La Poétique de La Ville
La Poétique de La Ville
La Poétique de La Ville
COLLECTION D'ESTHETIQUE
Sous la direction de Mikel DUFRENNE
_—. 8 ______
EDITIONS KLINCKSIECK
PARÍS
1973
PREFACE
ciser ce qu'est le plaisir esthétique dans toute sa pureté et lé L'anecdote importe peu ; nous remarquons aussitót l'ambigu'ité
dóméler d'autres formes de jouissance qui lui ressemblent, avec du fait divers. II est issu du journal, done d'une chronique
lesquelles on le peut confondre. Cependant, il existe une longue écrite sur la ville et, ensuite, il se met á courir dans les rúes,
tradition de personnes éclairées qui nous détourne d'erreurs trop précédant l'article du journal et non plus le suivant. Le passant
grossiéres. Nous allons nous demander s'il en est de méme á esí avide non pas exactement d'accidents imais de faits divers,
propos de la ville. II apparait deja qu'il existe en gros deux car les gros titres tmétamorphosent l'événement et c'est bien
traditions entre lesquelles il nous faut bien choisir. No as ren- cet événement modifié, stylisé, inscrit sur du papier imprimé
controns des voyageurs comme Guermantes ou Paul Morand, des que les étres d'une ville recherchent. Dans un autre passage
amateurs de ville qui ont fait le tour de l'Europe culturelle, qui du « Ghiendent », un héros pense qu'il va mourir dans sa cabane
reviennent en pélerinage á Florence, á Paris, a Madrid comme (le .phénoméne banlieue redouble ici l'écho de la ville) — et tres
d'autres lisent et relisent, pendanl toule leur vie, les romantiques natureLlement il se dit qu'il figurera bientót dans les faits divers.
allemands. lis ont su former par une longue patience leur goñt. On ne meurt iplus dans ses draps ou sur le plancher mais « á
Peut-on cependant reteñir leur seul témoignage et ne pas écouter la une » ou dans un court entre-filet du journal. Cette inver-
ceux qui vivent la ville jusqu'á en mourir, ou qui, tout simple- sión nous parait révélatrice. Le journal absorbe la rué, ses pas-
111 ent, la révent, s'y bousculent, la voient ehanger dans son sants, ses immeubles. Allons plus loin : dans une ville, on ne sait
allure quotidienne ? Peut-on étre un amateur éclairé des villes jamáis qui refléte el qui est reflété, quel est le son et quel est
comme on est un amateur de peinture ou de unusique ? Cette l'écho, qui a la fiévre le so ir, si ce sont les lumiéres de la ville
ville apprivoisée, atíoucie, esthétisée, comparée a d'autres villes, ou les passants affairés. On ne saurait distinguer le réel et l'ima-
est-ce encoré notre ville ? Les bistrots, les gares, les arréts d'au- ginaire, ce qui se passe sur l'éeran ou dans les rúes qui avoi-
tobus, les sorües d'usines faut-il done feindre de croire qu'ils sinent les cinemas, si l'afliohe nous regarde ou si elle entre
n'existent .point ! distraitement dans notre chamip de visión. Les inots, rengaines
de ohansons, plaisanteries du jour, gros titres répétés des jour-
Nous préférerions nous confler a une tradition <papulaire, naux, sont mélés aux choses et aux étres. lis n'ont pas besoin
niais que vaut-elle exactement ? Ne verse-t-eille pas a son tour — [)Our étre pris au sérieux — d'élre convine la signature de
dans la littérature et méme dans la mauvaise littérature, celle Dieu. lis emplissent les bistrots, les magasins, les manifestations
du « populisime », du « misérabilisme » ! En iparlant de tra- (et nous hésiterons a qualilier d'urbain des ,lieux qui ne pré-
dition populaire, nous aurions done le choix enlre un vécu éva- sentent pas ce phénoméne de résonance).
nescenl, peu coimnunicable (que dit, que signifie la promenade
de ce travailleur au bord d'un canal ou aux alentours de cette Sur un plan jiiéthodologique, nous en tirons les conclusions
gare ?), et des mythologies d'autant plus pleines de tics et de suivantes. l)'une part, il faut distinguer autant que nous le pou-
conventions qu'elles les ignorent. vons, les différenfcs niveaux d'expériences ou de réveries, et il
nous faudra nous demander souvent : qui réve ? Qui véhicule
Pour notre part — et c'esl l'un des paris essenüels qui sou- cette tradition ? Quelle est la part des objets dans cette réverie ?
tiennent notre travail — nous refuserons une disfinclion ausfii D'autre part, et, par un mouvement inverse, ne pas nous laisser
tranchée. Nous préteradrons que le vécu nourrit, authentiíie cer- emporter par le démon du soupcon, ne pas chereher á tout prix
taines mythologies (celiles des journaux, 'des rengaines, des
ramans fáciles) et que celles-ci, en revanche, donnent consis- un faubourg qui serait au-delá .{le la tradition l'aubourienne, sous
tance au vécu (íes paroles, les marches, les habitudes des nomines pretexte quelle est na'ive car cette tradition, méme faussement
de la ville). Coiniment concevons-nous done leurs rapports, com- naíve, a redouble et constitué le faubourg.
inent les sauver de l'insignifiance ou de la tbéálralité ? N'eút-il pas mieux valu taire appel á l'art et á la littérature
Nous avancerons la propositions suivante : il est de Vessence en particulier ? Qui sút mieux voír que les voyants ? Existe-t-il
de la ville de se déplier et de se redoubler elle-méme : á la d'autres images que celles qui ont été forgées par les princes
facón d'une conscience collective ? d'un homme qui se raconte de l'imaginaire, tout comme la imusique n'existe que chez les
des histoires ? nous ne prendrons pas parti ; nous constatons le musiciens et les couleurs chez les ipeintres. II n'y aurait pas
phénoméne que nous ne retrouvons pas dans tout groupe orga- lieu d'opposer le vécu et la dimensión esthétique, imais les niots
nisé. Le village a une certaine image de lui-méme, mais il se qui ressassent et ceux qui dévoilent.
tient solidement k elle, sous peine d'éclater et de disparaitre. Notre recherche des critéres propres á reteñir les véritables
Les jeux d'échos et de reflets sont iplus nombreux dans une lieux urbains trouverait par la méme une réponse satisfaisante.
ville, conume si les villes étaient bavardes, volubiles par vocation. La ligne de partage a été opérée par des artistes qui ont porté
Raymond Queneau donne un exemple plaisant et signifiant de a l'urbanité tel ou tel asipect de la ville. Delaunay ne se contente
ce phénoméne dans le « Ghiendent » — á propos du fait divers. pas d'extraire la Tour Eífeil de Paris ou Utrillo ds choisir Mont-
Les personnages de ce román en sont, ipour la plupart friands martre parmi d'autres quartiers possibles. lis les métamorphosent
et vont a sa recherche. Une concierge qui a eu la chance d'as- en objets ou en lieux urbains. Vouloir atteindre la ville en decá
sisler á la mort d'un passant, revient á la méme heure, au café de cette transmutation, n'est-ce pas aussi vain que de vouloir
qui lui permit de voír l'aocident mortel. Elle sera tres décue écouter la nature comme si la nature pouvait se faire entendre
lorsílii'elle saisira seulement du regand un aocident sans gravité. avant la parole des peintres ou des poetes ? Un critique litté-
20 SOURCES ET TRADITIONS URBAINES 21
R E F E R E S ET PARTÍ PRIS
alors qu'elle en est l'effet, davantage la iinanifestation ! L'idée
raire eomme Génette oppose, dans le méme sens, la pauvreté des d'un schisme et d'une étrangeté fundaméntale parait, de toute
réveries spontanées et le prix des réveries élaborees par l'ar- maniere, non pas une evidence mais une hypothése aussi contes-
tiste.
table que celle d'une entente ou d'une complicité.
Cependant nous avons refusé cette approche qui n'était pas Les ¡deux hypothéses sont aussi « 'métaíphysiques » l'une que
sans présenter quelques difficultés : quelle communauté de sens l'autre. Ce qui fait confusión et semble donner autorité á la
découvrir entre les Paris d'Utrillo, d'Apollinaire et de J. Romains! premiére, c'est que celle-ci implique le recours á une recherche
Lorsqu'il nous arrivera de faire allusion á leurs ceuvres, nous scientifique á l'aide d'indices que Ton unifie et systématise. Mais
prendrons la responsabilité de rever anonymement á l'intérieur il faut considérer que cet appel á une rationalité rigoureuse
de ce qu'ils ont écrit ou peint, en privilégiant, par exemple, d'une rapóse sur un parti J pris philosophique : l'Etre est absent, loin-
facón délibérée tel détail ou telle phrase ¡qui n'avait pas en soi tain. II se tait, énigmatique, ou il est mort. Mais alors si cette
(si cette exipression a un sens) l'importance que nous lui accor- hypothése est la bonne, comunent expliquer dans le cas de la
dons. Nous avons marché dans leurs oeuvres corome on peut ville que les citadins aient pu la connaitre par le coeur, la vivre
marcher á l'intérieur d'une ville. Et, en fin de compte, nous conime on vit et parcourt non pas un corps étranger niais son
avons á nouveau préféré la tradition plus populaire et moins propre corps. Les hommes auraient-ils pu survivre dans un
éclatante que nous avons évoquée plus haut. La perpétuent les .milieu qui ne leur était pas connaturel ? De quelle illusion
promeneurs qui reviennent aux mames lieux, les journaux qui auraient été dupes tous les amoureux de la ville ? Nous analy-
la parlaient lorsqu'il existait des journaux locaux, les films que serons, par la suite, cet amour de la ville et nous tácherons de
les spectateurs reconnaissaient comime leurs. II existe des tómoins montrer qu'il s'agit d'un sentiment immádiat et non de la com-
de la ville mais il faut qu'ils aient assez d'humilité et de tenacité pensation á quelque échec ou de la sublimation d'une tendance
pour l'entendre. Ce sont souvent les petites gens, les vieillards, inavouée. Nous ne prétendons pas que, de tous tenips, les
les timides qui nous guilderont non point de leurs rares paroles hommes ont aimé leur ville et il est fort possible que ce sentiment
mais de leurs pas silencieux. L'opposition des lieux et de n'ait plus, un jour, un sens quelconque. Nous disons seulement :
I'homime (en termes classiques de l'abjet et du sujet) se resorbe la Nature Naturante prenld bien des formes ; elle peut étre le
dans les faits. Car ees gens de peu, ees gens du peuple ne sont Kosunos ou le Idésert ou la ville ; a une cerlaine epoque et á
rien quand les lieux ne viennent pas leur común uniquer de leur travers certaines conditions historiques, une entente s'est réailisée
génie et, en revanche, qui savait honorer comrne il convient les entre les villes et les hommes. Cette entente nous perinet, en
points chauids (les boulevards par exemple) d'une ville — sinon droit, de parler d'elle — sans passer nécessairement par la pro-
les gens du peuple, en une apoque, du moins, oú les plus riches cédure des sciences humaines, laquelle serait la seule legitime,
cherchaient leur salut ailleurs ? si nous avions affaire á un étre étranger et distant. Cette remar-
II faudra, sans doute, élargir notre classe de témoins. Car que faite, il s'agit de diré quelles précautions doivent étre prises
il est des témoignages kíifférents qui en appallent a des expé- pour en parler valablement. II ne faut pas substituer la confu-
riences diverses mais, qui, tous, se prévalent de quelque immé- sión et l'arbitraire aux probabilités de la science mais d'autres
diateté ; le chauffeur de taxi qui s'oriente avec prestesse dans certitudes qui reposent sur d'autres regles et sur d'autres
une ville qu'il posséde á méme son véhicule ; la prostituée vers contraintes.
laquelle confluent les détresses et les immondices de la ville ;
l'indicateur qui marche, de longues heures, de bistrot en bistrot ;
le clochard qui vit á méme le sol de la rué ; ceux que la ville
a uneurtris et ceux qui n'acceptent pas que l'on malméne encoré
davantage leur ville — et le topologue, luininéme, quand il pré-
tend se laisser iporter par l'esprit des lieux, se mettre a l'écoute
de la ville, de cette rumeur a peine articulée que les rúes ou les
faubourgs font entendre. Etrange orgueil dans cette prétention
á vouloir entendre humblement ce que disent les no manes ! Nous
sommes done obligés de réfléchir sur les conditions de possibi-
lité d'un tel accord et, du méme coup, si nous arrivons á fonder
cette immédiateté, nous justifierons une approche qui ne passe
pas par les procédures patientes, rigoureuses mais indirectes des
sciences humaines. II ne s'agit pas évildemment de les décrier
mais de montrer qu'une autre voie est en droit possible.
Or, si la ville existe ou si elle a existe, n'est-il pas naturel
qu'elíe nous ait produits, nous, homimes des villes, pour que nous
proférions ouvertement ce qu'elle avait á diré ? Faut-il penser
une distance entre la Nature Naturante et la Nature Naturée
qui serait telle que la seconde ne saurait rien de la premiére,
DÉTERMINATION DES GRITERES 2.-J
lyse longue et minutieuse nous renseignerait sur les relations qualité de l'été qui est propre á la ville et qui ne ressemble pas á
qui se nouent entre les lieux privilegies et la ville. Ce n'est pas l'été de la montagne ou de la nature. Le pur azur, l'éternel été,
la méme chose d'affirmer qu'un lien redouble ou resume ou immobile et sec, voilá le réve que l'on peut projeter sur les cam-
refléte ou exprime la ville, et toutes les difficultés que l'on ren- pagnes, sur les monts, mais non point sur les villes oü l'été a
contre quand on veut distinguer des relations de causalité, ou toujours quelque chose d'humide, de tremblé, oü loin d'immobi-
de correspondance ou d'homologie structurale ou d'expressivité, liser, il trouble et fait chanceler la visión des choses. Quoi qu'il
afflueraient en une pareille élucidation. Qu'il nous suffise, pour en soit de cette distinction, nous croyons qu'il est toujours
1 instant, d'affirmer que les véritables lieux urbains (la Gare, le malaisé de faire Vexpérience puré d'une saison et de la sentir
Port, le Grand Magasin) vivent en tensión avec la ville. La des- présente dans toute sa veri té. Nous sommes souvent volés parce
cription que nous voudrions tenter, mettra en évidence, une rela- que la nature ou la ville ne nous présente que des á-peu-prés. Or,
tion indirecte mais forte. Elle se situera délibérément en dehors nous prétendons que le café, pour peu que la chance nous accom-
de tout rapport causal : non pas, cominent, par exemple, des pagne, peut constituer un excellent révélateur de l'essence de
torces se nouent et se resserrent en un point de l'espace urbain, l'été urbain. Celui-ci — pour autant qu'on puisse le definir —
mais comment, en un lieu determiné, on surprend, d'une facón apparáit comme un appel á la liberté, un besoin de se dénuder
privilégiée, ce qui advient á la ville. Ainsi l'avénement des sai- et de se montrer, un mélange d'irritation et de surexitation, le
sons dans toute leur gloire. Pensons au printemps ideal d'une sentiment d'un manque et d'une plcnitude á la fois. II serait
vdle, si furtif et tellement insaisissable. Oü peut-il se savourer et facile de faire remarquer (jue toutes ees sensations ne sont que
« se déclarer », sinon dans un café ? Impression de jeunesse, de les conséquences physiologiques d'un corps attaqué par la cha-
renaissance, d'une certaine douceur, d'une nouvelle qualité leur. Nous ne cherchons pas a nier cet ordre de causalité, mais
impalpable de l'atmosphére et des étres... Le café représente alors ce qui nous intéresse dans une poétique de l'espace urbain, c'est
par un matin inespéré, le creux d'ombre, le bosquet d'une jour- ce que les hommes peuvent attendre de l'été, sur quel mode pré-
née ensolcillée. On y respirera une certaine i'raieheur et l'on réflechi ils anticipent alors les objets et les spectacles, avec quel
sentirá que c'est bien une malinée de printemps en ville, car les type de comportemenl ils vont á la rencontre du monde qui leur
prémisses et les signes et la jouissance ne peuvent étre les est proposé. Cette fiévre et cette attente culminent le soir. Or, il
mémes qu'á la campagne. Dans un burean, dans notre apparte- se trouve qu'elles peuvent, selon nous, étre comblées dans un
ment, nous l'aurions manqué. Dira-t-on que nous accordons un café fréquenté. Notre visee de Velé purement urbain se rcmpli-
privilége arbitraire au café et que nous bénéficierions de la rait dans et par Vexpérience du grand café. Car les consomma-
méme faveur dans la rué ou dans u n square ? II est certes des teurs y jouent ce qui peut le faire apparaitre, ils y ménent sym-
rúes qui ne voilent pas mais dévoilent le printemps, mais tres boliquement une existence anarchique (on parle cent fois d'aller
vite des dissonances malencontreuses mettent fin á la révéla- ailleurs, on se leve — et peu importe si l'on demeure) et capri-
tion : les signes heureux, c'étaient des visages neufs, l'allure cieuse (qui se traduit par le choix des boissons qui jurent ensem-
dégagée des jeunes-filles, les vitrines plus claires, d'autres voix ; ble : café, puis glaces, eaux minerales, biére). Clients et clientes
mais la circulation, le soled qui se leve, la fatigue de la marche, parlent, sourient un peu trop, se montrent, se dccouvrent. II y a
trop d'étres et trop d'objets pesants qui n'ont pas compris qu'en lá autre chose que la simple nuance d'exhibitionnisme qui trans-
cette matinée il convient d'étre légers et de danser, viennent trou- parait toujours en un pared établissement. Les étres, en vérité,
bler notre émotion. Au contraire, dans un café, a loisir, nous s'épanouissent et se dilatent á la chaleur du café et cette chaleur
vivrons d'une facón plus puré pendant de longs instants l'avéne- est bien celle de l'été — non point celle qui épuise, mais celle
ment de quelque chose de nouveau, de diaphane, de sonore, qui fait fondre les réticences, les fausses pudeurs, celle qui rend
d'impalpable á la fois — toutes qualités réunies qui sont Yéqui- Iroublante la nuit. On se bouscule, on se parle de table á table.
valent de ce que la campagne peut apporter en ees mémes jours, Les propos prononcés dans la surexcitation genérale ne sont pas
mais sous d'autres especes. La transposition de la campagne á sans rappeler les cris aigus des baigneurs que roulent les vagues.
la ville ne peut étre que totale et c'est pourquoi le sqúare ne Et, en fin de compte, le café assume a merveille le role que le
nous parait pas le lieu favorable a une telle expérience : cette sole.il, sur la plage, joue bien imparfaitement. Car, sur celle-ci, si
demi-nature, avec son sable poussiéreux : et malgré ses quel- l'on s'y denude, par suite d'un nouveau mode de vie et de la lan-
ues arbres verdoyants, apparáit dérisoire parce qu il est permis gueur, on y oublie tres vite que les corps existent. Dans le café,
a e la comparer a une autre nature sans simulacre. Au contraire, le consommateur reconnait enfin le visage de l'été devenu in-
rien ne nous empéche de chercher et de trouver une équiva- contestablement lui-méme. Cet été á leur bureau ou dans leur
lence entre deux registres tout á fait différents (nature et cul- appartement, ils n'avaient pas les moyens de le faire apparaitre.
ture) ; la méme sensation d'allégement, le méme regard neuf et lis se rendaient seulement compte qu'il faisait plus chaud, que
reposé, la méme vacance d'áme — seulement lá a propos d'une des voisins étaient partís en vacances... Mais ees signes ne pou-
certaine atmosphére, de certains objets, de certains visages — naient teñir lieu d'une présence. D'ailleurs, ils se protégeaient
et ailleurs á propos de la terre, des sources, des prairies. plutot de lui par une autre alimentation, un autre habillement.
.4;/ café, ils l'assument, ils le voudraient encoré plus évident et
Notre thése emportera peut-étre plus facilement l'adhésion en plus terrible. Surtout, ils ne peuvent douter qu'il est lá, en per-
ce qui concerne Teté urbain. Car, lá encoré, il existe une certaine
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26 R E P É R E S ET PARTÍ PRIS DÉTERMINATION DES CRITERES 27
sonne, émouvant. Le café tout entier scintille et ils n'ont pas de bouleversé, il y a une place, une enclave de repos pour ceux qui
peine á identifier reté de la ville á toutes ees vagues de propos comprennent, au-dessus de la mélée.
ui déferlent, au miroitement des visages et des yeux, á cette Le passager du snack tient un journal entre les mains, mais
3 éraison collective qui pousse les uns et les autres á se décou- il le tient seulement et n'en retient ríen. II avait peur d'étre seul
vrir, comme s'il faisait tellement chaud. D'autres habitants de la chez lui et comme il ne rencontre « ici » personne, il retourne
méme ville qui ne se seront pas rendus, ce soir-lá, dans ce grand les pages les unes aprés les autres. Cruel paradoxe, á peine
café fréquenté, auront manqué le passage de Veté, comme des entré dans le snack oú il s'est precipité, il le quitte et lui tourne
Européens manquérent parfois le passage de l'Empereur. le dos, en feuilletant u n journal aussi vide et aussi illusoire que
Un autre critére s'impose : il faut que les lieux urbains, tout le snack, plein á craquer de fausses présences et de fausses nou-
comme les oeuvres d'art, possédent une certaine unité. On con- velles.
naít l'adage fameux : « un étre est un étre ». On ne lit pas de journal dans un salón de thé : par courtoi-
Ainsi, la fumée de la brasserie qui enveloppe les consomma- sie, par politesse et surtout parce qu'une fois qu'on y est entré,
teurs, bourre un espace deja trop plein,» anet un peu plusi de le reste de l'univers — un univers effroyablement bruyant et
confusión et de vertige dans les regards — la fumée du bistrot disgrácieux — disparait. Les vraies nouvelles, les nouvelles im-
qui vient se coller á ses vitres et qui le rend plus intime, plus portantes sont celles que l'on chuchóte de bouche a oreille et
chaud — la fumée d'un café qui ne peut se développer qu'en non point celles que les journaux étaient á la une.. Ce dernier
fines volules, en pensées ameres ou joyeuses mais toujours exemple, nous prouve assez que le journal déploie un certain
acérées. espace — compatible ou non avec Vespace que nous vivons dans
le présent. Dans le cas du salón de thé, l'incompatíbilité parait
C'est pourquoi des éléments semblables, lorsqu'ils sont pris extreme. Ce serait d'ailleurs d'une facón dérisoire réintroduire
dans des lieux voisins mais différents, prennent des significations une qualité d'espace (celui de la promiscuité, des fausses valeurs,
tout a l'ait diverses. He la masse) á laquelle on prétendait échapper dans ce lieu pri-
De méme, ce ne peut pas étre le méme journal que l'on lit au vilegié. [Dans le café, au contraire, le « pubtic », dans ce qu'il a
Café, au Bistrot, au Snack — ou du moins il n'y est pas regardé de grisant, d'excitant, de mondial, d'événementiel, est redoublé
de la méme facón et il ne remplit pas la méme fonction. Le lec- parlé"faít qu'on le lit dans un lieu lui-méme public.
teur en use de différentes facons pour modifier son statut daiís Ensuite, les grands lieux urbains débordent leurs propres
le monde. Au bistrot, le journal constitue un lien de plus. Gráce limites. II existe "pour de tels lieux toute une topologie des abords
a sa lecture en coinmun, les habitués ressenlent leur solidarité, el mieux vaudrait parler de chainps que de lieux. L'élre parait
ils éprouvent qu'ils apparliennent au méme inilieu (ce qui ne nécessairement un plus-étre qui se traduit par -des manifesta-
veut pas diré nécessaireinent á la méme classe sociale), qu'ils lions diverses. Car ees lieux qui existent d<avantage que les
ont les inémes centres d'intérét. Ils se penchent ensemble sur le autres, peuvent rayonner ou accaparer les alentours, les iinmo-
méme titre, sur la méme bande dessinée. L'article prend d'au- biliser ou leur préter un surcroit de dynamisme. Les meublés,
tant plus de valeur qu'ils le commentent en méme temps et que les brasseries, les immeubles de la gare élaient indiscutable-
leurs regards convergent vers les mémes lignes, qu'ils ne regar- ment qualifiés par celle-ci : Nous ne songeons pas seulement
deraient peut-étre pas s'ils étaient seuls avec leur journal. a la couleur des murs mais a une nuance atmosphérique plus
Bien au contraire, le consommateur du café se sert du jour- subtile qui retenait les apparences du douteux, du crasseux,
nal pour prendre ses distantes, pour observer les autres a loisir, d'une tristesse démesurée et aussi d'un impossible espoir. La
sans leur donner trop de prise. II constitue une défense et il gare était plus forte que le bistrot ou que la brasserie. Nous
contribue a parí'aire l'image de soi de son lecteur — celle d'un voulons signifier par la que leur caractére premier était de faire
homme qui a un ego, une personnalité singuliére, méme si les partie de l'environnement de la gare plutót que de se donner
consommateurs lisent le méme journal á d'autres tables. Le comme une brasserie. Lorsque la gare se fait plus discréte, lors-
journal du bistrot serait vesperal, un délassernent en commun qu'elle cesse d'imposer son visage et sa maniere de vivre aux
aprés la journée de travaií. Au café, il joue au mieux son role, alentours, un certain optimisme a base de propreté et de mesure
le matin. Par le journal et par le loisir qu'il s'accorde en cette y gagne peut-étre mais", en méme temps, la gare cesse détre un
matinée, le consommateur se « désengage», il prend du recul coin chaud, fascinant, presque insoutenable de la ville. Elle
pour juger le cours du monde, il ne compte plus parmi ceux qui devient objet d'usage plutót que de jouissance — et les gens,
subissent les événements. Le voilá installé commodément dans les petites gens, cessent de venir y rever.
un univers clair, aussi clair que celui du café, distribué selon De loin, on devinait la gare, comme on a pu deviner l'Eglise,
des points névralgiques, comme la salle est ordonnée en tables le Prisunic, le Dancing, et, quand on cesse de pressentir ees
distinctes. L'Histoire avance selon un rythme peu previsible lieux, c'est qu'ils se résorbent dans le tissu urbain, appauvris-
mais l'on ne manque pas de repéres : alliances, noms, ministé- sant du méme coup la ville. II fut une apoque oü, dans une
res, chiffres de production (les habitués du bistrot viennent pelile ville l'église se devinait aux missels, aux chapeaux noirs,
s'écraser contre des masses confuses, contre de gros titres qui a un mouvcment affairé et cependant peu rapide. Le Dancing
les laissent pantois). Surtout. de toute évidence, dans ce mondé se pré-percevait au rire des jeunes filies qui se tenaient par
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le bras et á l'allure des garcons qui semblaient conspirer. Les de l'usure de la vie quotidienne. Nous ne devons done pas nous
premieres marchaient assez vite, les seconds évoluaient au laisser porter par une réverie qui engendrerait son propre uni-
ralenti et devenaient des regards : la « chasse » commencait vers, selon des images attendues.
avant de ipénétrer dans le dancing. Vous ne devinez pas seu- Aprés avoir examiné, en quelques lignes ces rapports délicats
lement le Prisunic au notobre des saes, des filets, des saeoches, du réel et d'une réverie qui, selon nous, ne peut donner libre
des eabats, des couffins, á cette iprolifération .maligne de l'espéce cours á sa pente que si elle se conforme avec docilité aux creux
« contenant » ou á cette diversité de la conduite du panier el aux pleins et aux déliés de ce qu'elle rencontre (mais le vécu
(comime eut dit Janet) mais plus sutbtilement aux visages des urbain se donne tres vite comme fantastique parce qu'il est tra-
femmes : fardées plutót que maquillées. Ceux qui sont sensibles vaillé par les besoins, les conflits, les réves de l'homme), nous
á l'esprit des lieux trouvent plaisir á reconnaitrc les abords aux voudrions a nouveau insister sur l'entrée du Prisunic. On éprou-
signes les plus minees. vait de la peine a pousser les battants de la porte qui étaient
Nous allons énoncer inaintenant un troisiéme critére. Ces assez lourds. Cette lourdeur ne manquait pas de sens. La porte
lieux ne sont pas nécessairement garúes ; bien au contraire, ils dcoient gueule. Une fois que l'on en avait repoussé le battant, on
se donnent en general comme pubíics — et cependant, il existe avait l'impression de pénétrer dans un tout autre milieu et de
pour eux des rites d'entrée et de sortie. Leurs frontiéres, méme dégringoler dans le Prisunic, cet espace moite, sonore, clinquant
invisibles, ne se laissent pas oublier. D'ailleurs, on n'y entre pas écárlate, odorant, tiéde au nez, á la main, au dos. Le Prisunic
et on n'en sort pas de la méme facón, tout comme selon L. V:ix, nous a ingurgité et seul un étre qui a conscience d'avoir cté avalé
on ne se dirige ipas vers le lieu fantastique comme on le quitte. peut jouir du plaisir d'étre dedans. La ménagére ou le fláneur
Les deux ilinéraires ont beau géométriqueiiient recouvrir le admireront, tout á l'heure, toute cette pacotille et s'émerveille-
méme tracé ; ils sont sentís d'une facón difieren te,. Ce n'est pas ront á la pensée qu'elle aussi a échoué lá par hasard, qu'elle a
la méme chose d'avoir devant ou derriére soi le chutean hanté, élé aspirée par la gueule du Prisunic. lis se proméneront á l'aise
et l'habitué du Bistrot n'a pas la méme allure quand il se dirige dans le ventre du monstre.
vers son bistrot ou quand il s'en éloigne. Cette remarque vise La sortie, de son cóté, constitue une transition périlleuse, au
á manifester une structuration spatiale que tous les lieux n'ont cours dé laquelle on ne saurait s'attarder sans risque de cha-
pas le pouvoir d'imvposer. vi rer. Quand les ménagéres s'engagent dans ce chenal pour
Considérons l'entrée d'un Prisunic. II n'est ¡pas rare d'y remar- surtir, elles doivent redoubler d'attention pour ne ríen perdre de
quer un attrouipement de jeunes gens. Souvent le Prisunic se leurs filets oü s'entasse une peche miraculeuse. II leur arrive
dresse á un carrefour battu par les vents, par le roule>ment des de se retourner pour s'assurer qu'elles n'ont rien égaré de leur
automobiles. Sur cette digue qui constitue en méme teinps un cargaison. Aussi, quand un Prisunic ouvre, pendant l'été, ses
abri, les gaunins se sentent á l'aise. Ils respirent l'air du large portes, il s'écarte de son essence et il perd de son pouvoir. Cette
(dont on ne trouve ipas réquivaQent a la porte d'un magasin description nous semble valoir pour le seul Prisunic : elle ne
ordinaire), le mouvement des entrées et des sorties (provoque du s'apphquerait pas au super-marché ou á un magasin modeste.
desondre et cette anarehie qui pourrait dégénérer faeilement Mais ce qu'il en faut surtout reteñir, c'est que l'entrée et la
en tohu-bohu leur plait. Par son aspect hétéroclite, le Prisunic sortie, les frontiéres d'un lieu qualifient les espaces les plus pres-
leur ra-ppelle le terrain vague oü ils se retrouveront le soir. 11 liqieux de la ville. II existe une entrée du Prisunic, de la gare, du
s'agit d'un terrain vague mouvant oü les ipersonnages ont rem- b'islrot qui les détache du reste de l'espace urbain, tout comme
placé les choses : débris, les visages ébréchés, les voix félées, les les premiers accords d'une symphonie l'isolent de la rumeur
corps deformes, les ¡peaux flétries. Ils peuvent á loisir épier tous confíise du monde. Quand les frontiéres se brouillent ou quand,
ces adultes qui courbent l'échine lamentablement pour se nour-
rir. Ils ne peuvent s'empécher de jouir á la vue de la bétise
humaine — celle de leurs parents et de leurs ainés. Ils riea-
nent. lis serrent les poings, ils jurent de ne jamáis leur res-
sembler.
Nous avons pris comme exemple l'entrée du Prisunic parce
Itout simplement, on entre en un lieu, d'une facón distraite, en
allant remplir une fonction, ce lieu perd sa dignité de « forme ».
Autre critére, les lieux privilegies d'une ville aiment se redou-
bler. Nous sommes en présénce d'une double symbolisation.
D'abord, le lieu peut symboliser comme nous l'avions dit, un
que, lors de cette premiére inspection elle nous offre un spec- aspect de la ville, tout comme un monument vivant parle de
tacle que nous ne pouvions deviner et auquel nous nous heurtons quelque chose á ceux qui passent devant lui. Ainsi, pour
comme á un fait brut. Nous attendions une approche familiére, la daré, l'impossible evasión ou le debut d'une liberté neuve ;
presque bonasse et, par une constatation indéductible, nous ren- pour le Prisunic, le besoin, le désir et l'usure de la vie quoti-
controns quelque chose qui s'apparente au terrain vague, tant il dienne qui exige inlassablement que l'on pourvoit á la Nécessité ;
est vrai que les véritables analogies déroutent. Car il y a bien une pour le Bistrot, la parole gratuite, la camaraderie et la virilité
analogie entre le terrain vague et l'entrée du Prisunic : ce sont des hommes entre eux. Ensuite, a l'intérieur méme du lieu,
des espaces balayes, instables, périlleux, et il importe peu qu'il s'érige un étre ou un objet tel qu'il porte a l'excellence ou á la
s'agisse la d'herbes mauvaises, de pneus déchiquetés, de papiers limiiére ce qui était confusément entendu : le zinc du Bistrot,
sales et ailleurs de la foule qui passe, des paroles qui se perdent, la salle d'atiente de la Gare, le gargon dans le Café. De la méme
30 REPÉRES ET PARTÍ PRIS DÉTERMINATION DES CRITÉRES 31
maniere, le maitre-autel se détache dans la cathédrale et il existe, bien autre chose. II faut que les aliments nous mettent en appctit
dans le chateau fantastique, une piéce particuliérement malé- d'imaginer, il faut qu'ils mettent notre regard et notre parole
ñque. Le topologue a pour role de structurer les lieux dont il au défi de les suivre dans toutes leurs métamorphoses.
recompose le modele et de rechercher des foyers qui sont parfois Au stand de l'alimentation, le quasi (plutót que le simili,
múltiples. La détermination du foyer central est délicate ; cepen- auquel s'attache parfois la bourgeoisie) ne détonne pas. On vend
dant, comme elle engage la structuration de l'ensemble, elle doit surtout de la Charcuterie et des Fromages. Or ees derniers sont
étre determinante. Si nous examinons le Prisunic, nous sommes destines par leur nature fluide á se transformer en une multi-
en présence de rayons non négligeables, comme les jouets, les plicité de formes. Le fromage n'est aprés tout que l'apparence
vétements, les parfums-maquillages. II nous semble cependant prise par le lait tout comme la charcuterie est l'apparence prise
que, malgré cette diversité et cette importance (chiffrablé par la par le porc. Les classiques n'y sufflsent pas : camembert, gruyere,
vente journaliére), le stand alimentation resume le Prisunic. saucisson, jambón. II faut que, dans une fureur baroque, l'on
Disons davantage : le Prisunic n'éclate, ne se dilate, ne s'af- cree sans cesse des nouveautés. II existe des imitations du bleu
fiche que par le stand alimentation. Négligez, le Iong de votre d'Auvergne ou du gorgonzola, lesquels imitent déjá le Roquefort.
parcours, le rayón de l'alimentation (on dit cette fois le rayón Dans cette serie sans fin (car seule la vérité est sans mélange)
et non point le stand) d'un grand magasin ; il ne vous sera pas une imitation est toujours le modele d'un produit et Fimitation
pour autant inconnu. En revanche, le Prisunic ne dit son étre d'un autre. A l'unité et á l'authenticité du bceuf, s'opposent les
que par ce stand — et nous nous trouvons en présence d'une compromissions plus ou moins avouées du saucisson, de la mor-
serie d'einboitements et de redoublements internes qui nous tadelle, de la coppa. L'aloyau sera toujours rond et juteux, la
enchantent ; car, á l'intérieur de ce stand, tout ne parle pas de saucisse s'allonge, s'arrondit, blanchit sous la graisse, fait croire
la méme maniere. Les Fromages, la Charcuterie, le Vin, quand qu'elle vient de Toulouse ou de Strasbourg, avant de frire et de
on le vendait á la tireuse, il y a déjá longtemps, avaient le plus grimacer dans la poéle.
d'importance. La plus qu'ailleurs encoré, les lieux transforment les étres.
Nous nous permettrons de proceder á une description plus Les commises découennent, elles tranchent dans le páté, elles
longue, dont l'enjeu sera évidemment de déceler le foyer central recoupent, elles ajoutent un peu d'épaule. Elles font front aux
du Prisunic mais aussi, de surcroit, de distinguer notre tra- clients qui s'imp'aüentent. A la fin de la journée, certaines
vail des enquétes psycho-sociologiques. En effet, l'alimentation, vendeuses, par excés de conscience ou par u n curieux mimé-
comme la marchandise, ont donné lieu á de nombreuses enqué- tisme, s'assimilent á leur marchandise. La fatigue aidant, elles ne
tes: quels sont les tissus, les parfums, les aliinents que préfére résistent plus á une matiére qu'elles avaient pour tache de vendré
telle classe de la société ? Un café qui ne deviendrait pas noir, et non point de subir. Par un subtil et lent processus d'identi-
se vendrait-il encoré ? Qu'exige-t-on d'un savon ? Disons-nous fication, leur teint rosit, leurs yeux rapetissent, leurs nez se
autre chose et si nous disons la méme chose, de quel droit pro- retroussent.
poser nos « impressions » ou plutót nos imprécisions urbaines, Voici au carrefour de ees rúes populeuses, la fontaine d'abon-
alors que les spécialistes dépouillent des interviews dúment dance. Chacun s'affaire avec des bonbonnes de toute sorte, des
échantillonnés. II nous faut montrer que nous ne nous placons bouteilles vides, des petites barriques, des cruches. Le Vin cepen-
pas sur le méme terrain, tout comme les analyses de la mar- dant n'y est pas d'excellente qualité. II se vend á peine moins
chandise chez Marx demeurent irremplacables. cher qu'ailleurs mais on le distribue a la tireuse. II coule, il cir-
La psycho-sociologie avancera qu'il s'agit de produits odorants, cule, il emplit, il ahonde. Surtout il écume, il continué a viyre.
gras, bon marché qui plaisent á une diéntele populaire. C'est le Certes, il ne vieillit pas sagement dans une cave. Sa maniere
régne du quasi ou du simili. Nous ne nions pas cette attente de d'exister, c'est de perpétuer une jeunesse turbulente, c'est de
la diéntele, nous savons que le quasi, le simili prétend imiter un mal tourner. Par sa folie, par sa couleur douteuse et son mauyais
produit plus authentique et plus cher auquel il se substitue goüt, il evoque les ruelles, le vacarme des anciens quartiers
parfois tout á fait. Mais, ce qui nous intéresse pour notre part, nopulaires, le Carnaval des voyous et des filies. II appartient
c'est de mettre á jour les pouvoirs imaginaires de ce stand de a une époque oíi le peuple n'avait pas peur de mal se teñir et
l'alimentation, et d'abord de libérer les aliments, comme le d'arborer son désordre. Ce liquide tumultueux lui aussi, qui
poete libere les mots ou l'insurgé ses camarades emprisonnés, écume et qui salit, ne craint pas de s'afficher dans son étre. Au
voir comment ils ne se contentent pas d'exister mais comment contraire, de nos jours, les bouteilles cachetees, avec leurs cha-
ils se métamorphosent goülument, furieusement. Alors nous teaux, leurs manoirs et mémes leurs beaux monastéres sur l'éti-
serons en présence d'un excés que les rationalistes de la vente quette, participent d'une mystification et d'une falsification bien
n'avaient pas prévu tout comme le poéme excede les définitions moderne : l'effacement des classes sociales dans la standardisa-
du dictionnaire — et il faudra que cette prolifération inattendue lion, le désir bourgeois de sauver les apparences. Autour de ce
naisse de la matiére elle-méme. Entasser des marchandises pour vin écumant, les clients ne craignaient pas de se bousculer frater-
donner l'illusion du bon marché — voilá un stratagéme commer- nellement. Ils tiraient les derniers pétards d'un 14 juillet presque
cial que les psycho-sociologues ont mis en évidence mais cette aboli : de la lie a la liesse. On voit done en quel sens ce vin était
générosité envahissante des aliments que nous allons décrire est vrai á titre de symbole. Quand le peuple ne peut pas s'exprimer,
32 REPÉRES ET PARTÍ PRIS DÉTERMINATION DES CRITÉRES 33
les hommes n'ont d'autre recours que les procedes de la popu- miére analyse, a qualifier de lieux parce qu'elles sont traversées,
lace. Quand le vin ne s'accomplit plus dans les caves et les chais, trouées, de part en part, nous paraissent indiscutablement des
il n'échappe a la prison et á la mort des bouteilles capsulées, il lieux parce qu'elles se mélent a notre durée et la rythment pen-
ne se survit qu'en fermentant et en écumant. Ne poñvant étre dant quelques minutes. Un amateur de villes saura choisir et
bon, il fait le mauvais. reconnaitre ses rúes — avec l'angoisse soudaine que la modifi-
Nous pouvions voir la une alliance symbolique du vin et de cation ne s'opére pas et qu'une ligne vivante, chaude de la ville
la populace, en déniant á ce terme le sens péjoratif que les ne se soit éteinte.
« classes supérieures » lui prétent : la bousculade fraternelle Nous voudrions, pour mieux marquer ce pouvoir des lieux,
qui ne fait peur qu'á ceux qu'elle raenace (mal se teñir parce prendre á titre d'exemple un espace qui n'est pas proprement
qu'on ne se retient plus et qu'on ne vous contient plus). La urbain : celui du compartiment. Lorsque le compartiment a
poésie — ignorée pour des raisons de méthode par les spécia- conquis son unité et que la nuit se fait plus profonde, il peut
listes de la vente — des aliments restitue a l'histoire une part agir — malgré la trivialité des propos — comme un excellent
de sa vérité. Le Front Populaire, beau par déla son échec relatif, révélateur. II nous dévoile a nous-mémes et aux autres. Nous
ce sont les gréves de 36, les défilés dans les rúes de Paris, les allons diré ce que nous n'avons jamáis confié á personne et ce
occupations d'usines, les premiers congés payés, un espoir extra- que nous ne savions peut-étre méme pas. Nous ne voyons plus
ordinaire mais c'est aussi ce Prisunic qui pourtant appartenait tres bien ees visages qui nous écoutent, qui se confondent
a des sociétés anonymes. La rué pénétrait dans le Prisunic et presque avec le tissu de la banquette. Notre voix ne nous
s'y donnait en spectacle, en particulier á partir de cette libé- fait plus peur. Surtout le train nous méne vers un ailleurs, tou-
ration des aliments et du vin. Mais la l'éte, surtout cette féte jours plus loin jusqu'au bout de la nuit. II faudra cetle fois, ne
difficile a découvrir lorsqu'on y participe pas, était trop gratuito pas s'arréter láchement en chemin. II suffit d'étre, comme le train
pour intéresser les techniciens de la vente (certains psycho- est lui-méme, sans défaillance et sans honte aucune. L'errance,
sociologues) qui, de surcroit, n'avaient pas a statuer sur le sens la transhumance du train nous apparaissent indispensables. Des
de l'aventure humaine. lis préféraient voir dans les aliments que le train stationne ou méme seuleinent ralentit, la voix se
des stimuli qui déclenchaient des réactions chez les consom- trouble et les propos tournent court. Quand nous quittons le
mateurs. On assagit et on affadit la réalité, de peur qu'elle ne compartiment, en accédant au couloir, nous sommes projetés
rayonne dangereusement. En reuanche la poésie et la révolution violemment dans le dehors du train qui oceupe et fait frissonner
et une certaine idee de la philosophie se rejoignent dans la cette longue enfilade qui borde le wagón (aíors que pendant le
mesure oü toutes prélendent libérer. jour le couloir appartenait bel et bien au train, il avait méme
Pour en revenir á la détermination des critéres qui nous occu- iin aspect mondain, fait de politesses et de rencontres). C'est done
pent en ce chapitre, l'existence d'un lieu urbain implique bien dans le compartiment que l'on peut échanger des souvenirs
celle d'un foyer central — et ceci pour deux raisons : ce pote comme des prisonniers de guerre échangeaient des photos, des
structure le lieu qui, sans son existence, risque de demeurer bribes de leur passé. Méme si les voyageurs s'endorment, le
informe. D'autre part, et nous préférons cette seconde raison oü compartiment continué sa confession, il se raconte sans emphase,
il est davantage question du sens, le lieu pourrait-il clairement il se juge sans amertume et sans complaisance.
se manifester et proférer son étre sans un foyer qui porte á la Nous nous sommes donné la partie belle, en choisissant comme
ciarte ce qu'il veut aire ? exemple le compartiment qui constitue un monde clos et qui,
par ailleurs, implique un voyage, done un changement. II fallait
Nous énoncerions volontiers cette nouvelle proposition qui que l'illustration soit plus nette pour faire entendre notre pro-
nous parait fundaméntale : le véritable lieu urbain est celui qui pos — mais ne croit-on pas que toute une catégorie de lieux
nous modifie, nous ne serons plus en le quittant celui que nous urbains privilegies implique de la méme maniere une explo-
étions en y pénétrant. Un bergsonien rétorquerait que la durée ration de leurs surfaces et de nous-méme ! On ne peut les consi-
est incessante nouveauté, que ce phénoméne est done universel. dérer simplement comme une portion d'étendue : leur espace
II nous semble que tous les lieux n'ont pas l'égal privilége de se confond avec un parcours temporel qui constitue d'une faqon
nous modifler. Nous entendons bien que le sujet doit étre dispo- indissociable, une meüleure prise de leur aire et un changement
nible, attentif mais, une fois de plus, nous accordons le primat da notre étre. Et, ce qui prouve á quel point le parcours n'est
a l'objet. Nous pouvons nous promener dans un super-marché, pas en eux surajouté, c'est qu'il apparait souvent comme le seul
nous laisser submerger par des désirs d'achats, avoir á y mayen de les distinguer les uns des autres.
résoudre certains conflits et cette tensión, mal ou bien résolue, Le Prisunic, le Super-marché, le Grand Magasin ont pu par-
constitue un élément nouveau mais elle ne s'apparente pas á fois, malgré quelques différences, présenter des produits presque
cette modification fundaméntale et globale qui s'empare parfois semblables : de toute facón l'essentiel était ailleurs, dans la
de l'homme : le sentiment que quelque chose s'est passé, parfois lacón dont on parcourt ees grands ensembles. Le trajet linéaire,
tout simplement que du temps s'est écoulé, que 1'on a vieilli de rectiligne, presque irreversible du Super-marché, la marche tour-
quelques heures — d'un samedi, comme ce sera le cas pour l'ha- noyanle, sinueuse, bousculée du Prisunic, le long, majestueux,
bitué du bistrot. Certaines rúes, que nous hésiterions, en pre- imposant parcours du Grand Magasin se distinguent avec beau-
REPÉRES ET PARTÍ PRIS DÉTERMINATION DES CRITÉRES 35
34
coup de netteté. Nous dirons plus loin que ce déploiement tem- Nous croyons pouvoir assumer, sans gene, cette indecisión dans
porel nous parait un moyen de développer l'essence de chacun la nature et la portee de l'expression, en particulier dans le sens
de ees lieux. Ce qui nous importe pour l'instant, c'est de raon- que nous attribuons au terme d'imaginaire.
trer que les grands lieux urbains demandent á étre parcourus Car, dans certains cas, cet imaginaire va naitre d'une variation
d'une maniere déterminée et qu'ils se distinguent par le par- que nous tenterons á propos d'une expérience réelle. Je percois
cours qu'ils sollicitent. u n élément, si minee soit-il, de l'ensemble, et il me semble déter-
«lean Cayrol, cet itinérant par excellence, a décrit, avec beau- minant. Ainsi, l'escalier du Prisunic qui n'est jamáis tres net,
coup de justesse, la marche dans le grand magasin. Elle est noble, qui est d'une matiére peu noble (caoutehouc), qui se termine
elle implique le loisir, elle ne s'effectue pas sous le signe de la bétement, qui s'incurve au point de fléchir curieusement notre
contrainte comme dans le Su per-marché mais, a l'analyse, elle allure —• on ne saurait le concevoir dans un Grand Magasin qui
va nous paraitre moins simple qu'on ne croyait et, une fois de exige un escalier moins rapide, plus majestueux, plus accordé á
la marche de la cliente. Un escalier de Prisunic dans un Grand
plus, le réel nous ménage des surprises. Si la mauvaise image est Magasin constituerait un non-sens matériel, il serait une atteinte
pauvre, docile, trop docile, le poétique urbain nous méne oú il á l'intelligibilité aussi forte que l'affirmation selon laquelle « deux
l'entend. Quand on ne connait pas un grand magasin, les repéres chaises et trois tables font cinq boeufs » — nous semblons done
peuvent manquer, les étages instituent une certaine discontinuité la au ras du réel, d'une observation presque positive, et pourtant
dans le bátiment ; escaliers, ascenseurs, rayons, étages, portes nous maintiendrons avec fermeté le terme d'imaginaire. D'abord
ne se distribuent pas d'une facón totalement visible ou previsible. notre réaction vient bien d'une tentative imaginaire et qui se
II y a done, dans le Grand Magasin, á la différence du Super- revele impossible pour accoler cet escalier de Prisunic en image
marché un itinéraire qu'il faut apprendre, et alors la cliente se et le Grand Magasin en image (alors que d'autres éléments du
trouvera, de plus en plus, a son aise. Cependant, que le séjour Prisunic ne sont pas impossibles a imaginer dans le Grand Maga-
se prolonge, et elle éprouvera le besoin de repartir, elle n'attein- sin). Nous ne pouvons jamáis que comparer et manipuler des
dra pas la sortie aussi promptement qu'elle le souhaitait et elle souvenirs, des images d'expériences. Ensuite l'imaginaire n'est
subirá le grand magasin dans le vertige, dans l'écoeurement. pas aussi absent qu'il le parait. Cet escalier de Prisunic, s'il était
Errance, adaptation, debut d'affollement, quelque chose s'est done seulement la conséquence d'une politique d'économie, tout
passé pendant ees quelques heures. comme l'escalier du Grand Magasin parait lié á un souci de
Est-ce a diré que, par suite de l'adaptation, la modification ne prestige, nous n'aurions pas a en parler dans le cadre de ce
s'opére plus : les lieux les plus familiers, ceux que nous recher- travail. En fait, il nous joue un mauvais tour, il tourne bizarre-
chons parce qu'ils nous parlent, devraient done étre dénués d'in- ment, il adhére á nos pas, il rend, pour quelques instants, nos
térét ! En fait il n'en est ríen. II faut avoir goüté la durée molle, jambes méconnaissables en les incurvant ; en quoi il mérite notre
paresseuse, digestive et pourtant irremplacable d'un Bistrot par attention á la différence de tant d'escaliers que nous avons
certaines aprés-midi. D'autre part, nous savons bien qu'un par- oubliés.
cours peut s'effectuer sans qu'il y ait désorientation, tátonne- Nous sommes dé ja au niveau de l'imaginaire et l'analyse se
ment ou raéme déplacement spatial. On peut poursuivre des tra- revele homogéne a d'autres variations plus hardies : par exem-
ces intelligibles et s'enchanter de métamorphoses qui ne nous ple se donner la regle suivante pour éprouver l'importance d'un
surprennent point : éternelle jeunesse de la démonstration Ueu urbain : peut-on imaginer une ville sans ce Ueu, en l'occur-
mathématique qui engendre á nduveau, comme pour la premiére rence sans une gare ? Dans la ville d'avant-guerre, l'existence
fois, des propriétés pourtant bien vieilles ! Éternelle innocence de la ville sans une gare parait inconcevable imaginairement : y
du regard qui, dans un café, glisse sur les surfaces, les visages arriver par véhicules individuéis ou par un autobús, ce n'est
lisses des consommateurs et qui s'associe á une cérémonie qui pas véritablement y pénétrer ou encoré c'est introduire un élé-
a en horreur les surprises et le flou ! ce qui en revanche nous ment rural et faire de la ville, si importante soit-elle, un gros
paraü nécessaire pour que nous nous trouvions en présence d'un bourg. C'est encoré biffer le pathétique des villes qui á cette
authentique Ueu urbain, c'est qu'il nous demande de le réactiver époque furent atteinles par l'industrialisation. Cette expérience
et que, par la méme, il nous modifie. imaginaire (imaginer l'absence d'un lieú) déborde la precedente
(faire co-exister un élément dans un autre ensemble pour éprou-
Les critéres que nous venons de dégager ne peuvent qu'im- ver sa compatibilité). Elle ne nous semble pas radicalement dif-
pliquer certaines manieres d'approcher l'objet. Puisque nous pré- férente. Elle suppose une effectuation qui rencontre des possi-
tendons que les lieux urbains constituent des unités distinctes bilités, des impossibilités, qui se concluí d'une facón ou non
et non point de simples agrégats, il est bon de dégager le noyau satisfaisante.
sans lequel ils cessent d'étre ce qu'ils sont, ou encoré, il parait
intéressant de montrer comment certains éléments virent de sens Allons encoré plus loin. Nous avions dit plus haut que nous ne
quand on les integre á des totalités différentes. De la, le role connaissions un lieu qu'en le déployant, non seulement dans
particulier que nous attribuerons á la variation imaginaire, l'espace mais aussi dans le temps. Confions-nous a la durée d'une
mais ne risquons-nous pas de donner á cette expression plusieurs salle d'attente, d'un Grand Magasin, d'un Bistrot, d'un square
accoplions diverses ? et nous verrons ce qu'ils deviennent et ce que nous sommes. II
36 REPÉRES ET PARTÍ PRIS DÉTERMINATION DES CRITÉRES .17
ne s'agit pas exactement d'un lien de principe á conséquence ou Ensuite remythisation et démystiñcation échangent souvent
de cause á effet mais d'un passage de la pmssance á l'acte. Cela leurs voies. Ainsi, nous essayerons de démystiñer l'image du stu-
ne suppose pas, évidemment, que les futurs étaient contenus tels dio mais, emporté par notre mouvement, nous le colorerons un
quels dans l'état présent du heu mais nous ne saurons ce qu'il peu trop et, malgré nous, nous participerons a la fascination
est qu'en le faisant devenir, tout comme un artiste ne connait qu'il exerce dans le monde moderne : il deviendra une image de
ses possibilités et ses limites qu'aprés avoir écrit ou peint. Cette la modernité. A l'inverse, la remythisation n'est jamáis absolue.
effectuation ne risque de nous effrayer que dans la mesure oü II advient un moment oú l'excés du mythe peut passer pour une
nous aimons voir et saisir ce qui est étalé sous nos yeux. Or, manifestation du poétique ou pour un grossissement caricatural.
Nous n'échapperons a ce danger qu'en montrant que la norme
en demeurer á une visión statique, ce serait aussi bien mal voir. est un plus-étre et que, cependant, elle s'inscrit dans la nature
Les assiettes, les simples assiettes, les chaises, les simples chaises des choses. Elle n'est done jamáis monstrueuse.
du bistrot, il faudra les faire résonner et trébucher pour savoir
qu'elles ne sont pas les assiettes ou les chaises d'un restaurant Enfin, nous ne nous cachons pas que démystificatión et remy-
bourgeois. thisation en appellent á des partís pris que nous aurons l'occa-
Si l'exemple ou la description ont une telle importance dans sion plus tard de mettre en lumiére. Nous choisissons la remy-
notre travail, c'est parce qu'il faut teñir compte d'une durée des thisation de la rué, parce qu'elle nous parait avoir été, á un
lieux qui ne se resume pas et dont il faut attendre qu'elle fruc- certain moment de l'histoire, la chance de l'homme. Nous démys-
tifions le studio parce qu'il suppose un séparatisme, un « mona-
tifte au mieux. Tant que nous n'avons pas fait varier l'objet disme » que nous condamnons.
devant nous, nous ne savons pas ce qu'il est. L'exemple n'illustre
pas une vérité dont nous serions déjá en possession ou une Ceci dit, méme s'il n'y a pas une séparation des deux domaines,
essence que nous connaitrions déjá. II se confond avec l'effec- l'objet importe. Par sa viqueur, par sa capacité á se redoubler
tuation du lieu dont nous avons a prendre la responsabilité. Oui, (en lui-méme, puis en nos pages) il appelle parfois la remythi-
sation. S'il est pauvre, s'il se resorbe en images attendues, s'il ne
le réel, et, par-la, nous entendons tout ce que nous pouvons ren- nous déborde jamáis par ce que nous découvrons en luí, il nous
contrer selon les diverses modalités de l'expérience humaine, a faut, sans pitió, le démystifier. Que notre joie soit de réduire á
quelque chose a nous apprendre. rien le peu qu'un certain systéine voulait faire passer pour l'au-
Ne pourrions-nous pas faire état d'autres procedes qui, eux thentique, lorsque nous n'avons pas le bonheur de nous « aug-
aussi, sont exiges par notre traitement de l'objet et qui ne res- menter » de la richesse du monde !
sortissent pas á une méthodologie classique ? par exemple, les
approches discordantes de la démystiñcation et de la remythi- Nous voyons done que ees approches n'ont rien de formel,
sation. Si, face a l'objet, le physicien classique cherchait a l'in- qu'elles naissent toujours de l'investigation de l'objet. Mais, au
vestir gráce aux catégories de la causalité, de la substance..., en fait, y a-t-il, dans notre travail, des critéres ou des procedes
présence d'un lieu urbain, il nous parait essentiel de nous deman- forméis ? Si nous disons que la cohérence obtenue ou non dans
der : « est-il possible de le remythiser ? est-il possible de le la description d'un lieu juge notre travail et ce lieu, nous n'en-
démystifier ? » Souvent les philosophes et les historiens de la tendons pas une cohérence purement formelle qui se manifes-
littérature pensent, d'une facón plus ou moins implicite, que terait par une non-contradiction dans les analyses. Car alors, il
ees traitements s'appliquent á des domaines distinets. Selon Paul suffirait d'un peu d'habileté pour éviter des contradictions trop
Ricoeur, les sociétés totémiques relévent d'une approche struc- flagrantes et d'autre part de quel droit nous substituer a l'ob-
turale ; en revanche notre tradition judéo-ehrétienne mérite u n jet ! Suffit-il de le diré « un » (de le constituer dans son unité,
autre traitement (parce qu'elle est autre chose qu'un remanie- écrirait plutót un idéaliste) pour qu'un lieu accede á la dignité
ment de débris, de mythémes, parce qu'elle implique l'avéne- de lieu ! Ce sont les éléments du lieu qui s'entretiennent les uns
ment d'une histoire, parce que nous vivons encoré de cette tra- les autres — étant bien entendu qu'il n'y a pas d'abord des élé-
dition). Un critique littéraire comme Génette admettrait assez ments qui, en s'unissant ensuite entre eux, donneraient le lieu
bien une telle dichotomie. Une distribution structurale peut rele- mais que les lieux adviennent en méme temps á l'unité et á
ver statistiquement des constantes, des unités élémentaires, dans I'existence.
la littérature populaire, comme celle des romans policiers ou des — Dans ees conditions qui pourra décider que c'est le lieu qui
comics. En revanche, nous devons tenter de revivifler l'ceuvre de est défaillant (qui manque á l'unité) ou que c'est notre analyse
Proust ou de Mallarmé. qui n'a pas su en retrouver et en restituer l'unité ? Personne ne
Notre position sera moins nette en ce qui concerne les lieux peut en décider á l'avance. La description, une fois menee á son
urbains. lerme, peut seule nous convaincre ou ne pas nous convaincre —
D'abord, elle se situé á un niveau qui n'est pas celui du dit, et les raisons d'en douter ou de nous laisser persuader survien-
de l'écrit, du transmis, mais de l'objet méme : d'ailleurs, il nous nent aprés coup : elles naissent de l'évidence que la description
faudra, par la suite, défendre cette possibilité que la plupart des sai! ou non procurer.
philosophes modernes jugeraient irrecevable. Nous l'avons déjá Nous sommes, sur ce terrain, assez proches de l'évidence per-
, fait en montrant que le mythe urbain, quand il existe, est en ceptine. Ce caillou, c'est un caillou, non point parce qu'il est
¡ partie, un echo du lieu.
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DÉTEIIMINATION DES CRITÉRES 35)
REPÉRES ET PARTÍ PRIS
38
iiiodilics, sinon nous-mémes ? L'histoire permettrait done de
vraisemblable, d'aprés sa forme, son emplacement, sa consistance reduire cette part de l'homme dont on continué parfois á se
que c'est u n caillou ; au contraire, de l'unicité irrefragable de ce inéíier comme si le sujet ne pouvait que tronquer l'objet dans
caillou, toutes les raisons et les impressions tirent quelque assu- sa nutlilé vraie, au lieu de contribuer á son dévoilement. La topo-
rance : parce que je ne peux le constituer autrement, parce nymie, les documents hérités du passé nous apprendraient —
que je ne peux assurer ma prise sur lui autrement qu'en le recon- sans contestation aucune — quels íurent chronologiquement ees
naissant comme u n caillou. Et, si une autre prise était possible, lieux fondateurs.
moins labile plus prégnante, alors ce ne serait pas u n caillou. Seulement, en fait, cette méme histoire a brouillé les che-
II en est de méme de nos descriptions : tiennent-elles ou non mins, multiplié les axes directeurs ; elle n'aurait pu conserver
sous notre regard ? Cela veut diré : « assurent-elles du dedans la premiére assise que si elle était demeurée dans le cadre d'une
leur propre unité ? » •— et cette premiére question renvoie immé- rivilisation traditionnelle, á l'abri des invasions étrangéres et des
diatement á une autre question : « puis-je mieux assurer, au nom révolutions industrielles. Le Temple, si la foi était demeurée vive
d'une autre description réelle, la singularité du Café ou du Pri- el si les pélerins continuaient á parvenir aux lieux sacres, aprés
sunic ? » Des raisons théoriques ne suffisent pas á ébranler la de longs périples. La Forteresse, si la féodalité n'avait pas laissé
validité d'une description mais plutót une autre saisie réelle en la place á des inonarchies centralisatrices et si l'introduction
a le droit et le pouvoir. Le vrai et le faux, ou plutót le valide et d'une artillerie lourde n'avait pas rendu frágiles les reraparts. Le
le non-valide, ne se décident pas au nom de critéres généraux Marché, si les homines de la ville et des campagnes environnantes
mais en fonction d'une saisie, d'un remplissement qui s'effectue avaient persiste á échanger immédiatement, joyeusement, leur
ou non a propos de la description que l'on lit. monnuie et leurs marchandises. Par une ingratitude bien néces-
Nous allons, pour en ternuner avec ce point de méthode, nous saire, les villes ont renié leur acte de naissance et se lisent
demander s'il n'aurait pas été possible de proceder d'une facón souvent selon les schéinas issus des fonctions économiques pre-
tout á fait différente. Le recours á l'histoire ne nous aurait-il pas sentes et d'une histoire sociale « projetée sur le sol ». Nous
mieux aidé a découvrir les lieux privilegies d'une ville : seraient n'avons plus sous les yeux le chemin de ronde des soldats ou
tenus pour essentiels les lieux qui ont donné naissance á la ville. la marche épuisée des pélerins ou l'arrivce maünale des marai-
Nous essayerons de plaider cette proposition avec la plus grande chers. Les cainions, les véhicules prives ou publics tracent,
forcé. Elle ne nous apparait pas sans valeur mais, selon nous, chaqué jour, les chemins incontestables d'une cité et. bien fou,
pour avoir une valeur imaginaire ou existentielle, elle suppose bien proche de l'absurde serait celui qui voudrait s'opposer á
un recours á une tradition vivante : en quoi elle ne se distingue ce lie lecture ou parfois simplement, par ses pas, aller a conlre
plus tellement de notre approche. Ensuite, nous dirons qu'elle courant de ees flux qui composent chaqué jour, le visage d'une
vise d'autres lieux que ceux qui, par principe, font l'objet de cette ville.
étude. Est-ce a diré qu'il faille abandonner a l'oubli les lieux-fon-
Qu'attendre d'un recours á l'histoire ? daleurs. Non point, mais en leur donnant la vérité imaginaire
D'abord, il donnerait a notre étude plus de souplcsse ; nous <|iii est la leur. En effet, sur un plan imaginaire, une ville qui
respecterions davantage la diversité des civilisations ou simple- va tout á fait á contre-sens de son engendrement, est-elle encoré
ment des circonstances historiques. II existe, pour employer le une ville oü l'on puisse s'orienter, s'enrichir, mieux vivre et
langage des géographes, des civilisations agricoles, semi-agricoles mieux respirer ? A-t-elle encoré cette unité sans laquelle une ville
ne peut plus étre considérée comme une quasi-personne, deve-
industrielles, de type colonial, de régime capitaliste ou socialiste. nanl alors machine á dormir ou á survivre ? Le role d'un réveur
On comprend que, dans les unes, le marché ait joué u n role des villes, homme actif par excellence, n'est-il pas de rendre la
fondamental et qu'á une autre époque, l'hótel de ville ait été le ville á son principe ? : non point par simple érudition ou encoré
foyer d'une vie politique active. La place publique n'a pas de par une sotte condamnation du présent mais pour que la ville
sens lorsque le cháteau ou la cour confisquent les grandes déci- ail un sens, pour qu'elle advienne á elle-méme selon son propre
sions collectives. La mer, le fleuve, les montagnes, la présence principe de croissance. Le réveur n'est pas seul. Les promeneurs
du désert, l'absence ou la multiplicité des activités commerciales nocturnes, les manifestants, les petites gens retrouvent — et c'est
modiflent l'allure des villes et done de ees lieux-pilotes... Nous ne la le miraele d'une ville authentique — ees chemins que personne
retiendrons pas cet argument qui vaudrait dans le cadre d'une ne leur a enseignés. VHistoire, á ce niveau, n'est plus celle qu'un
étude ambitieuse du fait urbain mondial. Tel a pu étre l'objet de homme averti peut reconstituer avec de la patience et de l'indul-
certains travaux de géographie. Nous cherchons plus modeste- (/ciice, elle apparaít comme une tradition reprise et it nouveau
ment a étudier la « poésie » d'une ville qui a existe en France assiimée, celle-lá méme que notre travail suppose.
aux alentours des années 30.
Méme si nous restreignons, de cette facón, notre étude, nous Ainsi Michel Butor dans Le Génie du Lieu recherche le prin-
pouvons encoré attendre un second bénéfíce de l'histoire : nous cipe ordonnateur de Delphes ou de Cordoue. On réintroduit,
en retirerions une garantie d'objectivité. Car les critéres que nous d'une certaine facón, l'idee de norme, mais le biologiste ne l'a-
l-il pas fait depuis longtemps et certains sociologues ne pensent-
avons énoncés supposent une expérience de la part du déchif- ils pas que la norme est immanente au corps social ? La poésie
freur et du lecteur. Par exemple, si nous disons que « le lieu
urbain est celui qui nous modifie », qui dirá qu'un lieu nous a
I
I ir KEPÉRES i;i I'AIITI PRIS DÉTERMINATION DES CRITÉRES 41
i \iiii- se confond alors avec sa venue progressive á l'étrc. que nous atteignons sont déjá des résidus, des conséquences,
„.iiliinciit il ne faut pas entendre cette venue sous le signe ¡tarfois des déchets de la ville — et non point des lieux seigneu-
i-\clusif de la naturalilé, encoré qu'il soit plaisant de concevoir rialement générateurs. En revanche, ce passé proche (des années
la croissance végélale d'une ville. Les lieux (le décor, la géogra- .'{() ou 40) est davantage coextensif au présent que nous vivons.
phie, le site) onl pu déterminer la ville á croitre selon une eertaine II est encoré lá sous forme d'actualités, de palissades, de films,
voussure. Les Dieux ou le Génie révolutionnaire des hommes ont de trottoirs, de coins de rúes, a portee de notre regard et de
pu aussi bien la solliciter en lui conférant une eertaine vocation, notre langage... Qu'on ne considere pas trop notre visión de la
en lui demandant d'égaler ce qu'ils considéraient comnie l'hon- ville, sous un angle misérabiliste, comme si nous avions préféré
neur ou comme la beauté du monde. él re brocanteurs, chiffonniers, plutót qu'hérauts et poetes. Si nous
Ville-Forteresse, Ville-Marché, Ville-Pont, Ville-Sanctuaire, bu lons sur une ville déjá lá et non point naissante, si les lieux
la valeur de ees expressions nous parait tres forte imaginaire- cpie nous considérons comme les plus urbains, comportent leur
ment. Lorsque l'origine d'une ville se manifesté dans le nom part de misére, de fatigue, de ressassement comme la gare ou le
qu'elle porte, lorsqu'il suffit de la prononcer, pour en connaitre bislrot, c'est en fonction du point d'accommodation que nous
la naissance, les mots retrouvent leur pouvoir oraculaire. II n'y uvons choisi. Nous avons cru que notre saisie la meilleure por-
a pas d'un cóté un langage auquel on a retiré sa confiance et leraít sur cette époque oü la ville était déjá passée á l'état
de l'autre des lieux oü l'on se pose sans conviction. Nous nous d'images mais oú elle était encoré trop présente pour étre deve-
souvenons alors de ce que l'acte d'habiter signifie. Les villes sont nue un savoir. C'était nécessairement une ville déjá essoufflée,
venues se loger dans les mots qui leur étaient destines, el cet malmenée, détériorée — non pas la ville de 1'Agora ou des palais
entrelaceinent annonce, a la perfection, ce qu'est un véritable de la Renaissance mais celle oü, comme nous l'avons dit, l'homme
n'y succombait pas tout á fait á 1'inhumain. Quoi qu'il en soit,
habitat. Lorsqu'une ville devient forteresse, marché, sanctuaire, c'est bien la portee de la visee qui a determiné le choix des lieux
lorsqu'elle se voue tout entiére á une fonction — la fonction el par lá, le choix des critéres qui leur sont lies.
devient office, service divin. La ville se pro file, sur le fond inhu-
ma in des forteresses qui, á forcé d'étre remparées, cessent de Lorsqu'on aura remarqué l'ambiguité de l'approche histo-
servir á la guerre ou encoré sur le fond glorieux des temples qui, ri(|iie on apercevra mieux la diversité des réveries possibles —
par la multiplicité de lenrs parvis et par la richesse de leur ce qui constitue l'un des buts de ce travail. En effet, quand on
enco.ns, cessent de célébrer des Dieux cruels, ou encoré sur le, evoque la Ville-marché ou la Ville-sanctuaire ou la Ville-pont,
fond luxuriant des marches qui rappellent piulót Voasis, le verger on peut penser á la maniere dont le marché, le gué, le pont ont
que la spéculation ou la fann. La ville se donne les figures du engendré la croissance de la ville, et le géographe ou l'hislorien
Guerrier, du Prétre, du Marchand, figures trop hiératiques pour seront sensibles á ce processus de croissance. Mais un réveur de
nuire á l'homme. villes sera tenté de l'ignorer. Car la Ville-citadelle ou la Ville-
Les lieux générateurs méritent done, par leurs richesses, et sancluaire, si l'on veut sauvegarder leur charge imaginaire qui
par leurs caracteres principiéis, d'étre consideres comme des esl lies forle, contrarient et, á la limite, nient cette croissance qui
lieux urbains privilegies. Mais cette constatation ne nous indique esl aussi une degradation. Pour mériter des noms aussi presti-
pas comment il nous est possible de retrouver leur essence. Un gien x — évocateurs des caravaniers qui y aboutissent ou des
réveur de villes peut-il retracer la croissance d'une ville á partir Kcns d'armes qui veillent sur ses remparts, il faut que ees villes
de l'un de ees lieux, tout comme le mathématicien engendre le lolcrent a peine, comme une licence dangereuse, tout ce qui ne
cercle á partir de la demi-droite qui balaye un inéme plan ;'i releve pas de la priére ou encoré de la guerre ou encoré de
partir d'un point ñxe situé en ce plan ? Un géographe le pourra l'échange. Done elles s'immobilisent pour étre aussi sages et
á l'aide d'une analyse historique. Un poete qui s'arroge tous les anssi belles que des images — et aussi, pour s'opposer á un
droits jusqu'á devenir chaise, soleil ou Dieu, lui aussi, peut des- engendrement qui aboutit toujours á une négation de l'unité et
cendre le cours du temps qui fait étre, année par année, une de la simplicité premiére. Agrandies, elles déposent leur bel
ville — le topologue urbain qui assume sa situafion spatio-tem- clendard, couleur de leur Prince ou de leur Saint, elles cessent
porelle, doit s'astreindre á remonter ce inéme cours du temps, a de mettre en branle l'imaginaire. Elles deviennent des villes
viser á travers ce qui lui est proposé dans sa perception pré- (•(niiine les autres.
sente ce que furent ees lieux générateurs. Malgré les brouillages
de l'histoire, malgré les idéologies ou les sédimentations éga-
rantes, il lui est possible de viser assez loin et assez juste.
Cependant il ne dépassera jamáis ce présent a partir duquel il
recueille et il réassunie un héritage précieux, lequel lui perniet
d'atteindre une parcelle d'étre au lieu de déduire intelligemment
des concepts. Et nous retrouvons la l'idée d'une tradition vivante
qui inspire, par bien des cotes, notre travail.
Seulement nous avons préféré pour notre part le passé
proche au passé lointain. Nous y perdons en dignité. Les Lieux
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DESACRALISATION 43
adoptons en ce moment nous enjoint de négliger cet élément, de son propre corps ! Mais nous savons que d'étranges refoule-
Nous dirons seulement que les étres humains font partie du ments se produisent aussi, en ce domaine et qu'ils plongent dans
paysage urbain, qu'ils luí donnent une touche sensible singu- l'oubli des secteurs de notre organisme.
fiére. Tout promeneur se trouve, dans une ville comme París, en N'aurait-il pas dü étre sollicité, dans la rué, par d'autres
/'présence d'une flore et d'une faune étonnante. II a le sentiment parcours qui l'auraient mené, de pas en pas, dans u n pays pari-
de voyager parce qu'il se heurte á des accents, á des ports de sién qu'il ne connaissait pas. Ce visage, cette allure, cet accent
tete, a des enjambées qui ne se ressemblent qu'au regard d'un imperceptiblement différent auraient dü l'entrainer, hors des
observateur distrait. Pensons á cette remarque de Louis Cheval- chemins attendus. Paris compte u n certain nombre de journées
lier : á la fin du siécle dernier, les grands consultants des hópi- et de nuits folies, au cours desquelles l'individu se sent magné-
taux parisiens se vantaient de pouvoir situer l'origine de ceux tiquement attiré par le trajet des autres. La féte parisienne com-
qui venaient les consulter ; le Marais ou Belleville ou les Halles... porte bien des traits qui caractérisent les autres fétes mais elle
Chacun de ees quartiers devait done produire des individuantes présente aussi ce trait particulier : le parcours que l'on avait
physiques distinctes et aussi des maladies différentes dues en prévu, perd de son évidence, de son autorité. Certes la méme
grande partie, aux métiers et aux conditions de vie de leurs habi- expérience se produit en d'autres circonstances : il ne nous parait
tants. Les romanciers comme Balzac et les enquéteurs se rejoi- plus nécessaire d'aller chez cet ami ou a cette reunión mais ce
gnent sur ce point. Balzac, en des pages célebres, evoque les désengagement provoque alors le vertige ou une aimable flánerie.
concierges parisiens qui, de Montmartre á la Chaussée d'Antin, Au moment de la féte, nous nous intéressons prodigieusement a
n'ont pas la méme attitude et ne se tiennent pas au méme point d'autres parcours, au point de nous soumettre a leurs rythmes,
de leur loge. On ne tue point, on ne divorce point pour les mémes á leurs coordonnées, a leurs centres de référence. Ce n'est plus la
raisons, on ne parle pas le méme langage aux Halles et á Mont- nuit confuse d'un monde en féte revenu au chaos originel, mais
martre, au Quartier Latin et au Quartier Saint-Marcel. La popu- une constellation de traces et de trajets qui lacérent lumineuse-
lation du Marais et du Temple se composait, pour une part d'in- ment, splendidement un espace urbain crépitant de possibles.
dividus rabougris, tailleurs ou petits artisans qui travaillaient Lá encoré, lorsqu'une ville fait coexister des régions aussi
au fond de leur boutique, tandis que « la race des Halles » exci- diverses et aussi rapprochées, certains trajets possédent une
tait l'admiration des visiteurs et des visiteuses. nécessité incontestable, car ils donnent quelque chose á voir, ü s
Nous n'entendions pas entreprendre, aprés Louis Chevallier, laissent le sentiment d'avoir exploré et découvert un territoire.
une étude sur « Les Parisiens ». Nous voulions seulement mon- Seulement, un fláneur plus adroit et plus experimenté saura
trer que, malgré les apparences, un trajet purement géographique ménager des transitions ou des contrastes.
avait plus de raisons d'étre dans une ville comme Paris que
dans la « nature ». Le voyageur parisién — car c'est bien un
voyageur —. n'a pas le sentiment de se trouver place dans un
espace neutre, homogéne qui ne le solliciterait en aucune Nos trajets ne nous méneront pas de la porte Saint-Denis á
maniere. II est plongé dans un milieu sauvage, touffu, mouvant I'Opera car une description intelligente d'un géographe urbain
qui fait appel a tous ses sens, y compris l'odorat. Aprés ou un montage cinématographique y pourvoiraient avec plus de
chacune de ses expédiüons, il lui faut reprendre pied car il justesse et de science. Notre travail devait consister en un préa-
s'est confronté a d'autres mceurs, a une autre physiologie, iable méthodologique : montrer, comme nous venons de le faire
á des évidences et á des certitudes qui ne sont pas les siennes. que la variété des pays parisiens rend possible une deambula-
On comprend que des hommes se soient livrés, pendant ron. Cependant n'est-il pas nécessaire de nous attacher á des
toute une existence, á la découverte de leur ville, comme d'au- lieux précis si nous voulons restituer la richesse et la variété
tres ne se sont pas lassés d'explorer la terre, ou les tribus en voie d'une ville ? Toute autre approche semble nous condamner á
de disparition ou encoré ont longuement cherché á pénétrer plus évoquer un milieu bien vague, indéterminé, une mauvaise idee
avant dans l'histoire de l'Art. On se demande plutót par quelle de paysage. Le promeneur authentique, le géographe, le critique
indifférence á la condition humaine, á la suite de quel prodigieux lilleraire ne voudront, dans un premier mouvement, recon-
refoulement certains hommes ont pu ignorer la vie des artisans naitre que des chemins determines. Nous soutiendrons, pour
du temple, des petits bourgeois de Montmartre, de la faune trapue uolre part, qu'il existe des itinéraires que la présence du fleuve
des Halles, des ouvriers d'Aubervilliers... eh quoi, ne faut-il ou de la gare ou de la pluie ou de la répression policiere spé-
pas choisir « ses centres d'intérét », et, á ce compte, n'est-on pas cilie. Ce projet suppose que l'on puisse parler des lieux, en
aussi coupable quand on est Francais de ne pas visiter la Bre- leur généralité. Comment concilier l'universel et le sensible, le
tagne ou l'Alsace ! II nous semble que nous sommes en présence lIJpique et le singulier ?
d'une áutre situation : le Parisién qui vivait en cette époque, II nous faut, pour fonder notre entreprise, distinguer Va
co-existait charnellement avec les autres Parisiens qui prolon- ¡triori et l'idée généralisante. Cette derniére s'obtient par une
geaient, en quelque sorte, son étre. II n'aurait pas dü distinguer icmontée inductive. Oublieuse de certains caracteres qu'elle
trop nettement son domicile, son immeuble, sa rué, son quartier uéglige, elle ne retient que quelques caracteres généraux. Indis-
et tous les autres quartiers. Auíant ne s'intéresser qu'á une partie pensable dans le domaine de l'action, elle abandonne, incontes-
68 R E P É R E S ET PARTÍ PRIS
POUSSÉES URBAINES 69
tablement le niveau du sensible, le terrain du percu ou du poé-
tique. L'a priori comme le faisait remarquer M. Dufrenne, méme qu'une ville authentique se doit de posséder un fleuve. Ils mul-
quand il posséde une signiñcation universelle, peut continuer a tiplient en leur esprit, les jardins, la vie végétale et ils y ajou-
nous parler sensiblement et alors il conserve la chair et la pulpe tent le mouvement du fleuve — non point pour nier la ville mais
du monde. On evoque le Printemps, l'Enfance, la Mort et l'on pour lui permettre de respirer, pour trouver un bel equilibre
n'évolue pas, pour autant, dans un univers d'abstractions. Cha- entre la dureté des solides et la fluidité de la séve, de l'eau. Ils
cun de nous entend le renouveau, l'allégresse du Printemps, sans ne se contentent pas des jets d'eau dont la courbe, á l'évidence, a
songer nécessairement a tel ou tel des printemps qu'il a vécus, été déterminée par les calculs de l'homme et dont le eyele ininter-
et méme, s'il a connu, dans son existence, beaucoup de faux prin- rompu ignore les crues, les emportements, les desséchements du
temps, comnient pourrait-il ainsi parler, s'il ne portait pas en fleuve.
lui l'idée d'un vrai printemps ? Dira-t-on que cette dualité de conceptions manifesté que nous
On accordera, bien sur, que la Source, que FArbre, que la projetons, les uns et les autres, nos pulsions ? Sans doute, mais
Montagne nous concernent de la méme facón, n'ayant pas besoin la projection ne s'opére pas sur une matiére neutre et indiffé-
d'étre figures sous la forme d'une source ou d'un arbre particu- rente. Une structure se dégage : elle joue sur l'opposition ville-
lier, pour engendrer en nous des résonances qui se situent a un solide/fleuve-liquide. Ce qui compte, ce sont les rapports qui
certain niveau d'images plutót qu'elles ne se précisent en une s'instituent entre le fleuve et la ville et non entre le fleuve et
image déterminée — mais, en est-il, peut-il en étre de méme nous-mémes. Nous sommes tout de suite en présence d'un élé-
pour les lieux de la ville ? Nous ne pouvons décider pour l'ins- ment qui nous concerne sensiblement, sans qu'il soit besoin de
tant, s'il s'agit d'authentiques a priori. Cependant la gare, le parler de la Seine ou de la Loire. La nécessité se reporte sur
marché, le grand magasin ont assez de vie en eux-mémes, pour l'opposition fleuve/ville et une fois que nous avons choisi une
ne pas supporter n'importe quelle qualification et méme pour direction nous nous engageons dans une réverie qui nous ménera
nous permettre de juger, sans indulgence, des gares ou des mar- dans une voie déterminée. Ainsi celui qui accepte le Fleuve, le
ches ou des grands magasins réels : la encoré, et ceci ne trompe concoit comme un creux dans la ville. Le Fleuve rompt l'homo-
pas, une sorte d'a priori permet de reconnaitre l'expérience beau- généité et la platitude de l'espace urbain. II semble que le fleuve
coup plus qu'il ne découle passivement de cette méme expérience. y ait creusé son lit et qu'il soit possible aux hommes á la derive,
La familiarité, l'aisance, le contentement jouent le méme role aux hommes marginaux de creuser á leur tour une cache, en ce
que le sentiment de clarté,et de distinction dans le domaine des milieu qui, par nature, parait refuser la moindre égratignure.
certitudes intellectuelles. L'étre poursuivi et sans espoir, á forcé de marcher, pressent le
moment oü il dévalera en direction du fleuve, et le dernier
A ture d'exemple et de vérification de cette hypoihése, nous attentat á la liberté d'une civilisation inhumaine consiste a
allons tenter de parler du fleuve dans son indétermination appa- cimenter les berges d'un fleuve : un terrain friable, humide, un
rente. Nous ne mettrons pas l'accent sur ses pouvoirs imaginaires terrain de moindre résistance s'évanouit et, en méme temps, tout
les plus poétiques mais plutót sur son role fopologique. II existe espoir disparait d'entamer une ville aussi dure (nous devrions
bien des fleuves mais nous croyons pouvoir distinguer les incita- atténuer cette opposition de l'eau et de la pierre qui n'était pas
tions d'un fleuve dans une ville et á travers la campagne. Nous aussi vive dans les villes d'autrefois. La pierre s'amollissait par
espérons mettre en évidence certaines sollicitalions du fleuve l'effet du temps, de l'humidité, et alors, les hommes pouvaient
urbain : se diriger vers le fleuve, au coeur ou en amont ou en y inseriré leurs exploits amoureux, leurs peines, leurs rendez-
aval de la ville, demeurer sur les berges ou sur le pont, voilá, vous).
selon nous, des attitudes qui engagent des trajets différents. Nous
voudrions done montrer que le fleuve, par son existence, suffit á C'est le dernier acte d'une lutte redoutable mais frater-
ordonner la ville et les pas des promeneurs, qu'il donne á voir, nelle. 11 fut un temps oü les hommes redoutaient la crue du
d'une certaine facón, bien des aspeets de la ville. On voit done lleuve et oü l'inonáation comptait parmi les fléaux qui les
á quel niveau nous nous situerons : non pas le fleuve, en son menacaient essentiellement. Seulement au delá de la peur et
essence mgstérieuse, raconté, supplié par toutes sortes de litur- des dangers réels, au delá de la curiosité intense (pour le zouave
gies mais plutót Vespace qu'il tena á instituer par ses appels, ses du pont de l'Alma, par exemple), il faut percevoir les bienfaits
refus, ses oppositions. de cette lutte sur un plan imaginaire : contre cet étre vivant, la
L'existence d'un fleuve dans une ville n'est certes pas indif- ville redécouvrait qu'elle était, elle-méme, une vie. En le con-
férente. On pourrait, en ce sens, instituer une sorte de test du tcnant, elle prenait conscience de sa volonté de survivre. II
fleuve urbain. On distinguerait ceux qui en souhaitent l'existence existait encoré d'autres échanges. La ville se redoublait dans le
et ceux qui la refusent. Les seconds révent d'une ville de pierres fleuve, elle y contemplait son image. Comment une ville peut-
et ils aedeptent, á contrecceur, cet élément de detente, de mié- cl le prendre conscience d'elle-méme, se « réfléchir » ? Par son
vrerie, ajouteraient-ils. La ville, oeuvre de l'homme, devrait savoir noin ? Par l'éminente dignité de l'un de ses dirigeants qui sym-
ne pas se detendré en cette masse liquide. Alors, dans leur ima- holise ses vertus ? Mais aussi, d'une facón plus immediate et
ginalion, ils la durcissent, ils la gélent, ils la pétrifient. Leur plus sensible, par le miroir que lui tend son fleuve.
fleuve s'arréte de couler. Les premiers, au contraire, prétendent En outre, le fleuve lavait la ville de ses saletés, de ses
déchets, de ses suppurations. La encoré apparait un caractére
REPÉRES ET PARTÍ PRIS POUSSÉES URBA1NES 71
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que ne posséde pas le fleuve de la « nature », lequel traverse rissante, une mort entre deux eaux, avant d'étre recueilli par
l'innocence des prairies et le silence des foréts. Croira-t-on que un homme qui n'espérait pas cette peche. Par une sorte de
nous sommes en présence d'une fonction matérielle de décras- logique interne, tout ce qui touche au fleuve va prendre une
sage ! L'image va au-delá de cette idee instrumentaliste. C'est allure douteuse. Les pompiers ne se costument plus pour l'amu-
que la ville, par vocation, corrompí, ternit, s'empoisonne : dans sement des enfants, ils tentent parfois de réanimer le noyé qui
une conception pessimiste parce qu'elle constitue un corps mal- vomit un peu d'eau sale comme il a vomi son existence. Un
sain qui souille et qui se souille ; dans la meilleure des hypo- groupe de badauds s'assemble et, parmi eux, un enfant, une
théses parce que, dans son effort pour ceuvrer, elle décompose sorte d'orphelin auquel on ne fait pas attention, dans le regard
les énergies et forge des résidus. Le fleuve, qui représente dans duquel on pourrait lire, si l'on s'intéressait aux orphelins, la
la « nature » la stabilité, le cours inevitable des choses, parfois promesse d'un acte fatal — et encoré, parmi ees familiers du
la solitude orgueilleuse, se laisse prendre, en ville, dans une faubourg, un inconnu qui part, une fois la mort constatée,
liaison dialectique. II assume le role difficile du négatif. II rege- comme s'il avait pour mission de rendre compte au destín de
nere la ville. II lui legue la pureté de la nature et il endosse les ce que le desesperé avait projeté.
méfaits de la culture pour que celle-ci puisse continuer a inven- La pólice fluviale — et nous nous enfoncons, de plus en
ter. Réverie individuelle ? Métaphore organiciste ? II s'est trouvé plus, dans une réverie typiquement urbaine '— parait moins
que beaucoup de rites de malédiction ou de préservation trou- anodine que le corps de pólice urbain. On la soupconne d'étre
vaient leur achévement dans les fleuves — par exemple, par (lill'érente, paralléle, a cause des vedettes qu'elle emprunte, á
des figurines, par des petites statuettes que 1 on jetait en eux. cause de ses roles mal definís ou tout simplement parce qu'elle
II s'est trouvé aussi que des lieux sacres — cathédrales ou est « fluviale ». Quels sont ees marins qui séjournent en ce point
territoires livrés á la prostitution — ont parfois surgi sur leurs <lu fleuve ! Comme leur condition est mal définie ! Les marins
rives, comme si, par ailleurs, l'humidité autant que le fleuve, sont, déjá, des étres terrestres qui vivent a la surface de l'eau.
favorisait leur éclat ou, comme si persistait, d'une facón I.es marins d'eau douce retardent toujours le moment de pren-
inconsciente, le théme d'une purification par l'eau. dre le départ, ils feignent de mépriser la raer et en fait ils
souffrent de ne pas aller au bout de leur vocation.. Toute la vie
Le fleuve apparait comme ce qui divise et ce qui unit á la ilu fleuve/canal laisse une impression « in-définissable ». Ce
fois les territoires d'une ville. Sans son existence, une cité se sont les á-cótés clandestins de la ville, ses tiroirs secrets : péni-
donnerait comme une masse un peu confuse. Gráce á lui, les ches en forme de baraques pour romanichels avec leur linge
axes directeurs se manifestent avec plus de ciarte ; il est plus clalé, hangars faits pour contenir une marchandise incontro-
fucile de s'orienter á partir du fleuve et de distribuer mentale- lable... Nous retrouvons la dualitc si riche de la ville et de ses
ment les quartiers d'une ville. II existe une rive gauche et une environs : brousse, campagne, faubourg, cháteaux, banlieue
rive droite et, tres naturellement, chaqué rive tendrá á persé- urbanisée... II ne s'agit pas d'un rapport de simple juxtaposi-
vérer dans son originalité présumée, plus bourgoise ou plus tion. Le « double » caricature et voudrait arracher quelques
bohéme, plus laique ou plus religieuse. Que toutes ees raisons priviléges a ce qui est premier en droit. La ville se défend et il
ne nous masquent pas l'essentiel : la ville cesse d'étre une, faiit en forcer les portes, la ville sort ses griffes et il faut se
stupidement continentale. Nous écrivions plus haut qu'elle inettre hors de ses prises, tout en demeurant capable de la
réfléchissait son image dans l'eau du fleuve. Une nouvélle dua- pénétrer au plus vite. Le fleuve peut constituer l une de ees
lité s'ajoute, elle se divise en deux parts, et elle connait par lui nlates-formes, l'un de ees chemins. Et pourquoi faut-il que
une diversité étonnante. En effet le fleuve ne cesse de cnanger. rimage qui prolonge une ville, soit souvent laide ? Une cité
II ne peut avoir la méme physionomie, tout au long de sa tra- éprouve-t-elle le besoin de localiser son mal, ses désirs inavoua-
versée : noble, décent, correct au milieu de la ville, il prend hlcs, en un point distinct d'elle ou encoré suppure-t-elle jus-
une allure déplaisante quand il passe devant les faubourgs qu'aux lieux qui la bornent ?
industriéis, il s'associe aux charges les plus rebutantes. II ajoute
une note doucátre á la tristesse des quartiers qu'il longe. Avec le pont, nous sommes cette fois au-dessus du fleuve
ilompté et nullement redoutable. Les arches du pont enjambent
Voilá encoré une autre réverie que la collusion du fau- le fleuve et parlent de l'art, de la gloire de l'homme plutót que
bourg et du fleuve fait naitre. On se suicide dans les eaux de «le la beauté de la Nature. Le pont sollicite l'homme d une facón
ce fleuve/canal, fleuve si bien nourri de déchets qu'on s'y englue nouvélle. Les rives du fleuve nous entrainaient vers l'abandon,
en méme lemps qu'on s'y noie. Le fleuve est un attirail aussi la detente, la sinuosité — a l'inverse de l'urgence, de la tensión,
dérisoire pour la mort que le robinet á gaz ou que le couteau ilc la positivité urbaine. L'homme avait enfin le privilége de se
du boucher. Mais qu'on vienne, qu'on désire y mourir, suffit á luger en un creux. Sur le pont nous retrouvons deux éléments
prouver/son importance : on ne meurt pas n'importe ou et n'im- essenliéis qui n'arrivent pas tout a fait a se concilier.
porte comment — et les belles morts solennelles oü l'on a le
temps de prononcer un dernier mot définitif, seront réservées D'une part, le spectacle, une vie urbaine redoublée et comme
á d'autres hommes plus chanceux ou plus conscients de leur un équivalent du boulevard. L'histoire nous apprend que les
eminente dignité. Quand le cadavre remonte á la surface, il fiimclols, les montreurs de prodige, les attrape-nigauas, les
flotte comme un déchet de plus. Une mort sale, une mort pour- .Volcuis el les rieurs abondaient sur les ponts de Paris. Le temps
REPÉRES ET PARTÍ PRIS POUSSÉES URBAINES 75
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zac dote ses héros d'une certaine quantité d'énergie, quasi mys- cher, sentir. Nous étions en présence d'un es pace encoré dife-
tique. L'invisible Idouible le visible. II est beaucoup plus poete rencié sensiblement et socialement dans ses lieux.
de leurs actions qu'observateur de leurs comportements. Nous devons maintenir les deux termes dont nous avons
Nous n'en disconvenons pas et Texemple de Balzac nous usé : sensiblement, car la ville moderne, si elle connait et méme
instruit des conditions requises pour qu'une topologie uribaine aggrave parfois les différences sociales, s'est uniforiinisée. Elle
ne se réduise pas á une étude comparée du standmg des immeu- ménage les transitions, elle cache les disparités, en iimposant
toles. Disons d'abord que le haut et le bas ne devraient pas un minimum de propreté, en préchant aux vitrines, aux établis-
nous lasser par la monotonie de l'opposition qui constitue notre sements de toute sorte, une apparence digne ou frivole. Un
vie sociale. A regarder de prés les ouvrages de Lévi-Strauss on Prisunic n'avait pas honte de s'exposer dans sa nature, c'est-á-
s'apercoit qu'il revient presque toujours á la méme opposition de dire comme un magasin populaire, bruyant, un peu vulgaire. II
la proximité et de la distance : dans les relations humaines (endo- ne se donnait pas, par ses vitrines, des airs de « boutique »
gamie ou exogamie), dans les rapports de l'homme et de la á la mode. Une Garé sentait la respiralion, la sueur, la fatigue.
nature... Ensuite cette opposition ne se réduit pas á une réussite La encoré elle manifestait ce qu'elle était. Et encoré ce terme
ou á un échec purement social. Elle se confond avec le plus de manil'estation pourrait-il préter á confusión, nous laisser
ou le moins lumineux, avec les crétes ou les gouffres, avec le croire á une expression aisée, claire, un peu feinte, a une adé-
sale ou le propre, avec des formes diferentes de liberté et (raation réussie de la forme et du fond. L'irrigation se faisait,
d'asservissement. Elle qualifle la chair douteuse ou lépreuse d'une facón plus sourde ; elle s'apparentait davantage au suin-
ou éclatante de la ville. A cette condition, il est possible d'éla- lement, á la secrétion, a la végétaíion qu'á la puré expression.
borer une poétique des trajectoires de l'espace urbain. Les dio- Socialement. II nous faut maintenir ce second terme qui
ses manifestent et font écran, il faut du temips pour aller d'un distingue l'esipace urbain de tout aulre espace — d'un paysage
point á 1'autre, pour contourner, pour explorer minutieusement naturel qui, lui aussi, a été imodiíié par le travail de rhonime
des lieux qui nous déborldent. inais dont il est possible d'oublier les transloriiiiations, pour
La reside le íantastique social dans lequel on peut voir s'abandonner a la lumiére, aux couleurs, á des gráces qui sem-
une réification, done une source d'aliénation ou encoré (puisque blent un don du ciel. Les lieux urbains sous-entendaient tou-
les deux perspeetives, en premiére analyse, ne s'excluent pas) jours la vie sociale, un puhlic choisi ou cominun, une habitation
une forme du poétique. Dans une ville d'avant-guerre, rien n'était destinée á des hourgeois ou á des grandes l'amilles... et, si on
transparent, tout était jeu d'ombres et de lumiéres. La ville añirme cette thése, qu'en est-il des lieux publics, oü toutes les
constituait le vis-á-vis de l'homme, et, par contrecoup, était classes se mélent ? lis n'échappaient pas, pour autant, a la qua-
ce que l'homme buvait, désirait, aimait, ce qu'il portait, en lification sociale. Les Champs Elysées, méme en période de
creux, dans la priére de sa gorge, dans l'attente de son estomac, « troubles », n'attirent pas les mémes classes que la Bastille ou la
dans la mémoire de ses jambes. Les hornmes ont soif d'amitié, Képu'blique. Les lignes d'aulobus se distinguent encoré par leur
de boissons et ils se dirigent vers le bistrot avec son zinc, son diéntele et, cette fois, nous faisons intervenir les professions
patrón, ses cartes et ses mots uses. Rien ne s'interpose entre leur davantage que les classes : certaines lignes desservent les minis-
pro jet et ce bistrot. Tout leur mouvement tient dans ees pas léres, les bureaux ; on y entretient des relations presque mon-
qui les ménent immédiatement de l'usine au premier avant-poste daines ; les receveurs le savent d'inslinct et ils ne recoivent pas,
de la Liberté, le bistrot. Cet horome sort de prison et, peu á de la méme maniere, le ticket ou Fargent qu'on leur présente.
peu, ses pas le ménent á la féte foraine : il cherche une aven- On se bouscule, en se chahute sur d'autres parcours eí il sem-
ture possible, un bruit qui l'étourdira aprés tant de solitude ble alors que, par une coinmunication étrange, le conducteur
— tout comme la campagnarde (dans le román italien) « placee » méne son véhicule, avec plus de poigne, moins de ménagement,
en ville se rend, par une journée de loisir, a la féte foraine qui n'hésitant pas a freiner ou a démarrer avec plus de brusquerie.
hurle de lumiére, de bruit dans l'obscurité environnante. (üette distinction opérée, les grands lieux publics de passage
Ces descriptions ¡par lesquelles nous cherchons a faire • - les metros, les boulevards — appartiennent au peuple ; ce
entendre notre projet, en déterminent l'esprit et l'objet. Nous sont,,, á juste titre, des lieux populaires qui incornmodent ceux
ne pouvons le situer qu'avant cette derniére guerre. Pour que qui n'adhérent pas au peuple.
la féte foraine soit giclante de lumiére et de bruit, il faut une II se trouve que la qualification sociale augmente la « déni-
ville encoré silencieuse et peu éclairée. Pour que le bistrot velée » que nous évoquions. Un trajet ne donne l'impression
«íénage son accueil amical, sa pénombre, il faut qu'il ne cher- il'un accomplissement que s'il ne demeure pas á la méme alii-
che pas á « tourner á plein régime » et que les horrunes s'y tude sociale. Ainsi du trajet réel ou imaginaire qui va du Meublé
rendent en toute amitié, a pied ou á velo, lorsqu'ils quittent mi Palace ou a l'hotel particulier (tout en préférant conserver
l'usine: Bref, nous devons nous situer en une époque oü existan le palace qui parait plus homogéne au meublé parce qu'il fait
encoré pleinement la dénivellation des lieux. II était des bals, des partie, lui aussi, des lieux collectifs). En pareil cas, ce sont les
iiK'iiblés, des cafés, des rúes plus ou moins éclairées, plus ou cliutes ou les montees sociales qui précedent et font étre de
moins populaires. L'opulence, la dégradation, le faux-semblant tris lieux. Le meublé : y tombent de nouveaux arrivants mise-
étaient immédiatement perceptibles á qui savait regarder, tou- rables, des familles qui n'ont pas droit d'accés á la ville (si
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REPÉRES ET PARTÍ PRIS
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on suppose qu'un surcroit de connaissances abolirait les Caux
elles étaient plus « anciennes », elles pourraient, méme de condi- mystéres — une pratique : une cité qui maitriserait les lois du
tion ¡modeste, occuper un appartement qui ne serait pas plus marché et oü les classes ne chercheraient plus a se proteger
onéreux), des nomines traques, des hanmmes déchus. Un piége, d'un voile obscur, serait plus transparente. Certes la mystification
Ton croit y passer provisoirement et Ton s'y englue et certains sociale allonge les ombres, défigure les perspectives, augmente
s'y suiciident. L'hotel meublé ne prend ses dimensions que si on les lumiéres mais, le monde, méme le monde social, perdrait-il
le considere comme un faux refíige, une impasse sociale, un toute opacité, une fois délivré du fétichisme ? Ce serait retomber
ghetto social. Alors on comprend que les serrures, les cloisons, dans l'erreur intellectualiste, s'imaginer qu'il sufflt de penser
les marches de l'escalier, la servante y soient déglinguées, tru- correctement les phénoménes, pour leur enlever leur poids d'étre.
quées, dé traquees. Sans cette dimensión sociale il cesse d'étre Une action, méme et surtout créatrice, ne s'élucide pas totale-
un lien t'antastique pour étre, tres prosaiquement, une machine ment. Elle cree du nouveau, elle ouvre une expérience á laquelle
á dormir mal et cher. De la méme facón, le palace ne prend nous participons mais qui nous entraine en méme temps que <?
sa carrure (il domine la ville) qu'e.n référence a la diéntele inter- nous la dirigeons. C'est pourquoi le poétique urbain n'est pas lié,
naiionale qui y reside et qui entend jouir des bénéfices de Yexter- au premier chef, a un enténébrement des relations sociales ;
ritorialité. II se suffil á lui-iméime, il échaippe aux servitudes de plutót il naít du fait que chacun de nos mouvements, de nos
la ville : a Cannes, il comiiiiunique avec París, Londres, Vienne, désirs, de nos emportements épaissit le monde en le rendant plus
New York et non avec le quartier du Suquet. L'univers ainsi réel, du fait qu'une ville oppose á l'homme le plus perspicace la
convoqué assure au palace sa grandeur un peu fabuleuse — nous masse des pierres, la chair de nos corps, l'étrangeté massive de
pouvons alors imaginer un trajet extreme qui méne un honrme nos pensées. Voilá la matiére qui s'ofl're á un « réveur des villes »
«lu palace au meuhlé : ruiné ¡par des spéctilations contestables, —. matiére que ni les urbanistes ni les psycho-sociologues ne lui
il se refugie dans un meublé et il y ineurt. C'est, dit-on, l'his-
tjisputeront, car ils ne sauraient qu'en Caire.
loire de Stavisky. Le. poétique urbain reside en ci'.t espace oü la part des hom-
La « dénivelée » n'est pas toujours aussi nette. A nous de mes et celle des lieux ne peuvent étre distinguées, en cette durée,
découvrir des différences moins perceptibles, á nous de. montrer oü nous nous accomplissons, en réactivant le parcours d'autres
que les quartiers, les rúes, les lieux ne se maintiennent jamáis étres. Sans accepter l'ordre social qui régne dans nos villes, nous
exactement au méme nive.au — que, par exemple, á l'intérieur admirons que la société s'y soit matérialisée et nous demandons
d'un Prisunic tous les rayons ne jouissent pas du méme prestige qu'on veuille bien s'en étonner : les tics, les enthousiasmes, les
et que nous opérons un véritable voyage, en nous rendant du défailes, les contradictions, les coups d'éclat des classes sociales
stand de l'alimentation au rayón des jouets. Ou encoré, si nous ne sont pas de purs récits presque légendaires ou encoré des
nous donnions le droit de Caire appel a une illuslration concrete, hypothéses hautement probables, au regard des Índices que nous
nous penserions á u n garcon des faubourgs qui, sur sa molo, se possédons. Ils ont humanisé, brisé, tourmenté, élargi, aliongé la
rend aux Halles pour travailler : la Coree, la virilité des Halles Corme des villes et il appartient á certains hommes d'en suivre
n'est pas la méme que celle de Choisy-le-Roi. Pour einprunter les rides, les lignes, les vagues, parCois les cicatrices.
un exemple á la littérature, nous invoquerons la visite de la triste En fin de compte, les trajets urbains comme les lieux urbains
Banlieue par « une grande dame ». Nous retrouvons, sous une nous Cont passer d'une phénoménologie á une poétique de. Y espace
forme typifiée, ce parcours dans un certain nombre de romans urbain selon un mouvement que nous étudierons mieux dans
et, en particulier, dans les « nomines de bonne volonté ». La nos conclusions. Les lieux privilegies d'une ville ne se contentent
Cemme, d'un milieu tres aisé, veut arréter le cours d'une nais- pas de s'exposer sagement á une serie de variations qui nous
sance illégitime. La voilá, dans des conditions pénibles, con- livreraient leurs proíils. II vient un moment oü ils cherchent á
Crontée á la misére des eni'ants, á la sálete des murs, á l'inter- étre plus qu'ils ne sont et le phénoménologue se doit d'exploiter
vention redoutée d'une personne dont elle espere les offices. Le loutes leurs virtualités, de les laisser déborder leurs propres
bas, le douteux, le répugnant, le douloureux redoublent la limites pour accomplir leurs essences. II prétend assister a leur
misére sociale. La clandestinité de l'avortement ne peut se pro- renaissance. Que serait un Bistrot ou une Rué ou un Prisunic
duire que dans certains lieux déshérités et méprisés. contenus, au plus juste, dans leur étre ! Par cette réduction nous
en reviendrions á une approche psycho-sociologique qui serait
/ ** * infidéle á notre intention phénoménologique. La méme situation
se présente en ce qui concerne les trajets urbains : bien les
Seulement vaut-il la peine d'étudier ees poussées urbaines ? décrire, c'est les décrire au mieux. En déterminer les sillons, c'est
11 est vrai que certains lieux et certains trajets semblent étre en aider á leur déploiement et non les contenir en decá de leurs
soi attirahts, ou déplaisants ou porteurs de t'antastique mais traces. Ce n'est pas en repérer le cheminement á l'intérieur de.
n'est-ce pas la, de toute évidence, la fascination de la marchan- la ville mais étudier comment la ville devient en méme temps
dise. une projection hypocrite du social sur le terrain, l'ceuvre qu'ils s'effectuent. C'est pourquoi nous ferons souvent appel a
humaine arrachée á son créateur et menant une vie indépen- Pélranger, á l'inconnu, a la lecture en creux de l'homme tour-
danlc '! Une critique et surtout une pratique sociale dissoudraient menté par le besoin ou par le désir.
ees faux presüges et cette indépendance illusoire. Une critique :
78 R E P É R E S ET PARTÍ PRIS
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/
Une Rupture.
D'abord Varrivée par la gare représentait bien une rupture.
Nous ne pensons pas seulement au passage devant le contróleur
82 DU CÓTÉ DES TRAJETS LA GARE ,S;j
de la sortie qui avait son importance : on pouvait avoir perdu ce prodige : faire contrepoids á la ville et ainsi en mieux faire
son billet, ce qui entrainait de sérieuses diflicultés — et le billet, ressortir l'immensité. Ils pénétraient dans la gare, avec tellement
délivré par la Compagnie des chemins de fer, était bien autre d'autorité sombre, qu'ils semblaient, pour une fois, faire reculer
chose qu'un signe abstrait : II avait l'autorité des documents la ville, la contraindre a se raidir pour avoir bonne contenance.
oñlciels, il signifiait d'une facón magique u n pouvoir d'accom-
plir un certain nombre de kilométres : une invitation au voyage. Le voyageur sans visage.
Dans sa raideur, dans sa couleur, dans son odeur méme, il n'était
pas sans rapport avec le monde des locomotives, des wagons, •» C'était enfin une arrivée qui pouvait étre anonyme. Nous
des boggies. entendons bien que la plupart des voyageurs étaient attendus par
Nous songions cependant a une autre rupture plus sérieuse : des amis ou par des parents mais nous voulons diré que l'arri-
dans ees trains lents et populaires, oü l'on mangeait gras, oü l'on vant se sentait un voyageur parmi les autres. II assumait cette
respirait, transpirait, toussait, conversait sans aucune gene, des qualité en descendant du train avec tous les autres hommes qui
amitiés s'ébauchaient, des relations cordiales s'établissaient. étaient des voyageurs, cernes, concernes par toute cette foule
Durant une nuit longue, on avait parfois dit ce que l'on taisait inconnue qui l'assaillait. Quant a l'homme que personne n'ac-
á des étres plus proches. Le compartiment, le wagón, la loco- compagnait, il jouissait d'une solitude dont il bénéficierait pen-
motive qui se détachait dans la campagne, cet emboitement dant son exploration de la ville. Ses pas, son visage, ses mains
étonnant de cellules distinctes, avait soudé les voyageurs, les uns seront, dans la ville ceux d'un voyageur et non point ceux d'un
aux autres. Puis á mesure que le « convoi » approchait de sa homme qui se proméne tout simplement. Tant qu'il continuera
destination, ils prenaient leurs distances — avec une certaine á parcourir la ville avec sa petite valise a la main, il demeurera
gene. Quelque chose allait se défaire, et a l'allégresse de l'arrivée le voyageur disponible pour qui tout est possible. Le drame c'est
se mélait la tristesse. Nous avons done affaire á une véritable qu'il faut l'abandonner, a un certain moment, et redevenir u n
rupture, á une séparation qui ne trouve pas son équivalent dans honnne comme les autres. Certains étres hors du commun la
l'arrivée en automobile. conservent plus longueinent, la transportent d'hótel en hotel.
