02-La Nuit Des Pantins

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- M m m m m ! Mmmmmm ! Mmmmmm !

L u c y Lafaye se dmenait pour attirer l'attention de


sa sur jumelle.
Caro Lafaye leva les yeux de son livre. Au lieu du
j o l i visage de L u c y , elle se trouva face une bulle
rose presque aussi grosse que la tte de sa sur.
- Pas m a l , reconnut Caro sans enthousiasme.
D ' u n geste brusque, elle fit clater la bulle en y
enfonant son doigt.
- E h , dis donc ! cria L u c y , indigne, quand le chew i n g - g u m se colla sur ses joues et son menton.
Caro se mit rire.
- B i e n fait !
Trs en colre, L u c y lui arracha le livre des mains et
le referma d ' u n coup sec.
- Oh ! J ' a i perdu ta page ! s'exclama-t-elle. C'tait le
genre de choses que sa sur dtestait.
L ' i l menaant, C a r o rcupra son livre. L u c y
commena se frotter le menton.

- Je n'avais jamais fait une aussi grosse bulle, ditelle, mcontente.


- M o i , j ' e n ai fait des bien plus grosses que a !
rtorqua Caro avec mpris.
- V o u s tes vraiment incroyables, toutes les deux,
grommela leur mre en entrant dans la chambre pour
dposer une pile de linge bien pli sur le lit de L u c y .
Faut-il vraiment que vous soyez toujours en rivalit,
mme pour le chewing-gum?
- On n'est pas en rivalit, marmonna Caro.
E l l e rejeta en arrire sa queue de cheval et reprit sa
lecture.
L e s deux filles avaient les cheveux blonds et raides.
C e u x de Caro taient longs, et en gnral elle les
attachait derrire ou sur le ct. L u c y , elle, les portait
trs courts. C'tait le seul moyen pour les distinguer
l'une de l'autre ; en dehors de cela, elles taient absolument identiques. E l l e s avaient toutes les deux le
front haut et les yeux bleus et ronds. Ds qu'elles
souriaient, leur visage se creusait de fossettes.
C o m m e elles rougissaient facilement, leurs joues
ples devenaient alors toutes roses.
- E s t - c e que j ' a i russi tout enlever ? demanda
L u c y en frottant toujours son m e n t o n rouge et
poisseux.
- Pas tout, rpondit Caro en lui jetant un coup d'oeil.
Tu en as sur la tte.
- Super !
L u c y se prit les cheveux pleines mains, mais n ' y
trouva rien.

- Je t'ai encore eue ! ricana Caro. a marche tous


les coups !
Exaspre, L u c y se tourna vers leur mre, qui tait
en train de ranger des chaussettes dans un tiroir de la
commode.
- M a m a n , quand est-ce que j ' a u r a i ma chambre ?
- la Saint-Glinglin, rpondit madame Lafaye.
- C ' e s t ce que tu me rponds toujours, gmit L u c y .
Sa mre haussa les paules.
- Tu sais bien q u ' o n n'a pas de place en trop, ma
chrie.
E l l e se tourna vers la fentre. Le soleil brillait travers les voilages.
- Il fait un temps magnifique. Pourquoi restez-vous
enfermes ?
E l l e fut interrompue par un aboiement strident qui
venait du rez-de-chausse.
- Qu'est-ce qui lui arrive encore, C o o k i e ? s'irritat-elle, car le petit terrier noir passait son temps
aboyer. Si vous le sortiez, ce chien ?
- B o f ! a ne me dit rien, marmonna C a r o , le nez
dans son livre.
Et si vous preniez ces superbes vlos que vous avez
eus p o u r votre anniversaire ? p r o p o s a m a d a m e
Lafaye, les mains sur les hanches. Ces vlos dont
vous aviez un besoin absolument vital. Vous savez,
ceux qui n'ont pas boug du garage depuis le jour o
on vous les a offerts.
- D ' a c c o r d , d'accord. Pas la peine d'tre ironique,
Maman.

Caro se leva, s'tira et jeta son livre sur le lit.


- a te dit ? demanda L u c y Caro.
- Q u o i donc ?
- D ' a l l e r au square vlo, on y trouverait peut-tre
quelqu'un de l'cole.
- Tout ce qui t'intresse, c'est de voir si K e v i n est l,
rpondit Caro en faisant une grimace.
- Et alors ? se dfendit L u c y en rougissant.
- A l l e z , allez prendre l'air, insista madame Lafaye.
Je vous retrouve tout l'heure. Je vais faire des
courses au supermarch.
L u c y se prcipita vers la porte :
- La dernire arrive est la plus nulle !
Le soleil de l'aprs-midi brillait haut dans un ciel
sans nuage. C o o k i e jappait frntiquement sur leurs
talons. L ' a i r tait sec et immobile. On se serait cru en
t plutt q u ' a u printemps, aussi les deux filles
taient-elles vtues lgrement. Caro se dirigea vers
la porte du garage, mais elle s'arrta pour examiner
le pavillon d' ct.
- Regarde, les murs sont dj hauts, fit-elle remarquer sa sur.
- C ' e s t fou ce que cette nouvelle maison se btit
vite !
L e s ouvriers avaient commenc le chantier pendant
l'hiver. En mars, on avait coul une dalle de bton
qui faisait terrasse. Caro et L u c y taient venues
explorer les lieux quand ils taient dserts, tentant de
reprer l'emplacement des diffrentes pices.
Et maintenant, les murs taient construits. La maison

se dressait au m i l i e u de poutres empiles, d ' u n amas


de briques, de parpaings entasss et d'engins divers.
Personne n ' y travaille aujourd'hui, remarqua C a r o .
E l l e s s'approchrent.
- ton avis, qui va y emmnager ? demanda L u c y .
Peut-tre un sublime garon de notre ge ! Peut-tre
de sublimes jumeaux !
- B e u r k ! r p o n d i t C a r o d ' u n air dgot. D e s
j u m e a u x ? Qu'est-ce que tu peux tre tarte ! Je ne
peux pas croire q u ' o n soit de la mme famille, toi et
moi !
L u c y tait habitue aux sarcasmes de sa sur. tre
j u m e l l e s reprsentait p o u r toutes les d e u x u n
immense bonheur et une sacre corve. E l l e s avaient
tant de choses en c o m m u n - leur aspect physique,
leurs vtements, leur chambre - qu'elles taient plus
proches que le sont en gnral les surs. M a i s justement parce q u ' e l l e s se ressemblaient tellement,
elles ne pouvaient s'empcher de s'asticoter en
permanence.
- Il n ' y a personne. A l l o n s l'explorer ! proposa C a r o .
L u c y la suivit de l'autre ct du jardin. Un cureuil,
hiss mi-hauteur d ' u n gros platane, les observait
d ' u n air inquiet. E l l e s se frayrent un chemin travers les buissons bas qui sparaient les deux terrains.
P u i s , dpassant les piles de bois et le gros tas de
briques casses, elles grimprent sur la dalle de
bton. On avait clou un morceau de plastique pais
devant l ' o u v e r t u r e q u i a l l a i t d e v e n i r l a p o r t e
d'entre. L u c y en souleva un c o i n et elles se glis-

srent l'intrieur. Il y faisait sombre et frais ; cela


sentait b o n le bois coup. L e s murs avaient t
enduits, mais rien n'tait encore peint.
- Attention ! dit Caro. Regarde par terre !
Du doigt elle dsigna de gros clous qui jonchaient le
sol.
- Si tu marches dessus, tu attraperas le ttanos et tu
mourras.
- Tu serais bien contente !
- Je ne veux pas que tu meures, ricana Caro. Juste
que tu attrapes le ttanos.
- Trs amusant, dit L u c y d ' u n ton sarcastique.
Caro prit une inspiration profonde :
- J'adore l'odeur de la sciure ! On se croirait dans
une pinde.
E l l e s traversrent l'entre pour aller explorer la
cuisine.
- Tu crois q u ' i l y a du courant l-dedans ? demanda
L u c y en montrant une poigne de fils noirs qui pendaient du plafond.
- T ' a s qu' en toucher un pour voir, l u i proposa
Caro.
- Essaie d'abord !
Caro haussa les paules. E l l e s'apprtait suggrer
de visiter le premier tage quand, soudain, elle
entendit un bruit. Ses yeux s'agrandirent de surprise.
- Eh ? Il y a quelqu'un i c i ?
L u c y s ' i m m o b i l i s a a u m i l i e u d e l a pice. E l l e s
coutrent.
Silence. P u i s elles entendirent des pas lgers et

rapides. Tout proches. l'intrieur de la maison.


