilibre( [4]).
Cette rupture est possible parce que le système en question est surtendu, les
éléments qui le composent étant en tension permanente. Cette tension entraîne
des potentiels « qui, libérés, peuvent produire une brusque altération conduisant
à une nouvelle structuration également métastable »( [5]). Un des intérêts de la
notion d’équilibre métastable est qu’elle met en évidence l’incapacité du régime
linéaire cause/effet à éclairer l’individuation. Ce régime n’est pertinent que
lorsqu’un individu (stable) est soumis à une impulsion externe. Il n’est plus qu’un
cas limite - l’effet, dans sa généralité, devant être pour Simondon associé à une
rupture d’équilibre impliquant une « singularité », le plus souvent externe au
système en équilibre métastable. Simondon généralise la métastabilité à tous les
domaines et en fait un élément essentiel de l’être : « l’être originel n’est pas
stable, il est métastable ; il n’est pas un, il est capable d’expansion à partir de
lui-même ; l’être ne subsiste pas par rapport à lui-même ; il est contenu, tendu,
superposé à lui-même, et non pas un. L’être ne se réduit pas à ce qu’il est ; il est
accumulé en lui-même, potentialisé [...] ; l’être est à la fois structure et énergie »
(IPB, p. 284).
Transduction
Le concept de transduction est intimement lié à celui d’équilibre
métastable. « Tout se passe comme si l’équilibre métastable ne pouvait être
rompu que par l’apport local d’une singularité [...] capable de rompre cet
équilibre métastable ; une fois amorcée, la transformation se propage, car
l’action qui s’est exercée au début entre le germe [...] et le corps métastable
s’exerce ensuite de proche en proche entre les parties déjà transformées et les
parties non encore transformées » (IPB, p. 95). La transduction est l’opération
par laquelle « s’exerce » une action de proche en proche entre des éléments déjà
structurés et de nouveaux éléments. Elle serait le modèle « le plus primitif et le
plus fondamental de l’amplification » (IPB, p. 95). À nouveau, Simondon
généralise cette opération. : « nous entendons par transduction une opération
physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de
proche en proche à l’intérieur d’un domaine » (IPC, p. 25). Il y a aurait une
tendance première qui serait celle de la propagation de proche en proche dans
un milieu, chaque nouvel élément repris servant « à la région suivante de
principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien qu’une modification
s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante »
(IPB, p. 95). Cette propagation suppose une mise en communication d’échelles
disparates (microphysique et macrophysique). En ce sens, « l’individuation est
une opération de structuration amplifiante qui fait passer à un niveau
macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement
microphysique » (IPB, p. 124). Il arrive à Simondon d’opposer la transduction à
la dialectique avec laquelle elle partage une même ambition de description du
réel comme mouvement et transformation. Le reproche principal de Simondon
envers la dialectique est qu’elle fait du négatif une « seconde étape ». Or, dans la
transduction, le négatif est simplement lié à l’incompatibilité, à la « non-
stabilité » des éléments en équilibre « métastable ». Il n’y a pas pour Simondon
un « négatif substantiel », il est simplement effet de rapports entre des éléments
dans un système en équilibre métastable, c’est-à-dire dans un système
hétérogène.
Hylémorphisme
La théorie de l’hylémorphisme est bien connue : toute réalité y est décrite
comme le rapport d’une d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) et
Simondon y voit une des causes principales du fait que le problème de
l’individuation a toujours été mal posé ou réduit. L’individuation y est pensée
comme une prise de forme, c’est-à-dire comme une opération par laquelle une
forme préexistante façonne une matière. On peut renverser le schéma et voir
dans la matière la cause de l’individuation, on n’expliquera pas pour autant
comment s’opère le rapport entre la forme et la matière. L’hylémorphisme laisse
une « zone obscure », celles des opérations concrètes d’individuation. C’est
pourquoi il est essentiellement « réductionniste » : la matière y est supposée
passive, disponible pour une prise de forme. L’intérêt de la critique de
l’hylémorphisme est lié à l’extension que Simondon lui donne, et c’est dans le
cadre d’une généalogie de certaines bifurcations qui traversent la modernité
qu’elle trouve son intérêt. Ainsi Simondon voit dans la différence
Individu/Groupe un exemple de cette reprise du schéma hylémorphique qui a
produit deux types d’approches, irréconciliables : le psychologisme et le
sociologisme. Dans la première, on considère que c’est l’individu qui est le
principe actif, qui fonde et façonne le groupe, alors que, pour la seconde, ce
serait le groupe qui donne forme aux individus qui le composent. Dans les deux
cas, on explique le rapport entre l’individu et le groupe par la réduction d’un des
termes. Simondon oppose à l’hylémorphisme les « régimes d’individuation » par
lesquels des individus se constituent et sont traversés de dimensions collectives.