Autre caractére privilegié, c'était une arrivée collcctive. Des Elle devient l'objet essentiel devant lequel s'effacent le lit, la
voyageurs, avec leurfr bagages, leurs espoirs, leurs enl'ants des- salle de restaurant, les rúes. Elle se donne comme l'équivalent
cendaient du train et dans leur multitude désordonnée ils antithétique de l'armoire monumentale de la demeure paysanne.
allaient a la rencontre d'une autre foule, celle de ceux qui les
attendaient et aussi plus tard, celle des piétons, des centres, des
immeubles, de toutes ees rúes. — Seule l'arrivée d'un train est La gare filtrante.
a peu prés égale en dignité a la ville qu'elle penetre. — II y a
comme une réciprocité et une entente entre les vitres du train La pólice delegue un certain nombre de ses inspecteurs dans
et celles des immeubles apercus, les tetes des voyageurs et les la gare oü elle sait pouvoir filtrer les voyageurs et opérer, le
visages entrevus dans la rué ou aux fenétres des maisons. II faut cas échéant, des arrestations. Une inquiétude mal définissable ne
que le train posséde une certaine longueur et qu'il soit a pro- traine-t-elle pas sur les quais, sur la file interminable des wagons,
prement parler un convoi : Un autorail n'a pas le volume suffi- sans compter les voies de garage ou les halls. Pendant l'occupa-
sant et parait se faufiler comme un resquilleur. De la l'émotion tion, les inoments les plus dangereux se situaient dans le passage
qui nous saisit quand nous considérons de vieux documentaires des gares oü il fallait employer la ruse et parfois une forcé
ou des films nous montrant des convois de militaires — vain- dérisoire. Plus tard, le cinema devait s'emparer de ce qui fut
queurs ou vaincus — deportes ou permissionnaires de quelques réel et nous montrer des percées audacieuses ou des corps éten-
jours. II est certain que le fond implicite de la guerre, de ses dus á méme les quais. Qu on'nous entende bien — Notre propos
souffrances et de ses injustices, suffit á bouleverser le specta- n'est pas une description de l'aventure. Ce qui nous íntéresse
teur... Mais nous y trouvons une autre dimensión : Cette masse et ce que nous voulons ainsi montrer, c'est que la gare constitue
de vareuses et de kepis avec ses brancardiers, ses chants ou son un passage : done un espace mouvant, inquiétant ou grisant
horreur muette — parait égale á la ville qui l'accueille. Par selon les humeurs et les projets. Ces évocations de cinema ou de
route, il faudrait imaginer un convoi de blindes, de camions, l'histoire encoré récente, nous montrent pour quelles raisons le
comme cela se produisit lors de la Liberation de Paris. — Point voyageur pouvait, sans absurdité, se faire une certaine image de
n'était besoin de circonstances aussi exceptionnelles dans les lui-méme. Celle du voyageur et non pas seulement celle d'un
trains bondés de l'avant-guerre. Nous savons, d'un savoir abstrait. homme qui se rend au plus vite et d'une facón distraite d'un lieu
que la beauté d'une ville a pu résider dans son nombre, dans ses a un autre.
mouvements de masse, dans son volume épique — et le fláneur
peut prendre plaisir dans la rué á se fondre dans la terrible Deux arrivées essentielles.
passion humaine. Mais jamáis, la ville — si écrasante est sa
supériorité — ne trouve d'interíocuteur á sa portee. Le train, les
trains, leurs panaches de fumée, leurs emportements réalisaient C'est qu'en fin de compte, seules deux arrivées méritent
d'étre reconnues comme telles : l'arrivée triomphale, mieux « le
84 DU CÓTÉ DES TRAJETS LA GARE 85
triomphe » — ou la venue anonyme. Etre en vue et vu de tout devant des immeubles décrépits qui viennent chasser les images
le monde — ou n'étre vu depersonne et voir tout le monde. Cer- d'une place monumentale ou de facades glorieuses. II lui faut
tes le psychologue ou le moraliste verront dans ce choix un souci se réorienter avant de retrouver les axes majeurs de la cité. Plus
d'échapper aux autres. Le triomphateur ne voit plus de visages, tard quand il aura regagné le centre, l'itinéraire emprunté con-
seuleinent une foule frénétique. Et l'inconnu de son cóté se sous- tinuera a brouiller sa perception et á lui donner une saveur
trait á l'indiscrétion de son prochain —• puisqu'on nous le repré- étrange. Au-delá de ce plaisir singulier, il aura connu autrement
sente imaginairement avec un chapeau rabattu et des taches la méme ville — son envers, sa face cachee — et surtout il aura
d'ombre sur son visage. L'on peut tout aussi bien considérer eu á redresser son exploration, car la ville est ainsi constituée
ees désirs comme la volonté de « consacrer l'arrivée » dans une que les passages d'autobus, les plaques de rúes, l'inclinaison des
ville, de la soustraire á la banalité quotidienne. Le réveur d'une trottoirs, la plantation des arbres sont disposés en fonction de
arrivée triomphale, s'il n'a pas l'áme d'un dictateur, aime dans quelques points névralgiques comme la véritable sortie de la
le triomphe, non les acclamations qui montent vers lui mais gare des voyageurs. II aura done operé une autre lecture, un
cette ville en delire, cette ville en féte qui ressemble tellement á autre parcours de la cité.
ce qu'elle était en réve. L'arrivée anonyme posséde, selon nous,
malgré son prosaisnie apparent, les mémes pouvoirs imaginai-
res... Sans que personne ne l'ait remarqué, le voyageur devenu Quittcr la ville par le train.
voyeur percoit le spectacle de cette ville nouvelle qu'il a pénétrée
comme par effraction. L'imaginaire comporte sa cohérence propre. Nous voudrions
la signifier, en montrant que le départ « par la gare » — tout
comme l'arrivée, posséde une authentique originalité : on ne
quitte pas véritablement une ville par la route : il est tant de
La contre-voie. voies possibles et sait-on si nous nous acheniinons déjá par la
Nous voudrions, pour terminer ce point, croquer une der- banlieue ou si nous n'avons pas déjá dépassé les strictes limites
niére image qui conñrmera l'essentiel du théme que nous venons de la ville. Les quais des gares paraissent blémes au matin. C'est
de développer. II s'agit de l'arrivée par la contre-voie que l'on une route bléine, amere, tandis que l'on cherche á se réchauffer
par une boisson bridante. Les gens ne bavardent pas, ils se recro-
remarque assez souvent dans les récits de la résistance ou dans quevillent — bref ils ont conscience de partir et de laisser
les romans policiers — et, une fois de plus, nous cherchons á peut-étre derriére eux un certain passé pour toujours. Or ce
montrer comment nous allons de l'exceptionnel ou de la littéra- n'est pas la marque de tout départ. II existe d'autres ruptures
ture, á une authentique pulsión imaginaire et á une facón ori- plus abstraites ou moins sensibles : dans un aéroport, les passa-
gínale de dévoiler la ville. Dans le cas de la Résistance, l'image gers demeurent un instant dans une ville oü ils ont perdu de vue
recevait une signification supplémentaire : le membre d'un ceux qui les accompagnent. Pour un grand voyageur comme
réseau agissait de cette maniere avec la complicité des employés Max-Pol Fouchet, le départ en raer est le plus gai qui soit. En
des chemins de fer ou encoré « des travailleurs du rail ». Voilá revanche, le train demarre lentement, et, toutes vitres baissées,
done l'accent mis sur le monde du travail, sur l'apparition sourde nous pouvons voir disparaitre l'étre concerne : un arrachement
d'une classe de la population et sur la camaraderie qui rappro- d'autant plus douloureux qu'il se produit peu a peu au fil des
chait parfois bourgeois et prolétaires. En outre nous ne pouvons secondes.
négliger cette dimensión de « la clandestinité » — bien qu'elle
soit née á une certaine époque. On posséde mieux une ville par Nous allons cependant á nouveau porter notre attention sur
surprise : la clandestinité aiguise notre sens et notre appétit de l'essentiel, c'est-á-dire sur le décor urbain. Partir par la gare,
c'est, en effet, constituer d'une facón privilégiée, la ville comme
découvrir — et la ville n'a pas ,eu le temps de se donner une une totalité. La encoré, nous savons bien d'un savoir abstrait
contenance. qu'une ville se présente comme un tout autonome — mais,
quand nous nous promenons, nous ne rencontrons jamáis que
des ilots, des parcelles, des cantons de ce tout. Dans la gare,
Lire la ville á contre-sens. avant de partir, nous avons le sentiment de tourner le dos á
A contre-voie cela ressemble a rebrousse-poil, á contre- toute la ville, encoré présente et non point réduite á une repré-
temps, a rebours, a contre-sens. On engage la perception ou la sentation lointaine. En effet, la gare, comme nous le verrons par
lecture selon un ordre qui n'est pas habituel — et le visage, le la suite, est en dehors et en dedans de la ville. Nous pouvons
livre deviennent méconnaissables, nous révélent non point exac- ainsi alterner les points de vue : assez proches d'elle pour étre
tement le désordre mais un ordre inconnu, interdit, un peu assurés de son existence, assez distants pour la globaliser du
absurde. Le sens, les poils, les structures anciennes résistent et dehors.
l'on prend plaisir á sentir cette résistance sous notre main, notre Faut-il voir la cependant un privilége exclusif de la gare ?
regard, notre esprit. En fait l'homme qui débarque á contre- Ne retrouvons-nous pas le méme phénoméne, sur un belvedere,
voie, par une petite porte, débouche sur une rué inhabitée, sur un point plus elevé de la ville, qu'il soit naturel ou qu'il soit
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l'oeuvre de l'homme ? Le belvedere nous permet de dominer une ne sont pas ceux qui nous ménent, á la sauvette, d'un lieu a un
cité, d'en avoir une visión euphorique puisque nous nous sentons autre. Demeurer dans une gare, ce n'est pas nécessairement y
au-dessus de la mélée, et que nous mettons de l'ordre dans une sommeiller mais parfois opérer des plongées — quitte á revenir
réalité enchevétrée (á moins évidemment que la distance n'incite á la surface lorsque la respiration manque. On sonde ainsi le
á la prise de eonscience d'une douloureuse séparation). Nous ne coeur d'une ville comme on sonde parfois le cceur d'un homme.
dénierons pas a cette expérience toute authenticité — ne í'ut-ce S'enfoncer dans une gare, c'est ouvrir, toutes grandes, les portes
que parce qu'elle a suscité des situations romanesques ou des qui donnent sur la ville la plus secrete et la plus preñante.
mouvements lyriques. Cependant, l'expérience de la gare nous Mais pourquoi tenter cette saisie dans une gare et non dans
parait plus authentique. La perception d'une ville, quand on un super market, comine Michel Butor le deinanderait. Importe,
l'opére á partir d'un belvedere, se mué trop facilement en repré- nous disait-il, ce que Fon appréhende dans l'un de ees grands
sentation. Un peu de buée, une rumeur iñcertaine s'interposent magasins oíi toutes les denrees, par leur choix, par leur présen-
entre le spectateur et la ville qui a vrai diré, se naturalise : tation, par leur couleur, par leur mode d'emploi nous rensei-
plaine de maisons, gros serpent paresseux ou ruche bourdon- gnent sur les goúts des habitants de la ville. On cede ti un désir
nante. Du hall de la gare, nous percevons plus brutalement et fort compréhensible et fort troublant du recensement : un musée
sans equivoque possible, la ville toute entiére : nullement mor- des conserves, des paquets, un dictionnaire des hors-d'ceuvres et
celée, nullement réduite á quelques images électives. Qu'on ne des sous-vétements... ce dénombrement permettrait un inven-
croie pas, pour autant, á une simple représentation. La ville est taire suffisant. Le topologue n'oubliera ríen parce que le déposi-
bien la, présente, preñante, puissante. Nous disions que nous la taire du super market n'a rien oublié. L'Industriel remédiera
« percevions de dos », pour sauvegarder ees deux traits presque aux négligences ou aux distractions du Philosophe. En posses-
incomj)atibles : une présence effective et une totalité qui ne se sion d'une gammc complete de couleurs, d'aliments, de véte-
monnayo pas en f'ragment, selon des perspectives. Quand je sens ments, il est possible de les situer á leurs places respeetives.
quelqu'un exister derriére moi, je ne l'appréhende pas á partir Comine il existe des homologies struclurales, nous atteignons
d'un point de vue et, cependant, il n'est pas, un pur possible, autre chose que des goñts apparents. De la inénie facón, la cou-
comine l'ami que j'escompte revoir, cet été prochain. leur des automobiles ou des glaces qui varié d'un état á l'autre
des U.S.A. donnait des renseignements surprenants : le blanc,
La ville dédoublée. Nous croyons découvrir un troisiéme l'abricot, le inauve, les teintes pastel nous renseignaient sur les
bénéñce dans cette perception. Le train s'ébranle, il a le privilége désirs avoués ou inavoués d'une ville.
d'éventrer la ville et je vois celle-ci de Vautre cóté : cette rué, ees
magasins, je les parcourais, je pourrais, en ce moment, les lon- Nous pourrions repondré que cette approche vaut, peut-étre,
ger, et je n'imaginais pas, dans mon sérieux, dans l'urgence des pour les villes modernes et non pour la ville que nous étudions
taches á accomplir, que l'on pút les aborder á l'envers ou en (en particulier, aux U.S.A. les gares routiéres, avec leur style par-
surplomb. Nous réalisons presque dans les faits ce qu'Auguste ticulier, ont toujours fait concurrence aux gares des cheniins de
Comte déclarait impossible en principe : « se promener dans la fer). Ce compromis ne respecterait pas nos intentions. Nous esti-
rué et s'y observer passer ». A vrai diré, je ne ine dédouble pas — raons qu'il s'agit de deux voies différentes. Le sociologue ou le
encoré qulhier soit tout proche et que ce passant me soit frater- poete selon Butor déchiffre un texte dont les clients du super
nel. Je depile plutót, je dédouble la ville qui, me présentant á market respectent les lois mais dont ils n'ont pas eonscience...
la fois l'envers et Vendroit, acquiert un relief sinyulier. Et je lui, seul, lit, á partir de ees Índices ce que la ville sent, pense,
deviens á la fois le citoyen et l'ethmologue de ma ville : ees désire. II ne sera satisfait que lorsqu'il aura clóturé et analysé
commercants, ees passants, ees enfants, je leur étais done si son systéme. Au niveau d'une poétique de Ves pace urbain, nous
proche ; c'étaient bien mes proches. La rué qui separe, qui, du jugeons privilegié le lieu qui, en personne, immédiatement,
moins, abrite des indifférences, se transfigure en une rué plus donne la ville á ceux qui le fréquentent. Ces derniers n'ont pas
humaine parce qu'elle tient en notre regard. besoin d'en connaitre les goüts, la coloration politique ou reli-
gieuse. Elle est deja la, dans ses porteurs, son hall, son buffet
Nous avons essayé de montrer comment la gare, avec ses ; <rui pourtant semblent représenter un aspect partiel de la ville.
arrivées et ses départs, constituait un accés irremplacable á la Expérience incontournable, indépassable qui n'en appelle pas á
ville, comment elle nous dévoilait certains de ses aspeets qui une correction par rectiñeations, par intégrations successives
nous demeureraient inconnus par tout autre moyen. Nous allons des données et á une mise en évidence de lois essentielles.
maintenant étudier la gare en elle-méme : N'est-ce pas cepen-
dant, nous détourner du btot de cette premiére partie de notre D'un cóté, un lieu oü essence et existence se mélent indisso-
travail — á savoir étudier les modalites de l'exploration d'une ciablement, sur la chair présente de laquelle j'opére une lecture
ville. Nous ne le pensons pas. En effet, la gare constitue u n des f directe dont les hommes percoivent immédiatement et en toute
licux privilegies de la ville. La connaitre c'est appréhender u n \ certitude le sens (un danger menace cependant le « lecteur » : il
poinl unportant de la ville, davantage : la ville elle-méme. D'autre j risque, helas, de mal « s'exprimer »). De l'autre, un lieu oíi l'es-
parí, et cette idee mérite d'étre soulignée, il ne faut pas con- sence (projet des organisateurs, prospection du marketing, assise
fondre cxploration et déplacement. Les descentes ábyssales les l'onctionneile des super-marchés) precede l'existence, et s'en
plus marquées, les plus difficiles voyages et les plus révélateurs_ légage done autant avec d'autant plus de facilité qu'elle n'y a
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jamáis pris corps — ce qui invite á un déchiffrage pour retrou- un fantastique évident de la gare qui parait absent des autres
ver les intentions des organisateurs ou les réactions des clients, lieux de la ville. On y découvre des crimes crapuleux : la
moins previsibles et moins claires qu'on ne le croyait. consigne, les malíes de la consigne ont recelé des femmes dépe-
Pour mieux mariquer á quel point notre perspective s'éloi- cées.
gne de celle de Butor, disons que, si nous devions nous orienter Nous nous trouvons done en présence d'un lieu qui parle
Qu cóté d'un recensement des biens éeonomiques, nous ne a rimaginaire immédiatement. Bacihelard disait, á propos de la
ferions pas porter notre réverie sur le super market mais sur demeure, que l'étre y était bien-étre. Une réverie authentique
un port comme Londres : non point pour remonter des imar- se reconnaissait au ibonheur qu'elle nous réservait. Nous vou-
chanldises importées (nous dirions, pour notre part « débar- drions habiter, séjourner dans la maison du poete. Le poétique
quées » et, dans cette différence d'écriture git déjá toute la dif- apparaissait, en ce sens, comme une réconcihation de rhotmme
férence dans les orientations) ou esportees á la capacité éco- et de l'univers, un univers que l'homime voudrait habiter, res-
nomique, aux goüts des Londoniens miáis pour marcher dans pirer, écouter. L'un des ipostulats concernant l'espace urbain
cet entrepót fabuleux. Un Londres aussi légendaire que réel, nous paraitrait étre presque l'inverse : le sang, les rixes du
qui accueille les richesses du monde, qui plutót les capte, les moins l'inquiétude et l'énervement nous semblent étre des révé-
arraisonne, les capitalise sur ses quais et dans ses banques ; lateurs d'une urbanité certaine. Le poétique vire au fantastique
u n port qui encérele par la flotille de ses petits bateaux, des plutót qu'au cosmiquie (mais alors n'appartient-il pas á l'ani-
navires trop ventrus pour étre déchargés immédiatement ; un mus plutót iqu'á l'anima) ii n'est pas accord des éiléments et de
port qui reflétait, dans ses eaux, toutes les récoltes de tous les l'homime mais violence ou du moins tensión entre l'homme et
continents á une époque oü. les épices, l'or, le thé, l'ivoire, les le décor. Les lieux les moins tendus sont aussi les moins urbains;
drogues parlaient encoré leurs langages originéis — avec une un peu de campagne, franche'ment ridicule en une ville, les
pointe de mélancolie d'étre si riche. traverse. Nous venions d'óvoquer la maíle sanglante. On pour-
La encoré, la marche éveillée, la réverie active au milieu rait croire que la mallette signifie seulement le luxe, la frivo-
de ees richesses, de ees sacs et de ees marins, de ees eaux et lité, l'usage de la toilette. Dans une gare, les objets les moins
de ees quais nous paraitrait plus conforme á notre projet qu'un tragiques risquent de se compromettre fácheusement et dans un
décodage. Non pas établir un bilan general de la capitale d'An- certain nombre de films, la mallette apparait de mauvais augure.
gleterre pour en délduire les activités de son port mais, par un Ainsi dans le film Ctasses tous risques, un homme ouvre la
procede rigoureux, controlé d'illimitation, á partir de ce port sienne pour tuer a bout portant un homime qu'il filait. Faisons
qualifier la ville-entrepót, á tel point que nous puissions enten- appel a un passé récent aussi fantastique que rimaginaire des
dre atmosphériquement des expressions comme le port de Lon- ceuvres d'art. A une certaine heure de la nuit, la pólice ratissait,
dres, les tours et les jardins de Londres, la pégre et la haute passait au « peigne fin » les différents lieux de la gare colmóme
finance de Londres. De la méme facón, nous ne pensons pas l'uni- les toilettes, les salles d'attente, le hall. Elle dévisageait ceux
vers pour nous situer en lui mais le monde se donne comme l'ho- qui se trouvaient ilá, elle en interrogeait certains... le verbe est
rizon de tous les horizons. Nous parlons, nous formulons des plus l'ort que le substantif, il le cree inéluctablement. Si l'on
phrases qui enjambent l'avenir et pointent vers la totalité d'un « balaye », c'est qu'il existe des hommes-immondices, des
hommes-ordures, que l'on peut « ramasser » et traiter comme
champ linguistique jamáis donné. Nous marchons sans tréve tels. L'homime traque doit s'éeraser, s'aplatir, prendre toutes
et nous découvrons, peu á ipeu, une ville qu'il ne saurait étre, sortes de postures dérisoires ipour échapper á un controle que
par principe, question de survoler, car, alors, nous la quitte- la pólice ne se permettrait ipas dans les foeaux quartiers.
rions, nous n'en épouserions plus les condes, les ombres, les
artéres bruyantes, les impasses plus calmes, bref toute cette Ce fantastique que nous venons d'évoquer caractérise les
diversité lentement découverte, a quoi nous reconnaissons, depuis lieux urbains et nous permet de les détecter... encoré convien-
notre enfance, une ville. drait-il de le situer á l'intérieur d'une poétique plus fundamén-
Une fois de plus, les hommes, ees nomines qui font leurs tale. Nous parait premier rengendreiment de 1'homime par la
lieux, comme ils font leur histaire, nous accordent leur aide : ville et nous insisterons souvent sur le bonheur que suscite
par la réverie de leurs corps, ils viennent confinner la réverie l'entente de l'homme et du décor urbain, mais la ville, une fois
seconde, parfois hasardeuse du topologue. Le second a « l'usage produite, une fois naturée, éveille les désirs, les imaginations.
de la parole », l'écriture ; les premiers avaient, en héritage, le Elle ne peut trouver le repos. Elle invente a la fois la loi et la
besoin irrefutable de col'ler á la ville, de la respirer, d'en pro- volonté toujours plus ingénieuse de la transgresser. C'est á ce
longer les ipensées. Or la gare était un lieu oü l'on venait róder, niveau second que se situé le fantastique dont nous avons parlé,
dont certains étres ne pouvaient jamáis se détacher. Dans la et c'est lui que nous rencontrons d'abord, avant de remonter
llanerie, un élément de liberté, de caprice demeure. Le ródeur jusqu'á la ville naturante. Notre travail se trouvera partagé
revient, malgré lui, sur certains lieux, pour lesquels il óprouve entre ees deux directions. Le philosoiphe établit entre elles une
ressentiment et amour propre jusqu'á en venir aux mauvais distinction ontologique. Le topologue, quand il « existe », a
coups. Iinagine-t-on une pareille aimantation du super-marché de la peine á se teñir a l'un ou á l'autre niveau. Tantót il
— désalTeoté et sinistre des qu'il ne fonctionne plus ! II existe retrouve le pacte origine! encoré présent dans les lieux urbains
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passer, qu'il ne fallait pas croire a un calme apparent, que camera, en présence d'un dévoilement d'une petite ville exem-
í'étranger réveillerait bientót des passions faussement endormies. plaire dans sa nature. L'on nous représentait seulement quelques
La province á la fois ennuyeuse et ardente, pleine de bonhomie intérieurs sans éclat et cependant toute la petite ville nous était
et de cruauté, voilá ce que la pluie avait, pour mission, de restituée par un jeu de miroirs et de renvois reciproques. Tous
ees clans qui se replient sur eux-mémes vivent dans l'obsession,
révélcr. la jalousie ou la crainte des autres clans. Une famille paisiblé
Elle nous montrait aussi, une certaine beauté qui n'appar- d'oü émergent quelques cránes chauves, quelques regards fati-
tenait qu'á ees petites villes —, qu'elles fussent de l'Anjou ou de gues, quelques visages épais, entame une histoire d'héritage mais
la Guyenne. La pluie, en effet avait lavé la ville de son pittores- elle sait qu'au méme moment, dans d'autres salons semblables,
que, de son animation superficielle. Elle la restituait a une d'autres familles qui luí sont alliées tiennent la méme conver-
étrange lassitude, á une nonchalance hautaine. Elle faisait voir, sation. Ou encoré, on cherche á étouffer une naissance illégitime
á Í'étranger et a nous-mémes spectateurs, ce qui, sans elle, serait et, de-ci de-lá, autour des lampes, sous les lustres, l'événement
demeuré inapercu : cette place, ce square, ees pavés inégaux, est commenté. On voit done comment la restitution, par la
celte horloge qui tintait, si distinctement, de cette facon-lá. Elle camera, d'un seul ou de quelques intérieurs, pouvait recréer toute
prolongeait les « cris perdus », elle rassemblait les images pré- la conscience collective d'une ville de province. Chaqué apparte-
cieuses. L'arrivant continuait a marcher sous l'ondée et il sentait ment particulicr renvoyait á tous les autres appartements oü l'on
que, pour la prendere et la derniére fois, il s'approchait d'un guettait et oú l'on vivait les mémes drames parce que chaqué
mystére : celui de ees objets qui seraient si beaux, si les hommes famille se savait menacée et traquee par toutes les autres et
savaient s'ejjacer devant eux. II n'y avait a ce moment-lá que parce que, de son cóté, elle espérait prendre en défaut les autres
des pierres et des toits : l'enseigne du notaire admirable quand communautés.
on oubliait l'existence du notaire, la facade d'un armateur ou Nous apercevons maintenant le role particulier que jouait la
d'un riche négociant (et cela n'importait pas en cette heure du pluie, dans une petite ville de province : faire refluer, avec un
soir), un café presque désert, oü, seule, la serveuse finissait de peu plus de précipitation que d'habitude, les individus dans leurs
laver quelques verres. Une porte cochére, u n balcón, une plaque, domiciles, les enfermer en commun, pendant d'interminables
une ñaque devenaient belles. Demain la petite ville se réveille- soirées oü ils auraient tout le loisir de trembler et de faire peur,
rait, elle ne se douterait raéme pas de la paix qui l'avait visitée de souffrir la longue passion des principes auxquels ils suspen-
pendant une soirée pluvieuse. Les nomines se remettraient a daient leurs existences. D'une facón paradoxale, la pluie, en les
exister et il y aurait seulement des étres qui chercheraient á dispersant, les rassemblait. S'ils s'étaient attardés dans la rué,
gagner de l'argent et d'autres qui se sentiraient á la merci des s'ils avaient fláné sur la place publique, ils seraient demeurés
plus puissants. Les uns et les autres marcheraient, sans vergo- dans un demi-état de conscience commune. Refluant chez eux,
gne, sur les pavés ; ils pousseraient les portes cochéres, ils éten- ils vivaient tous les uns par les autres : commercants, petits
draient leurs mains sur les balcons. fonctionnaires, notables, ils continueraient encoré pendant leur
Cette pluie, cependant, ne constituait pas seulement un sommeil a se traquer. La pluie a l'état de nature, la pluie sau-
hommage á une ville rendue a sa beauté. A mesure que la pro- vage a un tout autre effet. Elle unit le ciel a la terre, elle confond
menade se prolongeait, les intérieurs, un moment oubliés, appa- les étres vivants et les objets, elle brouille les paysages. Elle
raissaient —• et c'était une face plus coutumiére de la province impose une tonalité uniforme au monde. Dans une petite ville
qui nous était montrée. II pleuvait, les gens s'étaient barricadés de province, elle n'imposait pas cette unité immédiate et atmo-
chez eux et la camera posait son regard sur des salons peuplés, sphérique. Elle jouait la dispersión pour creer des ressassements
sur des tables autour desquelles les convives s'attardaient. 11 ne paralléles dont elle composerait une conscience collective.
s'agissait pas nécessairement d'une facilité cinématographique, Nous pourrions, en poursuivant ce théme, opposer les ren-
car les persiennes closes, la lumiére qui ñltrait á travers les per- contres du faubourg populaire et de la petite ville de province
siennes auraient pu diré — sans le secours d'une image explicite — et voir pour quelles raisons il leur faut passer, pour les pre-
— la méme chose. On nous introduisait dans l'univers de la mieres par le soleil et pour les secondes par la pluie. er Le peuple
passion provinciale : non point les passions extravagantes de du faubourg se retrouve dans la rué au défilé du 1 mai, aux
Paris avec amours sauvages, brillantes réceptions, bals masques, fétes de Juin, aux bals du 14 Juillet. II lui faut du soleil, beau-
rapides ascensions sociales ou héritages dilapides en quelques coup de soleil et de chaleur, pour vivre á fond des journées de
mois mais les passions ressassées, faites de calcul et d'intérét. colére et d'attendrissement, pour extérioriser u n débraillé bon-
Les membres de la famille parlent furtivement, a mots couverts. enfant ou revendicateur. Quand il fait chaud, on boit, on s'essuie
Ils «e prétent a une scéne deja jouée souvent. La pluie du dehors le front, on retrousse les manches, on fait voltiger les casquettes,
leur est une occasion de se rassembler, de se rapprocher une on met des robes plus légéres, on fait plus de poussiére en mar-
fois de plus et une lumiére « avare » se répand sur leurs pauvres chant. On ose davantage s'interpeller et rire de n'importe quoi
discussions. et on ne s'apercoit ,pas que la nuit tombe. Les étoiles qui sur-
Oii se situait la vérité de telles scénes, au demeurant con- gissent, ce sont encoré des milliers de soleils, un peu plus loin-
venlionnelles ? Dépassaient-elles le niveau du théátre filmé ? II tains seulement.
nous semble que nous étions, gráce a la pluie et gráce á la
t
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On a le feu aux tempes, de jeunesse retrouvée, de désir et miére : celle d'un homme qui arrive par teinps pluvieux. Le voila
aussi de colére á l'idée de l'injustice sociale. Les coups de poing au milieu d'une ville offerte et refusée : offerte parce qu'il lui
jaillissent rapides et terribles comme l'éclair. Le vin devient est permis d'orienter sa promenade oü bon lui semble, de s'ar-
du feu dans les gosiers. A la foire, u n bateleur avale du feu et réter, quelques minutes, á un carrefour, devant une porte, sans
crache des flammes, mais les banderolles que l'on brandit dans trop craindre des regards indiscrets. Les statues des squares, les
les manifestations, ce sont encoré des oriflammes. Les ouvriers enseignes des boutiques et toute cette pluie qui tombe en fines
rassemblés s'avancent prés des gardes mobiles, comme s'ils gouttes, lui sont léguées sans partage. Jamáis il ne possédera
allaient au feu du combat : Les mousquetons de la gendarmerie aussi pleinement cette ville qu'il scrute avec curiosité parce qu'il
ne sont-ils pas des armes á feu ! Un peu plus tard s'élevent les cherche encoré a la découvrir et qu'il n'a pas eu le temps de ha'ir.
fusées du feu d'artiñce : tourbillonnement, dans l'obscurité des Mais c'est aussi une ville refusée puisqu'il n'en apercoit pas les
soleils de toutes couleurs et des fontaines brillantes. Les hom- oceupants et qu'elle semble s'étre mise en état d'hibernation pour
mes, un peu á l'écart de la lumiére, de la piste de danse et de se dérober a ses prises.
son accordéon rougeoyant, allument leurs cigarettes — braises II y a, peut-étre, autre chose dans cette arrivée exemplaire :
ardentes dans le noir. Les enfants jettent des pétards, des éclats la rencontre de deux mystéres, celui de la province et celui
de rire fusent et zigzaguent dans le noir. Les regards lancinants de París. En cette époque d'avant 39, la province est réputée
sont autant de brülots qui déchirent la nuit. II n'est pas rare méfiante, hypocrite, pour le moins réservée. Derriére ses per-
qu'en fin de compte, u n incendie se declare quelque part : négli- siennes se cachent bien des secrets. Par ailleurs on soupconne
gence d'un fumeur, raté d'un pétard... et cet incendie que l'on le nouvel arrivant de débarquer de Paris pour des raisons peu
etouffe sans mal fait encoré partie du feu de la féte. claires. II n'a pu se résigner á quitter la capitale qu'á la suite
Mais la petite ville de province n'est pas le faubourg et d'une malhonnéteté que l'on ignore encoré. II vient dans la petite
chaqué lieu, nous le savons exige ses symboles, ses heures et ses ville pour tenter de recommencer sa vie. Une épreuvc de forcé,
moments privilegies. Quand il fait trop beau, les bourgeois de d'un stgle particulier va surgir entre la ville et l'arrivant. Les
la petite ville se trouvent désarconnés. La nature fait craqueler deux protagonistes ont quelque chose á cacher. L'emportera celui
la surface des choses ; l'on pressent qu'il y a des existences qui qui démasquera l'autre. Ou bien l'arrivant sera, enfin, reconnu
recommencent a bourgeonner sourdement — un peu partout, (et toute une serie de questions lui sera posee par l'aubergiste,
au delá du boulevard que l'on árpente et qui semblait le bout par la postiére, par un enfant méme. II lui faudra les éluder
du monde. Le vent améne des parfums sauvages et entétants, avec habileté) dans ce cas il devra repartir. Ou bien la ville
venus d'ailleurs, de cet ailleurs non civilisé. Et peut-on encoré se livrera son secret et elle tombera alors au pouvoir de l'étranger.
>romener avec toute la dignité voulue ! Le faux-col irrite le con, Le mythe ne manque pas de grandeur on suppose, d'une facón
Í a chemise adhére a la poitrine, le corps devient de plus en plus
génant. De la sueur se met a ruisseler sur le front et l'on n'ose
fantastique, qu'un homme peut á lui seul, s'emparer d'une ville,
que tous les secrets d'une ville ne forment qu'une seule malédic-
pas l'essuyer. D'oú vient done cette humidité grasse que l'on ne tion, qu'un seul et unique secret.
peut contróler et qui ne se laisse pas intimider par le courroux
d'une volonté habituée a étre obéie sur-le-champ. Tout a l'heure,
le manifestant du défilé populaire pensait ou disait « il fait soif »
et il était heureux de sentir une forcé impersonnelle, irresistible,
commune á tous ses camarades envahir son corps, son gosier. Le
bourgeois de la petite ville se sent humilié d'étre encoré soumis
a la nature ; davantage il ne comprend pas que l'on transgresse
ainsi les frontiéres de sa personnalité — strictement délimitées
par les réseaux de sa volonté, de sa raison et de son intérét.
La pluie, au contraire, comme nous l'avons vu, le raméne
chez lui : seuls demeurent, dehors, des étres sans feu ni loi. II lui
est enfin loisible de tourner en rond, dans ses préoecupations,
pendant de longues soirées. Les notables, tous semblables et
tous étrangers les uns aux autres, vont entreprendre, une fois le
diner terminé, la méme veillée fúnebre : lis ont tous enterré
leur enfance, un amour romantique et fou, le goút sauvage de la
te.rfp et de Yeté —. et ils calculent combien il leur faudra attendre
d'année pour bénéficier de tous les héritages qui leur revien-
nent — avant de devenir á leur tour des morts et des légataires
cu puissance : une pluie d'or et de cadavres.
Mais, aprés avoir penetré dans les intérieurs d'une petite ville
<lc province sous la pluie, il nous faut revenir a notre image pre-
L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 99
les plus récents sont aussi les plus vieux. Nous le vimes, quand,
en Mai les acteurs des deux camps furent comme surchargés par
des couches historiques parfois différentes. Certes la révolution
a toujours été, á sa maniere, une répétition, les hommes ne se
décident jamáis á inventer tout leur role, parlant romain et non
jacobin, portant la toge en méme temps que le bonnet phrygien
mais, en 1968, l'histoire nous accablait véritablement : toutes les
révolutions francaises et encoré la Commune de Paris et encoré
le modele cubain et chinois étaient convoques dans les rúes du
Quartier Latín devenues trop petites pour contenir tant d'om-
bres glorieuses. Ce leader étudiant était-il Danton ? Castro ?
Che ? Dutscke ? Le chef de l'Etat se retirait de la scéne et on
L'APPROPRIATION REVOLUTIONNAIRE DE LA VILLE s'interrogeait : Varennes ? Versailles ? Notre monde était-il trop
vieux ? S'agissait-il d'un déguisement supplémentaire ? Et ce
déguisement était-il celui de la féte-insurrection ? Ou d'une civi-
lisation du spectacle ? Nous n'avons evoqué ce point que pour
Cette saisie révolutionnaire de la ville pourrait se diviser en monlrer l'ambiguité de l'homme en situation : il supporte,
trois moments : l'insurrection — la manifestation — la mise en de son engagement, le passé — mais ce passé qualiíie, bon
place des institutions révolutionnaires. Elle ne se soucie pas gré, mal gré, sa perspective présente. Le sachant, nous tenterons
d'une ñdélité chronologique, en quoi nous nous inspirons de toujours 'de nous référer á un dévoilement possible de la ville.
l'usage que Sartre fait de l'histoire dans sa « critique de la rai-
son dialectique ». L'histoire et ménie le i'ait révolutionnaire ne // existe un droit a la rué.
nous intéressent que dans la mesure oü ils dévoilent quelque
chose de la ville. Or une révolution, du moins d'une facón sym- L'homme vit dans un cadre assez limité spatialement, si l'on
bolique, se produit, quand « on descend dans la rué ». Nous nous pense á l'étendue qui lui appartient en propre, c'est-á-dire son
rendons compte que nous ne porterons pas de jugement de appartement. II peut certes í'aménager, en renouveler l'aspect.
valeur et que nous ne nous interrogerons pas sur le sens, sur les On peut encoré ajouter que, sur un plan imaginaire, les dimen-
causes de ees mouvements. sions importent peu, qu'une plongée dans l'infiniment petit vaut
Quand nous avons décrit l'insurrection, nous avons pensé notre ouverture, l'infiniment grand et comme le rappelle Bache-
surtout aux événements de Mai. La manifestation traditionnelle lard, le premier tient souvent en laisse le second. II n'empéche
a connu, selon nous, son apogee, au moment du Front Populaire que sur un plan social et en quelque sorte juridique, il se heurte
et nous la situerons a ce moment de l'histoire. Quant a la mise á des limites tres precises — ceci a la différence du paysan tra-
en place des institutions révolutionnaires, elle eommenca de se ditionnel qui a de la peine a couvrir de son travail l'étendue de
réaliser, d'une facón partielle, lors de la révolution de 89. Notre ses terres. Par bonheur, cet espace peut avoir des prolongements
relation aux événements et done « leur relation » différeront. La tres vastes. L'homme qui sort de chez lui, peut aller au monde,
Révolution francaise est entrée dans l'histoire, nous voulons diré en l'occurrence, non pas la nature, le cosmos mais les rúes de sa
dans l'histoire que l'on déchiffre a partir de documents et d'in- ville. II a droit a l'espace qui s'offre a lui. II sait bien qu'il doit se
dices : encoré faut-il consentir á sympathiser avec elle pour ne plier á certaines contraintes qu'il ignore lorsqu'il « oceupe » son
pas voir, dans ses tentatives d'organisation, un tumulte insensé. domicile. Mais ce qui compte, c'est ce droit qui lui est reconnu
Le Front Populaire demeure vivant en nos ménioires, il s'agit d'aller ici ou ailleurs, de marcher sans tréve, s'il en a le loisir.
d'un passé proche, objet de condamnation ou de nostalgie pen- Nul ne peut lui eontester ce priuilége de vaquer au milieu de ses
dant le Gouvernement de Vichy, et, si les nouvelles générations semblables.
e n parlent comme d'un fait lointain, nous avons grandi dans son Ce droit peut paraitre abstrait et formel. Nous ne le croyons
souvenir. Quant aux événements de mai, ils sont encoré notre pas. Quelques exemples en montreront la valeur vitale. Pendant
présent, un présent qui n'a pas encoré rencontré la clóture qui l'occupation allemande, la rué échappait aux Francais. Ils au-
nous permettrait de le dominer et de le teñir á distance de nous. raient pu ignorer les brimades qui s'abattaient sur certains de
Une fois de plus, nous nous appuyons sur notre présent, leurs concitoyens : un phénoméne peu tolerable et bien visible
pour viser u n temps que l'on ne remonte jamáis tout á fait mais aurait subsiste en dehors de tout engagement politique. Cet
dont on peut volontairement assumer la responsabilité. Les évé- espace publie, qui leur avait été legué d'une facón anonyme et
nements de Mai se sont passés surtout dans la rué et, á leur inalienable par leurs ancétres, leur était volé. Nous ne faisons
lumicie, nous pouvons ressaisir la révolution de 1789, sous sa méme pas allusion á une rafle mais a la présence d'uniformes
forme « la plus parisienne », la considérer comme une modifica- d'une armée qui n'était pas la leur. De la une lutte sourde qui
tion de la vie quotidienne de la ville — Nous n'oublions pas l'am- prenait parfois un caractére naif mais qui demeurait richemenl
biguík'' de cette situation et, en particulier, que les événements symbolique et qui montrait le prix que l'on attachait á la posses-
DU CÓTÉ DES TRAJETS
100 L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 101
sion de cette rué. Lorsque les Allemands défilaient, certains Fran- un lieu publie, dont on ne peut nous déposséder, sans grave
cais fermaient leurs volets, en signe de deuil, mais aussi pour dommage. Le comble du malheur et de la misére, ce ríest pas
couper toutes relations avec cette rué qui n'était plus á eux. Les d'étre seulement dépossédé de ses instruments de travail, mais
murs se couvraient d'inscriptions injurieuses pour l'armée occu- d'abord de sa rué — raéme si l'on prouve par ailleurs que l'alié-
pante et favorables á la Résistance. Elles venaienl démentir et nation des premiers entraine celle de la seconde.
narguer l'ordre apparent qui régnait dans les artéres. Les mili-
ciens inscrivaient des gamma, les gaullistes les parachevaient en
forme de tetes de benéts. Souvent les Allemands se montrérent La geste révolutionnaire.
courtois, ils s'efí'acaient devant les vieillards. Integres au mouve-
ment de la rué, á ses rites, ils auraient introduit un pacte plus La Ville et la Révolution sont-elles liées l'une á l'autre ?
fundamental que les déclarations olucielles. Remarquons déjá qu'une révolution se meurt souvent en per-
C'est alors qu'un autre espace vint taire eoncurrence á cet dant de sa spontanéité, de son effervescence urbaine : voila le
espace naturel de la rué : nous faisons allusion a celui qui, par risque d'une révolution qui parait triompher mais qui se meurt :
les ondes, reliait la Frunce a Londres ou á Alger. D'une part les elle semble se régulariser sous une forme institutionnelle ; en
auditeurs cherchaient á se réconforter et á obtenir des nouvelles fait les habitudes se prennent, les fétes ne suscitent pas le méme
plus conformes á leurs aspirations. D'autre part ils s'inslallaient enthousiasme et tout se passe ailleurs, hors de la vue du peuple.
dans un univers qui se superposait á celui de leur ville. Ils Car c'est bien ce qui frappe dans les commenceinents d'une
oubliaient la place de la Mairie, les boulevards, les grands cafés Révolution : ,la publicité de la\ vie politique. Certes les nouveaux
— tous ees lieux infectes par une présence <iui leur était odieuse, dirigeants peuvent se reunir dans des assemblées, des édifices
tous ees lieux oü cependant ils aimaient, avant la guerre, llaner, ou siéger dans des tribunaux mais les citoyens y pénétrent libre-
bavarder, prendre l'apéritif. Ils voguaient, par la faveur éton- ment, encourageant ou conspuant telle ou telle decisión. On
nante des ondes, le long d'une étendue dont les limites étaient le regrettera peut-étre cette pression populaire, on pensera que les
désert de Cyréna'ique, le front de Russie, l'océan Atlantique, bien- jury auraient prononcé un verdict plus équitable, s'ils n'avaient
tót le Sud de l'Italie. Ils avaient devant leurs yeux non des pro- pas deliberé dans une ambiance aussi chaude. Nous ne devons
meneurs, des artisans mais des soldats, des tanks, des sous- pas, pour autant, méconnaítre ce changement capital dans l'or-
marins, des avions. Puis vint se superposer, á cette étendue ganisation de la vie urbaine. La politique, la justice, la religión
auditive, un autre espace : celui du maquis, antithése narquoise étaient secretes, enfouies dans la pénombre des églises ou dans
de la « ruralité » vichyssoise et qui couvrait la campagne, les les dedales des palais ou dans les couloirs des assemblées. On
montagnes francaises, le Vercors. savait toujours aprés ce qui s'était decide avant et on supposait
En revanche, les journalistes et les chroniqueurs favorables qu'une censure avait tronqué, mutilé le texte qui vous était com-
a la collaboration .ve mirent á vanter le charme en/'tn retrouvé muniqué. On faisait méme l'apologie du secret — nécessaire
des villes francaises. Entendons que, selon eux, elles avaient été pour des raisons d'Etat que la Raison ne connait pas, pour ne
vidées des éléments parasites, cosmopolites qui en ternissaient pas divulguer des pensées nobles dont le parfum se dissiperait
la pureté. Les villes avaient reconquis leur innocence, leur au grand jour. Maintenant toutes les décisions. seront patentes
quiétude, on pouvait les excuser d'étre des villes dans une France parce que tous les lieux de délibération et de decisión seront
rurale — non seulement parce qu'á la suite de circonstances his- ouverts. Les citoyens ne seront plus en retard sur leur Histoire.
toriques et contingentes, elles n'étaient plus troublées par une Ils seront lá au ínoment oü l'on discute de cette loi, oü l'on vote
circulation devenue rare mais parce que, plus essentiellement, l'acquittement ou la condamnation de cet homme de l'ancien
le clinquant, le bruit, la fureur de jouir, de prendre « l'apéro » régime. La división de l'Etat en classes, c'était aussi la división de
en avaient été chassés par la Révolution Nationale. Paris, gan- l'espace urbain entre des lieux actifs de decisión et des lieux pas-
grena par les crieurs de Paris-Soir, les affairistes, les jeux d'es- sifs d'exécution, c'était une sorte de schisme d'un temps en
prit d'intellectuels apatrides était enfin une ville de province retard sur lui-méme. Les hommes arrivaient toujours quand la
oü il faisait bon circuler á bieyelette et entendre le chant du coq piéce était jouée. En période révolutionnaire, ils sont égaux á
d'un voisin avisé ! On palabrait, au milieu d'une rué : pour u n leurs actes, ils vivent — ó merveille — en simultanéité avec leur
peu on y eut vu paitre des vaches ou caqueter des poules. La temps. On a parfois imputé a l'espace une sorte de culpabilité
« ruralité » avait purifié l'urbanité néfaste des artéres d'avant- fundaméntale et d'infirmité originelle. Nous ne croyons pas qu'il
guerre. Et avant que les Alliés n'approchent de la Capitale, ees faille donner une réponse aussi catégorique. Lorsqu'il se remem-
mémes journalistes disparurent des rúes et des lieux publics de bre socialement, il n'affecte plus négativement l'Histoire. II l'ex-
Paris. Comme on dit si bien, ils ne tenaient plus « le haut du prime. Les va et vient des hommes qui entrent et qui sortent des
pavé t. assemblées ou des tribunaux, ce qui donne parfois une impres-
Ces descriptions nous montrent que la rué ne constitue pas sion de turbulence, de.désordre, signifient que l'Histoire n'est pas
une réalité neutre, indifférente, que l'on se contente de parcou- íigée, que les citoyens ne sont pas coupés de leurs élus, que l es-
pace urbain a maintenant la fluidité, la mobilité, la cohesión agüe
rir nour aller á son lieu de travail ou au domicile d'un ami. Nous du temps.
ne l'acceptons que si elle demeure nótre. Elle apparatt comme
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DU CÓTÉ D E S TRAJETS
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premiére se donne comme symbolique mais elle penetre, jus-
II se produit d'abord un moment oü la violence s'exerce. qu'aux entradles de la ville, elle s'accomplit dans la fureur et le
Quel est l'effet sur la ville ? II faudrait tenter d'en montrer la don de soi. La seconde échappe a des remises en question réduc-
positivité (en dehors de son role historique) c'est déjá un moyen trices mais elle ne peut pretendre á une saisie globale, apoca-
de s'approprier la ville : détruire, saccager, violenter c'est un lyptique que la réalité ne saurait jamáis donner.
moyen d'étre en prise, d'iniposer sa marque, de laisser des cica- Ceci dit, la violence, elle-méme, peut prendre une forme
trices. L'oeuvre faite, á mesure que nous l'élaborons, prend forme plutót négative ou plutót positive. En 36, la poussée populaire,
et consistance en dehors de nous et córame a notre détriment. d'allure ouvriériste, cherchait a briser, a casser sur son passage
II vient un instant oü elle existe seule, par elle-méme. Peu á peu, les symboles d'une vie facile et oisive qui lui était refusée. On
elle nous impose de nous effacer et de nous accorder seulement s'en prenait a certaines devantures de magasins de luxe, aux
a son étre, á son architecture. L'homme qui détruit, a le senti- terrasses des grands cafés. Le cas échéant, on molestait quel-
ment de posséder pleinement — dans la fureur et en profon- ques clients, on brisait des tables et des chaises : les chaises,
deur : dans la fureur, puisqu'il se donne et qu'il s'égratigne et symboles de ceux qui, le matin, demeurent assis tandis que les
qu'il verse son sang dans cet effort qui ne releve plus du jeu : en autres travaillent et, s'il s'agit d'un café de renom, d'une bour-
profondeur parce qu'il ne glisse plus á la surface de la rué et qu'il geoisie cosmopolite qui y savoure les commencements d'une
dépave, qu'il déracine, qu'il fait venir á lui le sous-sol de la matinée tardive.
ville. Et voici qu'apparaissent les pavés, les planches, le verre, L'insurrection de 44 présente une forme plus positive. II
les racines, tous ees éléments eux aussi, enfm liberes. Quand les semble que l'unanimité soit presque totale. On ne cherche pas
)avés volent, est-ce qu'ils ne mettent pas du leur pour prendre á briser pour atteindre un ennemi de classe (á part des appar-
Í eur envol et quitter le sol, oü on les avait enterres. II semble
qu'une fois sortis de la gangue qui les emprisonnait, ils ne puis-
teinents ou des magasins de collaborateurs saccagés puis oceu-
pés). Si la ville de Paris se dépave, c'est pour se dépouiller dans
sent s'arréter de circuler, de zigzaguer, de fuser, pour compen- un geste de colére qui ne saurait viser á la meurtrir : sacrifico
ser le long sommeil qui leur fut imposé : lances et relances par consenti sciemment, volonté superbe de redevenir elle-méme
les manifestants et par les gardiens de l'ordre, s'ils rencontrent comme elle le fait dans les grands moments d'enthousiasme ! En
une vitrine, ils la font a son tour éclater et ils mettent á nu ce cette circonstance, le négatif disparan presque tout á fait. Paris
qu'il y a de déchirant, de coupant dans u n verre qui auparavant monte ses barricades á partir de sa propre substance qui lui est
se contentait d'adoucir le reflet de nos visages. Les planches ne précieuse et qu'elle cherche á préserver á travers les hésitations
sont plus éléments d'un échaffaudage mais échardes volantes, de l'Etat-major allemand.
peraltantes. II y a done lá, au niveau des matériaux, une libéra- Durant les premiers mois, la Revolution, alors méme qu'elle
tion éclatante, si l'on ose diré, de la rué. A un niveau imaginaire, s'est installée, recourt á des moyens symboliques pour trans-
les éléments conñrment l'homme dans son ivresse de liberté. former la ville et ainsi la vie quotidienne. On dit qu'elle est une
Ophélie approfondissait sa mélancolie au spectacle de l'eau. L'in- féte véritable : non point une occasion de se réjouir mais de se
surgé ne peut demeurer en reste quand les étres les plus inertes, dépasser. Le sang versé (qu'il faut distinguer de la terreur ins-
semble-t-il, « jouent la filie de l'air ». Se tapir, se terrer serait tituée, laquelle viendra ensuite) fait partie de la féte de laquelle
en contradiction avec la situation « matérielle ». la mort et les excés ne sont jamáis absents. Ce qui consterne les
II faudrait, pour raconter jusqu'au bout cette histoire des contre-révolutionnaires et condamne la Revolution a leurs yeux
matériaux de la rué, parler de la mort des barricades, quand est encoré un signe de plénitude et de santé. Paris a fait un pacte
survient, inexorable, la répression. Les matériaux abandonnent avec la mort, cela veut diré non point le masochisme ou le
leur gloire usurpée : on les ramasse comme des débris et on les sadisme ou le désespoir mais qu'on ne redoute plus la mort, que
jette hors de la ville ; ils se survivent, a titre d'épave, dans les la cause a laquelle on se dévoue, est immortelle, que la mort,
banlieues ; au moins ne connaissent-ils pas la prison. Les diri- quand elle s'accompagne de Vaffirmation de la liberté, fait rire.
geants de la commune cherchent en vain á rassembler leurs Elle hausse á un niveau de dignité exceptionnelle les actes de la
nommes qui, pendant les premiers jours de l'insurrection, pré- vie quotidienne. Des conversations dans la rué qui seraient, sans
férent demeurer prés de leurs barricades. Voilá u n éparpillement elle, des billevesées sans conséquence, acquiérent leur poids
qui parait une faute tactique. En fait, ils doivent se sentir plus propre. Et les procés du Roi, des ministres du régime défunt,
en sécurité dans leur rué ou encoré avoir conscience qu'ils y comme leurs exécutions, ont lieu en public. Pourquoi ees procés
accepteront plus facilement la mort. solennels ? Une marque de vengeance ? Le goüt du public pour
Nous avons voulu, pour des raisons de méthode, mettre ce qui est macabre ? La mort, méme celle des autres, doit étre
l'accent sur l'aspect « objectal » du phénoméne. II a, de toute au rendez-vous. Elle étend son ombre gigantesque sur la ville et
maniere, le mérite de montrer que l'appropriation ne se fait pas tous participent en commun (de cette participation qui est le
Qtiüement aprés mais déjá pendant la violence. Cependant il signe de la féte) au « crime ».
fíiiil ajouter que cette violence se manifesté souvent chez des Nous nous sommes souvent demandé, au cours de ce tra-
lionmies a qui une possession plus positive avait été refusée — vail, quel partenaire suffirait á faire jeu égal avec une ville.
el le probléme demeure entier de savoir si cette appropriation Rastignac etait un ambitieux assez léger, quand il disait « á nous
négalivc va plus loin qu'une forme de possession positive. La
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deux, Paris ». La capitale, pour lui, se résumait á quelques sent la cadenee des périodes et l'on se plaira a relever quelques
contradictions entre la simplicité du message et parfois le clas-
hótels particuliers, a u n poste de ministre, a des décorations et sicisme de la forme. En fait le classicisme dont on use sous la
á un carrosse. Les monuments — si sublimes soient-ils — expri- Révolution peut paraitre emprunté aux vestiges académiques des
ment la ville mais aussi se perdent en elle. La Révolution a temps révolus : plus profondément, il se déroule, á merveille,
trouvé une égale á la ville et c'est la mort qui la menace de périr dans des espaces ouverts, il vibre sur les places immenses, il
et qui aussi l'assure de la gloire. retrouve l'éloquence grecque de l'Agora.
II existe d'autres mamfestations moins terribles de la féte. Mais la violence du ton a une autre valeur symbolique (ce
On s'approprie la ville en pensant, quelque temps, qu'on usera qui n'exclut pas, évidemment, qu'il faille tendré les énergies et
d'elle, sans bourse délier. On logera sans payer le terme, on les inciter á continuer u n combat qui n'est pas encoré gagné).
empruntera les moyens de transport sans acquitter une rede- II faut que la parole, par sa violence manifesté, soit digne de la
vance. Cet espoir naif, au déla d'une aisance a laquelle on vou- violence latente de ceux qui furent opprimés silencieusement.
drait enfin acceder, marquerait l'avénement d'un nouveau temps Elle doit expulser et terroriser les autres paroles qui gisent
que les cambattants ont inauguré. Quand la population leur don- encoré de-ci de-lá, ne fussent que sous la forme d'expressions
nait de quoi boire et de quoi manger, il eut été inconvenant et conformistes, d'attitudes molles. Son role, comme celui de la
impensable de leur faire payer leur nourriture ou leur boisson. violence physique. est bien de puriíier et on ne purifie pas dáns
Tout Parisién, puisqu'il est citoyen de Paris, a le droit d'y cir- la tiedeur et dans les á-peu-prés. II faut marquer une coupure.
culer, d'y loger, d'en respirer l'air, d'en savourer la lumiére. La Quand bien méme les conservateurs se seraient retires, ils ont
ville, comme l'ceuvre d'art ou comme l'acte révolutionnaire, appa- laissé, sur la ville, mille signes, parfois inapercus, de leur
rait alors comme un objet sacre ou comme un objet de jouis- présence : pn ne rectifie pas, en un seul jour, certains regards
sance mais non comme un objet possible d'échange. Comme elle de niépris ou certains ports de tete humiliés ; les facades
n'a pas de prix, il n'est pas question de l'acheter. Ce sont au continuent d'en diré long sur le régne des classes ou des castes.
contraire les corrupteurs et les ennemis du régime qui cherchent Des monuments deineurent qu'on hesite a détruire ou á défl-
á acheter et qui voudraient que l'on se vende. Gratuita de la Féte, gurer. La ville, dans sa matérialité, resiste au changement et il
Gratuité de la Ville. se trouve que cette matérialité n'est pas muette : elle fait signe
En second lieu la Féte de la ville se compose des fétes que de toutes parts, elle risque de fourvoyer le projet révolution-
l'on y donne : féte de la Fédération et méme féte du 18 Mai 1871 naire. La Révolution, ne disposant pas d'un autre systéme de
et méme fétes qui suivirent la Liberation. Voici l'allégresse signes qu'elle substituerait a celui qu'elle a trouvé en place, tente
d'avoir reconquis le pouvoir mais, en dehors de cette moti- de le balayer, au grand vent de son éloquence : non point vide,
vation, la féte révolutionnaire posséde sa propre finalité. Elle se comme on a voulu l'insinuer, mais qui tente de faire le vide. En
donne, selon l'expression de Sartre, comme u n immense « étre- ce domaine, le combat des signes parait plus dramatique et plus
ensemble ». Davantage, le peuple s'offre en spectacle á lui-méme. desesperé que la lutte des armes. Que voulons-nous diré par la ?
L'homme reconnait l'humanité d'autrui, en le percevant révo- Par la forcé, les révolutionnaires arrivent, s'ils sont victorieux,
lutionnaire, en le voyant habillé selon íes chiffres de la Révo- a « faire place nette ». Davantage, le vide se creuse parfois devant
lution. A travers les rúes, les places, les différents cortéges, l'hu- eux, sans qu'ils aient á prendre des mesures terrorisantes. A un
manité se reconquiert, sans avoir a passer par des difflciles et certain instant, le pouvoir semble se démettre de lui-méme, plus
hypothétiques médiations. En marchant, comme quelques mois oceupé á faire ses valises qu'á résister — au niveau des signes,
plus tót en faisant le coup de feu, elle a le sentiment de méler il n'en est pas de méme. La substitution des étendards ne
ses pas á tous ceux des révolutionnaires qui la précédérent et suffit pas. Certes les vétements changent et les partisans ne
qui souvent échouérent. s'habillaient pas comme les soldats allemands. II n'empéche qu'il
Les aspects superñciels de la féte (les fonctions de divertis- ne se produit pas le vide absolu dans lequel la liberté s'engouf-
sement) font place a ses marques les plus profondes : fidélité a frerait. La ville, par ses habitudes matérialisées, continué a signi-
des origines qui remontent le cours du temps et sentiment d'une fier, comme par le passé. Alors on exorcise le passé. On s'inter-
cohesión tres forte. La foule hurle, se décnaine mais, a travers pelle a chaqué instant « citoyen », « camarade », l'on a recours
son enrouement transparaissent les hurlements ou les gronde- á une grossiéreté qui est censée effaroucher les mignardises de
ments de tous ceux qui ne purent se faire entendre. Puis les offl- l'ancien régime ou encoré on parle vertueusement si le systéme
ciants parlent et s'ils sont inspires, ils ne s'expriment pas en précédent était corrompu.
leur nom propre, ils font venir á la parole tout ce que le peuple Nous avons dü, au cours de cette derniére analyse, mettre
rassemblé voudrait diré et tout ce que leurs ancétres purent a en évidence l'ambiguité de la parole révolutionnaire. D'une part,
peine murmurer. Langage noble, langage qui a besom d'étre elle retrouve son essor, elle se multiplie á tous les carrefours,
parlé á pleins poumons dans les grands espaces de la ville, aux elle parle au nom de tous, et surtout de ceux qui n'ont pu s'ex-
caricfours si ventés de l'Histoire. La encoré, il faut éviter toute primer. Les hommes se rappellent qu'étre libre, c'est avoir une
pensée réductrice qui discréditerait a la fois la poussée révolu- gorge, une poitrine libre. La ville devient cet immense espace de
lionnairc et la poussée imaginaire : leurs harangues, pour plaire résonance oii les mots se répercutent en pensées, en meurtres,
au peuple, auraient besoin d'étre excessives, méme si elles épou- a
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en réues, en incitations á agir. D'autre part elle se heurte á u n ville et l'humanité ; une Capitale légiférait au nom de la Répu-
étre-lá des signes, dont elle ne dispose pas. Elle devient impré- blique universelle et du genre humain. C'était Vultime aventure
cation, conjuration solennelle. Elle se voit incapable de remo- de la ville devenue Commune.
deler une ville á laquelle seule une longue pratique effective Maintenant chacun est soupconné d'avoir le désir d'aban-
donnerait u n visage nouveau. donner un dessein trop lourd et trop sanglant. La ville se tisse
Si done tout doit changer, il faut que cette modification pro- d'un réseau de relations á la fois serrées et instables. Chacun est
fonde affecte la vie quotidienne. Que serait une révolution qui observé, épié par tous (ce n'est plus la « belle indifférence » de
laisserait les hornmes étrangers les uns aux autres ! Si la rué l'ancien régime), car l'on suppose que chacun pourrait faire
prend un autre visage, ce n'est pas sous Feffet d'une humeur sécession, mais, chose extraordinaire, on croit qu'une seule tra-
soudaine ou fugace mais en vertu d'un projet qui vise u n boule- hison causerait l'effondrement de tout le systéme. Au debut de
versement total de la condition humaine. II ne faut rien moins l'insurrection, chacun supportait, de ses épaules, la Révolution
qu'un projet ambitieux — révolutionnaire, en l'occurrence — mais cela ne voulait pas diré que le sort de celle-ci fut sous sa
pour transformer le cours des jours : la maniere de se regarder, dépendance : plutót que chacun avait l'honneur de se confondre
de se rencontrer, les « mceurs ». La ville constitue tres naturelle- avec la Révolution toute entiére. Maintenant on en vient a pen-
ment le lieu de cette révolution « morale », parce qu'elle mul- ser que toute l'oeuvre révolutionnaire s'effondrera s'il lui manque
tiplie les confrontations. Les clubs et les cellules proliférent, les une seule adhesión. Fragilité de l'espace révolutionnaire, qui,
rencontres deviennent plus chaudes. Mais la fraternité, d'abord faute de l'unanimité de ses debuts, en vient a faire et á refaire
jaillissante, risque de devenir, pour certains, une couverture, une le compte de ses membres.
comedie. Les intéréts qui ont persiste, réapparaissent. La spon- On acclamera celui qui osera affirmer « nul n'est utile, sinon
tanéité révolutionnaire perd de son imagination. á lui-méme ». Terminer la révolution, c'est arréter un mouve-
II nous importe peu de suivre la retombée (toujours pos- ment qui risquerait de déposséder ses premiers bénéficiaires ;
sible) du moment de l'unanimité. Sartre, par exemple a su pro- c'est aussi permettre a tous de revenir á leurs affaires, voire á
ioser une grille possible de cette trajectoire. II vaut mieux, á leurs miséres individuelles. La ville redevient un ensemble de
Í 'intérieur de notre travail, examiner ce qu'il advient de la ville.
Nous ne parlerons pas de la terreur qui continué parfois sans rai-
logis, de maisons, de rúes juxtaposées, et, puis, chacun se dit
qu'il ne sera pas aussi seul qu'il le redoutait : les enfants, les
son et avec pour but de ressouder « horriblement » la popu- voisins, les quelques effets que l'on posséde et qui ne font pas
lation. La Révolution, parce qu'elle doute d'elle-méme, invente peser sur leurs consciences la terrible responsabilité d'une Révo-
une seconde ville, peuplée de réactionnaires et paralléle. L'ancien lution que l'on accomplit. D'ailleurs, la ville avait, deja, perdu
régime portait, dans son champ mental, l'imagerie des « bas- sa belle unité : auparavant, toutes rúes jointes, elle ignorait les
fonds », de la « pégre » toujours préte á dévaliser, á piller. Les nceuds, elle formait une seule avenue ; maintenant il faut jus-
marginaux, les exclus de toutes sortes rompaient l'uniformité de tifier son identité, son intégrité et les gens disent qu'il est plus
l'espace social. La Révolution cede á une mythologie presque long et plus pénible de la traverser que sous l'ancien régime. Ils
semblable. Son image si puré se réfléchit dans des caves, des hésitent á sortir, ce qui serait se « mettre á découvert » dans un
soupiraux, des égouts dans lesquels les ci-devant, leurs hommes espace publie ; ils préférent se masquer derriére l'ombre de leurs
de main se tapissent. On les croyait emigres, loin du pays, on en maisons.
avait tué un certain nombre; l'on s'apercoit qu'ils s'étaient terrés
et ils semblent pulluler dans ce monde humide oú ils se cachent Le défdé du Front Populaire.
et oü tout prolifére.
II s'ajoute une autre image, celle des déviants. Ils ont quitté II nous faut, á nouveau, choisir l'éclairage historique le plus
la route révolutionnaire qu'il n'est pas facile de suivre, parce satisfaisant. II se situera avant-guerre, lorsque de telles mani-
qu'elle s'invente jour aprés jour. Les déviants ne sauraient étre festations revétaient une ampleur exceptionnelle. Elles peuvent
comme les exclus, parqués dans quelque lieu de la ville (puisque encoré se reproduire, á la faveur de circonstances tres favorables
la figuration n'est pas d'ordre spatial). Ils oceupent, comme les mais leur probabilité nous semble moindre. Nous n'entendons
autres le centre de la ville, en quoi ils s'avérent plus dangereux, pas remonter trop loin dans l'ordre des causes. Nous percevons
mais ils risquent de le faire « dévier », hors du foyer qui lui bien que le cours de l'Histoire pese sur ees manifestations. La
était historiquement destiné. Quand les déviants ne se rendent politique des blocs, la position des partis, l'augmentation ou la
plus á la Raison, quand les chemins perdent de leur évidence, diminution du niveau de vie, l'espérance en une révolution pos-
cesse la transformation magique de la ville. II fut u n temps oü sible ou la perte d'un tel espoir influent sur elle. Mais ce qui
elle était toute entiére en chacun. Certes les institutions se loca- nous intéresse, du point de vue de notre travail, ce sont les
lisajent en assemblées, en tribunaux, en siéges affectés a des relations qu'entretiennent les hommes et la rué. Or la rué, pai-
fonctions différentes mais tout homme, oü qu'il füt, et, en écou- sa forme, par son allure, par son implantation (étant bien entendu
lant seulement la voix de sa conscience, avait le sentiment de qu'en dernier recours, elles dépendent d'une évolution plus gené-
narler au nom de tous. Des termes différents et assez distants rale) constitue un décor plus ou moins favorable a la revendi-
les uns des autres se réconciliaient : l'individu et la société, la cation, aux déñlés, aux sursauts révolutionnaires. II est des rúes
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DU CÓTÉ DES TRA.TETS L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 109'
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ofi l'on sent que la pólice sera mal á l'aise, et Fon pourra lutter, senter d'une ville devenue simple « fond ». Dans la ville moderne
á armes égales, malgré une infériorité théorique. II est des arté- l'homme est encoré libre en ce sens qu'il peut se plonger dans
res fraternelles oü un peuple espere exprimer son unanimité. Et l'anonymat d'un boulevard ; mais, par quel courant se laisser
au contraire, il existe des boulevards plus propices aux denles porter pour aller ailleurs !
de l'armée qu'á ceux des ouvriers, il existe des rúes si froides C'est pourquoi il nous faut remonter le temps, rassembler les
et si inanimées qu'elles inspirent le découragement. documents : les témoignages, les photographies, les actualités
D'une facón genérale dans une ville tout á fait récente, la du Front Populaire et tenter de diré comment, á travers les
manifestation politique parait moins probable. Les rúes sont deja défilés, la rué se dévoilait d'une certaine facón. Nous croyons que
bondées de véhicnles, de passants qui circulent sans tréve. Cette la rué devenait fraternelle, d'une fraternité authentique qui
inlassable activité semble régie par une inécanique imperson- contrastait avec la Fraternité abstraite qui figurait, sur les fron-
nelle qui n'a pas besoin du secours des hommes. La ville rei'oule, tons de l'Etat, aux cótés de l'Egalité et de la Liberté. On assistait
déjá, d'autres marches moins redoutables (pie le défilé politique á un dégel des relations et des traditions et des individualismes.
et qui, auparavant, .se permettaient d'interrompre, le cours des Ce n'est pas en vain que les manifestants marchaient, coude á
raes ; la procession, toutes banniéres déployées, avec l'armée des coude, c'est-á-dire pour le meilleur et pour le pire. lis invitaient
enfants de chceur, la troupe des fidéles, leurs stations prolongées les passants á entrer avec eux dans la danse révolutionnaire,
en dhl'érents points de la ville — l'entevrement qui eheminait, reconnaissant un voisin, u n camarade d'atelier qui avait fait faux
d'un pas lent, foule noire qui suivait le corbillard et son cocher bond, et aussi bien une mere de famille se mélait-elle a eux avec
lngubre ; á sa vue les passants s'arrétaient, se découvraient ou ses enfants. Celui qui demeurait a l'écart, sans se joindre au
se signaient — le cortége endimanchó du mariage — le déjilé défilé ou, du moins, sans applaudir, avait mauvaise conscience.
mili taire : dans « le voyage au bout de la nuit », Hardamu A ce moinent, la rué prenait une allure dépourvue d'ambiguité,
emboite le pas derriére u n régiment qui traverse la ville et se séparant l'ouvert et le dos, ceux qui s'ouvraient et ceux qui se
retrouve au feu. II faut croire que ees cortéges (et méme celui repliaient sur eux-mémes : á certains carrefours, des fenétres
des funérailles) faisaient naítre un courant dans la ville, car dans ouvertes, des vivats, le drapeau de l'Internationale ; á d'autres
un certain nombre de romans ou de films, un étranger á la féte passages, des volets obstinément fermés, des rideaux baissés, le
ou au deuil se laisse emporter par son passage et il le suit silence d'une ville assiégée. Une rué, en general, présente une
jusqu'á son terme, le cimetiére ou l'auberge des réjouissances. apparence moins nette, avec beaucoup de portes, de fenétres
Occasion pour l'étranger de se méler, d'un seul coup, á un entrouvertes, de persiennes entrebaillées. Le défilé populaire met-
monde qu'il ignore mais il fallait bien que le cortége ait assez tait les choses au point, départageant les options et les manieres
d'autorité pour rouler aprés lui le passant et, s'il le faut, il y de vivre de chacun. Parfois deux cortéges venus de lieux diffé-
demeurera, pendant toute son existence, rompant avec les siens. rents se rencontraient : on fraternisait, on se serrait les mains,
N'a-t-il pas devant lui le spectacle de toutes ees mutations, de on chantait plus fort.
cet homme qui, par sa morí, est passe a une nutre vie, meilleure Nous insistons sur cette fraternité parce qu'elle nous parait
dit-on, et de cette jeune filie qui devient une femme et de tous importante par deux aspeets. D'une part elle refoulait une face
ees parents qui s'ignoraient depuis longtemps et se retrouvent de la rué, toujours virtuelle et qui semble l'avoir de nos jours
maintenant á l'état de deuil, en voiles, costumes, cravates, cha- emporté : la rué comme lieu oü chacun observe autrui, d'une
peaux noirs. Voilá, de quelle facón, on pouvait disparaitre d'une facón méfiante et cherche á porter un masque, la rué qui exige
ville. Nul besoin d'une cave ou d'un soupirail, comme dans le quelque affectation, qui s'offusque de ce qui est négligé ou sim-
mélodrame ou d'un cloitre comme pour les ames fortes de Port- plement spontané. Or si tel a été le destin du boulevard et des
Royal. Nul départ á l'aube, dans la rosee du matin, comme le grandes avenues, la rué prolongeait, en quelque sorte, les corri-
fils prodigue ou comme certains héros de Giraudoux étaient ten- dors, les escaliers, elle semblait faite pour ménager u n terrain
tés de le faire. II suñisait de se laisser glisser dans la trappe d'un d'entente et de complicité aux enfants, aux amoureux, aux voi-
cortége. Le passant endosse, selon le hasard, l'habit de deuil ou sins. Le défilé, loin d'étre le bouleversement qu'il paraissait,
de joie, et tous les convives previsibles s'apercoivent qu'ils espé- régénérait les relations humaines perdues dans la rué bour-
raient l'invité inattendu. Sans lui il n'est pas sur que le défunt geoise.
aurait été bien enterré, la jeune fiancée bien mariée ; les cousins On oceupait le milieu de la rué : double symbole : d'une
ne sauraient pas tres bien s'ils sont parents et les gendres, s'ils part ees hommes dont on n'entendait jamáis parler parce qu'ils
convoitent le méme héritage. Lui seul arrive a débrouiller, comme vivaient dans les usines et les ateliers, se permettaient de se
il faut, les ramifications compliquées d'une grande famille. mettre en vedette, de se situer au centre des artéres ; d'autre
La constitution, méme mythique, d'un micro-groupe ne nous part on déréglait toute circulation, cet ordre qui reservait aux
«intéresse pas en soi. Nous voulions, par cette réverie, montrer de uns le passage pour les automobilistes et aux autres un passage
<|iielle facón un cortége (et ce dernier mot a presque disparu de iour les piétons (la rué étant, d'une facón mythique ou réelle,
la langue francaise) avait encoré la possibilité de remanier l'al- Íe lieu oü l'ouvrier, risque d'étre écrasé sur sa fragüe bieyelette).
lui'c d'une rué, quel sillage il laissait derriére lui et comment, Le déréglement n'était pas absolu puisque le défilé comporlait
par l'apparition d'une telle « forme », on pouvait aisément s'ab- souvent un service d'ordre mais on avait plaisir a faire circuler
110 DU CÓTÉ DES TRAJETS L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 111
le camarade, d'une maniere différente, dans la complicité et dans vant, avoir été totalement eux-mémes au milieu de ceux que le
l'amitié. Voilá done une rué chaude, effervescente, bruyante qui sort leur avait imposés comme camarades de travail et avec qui
s'opposait au boulevard froid, distant, presque désaffecté de tous ils avaient maintenant choisi de vivre. La rué se peuplait alors,
les jours. pour eux, de visages amis et, peut-étre, plus simplement de visa-
En fait, le défilé comportait une seconde ligne symbolique. ges. Nous voulons dire que dans la rué quotidienne, les hommes
Par sa fraternité présente il en appelait á une fraternité future, disparaissent et disparaissaient au profit des vitrines, des objets,
á une réconciliatwn imminente. Ce coude á coude mimait, sur d'un mouvement confus — et que, pendant le défilé, on assistait
le terrain, si l'on peut dire l'avénement d'une société radicale- á un renversement total de perspective. Les hommes et les hom-
ment opposée. II est malaisé de definir, en quelques mots, l'uni- mes seuls comptaient. Ils suffisaient a composer le décor d'un
vers bourgeois. La ségrégation et la distanciation le caractérisent boulevard.
sans doute — caracteres qui d'ailleurs comportent leur positi- II faudrait, pour terminer, examiner le sens liturgique de
vité. La ségrégation, cela veut dire aussi l'analyse, la ciarte des ees défilés, insister sur tel ou tel moment plus important, plus
idees distinctes. La distanciation permet de prendre du recul sur symbolique. Ainsi l'ordre de la manifestation qui s'apparentait
les phénoménes, et ainsi de les maitriser. Mais ees raémes carac- plutót á une procession qu'á un défilé. Le défilé militaire demeure
teres signifient une société cloisonnée, compartimentée oü les mécanique dans son exécution, niant toute improvisation et cons-
individus existent fort loin les uns des autres — sur le mode du tituant un spectacle pour les autres : état-major, populations
contrat ou d'une politesse glacée ou d'un formalisme étatique. rassemblées. On défilé devant quelqu'un, une procession se
Voilá done ce que le défilé refusait dans son débraillé bon enfant, déroule derriére un embléme, souvent sacre. Or la manifestation
dans son unanimité, dans sa spontanéité généreuse. s'organisait derriére les drapeaux et les pancartes qui se trou-
Y était reintegres ceux que l'on avait exclus, unis ceux qu'on vaient á sa tete. Elle apparaissait comme une longue marche et
avait dissociés. On avait la surprise de voir défiler, les uns á elle se griserait de tout ce qu'une marche orientée, bruyante peut
cotes des autres, des hommes et des femmes, des ouvriers et des apporter.
Fonctionnaires, des jeunes et des moins jeunes, des banlieusards D'abord la fatigue qu'engendrent le parcours, les slogans
et des habitants des vieux quartiers du centre. Ce qui nous entendus, les chants repris malgré l'enrouement, la poussiére, le
étonne le plus dans les photographies de ees défilés, c'est de voir soleil : sans poussiére et sans soleil, sur un boulevard uni et
tellement de femmes en tenue de travail. Les autres photogra- propre, la procession perd en gravité. Elle ne mérite plus, elle
phies de ees mémes années nous livrent des hommes filant seuls n'engendre plus le vertige et la dépossession de soi. Alors, beau-
vers leurs lieux de travail et des femmes faisant de leur cóté coup, parmi les moins acharnés, pensent deja au moment oü ils
leurs emplettes. Pendant les dimanches, des familles se prome- se sépareront et oü ils rentreront á leur domicile.
naient, mais la femme disparaissait sous l'épouse, sous la mere. Ensuite une route qui va quelque part, comme tout péleri-
Ainsi á l'occasion de ees manifestations, des hommes se rencon- nage et qui échappe ainsi á l'angoisse d'une promenade contin-
traient malgré tout ce qui les séparait d'ordinaire : les lieux de gente. Oü allait-on done ? Au centre de la ville, centre historique
travail, les quartiers, les ages. ou populaire ou seulement administratif (la Préfecture par
Or cette rencontre, bien qu'elle fut appel, invocation d'un exemple) : arrivés á ce centre, les manifestaants entendraient
avenir meilleur, n'avait rien de fantastique. Elle manifestait au leurs chefs, leurs secrétaires syndicaux aimés, admires, connus,
contraire, dans et par la rué ce que d'habitude la ville et la s'ils étaient parmi les plus grands, par leurs portraits ; ils atten-
société refoulaient et ne voulaient pas voir. II était vrai que beau- daient que leurs dirigeants se dépassent et qu'ils annoncent une
coup de femmes travaillaient en usine ou dans les ateliers et la mesure spectaculaire. Qui posséde le centre, posséde la ville, la
mythologie qui les représentait, á l'époque, comme des étres región, le pays, si la ville est Paris.
désincarnés et sans situation sociale déterminée, était fausse. II Le défilé actualisait et répétait la prise de possession du
était vrai que certains hommes étaient uses par le travail, pouvoir par la Révolution. II n'était pas destiné simplement á
avaient des mains, des visages deteriores par l'existence mais la publier des revendications. II dépassait méme u n mouvement
ville les dissimulait dans les oubliettes de ses usines ou de ses stratégique pour se compter et pour mettre en lumiére une forcé
bistrots ; ou encoré elle leur imposait de se déguiser avec un anonyme avec laquelle le patronat et l'état devraient compter.
costume qui n'était pas le leur : « le complet du dimanche ». La Au fil des minutes et des kilométres, il permettait a certains
est le sens de ees vétements de travail qu'ils gardaient pour hommes de s'emparer d'une ville, d'un univers qui était le leur
manifester ou encoré des bieyelettes qu'ils poussaient devant et qui leur avait toujours échappé. La conquéte effective du pou-
eux : non point par désir d'apitoyer ou par amour du folklore voir demande beaucoup de patience, de l'opportunisme, des com-
mais pour ne pas dissocier, pour une fois, leur vie privée et leur promis qui paraissent accepter une situation que l'on veut ren-
vie publique, leur étre de travailleur et leur étre d'homme se verser. La grande manifestation populaire dramatisait cette
Jhomenant dans la rué. conquéte du pouvoir, sur un mode pathétique et immédiat. Ainsi
On comprend la joie que ees manifestations leur procu- il y avait toujours une banque austére et hypocrite devant
ra ion t : avoir été plus forts que la rué, c'est-á-dire que la laquelle on s'attroupait pour la huer, comme, si derriére cetle
sociélé, avoir participé a quelque chose de grand et d'émou- facade vide le mal s'était rassemblé. Elle cessait d'étrc un
112 DU CÓTÉ D E S TRAJETS L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 113
immeuble oü l'on effectue certaines opérations flnanciéres. Elle tation, les hommes, á l'appel des syndicats en place, emprunté-
symbolisait ce capital, partout puissant, partout présent, contre rent le trajet traditionnel qui méne de la Bastille á la Nation :
lequel l'ouvrier impuissant se heurte, sans jamáis pouvoir le trajet entre tous sacre puisqu'á la Bastille un Dieu était mort et
localiser. qu'á la Nation une autre divinité, la République, était née. Cette
Une fois la manifestation terminée, les groupes se dislo- marche, cautionnée par des souvenirs glorieux, ne devait pas se
quaient et, a mesure qu'ils perdaient en importance, la décep- reproduire par la suite et cela, non sans raisons. A mesure que
tion, inconsciente, augmentait. La manifestation avait été réussie la révolte prenait une allure nouvelle et qu'elle refusait de se
mais on en avait esperé davantage : la fin des anciens priviléges, couler dans les moules habituéis, elle empruntait d'autres itiné-
la venue d'un monde radicalement différent. Peu á peu, les rúes raires. Elle ne pouvait se conformer aux antiques processions
et la ville reprenaient leur visage ordinaire. A cet instant, les venerables en d'autres temps. lis manifestérent de Denfert-
hommes ne savaient plus comment se repérer, en ce jour qui Rochereau á Montparnasse, des portes de Paris á la gare de
n'était pas tout á fait un jour de semaine mais qui avait seule- Lyon, de Montparnasse á la gare d'Austerlitz. L'importance des
ment des airs de dimanche. gares apparait avec netteté ; en quoi ils n'échappaient pas á un
Un historien verra peut-étre, dans ees grands défilés popu- passé qu'ils croyaient aboli. En effet, pour quelles raisons se ren-
laires, l'expression d'un romantisme révolutionnaire qui a dis- dre auprés de gares et ne point se diriger vers des points straté-
p a r a (ees lignes étaient écrites en 1964) remplacé par le confor- giques (il est vrai, mieux défendus). La gare participe encoré á
misme social ou par une lutte plus consciente et plus rationnelle. une certaine mythologie ouvriériste. Cette cathédrale de béton et
Nous croyons la réalité moins simple ou plutót la révolution s'ac- de verre, a pu signifier le malheur de la civilisation industrielle.
compagne d'un certain romantisme, dans la mesure oü tous Des hommes y arrivaient de province pour souffrir á Paris la
deux constituent un appel a la liberté. D'autre part la révolution passion urbaine. Toute la peine et toute la détresse de l'homme
apparaissait á beaucoup comme la possibilité de changer la vie, se réfugiaient, a une certaine époque, en ees quartiers plus gris
toute la vie et d'abord la vie de tous les jours : une ville qui ne que d'autres. Ils y firent leur premiére expérience de la ville et
se refuserait plus, une rué oü les passants ne se retrancheraient quand ils retrouvaient pour quelques jours, leur terre natale, ils
plus derriére le masque qu'ils arborent — et c'était ce remode- empruntaient, á nouveau, la voie de la méme gare. Malgré la
lage de la cité que la manifestation esquissait dans les rúes qu'elle difl'usion des véhicules prives, des millions de voyageurs et sin-
traversait. guliérement de famules s'y rendaient, chaqué été, au moment
des « congés payés) » que l'on octroie aux travailleurs. Le role de
La ville dont le prince était un étudiant. la gare n'en est pas moins surprenant, en un temps oü les hom-
mes ont inventé bien d'autres lieux mais il faut croire qu'ils ne
Nos exigences méthodiques pourraient préter en ce chapitre possédent pas assez de charge sacrée.
á ambiguité. Nous cherchons toujours a préciser de quelle facón En revanche les étudiants acceptérent de se rendre des
l'homme tente de s'approprier l'espace urbain et, ici, nous entre- Gobelins au stade Charléty. Le jeunesse se rendait done vers du
prenons une poétique de l'acte révolutionnaire. Nous ne disons gazon, vers un stade et non point vers l'antique décor des gares.
pas qu'il ne comporte que cette dimensión, auquel cas on pour- Quand la C.F.D.T. et quelques éléments de la C.G.T. se joigni-
rait l'assimiler, hátivement, á un vaste monóme ou a un immense rent á eux, ils suivirent un trajet plus hésitant, composé de
psycho-drame, voire á un orgasme collectif. II peut avoir été ten- méandres, de zigzags, lequel semblait refléter leurs incertitudes
tative magique de s'approprier la ville et aussi volonté de boule- et leur hétérogénéité puisque leurs engagements différaient. Ils
verser l'ordre social. Encoré ne faut-il pas diminuer l'importance marchérent longuement dans Paris et cette derive harassante ne
du premier caractére. La féte, par elle-méme, a le don de desser- se laisse pas aisément éclaircir. Faut-il y voir une manceuvre des
rer extraordinairement l'étreinte des forces de répression. D'au- dirigeants qui fatiguérent leurs troupes pour éviter une con-
tre part quand les lignes de metro ne fonctionnent plus, quand frontation devant laquelle ils reculaient ?
les transports se mettent a manquer, quand d'immenses cortéges II arriva que les manifestants marchent a une distance
se forment sur des chaussées réservées á la circulation automo- réduite de l'Elysée et qu'ils ne tentent pas d'en approcher, comme
bile, les hommes s'apercoivent d'abord de ce bouleversement qui s'ils; ne voulaient pas s'emparer d'un pouvoir qui était á prendre.
frappe leurs yeux. Cette modification sensible ne doit pas nous Nous ne songeons pas á risquer une hypothése, en l'absence
laisser croire que l'ancien ordre a été seulement transformé en d'une documentation sérieuse et surtout pour des raisons de
surface. Nos relations a l'espace urbain, nos distances géogra- méthode. Dans notre travail, il ne faut pas que les faits, les tra-
phiques et sociales deviennent autres. Et de ce qui fut avant, jets ou les lieux renvoient á des intentions cachees, qui double-
nous nous en souvenons a partir de notre marche, de notre raient le mode d'apparaitre des phénoménes. Ce serait imposer
plhrole, de notre joie ou de notre peur presentes une seconde dimensión et nous irions á l'encontre de notre parli
On peut remarquer, a nouveau, que les manifestations ne pris méthodologique. Pour en demeurer au niveau d'une poéti-
suiviiont pas des chemins arbitraires ou méme des itinéraires que de l'espace urbain, disons que l'Elysée semblait avoir con-
que la seule stratégie eut imposés. II existe bel et bien des trajets servé une certaine charge sacrée, que l'on n'osait pas en appro-
privilegios dans une ville. Lors de la premiére grande manifes- cher, qu'il paraissait méme dévier légérement le cours de la
L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 115
114 DU CÓTÉ DES TRAJETS
Beaucoup de Parisiens manifestérent. lis furent quelques-
manifestation — ou¡ encoré que ce lieu devenu vide par l'absence uns á peine a monter des barricades. La encoré, les lieux chargés
de son Chef donnait l'apparence d'un creux, d'un cratére oü l'on d'Histoire ont joué leur role. II a souvent été remarqué que, mal-
risquait de s'engloutir, loin d'étre u n sommet, un troné oü s'ins- gré la distance historique (en 1848, lors de la Commune, lors de
taller pour dominer la ville. Cette derniére remarque paraitra la Liberation de 44, lors des « événements » de Mai) elles ont
moins étrange, si l'on songe que l'on pensait á détruire mais que, surgi. Or les raisons fonctionnelles n'expliquent pas toujours
par ailleurs le « vide » faisait peur. L'Elysée vacant pendant ees cette persistance topologique. Les premieres barricades se mon-
quarante-huit heures aurait davantage effrayé la masse qu'un tent en 1968 comme en 1896, prés du carrefour Saint-Germain et
palais défendu par la présence de son Président. de la rué du Four. On se bat souvent rué Soufflot, prés d'un
II y eut done des marches sinueuses, épuisantes (a la fin, commissariat qui devrait éloigner les manifestants. Dans beau-
des sortes de mouvements browniens) et en un sens, elles ne coup de circonstances, les étudiants « remontent » le boulevard
pouvaient trouver leur terme, comme un défilé militaire ou une Saint-Michel et s'attroupent place Edmond Rostand. II se peut
procession religieuse ou u n enterrement. En pareils cas, on que les forces de pólice aient, pour consigne, de ne pas franchir
inhume le mort ou l'on défile devant l'état-major syndical, mili- certaines limites et qu'elles hésitent á dépasser, lors des pre-
taire ou encoré l'on rencontre le Dieu. Nulle divinité, nulle fin miers incidents, le carrefour Saint-Germain. Cette frontiére pas-
satisfaisante á ees itinéraires qui voulaient u n changement radi- sée, les responsabilités reviendraient a un autre commissariat ou
cal de régime, lequel ne pouvait se produire par le seul fait encoré elles savent qu'en envahissant le Quartier Latin, elles
d'une manifestation, si puissante füt-elle. De la, le contente- engagent une lutte plus contestable. Nous ne pouvons élucider
ment de se sentir soudés les uns aux autres mais aussi quelque toutes ees raisons ; mais seraient-elles éclaircies que la tradition
amertume, comme une impression d'inachévement. Ce fut pour persister'ait, qu'au milieu de tous les bouleversements du monde
certains un rendez-vous qui ne débouchait sur rien. Les étu- moderne, des nomines qui ne se connaissent pas, se passent,
diants et les ouvriers grévistes n'eurent pas tout a fait ce senti- prés des mémes murs, le flambeau de la révolte.
ment. lis revenaient á leurs points de ralliement, aux usines et
aux facultes qu'ils oceupaient. Les derniéres manifestations don- Cependant nous devons parler plus précisément de ees der-
nérent l'impression d'un éclatement. Les étudiants, sur la défen- niéres barricades qui ont été celles de notre temps. Tout d'abord,
sive, auraient dü, en toute logique, se regrouper au Quartier ce ne furent jamáis, malgré la violence des affrontements, de
Latin et c'est bien ce qu'ils firent en derniére instance. Mais, aupa- véritables combats de rué. Nous pensons a la guérilla telle qu'elle
ravant, des barricades, des debuts de manifestations se produi- se pratiqua dans les villes d'Algérie ou dans les riziéres du Viet
sirent de-ci, de-la, comme si la masse revendicative éclatait et se Nam. II y avait pour cela, trop de monde et de spectateurs. Lors
disloquait dans le territoire parisién : résidu de ce qui avait été des combats de rué, les indiíTérents disparaissent et c'est une
un gigantesque regroupement. La déflagration contestataire les lutte sauvage, au couteau, á la grenade. Or si aprés chaqué con-
fit retomber a Montmartre, sur les boulevards, prés de la Seine. frontation, le vide se faisait par 1'eíTet de la peur ou de la lassi-
La manifestation des partisans de l'ordre devait, selon l'évi- tude, la foule se regroupait vite á nouveau. Deux images diffé-
dence topologique, emprunter un autre itinéraire — celui que rentes surgissent á la vue de ees barricades. On a l'impression
les « patriotes » ou les conservateurs avaient suivi en d'autres qu'elles joignaient les deux pans de la rué. Les véhicules, les
temps. Nous ne nous demanderons pas quelle en était la com- pavés mais aussi des chaises, des mátelas, des tuiles jetees des
position ou quels en étaient les slogans. Qu'il nous suffise, une maisons avoisinantes grossissaient ce mur, comme pour unir les
tois de plus, de nous fier aux paysages urbains, á sa toponymie. deux rives. Par ce va-et-vient entre le dehors et le de dans, on
De la Concorde á l'Arc de Triomphe. De la Concorde, c'est-á-dire restituait la rué a son quartier. Les immeubles alimentaient la
de ce point qui prétend rassembler les Francais, empécher un rué et, en revanche, des « émeutiers » s'engouffraient dans les
pays de se défaire á l'Arc de Triomphe, c'est-á-dire en un lieu couloirs des immeubles. Par la barricade, on arrétait l'hémorra-
officiellement le plus prestigieux, que les étrangers visitent, vers gie qui, sous l'effet de la circulation, vide une voie de sa sub-
lequel des avenues aerees convergent, oü l'on commémore le sou- stance. La rué moderne est traversée, perforée par les véhicules,
venir des combattants tombés pour la défense de la Patrie. C'est par leur vitesse et leur indifférence. C'est pourquoi, malgré l'ef-
done un trajet rectiligne et non sinueux, comme celui des « étu- fort que les barricades exigeaient, au moment de les dresser, on
diants » de Mai, un trajet propre et lar ge, ascensionnel. II faut eut l'impression qu'elles ralentissaient le rythme de la ville.
monter vers ce haut lieu de l'Arc de Triomphe. II est vrai que Quand les forces de pólice ne les détruisirent pas dans l'instant,
l'on grimpe aussi, quelque peu» pour se rendre a la gare de Lyon quand elles eurent le temps de persister,; elles donnérent á la rué
ou á la place Edmond Rostand. Cependant il s'agit la d'une mar- un semblant de paresse et de familiarité. Les hommes s'abri-
che plus continué et plus égale dans son ascensión. Nous avions taient derriére elles pour fumer, pour discuter. La rué leur
déjá remarqué comment les Champs-Elysées se tiennent a l'écart appartenait, la machine sociale était grippée, d'autant plus qu'ils
(Tii Paris populaire. lis n'ont jamáis été fréquentés par toutes les avaient inversé les rythmes urbains : agissant pendant la nuil,
conches de la population — souvent mieux connus des étrangers s'octroyant le re pos pendant le jour.
que de certains Parisiens. Les jardins, les espacements du rond- Les barricades évoquent encoré — une image, cette fois,
poinl les isolent du reste de la ville. souterraine. On avait l'impression que la rué s'était soulevée,
\
ll(¡ DU CÓTÉ DES TRAJETS
L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 117
(iue, par un séisme mal connu, elle avait secoué sai rectitude pour
devenir bosselée. Dans ce mouvement, elle avait fait remonter á fard, c'était une vieille dame soignée, qui cachait avec art, ses
la surface de la ville un monde obscur que l'on contient a l'or- imperfections. Par 1'efTet des circonstances, elle n'a plus le loisir
dinaire. Le sol devenu visible de la ville, ce n'était pas de la de se maquiller, de faire illusion et sa nature réapparait. II
terre, un limón originel mais une matiére peu noble, qu'elle fut devient possible de la regarder : vieille, usée et sans appréts.
dure (les pavés) ou molle (les detritus). On doit rattacher, a cette Que l'ancien monde ne cache plus son antiquité et nous regret-
image, la thématique des « bas-fonds » : tout ce qui est bas, terons d'autant moins sa disparition.
sale, anomique, refoulé par l'ordre social, aurait ressurgi pen- Cependant si l'on peut reprocher á certaines institutions
dant les troubles. Cette thématique présente un intérét pour d'étre surannées, les siécles ne sauraient constituer un objet de
l'imaginaire, dans la mesure oü on ne l'enserre pas dans des reproche mais un titre de gloire pour une ville. Car une ville
concepts trop determines. Elle peut d'abord évoquer des ani- chargée de siécles appartient au peuple qui la parcourt et non a
maux, comme les rats, attirés par les detritus. Alors, les Pari- quelques-uns. Elle se compose des morts, des peines des ancien-
siens se rappellent que des centaines de milliers de rats vivent nes générations et ce n'est pas sans raison que les insurges s'y
sous eux. lis se mettent á les sentir exister, ils se demandent sentent plus en sécurité que dans une ville neuve — Alors cette
s'ils ne risquent pas de colporter des maladies. Eux-mémes, odeur souvent désagréable, il ne peut étre question de la refuser,
quand ils stockent du sucre, des provisions, se sentent une ame c'est une odeur de mort et de vie, elle surgit de la décomposition
grignoteuse, avide comme celle des rats. On situera ceux-ci, au de certains éléments et elle annonce l'appariiion d'autre chose.
coeur de la révolte dans une Sorbonne jusqu'alors réservée aux Sí l'on excepte certains quartiers comme les Halles oú l'on
seuls « rats de bibliothéque ». II faudra la désinfecter et on aura décharge fruits et légumes ou encoré certains faubourgs ouvriers,
peur que cette masse de rats ne se replie trop rapidement dans dans lesquels les restauranLs entr'ouverts laissent passer des bouf-
tel ou tel quartier, rompant Vequilibre tacite qui, sans doute, fées de nourriture (et certaines rúes du Quartier Latin sont dans
existe entre les lieux, la vermine, les caves, les vwres. et les hom- ce cas) la ville était devenue inodore. Elle baignait dans des
mes. II ne faudrait pas que, dans leur mouvement de repli, ils vapeurs d'essence qui neutralisaient toutes les autres qualités
fassent chavirer le navire de la ville. En effet les rats, par leur qui auraient pu intéresser l'odorat. On préférait évoquer le par-
apparition, nous donnent cet avertissement. Nous sommes sur fum tres syinbolique de Paris : délicatesse imperceptible de
un navire avarié, échoué puisqu'ils ne se maintiennent plus dans l'univers parisién, de la femnie parisienne. Quand Paris se met
les cales du bateau. á sentir aussi fort, c'est sans doute que les services municipaux
Les bas-fonds évoquent done cette apparition des rats mais n'assurent plus leur ocuvre d'une facón nórmale mais c'est aussi
aussi ce que le Ministére de l'Intérieur nomme « la pégre » : les un signe que la ville redevient, dans son emporteinent, une exis-
blousons noirs, les motards de banlieue, les étrangers, les hom- tence — a l'égal du paysage méditerranéen ou des villes espa-
mes a la couleur basanée ou ceux qui sont trop blonds. Eux gnoles qui respirent le pin ou la triture á l'huile d'olive. II fau-
aussi seront, en fin de compte, repérés et sitúes dans la Sor- drait nettoyer la rué de ees cageots, de ees detritus, de ees fruits
bonne. Seulement, l'imagerie demeure incertaine. II faudrait Eourris mais d'abord balayer d'autres survivances du passé plus
que, selon la logique onirique, ils remontent du fond á la surface ypocritement « convenables ». En ees périodes de transition, on
de la ville (ce ne sera vrai que pour quelques repris de justice reconnait mal ce qui murit et ce qui pourrit, les mots uses et les
qui deja se cachaient dans le Quartier Latin). On afíirmera que mots vivifiants, ce qui se décompose et ce qui féconde. Et, sans
d'autres éléments douteux viennent de la banlieue ou de pays doute, croit-on, d'une facón plus ou moins consciente, qu'un
étrangers. Cette instance implique une infútration plutót qu'une ordre nouveau naitra de ce chaos.
re montee. L'attitude de Finsurrectionnel a l'égard des débris de la
Nous détournerons notre attention de ees modalités peu ville sera toujours ambigué mais plutót positive. Déjá 1'homme
compatibles entre elles. En effet nous n'avons pas á nous interro- traque vit dans la complicité de ees échaí'audages derriére lesquels
ger sur leur surgissement, par essence, magique mais á porter il s'abrite, de ees terrains vagues oú il n'a pas honte de vivre. II
au clair le jugement que leur venue édicte : le navire est échoué. suffit d'une palissade pour que Charlot senté renaitre en lui des
A la faveur des circonstances, différents blousons noirs ou aven- envíes de dérégler la société. Les manifestants devaient done,
turiers se mélangent dans le mixer social, sans se heurter. Toute d'une facón spontanée, utiliser les tringles des échaffaudages, les
la ville devient bas-fonds. Comme les detritus s'entassent, comme pierres et aussi les couvercles de poubelles a titre de boucliers.
la ville continué á consommer et cependant defeque, au hasard, lis trouvaient, en ees fentes de la ville, un appui pour leurs
sur les trottoirs, elle se met a sentir fortement. La civilisation mains, une prise pour leurs manceuvres. Ils agissaient ainsi par-
urbaine avait instauré une propreté dont la campagne ne res- fois, non sans quelque dérision, mimant un combat qui, pour
sentait pas toujours la nécessité : sans l'hygiéne, les villes au- étre ardent, ne devait pas verser dans le sérieux des autres luttes
raicni continué a connaitre les épidémies qui les décimaient au sociales. Ils donnaient la replique — sur un mode parodique —
coiirs des siécles. La sálete ou méme la négligence contre-vien- aux forces de l'ordre. D'autre part, ils manifestaient de I'ingé-
nciil d'autant plus fortement á « l'ordre urbain ». Sur ce point, niosité et de l'adresse dans l'utilisation de ees « laissés pour
l'image suscite plusieurs interprétations. La ville avait done u n compte » de la société industrielle. A l'époque du travail parcel-
laire, ils bricolaient. On les avait traites comme des théoiiciens,
118 DU CÓTÉ DES TRAJETS
L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE
119
des intellectuels perdus dans les pays de la puré utopie : ils se
montraient d'agiles artisans ; ils donnaient aux éléments (par « bourgeoises ». Cette nature rabougrie, encimentée venait ren-
exemple, aux boulons, aux bougies d'une auto) un sens inhabi- forcer, au debut du siécle, un sentiment fallacieux de paix
tuel, rejoignant encoré, par la, Charlot, ce grand maladroit qui sociale : aprés le travail et avant de regagner leurs domiciles les
toujours renverse une casserole ou qui ajuste mal un écrou mais hommes et les femmes pouvaient fláner un instant. Cette conduite
qui sait user pour sa défense d'objets tres divers qu'il manipule avait été vraie dans un village (on y planta en 1848 « l'arbre de
d'une maniere inattendue. De la une adresse déconcertante et la liberté »), dans un certain type de ville et encoré une telle
une efficacité qui donnérent á penser qu'ils disposaient de bonhommie endormie n'avait-elle aucun rapport avec le mouve-
moyens considerables et d'une aide étrangére. ment de l'Histoire. On aurait bien aimé reteñir les « classes labo-
Qu'ont-ils encoré utilisé ? Qu'ont-ils encoré détruit ? Et ces rieuses » dans ce semblant d'éden, dans la survivance d'une
deux interrogations ne se confondent-elles pas. Ils mirent le feu entente patriarcale.
a des automobiles. Ces derniéres permettaient d'élaborer des La Révolution n'avait que faire de ce réve d'un paradis
chicanes et par leur essence enflammée, elles retardaient la pro- perdu ; elle saccagerait ce que les bénéñciaires du systéme
gression de la pólice. On voyait, en outre, dans leur présence, avaient planté avec complaisance, leurs petites marques d'atten-
le symbole méme de la société de consommation. L'auto n'était- tion á l'égard d'une ville, par ailleurs, si totalement négligée.
elle pas doublement consommée — d'une facón pratique et d'une Plus profondément, quand une action humaine comnience, quand
facón verbale ? N'implique-t-elle pas une conduite d'évasion, l'homme cherche á établir le régne de l'homme, il ne voit plus
l'autarcie individuelle ou familiale ? Par son attrait ne brise-t-elle en quoi la nature posséderait quelque sacralité. II est prét a en
pas les élans collectifs, substituant le cuite des calandres á celui user pour les besoins collectifs mais, si I'urgence de la situation
d'une société plus humaine. Le conducteur le moins engagé, en le commande, il la sacrifie á des fins prioritaires. L'nomine suf-
prenant soin de son véhicule, semble proclamer son attachement fit a rhomme, il n'éprouve plus le besoin de masquer les cala-
a un certain type de société. Le geste de ferveur, la peau de mites sociales derriére un paravent de ver dure.
chamois, l'emploi du reluiseul équivalent a un contrat moral. Quels furent les acteurs et comment se conduisirent-ils
Enñn l'automobile a contribué á vider de sens la vie urbaine, dans la ville ? D'un cóté des jeunes gens, étudiants ou non, de
quand elle ne l'a pas transpercée encoré, comme en Amérique, l'autre, des forces de pólice municipale, des gendarmes mobiles
d'autoroutes, d'échangeurs, de parkings. ou des C.R.S. Sans porter de jugement politique, il nous faut
Toutes ces raisons jouérent et il dut exister un véritable voir comment, par leurs présences, ils modifiaient le décor
holocauste d'automobiles. On leur manquait de respect, on les urbain. L'opposition des uns et des autres élait totale. Les étu-
renversait sur le dos, les quatre roues en l'air, toute décence dianls avaient, j>our eux, la mobilité ; comme dans toute gué-
bafouée. Mais, nous le répétons, consommer en période insurrec- rilla, ils déplacaient le théátre de l'action, et, cependanl, cette
tionnelle, c'est détruire. D'ailleurs, toute consommation n'est-elle mobilité connaissait des limites puisqu'ils revenaient toujours
pas négation de ce qu'elle entend s'approprier ! Seulement, on chez eux au Quartier Latin. Leurs marches sinueuses dans la
cache d'ordinaire le tragique du négatif. Les manifestants n'eu- capitale contrastaient avec les grands défilés de masse popu-
rent done pas toujours l'intention de proceder á une liquidation laire : mouvements presque browniens, perpetuéis recominence-
symbolique du régne de l'automobile. Ils ont souvent mis a ments. Ils chaussaient souvent des espadrilles pour manceuvrer
contribución des autos modestes, des 2 CV, des 4L, c'est-á-dire avec plus de rapidité et pour mieux sentir « le terrain ». Nous
des autos qui appartenaient aux leurs et qui n'ont pas l'arro- retrouvons cette mobilité dans leur attitude toute entiére, dans
gance des grandes reines de l'automobile. Une 2 CV, quand on leurs physionomies, presque leurs jeux de grimaces. L'un des
l'a longtemps conduite, de-ci de-la, finit par ressortir a ce sys- leaders symbolisera á l'extréme cette incroyable et presque dia-
téme d'objets qui grouperait aussi bien la bieyelette, la paire d'es- bolique mobilité. II est étudiant á Nanterre et cependant il est
padrilles, un pantalón usagé, un bouquin qu'on aime. En outre d'origine allemande. II parle l'une et l'autre langue. On attend
ils se sont servis, quand ils en eurent l'occasion d'autobus, en l'oc- un enragé et il s'exprime, a la radio, avec humour. On le photo-
currence des véhicules publics comme leurs ancétres avaient uti- graphie, le visage épanoui prés d'un C.R.S. impassible. On le dit
lisé les ómnibus. en Allemagne et la Sorbonne l'accueille dans un amphithéátre.
Les insurges sciérent un certain nombre d'arbres. Sans nier II était parti rouquin, il revient avec une chevelure bruñe.
les raisons fonctionnelles de ce choix, tentons d'interpréter la La diversité de leurs costumes accroit ce sentiment de mobi-
signifleation de cette conduite. La population désavoua, dans son lité. Les manifestants d'un défllé populaire se ressemblent par
ensemble, ce comportement et certains chroniqueurs retrouvé- leur allure. Ils ont mille, dix mille, cent mille visages et, cepen-
rent le ton de Ronsard. II est vrai que l'arbre appartient a la dant, ils portent, dans l'ensemble, les traces du travail industriel.
famille des vivants, qu'il semble mériter notre respect, qu'il par- Les étudiants insurges s'habillent de facón tres différente. N'im-
ticipe vivement au paysage d'une ville. S'ils les abattirent sans porte qui vaut n'importe qui, mais demeure, á sa maniere, irrem-
scnipflrle, c'est sans doute parce qu'ils n'étaient pas sensibles á placable. Les filies en pantalón se mélent aux garcons et accrois-
cello symbolique. Certes les arbres agrémentaient la ville mais sent la confusión. Ils s'organisent, mais les modalités de leur
a l'iiilciieur d'un ordre qui incitait aux promenades fades, organisation augmentent tres curieusement cette impression de
diversité : par leur service d'ordre, par leur Croix Rouge, par
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120 DU CÓTÉ DES TRAJETS
L'APPROPRIATION RÉVOLUTIONNAIRE 121
leurs porte-paroles, par leurs ravitailleurs. En effet ils ont
inventé leurs brassards, leurs casques qui ne ressemblent pas á d'entente pour se combattre, que, d'un accord tacite, ils convien-
ceux des forces de l'ordre et l'on croit d'abord a un déguisement nent d'un lieu de confrontation (sauf dans ce type de guerilla oü
supplémentaire. Méme si leurs blessures et leur engagement le révolutionnaire se doit de porter le débat á l'endroit le moins
manifestérent du sérieux, il y eut, chez beaucoup, un penchant attendu, quitte á pénétrer spectaculairement dans la place la
á théátraliser. A l'Odéon, les visiteurs d'un soir, puis d'un mois mieux défendue comme le quartier general. En acceptant cette
se drapérent dans toutes sortes de costumes espagnols, flamands, confrontation classique, les opposants du mois de Mai se situaient
renaissance et quand ils évacuérent le théátre, certains d'entre en decá d'une guerre révolutionnaire qui exige, sans doute, d'au-
eux portaient encoré les sublimes oripaux. La remarque est-elle tres conditions objectives.) Par ailleurs, le récenfort des visages
trop minee ! Elle nous parait digne d'intérét dans la mesure oü et des lieux excede, sans doute, les dangers de la répression. Ils
elle concerne le visuel. D'autre part une féte collective nous per- savaient qu'ils pourraient y dresser avec plus de facilité leurs
met d'endosser d'autres roles et d'autres costumes que ceux barricades et les forces de l'ordre marqueraient un temps d'hési-
de l'existence quotidienne. Tandis que les uns formaient un tation avant de pénétrer dans un quartier reservé, par l'Histoire,
orchestre de jazz et que d'autres se munissaient de cou- aux étudiants.
vercles de poubelles en guise de boucliers, certains, plus ambi- « L'opinion » (son existence prouve que toute la ville n'était
tieux endossaient les costumes de l'Odéon. pas concernée, qu'il ne s'agissait pas d'une ressaisie de la ville
Ce qui doit plutót étonner, c'est que cette improvisation ait par elle-meme) jouait, sur ce point, un role considerable car elle
pu aboutir á une forme concertée (la pólice évoquera le role des aussi était fortement attachée á une certaine conception de l'es-
« meneurs »), ils n'avaient pas de role défini et cependant, il se pace urbain. Au delá de toute prise de position politique, elle
trouvait l'inflrmiére, la dactylo dont on avait besoin. Le social condamnait l'intervention de la pólice en ce quartier. En revan-
avait atteint un degré d'effervescence et de spontanéité tel que che, quand les étudiants abandonnérent leur rive, elle se montra
les acteurs se trouvaient á leur place sans étre diriges. A la ville reticente. Elle acceptait que les étudiants entendent régler leurs
pétrifiée dans ses habitudes, succédait une ville fluide, mobile, affaires et leurs problémes dans un quartier qui était le leur.
diverse. Elle souffrait mal leur pénétration en un territoire oü ils appa-
raissaient comme des étrangers. Ils devinrent moins populaires,
Les forces de l'ordre afflchaient, au contraire, la pesanteur et par le jeu de toute une serie de circonstances mais aussi, croyons-
l'uniformité. On devinait, sans mal, leurs déplacements, le sens nous, parce qu'ils ne respectérent pas une réglementation terri-
de leurs manceuvres. Elles paraissaient surtout pesantes au toriale implicite.
repos. Leurs cars stationnaient en longues files : grosses bétes
fabuleuses dans le soir tombé, monstres enfoncés dans la nuit de En ce point résidaient la forcé et la faiblesse du Quartier
Paris. C'étaient comme des animaux aveugles (cars grillagés sans Latin. Un ultime refuge, un lieu oü il était facile d'inventer un
véritables fenétres, C.R.S. pourvus de grosses lunettes noires) nouveau monde et de montrer á l'évidence que les visages, les
qui attendaient leurs lumiéres du signal d'une fusée ou des éclats paroles, les mceurs peuvent changer. Les structures et les com-
de grenades ou de l'incendie de véhicules. Ils tátonnaient dans portement perdaient leur inertie en cet espace effervescent. Etant
un quartier qui ne les reconnaissait pas et qu'ils entendaient un espace clos, il permettait, en principe, la reflexión : des
mal : face aux couleurs chatoyantes des insurges, un paquet amphithéátres bourdonnants mais aussi des salles « studieuses »,
noir de forces uniformes par leurs casques de tankistes, leurs appliquées á réfléchir et a ne pas se payer de mots. D'autre part
boucliers ronds, leurs matraques noires. Quand ils partiraient a les « Parfaits » éprouvent la tentation de se couper du monde,
l'assaut des barricades, ils le feraient en groupes et il semble de constituer un cloítre de l'hérésie qui, par sa vertu propre, irra-
que les raids isolés, les chasses individúenles aient plutót été dierait sur le reste de la ville. Ne voulaient-ils pas prendre leurs
le fait de la pólice municipale. Parfois ils lancaient leurs filets distances pour échapper á l'intégration. Ils refusaient un monde
et ils ramenaient, dans leurs cars, quelques-uns des manifes- « oü la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre le
tants. Lorsqu'ils chargeaient véritablement leurs adversaires, on risque de mourir d'ennui ». Et, si l'aventure tourne mal, on
s'apercevait á leurs pas de gymnastes entrainés qu'eux aussi constituera un réduit héroique, un ílot retranché, qui parlera,
étaient mobiles, légers, la répression dut-elle paraitre pesante. par ses martyrs aux autres hommes. On reconnait la magie de
Le Quartier Latín et plus particuliérement la Sorbonne la notion d'influence qui arrive á transformer les choses ou les
représentaient le foyer de ce mouvement révolutionnaire : la Sor- étres, sans passer par les lenteurs et par les patiences du
bonne et non point Nanterre qui cependant avait été á l'origine Travail.
du mouvement, comme s'il importait de se situer en un lieu Cependant les révolutonnaires de Mai connaissaient les dan-
reconnu de tous et chargé de passé. Aprés leur folie marche dans gers de cette tentation et ils cherchérent a y échapper. La Sor-
Paris, ils y revenaient. Ils s'y sentaient en sécurité, ils y retrou- bonne serait en avance sur les autres lieux de Paris et, de fait,
«aient des forces, des amitiés, des secours, des recoins. Et cepen- on y parlait plus qu'ailleurs, on s'y couchait plus tard, on s'y
dant la pólice avait mobilisé dans ce « périmétre » (autre lan- battait davantage, mais il fallait a tout prix maintenir les
gage, autre visión de l'espace urbain) le gros de ses troupes. échanges avec le reste de la société, done de la ville. Faute de
II semble que les ennemis en présence aient besoin d'un terrain quoi, ils réaliseraient ce qu'ils croyaient étre une manceuvre gou-
vernementale : isoler les étudiants dans une sorte de ghetto el le
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122 DU CÓTÉ DES TRAJETS
mijoter dans ees arriéres cours oü personne ne vient jamáis comme si cette errance pouvait le délivrer de son instabilité inté-
rechercher les objets oubliés par la ville. Au contraire lors de rieure. Durant le jour, le suspect voudrait interrompre une
cette grande fuite en avant, il faut beaucoup d'air et d'espace marche épuisante mais il n'en a pas le droit. En effet, s'arréter
pour activer l'incendie que l'on allume et pour laisser la trace devient un acte suspect dans une ville vouée au labeur. Je cesse
la plus brillante, la plus aveuglante qui soit. d'agir, je ne vais nulle part, done je suis coupable. Qu'on
entende bien cette culpabilité !... Elle n'est pas celle d'un homme
L'opposition nous parait totale. Certes la fuite s'accompa- solidaire du peché originel ou d'un étre dont l'existence n'est pas
gne dans les deux cas d'un sentiment de culpabilité d'autant justifiée et qui se sent « de trop », comme on l'a dit. Ce n'est pas
plus prononcé qu'il ne repose pas toujours sur le souvenir d'un non plus la responsabilité que Fon peut m'imputer á la suite d'un
acte précis. L'Américain qui prend le large et quitte sa famille, acte determiné. II faut lui conserver son originalité car elle se
sans raison apparente, voudrait se divertir d'une existence qui distingue des diverses formes de responsabilité métaphysique ou
l'angoisse et lui devient intolerable. Mais, comme nous le sug- morale ou juridique. Faute de mieux, nous la nommerions
gérions deja, il espere la surmonter, atteindre un ailleurs, urbaine méme si elle posséde des implications métaphysiques.
éprouver la joie de la libération absolue. En passant et en repas- Dans une ville, je suis tenu d'avoir une utilité et les dimanches
sant á travers les mémes arcarnes, l'homme 'traque de nos uilles me seront concedes sous la forme d'une recompense amere qui
se sent de plus en plus étranger et coupable de cette étrangeté. II prend vite les allures d'un chátiment : voilá done Fennui que
emporte avee lui son passé et il a bien le temps de ressasser ce j'avais revendiqué et que je preñáis pour une forme de plaisir.
qui l'oppriine. — D'autre part ees hommes ne traversent pas le Les bañes si fréquents dans le village oü la place publique est
inéme espaee. Nous ne parlons pas seulenient des étendues, ici consacrée ostensiblement au rien faire, au bavardage, au spec-
vastes ou lá-bas resserrées. II s'agit dans la fuite américaine, tacle, disparaissent dans la ville. lis constitueraient une offense
d'un monde mouvant oü les habitudes, les villes, les véhieules, aux visees du travail et du profit. Nous voilá done en présence
le continent lui-méme dérivent, oü les climats, les Lois, les d'un postulat fundamental : si je m'arréte, je me sens coupable,
heures changent brutalement. On part parce qu'on en a decide et, si je suis coupable, je voudrais désespérément m'arréter, pour
ainsi, mais on s'apercoit ñnalement que rien ne tient en place, disparaitre, comme on dit, « de la circulation ».
qu'il faut aller soi-méme tres vite, pour ne pas étre dépassé
dans cette course universelle et, de son cote, le detective est
souvent en retard d'un déménagement.