- On s'en va ! chuchota C a r o .
L u c y tait dj en train de plonger sous le plastique
qui protgeait l'ouverture bante. E l l e sauta de la terrasse et se mit courir vers leur jardin.
Caro s'arrta au pied de la dalle et se retourna vers la
maison.
- E h ! Regarde !
D ' u n e des fentres latrales s'chappait un cureuil.
Il atterrit quatre pattes sur le tas de briques et cavala
vers le platane du jardin des Lafaye.
Caro se mit rire :
- C'tait seulement un idiot d'cureuil.
L u c y s'arrta prs des buissons bas :
- T ' e n es sre ?
E l l e hsitait, les yeux fixs sur les fentres de la nouvelle maison. C'tait un cureuil sacrement bruyant.
Quand elle dtourna son regard, elle constata avec
surprise que Caro avait disparu.
- E h ! O t'es passe ?
- Je suis l. J ' a i repr quelque chose !
Il fallut un petit moment L u c y pour trouver sa
sur. Caro tait moiti cache derrire une grande
benne ordures noire pose tout au fond du jardin.
E l l e avait l'air de fouiller l'intrieur.
- Q u ' e s t - c e q u ' i l y a l-dedans ? cria L u c y .
C a r o , occupe remuer des objets, ne parut pas
l'entendre.
- Qu'est-ce que tu fais ? insista L u c y en s'avanant.
Caro ne rpondit pas. P u i s , lentement, elle sortit

quelque chose de la benne et le leva bout de bras.


D e u x bras et deux jambes s'agitrent mollement.
L u c y distingua une tte brune.
U n e tte ? Des bras et des jambes ?
- O h non ! cria L u c y horrifie, en se cachant le
visage dans les mains.

Un enfant ?
L u c y eut un hoquet de terreur en voyant Caro le sortir de la benne ordures. E l l e apercevait son visage,
les traits figs, les yeux carquills. De l o i n , il
paraissait vtu d'une sorte de costume gris. Ses bras
et ses jambes pendaient, inertes.
- C a r o ! appela L u c y , la gorge sche de terreur.
Est-ce que... est-ce q u ' i l est... mort ?
Le cur battant tout rompre, elle se prcipita vers
sa sur. Caro berait dans ses bras la malheureuse
crature.
- E s t - c e q u ' i l est mort ? rpta L u c y hors d'haleine.
E l l e se tut en voyant sa sur clater de rire.
- N o n , mais il n'est pas vivant non plus ! rpondit
celle-ci joyeusement.
L u c y comprit alors que ce n'tait pas un enfant et
s'cria :
- a alors ! C'est une poupe !
Caro la leva bout de bras.

- C ' e s t un pantin de ventriloque. Q u e l q u ' u n l ' a jet


aux ordures. Tu te rends compte, L u c y ? Il est comme
neuf.
E l l e retourna le mannequin, cherchant dans le dos la
manette tirer pour faire bouger les lvres.
- Je suis un vrai petit garon ! lui fit-elle articuler.
E l l e parlait d'une v o i x haut perche, les dents serres, en essayant de ne pas remuer les lvres.
- Crtine ! marmonna L u c y en levant les yeux au
ciel.
- C ' e s t toi la crtine ! rpliqua Caro par l'intermdiaire du pantin, d'une v o i x grinante et aigu.
Q u a n d elle tirait la ficelle dans son dos, les lvres de
bois s'ouvraient et se fermaient avec un claquement
sec. En ttonnant, elle trouva le bouton pour faire
rouler les yeux peints.
- I l doit tre bourr de microbes, remarqua L u c y
d ' u n air dgot. Jette-le, Caro !
- Pas question, je le garde ! rpondit c e l l e - c i en
caressant tendrement la tte de bois.
- E l l e me garde, fit-elle dire la poupe.
L u c y examina d ' u n il souponneux le pantin. Il
avait les cheveux peints. Ses yeux bleus ne pouvaient
se dplacer que latralement et ne clignaient pas. Ses
lvres taient rouge v i f et il avait un sourire mystrieux. La lvre infrieure avait t fausse, elle ne
correspondait plus la lvre suprieure.
La poupe tait vtue d ' u n costume crois gris et
d ' u n c o l de chemise blanc. Le c o l n'tait pas attach
une chemise, mais au corps mme, peint en blanc.

De grosses chaussures de cuir brun taient fixes au


bout des jambes maigres et dsarticules.
Je m ' a p p e l l e C l a c - C l a c , dit le m a n n e q u i n en
ouvrant sa grande bouche.
- Crtine ! rpta L u c y en secouant la tte. Pourquoi
Clac-Clac ?
- V i e n s i c i que je te donne une bonne claque ! dit
Caro en essayant de ne pas bouger les lvres.
L u c y grommela :
- B o n , alors, on va faire du vlo ou pas ?
- T ' a s peur de manquer ton petit K e v i n ? fit Caro
avec la v o i x de C l a c - C l a c .
- Pose ce truc immonde !
L u c y commenait s'impatienter.
- Je ne suis pas immonde, se dfendit C l a c - C l a c de
sa v o i x aigu, en roulant des yeux. C'est toi qui es
immonde !
- On voit tes lvres bouger. T ' e s nulle comme ventriloque, ma pauvre Caro !
- Je vais m'amliorer.
- T ' a s vraiment l'intention de le garder ?
- O u i ! J'aime bien C l a c - C l a c . Je le trouve mignon,
dcida Caro en serrant doucement la poupe contre
elle.
- Je suis trs mignon, l u i fit-elle dire. Et c'est ta sur
qu'est moche.
- Ferme-la ! lana L u c y .
- Ferme-la toi-mme ! rpondit C l a c - C l a c avec la
v o i x haut perche de Caro.

- Pourquoi veux-tu garder un truc pareil ? demanda


L u c y en suivant sa sur dans la rue.
- J ' a i toujours aim les marionnettes. Tu te souviens
de celles que j'avais avant ? Je m'amusais pendant
des heures. Je leur faisais jouer des vraies pices de
thtre.
- M o i aussi, j ' a i toujours aim les marionnettes, l u i
rappela L u c y .
T o i , tu n'arrtais pas d'emmler les ficelles, se
moqua Caro. Tu n'tais pas doue.
- M a i s qu'est-ce que tu vas faire avec cette poupe ?
- J ' e n sais rien. Peut-tre que je vais monter des
sketches, rpondit pensivement sa sur. Je parie que
je pourrais gagner de l'argent. A n i m e r les ftes
d'anniversaire des gosses. Faire des spectacles. B o n
anniversaire ! fit-elle dire C l a c - C l a c . Faites passer
la monnaie !
C e l a ne fit pas rire L u c y .
L e s deux filles longrent la rue jusque chez elles.
Caro serrait toujours C l a c - C l a c dans ses bras.
Il me fiche la trouille, ronchonna L u c y en donnant
un b o n coup de pied dans un gros caillou. Tu devrais
le remettre dans la benne.
- P a s question.
- Pas question, fit-elle rpondre par C l a c - C l a c , tandis q u ' i l hochait la tte en roulant des yeux. C'est toi
que je vais coller dans la benne !
- V r a i m e n t sympa, ton pantin ! rpliqua L u c y en
jetant un regard noir sa sur.
Caro se mit rire.

- N e me regarde pas comme a. Si tu n'es pas


contente, c'est lui q u ' i l faut t'en prendre.
L u c y frona les sourcils.
Tu es jalouse, reprit Caro. Parce que c'est m o i qui
l'ai trouv et pas toi.
L u c y allait protester quand elles furent interrompues
par des clats de voix. L e s deux enfants M a r l o w , que
les jumelles gardaient parfois le soir, se prcipitaient
vers elles.
- Q u ' e s t - c e que c'est que a ?
A n n e M a r l o w montrait C l a c - C l a c du doigt.
- E s t - c e q u ' i l parle ? demanda le petit B e n j a m i n en
restant prudemment distance.
- B o n j o u r ! Je m'appelle C l a c - C l a c ! l u i ft crier
Caro.
E l l e a s s i t l e p a n t i n sur s o n b r a s , les j a m b e s
pendantes.
- O tu l'as eu ? demanda A n n e .
- E s t - c e que ses yeux bougent ? interrogea B e n j a m i n , toujours de loin.
- Et les tiens, ils bougent ? rtorqua C l a c - C l a c .
L e s deux petits se mirent rire. B e n j a m i n oublia ses
rticences et s'avana pour prendre la m a i n de C l a c Clac.
- O u i l l e ! Tu me serres trop ! cria le pantin.
B e n j a m i n lcha la m a i n en sursautant. P u i s , avec sa
sur, il clata de rire.
- Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C l a c - C l a c se mit l'imiter, la
tte renverse et la bouche largement ouverte.
L e s enfants rirent de plus belle.

