Art Et Le Temps Chez Bergson
Art Et Le Temps Chez Bergson
Art Et Le Temps Chez Bergson
Un problme philosophique
au cur dun moment historique
FRDRIC WORMS
Le but des remarques qui suivent est de montrer quune rflexion sur
lart et le temps chez Bergson peut nous conduire au cur des
enjeux philosophiques et historiques de lart du XXe sicle.
Mais cela nest possible qu une condition, essentielle. Cest que
cette relation entre lart et le temps chez le philosophe de la
dure ne soit pas prise pour une convergence thmatique allant
de soi, source de comparaisons qui sont autant de malentendus, par
exemple avec le Temps perdu de Proust, le futurisme italien
ou la mlodie franaise en gnral. Si Henri Bergson occupe une
position centrale dans la pense et mme dans la pratique de lart au
tournant du sicle malgr le peu de place explicitement accord
lart dans ses propres livres ! , ce nest pas parce que lart se rapporterait de faon simple et univoque au temps ou la dure . Cest
au contraire parce que lide de dure telle quil la dfinit pose un
problme philosophique bien prcis dans lequel lart a sa place, ou
mme que lart permet de rsoudre. Plus prcisment encore, si
Bergson occupe une telle place au cur de ce que jappellerai le
moment 1900 non seulement en philosophie mais en esthtique,
cest parce que le problme de la dure, propre son uvre, le conduit
(et mme loblige) formuler le problme de lart en des termes qui
deviennent aussitt ceux de tous ses contemporains, et en font
mme un des principaux problmes communs de lpoque.
La place de Bergson tiendrait alors deux choses : dun ct,
lart, en effet partag par des contemporains aussi divers que Pguy
ou Sorel, Proust ou Nietzsche, et aussi le cubisme ou lunanimisme
(pour prendre des exemples attendus ou moins attendus), mais galement, dun autre cot, la solution singulire quil donne pour
sa part ce problme commun et qui pourrait bien cette fois, loin
de les rapprocher, lopposer ces mmes contemporains, de faon
irrductible.
Les deux questions qui simposent la rflexion seront donc les
suivantes : quel est ce problme commun pos propos de lart et
partir de la dure ? Quelle est la solution de ce problme qui est
propre Bergson ? Soit : en quoi par ce problme et cette solution se
rapproche-t-il et se distingue-t-il de ses contemporains au-del de
toute convergence et de tout malentendu simpliste ?
Il faut formuler demble le problme commun, dans les termes
les plus gnraux, avant dexposer cette solution singulire, en trois
temps qui repartiront du plus gnral pour revenir vers le plus singulier et le plus irrductible.
Un problme commun
Si la dure pose un problme gnral dans la philosophie de
Bergson, cest dabord en effet le suivant : cest quelle ne dsigne
pas seulement le flux du temps en ce quil a de primitif, pas seulement la ralit immdiate du temps ou de notre vie, mais aussi et
peut-tre surtout cette ralit primitive en tant quelle nous est toujours masque par les exigences de laction et de la connaissance qui
se met son service, qui se traduisent dans lespace et dforment
donc le temps pour mieux le matriser. Le problme fondamental
pos par la dure est donc bien celui de lcart entre la ralit et notre
connaissance, cest donc aussi celui dune connaissance qui surmonterait cet cart, qui naurait plus rien de relatif notre action et saisirait directement cet absolu, connaissance quon appellerait ds lors
bon droit mtaphysique. Si la dure est un fait, et mme un fait
immdiat, le problme pos par la dure notre connaissance est de
rejoindre ce fait ou cette ralit par-del ce qui nous en spare, cest
bien un problme mtaphysique, sinon le problme de la mtaphysique.