L'homme traque de la ville est, á chaqué instant, retenu La derive de l'homme traque devoile la ville.
par des regards, des questions, par la consommation qu'il doit
régler ou la fiche d'hótel qu'il doit remplir — par un incident II apparait des maintenant que l'inhumanité de la ville se
auquel il n'est pas melé, mais dans lequel il est pris béternent. II manifesté a travers l'inhumanité qui est faite k l'homme traque.
s'apercoit que les accidents, les faits divers, que les badauds Nous savions d'un savoir abstrait que dans une ville appliquée
attendent, peuplent une ville et, qu'il aura á décliner son iden- á produire et a consommer, tout a une fonction. Mais l'homme
tité. Le fugitif Américain rencontre la difference et il s'aper- traque va éprouver cette vérité dans son corps, dans ses jambes,
dans sa nuque. II n'a pas le droit d'opérer une pause, sous peine
coit que l'altérité n'est pas une tare. d'étre repéré et enfermé. Certes il s'agit la des traits d'une civi-
Que nous auront appris ees premieres descriptions ? que l'on lisation tout entiére mais ils prennent toute leur ampleur dans
peut fuir de la ville et non dans la ville et surtout que, deja, la ville oü toutes les choses existent en fonction d'un usage ;
nous pouvons discerner des trajets identifiables et discernables méme les ornements destines á charmer, á choquer, á émouvoir,
par leur style. Nous n'espérons pas établir des itinéraires dont méme ees mannequins et ce gravier dans une vitrine destines á
les étapes et les moments seraient rituellement et strictement m'inciter a « commander » au plus vite un parasol et des chaises
définis. Nous cherchons á établir des inclinaisons, des déclinai- d'osier. Les facades n'ont plus le droit d'étre de purés et inútiles
sons, des modalités itinerantes telles que chacun puisse les facades : gigantesques portemanteaux auxquels on accroche des
reprendre á son compte et en comprendre la nécessité. De méme enseignes.
que nous ríétudions pas la ville mais un es pace urbain articulé
en ses différents lieux, de la méme facón, nous ne nous conten- En revanche, dans sa transgression de la loi, il incombe á
terons pas du théme general de la déambulation mais nous décri- l'homme traque de jouer tres strictement le jeu de la civilisation
urbaine, de manifester les qualités qu'elle reclame : la prompti-
rons, en leurs oppositions et en leurs différences, divers trajets. tude, le paraítre, Yingéniosité. Dans beaucoup de romans noirs,
imaginaires urbains. il vient un moment oü le suspect — füt-il une brute — a besoin
de paraitre, puisque la ville vit dans l'apparence. II lui faut
raccommoder ses vétements et aussi son visage, son corps qui
Les axiomes de l'homme traque. ont pu prendre une mauvaise allure á la suite d'un réglement
w de compte. Le sparadrap, le rasoir mécanique, les pommades
La derive du jour n'aura pas l'allure d'une derive nocturne. cicatrisantes, viennent relayer les armes á feu. Cette ingéniosité
Au cours de la nuit, l'homme traque avait le loisir de demeurer est tres caractéristique de la condition urbaine. Dans la brousse,
en place mais il ne le voulait pas. II cherchait en vain á divaguer,
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128 DU CÓTÉ DES TRAJETS LA DERIVE DE L'HOMME TRAQUE 129
ce qui compterait, ce seraient nos cartouches, nos provisions, la
distance qui reste á parcourir. Dans la ville, je n'ai pas á cons- Le faubourg immémorial.
truiré une embarcation avec du bois mais á conserver a mon
pantalón une apparence de pli. Les prisonniers de la derniére On pense á ees auberges de banlieue, á ees maisons prés du
guerre, quand ils s'évadaient durent parfois déployer des trésors canal oü des hommes traques viennent échouer, dans les romans
d'habileté a fabriquer des vétements civils ou des illusions de de Simenon. Pourquoi restent-ils si prés de la ville ? Parce qu'ils
chemise. II leur fallait savoir teñir non point un revolver mais n'ont pas la forcé d'aller plus loin et aussi parce qu'ils conti-
une aiguille. Ce mythe issu de la guerre devait envahir la litté- nuent a observer la ville, comme par vice, comme pour entendre
rature policiére. l'écho assourdi du crime qu'ils ont commis. Ils ne peuvent s'em-
Les structuralistes, s'ils lisaient ees romans populaires, y pécher de rester á proximité de la ville. Mais ils doivent invoquer
découvriraient souvent deux moments : la poursuite en ville un pretexte pour justifler leur séjour. Helas, par leur seule
ville reclame de l'habileté : on maquille le cadavre, l'automobile, présence, l'habituel, le routinier se mettent a prendre un accent
son visage. Hors de la ville c'est á nouveau une folie poursuite insolite. Cette pensión de la Marne deserte au mois de mars, cette
a travers les ravins, avec des embardées sur de mauvais chemins, salle a manger vide, ees pas qui retentissent si fort quand on
avec u n corps a corps meurtrier : l'état de nature a sauvagement descend l'escalier de bois. Cette atmosphére de campagne et de
remplacé la culture. vacances sonne faux, quand on vit si prés d'une ville, qui ne
Le temps urbain harcéle le fugitif et exige de lui la promp- s'accorde des loisirs qu'en des mois fixés á l'avance. L'enquéteur,
titude. Le savoir ne doit pas suivre la perception mais l'accom- s'il est Maigret, loue une chambre dans une pensión voisine, de
pagner au plus juste. Cet espace urbain, qualifié par le dange- l'autre cóté, du canal, et il observe, avec des jumelles, ce qui se
reux, l'incertain, le rassurant, prend u n relief étonnant. II allume passe de l'autre cóté de l'eau. Une fois l'enquéte terminée, il en
ou non ses clignotants. II multiplie des signes auditifs visuels, gardera le souvenir ému d'une escapade. Une telle scéne nous
olfactifs qui ne coincident pas toujours. Chaqué kilométre par- parait oniriquement fructueuse. En un sens, elle éveille une
couru, chaqué heure passée prend une double signification. D'une réverie du bien-étre, du bien dormir : l'homine traque se laisse
part, les poursuivants risquent d'avoir perdu la trace et le fugitif cajoler comme l'unique pensionnaire de l'auberge. II a droit á
a sauvé cette heure de vie et de liberté. D'autre part, ses reserves tous les égards, a tous les caprices. II se blottit dans une cham-
s'amenuisent ainsi que son argent, sa fraicheur physique, l'éveil bre qu'il a choisie petite. II se réveille le plus tard possible,
de ses sens. Son costume se défraichit. II devient plus reconnais- comme un enfant qui redoute un lever annonciateur de la elasse.
sable, plus visible. L'histoire de sa survie coincide souvent avec Ce retour a l'enfance est bien un retour au mieux-étre. Mais,
celle de son vétement. comme nous étudions l'espace urbain, c'est autre chose que nous
reléverons.
D'abord, le contraste déjá remarqué entre la ville et la ban-
Les points de chute. lieue, la pierre et le fleuve, la tensión et la detente, le travail
et la nonchalance —• et, encoré, s'agit-il d'une fausse vacance, de
Les squares lui permettent en principe une pause mais la ce qu'il y a de merveilleusement irréel, dans un paysage de
présence d'un homme, quand il est encoré jeune, y étonne ; il vacances quand on l'habite pendant les mois de travail. Tout y
lui faut, par d'habiles stratagémes, apaiser les esprits, se faire parait a porte á faux, divinement truqué, double. Ensuite — et
accepter, en commencant, par exemple, á converser avec un c'est la l'essentiel — le terme de derive prend son sens propre.
enfant — mais ne va-t-on pas le soupconner de mauvais des- Vhomme derive comme un objet á vau-l'eau et il va lá oü les
seins ! Les églises ménagent des havres de repos, et l'on s'aper- choses stagnent, s'arrétent parce que l'eau y est trop dormante :
coit qu'elles ont recu un sens nouveau dans la mythologie du Prés de ce canal au méme titre que les bouchons, que les
cinema moderne. Elles n'apparaissent plus comme un lieu de detritus, que tout ce qui n'avait pas de raison d'étre porté plus
recueillement, une étape aprés la faute ; les hommes harassés y loin : la mousse humaine et végétale. Ce théme nous apparait
demeurent, pendant quelques instants, parce qu'elles sont l'un surdéterminé, car, d'une facón plus genérale, Fhomme traque se
des rares lieux soustraits a la presse de la ville. Par une entente croit davantage en sécurité lorsque cette végétation méme rabou-
tacite, on admet qu'un inconnu y demeure : la pénombre plus grie s'offre á son regard. II ne sent plus l'exil, la nécessité de
que la présence du Seigneur donne certains droits. II faut done glisser indéfiniment sur des surfaces lisses. Quelque chose
que notre homme traque trouve u n lieu qui soit á l'écart des l'arréte, lui tient compagnie. II suffit parfois d'un peu d'herbe,
grands mouvements de la circulation (la pólice place ses inspec- de quelques papiers sales dans une impasse ou une rué moins
teurs autour de certaines bouches de metro tres fréquentees). entretenue : lá oü la propreté n'est pas de rigueur, la oü quel-
Mais précisément, dans ees lieux plus calmes, les gens, par ques éléments, sans titre de noblesse, ont poussé, j'ai le droit de
ennijy, nous observent et peuvent, le cas échéant, remarquer ce prendre racine et je ne serai pas inquieté.
qu'il y a d'inhabituel dans notre comportement et le signaler avec
un ompressement déférent a la pólice : seuls les habitúes y ont
droil de cité !...
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LA DERIVE DE L'HOMME TRAQUE 133
valait dans l'absolu. Or notre chómeur s'apercoit que les réalités
naturelles ont aussi été confisquées, qu'elles lui sont devenues et de la participation. Ce droit, méme s'il est lié á d'autres droits,
aussi inaecessibles que des objets coüteux. La pureté de l'air, se présente comime une revenidication originale. En secon'd lieu
l'espace Idans sa nudité, la luimiére, le silence, le jaillissement il nous remet en mémoire que nous sommes en situation, que
de l'eau, la sipontanéité, et l'offre d'un sourire — tous ees dons la société ou la ville á laquelle nous appartenons, se donne á
du eiel ou de la nature ont comme disparu ou se vendent contre nous, selon une perspective. II n'existe ipas des classes sociales
argent comptant. Qu'il franchisse les limites imprécises de la qui se ¡perpétueraient en soi imais des homimes qui, dans la pra-
ville, et il retrouvera de nouvelles clótures qui l'exclueront de tique quotidienne, a travers obstacles, déceptions, actions com-
ce qui est frais et vert. Dans sa marche, il continuera á exister munes et revendications réussies, prennent conscience de leur
du cóté de ce qui est poussiéreux, dur, bruyant, inégal. II lui appartenance á une classe. Ainsi il faut avoir souffert du bruit,
faudrait, pour reprendre souffle, racheter ce qui appartenait du désordre de la rué, de la mauvaise organisation des trans-
á tous et aussi a lui-méme en tant qu'homme. II sent monter porls collectifs pour s'apercevoir qu'il est « rude » d'avoir
en lui un mouvement de révolte et aussi de découragement. eté exproprié de ce qui semblait connaturel á tous les hommes :
Tout cela ne devrait pas étre et ils sont, sans doute, un certain le soleil, la luminosité, l'air, la ville.
nombre á le penser — ¡mais qui l'entendrait !... II apprend, a ce Ces remarques faites, notre « critique urbaine » qui a usé
moment, la derniére fonme de solitude, celle des nomines qui de la marche d'un chómeur, se distingue, de part en part, d'une
n'arrivent pas á se joindre pour unir leur révolte. réverie urbaine.
La premiére demeure indifférente au décor. II lui parait
La valeur de ce « montage ». indifférent de situer son chómeur, en tel ou tel endroit de la
ville, de préciser: ou non le commencement, les étapes et le terme
En quoi se distingue-t-il de notre description de rhomme de sa marche. Nous savons que l'espace d'une ville existe mais
traque ? Ce montage posséde un caractére feint, rationalisé qui nous ne cherchons jamáis a l'orienter, á le qualiíier. II suffit de
le distingue de la derive ou ide la déambulation nocturne : u n mettre en évidence le role de la marchandise en general, la signi-
récit, un apologue plutót qu'une mise en branle de l'imagination. fication des vitrines, l'émergence provocante de tout ce qui se
Sa valeur, sur le plan imaginaire, nous parait nulle. Seulement il refuse á l'homine sans travail. Le montage demeure un « simu-
evoque ce que pourrait étre une transposition sociale d'une lacre » tout juste bon á faire progresser notre connaissance, en
dómarche hagarde. II propose une lecture de la société caipitaliste faisant varier les conditions d'apparition de la réalité sociale
á ¡partir de la ville, plus précisément a ipartir d'une marche (urbaine). // nous livre tout d'un bloc. Les éléments qui contri-
urbaine. En premier© analyse, il vaut mieux entreprendre une buent a échal'auder une rnystihcation sociale, sont contemporains
étude directe du systeme capitaliste, préciser le role du travail les uns des autres et il paraítrait absurde d'insister sur l'inessen-
comme valeur fondamentale, le mécanisme de la plus valué... Mais tiel : le décor urbain.
le trajet inverso ne manque pas d'intérét et il reproduit ce qui L'espace, le temps, le décor reprennent leurs droits avec la
se passe dans les faits. Cormme Sartre le rappelle dans la Cri- réverie urbaine. II importe de s'entourer de toutes sortes de pré-
tique de la raison dialectique, nous sommes enfants avant cautions, de nous attarder sur certaines étapes pour constituer
d'étre travailleurs et l'accés á la conscience de classe se for- une marche qui posséde quelque validité et quelque nécessité.
mule á travers notre famille, notre environnement. Un homme Uimaginaire (sur lequel nous travaillons) plus que le réel encoré,
se rend á son usine a travers certains chemins, en parcourant une ne se donne jamáis d'un coup. Nous en saurons davantage
certaine ville, et sa visión de la pratiique sociale peut s'en trou- aprés l'effectuation de notre réverie qu'avant de l'entreprendre.
ver modiñée. Davantage, un homme qui s'accommotíe trop bien Elle ne pourra nous mener n'importe oü. Le circuit de l'homine
de sa ville ou bien qui en rejette les malforfinations sur une traque n'est pas quelconque. II existe des quartiers qu'il ne tra-
fatalité anonyme, ipeut-il vouloir la révolution ? II faut croire verso pas. Nous avons vu qu'avant guerre, il s'achéve souvent
aussi que les villes peuvent changer et qu'en fait, elles réflé- dans u n faubourg, comme si, avec les jours qui passent, l'homme
tent, dans leur anarchie actuelle, les maux de notre société : traque n'arrivait plus a supporter le difficile regard de la ville
en particulier le désordre dans la conception urbanistique et ou comme s'il s'inventait, dans ce faubourg paisible, une inno-
le mépris des réalisations collectives parce qu'elles ne sont pas cence bien compromise.
rentables. Alors l'état de choses actuel — et sa fausse abon- Le cours de cette marche est-il reglé par une nécessité logi-
dance et son visage gai, lisse, légérement farfelu, parait intole- que ? Caúsale ? Non point exactement mais le temps pro-
rable. gresse-t-il en fonction de Tune ou de l'autre ? Le sens d'une
C'est pourquoi nous avons pu nous instruiré en retrouvant phrase reléve-t-il d'un enchainement qui impliquerait seulement
et en comprenant le vagabondage du chómeur. Nous avons daivan- l'un ou l'autre de ces ordres ? Nous aurons á plaider en faveur
lage pris conscience qu'il existe « un droit á la ville » selon d'une pluralité d'évidences ou de contraintes regionales qui,
l'expression d'Henri Lefebvre. Nous ne saurions y renoncer sans chacune, á sa facón, ressemble á un type de nécessité déjá con-
inulilcf^notre humanité car il concerne notre vie sensible, immé- nue mais qui n'est pas tout á fait la sienne. Nous sommes en
dialc, quolidienne, celle du travail et du loisir, de la rencontre présence d'un mouvement orienté, presque irreversible, analo-
gue á celui de la fonte des neiges au printemps ou á celui de
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l'eau d'un fleuve. L'homme traque ne remonte pas, aprés épui- precise ; dans quel rayón ? En fonction de quelles identités ima-
sement, jusqu'aux beaux quarhers, pas plus que l'eau ne va á ginaires ? Et selon quelle pente de la réverie ? Le rayón des
contre-courant. jouets, en l'occurrence, si calme, quand les enfants vont en
A l'intérieur de cet univers de l'homme traque s'établissent classe.. On y regarde des soldats de plomb, des poupées modestes.
des correspondances précieuses entre les éléments, les lieux et Ces hommes sont des chómeurs, des hommes mal integres dans
le fugitif. Elles n'ont pas a étre démontrées. Elles se constatent la ville ou encoré des étres qui supportent mal le coup qui vient
á l'intérieur de cette marche hagarde, en decá de tout jugement, de les atteindre.
comme la pesanteur d'un bloc de fonte ou comme la viscosité Auparavant, dans une petite ville, ils auraient regagné la
du miel n'ont pas á étre établies, par la physique ou la chimie, campagne, ils auraient reconquis leur enfance, en máchant une
aux yeux de l'homme qui les percoit sensiblement. Ainsi l'ami- herbé, en jetant des cailloux dans une riviére qui court. Ces
cale complicité — de l'ombre, de l'humide et du fugitif — ou hommes traques ou malmenés ne peuvent plus fuir : on les a
encoré l'egalité d'humeur entre l'eau et l'homme traque : elle bouclés dans la ville. Insensiblement, ils reviennent á eux-mémes,
stagne, il m'est done permis de séjourner et de cesser de me á leur passé par un chemin jonché de jouets. Voilá done les ber-
háter. ges le long desquelles ils flánent et ils pleurent silencieusement
Nous avons cru découvrir de grands axiomes qui gouver- les jouets qu'on leur a cassés ou qu'ils ont, peut-étre, eux-mémes,
nent la derive de l'homme traque et qui semblent posséder une cassés, gachés. Des jambes cassées, une voix cassée, une vie
vérité sociologique : ne jamáis s'arréter ; l'homme qui s'arréte, cassée. Le miracle c'est que le Prisunic puisse avoir comme la
devient, de ce fait, coupable -— et, a l'inverse, engager une con- beauté d'un, canal, au détour d'une rué populeusc.
versation, comme si en parlant, on s'intégrait a la communauté Ne nous contentons pas de ce debut de réverie encoré trop
des autres hommes et comme si on obtenait une sorte de certifi- passif. II nous faut montrer qu'une réverie ne repose pas seule-
cat de non-culpabilité. De méme les efforts de l'homme traque ment sur un manque, qu'elle est autre chose que l'envers d'une
dans la brousse ou dans la ville différent parce qu'ils se heur- situation insupportable á laquelle on échappe par une voie
tent a des environnements dissemblables et que les obstacles n'y magique. La derive d'un rodeur des villes n'apparaitra plus
sont pas les mémes. comme une fuite mais comme une pénétration singuliére. Loin
Nécessité matérielle (au sens Bachelardien de cet adjectif) ? de se donner comme un échappatoire, elle fait lever le sens des
Nécessité sociale ? Nécessité intérieure ? Ne nous laissons pas lieux et le réel se découvre au terme d'un travail de l'imaginaire.
abuser par la diversité des propositions que nous avons rele- Alors nous n'aurons plus á craindre les dangers d'une réduction.
vées. Elles naissent de l'unité d'une marche qu'il ne faut pas Quand une ceuvre ou une marche ou une existence joue le role
briser. Ce sont comme des évidences que l'homme traque décou- de révélateur, lorsqu'elles sont véritablement éclairantes, il
vre, dans sa fuite et qui perdent leur autorité en dehors d'elle. serait vain de projeter sur elles nos faibles lueurs pour les expli-
Elles en tirent leur cohérence et tout leur pouvoir contraignant. quer á partir de leurs conditionnements.
Hors de celle-ci, elles se banalisent et se travestissent, tout
comme certains mots arrachés a l'oeuvre de Racine ou de Bau- Dans une description « positive », on remarquerait que
delaire, perdent leur visage de cruauté ou d'angoisse. Ainsi, nous le grand magasin, tout comme la salle de cinema ou le boule-
venons plus haut de prononcer le terme de « brousse » et il est vard, peut constituer un refuge pour l'homme traque. II profitera
certain qu'il retentit sur la ville qui prend alors une tonalité de l'affairement general pour devenir un homme quelconque, u n
autre. homme comme tous les autres. Dans une réverie plus authen-
tique, l'homme traque songe, lui aussi, d'abord, á ressembler
La derive de l'homme traque n'était qu'une narration appa- aux clients du grand magasin, done á endosser les costumes que
rente. Elle visait a élaborer un parcours temporel a l'intérieur l'on y vend et que certains des clients ou des vendeurs portent.
duquel les gestes et les évidences du fugitif prendraient leur Puis, par un coup d'audace qui représente une rupture dans le
sens original. L'analyse conserve ses droits : seulement elle porte cours de l'imaginaire, il espere devenir l'un de ces costumes, l'un
sur l'articulation des images plutót que sur celle des concepts. de ces mannequins. En effet on ne demande pas de compte á
L'élaboration d'un trajet imaginaire exige patience et doci- un costume si ce n'est d'étre taillé convenablement, d'avoir des
lité. Elle reclame, comme nous le disions, beaucoup de précau- épaulettes en place. On s'apercoit, aprés coup, que la transsub-
tions. II faut multiplier les médiations. Les identités paraaoxales tantation ne présente pas de difficulté et qu'il faudrait, au con-
de la pensée imaginaire n'ont aucun. sens et paraissent trop fáci- traire, beaucoup de mauvaise volonté pour y échapper.
les á énoncer, si nous ne montrons pas á la suite de quelles // existe tellement de costumes qui voudraient étre endos-
transformations nous les obtenons. Le poete échappe a cette sés. II existe un vertige de la confectwn, comme il se rencontre
difficulté en les proférant mais une poétique n'est pas poésie. En un vertige de l'eau. Le premier semble plus subtil, car quelle
nartypulier le départ constitue comme l'envol d'un trajet et, par est cette frondaison de tissus, de laines, de Abres chatoyantes !
la, pese sur tout le reste du parcours. Nous ne pouvons l'imagi- Si l'on s'y enfonce, la tete la premiére, comment s'en déga-
iH'i- (|iie dans certains lieux : dans un Prisunic, par exemple, á gera-t-on ! L'eau, a vrai diré, avec ou sans ophélisation, ne nous
(•(•llames heures creuses de l'aprés-midi, il arrive que des hom- ménage pas trop de surprises. Elle réfléchit une image plus ou
mes seuls se proménent mais cette remarque doit devenir plus moins glauque, plus ou moins pále... mais du torse au veslon,
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de l'avant-bras a la manche, des reins á la redingote, il se pro- esprit mefiant. L'homme traque connait la ville puisqu'il se laisse
duit un échange étonnant. Seúl l'homme traque peut ressentir guider docilement vers ses points de sécurité. La seconde réverie
jusqu'au bout cette fascination de Pempilement dans une masse s e m p a r e davantage des éléments d'une ville. Malgré son mal-
molle. heur, elle echappe á l'urgence d'une situation harcelée par le
En outre il éprouve la tentation de se laisser enfermer pour temps, elle a la prétention et l'orgueil de faire exprimer aux
vivre, en sécurité, l'existence de tous ees objets, quand l'homme objets et aux lieux urbains tout le sens dont ils sont capables
n'est plus lá. L'étre qui se laisse enfermer dans un super-mar-
ché obéit, avant tout, k u n souci de vol et de profit. L'espace du
grand magasin, peuplé de glaces, d'escaliers, de caisses, d'ascen-
seurs posséde une autre résonance et suscite une autre réverie.
Ainsi on voit, dans un román noir, un homme traque devenir
mannequin pour échapper á la pólice et, aprés le passage du
veilleur de nuit, il s'apercoit que les autres inannequins con-
tiennent, eux aussi des existences humaines. lis ont constitué
une autre société á l'intérieur de la nótre. Une ville se réfléchit,
autant qu'elle en a la possibilité : dans l'histoire et dans ses jour-
naux, dans son fleuve, dans son nom, dans ses souterrains... et,
enfin, dans cette masse de vétements, a qui il ne manque que la
nuit pour agir á leur guise. Les hommes de chair ne suííisent pas
á une cité. Les inannequins peuvent leur faire concurrence tout
comme les hommes illustres ou les statues dans l'antiquité.
II nous semble que nous pouvons tirer deux conclusions
de ees derniéres réveries. D'abord la fuite de l'homme traque
n'est pas seulement remarquable par le style qu'elle posséde
mais elle revele encoré les possibles de l'espace urbain. Une ville
n'est pas donnée en toute immédiateté. Tout comme il faut tracer
la ligne droite pour la faire exister, il faut sillonner une ville,
selon les parcours les plus riches, pour faire venir au jour ses
virtualités. D'une « critique » a une « poétique » urbaine, le
centre d'intérét se déplace. On ne cherche plus á savoir com-
ment le chórneur surmontera la situation qui lui est imposée
(reforme du systéme existant, appel á l'initiative privée, á la
voie syndicale ou politique, role de la masse et des intellectuels)
mais á décrire comment une conscience malheureuse réve sa ville
et sa peine.
Ensuite il nous faut distinguer plusieurs types de réveries
qui introduisent une distance certaine entre le phénoménolo-
gique et le poétique. L'homme traque, « coincé » dans une
situation fácheuse, deambule parce qu'il ne trouve point de
refuge. S'il était plus fort que la situation qu'il subit, si la ville
ne se refermait pas, devant lui, dans son mutisme — dériverait-il
encoré !
Mais cette réverie se double d'une autre réverie qui n'a plus
la méme allure. Un réveur de vocation ne rencontre pas, méme
en ville, d'opposition fondamentale. Le mur de la ville ou, en
l'occurrence, ses rayons de confection, lui sont une matiére mal-
léable. II cesse de voir, en elle, un traquenard mais plutót une
terre avec laquelle il se sent en complicité. Son regará n'est pas
apeuré, furtif mais actif, prompt á travailler les lieux qu'il ren-
contre. Malgré son malheuri, quand il est malheureux, il trouve
un arand repos d'áme dans ce travail de l'imaginaire.
La premiére réverie demeure proche du vécu ; elle assume
une siLualion difficile qu'elle tente de maitriser. Elle dévoile
iiue certaine ville •— corrélative de sa marche hagarde, de son
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MARCHER DANS LA VILLE
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140 DU CÓTÉ D E S TRAJETS MARCHER DANS LA VILLE 141
quelque chose dans ce monde souterrain. Cet appel et ce mou- quí ne peut rien pour eux et ils ignorent les saisons (il existe
vement de recul n'existent-ils pas aussi chez les adultes, alors des couples d'amoureux, en hiver comme en été).
méme qu'ils ne s'en rendent pas compte ! Quand les égoutiers Seulement la ville peut apparaítre comme un faire-valoir de
remontent á la surface, des badauds s'asseinblent mais la remar- leur amour. Ils lisent dans le regard des autres que tout le monde
que posséde une portee insuñisante : tant de spectacles attirent connait et reconnait leur passion commune. II faut que fa ville
les badauds ! Ajoutons plutót que les hommes contournent, soit gentille et prévenante á leur égard, car le bonheur mérite
d'instinct, les employés du sous-sol urbain (d'une maniere gené- ces marques de respect. II faut que la rué s'entrouvre sur leur
rale il est intéressant de noter ce que les hommes contournent passage, que les feux n'agissent pas á contretemps, que le garcon
dans une ville. Les conduites d'évitement instruisent davantage de café soit plus empressé. Si les événements se refusent á cette
que les conduites d'approche). Par crainte de se salir ? Certes, complicité, ils y voient un mauvais signe. Le visage de la ville
mais aussi parce qu'ils se trouvent confrontes a d'autres étres devient celui du destín et nécessite alors une lecture attentive.
qui descendent dans des entradles dont ils préférent ne pas Ils s'en remettent, comme dans les films de Rene Clair, aux sim-
imaginer les dedales. Ces hommes caoutchoutés, á longues bottes ples, aux timides, aux enfants, aux aveugles, á tous ceux qui
et munis de crochets redoutables, pourraient les invectiver, leur sont vacants comme eux et qui savent savourer les joies les plus
teñir u n langage désobligeant auquel ils ne sauraient repondré. minees. L'agent de pólice, s'il ne croit pas trop aux vertus de
Par leur fonction, ils supportent des charges mais ils bénéficient son uniforme, peut, lui aussi, attirer leur confiance car on le
aussi des priviléges des maudits, qu'on ne saurait loucher, qu'il sait disponible pour la rué ; davantage, il en fait partie au méme
serait vain de rappeler a l'ordre puisqu'ils réparent et assument titre que les kiosques á journaux, que les devantures de boulan-
les désordres de la rué. geries ou que, les éventaires des marchandes de fleurs. La rué,
Le mouvement de la rué importe a l'enfant au point qu'il si pesante, s'allége. Son mouvement ne se donne plus comme un
ne varié guere ses actions avec les saisons : il s'asseoit, seule- flux irrépressible qui nous écraserait, si nous osions lui résister.
ment, plus volontiers avec les beaux jours ; l'hiver il se réchauíTe Elle se multiplie en échappées gracieuses, diverses comnie ces
á la vue de ces magasins oü les adultes ont chaud, mais de cette ballons d'enfants qui sont lances, lors de certains jours de féte.
chaleur il ne voudrait pas, il savoure plutót celle dont il a le Aussi le cinéaste ménage-t-il quelque vide dans son espace urbain
désir, sans en éprouver trop brutalement le manque. En groupe, pour qu'il se produise en lui du « jeu », pour que nous soyons
ils délimitent, par des traces a la craie, par des repéres reconnus en présence de visages sympathiques, qui valent pour eux-mémes
de tous, leur espace. II fait bon y demeurer parce qu'ils y orga+ et non devant une maree noire d'hommes. París leur appartient,
nisent leur propre monde, á l'abri des adultes. lis y descendent cela veut diré : París ne pese pas plus lourd que ces maisons
(c'est-á-dire ils y dévalent) des qu'ils en ont la possibilité. Leurs claires, ces jardins radieux, ces rúes aerees, ces escaliers élan-
lazzi apparaissent comme une source de distraction mais ils ont cés, ces toits ensoleillés oü il fait bon se poursuivre en dansant.
aussi pour fin de détourner les adultes de leur territoire ou Les militaires se distinguent immédiatement de la foule, par
encoré, s'ils sont moins audacieux, ils ne voient pas les passants leur uniforme. Quand le soir tombe et si le quartier n'est pas
qui traversent leur univers, « leur coin » : á la lettre, ils n'exis- tres fréquenté, ils chantonnent. Dans l'aprés-midi, ils parlent
tent pas pour eux. En revanche ils ne toléreraient pas l'intrusion plus fort. Seraient-ils revenus á une nature plus fruste — sous
d'autres jeunes gens extérieurs á leur bande. l'effet de « l'existence militaire » ! Ils agissent ainsi pour se
D'une journée a l'autre, d'une saison a Fautre, leurs exploits, sentir chez eux. Comme ils sont exilés ou exclus, ils éprouvent
leurs bavardages, leurs paresses y demeurent et véritablement le le besoin d'affirmer leur présence auprés d'une foule qui les
meublent. Le mouvement de la circulation, les jets d'eau de la ignore. Ils cherchent l'aventure, l'incident et ils n'osent jamáis
voirie, le vent de la ville s'avérent incapables de chasser ce qui aller jusqu'au scandale. Quand ils reviennent le soir á la caserne,
croupit la : leur odeur, leurs revés d'adolescents, leurs debuts le trottoir leur apparait long, hostile, harassant. C'est pourquoi,
de disputes. Point n'est besoin du terrain vague, il suffit que la dans la plupart des films d'avant-guerre, on franchit (on fait) le
rué ne soit pas trop mouvementée, qu'ils puissent disposer d'un mur pour pénétrer dans la caserne á une heure tardive. La sortie
rebord de fenétre, de quelques marches, d'un enfoncement. Par manquee ou vécue dans le désoeuvrement devient folie escapade.
leur immobiliíc, ils freinent le mouvement de la ville et, en L'uniforme qui isolait ou qui permettait seulement des rencon-
créant ainsi une zone de repos, ils favorisent des courants, des tres fáciles (disons des arraisonnements) semble donner Vimmu-
contre-courants précieux. nité : d'un militaire, comme d'un facteur ou comme d'un
pompier, on admettait bien des choses. Le facteur sonne á votre
Le trottoir et la rué représentent, pour les amoureux, un porte, le pompier s'introduit par votre fenétre (lorsque votre
décor inessentiel et agréable : inessentiel car ils constituent le immeuble brüle). Le militaire est disponible, on sait qu'il partirá
groupe le plus réduit et le plus fort d'une ville, ils portent, en un jour et que ses actions ne portent pas á conséquence.
eux, leur rythme, ils ne pressent pas leur marche, sous l'effet de
la ,(¡í)hue. Si elle devient trop intense, il nait, cependant, en eux, II est vrai qu'á examiner mieux ces films si nonibreux
la peur d'étre separes de la foule — thématique qui apparait d'avant-guerre, on s'apercoit qu'ils mettaient surtout en cause
dans de nombreux films d'avant-guerre et méme dans Hiroshima, des réservistes d'un certain age. Ils compensaient, pendant leur
moa (imoiir, d'Alain Resnais. Ils sont indifférents k cet espace période de rappel, une vie trop paisible ; sous la vareuse et sous
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142 DU CÓTÉ DES TRAJETS MARCHER DANS LA VILLE 143
le calot, on percevait u n ventre, un visage, une allure qui á nouveau, il ne s'agit pas d'un semblant de raisonnement. On
n'avaient ríen de militaire mais qui indiquaient clairement le sent, immédiatement, a leur odeur de fauve, qu'ils respirent la
commercant ou le professeur ou le cultivateur. Quoi qu'il en soit mort, qu'ils tirent de ce voisinage terrible leur grandeur et qu'ils
de cette'nouvelle détermination, dans la ville d'avant 1939, la ne sauraient y renoncer. Ce n'est pas la terreur organisée, métho-
tenue et la marche des soldats se remarquaient. Sans doute diquement exercée des tueurs d'une ville américaine comme dans
évoquaient-elles, comme en u n lointain souvenir, la distinction « la femme á abattre ». Ils ont plutót toujours vécu dans la
fundaméntale qui répartit la population en civils et en militaires. familiarité de la mort. Aussi, cherchent-ils naturellement les
La premiare : amie de la paix, de la prospérité, du rangement, lieux de violence, la brutalité de la féte foraine, de certains bars,
de la fidélité ; la seconde habituée au grand air, aux larges hori- de certains quartiers. Ils vont de bistrot en bistrot, á la recherche
zons, un peu pillarde, méprisante a l'égard des civils et de leurs de la provocation.
lois timorées. II suffisait de la présence de quelques militaires Leur passage aura le idon de bouleverser la tonalité de l'en-
dans la rué (et l'Adjudant, le Lieutenant, le Colonel avaient cha- vironnement urbain. On se met presque á percevoir celui-ci
cun leur légende, on savait quel était leur type particulier de comme une terre sauvage, oü seuls seraient en sécurité ceux qui
susceptibilité, comment heurter le caractére bourru du premier, seraient préts á braver la mort, une terre oú l'on reconnaítrait, á
l'impatience du second, les airs cassants du dernier), pour qu'elle des odeurs diverses, les diverses espéces qui y parquent et qui la
prit un visage nouveau. On en attendait quelque chose d'autre. traversent. L'assimilation rhétorique de la ville et de la jungle
Les lois coutumiéres seraient, sans doute, respectées mais il (trop souvent formelle a notre sens, méme si on y lutte, si on
demeurait, á titre de probabilité, la possibilité qu'il en füt y detruit les réputations, si on y aceule les concurrents au sui-
autrement. cide, selon la visión balzacienne) prend un sens momentané-
Nous évoquerons plus particuliérement la figure du légion- ment forf par la vertu de ees bétes sauvages. Ils parlent peu
naire. Y a-t-il mythe plus répandu et plus commun, semble-t-il, parce qu'ils ont une vie de muscles, parce que la parole est
que celui de la Legión ! Cependant nous croyons possible de féminine, citadine, parce qu'elle substitue une lutte hypocrite
montrer l'importance d'une marche en ville comme celle du á la guerre Ioyale et virile ; et, quand ils parlent, on entend
légionaire. Alors méme que la ville se refuserait a nous faire d'abord leur voix, leur voix rauque de la savane et du désert,
signe et á privilégier d'elle-méme des parcours, certains hommes de la menace ou Ide la tendresse malhabile qui se détaohe, tandis
auraient encoré la possibilité d'y faire leur trace. Ce sillón dans que nos mots se mélent a la confusión de tous les mots que l'on
la Ierre urbaine nous parait d'autant plus remarquable que tous prononce.
nos pas semblent se méler et s'annuler dans une ville. De quelle A ce sillage essentiel, on ajoutera quelques autres notations
espéce sont les hommes qui possédent ees pouvoirs. Non point qui les aident « a faire leur trace ». De toute évidence, ils
exactement l'homme traque : on le remarque trop a son gre par ne sont pas de cette ville. On le devine ostensiblement a leur
la peur qu'il secrete et il voudrait se confondre dans la masse tenue. Par consóquent on ne sait d'oü ils viennent. Ils traversent
des immeubles. Non point encoré l'aventurier en general car sa une ville a laquelle ils n'appartiennent pas et dont ils n'ont pas
plus grande jouissance consiste a errer sans visage dans le vide la charge. Cette fois, le trajet beneficie d'une signalisation
interminable des rúes, d'exister dans la transparence, de reculer visuelle : dans ce milieu homogéne de gens qui ont les mémes
les limites, de marcher sans empreinte. Ce sera plutót une intéréts ou le méme visage, ils se distinguent par leur ídémar-
certaine sorte d'aventuriers, plus primaire et plus proche des che, par leur costume. L'espace perd ainsi de son uniformité.
mythologies populaires — comme par exemple le légionnaire. Quelques mobiles autrement colores le sillonnent et les habi-
D'abord il laisse, derriére lui, une certaine odeur. Voilá, tants, en se reculant sur leur passage, élargissent ce sillón, lui
selon nous, le trait élémentaire et presque inexplicable. Dans une donnant plus d'impartance.
ville neutralisante, qui a eliminé les odeurs, qui baigne dans une Quand les aventuriers auront disparu de leur champ de
lumiére uniforme, il provoque un « remous » reconnaissable. Le visión, les citadins hésiteront, pendant quelques instants, á
registre ne saurait étre d'abord d'essence auditive ou visuelle. combler le vide qu'ils ont creusé. // suffit done que des éléments
Dans l'épopée du western, les héros, maudits ou bénéñques, se s'affichent comme étrangers pour que des trajets n'apparaissent
remarquent á leurs regards insoutenables et le spectateur, les plus quelconques. Dans le cas de la « legión étrangére », cette
comparses du film savent a cet Índice qu'il n'hésitera pas á altérité était double : par leurs véteiments, par ce que l'on disait
dégainer tres vite son colt et, le cas échéant, á tuer. Certes, nous d'eux : des paris, des serments qu'ils avaient tenus dans des
le verrons, ees signes visuels, auditifs ne manquent pas mais circonstances étonnantes — et aussi par leur qualité d'étrangers,
l'essentiel demeure qu'il laisse aprés lui un certain parfum qui parfois d'anciens ennemis passés au service de la Nation : le
ne se dissoudra pas de sitót dans l'atmosphére urbaine. teutón parmi les gaulois, r h o m m e tatoué parmi les peaux-lisses,
Les légionnaires, comme les autres aventuriers, n'ont pas le nómade au milieu des sédentaires...
d'avenir — un passé á la fois inconsistant (ils le renient) et lourd Nous n'avons pas a nous demander si cette mythologie
(de ooups de poing, d'amours). Au surcroit, en un monde protege, co-mportait une part de fabulation ou de naiveté. Une telle ques-
¡Is annoncent la mort. Ils vont mourir et ils sont préts á tuer tion n'aurait (pas de sens puisqu'elle consisterait a récuser le
pour ce qu'ils croient étre leur honneur ou leur bien. D'ailleurs, mythique. II faudrait plutót s'interroger pour savoir s'il s'ins-
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144 DU CÓTÉ DES TRAJETS MARCHER DANS LA VILLE 145
crivait, en profondeur, á l'intérieur de l'espace imaginaire des Davantage, cette modification touchait jusqu'á l'intérieur de
trancáis. Sur ce point, notre réponse serait positive et nous invo- la viMe qui se idévoilait alors d'une autre maniere. Nous savons
querions le nombre de films ou de ohansons consacrés au légion- bien que tous les passants se rendent quelque part — en general,
naire. P a r ailleurs, il fut lié á l'aventure de l'Empire trancáis, á leur lieu de travail. Cette connaissance n'affecte en rien notre
á une certaine dilatation du territoire trancáis ; il était soumis visión de l'espace urbain, en particulier du « fond » inapercu
á un statut originad qui cumulait les qualités du trancáis et de de la ville. Au contraire, la dépéche bleue, la haute toque, le
l'étranger et ainsi il échappait aux oppositions traditionnelles, plateau du gáte-sauce, en vertu d'une pro-tension galopante et
tout comme, par exemple le météque, dans la cité atbénienne. manifesté, entrouvraient cette masse cl'immeubles, d'habitudes
Mais notre intérét se porte dans une autre direetion : íes tra- si bien défendues, et nous transportaient implicitement jusqu'á
jets sans étre inscrits objectivement dans les murs d'une ville, la féte Idu domicile : les nappes Manches, les invites qui arri-
peuvent comporter des traces visibles. Nous n'avons pas alors vent et que l'on recoit avec ostentation — et sentent la vie
á décrire une itinéraire géographique determiné mais plutót á affanee de l'office. II existe [ainsi] des parcours qui nous ren-
préciser la qualité du siílage : en l'occurrence un remous d'in- dent sensible le terme de leur visee et qui joignent devant nous
quiétuide, une odeur de mort et de béte de proie. le dehors et le dedans. Ce n'est pas, pour autant, exclure toutes
Nous n'aurions ipas de peine a généraliser les conclusions sortes de derives et de ressassements urbains.
de cette idescription. Nous parlerions de trajets chaqué fois qu'un
étre ouvre un sillage ou imprime á son parcours une cadenee
reconnaissable, modifiant ainsi la face visible de l'espace urbain.
En proposant cet axiome, nous nous situons aux confins de la
Psychologie de la Forme. Seulement il s'agit non d'une forme
achevée ¡mais d'un tracé á effectuer, non d'une structure imper-
sonnelle mais d'une temporalité qui, a chaqué instant, redis-
tribue un fond et une forme — et les hommes de la rué colla-
borent á cette nouvelle redistribution de l'espace : les uns parce
qu'ils semblent posséder assez d'autorité pour inseriré leurs
traces sur le sol de la cité, les autres parce qu'ils veulent bien
s'écarter sur le passage des ipremiers et les aider, par cet effa-
cement, a creuser leurs sillons.
A titre d'exemiple, nous évoquerions volontairement des
)ersonnages mineurs, conventionnels comme l'oncle pátissier,
Íe gáte-sauce du traiteur, le jeune télégraphiste. D'abord, nous
aurions á écarter la tentation du pittoresque. H ne suffit pas d'un
peu ide blanc ou de bleu pour animer la rué d'une poesie trop
gentille. Nous serons plutót sensibles á ce qu'était l'evidence de
leurs parcours. C'est que les autres hommes (l'agent de pólice,
les promeneurs, les coiimméres) laissaient passer sans recnigner
ees Envoyés un peu exceptionnels du Destin. Ces derniers
allaient, de leur démarche dansante, vers une cérémonie, un
mariage, une communion, une féte. Le vo'l au vent, le gáteau
d'anniversaire, la dépéche bleue valent davantage que le pain. les
légumes, la lettre ordinaire. Du coup, la rué perdait sa neutralité
amorphe pour se réorganiser selon les catégories plus contrastées,
plus fortes du Festif et du Quotidien — tout comme le légion-
naire faisait advenir la différence du Nómade et du Sédentaire.
A cette opposition typologique s'ajoutait rémergence d'une
cadenee nouvelle. II faut que les messagers de la Féte (les
« extra ») aillent au plus vite et ils le peuvent parce qu'ils sont
jeunes, parce que leurs mines pimpantes, leurs allures ingénues,
leurs vétements exactement coupés affichent leur caractére pri-
mesautier. Une féte ne saurait attendre, sous peine de voir le
son filé s'affaisser, le vol au vent se refroidir., la dépéche bleue
poiMioTle sa tendresse. Leur brio, l'urgence de leur mission, leur
appélil d(í courir et de se faufiler contrastait avec le labeur mono-
tone de la ville qui n'en finirá jamáis, quoi que l'on fasse.
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LE DÉPART A L'AUBE 147
vaise, échaipper á une sorte d'anxiété diffuse. / / s>e heurte aux
témoins dérisoires de la nuit: les travailleurs et les noctambules.
Les premiers viennent de subir une passion redoublée : celle du
travail mélée á celle de la nuit. Ces hommes, en general, choisis
parmi les couch.es les plus défavorisées d'un pays ont une nuit,
(juelques rides, quelques pensées ameres d e plus que nous — et
ils se rendent, chez eux, pour les oublier dans le jour, comme si
celui-ci pouvait apporter l'oubli. Ils a'pparaissent comme la mé-
inoire d e la ville et cette mómoire, helas, s'enfle de tous les évé-
nements de la nuit.
Quant aux noctambules, ils ont cessé de faire illusion. A
cette heure du matin, ils se donnent comme des témoins insi-
LE DEPART A L'AUBE gnifiants, a qui nous avons honte d'avoir delegué le pouvoir de
veiller. Ils vomissent leur nuit, leurs confettis, leurs angoisses,
sur le trottoir, tandis que les clubs qui les aecueillirent, débal-
lent au dehors les bouteilles et les caisses vides. On ouvre la
II faut qu'á 1'auibe la ville recommence á vivre et, en ce boite de nuit ; le vestiaire, les tabourets, les membres de l'or-
sens, l'aube et le crépuscule ne sauraient, dans une cité, étra chestre, tous les symboles d'une féte facile apparaissent comme
compares. En effet, lorsque le soir tombe, le passage s'opére dérisoires et tout a fait désacralisés.
sans mal. La nuit succéde au jour mais, á la faveur de nos pro- Les restes et les témoins de la Nuit ne nous sont d'aucun
jets nous enjambóos la fin de la journée. II trouve que, pour secours. Voici l'air du matin bleuátre, aigu, rare, comme si la
beaucoup, la soirée représente le but des heures de travaíl — pour qualité de l'atmosphére, sa couleur, ses sons se répondaient. II
le repos ou pour le plaisir qu'elle promet. Sur un plan imagi- s'agit d'une coupure qui cisaille le temps, d'une opération pres-
naire, la transition nous parait encoré plus naturelle. C'est la que chirurgicale qui tranche dans la durée. Les rúes ainsi a
nuit urbaine qui fait jaillir, gicler la lumiére des intérieurs. Elle jeün, vertigineusement rectilignes nous « remettent » de cette
arrache aux magasins, aux cafés, aux bureaux la lumiére qui nuit qui s'épaississait dans ses réves. La transition était néces-
va l'embraser et dont elle tirera sa gloire. Elle l'aspire aux embra- saire ; cependant elle semble rude. Les oiseaux de l'aube piail-
sures des fenétres, aux néons publicitaires, aux vitrines pour lent d'une facón stridente, ne tiennent pas en repos, battent des
qu'elle devienne sa substanee : une nuit électrique autant ailes. Les bruits nous atteignent plus vivement, méme quand ils
composée de zébrures éclatantes que de noirceurs. Sans ce mou- nous sont familiers : les bidons de lait, les poubelles, les pre-
vement, il n'est plus de nuit urbaine. Une lumiére étale et miers véhicules, les sons déchirent un espace encoré vide. Ce
complete fait disparaitre la nuit. En revanche, la nuit urbaine n'est pas la grande maree sonore qui va et vient pendant la
peut absorber les éclairages et les néons multicolores, sans ees- journée. En quoi, ils ressemblent aux bruits que nous entendions
ser d'étre nuit. Au lieu d'apaiser l'agitation des hommes, elle avant de nous lever. Nous étions couchés et cependant les ambu-
la multiplie, par les plaisirs qu'elle leur ipromet (ils n'ont autant lances, les cars de pólice, les automobiles laissaient de longues
travaillé que pour étre recompenses) et parce qu'elle « met en traces lumineuses aprés elles. Celui qui habitait auprés d'un
lumiére » tout ce qui vit dans l'homme : les cravates, les bra- hópital ou d'un commissariat pouvait imaginer une nuit calme
celets, les sacs, les mains, les souliers, les regards, parfois les ou mouvementée. Méme s'il n'occupe pas un point stratégique, il
révolvers. Le cinema américain de style policier, quand il a poursuit leurs routes, á mesure que le bruit s'estompe. Cet espace
ainsi multiplie les mains, les regards, les calandres d'automobile, auditif mérite qu'on en precise l'originalité — une serie de vec-
a fidélement rendu la vérité d'une nuit urbaine. Si cette deserip- teurs, un faisceau de ligues, une étendue étirée, allongée, alors
tion s'avére exacte, la nuit, dans une ville vient en aide aux que la ville, imaginairement, est circulaire ou du moins quadran-
hommes. gulaire, et que ses bruits tournent en rond, se choquant, se
II est, au contraire une dijficulté de s'éveiller á l'aube. Les répercutant, se relancant dans une marmite assourdissante.
módiateurs de la campagne manlquent : le soleil, les animaux, L'homme de l'aube n'échappe pas, dans une ville, á sa
le coq, tout ce qui accompagnait l'homme dans son lever. II fal- condition humaine et sociale. On pourrait croire qu'il met á
lait attendre que l'eau coule, que la maison se réchauffe, que les profit cet instant pour faire face á une nature de pierre. Si le
bétes sortent : de la une certaine lenteur, au milieu méme de lever du soleil n'a pas de sens dans ce décor, que, du moins, il
1'affairement. En outre, la nuit avait purifié la terre, elle l'avait inspecte cette masse transie, bleuátre, presque silencieuse, Or il
engourdie, c'est-á-dire rendue plus opaque, plus nourrissante, se détourne méme de cette quasi-nature qui ne lui est pas indi ité-
totalement incapable de penser le mal. Elle était saisissante de rente á d'autres moments de la journée. L'aube incite l'homme á
verdeur»et de fraicheur. II faudra, a l'inverse, dans une ville, prendre toutes ses responsabilités. Certes la ville devient plus
se purifier de la nuit, de ses revés, de ses désirs inavoués. supportable dansí la mesure oü elle ne nous écrase pas de sa sur-
L'lMiiiine qui se leve, Idoit se dóbafbouiller de cette nuit mau- charge en véhicules et en hommes. Mais nous avons une fron-
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148 DU CÓTÉ BES TRAJETS LE DÉPART A L'AUBE 149
tiére redoutable a franchir. Des hommes tentent de s'évader et La promenade matinale apparait, en ville, sous le signe de la
tombent sous le feu des sentinelles ; d'autres subissent le pelotón bonne humeur. Sans cette derniére, elle n'aurait pas lieu d'étre
d'exécution, tous rites qui ont un sens aigu dans une civilisation remarquée imaginairement. Ce trait ne va pas de soi et quand,
urbaine. C'est l'heure que certains malades ou que certains étres par exemple, nous parlerons de la déambulation nocturne, nous
desesperes ne franchiront pas. Parlons encoré plus précisément ne l'y rencontrerons pas. S'agit-il, en l'occurrence, d'un caractére
de la ville. Son mécanisme s'était arrété et personne ríose preñ- fort general qui lierait le matin, l'enfance et l'espoir, les pro-
are Vinitiative de le relancer. Les premiers pas, les premiers inesses qui ne sont pas encoré démenties par la banalité égalisa-
bruits seront furtifs ; le passant est comme géné de déplacer trice et invincible de la vie ? N'y a-t-il pas une marche extatique
quelque chose — seraient-ce ses propres pas. II a l'impression vers le soleil, une foulée que la fraicheur de l'herbe rend plus
de traverser la rué a un moraent oü elle ne devrait pas étre occu- légére ? Nous devons done, sans nier cette facilité d'étre matinale,
pée. Pendant le jour, les déplacements vont de soi et il faudrait dévoiler ce que la promenade urbaine posséde en propre.
un éclat pour que l'on remarque notre présence. Au cours de On pourrait d'abord avancer que le promeneur s'appréte a
la nuit la déambulation peut étonner mais l'homme qui se pro- savourer cette journée parce qu'elle est belle et que de telles
mane tard dans la ville est le premier á avoir conscience de journées sont exceptionnelles dans une ville. Le beau temps y
son équipée et á l'assumer. Au petit matin, nous laissons á serait done (imaginairement) fugitif et il faudrait savoir le goü-
d'autres le soin de troubler l'ordre du monde. Certains avan- ter au mieux et au plus vite. La ville, par ce ciel, par cette
cent, le regard fixe, comme perdu. lis sont bel et bien réveillés lumiére, par cette douceur, rappelle quelque chose de la nature
mais ils ont peur, s'ils ouvrent trop grand leurs yeux, de déclen- et l'homme revient á son corps, á ses jambes, s'émerveille d'une
cher le mouvement de la machine. Ils craignent que les lieux ne vie organique dont il avait perdu la mémoire. On ajoutera que le
prennent l'étincelle de leurs pupilles pour un signal de départ. fláneur — piéton de Paris ou petit rentier — est « un nerveux »,
Alors ils regardent devant eux et, pourtant, ils ont le cceur un inquiet, sensible á toutes les délicatesses et les nuances
serré quand ils rencontrent le premier homme de la journée : atmosphériques. Le campagnard ressent les grandes masses de
ils voudraient parfois lui diré qu'ils sont de la méme race que chaleur ou de froid qui s'abattent sur sa ferme, sur ses terres
lui. Le premier cycliste, le premier piéton ont valeur de signe et sur ses récoltes. Le piéton apparait comme l'homme des cou-
et semblent nous indiquer ce que vaudra notre journée. rants d'air, des nuages imperceptibles, des commencements
Peut-on méme quitter, á cette heure la ville ? Ce sera alors u n d'orage. II avance á pas précautionneux entre les ombres, les
départ a la dérobée, á la sauvette, et, sur les quais blémes, le coups de vent et pour lui, un chapeau qui s'envole a l'importance
voyageur, pour se donner une contenance, marche. La pólice d'une tornade pour un mieux marin. II n'est pas prés de l'oublier
semble en droit d'interroger ceux qui ont decide, a une heure de la journée.
aussi matinale, leur exode. Aprés quel mauvais coup ? A la suite Par conséquent, cette matinée qui a toutes les apparences
de quel désarroi ? Quel lien ont-iís coupé en cette aube déchi- d'une belle journée qui commence, il lui préte tous ses sens, il
rante ? Et reviendront-ils u n jour ? La liberté a u n visage pálot veut la humer, il la détache comme un mot délicat. Ce portrait,
de solitude et d'arrachement. Or nous ne sommes pas encoré sous cette forme excessive, semblera conventionnel. Cette reserve
partís. Loin de la. Nous avons encoré plus que d'habitude le ne doit pas nous géner. Elle prouve, en fin de compte, qu'une
goüt de nous-méme, d'un homme qui ne pourra jamáis se quitter. certaine ville a pu susciter des étres dont la facón de vivre
Puis la machine se met en marche. La voierie fonctionne et nous étonne mais dont elle avait besoin pour acceder a la
alors tout va tres vite. Tous ceux qui, par discrétion ou par conscience d'elle-méme : sans eux, une certaine maniere pré-
une sorte d'angoisse, avaient retardé leur sortie dans la rué, cautionneuse, frileuse et fróleuse d'appréhender le temps eut été
comblent leur retard et, bientót aprés quelques saccades, la inconcevable. L'homme qui va a son « job », au milieu des
ville atteint son régime de croisiére. embouteillages d'une mégalopolis, ne s'accorde pas le loisir de
préter attention ¿i des nuances atmosphériques ; mais,, aussi bien
La promenade matinale. n'effectue-t-il pas de promenades matinales. Nous ne portons
pas de jugement de valeur ; nous cherchons, une fois de plus
La promenade matinale va se révéler á nous, avec ses traits une approche qui dévoile quelque chose de la ville et cette
propres qui l'opposent a la derive de l'homme traque ou a la approche doit étre recherchée a un certain moment de l'histoire
déambulation nocturne. II nous parait intéressant de mettre en et chez certains individus : la psycho-sociologie du rentier ne
relief le noyau de sens que chacun de ees trajets posséde en présente pas pour nous un intérét particulier ; ce qu'il nous
particulier et qui le distingue, sans appel, de tous les autres. plait de montrer, c'est de considérer de quelle maniere la ville
Mais, du méme mouvement il nous appartient de montrer en a provoqué en lui une intelligence de certaines de ses manifesta-
quoi ils se distinguent, de marches dans la nature, marquant tions.
par la á quel point le décor modifie l'itinéraire. Nous ne devrons Le miracle, c'est que souvent l'homme en vacances retrou-
pas perdre de vue ees deux sortes d'opposition : la premiére qui vera cette attitude. En sortant á Rome ou á Copenhague de son
jone entre les différents trajets urbains et la seconde qui se hotel, il ressentira, comme une gráce exceptionnelle, la légéreté
nianifeslétentre les marches dans la ville et celles dans la nature. d'un ciel qui présage une journée heureuse. Nous avons bien
DU CÓTÉ DES TRAJETS
LE DÉPART A L'AUBE 151
150
jusqu'á l'effronterie, puisque tout est á voir jusqu'au déballe-
affaire á une sensibilité d'une espéce particuliére, a une sensi- ment et l'exibition.
bilité purement urbaine soit que la présence de la nature se fasse
plus rare, done plus précieuse (les vraies journées de printemps Seconde reserve possible : avec un peu de recul et d'esprit
ou d'été apparaissent comme un don, comme une chance), soit critique, cette agitation sans fin ne conduit-elle pas á une expé-
rience de l'absurde ? Car les projets, á forcé de s'additionner,
que l'homme des villes se montre plus sensible aux différences s'annulent et surtout cette activité ne trouve pas de terme. II
de sensations les plus légéres. nous faut un avant et un aprés. II nous faut aussi un commen-
Mais nous voudrions que cette promenade soit encoré plus cement et une fin qui scandent le temps et qui achévent ce qui
proprement urbaine. Nous nous apercevons que, ce qui insinué a été entrepris. Or le mouvement de la rué ne connait pas de fin.
en elle une bonne huineur fondamentale, ce n'est pas l'état du De lá l'image fréquente de la fourmillére : les hommes sont
monde ou la lumiére inais Faffairement de la cité. La ville est areils á des insectes pour s'acharner ainsi á travailler et pour
au travail, elle s'agite, elle s'affaire. Chacun s'en va, d'un pas
leste, vers ses oceupations. Hommes de Loi, hommes de peine,
E ousculer ceux qui prendraient quelque répit. Nous sommes
pris de stupeur quand nous nous rendons compte que nous ne
hommes de parole, écoliers et ouvriers se pressent industrieuse- pourrions pas arréter ce flux d'automobiles, de passants, cette
ment ; la rué est pleine de gens et de camions qui cheminent rumeur sourde et inintelligible — méme si tel était notre désir
et qui s'acheminent. II s'agit d'une reverle du mouvement, d'une le plus profond. Tous les éléments de l'absurde : confusión d'un
poésie de l'action. temps brouillé, manifestation d'un esprit de sérieux trop poussé,
Nous comprenons á quel point cette promenade d'un nomine sentiment, de Firréversible, viennent se renforcer. Mais cette atti-
inoecupé, au milieu de gens que le besoin presse d'agir, peut tude, philosophiquement possible, implique un recul qui n'ap-
paraitre mystifiante. II nous faut done en préciser la signiíica- partient pas au promeneur matinal. De toute facón, elle manifes-
tion, la detendré a l'endroit d'autres expériences qui sembleront terait un soupcon á l'égard de l'existence urbaine (¡ni nous livre-
plus authentiques, sur le plan humain ou social. Ce n'est pas rait son envers plutót que son essence positive. Le promeneur
que nous ayons a statuer sur sa valeur inórale ; encoré faut-il est sorti de chez lui, de bon matin, non parce qu'il avait peine
montrer qu'elle est donnante, qu'elle est revelante de la ville. a trouver le repos ou parce qu'il avait lu trop de livres mais
D'abord, pensera-t-on, il s'agit d'un jeu, d'une attitude ludi- parce qu'il sentait en lui l'appel de la rué. L'affairement general
que. Ce promeneur qui, par ce matin lá, prétend connaitre quel- lui parait un signe de santé. II lui semble percevoir un oui fon-
que chose de la ville, s'en absenté, échappe á ses contraintes, la damental á l'existence. Les passants ne se retournent pas, ne
traverse comme un étranger qui ne subit pas ses lois et qui s'en reviennent pas en arriére, ne paraissent pas hésiter ou s'inter-
fait une visión euphorisante, done fausse. Mais les acteurs qui roger sur le sens de leur activité. II est done bon de vivre et
circulent, poussés par le travail, la saississent-ils mieux ! Enfer- d'aller quelque part. Pris dans un mouvement qu'il a souhaité,
mes dans leurs piopres trajets, ils n'en ont pas une visión pano- notre promeneur ne risque pas d'opérer une rupture meurtriére.
ramique. Tout au plus se sentent-ils portes par un mouvement II se trouve confirmé dans ses propres certitudes. Les moyens
d'ensemble. D'autre part notre promeneur n'est pas un étran- n'ont pas á étre rapportés á des fins, les marchandises et les
ger, il sait observer, d'un coup d'ceil averti ; il décelle les pro- instruments ont valeur par eux-mémes La mort est moins forte
fessions et les habitudes, les points de turbulence et les inasses qu'une ville aussi acharnée á vivre, : la mort d'un egeliste écrasé,
molles. II est, en quelque sorte, mis en appétit par tant de pro- d'un enfant aflamé, d'une ouvriére déprimée sera recouverte par
jets et tant d'exécutions. Son regará s'est mis, lui aussi, en tra- le passage d'autres eyelistes, par les cris d'autres enfants, <pax
vail : avide de capter, de sonder, de rapporter et de coordonner les gestes d'autres ouvriéres.
les mesures, d'une curiosité qui ne se lasse pas de s'égaler aux
spectacles qui lui sont offerts. Et nous apercevons ainsi de Quant á tous ees mouvements, ils ne composent pas le spec-
quelle facón il appartient á la ville : non point en assumant un tacle brouillé que nous aurions pu redouter et qui aurait pro-
role puisqu'aucun ne lui a été dévolu, mais, en participant, plus voqué un sentiment d'absurde. Notre promeneur, s'il traverse
que les autres, á cet appétit de faire. II recueitle et il reactive und ville d'avant-guerre, comme le Paris d'avant 1939, a le temps
toutes les excitations qui lui parviennent et qui, sans ce iéuioin, de composer les spectacles entre eux et de conserver leur entiére
se perdraient. II se déplace pour capter le plus grand nombre maítrise. II admire que tant de gens puissent circuler sans
« d'informations ». II découvre cette vérité premiére, á savoir jamáis se heurter. Les passants, les automobilistes ne paraissent
que la ville suscite le mouvement, qu'elle met en branle, non oceupés que d'eux-mémes et cependant ils évitent, comme par
point d'abord parce que les taches ne manquent pas mais parce bonheur, toute sortes d'obstacles. Le ballet obéit done á quelques
qu'elle constitue un lieu oü il faut faire quelque chose. lois elegantes et simples, il s'émerveille que, jamáis, on ne le
heurte. Inoecupé, il dievrait á bon droit attirer l'attention et les
Notre promeneur matinal dont la marche n'a, pour motif, coups de ceux qui travaillent. Or il peut, sans risque et tout á
aucun intérét particulier, réalise mieux que les autres cet acte loisir, les observer, s'en approcher. Quand la rué s'anime par
pur, cette ivresse d'agir. On peut parler, a cet égard, d'une trop, il lui faut contourner des cageots, des vendeurs, des étala-
création de l'ceil, du regará de l'homme par la ville. A forcé ges, des groupes d'enfants. II doit jouer de son corps, virevolter.
d'élrerten travail et de réagir aux silhouettes, aux formes, aux Cette remarque a son importance, si Ton considere que le pro-
apodarles, il devient regará éáuqué, averti jusqu'au cynisme,
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152 DU CÓTÉ DES TRAJETS
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154 DU CÓTÉ DES TRAJETS LA DÉAMBULATION NOCTURNE 155
peurs secretes, nos désirs inavoués. Cette interprétation ne man- grands : Gérard de Nerval finit par le suicide ; mais, sans u n tel
que pas d'intérét. Elle rejoint, par quelque cóté, le théme du voyage, qui pourrait prétendre connaitre la moindre chose de
« paysage sentimental » ; elle met en évidence qu'il ne peut s'agir soi et de « l'autre » que soi ! A ceux qui refusent cette aventure,
que d'une promenade nocturne : dans la journée, les hommes, il reste l'introspection de chambre, les digestions mélancoliques
avec leurs présences indiscrétes ou turbulentes, mettraient un d'Amiel, le journal bien temperé d'André Gide.
frein a cette libre projection. Cette interprétation demeure, dans ses conséquences, hypo-
Cependant nous préférons, pour notre part, une seconde thétique. Elle se confronte a un fait dont il ne faut pas nier le
interprétation. L'homme qui entreprend cette promenade noc- caractére étonnant : pourquoi la connaissance de soi, le chemin
turne ne sait pas encoré exactement de quel mal il souffre. II qui nous méne au centre de nous-méme passe-t-il, dans tant
ne va done pas projeter une angoisse ou une douleur qui serait d'ceuvres contemporaines, par la déambulation nocturne ? II
déjá la, en lui. Par sa marche, il va effectuer ce qu'il est, il va faut done qu'il existe un lien analogique, secret entre les ehemins
porter á la lumiére ce dont il était capable de sou/frir, et il lui de la conscience et les avenues d'une ville.
appartiendra d'aller plus ou moins loin, dans cette effectuation De tout temps, les pélerinages et les odyssées sont apparus
de soi, selon les circonstances, selon la longueur de cette nuit, comme des explorations intérieures. Un tel privilége ne devait
selon les rencontres esquissées ou poursuivies, selon, enfin, sa pas nous surprendre á l'horizon d'une pensée mythique ou reli-
capacité de dépasser, en cette nuit, ses limites habituelles. A un gieuse. Le voyage s'effectuait á travers des itinéraires surchargés
espace neutre et docile, nous substituons maintenant une tem- de signiflcations l'initié refaisait, sur un mode symbolique, les
poralité plus sérieuse, un espace qui nous ménage des surprises gestes du héros. Les cautions, les assurances ne manquaient pas.
et dont il faudra savoir tirer parti. Le débat s'engage, cette fois, Elles se fondaient les unes sur les autres. L'initié, en devenant
entre l'homme, la nuit et la ville. II ne saurait étre question de autre, assumait la culture et l'humanité de son groupe il n'y
sacrifier l'un des partenaires dans un corps a corps oü l'homme avait done pas lieu de dissocier ce que l'homme était et ce qu'il
risque d'ailleurs, de ne pas faire jeu égal. Quels sont les roles voulait devenir, la conscience de soi et la réalisation d'un
de la ville et de la nuit ? modele ideal. La déambulation moderne ne dispose pas de ees
La ville qui s'est vidée des regards humains mais qui garandes surnaturelles. Le promeneur beneficie, cependant, de
demeure habitée par la présence humaine, attend et entend. Elle deux appuis.
ne nous dit rien, elle ne nous approuve, ni ne nous bláme ni ne Alors méme que l'espace ne commémore plus solennellement
nous consolé. Elle se contente, ce qui n'est pas peu, d'étre ce ce qui fut inauguré, voici longtemps et pour toujours, l'homme
silence qui appelle le sens. Elle apparait comme le lieu ultime rencontre quelque chose qui ne vient pas tout a fait de lui et
de nos passions, de notre salut ou de notre perte — dont, de toute qui est sa marche méme. Cette fatigue, ees instants d'apaise-
facón, nous serons responsables mais qui ne pouvait advenir ment et, a nouveau, ce dégoüt horrifié, il ne les a pas inventes
qu'en sa présence. et il ne se peut pas qu'ils surgissent au hasard. Loin de repro-
De son cóté, la nuit nous laisse présumer qu'il s'agit d'une duire ce qui fut, ils instaurent u n ordre que l'homme, rendu plus
aventure irreversible. Nous devrons compter avec les heures qui tard á la vie consciente et diurne, s'acharnera á épeler, á déchif-
passent, avec son propre enfoncement, avec les cafés qui, peu frer, á retrouver par bribes.
á peu, vont éteindre leurs lumiéres, avec une aube plus redou- Et nous en arrivons, par lá, a la seconde rédemption. En se
table encoré et qui nous avertira, sans rémission de notre survie souvenant, le promeneur, s'il décrit ce qui lui est advenu, mettra
ou de notre déchéance. II faudra arriver jusqu'au bout de la nuit de la nécessité dans ce qui fut l'ceuvre du hasard. Sa plume, á
et puis en revenir, comme on revient de tres loin. Les événements son tour, se met en mouvement, elle distribue des blocs de mots,
les plus minees comme un bruit de poubelle, une ronde d'agent, des fragments de phrases qui ne sont pas prés de se disperser
un couple d'amoureux, le passage de eyelistes, gagneront en a la maniere d'une promenade. Le va et vient n'est plus celui
dignité et en sens, parce qu'ils participent de la méme nuit et que nous relevions á propos des voyages initiatiques et, cepen-
parce qu'ils apparaissent comme de breves traces lumineuses ou dant, il lui ressemble, en quelque sorte, par un procede circulaire.
sonores dans la mémoire d'une nuit qui risque de nous engloutir. Nous avions dit plus haut que le rite et que le mythe se conso-
L'homme qui a entrepris cette marche á la limite de la lidaient mutuellement, qu'en refaisant l'itinéraire héroi'que, on en
conscience de soi ou encoré de la condition humaine, sera tenté tirait forcé et qu'en méme temps on l'empéchait de tomber dans
de la suspendre : non point en retournant chez lui puisqu'il a l'oubli. De méme, le promeneur nocturne, rendu á la littérature,
rompu les amarres mais, en se laissant prendre au filet rassu- est sauvé de la gratuité par le souvenir toujours vivace de son
rant de tout ce qui continué á ignorer la nuit urbaine : u n cortége enfoncement dans la nuit des villes. II n'a pas le droit d'écrire
de fétards, u n incident qui le raménerait au poste de pólice. n'importe quoi, il ne se joue pas seulement des mots et des
¡Víais, par un coup heureux ou malheureux du hasard, il peut images. II posséde tous les droits d'une imagination déliée, san I'
lui arriver de retrouver á nouveau la route dont il s'était ecarte. de ne pas respecter le rythme de sa marche et l'ordre de ses
II su Hit que ees fétards ou cette prostituée aient accompli, sans découvertes.
le savoir, la méme aventure et lui redonnent le goüt amer, En revanche, la page blanche qu'il noircit, se substiluc, peu
píen Ai I, inquiétant de soi et de la nuit urbaine. Les risques sont. á peu, á une enere plus sombre, plus terrible, celle de la nuil d'an-
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156 DU CÓTÉ DES TRAJETS
LA DÉAMBULATION NOCTURNE
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goisse qu'il a vécue. Nous écrivons plus haut que la nuit ne done un mouvement de protestation ou une invitation á oser,
connait pas de terme : l'aube la trahit mais ne la dépasse pas, méme chez celui qui veille á l'intérieur de sa chambre.
elle fait succéder, sans trop de raisons, une autre temporalité...
et, seuls, certains mots, a face obscure, perpétuent, sur un autre Malheur, parfois, á cette cité qui s'abandonne ainsi, alors
plan, l'épaisseur des ténébres. que l'homme sent monter, en lui, les forces de l'audace ! Tant
de richesses accumulées, tant de corps et d'ámes au repos parai-
Comme échange avec autrui et avec la ville. tront une provocation aux yeux d'un caractére ambitieux. Les
banques, les coffres l'orts se mettent á exister plus vivement : si
rectuignes, si lisses, si métalliques qu'ils n'arrivent pas á se
Les personnages des « hommes de bonne volonté « mar- fondre dans la nuit. L'or scintille a l'intérieur du tabernacle qui
chent de jour et de nuit. II arrive que Jallez et Jerphanion entre- í'abrite mais nous ne songeons pas á cette Pensée mystique des
prennent une ballade par un beau matin. Cependant les grandes grands avares. // s'agit d'une réverie du dehors. Les portails, les
déambulations semblent étre nocturnes. 11 nous faut sérier les facades, les couloirs, les coffres de la banque renvoient trop vite
raisons qui n'ont pas, toutes, méme valeur. La nuit des villes la lumiére de la lampe que l'on projette sur eux et, comme
est, en fin de compte, une « invention » récente. Avant la révo- toujours, la sentinelle met au défi l'attaquant de riposter. Les
lution industrielle, on la redoute pour ses risques d'incendie, bracelets, les bijoux brilleront de tout leur éclat dans la nuit
pour son insécurité et ses assassinats assurés de l'impunité. mais le hold-up commence, bien avant cette rencontre des dia-
D'autre part il a fallu que, par une « révolution du regard » qui mants et du « voleur ». II lui plait de buter contre ees surfaces
ne tient pas á des raisons technologiques, l'espace nocturne droites, ce lourd portail, ees lignes austéres, de descendre dans
arrive á conquerir son autonomie. Lorsqu'on examine les les entrailles insonorisées de la banque. II lui plait de déjouer
tableaux de certains maitres du xviif siécle ou lorsque l'on relit le mécanisme ultra sensible des avertisseurs et des cellules
les oeuvres de Restif de La Bretonne, on a l'impression que les photo-électriques. II va tenter de les vaincre par une precisión
scénes racontées pourraient, á peu de choses prés, se produire et une sensibilité encoré plus grande. Le poete, du haut d'une
en plein jour : disputes, engagements plus vifs, rencontres amou- colline, lorsque le soir tonibait, enveloppait, de sa vaste pélerine,
reuses, fuites (on fuit beaucoup), tous ees événements, dans la un village qu'il voulait proteger et réchauffer. Pour le voleur aux
precisión de leurs détails sont aussi ceux du jour. Davantage, la gestes et aux pensées sobres, il en va autrement : A murs froids,
nuit, avec en contrepoint les torches, les flambeaux, semble tete froide ; aux mécanismes modernes de détection, appareil-
avoir pour mission de les mettre davantage en lumiére, de les lage inédit dans les moyens d'investigation. La main précieuse-
cadrer avec un peu plus de rigueur. Une esthétique ramassée, ment éduquée, le cerveau si bien organisé du cambrioleur qui
ordonnée autour d'un foyer central — celle de la scéne classique stocke, enregistre, coordonne tous les renseignements sur fiches
— l'emporte á ce point que l'on n'ímagine pas le caractére perforées intérieures, ne sont pas les moindres de ees outils
atmosphérique, diffus de la nuit auquel les hommes ont été, par coíiteux. Voilá done une réverie instruméntale que l'on pourrait
la suite, sensibles. mettre en paralléle avec les réveries matérielles de Bachelard.
En outre, il a fallu que certains étres, souvent des étudiants, Revenons aux raisons múltiples qui suscitaient, avant cetle
des artistes, des intellectuels, déréglent le temps. La premiare des guerre une déambulation nocturne et qui lui communiquaient
libéraüons ne passait-elle pas par celle de la contrainte des un accent particulier. Des amis s'éveillent ensemble a l'amitié.
horaires ! D'autres hommes, aussi, prolongeaient leur soirée par En cette heure avancée, aucune pause, comme celle de midi, par
des travaux pénibles mais ils le faisaient, sous le coup de la exemple ne vient mettre un terme á leur volubilité. lis s'enivrent
nécessité. D'une facón genérale, les « conspirateurs » se réunis- de cette veillée d'armes commune La vivacité de l'aímosphére
sent le soir ; ils échafaudent des projets et ils ont l'impression les excite assez pour qu'ils échappent au somrneil et pour qu'ils
qu'ils üennent mieux ú leur merci une ville qui dort. L'étudiant considérent comme arbitraire cette coupure dans l'existence que
studieux, méme quand il ne se révolte pas, recompose le monde représente toujours le coucher. II est vrai que leur amitié se
dans ses livres et il l'invente, sous une nuit différente, comme tourne vers le décor urbain. Ils ne leur suffit pas d'inventer des
les poetes et comme les alchimistes. Les réveries du soir se lais- lendemains sans suite ; ils espérent une révélation dont ils
sent moins intimidées par la brutalité des refus de la réalité. La auront á témoigner ensemble. Cette recherche peut tourner court,
lumiére d'une chandelle chancelle parfois, elle donne á voir ce s'apparenter á un tic de mode. On a trop parlé de l'insolite
que l'on ne verra plus jamáis — a l'inverse du soleil intelligible qui fut á la nuit ce que le pittoresque est au jour.
qui répand une égale et universelle vérité. Les paysans se
rassernblaient autour de l'átre et ils défendaient encoré leur Ne réduisons pas, cependant, cette dimensión. Elle existe,
communauté, contre le mauvais sort, la récolte incertaine, les non point parce que la nuit allonge les ombres mais, parce que,
exigences du pouvoir, les morts jaloux. Les artistes ou les intel- dans ce milieu opaque, il nous faut attendre que l'évcnement
lecluels ou les conspirateurs tentent, á leurs risques et périls, fonde sur nous. Ne pouvant parer ou préparer, nous nous livrons,
une Iraversée solitaire, difñcile, héroiqíie, tandis que les autres corps et ame : disponibles á l'inconnu qui ne s'y trompe pas et
dormeul et, s'ils se réunissent á plusieurs, c'est encoré pour qui nous harcéle. Nous nous induisons en état de tenlation. Nous
íesscTilir leur commune différence du reste de la ville. II existe voilá, assez loin d'une psychologie commune selon laquellc
l'homme exprimerait ce qu'il a refoulé, par un inoiiveineiit du
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158 DU CÓTÉ DES TRAJETS
LA DÉAMBULATION NOCTURNE
dedans vers le dehors. En l'occurrence il nous parait plutót 159
demissionner de tout orgueil assimilateur et captateur. II se fait villes les enflévre ou encoré ils éprouvent l'angoisse de ceux qui
attente et les éuénements le frappent de plein fouet, pour la ne peuvent dormir et qui refusent le sommeil en tant que mort
jouissance ou pour sa honte, sans qu'il ait esquissé le moindre ou encoré ils cherchent á tátons, dans l'obscurité urbaine, un
geste de prise ou de parade. secret qui les concerne et que la foule des passants ne recouvre
En fait nos rapports dans la rué avec les autres hommes, plus de ses pas, ou enfin ils vont tenter de vivre, á cette heure
méme s'ils n'atteignent pas l'insolite, gagnent en intensité. lis ne oü le regara des autres ne les menace plus. Ils chantonneront
sont, á la fois plus étrangers et plus proches, plus redoutables et dans la rué, ce qui eüt paru déplacé pendant la journée. Ils se
plus secourables. Plus redoutables : que sais-je de cet homme laisseront aborder, sans honte, par une prostituée. Le patrón du
dont le chemin croise le mien ? : il débouche de la nuit subite- café excusera une ivresse qu'il réprouve pendant la journée.
ment et les repéres sensibles disparaissent. Or nous aimons assis- Timide liberté que celle qui a besoin de l'indulgence des autres,
tef. á l'émergence progressive des événemenls. Au delá de minuit, mais liberté cependant !
quand les cinemas se sont vides de leurs spectateurs, les repéres Nous voudrions attirer l'attention sur le role des fenétres et
sociaux manquent, eux aussi. Ces hommes qui se proménent, á montrer á quel point, dans toutes ces variations urbaines, nous
une heure inhabituelle, ne supportent pas la détermination pro- nous trouvons en présence d'une modification de toute la percep-
fessionnelle qui justifierait leur présence sur ce trottoir. Le tion. Pendant le jour, nous évitons les lieux qui ne possédent
personnage du « noceur » nous semble avoir été propagé pour pas ou qui comportent peu de fenétres. Nous faisons un, détour
bien des raisons mais en particulier dans un désir d'apprivoiser ou, du moins, nous n'empruntons pas le trottoir qui les longe :
la nuit des villes, car, dans son ivresse et sa joie, il accorde une les prisons mais aussi le Panthéon, la Madeleine, la Bourse. Une
totale confiance a la rué. II n'imagine point qu'un incident mal- fenétre nous parait toujours rassurante. Elle implique une ouver-
encontreux puisse lui advenir. La visite des Halles nous semble ture, un" échange avec le monde extérieur. En ce sens, la Made-
relever du méme imaginaire ou plutót de la méme contre-imagi- leine n'est pas une église comme les autres, mais plutót un
nalion, comme il existe des contre-feux. On jouit d'un spectacle monument sinistre. Que peuvent done étre ces lieux oü tout se
inhabiluel, d'une débauche de couleurs et d'énergies. On parti- passe á l'intérieur ! Que nous y cache-t-on ! Et, imaginairement,
cipe au travail des autres, en un moment oíi les honnétes gens nous ne voulons pas participer au destín des emmurés ; nous
dorment mais cette inversión temporelle ne comporte aucun évoquons la pierre tombale... or, l'obscurité venue, le noctambule
danger. L'inconnu a été biffé. Nous sommes en présence de souhaite que les volets se ferment (sauf, s'il fait du tapage,
catégories sociales reconnues, attendues. Nous savons que les mais, á ce moment, il rompt le sortilége d'une nuit dont il n'est
Halles fonctionnent pendant la nuit. Notre étonnement naitra pas amoureux) . A l'abri cíes regards, sa liberté deviendra plus
plutót de leur spectacle pendant le jour. grande. Le tiers, l'infáme tiers qui nous pétrifiait, ce n'était pas
Au contraire, dans les autres quartiers, á une heure avancée, seulement la foule des hommes mais tous ces immeubles qui
la plupart des promeneurs apparaissent comme des suspects. surplombaient et qui épiaient chacun de nos pas.
Sortent tous ceux qui n'osent pas se montrer pendant la journée, Le projet de l'homme a changé, sa perception des fenétres
parce qu'ils sont recherchés et qu'ils ont peur d'étre reconnus. a varié. N'est-il pas, á son tour, emmuré au milieu de ces falai-
Et les autres qui n'ont pas de casier judiciaire chargé sont encoré ses abruptes qu'il parcourt. Cette appréhension (parfois pictu-
des « truqueurs ». lis truquent le temps, ils inversent, sans rale) ne saurait étre exclue mais remarquons que la plupart des
nécessité, le lever et le coucher. Ils ne marchent pas, ils ne noctambules y échappent parce qu'ils cheminent á travers une
flánent pas. Ils ródent et s'ils se promenaient pendant la journée, matiére molle, bleuátre qui est la nuit. Peut-on redouler l'enfer-
ils continueraient a avoir l'allure de ródeurs. inement des pierres quand on fait, d'abord, l'expérience d'un
La détermination socio-temporelle nous parait décisive, milieu aussi penetrable !
puisqu'elle pese á d'autres instants que pendant les heures noc- Revenons maintenant á une déambulation heureuse et ten-
turnes. Dans la ville d'avant-guerre (car Paris, de nos jours, ne tons d'analyser ce qui en constitue la réussite. II nous faut, cette
se vide plus), il était anormal de rencontrer des adultes au creux fois, donner un privilége au bien-étre et nous placer, d'abord á
de l'aprés-midi, si, du moins ils n'étaient pas livreurs ou encais- un niveau qui peut paraítre bien corporel. L'homme qui déam-
seurs, si rien ne justiñait leur présence sur un boulevard. II fal- bulait pendant la nuit, se plaisait á respirer librement, tout au
lait qu'ils fussent des désceuvrés ou des malades ou des vicieux, long d'une flánerie qui ne rencontrait pas d'obstacles. Y a-t-il
bref des truqueurs. done la autre chose qu'un plaisir tres naturel mais assez minee !
Mais cette méfiance s'accompagne d'un sentiment de fra- on ne juge pas une tragédie aux pleurs qu'elle fait couler ni une
ternité. Tous les promeneurs se savent alors de la méme race et comedie á l'hilarité qu'elle déclenche. On éprouve toujours quel-
c'est un fait qu'il devient tres facile d'adresser la parole á u n que méfiance á l'égard d'une vie habile a travestir ses jouissan-
inconnu dans un café et qu'un étranger se livrera a des confi- ces qu'elle aime parer de justifications esthétiques ou inysliqucs.
denccs auxquelles il se refuse, pendant la journée. Ils sont done Mais il s'agit, en l'occurrence, d'une respiration peu commiine,
(•omine nous, tous ces hommes qui ont entrepris de vivre la rythmée par la ville et accordée á elle. A travers les rúes el les
/xtn^ioii de la nuit. Ils ne peuvent teñir en repos. La nuit des boulevards qu'elle traverse, elle se plait á alterner les periodos
de resserrement et d'élargissement, des rythmes plus precipites
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160 DU CÓTÉ DES TRAJETS LA DÉAMBULATION NOCTURNE 101
et des rythmes plus lents et plus larges. Nous réspirons la ville, cuité et seulement en certaines occasions exceptionnelles. Les
et il ne s'agit pas d'une simple métaphore, nous réspirons, selon hommes, s'ils n'y prennent garde, en multipliant leurs passages,
une dualité primordiale, les rúes et les avenues d'une facón dif- risquent de recouvrir ou de disperser cette précieuse énergie.
férente. Une promenade qui s'accomplirait toujours á travers les Ensuite ils n'ont pas toujours la disponibilité voulue : ils ne res-
rúes ou á travers les avenues, manquerait a ce principe respira- pirent pas avec la ville, idonc ils ne la respirent pas. Enfin nous
toire qui est propre a la déambulation nocturne. Dans la jour- sommes, semble-t-il, en présence d'un double mouvement par
née, nous pouvons nous obstiner á fláner á travers les petites lequel les pierres absorbent les ondes humaines pendant le jour
rúes. En effet nous ne cherchons pas cette libre, cette parfaite et les restituent pendant la nuit.
respiration : tout au plus arrivons-nous a humer la ville, c'est-á- Cette derniére description risque de provoquer quelque gene
dire a la goüter dans Vinstant. chez le lecteur et elle nous contraint á amorcer une reflexión
Ceux qui ont pratiqué cette déambulation entre les deux d'ordre méthodologique. En quoi et pourquoi nous embarrasse-
guerres, ont eu le scntiment d'une expérience enrichissante, t-elle ? Est-ce parce qu'elle s'écarte davantage du sens commun
nécessaire pour certains. Par cette respiration, ils élargissaient et qu'elle niele fraternellement les morts et les vivants, alors que
les dimensions de leur existence. Assurément il faut penser que les premiers ont disparu pour toujours ? La stricte positivité ne
le monde ne nous est pas donné, que l'espace et le temps se devrait pas mettre un frein á la réverie urbaine qui, comme les
déploient á partir d'une spatialisation et d'une temporalisation autres réveries, en appelle á une logique différente de celle de
organiquement assumées. II faut penser une telle déambulation la pensée discurcive.
en lermes d'énergétique. Mais alors pourquoi la ville de nuit et Bachelard dit bien, par exemple, que, dans 1'ordre de l'ima-
non la campagne ou la montagne ? Cette derniére peut, en eíl'et, ginaire, il devient normal que l'éléphant, l'animal ¡mínense sorte,
libérer nos aspirations ascentionnelles, conñrmer notre verticalité tout comme d'autres animaux inattendus, de la coquille d'un
et il ne saurait étre question de diminuer la valeur du rocher ou limaeon. Car « ce qui est beau, ce qui est grand dilate les ger-
des névés. Cependant il vaut la peine de mettre en lumiére la ines » ; en revanche il n'y aurait aucun sens a les y faire entrer
valeur moins evidente de la promenade urbaine. — non par quelque iinpossibilité physique mais parce que cette
D'abord elle présente un aspect propédeutique, elle se donne pénétration ne répond á aucun élan de l'imagination, á aucune
comme un exercice oü le réel et l'imaginaire joignent leurs pou- loi secrete, de l'habiter, de la germination. ' D'autre part une
voirs. On n'alterne eurythmiquement les rúes, les places, les image, si extraordinaire soit-elle, doit surtout étre préparée, deve-
boulevards. On assure les coordonnées horizontales qui, elles nir ineluctable. Des lignes de Valéry, des images recueillies par
aussi, sont a conquerir. On s'assimüe un paysage humain assez Jurgis Baltrusaitis dans son álbum « le Moyen Age fantastique »,
vaste pour qu'on puisse ensuite le vouloir comme notre demeure, des réveries de Bernard Palissy, le symbolisme méme de l'évan-
pour que nous puissions, vouloir loger en lui. Ensuite ce décor gile (l'escargot, symbole de l'espérance) viennent nourrir cette
posséde une charge humaine extraordinaire. II a été le témoin dialectique du petit et du grand, de la pierre et de la vie. D'ail-
d'actes héroiques, de cortéges, de passages, de pensées. II les a leurs, dans la tradition alchimiste, l'une et l'autre ne s'opposent
captes et il les restitue. II s'établit entre les murs et nous-mémes pas. Notre embarras ne consiste pas dans un énoncé qui peut
une circulation intense qui tourne á notre profit. paraitre chimérique mais dans la méthode par laquelle nous y
En ce sens, le monument historique ou commémoratif va á accédons et dans le statut que nous entendons lui accorder.
l'encontre de cette fructueuse imprégnation. Méme les reliques Faut-il croire, sur parole, ce que R. Abellio ou P. de Mandiargues
authentiques, trop souvent visitées, commentées, recouvertes par nous confiaient quand ils vantaient le ressourcement de la déam-
une foule de visiteurs ont perdu ce qu'elles avaient su thésauri- bulation, nocturne. Et lorsque Claude Mauriac nous avoue qu'il
ser. Au contraire un quartier, sans détail prestigieux mais qui ne croit pas en l'individualité de nos ames et que, selon lui, nous
est demeuré tout entier ce qu'il fut a travers le temps, nous forti- sommes tous interchangeables dans une foule, il risque une
fie, nous recharge, car il nous assaille de tous cotes, de ses pier- hypothése qui releve plutót du discours rationnel — ne fút-ce
res, de ses balcons, de ses dormeurs qui y vivent et qui y révent. que pour montrer que cette proposition échappe au domaine de
On voit done qu'il existe une différence tres nette entre la pro- la preuve. De quelle réverie s'agit-il ? de la notre ? De celle des
menade campagnarde, parfois vivifiante et la déambulation noc- poetes ? de celle des promeneurs auxquels nous déléguerions
turne dans une ville ancienne. La premiare concerne la santé de notre identité ?
notre corps, la seconde nous redonne non pas seulement l'éner- Nous pouvons peu á peu nous confier au mouvement de la
gie de vivre mais aussi celle de penser, d'aimer, de creer. Elle foule dont le sens est a déchiffrer ou encoré aux pierres d'une
nous immerge chaleureusement dans la mémoire des hommes, ville dont la nature se situé sur un certain registre imaginaire.
illustres ou non, car les hommes sans génie qui ont pu vivre et La foule, la foule toujours recommencée semble parfois
nasser par la, ont vu leurs traces sublimées par cette pierre revenir sur les lieux mémes oú d'autres foules déambulérent,
immémoriale. Leurs crimes, leurs bassesses, leurs jalousies mes- comme si elle reprenait á son compte une tradition, comme si
qitiiws, par la vertu de leur antiquité, sont devenus de la Pemée, elle avait quelque chose á continuer pour son profit. Ce qui
un precipité précieux d'esprit et de pierre. compte alors, ce ne sont pas les liens qui se nouent entre les
^):ius la journée, cet échange s'établira avec plus de diffi- présents mais plutót entre les contemporains et toutes les gene-
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162 Dü CÓTÉ DES TRAJETS
LA DÉAMBULATION NOCTURNE 163
rations passées. Méme en plein jour, une foule, par son mouve- á restituer le mouvement par lequel les lieux assurent leur véri-
ment, si elle est intelligente, ne recouvre pas le dépót précieux, table retentissement. Nous opérons dans la médiation. Nous
elle l'agite et elle le fait remonter du fond des siécles. La poésie avons tenté cette entreprise dans la derive de l'homme traque.
des ruines doit faire place a une poétique, des villes. La premiére C'était bel et bien cet homme qui, dans sa marche méme, effec-
coupe les hommes des siécles qui les ont precedes. Elle demeure tuait le dévoilement. Dans ce chapitre, nos ambitions furent plus
un spectacle, méme si elle s'en nourrit pour élaborer de magni- modestes et plus extérieures. Nous avons voulu mettre en
fiques descriptions. Elle se termine toujours avec Chateaubriand évidence que la déambulation héroique, solitaire, exceptionnelle
par un « á quoi bon ! », oü l'on compare, par exemple les anciens et, par lá, contestable du promeneur nocturne était cautionnée
grecs et la populace qui peuple maintenant la Gréce. Au con- par la marche sans fin de tous ceux qui battent sans tréve les
traire, lorsqu'elles ne s'agrandissaient pas outre mesure, les vil- boulevards, essayant les uns et les autres, de s'alimenter aux
les ont semblé donner du génie a leurs descendants : ajoutant mémes sources. D'autre part une réverie autour des pierres des
les murs, les uns aux autres, mélant pavillons, chaussées, portes villes nous les montrait poreuses, avides d'énergie humaine mais
des différents siécles. De lá quelque enchevétrement dans les sty- généreuses aussi á la restituer, mélange précieux de matiére et
les ; en revanche ees constructions successives entassaient le de pensée, promptes á nous communiquer ce dont nous man-
meilleur de l'homme et confondaient leurs essences, leurs osse- quons.
ments, leurs pensées pour quelques siécles encoré.
Nous aurions pu mieux préparer cette réverie nocturne, en Dans ees conditions, la déambulation nocturne perdait son
regardant les pierres de la ville et, peu á peu — car il ne faut caractére singulier mais il faut avouer que nous nous sommes
pas manquer les étapes intermédiaires qui sont córame les chai- plutót livrés a un travail próparatoire, que nous n'avons pas
nons d'une démonstration ou plutót comme les fils qui tissent surpris les secrets gráce auxquels l'homme se recharge auprés
Fobjet dans sa poésie —^ nous nous serions apercus que les du décor ur'bain. En revanche, dans notre derive de l'homme
pierres chargées d'histoire ne sont pas froides. Le béton, quant traque, il nous semble avoir montré a partir de quels lieux, selon
á lui, est sec et ne se laisse pas « impressionner » par la présence quelles réveries déterminées il « réalisait » sa disparition dans
humaine. Les pierres enregistrent les événements auxquels elles la ville. Pourquoi cette différence ? on ne peut pas exclure une
ont assité. La poussiére du passé, il ne faut pas la chercher ail- défaillance du topologue. Deux autres hypothéses demeurent.
leurs que dans celle de ees murs effrités par des mains, par des L'échange du promeneur nocturne et de la ville se produit par
genoux, par des dos humains. II n'est pas besoin d'étre un voyant une imprégnation progressive qui échappe a notre analyse. Au
pour découvrir, dans leurs lézardes, les lignes de l'histoire. Un contraire l'homme traque doit prendre son départ, d'une certaine
eoeur de pierre, quelle vérité báñale du sens commun qui s'en facón et enchaíner ses perspectives, selon un certain axe. Ou
tient a une apparence de dureté et les parents demandent á leurs encoré, nous avons pu mener a bien cette derive de l'homme
enfants de battre le caillou qui les a blessés. Mais ce sont des traque parce qu'elle releve d'une description topologique beau-
cailloux a l'état brut et sauvage. coup plus que d'une réverie ; plutót, son trajet en ville se double
d'une réverie a l'intérieur de la ville. La déambulation nocturne,
Les pierres, les vieilles pierres d'une ville ont cié échauffées attestée par de grands réveurs, se moque de l'articulation de
par les soleils glorieux ou mólancoliques de l'Histoire. Elles ont notre espace urbain (encoré qu'elle respecte la bipolarité funda-
parfois été irriguées par le sang de ses victimes. Avec le temps, méntale du resserrement respiratoire de la rué et de l'élargisse-
elles convertissent leur étre en un dépót de sagesse, elles ne ment respiratoire du boulevard). Elle se veut expérience, comme
demandent qu'á échauffer et qu'á s'échauffer. Elles suintent, il existe une expérience mystique. A ce compte, nous devrions
quand on traque la liberté et quand on fusille contre leurs parois. analyser tel ou tel texte de ceux qui l'ont accomplie et transcrite.
Elles vibrent quand les hommes connaissent les dimanches de la Leur explicitation ou méme une réverie seconde á l'intérieur de
Liberation. En quoi, elles se distinguent de la coquille, á mi- leurs pages, si elle a conquis ses titres de noblesse avec Bache-
chemin de l'étre enchainé et de l'étre libre, toujours susceptible lard, romprait l'homogénéité de notre travail qui prétend donner
d'une « réverie médusante ». C'est que les pierres d'une ville la parole aux lieux et traiter les paroles ou les écrits urbains,
sont devenues extrémement poreuses, plus proches de l'eau que comme des fragments de la ville, au méme titre que ses pierres
du béton. Ont-elles encoré la forme arrétée, le dessin si net de la ou ses toits.
pierre ? Couvertes de vieilles affiches, elles sont une écritoire,
une matiére ductile pour dessiner, pour inseriré le quotidien ou Aprés cette interrogation méthodologique, nous pouvons á
l'événement. Nos regarás s'y enfoncent, sans peine et y laissent nouveau supputer les bienfaits de la déambulation nocturne. En
l'empreinte de qu'ils ont vu et de ce qu'ils ont souffert. Nos quoi, le spectacle de la rué peut-il aider l'artiste ? On a souvent
mains, a leur contact deviennent moins oublieuses de la chair dit qu'il y puisait des éléments, des tableaux, qu'il y croquait
qui les fit naitre. des personnages, qu'il y relevait des atmosphéres. Toutes ees
remarques présupposent un réalisme auquel les modernes n'ac-
Une lecture d'essences nous demande de déchiffrer, dans cordent plus trop de créance. La création n'est pas composition.
l'inslant, leur sens. Une description de trajets exemplaires ne se Cependant il convient de réhabiliter dans une certaine mesure
réduit pas a un montage intelligent, ou du moins il faut décou- le spectacle de la rué. Elle dilatait le décor restreint de certains
vrir qrre les étapes ménagent l'ultime dévoilement. Nous avons artistes qui vivaient á l'intérieur des cénacles — a la différence
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QUELQUES MARCHES-LÍMITE
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Nous pouvons encoré, gráce á cette déambulation picturale,
orter le débat sur trois points et distinguer ainsi deux sortes corde au pathétique urbain. Nous avons dit, par ailleurs, pour
§e marches « idéales ». quelles raisons on pouvait, au nom d'une autre réverie, condam-
Une marche doit-elle avoir un terme ? Nous ne pensons pas ner le trottoir, et l'on peut se poser cette question : la ville oni-
a un but fixé par l'urgence de l'action. On peut souhaiter estné- rique est-elle contraire á l'homme ? Réclame-t-elle sa dispari-
tiquement un terme qui apparait comme la résolution de la pro- tion ? Un palais gigantesque plutót qu'une ville. Le réveur a le
menade toute entiére. La plupart des marche dans l'oeuvre de droit de s'en étonner, car la maison onirique admet l'homme et
Jules Romains s'achévent sur une révélation, modeste ou gran- la présence des disparus et celle des enfants.
diose. La jubilation, ressentie á cet instant, confirme l'errant Tout comme nous avions dégagé deux póles dans la marche
qu'il a irrécusablement mené a bien son voyage. Nous pensons diurne, nous chercherons á mettre en évidence, dans la marche de
á la petite phrase de Vinteuil espérée et qui, chaqué fois, ménage nuit deux stylcs qui contribuent soit a la minéraliser soit á la
une divine surprise. Nous pensons encoré a l'acte humain de constituer comme un milieu psychique.
labeur, d'amour qui commence, persevere et se termine dans une Au premier abord, nous constatons un déficit indéniable,
lassitude heureuse. D'ailleurs, cette terminaison ne s'obtient pas Nous avons autour de nous une cité sans les hommes. Or, á la
par des effets mécaniques. II est des jours oü, des les premiers différence de la nature, une ville n'exige-t-elle pas la ruraeur
pas, le promeneur sent qu'il marche a contre-temps, tellement il obsédante d'étres qui marchent, qui vont á leur travail, á leurs
est vrai qu'il s'agit d'une phrase entiére qui s'annonce des les plaisirs, sans souci de feutrer leurs pas. En fait, toute la richesse
premieres mesures. d'une certaine marche nocturne reside dans ce déficit humain et,
A cette recherche s'oppose une autre déambulation qui se pour cette raison, nous ne saurions assimiler la soirée á la nuit
veut elle-méme pour fin. Elle entend exorciser les faux sortilé- des villes. Dans une nature traditionnelle, le crépuscule annonce
ges d'une « résolution ». L'amour n'est pas a la fin de l'aventure la grande paix de la nuit et il en constitue comme la majestueuse
ouverture. Rien de tel, dans une ville, oú la soirée souligne et
amoureuse, il l'accompagne, á chaqué instant, il n'est qu'elle et exaspere l'agitation de la journée. Les nomines s'enfiévrent et
il cesse avec elle. De méme cette marche n'aspire á aucune révé- leurs désirs s'allument en méme temps que toutes ees lumiéres
lation particuliére. Elle s'émerveille d'étre simplement cette pro- qui clignotent. Chacun cherche un espace oü trouver, non point
menade libre, glissée, souveraine -— a peine relancée par une le repos mais la volupté. II importe assez peu que la plupart des
légére dissymétrie. Nous devons préciser que cette déambulation, habitants assaillis par la fatigue cherchent a se délasser. D'un
dans son extreme maitrise, ne verse pas dans la puré errance, point de vue objectal, la circulation des rúes, le visage racoleur
dans cette sorte d'ivresse que nous étudierons plus loin. des vitrines, des enseignes disent l'inverse et leur langage est
Une seconde différence, liée á cette premiére, surgit : la celui-lá méme de la ville.
ligne droite ou les courbes. Ceux qui font de la marche une quéte,
préférent les courbes. II faut bien se perdre, avant de rencontrer, Quand la ville s'est vidée de son excédent de travailleurs et
comme par surprise, l'objet révélateur. On a remarqué qu'un de promeneurs, il devient enfin possible de la contempler pour
homme, tres spontanément (par exemple, lorsqu'il marche dans elle-méme. Au souci et á l'utilité se substitue une attitude spec-
la neige) n'emprunte pas la voie la plus droite mais qu'il semble taculaire. La nature, sous ses apparences traditionnelles, ignorait
presque zigzaguer. On jumelle, ainsi, deux arguments qui une dualité aussi prononcée. II semblait que l'on put considérer,
n'obéissent pas aux mémes considérations : Esthético-religieuse au méme instant, la campagne comme une somme de richesses
dans le premier cas, vitale dans le second. De toute facón, on et comme une source de beauté. On passait, sans trop de mal,
reprochera a la droite sa roideur. de l'action au spectacle. C'est que, longtemps, le travail de la
Elle est rigueur pour les autres, elle se donne comme l'aus- terre s'est fondu dans les rythmes naturels, s'est rangé docile-
térité purificatrice par laquelle il faut d'abord passer. Le vrai ment aux cotes de l'inspiration saisonniére, a sympathisé avec
mystére — celui qui émeut, en nous, l'homme et non point l'ani- la longueur des jours, les volontés de l'aube ou du crépuscule,
mal sensible, inquiet, avide d'étre rassuré — c'est la totale ciarte a creusé son sillón parmi les creux des ruisseaux et des fossés.
et que ce soit aussi simple et aussi intelligible, aussi évident et La ville, du moins celle du xix" et du xxe siécle, affichait,
aussi nécessaire — indepassable parce que transparent, incon- avec plus de violence, le souci du profit, de l'efíicacité, du temps
tournable parce que sans faces cachees. qu'il ne faut pas perdre, l'horreur du détour, du geste plus lent
et moins efficace. Souvent, les promeneurs du dimanclie expri-
Un troisiéme point, plus léger en apparence et qui, cepen- maient la seule nécessité de récupérer quelques forces, avant de
dant, dans sa minceur, permet de distinguer ees deux sortes de les revendré, le lundi, sur le marché du travail... est-ce á diré que
marches, nous parait mériter d'étre consideré : La présence ou toute attitude spectaculaire était impossible ? Non point, et il
l'absence de trottoirs qui pointent vers des réveries d'époque et serait temps de nuancer cette proposition que nous venons
d'Ages différents. Une réverie enfantine ou populaire aime et veut d'avancer. II s'agit, d'une motivation, cela veut diré que la
le trottoir, sans lequel il n'est pas de rué. C'est la que les¡ enfants ville inclinait les citadins, sans les nécessiter, á une visión tendue
jouent, la qu'on les abandonne parfois, lá encoré que le malheu- vers l'efíicacité. Quelques étres pouvaient toujours voir a contre-
reux git^et parfois meurt. Avec son apparence de deuil luisant, sens, percevoir des formes, des couleurs, lá oü la plupart des
de deuil de féte, avec son gris couleur de ciel renversé, il s'ac- citadins se sentaient happés par l'urgence de l'action. D'autre
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QUELQUES MARCHES-LÍMITE 1 7ií"
parí, parce que tout peut servir a la gloire de l'Art, il naissait, de
cel alíairement, une poésie spécifique de la ville : la cité, comme yeux du promeneur qui, lui, veille et continué d'assumer la condi-
une articulation de rythmes, comme un faisceau d'actions, tion humaine. La ville dort. Cette métaphore doit étre prise au
comme une féte frénétique oü aucun rouage ne demeure en repos. sérieux. La nature, elle, ne dort jamáis, encoré que l'on parle
Ces deux remarques faites, il semble bien qu'il soit plus du sommeil de la terre pendant l'hiver et de son réveil au prin-
facile, pendant la nuit, d'adopter une attitude « désintéressée ». temps, encoré qu'il existe des riviéres songeuses et les réveries
Le « refoulé », c'est-á-dire la part des pierres, de l'histoire, des d'un étang peuvent étre épaississantes, entenebrantes. Nous n'ose-
revés se manifesté — ainsi il devient aisé de considérer une ville rions pas refuser les réveries d'une eau dormante qui possédent
inhabitée comme un paysage de pierres. Comme si les volumes pour les cautionner, l'appréhension commune et de grands textes
et les surfaces avaient été disposés avec le seul souci de com- de la littérature...
poser cel étrange lacis de places, de rúes, d'enceintes. Dans la Mais nous pensons a autre chose dont la nature n'offre
journée, il eut fallu pétriñer les passants et l'exercice compor- jamáis Féquivalent : l'avénement d'un certain type de conscience
tait quelque difficulté, lorsque nous nous trouvons en présence quand les corps reposent ; le surgissement du « psychique » ;
de regards aussi mobiles, de démarches aussi prestes ou de corps cette notion trop ambigué sur le plan des sciences positives
douillettement enveloppés de chair. Pendant la pleine nuit, la reprend ses droits au niveau imaginaire. Disons alors que
ville trouve sa vé rite, répond ó sa vocation architecturale se la tempórature psychique s'cléve jusqu'á la surchauffe, puisqu'il
contente de trouver son assise la plus i'erme, muette et impene- est bien entendu que les réves, les pensées délivrées du controle
trable pour l'éternité. Les hommes n'ont plus l'incongruitó de la de leurs penseurs se mélent á l'almosphére et la qualifient. Le
traverser pas plus qu'ils ne songent á marcher á l'intérieur d'un promeneur, pour avancer, doit se frayer un passage a travers
tableau ou á glisser leurs conversations au milieu de la masse un milieu plus moite et moins franchement physique qu'á For-
orchestralc. Si la ville se met a diré quelque chose, c'est parce dinaire.
que rinclinaison des toits, l'abrupt des l'acades, l'angle des rúes Au debut de sa marche, il était seulement voyeur, aux aguets
ont formulé un nouvel accord et non point parce que ses habi- de toutes les existences qui continúen! á se débattre á l'intérieur
tants entonnent un chant de gloire ou de désespoir. des demeures. 11 savait, il pressentait que toute vie n'était pas
En fin de compte, nous éprouvons une sorte de plaisir éteinte. La vue d'une lumiére qui s'allumait, d'un ascenseur qui
devant cette minéralisation de la vie. Nous naturalisons ce s'élevait et dont il suivait la trace rougeoyante á travers une
qui fut inventé par les hommes. 11 s'agit d'une attitude qui se eage vitrée, seniblait se répercuter de proche en proche, embra-
distingue des mouvements plus spontanés de l'animisme ou de sant appartements et immeubles. II s'agissait d'une situation
rartificialisme. Nous opérons une réduction de l'humain á pro- d'exlénorilé qui, a quelques nuances prés, aurait pu se produire
pos d'oeuvres qui, de toute évidence, renvoient au génie de hors d'une ville. Le voyageur, solitaire et accablé par la tem-
l'homme. Aussi rencontrons-nous, pour la premiére fois, un pay- iéte, apercoit, ainsi, au lointain, la flarame d'une demeure, et
sage lunaire, composé de laves et de coulées étranges, comme si Í 'on n'a vraiment chaud qu'au dehors, lorsque le corps en appelle
nous arrivions, bien plus tard, aprés un cataclysme inexorable de toute sa détresse, au bien-étre qui le réchaufferait.
qui aurait eu, pour mission, d'épargner les demeures et d'ex- Notons cependant que, deja, au niveau de cette premiére ins-
terminer les hommes. tance, les situations se présentent d'une facón différente, á la
Cette ville nocturne, vidée de ses habitants, ne ressemble, ville et á la campagne. D'abord la multiplicité des existences
en aucun point, a la ville diurne que l'on peut, elle aussi, ima- entassées dans une ville provoque un sentiment de vertige et,
giner sans la moindre présence humaine, comme lors de notre si l'homme se croit exclu, davantage de ressentiment. Dans la
promenade picturale. Les deux types de réverie s'orientent selon campagne, la flamme orientait la marche du promeneur, elle
deux modalités dissemblables. Cette derniére nous apparait signifiait instinctivement le hávre, la fin d'une randonnée épui-
comme plus marmoréenne, elle manifesté une éternité stérile qui sante. Dans une ville et surtout dans une civilisation urbaine,
ne met pas en cause la venue ou la disparition des hommes. La l'homme qui n'a pas encoré trouvé sa place, se sent coupable. II
seconde en appelle a une catastrophe que nous ignorons, elle sait bien qu'il n'a pas le recours d'aller frapper á une porte :
mérite les épithétes de bizarre, d'étonnante que la ville, faite de puisque tant de gens reposent honnétement, c'est qu'il mérite
palais et d'avenues spacieuses, ne supporterait pas dans sa totale d'étre vagabond, chómeur, orphelin. Ensuite on assiste, a la cam-
pagne, a la naissance d'un désir de participation : s'asseoir au
impassibilité. milieu des membres de la famille, avoir sa part de bien-étre, de
Est-ce á diré que les habitants soient nécessairement absents bien-vivre. Le passant, dans la ville, imagine des vies cachees. Ce
de cette ville nocturne ? La minéralisation que nous évoquions ne qu'il voudrait, ce n'est pas leur voler un peu de leur bonheur
constitue pas la seule attitude possible mais, alors méme que les mais de leur intimité et pénétrer, par effraction, dans le décor de
hommes réapparaissent, ce n'est plus du tout sur le mode habi- leur vie.
t u d . La nuit opere, á nouveau, une mutation importante. Les A mesure que la promenade nocturne se prolonge, le mar-
liummes ont cessé de se definir comme des comportements, cheur devient sensible á toutes les existences qui déboident les
comme de* étres engagés dans des conduites precises. Par une
nuil d'été, ils deviennent de purés présences psychiques, aux frontiéres des immeubles. Alors, la ville apparait, a juste lilrc,
comme beaucoup plus peuplée que pendant le jour. Elle ne so
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comme un visage s'anime sous l'effet de la joie ou d'une tache sement, aurait, pour conséquence, de pallier, par le savoir, les
plaisante : d'une irrigation superficielle plutót que par une pul- défaillances de l'instinct. Sa raillerie n'est plus seulement une
sation en profondeur. Aussi posséde-t-elle une finesse dans les réponse a une gaucherie que l'on juge invraisemblable. Elle a,
nervures, une netteté dans l'ensemble du dessin et un debut de pour but, de désarconner totalement le passant emprunté et de
joliesse qui n'apparait pas dans la rué vivante, plus désordonnée, le bouter hors d'un domaine qui n'est pas le sien.
et qui se perpetué, comme elle peut, á travers la continuité de On voit done qu'il ne s'agit pas d'une réaction bonasse.
l'existence urbaine. L'agressivité, le mordant ont leur role dans ees saillies. On veut
Nous allons abandonner cette prendere instance et pour- garder la rué pour soi et la rué, quand on la posséde, vous
suivre plus loin l'analyse de la rué vivante. Nous penserons a ees confére autorité, prestige, argent dans certains cas. L'homme ou
rúes oü travaillaient encoré, avant cette derniére guerre, les mar- la femme qui cesserait de prendre á parti le passant, á voix cou-
chandes des quatre saisons et autres commercants installés á verte ou forte, serait soupconné de perdre pied, en ce nnilieu ins-
méme la rué. II existe encoré de tels éventaires mais ils sont table, qu'est la rué ou de se désintéresser d'un jeu confraternel
maintenant souvent relies a des boutiques mieux assises. Ils ont dont on ne peut s'absenter individuellement.
done perdu une précarité, une fragilité qui nous apparaitra bien- Cependant nous voudrions mieux montrer le role de la rué,
tót comme un trait essentiel. dépasser le cadre d'un micro-drame, d'une micro-sociologie.