Toute contente de ces ractions, Caro jeta un coup


d'oeil sa sur. A s s i s e au bord du trottoir, L u c y , la
tte entre les m a i n s , avait un a i r franchement
dgot.
E l l e est jalouse, se dit Caro. E l l e voit que les gosses
apprcient vraiment C l a c - C l a c , et que du coup ils ne
s'intressent q u ' m o i . E l l e est c o m p l t e m e n t
jalouse. Je le garde pour de bon, ce C l a c - C l a c !
dcida-t-elle, ravie de son triomphe.
E l l e regarda les yeux peints de la poupe. sa
grande surprise, elle eut l'impression que le pantin
lui rendait son regard et q u ' i l arborait un grand sourire complice.

- Q u i a tlphon ? demanda monsieur Lafaye en


enfournant une bouche de spaghetti.
Caro reprit sa place table.
- C'tait madame M a r l o w , celle qui habite un peu
plus bas dans la rue.
- E l l e veut que tu gardes ses enfants ? interrogea
madame Lafaye
- N o n , rpondit Caro. E l l e veut que je vienne faire
de l'animation. la fte d'anniversaire d ' A n n e .
Avec C l a c - C l a c .
- Ton premier travail, fit remarquer monsieur Lafaye
en souriant.
- A n n e et B e n j a m i n adorent C l a c - C l a c , c'est eux
qui ont insist. M a d a m e M a r l o w va me payer vingt
dollars.
- C ' e s t formidable ! s'exclama sa mre en tendant le
saladier son mari.

C e l a faisait une semaine que Caro avait repch


C l a c - C l a c dans la benne ordures. Tous les jours,
aprs le collge, elle passait des heures dans sa
chambre rpter, travaillant sa v o i x , s'entranant
parler sans bouger les lvres, inventant des sketches.
L u c y ne cessait de dire que toute cette histoire tait
dbile.
Je ne peux pas croire que tu sois aussi nulle, rptait-elle en refusant d'assister aux spectacles de sa
sur.
M a i s quand Caro apporta C l a c - C l a c au collge le
vendredi, L u c y changea d'attitude.
Un groupe d'enfants s'tait rassembl autour d'elle.
Tandis que C a r o faisait parler C l a c - C l a c , L u c y
observa ce qui se passait, persuade que sa sur
allait se ridiculiser. M a i s sa grande surprise, ils
furent enthousiasms. Ils trouvaient C l a c - C l a c trs
amusant. M m e K e v i n M a r t i n , le garon que L u c y
aimait bien, trouva Caro gniale.
En voyant K e v i n et les autres rire comme des fous,
L u c y se mit rflchir. Devenir ventriloque n'tait
pas une si mauvaise ide. Et rentable, en plus. N o n
seulement on allait donner vingt dollars Caro pour
la fte d ' A n n e Marlow, mais en plus on l'inviterait
s r e m e n t a i l l e u r s et e l l e g a g n e r a i t davantage
d'argent.
Ce soir-l, aprs le repas, les jumelles firent la vaisselle. Ensuite, Caro demanda ses parents si elle
pouvait leur montrer son nouveau numro et elle se
dpcha d'aller chercher C l a c - C l a c .

M o n s i e u r et madame Lafaye s'installrent sur le


canap du salon.
- Caro va peut-tre devenir une vedette de tlvision ! dit madame Lafaye.
- Peut-tre, rpondit monsieur Lafaye avec un grand
sourire.
C o o k i e grimpa sur le canap en aboyant et s'installa
entre ses deux matres, sa queue battant furieusement
la mesure.
- Tu sais trs bien que tu n'as pas le droit de monter
sur ce canap, dit madame Lafaye en soupirant, sans
faire le moindre geste pour chasser le chien.
L u c y s'installa l'cart, sur les marches de l'escalier, le menton dans les mains.
- Tu n'as pas l'air gaie ce soir, remarqua son pre.
- Est-ce que je pourrais avoir un pantin, m o i aussi ?
demanda-t-elle.
E l l e n'avait pas vraiment prvu de poser cette question. L e s mots taient sortis tout seuls de sa bouche.
Caro redescendit, C l a c - C l a c dans les bras.
- Vous tes prts ? interrogea-t-elle.
E l l e posa une chaise au m i l i e u du salon et s'assit
dessus.
A l o r s , c'est oui ? insista L u c y .
- Tu en veux un, toi aussi ? s'tonna madame Lafaye.
- E l l e veut quoi ?
Caro ne comprenait pas.
L u c y veut un pantin, elle aussi.
- I l n'en est pas question, rpliqua C a r o , furieuse.
Pourquoi faut-il toujours que tu me copies ?

- a a l'air amusant, rpondit L u c y , les joues carlates. Si tu peux le faire, m o i aussi, ajouta-t-elle
d'une v o i x aigu.
- T ' e s vraiment une sale copieuse. Pour une fois, t'as
qu' avoir un truc toi. Pourquoi tu ne montes pas
t'occuper de ta collection de bijoux fantaisie ? a,
c'est ton truc. La ventriloque, c'est m o i !
- A l l o n s , les filles, vous n'allez pas vous battre pour
un pantin, dit madame Lafaye d'une v o i x apaisante.
L u c y ne voulait pas en dmordre.
- Je suis sre que je me dbrouillerais bien mieux
qu'elle. Caro n'est vraiment pas trs drle.
- Ce n'est pas ce que les autres pensent, rtorqua
Caro.
- L u c y , ce n'est pas trs gentil, ce que tu viens de
dire, remarqua madame Lafaye d ' u n ton sec.
- D ' a c c o r d , mais si Caro en a un, ce serait normal
que j ' e n aie un aussi, rpliqua L u c y .
- Sale copieuse ! rpta sa sur en secouant la tte.
Toute la semaine, tu m'as traite de nulle. M a i s je
sais trs bien pourquoi tu as chang d'avis. Tu es
furieuse parce que m o i , je vais gagner de l'argent, et
pas toi.
- J'aimerais bien que vous cessiez de vous disputer
propos de tout, dit monsieur Lafaye d ' u n air las.
- A l o r s , est-ce que je peux avoir un pantin ? reprit
Lucy.
M o n s i e u r Lafaye changea un coup d'il avec sa
femme.
- a vaut cher ! Un b o n modle doit coter plus de

cent dollars. Franchement, ce n'est pas du tout le


moment de faire ce genre de dpense...
- Pourquoi est-ce que vous ne partageriez pas C l a c C l a c ? proposa madame Lafaye.
Caro ouvrit la bouche pour protester.
- Vous partagez toujours tout, toutes les deux. A l o r s ,
pourquoi pas C l a c - C l a c ?
- M a i s , M a m a n . . . , commena Caro d ' u n air m a l heureux.
- E x c e l l e n t e ide, l'interrompit monsieur Lafaye en
se tournant vers L u c y . Apprends t'en servir. Vous
allez le partager un petit moment et ensuite, une de
vous deux cessera de s ' y intresser. Si ce n'est pas
les deux...
L u c y se dirigea vers Caro et tendit la main pour
prendre le pantin.
- a ne me drange pas de partager, dit-elle tranquillement en regardant sa sur pour savoir si elle
tait d'accord. Est-ce que je peux le prendre juste
une minute ?
Caro resserra son treinte sur C l a c - C l a c . Soudain, le
pantin pencha la tte en arrire et ouvrit la bouche.
- Fiche le camp, Lucy ! aboya-t-il d'une v o i x rauque.
Dgage, minable !
E t , avant que L u c y n'ait eu le temps de reculer, la
main de bois de C l a c - C l a c se leva pour lui assener
une bonne gifle.