Disparation
Simondon reprend le terme de disparation aux théories psycho-
physiologiques de la perception : « il y a disparation lorsque deux ensembles
jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne gauche et
l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant
permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre
tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la
vision, l’étagement des plans en profondeur) » (IPB, p. 223). On ne doit donc pas
supposer une unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une
« liaison par les différences », par l’hétérogénéité même des éléments en
présence. Cette « tension » entre éléments différents peut produire un « degré
supérieur » qui ne réduit pas nécessairement les éléments en tension.
Singularité
Nous l’avons vu au sujet de la métastabilité : une singularité ne peut être
décrite en soi, abstraitement, comme s’il en existait une essence. Elle n’a de
définition que locale, dans des conditions précises, notamment celles de la
rupture d’un équilibre métastable. Nous pouvons néanmoins en donner une
définition générique : une singularité est ce qui occasionne une rupture dans un
équilibre. Cette définition ne nous dit pas ce qu’est l’équilibre en question (si ce
n’est qu’il doit être métastable) ni quelle est la réalité qui occupe la fonction de
« singularité ». Il s’agit d’une rencontre qui s’évalue empiriquement ou
pragmatiquement. En ce sens, il n’y a aucune valorisation a priori, chez
Simondon, d’un domaine d’être qui serait celui des singularités, ni aucun
romantisme - juste la mise en évidence du fait que toute transformation implique
une rencontre entre des systèmes surtendus, chargés de potentialités, et un
élément qui brise l’équilibre de ce système. Ce statut des singularités, toujours
relatives à autre chose, les distingue radicalement de toute réalité individuelle
(l’individu se définissant traditionnellement comme réalité stable et non reliée).
Transindividuel
La réalité collective première ne se trouve pas dans un « social brut » ni
dans des relations « interindividuelles » qui sont, comme nous le disions à propos
de l’hylémorphisme, plutôt des abstractions. Elle doit être cherchée dans ce qui,
à l’intérieur même de l’individu, le met en relation avec une réalité plus large,
plus étendue que son individualité. Cette réalité plus large, c’est celle d’une
nature préindividuelle qui constitue un milieu associé à l’individu. En ce sens, le
transindividuel « suppose une véritable opération d’individuation à partir d’une
réalité préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une
nouvelle problématique ayant sa propre métastabilité » (IPC, p. 19). Le
transindividuel est le plan de communication entre des individus-milieux, c’est-à-
dire des individus dans lesquels se trouve une charge de préindividualité, une
charge de possibles qui les fait communiquer au-delà de leur propre identité. Il
n’y a de communication sociale que dans des individuations à la fois psychiques
et collectives. Comme l’écrit M. Combes « le transindividuel ne nomme en
somme que cela : une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une
dimension moléculaire ou intime du collectif même » (Combes, 87).
[1] C. S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 22.
[2] Nous n’avons choisi que les concepts qui étaient évoqués directement ou
indirectement dans les différents articles réunis dans ce dossier et qui n’y
faisaient pas l’objet d’un traitement particulier.
[3] G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p.
49 (par la suite abrégé IPC).
[4] Voir M. Combes, Simondon. Individu et collectivité. Paris, PUF, 1999, p. 11.
[5] G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, p.
285 (par la suite abrégé IGP).