Nous nous trouvons en présence d'une description qui parait D'oú vient cette libération du langage dans et par la rué ? D'une
devoir tourner court : usée parce que trop évoquée, elle donne facón négative, des interdits disparaissent, tous ceux qui étaient
l'impression de concerner une visión superficielle de la ville, a lies au foyer, á la demeure, á l'école, au temple, comme si les
un double titre : celle que tout visiteur percoit, un peu comme paroles prononcées á l'intérieur d'une demeure risquaient d'y
l'apprenti chimiste, selon Bachelard, remarque les signes les plus demeurer et de la compromettre, comme si les disputes a huis-
spectaculaires et les moins scientiflques d'un laboratoire, — celle clos risquaient de prendre vite une allure dramatique et intole-
qui demeure á la surface de la ville et qui ne l'intéresse pas rable, comme si la vie privée impliquait un mínimum de dignitc
dans ses pierres. Elle incite, semble-t-il, beaueoup plus a l'ob- et de bienséance. Dehors, il ne seront pas des maris, des
servation qu'á la réverie, au croquis et á la notation des formes épouses ou des fils mais des hommes et des femmes qui
plus qu'á la sympathie avec les torces de la ville. Nous n'éprou- parlent fort, comme l'on respire, comme Fon marche, comme
vons, cependant, aucune méñance a l'égard de l'apparaitre. 11 l'on digére. Les fonctions humaines retrouvent leur vérité et
suílit que nous échappions au danger de crayonner. De fait, nous aussi leur vitalité.
nous trouvons en présence d'un ensemble que la rué, ses person- Nous sommes en présence d'un dehors doublement vivifiant.
nages, le contenu de ses éventaires, son langage structurent soli- Stimulation de l'air, du vent, du froid. II faut lutter contre
dement. Nous mettrons en évidence le role du langage et nous la morsure de l'aube, contre la fatigue de la journée, étre plus
montrerons qu'il met en mouvement la rué. Y a-t-il un langage fort que le bruit, gagner sa vie debout ou du moins á l'air libre,
du dehors ? Et, s'il en existe un, en quoi dépend-il de la rué, se laissant aux assis le soin de marmonner, de chuchoter dans leurs
montrant ensuite capable de la transformer a son tour. études ou dans leurs bureaux. Stimulation de la ville elle-méme
II semble que l'initiative vienne de la rué et que les gens qui charrie tellement d'informations, qui propose un si grand
qui y travaillent (les marchands comme les chauffeurs de taxi nombre d'excitations. Les passants, les visages nouveaux ou
ou comme les livreurs) y recueillent un génie qui ne leur appar- reconnus, les nouvelles, les incidents, l'argent que l'on encaisse,
tient pas en propre. Une parole leste, parce qu'il faut étre agüe, les autres cris constituent un milieu tres riche. La ville modifie,
parce que le chauffeur de taxi se doit de manceuvrer au plus sans cesse, l'homme par l'homme. Dans une rué, cette propo-
vite, d'un quartier á l'autre, parce que la marchande s'empare, á sition perd l'allure d'une vérité genérale, elle s'impose irrécusa-
la háte, du client — et, á l'inverse, on ne se moquera pas de blement.
n'importe quel passant : on choisit plutót comme objet d'une rail- Nous aurons done une langue libre de toute retenue : libre
lerie possible, le promeneur ahuri ou important, celui qui ne dans ses mots et dans sa syntaxe, une langue respirée, épou-
semble pas comprendre qu'il faut aller vite et faire place a tous monnée, jamáis chátiée parce que de ses outrances, elle attend
les autres qui avancent. Le méme personnage attirerait le respect non point le chátiment mais la recompense d'un rire cómplice
dans une brasserie oü il importe de montrer que l'on posséde du ou d'une fuite honteuse. Puisque nous nous situons au niveau de
poids, de la gravité. En l'occurrence les raisons de la moquerie ce qui est ampie, nous comparerons cette parole a celle de
sont surdéterminées. Le passant manifesté un air emprunté, il l'homme qui assume sa liberté face á l'océan. II s'agira ici d'une
ne connait done pas les heux, il manque de cette valeur funda- respiration moins égale, moins large, plus télescopée parce qu'elle
méntale qui consiste a connaitre la ville et a s'y mouvoir a se laisse bousculer par l'impulsion du moment ou par une nou-
l'aise. velle excitation. Elle sera créatrice dans la mesure oü elle appré-
Pour le véritable homme de la rué, il semblerait que l'exis- hende ce qui vient de passer fugitivement et si elle arrive á étre
tence se resume á bien connaitre les coins et les courants favo- débridée, torrentielle comme le mouvement de la rué.
rables ou défa%orables d'une ville. II refuse un apprentissage pro- Dans cette rué les effets et les causes se modifient sans cesse
gressif qui augmenterait le nombre des initiés et qui, scandaleu- et, en le montrant, nous ne cherchons pas á humilier la raison
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ou á la mettre en garde contre les excés de l'analyse ; nous vou- lorsqu'elle ne se plie pas aux normes en vigueur. D'autre part on
drions, d'une facón plus positive, manifester l'unité d'une ville ne peut apostropher qu'une individuante, une persoaae recon-
— fait global par excellence. Cependant les différents éléments naissable parmi toutes les autres et á laquelle on préte, méme si
qui apparaissent á des pans successifs (les passants, les ven- on l'insulte, des traits, des défauts uniques. Dans la foule solitaire
deurs, leurs éventaires — puis la rué — enñn une ville qualifiée le mouvement d'humeur tournera vite, d'une autre facón. On
socialement) viennent se méler dans une parole généreuse. On pensera ou l'on dirá « ah, les... idiots ! » La personne á qui « on
aurait tendance, de nos jours, á considérer la langue, comme en a », n'est pas tellement haie en elle-méme, on ne cherche pas
un systéme qui se suffirait á lui-méme et qui échapperait aux les contours ou les apparences qui la rendraient particuliérement
événements de l'Histoire puisqu'elle comporterait, en elle-méme, haissable. Elle a seulement le tort, par son existence, d'aug-
ses propres modifications. Sans avoir la compétence voulue pour menter le nombre des géneurs, de tous ceux qui, en marchant, en
statuer sur la nature des systémes linguistiques, nous nous aper- circulant au méme instant que nous accroissent la difflculté de
cevons que dans la rué nous nous trouvons en présence d'une respirer, de circuler. Pour ees deux raisons, il nous semble bien
parole vivante oú « forme » et « substance » ne paraissent pas que l'apostrophe dépasse l'aspect pittoresque oü l'on risque trop
isolables. vite de la conñner. On ne la confondra pas avec d'autres
D'abord cette liberté du langage est un langage de la liberté. manieres de parler. Elle nous parait révélatrice de la rué d'une
Nous évoquions, tout á l'heure, la moquerie : maíheur, dans une certaine époque.
rué, aux distraits, aux lourdauds ! 11 s'agit d'une épreuve de Insistons, maintenant, sur des aspeets plus poétiques et
vérité qui va, á notre sens, tres loin. On peut faire « l'impor- comme atmosphériques de cette siluation verbale. Nous essaye-
tant », dans un salón ou dans u n magasin, á l'abri de ses titres rons de remonter jusqu'á cet instant oü la parole s'énonce, toute
et de sa fortune. Dans la rué tout homme retrouve un corps, des prise dans la chair, dans la gorge qui l'articule, quand elle se
jambes, un dos, un visage justiciables de l'admiraüon ou du sar- noue, se dénoue, bondit, se déploie comme un geste. Merveilleu-
casme. Les petites gens avaient le droit de voir Fhomine, sous sement ambiguo, puisqu'elle signifie quelque chose et que cepen-
le bourgeois. De la, aussi, la lutte incessante, parfois extreme dant elle est presque encoré un fait de nature, avec un volume,
de ce commerce á peine toleré et de la pólice : propos aigre-doux, une densité, presque une couleur ou une surface comme les
menaces, amendes, visites au poste... une société policée et autres phénoménes qui adviennent dans le cours du monde —
domestiquée balayera ees entélements pour mieux contróler la parce qu'en un sens elle est une poussée organique comme le
rué. coup de poing, comme la montee de la séve et que, cependant,
Ensuite ce langage emane d'individus qui ont leur propre elle porte en elle la volonté de communiquer. La marchande crie
personnalité, qui, parfois jouent, d'une maniere lassante, le per- et apostrophe, comme elle se frotte les mains ou comme elle met
sonnage qu'ils sont censes representen Certes c'est bien le langage de l'ordre dans ses cageots. Elle crie le melón, la courgette, la
general, attendu de la poissonniére ou de la marchande de fleurs. tomate, la poire, comme elle les soupése : langage-fruit, langage-
Et l'on peut considérer ce phénoméne d'une maniere négative. légume oü les mots et les choses sont confondus, oü les formes,
Leurs facons (incorrectes) de prononcer, de construiré leurs les masses, les couleurs de l'éventaire vibrent jusqu'á devenir ees
phrases mesurent un déficit, celui qui separe l'anomique et le mots qui les prononcent.
normatif — tout coinme un vétement, une fois porté, difiere seu- En leur proclamation ostentatoire, ils annoncent la saison
lement du vétement neuf, par l'usure du tissu, la mauvaise tenue qui les vit mürir et tomber de l'arbre ou s'épanouir dans la terre :
du col ou par la perte d'un bouton. Mais l'on peut aussi bien la cerise, puis la fraise au printemps, la peche quand l'été com-
considérer cette parole comme la manifestation positive d'un étre mence et le raisin quand il sombre, le chou-fleur, la chátaigne au
qui met, dans ses phrases, son poids, ses désirs du moment, son plus froid de l'hiver. Tout á l'heure, le compotier ou l'assiette
existence. rendront les éléments a une sagesse mortelle, résignée. Une der-
La preuve en serait que, pour apostropher, il faut une niére fois, ils irisent et ils colorent follement toute la rué, circu-
certaine densité d'étre, un certain registre qui n'est pas seule- lant d'eux-mémes a partir de cette bouche qui n'est pas la pour
ment vocal mais musculaire, charnel. Que les individualités dis- les anéantir mais pour les proclamer et pour les propager.
paraissent, et les disputes, méme violentes, n'arrivent plus a ce Encoré faut-il mieux mettre en évidence ce mode de transfor-
niveau d'articulation. Tant que la parole se profére gratuite et mation. Nous croyons trop que la production des étres naturels
magnifícente, la ville n'est pas encoré le lieu de la foule solitaire. se limite á leur culture (le labour, les greffes, les moissons, la
Les rúes, méme peuplées, sont constituées de visages, de sil- meule et le pressoir) et nous pensons que, dans une seconde
houettes reconnaissables et ceci d'une double maniere. étape, l'homme transporte, empaquette, conserve, sans collaborer
Celui ou celle qui apostrophe ose rompre le silence tacite de á l'apothéose et a l'holocauste du fruit ou qu'alors il s'agit d'ar-
ceux qui se perdent dans le fond indistinct de Fanonymat. Elle tiflees et comme de fraudes par lesquels on maquille le futur
n'a méme pas á oser, car sa maniere de s'habiller ou de mar- aliment. L'imaginaire semble se réfugier du cóté de la « rura-
cher, d'afficher u n visage épais ou malicieux signifie déjá qu'elle lité ».
ne se senL,pas de trop. Elle est tout simplement, sans chercher Or la destinée d'un fruit ne s'arréte pas au jour oü on l'ar-
a jusliliei^une existence qu'elle ne croit pas incongrue, méme rache á l'arbre qui le portait. Nommé, prononcé, proposé, étalé,
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SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 181
180 DU CÓTÉ DES TRAJETS
manipulé, il lui incombera la gloire ou la déchéance. II fuse, il de toucher ou non au but, de tuer ou de mourir dans la dignité.
éclate, il vibre, il jaillit, il voltige, il s'arrondit, il s'allonge, il La ville, un peu plus tót mais á une époque rapprochée, inspire
jaunit ou il verdit, comme il ne l'avait jamáis fait auparavant. á Paul Morand une écriture pressée qui n'est pas celle de Mal-
II faut entendre cette analyse de deux facons : il s'agit aussi bien raux parce qu'elle procede d'une autre face de la civilisation
d'une métamorphose du langage par le fruit que du fmit par le urbaine : non plus l'action terroriste, le dépót d'armes que l'on
langage. Et nous ne saurions isoler ce mouvement de l'acte tres pille, le convoi présidentiel que l'on prend pour cible, les rúes
socialisé de la vente. On ne voudra pas croire que le « social » que l'on devale en se repliant mais les trains souples de luxe
contrarié la poésie. Selon nous, au contraire, il fait sourdre une dans lesquels on grimpe au dernier moment, le taxi que l'on
mutation en profondeur. On vend, cela veut diré que l'on échange hele d'un ton bref, l'Europe et ses palaces qu'il faut se háter de
et que les éléments de l'échange ne demeurent pas semblables á découvrir avant qu'ils ne disparaissent ou qu'ils ne se démocra-
ce qu'ils étaient — niéme sur un plan sensible : les fruits dans tisent, des images de cites différentes dont le contraste sera plus
le cabás, un peu écrasés, u n peu meurtris, les billets que la ven- savoureux, si on les fait coexister dans une succession sans
deuse froissent et qu'elle met dans sa caisse en bois. Si vos tréve. Ce n'est plus le langage de la rué meurtriére, des dedales
fruits restent semblables a eux-mémes, c'est qu'ils sont morts et de la conspiration mais celui de l'escale breve, luxueuse, un peu
que vous consommez des cadavres de fruits. ennuyeuse : les villes ne sont que des escales, le long d'une tra-
versée qui n'a d'autre fin que sa propre fiévre.
De la méme facón, les mots sont absoluinent pris dans l'acte
d'échanger, ils s'ecrasent, ils se dilatent ou ils se ramassent dans Bien avant de tels écrivains et á sa maniere origínale, la rué,
le dialogue bref qui oppose le vendeur et l'acheteur. par le génie de ses marchands, avait parlé selon sa propre
Un puriste estimera qu'il s'agit d'une prononciation incor- cadenee : une parole rapide, impertinente, libre de toutes
recte, d'une déformation inevitable et malencontreuse. Nous pro- entraves et d'abord de celles d'une logique linéaire, une parole
poserions une tbése tout a fait différente : il est de l'essence du qui recommencait et rebondissait avec l'instant, l'humeur, le
client. Le commerce n'est pas seul en cause. Dans une civilisation
mot d'étre affecté par son parcours, il ne peut etre absolument rurale, on acheté et on vend avec beaucoup de précautions. On
semblable, en son point d'arrivée, á ce qu'il était au départ — dirait que, dans la ville, au milieu de tous ees étals et de ees
non pas parce qu'il existe un « brouillage » des Communications charrettes, il fallait toujours aller plus vite que le voisin. De la
mais parce que le mot prend son essor et continué a vivre, á se une parole uertigineuse qui semblait méler les fruits et les légu-
transformer dans l'espace physique qui le rend audible. L'isoler mes, les compliments et les récriminations, dont l'éloge s'appli-
du vent, du soleil, des autres bruits, c'est le mutiler et perdre quait indifféremment á la diéntele ou aux légumes que 1 on
de vue sa réalité vivante. Cette thése s'illustre fort bien lors- vendait.
qu'elle s'adresse á un langage qui s'échange dans un marché. Cer-
tains mots múrissent, d'autres s'ecrasent piteusement, il en est Nous ne saurions, au tenue de cette description, conclure
qui giclent ou qui deviennent de grosses taches de soleil ou qui en faveur d'une causalité linéaire. Car est-il une seule des réa-
s'enroulent dans u n tourbillon de poussiére. lités agissantes : les marchands, la rué, le langage, la société
Les mots du dehors, si nous pouvons nous exprimer ainsi, globale, la ville, qui soit seulement cause ! En derniére analyse,
sont tellement plus frustres et plus musclés : préts a survivre nous serions tenté de souscrire en faveur d'une influence déci-
á toutes les gercures et á toutes les moiteurs, ils s'enveloppent sive de la société globale — mais reconnaissons, pour le moins,
dans tellement moins de pudeur et de convenance que les mots que cette société n'apparait pas en tant que telle, qu'elle manifesté
du dedans... Pour les saisir vifs, il faudrait que le linguiste son pouvoir á travers des médiations tres precises comme la rué
emprisonne le vent, le froid ou le soleil dans ses camisoles para- et les marchands, et que la richesse ou le nombre de ees média-
digmatiques ou syntagmatiques. Ne le pouvant, il les constitue tions modifw la physionomie du phénoméne social.
comme des facteurs extérieurs ou il les réduit a l'état de signes Ainsi, d'une part, nous n'aurions pas de peine a lier la dis-
(de froid, de vent, de soleil). De tels propos ne visent pas a parition de ees scénes et l'évolution de la société : le petit com-
contester les efforts d'une science admirable mais á obtenir la merce, composé d'individus indépendants, habitúes a combatiré
reconnaissance « d'une parole gestuelle » — selon la formue de et á survivre dans la mélée genérale disparait á la suite d'une
Merleau-Ponty. concentration économique et, du méme coup, avec celui-ci, la
vivacité, la fronde, l'impertinence des repliques des vendeurs. En
Pour mieux souligner cette influence du décor sur le lan- outre, on ne croit plus á des mots aussi communs : on les veut
gage, il faudrait maintenant parler de la « presse » des mots. plus purs ou, au contraire on les délaisse au profit des images
Ceux-ci ne sont jamáis indifférents á la vitesse á laquelle on les et de « l'audio-visuel ». Mais, déjá, il faut situer ce conflit des
prononce : plus solennels quand la diction est lente, déchirants facultes au niveau de la rué. Les images de la rué, les affiches
quand on les dit avec une certaine briéveté. Or cette vitesse, si colorees comme les belles vitrines ont détróné le mot, tout comme
elle dépend souvent de l'humeur, a aussi pour origine la nature la longueur des déplacements rend dérisoire la gratuité d'une
des lieux et des temps. A l'époque des guerres civiles, des véritable apostrophe.
¡uorres de *ues et des actions terroristes, Malraux prononce la
(migue francaise d'une voix haletante, par fulguration et visees D'autre part, sans oublier les conditions determinantes que
breves, préeipitées. II ne s'agit pas de séduire, de convaincre mais nous venons d'évoquer, nous appréhendons une positivité de la
IK2 DU COTE DES TRAJETS
rué, des marchands, de leur langage. Ce qui a été rendu possible, SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 18.'}
suryil réellement avec plus ou moins de plénitude et d'indépen-
dance. La rué, par exemple, apparaissait comme une médiation ment. A ees places fermées s'opposaient déjá des places plus
nécessaire et autonome entre le domicile personnel et le travail ouvertes. Points de rencontre de plusieurs artéres passagéres.
Cette sorte de carrefour n'a pas encoré tout á fait disparu et
ou le loisir. Fláner dans la rué, hésiter au moment de l'achat, se Claude Mauriac, dans son román « La marquise sortit á cinq
gorger des couleurs et des formes de la saison, allaient de soi — heures », imagine, tout au long de son oeuvre, des étres qui pas-
et la ménagére qui ne le faisait pas pour diverses raisons, avait sent et repassent a une méme intersection de rúes (le carrefour
l'impression de « bácler son marché ». Simple notation inti- de Buci).
miste ? Evocation nostalgique et impressionniste d'un passé
révolu ? En vérité, nous ne portons pas de jugement de valeur et II est frappant de remarquer que, dans les carrefours de la
nous croyons, en outre, qu'il s'agit d'une remarque qui dépasse ville moderne, les magasins disparaissaient et laissaient parfois
le stade du crayonnage, de « l'impression urbaine ». Nous nous la place á des kiosques á journaux. Un journal s'achéte rapide-
trouvons en présence d'une structuration fondamentale et isola- ment, le vendeur de journaux sait qu'il doit rendre vite la mon-
ble de l'espace urbain. Sa phgsionomie se modifie du tout au tout, naie, plus vite encoré que la situation ne l'exigerait et le journal
selon que la rué joue ou non le role d'une médiation réelle. Le que l'on entrouvre en marchant nous deporte bien loin du kios-
citadin oublie ou ne connait pas les forces qui déléguent, pour que ou nous l'avons acheté. Le symbolisme du kiosque á jour-
un temps, á la rué cette importance et qui, plus précisément, la naux nous parait incontestable et ce n'est pas par hasard qu'on
peuplent de ses marchands. II a d'abord conscience de parcourir le rencontrait dans de telles places comme on le retrouve aussi
un trajet qui n'est pas indifférent, qui vaut par lui-méme, au dans les halls de gare. L'homme pressé, l'homme sans racine,
delá du but qu'il permet d'atteindre. Son bonheur peut étre á l'homme en partance achétent des journaux et ils en achétent
midi de traverser cette rué bourdonnante de bruits et de cou- beaucoup comme s'ils craignaient d'en manquer, le voyage s'éter-
leurs. La rué, á cet instant vient méme qualiñer le logis, en ins- nisant au^delá de leurs prévisions ou, comme si, par cet achat,
taurant un rite de passage : rentrer chez soi, ce n'est pas seule- ils complétaient leur panoplie du parfait voyageur. II nous sem-
ment regagner au plus vite son domicile mais entreprendre un ble done que l'existence du kiosque á journaux a pu, á une cer-
voyage légérement périlleux, equivoque, imprevisible, se gorger taine époque, signaliser la place-carrefóur.
d'humanité avant de se reposer dans un espace plus calme. On remarquait encoré, sur de telles places, des sortes de
Le langage a manifesté cette méme ambiguité. D'une part, il casemates oii les usagers attendaient leur tramwaij ou leur auto-
était rendu possible par certaines conditions historiques mais, bus. La encoré, l'abri méme sommaire recoit une double signifi-
dans son immédiateté, il se donnait comme la parole des hommes cation de syinbole et de signe. De symbole, car il est un refuge,
qui vivent et qui crient leur liberté, qui, s'ils jouent un role nous le comprenons bien, contre la pluie, le vent, le soleil mais,
social, le font reposer sur le timbre, sur l'audace, sur l'emphase, deja, á ce simple niveau, nous dépassons « l'instrumental ». Les
sur le geste et non sur l'argent ou sur les titres. La parole, dans usagers le percoivent comme un symbole de la Nécessité, du Tra-
cette rué, se naturalisait, sans perdre ses qualités humaines. Une vail qui se fait contre vents et marees, á travers les saisons et les
rué était pleine de cris et de clameurs comme une forét est rem- ans, jusqu'á la mort ou jusqu'á cette mort prématurée qu'est
plie de bruits d'insectes, de chants d'oiseaux et de silences ou parfois la retraite. Les événements surgissent, I'amour, une ami-
comme une cathédrale est faite de pierres, de volumes, de íié, un départ ; ils n'entament pas le rythme journalier du tra-
vitraux. Seulement ees cris étaient porteurs d'un sens et disaient vail. En principe, l'autobus représentait la régularité au milieu
quelque chose... La ville, faite de pierre et de béton, mais aussi des surprises de l'existence, l'uniformité au milieu du bariolage
composée d'hommes qui y travaillent et qui y soufí'rent — mais urbain. II avait un horaire, on pouvait compter sur lui — en
enfin peuplée de mots qui se déplacent, qui se tordent, qui gros- quoi il était rassurant par rapport a l'instabilité de la rué. II
sissent, qui tourbillonnent et parfois explosent, quand un peuple rythme la journée. Le dernier bus du soir annonce, un peu solen-
se révolte. nellement qu'un autre temps commence pour la Ville. Des amou-
reux se réfugient dans ees portes de la nuit. En dehors de la
Le Carrefour. ville, les casemates accentuent leur caractére á la fois protecteur
et sauvage. Car elles n'arrivent pas a étre tout á fait rassuran-
Quels sont done ses rapports avec la rué et avec la ville ? tes : trop frustres, trop sommaires, elles appellent l'impunité de
II se distingue des places traditionnelles. Certes celles-ci n'avaient Fagression, le délit de voyous sans expérience tout autant qu'elles
constituent une sorte de rideau défensif. Nous parlons de case-
f>as toutes la méme disposition : places triangulaires, rectangu-
aires ou hémisphériques ; les unes édifiées pendant le moyen-
mates déjá distantes du centre, mais, celles qui se trouvaient
dans la ville, conservaient une allure ambigué : parce qu'elles
áge, d'autres pendant la Renaissance ou au cours du xvín" sié- étaient du méme format, constituées des mémes materiaux,
cle. Mais les plus anciennes et les plus nombreuses s'inséraient introduisant un peu de banlieue dans les quartiers plus nobles,
harmonieusement dans la ville et permettaient á ses habitants de un élément brutal qui jurait avec la civilité de la cité. II s'agit
se rencontrer — ou encoré on les construisait en fonction d'un d'une nuance peu perceptible. Elle se déclarait plus ouvertement,
monuinent,*d'une église dont elles étaient comme le prolonge- quand la nuit tombait. Alors le promeneur appréhendait les case-
mates comme une source d'inquiétude.
184 DU CÓTÉ DES TRAJETS
SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 185
Situées á u n carrefour, nous croyons apercevoir une autre
dimensión. Elles ne protégeaient pas seulement l'usager contre Le feu vengeur du ciel courroucé, le grand bois oü des bétes
les intemperies, elles lui permettaient de ne pas se laisser empor- dangereuses sommeillent, la venue du Juge supréme, le carre-
ter par le flot de la circulation. Un carrefour apparait toujours four moderne, voilá autant de figures ou d'espaces redoutés qui,
inconsciemment, pour le piéton, comme u n lieu oü tout s'envole, sans doute, ne se manifestent pas sous les mémes couleurs. Si le
chapeaux, journaux, conversations, rendez-vous et oü il faut bois effrayait par son obscurité, ses craquements, ses formes
s'amarrer, avec solidité, contre le vent mais surtout contre le indécises, ses bétes « sexuellement reconnaissables », le carre-
flux des véhicules ou simplement des autres passants. four violente par la crudité de sa lumiére, par la brutalité de son
Une fonction de signe également. Elles désignaient le carre- bruit, par la discontinuité des passages défendus puis permis ou
four comme le lieu oú l'on a quelque chance de trouver « une plutót exiges d'une facón irrépressible. Un carrefour parait tou-
bonne ligne » pour se rendre á l'autre extrémité de la ville. C'est jours trop lumineux : le bruit multiplie et augmente la couleur
pourquoi, bien que laides, elles favor isaient une bonne percep- des carrosseries, le miroitement des calandres et des vitres. Dans
tion de la ville. Elles faisaient parties de ees repéres commodes le bois, la béte déguisait sa forme humaine, dans le carrefour ce
qui permettent de se situer dans une agglomération. Allons plus sont les hommes irrites, implacables qui traejuent d'autres nom-
loin, un simple poteau avec une pancarte, jouera le méme role : ines. Enfin ce dernier prend l'allure d'un destín puisque les autos
de signe, c'est évident, car par sa pancarte, son numero, il se dis- ne s'arréteront jamáis de bondir et de hurler.
tingue des autres poteaux mais aussi de symbole : il constitue, Nous voulions, par cette analyse, préciser le role que joue
malgré sa forme rudimentaire, u n point fixe auquel on se rac- le carrefour dans la géographie mentale de l'étre diminué. L'in-
erochera dans la mouvance de la rué. humain ne se situé pas aux confins de l'humanité dans ees mers
L'existence d'un seul poteau sufíit á regrouper, autour de fabuleuses .et monstrueuses que les hommes ont longtemps ima-
son mát, un peu d'espace et sur le trottoir et sur la chaussée. ginées. // se confond avec le cceur de la cité, et, en un sens, il
L'imminence de l'autobus lui permet de recouvrir une étendue exprime bien la ville sur le mode négatif qui est le sien : dans
qu'il n'occupe pas encoré. La rué, elle-méme, se percoit, s'arti- une grande ville, l'homme ne peut pas se permettre de se laisser
cule et s'évanouit á chaqué instant, en fonction du véhicule dépasser par ses rivaux, i'/ faut qu'il jouisse de toutes ses possi-
allendu. Notre regard neutralise le flot si dense des automobiles, bilitós physiques et nerveuses. A l'inverse, la place publique du
au profit d'une carcasse plus haute, plus proche du parallélépi- village consütuait, pour les vieillards, u n lieu oü ils pouvaient
péde, et d'une autre couleur (les nouveaux bus se coulent davan- marcher au rythme de leurs pas et s'asseoir sur un banc pour
íage dans la masse de la circulation). jouir d'un spectacle collectif. Cependant, dans le « virage » d'un
village, on trouve, deja, un élément de curiosité cruelle. Les gens
Le groupe des usagers, tisse, selon les licures, des liens plus s'y postent, en espérant l'accident de l'étranger, de celui qui ne
ou moins solides, plus ou moins résistants au flux des passants. connait pas le danger d'une chaussée déí'ectueuse ou d'une courbe
Plus ramassés le mutin, ils enveloppent, en commun, leurs revés, mal dessinée. Ce n'est plus une attente bonasse qui égréne le
la chaleur de leur foyer. Ils attenaent la lumiére de l'autobus, quotidien mais le désir du dramatique.
pour y pénétrer comme dans u n véritable dedans. II les empor-
tera vers leurs lieux de travail et, cependant, ils ont comme l'im- Pour ees mémes raisons, le carrefour plaira á l'homme qui
pression de revenir en arriére, vers une heure oú l'on pouvait se grise du rythme accéléré de l'existence urbaine. Celui-ci a
sommeiller, goüter sa propre tiédeur, imaginer vaguement les l'occasion d'y vérifier quotidiennement la rapidité de ses réflexes
formes des autres. Dans la journée, aux heures de pointe, les et la courbe de son brio pour se faufiler dans la masse des véhi-
regroupements s'opérent en vertu d'une impatience commune et cules, pour repondré tout de suite au changement des feux. Un
on se laisse gagner par une tensión plus ou moins déclarée. Lors- bon hold-up doit, sur le parcours de son trajet, se confronter
que des places viennent a manquer, on se bouscule, á moins que avec le passage délicat de quelques carrefours. Dans une nou-
le groupe ne se ligue contre l'indifférence des pouvoirs publics, velle policiére d'Arthur Kaplan, les membres d'un gang espérent
les inconvénients du réseau — sans aller jusqu'á une remise en tuer leur adversaire devant son immeuble et profiter des feux
question de la société. A l'intérieur du car, chacun reprend son pour semer des poursuivants éventuels. II leur faut traverser le
propre espace qu'il protege souvent d'un journal ou d'un carta- carrefour au moment précis oü le feu cesse d'étre vert « pendant
ble ou d'un panier. Le carrefour moderne ignore peu á peu la que Melvin repérera la cible, tu chronométreras les feux. On a
plupart de ees symboles. A la différence de la place monumen- compté vingt secondes mais vérifie. Quand le feu passera au vert,
tale fermée, il apparait comme une négation de la ville. Dans ses compte jusqu'á douze. A ce moment-lá Melvin doit tirer et Neil
excés, il ne demeure pas indifférent et il met en branle l'ima- démarrera. Vous reprendrez le feu juste au moment oú il passera
ginaire. C'est un lieu oü l'on ne peut pas demeurer, oú il y a dan- au rouge. » On voit, dans ce passage, le role joué par le chronomé-
ger á demeurer. Les enfants jeunes, les vieillards, les infirmes tre, cet objet qui a révolutionné les conditons du travail el de
y rcapprennent leur moins-étre et y renouvellent l'expérience de l'existence. Le carrefour, comme un cambriolage, comme l'envoi
la peur. Dans l'imagination humaine, les lieux oü la crainte d'une fusée ou comme toute autre opération importante, demande
oppresse «es victimes ont varié et il faudrait en examiner le de l'exactitude, une sensibililé presque maladive au lemps.
(Icplacement. Illustrons ce théme, d'une autre facón. Dans un certaiu
nombre de films ou de romans noirs, les membres d'un gang se
*
18(5 DU CÓTÉ DES TRAJETS
SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 187
réunissent dans un café qui se situé aux abords d'un carrefour.
Les hommes d'une bande rivale démarrent avec le feu vert mais symétrie ou la laideur granuleuse de certains paysages, plus fon-
ils mitraillent, en méme temps, leurs ennemis du moment. On damentalement libérer l'homme de son corps.
apercoit les múltiples implications de cette scéne. Les victimes se Lorsque, dans un carrefour, l'auto bute et accroche, p a r
croyaient á l'abri, puisqu'elles. se tenaient á l'intérieur d'un lieu suite de 1 encombrement, elle parait aussi maladroite qu'un étre
public, de surcroít central (il s'agit d'un carrefour) et qu'elles quelconque empétré dans sa carcasse ou qu'un homme qui se
formaient un groupe nombreux. Tous ees avantages rendent l'ex- fraye un chemin á travers la foule. Le travail, peu importe qu'il
piation plus éclatante. II n'existe pas, dans une ville, d'intérieur soit fourni par une énergie musculaire ou thermique, se substi-
qui serve d'abri : les vitres, les bouteilles de comptoir, les tables tue á la Gráce et au Réve. Ainsi l'accident du carrefour rassure
de l'établissement volent en éclats, au méme titre que les visages dans la mesure oü il ne porte pas á conséquence mais c'est
ou les cartes des consommateurs. Les exterminateurs ne cher- bien souligner son prosalsme. Sur une grande route, on ren-
chent pas la precisión, ils prennent plaisir á s'abandonner á cette contre une inort fracassante qui vient foudroyer le conducteur
debauche de sang, de bailes, parfois de grenades. Le groupement et le métamorphoser en un héros de la vitesse, de l'exploit
des victimes se retourne contre elles, puisque le gang, tout entier, impossible. Certes l'auto s'est écrasée contre un camión ou un
platane mais la cause doit étre cherchée ailleurs : dans la déme-
sera décimé, a la suite de ce raid. sure du conducteur ou dans rembalíement d'un moteur qui
Nous assistons surtout au triomphe du mouvemcnt sur l'im- échappe aux guides de son cocher ou dans la Route qui tue ou
mobilité, á la victoire de ceux qui bondissent sur ceux qui sont dans un Destin qui a tordu les lignes racées et vulnerables de la
assis, paresseusement attablés, comme les mauvais gracons décapotable en un amas de ferraille ou dans un mobile qui, á
aiment le faire, en dehors de leur travail. Par le jeu du montage forcé de vitesse, ne pouvait que prendre feu, puís éclater, dans le
cinématographique, il venait souvent un moment oü les autos de ciel de toutes ses piéces et de toutes ses couleurs : avión écrasé,
l'expédition punitive donnaient l'impression de devoir enfoncer météore disloqué, alliagc, a haute combustión, du metal, de l'es-
la vi trine du café, prouvant encoré par cette image qu'il n'existe sence et de la rnort. Or nolre Icare moderne en est encoré á
pas de refuge, de dedans véritable. supputer l'enfoncement de son aile gauche et la couverture de
En un sens le carrefour s'accorde á la ville moderne. II en son assurance.
épouse la simplicité, les angles droits, il vit selon une allure dis-
continué et syncopée. Quoi de plus simple et de plus impératif, De méme le conducteur, enfermé dans son véhicule, semble
quoi de moins ambigú et aussi de moins chargé de symbolisme réaliser un désir d'intimité et l'on a souvent dit que l'automobile
que le systéme binaire des feux vert et rouge ! II s'agit de signaux constituait une seconde inaison. Mais il faudrait ajouter — ce
qui commandent (ne jamáis brüler les feux) et ne demanden t qui modifie l'analyse du phénoméne — qu'il doit s'agir d'une
aucune exégése, qui n'interrogent pas a la facón du vieux portail maison ambulante, d'un dedans qui se reconquiert, a chaqué ins-
d'une église. Mais, en méme temps, le carrefour nie la ville de tant, comme dedans par rapport á un dehors qui l'assaille ; en
deux facons. D'une part, comme les urbanistes l'ont établi, une quoi, elle s'oppose a d'autres lieux clos immobilisés comme la
circulation trop intense et trop rapide ne permet pas aux étres maison ou comme le bureau. Aussi quand un véhicule s'immo-
de se connaitre et de se reconnaitre. Seuls les usagers d'un quar- bilise, son conducteur ne peut jouir de son intimité, telle-
tier tranquille, lorsqu'ils marchent á pied, possédent le loisir ment chaleureuse, par « route de nuit », quand les kilométres
d'entreprendre quelque commerce commun. D'autre part l'au- s'accumulent. Voilá done l'automobile une fois de plus retenue
tomobiliste s'enferme dans son véhicule, méme lorsqu'il stationne sur sa pente imaginaire.
devant un feu. II se refuse á la ville parce qu'il habite son auto Seulement, le conducteur va tenter de réagir sur un mode
et qu'á partir d'elle, au déla de ce q u f l'entoure il se projette ail- mineur. II cherchera a s'approprier, á nouveau, son auto. II s'at-
leurs, par exemple vers un veek-end possible. II ne voit pas des tache á contróler ses réflexes et, par la, a connaitre sa forme
hommes mais d'autres véhicules. actuelle, si variable dans une civilisation urbaine. II ausculte
D'une maniere assez paradoxale, le carrefour démijstifie son véhicule, il fait vrombir son moteur, alors qu'il se trouve
Vautomobile qui y perd sa gloire, sa plus belle raison d'exister. á l'arrét. C'est bien la le paradoxe majeur. La puissance présu-
II ne suffit pas de remarquer qu'elle assure mal le déplacement mée de son véhicule lui est refusée, par suite de l'encombrement
qu'on espérait d'elle. Cette dysfonction, bien evidente et source des rúes. II imagine done au point mort ce qu'elle pourrait don-
de tant de récriminations, ne concerne pas l'élément le plus pro- ner en état de marche ; puis, le démarrage, au feu vert, lui indi-
fond de la déception. Disons plutót que, privée de la vitesse, elle que son état de santé, éveille ou apaise son inquiétude á son
perd tous ses pouvoirs imaginaires. On attendait d'elle un dépla- sujet. Comme R. Barthes le fait remarquer, la « parole », dans
cement lisse, si rapide et si uniforme que les paysages devien- le domaine des automobiles, se trouve fort limitée, puisque la
draient les belles images d'un spectacle. Les á-coups de la cir- carrosserie, le moteur ont été penses et exécutés par les firmes
culation, l'odeur de l'essence, l'impolitesse de certains chauffeurs, et non par des particuliers : les individus, en ce domaine, peu-
une relalive^lenteur la raménent au rang d'un moyen de trans- vent seulement ajouter quelques enjoliveurs, parfois « Irali-
porl. Le temps et la réalité réapparaissent. L'uniformité du quer » le moteur. En revanche on retrouve une sorte de parole
déplacement tíevait gommer les imperfections du monde, la dis- dans la maniere de conduire de chacun. L'automobiliste est censé
roder et transformer son véhicule : a lui de la rendre plus nei-
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188 DU CÓTÉ DES TKAJETS
SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION UHBAINE 189
veuse et c'est cette « nervosité » que chacun controle au départ
des feux. rúes tres anciennes. Certaines se sont créées en comblant le fossé
Nous pouvons, au terme de cette description, articuler quel- d'un champ romain oü se sont substituées á des chemins ruraux,
ques conclusions plus distinctement que nous ne le faisons faits pour laisser passer de simples charrettes. Certes les Muni-
d'habitude et nous verrons, á nouveau, que le carrefour ne s'in- cipalités cherchérent, peu a peu, a élargir de telles voies, á aligner
sére pas seulement dans un réseau de relations fonctionnelles. les maisons les unes sur les autres mais, de par leurs origines,
1. — Dans l'antiquité, il passe pour un symbole commode elles demeurérent étroites, assujetties á í'édification capricieuse
des demeures. Les immeubles imposent leur bon vouloir. La rué
de la liberté de choix. En effet il offre des voies divergentes s'élargit, se rétrécit selon que les inaisons s'effacent ou s'avan-
que l'on ne peut pas confondre, comme la vertu et le vice cent sur la chaussée.
pour Hercule, qui, loin de se rejoindre, s'éloignent indéfiniment
les unes des autres. Le symbole n'a plus trop de sens pour u n La voie qui mériterait plus que toute autre le nom de rué,
automobiliste qui se trouve au milieu d'une mélée confuse et aurait plusieurs caracteres que l'histoire lui aurait legues. Elle
qui a beaucoup de peine á s'engager dans la direction qu'il a ne serait pas tout á fait publique, en ce sens que les riverains ont
deja choisie, bien avant le carrefour. Ou encoré il risque de l'impression de la posséder. Ils concédent á l'étranger le droit
« tourner en rond », de s'enfermer dans un cycle répétitif, loin d'y passer parce qu'ils le veulent bien, mais, s'ils la traversent
d'entreprendre un avenir rectiligne. en automobile, il lui faudra attendre avec beaucoup de patience
2. — Au debut de notre siécle, il a symbolisé la mouvance que les piétons s'écartent sur son passage.
(le vent, la presse...) a l'opposé de la place publique, lieu de repos Comme la rué est plus étroite et, comme par principe, elle
et de rencontres. Nous avions done l'opposition : carrefour- est nótre (il n'y a qu'une rué véritable et beaucoup de boule-
ville/place-village. Le virage du village constitue, comme nous vards, dans notre espace mental, méme, si par accident, les bou-
l'avons remarqué un pont entre les deux termes. Quelques élé- levards apparaissent moins nombreux que les rúes), nous accueil-
ments, comme le poteau de la ligne d'autobus, permettent de lons toutes les « informations » qu'elle est susceptible d'émettre.
résister á ce semblant de débácle mais ils trouvent leur sens á Le passant aura le sentiment de traverser un milieu qui le
l'intérieur de cette mouvance genérale. modifie, qui oriente sa marche, qui lui procure plus ou moins
3. — Quand la circulation devient plus intense, le carre- de bonheur et oü il pressent le deuil et la féte, les premiers
four, par son bruit, par son agitation, par ses accidents, appa- accords du printemps ou l'imminence d'un orage d'été. La rué
rait comme un lieu de violence : on y balaye, on y traque, on y disparait le jour oú le familier ne reconnait plus tous ees signes.
miiraille l'hommc. L'inhumain apparait dans le centre de la Elle composait un milieu immédiat car, du moins avant
ville et non / dans les faubourgs, dans la forét, dans la brousse. cette derniére guerre, elle respirait toutes sortes d'odeurs comme
II emprunte une face humaine et non / des formes déguisées l'haleine noble et tiéde de la boulangerie, les senteurs d'un mar-
(monstres, bétes). chand de fruits, l'amertume du café devant un bistrot, le bou-
4. — Alors il rompt l'unité de la ville, il semble rendre les quet chimique du pharmacien. Elle se composait aussi d'impres-
horames indifférents a une cité qu'il éventre. En u n sens il a sions visuelles et nous aurions tendance á croire qu'il s'agit la
un pouvoir de contre-imagination. II démystifie l'automobile : d'excitations objectives et comme impersonnelles. Or les lumiéres
enlisée et non libre, en proie aux heurts, aux contingences et de la rué véhiculaient encoré les objets dont elles portaient le
non / source d'un transport infiniment facile, étre rampant, témoignage : bleues, mauves, « orange », plus ou moins
terrestre et non / météore qui éclate dans le ciel. vibrantes, plus ou moins mobiles, elles nous enveloppaient de
la diversité et de la richesse du milieu dont elles émanaient. Ce
5. — Cependant le carrefour pousse á l'extréme des vertus rouge-lá, le passant ne le recevait pas au méme titre qu'un signe
qui fascinent l'homme des villes et qui dépassent le niveau des quelconque (comme les feux rouges actuéis de nos carrefours) ;
aptitudes qu'il est bon de posséder, á tel point qu'elles apparais- il le violentait, il le touchait le plus violemment dans son étre,
sent dans les mythologies des films et des romans policiers. II tout comme ce bleu se logeait dans la part la plus tendré de sa
est possible d'opposer des qualités urbaines et rurales, le carre- chair.
four exigeant, au plus haut point, les premieres : la promptitude
des réflexes, l'intelligence de la situation, la discontinuité et la La rué aurait pour fonction premiére de desservir des
rapidité des recommencements / et non une conduite lente, mélo- maisons voisines ou, tout au plus, des pátés d'immeubles. Un
dique, qui procede par une sympathie globale. signe minee mais précis peut, selon nous, distinguer la rué et le
boulevard. Nous apercevons dans une rué des gens qui entrent
chez eux ou qui sortent de leur domicile. Rien de tel dans un
Le Boulevard. boulevard. En l'occurrence les causes importent peu : visión plus
latérale dans le boulevard, indifférence á l'égard de ce qui se
Nous aurons recours a l'histoire qui, cette fois, nous per- passe dans le privé ou encoré le boulevard entend se nourrir de
iné lira de distinguer idéalement les rúes et les boulevards et qui sa propre foule tandis que les échanges se multiplient entre la
assurera son envol a l'imaginaire. Elle nous apprend que les rué et ses riverains. Ce qui mérite d'étre mis en évidence, c'est
arléres d'ifne ville eurent des origines diverses. D'une part des E lutót l'existence d'un signe distinct et, par conséquent, la possi-
ilité d'une sémiologie, tout comme les différentes espéces de
|«|() DU CÓTÉ DES TRAJETS SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 191
i'umée nous paraissent constituer une ligne de démarcation entre Le propriétaire ne s'en tient pas á u n role défini une fois pour
le bistrot, le café et la brasserie. toutes. On accepte parfois certains de ses caprices, on tolere qu'il
Son trajet apparaít irrégulier et comme imprevisible. Si la courtise les filies de l'immeuble et, á d'autres moments, on le
rué épouse une cote trop dure a son gré, il lui arrive de s'arréter maltraite. Surtout on ne peut le situer á une place localisable.
sans facón et elle se transforme en escaliers non carrossables. Les locataires, selon les circonstances ou au gré de leur humeur,
Elle comporte des immeubles bien différents. En son debut ou á le renvoient d'un palier a l'autre, le font monter ou descendre,
certains coudes ensoleillés, de belles bátisses abriteront quelques clament son nom dans l'escalier, á tue-téte ou bien feignent
riches familles commercantes, puis, lorsqu'elle se rétrécit, elle d'ignorer son existence.
sera habitée par des catégories fort modestes de la population. II vieillit, il se deforme en méme temps que sa maison. On
Les maisons poussent á leur fantaisie, incoherentes, bariolées, perd bientót le souvenir de ses années tout comme on a oublié
provocantes, dégradées ou recrépies. L'immeuble du boulevard l'acte de naissance de l'immeuble. Quand on le maltraite, c'est
designe une catégorie genérale, une essence presque idéale. Les encoré les murs que l'on met á mal. Lorsqu'il meurt, la maison
bátisses de la rué émergent a l'existence, en vertu d'une poussée risque de disparaitre. Car, par un phénoméne de dédoublement
mal définie : celle du terrain ou d'un caprice humain ou d'un fréquent dans l'imaginaire, on suppose des héritiers moins com-
séisme de Fhistoire. Elles ne sont jamáis tout a fait droites, les plaisants (ils vivent ailleurs, ils n'ont pas choisi d'endurer cette
pierres se sont arrondies. C'est pourquoi la rué ne présente passion) qui entreprendront la démoliiion de la demeure. Ainsi
jamáis l'allure minórale du boulevard. La rué s'incurve ou se la loi est niée, non pas tellement dans des réglements écrits que
redresse, en obéissant aux sinuosités naturelles du terrain. dans l'ordonnance des murs et parce que les cloisons ou les esca-
Anarchie ? Pression des intéréts prives ? Le promeneur et le liers épousent les vicissitudes d'un corps humain qui, avec le
familier percevaient les choses, d'une facón différente. lis y travail et avec le temps, s'écarte des normes de l'espéce et devient
voyaient une preuve de timidité et de délicatesse. Plus tard les corps mutilé^ dissymétrique, voüté, bancal.
hommes n'hésiteront pas á blesser la ville et á creuser, dans son « La liberté » de la rué, nous venons de la nommer anarchie,
sein, de larges plaies. ignorance totale de la loi, poussée organique de l'existence et du
Le boulevard illustre la parfaite ordonnance du collectif qui temps. Nous avons tenté de l'illustrer par les maisons d'une rué
contraste avec la liberté de la rué oü chacun peint sa maison et populaire ou plutót il ne s'agit pas d'une illustration puisque
la transforme, selon le désordre de son irnagination. II la bariole, nous avons été conduit au delá de ce que nous savions et puis-
comme u n enfant juxtapose des couleurs sur son dessin. En ce que nous avons été entrainé sur une des pentes possibles d'une
sens, nous trouvons la vóritó de la rué dans les faubourgs popu- réverie sur la rué. Nous pouvons, tout aussi bien, nous main-
laires. Les hommes ne se contentent pas de vivre sur leurs tenir en decá de cette réverie et nous fier á une description plus
balcons, quand bon leur semble ou de jouer de l'accordéon, s'ils picturale et plus historique. Que cette nouvelle approche ne nous
en ont envié. L'anarchie s'installe frénétiquement dans l'immeu- abuse point : elle ne demeurera pas formelle, superficielle méme
ble tout entier et l'espace semble devenir torve. Dé ja, á l'entrée, si elle se déroule davantage á la surface de l'apparaitre. Elle va
les boites aux lettres (autre signe distinctif) ont été posees á des se référer á l'histoire pour donner de la profondeur á son colo-
endroits et á des hauteurs diíiérentes, sur la porte de bois, sur riage apparent.
le crépi des murs ou a un coude de l'escalier, avec des cartes La diversité d'une rué que nous avions soulignée, aura,
de visite ou une feuille crayonnée. Violence des contrastes, indif- cette fois, pour origine non point l'entétement des étres á per-
férence á l'uniformité que l'ceil de l'inspecteur de pólice denote sévérer dans leur voüture originelle mais le papillotement dune
aussitót. Les locataires se sont emparés de leurs appartements. ville qui ne sait pas teñir en place, accomplir un projet, s'en
D'une facón négative, cette prise en main signiñe qu'ils ne les remettre á une idee directrice. Ainsi, pendant longtemps, des
entretiennent pas mais plus positivement : que leurs existences rúes centrales de Paris comme la rué Saint-Honoré se sont com-
hantent la brique, le moellon, que leurs cris, leurs joies, leurs posées de petites boutiques, dissemblables les unes des autres
corps sont plus forts que la matiére. II est des appartements par leur commerce, leur disposition intérieure, le génie de leur
polonais et tout á cóté des logements italiens. L'évier (qui joue propriétaire. Comme elles sont petites et nombreuses, comme
u n role important), la fenétre, les cloisons se sont imprégnées elles affichent des couleurs vives et contrastées, elles semblent
de trop d'humanité pour demeurer rectilignes, perpendiculaires, les facettes d'un méme ensemble. Non point de grands étalages
planes. mais des foulards, des bijoux, des robes, des sacs qui miroitent,
Le propriétaire a souvent capitulé, il se resigne a étre l'un qui surprennent les yeux, et le regard de la passante se multi-
plie, irrise, devient á son tour miroir aux reflets et aux facettes
des locataires, simplement un peu plus ágé et un peu plus riche, innombrables.
un peu plus chahuté. Le propriétaire devient la propriété de tous
les locataires et il assure l'unité de l'immeuble, au moment oü il Nous apercevons la différence, encoré qu'il s'agisse toujours
en perd l'exacte possession. A titre de symbole comme le patrón de la rué, diverse en son essence : diversité, tout á l'heure subs-
du bistrot, le garcon de café, la caissiére de la brasserie. II vaut tantielle qui procédait de raffirmation brutale des choses qui,
niieux qu'dn homme redouble et incarne un lieu, encoré que ce avec les ans, appesantissent leurs différences et courbent l'espace
(Icniicr puisse aussi bien se réfléchir en l'un de ses points focaux. á leur facón d'étre — maintenant, diversité déréalisante que la
11)2 DU CÓTÉ DES TRAJETS
SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 193
légéreté des boutiques rend possible puisqu'elles attirent notre
regard mais le font aussitót rebondir, ailleurs, sur une autre driller la ville entiére selon des axes principaux. Ils joignent,
enseigne. La premiére implique un entétement et une absence entre eux, des points névralgiques, des places importantes ou
de manieres bien populaire. La seconde en appelle a une viva- encoré ils rayonnent á partir du centre oü ils continuent les
cité, a une étourderie, á un persiflage plus aristocratique encoré grandes routes qui abouüssent á la cité et qui la traversent. lis
que bourgeois. L'une suppose que la matiére, loin de se plier á relient la ville á l'extérieur et il existe dans beaucoup de villes,
des cadres généraux, arrive á infléchir les formes et á les tordre. méme peu importantes, un boulevard de la gare comme pour
La seconde manifesté á quel point Fesprit peut mettre sa marque montrer que la ville n'est pas coupée du reste du pays et qu'elle
sur les lieux, avec désinvolture et sans jamáis y adhérer. participe aux échanges naüonaux.
On ne la comprendra qu'en se souvenant du XVIII 8 siecle qui Deuxiéme conséquence, comme le boulevard apparait d'uti-
favorisa l'essor de ce style de rúes. II faut penser a ce siecle oü lité publique, il comporte un tracé plus régulier. Entendons qu'il
la vie des cafés, des journaux devient si intense, oü les com- ne saurait jouer le role d'une voie á grande circulation s'il n'était
merces se livrent, sans remords, á la frivolité, a l'inventivité pas á peu prés rectiligne. II ne s'agit pas nécessairement de
quotidienne : aucun mot d'ordre, aucune tradition naivement et ressources naturelles qu'on utilise á bon escient. Dans certains
massivement acceptée. L'esprit ose fronder, manifester son irres- cas, sa qualité d'avenue publique lui a permis de ne pas respecter
pect. Les perspecüves d'ensemble se disloquent et cédent la place les intéréts particuliers et l'anarchie qu'ils engendrent.
á des espaces d'intimité, á des réussites dans le détail. Le Soleil, C'est pourquoi nous aurons beaucoup de boulevards dans
ar les échecs de son régne flnissant, par sa mort honteuse, a
E ien disparu a jamáis et a volé en éclats, pour ressusciter en une
infinité de petites planétes scintillantes.
les pays oü la notion de bien publie predomine et davantage de
rúes dans Jes pays soumis aux pressions des particuliers. De la
aussi un souci plus grand d'eííicacité, si l'on accepte ce que
Nous décelons une analogie manifesté entre l'esprit de ees Matoré écrit sur le tracé rectiligne « la ligne peut étre aussi une
rúes et l'avénement de ce nouveau style. Nous pourrions conti- marche rectiligne, une quéle joyeuse. Agressive ou bienfaisante,
nuer notre analyse, en faisant intervenir le langage, á titre de réguliére ou desordonnée, la ligne n'est jamáis passive ou inerte.
paradigme. Elle est un parcours signiíiant... Toute ligne atlend d'étre par-
D'une part — mais ce premier point ne constitue pas courue ». De la encoré quelque chose d'abstrait dans le boulevard.
l'essentiel — de telles boutiques favorisent la naissance d'une Les symboles traditionnels, s'ils subsistent parfois ailleurs, y dis-
certaine parole. II se produit un passage naturel de l'achat á la paraissent. En revanche, le boulevard se parséme de signes
réverie, du désir á son expression, de la marche á la flánerie. On abstraits : passages cloutés, feux bicolores, sens giratoires, fle-
converse dans les cafés mais aussi a l'intérieur de ees magasins. ches indicaLrices... l'homme y déchiffre la conduite qu'il doit
La gazette des mille incidents d'une ville encoré réduite a quel- teñir. II lit alors un langage qui n'est pas celui de son quartier
ques rúes elegantes s'élabore dans les salons mais aussi dans les ou méme de sa ville mais qui vaut en tous pays. Quand il
boutiques. Nous y retrouvons, sur un mode mineur la parole « remonte » dans son véhicule, il n'en sait ni plus ni moins sur
papillotante de certaines héroines de Lesage ou de Beaumarchais. la ville que l'étranger. Quelle humiliation ! Dans le réseau des
Des femmes s'y rencontrent : amies et ennemies, vendeuses et rúes, lui seul avait la connaissance de leur lacis et il avait tou-
clientes adoptent le ton du persiflage, de l'irrespect á l'égard des jour découverl un raccourci que les autres ignoraient.
choses sérieuses et ressentent de l'engouement pour des riens. Le boulevard est-il totalement abstrait ? Ne comporte-t-il
D'autre part toutes ees devantures et ees intérieurs compo- pas une quasi-nature ? Depuis longtemps, on y a planté des
sent des phrases contrastées qui épousent le style du dix-hmtiéme arbres et méme, pour la plupart des gens « le boulevard c'est
siecle —• tellement différent de la période lente et architecturale une rué avec des arbres ». Comme le boulevard constituait une
du siecle précédent. Elles évoquent cette conversation déroutante voie publique, la Municipalité se sentait tenue de s'en oceuper et
qui jamáis n'épuise un sujet, qui voltige de-ci de-la, par crainte elle avait l'impression que l'on pouvait la juger au vu des aména-
de peser. Nous ne savons pas s'il est possible d'élaborer une lin- gements qu'elle y faisait. Cependant l'arbre, s'il donnait quelque
guistique urbaine. Nous disons seulement : au niveau de la ombrage, s'il apparaissait comme un équivalent de la nature,
perception, ees diferentes boutiques poudroient á la maniere semblait également un signe abstrait, qui désignait un lieu de
d'une langue déconcertante par ses ruptures et ses rebondis- flánerie — nous chercherons la nature du boulevard ailleurs que
sements. dans ses arbres. Celui-ci, théátral, socialisé á l'extréme, a long-
Le boulevard posséde également une essence propre. En temps laissé une prise aux phénoménes naturels. Dans une ville
nommant boulevard une artére, les ediles d'une ville entendaient qui n'était pas encoré climatisée, il était balayé par le vent, par
faire bénéficier une avenue du prestige qui revient habituelle- la pluie, par la neige pendant l'hiver, écrasé sous le soleil pen-
ment aux boulevards et notre reticence a l'égard des voies qui dant l'été. Les rúes protégeaient mieux les hommes des excés
usurpent ce titre, prouve assez que nous entendons par la quel- de la nature. Le boulevard ajoute aux variations atmosphériques,
que chose d'assez précis pour ne pas étre attribué au hasard. Les ses propres outrances : la surexcitation de certaines de ses aprés-
boulevards constituent de véritables voies publiques car ils des- midi ou de ses soirées. l'étrangeté et le vide au milieu de ses
serven t <les quartiers différents, ils ont pour mission de qua- nuits. Dans une rué, l'obscurité n'est jamáis totale. II se trouve
toujours une fenétre éclairée qui décéle la présence d'une per-
J
194 DU CÓTÉ DES TRAJETS
SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE 195
sonne qui veille et ses habitants s'endorment ou se lévent avec dimensión souvent oubliée dans la ville : l'horizontalité, davan-
leur rué qui les aide á vivre. Les passants du boulevard n'en ont tage : l'horizon, comme l'équivalent des plaines sans fin ou des
cure. lis l'envahissent, au matin, et ils le désertent, le soir, sans prairies que l'on traverse en courant. A la limite, les perspectives
ménagement. II faudrait une personnalité indifférente aux décors, peuvent s'inverser et le boulevard monumental, si solide et si rec-
pour habiter un boulevard ou encoré il faudrait prendre en haine tiligne, prend des allures impressionnistes. Par un dimanche
l'homme et le désordre. Sans doute s'agit-il plutót des nouveaux d'octobre, par une belle aprés-midi d'automne, il semble débou-
boulevards qui entourent les villes et qui ont succédé aux for- cher a l'inñni sur un clair obscur ; les promeneurs se dissolvent
tifications. A la fin de « la Nausee », Roquentin s'aventure sur en une multitude de taches ou de touches bigarrées. La rué,
l'un d'entre eux et il y éprouve l'angoisse. d'une facón paradoxale, conserve une structure plus consistante,
Par ses dimensions, par ses proportions, le boulevard pro- a travers les saisons.
pose a l'homme une attitude déterminée. Celui-ci s'y sent facile-
ment en représentation, pendant la journée, et ce n'est pas sans Quand nous marchons au milieu d'immeubles rapprochés,
raison que les bourgeois, dans « la Nausee », se rencontrent et se notre vue se trouve ariétée par des pierres et nous oublions que
saluent cérémonieusement sur l'un des boulevards de leur ville. la terre est ronde. On repondrá que la ville nous offre, en revan-
Dans une rué, ils ne s'apercevraient pas d'asez loin et ils n'au- che, une belle verticalité qui représente l'élan, le progrés, la sta-
raient pas le temps de calculer, au plus juste, l'inclinaison de ture de l'homme. Et les constructeurs de gratte-ciel n'ont-ils pas
leur tete ou les nuances de leurs sourires. Leurs gestes auraient manifesté, par leur entreprise, une volonté de puissance húmame
instinctivement moins d'ampleur, moins d'emphase. Nous n'en ou du moins américaine. En est-il bien ainsi ? La verticalité
resterons pas, cependant, á cette visión pompeuse du boulevard. urbaine a-t-clle le ¡neme sens que la verticalité telle qu'on la ren-
Gej dernier permet une attitude théátrale qui ne parait pas néces- contre á l'état de nature ? Toute montagne jette un défi : nous
sairement aussi ampoulée. devrioñs la gravir, nous le pourrions, d'autres l'ont déjá fait. Elle
nous rappelle tout ce que nous avons surmonté et dépassé « á la
Dans une rué, puisque le regard ne peut se perdre á l'inñni, forcé du poignet» Un immeuble symbolise, au contraire, l'infran-
le promeneur se trouve incité á découvnr progressivement, sans chissable — ce que mil homme n'a jamáis franchi, méme si, dans
háte, avec curiosité, un fragment d'espace imprevisible et varié. certains films policiers, un gángster plus audacieux emprunte un
11 ne faut pas pour autant afflrmer que nous demeurons insen- monte-charge extérieur á l'immeuble et initraille, du dehors, á
sibles a la découverte du boulevard mais plutót que nous avons travers les vitres d'une salle de séjour, les membres d'un gang
affaire á deux tupes de regard : affectueux, lent, un peu indiscret, opposé (mais cette scéne releve du mécanique et non de l'organi-
dans le cas de la rué ; plus_ large, plus distaat, plus aeré daas le que, de la violence systématique et non de la rivalité fraternelle).
cas du boulevard. Nous pouvons étre spectateurs á notre aise, En outre nous ne pouvons méme pas dominer du regard l'im-
parce que notre vue porte plus loin dans un espace aussi dégagé. meuble, c'est-á-dire y approcher notre vue. Sur une montagne
Nous sommes á l'abri de la circulation, comme l'amateur de il existe un roe, une croix, une cime neigeuse oú poser nos yeux.
théátre dans son fauteuil d'orchestre ou presque comme le con- L'immeuble, lorsque nous le regardons de la rué, nous présente,
sommateur dans un café, et nous pouvons jouir de tout ce qui de nos jours, des terrasses masquées par de la verdure ou des
se présente sur notre trottoir avec le recul et la sécurité suffl- antennes de televisión. C'est pourquoi l'image de l'immeuble
sante. En faisant effort, nous apercevons ce qui se passe sur moderne est, dans sa hauteur vertigineuse, plutót Uée a la chute
l'autre trottoir, sans, pour autant, étre concernes par le mou- (souvent criminelle) ou au suicide qu'á l'ascension. Dans une
vement des choses et des étres. nouvelle humoristique, Boris Vian nous montre un candidat au
Aussi le boulevard n'est-il pas seulement le lieu des déñlés suicide, un solitaire, dévaler les vingt-quatre étages de son im-
militaires, des cérémonies offlcielles de toutes sortes. II apparait meuble. Pendant de tres longues fractions de seconde, il aper-
comme un espace de liberté pour beaucoup de citadins : liberté coit ce qu'il n'avait jamáis vu, ce equi se passait dans le bureau du
du regard qui n'est plus arrété, cerne, concerne par des pierres 17° étage ou dans le living du 13 étage. En disparaissant, il s'in-
trop proches, liberté d'allure puisque nous pouvons, sans gene sére fugitivement dans des existences qu'il avait, á peine cotoyées,
aucune, conserver notre rythme de marche personnel, liberté sans jamáis les connaitre. Singuliére initiation qui contraste avec
d'une conscience qui jouit d'un spectacle humain qu'elle peut celle de l'alpiniste qui apprend, métre par métre, les aspérités
accepter ou refuser, voir ou feindre d'ignorer. L'homme seul, d'une montagne qu'il gravit.
l'homme pauvre, l'homme qui a commis u n crime ira vaquer sur
les boulevards (et, cette fois, le pluriel fortiñe l'impression de Le boulevard, par sa trouée, nous restitue l'horizontalité de
vastitude), pour s'émerveiller des richesses qui lui sont effective- la terre. Les hommes n'y vivent plus les uns au-dessus des autres
vent refusées mais cette interprétation ne nous semble pas déci- mais les uns á cóté des autres. Dans la rué, une motivation méme
sive en ce qui concerne le criminel. Disons plutót : pour retrou- vague, subsistait. L'on flánait, en jouissant du spectacle des éta-
ver la liberté, pour échapper á sa propre obsession celle de la lages, des couloirs, des fenétres. Dans une avenue, il suffit de
la i m ou du crime. L'air du boulevard est tellement plus vif, plus se griser de l'air du large et de cette étendue humaine qui sem-
cnlratvant, plus libérateur. ble ne pas connaitre de limite. Ainsi se modifie la signification
Le boulevard, parce qu'il est large et long, nous restitue une du boulevard qu'il faut distinguer dans une petite et dans une
grande ville, ce qui nous permet de ne point nous contredire.
196 DU CÓTÉ DES TRAJETS
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198 DU CÓTÉ DES TRAJETS LES TRANSPORTS 199
sürement que des arrondissements conventionnels mais tenter teur. II parait se jouer de lui-méme, se redoubler narquoisement
une description de l'autobus n'est-ce pas ceder á une poésie facile sous les espéces du poncif dont on amuse la galerie. Ce ne peut
qui va a l'encontre de l'avénement d'une véritable poétique ? étre par hasard que l'autobus a été miniaturisé si souvent et que
N'est-ce pas transfigurer aimablement la réalité au lieu de Vana- les enfants le découvrirent avec joie.
lyser et de chercher á connaitre les conditions de sa transfor- II comportait assez de solennité pour se préter aux jeux de
mation ? Aprés tout les travailleurs utilisent l'autobus comme un l'enfant et pour susciter un sentiment de merveilleux. II ne fallait
véhicule dont ils attendent simplement qu'il les transporte. lis pas parler au machiniste, il ne fallait pas ouvrir la porte avant
l'attendent inexorablement sous la pluie, par le froid, malgré la l'arrét complet du véhicule. II fallait se garder de perdre les
chaleur. Si on les interrogeait, ils formuleraient d'abord des tickets du trajet. Tous ees interdits confirmaient le sérieux á
revendications ; ils se plaindraient que la régie n'offre pas plus demi-joué du voyage. On présentait les tickets au receveur qui
d'abri ou qu'elle ne multiplie pas les heures de passage. Les les engloutissait dans sa machine, laquelle, en fonctionnant, fai-
études de Raymond Ledrut confirment cette remarque. Les sait un bruit bien particulier et imitable. On vous le restituait
usagers qui se rendent dans le « centre » ou a une caisse pri- obliteré, done empreint d'une dignité nouvelle, comme tout ce
maire de la Sécurité Sociale, supportent un trajet d'une demi- que l'on cachette, ce que l'on tamponne, ce que l'on estampille du
heure. Ils mettent en cause non pas la distance mais la durée sceau public. Le contróleur paraissait bénéficier d'un prestige
et ils critiquent l'inconfort, la rareté, la bousculade des autobús. supérieur parce que le receveur lui présentait les feuilles de par-
Sartre, lui aussi, dans sa Critique de la raison dialectique nous cours et parce qu'il redescendait en cours de trajet, comme il
raméne rudement á la réalité lorsqu'il écrit : « Voici un groupe- était monté — un peu mystérieusement.
ment de personnes sur la place Saint-Germain ; elles attendent
l'autobus á la station... elles constituent une serie, c'est-á-dire un En outre, l'autobus préservait l'enfant bourgeois d'une ville
rassemblement d'individus tous distants dans la solitude, soli- trop enchevétrée pour son regard. II irréalisait les rúes, les ave-
tude organique, solitude subie, solitude vécue, solitude comme nues en méme temps qu'il permettait de les appréhender. L'inté-
statut social'de l'individu, solitude comme extériorité des groupes rieur du véhicule rappelait le salón : on demandait á l'enfant de
conditionnant l'extériorité des individus, solitude comme recipró- se teñir droit, de faire bonne contenance, de ceder sa place a une
cate d'isolements dans une société créatrice de masses : l'isole- personne ágée. Les enfants comme les adultes vivaient encoré
ment est un comportement historique et social de l'homme au souvent dans leur quartier et le voyage en autobús s'associait,
milieu d'un rassemblement d'hommes. » Un seul lien relie les dans leurs mémoires, a une maniere de féte, a des circonstances
usagers : la háte de monter dans la prochaine voiture. Chacun exceptionnelles. II faut nous souvenir que l'espace d'une ville
est percu comme excédentaire dans la mesure oü l'autre est un comme Paris apparaissait considerable et que sa traversée con-
rival de l'autre par le fait mérae de son identité a lui. Le numero servait un aspect aventureux.
pris implique contingence et imposition d'un temps répétitif qui Nous n'avons pas á redouter le semblant de miévrerie qu'une
ne repose sur aucune praxis, sur aucune tache commune. description de l'autobus semble impliquer. La ville, mal dominée,
redoutable, comportait deux aspeets indissociables : une part de
Toutes ees analyses nous paraissent fondees mais la pluie fantastique dans la mesure oü elle écrasait l'homme, une part de
qu'ils subissent dans leur attente, n'est pas quelconque. Quand merveilleux dans la mesure oü on l'apprivoisait comme une forét
ils vivent l'imminence du bus et quand ils se tendent vers u n enchantée ou une ville exotique. Le regard de l'enfant, ses jeux,
parcours qu'ils accompliront, ils anticipent la ville d'une certaine ses promenades urbaines ont ressaisi un objet simple coinme
maniere — et cette expérience constitue encoré un dévoilement l'autobus — tout comme le monde de la chevalerie s'est emparé
de leur ville. D'autre part, une conduite instruméntale et l'émo- de l'épée qui sans Tristan, sans les stances du Cid ou la chanson
tion poétique semblent, une fois de plus, peu compatibles. Les de Roland, demeurerait une vulgaire rapiére.
hommes s'attendrissent sur des autobús d'un modele ancien qui Ce recours á l'enfance des ville s nous manquerait-il que nous
maintenant ne circulent plus dans Paris. Est-ce á diré que nous trouverions d'autres raisons pour accorder la dignité poétique á
privilégions une attitude esthétisante et qu'á ce compte n'importe l'autobus. II n'est pas seul dans sa sphére. Le 14 juillet, les
quel objet par l'art sublimé susciterait la méme émotion ? drapeaux tricolores, l'aveugle des cours, le gamin débrouillard,
Nous serions, en pareil cas, infideles á l'une de nos théses le gardien des squares participent á la méme sphére festive. En
fundamentales. II existe des objets-pilotes, des hauts-lieux qui, outre, on s'apercoit que malgré sa délicate urbanité, il posséde
dans une ville, possédent le méme éclat spontané que le coeur de une quasi-ruralité. Parce que ses vitres branlaient, parce que ses
la forét, la grotte ou le sommet de la montagne. A la différence freins stoppaient le véhicule brutalement, il paraissait plus
des automobiles qui se sont transformées, les premiers autobús robuste et plus sain qu'apprété. II n'était pas tout a fait un étre
ont pris assez vite un air légérement vieillot, démodé. Ils s'achar- urbain. II rappelait encoré le car campagnard qui se « trimbale »
naient a demeurer fidéles a leur apparence — dans une civili- á travers des routes poussiéreuses.
salion qui évoluait et qui remplacait les machines, les outils. Ils Mais regardons maintenant sa structure, sa forme spatiale,
ciairnt préts á devenir un symbole de la gentillesse urbaine, a se revenant, une fois de plus, au sensible le plus immédiat et sou-
transformaren jouets ou en éléments de fdms. Le quotidien, vent le plus oublié. En un sens, c'est un « dedans ambulant » :
lorsqu'il cinprunte des formes trop attendues, perd de sa pesan- les usagers peuvent le ressentir comme un abri, comme un
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200 DU CÓTÉ DES TRAJETS LES TRANSPORTS 201
refuge. L'inconnu, dans la ville, tant qu'il y demeure, y goüte l'idéal de représentation-spectacle du café. Ensuite, les opposi-
une espéce de sécurité. II se trouve á l'écart d'une recherche tions imaginaires ne s'inscrivent pas dans une géométrie naive-
coüteuse et de décisions pénibles a prendre. II souhaiterait parfois ment figurative. Le dedans d'une ville, ce peut étre mais ce n'est
que le voyage s'éternise. Ce qui nous semble le plus riche, c'est pas toujours l'intérieur des immeubles. Ce sera dans certaines
la plate-forme qui n'a pas son équivalent dans les autres moyens conditions, l'intérieur de la rué (par exemple en période de
de transport. Les plus jeunes, les plus sveltes s'y installaient. lis gréve). Fait plus paradoxal, en ce qui concerne l'autobus, en
y respiráient l'aventuré. II faut, en quelque sorte, avoir le pied gagnant ce dedans, il ne penetre pas le coeur de la ville, ce qui
marin pour y demeurer. L'autobus n'est-il pas apercu comme semblerait étre la conséquence de toute exploration intérieure ;
analogue a u n bateau avec sa poupe qui se leve et sa proue qui il s'en exile. II suffit que l'autobus s'éloigne de ce trottoir oü il
s'enfonce á méme la rué. II n'est pas besoin de chercher une avait abordé pour qu'il semble prendre ses distances a l'égard
similitude dans les formes. 11 suffit que l'air y soit plus vif, qu'il de la foule des villes, sans chercher cependant u n ailleurs plus
dérange les coiffures, qu'il grise á l'égal de l'air du large. Nous intime. Enfin nous remarquons le role joué par l'air, par le vent.
avons vu et nous verrons qu'il existe plusieurs déambulations Dans une ville les arbres encéreles de ciment ne donneront guére
dans la ville : la seule qui s'apparente a une promenade marine, l'apparence d'une quasi-nature. Demeurent la vivacité de l'air et
s'accomplit á bord d'un autobús. Mais cet autobús qui esquisse cette instabilité d'un passager qui perd pied sans raison.
dans sa structure une répartition des prudents et des audacieux, Nous devons faire une derniére remarque de structure qui
des jeunes et des moins jeunes, qui, sans contestation possible, concernera l'imaginaire de l'autobus. Nous sommes en présence
existe selon un mode bipolaire, offre en outre, par sa plate-forme, d'une auto géante ; disons davantage, d'un volume. Les véhicules
l'image d'une terrasse : á ciel ouvert, soumise aux caprices du ordinaires, les silhouettes des promeneurs ne semblent pas á la
ciel. mesure de la ville. lis s'aplatissent sur un seul plan. L'autobus
Ce rapprochement implique toute une maniere d'appréhen- évoluait véritablément dans une troisiéme dimensión, a l'égal des
der la cité. La plate-forme devient un plateau théátral, une scéne immeubles, des grands magasins — lui aussi de la race des
oü l'on se donne en spectacle et d'oü l'on peut surtout épier, á volumes parfaits. On en conclura que les priviléges exorbitants
loisir le spectacle de la rué. Dévisager, interpeler, tourner la tete de l'autobus (il s'arrétait en certains points interdits aux autres
en tous sens deviennent choses permises, choses possibles. Le véhicules, il klaxonnait bruyamment) ne lui venaient pas d'une
consommateur du café avait, lui aussi, payé le droit de regarder concession municipale mais de sa nature propre.
mais il se trouvait assis, done parfois soumis á des yeux qui le Voilá done le point ultime oü nous conduit cette prendere
surplombaient et qui le dominaient. II devait attendre que la poétique de l'autobus. Elle partait d'une poésie trop gentille
foule défile devant lui. Le passager de la plate-forme beneficie pour accorder á l'objet ses véritables priviléges et, cependant,
du mouvement, de Vadresse de l'autobus. Son regard glisse sur elle avait le mérite de Parracher a la seule fonctionnalité puis-
les passants mais aussi sur les fagades, sur les immeubles qui qu'elle l'intégrait á des ensembles fondé sur des critéres venus
se renouvellent. II réalise l'impossible : melé á la foule, á la de l'imaginaire : non plus le moyen de transport en tant que tel
cohue de la plate-forme oü l'on se bouscule, il domine une autre mais la sphére des objets démodés, en porte a faux avec leur
foule — celle de la rué á laquelle il appartient un peu. II méle époque ou encoré celle des objets rudes, qui « trimbalent » plus
et il brasse toutes les fiévres de la ville : celle de la plate-forme, qu'ils ne véhiculent. La miníaturisation si répandue de l'auto-
celle de la rué et celle qui lui appartient en propre, faite d'une bus nous révélait, dans sa spontanéité qu'il ne s'agissait pas lá
bousculade de mots, de visages et d'images. d'un artiñee ou de la volonté de crayonner des impressions urbai-
Tandis que nous sommes, pour la plupart, englués dans la nes. Puis il fallait poursuivre Fanalyse, diré ce qu'est la carrure,
ville, condamnés á marcher longtemps avant de la perdre de la structure de l'autobus. Que l'un de ses éléments essentiels
vue, chaqué démarrage constitue, pour le passager de la plate- change et il perd ses pouvoirs. Un autobús sans sa plate-forme,
forme, comme un nouveau départ de la ville. Ce n'est pas évi- sans le fracas de ses vitres, rend encoré des services, il cesse
demment qu'il l'abandonne, mais tant de nouveaux usagers ont d'étre un véhicule de l'imaginaire parce qu'il ne prolifére pas
envahi l'autobus et surtout le véhicule s'éloigne du trottoir, en un essaim d'images. La plate-forme était a la fois une scéne,
comme u n navire s'éloigne du quai et rompt les amarres. Para- une terrasse, un lieu d'embarquement -— et cette collusion n'était
doxalement on quitte du dedans la ville parce qu'on prend ses pas, pour autant, une illusion puisque le passager la vivait dans
distances vis-á-vis des trottoirs et des piétons. L'automobile ne sa conduite : par son attitude plus dégagée, par son génie rail-
connait pas ees accostages et ees départs. E t puis, il faut beau- leur, par son appétit de voir qui ne lui venaient que de ce
coup de monde pour figurer u n semblant d'embarquement. plateau multiforme. Lorsqu'un lieu inspire celui qui y vit, lors-
Cette derniére description, si elle est fondee, nous donne des qu'il ouvre son espace et son horizon propre, c'est qu'il releve
lumiéres sur une poétique de l'espace urbain. En premier lieu les d'une poétique. Le self-service du car moderne n'est pas pro-
images ne s'associent jamáis ou presque jamáis d'une maniere saique. en vertu d'une malédiction jetee a la face du monde
litlérale. Ce qui ressemble le plus á une terrasse de café, ce n'est moderne mais parce qu'il se réduit a la fonction qu'il accomplit.
pas celle d'uiybistrot (que les habitúes dédaignent pour le zinc) Des lors, conduites réelles et réves insensés viennent con-
mais la plate-forme d'un autobús. Celle-ci réalise au mieux firmer l'autorité de l'objet poétique.
ii
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Dans un 14 juillet réussi, les autobús s'arréteni pour lais- lent dans une sorte de cercle symbolique. De tous les usages ou
ser danser le peuple de Paris. II leur arrive alors de zig-zaguer ou de toutes les perceptions possibles de l'autobus, nous choisissions'
de marcher de guingois : une telle fantaisie, s'il s'agissait d'une celle qui permettait á l'objet de se déployer poétiquement,
auto particuliére, passerait pour un caprice individuel. Un auto- c'est-á-dire d'aller jusqu'au bout de son essence. Maintenant nous
bus parait un invité qui fait honneur á la féte du peuple pari- apercevons que lorsque un objet urbain peut se prolonger selon
sién. Et quand la révolution ou quand l'émeute gronde, le peu- plusieurs lignées poétiques, nous nous référons á celle qui prend
ple encoré s'en empare pour transporier ses blessés ou pour en en considération notre insertion dans la ville. Ainsi nous délais-
faire une barricade. Voler un autobús, s'installer á son volant, sons l'ésotérique au profit d'une poétique qui respecte les che-
aller ailleurs, quel réve absurde, irréalisable et pourtant telle- minements de la perception.
ment plus fascinant que le simple vol d'une automobile. II faut á nouveau préciser — car, sur ce point, la confusión
Nous laissons-nous emporter par un mouvement déraison- risque de se réintroduire — que ses essences ne nous semblen!
nable ? Nous ne le croyons pas. L imagination n'apparaitra pas pas immuables. Une poétique de la nature a, peut-étre la chance
comme une faculté qui delire en dehors de toute nécessité (quand de rever le long d'éléments permanents. A l'intérieur d'une civi-
je concois, j'inventerai selon certaines normes ; quand j'ima- lisation, l'eau, le feu, la terre sollicitérent longtemps, d'une facón
gine j e p o u r r a i forger n'importe quelle chimére puisque je viens constante, le regare!, la main, l'áme. Les objets quand ils chán-
de me libérer de la double sagesse — du respect du réel et de gent, n'ont plus les mémes pouvoirs. Les autobús, en se transfor-
l'obéissance aux normes de la raison). Elle se doit de retrouver niant, en perdant leur plate-forme, ont bouleversé leur struc-
certaines associations prégnantes, d'instaurer une thématique ture. Davantage il fallait Paris et son metro pour que l'autobus
coherente. C'est pourquoi aussi, je n'ai pas le droit de me livrer a représente une chance et quand les tramways existaient, ils acca-
une fantaisie gratuite, de comparer le receveur a un major- paraient une grande part de la magie que l'on accorde aux
dome qui me ferait les honneurs de la ville, les arrets de sta- moyens de transport.
tions á des sortes de trophées romains — méme s'ils en ont
quelque peu la forme. Car, alors, je décris de trop loin, au gré / La plupart des poetes y virent un signe de la modernité
de mon humeur, sans prendre en considération la structure de íurbaine. Ce véhicule assez raide, si rigide sur ses rails qu'il ne
l'autobus. ipeut quitter leur apparut comme la manifestation d'une époque
Ai-je méme le droit de comparer le trajet de l'autobus au qu'ils croyaient folie, destinée á l'ivresse. D'une facón paradoxale
parcours de l'existence humaine. Nous n'insisterons pas sur ce ils l'ont concu comme un étre de zigzag, fulgurant, capricieux.
point puisque nous retrouverons plus loin ce probléme. Tout Sans doute l'ont-ils percu comme une nature « électrique », cé
voyage posséde une allure initiatique. Les stations rituellement qui implique soubresauts, étincelles, déchirures dans le ciel. 11
desservies, proclamées a haute et intelligible voix peuvent parai- seruait á électriser la ville comme te Gin, comme les idees gri-
tre des pauses dans le trajet d'une vie qui s'arréte et qui repart. santes, comme le surréalisme, comme les femmes émancipées
Mais la encoré, le symbole nous semble trop general. Le trajet de dont les coiffures devenaient coartes. II contribuait á nous taire
l'autobus n'est pas d'abord reconquéte de soi mais plutót de la dédaigner la torpeur des campagnes, des campagnes éleetrique-
ville et ceci a deux niveaux. Le plan d'une ville importante, ment neutres sur lesquelles la foudre s'abat comme par accident.
avions-nous dit, se donne comme une carte sillonnée de lignes Au regard d'une imagination populaire les tramways étaient
bleues. rouges, vertes qui circulent dans la cité et se sont celles aussi une replique des chemins de fer : ils quittaient la ville, ils
des autobús ou parfois du metro. D'autre part, les autobús refont passaient l'octroi, ils avaient leurs gares. Méme u n certain catas-
sans tréve leur trajet, c'est-á-dire qu'ils balayent le méme par- trophisme faisait la gloire du tranrway. Celui-ci, á cause de ses
cours et qu'ils en assurent sans faiblir l'unité. Cette somme de rails si glissants et si impérieux, peut perdre le controle de ses.
perspectives de facades, de squares, d'églises toujours vues sous freins, dévaler en trombe une deséente, faucher des piétoas et le
un certain angle constitue la vérité la plus approchante de la bris des vitres du magasin qu'il a défoncé consonne avec le
ville á mi-chemin d'une vue trop dominée, en « surplomb » et bruit de sa limaille. Pour la méme raison, dans une visión misé-
d'un éparpillement impressionniste. rabiliste, les enfants entourent et encerclent le tranrway, ce qu'ils
Quand les passages deviennent plus rares, un dimanche ou ne feraient pas á l'encontre d'un autobús.
tard dans la nuit, la cité méne une vie ralentie. Oü est l'effet, oü Par ailleurs Meursault, l'étranger, découvre, de son balcón,
est la cause ? Dira-t-on que l'heure tardive, le manque probable la rué d'un dimanche soir, car c'était bien lá un trait majeur du
de voyageurs tend á espacer les passages des autobús ou bien, dimanche : les tramways étaient bondés de jeunes gens qui
au contraire, en les raréfiant, on calme une ville qui, avec le soir, allaient ou qui revenaient d'une manifestation sportive. Ils s'y
s'échauffait jusqu'á la fiévre ? Le promeneur d'avant-guerre, agitaient, ils y chantaient comme ils ne l'auraient pas fait en un
dans une ville qui ne connaissait pas encoré notre circulation autre lieu... Nous pouvons désigner une autre marque du tram-
automobile, lorsqu'il apercevait les lueurs du dernier autobús, way. II signalait la saison : par exemple, l'automne. Dans des
réalisait a quel point la ville s'était retirée de ses projets, avait rúes qui n'étaient pas aussi lumineuses que les nótres, il baladait,
rcnoncé ¡¡ vivre jusqu'au lendemain. comme un fanal ¡aune, sa carcasse — un peu plus tót que les
/•,'// fui de compte le phénoménologique et le poétique s'épau- jours précédents. II nous avertissait que l'automne, dans une
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ville, est une saison frileuse : les promeneurs se sentent encoré á l'effet de surprise, découvre un bruit étouffé — trop organique
l'aise dans la rué mais ils devinent a cette nuit précoce que des pour étre un signe sans importance. Nous arrivons a le déceler
jours plus froids vont advenir. La lumiére jaune du tramway, lorsqu'il freine, lorsqu'il demarre et aussi lorsqu'il ouvre ses
est en demi-teinte, elle se donne comme une fausse valeur en I portes, et encoré dans le crissement de ses pneus qui ne sem-
cette période de l'année oü la ville hesite entre l'été et l'hiver,/ blent pas avoir toute la pression voulue. Son moteur ne ronronne
entre le jour et la nuit. Le tramway révélait done le dimanche; pas, il s'esclaffe sournoisement ; nous sentons qu'il doit fonc-
urbain (celui des villes que les hommes ne désertaient pasí íionner en vertu de ce principe qui permet aux portes de se
encoré), un certain automne urbain... Etait-il seulement signe ? detendré et de se rétracter dans un mouvement á vide. Nos pas,
E t alors pourquoi prononcer le terme de poésie ? Que ce terme de sur son plancher caoutehouté, crissent faussement. Nous serions
signe ne nous abuse point. 11 ne communiquait pas un rensei-' plus sévére a l'égard de cette dissimulation sonore si nous la
gnement purement abstrait. comparions a la franche résonnance du tramway.
Le tramway annongait le dimanche soir comme le tremble- Or cette sournoiserie que nous avons déjá remarquée dans
ment de l'air annonce le pur été, comme Vange annonce á Marie la toutes ees sortes de bruits, apparait á travers d'autres registres
maternité divine. Présence du tramway. II disait immédiatement, sensoriels. N'est-elle pas visible lorsque nous regardons ees deux
glorieusement le Dimanche, l'Automne — et le promeneur se fourches qui le condamnent á la fourberie dans la marche ? II
gorgeait de sa lumiére de féte déjá passée. II se souviendrait d'elle s'avance comme obliquement, alors que sa course est droite. II
comme on se souvient de la valeur d'une peinture. II éprouvait progresse presque latéralement et, cependant, il fuit fort mal
l'impression émouvante qu'il rencontrait le Dimanche, l'Au- l'obstacle. On a l'impression d'une dualité qui s'est transformée
tomne. Toute véritable présence est bouleversante, elle remplit, en duplicité. En effet il parait participer de l'air et de la terre,
elle est donnante, elle expose sa chair et son visage, elle nous bénéñcier de la propagation électrique, atmosphérique et du rou-
confirme que nous parlicipons fundaméntale me nt ú l'Etre. Des lement terrestre. Prélention insoutenable : il lui reste á simuler
qu'une chose se donne pour ce qu'elle est, elle vaut pour toutes un envol impossible. II lui faut suivre les deux lignes aériennes
celles qui luí sont semblables et, a elle seule, elle dit le monde et les fourches minuscules soulignent á quel point il traíne, aprés
entier. lui, une carcasse pataude, malhabile. On ne peut exiger de tous
Cette part ayant été faite a l'histoire, nous n'en sommes les véhicules qu'ils virevoltent comme le vélomoteur au milieu
pas pour autant genes pour parler d'essences car le mouvement des obstacles et de l'encombrement. On ne lui reprochera sa
de l'histoire n'est pas héraelitéen, il arrive qu'il se stabilise pour balourdise que parce qu'il la masque.
quelque temps, qu'il trouve son equilibre et cette pause précaire
sufíit pour nous donner l'impression d'avoir affaire a une forme Ainsi le tramway est condamné á suivre ses rails. Cepen-
définiíive : de toute facón, l'objet ne « bouge » plus pendant dant parce qu'il ne prétend pas á la mobilité, nous acceptons et
quelques années, il remplit le regard, il supporte une lente inves- méme aimons cette marche droite qui comporte sa vérité imagi-
tigation, il leve tant de possibles. naire. En vertu d'une poussée, par essence rectiligne, il risque
de ne plus s'arréter, de traverser une ligne qui s'allongera en
méme temps qu'il perpetué son mouvement. Sa carcasse d'acier
rigide et non ployable, sa forme de parallélépipéde parfait (jus-
Le trolleybus. qu'au marchepied qui était rectangulaire) confirme sa maniere
de se mouvoir. Et l'on comprend son prestige dans la ville ima-
Le trolleybus exprime, quant a lui, la dissimulation de la ginaire de 1930 oü chacun s'affaire et poursuit sa marche a
ville. II se manifesté sous une forme bizarre, imprevisible, insai- travers feintes et esquives. II rappelle l'ordre et la ligne droite
sissable, tant il est hypocrite. Hypocrite, car on ne l'entend pas, au milieu de tant de zigzags, au milieu des improvisations. C'est
il surprend, de dos, le piéton et surtout le eyeliste. Nous avions plaisir que d'avancer rectilignement dans une ville qui nous
l'impression qu'il continuait sa marche et il effectue un bond de bouscule et oú les trajets se font selon des parcours chaloupés,
cóté (seul le eyeliste le connait vraiment parce qu'il pressent ses contrastes. Voilá la seule rectitude idéale dans une ville qui n'est
traitrises et parce qu'il les redoute). Cette absence de bruits pas encoré géométrique. Ce qui parait relever de la magie ou de
franes démasque, déjá, sa fourberie. Les objets doivent-ils done la fantaisie, ce ne sont pas les mille écarts que l'on accomplit,
résonner ? Certes non : il existe des étres de silence qui semblent en allant á son travail ou en faisant son marché ou en se pro-
se recueillir et méditer. Les cathédrales ont droit au silence et menant sur les boulevards. Mais c'est cette avancée chimérique
certaines ceuvres d'art qui nous interrogent énigmatiquement et d'un mobile ivre de lignes droites.
une montagne qui nous oppose son déñ imperturbable et encoré
une horloge de campagne qui rassemble toute l'absence d'une Le trolleybus n'assume ni la rectitude, ni le vagabondage.
demeure, emportant, avec elle, une durée blanche, une durée II n'a que l'apparence de l'autonomie et les passants, tres spon-
monotone qui ne dit rien. tanément, s'amusent quand « les perches láchent ». Leurs sar-
casmes indiquent que leurs réactions ne se réduisenl pas á
Mais, dans la rué d'une ville, il ne s'agit pas_ de se taire pour l'amusement des badauds devant l'imprévu. Les témoins de la
surgir a Vimproviste : rouler sans bruit, c'est manifester une scéne expriment ainsi leur raneceur. II devient palenl que le
volonlé (fr dérobade. En outre l'oreille, une fois qu'elle a surmoiité trolleybus a besoin pour progresser de ses béquilles celestes... 101,
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206 DU CÓTÉ DES TRAJETS
LES TRANSPORTS 207
peut-étre aussi, éprouvent-ils du soulagement á voir les deux cóté d'une pénétration intime et sexuelle. II s'agit, en l'occur-
>étits employés qui tiennent les perches de leurs mains : ils ont
f 'air de martiens sortis de leur appareil et ils donnent au mons-
tre un air d'humanité qui le fuit d'habitude.
rence, de trouver les points de moindre résistance (la fenétre
d'un copain, les palissades d'un chantier, les lévres d'un vaga-
bond) — ce qui nécessite une sorte d'éducation de l'imagination.
C'est que le trolleybus nous enferme, si nous avons le mal- On comprendra, dans ces conditions ce qu'il y a d'oppri-
heur d'y entrer. II nous retient dans sa grosse caisse : il ne mant et d'oppressant dans ce trolleybus dont les portes se fer-
ménage pas une plate-forme á l'air libre, comme l'ancien auto- ment sans notre acquiescement. Ce monde clos ne nous apparait
bus. On ne peut l'attraper ou en descendre en marche comme pas comme un véritable refuge. II ne sert qu'á nous isoler de la
on le faisait pour le tramway. II est inutile de monter en marche ville et á nous transporter d'un point á u n autre. II ne nous
dans un trolleybus et, par un contresens matériel, on en descend reste qu'á nous en remettre au bon fonctionnement d'un bouton
par le devant. L'usager traverse une ville avec laquelle il ne qui devrait nous permettre de sortir de la grosse boite, par le
communique plus jusqu'á ce qu'on le rejette brutalement sur le mécanisme oblique d'une porte qui se rétractera sur notre
pavé quand il vient d'atteindre sa destination. Le cycliste se passage.
trouve presque á la hauteur des passagers, il les dévisage pales,
hébétés, solitaires derriére les vitres du véhicuíe et, comme il
continué pour sa part, a entendre le bruit de la ville, il s'étonne Le taxi.
de leur sort : pourquoi les a-t-on prives de la ville ? Pourquoi
acceptent-ils ainsi leur situation ? Est-il normal que tout ce
trajet qui separe le logis et le lieu du travail s'évanouisse, comme Quand les taxis n'étaient pas encoré rangés, le long des files
si le dehors n'avait aucune valeur ? déterminées dans des stations, l'arrivant dans une ville criait
séchement « taxi » : sonorité breve, aigué qui voulait troüér la
La encoré une comparaison avec l'étre du tramway s'im- durée, inaugurer un commencement. II souhaitait aller vite pour
pose pour montrer que d'autres déplacements sont possibles. ne pas ralentir l'immédiateté de son désir, il se livrait a la
Nous n'évoquerons pas la promenade du piéton qui ne se situe- conduite d'un chauffeur parce qu'il avait decide de s'abandonner
rait pas sur le méme registre. Nous avons dit que le tramway á son destín ou a son plaisir. Dans cette journée qui ne serait
se donnait comme ouverture et non comme piége. II faudrait pas comme les autres, il prenait u n véhicuíe aux couleurs de la
ajouter qu'iV illimitait la ville, qu'il en multipliait les ouvertures. tete urbaine. On comprendra qu'á notre sens, le taxi n'apparait
Le marchepied, la montee au dernier moment sur le marchepied pas comme un instrument banal de communication. II permet un
signifie une belle irresponsabilité et l'on songe au vagabonuage dévoilement de certains aspects de la ville.
heureux de certains héros de Pavése. Le jeune vagabond siíllera
un copain, une amie et les fenétres s'ouvriront et des pas déva- On pensera qu'il existe aussi des taxis á la campagne mais,
leront sur l'escalier. Tous réunis, sans fausse honte, ils ouvriront alors, ils n'ont rien de comparable avec ceux qui sillonnent une
leur bouche pour chantonner. Aucune cravate ne vient fermer ville. Car ils sont solidement amarres á un autre commerce
leur col de chemise : u n foulard a peine noué. Ils s'arrétent comme un petit hotel ou comme une épicerie. Le chauffeur est
devant un chantier en construction — nullement défendu par les un solide gaillard qui exerce une seconde profession et qui, par
quelques palissades qui l'entourent : ils y entrent sans peine ; la son caractére entreprenant, fortifie sa situation sociale. A l'occa-
maison est loin d'étre terminée. Des macons, des plátriers sont sion ambulancier, il se préte á un déménagement, il parcourt,
en train de l'achever : libre circulation d'un seau de ciment que par des routes inégales, de longs trajets et, il transporte dans
l'on monte a l'étage supérieur, imprevisibles éclaboussures du son véhicuíe, des chargements volumineux. II posséde la carrure,
plátre dont la blancheur jaillit. Ces ouvriers travaillent mais a la persévérance souvent taciturne de la Province. II traverse, de
leur rythme. Pour nos vagabonds, la ville ne s'est pas encoré nuit, des foréts, des prairies ; il attend a la porte du cimetiére
solidifiée et la journée est une durée complaisante que l'on par- que la cérémonie funeraire s'achéve. II accompagne á la gare des
court en espadrilles. compatriotes qui abandonnent, pour toujours, leur pays d'ori-
gine. II faut qu'il se montre plus fort que la pluie, que la neige.
Nous voudrions que cette réverie ne se limite pas a une Bref méme s'il n'exerce pas un métier aussi traditionnel que le
fantaisie de l'imagination ou á une feinte de l'esprit. Nous sou- forgeron ou le boulanger, il demeure lié á son village. Cependant
haiterions avoir été fidéles aux enseignements d'une certaine il se distingue des autres villageois : il est comme leur delegué
phénoménologie du mouvement. Le marchepied du tramway puisqu'il fait la navette entre la grande ville ou la gare et son
réveille la jeunesse des jambes et la course qu'il provoque, sus- village. Au cours de cette période de l'avant-guerre il apparais-
cite la visión d'une certaine ville — enfouie dans notre corps, sait, comme un homme á part (en méme temps que le garagiste).
exigée par lui et, en cela, incontestablement vraie. II ne sufflt En effet la mécanique par sa nouveauté, par les qualités dille-
pas de parler d'une visión ouverte qui serait, par essence, inde- rentes qu'elle exigeait, par l'importance qu'elle prenait pon á
terminable. II faut invoquer des images qui disent comment une peu, bénéficiait d'un grand prestige. II était Vhomme du canibouis
ville peuUfc'ouvrir. Une déclaration de principe ne nous satisfe- et non de la glaise, des villebrequins et des embraijages el non
rail pas. Car une ville ne s'entr'ouvre pas á la fagon d'une fotét des bétes.
ou ¡I mi champ de ble ou alors cette image nous déporterait du
II sufflt que le taxi devienne urbain pour qu'on niajore en
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lui des qualités différentes. On lui accorde, avant tout, la liberté. lait toutes sortes de peches, parfois de crimes ou simplement
Aux yeux des hommes du xxe siécle, la ville a pu paraitre comme d'intentions malhonnétes. D'autres figures assument ce role dans
u n lieu de libération. lis ne seraient plus astreints aux nécessités une ville : la prostituée, nous l'avons dit, et aussi le chauffeur
et aux contraintes de la campagne. Méme s'ils travaillaient avec de taxi parce qu'alors une confidence ne porte pas á conséquence,
acharnement leurs employeurs leur concéderaient des temps de parce que tout va tres vite, les démarrages, les coups de freins,
loisir sur lesquels ils ne pourraient empiéter. En fait il n'en fut les cahots, les mots, les souvenirs ; parce que le taxi est une
rien et l'urgence du besoin s'abattait sur les ouvriers. L'usine armoire ou un panier ou une poubelle commode pour fourrer
imposait des rythmes en un sens moins tolerables que ceux de quelques pans d'une existence et qu'il n'y a pas, dans une ville
la ierre. Dans ce contexte surgit la figure fascinante du chauffeur tant d'objets destines á cet o/fice. On trouvait dans u n village,
de taxi. On lui préte une liberté que les autres citadins espé- un monceau de detritus a l'air libre ou encoré un puits oú cla-
raient et qu'ils n'ont pas rencontrée. II ne travaille pas sous la mer sa douleur et y jeter toutes sortes de choses inavouables.
surveillance d'un contremaitre ou d'un patrón. Davantage il Dans une ville il reste pour s'isoler du monde cette carcasse
aménage son lieu de travail oü il lit le journal, oü il réve, oü il ambulante et cette banquette pour s'affaler et le dos de cet
s'endort et il a l'impression d'avoir des droits sur la rué et sur homme bardé de cuir pour épancher ses coníidences. ,
la ville. Ne lui réserve-t-on pas des points de stationnement ? En outre, il sera plus facilement victime d'une agression.
N'est-il pas l'un des rares habitants á connaitre les artéres et Comme tous les étres appelés á témoigner, son existence est
méme les impasses, á pressentir et á localiser une nouvelle rué ? entachce de précarité. On sait qu'il se défendra et on presume
II a prise sur la ville puisqu'il y maiioeuvre avec prestesse, puis- que le butin sera maigre. Nous avons done á faire á une aggres-
que son autorité est reconnue par les autres automobilistes. sion dont les motivations sont particuliéres. De jeunes couples
Sa mobilitó représente encoré la liberté. II demeure un tentent souvent cette attaque grisante comme un mauvais coup.
nómade dans un espace legué aux sédentaires. II ne sait pas, Le taxi qui maraude, éveille l'idée de proie et s'il stationne, il est
chose vraiment étonnante, oú il se trouvera á l'instant suivant amusant de l'entrainer hors de son hávre de repos. On peut abor-
et, par la il sauvegarde un avenir imprevisible, insaisissable. II der un chauffeur de taxi a l'improviste, sans préméditation,
liera, pour quelques moments son destin á celui d'un ou d'une parce qu'on a besoin d'argent, á cette heure-la, ou que la soirée
inconnu. Aussi aura-t-on tendance á fabuler sur son compte, á parait décidément trop longue, on penetre brusquement dans la
lui préter de bonnes fortunes, comme on en préte aux militaires, voiture. II y a lá une premiére effraction autorisóe cellc-lá. On
aux marins, aux représentants, á tous ceux qui voguent et que la déroute le taxi vers des banlieues moins éclairées et on sait que
mouvance rend audacieux. II est vrai qu'aprés cette derniére le chauffeur n'y sera défendu par personne — pas méme par la
guerre une autre mythologie nait. Le chauffeur de taxi éprouvera civilité et les bonnes manieres de la ville. Les voyous se sentent
le sentiment d'étre coincé dans le flot des véhicules, de lutter a enfermes avec lui. Ils vivent cet isolement comme une incitation
chaqué instant, contre des obstacles absurdes : le feu, les inter- á l'érotisme ou á la violence.
dictions prefectorales, la maladresse des autres conducteurs. Le délit et méme la psychologie du délit ne présentent pas
Alors il bougonne, il se replie sur lui-méme et il s'enfonce dans un grand intérét dans le cadre de ce travail. II nous parait plus
son taxi. valable de mettre l'accent sur d'autres aspeets : par exemple, il
De fait, le chauffeur de taxi risque l'aventure et il apparait existe plusieurs types de crimes selon les lieux et selon les véhi-
comme un entremetteur ou un méaiateur possible de la ville, cules. Les attaques de la banque, du train postal, du pavillon de
dont il devrait connaitre l'envers. II maraude á une heure tar- banlieue, du poste d'essence sur la longue route possédent toutes
dive, il convoie des cliens qui, par le langage du pourboire, lais- leur résonance propre : maladroite, noble, crasseuse lorsqu'il
sent entendre qu'il devra garder le silence. II existe une familia- s'agit de la cabane banlieusarde ; spectaculaire cérémonielle, irre-
rité de ees chauffeurs et des inspecteurs de pólice qui implique prochable techniquement lorsque le vol mérite d'étre nommé
qu'ils suivent, bon gré mal gré, les mémes pistes. Dans u n cer- hold-up. Les points fixes et les mobiles attirent, chacun a leur
tain nombre de films américains de 1930, les gangs les utilisent maniere, l'aggression. De toute évidence, on a le temps de repé-
pour mettre á profit la prostitution. Un Rakett impose sa loi sur rer et d'investir un lieu fixe, il suffit de faire preuve de beau-
les machines á sous, sur les boites de nait, sur la 'vente des coup de patience, d'une patience qui, parfois, tourne á la sym-
alcools et des stupéfiants — et aussi sur les taxis : parce qu'ils pathie amoureuse : aprés avoir épie si longuement, il faut possé-
sont un moyen d'etablir le contact avec des inconnus, parce qu'ils der ; aprés avoir subí, par l'observation la plus scrupuleuse, l'or-
sillonnent la rué et que, par eux, il devient possible de quadriller dre, il faut irrésistiblement introduire le désordre.
une ville, parce que l'automobile n'était pas encoré apprivoisée, Le mobile incite, pour d'autres raisons, á l'aggression. II
sophistiquee et qu'elle demeurait un étre de violence, de feu et s'agite, il bourdonne et, par lá, il stimule le criminel. On va l'en-
de fer. II s'agit d'étre en mpuvement pour fuir la pólice et pour trainer sur une route inconnue avant de porter le coup iiiour-
piendre de vitesse les autres organisations. Malheur á l'homme trier. La scéne d'aggression surgirá dans un monde oú lout
I raque qui se fie trop candidement á un taxi. II croyait fuir et il devient et oú tout cherche son contraire ; et le crime se produiía
s<> liouve pfis a un piége. , dans la méme foulée que le déplacement. II suffit de ne lien
A la campagne, le curé, par le jeu des confessions, recueil,- ralentir. Si les voyous se taisent, le chauffeur deviendra méliaiil.
»
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les coups partiront mal et l'aggression risque de se terminer á la vivacité de l'homme qui cherche á capter la mouvante diver-
leur confusión. Le train postal métallique, glissant, blindé, exige sité du monde — son royaume, comme il arrivait, par exemple,
une organisation plus puissante et plus rationnelle : néanmoins au passager d'un autobús sur la plateforme : les visages n'aspi-
le taxi s'inscrit dans la méme lignée de violence mouvante. rent plus á l'honneur d'exprimer et ils attendent de remonter á
Voilá done la ville, l'objet urbain, le taxi et certaines figures la surface pour assumer leurs formes habituelles.
de la ville indissociablement lies. Nous ne devons pas oublier á Cependant nous ne pouvons pas pousser cette opposition
quel point l'automobile a pu violenter une cité. sur un plan cosmique : le ciel et la terre, la lumiére et les téné-
Fantastiquement elle venait écraser un homme sur un trot- bres. Certes la mythologie des couloirs et des bañes des metros
toir ou le coincer contre un mur. De ses phares, elle aveuglait comporte un accent plus populiste. Elle fait davantage appel au
la victime, elle le désignait á u n destín fatal et elle la fascinait bon cceur, á une spontanéité na'ive : les aveugles qui chantent,
au point qu'elle ne cherchait plus la fuite. Elle n'avait plus qu'á les amoureux qui attendent. Et encoré le metro, par son enfon-
l'épingler et a la broyer comme u n insecte. Les hommes ne cement soudain, par sa masse sonore, evoque les monstres de
deviennent jamáis des victimes par le seul fait du hasard. II l'ére industrielle et supporte un symboíisme phallique. Des hom-
existait dans une ville des figures dont le malheur témoignait mes tentent de se suicider en roulant sous les roues du metro
encoré de « leur importance urbaine ». On ne matraque pas un et non point de l'autobus. Les manifestants de Charonne essayent
receveur d'autobus : on se dispute avec lui. De méme, on retrouve, de trouver un refuge dans une station de metro tout comme les
criblé de coups, le corps d'une prostituée et non d'une épiciére. insurges cherchent une issue dans les égoüts qui deviennent
Tout comme Socrate a témoigné pour la cité et pour la philoso- bientót un piége. On les enfume, on les piótine comme des bétes
phie, le chauffeur de taxi et la prostituée témoignérent pour une malfaisantes. Dans un premier mouvement vertical, on s'enfonce
ville dont ils assumaient les secrets et les conflits. et l'on échappe á Fennemi mais la poursuite horizontale qui
s'instaure sous terre, revele que ce n'est que partie remise.
Le metro. Mais pour que l'opposition soit totale, il faudrait que le
metro s'inscrive dans un univers autre, qui nous í'asse pénétrer
II est certain que l'autobus représentait un signe de luxe dans les dessous de la ville. Or, á y regarder de prés, le metro
par rapport au metro souterrain qui exige de monter des esca- continué plutót la ville. II met en évidence ce qu'elle a d'épui-
liers, de s'enfermer sous terre, bref de racheter, par des servitu- sant, de contraignant á l'égard des humbles et des travailleurs.
des la modicité du titre de transport. Par rapport au metro, l'au- les hommes « s'y défont » non parce qu'ils reneontrent l'altérité,
tobus reprenait ses priviléges. Nous ne pensons pas seulement parce qu'ils pénétrent dans les entrailles chandes de la terre,
au confort relatif du premier, au fait cni'il circule en plein mais parce qu'on leur impose un effort supplémentaire dans le
air, que l'on continué á jouir de la ville mais plutót á des índices labeur quotidien. Les véritables souterrains excitent et allument
d'une sociabilité bourgeoise. Le receveur aidait parfois á monter autrement les imaginations. Ils nous proposent d'avoir le courage
une vieille dame, accrochait et enlevait la chaine de la plate- insensé d'emprunter d'autres chemins, d'inverser les valeurs de
forme, tirait le cordón á chaqué station et en clamait le nom la Tribu, de nous forger un regard qui verra dans les ténébres :
souvent illustre — voilá des gestes qui impliquent la notion d'un plus précisément, quand il s'agit d'une ville, de « doubler » la
service attentif. En outre les personnes assises avaient le senti- ville, done de la recommencer par en-dessous, nos pas souter-
ment d'occuper une place déterminée, de se détacher les unes rains accompagnant ceux des promeneurs de la chaussée, de la
des autres. trahir, de faire communiquer, par une sorte de sacrilége social,
Dans le metro, au contraire, les corps et les figures se per- l'incommunicable (les bas-fonds et les hauts lieux, les assemblées
dent dans une fatigue indistincte, et se renouvellent trop vite diaboliques et les chambres des vierges), d'investir et de baillon-
pour posséder une véritable individualité. La foule du metro ner une cité qui sommeillait dans la candeur un peu béte des
ríest pas une foule parmi les autres. Que l'on pense a la foule du surfaces. D'autre part, dans le metro, nous sommes toujours
soir sur les boulevards : méme lorsqu'elle est épaisse, elle paraít dessus en méme temps que dessous. Nous gardons trop de
poreuse, un peu fantomatique. II semble aisé de se glisser parmi repéres qui appartiennent á la face visible et superficielle de la
elle, sans risque d'étre renversé ou charrié. Et encoré celle d'une ville. On a multiplié les cartes á l'intérieur des stations et á
chaude aprés-midi de printemps ne posséde pas cette densité. l'intérieur des voitures. L'usager ne peut pas se perdre comme
Elle se compose de masses, de creux, de remous, et de tourbil- dans un labyrinthe. Quand il ne se reconnait pas tout a fait dans
lons. Elle connait des moments de ferveur et des instants d'apai- le jeu des correspondances, ce n'est pas parce qu'il a été immergé
sement. Bref, elle ne présente pas la viscosité uniforme d'une dans des ténébres, mais parce qu'il manipule encoré mal des
foule de metro dans lequel les étres cessent de revendiquer la dif- signes abstraits. Avec un peu d'habitude, il quadrillera fort bien
l'érence et acceptent de se laisser déposséder de leur visage, de une ville qui le désarconnerait davantage s'il avait a la travorser
leur propre sourire, peut-étre, de leur propre souffrance. Toute au milieu de l'enchevétrement des rúes et des avenues.
gratuité ayant été abolie, seul régne la Nécessité, le Travail. Les D'autre part l'ensembe metro designe aussi bien ce qui se
rogaids des voyageurs, méme s'ils lisent, semblent devenus aveu- passe* en ses profondeurs qu'á sa surface. Le Parisién songo aussi
gles el, de toute maniere, ils n'ont plus la liberté impertinente, bien a l'ensemble taxiphone-librairie-toilette qu'aux couloirs du
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RENCONTRE DE LA PROSTITUÉE 221
fondre, d'une moiteur supplémentaire, les belles apparences de En revanche l'image vaut, selon nous, la peine d'étre retenue.
la ville. Elle nous montre qu'il faut contourner l'enceinte d'une ville ou
L'acte sexuel prendra la plus qu'ailleurs une signification encoré opérer une plongée dans ses bas-fonds pour se retrouver
ambigué. En un sens, l'homme marque ainsi, comme un animal, de l'autre cóté des murs qui semblaient la défendre inexpugna-
son territoire. D'autre part il s'isole de la ville. II accomplit u n blement. Au niveau de la méme thématique, le vengeur ou l'en-
acte familier, rassurant, pour faire taire son angoisse, pour quéteur trouve, par un incident tapageur le moyen de se faire
éluder u n débat qu'il n'ose affronter. II veut manifester qu'il enfermer dans une prison, oü il parlera aux gardiens, á d'autres
occupe, lui aussi, la cité, qu'il est capable de s'y abandonner á détenus. Un tel lieu paraít á Vécart de la ville et pourtant il s'y
une nonchalance, feinte ou réelle. L'image de la pénétration ne trouve introduit, tandis que ses promenades accomplies en toute
nous éclaire pas directement sur les rapports de la possession liberté le laissaient au-dehors. Nous devons oublier l'aventure et
d'une femme et de celle d'une ville par le méme homme. Dans insister imaginairement sur ce sol mouvant, sur cette prison par
certaines circonstances, l'homme aura le sentiment de posséder lesquels il est seulement possible de pénétrer á l'intérieur d'une
la ville á travers la femme mais la conscience de la possession ville, quand on n'y est pas connu.
peut advenir á travers un processus moins direct.
Ne pas s'approprier une ville, cela signiñe, au niveau d'une Comment se fait-il ¡pie le trajet qui joint les extremes d'une
conscience immédiate, demeurer á la surface de ce qu'elle est, ville ait fasciné les masses et aussi quelques grands romanciers ?
par l'effet de réglements respectes ou de barrieres á ne pas Le renversement du pour au contre (le pécheur devenu saint,
franchir. Les défenses de la ville ne consistent pas seulement en l'infirme sacre champion d'athlétisme, l'anarchie préludant á un
lois exprimées officiellement mais en une défiance diffuse des ordre nouveau) a toujours ému l'esprit humain ou, pour étre
habitants. lis ne vous livrent pas leurs foyers, pas méme leurs plus précis, notre civilisation chrétienne. Cependant en quoi la
visages. On ne parle pas, on ne sourit pas á l'étranger, on ne ville a-t-elle pu plus proprement favoriser cette thématique qui
le remercie pas de sa politesse. En pénétrant la Prostituée, n'abolit pas la totale différence des extremes ? Une ville paraít
l'étranger a le sentiment de passer outre un interdit. II importe omnicommunicante. Elle disjoint et elle separe les classes socia-
peu que ees femmes-lá soient permises. C'est le méme ordre les mais cette séparation méme impose une liaison souterraine,
ordre social qui interdit les biens, les foyers et les femmes. fascinante pour l'imaginaire. Dans une civilisation tradition-
Puisque l'inconnu enfreint le tabou fundamental, il croit éprou- nelle, les émissaires du palais mandent les hommes de main
ver la solidité des barrieres et peser sur elles. dont ils ont besoin ou, par le caprice du prince, ils viennent cher-
cher un miserable que Fon comble de tous les plaisirs. L'on
// a done trouvé un point faible dans ceite enceinte qui le traine ostensiblement, a coups de bátons, le malheureux qui a
tenait, dehors, á distance. II faut, comme toujours en pareil cas, indisposé son seigneur et une filie du peuple s'en revint du
ne pas entendre cette attitude sous un jour réflexif. L'étranger palais, couverte de bijoux qui exciteront la jalousie de ses cama-
repoussé se heurte á des barrieres (on dit aussi : le mur de l'in- rades.
différence et, entre ses bras, l'une de ees barrieres — peut-il
croire — a cédé. Souvent il ne voudra pas percevoir que cela Dans une ville moderne oü la loi et la inórale régnent offi-
aussi avait été prévu par la ville mais en aurait-il le sentiment, ciellement et oü l'argent ne donne pas tous les droits, il faut
qu'il comprendrait alors que tous les habitants ne sont pas á l'in- prendre d'autres précautions. Les sbires et les spadassins du
térieur de Venceinte. régime agissent a pas couverts. On ne brise pas une gréve, on
ne ligóte pas un leader de l'opposition d'une facón avouée. Cor-
Le refuge peut méme devenir un tremplin, un lieu d'inves- rompre ou falsifler ou spolier exige — des précautions... Or ees
tissement. Le quartier louche n'est pas tout a fait un secteur hommes des ténébres semblent exister et pouvoir constituer une
que l'on a repoussé en dehors de la cité : plutót une zone molle, seconde pólice. II se trouve, dans une ville, tant de personnes
indécise, mal surveülée a travers laquelle on peut se glisser et sans fonction bien définie. Dans un village on classe et on inven-
remonter jusqu'á la ville. Ce théme a été retenu, de facón plus torie ceux qui ne travaillent pas : les infirmes, les ivrognes, les
ou moins claire, par le román policier. L'inconnu, parfois u n bons á rien, les vieillards et l'on connait les ressources de cha-
homme de bien, un représentant de la Nation, ne peut entrer cun. On récense tres vite ceux qui dorment ou qui chassent ou
dans la cité. Comprenons que les bouches se ferment, que les qui boivent, pendant les saisons oü tous fauchent et moissonnent.
portes restent closes, que les personnes qui seraient prétes á Dans une ville, au creux de l'aprés-midi ou au milieu de la nuit,
témoigner, sont assassinées, II ne saura rien. II a beau se trouver des ombres se profilent dont on ne peut déterminer les points de
physiquement sur place, il demeure l'homme qui examinait départ et les destinations. Enfin il s'agit d'un espace communi-
l'affaire a des centaines de kilométres. II va gagner les faveurs cant, méme si les distinctions sociales demeurent et, dans cer-
d'une Prostituée ou simplement d'une entraineuse, et, á partir taines circonstances, s'accentuent. Point de citadelle, point de
de cette rencontre, il remonte jusqu'á des hommes de plus en cité interdite dans la ville ; mais nous pensons aussi á ce mou-
plus influents, comme si la mafia devait óter ses masques les vement de la foule qui, par son flux et son reflux selon les heu-
mis aprés les autres jusqu'á découvrir le visage d'un homme res, donne á imaginer qu'il s'agit d'un milieu fluide, d'une véri-
¡nlliicnt et «gftnsidéré. table liquidité. Par u n coup heureux ou malheureux du hasard,
La líame du récit ne présente guére d'intérét par elle-méme. chacun peut se trouver au milieu ou au bord de la chaussée, k
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222 DU CÓTÉ DES TRAJETS RENCONTRE DE LA PROSTITUÉE 22ÍÍ
telle ou telle place de la terrasse d'un café, dans la masse de d'elle mais deja a travers ees rumeurs qui circulent, s'annoncent,
l'orchestre ou sur un strapontin, un peu plus haut ou u n peu en creux, une certaine ville. Ainsi la peur d'étre agrippé dans la
plus bas qu'il ne s'y attendait. Ainsi, croit-on, une révolution rué par une Prostituée (peur tres ambivalente évidemment) ou,
agite les bas-fonds et les fait remonter á la surface, tandis que d'une facón plus fantastique, cette idee que l'on pouvait tres
des vaisseaux solidement amarres coulent á pie. Tout homme bien attraper de « mauvaises maladies », dans n'importe quel
s'il n'y prend point garde risque de s'ensabler dans un sol mou- lieu — en buvant dans un café comme Paul Guth nous le dit
vant qu'il ne devinait pas aussi proche de ses pas. dans son « Paris naif ». Cette frayeur sous-entend que la ville
Le refuge ne constitue done pas nécessairement une pause : toute entiére, est pestiférée, grangrenée, que nul n'est assuré
il peut servir d'étape á une appropriation hátive de la ville. Mais d'échapper á cette malédiction urbaine. Davantage, par un sur-
si la derive continué, véritablement, que découvrira 1'homme ? croit de scandale, les plus sains attirent la maladie et ils y suc-
II fera deux expériences qui, au premier abord, différent du tout combent, tandis que les habitants de la grande ville résistent, on
au tout et qui possédent chacune leur valeur : la découverte de ne sait comment, aux miasmes de la cité, a la nocivité du tra-
l'urbanité en general et celle d'une ville, en particulier. On peut vail et des besognes. A cet instant, la ville s'annonce comme une
aimer se sentir en ville — et ressentir « l'urbanité » n'est pas béte malfaisante que n'empoisonne pas son propre venin, au
chose facile. Autre chose est encoré de découvrir le visage de contact de laquelle la santé campagnarde devient une marque de
cette ville si particulier et pourtant si peu dicible. II s'agit en faiblesse. L'innocence, vertu mariale, a la campagne, devient une
droit de deux expériences différentes. Seulement, en fait, nous candeur dangereuse chez cette paysanne que des voyous vont
allons souvent de l'une á l'autre, par exeinple du plaisir d'étre proteger á son corps défendant. Dans cette image d'une ville
irrigué par cette foule de Rome ou d'Amsterdam á celui d'étre nocive et maligne s'exprime une vieille raneceur de la campagne
traversé par une foule húmame. II faut exclure un rapport de que les' villes exploitent, corrompent et, en ce sens, elle ne man-
simple généralisation. Je ne suis pas d'abord dans cette avenue que pas d'intérét.
pour ensuite m'abandonner a l'avenue, dans cette ville pour Toutefois une telle mythologie constitue un écran, elle s'in-
ensuite me sentir exister dans la ville. II existe plutót une coin- terpose entre la ville et l'arrivant qui se cantonne dans une atti-
munauté de sens a! laquelle je puis étre sensible et, á ce moment, tude de méfiance, done qui ne s'abandonne jamáis. Certes cette
j'experimente, á la fois, les deux situations. C'est ainsi que la attitude rétractée, prudente, parfois hostile fut, selon toute cvrai-
découverte d'une ville est parfois aussi accés á l'exi&tence semblance celle de la plupart des émigrants du xix" et du xx sié-
urbaine, á la surréalité urbaine. De la méme maniere, les Pros- cle. Ainsi dans les romans de Pavése, les nouveaux venus de la
tituées et certains quartiers reserves peuvent nous diré cette campagne redoutent surtout, dans la ville, ses femmes, brillan-
ville particuliére et la condition urbaine. tes ou délurées, spirituelles ou coquettes, toujours trop autono-
En un sens, elles représentent ce que toute ville charrie : mes a l'égard de 1'homme. Pavése lui-méme n'arriva jamáis á
immondices ou alluvions ; peu importent les termes qui risquent établir avec elles des rapports satisfaisants. La campagne vantée,
de limiter l'image, de la cerner d'un trait péjoratif ou défavora- regrettée cherche á masquer ce mouvement de débácle en face
ble — alors que l'essentiel se trouve ailleurs, dans cette impres- de la ville et de ses femmes. Nous préférons cependant une
sion qu'une ville charrie, deporte, balaye, secrete et que ce quel- position d'ouverture par laquelle les symboles ont quelque chance
que chose prend figure, devicnt corps, chair, lévres. Alors il d'apparaitre. Les relations que nous allons étudier pourraient
apparait que les milieux, les Prostituées, les bars, les maisons paraitre extérieures les unes aux autres. Elles engagent une par-
speciales différent, malgré tout, de Londres a Barcelone, de ticipation immédiate que nous pouvons décrire du dehors mais
París a Hambourg — et en méme temps, nous apercevons cepen- que les individus vivent aussi bien sur un mode direct et impli-
dant que ce limón exprime la méme ville, comme certaines allu- eite. Seulement, et nous nous en rendons compte, cette partici-
vions ont caractérisé indubitablement certains ages de la terre. pation peut étre plus ou moins totale, troublante.