- Ae !
L u c y cria, puis recula, la joue en feu :
- Tu me le paieras, Caro ! Tu m'as fait mal !
- M o i ? J ' a i rien fait ! C'est C l a c - C l a c !
- Ne fais pas l'idiote ! Tu m'as vraiment fait m a l ! se
plaignit L u c y en se frottant la joue.
- M a i s ce n'est pas m o i ! rpta Caro en tournant la
tte de C l a c - C l a c vers elle. Pourquoi as-tu t aussi
mchant avec L u c y ?
M o n s i e u r Lafaye se leva d'un bond.
- Arrte de faire l'imbcile et excuse-toi auprs de ta
sur, ordonna-t-il.
Caro fit baisser la tte C l a c - C l a c .
- E x c u s e - m o i , fit-elle dire la poupe.
- N o n , avec ta voix, insista monsieur Lafaye en croisant les bras d'un air dcid. Ce n'est pas C l a c - C l a c
qui a fait m a l Lucy. C'est toi.

- D ' a c c o r d , d'accord, marmonna Caro en rougissant, sans oser regarder sa sur. Je m'excuse. Tiens !
ajouta-t-elle en lui lanant C l a c - C l a c dans les bras.
Surprise par le poids de la poupe, L u c y faillit la
lcher.
- Et maintenant, comment je fais ?
Caro haussa les paules et alla s'crouler dans le
canap ct de sa mre.
- Pourquoi est-ce que tu fais tant d'histoires ? murmura madame Lafaye en se penchant vers elle.
Caro rougit de nouveau
- C l a c - C l a c est m o i ! Pour une fois, je ne pourrais
pas avoir quelque chose m o i ? dit-elle.
M o n s i e u r Lafaye s'assit sur l'accoudoir d ' u n fauteuil
de l'autre ct de la pice.
- A h , les filles, parfois, vous tes vraiment dlicieuses et parfois, tellement odieuses...
- C o m m e n t on fait bouger sa bouche ? demanda
L u c y en retournant la poupe pour examiner son dos.
- Il y a une ficelle derrire, dans la fente de sa veste,
expliqua sa sur contrecur. Tu n'as qu' tirer.
Je ne veux pas que L u c y touche C l a c - C l a c , pensait Caro avec colre. Je ne veux pas partager. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas avoir quelque
chose qui m'appartienne ? Pourquoi est-ce qu'elle
doit toujours me copier ?
E l l e respira p r o f o n d m e n t p o u r faire passer sa
colre.
Cette nuit-l, L u c y s'assit toute droite dans son lit.
E l l e venait d'avoir un cauchemar, elle en avait encore

le cur battant. E l l e tait poursuivie, mais par quoi ?


par qui ? Impossible de s'en souvenir.
E l l e regarda autour d'elle la pice plonge dans
l'obscurit, attendant que ses battements de cur
s'apaisent. L ' a i r tait touffant dans la chambre,
bien que la fentre ft ouverte.
Caro tait profondment endormie dans le lit voisin.
E l l e ronflait doucement, les lvres entrouvertes, ses
cheveux cachant en partie son visage.
L u c y jeta un coup d'il sur le radio-rveil pos sur la
table de chevet entre les lits jumeaux. Il tait prs de
trois heures du matin. E l l e avait beau tre parfaitement rveille, le cauchemar ne se dissipait pas. La
nuque brlante, elle se sentait encore m a l l'aise,
effraye, comme si elle tait en danger.
E l l e regonfla son oreiller et l'appuya contre la tte
de lit. ce moment-l, son attention fut attire par
quelque chose.
Q u e l q u ' u n tait assis sur le fauteuil devant la fentre
de la chambre. Q u e l q u ' u n qui la regardait.
E l l e retint son souffle, puis elle ralisa que c'tait
C l a c - C l a c . Il baignait dans le clair de lune, ce qui faisait luire ses yeux. Il tait assis, bizarrement pench
vers la droite, un bras pos sur l'accoudoir. Il arborait un grand sourire moqueur et il avait l'air de la
dvisager.
L u c y le dvisagea son tour, observant l'expression
du pantin. P u i s , sans rflchir, sans mme s ' e n
rendre compte, elle sortit silencieusement de son lit.
E l l e faillit s'taler en se prenant le pied dans le drap.

S ' e n dbarrassant d ' u n mouvement impatient, elle


traversa la chambre d ' u n pas rsolu.
C l a c - C l a c avait les yeux levs vers elle. Son sourire
parut s'largir encore quand elle se pencha. E l l e tendit la m a i n pour toucher les cheveux de bois. La poupe avait la tte chaude, plus chaude qu'elle ne
l'aurait cru...
L u c y retira sa main, comme si elle s'tait brle.
C'tait quoi, ce bruit ? C l a c - C l a c qui ricanait ? Il se
moquait d'elle ?
N o n . B i e n sr que non. L u c y s'aperut qu'elle avait
le souffle court. Pourquoi est-ce que j ' a i aussi peur
d'une poupe idiote ? pensa-t-elle.
Derrire elle, Caro grommela dans son sommeil et
roula sur le dos.
L u c y regarda les gros yeux de C l a c - C l a c , qui b r i l laient dans la pnombre. E l l e s'attendait les v o i r
cligner.
Brusquement, elle se sentit stupide. Ce n'est q u ' u n
pantin de bois , se dit-elle en le repoussant du plat
de la main. Le corps, tout raide, tomba sur le ct. La
tte fit un petit bruit mat en heurtant l'accoudoir du
fauteuil.
L u c y le regarda, trangement satisfaite, comme si
elle venait de lui infliger une bonne leon. Prte se
rendormir, elle se dirigea vers son lit.
E l l e n'avait pas fait un pas que C l a c - C l a c l'attrapa
par le poignet.

-Oh !
L u c y cria en sentant la main se refermer sur son
poignet.
C a r o , accroupie ct d'elle, lui tenait solidement le
bras.
D ' u n geste brusque, L u c y se dgagea. Dans le clair
de lune, sa sur avait un sourire diabolique.
- Je t'ai encore eue, ma pauvre fille !
- Tu ne m'as pas fait peur ! balbutia L u c y d'une v o i x
chevrotante.
- Tu parles, t'as fait un bond de trois mtres ! Tu as
vraiment cru que c'tait le pantin !
- C'est pas vrai ! s'exclama L u c y en se jetant sur son
lit.
- Au fait, pourquoi tais-tu debout ? Qu'est-ce que tu
fabriquais avec C l a c - C l a c ?
- J ' a i fait un cauchemar. Je me suis leve pour regarder par la fentre. C ' e s t tout..., rpondit L u c y .
Caro se mit ricaner.

- Tu aurais d voir la tte que tu faisais.


- J ' a i sommeil. F i c h e - m o i la paix.
L u c y rabattit les couvertures par-dessus sa tte.
Caro remit le pantin en position assise. Puis elle
retourna se coucher, riant encore de la peur qu'elle
avait faite sa sur.
L u c y arrangea son oreiller tout en jetant un il vers
la fentre. La figure du pantin tait moiti dans
l'ombre. M a i s ses yeux brillaient. Et il la fixait
comme s ' i l tentait de l u i dire quelque chose.
Pourquoi a-t-il un sourire pareil ? se demanda
L u c y , agace.
E l l e remonta le drap et s'allongea sur le ct pour
tourner le dos ce regard fixe. M a i s , mme ainsi,
elle se sentait observe. M m e avec les yeux ferms
et les couvertures remontes, elle voyait le sourire
tordu et les yeux qui ne clignaient jamais. Q u i la
fixaient. Encore et encore.
E l l e sombra dans un mauvais sommeil, entrane
dans un nouveau cauchemar. Q u e l q u ' u n la poursuivait. Q u e l q u ' u n de trs dangereux. M a i s qui ?
Le lundi aprs-midi, les deux filles restrent au collge pour rpter le spectacle de la fte de fin
d'anne. Il tait prs de c i n q heures quand elles rentrrent, et elles furent trs tonnes de voir la voiture
de leur pre gare devant la maison.
- Tu es rentr tt ! s'exclama L u c y en trouvant m o n sieur Lafaye dans la cuisine en train d'aider leur
mre prparer le dner.