Or, ce qui donne aussitt Bergson une place centrale dans la
rflexion sur lart du moment 1900 en philosophie (contribuant
1. Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, in uvres, dition
4. Ibid., p. 1371.
Ainsi, lart tire bien son contenu et sa force de notre vie psychologique, mais ce qui le distingue cest de rejoindre aussi lacte temporel qui est luvre dans notre vie mme et de le manifester comme
cration et nouveaut individuelle qui rompt avec les fausses gnralits de notre vie pratique. Ce qui fait la spcificit de lart, ce nest
plus de rejoindre un fond de ralit accessible en droit tous les
hommes, cest au contraire de crer une ralit nouvelle, imprvisible en droit pour tous les hommes, y compris en un sens lartiste qui
en est comme le premier surpris. Lart participe toujours lessence
de ltre : mais comme cette essence nest pas une chose contempler, mais un acte prolonger, il ny participe quen sen sparant. Il ne
participe la cration, qui est le fond commun de la dure, quen se
crant comme nouveaut imprvisible et individuelle. Ltre tant
action, cration, diffrence, cest la diffrence mme de luvre dart qui
prouve sa participation ltre et suscite au fond son effet le plus
grand sur nous, revenus par elle et grce elle la virtualit de cration que nous sentons dans notre vie. Ds lors, on comprend pourquoi le Requiem de Mozart ou lHymne la joie de Beethoven ont une
telle puissance sur nous : ce nest ni parce quils expriment un sentiment pur, ni parce quils crent une forme nouvelle, mais cest pour
ces deux raisons la fois. Ce qui nous meut ce nest pas que le
Requiem exprime la tristesse, mais cest la tristesse propre au Requiem
de Mozart ; ce qui nous rend joyeux, ce nest pas la joie exprime
par la symphonie de Beethoven, comme un objet ou un thme, et qui
pourrait ltre aussi par dautres uvres, mais cest la joie que nous
ne retrouverons quen entendant ou en fredonnant lhymne la joie
lui-mme. Ils ne nous rendent pas simplement joyeux ou tristes,
ils nous font dcouvrir une intensit singulire et imprvisible de joie
ou de tristesse qui reste insparable de luvre (au point, encore une
fois, que le seul moyen de la retrouver est, comme chez Proust, de
lentendre ou de la fredonner), mais qui renouvelle aussi dfinitivement nos sentiments, nous apprend quils ne relvent pas seulement dune nature fixe ou close, mais aussi dune histoire ouverte
(comme Bergson le montre prcisment propos du sentiment de
la nature , cr dans luvre littraire de Rousseau, comme il lest
tout autrement dans la peinture chinoise !). Lart va bien chercher
nos sentiments les plus profonds, par des moyens esthtiques et
rythmiques, mais non pas pour autant par une emprise sur ce qui
serait une nature , bien au contraire par une cration qui ranime
ou rveille une histoire.
Tel serait donc finalement le point o Bergson rejoint ses
contemporains et se spare deux : dans cette emprise affective de
lart qui tend vers la vie, mais aussi dans cette dlivrance historique
qui sera accomplie au fond, selon lui, par les actes des mystiques.
Surtout, Bergson prendrait ainsi place dune manire enfin prcise entre les exaltations opposes dune crativit vide ou formelle,
qui vaudrait en elle-mme indpendamment de son contenu, et
celle dun art psychologique ou mtaphysique qui ne vaudrait que par
son contenu, suppos au fond ternel (mme sil sagit du temps,
pass ou futur, mmoire ou vitesse pures !), indpendamment de
sa cration proprement artistique et de ses critres de nouveaut
proprement historiques. Ces deux exaltations extrmes dfinissent
peut-tre, si lon veut, les rponses possibles au problme mtaphysique de lart en ce moment 1900 (entre Nietzsche et Proust, par
exemple, dont la profondeur propre est dailleurs bien entendu de
partir dun des deux principes, mais aussi de rejoindre ou de rendre
compte de lautre). Inversement, la position singulire de Bergson,
entre les deux, justifie la fois son importance et son influence
centrales, et son irrductibilit quelque mode ou mot dordre. Le