Nous devrons done diré en quoi la Prostituée exprime la sur- Nous percevons, par exeinple, que la Prostituée s'achéte et
réalité urbaine, ce qui n'exclut pas qu'elle soit un accés á une se vend comme les autres marchandises d'une ville. Nous éta-
ville déterminée. Le premier trajet nous semble, par ailleurs, blissons une relation entre la ville, la marchandise, l'argent et
préférable. A parcourir le chemin inverse qui nous ménerait la Prostituée qui échangeront, le cas échéant, leur role de signi-
d'une ville particuliére á l'existence urbaine, nous risquerions fiant a signifié, de symbole á objet symbolisé. Car si la Prostituée
d'emprunter une route barree par le pittoresque, par les souve- apparait comme une marchandise, comme une création de la
nirs émouvants. De fait, pour atteindre la nuance d'une ville ville, on a tout autant le droit de diré que les marchandises
déterminée, ne faut-il pas, dans une étape préalable, avoir res- quand elles s'étalent, selon les poses les plus variées, aguichantes
senti l'intensité du fait urbain et c'est, dans l'espace ouvert, ou séduisantes, se prostituent ou encoré cette ville, ouverte en son
inénagé par cette émotion révélatrice que la découverte d'un centre, en son ventre, outrageusement allumée, fardée, se conduit
paysage urbain singulier peut parfois advenir. tout bonnement comme une prostituée et les billets a leur lour,
Keconnaissons, cependant, que, dans certains cas, il s'agit passent effrontément de mains en mains. Nous n'avons done pas
(Tune matfVaise généralité qui confine á l'idéologie. C'est ce que á faire á une consécution logique ou a une relation caúsale mais
l'on dil de la vílle, ce que l'on redoute ou ce que l'on attend a une communauté de sens. Ne devons-nous pas alors opposer.
224 DU CÓTÉ DES TRAJETS RENCONTRE DE LA PROSTITUÉE 225
par la pensée, une civilisation traditionnelle ou les objets ne se travail nocturne portent sur eux une fatigue indélébile. lis sont
vendent pas ou il n'existe que des valeurs d'usage, oü l'autre, devenus sueur, crasse, harassement. lis ont une nuit de plus
l'étranger, avant d'étre admis, doit étre reconnu. L'homme que nous ; surtout ils se sont enfoncés dans la nuit des temps,
engagé dans une rué n'a pas besoin de poser explicitement cette celle qui n'a pas d'áge et qui, croyaient-ils, ne finirait jamáis. II
opposition, pour appréhender cette identité de style que nous existe done bien une passion de la nuit dans la ville et tant de
avons évoquée. II a envié de cette femme comme il ressentait réves, de respirations enchevétrées ne peuvent pas ne pas avoii
plus tót le besoin de consommer dans un café ou comme il dési- marqué son vísage.
rait un costume chatoyant dans une vitrine. II la pénétrera, Quelle est done, sur un mode mineur, cette nuit de la Pros-
comme il a penetré, tout a l'heure, les avenues maintenant vides tituée ? En monnayant cette figure sous forme d'images, nous
de la cité. II prend plaisir á froisser des billets dans sa main, la dégradons et nous risquons de passer á un régime inférieur de
comme il froisserait la chair de la prostituée, et cette derniére, l'imaginaire. Beaucoup d'infirmes, d'étres que l'on suppose
dans la plupart des films ou des romans oü elle apparait, colle vicieux ou d'une autre race ou d'une autre peau, des adolescents
l'argent a méme la chair. en rupture de bourgeoisie la rejoignent, lui disent leur mépris
En vertu de cette communauté de sens ou encoré, selon cer- ou lui demandent essentiellement d'étre le témoin de leur mal-
tains par l'effet d'une identité dans le comportement, la posses- heur, de l'injustice qui leur est faite, de leur infirmité fundamén-
sion et la rencontre de la Prostituée deviennent celles d'une ville tale, comme s'il ne pouvaient s'exhiber que devant un autre étre
qui ailleurs se dérobait. De la méme facón, sur un plan imagi- victime du systéme ou encoré devant des yeux qui ont tout vu
naire, la ville est réputée, d'un abord facile mais on la dit en ou encoré, d'une facón plus imaginaire, comme si l'on ne pou-
fin de compte frigide et secrete, marchande d'illusions et faite vait se confier qu'á la Nuit et pendant la Nuit. Voilá que la Pros-
d'artifices. Selon les quartiers, la ville et les Prostituées embellis- tituée est promue malgré elle, témoin supréme et dérisoire, juge
sent Fillusion ou la proposent sous des formes dégradées. La de derniére instance, substitut de Dieu sur terre. La Prostituée
encoré il faut éviter tout contre-sens sur ees affirmations. L'arti- voudrait se décharger de ce role, échapper a une complicité dont
fice, le fard, la frigidité ne renvoie pas a une nature meilleure on l'accable. Elle assiste á des transactions, a des ineurtres
qui aurait pu étre plus simple, plus chaleureuse, plus vraie et qu'elle voudrait tout a fait oublier avant que la Pólice ne l'in-
que l'on récupérerait avec de la bonne volonté. Une ville ou une terroge. Elle devient done la mémoire de la cité, soumise á des
prostituée, si elles étaient bonasses, sans attraits, sans appréts, interrogatoires en puissance. Ellle véhicule bien autre chose que
ne seraient plus ce qu'elles sont mais deviendraient gros villages le secret des corps : toute la clandestinité de la ville. Les hom-
ou accortes servantes d'auberge. L'artifice est leur nature, comme mes lui font des confidences dangereuses qui mettent en danger
la pierre, le goudron, le ciment sont leur terre, comme le fard sa sécurité. Puis ils exigent qu'elle les leur restitue, á longues
est leur teint. Elles ne peuvent que simuler la simplicité, la gen- approches, par des méthodes brutales ou sinueuses. II y a la
tillesse, l'abandon, par un surcroit de jeu et d'habileté. comme un détour, comme un crochet qui ne s'explique pas de
Devons-nous pousser l'assimilation jusqu'au bout ? la Pros- prime-abord. Les hommes qui se battent des deux cotes de la
tituée n'apparait-elle pas parfois comme Fartifice en train de se barricade, policiers et voyous, ou méme deux gangs rivaux, inter-
défaire, le fard en train de se dissoudre — tandis que la ville posent un reíais supplémentaire. La Prostituée apparait comme
demeure roide, majestueuse, fiére dans ses demeures, dans ses ce puits de iénébres oü ils jettent des messages essentiels, des
monuments centenaires, dans ses bátiments ofliciels. Nous com- lueurs d'action ou des bribes de souvenirs qu'ils retirent ensuite
prenons la portee de cette restriction et dans toute une littéra- á l'aveuglette et sans ménagement pour celle qui est censée les
iure que nous n'avons pas le droit de négliger, la Prostituée, dans contenir.
la ville d'avant-guerre, evoque un certain débraillé, une certaine Plus fundamentales que la lumiére sont done les ténébres,
moiteur. Elle s'éreinte dans l'amour tandis que les villes demeu- médiatrices indispensables de la course au pouvoir et á l'argent ;
rent impassibles. Par la il est vrai, comme nous l'avons deja ou encoré, pour parler un autre langage, elles assument cette
remarqué, qu'elle représente un refuge et done une certaine anti- lumiére si particuliére qui est celle des villes : comme le trottoir
ville : les étres faibles la souhaiteraient fraternelle. des rúes — couleur de deuil et de féte á la fois, un certain gris
Cependant nous ne tenons pas cette opposition pour fonda- qui ne saurait passer pour indifférent, un fard qui gicle, qui
inentale. II faudrait qu'une cité se resume á ses monuments et éclabousse, qui jaillit sans jamáis éblouir ou ensoleiller. Elle ne
á ses beaux quartiers. Or il existe une passion de la ville, une peut done se teñir a l'écart de la violence, quand bien méme elle
nuit de la ville. A chaqué aube, la ville revient de loin, d'une désirerait une existence réguliére : surveillée par le souteneur,
détresse intolerable, d'un infanticide qu'elle répéte chaqué fois. rembarrée par la Pólice, épiée et jalousée par ses compagnes.
Les nuits de la campagne respirent paisiblement et, au matin, Cette imagerie atteint son paroxysme, lorsque nous lisons dans le
perle une rosee innocente, titile, rafraichissante dans laquelle les journal que l'une d'elles a été tuée -— en general, d'une facón
l.ipins, les petites bétes et les enfants aux pieds ñus gambadent. atroce, par un fou, un sadique, un puritain ou en vertu (rime
Le plaisir, le crime, le travail éreintent et esquintent la ville. mesure de représailles. On s'est acharné sur son corps : parce
Loi-sque la lumiére commence a poindre, quelques desesperes qu'elle cótoie l'illégalité et ne peut guére faire intervenir la
vii'iiiH-iil de se suicider, les hommes grelotent et les deportes du Pólice ; parce qu'une Ville comme toute société, invente ses
/
226 DU COTE DES TRAJETS RENCONTRE DE LA PROSTITUÉE 227
boucs émissaires qui ont, pour role, de représenter le mal, le Prostituée, une fenétre par laquelle l'air de la campagne et le
vice. Sans doute, mais aussi parce que leur chair mauve, leur vent entreraient, quel non-sens matériel !
chair affichée appelle les coups et les couteaux. Du metal luisait Gráce á cette immobilisation et gráce á cette ció ture for-
sous le soleil, dans L'Etranger de Camus et cela suffisait á cenée, l'atmosphére de la vie urbaine et de la seule vie urbaine,
déclencher un drame. II est vrai que, sous le soleil les armes se trouve condensée et rassemblée : une sorte d'anti-nature, oü
brillent dangeureusemenl mais ce puits de ténébres que nous l'on allume en plein jour, oü l'on est indifférent aux heures et:
évoquions plus haut ne suscite-t-il pas davantage un vertige de aux saisons, oü le vent ne vient pas disperser la saueur des pn -
meurtre : on désirerait y laisser tomber toutes sortes d'objets sences humaines. Ainsi on y capte les rumeurs de la ville, on
contondants pour voir ce qu'il adviendrait d'eux. y accumule la plupart de ses secrets, on retient ses jouissances
Que vaut done, en fin de compte, cette rencontre ? L'explo- et ses aspirations les moins connues. La cité industrieuse qui
ration tí'une ville detvrait étre dynamique et se poursuivre á s'agitait tant, se perdait de vue et elle n'était plus qu'une
l'aide d'une déambulation. Par conséquent la rencontre de la somme d'actions et de projets. Ici elle se manifesté á la faveur
Prostituée semble bácler une quéte qui aurait pu étre fruc- de ses défaiüances et de son oisiveté. L'hoimme rencontre l'autre
tueuse : aprés tout, quel paysage convenu et décevant qu'un esca- face de la ville. Non point la nature qui, elle aussi, oeuvre, mais
lier d'hotel, une chambre anonyme ! Le décor urbain, avec ses cette oisiveté coúteuse, indigente, vaniteuse qui ne peut exister
avenues mouvantes, par la diversité de ses quartiers et par la que dans une civilisation urbaine.
faveur de sa liberté inñnie, représente et exige autre chose. Cer- En second lieu l'errant s'arréte parce qu'il a rencontre un
tes cette rencontre met fin á la déambulation mais cette im.mo- point fixe, balisé au milieu de tant d'incertitudes et de ,mou-
bilité nous parait trop concertée et trop absolue pour étre quel- vanfce. La ville existe sur le mode de la simultanéité et de l'égalité.
conque. II faut insister sur cette non-mobilité, ne pas y voir De la une visión démocratique qui evacué les hiérarchies, le
seulement la manifesfation id'un réglement inflexible : que nulle respect des eyeles inevitables et les degrés de valeur — de lá
ne transgresse la part de territoire qui lui a été concédée ! aussi le désencbantement de pouvoir aller n'importe oú puisque
Pour que cette non-mobilité soit essentielle, elle doit se mani- toutes les portions d'espace se valent et qu'il n'existe pas d'es-
fester par toute une somme de signes. La démarche de la pros- pace sacre ou consacré : les buissons, les trappes, les cháteaux,
tituée est lourde : par suite de la fatigue, d'une station pro- les chemins enfouis et les sommets glorieux ont disipara. Vers
longée, parce que I'emoi sexuel doit étre suscité par cette pause oú cheminer ? La prostituée apparaít com\me ce creux oú déva-
qui constitue aussi une pose, parce que son corps eesse d'étre ler, elle restitue le relief et la dénivelée dans un espace trop
un comportement pour s'affieher córame une chair. Ces raisons homogéne dans lequel les différences sont plutót fonctionnelles
ne suffisent pas. Elle attend le client mais elle attendra que son qu'imaginaires. II est vrai que les berges du fleuve jouent par-
aini termine une partie de cartes qui n'en finit jamáis : paresse ? fois ce ¡méme role, qu'elles introduisent un sillón, un sillage,
engourdissement ! Disons plutót qu'elle tisse un espace cenli- qu'elles suscitent le pas du promeneur inspiré qui doit inévita-
rnetré, comme d'autres aspirent a l'Immense. L'escalier, le trot- blement y aboutir mais il faut qu'elles ne soient pas trop amé-
toir, son bistrot habitué! et ¡méme les quelques bars oü elle se nagées pour ragrément et l'industrie.
rend moins souvent se touchent. Lorsqu'une Prostitnée se met
á courir elle devient incongrue. Enfin il faudrait ajouter que, malgré les apparences, la
déambulation continué et qu'elle trouve sa vérité. En pénétrant
Les granids dáplacements lui paraissent inconvenants, invrai- dans le ventre de la Prostituée, on entre dans un ventre public.
semblables et ils prennent vite une allure comique córame dans On se loge lá oü tant d'autres ont séjourné : ce ventre est, au
la « partie » de campagne qui voit ces demoiselles s'enivrer plus haut degré, un passage véhiculaire comme le metro, comme
d'herbe et d'azur pour une journée et faire les folies. Rio de l'autobus, comme un abri p a r pluie soudaine ou encoré comme
Janeiro, Dakar, Saiigon, oui mais á condition de retrouver immé- ¡es impasses si chéres aux surréalistes. II faut, a ce moment,
diatement un univers barricadé et iqui se réduit á quelques sym- élire une lecture suspendue, un « comimentaire suspendu ». Nous
boles ¡bien connus. L'escalier pas tres égal, pas tres éclairé peut voulons diré que toute explication diminuerait la forcé de ees
s'inscrire dans la méme visión topologique. II permet de res- propositions, tout comme le complément d'objet direct affai-
treindre l'espace, d'échapper á l'horizontalité et méme á la ver- blirait un vertoe transitif employé dans I'absolu. Ces deux axio-
ticalité. D'une part il refuse l'horizon, done le mouivement, les mes nous suffisent : le ventre de la Prostituée est un ventre
ouvertures, la fuite des rúes et des boulevarids. D'autre part, il public ; c'est un passage véhiculaire. II donne a u n réveur
n'assutme pas l'élan d'une véritable verticalité. Empaté, téné- des villes la conviction que l'errant, en rencontrant la Pros-
breux, lentement gravi, il continué de figer l'espace. La chambre, tituée n'a pas été infidele á son projet fondamental de déamhu-
elle aussi, refuse le grand air. Elle posséde des ouvertures lation. Car cette derniére ne constitue pas d'abord une figure
réduites. La encoré, dépassons les réductions et les constats d'un de l'Eros naturel. Elle n'entrainera pas l'errant dans une durée
esprit positif. II s'agit, pensera-t-on, d'hótels « modestes » mais cosmique, fabuleuse. Elle le restitue á la Ville, á toutes ces pré-
croit-on q u ' u n hotel plus luxueux ou qu'un studio plus confor- sences qui l'ont precede et qui l'accompagnent encoré dans son
lahlo l'críífent l'affaire. Nous aurions la call-girl et non la pros- plaisir. Elle l'initie á la fraternité retrouvée de la borde plulól
liluée. Une fenétre largement ouverte dans la chambre d'une qu'elle ne il'immerge dans la Nature, notre inére.
228 DU CÓTÉ DES TRAJETS
Le Clochard.
Peut-on (décrire le personnage anodin du clochard á la suite
de la figure terrible de la Prostituée et peut-on diré cette
rencontre terrible qui se nomme le ciime ? Nous allons voir
comment Je clochard va perdre ses allures euphoriques et
considérer ce qui le designe á la mort. Húmme-fétiche, il est
souvent aimé. On le remercie d'accepter la iparesse dans une
ville vouée au travail, la sálete et le froid, dans une ville trop
éprise d'hygiéne et de confort. II devient vite un signe reconnais-
sable, une tache de couleur, une barbe, un sac de condes et un
báton. Tandis que le criminel nous desoriente par son ubiquité
insaisissable, le Clochard apporte de la regulante par ses habi-
tudes, par sa lenteur. On sait sur iquel pavé il fláne, autour
de quelles poubelles il s'affaire, dans quel bistrot il s'attarde.
Paradoxalement nous avons affaire a un nómade si noncha-
lant qu'il fixe la ville et aussi ce qui est plus rare, la rué pas-
sante qui a tellement besoin d'étre amarrée par quelques person-
nages comme la marchande de fleurs ou le vendeur de journaux.
Les Clochards animent la rué de leurs scandales. Ils ne se lais-
sent pas facilement emmener par la Pólice. II faut qu'on les
prenne á méme le trottoir. Ils embrassent les agents et ils mélent
leurs corps a celui de ceux qui les apipréhendent. Pourlquoi cette
comedie ? Par défi á l'égard de la société ; parce qu'ils ont
perdu toute honte ; parce qu'ils usent des seules armes donl
ils ¡disposent. Certes mais aussi parce qu'ils sont des étres de
la rué : ils y suibsistent tant qu'ils y demeurent ; ils y admel-
tent philosophiquement les passants qu'ils considérent un peu
comime des intrus et des spectateurs possibles de leur ostenta-
tion crasseuse. Ils osent y mendier, rompre la dure loi du tra-
vail et du salaire, de l'offre et de la demande.
Ils donnent a penser que la table d'hóte, les relations
patriarcales, la générosité se perpétuent dans l'économie bour-
geoise. Et, si vieux presque éternels, si vacants comme les anges,
les rois, les Dieux, que peuvent-ils faire sinon regarder, par-
* courir la ville qui, sans eux glisserait dans l'abandon ! Ainsi
apparait un axiome de l'imaginaire urbain : tant que le Cío-
2;to DU CÓTÉ D E S TRAJETS L E C H I M E DU CLOCHARD 2:n
chard vaque, je suis assuré que la pénambre, les melles mus- petit couteau et de bien d'autres objets surprenants puisqu'il
térieuses, les impasses d'un autre temps n'ont pas disparu. En emporte avec lui tous ses biens. Surtout il y perd, d'un coup, sa
effet, comment pourrait-il survivre s'il ne lui était pas loisible seule et véritable richesse : ce dépót d'années dont il ne s'étail
de s'engouffrer dans les bouches d'ombre pour s'y nourrir et jamáis départi.
pour y dormir ? La ville conserve toute son épaisseur, raéme si Que cette image euphorique ne nous abuse pas tout á fail.
je continué á marcher parmi des boulevards trop évidents, á tra- L'exploration de la nuit urbaine ne parait adoucissante qu'á ceux
vers une circulation utilitaire, sur un espace désacralisé. La ville qui l'accomplissent, par personne interposée et done sans risques.
beneficie d'un « fond », la présence méme furtive du Clochard Le clochard n'est pas absolument le mendiant éternel qui se
m'assurant de la présence d'une ville autre et donnant ainsi á masque pour sonder la bonté ou la dureté des coeurs. II se trouve
mes pas une gravité dont j ' a i besoin. La cité souterraine nous étre rarement u n grand avocat qui s'est retiré du barreau et qui
fuit á l'ordinaire. Nous avons de la peine á imaginer qu'une volontairement a coulé á pie dans l'univers impersonnel de la
autre ville existe sous nos demeures et, deja, Víctor Hugo se cloche : plutót un homme qui a subi une légére condamnation
plaignait de la transformation des égoüts parísiens. Les metros et qui n'arrive pas á se réintégrer dans la société. S'il était du
ne circulent que pour nous permettre de remonter au plus vüe milieu, il serait accueilli par les siens ; délinquant accidentel, il
á la surface. Les monuiments, quelques églises, nous procurent se retrouvera seul et n'obtiendra pas de travail. De tempérament
un enfoncement dans le temps mais l'application, l'érudition, faible, il devient alcoolique et aboulique et destiné á mourir assez
( l'émotion esthétique se mélent á ce sentiment et le tourmen- jeune. Mais plutót que de nous référer á des observations posi-
/ tent. Au contraire, dans certains quartiers, le Clochard joue tres tives, il vaut mieux évoquer de nouvelles images. Nous pensons
I naturellement le role de módiateur d'une ville autre. a un crime effroyable du Clochard. Son assassinat comporte
Nous quittons alors la psychologie pour Ja topologie. Le toujours un aspect terrifiant. II s'agit, pour ainsi diré, d'un
temps colle á la pean, a la voíx, á la véture du Clochard qui crime gratuit : car pourquoi le tuerait-on puisqu'il ne posséde
s'est incorporé les années et qui a vieilli plus vite qu'elles. II était rien ? S'il est rare que l'on precipite par la vitre d'un compar-
notre contemporain voici quarante ans et il a franchi en cet timent, un voyageur afín de se prouver á soi-méme sa totale
intervalle de courte Idurée des siécles. Ses faiblesses (les attein- liberté, des jeunes gens dans l'ennui, en revanche, s'acharneront
tes du froid, de la faim, qui ont marqué ses bronches et ses contre un Clochard. D'abord il présente l'avantage d'étre la, en
organes) deviennent une marque de sa forcé. II a su enjamber quelque sorte, sous la main : nullement valorísc ou dévalorisé
les siécles et devenir le compagnon de Notre-Dame, de la Biéure, comme u n commercant ou un agent de Pólice. Une chair á l'état
peut-étre de Lutéce. Rien ¡d'étonnant á ce que certaines parties pur, a l'égard de laquelle on pourrait seulement ressentir quel-
de son organismo aient été particuliérement touchées ¡ le coeur que répugnance. Ensuite le jeu devient irritation. Nous sommes
qui a trop battu, la voix qui s'est trop époumonée, les bronches bien en présence d'une uie qui ne sert á rien, done qui ne vaut
qui ont respiré un air trop fort, et peu importe qu'il s'agisse rien. II n'a pas d'ami, pas de parents ; les risques d'étre recher-
des fumées d'un toistrot ou des rafales d'un pont : dans les deux ché paraissent faibles et, á la rigueur, la Société aurait-elle le
cas ce sont des émanations ide la ville. droit de poursuivre les criminéis pour avoir abrégé une existence
II a trop bu ; il continué a boire : pochardise lamentable ou qui ne débouchait sur aucun avenir. Le crime se transforme, sans
qui préte á rire. En fait il se drogue au vin, comme d'autres plus peine, en une exécution cruelle : l'abattre comme un animal ou
riches á la Marijuana mais ce n'est pas pour inventer des mieux l'écraser comme un insecte, en craignant qu'il ne salisse,
revés exotiques, des paradis artificiéis. II continué á vivre dans de son sang la chaussée : le défoncer, le lapider, l'asperger
cette ville prés de ce trottoir ou de ce pont. Seulement il gagne d'acide, lui crever les yeux pour qu'il devienne un véritable
l'intemporalité, oubliant le froid et la faim. II flotte dans un clochard, titubant, aveugle et démuni.
espace et un temps qui ont perdu leurs contours comme on flotte Un seul impératif : éviter de se salir en accomplissant cette
dans un vétement mal apprété. II devient un peu plus cette ville besogne nécessaire mais repugnante. Cette fois, le Clochard vient
qui, á forcé de rides, oublie son age et il niele, sans vergogne, d'accomplir tout le parcours de l'existence urbaine. Nous avions
les époques. II ramasse des chiffons, parfois des objets plus vu plus haut qu'il symbolisait une ville tres ancienne, celle des
récents. De toute facón, les poubelles les ont métamorphosés en parvis, de l'anarchie et du vin facile, des rúes populaires. Exécuté
une nuit durant laquelle les jours, les mois et les années se sans qu'il puisse appeler á l'aide comme en u n terrain vague,
confondaient. Et dans ce memorable sac de toile ou sur cette il symbolise maintenant la solitude impuissante des villes
charrette mal articulée, il en accélére la décrépitude, les compri- modernes. II n'est plus le membre d'une confrérie pittoresque
mant, les tassant, les refoulant jusqu'á ce qu'ils perdent con- mais un homme qu'on a dépouillé des attributs et de la dignité
science de leur age. II leur faudra toucher le fond de l'histoire de la personne. Quant au sadisme des jeunes gens qui l'ont mis
humaine avant d'étre á nouveau déballés. On retrouve cette a mort, il ne rappelle en rien la colére qui circule á fiots dans
méme masse de durée dans ses vétements. C'est pour lui, une les villes en liesse ou en révolution mais la violence séche de
chose terrible que d'étre mené au dépót de Nanterre oü on le ceux qui s'ennuient dans leur casemate personnelle, loin d'une
Ion i I le, le lave et oü on lui impose de nouveaux vétements. On communauté qui existe á peine.
le délesle'H'une chemise délavée á laquelle il tenait tant, d'un
Nous avons done décrít un personnage qui, mieux que de
*
232 DU CÓTÉ DES TRAJETS
LE CRIME DU CLOCHARD 233
nombreux lieux, nous a rendus sensibles á la légende des siécles
d'une cité. On pouvait craindre qu'un personnage n'apparaisse enorme cantine militaire. Elles représentent des scénes érotiques
comme une individualité tandis que nous nous orientons vers des ou elles portent les signes distinctifs d'un bagne ou elles repro-
zones anonymes, impersonnelles, qu'il n'apparaisse comme u n duisent naivement un tableau. Elles ont été fournies par des
étre précaire, un passager tandis que nous recherchons une employés de la morgue qui ont operé sur des cadavres ou encoré
tradition : les murs ne nous disposent-ils pas plus favorablement des vivants qui ont vendu une partie de leur peau. Certains plus
a cette permanence, a cette memoire. Mais íl arrive qu'on les follingues se livrent á un passe-temps désintéresse et dont la
mette á sac, qu'on les incendie et alors des nomines renaissent gratuité étonne. Un faux cul-de-jatte s'installe au bas des rúes
qui, en toute humilité, ressurgissent de ees ruines dont ils expri- pentues et demande a des ames pitoyables de l'aider á grimper
ment l'origine. la cote. Puis il se laisse tomber, á toute vitesse au risque de se
rompre le cou.
Ne pouvons-nous pas dépasser l'évocation de cette figure
exemplaire et apercevoir comment le crime constitue un dévoi- Goüt de l'insolite ? Le terme risque de nous induire en
lement possible de la ville ? II provoque une modification qui erreur. II ne faudrait pas penser a une passion pour l'horrible,
bouleverse — plus encoré que la marche — la physionomie d'une pour le rare, pour les contrastes ou alors, cette prédilection
cité. Ce trajet se distinguera des autres déambulations en ce sens aurait une portee limitée. Elle serait la marque d'un tempéra-
qu'il ne se rythmera pas selon des étapes, selon des stations. ment « nerveux », épris de nouveautés. Cette foule de métiers
Cependant il devra comporter des séquences, une nécessité, les bizarres, cette somme de recoins peu connus, cette diversité dans
images s'appelant en vertu de leur connexion et de leur sym- les existences citadines, nous les savourons comme l'expression
pathie. II est bon qu'un trajet comporte une certaine dénivelée, d'une ville toujours capable d'inventer l'humain et l'innumain.
nous fasse passer d'un póle á l'autre. A cet effet, nous avons Une ville n'est jamáis aussi ingénieuse que lorsqu'elle contourne
choisi comme termes le fantastique et le merveilleux, étant bien les obstacles presque infranchissables qu'elle semblait impru-
entendu que ce parcours risque de faillir á une stricte synchro- demment avoir eleves sur sa route, jamáis aussi en verve que
nie. Car nous étudierons deux sortes de fantastique : le premier lorsqu'elle produit des hommes, des situations, des lieux, des
plus proche d'une ville portee par le temps, le second concer- métiers qui ne peuvent avoir de signification que dans un milieu
nant une ville privée de mémoire. urbain. Nous admirons des images aussi fortes dont nous
oublions la cruauté. Le fantastique perd sa part d'horreur pour
Au premier regard les frontiéres du fantastique et du mer- acceder a la gloire la plus entiére de son sens et il nous donne
veilleux urbain apparaissent indécises. Ainsi elles semblent se l'assurance de rencontrer du poétique. Une ville, dans sa prodi-
brouiller dans le « Paris insolite » de Jean-Paul Clébert. La galité qui va jusqu'á l'extravagance, imagine plus que nous ne
poésie (familiére) des chantiers, des boulodromes, des bistrots- saurions concevoir. Le topologue moissonne, engrange des images
buvette, les itinéraires parcourus avec leurs détours, leurs rac- qu'il recueille et qu'il n'aurait pu inventer. Un métier « cocasse »
courcis — mais aussi la crainte des ródeurs « qui surgissent (vendré les tatouages de la chair humaine) voilá une situation
brusquement au sommet d'un fossé », des hommes allongés que qui suscite notre étonnement et encoré davantage notre émerveil-
l'on ne découvre effectivement qu'au moment de marcher dessus ; lement que la ville puisse creer encoré et toujours. Nous rions
mais aussi « des jardins que traversent des ombres presque non comme d'un effet divertissant mais parce que notre mise-
immobiles, se livrant au manége h a b i t u d des voyous, des rable visión des choses se dilate. Nous nous apercevons que la
maniaques, des solitaires de toutes sortes, allant d'un banc á genése naturelle ou que la fabrication ne constitue pas les
l'autre, attirées comme des phalénes par le feu d'un mégot, tour- seuls modes de production : les terrains vagues, les soupentes,
nant autour de tres rares couples d'amoureux, approchant len- les hardes du vagabond, les feux, le long des berges, poussent,
tement du type seul, s'arrétant á quelques pas, se taisant, eux aussi, dru et expriment irréfutablement la filiation du bois,
attendant, quétant du regard puis s'éloignant pour revenir aprés de la tringle, de la chair humaine — et de la ville.
u n détour ». Voilá la troupe hétéroclite de la filie aux oripeaux,
du professeur de latin, du marchand de fagots, du recéleur, des Seulement les frontiéres du fantastique et du merveilleux
astrologues, des alchimistes du coeur, des « farfouilleurs et trous- urbain peuvent se préciser. II suffit que le premier se durcisse,
seurs d'idées genérales ». Voilá encoré prés du passage Vilin une s'organise en un systéme qui nous étreint á la facón de la raison
tribu d'étres humains « a la musette porte-bouteille, aux costards la plus imperialista et que le second s'adoucisse, mime la féérie
bouffonnants, barbiflards pour la plupart ou affectionnant pour et s'adresse á nos ames candides. Nous penserons, par exemple,
coiffure la créte casoar ». á la ville américaine telle qu'elle apparait dans les romans poli-
ciers. Dans cet univers désespérant, la pólice ne différe pas
Ils ont choisi des métiers peu ordinaires, tel ce Martini qui tellement de ceux qu'elle pourchasse : souvent corrompue ou
desinfecte les logements des morts dont le décés a été découvert incapable, elle cede la place au detective privé qui use de
aprés quelques jours. Doué d'une belle et longue expérience, il méthodes irréguliéres. Volontiers sadique, il n'hésite pas á
peut distinguer, des l'entrée de la chambre, si le mort a succombé maquiller u n cadavre, á fracturer un coffre, a rendre ses ques-
d'une maladje d'origine tuberculeuse ou cancéreuse ou syphili- tions plus pressantes á l'aide de gifles. En quoi se distingue-t-il
lique et ceci d'aprés la seule odeur des lieux. D'autres font des membres d'un gang et pourquoi n'a-t-il pas rejoint leurs
commeice de peaux humaines tatouées que l'on extirpe d'une rangs ? Comme eux, il lui arrive souvent de jouer au poker, de
•i
234 DU CÓTÉ DES TRAJETS
LE CRIME DU CLOCHARD 2:{.r)
s'enivrer, de subtiliser les Índices. Récemment démobilisé, il ne
croit plus aux valeurs communes et seule sa condition de fauve mitraillette une bande rivale, ils défoncent les portes d'un appar-
orgueilleux, musclé lui assure quelque grandeur. L'hótel de tement. Nous ne sommes pas si loin d'un génocide fonctionnel-
pólice ou le commissariat n'ont-ils pas quelque chose de lúgubre lement et rationnellement organisé. Alors les abords de la ville
et ne participent-ils pas á cette féte noire ? De longs couloirs risquent de perdre la paix qui est, semble-t-il, le signe de la
que les journalistes avides de sang á la une arpentent, des nature. Pendant tres longtemps on avait opposé la violence de
claviers de machine á écrire qui rapportent mécaniquement les la ville et la candeur rurale. Lors de cette derniére guerre encoré,
aveux arrachés, la lumiére inquisitrice des abat-jour qui ailleurs le cinema italien permettait parfois a ses héros de quitter l'enfer
promettrait l'intimité, le grillage des cellules oú l'on enferme, des villes bombardees ou oceupées par l'ennemi. Ils accédaient a
péle-méle, les prévenus, filies publiques ou adolescents fugueurs l'univers des moissons, ils s'extasiaient devant l'eau en liberté,
ou honorables manifestants politiques. devant le lait en abondance, et, sur une charrette cahotante, ils
Le crime irradie d'autant plus qu'il s'organise et qu'en un oubliaient, dans ees escapades, les scénes terribles qu'ils venaient
sens il manifesté, lui aussi, les valeurs en cours : recherche de de vivre. Dans l'univers de la ville criminelle, les abords rempla-
la puissance et de la domination. II s'agit rarement de héros cent la notion de milieu. Si ce dernier evoque une continuité, une
isolés mais plutót de bandes qui se répartissent au rnieux de richesse, une fluidité vítale, ceux-ci constituent une excroissanee
leur travail. Elles possédent leurs intermediaires et leurs manoeu- extravagante et morbide de la cité. Dans la géographie mentale
vres, leurs intellectuels et leurs techniciens spécialisés (chauf- du criminel il est impossible d'imaginer autre chose que des
feurs, perceurs de coffre, comptables) : un rackett exige des dons abords. On vient livrer des batailles sanglantes prés des inci-
réels d'organisation, des fichiers et des registres. Tel Manager nérateurs urbains ou prés des lieux de décharge de détribus qui
traitera ses affaires á partir d'une auto hautement perfectionnée composent, par eux-mémes, des collines artiíicielles. Une bande,
oü il dort, oü il mange et oü il transmet ses ordres par radio. et á ce moment nous atteignons une forme gigantesque et comme
S'il est le roi des préteurs sur gages, il expédie ses encaisseurs pathologique de l'iinagination, enterre une í'ormation d'autos
récupérer les créances dans les autobús de la ville a la deséente blindées dans des galeries de mines comme si la terre ne pouvait
desquels on coince les méres de famille endettées, ou encoré on que méler l'acier, la ferraille, comme si la ville avait été cein-
impose une taxe sur les bailes de ble, sur les barriques de biére. turée en profondeur par des usines désaffectées.
Comme les rois de Vindustrie, ils se partagent des empires, des D'autres lieux oubliés, en general, retranchés du monde
bénéfices. extérieur deviennent omnij>résents et semblent jouxler chaqué
A partir de cette situation le crime prend une allure horri- quartier. Ainsi en est-il de cet espace de violence el de reníer-
fiante. Strictement localisé, il était possible de s'en défendre, de mement que représente l'hópital psychiatrique. Le voisin, le
le mettre au compte d'une perversité héréditaire. Lorsqu'il qua- passant parait étre, en puissance, un f'ou évadé. 11 semble naturel
drille une ville, les habitants éprouvent un sentiment total que, dans un román noir, une femme qui vient de s'évader d'un
d'impuissance. 11 constitue le cauchemar dont ils ne sauraient se asile de fous, fasse stopper un autoinobiliste et qu'elle monté
réveiller et puisqu'il ressemble si étrangement par ses méca- dans sa voiture. La pratique de l'auto-stop cesse, en l'occurrence,
nismes au systéme social qui nous contraint, c'est que ce dernier d'étre une conduite inoffensive que des jeunes gens en mal de
est, lui aussi, criminel. Une critique sociale aurait pu nous en voyage ont adoptée. Elle apparait comme une ruse du Destín
convaincre mais pour rester fidéle a notre projet, nous devions pour introduire le Désordre dans une vie réglée. II faut que les
partir de l'imaginaire. En outre les images obsessionnelles et si deux voyageurs de rencontre forcent un barrage qui, tres vite,
inévitablement répétitives, nous enchainent davantage á une dra- s'est institué dans toute la ville. Or ce quadrillage lui-méme ne
maturgie fantastique. Nous ne pouvons espérer jouer l'imaginaire nous rassure pas. II suggére une étreinte qui pourrait se refermer
contre le réel ou encoré le réel contre l'imaginaire puisque tous sur nous. Nous sommes pris dans une ville criminelle entre deux
deux réfléchissent une seule et terrible vérité. La Puissance, formes de terreur : cette femme aux yeux á peine dilates, si
l'Organisation, la Loi, la ruse apparaissent comme les inoyens et fragüe, qu'on a peine a croire qu'elle est une « folie » et qui fait
les fins qui président á ees deux domaines. reculer les Limites de la raison — et un ordre si prompt a
établir des réseaux, des maillons.
Les tueurs n'en finissent pas de détruire. De par une
cruauté qui multiplie les occasions de se satisfaire ? Par un De son cóté que deviendrait, sous une forme adoucie, le
enchainement fatal qui veut que l'on fasse disparaitre les témoins merveilleux ? II Ínter viendrait chaqué fois que le spectaclo
du crime — et encoré les témoins de cette seconde vague de dépasse la commune .mesure, que le quotidien se double, de
meurtres ? Nous n'exclurons pas ees raisons. Cependant ce qui toute évirdence, id'une présence seconde, bienveillante, chaqué
nous frappe, c'est la méthode et le style dont ils usent : des fois que les lois attendues de la causalité sont mises en échec,
fonctionnaires de l'atroce qui renversent et qui pulvérisent les sans pour autant faire place á un déréglement angoissant. Ainsi
obstarles, qui n'hésitent pas á accomplir un grand nettoyage pal- la rué ne conspire pas nécessairement en notre faveur et nolie
le vide ^ o u r faire place nette : indifféremment ils posent une action ne se trouve pas toujours facilitée. Du moins a-l-on la
bombe dans une piscine oü des enfants se baignent, ils poignar- gentillesse de nous proposer gracieusement un spectacle qui nous
(lenl silenciensement un veilleur de nuit, ils fauchent á coup de emerveille. Paul Guth, ce méconnu, si précautionneusement atlen-
tif aux choses de la ville, a fort bien surpris cette poésie
2;¡(¡
DU CÓTÉ DES TRAJETS
LE CRIME DU CLOCHARD 2.')7
spontanée. Le nalf adolescent réve sur les menus du restau-
rant et il lit sur la carte des promesses insensées : un gigot quotidienne trop oublieuse de la part de tragédie que les Dieux
de mouton, une cote de boeuí, un ananas, quel beau Fes- nous ont accordée. Plus tard des livreurs entassérent, sur de
tín et sur quel plat d'argent va-t-on porter ees mets de prince puissantes motos, leurs monceaux de journaux qu'ils distri-
dont on le regalera ! La déception viendra quand il s'apercevra buaient aux dépositaires de la grande ville. On guettait l'arrivée
que la tasse modeste de café n'est en rien comparable aux pichéis de leurs carenes et on les remerciait de venir fracasser un quar-
de café ou de lait que l'on laisse sur la table d'une ferme et que tier qui, déjá, ne se souvenait plus que le destin ou que l'his-
le gigot se réduit á une tranche de mouton. Háblerie de la toire existe. Le merveilleux change alors de tonalité. II s'appa-
ville ou honneur du langage qui se donne le droit d'ennoblir rente á celui de l'épopée antique. La ville avec Balzac nous
tout ce qui a pignon sur cité ? La « terrasse » se cantonnera avait habitúes á une autre qualité épique : bouillonnante, fer-
á deux tables et quelques fauteuils mais le rninuscule, lui aussi, ment de l'histoire, capable de broyer ou d'épanouir des exis-
deviendra source d'émerveille'ment. Une terrasse, dans une ville, tences, elle était le sujet et l'objet de l'épopée moderne. Lors
si réduite soit-elle, dit toute la paix et tout le spectacle du de ees derniéres descriptions. le Destin redeuient extérieur á la
monde — autant et mieux que les longues allées d'une petite ville. Des messagers venus d'ailleurs lui rappellent que les nom-
ville, tout camine on admire que l'arbre reíleurisse une nouvelle ines ont parfois á se confronter á des situations qui semblent
fois. L'improbable suruient. La Nature reverdit a la campagne dépasser leur condition. Les Dieux ou du moins des valeurs
/ e t on ne s'étonne pas de ce moment du eyele qui devait arriver absolues coinme le Bonheur, la Noblesse, la Mort existent, délé-
l plus ou moins tót. Le ¡printemips apparaitra coinme une féte guent leurs hérauts et font savoir á la cité qu'elle ne canstitue
/ d a n s une vilile parce que nous n'avons pas lieu de l'espérer, pas l'unique réalité.
S ¡neme sous les espéces de quelques bourgeons et du chant des
( oiseaux. Nous assistons la á une Ides figures possibles du. m e r ; Le prodige se degrade souvent en charlatanisme. En effet
veilleux unbain. II ne nécessite pas le recours á une légende, á le citadin souffrirait d'étre un sédentaire, un homme privé
"des~""fees, a""tte§ épreuves. L'áme affamée du citadin que l'on d'étoilés, de montagnes, du vent qui gémit et qui affole les trou-
dísait blasé, applaudit et acclame de confiance ce que le ci'el peaux. Amputé de la nature, il en appelle a une surnature ;
lui aceorde en ce désert de pierres. Ainsi cette fraicheur au fond privé de voyages, il s'absonbe dans le spectacle des nómades qui
d'un bistrot, en ce jour d'été, il la savoure coinme une gráce traversent la ville : il les admire et il les suspecte á la fois. Le
inespérée. merveilleux en appelle done á un témoin exceptionnel qui
n'existe que poar affirmer qu'il a vu le prodige. Nous pensons
au Baldaud, sipectateur éternel des événements les plus divers.
Le merveilleux urbain, nous dirá encoré Paul Guth, allie II assista impuissant á l'assassinat d'Henri IV, il a vécu les
í'artifice et la naíveté, ¡'imprevisible et le trop altendu. Une heures de la Fronde, il a chanté la Carmagnole, il se proméne,
gamine vend des fleurs et on lui sait gré de tendré des taches comme Paul Guth, dans le París d'avant-guerre, et il se trou-
de couleur, d'étre pathéliquement seule dans la ville, fragüe vait en mai 68 prés des barricades. Et pourtant la naiveté ne
par.mi les pierres, jeune parmi l'héritage du passé, émouvanle se rencontrerait-elle pas plutót chez le paysan qui, malgré sa
de fatigue et aussi de venir du monde des onphelines et des méfianee, se laisse abuser par Í'artifice ? II ne s'agit pas de la
chanteuses de rúes, nous rendre visite. Nous ne pensons done méme candeur. Le paysan pécherait plutót par ignorance que
pas seulement aux camelots dont la vocation est d'ébahir le par excés de confiance. Le Badaud (citadin) manifesterait la
peuiple. D'autres métiers font surgir des prodiges. Avant guerre divine simplicité. Démuni de tout bien, oublié des puissants,
la inarchande de journaux se tapit silencieusement, comime une presque inexistant il veut croire á un retour du surnaturel, il
béte, dans sa cahule sombre. La charrette des fruits et légumes espere de toute sa misére le miracle et il en háterait l'avéne-
parait miraculeuse parce qu'elle contient en si peu d'espace tant ment.
d'objets. Elle ne peut conserver son equilibre que par une faveur
surnaturelle, elle ne cesse de produire des oranges, des bananes, En méme temps une rué légendaire est toujours habitée par
á la facón de ce parapluie dont on tire des fouíards, des lapins, des Charlatans. II semble que la rué incite les désoeuvrés á plus
des jeux de caries. Les balayeurs, quand ils exercaient leur d'audace. Ils s'y installent, ils tolérent á peine que les hon-
état dans la journée, ouvraient les conlduites d'eau et, de leur nétes gens y passent. Ils pensent pouvoir s'enfuir, une fois leur
baiai, poussaient, en mesure, le ruisseau qu'ils avaient creé de coup fait. Ensuite une action commise dans la rué n'engage pas
leur propre autorité. Les égoutiers que rencontrait notre can- autant la responsabilité de son auteur, puisque elle n'a pas
dide Professeur sur le chemin de son lycée, surgissaient á la sur- enfreint les lois saintes de la proipriété privée — du domicile.
face, appelés irrésistiblement par un mécanisme dont le passant Mais la n'est pas l'essentiel. Si les charlatans prospérent et se
ignorait les effets et qui, dans sa lenteur surnaturelle, rappelait multiplient dans les rúes, c'est parce qu'ils y rencontrent des
^ascensión du Clirist. Les marchands de journaux clamaient les gens desarmes, simples. On dirait méme que la rué augmente
dernieres nouvelles : aédes de la paix ou de la guerre, d'un leur candeur. Les voilá un peu troublés, étourdis par le remue-
ineuilie ou d'une survie inespérée, ils possédaient la célébrité ménage de la rué. Tant d'knages nouvelles, tant de scénes ¿Imu-
ii(i dcslin, ils criaient le bonheur ou le malheur. Ils pénétraíent ges suscitent leur étonnement. Ils ont le sentiment d'appioclicc
dans un cute et les consommateurs se réveiJlaient de leur vie le merveilleux ; il est done vrai qu'il existe autre chosc que la
grisaille, la pauvreté á laquelle ils s'étaient habitúes. Leurs leles
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2.-J8
Dü COTE DES TRAJETS
»
LA GEOGRAPHIE SENTIMENTALE DES QUARTIERS
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256 DU CÓTÉ DES LIEUX
GÉOGRAPHIE SENTIMENTALE 257
pre, le monde des affaires. Ligne de démarcation majeure et qui tiers chaqué fois que des subjectivités s'entrelacent par la média-
avait été ignorée parce que l'attention se tournait du cóté de la tion obligée d'un ensemble de rúes, de murs, de lieux publics.
coupure représentée par la Seine. II faudrait encoré songer á la Que les hommes s'adressent directement les uns aux autres, dans
región Maubert-Mouffetard de dimensions réduites et dont la un débat pathétique ou dans une indifférence polie — ou que les
valeur imaginaire, sentimentale nous parait si forte. Les boule- murs existent, par eux-mémes, sans étre investís, réinventés par
vards ne constituent pas une región aux frontiéres déterminées des étres humains — et le quartier disparait. Seulement il s'est
et cependant ils ont frappé vivement l'esprit du promeneur. II produit dans l'histoire des villes un phénoméne qui mérite d'étre
faudrait encoré remarquer le détail, parfois léger, que l'on ne remarqué. Des hommes ne pouvaient pas aller immédiatement
rencontre dans aucune statistique et qui vient exprimer ou gau- les uns vers les autres. Pour aimer, pour haír, pour se mettre
chir la tonalité d'un quartier : par exemple, une salle de boxe fré- en colére il leur fallait traverser l'épaisseur d'un décor. Ils ne
quentée, á partir de laquelle on pressent la violence, la virilité, se souvenaient qu'en decá de lui, ils ne visaient leur propre ave-
les amitiés franches et les rivahtés brutales, toutes sortes de nir qu'en aval de lui. Est-ce briser l'intentionalité des cons-
traits qui colorent la physionomie d'un quartier et qui ne se tra- ciences ? Imaginer des rapports qui ricocheraient toujours sur les
duisent pas en termes de catégories socio-professionnelles. pavés, les escaliers. les cours avant de se rencontrer ? Nullement.
Enfin nous avons parlé de l'illusion fonctionnaliste. Nous Nous pouvons concevoir les relations des hommes á leur quartier
n'insisterons pas, outre mesure, sur cette derniére puisque nous de plusieurs facons. Ou bien ils traversaient l'opacitó des lieux —
comptons montrer á son propos comment on peut articuler l'ob- médiation nécessaire mais oubliée — tout comme la pensée
jectif et le subjectif. Disons seulement, pour l'instant, que les transit un mot qui n'est jamáis saisi a l'état d'élément sonore.
urbanistes ont parfois eu tendance á cominettre l'erreur des Ou bien ils nouaient leurs existences communes á méme la páte
psycho-sociologues du debut du siécle. Ils ont inventorié des urbaine. Ou encoré et cette fois la relation se fait indirecte, le
fonctions de résidence, de loisirs, da, travail. Ils ont cru qu'il suf- décor les avait polis d'une certaine facón et rendus semblables
fisait d'additionner des fonctions pour les repartir géographique- par quelques cotes.
ment et pour constituer la meilleure des cites. La cité est appa-
rue comine une somme dé commodités qu'elle devait fournir á Pour évoquer la premiére oceurence, un jeune homine
l'individu. On divisait toutes les taches et les éléments de la croyait découvrir l'amour, il dévalait ses escaliers, il passait
tache dans les usines. On agissait de méme a l'égard de l'es- devant l'épicerie de l'angle, il se rendait au lieu convenu, non
pace urbain ; on réservait telle fonction déterminée, á telle región point détourné par le décor mais soutenu et porté par lui, comme
de la ville mais, du méme coup, on substituait un agencement on est porté par les accords d'une langue qui nous est familiére.
mécanique á l'articulation de la cité. Un tel utilitarisme oubliait On dirá qu'il faut toujours passer par un certain itinéraire pour
que la cité n'est pas une machine bien faite, II faut que le quar- se rendre d'un point a un autre et que notre description est bien
tier comme l'organisme du vivant soit deja une totahté. Les ser- naive. Certes mais, de la méme maniere, nous pouvons, pour nous
vices qu'il rend s'ordonnent á ceux des autres quartiers mais exprimer user de signes conventionnels ou au contraire donner
son existence déborde la fonction principale qu'on lui assigne. l'existence á notre pensée á travers les mots de notre enfance,
Quand il se spécialise outre mesure, il perd l'autonomie qu'il de notre chair. Pour illustrer le second cas, songeons á un mili-
revendiquait glorieusement. Davantage il faudrait que, cette tan t qui se rend, depuis des années au siége de son parti. II y
fonction une fois oubliée il continué a vivre et á diré quelque retrouve le poste de radio oü l'on écoutait, tard dans la nuit, les
chose. résultats des élections, le balcón qui a connu ses heures de
gloire, la salle oü Fon travaille en groupe une question et oü l'on
Nous n'avons pas fait remarquer ees illusions pour intro- met sur pied une nouvelle stratégie. La maison du Parti ne pre-
duire les incertitudes de la « subjectivité ». En fait nous vou- sentera pas une physionomie exactement semblable á un mili-
drions dénoncer les insufflsances d'une pensée qui séparerait le tant plus récent ou á une jeune adhérente ou á une mere de
subjectif et l'objectif. Car elle ne rend jamáis compte, d'une famille peu informée de la situation. Et cependant c'est le méme
facón satisfaisante, de la réalité du quartier. Privilégier les immeuble ouvert a des projets qui s'y entrelacent, qui s'y sou-
consciences, ce serait penser qu'il suffit de nouer de bonnes rela- dent. Voilá un exemple de transcendance qui ne posséde pas les
tions avec ses voisins pour que, de maison en maison, se consti- attributs d'une extériorité fermée. Les hommes et les femmes
tue une unité solide. Or les fameuses relations de voisinage ríont du Parti ont, un jour, donné leur adhesión en vertu d'une deci-
jamáis atteint ce résultat. En revanche, les réalités dites objec- sión mürement réfléchie mais ils renouvellent leur pacte fonda-
tives, nous entendons par la Fétablissement d'un complexe qui mental dans cette maison qui est en eux autant qu'ils sont en
comprend ses supermarchés, ses écoles, son église, n'ont pas pour elle. Ils s'y retrouvent, c'est-á-dire que, dans cette confluence,
effet de mettre sur pied un véritable quartier, quand il ne répond ils perdent de leur indépendance de droit pour devenir une méme
pas á des aspirations collectives. Ces remarques visent-elles á pensée, une méme revendication. On dirait que de l'immeublc,
proposer une position mitigée qui ferait la part des données par ailleurs si solidement installé dans ce quartier ouvrier, se
objectives et des données subjectives ? constitue, pour une bonne part, d'absences dans lesquelles les
Telle n'est pas notre intention. Bien au contraire il faut partisans engouffrent leur volonté de changer la condition
nouer les consciences et les murs. Nous pouvons parler de quar- humaine.
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DU CÓTÉ DES LIEUX
GEOGRAPHIE SENTIMENTALE 2f>!)
Les lieux cessent d'apparaitre comme des plenitudes et les
consciences comme des regards transparents. Les premiers, par que n'aurait ríen d'expressif parce qu'il ne qualifierait pas, de
l'effet de l'histoire, ont acquis assez de porosité pour recuedlír cette facón, l'espace tout entier.
les pensées des hommes ; les seconds, par la vertu de leur enga- Les monuments. Ont-ils toujours le prestige qu'on leur con-
gement, se sont lestes d'assez de présence pour y déposer une cede ? En droit, rien de plus irnportant que ce temple, ees églises,
partie de leur existence matérialisée. Le respect du « vécu », du ees tours qui jalonnent une ville. Ce n'est pas par hasard qu'en
« concret » nous demande de nous conformer aux particularités période d'émeute on pille, on met á sac, on incendie palais ou
de l'existence sociale. Par subjectivité, nous entendons non pas églises. En brülant ce qui était adoré, en défigurant ce qui parais-
une puré conscience mais un étre doué d'un certain regard, de sait sublime et inaccessible, on entend rompre avec l'enchante-
certames possibilités motrices, d'une certaine aptitude á ressai- ment du passé. Profaner c'est s'arracher au sortilége de la tradi-
sir l'espace. Par objectivité, nous désignons non pas des chif- tion et inaugurer de nouveaux temps. D'ailleurs quand la révo-
fres moyens mais l'univers faconné par l'histoire et dont l'équi- lution aura succédé á l'émeute, on utilisera les églises á d'autres
libre apparent ne doit pas cacher le jeu de torces sur lequel il fins (mairies, musées d'éducation populaire). Les mémes lieux
repose. Seulement on comprendra que cette analyse ne vaut pas seront utilisés, non point seulement par commodité mais parce
pour n'importe quel lieu et pour n'importe quels hommes. Le qu'ils constituaient de véritables points stratégiques, et, qui les
quartier se constituait d'objets et de sujets susceptibles de pro- domine, s'empare par la méme, de la cité, de son cceur, de son
noncer cet échange. Nous allons done chercher quelle sorte de esprit. Les monuments, s'ils appartiennent a la ville, sont, dans
murs et quelle sorte d'habitants peuvent ainsi confondre leurs beaucoup de cas, le bien des habitants du quartier. D'oü leur
pouvoirs. On se souviendra que cette séparation n'iinplique pas vient ce prestige ? Sur un plan purement topologique et qui
une distinction de fait. Dans le méme esprit nous voudrions importe plus qu'on ne le croit, ils possédent le mérite de s'élan-
décrire le sentiment d'appartenir á un quartier qui parfois cons- cer dans le ciel, de monter plus haut que les plus hautes
titue (c'est la maniere de nous rapporter á l'espace d'une ville demeures ou encoré de se détacher de l'environnement. II leur
et d'en privilégier une partie) et qui parfois revele le quartier est nécessaire de bénéficier de ce relief. Perdus dans la masse
(celui-ci existe déjá pour moi, j'en prends conscience, aprés coup, des maisons, ils doivent les dominer. Bas, il leur faut s'espacer
en éprouvant telle joie ou telle peine). des autres bátisses. La richesse des matériaux utilisés : marbre,
vitraux de toutes couleurs, figures finement dessinées, manifesté
qu'il s'agit d'un espace consacré. Comme ils sont anciens, ils ont
Du cote des lieux. Une atmosphére genérale qui doit beau- été visites, apercus par de nombreuses générations. L'homme
coup aux métiers, aux professions. Ainsi un quartier universi- qui les regarde, d°istraitement, en allant a son travail, se souvient,
taire, s'il mérite ce nom, posséde des facultes, des laboratoires, sans qu'il en ait une conscience claire qu'il les a vus, enfant, qu'il
des musées. Mais il faut ajouter d'autres emplacements qui ne a joué autour d'eux en compagnie de ses petits camarades. Cette
s'expliquent que par la présence de l'Université : des cafés fanúliarité nous parait nécessaire á la bonne perception d'un
animes, des cinemas d'art, des librairies, des maisons d'édition, quartier. II y a certes l'escalier de l'immeuble, les maisons envi-
des hótels meublés, des restaurants modestes. Dans cet exemple ronnantes mais aussi les monuments devant lesquels nous som-
privilegié, le décor tout entier exprime la vie universitaire et lui mes passés d'áge en age et dont nous ne nous étonnons plus
donne une saveur propre. Davantage le tempo, le rythme du parce qu'ils sont présupposés par toute exploration de l'univers.
quartier s'exécute en vertu de la fonction qu'il exprime. Pendant Ils constituent au méme titre que notre corps, que le báton de
les moís d'été, il présente un visage étonnamment vacant, dispo- l'aveugle ce que á partir de quoi nous percevons le reste.
nible. Nonchalance ou encoré ennui : le quartier fláne, il se
réveille tard, il báille. En revanche, lors de la rentrée scolaire, Nous comprenons les diíférents services rendus par le monu-
l'excitation gagne toutes les rúes, comme si on allait manquer ment au quartier. Ils lui donnent de la valeur et, par conséquent,
ils favorisent l'attachement. Les quartiers neuí's se sentirent
de toutes choses, de livres, de chambres, de cours et méme de déshérités quand ils s'apercurent qu'on ne les jugeait pas dignes
Professeurs. Seulement la fonction n'imprégne pas le quartier de recevoir de véritables monuments. Et les vieux quartiers, par-
comme la tache d'encre se répand sur le buvard. Elle se subor- fois insalubres, possédaient la gloire que le passé prodigue. Les
donne a la conscience qu'un homme a de lui-méme et á l'image, habitants d'un quartier ne découvrent pas les monuments dans
valorisée ou non, de son quartier. La conscience de soi englobe toute leur richesse architecturale mais ils discernent une masse
le quartier au méme titre que le passé et que le corps. Comme il éclatante, publique et aussi éternelle. Cette éternité n'est síire-
était terrible, pour une femme, d'habiter les abattoirs ! Et une ment pas celle que l'on accorde aux ceuvres d'art ; elle sous-
personne dirá aussi sommairement : « J'habite les hópitaux » : entend qu'ils nous ont vus naitre et qu'ils demeureront aprós
méme si elle n'a jamáis penetré dans l'un d'entre eux, elle ne notre mort. Ils contrastent avec la précarité de nos existences
peut chasser de son esprit la vue de ees grands bátiments, le personnelles. D'autre part ils enracinent le quartier dans l'es-
souvenir des ambulances, des parents qui viennent rendre visite pace et dans le temps. Ils servaient de repére á un homme qui
á l'un des leurs et que, dans l'autobus, elle reconnait á mille si- voulait se situer dans la ville. Le repére pouvait devenir lempo-
gnes oomnie le port de petits paquets. Le voisinage d'une clini- rel. L'homme qu'on interrogeait sur son emploi du temps aurait
recours aux monuments pour donner plus de precisión á ses
260 DU CÓTÉ DES LIEUX
GÉOGRAPHIE SENTIMENTALE 2()1
souvenirs ; il se rappellerait qu'il était passé devant cette statue
á cette heure-lá. jours : le jeudi, le samedi soir, le dimanche, épousant le rythme
La place publique constituait aussi une forme tres forte et du quartier, le travail de ses habitants. Un cinema permanent —
tres prégnante. Les rúes qui s'y jettent ne ménent qu'á elle. voilá qui aurait paru un non-sens, comme si le cinema était une
Aprés un coude, elles viennent glorieusement mourir sur cette salle a programmer des films, alors qu'il s'intégrait á toutes sor-
petite place. Nous ne nous étonnons pas de voir les mémes per- tes de fétes traditionnelles qui possédent leur commencement et
sonnes sortir par l'une de ees rúes et y revenir par une autre, leur fin, selon un horaire reglé d'avance. La disparition de tels
inultiplier de fausses sorties et de fausses entrées de théátre. Cal- cinemas aura coincide avec la mort du quartier.
la ville a cessé d'exister en dehors de la place. Elle devient Continuons a faire la part des choses en nous souvenant
comme un décor auquel on feint de croire, auquel on accorde, qu'elles n'imposent jamáis nécessairement leurs lois. Un fieuve,
par convention, une apparence de proí'ondeur. Une femme tra- un monticule peuvent rompre la continuité du tissu urbain et
verse, á nouveau, le square : toutes les occasions lui sont bonnes apporter une gene suffisante á la circulation pour que des quar-
pour fouler son gravier. Quant aux volets des maisons qui cer- tiers différents apparaissent mais cette action de la nature est
nent la place, ils ne paraissent pas tres vrais. On diruit qu'ils ont moins importante qu'on ne le croit. La rupture, en general, vient
été peints, pour le coup d'ceil, sur le mur. Lorsqu'un habitant d'ailleurs, de la main de l'homme, de sa facón d'aménager l'es-
les entrouvre, ce n'est pas pour laisser pénétrer le soleil dans pace. En particulier nous pensons aux voies de chemin de fer,
son appartement mais pour regarder ce que devient son square, aux casernes, aux usines dont les murs sont trop longs et méme
pour l'observer sous la pluie, sous la neige, par temps clair, pour aux pares, aux jardins publics. Lorsque l'urbaniste projette des
voir, une nouvelle fois, l'arbre inimitable qui peuple le paysage espaces verts, il devra, chaqué fois, se demander s'il ne divise
de son existence. pas ce qui devrait demeurer uni. II arrive que les ceuvres de
D'autres lieux fixent encoré la mouvance de la ville. Ils coi'n- l'homme se retournent contre lui-méme ; on voulait égayer une
cident souvent avec ceux du village. L'église, sous sa forme l'ami- portion de la ville et on obtient la désolation. Nous assistons á u n
liére, celle des femmes et des enfants, la mairie, l'école com- phénoméne de contre-finalité, selon l'expression de Sartre. Ainsi
munale si différente du lycée puisque les maitres ont déjá ensei- certains inonuments récents n'arrivent pas a étre aecueillis, á
gné aux parents de leurs eleves actuéis, l'école dont les enfants vivre. II ne s'agit pas d'une réticence sentimentale : les hom-
se battent, école de quartier contre école de quartier. Cependant mes accordent leur estime a des étres anonymes ou exception-
les maitres y sont plus nombreux que dans un village. II se noue nels qui y sont honores mais ils demeurent comme étrangers á
des relations amoureuses entre les proíesseurs des tilles et ceux la páte urbaine. lis suscitent alors un comporteinent négatif :
des garcons. La maternelle prend un aspect typique : surchargée on fera un détour pour les éviter, on pressera le pas quand le
d'enfants en bas age qui crient, qui pleurent, qui transmettent soir est tombé. Une sorte de terrain vague de ciment que les
des maladies, qui laissent soupconner les d raines de leurs jeux des enfants n'animent pas. Le monument commémoratif, au
familles. Le petit bal de quartier si éloigné du dancing ou de la lien de recentrer le quartier, le déchire.
surprise-partie. Des adolescents qui fréquentérent, enfants, la
méme école s'y rencontrent. On y suspecte les jeunes gens que Du cote des hotnmes. 11 nous faut maintenant nous garder
Fon ne connaít pas, on cherche á les évincer s'ils prétendent acca- de tomber dans un excés de subjectivisme. Selon certains urba-
parer une filie du quartier. Nous ferons enfin un sort au cinema nistes, on doit mesurer approximativeinent la distance qu'un
de quartier. Les spectateurs s'y rendaient en confiance, sans homme accepte de parcourir sans prendre sa voiture et cette dis-
connaitre le titre ou le contenu du film : fascination de l'image tance représenterait comme le rayón du cercle dans lequel il
encoré inhabituelle, appétit de sensations fortes mais aussi les habite. Chacun de nous transporterait, en quelque sorte, son
habitúes ne concevaient pas la possibilité de se rendre dans une quartier autour de lui. II existerait autant de quartiers que d'in-
autre salle. Le chahut qui y régnait prouvait á quel point on s'y dividus. Cette vue nous parait fausse parce qu'elle suppose que
sentait en famille, sans les genes que la vie publique impose. toutes les directions se valent, que l'homme, dans sa marche, ne
Exclamations, rires étouffés, bruits intempestifs manifestaient se heurte jamáis á des courants favorables ou défavorables, qui
que l'on était chez soi. L'importance accordée á l'entracte nous le portent ou qui le freinent. Quand les quartiers existaient d'une
frappe. Elle jouait le role de la récréation. On se reconnaissait, vie insistante, l'homme n'était pas libre de leur donner les fron-
on se saluait de loin, des enfants se poursuivaient parmi les tiéres qui lui convenaient. S'il se situait a la lisiére d'un quartier,
travées. Un ancien artiste du music-hall paraissait sur la scéne il devait faire beaucoup de pas pour se rendre aux points privi-
et c'était l'occasion de nouveaux quolibets. La séance houleuse legies de son quartier et, cependant, il n'hésitait pas a les accom-
tenait, á la fois, du cirque, de la foire campagnarde et de la plir, méme si le cinema ou l'église du quartier voisin se trouvait
tournée électorale á la bonne franquette. Un antithéátre, une anti- plus prés. Seulement traverser l'avenue limitrophe constituait
cérémonie. Le cinema perdait tout ce qu'il peut posséder d'inti- une action pénible, dangereuse et moins facile que de parcourir
midant et comme de frigide, sous ses belles apparences. Le quar- u n certain nombre de rúes de son quartier.
lier, en revanche, célébrait son unanimité gouailleuse et s'ad- v* Tous les étres ne participent pas également a la récréation
mii-iiit d'étre aussi débraillé. La salle « n'ouvrait » que certains
', continuelle du quartier. On peut diré que ce sont surtout les
[ femmes qui font exister le quartier. En allant chercher leurs
262 DU CÓTÉ DES LIEUX GÉOGRAPHIE SENTIMENTALE 263
f enfants á l'école, en multipliant les contacts durant les courses mun entre eux ? Sinon d'avoir posé leurs yeux sur le méme pay-
! qu'elles exécutent, elles rehent entre eux des points voisins mais sage, d'avoir acquis au fond de leur corps la familiarité de cer-
l distincts qui, sans elles, ne formeraient pas un espace cohérent. tains trottoirs, de certaines devantures? L'homme devenait l'égal
II faut toujours tirer la ligne, mettre en rapport ce qui risque- de l'homme parce que le quartier se montrait l'égal de tous les
rait de s'enfermer dans une position insulaire. Que les feínmes hommes. Tous les magasins ne jouaient pas le méme role dans
se rendent distraitement á un super-marché, qu'un car effectue cette égalité d'humeur. Lorsqu'une boulangerie changeait trop
le ramassage des enfants — et nous n'avons plus qu'une somme vite de patrón, la diéntele sentait grandir en elle un sourd
d'immeubles juxtaposés les uns aux autres. Nous avons parlé malaise : le bavardage chez la boulangére constituait la priére
des individus mais le role des torces collectives est encoré plus quotidienne de la ménagére. Et puis le pain comme le lait étaient
évident. Elles seules savent transinettre une tradiíion et, elles des éléments trop précieux pour les confier á n'importe quelle
seules, pésent assez fort sur un quartier pour agrandir son terri- main. II en résultait des afñrmations catégoriques : le pain de
toire ou pour le maintenir. Nous pensons, par exemple, aux clas- la boulangére et non point celui d'une autre boulangerie qui serait
ses sociales mais il ne faudrait pas oublier l'ensemble des habi- moins croustillant ou qui ne posséderait pas la méme valeur
tants d'un quartier acharnés á le perpétuer, malgré les torces de nourriciére. Quant aux artisans, on les avait toujours vus á leurs
dispersión. Le Marais est tombé aux mains de la bourgeoisie, échopes. Lorsque l'un d'eux disparaissait, le quartier perdait
aprés avoir été habité par la noblesse. II a changé de caractére, l'un de ses témoins. D'une maniere plus subtile, ils respiraient,
il a perdu, comme Henri Lefebvre le note, sa froideur aristo- ils essuyaient le vent, l'air, le soleil, la poussiére du quartier. Tan-
cratique et on a introduit dans ses demeures un certain souci du dis que les ménagéres travaillaient dans leurs intérieurs et que
confort. Malgré ce changement d'occupants, le Marais est la plupart des hommes s'enfermaient dans une fabrique, eux
demeuré un quartier tout comme le Faubourg Saint-Germain, seuls s'assimilaient l'atmosphére ambiante : incident de la rué,
comme si les murs étaient parfois plus forts que les hommes. coup de vent, va-et-vient des ménagéres. Leurs yeux malicieux
Nous reléverions, sans peine, d'autres exemples de lutte sur c'étaient les prunelles du quartier et leurs peaux tannées le
le terrain. A Alger, les Européens cédaient telle ou telle rué non soleil du quartier et l'aléne agüe du cordonmer, c'était encoré
Vacharnement á vivre du quartier.
f »oinl sous l'effet des combats mais par suite d'une pression popu-
aire diffuse. Dans « Oublier Palerme », une des héroines du Sentiment dont l'équilibre devint précaire. Que l'on mit á
román apprend que sa compagnie renonce á lui assurer a l'ave- bas une maison dans l'espoir de reconstruiré un immeuble plus
nir ses manteaux de fourrure, les experts ont décelé un déplace- moderne et le quartier souffrait de cette plaie béante. Méme si
ment dans la carte de la ville. La maree noire s'est rapprochce l'entrepreneur renoncait a son projet et méme si les enfants s'em-
du quartier de l'héroine. paraient de ce terrain vague, les gens du quartier s'inquiétaient.
[" Nous voudrions, enfin, mettre en évidence quelques senti- Leurs jours étaient comptés. Un accord merveilleux et auquel ils
1 ments qui accompagnent la reconnaissance d'un quartier. Lors- avaient cru, allait un jour disparaitre. Une autre image nous
| que ees signes révélateurs disparaissent, les traces géographiques fixera sur cet attachement au quartier. En certaines circons-
\ n'ont plus grande importance. Remarquons d'abord que le quar- tances, la mere de famille et ses enfants quittaient le quartier
! tier n'existait pas seulement aux yeux de ses habitants. Le pro- pour aller faire quelques emplettes. C'était une aventure extra-
meneur le moins averti s'apercevait, sans hésitation possible, qu'il ordinaire á laquelle on se preparait avec soin, dont on parlait á
! venait maintenant de changer de quartier et qu'on parlait, de 1 au- l'avance et elle semblait comporter tous les risques et les mésa-
tre cóté de cette rué, une autre langue. Dans certains lieux com- ventures possibles d'un voyage. On en revenait, le soir, fourbu.
muns á toute la ville, il se sentait l'égal des autres hommes. Au D'une part parce que l'on avait visité beaucoup de magasins,
restaurant, chez les commercants, on le servait sans réticence. En rencontré beaucoup de visages mais aussi parce que l'on avait
revanche, dans d'autres lieux, il se rendait compte qu'il ne pos- peiné dans un paysage étranger, cherchant á tout voir, a tout
sédait pas cet air de famille qu'il retrouvait sur le visage de la reteñir. Et lorsque, en fin d'aprés-midi, les femmes et les enfants
plupart des passants. II devenait l'autre parce qu'il avait penetré retrouvaient leur quartier, ils se sentaient soulagés, ils repas-
dans un quartier qui n'était pas le sien. II lui fallait s'excuser saient la frontiére qu'ils avaient franchie quelques heures plus
d'entrer dans ce bistrot ou de s'attarder devant cette devanture. tót. Nous reconnaissons sans peine les rites, les aventures, les
On lui répondait avec courtoisie, avec cette politesse excessive recompenses du voyage, le mouvement de toute odyssée. i
que l'on reserve aux étrangers. II lui faudrait beaucoup d'adresse Lorsque les villes grandirent d'úrié facón inquietante,
pour entrer en contact avec les indigénes et pour se faire accep- l'homme éprouva la nostalgie physiologique, sentimentale du
ter d'eux. lis se dérobaient á certaines de ses questions ; ils sem- village et le quartier representa la maintenance du village, un
blaient vouloir lui cacher un secret. de ees lieux oü l'on a encoré prise sur l'espace, oü l'on posséde
En revanche les habitants disaient « mon quartier » comme une place assignée avant toute convention ou toute initialive de
on dit ma « famille », « ma maison ». On y était né, on y avait notre liberté. Un refuge. Une soumission á la loi comnuine u
son(1ert et connu quelque bonheur. On y vieillirait et on aimerait condition de ne pas entendre par la une sorte de pólice imper-
y inourir en paix. On y vivait sans avoir honte de soi, sans avoir sonnelle mais plutót u n certain style que l'on attrape, une cer-
a .ve coniposcr un visage. Qu'avaient done ses habitants de com- taine facón de rire de certaines choses et d'en aimer d'autres.
264 DU CÓTÉ DES LIEUX
repasse par les mémes rúes. Puis il apercoit une issue et il recon- mié. Le « sinistre » vient transir, a certaines heures, en certai-
nait qu'il vaquait a quelques métres de l'hótel oü il avait fait nes saisons, parfois á des horaires inhabituels une zone de la
halte. Le lendemain matin, il cherchera en vain á renouer con- ville. Tel boulevard qui, dans la journée, avait été árpente par
naissance avec le quartier fascinant. La nuit aura tout effacé : des promeneurs endimanchés, va prendre, le soir, une allure
la perfidie des couloirs, l'oppression des ruelles, les grimaces des sinistre. Allons plus loin. Une petite place charmante, avec son
visages. jet d'eau central, peut devenir sinistre. Quoi, pourtant, de plus
La géographie quotidienne s'écarte de cette symbolique f'an- delimité, de plus provincial, de plus rassurant ! Seulement il
tastique. Dans une ville, le quartier louche, lorsqu'il existe, s'agira de fétards qui, tout a coup, sur cette place, prennent cons-
occupe une situation déterminée. On arrive méme a préciser avec cience du vide de leur existence. Ils s'apercoivent que leur vie
beaucoup de rigueur á quel moment il commence. Certains habi- n'est emportée par aucun projet sérieux. A la suite d'un rico-
tants le longent, sans y pénétrer, comme on longe les frontiéres chel topologique et métaphysique, le point d'arrivée provisoire
d'un pays voisin. Les maisons des deux secteurs différents (quar- signifie la vanité de tous les departs. Én ce sens il existe aussi
tier louche et ville bourgeoise) vivent face á face dans une indif- une oppression de l'espace ouvert. Ils se sentent mal á l'aise
férence affectée ou dans une hostilité sournoise. Les enfants ou devant cette ouverture que la place vide représente et qui devient
les adolescents, pour se rendre á leur lieu de travail, opérent, pal- sinistre parce que, dans sa neutralité, elle en appelle á leur irres-
ee quartier, un détour qui ne s'imposait pas. L'hoinme traque ponsabilité. Ils auraient á se definir, et ils vivent dans « l'in-défi-
ou aépourvu d'argent s'y rend instinctivement : II y couchera, nition ». S'ils tapent dans une boite de conserve, ce n'est pas
il y mangera au meilleur compte ; il espere y trouver les em- pour faire du chahut, et réveiller quelques habitants mais pour
ployeurs dont il a besoin. Expulsé de la communauté humaine rencontrer eníin quelque chose qui existe. II arrive aussi que la
(parce qu'il a commis une faute ou parce qu'il est pauvre et place ne vire pas tout á fait au sinistre. Elle se donne simplement
vieux) il se refugie dans l'universalité des bas-fonds qui commu- comme le lieu oú l'on se dégrise aprés la féte.
niquent entre eux par leurs profondeurs. Toutes ees remarques Deja, Jane Jacobs avait fait remarquer a quel point les
prouvent a quel point le quartier louche se découpe dans la ville pares prennent, á certaines heures, une allure sinistre dans
et en un sens il se retranche d'elle. l'East Side de New York. La plupart des crinies de délinquants
On le comprendra ou on l'expliquera de múltiples facons ; juveniles s'y commettaient aux alentours des années 50-55.
á l'origine, il s'agissait de vieux quartiers plus pauvres, * done A l'encontre, les rúes et les trottoirs si décriés, parce qu'ils char-
bátis avec moins de régularité, moins d'espace, moins d'ensoleil- rient toutes sortes de tentations, conservent un aspect humain
lement. Ainsi isolés, ils permettaient aux nomines de se sous- souvent éducatif. L'observation méritait d'étre rappelée puis-
traire á l'ordre, d'imposer de nouvelles lois qui n'avaient rien de qu'elle renverse certaines idees admises et puisqu'elle montre
commun avec les réglements de la cité. Les représentants du pou- que la verdure, lorsqu'elle ne parle plus, constitue, par son
voir n'osaient guére s'y aventurer : d'abord parce qu'une telle silence, un facteur d'insécurité. Seulement pour nous qui avons
visite s'accompagnait de risques et aussi parce qu'ils n'étaient decide de prendre au sérieux les apparences, il faudrait aller
plus tellement assurés de la validité de leurs lois dans des lieux plus loin — se demander ce que les taillis, les graviers, les arbres
oú elles étaient constamment refusées, affectées d'une valeur deviennent quand le « sinistre » les saisit. Quant á la notion
négative. Du reste, á mesure que l'urbanisme progressait et que d'insécurité, nous verrons qu'il faut la préciser puisqu'elle con-
Fon ouvrait des avenues plus larges et plus droites, l'irrégula- vient aussi dans une certaine mesure aux quartiers louches.
rité, l'étroitesse des rúes prenait de plus en plus symbole de Nous nous rendons dans un quartier louche ; nous tentons
désordre absolu face a l'ordre du reste de la ville. Elle permet- de l'explorer. En revanche le sinistre fond sur nous á l'impro-
tait de se fauñler, de se perdre, de se cacher. Le quartier louche viste. II peut reculer indéñniment devant nous ou au contraire,
devenait labyrinthe pour l'étranger qui s'y aventurait. II exigeait nous sauter á la gorge quand nous ne l'attendions plus. II en
initiation et sympathie pour s'y reconnaitre. serait du « sinistre » comme de l'angoisse, insaisissable et mal
Le quartier louche serait done déterminable. II est rare qu'il localisable (dans certaines circonstances, une ville entiére peut
en existe plusieurs dans une ville ou alors, dans ce cas, ils per- devenir sinistre). Nous n'aurions pas grand chose á découvrir á
dent de leur pouvoir fascinant. On dirá plutót qu'ils sont dou- l'intérieur des lieux sinistres puisqu'ils nous offrent un espace
teux. La criminalité, la misére, l'illégalité colorent, á l'état de indifférencié.
probabilité, tel ou tel secteur de la cité. Nous changeons alors de La encoré apparait une nouvelle distinction entre le « lou-
registre, nous passons du vécu au pensé. Nous ne sommes plus che » et le « sinistre ». Le premier s'exprime souvent par un
en présence d'un quartier vécu dans sa singularité par ceux qui espace grouillant. On dit que le vice et le plaisir attirent les nom-
y habitent. E n survol, avec les sociologues, avec les administra- ines, qu'ils impliquent des rencontres étranges. Davantage, ils les
teurs, nous comptabilisons les accrocs a la légalité et nous les animent et ils les mettent en mouvement (nous mettrons au
situons en tel ou tel point de la ville. compte du mouvement des équivalents comme le bruit, la chaleur
Au contraire, il semble que nous ayons de la difflculté á des couleurs, la vivacité des enseignes, la convoitise). On peut
siluer les lieux sinistres. Le quartier louche deineure ce qu'il est, donner un autre sens á cette saturation et á cette mobilitc de
méiue si, dansÉla journée, il présente une allure benoite et'endor- l'espace. Pour échapper au controle de la loi, les nomines qui
268 DU CÓTÉ DES LIEUX QUARTIERS LOUCHES ET LIEUX SINISTRES 2(W
vivent en marge de la cité, ont besoin de s'installer dans des recherche d'un mauvais coup : une démarche plus fantómatique
lieux peuplés oü ils seront plus difficiles a repérer, oü, le cas que clandestine.
échéant, s'ils sont en difficulté, ils pourront s'échapper. Ils ont Nous voyons done qu'une zone comme celle de la gare peut
méme intérét á se mouvoir dans des lieux de passage oü ils présenter deux faces qui, pour étre toutes les deux en marge de
seront confondus dans la grande masse anonyme de ceux qui la vie ofñcielle de la cité, ne doivent pas étre assimilées l'une á
transitent. Enfin n'y a-t-il pas une correspondance symbolique l'autre. Et mourir dans un quartier louche ou dans un Ueu sinis-
«ntre ce qui grouille et ce qui louche ! Nous sommes aux anti- tre sont choses bien différentes. La premiére mort n'est pas tout
podes de ce qui se laisse déterminer en toute ciarte. Le grouille- a fait exempte d'humanité : le premier moinent de stupeur passé,
ment ressortit á une vie instinctive, larvaire, sub-humaine. On le mourant sera assisté et, de toute facón, il meurt parmi ses
pensera qu'un quartier commercant produit la méme impres- semblables au milieu des musiques fáciles et des rúes chaleu-
sion á certaines heures de la journée. Cette remarque n'est pas reuses. Dans un lien sinistre, la plainte du moribond n'en finit
sans poids mais elle prouve tout au plus que le commerce peut pas de se repercuter a travers les entrepóls, les garages, et sa
procurer la méme excitation : acheter, vendré, gagner, risquer, íéte continué de résonner contre un asphalte trop dure qui ne
promettre ou compromettre... veut pas lui accorder le repos.
De leur cote, les lieux sinistres ainient le vide : ils sont déjá, Ün lieu sinistre ne peut pas se métamorphoser en un espace
par eux-mémes, déserts et, en outre, ils provoquent le vide. On louche. II faudrait que, par enchanteinent, il se peuple de pré-
les rencontrera, de préférence, á la périphérie des villes mais il sences que l'on ne soupconnait pas. Quant aux quartiers louches,
ne suffit pas d'invoquer l'absence d'étres humains car une cam- par leur chaleur humaine, ils ont peu de chance de virer au
pague n'apparait pas nécessairement comme sinistre. II l'aut que sinistre. Cependant il leur arrive d'accomplir cette mutation á la
nous soupconnions un déréglement de l'ordre des choses ; il faut suite d'un meurtre ou d'une deséente de pólice. Le quartier se
par exemple, que l'homme, avant de disparaitre, ait laissé sa íige, s'enfernie dans le rnutisme, se vide de toute existence et,
marque dévastatrice ou méme simplement qu'il ait semblé se pour quelques moments, "iTevíent sinistre. 11 s'agit plutót d'une
retirer dans la précipitation. Certaines zones industrielles sont comedie que d'une mutation réelle. Le quartier louche suspend
sinistres parce que, produites par l'homme, elle le nient. Des ses activités et comme sa respiration pour ne pas se livrer aux
boinbardements criminéis peuvent rendre une ville sinistre. enquéteurs.
II serait, a ce propos, intéressant d'étudier les alentours Seulement, il nous l'aut nuancer cette premiére approche du
d'une gare parce que le sinistre et le louche s'y cótoient sans sinistre. Le vide auquel nous l'associons ne signifie pas ioujours
jamáis se méler, tant il est vrai qu'ils reléuent de deux catégo- le nóant mais une certaine maniere qu'ont les étres d'apparaítre,
ries diffórentes. Les abords de la gare de voyageurs sont souvent quand une perception fluide n'est plus possible. En l'absence
louches par leurs cafés, par leurs meublés. Y vivent, a l'aide d'un regard humain, les objets pésent plus lourd et ils menacent
d'expédients dérisoires, des gens déracinés ; les uns miserables, le promeneur éventuel. La misére du quartier louche, méme si
les autres préts á toutes les compromissions. Tout voyageur, sur- elle est sordide, n'aura jamáis de tels effets. Elle continué d'im-
tout s'il ne vient pas en touriste, est un suspect en puissance et prégner d'humanité les choses. Dans un lieu sinistre, les maté-
peut douter de lui-méme a bon droit : jusqu'oú descendra-t-il riaux vous assénent leur quantité de fonle, de pierre, d'ombre.
peut-étre ? et, maintenant qu'il débarque comme un inconnu, les Les maisons de guingois, les impasses tortueuses semblent étre
traditions, l'encadrement social ne pésent plus sur lui. devenues ce qu'elíes sont sous l'effet d'une humanité anarchique,
Or, il existe un autre aspect de la gare moins visible et plus s'il s'agit d'un quartier louche -— par une sorte de démence de la
inquictant : la gare. de marchandises. C'est sur elle que nous matiére, lorsque nous abordons uñ lieu sinistre. La rué tres lon-
pouvons maintenant déchiffrer le sinistre et non plus le louche. gue apparait, cependant, étouffante, écrasante. Nous sommes en
Nous retrouvons cet espace vide dont nous parlions auparavant. présence d'un paradoxe topologique : quoique spacieuse, la rué
Des magasins immenses, des caisses enormes, des entrepóts qui sinistre provoque une sensation d'étouffement : sans doute ne
ne seront jamáis tout á fait remplis. En outre, les murs qui bor- peut-elle que se rétrécir ou encoré déboucher sur des grues ; sans
dent la gare de marchandises apparaissent sans faille et d'une doute, nous étouffe-t-elle moins par ses dimensions qui demeurent
hauteur démesurée. Eux aussi entourent, absurdement, du vide. normales que par l'atmosphére qui y régne. Nous rcspirons mal
On y ajoutera d'autres traits qui nous acheminent vers le degré parce que les objets et les murs souillent l'air d'une transpira-
zéro de l'existence : cette paille froissée qui n'a pas de forme, tion moite, métallique, rouillée ou carbonisée.
qui est destinée a boucher n'importe quel trou, les objets qui, Les flaques d'ombre se multiplient et risquent de provoquer
comme on dit, sont en souffrance, les voies de garage, du maté- la chute comme autant de ñaques d'eau. Les palissades, les
riel inutilisable, des wagons abandonnés, tout ce qui semble pieux, les poutrelles de fer exhibent leurs échardes intérieures.
avoir été laissé pour compte et ne plus étre pris dans le mouve- Les bees de gaz échappent a la mythologie facile du nocenr en
mcnt de l'univers. A certaines heures du soir, on apercoit des goguette. Ils deviennent á leur tour u n facteur d'insécurité. Démc-
gens bizarres qui vaquent sans raison apparente. Ils n'ont pas surés, ils surplombent l'homme et le menacent. Lumineux, ils
l'alliire de voyageur ; ils ne ressemblent pas aux habitúes des exercent méchamment leur fonction de controle, ils éclai-
meublés eflvironnants. Ils ne paraissent méme pas étre á la rent et démasquent la conduite du promeneur. Immobilcs, ils
270 DU CÓTÉ DES LIEUX QUARTIERS LOUCHES ET LIEUX SINISTRES 271
laissent présager une pétriñcation possible. Postes comme des fonds. Peut-on espérer, sans trop d'arbitraire, leur trouver un
sentinelles, ils ne sont pas la pour nous porter aide mais pour dénominateur commun ? Nous devons nous tourner vers des qua-
nous empécher de passer et pour s'agripper a nos vétements. Si liñcations atmosphériques qui valent au-delá des différences et
le bec de gaz est solitaire, toute la rué est solitaire et le passant des particularités. II nous semble que l'humidité pourrait consti-
encoré est plus solitaire. S'ils sont plusieurs, ils ñxent sur nous tuer l'une d'entre elle et, á ce propos, nous aimerions esquisser
tous leuvs regards grisátres. Ils semblent assumer u n état auquel une phénoménologie de 1' « humide ». Certes, l'on ne peut récuser
nous voudrions échapper, celui d'une présence confuse, cons- l'explication socio-historique : ees lieux étaient trop malsains
tante, purgatoire de la conscience qui n'accéderait jamáis á la pour que des bourgeois s'y établissent, il est normal que les
lucidité mais qui ne retomberait jamáis dans l'insouciance de la classes les plus défavorisées puis un lumpenprolétariat ou une
matiére. sorte de pégre s'y soient installés. La misére engendre la violence
/"""""" C'est pourquoi les lieux sinistres sont proprement inhabi- et elle instaure un ordre qui se déñe des lois ofñcielles lesquelles
tables. Certains artistes se sont plus á loger dans des quartiers reposent hypocritement sur une forcé inavouée. Sans récuser la
louches. Ils y vivaient a leur convenance, ils descendaient dans valeur d'une telle explication, tentons d'unir symboliquement
la rué, en savates, pour chercher quelque nourriture et ils man- 1' « humide » et le « louche » puisque, cette humidité, nous la
geaient au gré de leur caprice ou de leur travail. Les hommes retrouvons presque toujours dans les lieux louches. II faudrait
y bricolaient leur existence c'est-á-dire qu'ils se l'appropriaient d'abord inventorier les formes ou les équivalents sous lesquels
á leur facón, sans trop teñir compte des modeles sociaux. Le lieu elle se présente.
sinistre refuse la cohabitation. II provoque l'errance parce qu'il En ce qui concerne les ports, il s'agit d'un crachin ou d'em-
écrase l'homme sous le poids de ses matériaux ou parce qu'il le bruns qui collent aux vétements et qui les rendent poisseux. Les
confronte á des objets perfides, diaboliques. Et si l'on veut a tout films de; l'avant-guerre ont essayé de restituer ce qu'il y a de
I prix y découvrir la marque d'une conscience, on retrouvera dans mouillé dans une gare : les rails, les quais, méme s'il ne pleut
ce décor difforme la manifestation d'un esprit maniaque, dese- pas, les visages et les mains des voyageurs. C'était le charbon qui
quilibré. Seúl le fou peut s'y complaire et y approfondir sa vérité. graissait toutes choses et l'on allait a l'humide, en passant par le
, L'habitué du quartier louche avait inventé d'autres regles plus gras, par cette sorte de noirceur fondante de la gare. Que l'élec-
fáciles et plus accommodantes que les lois de la cité. L'esprit des tricité apparaisse, que les quais n'aient plus la méme allure, que
lieux sinistres s'en tient á des regles démoniaques qui déforment les gares soient traitées comme des ceuvres architecturales — et
la réalitc selon un plan rigoureux, dans l'espoir de briser les ^les environnements, avant méme toute intervention de la pólice
volontés comme il a brisé les lignes de ce décor qu'il hante. Les v
i fiou de l'administration, cessent d'étre louches, tant il est vrai
couloirs, les escaliers, les ruelles y sont le lieu de tentations plus Vwju'il existe un esprit et une symbolique des lieux. Quant aux
horribles encoré qu'honteuses : dévaler, étouffer, étre cloué, se " nas-fonds, leur humidité était plus intérieure, plus suintante. En
défoncer. Nous risquions dans le quartier louche l'insécurité ; lá l'absence du soleil et d'un entretien sérieux des bátiments, les
c'est Vinstabilité qui nous menace. cours, les murs, les escaliers ruisselaient.
La prostituée des rúes crasseuses cherchait á vivoter ; elle Que signifie done « l'humide » ? : bien des déterminations
dégoulinait méme de féminité croupissante, mal accomplie. Dans entre lesquelles il n'est pas besoin de choisir. Une esquisse de
ees lieux sinistres, elle n'a pas adopté un métier ; elle y a été décomposition, un pourrissement interne, comme si les philoso-
conduite par une félure particuliére ; en elle, la chair se resorbe phes anciens, en valorisant le sec et en en faisant un élément
au profit de mains, de regards qui marmonnent intérieurement originel, avaient exprimé une intuition commune. La chute ou,
un discours impossible á rassembler et á contenir. De cette der- du moins, la peur, le vertige de la chute ; les pas sont moins
niére description, nous tirons une confirmation de certains thé- assurés sur des escaliers ou des pavés mouillés ; entre l'homme
mes que nous avions esquissés. Le louche et le sinistre se distin- et l'univers s'interpose une fine pellicule maligne. La fausseté,
guent encoré lorsqu'ils utilisent le méme décor et les mémes per- le mensonge, le paraitre : les objets humides luisent, c'est-á-dire
sonnages comme l'impasse, l'escalier, le reverbere, la prostituée. qu'ils ne présentent pas leur vrai visage et qu'ils empruntent un
II arrive que le sinistre perde de son indétermination primitive éclat qui ne leur appartient pas : il faudrait parler á propos de
mais c'est á partir de cette indétermination que les lieux tirent ce qui luit, d'un éclat terne, si l'expression ne jurait pas, et diré
leur physionomie particuliére. Parce que les repéres habituéis que nous pouvons continuer á étre fascines par cette lumiére
cessent d'étre constants, parce que l'humanité a deserté le décor noire et superficielle a laquelle nous ne reconnaissons, cepen-
urbain, alors les objets, quand ils réapparaissent, écrasent mas- dant aucune valeur. Enfin, et cette détermination est la plus
sivement les hommes et tentent de les happer dans leur éga- ambigué, en milieu humide, l'homme communique avec l'uni-
rement. vers tout entier. II est normal que la pluie incline á la réverie
Quels sont maintenant les caracteres qui pourraient suf- mais la seule humidité efface, déjá, bien des frontiéres. Seule-
riré a déterminer la physionomie des lieux louches ? Nous som- ment il ne s'agit pas d'une belle réverie romantique mais plutot
nics en présence de zones qui, au premier abord, ne sont pas tel- d'une porosité peu avouable de notre étre : nous prétons l'oreille
leiiionl semblables : les alentours de certaines gares, les ports, á ce que nous n'entendions pas auparavant.
(•cil:iins quartiers populaires, ce qu'on appelait autrefois les bas- Nous voudrions souligner u n second caractére du quartier
QUARTIERS LOUCHES ET LIEUX SINISTRES 273
272 DU CÓTÉ DES LIEUX
louche. II est fait, un peu contradictoirement, de mouvements et l'objet — a la maniere d'un fruit que l'on manipule, que l'on
d'immobilité. Les films, les romans nous présenteront des rúes transporte trop souvent et qui finit, comme on dit, par étre
grouillantes, des bistrots bondés, des étres qui se glissent, avec « touché ». Etre en mouvement, ce n'est plus alors étre source
agilité, dans toute cette faune humaine — et, en méme temps, autonome de son déplacement, gagner en liberté mais se trouver
des regards figés, des femmes immobiles, des hommes qui demeu- en contact avec d'autres étres, perdre sa pureté originelle, sortir
rent a longueur de journée dans la méme position, Comment se de soi pour se manifester et pourrir au soleil, á la poussiére, au
composent done cette immobilité et ce mouvement ? En quoi se vent. La cosmologie bergsonienne vaut pour les plantes, les ani-
distinguent-ils de ceux que l'on rencontre dans d'autres quartiers maux, non pour la marchandise ou pour l'homme-marchandise.
d'une ville ? D'abord ce n'est pas le va-et-vient affairé que l'on On aura apercu, par ees quelques remarques, de quelle facón le
remarque dans les rúes commercantes oü les gens sont pressés trafic soutient le quartier louche et lui permet de se réaliser.
parce qu'ils se rendent quelque part. Dans le quartier louche, Mais il n'est pas non plus de quartier louche sans quelque
nous observons une marche vacante, incertaine, aventureuse et immobilité : en quoi il se distingue du faubourg gentiment
c'est en quoi elle n'est pas tellement différente de l'immobilité. animé. Les films d'avant-guerre ont su jouer de ees consomma-
C'est ce que signifie, sous une forme typifiée, le déhanchement teurs attablés á un zinc de bistrot ou en faction sous une porte
des mauvais garcons, des serveuses de bar, des marins. Provo- cochére. La vue d'un homme immobüe inquiete et déclenche une
cation, ambiguité sexuelle mais aussi disponibilité. Le mouve- serie d'interrogations : « Qu'attend-il ? Que veut-il ? et enfin que
ment ne sert plus a se rendre d'un point a un autre. II se com- me veut-il ? » Quand un étre marche, nous obtenons toujours
plait en lui-méme, il met en valeur le corps. sur lui une somme de renseignements. lmmobile, il demeure
Cette remarque faite, il ne faut pas oublier que le « louche » énigmatique. D'autre part, une í'oule désceuvrée suscite l'inquié-
peut tirer parti du « mouvant ». Ce n'est pas par hasard qu'on tude, comme si les gens emmagasinaient et accumulaient une
le rencontre souvent dans les ports, les gares, les rúes passa- énergie, une violence qu'ils libéreront, par la suite, avec bruta-
géres. Tout trafic est immonde. II nous situé a l'opposé de la lité. C'est le silence qui pese souvent avant que quelque chose de
cominunication des consciences dont les belles ames révent. II grave ne se produise : l'ouverture des Halles, ou la mise á sac
nous réapprend, en toute ciarte, ce qu'est la marchandise. Tout d'un quartier ou une chasse á l'homme. Voila comment nous
peut se trafiquer : la drogue, les alcools, les étres — et l'on prend lisons la nonchalance ou l'immobilité dans le quartier louche car
plus de plaisir a trafiquer qu'á donner ou méme a vendré. On ees mémes valeurs imposeraient une autre lecture dans une bour-
éprouve une volupté spéciale á manipuler, á tourner et á gade endormie ou dans un quartier résidentiel. Mais alors pour-
retourner l'objet dont on a fait trafic et qui a comme acquis une quoi se fier á cette lecture et non point á d'autres lectures égale-
dignité exceptionnelle dans et par la dégradation qu'on lui fait ment possibles ? N'y a-t-il pas, dans cette interprétation, une
subir. Voilá pourquoi les ports ont toujours possédé un statut grande part d'arbitraire ? Les éléments, s'ils demeuraient isolés,
particulier. nous laisseraient dans l'incertitude mais le contexte nous guide :
il n'est pas le méme dans le quartier louche et dans une bour-
II existe une ambiguité fundaméntale du port, situé entre gade endormie. Dans cette derniére, l'immobilité est portee par
les deux univers de la mer et de la terre. II existe une dualité une serie de signes qui en attestent l'authenticité : magasins
perpétuelle des douaniers et des contrebandiers, de ceux qui tra- vides, allure résignée des habitants, absence de véhicules. Au
quent et de ceux qui sont pourchassés. Le port lui-méme passe contraire, dans le quatier louche, elle semble jurer avec la bru-
d'une animation joyeuse et comme excessive pendant la journée talité des couleurs (des devantures), avec le bruit de la musique,
á un silence inquiétant pendant la nuit. II est plein de refuges : avec l'artifice des visages. Elle ne peut étre qu'une forme de vio-
la cale des ponts, les barques abandonnées, tant de caisses sur lence retenuc, mosquee, done plus inquietante encoré.
les quais — et l'on ne peut imaginer meilleure scéne pour le vol,
le crime. La plus qu'ailleurs, le décor se fait prégnant, il impose C'est d'ailleurs cette incertitude qui caractérisait le quartier
et il sollicite fatalement ceux qui y vivent. II parait inevitable louche aux yeux du visiteur. II pressentait que tout peut arri-
que certains étres y ménent une existence clandestine, entre deux ver : les mceurs, les visages, les rencontres, les vétements n'ap-
mondes, entre deux eaux, et les desesperes y tentent leur derniére partenaient plus a l'univers qu'il connaissait. Des lors il ne faut
chance au bout du monde civilisé. Partir, pour eux, cela ne veut plus chercher á la déchiffrer selon nos méthodes habituelles.
pas diré s'embarquer pour quelque Orient imaginaire mais navi- Nous nous attendions a une querelle et nous assistons a une
guer dans cet univers mouvant qui, seul, existe dans les ports et réconciliation, ou, au contraire, une rixe se déclenche, hors de
qui s'oppose au cadre rigide des cites de pierres. toute attente. On voit, en pareil cas, la surdétermination de la
querelle dans le quartier louche. Notre angoisse croit. Nous pou-
Ajoutons encoré qu'en un sens, le mouvement soustrait les vons, sans le vouloir, étre pris dans cette querelle qui ne nous
étres et les choses a un controle strict de la société. La clandes- concerne pas, mais comment faire en sorte qu'elle ne nous melle
tinité ne consiste pas a se terrer dans la meilleure planque pos- pas en question. Détourner notre regard, prendre un coniporle-
sible mais á se soustraire au principe d'identité. Nous avance- ment amusé ou indifférent — n'est-ce pas encoré signilicr (pie
rious qu'il existe phénoménologiquement deux sortes de mouve- nous, y assistons ; et comment ees messages seront-ils recus dans
mt'iils. II errest un qui durcit les étres et qui assure leur pleine un monde dont nous ignorons le code ! En outre la bagarre existe
cohesión mais le mouvement peut aussi corrompre, décomposer
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274 DU CÓTÉ DES LIEUX
au-delá de ceux qui y participent. Elle symbolise la virilité, une lateral (couloirs, fenétres, bistrots mal éclairés) cesse d'étre aussi
violence mal réprimée par la cité et comme gáchée par elle. Cette marginal qu'il l'est dans l'espace quotidien. Nous sommes para-
violence « couvait » et, en se manifestant, elle rend visible la doxalement en présence d'un fond qui demeure fond mais qui
vérité du quartier. Nous sommes en présence d'étres qui sont vio- voudrait s'arroger les priviléges de la forme : ciarte, precisión,
lents parce qu'ils vont au bout de leurs actes et qu'ils n'acceptent relief de la visión. N'importe quel objet, nous le savons, se pré-
pas les compromis de la société. Enfin, ees querelles se déclen- ^ / leve sur un fond — ce que Merleau-Ponty appelait « la queue
chent et se terminent tres vite. Elles ne nous donnent pas le \ \ de la comete », mais il est rare que le fond soit á ce point épié,
temps de nous acclknater, de nous rendre compte ; elles nous \ recherché, investí. C'est pourquoi le quartier louche, si minee
font sentir l'étrangeté des habitúes du quartier louche. Etrangeté '-' en aventures réelles, ne décevait pas les étres_gt a recu une telle
double : nous ne savons pas pourquoi ils combattent, et par leur iCpjisécxaüon dans la mythologie urbaine.
promptitude dans l'acüon, ils nous révélent notre lenteur d'hom- Certes Fon peut avancer une explication réductrice : les
ines trop civilisés. Aprés couip, la nonchalance des habitants de homimes y révaient ce qu'ils n'avaient pas le courage de réaliser.
ce quartier apparait sous un jour différent : non pas seulement Mais, nous tournant toujours du cóté de l'oibjet, nous dirons que
comme une forme de paresse mais plutót comme la manifes- notre regard se remplit quand le « fond », posséde de la richesse.
tation d'animaux de la jungle souples et vifs. La sécheresse de certaines réalisations modernes (réussies sur
La visee de l'habitué serait, sans aucun doute, différente un plan artistique) et la déception qu'elles provoquent, vien-
puisqu'il connait les lieux mais, pour ce dernier précisément, nent de ce qu'elles manquent de ce halo, de ce tremblé, de cet
ce n'est plus un quartier louche mais plutót son quartier, son arriére-fond qui précisément se répandaient, a loisir, dans le
village, un lieu oü il vit á l'aise. quartier louche. Tout y était signe, méme ce que nous avons
De ees deux visees — en droit possibles — nous eonser- nommé « Je lateral » et qui en general, passe pour insigni-
vons méthodologiquement celle qui ne dissout pas son objet parce fiant. Nous pensons, par exemple, a des fenétres mal éclairées, á
qu'elle permet la eonstitution origínale d'un des lieux de la ville. des persiennes fermées durant le jour, éléments, en soi non per-
On rétorquera que le psychologue ou simplement l'homme averti ceptibles et qui prenaient sens et valeur dans le quartier louche.
des problémes de la cité démasqueraient cette fallacieuse incer- Une telle lumiére diffuse couvre, cache des scénes peu avoua-
titude. Une meilleure information nous montrerait qu'un tel bles et, d'autre part, le promeneur qui percoit une ciarte aussi
quartier obéit a certaines constances et qu'il n'est pas plus mys- faible, s'en reñid cómplice car il fallait qu'il la guette pour l'aper-
térieux que les quartiers bourgeois ou résidentiels. C'est la une cevoir.
remarque valaible mais elle suppose que l'on abandonne le ter- / Nous avions déjá remarqué cette habileté sur d'autres signes
rain de la perception et que le promeneur s'arme d'un savoir / comme 1'hutmide qui induisait en sympathie les étres, les objets
qu'il n'a pas et que sans doute il ne voudrait pas posséder. La et qui les confondait. A un espace visuel se substitue un espace
connaissance scientifique explique et dissout les illusions de la plus auditif, done plus difficile a dominer. En revanche on gagne
perception mais, en méme temps, elle se place á un niveau qui en résonances affectives. II s'agit de musiques dont on ne peut
n'est plus le sien, de telle sorte que l'on ne peut pas diré qu'elle situer l'origine, de portes qui claquent, de rires étouffés, de
ait vraiment raison contre elle. Le vécu se caractérise par ses coups de sifllet d'agents. Nous aurons aussi le sifflement des loco-
lacunes, par ses insufflsances, par ses « bougés » (je ne vois pas motives pour les gares, l'appel des sirénes pour les ports. Careo
toutes les faces de l'objet, je ne vois pas ce qui se passe derriére , parlait, quant á lui, du bruit des tramways. Nous ne mettons
mon tíos). Le promeneur ne connait* pas toutes les motivations ; pas l'accent sur la nostalgie romanesque de ees bruits prolon-
des consommateurs, des filies. Les connaitrait-il et vivrait-il cette \ gés, done u n peu angoissants. Nous voulons diré que le quar-
connaissance, qu'elles cesseraient d'étre des filies. Le jour oü I tier louche est l'un des rares qui, dans une ville, fassent une
les « illusions » s'évanouissent, l'objet, a son tour, se déplace i telle part á l'ou'ie. Les lieux sinistres, au contraire, se reconnais-
et prend une autre physionomie. Par exemple, des lieux s'orga- I sent á leur silence et au seul bruit de nos pas qui retentissent
nisent fonctionnellcment en vue du plaisir et ils remplacent ce | trop fort a notre gré. La foire aussi est bruyante mais les bruits
qui était, á un certain rnoment, le quartier louche qui disparait s'y fondent en un seul hurlement. Dans le quartier louche, ils
en tant que tel. multiplient les possibles, les points focaux. En outre, nous ne
dominons jamáis visuellement u n tel quartier et c'est encoré
Gelui-ci est done le corollaire d'une conseience qui tátonne, ce qui accroit notre incertitude. Comme les rúes sont étroites,
qui n'arrive pas a déchiffrer une langue qu'elle connait mal. // comme elles s'entrelacent selon une structure labyrinthique,
faudrait arriuer á saisir phénoménologiquement la démarche du quelle que soit la personne apercue, nous la rencontrons tou-
passant dans le quartier louche. Elle se distingue de deux autres jours avec quelque surprise. Nous n'avons pas le temps de nous
démarches possibles: l'une consiste a aller droit devant soi, lors- composer un visage. Sur un boulevard les promeneurs s'aper-
que l'on se rend a une tache déterminée, l'autre se complait, coivent de loin et ils savent prendre l'attitude qui convient á leur
comme celle ¿ u touriste, a observer, á son aise, tout ce qu'elle personnage ou aux circonstances. Nous ne voyons jamáis uno
rencontre : pignons sur rué, facades. Or on ne fláne pas dans personne disparaitre dans l'ombre, nous l'apercevons (juand elle
un (jiiartier louche comme dans un quartier chargé de monu- en sort. De ees deux possibilités, une seule se réalise. Les étres
iiiciils liistoriques. On semble aller devant soi et, cependant, le
\
276 DU CÓTÉ DES LIEUX
II
278
DU CÓTÉ DES LIEUX
FRONDE DU FAUBOURG 279
concentration urbaine et l'homme de la campagne rejoint, par-
fois submergé par une ville autrefois distante. Attitude conqué- rapports toujours un peu sauvages de la mere et de l'enfant. Les
rante, optimiste dans la premiére situation. Attitude méfiante, femmes qui habitent ce quartier apparaissent comme tenant un
passive, défensive dans le second cas. autre role que celui de mere. Elles téléphonent, elles ont des
L'usager de la villa résidentielle, lorsqu'il aménage, a le projets de voyages, de décoration, elles se demandent si elles
sentiment d'une réussite. D'abord il vient regagner ses pairs, vont prendre un amant.
membres des classes supérieures qui, déjá, vivaient dans ce sec- En outre, chose encoré étonnante voici vingt ans, les normes
teur : promotion si sa fortune est récente, confirmation de son de l'enfance deviennent les normes de tous. Le loisir y devient
rang, s'il appartient á une vieille famille. Ensuite il lui a fallu manifesté par le symbolisme de la piscine, du tennis, des chaises
trouver le terrain, faire batir cette villa dont il avait revé, dont il longues, des parasols, des boissons. On y oublie le travail mais
avait parlé et, á mille signes, on reconnaitra qu'il habite une mai- aussi ce qui dans le loisir peut paraitre source de création
son de réve. Les habitants originaires du faubourg se trouvent authentique et de recherches en commun. On dirá que la nature
dans une situation opposée. Certes la ville vient á eux et cela est encoré présente et l'on a pris beaucoup de précautions pour
signifie des eommodités, des distractions, un certain prestige. en respecter les formes et les desseins. A la maniere d'un enfant,
Mais cette nouveauté n'est pas sans poser des problémes et sans on a joué avec les ilots d'un rocher, avec un petit pont qui sur-
apporter des genes coinme le bruit ou des taxes plus lourdes ou monte un lac artificiel. On appellera conforme á la nature ce
encoré des visages inconnus qui viennent bousculer les vieilles qui est fantasque, capricieux, maniere, irrégulier, coinme si la
habitudes et qui exigent un effort supplérnentaire pour repondré nature était incapable d'enfanter de grandes et belles et simples
convenableinent á des circonstances imprévues. C'est pourquoi, choses.
dans bien des cas ees nomines résistent. On a beau leur offrir Nous voyons done en quel sens la cité est présente et absenté
une soinine inespérée pour acheter leurs jardins, leurs mai- á la fois' du quartier résidentiel — dans la mesure oü nous ne
sons. lis hésitent, car oü iraient-ils ? et de quel droit veut-on les pouvons le comprendre qu'en faisant appel á une cié qui se
déposséder de ce qui constituait leur horizon naturel ? En pareil trouve dans le refus de la ville. Ce calme, ees inaisons si pro-
cas nous nous trouvons devant le spectacle inhabituel de jardins tégées des regards extérieurs, ees demeures isolées les unes des
ou de terres perdues dans un décor industriel. autres, ees avenues desertes, nous en restituerions mal le sens
Les habitants des quartiers résidentiels et ceux des fau- en y voyant seulement un besoin de repos aprés le dur effort
bourgs n'auront pas la méme attitude á l'égard de la Nalure. quotidien. lis tendent a réaliser magiquement le refus de la ville
Pour les premiers, la Nature est idolátrée dans la mesure oú elle et de l'affrontement avec les hommes qu'elle suppose. La-bas
représenle ce qui permet d'échapper aux horreurs supposées ou (dans les villes et dans les banlieues qui ressemblent aux villes)
réelles de la ville. En conséquence le contraire de la nature ce est le mal, c'est-á-dire le bruit, la promiscuité, le désordre insensé
n'est pas un certain paysage urbain mais des entités abstraites et la violence. De lá-bas vers lá-haut (vers le résidentiel) fuir, au
et morales comme le crune, la prostitution, la maladie, le désor- plus vite, chaqué soir. Le cinema américain, qu'il en soit con-
dre social. Le quartier résidentiel ce n'est pas avant tout un lieu scient ou non, a compris cette mythologie. Par exemple dans La
oü l'on entend encoré les oiseaux pépier, oü l'on voit les fruits Revanche du Sicüien un aventurier jette une bombe dans une
mürir ; c'est un lieu oü l'on ne risque pas de rencontrer des piscine oü jouent des enfants et qui appartient á un autre mem-
mendiants, des hommes las qui vous font honte et qui vous bre de la pégre, maintenant respecté et parvenú. C'est l'irruption
importunent de leur misére, un lieu oü l'on ne sera jamáis face de la violence dans le monde de la paix et dans le paradis
á un cortége de grévistes. Ce qui jure avec le résidentiel et que terrestre.
l'on excluerait au besoin par la forcé, ce n'est pas l'artifice mais La nature apparait sous un tout autre jour pour l'habitant
le visage d'un étre qui a faim. A l'inverse, quand un romancier
veut faire ressortir la singularité du quartier résidentiel, il du faubourg. Elle est sue, entendue, vécue coní'usément mais
introduit un enfant pauvre ou un malheureux qui n'en croient globalement et sürement. II ne la pose jamáis devant lui comme
pas leurs yeux et qui s'imaginent errer dans ce paradis dont on un spectacle que l'on regarde, il la reconnait a mille signes qui
leur a tant parlé. doivent guider son comportement et son humeur. L'étonnant,
c'est qu'en fait, elle semble avoir disparu : peu de champs, peu
L'une des images les plus répandues représente un enfant d'animaux, peu de matériel agricole, un travail somme toute
sous la surveillance d'une nurse. Elle vaut la peine d'étre cora- industriel dans la plupart des cas. Ce qui demeure constitue fort
mentée pour son symbolisme. L'enfant n'évoque pas la nature peu de chose mais ees débris, relies les uns aux autres, conti-
en féte, la poussée vigoureuse des jeunes étres et des jeunes nuent á porter l'existence de l'homme au faubourg. II regarde
plantes, la nudité humaine confondue avec l'innocence de la encoré le soleil et les nuages, il arrose son jardín et il plaint la
création. II symbolise ce qui doit étre protege d'un contact terre qui a soif, il connait les saisons. Dans u n faubourg, le soleil
effroyable avec le réel. La nurse, dans cette image, a une valeur darde encoré ses rayons comme un forcené et il ravage les
essentielle. Elle défend l'enfant contre la poussiére, les mauvaises pierres, les étres, comme il le ferait á la campagne. Les soirées,
fréquentations, le désordre. Elle devient davantage un signe au printemps, y sont longues, empreintes de rales et de douceur.
visible d'hygiéne que de richesse. Elle permet d'escamoter les Une ville peut bien souífrir ou jouir des saisons, elle ne les vit
pas aussi immédiatement. Entre elle-méme et le ciel s'interposent
á
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FRONDE DU FAUBOURG
tant de murs, tant de toits, tant de soucis et d'excitations qui nécessairement obscénes mais ambigúes — qui ne se racontent
ont une autre source que la nature. que chez lui. Dans le faubourg les hommes demeuraient dans le
Cette analvse peut susciter une ambiguiité qu'il nous faut salón aprés qu'on les eüt coiffés. Ils s'attendaient les uns les
lever. E n fin de compte, l'horame du faubourg ne semble pas autres, ils semblaient proceder á u n débarbouillage en commun :
dans une situation tellement différente de celle du pavillonnaire la « barbe » avait alors plus d'importance que la chevelure. Elle
ou de l'habitant du quartier residentiel. A partir de quelques signifiait que c'était demain dimanche ou jour de féte ou qu'on
éléments, d'une facón tres métaphorique, ils retrouveraient, les en avait terminé avec le travail. Ils ressortaient du coiffeur, guil-
uns et les autres, la nature — la partie évoquant et réalisant le lerets, comme des célibataires. C'était un lieu oü ils aífirmaient
tout. Nous ne le croyons pas : cette derniére démarche vaut seu- leur virilité et oü, en méme temps, ils changeaient de peau. En
lement pour l'habitant des beaux quartiers ou des pavillons de outre, le campagnard descendu dans le faubourg y laissait des
banlieue pour lesquels une pelouse de gazon verdoyante sym- cartons, des objets, parfois une valise qu'il venait rechercher.
bolise l'éternel printemps, la jeunesse du monde. Dans le fau- C'est pourquoi, en arrivant dans le faubourg, en cette confluence
bourg nous ne sommes pas en présence de signifiants qui ren- du rural et de l'urbain, il passait chez le coiffeur et il y revien-
verraient á des signifiés précis. Les éléments sont si épars et si drait avant de repartir pour emporter ce qu'il avait laissé dans
nombreux, ils viennent d'une histoire de la nature qui ne s'est cette consigne. De lá une animation, des questions, des plaisan-
jamáis interrompue et, par la, par leur émergence non concertée, teries, u n rythme (le client pressé qui a peur de « manquer »
ils attestent une ruralité qui ría pas encoré disparu et que les son car) bien différent de celui des salons du centre de la ville.
hommes ríont pas eu á réinventer dérisoirement : lá un puits
ailleurs un poulailler ou une épicerie qui fait fonction de mer- Dans tout véritable faubourg, il existe une place céntrale
cerie, de tabac, de buvette ou encoré u n chemin qui souléve la qui s'apparente á celle du village. Dans l'une comme dans l'autre,
poussiére et qui devient boueux á l'automne. L'horame n'a pas les autobús s'arrétent, on y accueille les parents en visite, on
encoré saisi la disparition de la nature, il lui suffit pour exister, dévisage les étrangers ; les enfants, aprés la sortie de l'école,
pour régler ses jours et ses saisons, de se fier á ees signes que viennent y róder et les marchands ambulants proposent á jour
nous ne percevons plus et qui, á eux seuls, font affleurer tout un fixe, toutes sortes de vétements ou d'objets.
univers oublié. Le faubourg est, en quelque sorte, dans la situa- Les maraichers traversent le faubourg, de bon matin. Le
tion du village oú toute culture peut avoir été abandonnée et que pain, le lait y ont encoré de la saveur. C'est du bon pain, c'est
l'on distingue cependant d'une petite ville de méme importance, du bon lait : vrai comme un estomac qui a faim, juste comme
parce qu'il exprime encoré la ruralité, une moisson qu'on engrange.