- D e m a i n , je pars N e w York pour une runion de


reprsentants, expliqua monsieur Lafaye en pluchant un o i g n o n au-dessus de l'vier. A l o r s ,
aujourd'hui, je n'ai travaill qu'une demi-journe.
Qu'est-ce q u ' o n mange ?
- Des boulettes de viande, rpondit madame Lafaye,
si ton pre russit peler cet oignon...
- S ' i l y a un truc pour ne pas pleurer en pluchant
cette cochonnerie, j ' a i m e r a i s bien le connatre, rpliqua celui-ci, les yeux pleins de larmes.
- Comment s'est passe la rptition de la chorale ?
demanda madame Lafaye en malaxant la viande
hache avec ses mains.
Caro prit une canette de C o c a - C o l a dans le rfrigrateur avant de rpondre.
- C'tait casse-pieds !
- Oh oui ! Toutes ces chansons traditionnelles, renchrit L u c y . E l l e s sont tellement tristes. E l l e s parlent
toutes de moutons ou de trucs dans le genre...
M o n s i e u r Lafaye ouvrit le robinet fond pour asperger d'eau frache ses yeux rougis.
- Je n ' y arrive pas ! gmit-il en lanant sa femme
l'oignon moiti pluch.
- Pleurnichard ! marmonna-t-elle, secouant la tte.
L u c y monta son sac dos dans la chambre. E l l e le
posa sur le bureau qu'elle partageait avec Caro et
s'apprta redescendre. M a i s quelque chose prs de
la fentre attira son attention. Faisant brusquement
demi-tour, elle retint son souffle. Un cri de surprise
lui chappa.

C l a c - C l a c tait assis dans le fauteuil devant la


fentre, souriant comme toujours, le regard fixe. A
ct de l u i , il y avait un autre pantin, qui souriait galement. Ils se tenaient par la main.
- Q u ' e s t - c e c'est que a ? cria L u c y .

- I l te plat ?
L u c y crut tout d'abord que c'tait C l a c - C l a c qui lui
parlait. E l l e en resta bouche be.
- A l o r s , qu'est-ce que tu en penses ?
L u c y eut du mal raliser que la v o i x venait de derrire elle. E l l e se retourna : son pre tait sur le seuil,
occup se tamponner les yeux avec un torchon
humide.
- L . . . le nouveau pantin ? bgaya L u c y .
- C'est pour toi, dit monsieur Lafaye en pntrant
dans la chambre.
- C ' e s t vrai ?
L u c y se prcipita pour regarder de prs son pantin.
- En face de m o n bureau, il y a une toute petite b o u tique. En passant devant, j ' a i vu q u ' i l y avait a en
vitrine. Et pas cher, en plus, c'tait donn ! J ' a i
l'impression que le vendeur voulait s'en dbarrasser.
- Il est... mignon, dclara L u c y en cherchant le mot

exact. Il ressemble au pantin de Caro, sauf q u ' i l n'est


pas brun mais roux.
- Il vient probablement de chez le mme fabricant,
remarqua monsieur Lafaye.
- Il est mieux habill que C l a c - C l a c , s'exclama L u c y
en le tenant bout de bras pour mieux l'observer.
Le pantin portait un blue jean et une chemise de
flanelle rouge et verte. Et la place des souliers
marron, il avait des baskets blanches.
- A l o r s , il te plat ? rpta monsieur L a f a y e en
souriant.
- Je l'adore ! cria L u c y toute joyeuse en se jetant au
cou de son pre.
E l l e prit le pantin dans ses bras et dvala l'escalier.
- Eh ! Regardez ! Je vous prsente monsieur W o o d !
cria-t-elle tout excite, en le brandissant.
C o o k i e se mit aboyer avec nergie, bondissant pour
attraper les petites baskets. M a i s L u c y ne le laissa
pas faire.
- E h ! cria Caro, surprise. O t'as eu a ?
- C ' e s t papa qui me l ' a donn, rpondit L u c y avec
un sourire encore plus large que celui du pantin. Je
vais commencer m'entraner aprs le dner, et je
vais devenir bien meilleure que toi !
- L u c y ! Tout n'est pas comptition, ne l'oublie pas !
la sermonna madame Lafaye.
- D e toute faon, j ' a i dj du travail grce C l a c C l a c , dit Caro d ' u n air suprieur. T o i , tu commences
juste. Dbutante, va !
- M o n s i e u r W o o d est bien plus beau que ton C l a c -

C l a c , rpondit L u c y en imitant sa sur. M o n s i e u r


W o o d est habill mode. C'est pas comme le costume
gris de C l a c - C l a c , qui est vraiment n u l .
Caro fit une mine dgote :
- T u trouves que cette vieille chemise minable est
branche ? B e u r k ! Ce vieux pantin a srement des
vers !
C'est toi qui as des vers !
- Ton pantin ne sera pas drle du tout, dclara C a r o ,
parce que tu n'as pas le moindre sens de l'humour.
- A h ! oui ? rpondit L u c y en jetant monsieur W o o d
par-dessus son paule. Il faut bien que j ' a i e le sens
de l'humour pour arriver te supporter, pas vrai ?
- Copieuse ! Sale copieuse ! cria Caro, jalouse.
- Sortez de la cuisine ! s'exclama madame Lafaye
avec colre. Dehors ! Vous tes insupportables ! L e s
pantins sont bien plus agrables que vous !
- M e r c i , M a m a n ! rpondit L u c y ironiquement.
- A p p e l e z - m o i pour le dner. En attendant, je monte
m'entraner avec C l a c - C l a c pour la fte de samedi,
conclut Caro.
Le lendemain aprs-midi, Lucy tait installe devant
la coiffeuse qu'elle partageait avec sa sur. E l l e tait
en train de farfouiller dans la bote bijoux la
recherche d'un collier de perles de couleur. E l l e le
passa par-dessus sa tte, sans le mlanger aux trois
autres qu'elle portait dj. Puis elle se contempla
dans le miroir, secouant la tte pour faire scintiller
ses boucles d'oreille pendantes.

J'adore ma collection de bijoux fantaisie, se ditelle en plongeant la m a i n dans les profondeurs du


coffret pour voir quels trsors il reclait encore.
L u c y pouvait passer des heures essayer des colliers
de perles, tripoter des douzaines de breloques,
enfiler des bracelets en plastique, faire tinter les
boucles d'oreilles. Sa collection de bijoux tait toujours un rconfort pour elle.
E l l e secoua encore la tte. Un coup frapp la porte
la fit se retourner.
- A l o r s , L u c y , comment a va ?
Son ami C o l i n B e a c h entra dans la chambre. Il avait
les cheveux blonds et raides, de grands yeux gris
clair et un visage mince. On avait toujours l'impression que C o l i n tait perdu dans ses penses.
- Tu es venu vlo ? demanda L u c y en se dpchant
d'ter plusieurs rangs de perles et en les jetant dans
la bote bijoux.
- N o n , pied. Pourquoi tu m'as appel ? Tu voulais
aller te promener ?
L u c y se leva d ' u n bond et se dirigea vers le fauteuil
prs de la fentre.
- N o n . Je veux m'entraner, dit-elle en s'emparant de
monsieur W o o d .
- C ' e s t m o i , le cobaye ? grommela C o l i n .
- N o n , le public. V i e n s !
E l l e le conduisit sous le vieux platane dans le jardin.
Le soleil de l'aprs-midi commenait juste dcliner
dans le ciel d ' u n bleu printanier.

E l l e posa un pied contre le tronc de l'arbre et assit


monsieur W o o d sur son genou. C o l i n s'tendit dans
l'herbe.
- Tu vas me dire si c'est drle, ordonna-t-elle.
- D ' a c c o r d . Dmarre, rpondit C o l i n en plissant les
yeux pour mieux se concentrer.
L u c y tourna son pantin vers elle.
- Comment a va aujourd'hui ?
- Trs bien. Je ne suis pas une vieille branche, m o i !
fit-elle rpondre au pantin.
E l l e attendit que C o l i n se mette rire, mais il ne se
passa rien.
- C ' t a i t drle, non ?
- B o f ! rpondit-il sans enthousiasme. Continue.
- D ' a c c o r d ! M o n s i e u r W o o d , que f a i s i e z - v o u s
devant le miroir, les yeux ferms ?
- Eh bien, rpondit le pantin d'une v o i x aigu, je
voulais voir quoi je ressemblais quand je dormais !
L u c y tira en arrire la tte du pantin comme s ' i l tait
en train de s'esclaffer.
- Q u ' e s t - c e que tu penses de cette blague ?
C o l i n haussa les paules.
- C'est moins nul.
- O h ! Tu sers rien ! cria L u c y en colre. Tu es
cens me dire si c'est drle ou pas, ajouta-t-elle en
baissant les bras.
- Il me semble que non, rpondit pensivement C o l i n .
L u c y grommela.
- Il me faudrait quelques bons recueils de blagues.
C ' e s t tout. D e s bons recueils avec des bonnes

blagues. Aprs, je serais prte faire un spectacle.


