Merleau-Ponty - L'Entrelacs - Le Chiasme
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double rfrence, ce ne peut tre par un hasard incomprhensible. Il nous enseigne que chacune appelle
l'autre. Car, si le corps est chose parmi les choses, c'est
en un sens plus fort et plus profond qu'elles: c'est,
disions-nous, qu'il en est, et ceci veut dire qu'il se
dtache sur elles et, dans cette mesure, se dtache d'elles.
Il n'est pas simplement chose vue en fait Ge ne vois pas
mon dos), il est visible en droit, il tombe sous une vision
la fois inluctable et diffre. Rciproquement, s'il
touche et voit, ce n'est pas qu'il ait les visibles devant lui
comme objets: ils sont autour de lui, ils entrent mme
dans son enceinte, ils sont en lui, ils tapissent du dehors
et du dedans ses regards et ses mains. S'il les touche
et les voit, c'est seulement que, tant de leur famille,
visible et tangible lui-mme, il use de son tre comme
d'un moyen pour participer au leur, que chacun des
deux tres est pour l'autre archtype, que le corps
appartient l'ordre des choses comme le monde est
chair universelle. Il ne faut mme pas dire, comme nous
le faisions tout l'heure, que le corps est fait de deux
feuillets, dont l'un, celui du sensible, est solidaire du
reste du monde; il n'y a pas en lui deux feuillets ou deux
couches, il n'est fondamentalement ni chose vue seulement, ni voyant seulement, il est la Visibilit tantt
errante et tantt rassemble, et, ce titre, il n'est pas
dans le monde, il ne dtient pas, comme dans une
enceinte prive, sa vue du monde : il voit le monde
mme, le monde de tous, et sans avoir sortir de soi,
parce qu'il n'est tout entier, parce que ses mains, ses
yeux, ne sont rien d'autre que cette rfrence d'un
visible, d'un tangible-talon tous ceux dont il porte la
ressemblance, et dont il recueille le tmoignage, par
une magie qui est la vision, le toucher mmes. Parler de
feuillets ou de couches, c'est encore aplatir et juxtaposer, sous le regard rflexif, ce qui coexiste dans le corps
vivant et debout. Si l'on veut des mtaphores, il vaudrait mieux dire que le corps senti et le corps sentant
sont comme l'envers et l'endroit, ou encore, comme
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* Insre, ici, entre crochets, dans le cours mme du texte, cette note:
que sont ces adhrences-l ct de celles de la voix et de l'oue?
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* S'y que nous rintroduisons dans le texte avait t biff apparemment par erreur.
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que tout le monde connat, et de leur horizon intrieur, cette tnbre bourre de visibilit dont leur
surface n'est que la limite-, il faut prendre le mot la
rigueur, l'horizon n'est pas plus que le ciel ou la terre
une collection de choses tnues, ou un titre de classe,
ou une possibilit logique de conception, ou un systme de cc potentialit de la conscience>>: c'est un nouveau type d'tre, un tre de porosit, de prgnance ou
de gnralit, et celui devant qui s'ouvre l'horizon y est
pris, englob. Son corps et les lointains participent
une mme corporit ou visibilit en gnral, qui
rgne entre eux et lui, et mme par-del l'horizon, en
de de sa peau, jusqu'au fond de l'tre.
On touche ici au point le plus difficile, c'est--dire au
lien de la chair et de l'ide, du visible et de l'armature
intrieure qu'il manifeste et qu'il cache. Personne n'a
t plus loin que Proust dans la fixation des rapports du
visible et de l'invisible, dans la description d'une ide
qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur. Car ce qu'il dit des ides musicales, ille dit de tous les tres de culture, comme La
Princesse de Clves et comme Ren, et aussi de l'essence
de l'amour que la petite phrase non seulement rend
prsente Swann, mais communicable tous ceux qui
l'coutent, mme si c'est leur insu et si ensuite ils ne
savent pas la reconnatre dans les amours dont ils ne
sont que tmoins - il le dit en gnral de beaucoup
d'autres notions qui sont, comme la musique ellemme, sans quivalents, les notions de la lumire,
du son, du relief, de la volupt physique, qui sont les
riches possessions dont se diversifie et se pare notre
domaine intrieur 1 La littrature, la musique, les passions, mais aussi l'exprience du monde visible, sont non
moins que la science de Lavoisier et d'Ampre l'exploration d'un invisible et, aussi bien qu'elle, dvoilement
1. Du ct de chez Swann, Il, p. 190. [NRF, 1926.]
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phrase entre les repres de la notation musicale, rapporter au faible cart entre les cinq notes qui la composent et au rappel constant de deux d'entre elles la
douceur rtracte et frileuse qui en fait l'essence ou
le sens : au moment o il pense ces signes et ce sens, il
n'a plus la petite phrase>> elle-mme, il n'a que <<de
simples valeurs, substitues pour la commodit de son
intelligence la mystrieuse entit qu'il avait perue 1 .