Enfin la parole a conservé ses accentuations locales. Mais,
C'est cette ruralité et cette párente du village, du faubourg sur ce point, les interprétations peuvent diverger et nous retrou-
que nous devrions étudier, méme si elle narait difficile á cerner. vons la dualité fondamentale du faubourg. S'agit-il véritablement
Les paysans ne s'y trompaient pas. Quand ils émigraient, ils pré- d'un accent local qui s'est transmis traditionnellement dans ses
féraient se rendre, dans un premier temps, chez un cousin ou chez particularités originelles ou bien d'un parler adopté, plus ou
u n parent qui habitait le faubourg. De lá, á la lisiére de la ville moins volontairement, par la classe ouvriére ? Dans ce dernier
ils observaient un ville qui les intimidait. Dans le faubourg, ils cas, nous sommes en présence d'un refus de la bourgeoisie.
n'avaient pas peur de détonner par leur parler ou par leurs véte- Seulement le bourgeois peut signifier l'homme de la ville qui ne
ments. Or une ville ne s'apprivoise pas nécessairement de cette se veut d'aucune región et qui revendique une universalité de
maniere. Des hommes déjá declassés et qui trainent, depuis long- bon ton, celle de l'honnéte homme, de l'esprit pensant — ou
temps, leur malchance de ville en ville, préféreront s'installer encoré il peut représenter une classe qui prétend accaparer toutes
dans les maisons délabrées, miserables qui se situent prés du les valeurs : le bien, le vrai, le beau, le beau parler. L'accent
centre et qu'ils trouvent avec beaucoup d'instinct. faubourien, populo plus\ que populaire, apparaít, dans sa gouaitle,
Le bistrot du faubourg ressemble davantage á la buvette du comme une caricature et une dérision de ce beau parler.
village qu'au café de la ville. On l'imagine avec une terrasse, des On voit aisément les sources de cette dualité. A l'origine,
arbres dont on recherche l'ombrage a la belle saison. La serveuse le faubourg était u n village, puis dans bien des cas, des indus-
accepte les plaisanteries fáciles des habitúes et elle ne cherche tries s'y sont installées (le géographe Pierre George le considere
pas a masquer son accent campagnard. C'est ce que l'on appelle comme un village ancien dont certains bátiments ruraux sont
« une bonne filie », une servante plutót qu'une serveuse. On mal adaptes a leur nouvel usage). On peut done insister sur la
y danse en certaines circonstances, on y prepare les repas ruralité ou sur la misére du faubourg, sur son passé campagnard
pour un mariage ou pour ees banquets interminables que ou sur son présent ouvrier. Les écrivains bourgeois quand ils
l'on ne peut dissocier de la féte rurale. Nous pensons encoré parlent du faubourg, hésitent entre ees deux re presenta tions qui
au coiffeur dont la boutique ne s'appelle pas un salón de ne sont pas tout á fait compatibles entre elles. Ils peuvenl le
coiffure. Déjá le coiffeur, par lui-méme, n'est pas un artisan dépeindre comme un monde charmant, une ville sans les iinpu-
comme les autres. II ceuvre sur de la matiére humaine ; le client retés de la ville et ils instaurent une mythologie de la genlillcsse.
eut étre mécontent de lui et cependant y revenir parce qu'il
l ésile i\ se livrer á un autre coiffeur. II y a des histoires — pas
Au contraire il leur arrive de le décrire dans sa noirceur : vivre
aux confins de la ville, ce n'est plus bénéficier d'une campagne
á
282 DU CÓTÉ DES LIEUX FRONDE DU FAUBOURG 2H:Í
maintenant dévastée mais étre re jeté, hors de la cité, en vertu pouvoir : il est des offenses que le faubourg, dans son honneur
d'un mouvement de ségrégation sociale. profond, ne peut pas supporter. On verra dans cette révolte une
Ce sont souvent les mémes lieux, les mémes éléments, les réponse des quartiers les plus miserables aux contraintes d'un
mémes scénes que l'on met en lumiére. Seulement ils recoivent régime bourgeois. Les lieux sentent la poudre. II fait tellement
une signification différente. L'eau par exemple. II n'exis'te pas chaud dans le faubourg, les hommes sont tellement entassés que
de vrai faubourg, sans eau, sans une eau dormante, sans u n les esprits s'enflamment. Les mauvaises nouvelles (licenciement
canal ou u n fleuve endormi. Et, sur le plan économique, on le de certains camarades syndiqués, réduction du salaire) circulent
comprend puisque cette eau permet de refroidir certains métaux, vite. L'encadrement policier et administratif se reláche : les
puisqu'elle intervient dans la préparation des colorants et dans commissariats, eux-mémes, ont quelque chose de miserable, de
le lavage des peaux, puisqu'elle charrie tous les déchets dont louche ; les agents ressemblent plutót a des gardes champétres
l'industriel veut se débarrasser. On peut peindre amicalement qu'á des policiers et ils cherchent a ne pas attirer l'attention sur
l'eau, y voir une source de distractions : parties de peche á la leur uniforme. La s'arréte la ville, c'est-á-dire les lois de la cité.
ligne, promenades des amoureux. Que de dimanches au bord de Dans le centre, l'homme qui paye son tribut financier, qui
l'eau dans les romances d'avant-guerre ! Voilá une réverie pares- adopte une conduite respectable, est accepté. Dans le faubourg,
seuse, grasseyante, doucement dominicale qui ne ressemble en les regles d'admission ou de rejet nullement codifiées suivent un
rien au défi du poete á l'Océan ! Mais l'eau du faubourg charrie autre cours. En conséquence, les hommes de l'ordre redoutent le
aussi bien des cadavres de suicides ou d'assassinés. Ces cadavres, faubourg. Lorsque des troubles se produisent, ils invoquent des
fruits d'une mort sans gloire, continuent á pourrir et á flotter camions venus de la périphérie qui seraient chargés d'émeutiers.
á la surface du canal. L'enquéte que l'on déclenche á leur propos, Seulement, ils prononcent le terme de banlieue et non de
ménera, sans aucun doute, á des motifs sordides, a des situations faubourg car ce dernier posséde sa grandeur propre et il devient
éoceurantes et banales. Le román policier, quand il se voulait malaisé de le charger d'actes de vandalisme. La révolte appa-
réaliste, aimait se débarrasser de ses cadavres dans les eaux du rait alors sous un autre jour. En se révoltant, le faubourg entend
faubourg. demeurer fidéle á lui-méme, á son histoire, á une certaine tra-
Nous disons également qu'il existait encoré des métiers dans dition d'indépendance et de fronde : sursaut du peuple plu-
le faubourg, que le pain qu'on y achetait n'était pas le méme tót que du prolétariat, mouvement de l'humeur plutót que ten-
qu'á la ville. Ces remarques prouvaient qu'il existait encoré u n tative proprement révolutionnaire, énergie déptoijée contre la
rapport immédiat de l'homme et des commercants, de l'homme ville accapareuse plutót que duel avec la classe possédanti'. On
et de la nourriture. Les reíais ne s'étaient pas encoré multipliés. apercoit a quel point cette visión du faubourg euphémise les
Mais dans une description plus « réaliste », comme celle de Zola phénoménes et s'ecarte de la prendere interprétation : selon elle,
dans Germinal, les épiciers apparaissent sous u n autre jour. Ils rien d'essentiel dans de tels mouvements, fussent-ils sanglants
sont integres au monde du travail. Ils prétent aux ouvriers qui car ils ne sauraient avoir de lendemains. On dirá du faubourg
ne peuvent les payer et ils attendent la fin du mois pour étre qu'il est mauvais caractére mais bon garcon, que la révolte proy
remboursés de leurs avances. En cas de coup dur, ils font les cede en lui, non ipoint de la volonté de transformer la société
frais de la gréve. Le bistrot, lui aussi, cesse d'étre consideré sous mais de la tradition et de la féte.
u n angle intemporal, en quelque sorte essentialiste. II n'est plus Examinons done plus longuement cette image optimiste du
d'abord ce lieu oü l'on aune prendre le frais, jouir de plaisirs faubourg. Un faubourg, pour mériter ce nom, est toujours tres
simples. II s'organise et il vit en fonction de la classe ouvriére : vieux. Non point vieux á la maniere des bas-fonds que le temps
crispé, tendu pendant les gréves, animé, débordant de vie et de a degrades, mais empli d'une longue mémoire qui lui confére
tournées généreuses, les soirs de paye. des lettres de noblesse. II nous plonge dans une histoire qui nous
II n'est pas jusqu'á la révolte qui ne puisse s'apercevoir á a faits et cette derniére, immódiatement, nous met — beaucoup
travers des grilles différentes. Selon une image répandue, la plus que les musées et les monuments — en présence des sié-
révolte, dans certaines circonstances, menace et gronde dans les cles passés et d'un peuple qui se perpetué malgré les chan-
faubourgs. Ceux-ci réunis les uns aux autres, auraient quelque gements. La simplicité du faubourg dans sa maniere de vivre,
chance d'encercler la ville et de l'étreindre. II leur suffirait de dans ses maisons, dans ces fétes, ce n'est pas celle d'étres dépour-
déferler vers le centre. On a parlé d'une « ceinture rouge » — vus d'imagination, c'est une sagesse immémoriale qui a su échap-
comme si la capitale risquait d'étre marquée d'un fer trop brü- per aux complieations et aux bizarreries des époques.
lant. Un préfet de pólice, inventeur de mots, préféra le terme de Voilá qui distinguerait tout a fait le faubourg et la banlieue
« ceinture verte » qui n'évoquait plus une opération révolution- méme si l'on y découvrait les mémes conches sociales. D'abord
naire pratiquée á vif et á chaud mais qui faisait penser aux le faubourg est particularisé, plus particularisé méme que la
agréments d'une echarpe qui aurait rehaussé la taille de Paris, plupart des quartiers Ide la ville, tandis que la banlieue (la conur-
la coquette. (Cependant dans ce dernier cas, la ville demeurait bation), s'étale comme une masse informe. Ensuite cette derniére
encoré passive et féminine. Le faubourg reste viril, alors méme apparait comme une excroissance de la ville, comme sa créa-
qu'il n'abuse pas de sa forcé.) Le centre de la ville plus malléable, tion la plus hátive et la plus báclée. Le faubourg, en revanclu',
plus domestiqué fait preuve de plus de bassesse á Végard du precede la ville dans le temps en ce sens que celle-ci s'est unodi-
*
284 DU CÓTÉ DES LIEUX FRONDE DU FAUBOURG 285
fiée jusqu'á perdre son premier visage, tandis cyu'il demeurait Les artisans, autres personnages du faubourg, s'inscrivent
ti déle á lui-méme. Les habitants de la banlieue vivront par rap- dans la méme perspective. Ils se déplacent parfois de rué en
port á un centre dont ils attendent toutes les distractions et oü ils rué : merciéres ambulantes, matelassiers, repasseurs de cou-
vont rechercher le prestige, l'argent, l'amour. Le faubourg se teaux... Tous ees petits métiers ajoutent une note pittoresque et.
suffit á lui-méme, il existe non point replié sur lui, mais indif- perpétuent une civilisation tradilionnelle qui disparaít. L'arti-
férent á la ville, avec une pointe de feinte et de coquetterie dans san, sous ses allures modestes, représente le citadin. On le croi-
cette indifférence. rait anachronkjue. En fait, il habitait et il connaissait la ville,
Le faubourg heureux nous présente un secon'd théme : celui alors que les premiers ouvriers étaient encoré des paysans déra-
de la féte. II n'y a de véritables fétes que dans les faubourgs. cinés. En outre les artisans soutiennent et symbolisent un
On se distrait dans une ville ; les 'hommes retrouvent le bonheur rythme heureux, une certaine musique, une certaine vacance de
et la joie dans un faubourg. On y chante beaucoup et toujours ; l'étre. Ce sont des hommes qui prennent encoré du temps pour
et les rengaines naissent dans les faubourgs. C'est la méme cha;i- contempler leurs osuvres, meme s'il s'agit de modestes souliers
son qui circule de rué en rué, puis de faubourg en faubourg qu'ils ressemellent. Les passants s'arrétent pour considérer le
— comme d'ailleurs c'est le méme sursaut de revolte qui sus- travail devenu objet de spectacle et, eux-mémes, qui observent
cite le soulévement 'de rué en rué, par une sorte de contagión, depuis si longtemps le mouvement íde la rué, ont bien des dio-
de sympathie qu'ignorent et la ville dans son morcellement et la ses á raconter.
campagne dans sa reserve. A ce mythe du faubourg ideal s'oppose une image plus noire
L'espace du faubourg est plus auditif : plein de sons, de qui nous semble étre plutót representative de certaines banlieues
bruits, de rires á interpréter, a saluer, á applaudir. C'est l'une ouvriéres. Signe ¡narquant de ce renversement de perspectiyes,
des fonctions de ees nomforeux artisans dont nous reparlerons comme le remarque J.-C. Périsse, la rué principale se substitue
par la suite. Le jour de la féte, l'orchestre, les manéges, les á la place. Cette derniére toute ronde el si céntrale permettait
stands de tir se sont installés sur la place céntrale et leurs bruits á tous les habitants de se rencontrer et elle apparaissait comme
conjugues s'engouffrent dans toutes les rúes, gagnant les mai- un lieu de féte propice au plaisir et au bavardage. Au contraire
sons les plus lointaines. Une féte dans un faubourg n'est réussie on emprunte cette rué principale pour se rendre au travail par
que si elle a tiré de leurs maisons les habitants ¡qui n'avaient pas tous les temps et surtout par une aube maussade, indécise. Elle
encoré fini 'de manger. II faut que la musique les ait appelés débouche sur l'usine dont les grilles se refermeront sur les
irrésistiblement et que chacun presse le ipas á mesure que le ouvriers penídant toute la journée. Nous avions vu comment, pen-
bruit se fait plus intense. A cet instant le faubourg ressaisit son dant la féte, toutes les avenues 'du faubourg étaient reliées á la
imité. II n'esí pas une demeure qui ne soit reliée a la place par place : en dehors de cette période extraordinaire, la place conti-
la musique de la féte et les ruelles ne sont plus que des corridors nué a attirer, á appeler á elle les autres rúes ; seulement, elle
á travers lesquels on circule pour acceder a la piéce céntrale. le fait avec douceur. Dans l'imagerie noire du faubourg, seule
Puis la féte (la vogue) se deplace dans un autre faubourg la rué principale apparait, comme si toutes les autres avenues
oü l'on vient danser, cette fois, en voisin. L'on compare les avaient disparu. La seule rué que l'on emprunte matin et soir, de
orchestres, les lampions, le caractére des garcons et la beauté l'adolescence á la vieillesse commencante, c'est celle qui méne
des filies. Ce idéplacement de la féte fait évidemment penser au á un travail que l'on n'a pas voulu et que l'on subit par suite
méme phénoméne qui se produisait dans les campagnes. Mais des lois du marché. Et, en période de gréves, c'est encoré cette
il y a autre chose — comme un symbole d'entrain, de mobilité rué que les ouvriers prennent, pour manifester, velos á la main,
et ide bonne humeur. C'est la méme féte qui ici se termine et visages crispes et pancartes tendues. Ils vont jusqu'aux portes de
lambas commence. Elle ne cesse d'allumer ses feux et les journées l'usine que des sardes mobiles protégent. Ghargés par la gen-
les plus longues de l'année, on les vit dans un faubourg. Ils sont darmerie, ils recuíent et, cette fois, ils s'enfuient dans des petites
toujours un peu mouillés et un peu tristes les petarás que l'on ruelles oü ils peuvent s'embusquer ou échapper á leurs pour-
ne fait pas exploser sur la place d'un faubourg. suivants. Cependant ils y voient seulement un poste d'obser-
vation et ils bombardent, avec toutes sortes de projectiles, la rué
C'est ainsi qu'abondent les symboles de la gentillesse comme, principale oü se trouvent les forces de l'ordre, tant il est vrai
par exemple, les velos. Un faubourg est plein de jeunes appren- que quiconque oceupe l'artére principale, posséde le faubourg.
tis, d'enfants, de jeunes fules qui le sillonnent sur leurs bicy-
clettes. Ce ne sont pas des ¡bicycletles dont on use véritablement Cette emprise de l'usine se reconnait encoré á d'autres Índi-
pour aller au travail mais dont on se sert pour fláner, pour s'ar- ces : la plupart des pavillons, des maisons sont de méme hauteur
réter et pour repartir. Le faubourg prend son temps comme bon et, au-dessus de cette plaine de toits, s'élévent seulement l'usine,
lui semble. II apparaitrait comme "le lieu de la flánerie par oppo- ses bátiments, ses cheminées, ses tours, ses grues géantes. A la
sition á la ville oü il faut se presser et á la campagne oü l'on platitude morne des demeures d'habitation s'oppose la verticalitr
travaille avec quelque lenteur mais sans interrompre son labeur, des instruments de production. Lorsqu'on apercoit en survol les
Le soleil, lui aussi fláne. II ne s'appesantit pas sur les éléments maisons, on remarque, au degradé des couleurs, qu'elles ex i s ten t
comine il le ferait dans les champs. II s'amuse a tracer sur par rapport á l'usine : plus ou moins noires selon leur pmxi-
les inurs des ombres et des lumiéres. mité ou leur éloignement de la bátisse-pilote. Tous les chemins
á
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essentiels ménent á l'usine : la route, l'eau, le rail. La véritable expression de la civilisation industrielle. La ville tout entiére
gare, ce sera celle qui idessert l'usine ; les routes les plus fré- (les bourgeois comme les gens modestes) révaient une ruralité
quentées se rendent inevitablement á l'usine. ui les fuyait ; le peuple recherchait une image de lui-méme qui
Cette derniére ne se contente pas d'enfermer les ouvriers
á longueur de journée et de nuit. Elle empuantit, elle noircit
3 isparaissait peu á peu.
Nous choisirons la premiére image pour deux raisons. Elle
tout le paysage, comme si elle possédait tous les droits, comme constitue, á elle seule, un monde avec ses soleils, ses velos, sa
si l'espace environnant lui appartenait. Ainsi, elle emplit l'at- place, ses jours de féte. D'autre part elle nous propose un modele
mosphére de ses mugissements a heure fixe : nul n'a le droit de communication réussie : le bonheur simple de saluer le matin
d'ignorer son existenee. Tout bátiinent important cherche á s'as- un voisin ; la joie de s'attarder, un peu plus, dans les rúes quand
similer une certaine étenldue et á rayonner a distance. Mais l'em- les beaux jours reviennent. Nous n'avons pas a copier cette
prise de l'usine apparait plus violente. Elle s'incorpore toutes communauté mais a nous servir de cette image pour mettre en
Jes dimensions : visuelles, auditives, olfatives de l'espace. La féte aecusation ce qui géle et ce qui obture les relations humaines, et
y prend un autre sens. Elle devient un peu véale, parfois vin- pour tenter d'inventer une société aussi transparente.
dicative et bruyante. On danse, on crie pour oublier d'autres Puisque nous donnons notre préférence á cette image du
foruits et d'autres gestes qui ont engendré l'ennui et la lassitude. faubourg, n'aurions-nous pas dü operer notre description a partir
On dépense vite et en un seul soir parce qu'on n'a pas l'espoir des ceuvres cinématographiques ? En effet ees derniéres ont
d'économiser. La féte ne se déroule plus sur un í'ond d'insou- influencé tres directement l'imagination populaire. Elles tentaient
ciance mais de tristesse — la sálete n'est plus la mente. Dans d'adoucir, par une bonne humeur genérale, tout ce qui pouvait
Hmagerie traditionnelle, elle semiblait une expression de la rura- choquer. Que des enfants ou des couples vociférent, et nous
lité. L'hygiéne est une invention nécessaire de la ville : a la cam- interprétons les cris comme la volonté de se donner en spectacle.
pagne, on ne fait pas tant d'histoires et le soleil, une vigoureuse Un ruisseau malodorant, une poubelle qui se renverse seront
san té ont raison de tous les risques de contagión. C'est une matiére á plaisanterie. Ainsi, en traitant des images de méme
crasse tiéde, parfumée, naturelle. Une visión réaliste y voit, au nature, notre travail eüt gagné en rigueur et nous aurions obéi
contraire, la conséquence de l'imprévoyance patronale. Les usi- au critére de pertinence, si important en sémiologie.
nes évacuent, sans souci des hommes, toutes sortes de déchets. Les
plus riches ont pu se sauver. Les autres demeurent, sans espoir, II s'agit d'une question de méthode qui déborde la descrip-
par la forcé des choses, et cette sálete dont ils ne sont pas res- tion elle-méme du faubourg. II est vrai que le terme de visión
ponsables, qui envahit leurs vétements, leur corps, leurs demeii- euphémisante s'applique á l'ceuvre de Rene Clair ou a quelques
res, devient une justification de la condition oü on les tient. Elle films italiens. Que de bals du 14 juillet, que de places publiques,
manifesté qu'ils existent en dessous de l'humain et qu'ils ne que de velos, que de romances, que d'amoureux et que d'enfants
méritent done pas d'étre traites comme des hommes. ensoleillés, que de gentillesse dans tous ees films d'une inégale
valeur ! Seulement nous affadirions la virilité, Tesprit d'indépen-
Tous ees derniers trais nous montrent qu'il est difficile de dance, le sens de l'honneur du faubourg : non point par accident,
passer sans heurt d'une imagerie du faubourg a une autre. Les mais parce que l'image esthétisée comporte de la complaisance
repéres, les symboles spatiaux ne peuvent coexister entre eux. et que son unité procede d'un genre et non d'une nature. Nous
Par exemple, comme nous l'avons dit, la rué ne saurait s'har- refusons le terme de visión euphémisante ou euphorisante qui
moniser avec la place céntrale. Le faubourg traditionnel était implique un traitement, une élaboration caractérisée.
plein de fleches, de clochers, de maisons d'une hauteur inégale.
II n'avait pas cette horizontalité qui permet a l'usine d'écraser Nous prétendons nous situer (peut-étre avec quelque absur-
le reste du paysage. II vivait en lui-méme et pour lui-méme, assez dité) en decá d'une certaine dualité. Or le pain doré de la bou-
indifférent au monde environnant, tandis que les routes et les langerie, dáns u n film sur le faubourg, nous raméne á une
rails dont nous venons de parler, semblent le relier, d'une facón quotidienneté miraculeuse parce que la simplicité apparait sur
tres étroite, a un complexe industriel plus vaste. un écran comme le comble du merveilleux. Ce va-et-vient de la
Comment expliquer cette dualité et pouvons-nous la surmon- réalité et de l'ceuvre ne nous intéresse pas. Nos images, méme
ter ? S'il existe un esprit des lieux — comme nous en avons fait si elles ont eu pour origine insaisissable tel ou tel film, doivent
l'hypothése dans ce travail — peut-il inspirer des visions dis- étre devenues images de tout le monde, non pas images d'une
cordantes ? Ambivalence de l'idéologie ? Les classes possédantes salle de cinema, mais images charriées, puis retrouvées par la
avaient intérét á passer sous silence ce qui semblait par trop foule des hommes qui marchent dans une ville. De méme les cris
inhumain, a proposer des visions adoucissantes — et quand de la rué, dans un film, s'interprétaient comme la volonté de se
certains de leurs écrivains ou de leurs enquéteurs découvraient donner en spectacle. Ils fonctionnaient comme des signes.
la terrible réalité, ils glissaient vers le catastrophisme. Nous Ils indiquaient ce que nous devions viser a travers eux, en
préférons aborder le probléme d'une autre maniere. Nous devons fonction des conventions d'un genre ou d'une époque. Les objels
distinguer idéalement deux paysages qui, dans la réalité, se ont alors perdu leur innocence, ils ne résonnent plus en nous
mélaient confusément : celui du faubourg, replique du grand comme les échos de significations enfouies dans le sensible.
villagc aux portes de la ville et celui de la banlieue ouvriére, II parait done nécessaire de montrer avec precisión de quelle
M
288
DU CÓTÉ DES LIEUX
FRONDE DU FAUBOURG 289
maniere l'image cinématographique du faubourg posséde un
charme indéniable et pour quelles raisons elle ne pouvait étre
utilisée. Une rhétorique subtile permet de résoudre des para- ne retombe pas dans une flaque boueuse. II s'envole comme le
doxes topologiques. Un certain nombre de films (de Rene Clair) bailón d'un enfant au jardin du Luxembourg. Et le matériel
situent l'action sur une place publique. Cette exiguité pourrait verbal ou la rhétorique des images ne participe-t-elle pas de cet
susciter une impression a'étouffement ou un ralentissement de envol general ? Des titres comme Í4 juillet, le Million tissent la.
l'action. II en resulte, au contraire, par le jeu des mimiques et trame d'un ciel tricolore, d'une journée matinale. Les objets ne
des conversations un sentiment de familiarité heureuse. L'on peuvent se métamorphoser les uns dans les autres que parce
s'aime bien parce que l'on se connaít bien. Une rupture n'est qu'ils obéissent au bon vouloir de l'esprit, sans daigner prendre
jamáis définitive parce que les amoureux sont destines á se en considération l'inertie de la matiére qui les constitua tel ou
rencontrer de nouveau — ne füt-ce que par le biais d'un cam- tel.
briolage manqué. La réduction de l'espace n'est jamáis oppres- II eut done été seduisant de mettre á contribution le talent
sante ; elle donne plutót á penser qu il n'existe pas de dehors de Rene Clair mais nous voyons aussi pour quelles raisons ce
menacant. recours fut impossible. L'obstacle essentiel ne résidait pas dans
une différence de contenu mais dans la différence de nature de
En outre il s'agit, de toute évidence d'un espace scénique. l'image. Elle s'est déjá redoublée lorsqu'elle apparait dans un
Derriére ees volets de convention, il ne peut se tramer de crimes film. Elle dit malicieusement l'essence á laquelle elle prétend
odieux et ees nuages, trop bien leches, n'apporteront pas un faire concurrence. Elle a perdu l'opacité entenebrante et illumi-
orage dévastateur. Les hgnes adroitement dessinées recom- nante d'une chose qui donne á penser, a rever mais qui jamáis
mencent une création, cette fois pourvue de courtoisie et de ne se transforme en une puré réalité intelligible. Les images que
gentillesse. Nous nous trouvons au niveau d'essences exemptes nous tentons de répertorier dans ce travail doivent conserver un
d' « accidents ». Le facteur n'a d'autre vocation que de porter statut ambigú : immergées dans la Nature puisque nulle alchimie
des lettres bleues et que d'arborer un magnifique képi. Le ne les a encoré transformées et puisqu'elles sont le produit d'une
boulanger épuise son étre dans le maniement de la páte. Les ville qui a souffert sa passion et non d'artistes qui ont entrepris
étres et les objets, en devenant intelligibles, en accomplissant, du une oeuvre — et cependant images parce qu'elles rayonnent,
premier coup, leur destination, échappent aux malentendus, aux parce qu'elles ébranlent l'imagination á la différence de tant
parcours douloureux de l'histoire. d'objets qui intéressent seulement notre action.
La convention a la bonté de se donner comme telle (et par Cette ambiguité devrait suflire á excuser l'impureté de notre
la, elle se sauve du conventionnalisme). Nous sommes parfaite- projet et de son exécution : par excés d'opacité, quand la descrip-
ment rassurés puisque nous rencontrons de purs signes et non tion emporte avec elle une part du refus, de l'enténébrement de
des existences maladroites, déchirées, obscures á elles-mémes. la chose (ce serait, a notre sens, un demi-succés) par excés de
Les objets, les visages ne sont plus les occasions d'une quéte Iransparence, quand elle le livre trop ouvertement au jeu des
pathétique, ils opérent comme des signes de reconnaissance que connotations (ce serait un demi-échec imputable parfois á l'au-
nous décodons immédiatement, sans étre dupes — ce qui suscite teur, parfois á un lieu comme le studio ou le living). L'image
un sentiment de supériorité et ce qui evite toute déception. Nous n'est jamáis pour nous une inétamorphose réussie ou un doublé
croyons que les amoureux du faubourg s'aiment, que le soleil du modeste du réel mais la réalité elle-méme quand elle posséde
faubourg rayonne de gentillesse mais nous n'attendons pas pour assez d'éclat pour éveiller en nous des pouvoirs qui demeuraient
autant du monde réel qu'il nous aime et du soleil réel qu'il nous oubliés, quand elle affirme incontestablement son égalité ou sa
réchauffe. Sympathie, tendresse, complicité mais jamáis ce delire supériorité sur nous, hommes qui nous estimions maitres et
d'espoir ou de désespoir qui déchire puis qui vieillit un étre. possesseurs de cette nature. Image, non point le signe de la chose
mais plutót la chose quand elle s' « exalte » et que nous entrons
Par le jeu de la lumiére, par les éléments du décor, le en jubilation de la savoir si digne d'exister.
cinéaste saura alléger les objets. Les enseignes, la terrasse d'un
café, la main d'un policier, les médisances d'une concierge, la L'image n'est pas seulement le produit de mon imagination,
un fantasme dans l'intériorité du sujet qui a perdu l'objet du
pince-monseigneur d'un cambrioleur, rien ne pese. Nous voilá désir. Elle n'est méme pas seulement ce que Fceuvre d'art nous
introduits dans un univers exempt de lourdeur, done de méchan- propose. Elle est d'abord un surcroit de réalité proposé par le
ceté. Tous les héros échappent á la loi de la pesanteur ; ils gra- réel.
vissent quatre a quatre les marches d'un escalier comme nous au-
rions peine á les dévaler. Quand ils ne mangent pas et quand ils
ont l'estomac creux, ils prononcent des paroles encoré plus bon-
dissantes et ils touchent, á peine, le sol de leurs pieds. L'argent
— puissance d'oppression — ne se tient pas dans les coffres-forts,
il volette de mains en mains, dé ja rattrapé, dé ja perdu, ne chan-
geant rien á la marche du monde, déclenchant seulement de
folies poursuites. Un chapeau de paille, quand il prend le large,
II
L'UNIVERS PAVILLONNAIRE 291
d'Henri Lefebvre sur les pavillonnaires. Cette étude a été con-
duite avec beaucoup d'intelligence, elle a su prendre appui sur
de libres interviews. Elle use des apports de la linguistique. Elle
nese défend pas d'une approche phénoménologique (sur le
« coin » par exemple). Avons-nous encoré, dans de telles condi-
tions, quelque chose a diré ? Que peut revendiquer notre appro-
che, lorsque le terrain a été exploré, avec beaucoup de jugement,
par un psycho-sociologie ouverte ?
Nous ne pourrons repondré a toutes ees questions qui, pour
la plupart, ont quelque connivence entre elles. II s'agit de la
L'UNIVERS PAVILLONNAIRE défense et de l'illustration d'une approche qui n'ignorera pas les
droits d'une critique socio-économique, d'une géographie et d'une
psycho-sociologie urbaine.
Sans nul doute, il a existe une politique pavillonnaire, méme
Nous voudrions d'abord, en quelques lignes, énoncer les si ses manifestations ont subi des formes diverses au cours de
múltiples raisons qui nous paraissent donner de l'intérét á une l'histoire. Le Play écrivait deja : « La plus urgente reforme de
étude de la banlieue. II existe une idéologie pavillonnaire, une la vie privée a pour objet le grand désordre de notre temps. Elle
mythologie pavillonnaire : ne rend-elle pas caduque une étude remedie aux maux qui sévissent pour les individus isolés dissé-
d'un « vécu » qui ne posséderait pas d'authenticité et qui conti- minés á l'état nómade sur le territoire ou momentanément fixés
nuerait á masquer les véritables antagonismes sociaux, les man- dans des habitations prises a loyer... Elle vise a rendre l'aisance
ques profonds des individus dans une société déterminée ? Et si et la sécurité aux moindres familles en les attachant au sol par
nous prenons au sérieux ce « vécu » pourquoi adoptons-nous le travail, la frugalité et l'épargne : en leur conférant au moins
cette attitude, comment pensons-nous articuler une démystifica- la dignité que donne la propriété du foyer domestique. » Dans
tion et une ressaisie compréhensive du phénoméne pavillon- ees quelques lignes apparaissent les thémes les plus fréquents
naire ? Autres motifs d'intérét : le monde pavillonnaire apparait d'une idéologie aussi morale que sociale. On ne cherche pas seu-
comme celui de la platitude, d'un espace morne : une poétique lement a disperser les ouvriers, a freiner des concentrations dan-
est-elle, en pareil cas, possible ? Et, si oui, dans quelles condi- gereuses pour le pouvoir bourgeois. On veut modiñer la nature
tions ? En outre nous nous trouvons en présence d'une zone oü méme du prolétaire. Reprenons done quelques termes de Le
l'habitat semble déterminer les lieux. Dans le « centre », dans Play. « Reforme de la vie privée » : la societé doit prendre en
les quartiers louches ou bourgeois, nous ne saurions faire abstrac- considération la vie privée, laquelle concerne la famille et non
tion des maisons, des immeubles mais les pierres se confondent l'individu, ce qui nous assure que nous pénétrons deja dans le
dans une tonalité plus genérale et, par exemple, la rué nous en social. « A l'etat nómade » : les prolétaires campent dans le
apprend deja assez sur le quartier louche ou commercant. Au pays ; ils ne peuvent, dans de párenles circonstances, se sentir
contraire quand on parle d'une certaine banlieue, on evoque tres solidaires d'un pays dont ils sont exclus, ils risquent de se
vite le pavillon (nous ne visons pas ici la banlieue ouvriére qui conduire comme des pillards. « Les fixer » : pour les encadrer ;
posséde des points de rassemblement tres chauds et tres actifs. pour leur permettre de s'épanouir en un lieu determiné : les
Ainsi la mairie y joue un role considerable. Les habitants s'y nommes ont été arrachés á leurs fermes ; ils ont cessé d'appar-
sentent chez eux. Us s'y retrouvent dans les périodes efferves- tenir á des paroisses, a des bourgs ; ils ne respectent plus la tra-
centes de l'histoire : quand il faut s'insurger ou a la veille d'une dition ; traites comme des individus, ils deviennent des indivi-
élection. Les chómeurs y sont accueillis pendant les crises écono- dualistes ; ils ignorent le consensus social, ils sombrent dans le
miques et s'il y a des blessés á la suite d'un coup dur, c'est la nihilisme et le malheur. « Le travail, la frugalité, l'épargne » sym-
tres spontanément qu'on les soignera. Cette vitalité s'exprime bolisent les vertus que l'ouvrier développera parce qu'il voudra
dans les murs : photographies de militants, banderoles revendi- devenir propriétaire d'un pavillon ; la lutte des classes s'atté-
catives, drapeaux rouges, documents sur l'actualité internatio- nuera lorsque toxis les citoyens seront des propriétaires. Ces trois
nale. La créche municipale, l'école primaire rayonnent de la vertus prennent leur relief quand on veut bien les opposer a des
méme ferveur collective, comme si les maítres y étaient plus visi- vices fantastiques qui se logent dans le coeur humain : le travail
bles, comme si les enfants y étaient plus heureux). Qu'en est-il et non point la paresse qui implique le vagabondage, la dislo-
done quand nous suivons le chemin inhabituel qui nous méne du cation de la personnalité, la violence — la frugalité car il faut
logement aux lieux ? D'une facón sigificative nous hésitons á mater en nous la nature, l'humilier, contraindre ses fureurs et
parler en termes de quartiers ; nous employons plutót ceux de sa sauvagerie — l'épargne car elle impose une autre visión du
zones, de secteurs : que deviennent, en pareil cas, les rapports temps ; on ne cede plus á des humeurs explosives, a des rages
du tout et de la partie ? soudaines ; on capitalise, on se rend compte que seuls des gains
moderes, constants, et non point la Révolution sont capables d'en-
Enfin nous connaissons les travaux remarquables de l'équipe gendrer un avenir meilleur.
é
294 DU CÓTÉ DES LIEUX L'UNIVERS PAVILLONNAIRE 295
employons-nous, des étres que nous cótoyons, 'de la lumiére qui souliers crottés) localise les effets de la sálete dans un espace
baigne notre visage, de l'espace dans leíquel nous óvoluons. Or, circonscrit, peu valorisé. II semble bien que cette attitude — en
avouons-le, le pavillon se préte bien á une telle opération. fin de compte, opposée á la premiére — predomine chez le pavil-
D'abord ¡7 se donne rarement comme une ceuvre définitive. II lonnaire. La sálete continué á passer pour un signe du mal qu'il
faut l'aménager car il comporte des places perdues, u n sous-sol, faut exorciser : l'homme fera, de temps á autre, le ménage du
parfois u n grenier. Comme il est soumis aux intemperies, il faut jardin, il n'entrera pas directement dans son logement mais il
le repeindre, réviser la toiture. Serait-il parfait et soustrait aux traversera le garage oü il déposera de la boue par une journée
vicissitudes du temps que le propriétaire a le droit d'en disposer, pluvieuse. II lui restera le droit de rever a Vanarchie de ce sous-
de le bricoler tandis que le locataire de l'immeuble collectif ren- sol (pneus démontés, charbon dans u n coin, taches de cambouis)
contre une réglementation stricte qui s'oppose a de tels rema- qui consume, en quelque sorte, une connotation de la sálete.
niements. Nous avons davantage insiste sur cette derniére analyse car
En outre le travail n'y a pas le ménie sens. On decore un nous pouvons, a partir d'elle, nous interroger sur la possibilité
appartement, on le rend plus confortable ; bref on ne touche pas d'engager plusieurs démarches différentes. L'opposition du sale
á la substance de son étre. Le pavillonnaire a davantage l'im- et du propre manifestait une bipolarité qui n'etait pas evidente
pression de terminer ce qui demeurait inachevé et, méme quand et, en ce sens, elle exprime une victoire sur l'immédiateté. Elle
il cólmate une breche, il défend encoré la matiére de son loge- nous permet de mieux investir la structure spatiale du pavillon
ment contre l'usure du temps. Nous devons entendre, en ce et elle nous indique encoré a quel point l'habitant doit s'appro-
sens, le bricolage : « douce manie » chez quelques-uns, moyen prier son espace. Une phénoménologie a le droit de dégager le
comme disent les psycho-sociologues, de pallier la percellisa- sens et les modalités de cette appropriation de laquelle l'homme
tion du travail par une ceuvre totale créatrice — mais aussi, ne saurait étre absent. Cependant la description ne doit pas
quand il s'agit d'un pavillon, possibilité de refaire sa demeure, sa demeurer á ce seul niveau. Les auteurs de « L'habitat pavillon-
coquille, d'en assumer la pleine responsabilité. Le temps perd sa naire » ont raison de remarquer que « dans l'entretien, s'expri-
contingence apparente, lorsque l'espace appelle, d'une facón aussi ment a la fois une tendance a marquer l'espace et une tendance
pressante, l'homme a son secours. La mort et l'usure d'une exis- á l'aménager ». Car la sálete ne se laisse pas aussi facilement
tence qui nous corrode, passent inapercues lorsque notre regard « réduire » que dans un appartement. Elle renait, elle devient
rencontre, sans cesse. une tache precise a mener a bien, avant les une des composantes substantielles du pavillon.
pluies ou avant l'été. Pour notre compte, allons plus loin. Elle est une des mani-
Ensuite nous nous trouvons en présence d'un espace arti- festations inquietantes de la nature. N'entendons pas seulement
culé. La clóture peut bien proteger de la curiosité ou renforcer le que la sálete soit plus redoutable que la propreté. Inquietante
sentiment de propriété. Elle a aussi pour fin de séparer le pavil- comme chaqué fois oü les choses font entendre leur altérité et
lon de l'espace environnant. Le jardín s'oppose a la maison elle- prennent l'initiative. II n'est jamáis facile de nous confier á elles
méme qui perd ainsi son unité trop massive. Les enfants y jouent, car savons-nous jusqu'oü elles nous méneront ! II existe done u n
les animaux s'y ébattent et, la encoré, cette articulación de l'es- pavillon qui, á la fois, ressemble et se distingue de celui que nos
pace entraine une détermination du temps. Le jardin, en effet, enquéteurs ont fort bien analysé. II lui ressemble en ce sens
signifie plutót le soir que la journée. le dimanche que la semaine, qu'il comporte un jardin, des fleurs, un sous-sol, une clóture
le printemps que l'hiver. N. Haumont releve d'autres oppositions mais z7 suffit de considérer le pavillon comme engendrant, comme
qui rythment le pavillon d'une facón bipolaire : le devant oü l'on voulant l'arbre, le jardin, les insectes, les roses, le pavillonnaire
appréte les apparences et le derriére oü l'on vit a son aise, la pour que, selon nous, nous entrions dans le domaine du poéti-
cuisine oü l'on accepte d'étre comme l'on est dans la quotidien- que. II nous faut aussi considérer une banlieue qui a poussé
neté et la salle á manger oü l'on recoit les invites, oü l'on se anarchiquement, au gré de la volonté de chacun et non un lotis-
montre tel que l'on voudrait étre... sement préordonné, bref substituer une parole á une langue.
Ces oppositions se rencontrent aussi dans un appartement. Le morne, l'humide, le fade, le grouillant trouvent la gloire
II nous parait plus précieux d'avoir mis en évidence l'opposition de leur apparaítre dans et par le pavillon. Sans lui, encoré, une
du sale et du propre qui n'a pas son équivalent dans le logement certaine vérité de l'insecte et du sécateur ne verrait jamáis le
collectif. Or de tels attributs comportent des résonances biolo- jour. Les gestes du pavillonnaire prennent une grandeur nou-
giques, morales. II existe comme u n droit á la sálete que notre velle, non que nous les transfigurions en leur accordant des in-
société n'admet pas puisqu'elle a institutionnalisé la propreté tentions sublimes qu'ils ne comporteraient pas mais parce que
sous la forme de l'hygiéne, des surfaces lisses, des idees nettes, relies a l'étre du pavillon qui les fit devenir ce qu'ils sont, ils
de la neutralité dans l'engagement. Salir, avoir le droit a exister composent u n monde. Aussi nous refuserons-nous á sérier des
comme l'on est, avec sa laideur, avec sa transpiration, avec son connotations et des connotateurs, ce qui, semble-t-il, apporterait
goüt propre — mettre sa marque maladroite sur les choses, ne les avantages de la ciarte et du recensement. Ce serait poscr iiue
pas avoir honte de sa corporéité, de ce qui pousse ou de ce qui la dénotation importe au premier chef, et que, de-ci de-la, ú lilre
secrete en nous. Au regard d'une conception moins libérale, erratique se glissent des sens seconds, derives. Ici, parce que
l'hntiime qui salit (en bricolant dans le sous-sol, en gardant ses nous sommes en présence d'une Nature, nous pouvons reprendre
296 DU COTE DES LIEUX L'UNIVERS PAVILLONNAIRE 297
les termes que Mikel Dufrenne emploie á propos de l'o3uvre d'autres appels. II escomptait se laisser envelopper et porter par
d'art « c'est la connotation qui fournit aux eléments du donné un nuage.
leur unité syntagmatique ». Les métaphores, les images partidles Le méme arbre représente autre chose pour Fadulte. C'est
expriment, chacune pour leur part, l'étre du pavillon dont elles un arbre vesperal, tañáis que l'arbre de l'enfant est matinal. II
p r o c é d e n t ; elles valent surtout parce qu'elles en dérivent et non nous a vu parfois grandir. II a été le témoin silencieux et com-
par une opposition relative aux termes complémentaires, opposés préhensif de notre existence, de notre enfance et de Fenfance de
de l'immeuble collectif. nos enfants. Plus jeune, nous le prenions d'assaut. Maintenant,
Seulement comme nous ne prétendons pas entrer dans les nous n'osons pas lui avouer tout ce que nous avons sur le cceur.
desseins de la Nature, nous décrirons souvent les gestes, les II paraissait si loin au fond du jardin et, maintenant, il s'est rap-
réveries du pavillonnaire ou du promeneur de cette banlieue. proché de notre maison, comme la mort.
Quand la description tourne court, nous en demeurons á une Seúl u n amateur de paradoxes aflumerait que Farbuste est
sorte de phénomenologie. Quand elle se laisse emporter par l'élan u n arbre en miniature. Certes, il y a « une différence de taille »
qu'elle a su prendre, elle atteint un niveau plus proprement entre Farbre et Farbuste, mais alors il faut prendre au sérieux
poétique mais n'est-ce pas déjá dans le premier cas, l'homme cette expression... L'arbre est accompli, il représente une puis-
produit et inspiré par le pavillon ? De son cóté, le fantastique sance tutélaire qui nous protege. Notre respect est lié au respect
(une certaine méchanceté du pavillon qui va jusqu'au crime et que nous éprouvons pour ceux qui Font planté. Pour l'enfant,
au poison) se livre comme u n des possibles du pavillon : ignoré, Farbre c'était cette virilité confirmée a laquelle il confrontait sa
contre toute vraisemblance, par son habitant ? Oui, dirons-nous, virilité naissante. L'arbuste est á faire, á creer. II y a toujours
et c'est en ce sens que les interviews trouvent leurs limites. II une nuance de défi chez celui qui plante u n arbuste et qui, ainsi,
faut interroger le regard, les poses, les gestes des pavillonnaires remanía le paysage et le monde. C'est pourquoi ceux qui aiment
qui nous font signe et qui sont tellement plus proches du pavil- planter des arbustes, n'aimeraient pas recevoir un jardin planté
lon que leurs simples bavardages — les traiter comme on traite d'arbres ou du moins ils s'en désintéresseraient. Le grand arbre,
une nature, une chair non parce que nous les méprisons et pour diront-ils, ne leur appartient pas assez. II fait surtout partie de
les chosifier mais parce qu'ils expriment ainsi aveuglément ce Fimmense famille des foréts qui peuplent FAmérique du Sud,
qu'ils ont á nous livrer avant de se retrancher derriére l'inanité FAfrique Equatoriale, FIndonesie. II leur échappe, comme la
de leurs propos. Nous ne prétendons pas indiquer, par ees quel- plaine sans fin, comme les fleuves majestueux. Ils préférent ce
ques remarques, ce que nous avons fait mais plutót exposer Fin- petit arbuste qui est bien a eux et auquel ils peuvent s'identifier.
ten tion de notre travail. E t nous pensons demeurer dans les limi- La plante de l'arbre joue u n role important. En le plantant,
tes d'une entreprise philosophique puisque nous tentons de pas- l'homme a/firme sa masculinité : « les femmes », avance Fun de
ser de l'implícite á l'explicite. ees banlieusards, « savent entretenir les íleurs, mais elles ne
connaissent rien aux soins qu'il faut prodiguer aux arbustes ».
Nous commencerons par le plus humain en nous placant a Planter un arbre, c'est comme chasser le gibier, piller les villes
ce niveau oü le projet Femporte sur Fobjet. II y a .souvent un — une facón de se poser et de se reconnaitre homme.
arbre dont les dimensions étonnent dans ce jardin modeste. II
« mange », il devore le peu d'espace, il constituerait plutót une II faúdrait, des maintenant, distinguer cette nature de la
gene — et, cependant, en un sens, il est irremplacable, surchargé campagne. Dans cette derniére, Fon percoit des animaux, des
de symboles et de fonctions. C'est avant tout l'arore de la liberté. vaches, des canards, 'des tracteurs et pour peu qu'il y ait quel-
L'enfant y apprend á vivre au contact d'un élément qui lui ques arbres, Fon imagine du gibier, des oiseaux. Dans le petit
resiste. Les mecanos, les soldats de plomb, les raquettes de tennis jardin, les insectes tiennent une place trop importante. II sem-
jouent un role certain dans Fécolage de l'enfant, mais ils se ble que Feffort déployé pour les exterminer les multiplie. Le
manient, ils se cassent, ils se perdent. L'enfant se confronte par soir, en ce jardin, il semble que se réveillent tout ce qui gémit,
Farbre á u n solide, a un étre permanent. II va écorcher ses tout ce qui rampe et tout ce qui bave. II y régne une monstruo-
mollets, ses cuisses, ses avant-bras, toutes ees parties du corps sité humide qui ne se reneontre pas dans une métairie de Gas-
en general protégées. II prend conscience du dedans de ses cogne ou dans une ferme de Beauce. A la campagne, les insectes
jambes, du dedans de ses bras, de cette face interne du corps vivent á leur place, á leur petíte place, ils disparaissent sous
que nous connaissons á peine — si ce n'est dans l'acte d'étreindre Fhectare de ble, sous la forét, sous le troupeau de vaches. Ici
et d'enserrer. On dirait que l'enfant réapprend chaqué matin á ils| deviennent les rivaux et les égaux de l'homme. L'univers
monter á Farbre. En fait, il s'y essaye, comme un chien s'agace nocturne du pavillon est larvaire, grouillant, presque croassant.
les dents avec un os ou comme un artiste revient inlassablement Cette malice de la nature se declare ouvertement des que Fon
sur le méme tableau. Et puis, l'arbre se substitue au grenier qui abandonne un pavillon. On dirait qu'une vermine indistincte est
manque souvent á nos maisons. L'enfant grimpe et, lui qui tient venue moisir, ronger les murs eux^mémes. Les maisons de cam-
peu en place, y demeure pendant de longs moments. Les adultes pagne ou ¡de montagne vieillissent avec plus de dígnité. Elles s'af-
s'en étonnent. C'est que, sur ce sommet, il domine une partie du faissent sous le poids des ans et des eléments extérieurs, alors
quartier, Fexistence. II n'est plus tout a fait de notre monde. que dans la banlieue, elles semblent se gangréner de Fintérieur.
Lorsqu'on Fappelle, il est decu. II espérait d'autres voix et Un mur, par principe, doit demeurer solide. Qu'il pourrisse
20
«
298 DU CÓTÉ DES LIEUX L'UNIVERS PAVILLONNAIRE 299
et c'est l'univers qui chancelle, ce sont les certitudes qui per- II croyait ne rien laisser au hasard mais il se trouve que
dent leur évidenee : mon existence s'accoudait á ce mur qui les précautions prises tournent á sa confusión. II s'aeharne,
cede. Tandis que l'on peut localiser une malfacon ordinaire, le comme nous le disions, contre l'insecte. II disait chercher la pro-
mur du pavillon semble se corroder du dedans, ne plus avoir preté et il l'écrase. II prend plaisir á contempler cette forme
le goüt de sa propre cohérence. Le propriétaire ne se resigne pas. tordue qui se convulse et iqui maintenant adhére au ciment et
II observe chaqué soir son mur avec mauvaise conscience car il le tache. C'est que l'insecte incite á un certain type de eruauté :
a le sentimenl que, par son regard, il en aggrave la déchéance, le disséquer, luí óter une patte, une aile, le voir avancer malgré
tout comme on agace de la langue une dent malade. II faudrait son inñrmité. Ei l'on voudrait connaitre la substance de l'insecte
se reteñir de le considérer mais est-ce possible ? et que peut-on qui n'est pas, a proprement parler, de la chair et qui, pourtant,
en faveur d'un mur qui met tant de mauvais vouloir á résister vit, palpite sans doute. Quelle est cette cuirasse qui se plie, et
a l'usure du temps ! qui crisse et qui s'écrase lorsque la pression s'accentue ?
Le printemps a été esperé et on croyait qu'il apporterait A forcé d'hygiéne et de propreté, les choses se mettent á
l'apaisement. II possede moins d'ampleur, moins d'harmoniques prendre une allure malsaine. Elles sont trop lustrées ; les murs,
qu'á la campagne mais, en un sens, il est plus marqué. On suf- les tables, les chaises, les guéridons ont beneficié, chacun et
toque presque au milieu de toutes ees fleurs qui s'ouvrent en chacune, de leur enduit ¡propre. Notre regard et notre main ren-
méme temps. Le soir, le banlieusard croit revenir d'une ville contrent une pellicule chimique, difficile á definir et qui n'est
intemporelle, d'une ville amputée du temps, comme un homme jamáis le bois ou le l'er. Nous pouvions, aprés avoir quitté la
peut étre amputé d'un de ses membres et á mesure qu'il »ppro- ville, espérer renconlrer des prémices de la nature et nous abor-
che du pavillon, il redécouvre un printemps sucre, il est saisi dons un univers qui sent la droguerie. Ce n'est pas le mineral
a la gorge par les parfums, par l'odeur de la terre que l'on remue, ou le vegetal ou Vhumain qui triomphent mais le « chimique »
par le bruit des sécateurs : les paysans qui savent la longueur que nous a'bordons et que nous reconnaissons avec tous nos sens.
des travaux et qui ont d'autres champs á fouiller, y mettent Nous passons, d'une facón insensible et comme nécessaire, cu
moins d'ardeur. On dirait que les banheusards s'affolent, qu'ils soupcon du poison. Certes toutes ees poudres ont été disposées
ne savent oü. donner de la béche et du sécateur. Eux, les pour- á l'intention des insectes nuisibles (le « nuisible » est un quali-
chasseurs d'insectes, se conduisent comme des insectes spasmodi- ficatif qui apparait souvent dans l'univers pavillonnaire, alors
quement laborieux. Cette inversión ne nous étonnera pas : l'ava- que dans d'autres lieux coímme l'atelier, le bureau, le salón, on
leur, dans bien des mythologies, se transforme en avalé, et le préfére d'autres termes comme le « pompier », 1' « inefficace »,;
Christ, pécheur d'hommes, a été souvent figuré sous la forme du 1' « odieux »). Mais les piéges ide l'homme peuvent se retourner
poisson. Nos Jean Rostand de banlieue se livrent a toutes sortes contre celui qui les a dressés. Et l'intoxication, elle n'est pas
de greffes — pour le >plaisir de creer des espéces nouvelles, pour seulement dans les produits que l'on déverse dans les jardins,
se livrer á des tentatives incertaines contre-nature. lis essayent elle reside aussi dans toutes ees couleurs mauvaises qui tapis^
d'étranges accouplements, ils aiment que la nature copule sous sent les parois de la maison, dans cette terre avachie, dans ees
leurs yeux. Certaines plantes survivent seulement pendant quel- conversations méchamment colportées. Le propiétaire, á forcé
ques jours et, de leurs yeux rigolards, ils les regardent dópérir. d'acheter et de manipuler le poison, se met á le secreter lui-
Qui est coupable ? Oü est la méchanceté ? Le banlieusard méme. Redoutant l'accident, il commence á le rever, á le craín-
a voulu domestiquer ce coin 'de terre qu'il posséde : voilá, semble- dre et a le désirer á la fois.
t-il, le réve de tout propriétaire : « subjicite eam ». N'avons- On tue, au couteau, dans certains quartiers louches ; on
nous pas couvert la terre de routes, transformé la faune et la abat la victime par une rafale de mitraillette sur certains bou-
flore ? Seulement notre forcené de la béche n'a pas conservé la levards. Ici on favorise la mort, en provoquant un empoisonne-
prudence traditionnelle d'un paysan qui sait parfois laisser les ment langoureux. A une fin rapide, séche, fulgurante, on prér
éléments au repos. Alors le jardín se rebiffe, la terre tourne au férera les convulsions d'une existence qui vomit la bile avant
sale, prend des teintes livides, ne met aucune bonne volonté a de renidre l'áme. Les experts, quand ils viendront enquéter,
prospérer, avorte dans la plupart de ses productions. Cette sour- s'apercevront que le pavillon regorgeait de produits toxiques,
noiserie enchante le pavillonnaire et l'incite á un surcroit d'ef- que l'eau, les murs, les cheveux, la terre, les vétements, la grena-
forts stériles. II n'engrangera jamáis des moissons inespérées dine s'étaient imbibés d'arsenic. II ne s'agira pas d'un accident
mais il aura maté la nature dans ees quelques métres carrés qui localisable dans le temips et dans l'espace. On n'arrivera pas á
lui ont été alloués. II la soumettra á un régime disciplinaire. comiprendre que le mal n'ait pas agi plus tót et sur toute la
II en nomine, le matin, tous les éléments pour savoir si certains famille. Et si les Titans nous en disent davantage sur la m<on-
ne manquent pas á l'appel. II redouble les clótures, il fixe, á cha- tagne que la géographie, Vempoisonnement nous parle plus clai-
qué plante, ses droits et ses limites. Le propriétaire qui, s'il est rement du pavillon que tant d'enquétes habilement menees.
un retraité, paraissait voué á terminer son existence dans une Nous voudrions, pour terminer, évoquer encoré quelques
demi-oisiveté, s'épuise a cette tache. II constate, impuissant, cette images essentielles qui expriment encoré le mauvais vouloir de
décréation. II lui reste á malmener un régne vegetal qui lui la terre banlieusarde. De surcroit, elles devraient davanlage nous
resiste et qui le fronde. en apprendre sur le « morne » qui, dans son illimitation, peut
«
300 DU CÓTÉ DES LIEUX L'UNIVERS PAVILLONNAIRE 301
donner á rever tout autant que le « sinistre » ou le « louche ». tage il en perd le souvenir. La banlieue serait comme VAnti-
La banlieue est morne parce qu'elle apparait aboulique, parce Mémoire. Non point seulement en ce sens que le promeneur man-
'qu'elle n'arrive pas á prendre forme. Nous songeons, par exem- que de signaux, de monuments, de repéres caractéristiques pour
ple, á des villas á demi-construites, et dont le gros ceuvre vient s'orienter, comme il le ferait dans une ville (il n'aura rien retenu
d'étre achevé. Ce pourrait étre, ce serait en ville, une pause, un de la marche de la veille, il ne se souviendra pas de cette épi-
accident que l'on surmontera lorsque la faillite en cours aura cerie, villa parmi 'd'autres villas). Mais plutót il glisse dans l'in-
été liquidée. Rien de tel en banlieue. Nous avons l'impression différence, il ne se sent pas concerne par ce qu'il vient de voir et
que cette maison n'arrivera jamáis a tenue car elle viendra á il ne peut le ressaisir pour l'intégrer á. une temporalité coherente.
foout de tous les efforts entrepris pour finir ce qui .a été com- Le pays oü l'on ne parvient jamáis, ce n'est pas, en l'occurrence,
inencé. De faillite en suicide, de suicide en suecession enche- le chiffre d'une transcendance, la marque d'un ideal que l'homme
vetrée, elle opposera á l'homme son imperfection essentielle. Elle ne saurait atteindre mais la dissolution de l'étre dans un envi-
n'a pas de nom et les voisins n'osent pas lui imposer un sobri- ronnement oü il s'ensable, parce qu'il est morne. C'est encoré
quet qui lui en tiendrait lieu. On ne sait plus a qui elle appar- une raison pour laquelle les truanlds se cachent dans la ban-
tient. Ge mouvement si naturel qui conduit une villa de ses lieue : en soi, leur retraite est visible puisque les voisins les
fondations a ses ultimes finitions, s'est interrompu et comme épient et risquent de les dénoncer mais la protection qu'ils invo-
cassé. Le temps qui, ailleurs, irróversiblement, dans une éco- quent se situé ailleurs : les membres d'un autre gang ou encoré
nomie moderne fait nailre, prospérer jusqu'á l'enflure toute les policiers ne parviendront jamáis jusqu'á eux, il se perdront
chose, s'est retiré de ce coin de banlieue et .a perdu l'évidence dans cet espace inorienté ; ils en oublieront leur vengeance et
de son pouvoir. La maison de campagne decline, parfois sur leur mission.
l'autre pente, celle du passé á jamáis aboli. La maison de ban- Ces thémes supporlent un double traitement. On peut les
lieue s'est iimmobilisée alors qu'elle gravissait le versant de 1'.ave- interpréter en les démystifiant. L'imagination populaire des
nir. Elle est oíTerte á un lendemain mais nous savons qu'il ne romans et des films policiers affectionne les vies doubles — la
se pro'duira pas. coexislence des pantoullles et des mitraillettes, des pihotos ten-
Nous pensons á une seconde image étonnante, celle de la dres et des réglements impitoyables. On peut égaleinent mettre
maison inoccupée. Nous ne voulons pas diré qu'elle n'a pas trouvé 1'accent sur ce que ces images comportent de particulier et que
de locataires. Nous entendons signifier qu'elle est occupée d'une l'on ne retrouverait pas dans le théme de la « planque » en
facón anormale. On en ouvre les volets á de rares périodes de ville : une expression de la banlieue incapable de se teñir droite,
l'année ; les gens qui lui rendent visite le soir, sont deja repartís et d'aller droit. Alors ce ne sont plus les hommes mais les murs
quand le jour se leve. Dans de tels lotissements oú la plupart qui suscitent l'inquiétude : une matiére sournoisement aristo-
des propriétaires se connaissent, il parait inquiétant de ne pou- télicienne se révolte et se 'dérobe á l'emprise de la forme, de
voir nom.mer les occupants d'une villa. On les soupconne d'avoir la loi, du temps. Les habitants qu'ils soient ou non truands,
construit une maison « truquée » qui sert au mal. C'est lá, sans perdent beaucoup de leur importance face á ce vertige de l'in-
doute, que les truands viennent maquiller leurs autos ou pré- différence d'un décor morne.
parer un coup ou soigner leurs blessés ou torturer leurs vic-
times. L'intérieur de cette villa qui, á en croire l'aspect exté-
rieur, devrait ressembler á celui des autres bátisses, doit en
étre difiérent : la buanderie, le garage, la cuisine ont, á coup
sur, recu des destinations nouvelles. On y bricole, on y repeint,
on y opere, on y lúe. La victime ou l'otage ont perdu le goüt
de s'enfuir, ils ne savent plus oü ils se trouvent et les voilá
qui acceptent, dans la résignation, une mort sale, une mort qui
aonne a bailler. Les truands ont choisi cette villa parce qu'ils
s'y savent á l'abri de la pólice. Ce ne sont plus les néons des
quartiers louches ou la flambée joyeuse des armes que l'on
dégaine, mais une nourriture simple á base de conserven et de
longues parties de caries. L'ennui et le désceuvrement guettent
alors les hors-la-loi. Ils en viennent á devenir irascibles, méflants
les uns a 1'égard des autres. Ils abandonnent trop vite ce refuge
oü le temps leur pese et préíérent encoré risquer la prison ou la
imort.
On voit á quel type de réverie la banlieue, par son paysage
indifférencié, peut se préter. L'hommv risque de ne jamáis par-
iH'nir jusqu'á la villa qu'il recherche. En s'enfoncant au milieu
des allées rectilignes, il abandonne le désir de la trouver. Davan-
DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS 303
un homme pese, tant bien que mal ses mots, tandis qu'il formule
une pensée qu'il ne connait pas encoré.
Deuxiéme objection non moins grave : en nous engageant
dans une étude du « dedans » de la ville, est-il encoré possible
de négliger, comme nous l'avons fait jusqu'á maintenant l'apport
anthropologique. Le ref'uge, la maison, l'escalier, la loge (fut-elle
celle de la concierge) n'appellent-ils pas un recours a des don-
/nées analytiques ou sociológiques ? Gilbert Durand, dans « Ses
i structures anthropologiques de l'imaginaire » donne ainsi du
poids á des actes, a des situations, á des formes qui, sans ce
lest, n'éveilleraient pas notre attention. Et nous n'avons pas seu-
lement affaire á un intérét intellectuel mais aussi a une jouis-
LA DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS sance venue de plus loin. Comment, sans cette collusion de la
mere et de la mort, comprendre l'euphémisation de la mort,
l'attrait immérorial des « chambres secretes » et des « belles
endormies » ? Et sans les figures du ventre digestif et du
La réduction anthropologique des lieux. ventre sexuel, que signifient les profondeurs aquatiques et tel-
luriques, le goüt des cavernes, des coins, des enceintes, l'institu-
En consacrant de si longues pages a cette opposition, nous tion de 1'ceuf cosmique, le faconnage des coupes et des chaudrons
poursuivons, une fois de plus, des fins polémiques. Toutes les liturgiques -r- toutes les grandes réveries de l'intimité ? Comment
objections que nous allons rencontrer nous serviront a mieux encoré, sans ce processus, comprendre que le mot grec de cime-
cerner notre entreprise. Or elles se présentent tres nombreuses tiére puisse, par son étymologie, diré « chambre nuptiale » ? On
et tres fortes. Tout d'abord nous prétendions nous livrer á une rendra l'objection plus radicale encoré si l'on met comme
phénoménologie de l'espace urbain. N'est-ce pas devoir remonter G. Durand l'accent sur de véritables trajets anthropologiques :
a l'orígine, au moment oü les choses adviennent a l'existence, les objets, les formes, voire les éléments ne sont pas premiers : ils
retrouver leur naissance et leur mode d'étre avant toute falsifi- ne prennent leur sens qu'á partir des trajets (réflexes a domi-
cation ? En opérant une distinction entre le dedans et le dehors, nante posturale, a dominante digestive, a dominante rythmico-
nous semblons arriver aprés, prendre l'acquis pour l'originaire. sexuelle) qui les fit étre. Ces lieux que nous prétendons étudier
Nous avons perdu l'essentiel, c'est-á-dire ce moment oú les. cho- comme s'ils avaient une vie indépendante, apparaissent comme
ses commencent á s'espacer. La peinture ou un discours sur la bien tardifs et risquent d'introduire dans notre étude des contre-
peinture seront, au contraire, susceptibles de nous montrer le sens. Ainsi les clochers, les échelles semblent faire partie des
monde en train de prendre forme et de naitre á l'apparence. Une deineures et, cependant, ils s'en séparent ou, du moins, il faut
toile de Cézanne assigne l'instant oü les choses se distancent de discerner deux schémes distinets : schémes ascensionnels á tona-
nous et vont coexister les unes par rapport aux autres et toutes lité inórale pour tous ces objets (et ces schémes englobent aussi
par rapport a mon osil. Nous nous donnerions un espace consti- bien l'aile, l'alouette, la fleche, l'arc que l'échelle ou le clocher)
tué et nous oublierions qu'il faut laisser les choses « emerger au — schéme de l'intimité quand on réve la demeure. Aussi le clo-
sensible, au visible »... cher « est-il toujours separé psychologiquement de l'Eglise,
laquelle est imaginée comme une nef ». Gilbert Durand écrit avec
Nous concéderons volontiers que cette remontée a l'ima- beaucoup de forcé : « le monde de l'objectivité est polyvalent
ginairc — par reproduction ou par deconstruction — nous parait pour la projection imaginaire ; seul le trajet psychologique est
la plus radicale et, en ce sens, la plus phénomcnologique ou la simplificateur ».
plus poétique puisqu'elle nous associe au laisser-étre, au laisser-
voir, au laisser-faire le plus fondamental. Cependant, comme nous La encoré il nous est impossible de demeurer insensible á
avons cru deja le montrer et comme nous tenterons encoré de le une objection a laquelle nous ferons partiellement droit et il est
mettre en évidence, il nous semble que nous assistons également vrai que nous avons consacré, nous-mémes, une partie de notre
á une triple production des lieux, une fois qu'ils ont trouvé leur travail a l'étude des trajets urbains. Nous avions déjá pressenti
emplacement : recréation des lieux et par leur volonté propre de cette difficulté lorsque nous avons evoqué la Prostituée qui ne
persévérer en leur étre et par les nomines qui les habitent et par devait pas étre un pur sillón vaginal (ce qui l'aurait, contraire-
la ville qui assista á leur naissance. Nous aurons, nous aussi, á ment á notre projet, éternisée) mais dans laquelle nous ne vou-
notre facón, á lever une sorte d'oubli et a retrouver une fraicheur lions pas seulement voir un étre venal. Par la ville, par le Ira fie
matinale. Et, d'ailleurs, les lieux ont-ils trouvé leur gisement pro- et le désir de la ville — et non pas seulement par L'Eros, nous
pre pour toujours ? Les frontiéres du dedans et du dehors sont entendions en faire une Figure véritable et expliquer la fascina-
précaires, non point seulement parce qu'il s'agit de formes lábi- tion de son Image. C'est d'une maniere tres délibérée que nous
les ou par une sorte d'ambivalence généralisée mais parce que la avons operé une réduction á l'égard de l'anthropologie et nous
ville, elle aussi, bouge et a du mal á peser ses lieux, tout comme perdons ainsi le bénéfice incommensurable des Forces cosnii-
á
304 DU CÓTÉ DES LIEUX DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS .305
ques, du drame agro-lunaire, de l'ceil du Pére, ceil solaire et oura- humaines (l'enfantement reciproque de l'homme et du monde,
nien, du feu trivalent « lumiére, oiseau et parole ». Nos habitúes de l'individu et des autres) se substituent aux résonances cos-
du bistrot ne connaitront pas le breuvage sacre de la fondamen- miques et qu'elles tentent de sauver ce travail de la platitude.
tale communion par l'ivresse. Notre femme-fatale, si elle evoque, Ainsi ce que nous reprocherions, sur un plan imaginaire, au
par quelque cote, l'araignée et ses rets, ne s'auréole pas des mythe de la caverne de Platón, ce ne serait pas son choix oniri-
aulres symboles myclornorphes : la lune noire, les menstrues et que mais son déficit humain. Nous ne porterions pas le débat sur
la Mort, la Mere terrible et la Sorciére. un plan cosmologique mais á un niveau proprement humain.
Précisons a nouveau notre position. Nous n'écrivons pas Dans le premier cas, en effet, on pourrait se demander ce qu'im-
qu'il faille récuser cette grille anthropologique. II nous arrive plique le choix d'un mythe solaire : des symboles ascensionnels
d'aller jusqu'á elle, en prolongeant notre description, mais ce (et une ascése certaine), des symboles spectaculaires (et le primat
n'est pas a partir de notre culture, plus ou moins étendue, que accordé á la visión), des symboles diairetiques (et des exigences
nous situerons l'objet et que nous tenlerons de l'appréhender. de ciarte et de distinction). Valeurs qui ne sont pas négligeables
Ce serait rompre une certaine immódiateté, le traiter comme un mais auxquelles, en demeurant toujours á ce niveau cosmologi-
discours parmi tous les discours de méme rang. (Notre approche que, on pourra opposer d'autres valeurs et d'autres symboles.
suppose, bien entendu, que tout traitement d'un objet quelconque Aprés tout, rien ne nous dit que la caverne, enfouie dans la terre
ne prend pas son départ d'un discours). Nous essayons une autre matcrnelle, soit par vocation un lieu de malheur et d'inculture :
voie, plus « superficielle » qui met entre parenthéses la mémoire l'art, la religión y ont fleuri et á la théophanie solaire on oppo-
ancestrale, le corps et le drame cosmique. Nous espérons, cepen- sera une théophanie lunaire si répandue parmi les peuples. C est
dant, que cette approche de surface ne se compromettra pas dans bien l'astre qui meurt et qui renait, qui nous enseigne une
la platitude. Nous ne chercherons pas, par exemple, les compo- jsagessj; cyclique, l'union des, contraires, et qui, par la, nous laisse
santes éternelles du rel'uge, nous en demeurerons á ce qui se espéfer une" préíniére maitrise du temps. La Lune nous assure
voit dans un rel'uge particulier et nous nous demanderons ce que, sans avoir á trancher, sans avoir á subir un éblouissement
qui le distingue des autres refuges de la ville. Ainsi la planque qui risque de nous rendre aveugles, nous pouvons laisser fécon-
d'un truand ne ressemble pas a la chambre d'un adolescent soli- der et fertiliser notre ame au méme titre que le régne vegetal et
taire ou a celle d'un vieillard. Elle exige certaines modalités spa- animal.
tiales, qui lui sont propres et que les Résistants retrouvérent En fait nous n'avons opposé ees deux thématiques que pour
d'instinct : se diluer dans des rúes populaires oü les visages montrer á quel point elles s inscrivent dans le méme régime ima-
humains devenus fraternels ne se distinguen! pas les uns des ginaire. Car, pour notre part, notre étonnement á l'égard de la
autres ou au contraire se ménager une étendue deserte telle caverne platonicienne aurait d'autres motifs. Quelle est done
qu'une füature se remarque sans peine. II s'agit d'une expérience cette prison sans bourreau ! Certes il nous est parlé des hom-
qui nécessite certains gestes. On a remis l'honime traque entre mes, ue leur naiveté de badauds devant un théátre de marionnet-
les mains d'une logeuse impenetrable qu'il ne voit pas souvent, tes, de leur habileté a prévoir le retour de certaines ombres ou
qui lui interdit certaines actions (par prudence) et le voilá un de la violence dont ils sont capables á l'encontre de l'initié. Mais
homme diminué — en quelque sorte, castré de sa liberté. Gráce un prisonnier n'est tel que sous le regard d'une conscience qui
á cette mise en repos forcé qui s'apparente, parfois, á une l'observe á la dérobée ou d'une facón ouverte, qui le juge et qui
espéce de convalescence, á un sejour en clinique, il ya assuiner prononce, a chaqué instant, sa condamnation. Sans ce rapport de
pleinement cette piéce — la planque : dans l'impatience, dans conscience judicante á conscience condamnée, de liberté absolue
f'irritation car il ne peut demeurer insensible a la qualité de á liberté entravée, la prison perd beaucoup de sa gravité, elle
l'atmosphére. Aussi la planque aura-t-elle plus de vérité et de pré- devient une sorte d'auberge, de maison de repos ou de foire d'em-
sence en été : parce que l'impression de stagnation se rení'orcera, poigne. Notre homme traque, bien qu'il nous parüt échappé
parce que les projets et l'imagination de l'avenir deviennent plus d'une littérature peu relevée, vivait deja une situation plus dra-
diíiiciles, parce qu'il se produit dans l'étouffement un absolu du matique. II sentait bien que cette logeuse, au demeurant sympa-
retrait. Nous pouvons éclairer tel ou tel geste rituel. Le voyou se thique, le séquestrait et il ne savait quel sens donner á ees pas
laisse lourdement tomber sur son lit dont il fait jouer les res- feutrés qu'il entendait dans le reste de l'appartement, á cette
sorts. Car le lit sur lequel il parcourt son journal, prend son poignée qui s'entr'ouvrait a certaines heures. II avait á en déci-
déjeúner, échaffaude des plans, se transforme en objet privile- der et cet individu pourtant diminué se trouvait devant l'absolu
gié et, lui, le truand habitué aux detentes rapides, saisi d'un d'un choix. Comme il paraissait tentant de s'abandonner au bon-
sentiment de claustration, tente de faire jouer ses muscles de heur de la planque ! On ne lui avait pas demandé son nom, on
jeune fauve. ne l'interrogeait pas sur son passé et en revanche il devait conti-
Quoiqu'il en soit de cet exemple particulier, nous avons nuer a ignorer qui l'hébergeait. Par discrétion mais n'est-ce pas
entendu marquer, á nouveau, la direction de notre entreprise : aussi un moyen de se démettre de son nom, de sa vie et de reve-
l'homme face á un décor qu'U s'approprie tandis que le lieu, á nir á une vie indistincte, anonyme, parfaitement blanche puis-
son tour, implique, ne füt-ce que sur le mode de l'absence, un que l'Autre demeure sans visage ! On entend ses pas, il porte des
entrelacement de subjectivités. C'est diré que les résonances plats, il existe sur un mode silencieux. Tres souvent l'homme
á
300 DU CÓTÉ DES LIEUX DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS 307
traque a remis ses armes, son feu, sa virilité perturbatrice. // vit, qui inspire les hommes et ont été inspires les écrivains mais
dans une sorte de nudité qui n'est pas tout á fait celle des hom- aussi les usagers et les familiers.
mes desarmes mais plutót celle des étres que l'on a laves de leur Aussi proposerons-nous quelques critéres en sachant bien
premiare existence. qu'ils ne sauraient, á eux seuls, emporter notre adhesión. Une
De méme des hommes rassemblés dans u n bagne réinven- réduction, en particulier un recours á des conditionnements
taient les lois — usant du plus grand des pouvoirs. Puisqu'ils sociaux ou psychologiques» se révélent toujours possible. // s'agit
avaient été tenus á Fécart de lois qu'ils n'admettaient pas, puis- de savoir, dans chaqué cas particulier, si la grille réductrice rend
qu'on les condamnait á u n travail forcé qui n'avait aucune signi- compte de toute la richesse de l'objet étudié ou si d'autres
fication, méme pas une quelconque utilité, ils se soumettraient grilles se montrent susceptibles de mettre au jour une signifi-
entre eux á. des lois tacites et terribles dont on ne supporterait cation omise par la premiére approché. Nous ne songeons pas,
pas la moindre infraction. Ils acceptaient de jouer la mise la bien entendu, á une méthode des résidus qui procéderait par
plus importante : leur propre vie, quand ils cognaient un sur- soustraction. II arríve que nous puissions opérer plusieurs lee-
veillant, quand ils tentaient de s'évader, quand ils réglaient, entre tures globales qui comportent leurs concepts, leurs regles. Ainsi
I'CEdipe supporte-t-il, comme Ricceur l'a montré, plusieurs lee-
eux, leurs propres comptes. Ils avaient á se faire esclaves ou tures qui ne s'annulent pas mutuellement. Quand un lieu enve-
despotes, victimes complaisantes ou bourreaux perspicaces. Ils loppe une lecture imaginaire indépendante de la grille réductrice,
devenaient des joueurs, des joueurs de leur existence et de leur nous sommes en droit de penser qu'il nous parle au-delá des
dignité et de leurs souffrances. Le cosmologique ne tire alors conditionnements dont il n'est pas question de nier l'existence.
son sens que de l'intersubjectif. Ces bagnards étaient reclus en
Sibérie ou dans des pays torrides, parce qu'on les avait exclus Un lieu (plus particuliérement ici un refuge) mérite d'étre
de la terre arable, tempérée, parce qu'on voulait les couper remythisé lorsqu'il concerne notre condition d'liomme et, ajou-
absolument du reste du monde par la neige, la flévre, les lianes, terons-nous, lorsqu'il nous permet de mieux l'assumer. Est-ce
des peuplades cruelles, et comme si la frénésie du climat devait nous enfermer dans les limites de notre horizon culturel ? En
s'égaler á la violence de leurs passions — exilés dans des terres, un sens oui ; il est des lieux qui ont eu leur grandeur et sur
des marécages oü une existence compte peu puisqu'elle disparaít lesquels nous aurons toujours le point de vue de l'historien. Mais
sans laisser de trace. l'homnie sait enjamber les cultures et, de proche en proche, il
ressaisit des sphéres qu'il croyait étrangéres. L'éthique (le projet
En outre — ultime et nouvelle difficulté — cette partie, volontaire) vient tempérer ou corriger la participation spontanée.
á la différence des autres, sera plus composite. Elle compor- L'horizon culturel ne nous deporte pas seulement du cóté de nos
tera des lieux auxquels nous n'adhérons pas, alors que jusqu'ici origines silencieuses ; il nous transporte jusqu'á u n certain pos-
nous participions activement a leur description, des lieux qui sible au-delá duquel nous pensons parfois mais n'imaginons
en appellent á des époques différentes, alors que jusqu'ici nous plus. Parce que les hommes ont été mis en présence de l'inhu-
nous limitions á ceux qui existérent avant-guerre. En effet nous main pendant tant d'années, les lieux qui leur permirent de
aimerions élargir notre découpe temporelle. Nous voudrions supporter une condition quasi intolerable, nous paraissent
surtout alterner la remythisation et la démystification. Nous affectés d'un signe positif. En ce sens le bistrot, le meublé, le
aurions pu á plus juste titre employer les expressions d'exal- square, la prison ont attiré notre attention non pas en vertu d'une
tation active et de réduction critique. Mais ces termes nous inspiration populiste mais parce que, effectivement, une partie
ont paru plus commodes. II suffira pour éviter toute méprise du peuple dut y souffrir sa passion.
de préciser que nous croyons travailler sur les choses et non
sur des mythes. Nous voilá, semble-t-il, á nouveau confrontes Un lieu en appelle encoré á la remythisation lorsqu'il nous
au probléme que nous avions approché dans notre premiére offre un exemple de génése reciproque du décor par l'homme
partie. Les caracteres qui nous paraissent qualifier les lieux et de l'homme par le décor. Alors il est vrai parce qu'il est
expressif. Comme le réduit d'un vieillard, comme l'escalier d'un
majeurs de la ville, demeurent, selon nous, valables. Cependant meublé, comme les murs d'une prison qui suintent d'humanité.
il s'est produit un glissement dans la position du probléme. // La poésie, en topologie, consiste essentiellement á surprendre ce
s'agit de réftéchir á l'authenticité plutót qu'á Vimportance des mouvement d'appropriation des choses par l'homme : de son
lieux urbains ; il s'agit de nous interroger sur la maniere de corps, de sa parole, de ses murs, de son existence — et la parole,
traiter l'objet plutót que sur sa nature. Disons tout de suite que méme divine, nous parait seulement le domaine privilegié d'un
nous irons de l'objet aux critéres et non d'une détermination empire dont nous ne voulons pas exempter d'autres gestes plus
genérale des critéres aux lieux. Nous pourrions bien multiplier humbles. Cet effort d'appropriation ne se rencontre-t-il pas dans
nos raisons. Elles ne sauront, en toute rigueur, nous convaincre. toutes les actions de l'homme ? Alors comment choisir entre les
Seule la description, une fois opérée, pourra nous avertir de la refuges ? Nous croyons pouvoir distinguer entre une parole
richesse ou de la pauvreté présumée du lieu. S'il ébranle notre vivante qui invente ou qui gauchit la langue jusqu'á la rendre
imagination, c'est qu'il a valeur d'image. Les grands lieux, comme intelligible par les autres —et une parole qui se contente d'aclua-
les grandes images, comme les idees de Spinoza, comportent leur liser quelques-unes des combinaisons possibles qu'une langue
pokls d'étre. Le_Iigu jnsjñré estele lieu inspirant, c'est-á-dire celui comporte. Ainsi, dans beaucoup de lieux modernes, les objets
*
308 DU CÓTÉ DES LIEUX DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS 309
tendent á s'organiser par eux-mémes ; le systéme devient pré- La Prison nous confronte done aux possibilités d'un homme
gnant lorsqu'on se contente dans une salle de séjour de varier mais est-il prouvé pour autant qu'elle développe en nous un
l'ordre des éléments. L'accessoire tente de donner le change, en autre régime imaginaire. Elle demeurerait un chiffre abstrait si
prenant une part preponderante, parce que les objets ne rayon- son évocation ou si son expérience ne remaniait pas notre appré-
nent plus de la lumiére que l'humanité pourrait leur préter. hension élémentaire, immédiate du monde. Voilá un lieu parfai-
Nous aurons recours a deux exemples qui tenteront d'illus- tement clos dans son espace et aussi dans son temps (puisqu'on
trer ees critéres que nous avons énoncés d'une facón nécessai- y coupe court a la béance de l'avenir). La solitude dans l'humide,
rement abstraite. II s'agira á nouveau de la Prison et d'une piéce dans la pierre ou dans le béton, parmi les ténébres ou sous la
plus modeste, le Réduit du vieillard. Dans le second lieu se débat lampe aveuglante ; une autre facón de parler, de marcher, de
un étre, semble-t-il, passif et presque expulsé de la condition respirer. L'imaginaire se reconnait aux mutations qu'il provoque,
humaine. Nous verrons qu'il donne encoré un sens a son décor nous forcant á ouvrir d'autres chemins, a poursuivre d'autres
et que ce dernier nous parle immédiatement le langage de la horizons, á entendre d'autres langues. C'est ainsi que la Source,
Mort. A vrai diré, ees deux exemples n'auront pas la méme la Prison, le Chateau, l'Arbre inaugurent un espace et des pul-
portee. La Prison apparaítra comme un lieu oü, par excellence, sions différentes.
l'humanité de l'homme est en question ; le Réduit du vieillard Si la Prison parait étre un lieu privilegié, que l'on considere
devrait nous surprendre par le foisonnement de ses significations. un autre lieu qui, malgré sa modestie, confrontait l'homme aux
En quoi la Prison ébranle-t-elle en nous certaines régions mémes interlocuteurs. Nous pensons á la chambre du vieillard,
/ essentielles de notre étre ? Et comment, du méme coup, posséde- qui, elle aussi, met en évidence les rapports difficiles de l'homme
/ t-elle une valeur imaginaire certaine ? II sufíit de penser á tous et de son milieu. Nous voudrions montrer qu'elle regorge de
\ les hommes —, philosophes, écrivains, partisans — qui ont eu signilications. Cette polysémie, loin de nous effrayer, devrait
\ le sentiment d'étre concernes par elle. Pensera-t-on que nous montrer que certains lieux ne relevent pas strictement d'une
avons affaire á un théme culturellement daté dont le prestige langue. Les objets hésitent a trouver leur signification exacte
s'est consolidé á la faveur de certaines sectes grecques et du parce qu'ils n'ont pas été produits en vertu d'un systéme. Dans
Christianisme : le monde est une Prison ; l'Ame est exilée en cette chambre, l'usure n'est pas un phénoméne d'obolescence.
cette terre et elle aspire á retrouver son lieu natal. Cette remar- Elle traduit une expérience métaphysique fundaméntale, celle de
que, alors méme qu'elle serait totalement fondee, n'óterait rien la Mort. Devons-nous, au moins, admettre que ees débris témoi-
á la valeur de cette image de la Prison. Car nous pensons á gnent d'un ordre préalable dont ils seraient la survivance ? Nous
l'intérieur d'une ere culturelle et il suffit d'en prendre acte. Mais ne croyons pas que cette distinction ait encoré u n sens lorsque
il faut ajouter autre chose : admettre que la Prison est liée fon- le mésusage est á, ce point concerté, quand tous les travestisse-
, damentalement á l'existence de la liberté et que, par la, elle ments apparaissent comme les précautions pathétiques d'un étre
i qualifie son espace d'une facón origínale. C'est pourquoi nous qui va rencontrer sa Mort. Dans ees conditions pourquoi expli-
/ nous intéressons a son chiffre alors méme que nous n'avons pas quer l'attitude du vieillard par la crainte, l'avarice ! Mieux vaut
/ été emprisonnés et que nous ne croyons pas notre ame enfouie chercher á comprendre comment il produit son décor et admirer
/ dans notre corps, comme dans un carean. Lieu-limite, expé- les réussites de son génie de décorateur. Le lit, le poste de radio,
I rience-limite qui nous permet de dramatiser et de tirer au clair les cartons, le tiroir a jamáis fermé se distribuent en u n mer-
notre propre expérience. Et chaqué époque, a la lumiére de ses veilleux equilibre dont il faut étudier les ressorts.
problémes et de ses déchirements, opere une lecture de ce
maitre-symbole. Pendant la Résistance, le prisonnier ce fut sou- Le Réduit du vieillard tire sa grandeur d'une Mort entrevue,
vent l'homme qui, terriblement, devenait le responsable d'un refusée, et capendant lorgnée. Le lit, objet central autour duque!
réseau, qui, par ses paroles, risquait d'étre démantelé : aurait-il il s'affaire mais sur lequel ü dort assez peu, n'est pas fait : par
la forcé de se taire en attendant que les précautions soient prises lassitude ? Ce serait trop vite dit. En le « faisant », le vieillard
i pour que ses camarades se camouflent ? Voilá un homme seul, aurait l'impression de creuser sa tombe. II sait tres bien que, le
\ aux prises avec sa douleur, avec sa résistance nerveuse et qui, jour de sa mort, le lit sera fait et bien fait. II retarde, par son
\ par la forcé des choses, assumait le destín des autres, c'est-á-dire désordre, l'image de la cérémonie funéraire. De la méme facón,
\ d'hommes encoré libres. Dans notre figuration symbolique le dans cette piéce ramassée il ne trouve pas toujours ce qu'il cher-
judas a pris une importance exceptionnelle. II n'apparait pas che. Davantage il existe un tiroir qu'il n'ouvre pas comme pour
dans les anciens symboles : les prisonniers se trouvent la, dans engendrer des mystéres ou comme s'il devait courir quelque
cette caverne, on ne sait trop comment ; ils peuvent l'aménager danger a prendre connaissance de ce qu'il contient. Que signifie
avec u n certain goüt et on comprend sans peine qu'ils réservént ce « manége », si l'on veut a tout prix employer cette expres-
i un mauvais sort a celui qui prétend leur enseigner le chemin sion ? : démultiplier, par cette interdiction, l'espace de son local,
I rude et escarpé. Le prisonnier moderne sait qu'on l'observe, qu'il introduire la distinction du sacre et du profane, s'imaginer que
existe comme une béte qui se débat misérablement, sous le regard l'on posséde des trésors et ne ipas risquer de s'apercevoir qu'il
de quelqu'un. On veut lui extorquer son existence, comme on s'agissait de peu de chose. Certes ees propositions possédenl leur
cherche á lui extorquer sa culpabilité. valeur propre mais il existe une ultime signification plus essen-
tielle. On ouvrira ce tiroir quand il sera mort et tant qu'il demeu-
é
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rera solidement fermé, les bribes de son existence ne s'envole- Le vieillard marque encoré, par d'autres signes topologiques,
ront pas. La vie garde encoré un sens, tant qu'on n'en a pas sa volonté de dérégler le temps. Les horloges sont arrétées, les
épuise tous les possibles. Ce tiroir dont il ría pas encoré inven- calendriers ne sont pas á jour, les journaux y sont lus, sans
torié les possibles, lui ménage une derniére forme d'avenir. ordre comme si l'on pouvait en intervertir les années, sans les
Les volets de cette piéce paraissent á moitié fermés et rendre inintelligibles ou encoré comme s'il sufíisait de lire cha-
córame il est rare que le vieillard éteigne toute lumiére pendant qué jour le méme journal. Une eau polluée croupit dans un vase;
la nuit, la chambre demeure, á toute heure, dans une demi- la renouveler, ce serait, de facón imperceptible, glisser de con-
pénombre. Pourquoi cette visibilité confuse ? Le vieillard crain- cert avec les jours qui passent et se laisser entrainer par eux.
drait-il la lumiére ? II se trouve, sans doute á un age oü une Le vieillard n'aimera pas aérer sa piéce, car, lá encoré, ce serait
lumiére trop franche paraitrait inconvenante et comme irrespec- ouvrir les fenétres au dehors, á la vie, au temps qui bouleverse
tueuse á l'egard de ses années. Mais, ógalement, en confondant et qui use. II se déplacera peu, a pas feutrés : par économie de
les rythimes de la nuit et dn jour, en conservant les volets dans ses forces, dira-t-on, par une sorte d'avarice essentielle mais
la méme position, il entend brouiller le temps. Cette existence nous ajouterons aussi : le mouvement symbolise la durée, met
indistinete, a mi-chemin de la veille et du sommeil, a toutes les en branle une situation que l'on voudrait immobiliser et ainsi
chances de se perpétuer á l'infini. En étant tres proche du degré éterniser. L'entassement en appelle a la méme interprétation. II
zéro de réalité (de visibilité), elle ne lui parait pas vacillante ne suffit pas de remarquer que le vieillard accumule : il entasse ;
mais, au contraire, trop voisine du néant pour s'exténuer. La il éprouve le besoin d'óter une glace du mur auquel elle était
Mort ne pourrait, en quelque sorte, étre tentée que par la vie, accrochée, pour la poser á plat sur une table qui supporte deja
que par l'explosion des eouleurs et la débauche des efforts. d'autres objets. Par lá, il rabat l'espace et le temps, il tente áe
soustraire les choses á ce mouvement par lequel elles se distan-
Nous retrouvons cette méme ruse dans ce qui fut un objet cent de nous et prennent leur essor, chacune en leur milieu et en
témoin du vieillard : un poste de radio qui grésillait et qui leur insertion temporelle. La solution á ce dépliement qui constí-
demcurait allumé á longueur de journée. Par sa mauvaise audi- tue, en fait, une hémorragie, serait d'échapper a la troisiéme
tion il se donne encoré comme l'équivalent de la pénombre dimensión. Aussi avons-nous evoqué la chambre du vieillard,
conifuse. II émet des messages qu'il faut décoder et le vieillard car, méme s'il habite un vaste appartement, il élit une piéce, il
exulte dans ce décryptage de signes qui échappent aux autres s'y barricade comme si le dehors c'est-á-dire l'incertitude, la
hommes et que sa malignité découvre ; il aime les lueurs cómpli- maladie, le froid, la mort commencait hors des quelques métres
ces, les signaux á double entente. II sera toujours du cóté des carrés qu'il oceupe. Le vieillard Voudrait vivre sans distance
Résislants et des Témoins de la Nuit. Le poste á galénes qui avec lui-méme, se soustraire a cette béance qui fait exister les
comportait des écouteurs, le ravissait. En effet, le brouillage choses les unes a cóté des autres, jusqu'á sombrer dans Vincons-
manifesté que le monde va mal, qu'il tourne a la dérision. II cience de Vextériorité puré. Ne pouvant réaliser son projet, il se
nous permet, cependant, á l'état de bruit, de maintenir le contente de chérir son intimité et de rencontrer sa propre odeur,
contací, de nous assurer de la présence d'autrui et de lui étre tenace.
superbement indifférent. Enfin cette écoute hasardeuse, discréte
lui confirme qu'il ría pas été repéré, qu'il entend mais qu'on ne
sait pas s'il entend. Áinsi il óchappe á l'échange avec tout ce
qui risquerait de lui ravir sa vie.
Ce colletage avec la mort, qui se poursuit á travers mille
précautions, ruses, travestissements, nous a paru le plus drama-
tique et le plus signifiant. II se manifesté aussi par un signe
plus élégant : le truquage du temps. On sait que les vieillards
conservent instinctivement des vieux journaux, des cartons, des
ficelles, des boites vides de conserves : la peur de « manquer »,
la volonté de ne rien restituer, de soutenir dans les meilleures
conditions cet ultime siége, le désir de se suffire á soi-méme
puisque les autres vous abandonnent et que, de toute facón, on
franchira seul le passage de la mort — s'assurer que méme les
objets et les étres usagés conservent quelque valeur. Disons
encoré que, par une inversión temporetle, le vieillard regarde
sa vie se dérouler derriére lui et, comme un passager. iastallé a
Varriére d'un navire, il observe tout ce que Von ne peut que dé-
verser dans le sülage de son avenir. Fasciné, il ne peut détacher
son regard de ce que l'on y jette... En ótant le moindre de ees
(lóchets, on lui enléve l'un des jalons qui le guident, puisqu'il
avance, le dos á l'avenir.
*
PARTITION DE L'ESPACE URBAIN 313
décrit l'une de ees ruelles, en plein été. Alors les bruits redou- veis le lieu d'une manifestation politique ou sportive dont il
blent, l'impasse n'en flnit pas de veiller et de se réveiller et de ignore l'emplacement et le sens. De cette description nous pou-
hurler ses revés. A l'animus succéde une anima quelque peu vons tirer deux conclusions. La marche d'un homme dans une
braillarde et impudique. Elle accomplit u n voyage semblable rué suppose quelque intelligibilité de la ville qu'il traverse. Et
á celui des passagers d'un train par une nuit' d'été pendant alors méme que nous ne croyons pas faire effort, elle implique
laquelle on avoue ce que Ton aurait tu en toute autre circons- une attitude active, presque combattive. Dans son appartement,
tance. De plus elle marine dans une odeur tenace et nous savons un homme peut voguer á la derive. Dans la rué un tel renonce-
que les facultes olfactives plus que les apparences visuelles révé- ment est peu concevable ou alors il aboutit á une situation catas-
lent l'intimité d'un étre. trophique.
Seulement l'impasse ne peut passer pour l'essence de la rué En ce sens, il apparait que la nature ne symbolise pas aussi
puisqu'elle rompt la communication urbaine qu'une artére entend parfaitement qu'on le croirait, la lutte pour la vie. Elle est tel-
assumer. Elle ne débouche sur rien ou plutót, a la différence de lement ambivalente, orage ou sérénité, violence des éléments ou
ees boulevards qui se profilent dans une marche toujours recom- paix des profondeurs. La rué manifesté davantage cette néces-
mencée, elle donne sur un ciel oublié des citations. Dans les fdms sité oü nous sommes d'étre agis ou d'agir, de subir ou de faire.
d'avant-guerre, comme la ruelle ne méne nulle part, comme ses Les románs de la fin du xix c siécle ont utilisé, a cet effet, une
m u r s sont rapprochés, les amoureux lévent leurs regards vers la image naive et qui exprime bien cette situation. Le piéton se
voüte celeste. Le dégagement de l'impasse ce n'est pas un che- fait éclabousser par une caléche qui passe et il jure de se ven-
min qui tourne court mais le ciel oú ils voudraient prendre le ger, c'est-á-dire d'appartenir bientót a ceux qui éclaboussent
large. D'autre part l'impasse, comme le terrain vague, comme les (l'image est surdéterminée puisque la rué apparait en méme
quais d'un port, comme les berges d'un fleuve, baigne dans une temps comme le lieu oú l'on peut se salir). L'affrontement se
ombre humide ; nul ne s'étonnera d'y trouver de la mousse, une produira, en réalité, d'une facón moins directe — par le regard.
végétation maigriote depuis longtemps ignorée de la ville. A cer- Les yeux peuvent s'émerveiller au spectacle des vitrines mais ils
taines heures de la mauvaise saison, elle se refugie dans un peuvent se poser sur d'autres yeux pour en juger la forcé, l'éclat,
silence sauvage qui, á lui seul, dans une ville, équivaut a la la profondeur ou encoré ils évaluent fort vite le caractére, l'áge,
Nature, au Réve, aux buissons derriére lesquels on se blottit. la fortune du passant qui vient á leur rencontre. Le jugement
II y a des ródeurs dans une impasse. sera d'autant plus sévére qu'il est rapide et définitif. La plupart
Nous voudrions maintenant, dans un premier moment, insis- des piétons le pressentent et ne regardent pas les autres pas-
ter sur la turbulence de la rué qui en fait un étre du dehors. sants — non point toujours par distraction ou par discrétion
Nous userons de quelques catégories ludiques. Non point exacte- mais pour ne point prendre connaissance de ce jugement que
ment pour montrer que le promeneur joue et, en un sens, le l'on porte sur eux. Ils se savent exposés par toute leur personne,
jeu reclame u n espace delimité, retranché du monde profane, leur visage, leurs vétements, leurs souliers qui prennent une
mais pour mettre en évidence un entrecroisement et un affronte- importance inhabituelle. Les étres qui ont subi un deuil ou un
ment d'existences qui révélent, á coup sur, le monde du dehors. revers de fortune ou une désillusion hésiteront á sortir. Ils signi-
En fait toutes les catégories ludiques dont R. Caillois use, s'ap- fient par la qu'ils refusent un monde oü ils n'ont plus á faire
pliquent sans mal a la rué. Ce sont, nous le rappelons, l'agon ou mais ils ont aussi l'impression que leur chagrín et leur décon-
compétition, le mimicrix ou plaisir d'imiter, de porter u n masque, venue seraient vite percés a jour.
Faléa ou plaisir du hasard, l'ilinx ou plaisir du vertige. II faut bien croire que cet « agón », cette combattivité gra-
Les enfants cherchent a l'emporter et c'est pourquoi ils tuite et ostentatoire est naturelle a la rué puisque nous la retrou-
s'affrontent en des joutes intellectuelles ou physiques. La rué vons á des niveaux différents. Comme l'enfant prend plaisir a se
propose le méme affrontement. Quand une rué grouille d'huma- glisser en souplesse au milieu des adultes ! Mille films nous ont
nité — et c'est a ce moment qu'elle est véritablement une rué — montré des enfants qui dérobent des fruits á u n étalage et qui
il s'agit de bousculer ou d'étre bousculé ou encoré de se faufiler, s'enfuient en tous sens. Le maraudage á la campagne et le uol
ce qui est u n moyen de substituer l'adresse et la vivacité a la dans la rué n'ont pas du tout le méme sens. Marauder, c'est s'em-
forcé. Les gens disent qu'ils jouent des coudes parce qu'ils sont parer de ce que l'on convoite en silence, avec précaution, en
pressés mais ils y mettent une telle ardeur que cette motivation táchant de rendre cómplices les éléments. Le vol á l'étalage s'ac-
ne peut nous satisfaire. Le temps ainsi gagné est beaucoup moins compagne d'un tapage, d'un chahut dont on s'amuse, d'une pour-
important qu'ils ne le prétendent, La rué et le trottoir leur suite qui accroit encoré le désordre, bref, d'une lutte qui s'enivre
appartiennent á eux comme aux autres, pensent-ils, et il ne sau- de tout le bruit qu'elle provoque.
rait étre question d'abandonner ce qui leur revient de droit. Un II semble plus contestable d'imaginer dans la rué Faléa
homme peut toujours abandonner « le terrain » mais, á ce c'est-á-dire le jeu du hasard. En general le hasard nécessile un
moment, il a le sentiment de capituler et il diminue sa préten- espace strictement delimité. C'est ainsi que les salles de jeux,
tion á exister : rapidement saisi par une impression d'absurdité dans les Casinos, se défendent du monde extérieur par de nom-
dans la mesure oü il est bailóte en tous sens. C'est ce qui arrive breuses portes et par de lourdes tentures. II leur faut du silence,
á un étre emporté par le tourbillon d'une foule qui se dirige de la concentration, de la dévotion. Or quoi de plus ouvert et de
«
PARTITION DE L'ESPACE URBAIN 317
316 DU CÓTÉ DES LIEUX
plus bruyant qu'une rué ? Cette attente de l'imprévisible repose étre-lá, par la puré contingence. A certains moments de la jour-
sur une constatation báñale : la rué multiplie les possibilités de née, en certains points de la rué, la foule tout entiére reclame
Í
rencontre et il nous est possible de saisir un jour celle qui nous l'événement quel qu'il soit : le coup de poing qui éclate, l'homme
sera favorable. Les sociologues feront remarquer que la fréquen- que l'on poursuit, la femme qui tombe inanimée... Et la encoré
tation des rúes obéit á certaines lois et que les classes sociales il faudrait distinguer différentes formes d'accidents. La colu-
ne les traversent pas aux mémes heures. II n'empéche que cette sión mérae meurtriére laisse les badauds sur un sentiment d'in-
impression demeure tres vive : il m'est possible dans la rué de satisfaction. L'incident le plus vrai sera le plus confus, celui qui
rencontrer des personnes qui ne sont pas celles que je fréquente se produit dans la foule, dont on ne peut determiner exactement
dans raa famille ou dans mon immeuble. Ou encoré seraient-elles les causes, qui semble surgir d'une nervosité indicernable de
les mémes, qu'elles deviendraient autres par le fait qu'elles ne Vensemble des promeneurs et qui s'achéve sans qu'on sache
sont plus rencontrées á titre de connaissances ou de camarades comment.
de travail mais de passants anonymes : des personnes á la fois La rué insatiable se nourrit aussi des incidents qui se pas-
plus lointaines et plus proches : plus lointaines parce que je ne sent en dehors d'elle, dans l'un des immeubles qui la bordent :
sais rien d elles, plus proches car la parole que je leur adresse un suicide, u n debut d'incendie, des coups de feu. La foule, dans
en dehors de toute convenance, les concerne personnellement et un mouvement qui ne lui est pas naturel, se tourne du cóté de la
ne va pas au personnage qu'elles jouent. Le hasard, ce, n'cst plus facade. Elle rédame des comptes á ees maisons qui semblaient
ce qui avait peu de chance de se produire mais ce qui se produit ne pas s'occuper d'elle. II faut oniriquement qu'une rué déborde
sans avoir été expressément prévu et réglementé par l'usage. sur les immeubles, qu'elle arréte son mouvement transversal
pour épier ce qui se produit derriére les fenétres. On est prét á
Le hasard ne prend pas pour le promeneur une forme sta- tout voir et a tout entendre : une proclamation de haine ou de
tistique. La rué se donne á lui immédiatement et sans calcul, tendresse, l'aveu d'une banqueroute ou l'appel a des lendemains
comine grosse de possibles, de promesses. Des qu'on attend meilleurs. II faut que les fenétres s'entrouvrent et que les bal-
quelque chose des étres, sans se sentir pour autant comblé, on cons de la maison du Parti se peuplent. La foule souffre de cette
attend beaucoup de la rué — ne füt-ce que la présence de ees hémorragie qui la vide dans des rúes transversales, ou au bout
hommes qui continuent á exister, qui n'ont pas renoncé á vivre, des avenues. Elle aspire inconsciemment á une échappée verti-
á se rendre á leur travail, a leurs amitiés. Désespérer de la rué, cale qui lui est interdite.
c'est penser que la foule est mechante et devenir par dépit l'en-
nemi des autres hommes : « je n'ai rien, disait Gérard de Nerval, La rué apparait souvent comme le lieu de la derniére chance.
des habitudes et des qualités du touriste littéraire... Une fois Quand on est seul chez soi, sans feu ni pain, on ne peut plus
dans une ville, je m'abandonne au hasard, sur d'en rencontrer qu'espérer en la rué. Le paysan, en proie á la famine et á la
toujours assez pour ma consommation de lláneur. » Tout homme sécheresse, tourne son regard vers le ciel. Le malheureux, dans
a l'impression qu'une ville se défend, qu'il faut la pénétrer par une ville, tente d'échapper a son destin en cherchant son salut
la rué et que chacun aura la ville qu'il mérite. La richesse, l'éru- dans la rué et s'il échoue, c'est bien souvent la qu'il mourra.
dition font place á une sympathie reciproque. Et alors la ville Beaucoup de romans populaires du siécle dernier racontent la
nous donne au-delá de ce que nous espérions. Elle nous fait méme histoire. L'orphelin ou le mauvais garcon repenti trouvent
signe : plus que les foréts massives ou les rochers stupides, par enfin du travail dans la rué et voilá que s'ésquisse la rédemp-
ses fenétres, par ses visages, elle sait nous diré quelque chose. tion. Dans « Rocco et ses fréres » de Visconti, des émigrants
Seulement pour ne pas se livrer á des étres frustres elle mas- déblayent la neige qui vient de tomber. Les hommes face a un
que ses intentions sous les apparences du quotidien et de l'uti- ennemi commun et naturel redeviennent fraternels. lis cessent
litaire. de se suspecter et de se traiter comme des concurrents car il y a
du travail pour tous les bras. La ville a pris un aspect inhabituel.
On peut véritablement parler de rencontre parce que le pas- De leur cóté les hommes ont changé ; on discerne plus difficile-
sant va au devant de l'événement, parce qu'á chaqué seconde, ment leur condition sous leurs echarpes et leurs manteaux : pour
par ses pas, il se porte vers l'imprévisible, parce qu'á chaqué repousser la neige, beaucoup ont mis de vieux vétements. Le chó-
instant il inaugure un nouveau présent, un nouveau paysage. meur se trouve reintegré dans un monde qui l'excluait. II tra-
S'il est en verve, il se sent magnétiquement appelé par une vaille et son travail est visible : il s'agit de cette neige qui, peu á
ruelle tragique ou bien il s'arrétera dans un square, sans raison peu, recule. Nous avons affaire, bien entendu, á une réconcilia-
apparente, plus longtemps qu'il ne conviendrait. La rué, au tion imaginaire mais ce qui nous intéresse, c'est que la rué ait
niveau de 1' « agón », révélait les formes sociales de l'existence ; été si souvent le théátre de la rédemption sociale, la rué et non
puis, dans ce second mouvement de l'aléa, elle permet une rup- point l'église ou la chambre du malade qui correspondaient á
ture avec l'ordre quotidien, elle apparait pleine de signes qu'ils une forme de rachat plus individuel. Elle apparaissait done bien
soient de pierres ou de chairs. Pour cette raison l'accident fait comme le lieu du possible — en particulier lorsque les événe-
tout naturellement partie de la rué. Les passants l'attendent. ments bouleversaient son aspect habitud.
Par ennui ? par désoeuvrement ? C'est trop vite dit. L'ennui
trouve en d'autres lieux d'autres dérivatifs. L'accident sied á la Les autres passants, ceux qui ne tentent pas leur chance, le
rué parce que la situation du promeneur se définit par le pur sentent bien et font tous leurs efforts pour contrarier les coups
*
318 DU CÓTÉ DES LIEUX
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322 DU CÓTÉ DES LIEUX LES ZONES INDÉCISES 32«"1
contre imprevisible puisque la parole y est plus facile. Nous Les vétements sont étalés, entassés, et les clients éventuels sont
ajouterons encoré deux traits qui semblent apparenter l'escalier saisis de la volonté vertigineuse de tout posséder mais aussi de
aux lieux publics. Les locataires en assument rarement la res- tout manipuler, de tout essayer. Les costumes, les manteaux se
ponsabilité. lis le ressentent comme u n espace cmi échappe á trouvent exposés en désordre, ce qui parait maladroitement ne
leurs prises et oü les autres exercent leur malveillance. lis ne pas les mettre en valeur. Le but, cette fois, est autre : détruire
cessent de le rappeler car ils ont peur d'étre jugés par leurs visi- tous les repéres habituéis de taille, de qualité, de prix, afin de
teurs sur la tenue de cet escalier commun plus que sur la pro- déposséder les clients du controle de leurs décisions. L' « alea ».
preté de leur logement. Et il leur semble que les « autres » Je peux avoir la chance de trouver par hasard (et non point par
redoublent d'autant plus leurs actions néfastes, s'acharnant á raison puisque beaucoup de tailles et de modeles manquent) le
dégrader les rampes, les murs. Ils ont sur ce lieu semi-public un costume ou la paire de chaussures qui me conviendront. Dans
pouvoir qu'ils ne possédent pas au-dehors et peut-étre ont-ils certains cas, le commercant baissera, de jour en jour, le prix
plaisir á s'approprier, en le dégradant, ce conduit dans lequel des objets qu'il soldé. Le client doit effectuer un pari qui com-
ils se glissent matin et soir. Deuxiéme caractére, les gens de la porte des risques. En renoncant a l'achat immédiaf, il espere un
petite bourgeoisie attachent beaucoup d'importance au protocole prix meilleur mais il encourt le danger de voir disparaitre l'objet
de l'escalier. Ne pas laisser la rampe a quelqu'un qui monte, ne qu'il convoite. L' « agón ». Une rivalité entre tous les clients qui
pas saluer passeraient pour un outrage premedité. Pourquoi ees espérent emporter la véritable affaire et, comme le consommateur
scrupules et pourquoi cette étiquette ? Les gestes, dans cet peut douter de la sincérité des prix demarques, il lui appartient
endroit publie, revétent une certaine gravité et on cherche á de gagner contre le vendeur, c'est-á-dire de choisir le vétement
éviter tout manquement á la dignité de chacun. qui a fait l'objet d'une véritable baisse.