Parce que je suis doue comme ventriloque, non ?
Je suppose, rpondit C o l i n en arrachant une p o i gne d'herbe et en laissant les brins retomber un
un.
- Regarde, je ne bouge pas beaucoup les lvres ?
- Pas trop, admit C o l i n . M a i s on ne peut pas dire que
tu saches vraiment placer ta voix.
L u c y essaya plusieurs autres blagues.
- Q u ' e s t - c e que t ' e n p e n s e s ? demanda-t-elle
Colin.
- Je pense q u ' i l faut que je rentre, fit-il en l u i lanant
une poigne d'herbe.
L u c y caressa doucement les cheveux peints du pantin, faisant tomber les quelques brins qui restaient
colls.
- Tu fais de la peine monsieur W o o d , reprocha-telle C o l i n qui se mettait debout.
- Pourquoi tu te casses les pieds avec ce truc ?
- P a r c e que c'est amusant.
- C ' e s t la seule raison ?
- E u h . . . Je voudrais montrer Caro que je suis plus
doue qu'elle.
- V o u s tes v r a i m e n t b i z a r r e s c o m m e f i l l e s !
s'exclama C o l i n . A l l e z , demain, au collge !
Il l u i fit un petit salut et se dirigea tranquillement
vers chez l u i , en bas de la rue.
Lucy se mit au lit et se blottit sous ses couvertures.
Un clair de lune plot filtrait travers les rideaux.

Billant s'en dcrocher la mchoire, elle jeta un


coup d'il au radio-rveil. E l l e entendait Caro se
laver les dents dans la salle de bains de l'autre ct
du couloir.
Avant de s'endormir, elle regarda monsieur W o o d
une dernire fois. Il tait install sur le fauteuil
devant la fentre, les mains sagement poses sur les
genoux, ses baskets blanches dpassant du bord du
sige.
Il a l'air d'une vraie personne, se dit L u c y , tout
engourdie de sommeil. D e m a i n , je vais chercher des
bons livres de blagues la bibliothque du collge.
Je serai bien plus drle que Caro. Je sais que j ' e n suis
capable.
E l l e s'enfona confortablement dans l'oreiller. Ds
q u ' o n teint, je m'endors, pensa-t-elle.
Caro entra quelques secondes plus tard, C l a c - C l a c
sous le bras.
- Tu dors ? demanda-t-elle.
- P r e s q u e , dit L u c y en billant bruyamment. J ' a i
rvis m o n contrle de maths toute la soire. O
tais-tu ?
- C h e z A l i c e , rpondit-elle en installant C l a c - C l a c
sur le fauteuil ct de monsieur W o o d . Il y avait des
enfants l-bas et je leur ai montr m o n spectacle. Ils
ont tellement ri que j ' a i cru qu'ils allaient s'touffer... Quand C l a c - C l a c et m o i , on a fait notre numro
de rap, A l i c e a crach son chocolat par le nez. Quelle
rigolade !
- C ' e s t bien, dit L u c y sans enthousiasme. C o m m e

a, C l a c - C l a c et toi, vous tes prts pour l'anniversaire d ' A n n e samedi.


- Ouais, rpondit C a r o .
E l l e posa le bras de C l a c - C l a c sur les paules de
monsieur W o o d .
- Ils sont tellement mignons tous les deux.
P u i s elle remarqua les vtements soigneusement
plies sur le dossier de la chaise.
- Q u ' e s t - c e que c'est que a ?
L u c y leva la tte pour voir de quoi sa sur parlait.
- Ma tenue pour demain. Pendant le cours de mademoiselle B a r u c h , on fait une fte d'adieu. Pour M a r got. Tu sais, la p r o f stagiaire. On dort maintenant ?
- D'accord.
Caro s'assit sur son lit et teignit la lampe de chevet.
- T u f a i s des p r o g r s a v e c m o n s i e u r W o o d ?
demanda-t-elle en se glissant sous les couvertures.
L u c y se sentit pique par la question. C'tait un vrai
coup bas.
- Ouais, je deviens bonne. J ' a i montr des trucs
C o l i n . Il a tellement rigol q u ' i l en a attrap un point
de ct. Je te jure. Il dit qu'avec monsieur W o o d , je
devrais aller faire de la tl.
- A h b o n ? rpondit C a r o , incrdule. C'est bizarre.
Je n'aurais jamais pens que C o l i n avait un sens de
l'humour trs dvelopp. Il a l'air tellement sinistre.
Je ne suis mme pas sre de l'avoir dj vu rire.
- P o u r t a n t , a ne l ' a pas empch de rire en me
regardant avec monsieur W o o d , insista L u c y , qui
aurait aim savoir mieux mentir.

- Gnial ! marmonna Caro. Je meurs d'impatience


de voir ton spectacle.
Tout comme m o i , pensa L u c y , renfrogne.
Quelques secondes plus tard, elles dormaient.
Leur mre les appela sept heures le lendemain
matin. La lumire orange d'un gai soleil matinal
envahissait la chambre. Dans le vieux platane, les
oiseaux chantaient joyeusement.
- Debout l-dedans ! Debout l-dedans !
Tous les matins, madame Lafaye les rveillait de la
mme faon.
L u c y se frotta les yeux, puis s'tira de tout son long.
E l l e parcourut la chambre du regard ; soudain, elle
sursauta.
- E h . . . qu'est-ce qui se passe ?
E l l e attrapa Caro par l'paule et la secoua sans
mnagements.
- Qu'est-ce qui se passe ?
-Hein?
Caro, surprise, s'assit dans son lit.
- C ' e s t quoi, cette b l a g u e ? O est-il ? demanda
Lucy.
-Hein ?
L u c y m o n t r a le f a u t e u i l , de l'autre ct de la
chambre.
A s s i s tout droit, C l a c - C l a c leur souriait, baign de
soleil matinal.
M a i s monsieur W o o d n'tait plus l.

Caro cligna des yeux et se redressa.


- Qu'est-ce q u ' i l y a ? Qu'est-ce q u ' i l y a de cass ?
demanda-t-elle d'une v o i x enroue de sommeil.
- O est monsieur W o o d ? O l'as-tu mis ? s ' i m p a tienta L u c y .
- H e i n ? O je l'ai mis ?
Caro aperut C l a c - C l a c assis tout raide sur le fauteuil. Seul.
- Ce n'est vraiment pas drle ! dit L u c y en sortant de
son lit. Tu n'en as jamais assez de faire des m a u vaises blagues, Caro ?
- H e i n ? Quelle blague ?
L u c y se pencha pour regarder sous le fauteuil. Puis
elle se mit quatre pattes pour regarder sous les lits.
- O est-il, Caro ? demanda-t-elle avec colre. Ce
n'est vraiment pas amusant...
- Je ne te dis pas le contraire... dit Caro en s'tirant.
L u c y se redressa et ses yeux s'largirent en apercevant son pantin.