Ainsi il est essentiel ce genre d'ides d'tre <<voiles de
tnbres, de paratre <<sous un dguisement. Elles
nous donnent l'assurance que la << grande nuit impntre et dcourageante de notre me n'est pas vide,
n'est pas <<nant ; mais ces entits, ces domaines, ces
mondes, qui la tapissent, la peuplent, et dont elle sent la
prsence comme celle de quelqu'un dans le noir, elle ne
les a acquis que par son commerce avec le visible
auquel ils restent attachs. Comme la noirceur secrte
du lait, dont Valry a parl, n'est accessible qu' travers
sa blancheur, l'ide de la lumire ou l'ide musicale
doublent par en dessous les lumires et les sons, en sont
l'autre ct ou la profondeur. Leur texture charnelle
nous prsente l'absente de toute chair; c'est un sillage
qui se trace magiquement sous nos yeux, sans aucun
traceur, un certain creux, un certain dedans, une certaine absence, une ngativit qui n'est pas rien, tant
limite trs prcisment ces cinq notes entre lesquelles elle s'institue, cette famille de sensibles qu'on
appelle des lumires. Nous ne voyons pas, n'entendons
pas les ides, et pas mme avec l'il de l'esprit ou avec
la troisime oreille : et pourtant, elles sont l, derrire
les sons ou entre eux, derrire les lumires ou entre
elles, reconnaissables leur manire toujours spciale,
toujours unique, de se retrancher derrire eux, << parfaitement distinctes les unes des autres, ingales entre
elles de valeur et de signification 2 .
1. Id., p. 189.
2. Ibid.
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Avec la premire vision, le premier contact, le premier plaisir, il y a initiation, c'est--dire, non pas position d'un contenu, mais ouverture d'une dimension
qui ne pourra plus tre referme, tablissement d'un
niveau par rapport auquel dsormais toute autre exprience sera repre. L'ide est ce niveau, cette dimension, non pas donc un invisible de fait, comme un objet
cach derrire un autre, et non pas un invisible absolu,
qui n'aurait rien faire avec le visible, mais l'invisible
de ce monde, celui qui l'habite, le soutient et le rend
visible, sa possibilit intrieure et propre, l'tre de cet
tant. l'instant o l'on dit lumire>>, l'instant
o les musiciens arrivent la <<petite phrase, il n'y a
nulle lacune en moi; ce que je vis est aussi << consistant, aussi explicite, que pourrait l'tre une pense
positive - beaucoup plus mme : une pense positive
est ce qu'elle est, mais, prcisment, n'est que cela, et
dans cette mesure elle ne peut nous fixer. Dj la volubilit de l'esprit le mne ailleurs. Les ides musicales
ou sensibles, prcisment parce qu'elles sont ngativit ou absence circonscrite, nous ne les possdons
pas, elles nous possdent. Ce n'est plus l'excutant qui
produit ou reproduit la sonate : il se sent, et les autres
le sentent, au service de la sonate, c'est elle qui chante
travers lui, ou qui crie si brusquement qu'il doit <<Se
prcipiter sur son archet pour la suivre. Et ces tourbillons ouverts dans le monde sonore n'en font enfin
qu'un seul o les ides s'ajustent l'une l'autre. Jamais
le langage parl ne fut si inflexiblement ncessit, ne
connut ce point la pertinence des questions, l'vidence des rponses 1 L'tre invisible et, pour ainsi
dire, faible est seul capable de cette texture serre. Il y
a une idalit rigoureuse dans des expriences qui sont
expriences de la chair: les moments de la sonate, les
fragments du champ lumineux, adhrent l'un l'autre
par une cohsion sans concept, qui est du mme type
1. Id., p. 192.
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