De méme l'escalier posséde rarement le caractére euphori- Nous ne chercherons pas á introduire et a relever d'autres
que, ascensionnel qu'on attendrait de lui. II se donne souvent nuances. Nous mettrons plutót en évidence quelques éléments
comme u n lieu d'effroi ou de violence ou de misére. Dans un symboliques du magasin. Le commercant était évidemment u n
román de M. Aymé « Maison basse», un enfant qui ne retrouve nomine qui vendait des objets determines mais, en vertu d'une
plus le chemin de son appartement, y succombe de peur. On y approche plus imaginaire, c'était un étre qui levait ou qui bais-
róde, on y tombe, le mal y fait irruption. Le cinema d'avant- sait le rideau de fer. Pourquoi cette image a-t-elle été si répan-
guerre nous a souvent montré la ménagére ou le travailleur qui, due dans les films d'avant-guerre ? Comme un rite dont on peut
dans un dernier sursaut, montent les escaliers avant de se moquer ou sur lequel on peut s'attendrir. Mais également il
s'abattre sur leur lit. Ils éprouvent, a gravir les étages, le était tentant de montrer cet homme du dedans — le commercant
poids des années, l'usure du labeur quotidien. Et les membres derriére sa caisse, le boulanger a son four, l'épicier auprés de
d'un gang utilisent la plongée de l'escalier pour liquider, á coup ses fromages — faire connaissance d'une maniere furtive avec le
sur, leurs victimes. Nous pouvons évoquer une autre image moins dehors. Les éléments oubliés, l'aube, le soleil, les étoiles, allaient
noire mais aussi angoissante : avant une démarche pénible, le a la rencontre de ce citadin devenu aveugle et qui, pour un bref
quémandeur hesite, cherche les meilleurs arguments, feint de instant, redevenait un paysan, a l'entrée de sa ferme, face a
délibérer et parfois renonce á son entreprise. l'immensité de la terre. C'est pourquoi il levait le rideau de fer,
Le magasin. —• Les magasins sont divers et múltiples. Cepen- il abaissait le store avec un peu plus de gravité qu'il ne conve-
dant nous croyons qu'il est possible de mettre en lumiére les nait, comme le prétre dans ses gestes sacres, comme le paysan
rapports de la rué et du magasin. II faut, par un artífice de dans ses mouvements les plus inspires.
méthode, rencontrer quelques éléments majeurs et signifiants, On imaginait mal le commercant allant au dehors á moins
comme le rideau de fer ou comme la vitrine. Notre intention d'incident majeur : des enfants lui chipaient quelque chose, un
étant précisée, nous reconnaitrons volontiers cette diversité. Les client s'enfuyait sans payer. Les rires fusaient : petite réaction
magasins les plus populaires s'ouvrent sans résistance á la rué ; de vengeance du client-spectateur, association inhabituelle du
les plus luxueux entendent maintenir une distance plus grande commercant et de la rué. Avec ses grands tabliers, sa monnaie
et l'on y chuchóte comme dans un salón. Les grands magasins dans les poches, ses gestes amadoueurs, il a oublié comment l'on
se caractérisent par une relation plus subtile. Gráce au bloc qu'ils court dans une rué et c'est plaisir de voir, au contraire, les
constituent, ils s'isolent de la rué et d'étage en étage, de rayón gamins se faufiler dans un élément qui leur est tellement fami-
en rayón, le client oublie la rué, a tel point qu'il est parfois vio- lier. Cette derniére scéne nous avertit cependant que le commer-
lemment surpris par elle quand il sort d'un grand magasin. Mais, cant n'entend pas se désintéresser tout á fait de la rué. II l'en-
en méme temps, ils reproduisent l'agitation, le labyrinthe des vahit parfois de ses corbeilles, de ses caisses. II se croit investí
artéres d'une ville. Mouvements des clients dans les deux sens, du droit de faire la pólice aux alentours de son magasin et il
attention exigée pour se repérer de rayón en rayón, liberté dénonce, sans mauváise conscience, le ródeur ou simplement
totale d'accés et de circulation, tous ees traits rappellent la rué. l'homme suspect. Parce que les enfants, les clochards ou les
En période de soldes, les magasins vont se rapprocher de révolutionnaires représentent de différentes facons le dehors, le
la rué. Les attitudes ludiques que nous avions relevées dans la commercant les soupconne et les traque volontiers. II ouvre ses
rué, se retrouveront exaspérées dans le magasin. L' « ilinx ». portes á une rué qui lui fournit sa diéntele mais il revé d'une
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324 DU CÓTÉ DES LIEUX
LES ZONES INDÉCISES 325
rué placide, ordonnée qui a perdu la turbulence et lez imprévus
d'une véritable rué. tre, de tous cotes, de face et aussi de proñl et encoré de dos. II
Les vitrines tentent, par une véritable fascination, de nous s'apercoit dans la rué qu'il posséde des épaules, qu'il est visible
arracher á notre environnement. Nous allons done voir comment de trois quart, en contre-champ, en plongée.
elles violentent et elles domestiquent la rué, allant d'ailleurs jus- La signification de la vitrine déborde done une description
qu'á neutraliser le monde réel. Les objets y paraissent plus pro- du magasin moderne puisque tant de lieux s'organisent selon les
ches. On ne nous les cache plus au fond d'un magasin. L'art de mémes principes spatiaux. Comme nous le verrons, la salle de
l'étalagiste consistera á les mettre a la portee de notre regard et séjour, par sa baie résidentielle, le studio, par ses dimensions
comme de notre main. Cependant, méme dans une « économie réduites, nous propose la déréalisation spectaculaire. Devons-
d'abondance », ils demeurent lointains et inaccessibles a la plu- nous opposer la profondeur et la surface, deléguer á la premiére
part des hommes. Par ailleurs les vitrines, si elles exhibent l'incitation á une véritable réverie ? Faut-il considérer cette
les objets á vendré, nous masquent toujours par quel processus mutation comme un gain ou comme une perte dans le registre
ils ont été produits. Plus qu'ailleurs, la part du travail se trouve de l'imaginaire ? Les hommes semblent perdre la dimensión de
escamotee. II faut que l'objet paraisse exister par lui-méme, s'étre l'Autre, celle du Temps. Car la profondeur méle ordinairement
posé par fantaisie, a gauche ou en haut de l'étalage : ironique, l'espace et la durée. Elle signifieque, tout n'est pas donné dans
romantique, espiégle, plein d'une vie, d'un esprit, d'une poesie un premier regard mais que j'aurai á explorer ce qui m'échappe.
qui a deserté les hommes. La niarchandise nous interpelle avec Tout déplacement suppose done cette autre dimensión. Voyager,
discrétion ou, au contraire, avec une pointe de cabotinage ; elle c'est inonter ou descendre á la surface de soi, des ames, des
nous chuchóte : « est-ce que je vous piáis ? Comment me trou- générations. Sans elle, nos déplacements demeurent, en quelque
vez-vous ? » Elle ne nous demande pas de l'aimer ou de la dési- sorte, latéraux, changement de position beaucoup plus qu'avan-
rer. Le désir serait trop brutal, ranimerait des rapports chaleu- cée dans ce que l'on pourraü nommer, en dehors de toute méta-
reux que l'on veut détruire. II faut qu'il s'agisse d'un caprice, physique, le domaine de l'Etre. Si nous avions vraiment le cou-
d'un engouement de notre part, comme si tout étre pouvait et de- rage de descendre, nous trouverions vite sur notre chemin les
vait ceder a ses tocades. La ville est concue comme possédant une cráteres et les fleuves de l'Enfer et si nous avions la forcé de
sensibilité impulsive qui a oublié les dimensions proprement gravir les marches de la Tour, nous approcherions du Ciel. Si
humaines du Travail et du Besoin. nous refusons l'aventure de ees marches ascensionnelles ou de
Les rapports s'inversent. Les passants font la cour aux cho- ees immersions graduelles, il reste que le passé comme la pro-
ses et ils se taisent tandis que les objets ont, seuls, la parole. Les fondeur vaut par Vinégalité, la dénivellation qu'il provoque et
étres humains perdent leur vie au profit des vitrines. Insensibles qu'il nous perniet de décrocher d'un monde trop cohérent oü les
á leurs voisins, ils n'ont d'yeux que pour les choses. La nuit, choses coincident trop avec elles-mémes.
quand les étalages s'allument, les hommes marchent, d'un pas Complaisance á l'égard de notre enfance ? Peur du change-
de somnambules, fascines par ees vitrines, ees lumiéres, ees ment et d'un avenir qui, inévitablement, nous méne a notre
objets, qui, seuls, existent pour de bon. Alors la rué, bien qu'elle mort ? Disons plutót que les lieux chargés d'histoire étaient en
soit une source d'insatisfaction, perd son role révolutionnaire. méme temps plus vieux et plus jeunes que nous. Ils existaient
Les devantures de certains magasins n'auront jamáis la signi- avant nous — mais comme notre enfance est demeurée au milieu
fication polémique des grilles du cháteau. En pareille oceurrence, de leurs murs, ils ont conservé notre adolescence et ils nous
deux races se confrontaient. La, les choses s'interposent entre apparaissent plus jeunes que nous. A cause de ce porte-á-faux
les hommes. Celui qui a faim ou soif, est seul dans la rué, seul qui nous ouvre le domaine de la réverie, nous hésiterions a dis-
á eprouver, dans la, honte, le sentiment d'étre laissé pour compte tinguer radicalement un passé personnel, un passé collectif et
dans la société tout entiére. II a du mal á localiser les origines, un passé immémorial. Certes le commencement d'un poéme n'a
la répartition des richesses et les sources du profit. pas grand rapport avec l'enfance du poete. Quand la maison cos-
Le monde est plein d'étalages. Le monde s'étale sur toutes mique plonge ses racines dans le temps, ce serait mal l'imaginer
les faces de la terre. La vitrine, venue de la rué, a envahi par la que la regarder comme une demeure patriarcale, mélange de la
voie de l'image, notre culture. Les étres humains dans un living Bible, du Moyen-Age et des romans de Bosco ! Elle ne saurait
— et non plus seulement les marchandises — se disposent har- done étre cosmique que parce qu'elle habite autrement le temps
monieusement comme derriére une vitrine : décontractés, sou- et l'espace et parce que nous l'habitons á chaqué lecture du
riants, faisant semblant de vous regarder et de vous demander poéme. Mais le passé légendaire et visible d'une ville réelle —
a combien vous les estimez, un peu figés cependant, un peu trop dans ses couloirs, dans son mobilier, dans ses ouvertures, par
apprétés dans leur nonchalance supposée. N'est-ce pas encoré la ses morts — ne comporte-t-il pas des f en tes de toutes sortes qui
rué qui dit la méme chose ? Alors elle réfléchit de toutes parts nous happent dans une recherche sans fond. Voilá, selon nous,
l'image de l'homme, par les geux des autres promeneurs, par la le role de la profondeur, indissociablement temporelle et spa-
peinture des automobiles, par les vitres, par tous ees costumes, tiale : nous dérober á la prise de la surface des choses, nous
qui eux aussi, savent juger. La rué est u n miroir. L'homme est inciter á une plongée qui ignore les repéres habituéis. La ver-
un élrc voyant et un étre visible. II lui faut apparaitre et parai- moulure de ees murs, de ees rúes, de cet escalier ? Non pas dé faut
de la chose qui craquelle mais plutót mise en garde coatre uae
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326 DU CÓTÉ DES LIEUX LES ZONES INDÉCISES 327
perception qui méconnaítrait l'entassement des siécles á la sur- A cette relation idéale, presque bléme, nous opposerions volon-
face desquels elle opérait náivement. tiers un mouvement plus riche qui exigeait la participation du
Seulement il ne peut s'agir, pour la vitrine moderne, d'une promeneur. II a pu exister une réverie de l'artisan, de l'ceuvre
erte sans appel et Ton peut se demander, sans souci du para- travaillée comme il a existe une réverie des matiéres. Le passant
5 oxe, s'il ne revient pas au méme d'ajouter ou de retrancher
une dimensión. En effet l'homme se trouve mis en demeure d'in-
pouvait sympathiser avec ce dynamisme matériel cher á Bache-
lard. Un magasin moderne est trop plein de formes légéres,
venter cette dimensión qui lui est refusée. La profondeur ayant superficielles, artiñcieuses et il est trop dénué de forces. An con-
été niée, la vitrine simule une troisiéme dimensión qui lui man- traire le Boulanger pétrissait la páte : voilá un mode de pénétra-
que. L'illusion subtile, l'ambigulté troublante résidera dans notre tion intime de la matiére avec la permission de se salir. Le For-
indecisión á nous installer dans une perspective. La chambre geron souvent boiteux ou méchant ou terrible, assouvissait sa
doublc, le magasin double, ce ne peut étre la juxtaposition de colére sur l'enclume. II jurait, ajoutant au bruit infernal dont il
deux réalités distinctes mais ce léger tremblement qui nous assourdissait son entourage. II domptait les éléments de la forge,
avertit que la réalité est préte á se dédoubler. Dans cette faille, il se laissait aller á l'ivresse de taper de toute son énergie, de
dans ce craquement toujours possible le long d'une surface si manier le feu, de faire jaillir l'étincelle. S'il apparaissait á la
lisse, reside le meilleur de la réverie moderne. porte de sa forge, tous les enfants s'enfuyaient au plus vite tan-
ais qu'au contraire les íillettes s'enhardissaient a demander au
Aussi comprenons-nous que les objets perdent une grande bon Boulanger un peu de pate pour préparer un mets pour leurs
partie de leurs pouvoirs quand ils quittent leurs vitrines. Parce poupées. Aussi la rué du village ou du faubourg n'avait-elle pas
que nous les possédons et que nous ne les magniíions plus de a rougir d'un paralléle avec la vie des champs. Les artisans, á
notre désir ? Parce que nous en usons et que nous abandonnons leur maniere, faconnaient et recréaient l'univers. Gráce á eux et
l'attitude contemplative ou du moins magique qui était la notre ? non par la faveur chetive de quelques platanes enrobés de ciment,
Toutes ees raisons ont leur poids. Cependant l'essentiel est ail- la Nature, c'est-á-dire une forcé généreuse et inépuisable, faisait
leurs : nous le chercherons en direction d'une considération irruption dans la rué.
topologique et nous montrerons á nouveau que l'absence de pro-
fondeur constitue une véritable donnée positive. La vitrine- Quels types de réverie, quelles images inconscientes peu-
panoplie ne signifie pas, comme on voudrait le croire, la consé- vent faire encoré surgir certains magasins ? Nous risquons d'enu-
quence d'un espace réduit ou une illusion ou encoré une espié- mérer quelques instinets fondamentaux comme le fait Mucchielli
glerie. Pour que les objets; les plus divers (bijoux, raquettes, sou- á propos du test du village du Docteur Arthus. L'extrapolation
liers) dardent leur mystére, il faut les décrocher d'un environ- ne manque pas de valeur. Certes au cours du test le sujet dis-
nement contraignant et previsible, il faut qu'ils cessent de se pose librement tel ou tel magasin. S'il les a choisis, c'est bien en
loger dans le lieu qui les attend et qui les engloutit dans son fonction d'un choix affectif qui l'engage. Dans une rué, les ensei-
creux. Les arracher á la profondeur, c'est leur permettre de se gnes, les vitrines viennent á nous sans que nous soyons les mai-
libérer et de retrouver une certaine autonomie. Nous disons tres et les auteurs du montage. Mais le véritable promeneur ne
« une certaine autonomie » car, en regle genérale, on les pose á dirige-t-il pas sa flánerie en fonction d'un spectacle determiné
cóté d'autres objets et ils tirent leur nouvelle valeur de cette et d'une réverie possible. Les boucheries, par la vivacité des cou-
coexistence. Installes dans un appartement, ils se fondraient leurs, par l'exposition des bétes l'attireront parfois : sadisme
dans une ambiance ; portes par une personne, ils s'intégreraient primaire ? agression et violence larvée ? Entendons-nous. II
á son comportement. Ainsi juxtaposés, ils ne délivrent que leurs existe des boucheries perdues et ignorées dans une rué aux
virtualités, ils associent leur sens, ils ébauchent une langue, ils commerces múltiples mais il est des rúes oú les boucheries
forment, pour quelques jours une chaine de signiñants instable, abondent, s'exhibent sans discrétion et oü le promeneur se fraie
fruit du génie humain et du hasard, de la luiniére du magasin un passage á travers les cotes de bceuf, les croes, les visages
et des reflets de la rué, de l'adresse de l'étalagiste et du regard épais, les mains sans précaution. D'autres comme les surréalistes
de la fláneuse. aimaient les passages oü les établissements de bains, les bijou-
teries, les magasins de coiñ'ure se multiplient. La bijouterie
Mais le jeu n'est pas loin qui annule le sérieux de la réve- signifie le fétichisme du mineral, la coquetterie, l'amour de soi,
rie. On compose des enseinbles, on feuillette des possibles, on de ses mains, de son visage a travers les pierres et les bracelets
suppute des compatibilités et des incompatibilités. Cette ivresse qui pourraient l'orner. Chez le coiffeur nous retrouvons le méme
organisatrice vient de ce que la vitrine moderne désubstantialise narcissisme, la méme incitation á plaire et á se complaire, le
et¡ déréalise les objets. L'imaginaire, selon nous, devrait se recon- goút du présent frivole et précaire et, en outre, l'ambiguité des
naitre á ce qu'il nous entraine vers du plus réel et du plus néces- ciseaux castrateurs : au surplus, les jeunes coiffeuses, si oceu-
saire et, de la part du réveur, á ce qu'il nous incline vers une pées d'elles-mémes, deviennent nouvel ornement du magasin.
attitude de totale humilité.
La vitrine moderne nous absenté de la rué en nous fasci- Nous venons de voir á quel titre de telles réveries demeu-
nant c'est-á-dire en nous métamorphosant en un pur regard seu- rent impures, c'est-á-dire susceptibles d'une réduction psycholo-
lement oceupé de ce qu'il contemple. Davantage, elle neutralise gique. Nous chercherons done á rever plus fidélement l'objel et,
la rué qui se contente de refléter le spectacle et les spectateurs. pour ce faire, á tout apprendre de luí, sans souci d'une inler-
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LES ZONES INDÉCISES 329
328 DU CÓTÉ DES LIEUX
a repares, entrevus et de celui-lá qu'il emprunte — a peine plus
vention malencontreuse de notre Psyché. II ne suffit pas qu'une réel que ceux de ses clients.
boutique nous mette á l'abri du dehors, de ses intemperies, de Quel est son réve ? Nous disions qu'il refaisait la plante des
son agitation amusée ou lassante. II faut qu'elle nous invite á un pieds et, dans son atelier, ne manquent jamáis les chevalets ou
voyage au-delá ou en de ca de la surface des choses. Intimité qui autres instruments de torture. Le voilá, lui-méme, installé devant
ne se définit pas par opposition a la simple extériorité mais par tous ees pieds accidentes, devant tous ees pieds en puissance, qui
rapport á Pétalement, au déploiement hors de soi ! Revenir a son ne suffiraient pas a une vie d'homme — füt-il grand marcheur.
intérieur, cela peut vouloir diré, dans certains cas : se replon- Cet atelier n'est jamáis ce qu'on attendrait de lui : u n lieu oü la
ger dans ses drames personnels, dans ses songes et ses obses- technique repare et renové, en fonction d'un savoir et d'une pra-
sions — dans d'autres cas : se quitter á la faveur d'analogies et tique mais plutót un purgatoire oü les souliers peuvent s'éter-
de correspondances que nous apprenons, á mesure que nous les niser par la malédiction de l'oubli. II semble impossible que
vivons. La vitrine moderne nous faisait préférer la marchan- tant de chaussures ressortent un jour, de l'atelier. A la pous-
dise au mouvement de la rué ; le magasin traditionnel mettait siére du chemin s'ajoute la poussiére de la boutique ; a la pous-
nos emportements et nos désirs avant la vie collective des ave- siére du jour, les cendres de l'ombre ; a la fatigue de la marche,
nues ; les grandes Figures nous font oublier le va-et-vient des 1'engourdissement d'une inaction prolongée. Au milieu de toutes
passants parce qu'elles nous confrontent á notre destin. Que le ees chaussures de cuir et de daim, d'été et d'hiver, de fillettes et
Temps, le Bonheur ou le Malheur comparaissent devant nous de militaires — toutes également endommagées ou difformes —
et non ees miserables abstractions que l'on nomine sadisme surgit á la devanture, la paire idéale qui n'a jamáis serví et qui
primaire ou fétichisme ! jamáis ne servirá. Et pourtant, si elle descendait sur nos che-
Táchons de rever une figure aussi modeste que celle du mins, comme elle rendrait notre route facile ! Le cordonnier les
cordonnier. II ne se contente pas de vendré de quoi faciliter notre a exécutées, voici longtemps, pour obtenir son dipióme de chaus-
marche. On lui porte des souliers a ressemeler, a élargir, á ren- seur, et jamáis il n'en fabriquera d'autres.
forcer. Les méres de famille prenaient subitement conscience que Les seules chaussures véritables sont celles qui ne serviront
leurs enfants grandissaient, étaient destines á grandir, que l'on jamáis. Des idees de chaussures plutót que des chaussures. Dans
ne pourrait emprisonner, dans des normes étroites, une nature la réalité, le cordonnier est devenu le cómplice des pieds mal
rebelle, celle de ees pieds d'enfant qui n'en finissaient pas d'en- faits, des ongles incarnés et des chevilles trop faibles, des oignons
fler, de croitre. La croissance de cet amas de chair et d'os appa- et des oeils-de-perdrix. C'est la seconde raison pour laquelle il
raissait comme un phénoméne irrépressible, inintelligible, con- boite, entraíné dans le vertige de la décréation. II lui arrive d'avoir
traire aux prévisions d'un budget modeste. Les excés de la un pied-bot, moitié pied moitié chaussure. Certes nous pour-
Nature, ce n'étaient plus, comme dans d'autres civilisations, les rions croire que, comme le forgeron, il tape, il martéle et que,
crues d'un fleuve ou les tornades d'un ouragan mais cette chair par lá, il s'apparente aux puissances souterraines, a Vulcain et
qui, furieusement, venait battre et contourner et faire sauter le aux Cyclopes. Délaissant cette explication archétypale, nous
cuir dans lequel on prétendait la contenir. Quelle indécence ! Au avons préféré mettre en évidence des traits qui rattaclient l'image
cordonnier d'établir un compromis possible entre la chair de du cordonnier á une ville légendaire. La monstruosité, l'impos-
l'enfant et celle du soulier. II refaisait, en quelque sorte, la plante sible travail du cordonnier n'éclate-t-il pas sous des formes plus
des pieds. Les souliers qu'on lui livre, ont pris notre forme et il visibles et plus humbles ! Le soulier, quand on nous le rend, a
va les redresser selon sa « Forme ». II y a bien la comme une perdu son unité, la nouvelle semelle se distingue du reste de la
opération chirurgicale qui nous atteint dans notre étre puisque chaussure, oppose sa rigidité á la mollesse du dessus.
nos souliers sont devenus une partie de notre personne.
En outre, le cordonnier vit dans la tragédie des chemins
N'en restons pas á cette notation trop subjective et qui interrompus et voilá encoré pourquoi il boite et aussi il boit. (Le
semble s'inspirer de la notion de corps propre. Pour u n réveur cordonnier qui a tant de travail, ne se trouve jamáis á son ate-
aussi patient que Larry Godebarge, les chaussures apparaissent lier. II faut le quérir au bistrot d'á cote oü il cherche a oublier
davantage comme le chemin que nous avons parcouru, comme la peine de ses clients.) Imaginairement, l'homme qui s'arréte
la suite des jours passés. Le chemin designe le temps d'une autre chez le cordonnier, ne pouvait aller plus loin. II se déchausse á
facón que le fleuve. II nous rappelle qu'il faut l'accomplir pas l'instant oü ses chaussures (ses pieds) ne pouvaient plus le por-
aprés pas, qu'il n'est pas en notre pouvoir de le presser et, du ter. II vient done de tres loin, d'un espace qui n'est pas celui de
méme coup, oniriquement, u n cordonnier ne se trouve jamáis la ville ou du travail. C'est diré qu'en entrant chez le cordonnier,
sur un grand boulevard mais dans une rué qui posséde l'allure il quitte son chemin, il fait un détour qui l'exile, pour un ins-
d'un chemin. II faut qu'á cet endroit la rué ne soit pas tout á fait tant, de son existence. II a suspendu cette avancée pénible ou
unie et qu'elle laisse apparaitre quelques brins d'herbe, de la agréable que nous nommons notre vie. D'ailleurs l'homme n'en-
poussiére. Nous ne pouvons imaginer le cordonnier en posses- léve ses souliers que pour dormir — done pour interrompre son
sion d'une automobile, comme nous le faisons pour le boucher, existence. (S'il le fait pour mettre des pantoufles, il n'est plus
le bijoutier ou pour tout autre commercant. S'il en possédait exactement un homme simple ; il ne fait plus partie de ees étres
une, ¡1 la pousserait le long de la route. En fait, il marche ou piu- qui boivent d'un trait quand il fait chaud et qui s'effondrent sous
ló! il boite car il titube sous le mirage de tant de chemins qu'il
22
é.
330 DU CÓTÉ DES LIEUX
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.'J<'Í2 DU CÓTÉ DES LIEUX MANIFESTATION DE LA VILLE .'Jíi.'í
Comme nous l'avions remarqué, la foule méle des individus cree et devenait une ville marine par la magie de ses sirénes, de
d'origine différente, elle apparait comme un milieu assez fluide ses bruits étouffés, meurtris (ils étaient produits par des artisans
pour « brasser » les étres. Les brocards de la rué signiñent que ou par de petits métiers et ils annoncient des ciéis brouillés, des
le langage y gagne en audace mais aussi que l'on refuse la pré- marches nocturnes au fanal, des destins nostalgiques). Jules
ciosité, la vanité, bref toutes les formes de ségrégation sociale. Romains, dans un tres beau chapitre des « Hommes de bonne
Toute pensée unanimiste se complaira dans la contemplaron de volonté », a parlé de ce qu'il nomme les « cris perdus » — per-
cette páte humaine parfois effervescente, toujours ductile. A l'in- dus pour la plupart des habitants, recueillis, avec émotion, par
verse l'aristocratie (de naissance ou de coeur) se prend d'hor- quelques ames attentives : leur origine est diverse : bruit de la
reur a l'égard de ce contact permanent qui confine a la prosti- margelle d'un puits invisible, appels stridents de certains oiseaux.
tution. La rué donne, d'une seconde facón, de l'unité a la ville Comment comprendre toutes ees évocations et quel statut
sans elle une cité se disloquerait en ilots, en maisons, davantage leur accorder ? Prouvent-elles que la ville chante, parle et ceci
en appartements, en piéces. Elle s'émietterait vite, elle se perdrait par le canal de la rué ? Nous devons distinguer la rumeur urbaine
en une multitude d'existences privées. II n'y aurait plus de ville : et les cris de la ville. Jules Romains emploie ce dernier terme
seulement des destins individuéis que des cloisons isolent les d'une facón bien significative car si la rué gronde ou mugit, elle
uns des autres. La rué sinueuse, agüe, contourne les obstacles, ne crie pas. En outre nous avons Pimpression qu'un certain nom-
rétablit la continuité, nous assure qu'il s'ayit d'un seul et méme bre de ees cris ne viennent pas de la rué : en proviendraient-ils
étre : nolre cité. La camera soucieuse de nous montrer une ville qu'ils ont pour fonction u'illimiter l'espace urbain, de nous
ne s'enferme pas dans des immeubles, elle suit docilement cette annoncer un message venu d'ailleurs. C'est pourquoi, méme issus
enfilade de perspectives qui se succédent et qui s'accordent les d'une artére, ils l'enjambent et ils se déploient dans le ciel. Or,
unes aux autres. Voilá done aussi l'étonnement toujours recom- c'est bien par ses cris perdus comme par la couleur de ses pier-
mencé d'une promenade en automobile : une synthése qui s'opére res, par ses églises, par sa légende, par son nom qu'une ville
en douceur d'une avenue a l'autre, d'une rué á une place, d'un nous découvre son essence la plus secrete. II nous faut admetlre
quartiei' á un autre quartier. La ville demeure á travers la diver- qu'une ville posséde son timbre naturel émouvant, fugitif, indis-
sité des perspectives, des facades, des trottoirs, des visages. Nous cernable pour la plupart — conserver la sphére sensorielle de
ríavons pas a vérifier et á contróler cette unité. Elle se donne cette image auditive et comprendre qu'elle ne se compose pas de
comme une belle certitude inébranlable, avant tout recours de l'ensemble des bruits entendus. La pierre, le ciel, la vivacité ou
l'entendement. Je ne sais pas si cette colline appartient a la la reserve de ses habitants, la légéreté de leurs pas le modulent
France ou á l'Italie, je delimite mal l'horizon : ciel ou océan ? selon une transposition a la fois mystérieuse et naturelle. Une
Mais la ville déñle sous mes yeux ; cela veut diré que, de part ville, lorsqu'elle est une personne posséde un timbre comme elle
et d'autre, les immeubles, les proineneurs, les arbres méme m'as- posséde un visage. Et l'un et l'autre, méme s'ils se conjoignent
saillent doucement et prononcent le méme noin : celui de la ville en une harmonie vivante, renvoient á deux expériences et á deux
que je visite et que je ne quitte point du regard. découvertes différentes.
On admettra done que la rué manifesté et unifie la ville. Quant a la rumeur, elle exprime le travail d'une cité. Une
Pourra-t-on aller jusqu'á prétendre qu'elle dit la ville dans sa ville serait, en quelque maniere, aphone, incapable de se produire
tonalité propre ? Serait-elle véritablement la voix de la ville ? Si et d'exister, si elle ne martelait pas sourdem.ent, par toutes sorte&
nous ne nous contentons pas d'une métaphore, la proposition de bruits, ses ambitions, ses projets, ses coléres et. sa fiévre par-
semble contestable : ne sommes-nous pas plutót en présence fois inutile. Les bles, les prairies, la montagne demeurent épis
d'une rumeur propre a la rué qui se cree en fonction de ses mürs, plaine jaune, taches vertes, pies majestueux, neiges éter-
besoins et cela sans souci et sans harmonie avec la ville. II y nelles, avec ou sans la rumeur humaine. L'arbre continué á plon-
aurait done une rumeur qui exprimerait la civilisation indus- ger ses racines dans la terre et la nature, nous assure-t-on, gagne
trielle et urbaine en general. Jean Cayrol nous conflait que l'on a étre contemplée dans un silence í'ervent. Elle devient alors un
pouvait « capter du bruit urbain » dans n'importe quelle situa- pur spectacle. Ce méme silence nous inquiete dans une ville ;
tion cinématographique. En revanche Edinonde Charles-Roux davantage il nous angoisse. II prélude á une catastrophe, un
disait qu'elle reconnaissait une ville a son timbre, a un ton qui déréglement de la machine urbaine. II n'est pas perrnis á une
lui était personnel. Elle associait New York au mugissement ville de suspendre sa respiration pendant quelques secondes. De
angoissant des sirénes de pólice qui frappe de stupeur tous ses la, semble-t-il, une des causes de la difficulté de vivre un diman-
habitants — mugissement si terrible que jamáis les enfants ne che en ville — et encoré, sommes-nous avertis de ce qui va nous
l'iiniteront par jeu comme il en est en France a l'égard des voi- arriver : la disparition de ce bruit dont nous nous plaignons tant
tures de pompiers. Elle ajoutait que ses voisins reconnaissaient pendant la semaine mais qui nous assure que la ville continué
leur quartier á certains bruits qui lui étaient propres. De leur d'exister.
cóté, Francis Careo dans ses souvenirs, Jules Romains dans « Les Sans doute invoquera-t-on un mythe plus récent et, á vrai
Hommes de bonne volonté » ont evoqué le premier certains sons diré, tres répandu : celui de Paris au mois d'aoüt. Le silence
de Lyon, le second certains cris de Paris. Ainsi le Lyon de Careo nous restituerait le véritable visage de la capitale. En fait les
cessait d'étre la ville froide qu'une certaine mythologie a consa- choses se présentent d'un facón différente. D'abord si l'on con-
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334 DU CÓTÉ DES LIEUX MANIFESTATION DE LA VILLE 335
sidére París comme une forme éclatante, on remarquera qu'elle de la saison chaude. II y avait une vie plus intime, des relations
se détache sur un nouveau fond — la France en vacances, la plus fáciles du cóté-cour — souvent parce que les balcons se fai-
France vacante. Des lors la ville de Paris, elle aussi, par coquet- saient face mais aussi parce que les propos qu'on y échangeait
terie ou pour mieux supporter les diñicultés de l'été, se donne n'engageaient pas pour l'avenir ceux qui conversaient ensemble.
comme u n lieu de detente oü il fait si bon flaner : Paris-plage. Les femmes et les hommes s'y montraient dans une tenue plus
Elle cesse d'étre une ville, elle apparait comme un musée, elle négligée.
aspire á se faire passer pour un espace de rencontres et de reve- Nous voyons done l'étendue de ce systéme d'oppositions pos-
nes, ce qui montre une fois de plus qu'une ville se produit á sibles : le rustique et l'urbain, l'archáique et le moderne, l'en-
travers la rumeur de la rué, méme si celle-ci n'apparait pas fance et l'áge adulte, la domesticité et la bourgeoisie, l'été et
comme sa voix propre. l'hiver, les relations de voisinage et le repliement sur soi, la vie
Et, pourtant, l'homme dans la rué n'a-t-il pas l'impression privée el la vie publique. II importe peu ici de dénombrer les
que la vraie vie de la ville se situé ailleurs derriére ees fenétres, oppositions et de se demander si elles possédent un lien entre
derriére ees rideaux. II souffre de n'y pouvoir pénétrer. Imaginai- elles. Ce que nous aimerions avoir montre, c'est que ce dualisme
rement la passion aurait besoin de se concentrer, de se conden- semble spontanément marquer toute demeure. Nous voudrions
ser : exposée au souffle des carrefours, elle se dissipe ; happée maintenant mettre l'accent sur une autre réverie plus puré. La
par tnille regarás, elle se dilapide. Un homme qui marche dans facade n'est qu'une apparence. Le promeneur s'enfonce dans une
la rué n'est pas capable de « grandes pensées ». Les avides, les cour mais de couloir en couloir, de cour en cour, il découvre tou-
a vares, les joueurs le savent, eux qui contemplent et qui assou- jours une nouvelle profondeur et comme une ville. Précisons la
vissent leurs passions en des lieux clos. Un Balzac nous montre portee d'une telle réverie. Le promeneur ne rejoindra jamáis une
á l'oeuvre ses passionnés comme Vautrin, Rastignac, Nucingen, rué qui serait située derriére la maison dans laquelle il a pene-
dans une pensión de famule ou dans un salón ou dans un cabinet tré. Tous ees portiques et toutes ees galeries ou tous ees puits
de travail ou dans un magasin d'antiquités. A quoi s'ajouterait débouchent sur d'autres galeries. La, une autre humanité y regle
ce pressentiment que le visible ne saurait étre profond et que les sa vie, parfois ses comptes, indifférente á l'étre qui passe en
villes comme les étres cachent leur jeu. visiteur. La cité invisible n'est pas au ciel. Elle ne se trouve
En outre, et toujours sur un pían imaginaire, nous avons méme pas dans un quartier reservé, retranché. Elle existe de
besoin de croire que l'intérieur peut démentir l'extérieur, que la l'autre cóté de la facade, lá oú il n'y a ni magasins, ni rúes, ni
vie de la cour peut aller totalement a l'encontre de la vie de officiers municipaux. En párenle oceurrence nous n'avons pas
facade. Cette dualité topologique est comme nécessaire a la l'endroit et l'envers mais le méme et le tout autre.
bonne respiration d'un immeuble. Le diurne et le nocturne, Toutes ees dualités étant admises, un géographe remarque-
l'avouable et l'inavouable, ce que l'on veut paraitre et ce que rait que l'intérieur dément rarement l'extérieur : il n'y aura pas
l'on se permet d'étre sans vergogne, voilá ce qui semble carac- une rupture totale entre une rué pimpante, gaie, ensoleillée et
tériser les hommes mais aussi les maisons. Une maison trop sem- une cour obscure, besogneuse oü de petits artisans manoeu-
blable á elle-méme manque d'épaisseur. Elle parait píate, elle vrent, á longueur de journée leurs machines. Dans la plupart
ne nous attire plus parce qu'elle ne se livre plus au jeu subtil et des cas, il s'agit d'immeubles frappés de vétusté et appelés á
excitant de la dissimulation. Les immeubles modernes, malgré disparaitre dans un plan d'urbanisme. C'est pourquoi leurs pro-
leur beauté, ne nous font plus rever et laissent une impression priétaires hésitent á entreprendre la moindre réparation et ils
de malaise parce qu'ils sont tout en facade. Cette dualité peut tirent profit de ees cours qu'ils louent au meilleur compte, a de
prendre bien des formes. Les facades de province ne ména- petits artisans. Le passant, s'il n'est pas trop distrait, devine déjá
geaient jamáis de surprise brutale." Leurs fenétres jointes, leurs á partir de la rué une misére cachee mais perceptible. Seulement
volets tires laissaient soupconner des renversements de situation pour demeurer fidéle a notre projet, nous délaisserons ce recours
et, en general, l'autre face des choses ne se situait pas du cóté de á la géographie urbaine et nous engagerons le débat a un niveau
la cour mais á l'intérieur méme de la maison bourgeoise. Dans imaginaire. A ce niveau nous dirons done que c'est surtout le
une grande ville il est deja plus étonnant d'apercevoir du cóté passant qui invente ou qui flaire toutes ees passions qui se nour-
de la cour un jardin, parfois une treille de vigne, un calme pro- rissent d'une demi-présence et d'une demi-absence. Par sa pro-
vincial. On pourrait encoré remarquer que le cóté-cour semble menade il en subodore une infinité et il en opere comme l'unité
plutót reservé aux enfants, aux domestiques et le cóté-rue aux magistrale.
adultes, aux patrons. Une bourgeoise préférera réprimander une
domestique a l'office parce qu'elle y trouve mais aussi parce Chacune d'entre elles, livrée á sa situation particuliére, pren-
qu'elle osera, sans risque de déchoir, se montrer vulgaire, bru- drait vite u n air mesquin : aprés tout la recherche de l'argent,
tale. Certaines familles se transportaient, selon les saisons et les des honneurs, les disputes conjugales ne datent pas d'aujour-
circonstances, d'un póle de l'appartement a l'autre. II existait d'hui et tant pis si l'homme est un loup pour l'homme ! Mais
un été de la cour qui ne ressemblait pas á celui de la rué comme le promeneur ne s'arréte pas, il va de foyer en foyer (au double
si l'on changeait de climat. Les cris, les bavardages tardifs, les sens de ce mot), il découvre interloqué, une ville haletanlc,
biuils de la radio rendaient plus sensible la surexcitation genérale toute entiére embrasée par l'argent, la luxure, l'ambition. L'am-
pleur du mal lui restitue, au-delá des bassesses, une graiKlcur
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336 DU CÓTÉ DES LIEUX MANIFESTATION DE LA VILLE 337
sublime, épique, et les métaphores romantiques de « cloaque » essayons la cohérence d'une autre structure et nous cherchons
« d'enfer », de « nouvelle Babylone » acquiérent alors toute leur a mieux investir les rapports de la rué et de la ville.
charge. — II est vrai qu'une perspective inverse demeure pos- Comment, en fin de compte, la rué manifeste-t-elle la ville ?
sible mais elle concerne encoré la rué. L'observateur, le guetteur D'une maniere origínale qui ne s'apparente pas au role tenu pal-
des ames, l'épieur des vices se tient, immobile, á son balcón d'oú les quartiers. Ceux-ci ne se distinguent pas d'une ville qui con-
il contemple le mouvement de la foule ou plutót le flux des tin ue, dans son retrait, á les hanter. La ville, pourrait-on diré,
miséres qu'elle charrie. Car il semble inevitable que les passions est l'absente de tous les quartiers. Seulement ees derniers la nom-
nées au-dedans des maisons (ou plus symboliquement á l'inté- ment, lui conférent une qualification particuliére. Le « louche »,
rieur des alcóves, ce qui redouble l'indice d'intériorité) se déver- le « sinistre », le « bourgeois » disent un quartier et á travers
sent dans la rué. Ce trouble du regard, cette usure prématurée, lui, l'aspect d'une ville. lis ne la modifient pas pour autant. lis
ce tremblement d'une main, mille signes mal caches trahissent sont sa maniere d'apparaitre, en cet instant du printemps, au
le vice ou la passion. Dans cette perspective de malédiction, la cours de cetle promenade, tout comme, en cette journée, la mer
rué se peuple d'individus qui partent á la recherche de leur plai- moutonne, une et innombrable. Qu'on ne parle pas cependant
sir. Lors de cette description smguliére, il vaut la peine de remar- d'accident ou de contingence : le nombre des qualificatifs n'est
quer que le role de la rué et les rapports du dedans et du dehors pas iníini, loin de lá ! Chacun d'eux a un sens, répond a une
ont subi un glissement certain. Au cours des analyses prece- des attentes et des projets possibles soit de l'habitant de la
dentes, la rué exprimait la ville, ce qui implique une transmuta- ville soit de la ville toute entiére.
r o n positive, la mise á jour d'un implicite. Cette derniére descrip- En revanche, par la rué, la ville devient autre chose qu'elle-
tion laisse entendre que la ville et la rué communiquent et que méme. Elle se divise. Elle se scinde en un dehors et en un
la premiére se déverse dans la seconde. dedans. Sans la rué, la ville s'empáterait, n'aurait aucune exprés-
Quoiqu'il en soit de cette différence qui ne doit pas affecter sion — comme on dit d'un visage épais et peu mobile qu'il ne
le sens de notre thése, nous ne pouvons considérer la rué comme parle pas. Ce ne serait pas une ville mais un gros bourg oü les
l'élément superficiel tandis que les immeubles accapareraient le passions ne franchissent pas le seuil des portes et oü les fatigues,
secret, le profond, la passion. La mythologie balzacienne, encoré les labeurs se prodiguent ailleurs, dans les campagnes avoisi-
qu'elle ait tres souvent pris pour décor la capitale, vaut surtout nantes. On a done l'impression que la ville ne peut prendre cons-
pour la province. La murrissaient lentement et jalousement, cience d'elle-méme qu'á travers cette scissiparité et cet éclate-
passions, vices et, peut-étre, saintetés. La tres grande ville se ment. Aussi ne faut-il pas imaginer que des rúes vides impliquent
háte davantage, elle ne connait pas toutes ees prudences et lous des immeubles animes, comme si la vie des premieres se rever-
ees délais : süre de l'impunité elle ne redoute pas le scandale et sait au profit de l'existence des seconds. Noiís avons dit que la
elle ne se cache pas de la rué. ville se scindait en un dehors et en u n dedans et cette expréssion
On pourrait done a la limite imaginer une ville qui aurait semblerait impliquer une antériorité de la ville. Ce serait assez
été construite gratuitement pour le plaisir de tracer des rúes. mal parler puisque, comme nous l'avons vu, l'unité vient á la ville
Certes l'histoire nous dit l'inverse. La rué s'est faite avec beau- de la rué — sans laquelle elle se disloquerait en des milliers de
coup de difflculté sur les traces d'anciens chemins. Les maisons fovers.
lui accordaient á contre-coeur la place qui lui était nécessaire.
On la comprimait, on la restreignait par des avancées, par des
surélévations. II a toujours fallu que le pouvoir central inter-
vienne pour imposer les artéres nécessaires a la circulation et
surtout au triomphe de ses armées, a l'eñicacité de sa surveil-
lance. Ceci reconnu, le projet inverse ne manque pas de vraisem-
blance : une cité oü les maisons auraient été seulement dispo-
sées pour permettre aux rúes d'épouser mille inflexions, de béné-
ficier du soleil et de l'ombre. Les immeubles, les magasins
auraient pour seule justification de présenter aux passants des
corniches, des balcons, des facades, des vitrines. II n'y aurait ríen
d'autre que ees courbes, ees droites brisées ou rectilignes que
borderaient des pleins sans importance. II ne s'agit pas d'une
utopie car nous n'avons pas pour mission d'inventer une nouvelle
ville et de faire oeuvre urbanistique. Nous révons activement la
ville qui nous oceupe et qui connut son essor entre les deux
guerres. Nous la remodelons en image avec une rué tellement
prégnante qu'elle absorberait les contours de sa forme, a savoir
les immeubles, les murs, les facades devenues totalement aveugles
sur Pautre versant de la ville. Par cette variation imaginaire nous
*
LES INTÉRIEURS DE LA VILLE Mí)
tionne. II souligne l'omni-communication de l'espace urbain qui,
en rendant toute rencontre possible, provoque en nous le vertige.
— Nous avons choisi parmi les dedans les plus récents, le Studio,
la Salle de Bains, la Salle de Séjour : méme éclat, méme jeunesse,
méme volonté de déréaliser l'espace et de dédramatiser les situa-
tions. Malgré leur modernisme, ils ne se confondent pas. Le stu-
dio implique un art de vivre, il proimet un certain bonheur,
flottant et acosmique. La Salle de Bains est le lieu des grandes
métamorphoses et done des véritables absences. Le Living nous
ouvre sur le monde, ce qui est une maniere de mettre la ville
entre parenthéses, et il se confine dans un fonctionnalisme qui
LES INTERIEURS DE LA VILLE voudrait nier les houles de l'Histoire. Mais que signifie le mona-
disme de ees trois derniers lieux ?
*
340 DU COTE DES LIEUX LES INTÉRIEURS DE LA VILLE 341
la quotidienneté du square. Verlaine fabriquait déjá ses jardins liberté et la mobilité au milieu de la pesanteur appliquée de la
des « Fétes Galantes » á l'imitation de Watteau. 11 s'agit d'une ville. La gratuité du square ne se manifesté paz tant dans la
création picturale 0et ees jardins eux^mémes, reproduisent les spontanéité de la vie végétale que dans les, rebonds imprevisibles
« folies » du xvín siécle avec leurs pavillons de chasse, leurs d'un bailón qui, bientót, n'appartient á personne, et voudrait
pares nombreux. Si nous abandonnons un tel paysage á la sen- s'élever au-dessus de la ville, dans un véritable mouvement
sibilité littéraire et ipicturale ce ne sera pas pour nous livrer ascensionnel.
á une dépoétisation définitive du square. II nous est encoré pos- Le gardien du square connait les prétentions dangereuses
sible, pensons-nous, de le traiter comme un étre autonome, por- d'un bailón rnulticolore et il les traque sans tréve. II cherche a
teur d'un sens, organisateur de son espace, de son temps et de le confisquer, comme s'il était possible d'emprisonner, une fois
ses perwnnages. pour toutes, la liberté. Seulement il s'agit tres souvent d'un
Nous voudrions d'abord considérer le type de nature qu'il mutilé qui court en vain. Le balón rebondit, le garde claudique.
prétend restituer. C'est, malgré toutes les nuances que nous Alors, par un privilége qui lui est concede, il monte sur une
devrons apporter, un jardin : un rappel de l'arbre, du buisson, bieyelette qui, elle aussi, roule et qui dément la raideur rectili-
de la plante dans un paysage de pierres ou de goudron ; une gne et légale de son propriétaire... II appartient a une mythologie
abondance iqui aimerait étre édénique car le vegetal, par son populaire, celle du croquernitaine et du guignol. On le redoute
existence, apporte une espéce de gratuité. II devrait avoir tout comme un pére fouettard plus que comme un représentant de la
á fait disparu : il s'étale, il grimpe, il respire, il se courbe, il loi. On gagne ses faveurs, on l'amadoue comme u n adulte
se redresse en vertu d'un entétement qui nous paraitra toujours redouté car il n'exprime pas une pólice anonyme et implacable.
étrange, á nous, qui ignorons les mouvements de la séve et les Pour prendre sur le fait le contrevenant, il adopte des ruses
pouvoirs de la chlorophylle. II nous faut insister sur cette éiner- d'enfant, il se cache derriére un buisson et ses coups de sifilet
gence du vegetal parce que les habitúes du square la recher- impératifs se mélent á tous les cris du jardin, á tel point que
chent et la remarquent. II suffirait d'une plante pour que la géo- nous pourrions reteñir, á titre de marques distinctives du square
métrie et que la rectitude des étres inánimes soient niées ; il suffi- ees deux signes auditifs assez minees : le crissement du por-
rait d'une plante qui renait par la pluie ou qui languit pendant tillón toujours bas et les coups de sifflet du garde. lis émergent
l'été pour que la vie des premiers temps et des premiers nomines d'une maree sonore et ils savent faire signe á l'individu. On ne
soit évoquée. Seulement nous s omines en présence d'une abon- voit pas le gardien car il représente une loi diffuse, omnipresente.
dance qui se restreint au lieu de se perpétuer joyeusement ; nous Dans le village, l'enfant, par la classe commúñale, par la sur-
regartíoins des éléments rabougris plutót qu'épanouis — un veillance des ainés, se constituait sans mal comme un enfant.
enseimble justiciable de l'entretien municipal. La plante devrait Dans une ville, les enfants retrouvaient, par le square, ce type
se prendre, elle-méme, en charge, étre source de ses courbes, de de relation immédiate.
son inclinaison et trouveí son propre chemin vers la lumiére.
Transplantée, émondée, elle ressemble aux fleurs artiíicielles. En Avant d'inspecter davantage l'humanité que le square engen-
outre nous avons affaire á un service anonyme. L'amateur qui dre, ¡1 faudrait marquer les tensions qui subsistent dans un
donne ses soins á un jardin, éntremele son existence á celle des espace, semble-t-il, sans « histoire », décrire comment il oscülait
plantes et des fleurs. II se courbe comme elles, il absorbe la entre le mouvement et le repos : sanctuaire des assis mais aussi
lumiére, sa peau se cralquelle finement. II en arrive á discerner espace alloué aux mouvements désordonnés des enfants. D'un
le parfum des inatins et des soirées. C'est un jardinier. Cette cote, les bañes, parfoís des reverberes, des limites precises qui
entente disparait quand il s'agit d'un square, et, de toute facón, enserraient le sable, les rebords en ciment sur lesquels les
ce ne sont plus les mémes étres (qui se chargent de l'entretien enfants s'assoient ; de l'autre, le bailón, des cordes a sauter, des
et qui s'absorbent dans la jouissance. jouets que l'on tire derriére soi et bien des vétements volent : un
béret, une casquette ne sont jamáis véritablement poses sur une
La loi omnipresente semble, a son tour, contrarier les exu- tete et les fillettes par leurs comptines, impriment u n mouve-
berantes du régne vegetal. Le square multiplíe les interdictions. ment régulier, volontairement monotone aux mots. L'homme, á
Lieu de la detente, il rappelle, á chaqué instant qu'il est défendu bout de forces, s'affale sur un banc, et, cependant, á cóté de lui
de marcher sur les pelouses, de toucher aux fleurs, de circuler en toutes sortes de mouvements se déploient : linéaire quand il
bieyelette... Cependant il n'aurait pas laissé cette impression cha- s'agit d'un adulte, en feintes et esquives de la part d'un enfant
leureuse dans l'imagination populaire si l'interdiction n'avait poursuivi, eyelique quand une fillette saute á la corde, sans
pas trouvé sa place dans un jeu plus general, de type enfantin. compter les tetes que l'on hoche gravement, les mains qui admi-
Le square apparaissait comme l'espace de la tentation, du sable nistrent une fessee, les bras qui se tendent vers une canie, les
que l'enfant a envié de jeter et qu'il jette en fin de compte, de regarás qui partent á la recherche d'un enfant disparu. En
la pelouse sur laquelle on avance timidement puis sans précau- revanche une statue s'est coulée dans sa propre identité, elle ne
tion. Le bailón représente l'élément perturbateur par excellence. connaitra plus l'éveil de la conscience et les hésitations d'un étre
II roule de pied en pied, il salit les vétements de l'adulte et il humain. Dans sa nudité, elle signifie qu'on ne peut rien lui enle-
vient un moment ou on ne peut plus le capter, l'arréter dans sa ver ni rien lui ajouter. Dans sa blancheur, qu'elle a été lavée du
course folie. Bondissant, glissant, désinvolte, il représente la mal d'exister.
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342 DU CÓTÉ DES LIEUX LES INTÉRIEURS DE LA VILLE 34.'}
On aimerait pouvoir nommer le temps du square. En pre- previsibles laissent entendre une parodie consciemment organi-
miére analyse, nous découvrons des flux temporels assez diffé- sée, comme si le square voulait, á chaqué instant, se styliser et
rents, selon les ages et les individus, les rebondissements du s'égaler á son essence. De la, malgré son bruit et son encombre-
jeu, les querelles et les réconciliations ; bref, une durée un peu ment, son aspect apaisant. On a souvent evoqué le square comme
incoherente qui se dément elle-méme. Cependant nous croyons un refuge. II est possible que l'élément vegetal, si réduit soit-il,
surtout découvrir un temps répétitif, englué dans des habitudes ait été á la source de cette image. Mais surtout le square conser-
de toules sortes. L'écoulement monotone des heures ne saurait vait une allure provinciale parce qu'il offrait le spectacle de la
passer dans un square, pour un accident. En effet il se manifesté convention. II s'opposait á la ville imprevisible, déconcertante,
dans des conduites diverses. On lira un journal ligne á ligne, l'riande de nouveautés, dangereuse par ses tentations, épuisante
comme si le lecteur déroulait, avec patience, l'écheveau des phra- par la diversité de ses excitations. La nuit venue, ses vitrines,
ses. Si vous regardez bien un square, vous découvrirez toujours ses publicités géantes papillotaient, ses grands boulevards
des femmes qui tricotent. Or quoi de plus mécanique qu'une avaient la ílévre : frólement des mains, des regards, des désirs,
telle activité ! Quelle forme d'attention davantage égrenée au fil des pensées qui, si elles en avaient le courage, iraient jusqu'au
des minutes que celle que l'on accorde aux maules et aux points ! crime. Le square eonfirinait les certitudes qui, dans le reste de
La femme qui tricóte sait qu'elle ne peut háter sensiblement la cité, s'affaiblissaient dangeureusement. II nous montrait
la fin de son labeur et quand elle quitte le square, elle serré, qu'une mere de famille, tricóte, qu'un enfant fait des pátés,
avec patience, son ouvrage. Elle coinpte les rangées qui équiva- qu'un vieillard s'aide d'une canne, qu'un gardien porte un képi
lent a des fragments de durée facilement calculables. Nous avons et mérite le respect.
affaire á une durée alourdie, á une immanence molle, á un temps
qui est celui de la replétion. Les existences y stagnent. On y Le square, ce bistrot des femmes. II ressembiail á une
ressasse les mémes pensées. Point d'éveil, point de prise de espéce de gynécée. La cellule familiale s'y recomposait sans le
conscience brutale au terrne de laquelle on romprait avec un pére. Les femmes y avaient la liberté d'y exprimer un certain
passé. Un homme qui a une grave decisión á prendre, s'y arré- type de féininité (la mere plus que la femme, la ménagére plus
tera parfois : il risque de quitter le square dans le méme état que la maitresse) tout comme les nomines libéraient une certaine
d'incerütude. Les habitúes, rendus inquiets par cette présence virilité fraternelle, un peu cabocharde au Bistrot. Elles avaient la
inhabituelle, resserrent, d'instinct, leur unanimité, pour faire face possibilité de s'épancher en coníidenees qui avaient souvent un
a l'irruption d'une possible transcendance. Point d'élément per- fond prosa'ique, organique. Elles allaient aussi loin que possible
turbant pour le mental, comme dans un terrain vague qui incite dans le déballage de l'intinie, des humbles nécessités de la vie,
á briser, á tordre, á détruire. Le square apparaitra alors comme parfois du vomi (de leurs enfants), du pourri (de leurs viscéres).
le lieu par excellence de Vaprés-midi. C'est au cours de ce temps En outre elles s'arrogeaient, en l'abscence du pére, une autorité
digestif qu'il revele au mieux sa nature. qu'elles n'avaient pas a la maison. Elles vivaient sous le signe
d'une vigilance dominatrice : á l'égard des autres enfants, des
II faudrait nuancer toutes ees formes d'abandon ou de allusions de la conversation et surtout a l'égard des inconnus :
démission de l'étre. Aprés le repas de midi, des dactylos, des dans une nouvelle de Marcel Aymé, un homme rejoint une femme
employées y goútent un instant de liberté. Le square se donne dans un square et le groupe des méres suspend sa conversation
comme un équivalent du café — moins céréinoniel, nioins vil" pour savoir s'il s'agit de son épouse, espérant de toute évidence,
cependant. On oublie l'heure. On oublie le travail de la matinée surprendre des « relations coupables »... Quelques hommes,
et on veut ignorer celui de l'aprés-inidi. De méme la rencontre cependant, essayaient de s'y arréter : des réveurs, des solitaires,
s'y opere d'une facón enveloppée, furtive, précautionneuse. Elle des étres fatigues, des chómeurs ; on pressentait, en eux, un
n'a pas Téclat bouleversant d'une reconnaissance depuis toujours rien-faire un peu louche ou une difíiculté extreme á vivre. L'un
attendue. Elle n'a pas non plus la brutalité d'un arraisonnement d'eux y demeurait avant de se présenter, une nouvelle fois, á un
au milieu des baraques foraines. II semblerait qu'en revanche la emploi qui lui échapperait. Un adulte qui avait decide de ne pas
statue se place sous le signe du souvenir. Est-ce qu'elle ne tend travailler ce jour-lá, y faisait l'école buissoniére. II eut pu se
pas á commemorer et á perpétuer la mémoire d'un homme rendre au cinema. II préférait, dans ce square, jouer la comedie
célebre ? II n'en n'est rien : pour l'indifférent, elle apparait d'un malade qui feint d'étre fatigué, et qui, de son lit, entend
comme une existence qui s'est laissée pétriñer par mégarde et sa maison vivre sans lui : il y découvrirait une maniere d'exis-
qui plus jamáis n'échappera a son destín d'engourdissement. ter de la ville qu'il ne connaissait pas. D'autres venaient y róder
Nous voudrions maintenant dégager le sens de quelques et ils investissaient doucement une place si bien défendue :
silhouettes typiques qui, au méme titre que le portillón ou le bal- l'enfant représentait le médiat parfait. S'ils voulaient progresser
Ion ou le banc, rendent le square reconnaissable. Une ligne de dans leur entreprise, ils devaient se conformer au modele fémi-
démarcation fondamentale separe les habitúes : la tricoteuse, nin du « monsieur convenable ». Dans la rué, ils auraient pu
l'enfant, les amoureux, le vieillard aux pigeons, et les gens de chercher á séduire par une allure un peu canailíe, en se donnant
passage. Le gardien, les enfants sages ou turbulents á la recher- pour de « tendres » voyous. Dans ce gynécée moralisant. il leur
che de leur seau, les tricots et les livres de leurs méres, le cou- íallait paraitre incarner les valeurs qui y avaient cours.
ple sage, presque intemporel d'amoureux, tous ees éléments trop Au-delá de ees manceuvres d'investissement, des étres qui
344 DU CÓTÉ DES LIEUX
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354 DU CÓTÉ DES LIEUX MÉTAMORPHOSES DE LA SALLE D ' E A U ,'¡55
la salle de bain un peu t'rigide qu'ils proposaient aux lecteurs. elle seule et pour la nuit, le visage qu'elle presentera aux person-
Cependant nous voudrions plutót dégager une autre amibivalence nages désirés ou redoutés de ses réves. Les autres, les invites ont
qui, en pareil cas, nous parait teñir á la nature méme de cette quitté la scéne. Elle se retrouve, seule, avec les années qui pas-
piéce. Cette derniére, selon nous, constitue une forme instable, sent, á l'abri du bruit et de la fureur idiote du monde.
labile que l'on peut toujours déchiffrer selon deux lectures. C'est pourquoi la salle de bain continué a vivre la nuit. Nous .
Elle est le lieu des contraires, des contrastes ; elle oscille, sans voulons diré qu'un homme, lorsqu'il se réveille et se leve, la
cesse, entre la molesse et la vigueur, le flou et la netteté, la trouve sur son parcours. Elle fait partie des quelques portions
sálete et la propreté. D'une part, l'excitation de la mosaique, des d'espace qui se prélévent dans la masse obscure de l'appartement
surfaces rigides, polies, une géométrie un peu austére, une piéce nocturne. Certes, il est possible d'allumer l'appartement tout
aux angles marqués, des couleurs franches. D'autre part, la buée entier — du moins la salle de séjour, les piéces qui donnent sur
qui envahit peu a peu la piéce et qui estompe les formes, les la rué, volets grand ouverts, et il conviendrait de se demander ce
serviettes épaisses, le tapis de sol. Cette dualité semble expli- que signifie cette insomnie lumineuse, glorieuse, avouée : déses-
quer que la salle de bain provoque des réveries diverses et sur- poir ou victoire sur la nuit ? Cependant, d'une facón genérale
tout qu'elle soit le lieu des métamorphoses. En effet, il existe seuls quelques points comme la salle d'eau guident l a démarche
des lieux qui nous conñrment dans notre étre, qui nous encou- de celui qui se leve Veut-on y regarder, angoissé, les effets de la
ragent a persévérer dans notre essence : dans la cuisine, par fatigue et de l'insomnie sur le visage ? Nous croyons a une vérité
exemple, á la campagne, la femme se sentait encoré davantage imaginaire plus profonde. On se lave, on se réveille pour échap-
mere et nourriciére. La salle d'eau ne nous demande pas de tra- per á la somnolence qui nous irritait et surtout pour repartir a
hir ; elle nous incite á devenir autre, á tenter de devenir autre. nouveau de rien, tant il est vrai qu'il vaut mieux biffer u n acte
Elle nous soufíle que nous allons changer de vétements, un peu manqué. Dormir est un acte qu'il nous faut á nouveau réussir.
de peau et qu'á tant faire, nous pourrions tout aussi bien nous La vive lumiére de la salle de bain sera recherchée comme s'il
modifier. Quel est l'adolescent qui, pour sa part, ne s'est pas fallait nous arracher totalement á la nuit avant de nous y replon-
amusé á ne pas se reconnaitre sous la mousse blanche du savon ger du haut de cette chuté extreme et, a nouveau, la salle de bain
á barbe, clown ou Dieu le Pére ! Quel est l'adulte qui n'a pas constitue un pont entre la veille et le sommeil.
remodelé son visage sous la caresse penetrante du blaireau ! Elle permet encoré et surtout le passage majeur de l'état de
Quelle est la femme, méme pudique et réservée, qui ne s'est pas, nature á l'état de culture. On nous a assez répété que la vie était
un jour ou l'autre, composé u n visage dont elle a vite honte et á réinventer, que l'existence primait l'essence. Dans cette piéce,
que, pour rien au monde, elle ne montrerait a qui que ce soit ! la femme, peu á peu, produit u n masque qu'elle revét et ce terme
Cette salle de bain si cióse, si bien protégée, pourra donner le de masque n'implique aucun mensonge puisqu'il faudrait alors
vertige de la liberté que l'on éprouve plutót sur u n pont, en mon- l'opposer á un prétendu visage en soi qui, lui, n'existe point.
tagne, en présence d'un vide. P u r vertige intérieur, pur vertige Ainsi la femme emerge á l'artifice, á l'existence urbaine et ce
de soi-méme et qui n'a pas a se projeter sur le monde extérieur ! n'est pas un minee paradoxe que ce lieu si clos symbolise a ce
Elle est done u n passage parce qu'elle opere une mutation point la totalité infinie, effervescente d'une cité dont on n'entend
qualitative de notre étre. Comment cette derniére pourrait-elle se méme pas les bruits. La salle d'eau exige de l'adresse, de la
produire sinon á l'intérieur d'un lieu dos, strictement protege du lucidité. Une existence, un visage tout comme une oeuvre se cons-
monde extérieur et de ses brassages perpetuéis qui s'annulent truisent avec exactitude et avec une grande part d'esprit critique.
réciproquement ? Ainsi, il parait préférabfe d'y opérer le passage Souvent on trouvera, dans cette piéce, une petite pharmacie : du
de la veille et du sommeil. Certes nous connaitrons véritablement maxiton pour étre brillant, de l'eunoctal pour étre dormant, de
le réveil, dans la rué, au milieu de toute une foule qui se háte la nautamine pour étre roulant, bref de quoi suppléer la nature
vers son travail et le sommeil dans notre lit. Mais nous avions pour penser, dormir, voyager. A ce compte, la nature apparait
besoin de nous aider de ce lieu médiateur pour nous réveiller ou comme un en de-cá légendaire de la culture. Le visage humain
pour nous ensommeiller. II est toujours possible d'éviter ce ne peut plus étre une donnée immédiate de la perception, comme
détour comme on peut brüler une étape ou sauter une station s'il existait des vérités premieres ! II se manifesté fugitivement
dans u n voyage initiatique. Nous nous coucherons immédiate- quand on le délivre peu a peu de ses fards, des ses mines ou
ment ou nous prendrons tres vite notre petit déjeuner avant de encoré, l'éclair d'un instant, entre deux poses qui ne se sont pas
traverser la ville. Nous vivrons alors u n réveil ou u n coucher encoré enchainées l'une á l'autre.
« sauvage », « inculte ». La qualité de notre sommeil (une nuit,
en quelque sorte, assenée, brutale) tout comme la qualité de Et l'homme, lui aussi, n'emprunte-t-il pas son visage de la
notre réveil (une marche hirsute, muette, poignante a travers les journée a ce méme miroir de la salle de bain ? N'y séjourne-t-il
rúes) s'en trouveront modifiées. Dans u n certain nombre de films pas, avant toute entreprise sérieuse, comme si, sans ce passage,
d'avant-guerre on nous montre comment l'héro'ine assume, dans il n'était pas capable a'endosser son humanité et de se conduire
sa salle de bain, le passage toujours u n peu angoissant de la comme u n homme parmi les autres hommes de la cité. L'homme
veille au sommeil. Elle se livre á la cérémonie un peu gratuite du d'affaires, l'amoureux, le gángster, le detective privé, avant de se
démaquillage. Elle se fa^onne un visage de nuit, un visage pour confronter á une situation difficile, s'y rasent et s'y douchent,
oubliant les soucis, les coups recus et y gagnant en concentra-
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356 DU CÓTÉ DES LIEUX
MÉTAMORPHOSES DE LA SALLE D'EAU 357
tion. D'une maniere plus genérale, dans ce lieu s'affirmera cullu- idéalisation. Devant l'eau qui réfléchit son visage, Narcisse sait
rellement la distinction des sexes. L'homme le traverse rapide- que sa beauté continué, qu'elle n'est pas achevée, qu'il faut l'ache-
ment, il apparait comme l'étre des mutations rapides, disconti- ver. » Ce que Bachelard dit du miroir, semble valoir pour la
núes. En se rasant, il prend plaisir a voir son visage reprendre glace de la salle de bain et nous ajouterons que l'étre s'y trouve
vite une forme plus nette, et toutes les publicités insistent sur la rarement seul. II ne peut s'abandonner á une puré et longue
rapidité présumée de leurs appareils de rasage. Arrétons-nous, mélancolie puisque, de toute évidence il se pare pour une société
en revanche, sur une image qui a ctc trop souvent répétée pour devant laquelle il va comparaitre. Bien plus, la glace encastrée
ne pas étre signifiante : la femme parfaitement féminine, la star dans le mur de la salle d'eau ne jouera jamáis le role des glaces
dans son Bain de mousse. II s'agit d'un vétement féminin par anciennes. Elle refléte un visage : elle ne redouble pas les objets
excellence, c'est-á-dire qui exhibe et qui, en méme temps, cache, et les lustres d'une maison. Fixée á méme la paroi, elle nous
qui se soumet aux regles sociales et qui les enfreint, qui simule avertit qu'il n'existe que les dioses, les autres et nous-mémes —
la docilité et qui vise a la tentation. La femme, couverte de cette et non point un second monde trouble, incurvé, un ailleurs qui
matiére subtile, aérienne, se regenere á son contact et se déma- se situerait derriére le miroir et vers lequel convergeraient toutes
térialise —• devenue vaporeuse pour einployer un adjectif qui les images reflétées. Nous avons perdu les emboitements et les
indiquait ce qu'on attendait qu'elle soit á cette époque-lá. Si redoublements qui caractérisaient les dedans les plus authenti-
blanche et si immatérielle, la mousse doit étre nécessairement ques. Cependant la glace de la salle d'eau n'a pas toujours la
soustraite á toutes les impuretés et elle communique cet attribut méme netteté et la méme dureté que le miroir de la chambre.
divin á la baigneuse. Eníin elle est inutile, superflue, on a tou- Elle s'adoucit par la présence de l'eau. Dans un engourdisse-
jours l'impression qu'elle est de trop et elle ne cesse de se mul- ment heureux, á peine tiré du sommeil du matin ou des eaux,
tiplier, d'augmenter de volume dans un mouvement de prodiga- l'étre remarque seulement quelques traits : les lévres, les yeux,
nte qui nous surprend et qui forcé notre admiration. Au méme ce qui, en lui, quéte ou donne le plaisir. Surtout, il conviendrait
titre que les bijoux ou que les automobiles prestigieuses, elle de noter d'autres équivalents du miroir, plus eficaces que la
nous í'ait entendre que la femme est un objet de luxe et qu'il glace et qui font de la salle d'eau toute entiére un vaste et unique
faut la couvrir luxueusement. La femme-étoüe ne se baigne pas miroir. Sur cette faience si lisse, le corps se mire et toutes ees
pour se laver ou pour se délasser mais pour a/firmer qu'elle est couleurs si vives réfléchissent le corps.
inoccupée et pour se teñir á l'écart du monde quotidien oü les
hommes luttent, vieillissent et enfin meurent. Nous avons eu Enfin nous ajouterons que cette salle, comme tous les refu-
recours á cette image déjá vieillie non seulement par le temps ges, peut devenir un piége. Ce renversement apparait dans la
mais aussi parce que notre visión de la femme s'est modifiée. mythologie des romans et des films noirs : il a trouvé sa vérité
Elle mettait en relation le bain, la féminité et l'intériorité. dans la guerre paralléle des réseaux qui souvent torturérent leurs
victimes dans cette piéce. L'homme traque ne peut s'en échapper,
Nous trouverions une derniére confirmation de notre thése fut-ce par les toits, et s'il s'y est precipité, c'est dans son affole-
dans une analyse de la féte. Quand l'homme va diner en ville, ment, desesperé, aprés avoir cherché en vain d'autres issues :
quand il se prepare a quelque cérémonie ostentatoire ou á quel- point d'ouverture sur l'extérieur, done nul espoir de se faire
que réjouissance affinée, il éprouve le besoin de prolonger son entendre. Ces parois lisses qui, tout a l'heure, flattaient le regard,
séjour dans la salle d'eau : par souci de propreté certes mais on s'apercoit maintenant que la main glisse sur elles et qu'on
bien davantage parce qu'il n'est pas de féte sans un bain, sans ne doit en attendre aucun appui. Les objets de la salle de bain
une métamorphose de tous les corps et de tous les vétements. dévoilent une physionomie désagréable qui n'avait pu nous
Dans cette méme piéce coexistent les vétements de la veille et échapper que par un aveuglement invraisemblable. Les fiacons,
ceux que l'on endosse. II ne suffit pas de diré que les uns sont les verres, le miroir sont cassables. La salle de bain devient meur-
sales et les autres propres : les premiers sont abandonnés, étalés, triére, tronchante. Le corps humain est destiné á s'y déchirer.
froissés et on aimera qu'ils soient le plus possible déjetés, entas- Les bourreaux y sont tout á leur aise pour torturer et achever
sés pour qu'apparaisse la perfection des autres. Alors l'étre peut leurs victimes. Ailleurs le crime risquerait de laisser des traces :
rassembler toutes les images des instants futurs qui l'arracheront sur un tapis, par exemple. La, comme il est commode, avec un
a lui-méme. peu de méthode, d'effacer le meurtre et de faire disparaitre toutes
La salle de bain est-elle aussi un lieu de réverie ? Se préte- ces taches que les pessimistes disaient indélébiles. Un assassinat
t-elle á ce retour á soi que permettent les dedans ? Une remarque accomplit avec prestesse et bonheur.
de Bachelard nous permettra de mieux poser la question. II écrit Si nous vivons l'action en nous placant du cóté de la vic-
dans « L'eau et Réves » : « Les miroirs sont des objets trop civi- time, nous en voyons le pathétique. C'est bien la mort qui atten-
lisés, trop immuables, trop géométriques pour s'adapter d'eux- dait un civilisé, la mort la plus urbaine qui soit. La victime se
mémes a la vie onirique... Narcisse devant le miroir, la résistance mirait, avec complaisance, dans la glace et, tout á coup, elle aper-
de la glace et du metal. Le miroir emprisonne, en lui, un arriére- coit le visage qu'elle redoutait. Fascinée, paralysée, comme elle
monde qui lui échappe. Au contraire, la fontaine est pour lui u n se sent vulnerable dans sa nudité et démunie de toute proteclion
chcinin ouvert. Le reflet un peu vague, un peu pále, suggére une car, en un sens, c'est la salle de bain qui était devenue comme
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358 DU CÓTÉ DES LIEUX
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360 DU CÓTÉ DES LIEUX LES BONHEURS DU STUDIO 3(51
déranger. Nous parlions de célibataires mais nous aurions dü portion d'espace que l'on défriche, que l'on transforme, sur
ajouter des jeunes ménages sans enfants. Car la encoré apparait laquelle on régne, dont on fait une ceuvre magnifique et, en ce
le caractére distinctif du studio moderne et de la garconniére sens, la matiére á dominer, á ceuvrer n'est jamáis trop grande :
classique. L'essentiel parait étre de ne pas étre chargé d'enfants, il faut disposer d'assez d'étendue pour avoir a calculer, a divi-
de soucis — de se donner á ses amis en toute loyauté et non ser, a équilibrer — ou bien une enveloppe, qui, comme nos
point d'enfreindre les lois. Si les locataires qui habitent dans un habits, nous protege du froid, de toutes sortes d'agressions exter-
studio enfreignent une loi, ce n'est pas celle de la sexualité inter- nes et, alors, nous ne prendrons jamáis nos distances vis a vis
dite mais celle de la vie laborieuse, monotone, réguliére. d'elle, nous lui demanderons de coller le plus étroitement possi-
L' « acosmisme » du studio parait total. On ne peut le situer ble á notre existence. Cependant les rapports du studio et de son
dans l'espace. Des couloirs luxueux, recouverts de moquette nous locataire paraissent plus nuancés. Ils se vivent a mi-distance de
y méneraient mais il parait sans importance d'indiquer son ees deUx sortes d'habitation, relations assez rares pour qu'on en
étage. II flotte dans les niveaux supérieurs de la ville ; il n'établit goüte tout le prix. Le studio est bien appréhendé comme un
pas ees fameux rapports de voisinage qui jouaient un si grand vétement mais un vétement que l'on voit, que l'on regarde avec
role dans l'immeuble bourgeois ou alors il l'aut faire intervenir complaisance, que l'on transforme avec goüt. II n'est done ni
des circonstances exceptionnelles comme une panne que l'on l'ceuvre que l'on produit et qui nous. devient extérieure ni Tea-
réparera gaiement ou comme une joyeuse soirée a laquelle l'on veloppe protectrice avec laquelle on se confond et que l'on porte
convie la voisine. Voilá done bien un espace de réve, un espace sur soi, d'une facón immédiate, non réfléchie.
de féte — ce lieu qui n'entretient pas les relations habituelles De lá l'importance des couleurs dans un studio. En dispo-
qui réglent la durée et l'étendue des logements. La route qui sant les tons, c'est notre étre, notre existence que nous colorons.
méne au living du studio semble privilégiée, a la maniere du L'einploi des couleurs va au-delá du confort, il vise á nous
chemin merveilleux qui va jusqu'au cháteau : ce sont des hom- donner une autre conscience de nous-mémes euphorique, dyna-
mes, comme les autres, u n peu las, l'air préoecupé ou absent qui mogénique. En outre il contribue a escamoter la troisiéme dimen-
se rendent dans les autres appartements. Au contraire nous sión de l'apparteinent. Nous voici comme, dans un tableau, sur
avons Fimpression que seuls des invites, jeunes et empressés, une surface lisse, aux antipodes de la maison classique avec ses
chargés de cadeaux, sonnent á la porte du living. Et son proprié- couloirs, ses placards, ses murs épais. Et comme les moindres
taire lui-méme, tourne la clef, en présentant vers nous un visage gestes deviennent précieux sur cette surface peinte ! On com-
cómplice, nous prenant á témoin des bonnes choses qu'il ap- prend que l'étroitesse du studio n'est pas un signe de dénue-
porte : les bouteilles, les gáteaux qu'il tient a la main, il les offre ment ou un manque auquel on se resigne. II exprime un choix
amicalement á son studio. Nous sommes toujours les invites et les autres piéces qui existent dans l'appartement classique,
ravis de notre propre studio. Nous découvrons cet acosmisme a vont sembler de trop. Ce n'est pas le studio qui est trop étroit. Ce
d'autres signes. Le studio s'associe immédíatement a d'autres sont les appartements qui sont trop longs et trop larges. D'abord
objets ou á d'autres lieux qui entretiennent, avec lui, des rap- on ne peut pas toujours entretenir tant de piéces, comme il con-
ports de stgle, de sgmpathie et non de voisinage : l'auto décapo- viendrait : il y a souvent un placard qui n'a pas été refermé ou
table ou de sport, le terrain de tennis, les vétements légers, la une piéce qui n'a pas été tapissée depuis quelques temps. Le
station de ski. II se préte plus facilement que d'autres lieux studio exige et permet la perfection. II ne supporte pas le désor-
au jeu de la connotation. Tandis que la cuisine en appelle á la dre comme la chambre d'étudiant et il est possible de l'entrete-
salle de séjour, aux chambres, lesquelles piéces forment un nir parfaitement. Ensuite, le voudrait-on qu on ne pourrait amé-
appartement, tandis que les appartements évoquent l'immeuble nager tout un appartement avec le luxe qui convient au studio :
dont ils font partie, le studio ignore de tels rapports de conti- La profusión des couleurs vives, des tissus chauds lasserait.
guité. II semble se ranger spontanément sous l'espéce de la vie Par ailleurs lorsqu'un appartement est grand, il nous échappe
facile, laquelle contient des éléments hétéroclites mais qui ren- toujours par quelques piéces qui vivent dans la pénombre ou
voient au méme noyau de signiñcation : le luxe, la jeunesse que nulle présence n'anime. Le locataire du studio éprouve la
triomphante, le bonheur de vivre. jouissance de parcourir totalement du regard tout son domaine ;
il n'est point de recoin qui s'enténébre piteusement en son
D'oú vient encoré le charme du studio ? II est petit, par con- absence : visión panoramique, divine ubiquité ! En fait, le studio
séquent joli, si l'on se rapporte a certains canons esthétiques ; supprime toutes les piéces désuétes ou prosaiques. II ne conserve
il parait rassurant, protecteur á la maniere d'un nid, pour que le living et la salle de bain et tous deux harmonisent leurs
reprendre une imagerie sentimentale qui n'a pas disparu. On effets. La moquette du living prolonge l'épaisseur des serviettes
n'aime jamáis flotter dans ses vétements et pourtant, dira-t-on, et des peignoirs, la mollesse des divans rappelle l'abandon de
les Palais... Nous pourrions avoir recours á une explication dia- l'eau, la netteté des meubles correspond aux surface^ liases des,
chronique, distinguer les époques qui préférent l'étroitesse et mosaiques. On ne pouvait rever plus harmonieuse complicité.
celles qui ont choisi l'ampleur : délicatesse des boudoirs ou vas-
titude des demeures de la Renaissance. II parait, cependant, pos- Mais, répétons-le, ce qui nous frappe encoré le plus, c'est
sible d'éviter l'intervention de l'Histoire et l'on peut, en gros le bénéfice que le studio retire de ce rétrécissement de l'espace.
discerner deux fonctions toujours possibles de la demeure : une Ainsi il annule la dimensión de l'ailleurs que l'on peut nommer
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362 DU CÓTÉ DES LIEUX
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364 DU CIÓTE DES LIEUX LA SALLE DE SÉJOUR :i(>r>
la mere accablée). Les photos que l'on expose dans la salle de une prétendue nature ou du moins avec ce qu'elle est devenue
séjour añlchent au contraire la jeunesse triomphale, plus forte pour l'homme moderne. Le déplacement est sensible, les prairies,
que la maladie et la mort. Le soleil ne peut pas en étre absent les foréts disparaissent ou reculent. II reste des éléments encoré
ou, d'autres équivalents comme une partie de bailón sur la plage proteges et preserves : le soleil, l'air, l'eau. L'imitation tourne
ou un voyage en Espagne. Une fois de plus, les objets se groupent court lorsqu'elle veut restituer, sous l'auspice de quelques fleurs
selon leur afñnité, en fonction d'une chimie dont nous ne con- et de quelques vasques, un pare inimitable. On désirerait faire
naissons pas toutes les lois. L'antique salón faisait un peu peur de la terrasse un jardin fleuri, une campagne bourdonnante. En
á l'enfant. II lui était interdit d'y pénétrer (en quoi l'appartement revanche la terrasse-plage a plus de chance de se réaliser que la
divisé selon les deux póles du permis et du défendu gagnait par térras se-jar din : il suffit d'accaparer le soleil ou á défaut de
ce dualisme, en equilibre, et se structurait plus fortement). II y symboliser son imminence. Ces stores signifient qu'il risque á
entrait, saisi d'un léger malaise non seulement parce qu'il trans- tout instant de faire beau et méme trop chaud. Les couleurs
gressait une regle parentale mais parce qu'il découvrait un autre vives, la chaise longue, le parasol restituent Fatmosphére de la
milieu ambiant, plus vieux encoré que celui de l'áge adulte. plage. Cette derniére, en efiet, a la différence de la campagne,
Quelle tristesse, quel ennui et quelle mélancolie sur tous ees se contente pour repondré á l'évocation de l'homme de peu d'ana-
objets ! Aucun désordre, partant aucune vie ; des housses sur les logons. Par nature, elle constitue un espace indéterminé, pauvre
fauteuils, un air pesant, confiné. II y revenait parfois malgré lui, en qualifications, un grand désert monotone et brúlant sur lequel
tenté par la quahté mortuaire de cette atmosphére si différente on ferme, en general, les yeux tandis que l'on bronze. D'autre
de celle de l'école ou de la rué. 11 existait, il y a encoré peu part, le vent soulfle sur les étages supérieurs, équivalent de la
d'années, une piéce morte et ce qui doit nous étonner, c'est cetté brise et en fin de compte de la mer. Lorsque la mer devient plus
disparition, tandis que dans la plupart des civilisations, une por- légére et plus limpide, elle se transforme en embruns, en brise
tion de la demeure a toujours éte consacrée aux morts. Nous -— en quelque sorte l'air du large.
voyons done bien par cet exemple que le living, piéce vivante et On voit done quels rapports la terrasse entretient avec le
sans mystére, ne peut prétendre remplacer véritablement toutes reste de la rué, la ville et le monde : non seulement indifférente
les piéces dont elle assume toutes les fonctions. mais presque hostile á la rué. Par la terrasse, l'homme se dégage
Nous allons des maintenant étudier la facón dont l'espace de l'encombrement, de l'étouffement, de l'agitation des voies
du living se distribue et s'organise et quel type de refuge il cons- urbaines. Nous sommes en présence de deux types de rúes et l'on
titue : les terrasses, la baie résidentielle, les meubles, le diván, comprend que des relations différentes s'instituent. Les rúes de
le tapis, le poste de televisión ont surtout retenu notre attention. nos terrasses ne sont plus celles de nos balcons et il n'est pas
La salle de séjour comporte une longuc terrasse et non point des question de leur offrir une complicité affectueuse. En outre la
balcons comme la traditionnelle salle á manger. Nous croyons structure sociale de l'immeuble n'est plus la méme. Tandis que
que cette modification exprime la nouvelle disposition spatiale les bourgeois habitaient le premier étage et abandonnaient aux
de cette piéce. Les balcons existaient par rapport a d'autres moins favorisés les étages supérieurs, de nos jours ces apparte-
balcons et surtout par rapport á la rué. Du balcón, l'homme ments eleves sont recherchés : les appartements sitúes au dernier
apercevait d'autres personnes postees á leurs fenétres, il suivait étage, avec leurs tres larges terrasses, dominent orgueilleusement
du regard les promeneurs que parfois il reconnaissait. Le balcón la ville sans pour autant se comprómettre avec elle. On s'en aper-
invite a une attitude toujours un peu théátrale ou du moins á coit bien lorsque l'on compare deux mythologies voisines. Le
une attitude oü les relations d'homme a homme interviennent théátre aimait utiliser les fenétres : ce n'était jamáis d'une facón
— tristanien, déchiré entre la distance et la proximité, le senti- tragique. La belle attendait en apercevant le chevalier, l'ingénue
ment d'étre isolé et le bonheur de communiquer. II releve davan- faisait des signes á son amoureux á l'insu de la duégne et quand
tage de l'espace publie que de l'espace privé. Nous y sommes déjá Polichinelle passait par la fenétre, il réapparaissait á l'instant
dans la rué et méme en vue dans la rué. On comprend que la par la porte. La ville venait mourir á la fenétre, languissante ou
poésie et le théátre l'aient utilisé : d'une part, on se penche gra- fascinante. Les terrasses inspirent une autre thématique aux
cieusement vers un partenaire que l'on ne peut pas tout a fait cinéastes. On y jette par-dessus bord celui qui gene ou dont on
atteindre, qui bientót, d'une facón irremediable, sera hors de convoite l'héritage. Scénes sinistres d'épouvante ! Peut-étre
notre portee — d'autre part, quand il parle, l'homme du balcón, méme, l'étre le plus familier apparait-il suspect sur une terrasse.
qui s'adresse a des auditeurs sitúes plus bas que lui, improvise II peut devenir celui qui vous plongera dans le vide apercu.
naturellement de belles phrases cadencées et cérémonieuses. D'une fenétre, tout passant méme le plus anonyme, apporte
l'espérance. II nous délivrera d'un long ennui. Sur cette terrasse,
En ce sens, la terrasse s'oppose point par point á tous ees les amants, si loin de tout, s'apercoivent qu'au fond ils ne se
traits du balcón. Elle est tournée vers le haut, vers le del, vers connaissent pas et d'instinct prennent conscience qu'il convicnl
le soleil tandis qu'elle dédaigne la rué. Aussi faut-il bien préciser d'étre prudents. Nous voudrions encoré marquer cette dislance
dans quelle mesure elle rapproche le dedans (l'appartement) et de la terrasse et de la ville en faisant appel á des images veniies
le dehors — non point en ce sens qu'elle nous installerait pour de la publicité. Les oceupants de la terrasse sont representes en
plus de commodité dans la rué, dans la ville, comme le fait la train de manger gaiement, entre eux, a mille lieues de leur
terrasse du café mais en ce sens qu'elle nous met en contact avec
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366 DU CÓTÉ DES LIEUX LA SALLE DE SÉJOUR 367
domicile : un déjeuner sur Vherbe. Ne croyez pas qu'ils soient du living veut devenir u n regard et u n regard, c'est á la fois tout
encoré dans leur ville. lis pique-niquent quelque part, dans un et rien, ce par quoi toutes choses apparaissent et ce que l'on ne
lieu indéterminé. peut jamáis saisir. On écartera tout ce qui peut diminuer sa
Enñn, il vaut la peine de situer la terrasse par rapport á la transparence. Ainsi on disposera prés d'elle des tables, des
salle de séjour. On se tenait en retrait sur le balcón, parfois chaises basses qui ne risquent pas de diviser son empire. Pour-
protege par les persiennes, toujours prét a disparaitre si le quoi cette primauté ? Sans doute par amour de la lumiére mais
regard d'autrui devenait indiscret. La salle a manger avec ses aussi parce que la baie résidentielle nous restitue de fausses
meubles nombreux et encombrants demeurait l'essentiel. Le présences : une nature de réve excellemment cadrée et distribuée.
comble du bonheur était d'avoir vue sur la rué (par un aprés- Quant a la ville, elle arrive jusqu'á nous, comme sur un mode
midi d'été) et de continuer a baigner dans l'ombre de la piéce, imaginaire, déréalisée. Le spectacle apercu ne nous concerne
symbole de sécurité et d'intimité. La terrasse, au contraire, point. La circulation, les automobiles que nous entendons d'une
parait autonome, une piéce parmi les autres et, disent certaines facón confuse, les hommes et les choses, le lointain et le proche
annonces publicitaires, la plus belle des piéces. Solide, carree, sont, lá-bas, juxtaposés, sur le méme plan, comme des réalités
elle n'entretient aucun sentiment d'infériorité et ne s'en laisse dont nous n'attendons rien, sinon qu'elles se donnent a nous en
pas conter. Davantage, elle envahit la salle de séjour, elle spectacle. Tout ceci est vécu a mi-aistance de la présence et de
« déteint » sur elle — au sens propre du terine — dans la mesure l'absence véritable, á la facón de ees cars de touristes, aux vitres
oü elle lui impose ses couleurs, son style : plage gaie, insou- bleutées qui traversent FEurope entiére.
ciante, jeune et audacieuse. L'ameublement de la salle de séjour
devra teñir compte — par souci d'harmonie ou par contamina- Dans ce monde oü les coordonnées disparaissent, on peut
tion — de cette table, de ees fauteuils en rotin, de ees chaises tout autant affirmer que le dedans vit par rapport au dehors. La
longues que l'on trouve sur la terrasse. E t puis, en verla de notre baie résidentielle constitue un excellent écran pour les yeux d'un
axiologie moderne, la terrasse est la piéce la plus ensoleillée, done spectateur imaginaire qui serait situé au-dehors. Ce n'est point
c'est elle qui mérite le plus d'exister et qui, en fait, existe avec un hasard si les magazines nous présentent les étres et les
la plus forte densité d'étre. Toujours en vertu de la méme pro- choses disposés les uns a cóté des autres. Toute profondeur dans
position, c'est elle qui mériterait d'étre le plus longuement traitée le champ a disparu. Quelle que soit leur position, ils sont sitúes
par un topologiste. sur le méme plan. Nous avons l'impression qu'ils ne peuvent
s'éloigner ou se rapprocher de nous mais simplement se deplacer
On y installe d'une facón tres signiñeative un barbecue. á gauche ou a droite.
Voilá la marque d'une cuisine franchement exogéne si nous nous En un sens, le poste ide televisión recentre le living et l'ín-
fions aux analyses de Levi-Strauss. En effet on trouve sur la cite á revenir á lui-méme. II constitue un foyer possible. Les
broche une viande brülée á la surface, crue á l'intérieur, alors personnes fonment instinctivement un demi-cercle pour la regar-
que dans une cuisine domestique, on mijote lentement les plats. der, adoptant ainsi l'attitulde la plus naturelle face a un feu.
Des jeunes gens, des hommes ne craignent pas de participer á C'est que le poste vibre, existe, chauffe. Nous avons affaire á
la cuisson de la viande, tandis que dans la cuisine traditionnelle, un mouveinent de symbolisation qui opere d'une facón complé-
seules les femmes mettent tous leurs soins á la confection du mentaire et inverse de celui du feu. La flamme réchauffe, puis
repas. lis n'ont pas changé de véteinents, ils ont gardé leurs s'anime et, peu a peu, nous découvrons ce qu'elle veut nous
blue-jeans, préparateurs et acteurs de la féte, alors que, selon diré, nous arrivons a déchiffrer son langage. En revanche, le
le rituel bourgeois, on separe la cuisine, l'office et la salle á poste de televisión nous propose d'abord des images, d'ailleurs
manger. Cette cuisine du dehors, ostentatoire et un peu sacrilége, trop idistinctes, mais que la soirée se prolonge et elles perdent
accentue la « modernité » de la terrasse et, du méme coup, celle de leur netteté. En de-cá de cette création imagée, doit done exis-
du living. ter une source chaude, vivante, fantastique qu'il est bon d'en-
La terrasse, si elle nous ouvre sur le dehors, nous détourne tourer. Du fea, nous disons qu'il pmduit de la chaleur et que,
bel et bien de la rué. Quel rapport va entretenir la baie résiden- par conséquent, il cree des présences, des images. Du poste nous,
tielle avec son environnement ? II arrive que la salle de séjour voyons qu'il produit des images et que, par conséquent, il doii
se distribue en fonction de cette grande surface vitrée : les meu- vivre chaudement. — De méme que les imaisons possédaient
bles, les éléments s'orientent dans sa direction. Paradoxalement auparavant un cóté facade et un cóté cour, le living s'oriente
le centre se situé le long d'une frontiére extérieure et non point en fonction de ees Ideux póles : la terrasse et le poste de tele-
au milieu de la piéce comme a l'époque oü l'on honorait par- visión. II ne faudrait pas pour autant y voir une opposition entre
dessus tout la grande table familiale. Dans une villa, cette tyran- le réel (Touverture sur la ville) et l'imaginaire (le spectacle du
nie éclate encoré davantage : tous les autres éléments s'oublient monde en knages). II s'agit plutót de deux ouvertures sur deux
au profit de cet oeil magique et le dehors lui-méme, frondaisons, sortes d'imaginaire. II y a autant d'artifice dans la fausse plage,
gazons, allées, a été disposé par rapport a la baie, pour qu'elle les faux jardins de la terrasse que dans les faux specfaeles
fournisse le cadrage le plus equilibré et le plus reposant. En royaux de la televisión. Seulement ils oscillent d'une lacón
pareil cas, cette minee conche de verre, transparente au point de opposée entre l'usage et la présence. Nous voulons diré que
n'étre pas remarquée, regente le dedans et le dehors. L'homme la terrasse ne nous donne les soleils, le vent, la nature iinagi-
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368 DU CÓTÉ DES LIEUX LA SALLE DE SÉJOUR ;i(¡!)
naire que dans la mesure oü nous pouvons nous en servir (il nellement les grands événements d'une vie : un baptéme, la
faut que le temps nous permette de demeurer sur la terrasse)* réussite a un examen... Et, comme Jean Cayrol le note avec beau-
Au contraire l'usage de la televisión diminue son « charme », coup de finesse, lorsqu'un enfant n'était pas sage, on le chassait
(si nous la manipulons comme un meuble, elle perd tous ses de table. Cette sanction possédait, aux yeux de tous, une gravité
pouvoirs). certaine. Etre privé de dessert, cela ne voulait pas seulement
Puisque nous entendons régler les rapports du dedans et diré : ne pas assouvir sa gourmandise mais surtout etre exclu'
du dehors, pouvons-nous afnrmer que le poste de televisión illi- de la famille, ne pas partrciper á l'instant magique, celui des
mite le living, ouvrant sa lucarne magique sur le monde ? Certes gáteaux d'anniversaire et des crémes au chocolat. Les meubles,
beaucoup de speetateurs cherchent á assouvir leur soif de mou- d'une facón habituelle, bénéficiaient d'une caution morale : le
vement et d'espace. lis voudraient avoir des gestes ampies, che- rassemblement autour du cheí de famille, le pártase du pain, la
vaueher jusqu'á l'épuisement, parcourir les mers et les conti- Loi du Pére hors de laquelle l'enfant se considérait comme
nents. En fait le contenu du spectacle n'est ipas en cause et il un banni. On prenait plaisir a contraindre la nature et á la plier
semble que souvent l'inverse se produise : le poste rapetisse le á la regle. Ainsi la table de la salle á manger devenait bien vite
monde aux mesures d'une piéce de dimensions modestes et, un esipéce de tribunal et le pére absent comptait sur les meubles
lui aussi, il contribue á déréaliser l'univers. Les événements pour rappeler aux membres de sa famille que nous sommes tous
méme véridiques perdent souvent leur insertion spatiale. Nous justiciables, de nos actes, de nos dépenses, de nos révoltes, de
n'avons pas tellement conscience que cette révolution sanglante nos imaginations désoildonnées. Quand cette collaboration et
et que cette réipression se passent en méme temps que ce diner cette éthique disparaissent, les objets se réduisent á leur usage
que nous prenons, a cette minute présente. De-méme les foréts, et nous ne les respectons plus. On a cherché á briser les meu-
les cases miserables, les étendues immenses que le repórter par- bles, comme on a brisé le sujet en peinture. II a volé en inor-
court, nous apparaissent irréelles parce que nous ne les décou- ceaux et on en a retrouvé les éclats sur les murs : ce sont les
vrons pas au iprix de notre fatigue, de notre soif, parfois de notre éléments. Ce systéme de rallonges, de meubles qui se plient ou
honte. se déplient, d'éléments que Ton peut déplacer, suscite des gestes
Le tapis a, pour vocation majeure, de dédramatiser le livina. précis, mesures, rapides. Nous croyons remarquer deux sortes
II joue le role d'un anti-salon. Dans l'ancien salón on se montrait d'attitudes qui semblent «'inseriré dans des horizons différents :
tel qu'on voulait paraitre aux autres, füt-ce au prix d'un dif- le flou de la reverle sur le tapis ne parait pas tellement s'axcor-
ficile effort. G'était la piéce oü, selon la métaphore de Freud, on der avec la netteté des gestes requis pour la manipulation et
refoulait les invites dont le visage ou les intentions étaient sus- la distríbution des éléments. Seulement l'opposition n'est pas
pectes. Sur le taipis on ne reconnait pas ceux qui y sont allon- totale dans la mesure oü dans les deux cas Thomme se donne la
gés. On ne peut diré s'il s'agit ide la silhouette de la femme ou possibilité de vivre en retrait, et d'introduire du jeu entre les
du mari, du pére ou du fils. Les différences de sexe et d'áge lieux et lui-méme. Qu'il réve sur son tapis ou qu'il redistribue
tendent á disparaitre au iprofit d'une éternelle adolescenee. Quoi- l'ordre de son living, il ne risque jamáis de se prendre de pas-
qoi'ils fassent, qu'íls semblent s'inléresser á un jeu de construc- sion pour ses murs, comme un homime en son meublé ou dans
tion ou feuilleter une revue, ils caressent le monde distraitement. ses rúes.
Le long de ce tapis souple, ils reposent comme sur un atoll Nous voudrions encoré montrer coroment les vétements, les
du Pacifique, bercés par le youkou-lélé des vagues chaudes. Ils attitudes, la maniere de consomimer contribuent totalement a
semblent, les uns et les autres, atteindre le bonheur parce qu'ils neutraliser le living. Ses occupants lui donnent u n air d'intimité
se situent en de-cá d'un affrontement ou d'un échange véritable. et de nonchalance ¡par leurs vétements : á leur aise, avec des
Ils éohappent á l'angoisse de la solitude, a la difíiculté de vivre leintes douces et reposantes, de ramipleur dans les gestes. II a
avec soi-méme. Seuls, ils auraient a assumer leur existence. Ins- un chandail en mohair, elle a une robe en shantung ou en twill.
tallés sur de rudes fauteuils avec de hauts accoudoirs, il leur Le living s'avive par l'effet de leurs jupes, de leurs souliers, de
faudrait soutenir le regard de leurs interlocuteurs, leurs ques- leurs cois de chemise. C'est pourquoi le living est une piéce ina-
tions. Allongés les uns á cóté des autres, ils mélent leurs revés, chevée et qui peut, chaqué fois, s'achever d'une maniere diffé-
á peine leurs sourires, sur cette plage oü ils reposent ensemble. rente : parce que l'on peut changer de place un bibelot, intro-
Dans cet effort de dédramatisation, le living va en outre duire un accessoire et surtout parce qu'il s'illumine de toutes
neutraliser les pouvoirs des meubles ou du moins les désacra- ees taches vivantes et harmonieuses qui viennent éclairer son
liser. Nous pourrions remarquer « rescamotage » de la table décor. II beneficie des visages absents, ides regards réveurs, des
commune, qui, avec le lit monumental, constituait les piéces sourires cómplices. De-la vient cette impression de rigidité que
essentielles de l'appartement bourgeois. On se réunissait, avec nous croyons découvrir dans les gravures reproduisant des salles
inquiétude, autour du premier quand la mere était malade. On de séjour : il y manque les hommes. Au contraire, il parait fort
y couchait le jeune enfant quand il avait trop de fiévre. On possible de reproduire une salle de bain ou une cuisine moderne,
accrochait au-(dessus de ce lit les portraits des ancétres dispa- sans y montrer ceux qui les utilisent : en les introduisant dans
rus : objet de piété, il perpétuait la race. D'autre part, on pre- un tel décor fonctionnel on en affaiblairait la netteté, la riguciir.
nait place autour de la grande table de famille pour féter solen- Un romancier, comime Moravia, a bien senti le poids de la pré-
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370 DU CÓTÉ DES LIEUX LA SALLE DE SÉJOUR 371
sence humaine dans le living et il nous décrit le héros du « Mé- avec notre temps, que l'imaginaire s'est déplacé : fantasmatique,
pris » tandis qu'il penetre dans cette piéce devenue deserte : « II quand l'homme vivait dans le besoin, il se confond maintenant
était vide mais une revue ouverte sur u n fauteuil, des bouts de avec l'attente de l'objet que nous possédons et dont nous con-
cigarettes rouges de fard dans le cendrier et la radio en marche naissons les services. Comme il ne se dérobe pas á notre désir,
d'oú venait une musique de danse assourdie témoignaient de le rever, c'est le voir dans son efficacité, dans sa sobriété : une
la présence récente d'Émilie. » D'une facón genérale, il n'est démangeaison á l'extrémité de nos doigts, a peine un creux mus-
jamáis nécessaire d'opérer des transformations considerables (le culaire et non plus u n delire d'espoir ou de détresse. Les choses
simple déplacement de fauteuils suffit) pour que le living revéte se donnant enfin pour ce qu'elles sont, nous n'aurions plus a
une physionomie différente. Nous savons que les déplacements inventer pour elles et pour nous un avenir ni á fonder la valeur
d'un accent ou d'une désinence suffisent a remanier I'ensemble de l'imaginaire sur un choix éthique. Nous voudrions, bien au
d'une structure mais dans le living, cette économie dans les contraire, montrer que le fonctionnalisme cache une philoso-
moyens jone au máximum. phie et une mauvaise philosophie parce qu'elle ne s'avoue pas
II faut priver le living de toute mémoire, de tout avenir, le pour telle et parce qu'elle ne consent pas a délibérer sur l'ave-
réduire á vivre dans l'insiant.- ses occupants réalisent ce désa- nir de l'homme, sur ses possibilités de s'approprier son corps,
morcage par leur maniere de consommer. On y croque des ali- ses murs, son existence. D'abord il n'est pas demontre que tous
ments sans importance, des amandes, des noisettes, du chocolat, les objets avouent clairement les besoins qu'ils voudraient assou-
des petits biscuits au fromage et, si l'on nous objecte que cette vir et, sans doute, masque-t-on les plus elémentaires et les plus
description comporte de l'outrance, nous dirons qu'elle opere sur essentiels. II s'est produit un choix implicite entre les besoins et
un plan symbolique, qu'elle tend á manifester le visage essen- les fonctions — les unes secretes, presque honteuses, les autres
tiel du living et surtout qu'il existe d'autres fagons de consom- avouables jusqu'a l'ostentation. II faudrait beaucoup de mala-
mer briévement : les nouvelles du journal, les flashes de la tele- dresse pour manifester que l'on mange, que l'on dort et l'on
visión, les cigarettes... II s'agit d'un retour a un plaisir elemen- fera disparaitre les meubles sur lesquels on déchiffrerait de tels
ta iré, diffus, en quelque sorte oral — non pas l'assimilation besoins. Davantage, tout objet qui métaphoriquement evoque le
déchirante et déchiquetante des grandes fétes alimentaires, des monde du besoin ou de l'organique, dans la mesure oú il devrait
grandes tablees de campagne mais l'absorption doucereuse des étre ventru, dodu, massif, sera expulsé ou devra subir une cure
lévres qui sucent, qui s'imbibent paresseusement. Cette consom- d'amaigrissement, si on ne le range pas parmi les rebuts de la
imation capricieuse a pour effet et peut étre pour fonction de nouvelle civilisation.
brouiller les horaires, de pulvériser le temps, de rejeter la pre- En revanche. il existe des désirs eleves, délicieusement super-
ndere des disciplines et le premier des rythmes naturels, celui flus, qu'il est permis et méme nécessaire d'exposer, sous peine
de l'estomac. II y a mille facons de perdre conscience et de vivre de passer pour un déviant. Ce sont les caprices d'un estomac qui
á méme l'existence. Le déréglement de l'appétit constitue l'un n'a pas veritablement faim, d'un esprit qui n'a pas u n appetit
de ees moyens et non le plus négligeable : nous voici á nouveau réel de savoir jusqu'a connaitre la vérité et jusqu'a vouloir la
au stade de la spontané'ité, de rimmédiat, done du pur instant. justice ; c'est aussi le goüt des relations qui n'engagent a rien
Un objet magique nous retient entre tous et d'ailleurs il res- et qui permettent á chacun de s'affirmer parmi les élus de la
plendit de toutes ses glaces, de tous ses nickels, le bar ambulant. Société. Les tables basses, les siéges, le bar, le magnétophone
II va de l'un á l'autre, sans que nous ayons á quitter notre signifient que, dans le living, on a l'habitude de recevoir, de
fauteuil ; moyen d'échange matériel plus commode que la converser, de grignoter, de boire, d'écouter de la musique — acti-
conversation, il symbolise, d'une facón visible, notre entente d'un vités qui cessent d'étre innocentes, quand elles sous-entendent
moment. II est surtout destiné á nous donner á boire. Boire, ce qu'il est catégoriquement exclu de remettre en question quoi que
n'est pas manger, c'est sentir, dans le creux de la main, la frai- ce soit d'essentíel. Le fonctionnel implique, de nos jours, une
cheur du verre, c'est avaler, d'un air decide, quelques gorgées apologie d'une certaine maniere de vivre plutót que le triomphe
et un sentiment de chaleur irradie lentement le corps : une de la forme adéquate á sa fonction.
soinme de sensations délicates, contrastées, precises, attendues. Certes on refuse les floritures, les objets encombrants ; on
Sur le bar se trouvent souvent quelques disques, un magazine, balaye les complications et les vanités ridicules d'une autre
u n livre et voici confirmé hautement notre statut de consom- époque. On préche la simplicité, l'efficacité, la sincérité, la svel-
imateur. On vide ainsi I'existence de son sérieux. La neutralisa- tesse. Mais tous ees qualificatifs ne doivent pas nous abuser.
tion des livres s'opére insidieusement : par le simple voisinage Sous leur diversité apparente (économique, esthétique, technolo-
qui les met en con tac t avec des bouteilles et des magazines, á gique), ils constituent les arguments et les valeurs d'une nou-
cote des amandes salees. lis perdent leur pouooir inquiétant, velle morale conventionnelle. II ne nous appartient pas d'en
troublant. On ne les brúle pas, on ne refute plus les options chercher les causes ni de voir par quelles voies elles se son I,
d'un homime, on ne détruit pas non plus les conditions qui les répandues. II suffit de constater qu'elles se fortifient niulucllc-
font naitre nécessairement : on en feuillette les arguments, en ment et qu'elles sont, dans une certaine mesure, reversibles.
grignotant quelques biscuits au fromage. Le confort (de cette moquette, de ce fauteuil relaxe) ne concerno
Le living ne nous apprend-t-il pas que nous devons rever pas u n hédonisme auquel nous pourrions ou non adhérer, selon
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372 DU CÓTÉ D E S LIEUX LA S A L L E D E SÉJOUR 373
la pente de notre tempérament ou de notre engagement per- dépasse le probléme du logis. L'automobile dit et signifie la
sonnel. On nous suggére qu'il serait scandaleux de ne pas user de méme chose. Elle propose (fallacieusement) une double evasión :
ce confort que le travail de tous rend possible, pour lequel tant nous partirons seuls, avec notre famille, sans avoir á teñir compte
d'hommes (et aussi ceux qui nous gouvernent) se donnent tant des impératifs collectifs ; nous nous engouffrerons dans ce véhi-
de peine. La vie moderne ne réclame-t-elle pas la relaxation, cule qui nous appartient en propre. Et, ensuite, elle nous con-
aprés la tensión nerveuse ? Saurons-nous sourire, en plein labeur, duira dans une nature innocente que le regard et la main de
en particulier dans « le climat surexcité du monde des affai- l'homme n'ont pas encoré abimée. Les embouteillages, la foule
res », si nous ne nous sommes pas détendus, le soir, dans notre qui peuple les stations ou les lieux de week-end, démentent le
living ? Comme il serait inconvenant de condamner ees canapés serment que Pon se tenait d'étre seul. II importe peu. La mytho-
que tous honorent, dont tous révent ! En revanche, examinons logie automobilistique continué á promettre la liberté et la
une valeur inórale comme la sincérité. Nous apercevons que chére solitude. ; André Gorz ajoute méme que la gamme des appa-
lorsque nous Fappliquons a l'étre des meubles ou des objets du reils ménagers se vend selon ce méme théme de Pautonomie. II
living, elle présente une affinité incontestable avec la Parole écrit : « Pidéologie qu'implique le modele de consommation opu-
technique. Etre sincere, cela ne veut pas diré atteindre la trans- lente, est moins celle du confort que celle de la monade claque-
parence, le plus intime de nous-méme mais vivre sur le mode du murée dans son univers solitaire et suffisant ». Le logement qui
béton, de l'acier, du verre, des matériaux qui ne craignent pas de posséde tout le confort ménager se donne comme un univers
s'afficher, qui atteignent, au contraire, la gloire dans la franche clos, indépendant des services extérieurs, tout comme, dans le
manifestation de leur nature. living, il faisait bon oublier le monde.