-Oh!
Caro suivit son regard. M o n s i e u r W o o d leur souriait
depuis le seuil de la porte. Il paraissait tenir debout,
les jambes bizarrement tordues. Il tait habill avec
les vtements chics de L u c y , la jupe de velours et le
chemisier de soie.
B o u c h e be, L u c y se prcipita vers la porte. E l l e
s'aperut tout de suite que le pantin ne tenait pas tout
seul. On avait gliss la poigne de la porte dans la
fente de son dos.
E l l e l'attrapa par la taille.
- Ma chemise ! E l l e est toute froisse, regarde ! criat-elle, les yeux plisss de fureur. C ' e s t vraiment
odieux de ta part, Caro.
- M o i ? s'exclama celle-ci. Je te jure, L u c y , c'est pas
m o i . J ' a i dormi comme une masse. Je n'ai pas boug
jusqu' ce matin. Je t'assure !
L u c y la dvisagea longuement, puis regarda le pantin. M o n s i e u r W o o d , lgamment vtu, lui souriait,
comme s ' i l apprciait la situation.
- V o y o n s , monsieur W o o d , je suppose que tu t'es
habill et que tu as march jusqu' la porte par tes
propres moyens ?
Caro allait rpondre, mais elle fut interrompue par la
voix de leur mre qui criait d'en bas :
- A l o r s , les f i l l e s , v o u s n ' a l l e z pas e n c l a s s e
aujourd'hui ? Vous tes en retard !
- On arrive ! rpondit L u c y en jetant un regard mauvais sa soeur.
E l l e installa soigneusement monsieur W o o d plat

dos sur son lit et l u i ta la jupe et la chemise. Caro en


profita pour occuper la premire la salle de bains.
E n soupirant, L u c y regarda machinalement m o n sieur W o o d . Il l u i semblait que son grand sourire
tait mchant.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ce n'est pas
m o i qui t'ai habill et dplac. Et Caro jure que ce
n'est pas elle.
Si ce n 'est pas nous, pensa-t-elle, qui a fait cela ?

- Penche-lui la tte en avant, ordonna Caro. Voil. Si


tu le fais un peu sauter de bas en haut, on a l'impression q u ' i l est en train de rire.
Obissante, L u c y fit sauter monsieur W o o d sur ses
genoux.
- Ne fais pas tant bouger sa bouche, ajouta Caro.
- V o u s tes compltement folles toutes les deux,
remarqua A l i c e , l'amie de Caro.
a, c'est pas un scoop, dit C o l i n en riant.
Ils taient tous les quatre l'ombre du vieux platane
dans le jardin des Lafaye. C'tait samedi aprs-midi,
il faisait chaud, le soleil brillait dans un ciel ple.
C o o k i e , dont la queue ne cessait de battre la mesure,
quadrillait le terrain, nez au sol.
L u c y , assise sur une chaise pliante appuye contre le
tronc, avait install monsieur W o o d sur ses genoux.
Caro et A l i c e , les bras croiss, debout, regardaient
son spectacle, les sourcils froncs, en pleine concen-

tration. C o l i n , tendu sur le dos, les mains derrire la


tte, mchonnait un long brin d'herbe.
L u c y essayait de faire la dmonstration de ses talents
de ventriloque. M a i s Caro l'interrompait sans arrt
pour l u i donner des conseils. Et quand elle ne
donnait pas de conseils, elle ne cessait de regarder sa
montre avec nervosit. E l l e ne voulait pas arriver en
retard la fte d ' A n n e .
- T ' e s quand mme bizarre, dclara A l i c e Caro.
- Je m ' e n fiche, dit celle-ci. Je m'amuse bien avec
C l a c - C l a c . En plus, je vais me faire un m a x i m u m
d'argent. Et peut-tre que je vais devenir une vedette
quand je serai plus grande, ajouta-t-elle en regardant
de nouveau sa montre.
En tout cas, au collge, tout le monde pense que
vous tes bizarres, toutes les deux, insista A l i c e en
chassant une mouche de sa main.
- I l s pensent ce q u ' i l s veulent ! rpliqua C a r o . Ils
sont pas bizarres, eux, peut-tre ?
- Et toi itou, fit dire L u c y monsieur W o o d .
- On voit tes lvres bouger, prvint Caro.
L u c y leva les yeux au ciel.
- Tu peux pas me lcher, dis ? Depuis ce matin, tu es
aprs m o i !
- Je voulais juste t'aider. C'est pas la peine d'tre
aussi agressive. Si tu veux faire des animations
dans des ftes, il va falloir que tu amliores ton
numro.
L u c y laissa la poupe s'effondrer sur ses genoux.

- J e n'arrive pas trouver de bons recueils de


blagues, dit-elle d ' u n ton dpit. O as-tu trouv les
tiennes ?
Caro eut une moue mprisante. Rejetant ses longs
cheveux en arrire, elle laissa tomber :
- Je les invente moi-mme.
- Tu es une blague toi toute seule, se moqua C o l i n .
- H a ! Ha ! R a p p e l l e - m o i de rire tout l'heure,
rpondit Caro en l u i faisant une grimace.
- E t toi, pourquoi tu n'as pas sorti ton pantin ?
demanda A l i c e . Tu ne veux pas t'entraner avant la
fte ?
- Pas la peine, assura Caro. Je suis f i n prte. Il ne
faut pas trop rpter, c'est mauvais.
L u c y r i c a n a bruyamment.
- Il y a des parents qui vont rester pour nous regarder, C l a c - C l a c et m o i , continua C a r o , sans se laisser
dmonter par les sarcasmes de sa sur. Si les enfants
s'amusent, ils m'embaucheront peut-tre pour animer leurs ftes.
- L u c y et toi, vous devriez faire un numro
ensemble, suggra A l i c e . Ce serait fantastique.
- O u a i s ! C o m m e a, on aurait quatre pantins !
s'exclama C o l i n .
A l i c e fut la seule rire.
- a pourrait tre pas m a l , effectivement, dit Caro.
Puis elle ajouta :
- Ds que L u c y sera prte.
L u c y prit une profonde inspiration, prte lancer
une rplique cinglante. M a i s avant qu'elle n'et le

temps de dire un mot, Caro l u i prit monsieur W o o d


des mains.
- Je vais te montrer quelques trucs, dit-elle en posant
un pied sur la chaise pliante de L u c y et en installant
monsieur W o o d sur son genou. D ' a b o r d , il faut que
tu le tiennes plus droit, comme a.
- E h , rends-le-moi ! cria L u c y en tendant la main.
Au moment o elle allait le toucher, monsieur W o o d
tourna brusquement la tte pour la regarder dans les
yeux.
- T'es nulle ! aboya-t-il au visage de L u c y d'une v o i x
rauque.
- H e i n ? L u c y recula sous l'effet de la surprise.
- T'es compltement nulle ! rpta mchamment
monsieur W o o d de la mme v o i x casse.
- Caro ! a suffit !
C o l i n et A l i c e en taient bouche be de surprise.
Pauvre idiote ! Fiche le camp ! Fiche le camp, sale
crtine !
- B e n dis donc ! commenta C o l i n .
C a r o , a suffit ! hurla L u c y .
- J ' y peux rien ! rpliqua celle-ci d'une v o i x tremblante.
Ses yeux taient agrandis de frayeur.
- Je ne peux rien faire, L u c y ! C'est... c'est lui qui
parle !

Le pantin semblait fixer L u c y , avec un grand sourire


mchant et laid.
- Je ne peux pas l'arrter. Ce n'est pas m o i ! cria
Caro.
Tirant de toutes ses forces, elle russit dtourner
monsieur W o o d de la figure de sa sur.
C o l i n et A l i c e changeaient des regards incrdules.
Effraye, L u c y se leva et vint s'adosser contre le
tronc de l'arbre.
- C ' e s t . . . c'est lui qui parle ? demanda-t-elle d'une
voix chevrotante sans quitter des yeux le pantin
souriant.
- Je... je crois. Je... je ne sais plus trs bien o j ' e n
suis, rpondit Caro, les joues carlates.
C o o k i e aboyait en tournant autour des jambes de
Caro pour attirer son attention. M a i s celle-ci ne p o u vait dtacher les yeux du visage effray de sa sur.
- C ' e s t une blague, hein ? s'enquit C o l i n d ' u n air
inquiet.