Le fonctionnalisme, du moins celui que nous découvrons L'homme est invité á se désengager de la réalité sociale.
dans le living, apparaít non point comme un parti pris esthétique Nous ne nous contenterons pas de ce résultat, méme s'il nous
mais comme une visión du monde, — a l'égal du libéralisme, du parait pas négligeable. II nous semble pour une fois, convenable
naturalisme ou du socialisme. Selon son dogme il n'est pas un d'aller a contre-courant de Pimage et d'en rechercher les condi-
désir, si rutile soit-il, qui ne trouve un objet pour le combler. tionnements. D'oü eviennent ees images d'un studio voguant dans
Nous vivons dans une société qui fonctionne bien et qui comblera les hauteurs du 15 étage d'un immeuble luxueux ou d'une salle
tous les besoins de ceux qui sont assez sages pour adhérer a ses de séjour dans laquelle il fait si bon, a la chaleur des moquettes,
principes. Et, á nouveau, nous croyons constater un double des parfums et des apéritifs, oublier Punivers ? On n'aura pas du
appauvrissement, sur le plan des relations humaines et au niveau mal á en situer Porigine du cóté des mass-médiats, de la publi-
de l'imaginaire. Car c'est accepter le monde tel qu'il est, ce qui cité des magazines. Les signes ne manquent pas d'astuce, d'in-
nous prive de le modifier et de le réinventer. telligence et ils répétent des symboles primordiaux auxquels ils
Que nous auront appris ees descriptions de quelques lieux empruntent leur forcé mais nous devons á la suite d'André Gorz
modernes ? II nous semble avoir décelé un déplacement dans remonter plus haut dans la recherche des causes. L'homme
la signiñeation du refuge. Si nous songeons au Cháteau des accepte de tels modeles d'évasion parce qu'il se heurte a une réa-
Mystiques, a Pile Saint-Pierre, á certaines Prisons de Camus, a lité sociale, anarchique et décevante : celle des villes-dortoirs,
la maison bachelardienne, nous nous apercevons qu'il s'agit de des rúes ernbouteillées, avec le sentiment qu'il n'arrivera pas a
retourner á soi, d'exister d'une lacón plus centrée et plus cha- peser sur leur transformation. D'une part on refuse un monde
leureuse. Quand nous avons affaire au Meublé, au Square, au extérieur, mal modelé oü les réalisations collectives (les espaces
Bistrot, le refuge existe dans une tensión permanente avec une verts, les moyens de communication, les maisons de la culture, la
ville dont il se distance mais dont il continué d'entendre la coordination des lieux de travail et des points de résidence) sont
rumeur : il se nourrit de sa hantise, il scrute son absence. En fait, a priori négligés parce qu'on ne peut les comptabiliser en termes
le living comme le studío ignore l'un et l'autre de ees mouve- de profit individuel. Les travailleurs, d'autre part (et, á ce mo-
ments : l'homme n'y entreprend pas un voyage en lui-méme qui ment, Pincidence devient moins directe, on la met plus difficile-
l'enrichirait et il sombre dans l'oubli d'une ville qui ne Va pas ment en lumiére), se sentent et se savent coupés de leur travail
marqué. Davantage nous sommes en présence d'un acosmisme oü ils n'ont ni pouvoir de decisión ni pouvoir de gestión. Coupés
généralisé bien plus que d'un retrait á l'égard de la seule ville. de leur oeuvre, ils désespérent de la communauté humaine et
Certes, dans un premier temps, c'est bien la ville a laquelle cherchent a consommer passivement puisqu'ils n'élaborent rien
on échappe et á laquelle on impute toutes sortes de defauts activement. C'est du méme mouvement qu'ils sont producteurs
comme le bruit, la solitude dans la foule, la dispersión mais, prives d'une praxis véritable et consommateurs passifs rivés á
au lieu de se situer dans un enclos a l'intérieur de la ville, des taches parcellaires et amoureux d'une solitude confortable.
l'homme ressent Pimpression d'avoir perdu toute insertion spa- II parait toujours possible d'entreprendre une explication
tio-temporelle. On feint de tourner le dos á la ville ; en vérité, de style socio-économique et il n'est pas prouvé que de telles
on met entre parenthéses une réalité dans laquelle on ne se analyses soient toujours probantes. Nous n'en n'avons usé que
reconnaít pas. Si cette proposition est exacte, il faudrait que cette parce que ees lieux nous paraissent pauvres oniriquement.
fuite se manifesté dans toutes sortes de comportements. Nous Nous avons tenté de montrer la liaison entre un certain appau-
nous trouvons bien en présence d'une evasión généralisée qui vrissement humain et un certain déficit dans Pordre de l'imagi-
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ils déplacent des chaises, mais celles-ci font partie du bistrot et Certes, j'ouvre la main et je l'abandonne tant que mon parte-
il est bon de les sentir exister. Quand elles grincent, quand elles naire en fait de méme. Dans la bourrade, j'étale ma main dans
raclent le sol, quand elles tombent lourdement, c'est le Bistrot un contact plus intime, plus large. Ce dos un peu voüté, ce
qixi parle. Dans un restaurant, une chaise qui se renverse pro- chandail usé et ma main qui ne rencontre pas de résistance nette,
voque la confusión du maladroit et l'on s'empresse de la remettre voilá une ambiguíté précieuse et affectueuse. Je m'appuye sur ce
debout, comme si l'ordre du monde s'en trouvait affecté. Dans dos et je l'assure de mon aide. Ce dos si vulnerable (étre tué
u n Bistrot, ellerésonne fiérement contre le sol et elle semble dans le dos) le copain me l'expose en toute conñance. Parfois la
déclencher les premiers temps d'une java « cascadeuse ». C'est bourrade est plus appuyée, mais personne ne se trompe sur sa
que les hommes du bistrot sont du cóté du désordre. Ils ne cher- signification. Deux forces (la solidité de ce dos et la fermeté de
chent pas a conserver l'ordre établi a leurs dépens. Un peu de cette main) se confrontent et s'attestent mutuellement de leur
casse les amuse : « le vin qui tache » quand il se répand, le verre existence. Or, dans le monde du travail —- du moins á une cer-
qui se brise. Ils font des saletés, dira-t-on ; non, ils déréglent un taine époque — la forcé physique constituait le premier et uni-
peu la mécanique sociale, si bien huilée, réglée, et surveillée. que capital de l'ouvrier, ce qui lui permettait de survivre et d'en-
D'autre part, nous nous sentons davantage maitres et possesseurs tretenir sa famille. Le bourgeois n'avait pas de dos, s'il avait un
de ce que nous avons bouleversé — ne füt-ce que d'une facón regard, un visage, une cravate et parfois des jambes. A une épo-
fort légére. Les jardins publics ne sont a personne, et surtout que oü la joie de vivre physiquement n'avait pas été encoré inté-
pas aux enfants, puisque l'on ne peut en rien changer l'ordon- grée parmi les éléments du confort et du luxe, une bourrade lui
nancement des fleurs ou méme en fouler la pelouse. Ils nous igno- aurait rappelé de facón désagréable cette masse de muscles, cet
rent et nous leur sommes étrangers. Le client veut posséder le einboitement de vertebres qu'il avait oublié. Elle aurait en un
Bistrot pleinement, sans arriére-pensée, sans fróleinent, sans instant aboli cette distance que les titres, les biens, le costume
réticence. II sera au comble de la joie, lorsqu'on lui permettra s'appliquaient a rendre ostensible. II se serait senti si prés des
de passer derriére le zinc, pour chercher une bouteille, un jeu autres hommes et a la merci de leur fraternité ou de leur hosti-
de caites, pour servir, pour laver quelques verres par maniere lité.
de plaisanterie. Les sources de ce plaisir ne manquent pas :
l'espace situé derriére le zinc est chargé de prestige, l'habitué Au Bistrot, l'on rencontre les copains. Ce n'est pas l'ami cher
mime un métier qu'il aurait préféré choisir ; mais surtout il á notre enfance et a qui nous avions dédié quelque poéme naif,
penetre un peu plus dans le bistrot, comme ne le ferait pas u n celui a qui nous nous confions et chez qui nous osons aller, plus
étranger. De méme il ecarte le rideau pour aller faire un tour tard, a n'importe quelle heure. 'Mais c'est davantage que le
a la cuisine ou a l'arriére-salle. Lá encoré, il avance dans l'inti- camarade auquel nous sommes simplement unis par le hasard
mité des lieux. du métier ou par quelques gestes communs. Nos relations avec
lui sont plus chaudes. Le copain, c'est parfois un ami que nous
On plaisante le nouvel arrivant mais sans méchanceté : n'osons pas nominer. Nos sentiments et notre dévouement vont
parce qu'il faut bien lutter contre la difflculté de vivre. On le plus loin que nos propos qui hésitent á prendre une tournure
blague. On ne se moque pas de lui. On l'invite a rentrer dans le intime — et l'ouvrier recule devant certaines phrases. Seulement
jeu et, lui-méme, répond du tac au tac. Cela veut diré qu'il sait nous pouvons changer de copains, non par notre seul caprice
aussi plaisanter, qu'il comprend la plaisanterie, qu'il n'est pas mais par les incertitudes de l'existence : un changement de domi-
seulement une main pour fraiser ou pour serrer des boulons cile, une fermeture d'usine. Avec « le pote » cette ambiguité
mais qu'il est aussi u n étre qui parle, qui sait user de la parole. prend fin. Des relations plus exclusives et plus jalouses s'insti-
II parle fort, sans honte, avec un rien de jactance, et le voilá tuent. « C'est mon pote », voilá une phrase criée á pleins pou-
au-dessus de la poussiére, du bruit de son usine, au-dessus de mons et qui n'a pas la discrétion de la formule « c'est mon
l'étroitesse de son logement. ami ».
Plus tard il usera de la violence ou il se soumettra. Pour Mais comment passe-t-on du copain au pote ? par un choix
l'instant, il blague avec les copains, ses égaux, et son langage plus exclusif mais aussi par la médiation presque indispensable
faubourien est vrai. Inutile et gratuit, constitué de méandres, de du bistrot. II manque aux copains de trouver l'expression, le
redites, de parenthéses, de mots sonores, de faux emportements, logos qui transformerait et approfondirait leurs relations. Faute
prononcé pour le seul plaisir d'étre u n homme qui parle, d'étre de se nommer, ils ne se reconnaissent point autant qu'ils le vou-
un homme reconnu et compris par d'autres hommes. Pour draient ou le pourraient. C'est le bistrot qui va leur fournir ce
parler, il demeure souvent debout prés du comptoir. Certes, l'on langage qui tire les sentiments de leur incertitude. Entendons-
se dégourdit mieux ainsi, et l'on peut mieux jouer avec le corps nous. Ils ne vont pas se lancer dans de longs discours pathéti-
ce que l'on dit, prendre l'attitude convenable pour exposer « le ques (encoré qu'ils ne les redoutent point sous le couvert pudi-
coup », « la combine ». Mais également, aussi debout, l'on a que de l'ivresse). II se peut méme qu'ils ne se livrent point á la
mieux í'impression de parler d'homme a homme. moindre confidence — qui serait comme un manque de viril i té.
On ne serré pas toujours la main de celui qui entre. II arrive Mais ils vont nouer plus fortement leurs existences par les phra-
qu'on lui donne une bourrade dans le dos. Le serrement de ses décousues qu'ils échangent á propos de n'importe quoi. Ce.s
mains est encoré trop officiel. II marque encoré une reserve. mille réflexions, ce bavardage souvent interrompu á propos de
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378 DU CÓTÉ DES LIEUX LES LIEUX ET L'iNHUMAIN :¡7<)
ce qui se passe dans le bistrot, les concerne á eux au premier qui mastique et tout un art du masque ou du camouflage s'ins-
chef. Dans la mythologie littéraire les amoureux se présentent titue pour donner le change. II ne suffit pas de manger"avec le
et se découvrent dans un voyage á Rome ou en se promenant plus de discrétion possible. II faut que nos mains, nos yeux,
sous u n bois automnal. Les potes prennent conscience de leur notre stature d¿mentent le travail de notre bouche et l'annulent
destin commun, en discutant le coup dans le bistrot. Nous ne en quelque sorte. L'on peut lire si l'on est seul et ainsi signifier
croyons pas que cette assimilation soit exagérée — méme si les d'une facón ostensible que le manger est une corvée á laquelle
deux décors que nous évoquons, ne possédent rien de commun : on ne peut se soustraire. L'on peut entreprendre une conversa-
le paysage romantique, lac ou forét, et le décor urbain, bistrot, tion et « déplacer » au sens freudien du terme le centre d'intérét.
peuvent étre révélateurs a des titres différents mais l'on com- Dans un bistrot, rien de tel. L'habitué n'éprouve aucune
prend qu'ils ne jouent pas ce role pour des sentiments identi- sorte de honte. D'abord il est chez lui, on n'a pas sorti spéciale-
ques. ment une nappe propre pour lui donner a manger. On lui « fait
On accomplit également beaucoup de pas dans un bistrot á manger » et cette expression, dans sa simplicité, ecarte la sotte
sous un éclairage qui change avec les heures qui s'allongent et et fausse solennité du restaurant. II prenait l'apéritif, et, aprés
c'est bien un voyage au bout de la fumée, de la boisson que avoir parlé, il a decide d'aller s'asseoir — tout ceci d'un mouve-
l'on peut comparer a d'autres voyages plus classiques et plus ment naturel, sans discontinuité. La bouteille de vin est sur la
répandus dans la littérature. La fin est toujours la méme : décou- table, la bouteille et non la carafe et non la carte des vins. Cela
vrir un autre étre au terme d'une durée parcourue ensemble. Le veut diré que nous continuons á vivre sur un mode iminédiat,
bistrot paraitra alors une terre d'élection, si le terme perd toute non travestí, ce qui a son importance quand il s'agit d'une fonc-
nuance précieuse. Lorsque l'habitué améne dans son bistrot un tion vitale. Les choses .sont vraies, ne prétendent pas a ce qu'elles
pote a lui, il est saisi d'une angoisse certaine, car il se rend ne sont pas ; au milieu de la ville et de l'artifice et du mensonge
compte que l'expérience a de l'importance. Comment d'abord ses social ressort un équivalent de la nature. A cet instant, l'acte de
copains l'accueilleront-ils, voudront-ils lui ménager une part manger, parce qu'il se manifesté en toute simplicité, parce qu'il
entiére ?, et lui-méme s'y plaira-t-il, qu'en pensera-t-il ? II ne se dérobe ni sous la honte ni sous l'ostentation, acquiert une
s'agit d'une véritable rencontre entre le bistrot et le pote, le solennité certaine, redevient l'une des actions les plus exemplai-
Bistrot étant plutót juge et témoin que justiciable. res, les plus bouleversantes de l'humanité. L'habitué du bistrot,
La camaraderie, dont on fait état a propos des habitúes d'un mange parce qu'il a faim et que la nourriture satisfait son orga-
bistrot, commencait par l'amitié entre les nomines et le bistrot. nisme, lui est connaturelle, parce qu'il est bon de manger et
Et c'est sans doíite cette seconde qui cimentait et perpétuait la finalement de vivre.
premiére. Leurs liens se nouaient á cet endroit précis ei s'üs. se Le manger redevient un acte positif, un acte plein, un acte
dénouaient, ce serait encoré en ce méme lieu. On comprend alors vrai par lequel on assimile, on repare, on reprend vie. On songe
la forte charge symbolique de la dispute au bistrot reprise, sur aux paysans qui s'attablent a la salle commune de la ferme
un autre mode, par la querelle des mauvais garcons et enfin par avant d'aller a nouveau affronter le soleil ou la pluie. II faut
le réglement de compte entre gangs. savoir goüter et « réussir » le temps qui a été accordc. On com-
Le bistrot apparait comme un lieu privélégié, l'équivalent prend dans ees conditions ce qu'il y aurait d'insuffisant á écrire
de la place publique, de l'enceinte des tournois, un lieu officiel « les habitúes du bistrot mangent avec appétit. Ils font partie
comme la Mairie ou l'Eglise. II faut que la dispute soit patente d'une classe sociale dans laquelle les valeurs vitales sont accep-
que nul ne l'ignore. Comment l'ofíicialiser, la « publier », la tées ». Cette remarque, qui n'est pas fausse en soi, ne nous fait
rendre effective et irreversible, si ce n'est au bistrot ? Querelles pas entrevoir ce qu'il y a d'élémentaire, d'unique dans les repas
d'ivrognes, dans certains cas, et les embrassades succédent aux servis au bistrot et pour quelles raisons les images cinémato-
coups. Mais aussi, dans d'autres circonstances, querelles prémé- graphiques qui les choisissent pour théme, possédent un carac-
ditées, voulues et poursuivies á l'encontre de tous ceux qui s'in- tére chaleureux, émouvant.
terposent, querelles solennelles comme un engagement ou une Au delá des mensonges et des oublis concertés de la société,
rupture de haute portee, afín que la rupture s'opére, que les griefs elles réveillent en nous une expérience ancestrale, elles manifes-
s'énoncent á haute voix, devant témoins, dans cette salle d'hon- tent Yextraordinaire positivité d'un acte que l'on. avait peu á peu
neur. II arrivera que parfois, les autres consommateurs se tai- neutralisé. Manger ainsi dans l'amitié des hommes et des ali-
sent, sentant qu'ils n'ont pas le droit d'intervenir dans un choc ments y de vient un bonheur.
qui oppose deux hommes seul á seul, devant tous. Les disputes On n'y choisit pas son menú et les plats, lorsqu'ils sont affi-
ne pardonnent guére, et une fois qu'elles sont terminées, les chés, ne disent rien dans leur généralité : le hors d'ceuvre, la
adversaires éprouvent quelque tristesse, car ils s'apercoivent que viande, le légume (qui comprend aussi bien les légumes verts
quelque chose de définitif vient de se passer. Ils ont eu ce qu'ils que les pátes ou la purée) le fromage, le fruit. Cette généralité
voulaient et au delá — mais le voulaient-ils vraiment ? pourra paraitre au passant bien pauvre et bien abstraite, un peu
On ne boit pas et l'on ne mange pas dans u n bistrot comme comme le concept d'herbe en general pour l'herbivore : peu
dans un restaurant. Manger en public nous gene toujours quel- importe le plat pourvu qu'il rassasie. Mais l'habitué est loin
que peu. Nous risquons de paraitre un animal qui déchiquette, d'appréhender cette indétermination sur un mode méprisant.
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L'univers, pour lui, est consommable, le repas sera pour lui une bistrot, appellent mille gestes patients, simples, familiers ; on
féte, ce sont les petits estomacs qui font la petite bouche. D'au- étale le páté, on découpe le saucisson, on sauce l'huile de la
tre part, il y a la un acte de confiance des habitúes á l'égard de sardine (le fromage que l'on peut lui aussi découper et manger
la patronne. lis mangeront ce qu'elle leur préparera et ils s'en sur le pouce, participe de la méme classe d'aliments).
porteront bien. Le passager qui voudrait plus de précisions rom- La conserve que la classe bourgeoise cache, en general, avec
pra ce pacte originel et soulévera l'irritation. S'il ne demande soin et contre laquelle elle nourrit des préventions, n'a alors
rien, s'il s'asseoit sans poser de questions, on lui en saura gré. aucun caractére péjoratif. Elle constitue ce que l'on peut empor-
II serait bon d'opposer cette libertó d'adhesión au libre arbitre ter avec soi, ce que l'on ráele. Elle apparaít comme l'équivalent
dont on use dans un restaurant bourgeois. Dans un tel établisse- de la gamelle et elle evoque aussi la gourde. Or, et il faut le
ment, dont on n'attend aucune révélation, le client retire une souligner, les hors-d'oeuvre du bistrot ont beau étre servís dans
satisfaction certaine des choix perpetuéis qu'il peut taire. II se le bistrot sur une table, ils demeurent des éléments frustes qui
trouve place dans son menú á composer, devant des ou bien... participent a une existence virile et comme rurale. On les con-
ou bien... Méme s'il n'a droit qu'á quelques plats, il posséde l'il- sommé aussi bien au grand air, sur un chantier, prés d'un bar-
lusion d'étre en présence d'une foule de possibilités. Le repas est rage tandis que le froid se fait plus vif ou á l'orée d'un champ,
un parcours, et l'on peut appeler le serveur et bifurquer en cours alors qu'on se protege pour un instant de la chaleur, mais,
de route. servís dans un restaurant ordinaire, ils perdent ce prestige et la
Si nous avons insiste longuement sur la psychologie du sardine couverte de son huile redevient piteusement une entrée
client dans un tel restaurant, c'est parce qu'elle nous parait bien quelconque. Ce que nous venons de remarquer á propos des
révéler en proí'ondeur une conception du mode de vivre. Etre hors-d'oeuvre, pourrait se diré d'autres plats. Les petits pois de
libre, c'est alors rever á tout ce que l'on pourrait taire (en l'oc- conserve seront toujours travestís dans le restaurant bourgeois
currence consommer) tout en sachant pertinemment que l'on con- á l'aide de quelques carottes et de quelques oignons. On en mas-
sommera peu, c'est profiter d'une certaine marge d'indétermina- quera Forigine et la nature. C'est que la conserve renvoie, quand
tion, tácher de jouer contre le patrón les possibilités offertes par elle est sédentaire, á une civilisation standardisée, laide dans son
la carte, tout en se doutant qu'il les a aménagées á bon escient. appel a l'artifice et á la facilité ; les petits pois de conserve ne
L'habitué du bistrot plus adulte et moins « petit gagneur », peuvent que taire semblant d'étre ce qu'ils ne sont pas : des
délaisse cette liberté formelle, cette liberté-vertige. II ne vient pas petits pois frais.
au bistrot pour supputer et discuter. II adhére, il vise une liberté Au bistrot, nul besoin de les déguiser pour les sauver, car
plus constante et plus effective : atteindre la complétude, retrou- il suffit qu'ils nourrissent et les conserves, c'est ce que dehors
ver ses torces, conquerir la paix des entrailles. l'on fait chauffer sur un leu de fortune ou sur un réchaud, entre
Nous voudrions davantage dégager l'originalité du manger hommes, non loin des barrages et des sacs de ciment, tandis
au bistrot, en parlant des hors-d'oeuvre qu'on y sert et en les qu'on s'abrite du vent ou de la nuit. Cette description nous parait
comparant aux hors-d'oeuvre d'une famille bourgeoise. Dans la mettre en évidence certaines implications et révéler a quel point
famille bourgeoise (un jour de réception), ils se désubstantia- le fond, l'horizon joue un role important, puisque, dans la facón
lisent au máximum. Ce sont pour la plupart des crudités : cham- de consommer les aliments le dehors ne se peut oublier méme
pignons, petits artichauts, carottes rápées, radis... Par príncipe, lorsque l'on est dedans.
elles manquent de sérieux, bien qu'en apparence le cru paraisse Les clients du bistrot mangent dans des assiettes lourdes,
plus élémentaire que le cuit. Mais justement il s'agit d'une ingé- souvent plus grossiéres que celles dont ils se servent chez eux,
nuité apprise, d'une sauvagerie tardive. Les hors-d'oeuvre vont. plus solides, sans doute pour qu'elle ne se cassent point mais
dans le bistrot, s'inscrire sur u n autre registre, évoquer d'autres lá n'est pas l'essentiel, puisque ce n'est pas ce qu'ils percoivent.
assurances et d'autres équivalences et pour cette raison prendre Ces assiettes pesantes ont quelque chose de rural, comme le
une signification singuliérement différente. Les hors-d'oeuvre, ce bistrot dans son ensemble. Elles ont la solidité des armoires
sont le páté, le saucisson, les sardines, la mortadelle, plus rare- d'autrefois et des lits de campagne. Et cette solidité, ils l'accep-
ment le jambón. On les mange aussi bien a 10 heures sur le tent, ils la reconnaissent comme leur origine et comme leur
chantier pour « casser la graine », on les termine le soir, dans valeur, comme leur possibilité de subsister á travers les ennuis,
l'obscurité, dans le camión qui revient au lieu d'habitation. Et les heures supplémentaires, les semaines qui n'en finissent
servís au bistrot, ils gardent la méme saveur, ils éveillent la point. Si nous voulons apercevoir toutes les résonances de ees
méme attitude : « le casse-croüte », « l'en-cas », ce qui permet á assiettes, il nous faut les faire trébucher encoré, au risque de
Vouvrier de se débrouiller quand il part pour la journée, ce que lasser le lecteur ; il ne faut pas craindre de les écouter, afín
l'homme transporte pendant les manoeuvres ou á la guerre, dans d'entendre á travers elles la voix du bistrot, car le bistrot a une
sa musette. Voilá ce qui reste á ees nómades, a ees campeurs de voix, a la différence du salón de thé ou du café.
nécessité et ils attachent beaucoup de prix a ce quelque chose Les assiettes sont manipulées sans précaution, elles f o n l d n
qui les sauve de la faim et du froid. Le sandwich qu'on ne pre- bruit, trop de bruit, comme pour étre en accord avec le chahut
pare pas soi-méme, n'aura jamáis ce prestige. Car ees éléments de la salle, comme pour participer a cette féte vorace et feroce
que l'on retrouve et dans la musette et dans les hors-d'oeuvre du des máchoires et des estomacs. Le tabou supréme de la docilité
*
382 DU CÓTÉ DES LIEUX LES LIEUX ET L'lNHUMAIN '.iH',i
résignée : le silence, s'écroule. Les hommes et les choses font nement qui aurait fait concurrence á celui que le métier leur
entendre leurs voix et leurs bruits, méme éraillés, méme enroués, imposait. II est difflcile de s'arracher á des lieux qui vous ont
tandis que la société voudrait leur en faire honte. L'on ne sait tenus attachés pendant des heures, tout comme l'on n'arrive plus
jamáis qui des hommes ou des choses a pris l'initiative, ni qui á détacher son regard d'une eau dormeuse, monotone et sale. II y
a le dessus dans cette émulation bruyante. Les hommes ont-ils avait comme une cohabitation absolue et douloureuse de l'homme
liberé les objets de leur discrétion coutumiére ou les choses et de l'usine. Celle-ci demeurait leur unique horizon (d'autant
encouragent-elles les hommes a donner de la voix ? Quoiqu'il en plus que le reste de la ville leur était interdit), et la fumée qu'ils
soit, la plonge, loin d'étre percue comme une gene, anime et percevaient vaguement dans leurs songes n'était pas celle de leur
stimule le repas, comme si les appétits, pour se déchainer, foyer, de leur maisonnette mais de l'usine dont les fours conti-
avaient besoin de se laisser porter par une vague bruyante. (A la nuaient á fonctionner nuit et jour.
campagne aussi u n bon repas est bruyant et c'est le bruit qui Nous n'ignorons pas les déterminismes d'ordre psycholo-
entretient et prolonge une í'éte qui paraitrait vite interminable. gique ou social. Nous ne les récusons pas. Mais ils ne suffisent
Les étres n'ont pas besoin de se dégourdir les jambes ou « d'aller pas. En l'occurrence ils manqueraient a ce qui nous parait essen-
faire un tour ». lis se trouvent places ipso facto sur la place tiel dans une poétique de l'espace urbain : quel type d'espace se
publique, sur le champ de foire le plus animé qui soit.) C'est que déployait done á partir d'un tel bistrot ? sur quel horizon se pro-
la communion des estomacs se fait par ce bruit qui se propage, filait-il ? Cette coexistence de l'usine et du bistrot mérite d'étre
se déplace, circule. C'est que le bruit rappelle á chaqué instant étudiée, car il est rare que dans le visible se nouent de telles
qu'on est la pour manger et faire du bruit á son tour avec sa alliances qui semblent contraires a toute vraisemblance et qui
fourchette, avec sa langue, avec ses dents. La rivalité des appé- se poursuivent cependant d'une faqon forcenée. Le bistrot en
tits commence et se poursuit par la compétition bruyante des question était comme l'envers de l'usine et comme ce qui la ren-
fourchettes et des máchoires. Sous de tels encouragements, cer- dait supportable (son odeur familiére, la disposition de ses objets
tains en viennent á perdre le sens de leurs limites ou a les dépas- était seule capable de faire oublier l'autre odeur, l'autre organisa-
ser sans diííiculté. II est certain qu'en ce moment nous décrivons tion domestiquée et hostile des objets) mais il existait en fonction
davantage la féte campagnarde ou le banquet que le repas du d'elle. Ceux qui venaient de terminer, rencontraient des cama-
bistrot. Mais ne fallait-il pas les comparer, ne devions-nous pas rades qui allaient commencer. Ceux qui avaient été renvoyés et
amplifier certains traits afin de les délivrer et ainsi distinguer le qui étaient rongés par le désceuvrement et les soucis d'argent,
repas du bistrot de tout autre repas au restaurant ! y revoyaient leurs coéquipiers de la veille. Davantage et de facón
Nous avons enñn le devoir de replacer le Bistrot dans son plus curieuse, un ouvrier qui cherchait de l'embauche, y prenait
environnement le plus pathétique et le plus vrai : celui de des renseignements, y flairait en quelque sorte l'atniosphére du
FUsine. — Le dernier bistrot avant la cáseme ou avant l'usine, lieu oü il travaillerait peut-étre, et, de son impression, dependait
c'était comme le dernier poste, le dernier symbole de la liberté parfois sa decisión. II interrogeait, enviant l'aisance des autres,
avant un destin que l'on subissait mais que l'on n'avait pas faisant le point des plaintes et des récriminations, embarrassé
choisi. Dans les deux cas, d'une facón curieuse, il y avait encoré comme un bleu a la caserne qui demande aux plus anciens ce
quelques métres de terrain vague, une sorte de no man's land mal qu'il faut penser du régiment oü il a été affecté (nous retrouvons
delimité avant la barriere fatale. Et quand ils sortaient de l'usine, encoré la le théme d'un univers viril, avec son processus d'initia-
les ouvriers éprouvaient dans cette zone indécise leur premier tion). Le bistrot participan aux jours de liesse de l'usine (la
soulagement. On peut se demander pour quelles raisons ils y paye) et a ses heures de colére (la gréve, le renvoi ou l'arresta-
demeuraient si longtemps et en faisaient souvent leur bistrot atti- tion de certains ouvriers).
tré ? Les explications de style déterministe ne manquent pas et C'était l'avant-poste des batailles qui s'annoncaient dures et
on peut les prendre en considération á condition d'y voir en longues. Aragón avec beaucoup de bonheur, a joué du bistrot pen-
méme temps un mode de vivre. L'habitude ? le terme est trop dant les gréves. La, on calcule, on s'échauffe, on revient á la luci-
vague pour qu'on l'accepte et présuppose un commencement dité ; de ses fenétres, de ses rideaux on surveille « les jaunes »
qu'il faudrait a son tour expliquer. Une lassitude certaine ? sans qui continuent á travailler ou les forces de pólice qui se font
doute, comme des soldats en déroute et qui ne peuvent plus menacantes. II arrive que les vitres du bistrot soient cassées et
s'éloigner du front. Ils étaient á bout, ils laissaient leurs jambes que l'on y transporte les blessés á qui l'on donne les premiers
les guider et du méme mouvement, ils avaient quitté le poste de soins. Ce n'est plus l'image du bistrot débonnaire, bon enfant
travail, ouvert la porte du bistrot, s'étaient assis et on les servait, oü l'on chahute mais d'un café héroique, engagé dans les luttes
sans méme qu'ils aient á commander leur canon de vin ou leur les plus dramatiques. Dans ees conditions, parce qu'il nouait des
chope de biére. Leur manque d'imagination ? la encoré nous relations avec le monde du travail, l'intimité du Bistrot excluait
voulons bien a condition de ne pas y voir un trait de caractére toute complaisance á soi, tout repliement sur soi. Au Bistrot les
(primarité supposée) mais une marque de leur maniere d'exister consommateurs étaient dedans en ce sens qu'ils n'étaienl plus
et d'habiter le monde. Ils n'avaient pas assez de ressources phy- fond mais forme. En ce xxe siécle, les ouvriers étaient enfermes
siqües et matérielles pour ouvrir u n second front, une breche dehors : a la porte des magasins de luxe, des pares résiden-
dans í'univers qui les étreignait, et constituer un second environ- tiels, des palaces et simplement des restaurants ¡Ilumines, de
»
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384 DU CÓTÉ DES LIEUX
tous ees lieux oü l'on vit dans l'aisance, oü l'on recoit les hon-
neurs, oü Ton manipule l'argent, oü l'on vit une existence par-
fumée, officielle, cajolée. Ils pouvaient imaginer par les jour-
naux ce qu'étaient des « réceptions ». Ils n'étaient, eux, jamáis
recus, et du coin obscur oü ils s'entassaient, ils pouvaient tout
au plus épier la lumiére que laissaient filtrer les fenétres d'un
salón. Certes a l'usine, ils étaient dedans mais parqués, bouclés
et non point admis comme des invites d'honneur. Le Bistrot
représentait pour eux un renversement existentiel et comme per-
ceptif ; en lui et gráce á lui, ils étaient cette fois, dedans, admis
á l'intérieur d'un cercle. Ils pénétraient pour une fois quelque
part par rapport á quoi le reste existait en sourdine.
Voilá ce que semble prouver de surcroit le phénoméne de la
parole au Bistrot : ce qui y frappait et ce qui frappe encoré dans
les quelques bistrots qui demeurent, c'était l'emphase des gestes,
le verbe haut, le verbe inutile, les déclamations et l'excés en
toute expression, méme dans la colére. On serait tenté d'afíir-
mer qu'il s'agissait d'étres frustres et simples, incapables de
moduler et de modérer leurs attitudes, toujours entiers dans ce
qu'ils disaient ou fairaient. Nous refusons cette explication réduc-
trice qui ignore ce qu'il y avait de voulu, de joué dans leurs com-
portements, toute une tradition qu'ils assumaient a leur compte
et le plaisir qu'ils y prenaient parce qu'ils comblaient ainsi leurs
aspirations. Nous dirons que, pour u n temps, ils montaient sur
la scéne, á condition de viaer cette expression de tout cabotinage
et d'y voir une facón d'exister. Au Bistrot, l'occasion leur était
offerte de ne plus étre confondus dans la foule anonyme et pas-
sive des figurants que l'on ne prend jamáis au sérieux. Ils
n'étaient plus cette main-d'oeuvre indéfinie dont on ne peut se
passer mais dont on ne parle jamáis et qui est tout juste néces-
saire pour" permettre á certains d'accéder á l'humanité. Ceífe fois,
ils étaient á l'intérieur du cercle magique, oü chaqué geste est
vu, pesé, reconnu, oü chaqué parole est articulée et entendue, en
an mot oü tout participe du prestige dont beneficie la forme.
C'esi le reste du monde qui faisait queue aux portes du bistrot.
C'étaient les passants solitaires qui guettaient avidement leurs
propos et leurs gestes.
*
L'URBAIN ET LA VILLE
*
390 UNE POÉTIQUE DE L'ÜRBAIN L'ÜRBAIN ET LA VILLE 301
que le zinc, les tramways, l'électricité, les fetiches d'Océanie et jambe, puisqu'elle relie la terre au ciel. Nous pouvons, á cel ins-
de Guiñee, que les livraisons á cinq centimes, pleines d'aventu- tant de, la description, oublier sa situation parisienne qui importe
res policiéres (á la fin tu es las de ce monde ancien... tu en as peu. Nous nous apercevons d'une dualité de sens qui ne se recou-
assez de vivre l'antiquité grecque et romaine). II importait alors vrent pas tout á fait. Si elle est u n objet aérien, si elle parait
assez peu qu'elle füt élevée á Paris. Puis elle aurait, malgré tout, symboliser l'ascension par sa légéreté, sa taille élancée, nous
vieilli et elle serait devenue un élément du paysage de cette ville. nous engageons dans une poétique « élémentaire ». Si elle appa-
On peut á la rigueur admettre cette división. Elle ne dissipe pas rait comme un prodige de la technique, elle ressort d'une dyna-
totalement une ambiguíté qu'il ne faut pas faire disparaitre mique : elle a été forgée, martelée par l'homme ; elle est Fceuvre
puisqu'elle existe. Dans beaucoup de circonstances, la révélation du travail humain et le spectateur s'émerveille de la voir sans
d'une ville et celle de la ville se confondent ; il est impossible de cesse jaillir. Certes nous n'avons pas quitté le registre de la
les distinguer et, pour diré vrai, la découverte de la ville, du carac- métaphore aérienne mais l'accent devient différent puisqu'on
tére grisant, excitant, fantastique d'étre dans une grande ville admire une praxis, u n faire plus qu'un étre. Nous revivons
semble souvent Vemporter sur l'appréhension de cette ville-lá. l'aventure de l'homme et, d'une facón assez paradoxale, c'est á ce
Mais, dans une ville comme Paris, si pleine de son passé, la Tour niveau que les rapports avec l'histoire paraissent les plus dis-
Eiffel a vite rejoint la légende de la Capitale. Nous ne pouvons tendus. Nous nous placons, en effet, dans le pur instant, á cet
ignorer qu'elle a surgi dans une époque prétendue heureuse, instant oü une oeuvre jaillit et déchire le temps. Considérer la
qu'elle a servi pendant la guerre. II ne s'agit méme pas d'un savoir Tour Eiffel achevée, ce serait l'alourdir, la doter d'un pesant étre-
explicite. Je n'y réfléchis pas et, cependant, en une imagination lá. Nous vivons et nous revivons son commencement.
confuse, je pressens qu'elle a une memoire, qu'elle a connu le Pa- Poussons plus loin cette distinction. Délivrons la Tour Eiffel
ris obscur de la défense passive, que des Allemands, pendant de tout parisianisme. Eprouvons seulement son existence métal-
quelques années, en prirent possession. Je ne peux jamáis m'en lique et nóus la rangerons du cóté des grues, des élévateurs, des
teñir au présent ; les heures de gloire ou d'amertume refluent de poutrelles. II importe peu que l'une debouche sur le panorama
la ville sur cet objet métallique qui lui paraissait étranger — et, d'une capitale et que les autres se découpent sur des terrains va-
á l'inverse, la Tour Eiffel perd de son autonomie premiére ; elle gues ou des quartiers en construction. Le metal, le bruit des pas
devient un repére perdu, retrouvé par celui qui se proméne dans sur le metal, la vue du vide á travers les poutrelles suffisent á ra-
cette vaste ville, elle tire á elle un certain quartier de plus en vager l'horizon, á susciter des poursuites, des vertiges, des suici-
plus résidentiel, elle modifie une Seine qui n'est pas celle, par des, des révisions de conscience. Ce qui compte, ce n'est plus la
exemple, de Boulogne-Billancourt. Elle brille ou elle dignóte ville mais l'avant de la ville, en ce moment oü il faut labourer le
dans la nuit de Paris, dans les quatorze juillet de Paris ; des ciel et la terre avant qu'une cité ne surgisse. C'est sur les ponts, á
milliers de Parisiens ou d'étrangers en apercoivent les feux en la proue des navires, sur les lieux de passage et d'ouverture, dans
méme temps que moi — et fugitivement, je me rends compte de les avant-postes de l'espace que le vent souffle de cette maniere.
cette ville qui se nomme Paris. Debout, sur cette plate-forme, nous quittons la terre nourriciére
A quoi tendait exactement cette amplification de la Tour ou plutót le goudron d'une ville écoeurant de tiédeur et de com-
Eiffel ? A dévoiler l'une de ses possibilités d'apparaitre, plus plicité. Nous accédons á l'existence métallique des cites futures.
précisément á montrer comment elle devient une personne, une Est-elle méme un objet determiné ? Elle cesse d'avoir un nom,
présence diffuse, une mémoire sourde. Elle s'enfonce dans le elle devient un curieux insecte, un clitoris ou un phallus d'acier,
temps, elle se déploie dans l'espace, elle perd ses contours pré- un étre fascinant, étrange, inquiétant.
cis pour se fondre en jouissance, en spectacle de Paris et cette Seulement, en tant que pur objet, elle ne perd pas encoré
émouvante métamorphose s'opére quand nous la relions a la tout rapport avec la découverte de Paris. En nous transplantant
présence d'une ville particuliére : Paris. Mais comme nous le fai- dans un ailleurs, elle nous métamorphose, elle nous permet
sions remarquer, il nous est possible également de la percevoir d'accéder a ce Paris dont nous révions. Nous passons d'un dehors
comme une composilion métallique, sans référencc au temps et mitigé, quotidien, celui des rúes ou encoré du Champ de Mars á
a son environnement. Le mode d'approche transforme á nouveau un dehors qui nous enivre — face au ciel, aux nuages, aux rafa-
l'apparaitre de la tour Eiffel. Elle se donne comme un pur objet, les de vent. Le cri célebre « a nous deux Paris » devient un plus
sans histoire, ou du moins, l'histoire se relegue du cóté de l'anec- authentique « á nous deux, Paris et la liberté ». « Les mariés de
dote de cet ingénieur á qui il devait ensuite arriver tant de mal- la Tour Eiffel », « Les suicides de la Tour Eiffel », « L'homme
heurs. Dans une visión objectale, Roland Enrthes voit en elle de la Tour Eiffel », des titres pour livres á couverture bon mar-
l'image d'un « jet » : cette image est tres riche puisqu'elle impli- ché et qui confondent l'aspiration a la vie moderne et a la plus
que un mouvement rapide, comme un emporíeu.ent de celui qui grande ville de France. Le bonheur ou la mort y deviennent dio-
la propulsa dans le ciel et une emprise du fer sur l'espace. Sa ses possibles, imminentes. Et comment accoster une ville, si ce.
constitution interne renforce l'impression d ensemble : en effet, n'est a partir d'une si pleine mer ou d'un ciel si vide, a partir
« les lignes transversales, la plupart obliques ou anondies, sem- d'un cceur prét á aimer ou á mourir — sans partage.
blent relancer la montee et l'horizontale ne s'er.'pate jamáis ».
Elle est un pont puisqu'elle resiste aux éléments, pdisqu'elle en-
*-
L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL 393
poste ne nous donne-t-elle pas u n spectacle plus convaincant ?
D'innombrables mains tiennent ce récepteur qui garde la tié-
deur humaine, des lévres différentes ont m u r m u r é devant le
méme micro et mélent, oh sacrilége, des aveux, des noms, des
adresses qui ne devraient jamáis se confondre : les noms d'une
vieille mere malade, d'un souteneur, d'un indicateur de pólice,,
d'un chef syndicaliste, d'une maitresse, d'une cousine qui arrive
de province. Sur la cloison de la cabine, on a inscrit des mots
d'espoir, esquissé des grafflti obscénes, écrit des números. La
cabine ne se désemplit pas, l'air ne se renouvelle plus jusqu'á
devenir pesant et le téléphone se prostitue a longueur de jour-
née. II continué á se vendré contre u n pauvre jetón, éreinté,
L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL écceuré, esquinté, tandis que les premiers néons s'allument et
que d'autres consommateurs remplacent les habitúes de l'aprés-
midi. Un téléphone publie comme il existe des filies publiques.
Et la présence diffuse, ardente de la ville n'apparait-elle pas
II nous faudra tenter de prouver que des objets usuels pos- encoré, dans toute son épaisseur, avec les messages des « amants
sédent assez de ressources pour propager un mode d'étre qui maudits » ! Pourquoi, chez eux, ce besoin de téléphoner ? Est-ce
n'est pas sans rapport avec la ville. On voit done que nous refu- seulement pour vaincre l'absence, pour manifester qu'ils conti-
serons deux directions possibles. L'une s'en tiendrait á l'usage, nuent á penser l'un a l'autre. Ce serait alors un pis-aller et nous
á la fonction et elle parlerait d'une beauté industrielle ; l'autre ne le croyons pas. La distance que suppose toute communication
chercherait, a la facón des surréalistes, a essayer un regard téléphonique, n'a plus ici le méme sens. En general elle signifie
neuf qui léverait l e s r o u t i n e s de la perception et tout objet, en u n éloignement physique que l'on peut ou non déplorer. Dans le
vertu d'une rencontre hasardeuse, pourrait alors nous harceler cas des « amants maudits », elle prend l'allure d'une distance
de son étrangeté. Nous essayerons de montrer que le plus-étre sociale : l'impossibilité oü ils sont de se reunir et de se ren-
de tels objets tient simplement a leur émergence urbaine. contrer, comme ils le souhaiteraient. Elle représente l'ensemble
des conventions, des tabous, des préjugés qui les séparent. Elle
D'abord une étude « urbanistique » du téléphone devrait sous-entend les forces de dispersión d'une ville et, sans cette brü-
nous débarrasser de l'idée d'une technicité froide, impersonnelle. lure jamáis satisfaite, seraient-ils encoré des amants ? Le télé-
Méme l'équivocité fondamentale d'un tel objet ne signifie pas phone devient u n allié furtif, comme les coups d'ceil cómplices,
l'indétermination des étres qui ont perdu leur « ame ». Elle comme la poste restante, comme les rendez-vous extorques au
s'apparente plutót aux sautes d'humeur, á la griserie théátrale Destin, comme les taxis qui luttent contre l'embouteillage des
de la ville et, chaqué fois, elle engage le debut d'une conduite. rúes et comme les couloirs du metro que l'on traverse a toute
Le Téléphone se métamorphose non par manque de caractére háte. II symbolise cette passion terrible d'une ville faite pour
mais pour essayer des masques, des équivalences. II devient. Un séparer et pour unir, pour tout refuser officiellement et pour tout
miroir : certaines femmes, en téléphonant, se composent un visa- prodiguer clandestinement. Les amants se séquestrent mutuel-
ge, elles mettent de l'ordre dans leur chevelure comme devant une lement, non dans un cháteau ou dans une chambre mais par tous
glace. Une cigarette : certains étres prennent le téléphone ner- ees appels répétés qui les confirment dans le sentiment d'une
veusement, tirent sur lui comme pour aspirer une bouffée de voix possession exclusive. Ils prennent conscience de l'absence épaisse
humaine, révent a loisir, comme lorsque l'on fume pour tromper qui caractérise une ville et qui nous échappait quand nous la
son ennui. Une cravate, u n insigne : certains hommes d'affaires traversions. Leurs paroles deviennent précieuses parce qu'elles
quand on les prive de leurs appareils, éprouvent l'impression échappent aux bruits innombrables et divers d'une cité : lá-bas,
d'étre ñus, démunis de toute dignité sociale et ils cherchent a la traversée d'un carrefour dangereux, ailleurs une musique lan-
tátons Fobjet qui leur rendra leur puissance. cinante ou le gémissement d'un homme qui agonise tandis que
Considérons maintenant le Téléphone dans un lieu ouvert á leurs messages confies a l'appareil se distinguent de la caco-
la ville. Comme nous l'avons remarqué a propos du café, il phonie urbaine et acquiérent la dignité d'une forme verbale pri-
suffit qu'il se situé dans une cabine publique pour qu'il change vilégiée.
d'allure. II se preleve comme un reíais dans cette course folie des
existences qui se poursuivent á travers toute une ville. Nous devi- Le Frigidaire nous semble fournir u n exemple plus riche
nons un enchevétrement de Communications, de désirs conjoints encoré car il présente des couches d'urbanité qui ne sont pas
ou contrarias, de malentendus et d'explications. La ville, point toutes du méme ordre et qui n'auront pas la méme valeur.
de la rencontre et de la clandestinité, la rué, lieu de la prosti- D'abord on pourrait diré que le Frigidaire apparait sous le
tution, ce chiffre n'est pas faux mais trop rapidement dit. Cer- signe de Vélectro-ménager dans une ville effervescente, ravie
tes, les gens se bousculent, se caressent du rgard, se frólent de s'éblouir et de vivre sa modernité. Méme a ce niveau inter-
dans les avenues mais la cabine téléphonique du café ou de la médiaire, le milieu technique s'efface au profit d'une ville qui se
2<¡
% •
394 UNE POÉTIQUE DE L'ÜRBAIN L'ÜRBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL ;tí)5
grise de tout ce qui bouleverse sa maniere de s'éclairer, sa mais jamáis des places de village, des églises, des labours. 11
maniere de consommer. Puis si nous libérons le frigidaire de ses accompagne plus que l'auto l'homme dans une derive qui tía-
entraves, de ses attaches (la cuisine), nous verrons mieux quel verse u n espace désormais neutralisé. Nous parlerions d'un anti-
type d'espace il suscite : non pas nécessairement celui de la ville, ruralisme plutót que d'un parti pris de l'ürbain, a condition de
mais plutót une étendue Manche, indeterminable oii le fouillis ne pas affecter d'un signe négatif une attitude qui comporte une
du donné disparaít. Enfin, nous considérerons l'étre méme du visión certaine du monde. A juste titre, les romans policiers nous
frigidaire, les objets qu'il appelle, les conduites qu'il suscite, ont revelé á quel point le frigidaire pouvait impliquer un traje t.
comment il dénature les aliments. II devient un étre civil, plein II est parfois le seul compagnon d'un homme qui méne une vie
d'urbanité parce que plein d'artifices mais il faudra préciser ce solitaire, dangereuse. Ce dernier a trouvé une planque tempo-
dernier terme qui demeure imprécis. raire ou encoré il a loué depuis peu un appartement. II ne s'aban-
En premier lieib, il nous paraít intéressant de voir comment donne á personne et méme il se méfie des objets : le téléphone
l'utilitaire, le prosaique peuvent se redoubler, dans une ville, qui peut lui transmettre u n message redouté, la televisión qui
sous une forme fantastique. Dans le ciel des réves et des aspi- depeint en images les tableaux d'une civilisation harmonieuse á
rations confuses, le Frigidaire comme l'électro-ménager se taillait laquelle il ne croit pas, le journal oü sa photo apparaitra un jour
une place á part. L'électro-ménager c'était l'alliance imprévue de ou l'autre. Dehors, des ombres se profilent dont il faut deviner
deux mots, u n salón qui se tenait annuellement á Paris, une foule le sens : les feuillages des arbres, les nuages ont perdu leur inno-
d'annonces publicitaires, d'images dont les autres commerces cence. II reste cette masse rectangulaire qui ne dissimule rien.
ne disposaient pas. Ce fut, en un sens, le symbole d'une nouvelle qui ne se fronce pas comme des rideaux, qui ne se rabat pas
époque. Un tel privilége se comprend si Ton pense aux vertus de brusquement comme des volets. Le Frigidaire n'a pas assez de
l'électricité. Le monde s'illuminait, les villes se livraient a une duplicité ou d'áme pour trahir, pour devenir un indicateur
débauche de lumiére ; les zones d'ombres et d'incertitude recu- comme tous les autres existants. II appartient á la race des
laient. II n'y aurait plus de vraies nuits mais des heures noc- poteaux télégraphiques, des blockhaus, des étres simples et sans
turnes encoré plus étincelantes, plus folies et plus grisantes que détours. — En outre, le Frigidaire comme la douche, comme le
les moments de la journée. Si l'on voulait aller plus loin dans rasoir électrique sollicite des gestes que l'homme traque accom-
cet entrecroisement des symboles et des influences, nous nous plit mécaniquement ou plutót qui ignorent le drapé de la rétho-
apercevrions que l'art négre, le jazz n'apparaissent pas par rique. On ouvre le frigidaire avec des gestes simples, ellicaces.
hasard au méme moment. Seraient-ils l'antithése de cette élec- L'homme qui méne une vie dangereuse, le detective, le criminel,
trisation de l'univers, la masse du continent noir redonnant a l'étre en marge des lois, haissent les phrases, l'éloquence creuse
nos rivages un peu de cette obscurité qui venait a lui manquer, et mediocre. A ce moment, le silence prend un sens positif, il
comme on manque d'eau ou de pain ? En un sens oui, mais n'est plus absence de bruits mais calme, reprise en main de soi,
d'autre part, la nuit, comme on l'a dit, est le jour des négres. possession de tous ses moyens. Avant un coup dur qui nécessite
Sans effort, avec leurs rires, avec leur jazz, avec leurs dents a d a - du sang-froid, un minutage serré des opérations, des risques
tantes, avec leur démarche souple et leurs yeux qui voient si considerables et aussi un enjeu important, cet homme se rase,
bien, ils font, des nuits d'aprés-guerre, des jours encoré plus étin- vérifie avec soin son armement ou un itinéraire et ouvre son fri-
celants. Ils ébauchent, avant l'aube, des soleils flamboyants ou gidaire, sans bruit, sans y penser : au-delá de la parole, déjá au
plutót la lumiére ne vient plus d'ailleurs, d'un astre lointain ; elle niveau des réflexes qui anticipent les intentions de l'adversaire.
se propage en volutes chaudes, incandescentes á travers la féte Dans sa fuite, l'homme traque rencontre toujours le méme
des rúes. L'électricité a pu symboliser un monde qui se mettait décor et en particulier l'inévitable frigidaire. Que signifie cette
á vivre a un rythme nouveau. Acheter un poste de radio, un fri- permanence ? Que l'homme ne peut s'échapper á lui-méme, qu'il
gidaire, c'était communiquer immédiatement avec la fée Elec- demeure en place au moment oú il franchit des distances consi-
tricité, se sentir le contemporain des pilotes qui traversaient les derables ? Sans doute mais, selon nous, cette identité du décor
océans et des savants qui faisaient avancer la physique á pas de n'immobilise pas l'action. Elle nous parait plutót une facilité
géant. Le public découvrait avec ravissement des appareils aux accordée á la derive de l'homme. II y trouve comme des reíais, il
formes bizarres, aux bruits insolites et qui formaient a eux tous va ainsi de motel en motel ou encoré il emprunte une voiture
une famille étonnante : l'aspirateur, le frigidaire, le fer á repas- qu'il abandonne avant d'en relouer une autre semblable dans
ser, le poste de radio... Les hommes étaient habitúes a reunir une ville lointaine. D'autre part nous n'avons plus affaire a des
dans un méme registre mental toute la futaille qui est de bois truands singuliers, dont la carrure puissante contrastait avec nos
ou toute la quincaillerie qui était de fer mais quel était le déno- chétives épaules. Le criminel, le hors-la-loi tue dans la foule,
minateur commun de ees nouveaux existants faits d'émail ou de avec son chapeau et son impermeable impersonnel, il n'attire l'al-
caoutehouc ou de bakélite ! tention de personne sauf parfois celle d'un detective tout aussi
neutre que lui. Ce décor anonyme que nous évoquions a propos
En second lieu, le Frigidaire lorsqu'on le rapporte á la derive du frigidaire contribue done á proteger la fuite de rhomine tra-
d'un homme traque, ouvre un espace nouveau qui exclut les que. Certains animaux deviennent pierre ou morceau de bois ou
chaumiéres, les prairies, les villages. Le monde se constitue de excrément pour échapper á la prise de leur ennemi. Le. Iwrs-la-
villes et d'escales breves : des studios, des motéis, des ranchs,
«•
'¿W UNE POÉTIQUE DE L'URBAIN L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL 397
loi moderne pose sa silhouette auprés du frigidaire et des autres vies tiennent boutique en pleine ville. La violence parait excu-
objets industriéis ; ils se fond dans la masse des consommateurs sable lorsqu'elle est froide et séche. Le criminel doit savoir user
mondiaux de la civilisation industrielle. Dans la rué deserte, son d'un pie á glace, d'un revolver, connaitre en outre les clauses
ombre gigantesque l'annoncait autrefois comme un homme dan- compliquées d'un contr.at d'assurance, la législation des sociétés
gereux. Dans son studio avec le bac a douche et le frigidaire, il anonymes et parfois encoré savoir congeler le cadavre qui lui
n'est plus qu'un locataire vaguement désceuvré et triste parmi échoit. Au contraire, dans les crimes campagnards, c'était comme
d'autres locataires, représentants de commerce, agents d'assu- un orage de juillet qui éclate au cours d'une discussion ardente,
rance, experts comptables. une bouffée de chaleur, des visages qui rougeoient sous l'émotion
Considérons les espaces ouverts respectiveinent par le Fri- et enfin une débauche de sang qui rejaillit sur les mains du cri-
gidaire et par le Téléphone. Ce dernier parce qu'il relie les hom- minel, sur les murs. D'un cote Y « urbain », de l'autre le
mes entre eux sans la médiation rude, escarpée des chemins et « rural ». Nous voulons diré que le crime, méme commis en
des routes, laisse bel et bien tomber sur l'espace une nappe de pleine campagne, a été rendu possible par l'éducation, l'imagerie,
blancheur. Son fll umbilical, obsédant de fragilité, prend de l'im- le décor des villes. Ainsi la civilisation urbaine nous avait d'abord
portance. Notre vie ne tient qu'á u n fil, celui du téléphone et il permis de révéler l'étre du frigidaire et voici que maintenant cet
suffit qu'on le sectionne pour que tout espoir disparaisse. Aussi objet nous dévoile une ville que nous ne voulions pas connaitre.
l'image répandue dans beaucoup de romans policiers nous parait- Nous tenterons enfin de considérer le frigidaire en lui-méme.
elle conforme á une certaine vérité objectale. Les habitants d'un Une poétique du Frigidaire nous parait possible parce que les
ranch ou le locataire d'un studio s'apercoivent que la poste ne initiatives de cet objet sont assez fortes pour susciter un décor
répond plus á leurs appels et que les íiis ont été coupés. A ce et pour imposer un style. Ainsi par blancheur ne faudrait-il pas
signe, ils reconnaissent que la situation se gáte et qu'ils ne sont entendre á son sujet une couleur déterminée mais une maniere
deja plus de ce monde : ensevelis dans une nuit de silence, mures d'exister et de vibrer, une modulation personnelle. Certes elle
dans leur maison comme sous une pierre tombale. D'autres a d'abord signilié de valeurs en cours parmi la bourgeoisie du
découvertes confirmeront leur pressentiment : par exeinple s'ils xx" siécle : la propreté, l'hygiéne, la netteté. Mais nous pouvons,
vivent dans une résidence luxueuse ou dans un ranch, les chiens par un jeu de connotations, libérer la blancheur de ce mora-
de garde ont été empoisonnés. Tout ce qui se fait entendre a été lisme. II faudrait l'opposer au rougeoiement de la cuisine tradi-
mis hors d'état de donner l'alerte. De fait, ils auraient dú tionnelle : la braise ardente, les flammes, l'átre, les cuivres, la
s'apercevoir depuis longtemps de cette neutralisation extraor- chaleur dans le dos ou dans les mains, les étincelles dans le
dinaíre de l'espace. Le téléphone sert de révélateur d'une situa- regard, autant de manifestations de l'empire du Feu. Si la blan-
tion acquise. La nature avait cessé de bruire ; le monde se con- cheur du frigidaire a tout envahi, si elle se trouve encoré dans
tentait d'émettre des signaux optiques ou acoustiques qui pou- la netteté des gestes, dans la forme géométrique des éléments et
vaient tragiquement ne plus nous parvenir. Le frigidaire comme la jeunesse du fórmica, dans la prestesse des repas et l'absence
le téléphone ouvre done une méme étendue, homogéne et iden- de mystére des placards fonctionnels, le rouge de la braise s'éten-
tique á elle-méme, dans laquelle les reliefs, les soubresauts, les dait sur toute la cuisine, et se lisait immédiatement sur les jam-
dissgmétries, les callosités de l'ancienne campagne ont été abo-r bons qui fumaient, sur la gourmandise des lévres, sur les joues
lies. Seuls les dévoilements changent. Le premier incitait á une de la cuisiniére qui s'affairait. Le Frigidaire se dévoile aux heures
derive perpétuelle qu'aucun accident de terrain ne retarderait ; Manches de la nuit. Pensons á l'homme qui rentre tard d'une
le second nous laisse entrevoir qu'une masse de blancheur et de facón exceptionnelle. II penetre et emporte avec lui le froid de
silence nous encérele. la nuit, de la rué. II demeure encoré pendant quelques instants
Le Frigidaire va-t-il a nouveau nous instruiré sur la ville ? un étre du froid et voilá qu'il reconnait avec plus de compré-
L'armoire frigorifique moins innocente servirá á cacher ce qu'il hension un frigidaire qui lui paraissait un peu étranger. Une
y a de plus encombrant dans un crime : le cadavre. En effet le conduite exploratrice devient possible. Certaines images publici-
frigidaire, á une certaine température, permet d'arréter le temps. taires nous semblaient justes quand elles représentaient un
Si la plupart des appareils ménagers permettent d'en gagner, le homme en tenue de soirée qui ouvrait son frigidaire. II eut été
frigidaire a pour fonction de le suspendre. Nous ne nous éton- ridicule si, dans cette tenue, il avait entrebáillé u n placard. Seúl
nons plus de consommer des gibiers presque vivants au bout de le Frigidaire convenait á une telle cérémonie solitaire, á l'heure
quelques mois. Nous sommes davantage surpris que l'on puisse oü les lévres de la nuit se givrent et oü les plastrons des smo-
déplacer de la méme durée l'assassinat d'un homme et que l'en- kings se font livides.
quéte, les sanglots, le deuil puissent démarrer au printemps, si Cette méme blancheur se retrouve dans les associations
le crime a été commis á l'automne. Et cette fois l'on fait mourir spontanées qui se nouent entre le frigidaire et certains alimenls :
la victime d'une maniere plus convenable : l'ambulance fait non point l'aloyau dont la rougeur blémirait mais le poulcl, des
actionner sa siréne comme si elle pouvait remonter une aussi victuailles, le veau froid ; non point le camembert qui toujours
longue durée. II y a dans une telle mise en scéne autre chose s'épand et se répand mais les crémes, les yogourts, les l'romagcs
qu'un contre-point burlesque. L'extravagant rejoint et revele le blancs, saisis, arrétés en pleine jeunesse, avant le temos (les
quotidien. On ose manipuler la mort et les maquilleurs de cada- fermentations ; non point le gros rouge, compagon liiihulciil el
»
398 UNE POÉTIQUE DE L'URBAIN L'üRBAIN ET L'OBJET INDUSTRIE! 399
moqueur mais le champagne, illusoire breuvage á l'écume petu- rées consommables destinées de toute éternité á l'homme. Dieu
lante. Ce ne sont pas les mémes étres qui habitent une pensión nous avait donné la terre en partage mais l'impératif demeurait
de famille balzacienne et un cháteau stendhalien. De méme les vague et les moyens incertains. Le frigidaire plus que le papier
aliments, les étres qui se logent dans un frigidaire ne peuvent cellophane nous permet d'emballer les bceufs, les moutons, les
étre de la méme race et de la méme famille que ceux que l'on pamplemousses et d'y reconnaitre des cótelettes et des salades
range dans un placard. En general ils sont sueltes, minees, enne- de fruits. La viande y perd sa crudité palpitante, son goüt de
mis du tapage et des effusions, légérement indifférents. sang. On oublie qu'elle fut béte bélante, broutante puis béte
Le Frigidaire a pour fonction de transformer les aliments égorgée et écorchée. Le frigidaire l'a métamorphosée en une
que l'on y dépose et tout d'abord ceux-lá méme qui ont quelque denrée consommable au méme titre que les crevettes décorti-
affinité avec lui. Quoi de commun entre I'ceuf que l'on retire du quées, les ice-creams ou les j u s de fruits.
frigidaire, que l'on va jeter dans le mixer pour obtenir u n Aussi le Frigidaire, cet élément d'un intérieur, ressemble-
mélange savant — et I'ceuf que l'on déniche dans une grange et t-il a ce qu'il y a de plus extérieur dans une ville : á la vitrine.
que l'on gobe encoré tout chaud ! De méme, vous sortez du frigi- Parce que les objets y sont rangés avec soin. Le frigidaire
daire une sorte de caillou jaune. Descartes pensait la perma- delegue á chaqué catégorie d'objets sa place : lá les bouteilles,
nence du morceau de cire malgré ses variations sensibles. C'est ailleurs les ceufs et le beurre, l'hydrator pour les légumes. II faut
qu'un morceau de cire ne se consommé pas. II se voit, il se mani-
pule, il se traite á distance. Nos rapports avec le morceau de une certaine mauvaise volonté pour contrairier cet ordre, tandis
beurre sont plus immédiats. En changeant d'état physique, le que le rangement d'un placard, au contraire, est toujours a faire.
morceau de beurre change d'identité. Surgelé dans le frigidaire, Une vitrine encoré parce que les objets y sont éclairés. Un inté-
il n'a plus le méme étre. / / a renié ses origines, la prairie, l'étable, rieur comporte toujours de l'ombre. La femme tirait de la
tout ce qu'il y a de mousseux, d'humide, de maternel dans le pénombre, de la poussiére et comme du temps et de l'oubli les
lait. Du beurre dur, voilá qui parait aussi absurde qu'un trian- objets qu'elle empruntait. Avec le frigidaire nous assistons a un
gle a quatre cotes ou qu'un Dieu imparfait selon les théologiens. phénoméne inverse. Nous ne pensons pas seulement a la lumiére
Le beurre c'est l'excellence et la perfection du lait, et le beurre qui éclaire les aliments. Minéralisés, nimbes de froid, les ali-
doit résumer la bonté du monde. II semble fait pour étre étalé, ments ont acquis u n éclat et une dureté lumineuse qu'ils vont
pour se préter docilement á nos intentions. Une fois beurrée, la perdre en se posant sur la table de la cuisine. Les légumes se
tranche de pain se hisse a la dignité de tartine et que de réves sont eux-mémes durcis. La tomate a concentré le meilleur de sa
dans une main qui rend justice á tous les points de la surface rougeur, les épinards crient de verdeur. Nous avions l'illusion de
d'une tartine ! Oui, le beurre frigorifié se radoucira mais nous soustraire cette viande, ees légumes, ees fruits á l'obscurité et de
n'oublierons pas notre déception et notre rancune. leur donner de notre ciarte — et voici qu'ils nous éblouissent et
nous aveuglent.
Généralisons cette analyse du « morceau de beurre ». Le Fri- II arrive que certains frigidaires aillent vieillir á la campagne.
gidaire n'a pas pour hypocrite mission de conserver un aliment (On y entasse toutes sortes d'objets et d'aliments.) Ils s'essouf-
sous sa forme originelle mais de le faire passer de Vétat de nature flent au lieu de creer, sans faiblesse, un lambeau d'espace astral,
á Vétat de culture. A la différence des autres médiations comme au lieu de glacifier leur propre néant jusqu'á l'extérioriser en une
les opérations de bouillir, de frire, de cuire, il transforme les ali- belle surface lisse. Ils prennent une allure piteusement débon-
ments en les laissant, semble-t-il, dans leur premiére apparence. II naire, tant il est vrai qu'ils ont pour mission de constituer une
suffit que l'aliment y séjourne pour qu'il nous soit restitué sous ligne idéale de démarcation entre la campagne et la ville, de
un autre étre, comme s'il avait accompli un long détour. II importe vastes communautés et une cellule plus étroite, entre la tradition
peu que les aliments y soient demeurés un temps plus ou moins et l'artifice, le respect des saisons et la maitrise du temps.
long. C'est cette pause dans le frigidaire qui constitue en soi
un circuit, un exil puis une odyssée incommensurables au temps
des horloges. Les fruits pour prendre un exemple qui paraitrait
défayorable á notre thése, n'ont müri ni blémi. lis ont la physio- Abandonnons les objets issus de la technique et considérons
nomie que nous leur connaissions la veille quand nous les enfer- comment dans une ville les éléments naturels, eux aussi, s'urba-
mions dans le frigidaire, et cependant méme s'ils n'ont pas vieilli, nisent. Ce que nous allons diré de l'un d'entre eux (la pluie)
ils n'en ont pas moins perdu leur fraicheur, c'est-á-dire cette vaudra pour une cité plus récente. La Ville, quoiqu'elle dise, ne
immédiateté idéale qui irait des champs, au marché, á la main verse pas dans l'immense cuite de la nature (la campagne) qu'elle
qui pelle et á la bouche qui savoure. Dans une civilisation prétend rendre á cette derniére. D'abord elle est, elle-méme, nous
urbaine, si le frigidaire n'existait pas, il faudrait l'inventer. Sur í'avons dit, Nature. Elle produit, elle féconde, elle souffre en vcilu
une terre oü les fruits et les viandes se conserveraient sans de sa nature premiére tout comme les plantes suivent la combo
risque de périr et de pourrir, il faudrait encoré les enfermer dans de leur destinée végétale. Ensuite elle s'enivre plutót des qucl-
une chambre froide pour les mater, pour oublier leur origine ques prémisses qui lui rappellent une campagne perdue el qu'elle
naturelle, c'est-á-dire inquietante, pour leur faire accomplir ce rencontre dans son empire. II lui suffit de si peu pour iiwcnlcr
long voyage au terme duquel ils reviennent sous forme de den- tout le printemps ou tout l'automne du monde. (Ce serait l'in-
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400 UNE POÉTIQUE DE L'ÜRBAIN L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL 401
verse de la poésie des ruines ou dans u n décor de ronces et revue luxueuse ou sur la pellicule d'un film réussi. Elles devien-
d'herbes nous imaginons qu'il y eut autrefois des rúes, des tem- nent celles d'un homme, photographe ou cinéaste.
ples, des nomines.) Et, pendant longtemps, les signes de la vie Toutes ees remarques, malgré leur vérité, nous décoivent par
végétale ou animale ne lui ont pas manqué. Un cheval montait leur généralité. Mieux vaut revenir, une fois de plus, au sensible
la butte de Montmartre, il ahanait, ses muscles saillaient et les et surprendre la facón dont un élément varié dans un milieu
passants sympathisaient de leur souffle avec l'effort de la béte. urbain. Ainsi la « plúie urbaine » n'enténébre plus le monde, elle
Parfois cette derniére tombait inanimée sur le pavé. Irruption ne joint plus les faces obscurcies de la terre et du ciel : elle nous
de la mort a l'état brut qui nous réintroduisait au cycle ininter- éveille a la couleur, elle multiplie les reflets et quand elle s'allie
rompu des naissances, des croissances et des disparitions. La a la nuit des villes, c'est encoré pour se livrer á un jeu de miroi-
bicyclette nous réveillait de la platitude supposée de la ville : le tement. De plus elle joue beaucoup plus qu'á la campagne le
cycliste avait á freiner, á tirer sur ses jarrets, il épousait les tour- role d'un révélateur social : elle met en évidence les inégalités et
nants et il savait á quel moment il devait progresser en roue libre. les priviléges. Elle se trouve á l'origine d'une forme de comique
Les citadins ont longtemps connu la maniere dont une ville
s'épanche, s'incline, se redresse, s'enroule sur elle-méme. qui ne posséde pas son équivalent dans le grotesque campa-
gnard.
II n'empéche, que peu á peu, « l'urbanisation » a triomphé
dans les villes et, du méme coup, on a tourné le dos aux prin- Dans une ville la pluie fait resplendir davantage certaines
cipes d'une vie naturelle. Le citadin ne lit plus les saisons sur la couleurs. Parce que la ville dissipe les ténébres, et ménage, avec
face de la terre, sur le lever du soleil, á la ciarte de la June et des parcimonie, les ombres ? S'agit-il de ce qu'on a pu appeler la ville
étoiles mais sur l'étalage des vitrines qui lui apprennent com- lumiére ? Pas tout a fait car nous avons remplacé la luminosité
ment il doit s'habiller et vivre. Imaginez un homme tout á fait par la luisance. II faut que qa dignóte, que ca aveugle, que qa
insensible aux nuances du ciel, aux humeurs de l'atmosphére ; électrise comme du néon. Et sur ce fond de luisance, les couleurs
permettez-lui de se promener dans les rúes d'une ville et, au perverties et multipliées se prélévent. On s'apercoit vite que la
décor de ses vitrines, il saura vous indiquer en quelle saison pluie ne contrarié pas mais qu'elle favorise au contraire cette
nous nous trouvons. L'automne si fauve (alors qu'il possédait a sorte d'éclairage. Quand il pleut, le pavé, les automobiles, les
la campagne une nuance moins prononcée plutót marrón ou trottoirs émettent une lumiére qui ne posséde aucune ciarte mais
roux) par les vestes en cuir, les fusils de chasse. La féte de l'en- qui darde vers nous ses rayons obscurs. Les vitrines jettent á
fant-Dieu s'annonce par toutes sortes de jouets, de poupées, et notre face des paquets d'ondes aveuglantes. Les hommes et les
Janvier redémarre avec la semaine du blanc tandis qu'en juin femmes s'électrisent á fleur de bottes, d'imperméables, de cirés.
le camping (du réchaud á la tente) et la plage (parasols, maillots La noirceur de la pluie permet a mille couleurs mal définies,
de bain, armes sous-marine) nous envahissent. Les hommes parfois inventées depuis peu, de se décolorer dans l'espace et de
vivent alors avec un temps d'avance. En juin, ils fétent dé ja l'été, venir mourir sous nos regards éblouis. Aussi comprend-on que
entendons les vacances, tandis que la Nature ne se déclarait la pluie, dans les comedies musicales, soit liée á une explosión
auparavant estivale qu'avec les moissons, le trernblement du ciel de couleurs. On ne réve pas, á proprement parler de couleurs
et l'immobilisation des choses sous un soleil sans partage. L'au- pour oublier la pluie mais plutót une certaine vérité de la pluie
tomne apparait á la fin aoüt alors que la terre ne se vendange urbaine se manifesté a travers cette débauche de couleurs. Parce
pas encoré et que les fruits ne vont pas encoré vers leur dernier que la pluie sous-entend la légéreté, la jeunesse, l'amour-tendre,
mürissement ou vers leur pourrissement. seules les couleurs fraiches, jeunes, mobiles conviennent a son
teint. Une pluie fine et obscurcissante constituerait, en ville, un
En outre habiter une ville, c'est décider de vivre non plus en contresens onirique manifesté. Elle ne peut faire que lever des
fonction de la naissance eL^de mort du soleil, du rythme de champignons, des ballons, des parapluies, des femmes roses,
saison, mais en fonction d'amitiés qui se nouent ou qui se défont, vertes, orangées. Danser sous la pluie, c'est revenir aux rondes
d'une saison théátrale plus ou moins brillante, d'une revendica- du jardín d'enfant, remonter a u n univers candide oü il existe
tion politique qui risque d'aboutir ou d'avorter. On se passionne un bon géant qui arrose les plantes, les jouets, toute une créa-
pour les humeurs de l'actualité et non pour les caprices du ciel. tion verdoyante. Seulement il nous faut noter une différence
Ce qu'on espere y rencontrer, quand on attend encoré quelque d'accent et de niveau entre ees deux manifestations de la pluie
chose de la vie, ce sont d'autres visages, d'autres étres, le long urbaine : la premiére électrisante, enervante, par quelque cote
des rúes, a la terrasse d'un café, sur la plate-forme de l'autobus, inquietante ; la seconde trop tendré, trop bariolée pour étre vraie.
sur l'écran des cinemas. L'homme, dans une ville, espere tout
des autres hommes. Ses joies, ses peines, ses fétes ne s'inscrivent La nuit s'associe, sans peine, a la pluie pour réfléchir les
plus selon la liturgie d'un calendrier cosmique. Les couleurs qui images et pour nous rendre a la ville comme a une belle appa-
peuplent cet univers urbain proviennent de la surface des man- rence. Les deux phénoménes possédent, c'est évident, le méme
teaux, des lévres, des cheveux, des automobiles. On a oublié noyau de sens. La nuit tombe, s'abat comme l'eau, elle dé verse
depuis longtemps que les bles, les pommiers, les vignes possé- sa noirceur ou encoré elle progresse et elle reflue comme la
dent elles aussi, leurs colorís ou plutót, les couleurs de la nature, maree. La nuit c'est encoré une eau noire qui fait luiré les pavés,
quand par hasard, on les rencontre, figurent dans les pages d'une briller les regards et qui rafraichit les visages. Remarque plus
402 UNE POÉTIQUE DE L'URBAIN L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL 403
nouvelle, toutes les deux transforment la ville de la méme facón. yeux au-dessus de leur corps. Or, il se trouve que, par temps de
Elles la déréalisent. L'ensemble des formes perd en acuité,* en pluie, les antiques priviléges réapparaissent. La différence des
dureté, se réduit á l'opposition, un peu trop simple pour étre quartiers nobles et ignobles, des beaux quartiers et des quartiers
réelle de la Iumiére et de l'ombre. Marcher ce n'est plus s'ouvrir populaires surgit dans son évidence. II pleut, cela signifie pour
diftlcilement une avancée mais clapoter dans l'ombre et la les habitants de certaines zones urbaines une prise de conscience
Iumiére, progresser en se jouant sur ce damier. En outre la pluie de l'abandon dans lequel on les tient. Au milieu des flaques, des
comme la nuit nous retransmettent les objets a titre de refiet. égouts bouchés, de l'eau qui charrie toutes sortes de saletés, de
Ainsi la ville, dans un mouvement narcissique, se réfléchit, se la boue qui s'agglutine, ils ressentent l'impression de camper aux
mire dans cette pluie printaniére ou automnale. A la campagne, portes de la civilisaiion comme des excédentaires. Leurs maisons
aprés la pluie, l'homme s'enfongait plus profondément encoré deviennent des baraquements oü l'eau penetre et, pour se rendre
dans la glaise, il se perdait dans les revenes d'une terre molle en ville, au travail, il faut marcher longtemps jusqu'á l'arrét le
et il sentait ses jambes, son corps s'épaissir a mesure qu'il pour- plus proche et attendre dans le froid un autobús qui tarde. II
suivait sa marche. La terre odorante nous rappelait que nous devient évident que l'on a choisi entre ees quartiers et les autres,
ne sommes pas seuls au monde, que nous émergons, á peine et réservant aux uns toutes les commodités et n'attendant des
pour quelques décades, du limón originel. A la ville, la pluie autres que la forcé de travail nécessaire a la bonne marche de
suscite l'effet inverse. Elle nous fait remonter plus vite et plus la cité. Au contraire, dans les beaux quartiers, la pluie lave les
obstinément á la surface des choses. Notre silhouette ne prend facades, fait reverdir les arbres, le gazon s'accorde a l'anglomanie
attache nulle part. Elle revient a nous de ce mur, de cette vitrine, des lieux. Elle enveloppe les villas d'une brume bleuatre, en quel-
de cette carrosserie oü elle ne s'est pas fixée. Aussi ce ne sont que sorte distinguée ; elle accentue l'aspect privé, silencieux de
pas les mémes parties du corps dont on parlera dans les deux l'ensemble résidentiel : un certain ennui certes mais u n ennui
mythologies de la campagne et de la ville. Dans l'une, on evoque d'une qualité certaine, celui des étres qui ont vaincu l'impatience
la musculature des jambes, la foulée de l'homme, les galoches de vivre et qui savent qu'ils n'ont rien a redouter de l'avenir. Ce
ou les bottes (« en avoir plein les bottes »). Dans l'autre, on ima- que nous avons dit de l'espace, vaudrait aussi du temps urbain.
gine la martingale qui affine encoré la silhouette, le visage qui Le temps qui nous apparaissait également réparti pour tous, ya
beneficie d'une ondee bienfaisante. La premiere réverie lente, se muer en des temps différents parce que socialement qualifiés.
penetrante est une réverie de la terre, la seconde ivre, mouvante, Ainsi l'ouvriére, mere de famille, s'était fixé un horaire strict qui
dansante est une réverie de Vair. A la campagne la pluie féconde ne souffre pas d'étre déréglé : l'enfant a la créche, l'atelier, les
la terre, la rend grosse d'une récolte lointaine. A la ville, elle courses. En revanche, il est permis a d'autres hommes d'arriver
glisse sur les surfaces et elle les restitue encoré davantage á la avec quelque retard, d'en faire méme u n brillant su jet de cau-
condition de pur et stérüe miroir. En fin de compte elle permet serie, de modifier u n rendez-vous.
a l'une et a l'autre d'accéder a leur essence. A la campagne, elle II existe enfin un comique propre a la ville sous la pluie. Le
favorise ce grand remuement trouble des entrailles de la terre fait mérite d'étre remarqué. Car jamáis la pluie ne posséde ce
et elle donne a la ville l'occasion d'étre cet entrelac de miroirs caractére a la campagne. Mélancolique ou apaisante, elle n'appa-
qui se réfléchissent sans fin. rait jamáis comme cocasse et s'il fallait trouver a la Nature u n
Nous avions dit que la pluie opérait un remaniement des élément riant, nous penserions plutót aux beaux jours et au
relations humaines. Elle apparait d'abord comme un élément qui printemps. La encoré il faut trouver la nuance de ce rire qui
favorise les rassemblements : elle semble unir les hommes contre ne s'apparente pas exactement au comique. Le rire constitue pour
un ennemi commun et les citadins osent davantage échanger la Nature un moyen de réveiller les objets engourdis, de les tirer
quelques propos. II vient un moment oü l'on souhaiterait qu'elle de leur sommeil. Elle les dégéle, en quelque sorte, par son rire.
se tranformát en déluge pour que les hommes se réconcilient, Elle fait fondre leur esprit de sérieux qui était une forme de
en faisant front á une situation dangereuse. Mais cette solidarité leur inertie et de leur hibernation. Et pms le printemps s'enivre
naissante s'annule vite en u n mouvement contraire. On pourrait de sa victoire, de se sentir renaitre avec tant de forces. II lui
«retendré que la pluie remet en évidence des priviléges depuis vient de la malice. II ne resiste pas au plaisir de chatouiller les
fongtemps abolís. Nous savons tous que les hommes ne vivent pas plantes de la terre, de mener les humains la oü ils ne voudraient
pas aller, de mettre dans leur tete une foule d'idées dont ils
sur un pied d'égalité, que la fortune, la culture, les loisirs ne se
dispensent pas a tous d'une facón identique. En revanche, il s'est s'étonnent, dont ils ignoreront toujours l'origine. Le rire du prin-
á peu prés installé ce que nous nommerions volontiers une démo- temps c'est un frisson qui se prolonge aussi voluptueux qu'iro-
cratie de la rué dans la mesure oü les hommes ne s'y distinguent nique et qui fait sourdre la terre, verdir les prés, frémir les
pas trop par leurs vétements ou leurs allures. II faut remonter étangs. Tout craquéle, tout s'entrouvre. II y a des « éclats de
assez haut dans l'histoire, dans le monde non pas des classes vivre » un peu partout et les lévres de la création se desserrcul.
sociales mais des ordres et des castes pour que les différences Si le printemps s'amuse c'est a la facón d'Eros farceur et plein
sociales éclatent trop vivement au-dehors : il s'agit alors d'un de tours malicieux dans sa besace.
univers dans lequel certains individus demeurent cloués sur un Ce rire qui exprime une visión panique de la création no
trottoir, y croupissent, possédent ou non le droit de lever leurs se compare, en aucune facón, au comique humain, tres hiimaiii
404 UNE POÉTIQUE DE L'URBAIN L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEL 405
de la ville sous la pluie. D'abord les hommes perdent toute promeneur ne soupconnait pas que le trottoir portait en puis-
retenue, toute décence. lis se sauvent, ils se collent aux murs, sance tant d'éclaboussures.
ils se tiennent sous les porches. Ils pensent rarement a faire Le morceau de papier, lui aussi, parait un non-sens dans le
front a l'adversité. Comique de situation : ils se croyaient les milieu protege et ordonné de la ville. II se laisse emporter,
maitres de la terre, de l'univers méme et un peu d'eau les effa- bafouer par le vent ; il s'imbibe d'eau et il s'écrase á méme le
rouche. Ensuite ils adoptent une conduite saccadée dans leur sol. II semble l'image la plus vulnerable du mauvais temps. L'eau
effort pour éviter les ñaques, les gouttiéres et cette danse sautil- glisse sur les facades, sur le macadam. Elle glisse encoré sur
lante, heurtée est bien un triomphe du mécanique sur le vivant. la carrosserie des' automobiles, sur le visage des femmes, sur les
Un film italien faisait aprés 1945 rire le public en jouant sur la parapluies. En revanche, elle penetre le papier pour le meurtrir
bizarrerie d'une telle conduite et il nous présentait de surcroit et le décomposer, pour le transmuer méchamment en une matiére
une bande de jeunes séminaristes qui, tout de noir vétus, cou- inconsistante. Cette chifle molle se donne comme le destín pos-
raient en file indienne. Par un mimétisme bien involontaire, ils sible de chacun d'entre nous, s'il ne se défendait pas contre le
serpentaient la rué a la facón des rigoles qui zigzagaient le long vertige du spongieux qui s'empare de notre chair, lors de certains
des caniveaux. Les éléments pliaient l'homme a leur volonté et rhuines. D'autre part, il s'agit d'une matiére avilie que l'on ne
luí dictaient leur facón d'étre. Enfin, et c'est toujours ce méme s'attend pas á rencontrer sur un trottoir mais plutót sur u n
primat de la chose ou de l'objet, les hommes disparaissent au terrain vague en méme temps que des meubles défoncés, des
profit des parapluies qui les abritent. Deux parapluies hésitent, vaisselles ébréchées, des pneus usagés. E n sa présence nous
aucun d'entre eux ne voulant dans une folie querelle de pré- faisons l'expérience de quelque chose qui s'apparente á la facti-
séance s'abaisser devant l'autre. Voilá done les objets emancipes cité. Un pur étre-lá, sans raison et sans justiñeation. Nous ne
qui envahissent les trottoirs, les carrefours de la ville ; les voilá nous étonnotts pas de rencontrer des papiers gras laissés par
suspendus á l'entrée des bureaux, des patisseries, des cafés qu'ils un escadron de pique-niqueurs. Mais la rué ne saurait étre la
inondent. La menace ne survient pas de la pluie mais des para- raison suflisante de ce papier-lá, coineé sous la pluie, a trois
pluies qui prétendaient nous en défendre. Les maüjres gouttes inétres a gauche d'une porte cochére et a cinq métres a droite
sont devenues d'épaisses flaques de tissu noir plus importunes, de cette rigole. Dans sa chair, il nous semble présenter mainte-
plus agitées et plus encumbrantes que le mal dont elles devaient nant une physionomie plus sournoise que la célebre racine du
nous délivrer. On pensera a certaines pages de Huysmans dans marronnier de la « Nausee ». II demeure encoré le méme et
les Sceurs Vatard. « Vatard commencait á se divertir démesu- cependant a mesure que l'eau l'imbibe, il se décompose. II s'appa-
rément. II regardait quelques passants lances a toutes jambes, rente au buvard dont tout l'étre consiste a absorber u n autre
des femmes qui barbotaient, les cheveux collés sur le front, le étre que lui-méme, sans jamáis réussir une synthése impossible
chapeau baissant ses ailes, des hommes qui se tapaient le der- á opérer avec cette autre chose qui le penetre.
riére avec leurs talons, á forcé de courir, agitant des pantalons
de bois, des redingotes collées aux hanches, s'efforcant d'abriter En revanche la Bicyclette nous parait indiscutablement rele-
des chapeaux dont la gomme sortait, puis plus loiñ, quand tous ver de la ruralité. Nous avons volontairement choisi cet objet
ees malheureux eurent disparu et que la rué füt deserte, Vatard pour montrer qu'il s'agit d'une vocation poétique et non d'une
se delecta a écouter le chant plaintif d'une gargouille, le haut- constatation positive. Car il se trouvait sans doute plus de bicy-
le-creur d'un tuyau mal soudé á un autre. » En de tels moments clettes dans une ville que dans les campagnes et, de plus, on les
privilegies, nous savons entendre les sarcasmes de la ville et fabriquait dans les usines. Mais la n'est pas l'essentiel puisque
c'est toute la création qui glougloute. nous nous demandons dans quel environnement un objet se
Le comique, avec la ñaque ou avec la simple présence d'un manifesté, quelles sont aussi ses connivences, comment il s'irra-
papier réduit a l'état d'éponge, devient bouffonnerie gratuite, die en un monde qui lui est propre. Or il semble bien que les
yoire absurdité hilarante. La ñaque d'eau minuscule, noirátre pouvoirs d'un velo s'exténuent dans une ville. On objectera les
evoque d'une facón dérisoire d'autres étendues d'eau qui, elles, images si répandues des ouvriers allant a velo, á leurs usines, a
symbolisent la liberté. Si l'eau s'accorde a l'infini (en profondeur leurs bistrots, á leurs manifestations politiques. On invoquera
pour la mer, par son renouvellement continuel pour le fleuve), aussi l'épopée du Tour de France si largement populaire dans les
la ñaque demeure un étre chétif dont la taille ne peut se justifier. grandes agglomérations.
Elle n'apparait jamáis comme ees microcosmes qui, á leur De telles images ne sauraient atténuer notre proposition
maniere, reproduisent le macrocosme. Ensuite la ñaque dément initiale. Nous avons affaire a des faubourgs, done á u n monde
les intentions de la ville qui se veut réguliére, qui croit avoir qui souffre de l'industrialisation et y resiste de toutes ses forces.
effacé, une fois pour toutes les dissymétries de la nature. Tout Ce sont les copains de Francois qui, a l'aube, velo en mains, l'in-
comme les crimes passionnels constituent une anomie qui met terpellent sur la place du « Jour se leve ». Le décor des ouvriers
en aecusation l'ordre apparent instauré par la société, la ñaque, se rendant á leur travail sur leurs bieyelettes n'avait ríen de
sur un plan physique, dénonce l'uniformité que l'on croyait avoir proprement urbain. Et, dans la manifestation populaire, ils resti-
imposée a une matiére hirsute et broussailleuse : dans les deux tuaient la rué á une humanité recouverte par l'avénement d'une
cas, l'irruption imprévue de la Physis. Car, par beau temps, le société industrielle. Si nous associons le velo au Front Populaire,
L'URBAIN ET L'OBJET INDUSTRIEI. 407
pédalent avec moins d'ardeur, quand nous révons, la lumiére de
la lampe baisse et les images interieures bénéficient d'une pénom-
bre amicale. Le monde s'estompe et se méle a notre réverie.
Jamáis accord entre le monde et l'homme ne fut plus total : á un
réve plus prononcé correspond une ciarte moins offensante. Le
velo, dans tous ses organes vit et survit par notre effort. C'est
nous qui lui donnons l'air, qui alimentons ses poumons. C'est
nous qui animons et qui avivons cette prunelle braquée sur la
route. En retour un eyeliste connait le paysage par le coeur, par
le souffle de ce coeur qui lui manque ou qui redevient régulier
selon les cotes et les plateaux. Le eyeliste engendre la paix du
monde qu'il parcourt. Par le matin, nous marchions en roue
libre, nous n'entendions qu'un seul bruit égal a lui-méme, celui
d'une roue exactement liée a l'ensemble de la bieyelette. Nous
avons réalisé ce qu'aurait pu étre un univers innocent et ce qu'il
ne pourra jamáis étre, par la seule existence de la vie, tous
confits fussent-ils aplanis.
La Bieyelette était bien faite pour nous révéler certains
aspeets de la terre. II ne fallait pas craindre de l'engager dans
des petits chemins poudreux. Elle soulevait la poussiére comme
un animal saUvage rendu á la liberté. Dans nos revenes encoré,
nous grimpons toujours, á velo, des cotes. C'est que nous prenons
appui sur les pedales pour nous arracher á la pesanteur. Les
mémes jambes qui nous retiennent au sol, nous donnent la pos-
sibilité de décoller de la terre. Icare s'y est, enfin, bien pris et il
réussit dans son entreprise. II paraitra cependant surprenant
que nous rangions le velo parmí les objets ascensionnels et il
semblerait plutót que ce role soit dévolu aux avions et aux
fusées de toutes espéces : l'enfant, lorsqu'il joue á voler, ne se
sert-il pas d'instinct de ses bras ? L'aviateur serait notre homme-
oiseau et non point le eyeliste. En fait nous nous laisserions abu-
ser par l'analogie sensible des bras et des ailes. Or, comme
Bachelard l'a montré, la fonction « ailes » se suffit a elle-méme,
elle n'a pas besoin d'un support determiné. Oniriquement, l'on
peut fixer des ailes aux jambes, aux pieds. Ce qui importe, c'est
l'élan dynamique qui nous souléve, qui nous transporte de bas
en haut dans l'effort de grimper et, merveille, sur une bieyelette,
nos chutes de chaqué instant font partie du mouvement ascen-
sionnel, y coopérent. Nous comprenons du méme coup que la
bieyelette, sous ses dehors de gentillesse, soit ascétique. Elle veut
mériter le ciel ou, du moins, les cois. Elle veut danser d'une
pédale légére sur les plus hauts sommets.
Disons encoré qu'á bieyelette, la terre est ronde. Elle fait le
gros dos. L'éternel retour de notres eyele engendre la rotondité de
la terre et, qui sait, la circulante de l'univers. Quel est le eyeliste
qui n'a pas, un jour, revé qu'il roulait sur l'échine du monde !
Quel bonheur pour l'oeil qui voit cette courbe du pneu se dérouler
devant lui d'une facón incessante. Elle enregistre les kilométres,
elle enroule et elle garde en mémoire toute cette beauté de
l'univers qui accourt, peu a peu, en mesure.
On voit done par cette derniére description ce que nous
avons voulu entendre par « ruralité ». Au niveau d'une pensée
stratégique, qui progresse par dénotations et par connotations,
elle apparaitrait comme un surcroit de sens qui, d'une facón
408 UNE POÉTIQUE DE L'ÜRBAIN
ne représentent pas la ville, comme la partie vaut pour le tout. plan de la méthode — nous parait de prendre toutes sortes de
lis font étre la ville, ils la dévoilent et ils la constituent d'une précautions pour reculer les limites et non les supprimer. En ce
certaine facón. Cette proposition s'applique encoré aux refuges sens, la phénoménologie constitue une propédeutique toujours
qui, en premiére analyse, sembleraient se replier sur eux-mémes. nécessaire. « L'amplification » ne consiste pas á grossir indü-
Un meublé parait se loger dans le creux de sa misére, dans u n ment les phénoménes, á leur attribuer une importance qu'ils
point d'un quartier douteux. En réalité, il fait lever tous les pos- n'ont pas (nous verserions alors dans une visión burlesque du
sibles de crasse, de malpropreté, d'injustice d'une ville. II vient monde) mais a nous plier á leurs prétentions, á faire retentir en
traquer les beaux quartiers, les avenues aerees, les réalisations eux ce a quoi ils aspirent et dont ils portent, en creux, la mar-
spectaculaires. II les craquelle et il exhibe la chair miserable, que.
douteuse, tranquee de toute la cité. A cette dilatation qui se per- Nous n'ignorons pas que le passage du phénoménologique
petué jusqu'á occuper tout l'espace possible, á cette capacité de au poétique eüt pu s'opérer d'une facón tres différente, en met-
se faire l'écho de l'étre dans sa totalité, nous reconnaissons. le tant en évidence une intentionnalité distincte de tout ce que la
mouvement poétique. psychanalyse a étudié. On rencontrerait une imagination diffé-
Nous venons de distinguer ce que nous avons nommé le rente de toute autre forme de l'imaginaire car elle se déíinirait
phénoménologique et le poétique. Nous avons dit que le second par une création absolument puré. Cette création se confondrait
se présentait comme la vérité du premier. II faudrait mieux les avec la naissance d'un langage original et elle serait liée a un
situer et montrer la possibilité du passage du premier au second. inconscient spéciflque. Nous songeons au mot bachelardien
Au niveau d'une description naive, nous nous trouvons en pré- « d'áme » et la montee de cette ame ne pourrait étre qu'un
sence du phénoméne fundamental de limitation-ouverture. II « bonheur ». Sí le propre de toute phénoménologie est de prati-
s'agit de ne jamáis dissocier les deux faces d'une méme situa- quer des féductions, les descriptions bachelardiennes constituent
tion : l'ouvcrture sans laquelle il n'y aurait pas dévoilement du bien une réduction de tout ce qui n'est pas « Vinconscient pur »...
monde mais une ouverture jamáis satisfaite dans ses prétentions On apercoit la différence entre une poétique inspirée des artistes
et qui vient buter contre l'opacité du monde, contre l'évidence et la réverie ébauchée, retrouvée de l'humble habitant des villes.
des autres perspecüves — sur le mode d'une temporalité qui se Dans le premier cas, le langage se donne comme un debut absolu,
renie et qui s'égréne, alors méme qu'elle avance et qu'elle pro- une recréation, une sublimation qui, dirait Bachelard, ne sublime
gresse. La Umitation, sans laquelle nous retomberions dans une rien, puisqu'elle transfigure tout, tandis que, dans le second cas,
pensée en survol, valable quand elle sous-entend l'effort d'une le langage, les gestes de tous les jours jalonnent trop l'existence
science des relations mais qui abandonne le terrain du percu, pour isoler, en u n nouveau degré du vécu, un imaginaire neuf.
auquel nous avons donné priorité en ce travail. Cette situation Allons plus loin dans cette direction qui constitue indirectement
semble concerner l'homme et les trajets qu'il accomplit. Nous une critique radicale de ce que fut notre approche. Que peut bien
croyons qu'elle caractérise aussi les objets urbains privilegies. signifier d'essentiel la réverie naive, au fond pré-poétique de
que nous avons traites, comme des ceuvres d'art, a la facón de l'homme humble ! N'est-ce pas Vacie de parler l'imaqe qui est
quasi-personnes... Et toutes nos descriptions ont, nous le croyons, bonheur par lui-méme. Quand il y a bonheur, n'y a-t-il pas seu-
montré que cette assimilation était fondee. lement bonheur poétique? Et le reel pour devenir bonheur poéti-
que doit se transforme! - en simple image pour la vie de l'áme.
Si nous en demeurons á cette premiére instance oü Umita- Nous penserons encoré a ees pages de Bachelard sur 1' « habi-
tion et ouverture surgissent, en faisant jeu égal, nous aurons ter » oü la maison devient une simple image favorisant le bon-
affaire a une entreprise phénoménologique. En revanche si nous heur du moi a prendre possession de soi. II n'y a aucuné
cxlúbons le phénoméne, dans sa volonté d'égaler la totalité puissance propre de la maison et le bonheur vient seulement de
(l'Existence, la Ville, l'Autre) dont il manque, nous enlrepre- la puissance d'invention qui a su faire de la maison une image
nons une poétique. Certes il existe d'autres voies. Nous refuserons propice.
celles qui contredisent cette situation d'ouverture-limitation que
nous tenons pour fondamentale. Puisque la poésie est génése, Puissance de création, qui en définitive, est celle du langage.
nous aurions pu tenter d'étudier le mouvement par lequel le Car nous ne devons pas confondre l'imagination puré avec l'ima-
Tout devient, se multiplie en perspecüves avant de se récupérer, gination báñale. Nous ne devons reteñir que les images purifiées
au retour de l'exode qui le separa de lui-méme pour l'enrichir. par l'éclat de l'expression, de la création poétique et toute image
Mais nous aurions dü, á l'encontre de notre premiére analyse, puré, heureuse, n'est telle que si elle est deja « littéraire ». Alors
nous installer dans le Tout, avant de cheminer a travers des toutes les références réelles nous empécheraient vraiment d'en-
visees partielles. trer dans le domaine de l'imagination puré et, á la limite, mieux
On aura compris que, dans notre hypothése, le phénoméno- un objet est revé, plus il devient « chimérique », simple expres-
logique et le poétique sourdent de la méme origine : u n étre en sion de l'inconscient pur. En outre, une position comme celle de
situation, qu'il soit celui d'un promeneur ou d'un lieu. Seule- Bachelard présente l'intérét de disposer d'un signe de rupliirr :
ment nous pouvons décrire cette situation avec son insertion par- la création (transfigurante et réductrice de l'objet au pur imagi-
ticuliére ou en faire fructifier les exigences, lesquelles illimitent naire) d'images. Sans cette rupture, si c'est bien la ville reo I lo qui
une visee premiére sans jamáis l'abolir. L'essentiel — sur le est révée et révélée, comment déméler des conditionnoments de
UNE POÉTIQUE DE L ' Ü R B A I N CONCLUSIONS 415
toutes sortes u n poétique qui ne se définit plus par l'acte sont autant revés que réveurs, imagines qu'imageants. lis appa-
poétique ? raissent dans la plupart des images urbaines : ce boulevard
Cette thése, sous sa forme la plus radicale, excluí la croyance constitué d'immeubles, de devantures, mais aussi d'une masse
en une Nature qui imaginerait. En effet le langage, malgré l'émoi de promeneurs marchant a des allures différentes, parfois frei-
qu'il provoque en nous — sonnant, résonnant mieux en nous que nant leur allure et coagulant un peu de l'espace de l'avenue. Ce
l'objet charnel (ainsi « la mer, ehienne splendide ») souffrira café qui scintille de ses tables si lisses, de ses surfaces vitrées
toujours d'une secrete incertitude qui le distingue des choses. mais aussi de la blancheur de ses garcons, de la jeunesse de
Certes quand il atteint la dignité poétique, il posséde l'épaisseur ses clients. Cette rué en révolution oü les hommes se mélent aux
d'une nature, il semble nous regarder du fond de sa chair et peser objets, aux débris, aux éclats pour en parfaire la désarticulation.
de son poids propre mais, par le jeu de la double articulation, II se trouve que, par ailleurs, ees mémes images circulent parmi
il se nie comine présence immédiate ; davantage, quand il est des hommes assemblés. Elles se répandent á l'occasion des spec-
poétique, il surgit tardivement comme par une violence exercée tacles collectifs, par les rengaines, les romans populaires, les
á l'encontre d'un langage quotidien qui avait déjá consommé la films á grand succés. Dans une salle de cinema populaire, nous
scission avec le régne de l'identité. La poésie imaginerait done partageons avec nos voisins les mémes images et nous ne savons
mais á la suite d'un double décrochage qui contrasterait avec plus tres bien qui réve, moi-méme, mon voisin, les fauteuils
le plein de la nature. d'orchestre, la salle tout entiére. II en est de méme pour les
Résumons á nouveau les partis pris que nous avons opposés romans populaires loués, prétés, vendus, volés. Tant de mains
á ceux d'une poétique purement littéraire, nos descriptions effee- les ont manipules et tant de regards les ont parcourus. Ecornés,
tives constituant deja une réponse de fait. A la rupture du lan- jaunis, salis, comme ramollis par les existences qui ont revé sur
gage nous opposions la continuité de la tradition. A l'évidence eux et qui se logérent á l'intérieur de leurs pages, ils deviennent
du bonheur littéraire, celle de Vinspiration des citadins. A l'éclat des images publiques, comme il existe des objets et des filies
poétique de quelques livres, Vincontestable émergence de certains ubliques. Ces livres ont pour destín de s'échanger d'un étage á
tieux. Nous nous sommes orienté vers une sorte de réalisme
poétique. La Tradition existe : nous avons cru montrer que les
f autre, d'un compartiment de banlieue á une rame de metro, de
séjourner dans un sac, sous un pupitre, dans une poche, de se
quartiers ont longtemps persiste malgré toutes les forces de dis- plaquer contre u n corps et de finir dans la besace d'un clochard
persión. Nous avons vu que les gestes d'amour, les gestes de ou sous la banquette d'un commissariat de pólice.
rcvolte, de liberté se transmettaient, d'une maniere oceulte, de Descendons plus bas encoré. Nous ne pensons plus á ces
génération en génération. Cet héritage est, peut-étre, appelé á journaux, a ces actualités oü l'homme reconnait son image de
disparaitre mais du méme coup, le génie d'une certaine vdle se la ville mais á une conscience encoré plus chaleureuse et indis-
dissoudra. L'existence de cette tradition nous assure que la ville sociable du spectacle auquel elle contribua. Des hommes se pro-
nous inspire, nous ses habitants et sans que nous ayons á passer inénent ou manifestent ou boivent ensemble. Ils accomplissent
par le détour d'un langage plus pur. Elle nous permet de remon- ces actions dans un horizon de bruits, de paroles, de visages
ter jusqu'aux origines ou du moins de pointer dans leur direction; humains. Le promeneur est á la foule comme d'autres sont au
par-delá les ruptures, elle instaure la continuité et, enfin elle, en monde. II en a une conscience sourde comme nous portons en
appelle á notre liberté car elle disparaitrait si elle n'était pas nous une image de notre corps propre. Que le groupe se disloque
reprise par chacun de ses habitants. Nous voilá done branchés et il se sent perturbé. Qu'il trouve son unité et le promeneur
par elle et sans médiation sur l'Etre d'une ville. Ceux qui vivent obtient son plein equilibre. Ajoutons qu'il ne faut pas concevoir
a méme la rué n'ont pas besoin de grands discours pour entendre cette situation comme une communion d'ordre biologique. Nous
les rythmes d'une ville, ses soubresauts dangereux et ses points avons affaire á une image qui comporte toujours référence á une
d'extase. De la méme facón, nous n'avons pas eu recours aux conscience individuelle. Ainsi la pólice prend position pour con-
oeuvres des poetes pour découvrir les aspeets poétiques de la tenir une manifestation et, comme on dit, « les choses se gátent ».
ville. Ce sont les hommes réels (qui ont souffert, qui ont com- L'homme se sent devenir vulnerable et, en méme temps, il a
battu) qui en ont decide, consacrant les gares, les meublés, cer- l'image de cette grande foule démunie, soumise a u n danger
taines rúes. Et, deuxiéme critére, ce sont les lieux qui par leur imminent. Ces deux sensations se fondent et, pourtant, nous pou-
rayonnement et par d'autres signes que nous avions repérés dans vons les dissocier pour établir l'originalité de la seconde. Le
notre introduction, qui se chargent de s'imposer plus ou moins manifestant se percoit exposé, quant á lui, par son visage, par
souverainement. Bref, le poétique ríest pas seulement une qualité ses membres et il appréhende la foule comme Véchine d'un étre
du langage des poetes mais d'abord une qualité de certains lieux qui va étre éprouvé, cinglé, brisé.
de la Nature.
Si ces analyses sont exactes, nous ne devons pas concevoir
Reste á franchir l'écart, semble-t-il, immense de la Ville et les images comme les seuls produits de l'activité créatrice de
des images. En fait la Ville tend a se libérer du régime páteux l'homme. Plus particuliérement, la ville imagine en nous et il
de PEn-soi : par ses reflets, par sa mobilité elle accede déjá au était legitime de recueillir le sens de certains lieux qui se hissent
régime de l'Esprit ou de la conscience de soi. De leur cóté, dans á la dignité imaginaire p a r leur éclat et leur pouvoir de relenlir,
une ville les images et les mots se matérialisent. Les hommes y de ricocher dans l'homme. Nous pouvons également statuer sur
UNE POÉTIQUE DE i/üRBAIN CONCLUSIONS 417
les rapports du fantastique et du poétique. Nous avons relevé encoré durcie. L'eau noire de l'étang, l'herbe profonde, les nuages
dans la ville comme un mauvais étre, un mauvais vouloir. Elle informes, les haies lointaines et indécises, elle les modifie, elle
inventait la guerre, le crime, le vice, le véritable mal. Certes la leur fait parler son langage de plainte et de ressentiment. A la
campagne n'ignore pas tous ees maux et elle s'acharne parfois limite, elle s'enfouit dans une nature engourdie. Elle use de la
á les accomplir. Mais la terre les engloutit et les premieres pluies fatigue, pour ensommeiller sa peine, elle cede a cette paresse des
les submergent et le vent les balaye et les disperse. Tout recom- choses que nous prenons presque toujours pour de la bonté.
mence. P a r une bienveillance extreme ou par une récuperation A la ville, une conscience malheureuse ne peut ainsi expri-
un peu sordide, les ossements contribuent á la prochaine récolte. mer sa détresse. II lui arrive, tout au plus, d'adopter une conduite
L'atrocité des morts s'oublie avec les vols nuptiaux du printemps. d'accablement (le dos voüté, la tete un peu basse) elle joue sim-
Le soleil se leve, par un dimanche d'aoút, aveuglant d'indiffe- plement de la prunelle pour diré la tristesse, le dégoüt, la rage...
rence, nullement troublé par cette vengeance qui se commet sous du coup, notre peine reflue intérieurement sous forme de pensées
ses rayons. Dans une ville, on accumule. On y entasse. On thé- et de réfiexions. Les mots de misére qui seraient devenus des
saurise le passé, sous toutes ses formes : les richesses, les cailloux jetes dans l'eau, demeurent des mots qui font mal et
oeuvres d'art mais aussi les mauvais coups, les chantages, les qui ricochent, sans égard, pour notre chair vulnerable.
assassinats. II y existe des chiffonniers du crime comme il existe Cependant nous ne pouvons croire que le schisme s'est
des brocanteurs de meubles. Trésor de la culture, de Phistoire, accompli : la Nature Naturée peut-elle étre véritablement autre
de la plus haute spiritualité mais aussi trésor d'ingéniosité diabo- chose que la Nature Naturante ! Trop de pages ont, au cours
lique, de tours de main frauduleux, d'escroqueries astucieuses de ce travail, prouvé une entente de rhomine et de la ville,
que l'homme retrouve d'instinct par un don de la cité natale. d'une ville dont on ne peut soupconner la positivité et la valeur
Les plaies ne cicatrisent pas, elles suppurent, elles s'infec- puisqu'elle est génératrice d'étre. Qu'aurions-nous entendu, si
tent, elles gangrénent la chair qui les avoisine : contagión des elle ne parlait pas et méme si, a son tour, elle n'écoutait pas !
prisons, des hópitaux, des bas-quartiers. A défaut du vent ou du Une poétique urbaine aurait-elle un sens, aurait-il méme été
soleil, on cherche en vain a les nettoyer. Le balai cree l'homme- ossible d'en concevoir le projet, sans un accord fundamental de
ordure, l'homme-immondice. Les torces de l'ordre, á les en croire,
se l'ont cómplices du mal, par habileté mais elles ne peuvent le
E i ville et de ceux qui l'habitent ? L'ouverture que nous évo-
quions plus haut, manifesté une entente dont il faut bien rendre
« doubler », sans le redoubler et sans se laisser corrompre. compte. Si la ville nous était tout á fait étrangére, si, dans ses
Chaqué aigrefin, chaqué maitre-chanteur, chaqué assassin se pierres, elle n'était pas audible, visible, perceptible pour et par
double d'une ombre policiére, dont on ne sait si elle surveille ou le ciladin, alors celui-ci s'y proménerait á l'aveugle et dans une
si elle multiplie les méfaits des malins. sorle d'indifférence. II faut d'ailleurs redoubler cette connatu-
La Pólice, c'est-á-dire l'instrument de culture et de civilité, ralité de l'homme et de la ville : la ville humanisée mais aussi
se transforme fantastiquement en un pouvoir diabolique. Omni- l'homme urbanisé — ce qui ne veut pas diré seulement rendu
puissante et omnisciente comme le Diable. Elle nous écoute. Elle plus civil mais, en quelque sorte, de la méme páte que la ville,
nous fiche. Nos paroles nous aecusent. Notre existence, dans sa plus vieux que sa naissance, immergé dans la nuit immémoriale
révolte ou dans son insouciance, vient se coucher sur un cartón qui vit les cites apparaitre. Nous avons parlé selon le langage du
rectangulaire a cóté de ce qui fut notre profil et l'empreinte de dualisme mais ce chiasme déplie, dans sa parfaite symétrie,
notre pouce. A la campagne, on offrait a boire aux gendarmes l'unité sans laquelle il ne se comprendrait pas.
qui ótaient leurs kepis, pour marquer qu'ils cessaient d'étre des Nous ne prétendons pas, nous le répétons, descendre le cours
représentants de la Loi. Dans une ville nous cherchons, en vain, du temps, á partir de ses origines, mais nous ne nous sentons
le visage de qui nous épie et nous inventons la Pólice, comme pas, pour autant, exilés, condamnés a vivre dans la nostalgie de
d'autres villes, dans d'autres systémes, ont inventé la Bureau- í'étre. Nous avons cru possible de nous diriger vers ce moment
cratie. Les toits de la ville remplacent le grenier de la maison oü la ville et l'homme sont, encoré, presque mélés l'un a l'autre.
traditionnelle. Seulement on y mitraille, on y développe des D'ailleurs, á ce niveau reculé, Vélucidation poétique n'apparait
manceuvres d'encerclement ou, parfois, on y meurt héroique- pas comme une approche parmi les autres mais comme la seule
ment. possible. Car, dans la ville, comme ailleurs, « c'est la nature qui
Si nous revenons en decá de cette visee fantastique de la imagine et le réel se livre par des images ». Entrons-nous dans
ville, nous reléverons, a tout le moins, une plus grande difñculté le conseil de la nature comme d'autres crurent partager les confi-
á nous accorder á l'environnement. Tentons de rever la réverie dences de Dieu ? Nullement, les images dont nous disposons, sont
malheureuse, tout comme, pour Spinoza, l'idée est aussi idee « publiques » a un double titre : elles mobilisent de grandes
d'idée. Une conscience ne revé pas sa détresse, de la méme facón, masses, par le ressac de la foule des villes et, en méme temps
á la campagne et á la ville. Dans une campagne encoré protégée, elles racontent presque toujours les gestes de passion de ees mé-
elle joue librement son malheur avec tout son corps : jeter des me foules. II nous faut éviter de donner une forme trop intellec-
pierres, mácher de l'herbe, s'arréter prés d'un poní, fouetter les tuelle ou trop spectaculaire a ce phénoméne. Les citadins accé-
arbres... elle projette ses chiméres et ses revanches dans un dent a une prise de conscience suffisante mais implicite. lis nuini-
environnement malléable —• oú la matiére originelle ne s'est pas festent leur entente — non pas par des déclarations d'amour
UNE POÉTIQUE DE L'URBAIN CONCLUSIONS 419
(encoré qu'ils éprouvent la fierté d'appartenir á la ville) mais, nous avons longuement décrit le trajet, inventait des chemins et
|)lus proíondément, en retrouvant les gestes qu'elle attend d'eux, ouvrait devant lui un certain type d'espace.
011 ressentant le, plaisir d'y vivre, d'y mourir et parfois méme d'y A plus forte raison, le révolutionnaire ou le marchand des
souffrir. Les promenades du peuple sur les lieux de son accom- rúes ou le réveur nocturne s'approprient activement la ville.
plissernent, les reprises de la tradition révolutionnaire, toutes les Leur jubilation ou leur bonheur qu'on tient pour une offense a
derives et toutes les déambulations nous assurent qu'il ne saurait un ordre triste, en témoigne. La fraternité insurrectionnelle
étre question d'opposer un aller et un retour, une répétition et envahit les rúes et ce qui frappe ses partisans, c'est le dégel et la
une inauguration. transparence des relations qui s'y instaurent, remaniant ainsi
la physionomie habituelle de toute la ville. La poétique urbaine
La ville suscite done une poétique, dont nous avons cepen- n'invente pas comme l'utopie urbaine une ville que l'on veut
dant á prendre la responsabilité. Mais ne nous détourne-t-elle radicalement autre et que l'on croit possible. Elle ne s'interroge
pas de la mise en chantier des villes oü nous vivons ? Est-il pas sur ce qui est ou non axiologiquement fondé. Cependant,
possible de concilier une pratique et une poétique urbaine ? La par son activité, elle assume et le déploie la condition humaine
réverie peut constituer un écran entre les hommes et les méca- — en quoi elle est bonne d'une facón inconditionnée.
nismes qui les oppriment. Elle semble aboutir — ne füt-ce que
sur le mode magique ou sur celui d'une agressivité plus jouée Investir « l'apparaitre » de la ville, c'est vite démasquer le
u'effectuée —• á une réconciliation provisoire de l'hoinine et mécanisme des apparences par lequel on abuse les hommes et
3 u monde. La critique urbaine vise, au contraire, á transformer on les détourne de la prise en main de leur destin. L'homme qui
réve d'un pavillon de banlieue, oü il ferait si bon étre á l'abri des
le réel. La réverie oublie de défaire et de refaire, elle prend, cha-
leureusement, le parti de ce qu'elle réinvente du dedans, par autres, exprime sa misére réelle (si, par son travail, il est rendu
exemple de ce Prisunic dont les intéréts ne la concernent en inapte a l'échange avec autrui, s'il habite un immeuble oü seuls
fien. Et encoré ce ródeur dont nous évoquions la marche, allait- les inconvénients de la vie collective apparaissent) et l'image de
il jusqu'á contester la ville qui le refusait ! Ce qui, pour lui, son pavillon est aussi pauvre que la réalité de son appartement.
représente rimmédiat, ce vers quoi il continué de se tendré, ce L'homme qui entreprend une réverie authentique, exprime par-
sont les rúes, les vitrines, les passants. La ville continué de l'ob- fois une certaine misére düe á sa situation. Mais, comme nous
séder : comnie on lui en nie l'accés, il la fróle des yeux, des l'avons montré, le promeneur, l'insurgé butent, en dernier res-
mains, presque de la bouche. Comme on lui en ferme les portes et sort, contre cette évidence positive : la ville constitue la chance
les intérieurs, il rodé. II devient ródeur des villes, comme il exis- supréme des hommes parce qu'elle leur permet de se rencontrer
tait des ródeurs de la campagne. Ces derniers s'amusaient a faire et de se confronter. Et, en ce sens, il existera toujours, méme
hurler les chiens et contournaient la ferme qu'ils n'oseraient dans les villes les plus radieuses, un imaginaire urbain. La part
pas dévaliser. Celui-ci observe les agents de pólice, s'arréte devant d'ombre et de lumiére qui accompagne les grands gestes collec-
une automobile de luxe ou devant les amches d'un cinema. Quoi- tifs, l'universel rassemblé dans un espace consacré a l'homme.
que exclu de la ville, il continué de la désirer fantastiquement La poétique urbaine se justifie autant par un parti pris_
et done de l'accepter. éthique que par un parti pris esthétique. Esthétique, il nous
semblait plus fructueux, pour un bon régime de Fimagination,
Faudrait-il done démystifier au lieu de remytifier et distin- d'insister sur les va et vient, sur les accords de la ville et des
guer deux sortes d'imaginaire inconciliables par leur approche hommes. C'était retrouver une créativité, une beauté dont nous
et dans leur but ? Un imaginaire qui, tout en ne relevant pas de sommes les témoins et que nous avons trop tendance a reléguer
la raison, invente des possibles, nous ouvre le chemin de la dans le domaine de la « campagne », comme si les villes n'étaient
connaissance et de l'action — et un imaginaire qui se fiant a pas, a leur maniere, une expression de la Nature. Ethique : les
l'apparence et la voulant belle parce qu'elle apparait, retarde- hommes ne sont pas des consciences isolées, ils communiquent
rait la prise de conscience de l'homme. á travers leurs oeuvres mais aussi á travers certains lieux, mais
Pour notre part nous accordons une valeur pratique au poé- aussi á partir de cette Nature dont ils procédent.
tique urbain. D'abord, alors méme que la réverie s'accorde a Cette proposition n'implique pas qu'il faille oublier qu'ils
une ville qui opprime certains de ses membres, il faut voir lá un ont souvent été expropriés de leur sol natal. Précisément, il faut
effort pour rendre encoré humaine une condition inhumaine : considérer comment, en de brefs instants et dans des circons-
conscience mystifiée certes mais qui se perpetué a l'existence, tances déterminées, ils purent récuser la condition inhumaine
ayec les moyens dont elle dispose. Ensuite il faut distinguer plu- qui leur était faite. S'il y eut une dégradation du social dans le
sieurs types de réveries. Celle que nous venons d'évoquer, nous pratico-inerte, il y eut aussi une rédemption du pratico-incrle
parait impure, car elle est suscitée par l'obstacle qu'elle trans- dans des lieux comme les bistrots, les prisunics, les rúes : en ces
forme sur un mode magique plutót qu'onirique. La véritable lieux oü les hommes et les femm.es n'avaient plus honte de leurs
réverie nous apparait plus active. Elle échappe au eyele instru- visages, osaient, malgré le puritanisme ofliciel, diré qu'ib dcsi-
mental : projet, obstacle — réaction magique ou rationnelle. raient, qu'ils avaient faim, que le vin, que le pain, que la chaleur
Elle s'empare des éléments, elle se joue des formes, plus souvent est bonne, que les hommes sont faits pour échanger leurs regards,
encoré elle s'initie á leurs forces. Méme l'homme traque dont leur tendresse, leurs vies.
UNE POÉTIQUE DE L'üRBAIN