- Q u ' e s t - c e qui se passe ? interrogea A l i c e , les bras


toujours croiss.
Sans leur prter attention, C a r o tendit monsieur
W o o d sa sur.
- Tiens, prends-le. C'est le tien. Aprs tout, toi, tu
pourras peut-tre le contrler.
- M a i s , Caro... protesta L u c y .
Caro regarda sa montre.
- Oh ! N o n ! La fte ! Je suis en retard !
Secouant la tte, elle se prcipita vers la maison.
- plus tard ! cria-t-elle sans se retourner.
- M a i s , Caro...
La porte de la cuisine claqua derrire elle.
Tenant monsieur W o o d par les paules, L u c y baissa
les yeux vers lui.
Encore une mauvaise blague de Caro , se dit-elle
pour se rassurer...
Lucy se balanait tranquillement sur la vieille balanoire dont les chanes rouilles grinaient. Le soir
descendait doucement. U n e bonne odeur de poulet
r t i s'chappait de la fentre de la c u i s i n e o
madame Lafaye prparait le dner.
C o o k i e aboya en passant sous le portique. L u c y
arrta la balanoire, craignant de le cogner au
passage.
- C h i e n idiot ! Tu ne sais pas que tu pourrais prendre
un mauvais coup ?
En relevant les yeux, elle vit Caro arriver en courant,
C l a c - C l a c sous l e b r a s . s o n s o u r i r e , L u c y

c o m p r i t tout de suite que la fte avait t un


triomphe. M a i s cela ne l'empcha pas de demander :
- Comment a s'est pass ?
- C'tait super ! C l a c - C l a c et m o i , on a t gniaux !
L u c y descendit de la balanoire et se fora sourire.
- C ' e s t bien, dit-elle platement.
- L e s enfants nous ont trouvs trs rigolos. Pas vrai,
Clac-Clac ?
- Ils m'ont aim, m o i . T o i , ils t'ont dteste, dclara
C l a c - C l a c avec la voix haut perche de Caro.
L u c y eut un rire forc.
- Je suis contente que a se soit bien pass, articulat-elle en essayant de se montrer belle joueuse.
- C l a c - C l a c et m o i , on a commenc par un petit rcital de chansons. Aprs, on a fait notre numro de rap.
Un tabac !
E l l e en rajoute peut-tre un peu ! songea amrement L u c y , qui se sentait folle de jalousie.
- Tous les petits ont voulu dire un mot C l a c - C l a c .
Pas vrai, C l a c - C l a c ?
- Tout le monde m'aime. O est ma part du butin ?
fit-elle dire au pantin.
- A l o r s , tu as eu vingt dollars ? demanda L u c y en
donnant un coup de pied dans une touffe d'herbe.
- N o n , trente ! L a mre d ' A n n e m ' a dit que j e
m'tais tellement bien dbrouille que a mritait
davantage. Et tu sais q u o i ? Tu connais madame
E v e n n y ? C e l l e q u i porte toujours un p a n t a l o n
impression panthre. Tu sais, la mre de C l a r a ? E l l e
m ' a demand de venir la fte de C l a r a dimanche

prochain. E l l e va me payer quarante dollars ! Je vais


tre riche !
- O u a h ! Quarante dollars ! m a r m o n n a L u c y en
secouant la tte.
- a fait trente pour m o i et dix pour toi, fit dire Caro
Clac-Clac.
- I l faut que j ' a i l l e raconter ces bonnes nouvelles
M a m a n ! Et toi, qu'est-ce que tu as fait cet aprsmidi ?
- Je suis alle au centre commercial avec elle.
Agitant frntiquement la queue, C o o k i e leur courait
dans les pieds, manquant de les faire trbucher.
- C o o k i e , dgage ! cria Caro.
- Oh ! J ' a i presque oubli ! dit L u c y en s'arrtant sur
le seuil. Il s'est pass quelque chose d'agrable.
Caro s'immobilisa, elle aussi.
- Q u o i donc ?
- Au centre commercial, on est tombes sur madame
Stanley.
M a d a m e Stanley tait leur professeur de musique.
- Quelle super nouvelle ! commenta moqueusement
Caro.
- E t madame Stanley m ' a demand si, avec m o n sieur W o o d , on ne pourrait pas prsenter le spectacle
de fin d'anne, annona L u c y en souriant.
Caro eut du mal avaler sa salive.
- E l l e t'a demand, toi, de prsenter le concert ?
- Ouais. Il faut que je fasse un numro avec m o n sieur W o o d devant tout le monde ! s'cria joyeusement L u c y .

E l l e vit que le visage de sa sur se contractait de


jalousie, ce qui la rendit encore plus heureuse.
Caro ouvrit la porte.
- E h bien, bonne chance, dit-elle schement. A v e c
un pantin aussi bizarre que le tien, tu en auras plutt
besoin.
Pendant tout le dner, on ne parla que du succs de
Caro la fte d ' A n n e . Caro et sa mre discutaient
avec animation, tandis que L u c y mangeait en silence.
- Au dbut, je reconnais que je trouvais toute cette
histoire trange, dit madame Lafaye en servant de la
glace la vanille. Je ne comprenais pas pourquoi tu
avais envie de jouer les ventriloques, Caro. M a i s je
suppose que tu as eu de l'intuition, parce q u ' o n dirait
que tu ne manques pas de talent.
Le visage de Caro rayonnait. En rgle gnrale,
madame Lafaye tait plutt avare de compliments.
- J ' a i trouv un livre la bibliothque du collge,
expliqua Caro. C'tait bourr d'ides. Et il y avait
mme tout un numro jouer. M a i s m o i , je prfre
inventer mes propres blagues, ajouta-t-elle en jetant
un coup d'oeil sa soeur.
- Tu devrais regarder le spectacle de ta soeur,
conseilla madame Lafaye L u c y en l u i tendant une
coupe de glace. Tu pourrais srement y glaner quelques bons trucs pour la fte du collge.
- Peut-tre, rpondit L u c y en essayant de dissimuler
son agacement.
M o n s i e u r Lafaye appela de N e w York aprs le dner.
Caro lui raconta son beau succs de l'aprs-midi,

L u c y l'histoire du concert avec monsieur W o o d . S o n


pre promit de ne prendre aucun rendez-vous pour ce
soir-l afin de pouvoir assister au spectacle.
Aprs avoir regard une cassette vido que leur mre
avait loue au centre commercial, les jumelles m o n trent dans leur chambre. Il tait un peu plus de onze
heures.
L u c y appuya sur l'interrupteur. E l l e regarda le fauteuil sur lequel elles posaient leurs marionnettes... et
manqua de s'touffer.
- Oh non ! cria-t-elle.
Au dbut de la soire, les marionnettes taient
assises cte cte. M a i s prsent, C l a c - C l a c avait la
tte en bas et il tait moiti tomb du fauteuil. Ses
souliers marron avaient t ts et lancs contre le
mur. La veste de son costume, arrache, lui coinait
les mains derrire le dos.
- R e . . . regarde ! dit L u c y sa sur en bgayant.
M o n s i e u r Wood... il est...
E l l e s'arrta net. M o n s i e u r W o o d tait tendu de tout
son long sur C l a c - C l a c et il avait les mains jointes
autour de son cou, comme s ' i l voulait l'trangler.

- C'est... c'est incroyable ! russit murmurer L u c y .


E l l e vit l'expression effraye du visage de sa sur.
- Q u ' e s t - c e que c'est que cette histoire ? cria Caro.
L u c y attrapa monsieur W o o d par sa chemise et le
dcolla de l'autre pantin. E l l e eut l'impression de
sparer deux gamins en train de se battre.
E l l e le tint bout de bras, l'examinant avec soin, le
dvisageant comme si elle s'attendait presque
l'entendre parler. Puis elle le balana sur son lit, le
nez dans les oreillers. E l l e tait blme de frayeur.
Caro se pencha pour ramasser les souliers marron de
Clac-Clac.
- L u c y , c'est toi qui as fait a ? demanda-t-elle
doucement.
-Moi ?
L u c y sursauta sous le coup de la surprise.
- Je sais bien que tu es jalouse de C l a c - C l a c et que...
- Attends une minute, se dfendit L u c y d'une v o i x

tremblante de colre. Ce n'est pas m o i qui ai fait a.


Ne m'accuse pas !
Caro dvisagea sa sur et soupira :
- Je ne comprends pas, vraiment pas. Regarde C l a c C l a c . Il est tout cass.
E l l e posa les souliers sur une chaise et prit doucement le pantin dans ses bras, comme si c'tait un
bb. Le tenant d'une m a i n , de l'autre elle essaya de
lui remettre sa veste.
L u c y entendit sa sur marmonner quelque chose.
E l l e crut comprendre : Ton pantin est mchant.
- Q u ' e s t - c e que tu as dit ? demanda-t-elle.
- R i e n , rpliqua C a r o , qui se dbattait toujours avec
la veste. Je... je... j ' a i plutt la trouille de toute cette
histoire, avoua-t-elle sans oser croiser le regard de sa
sur.
- M o i aussi, reconnut L u c y . Il se passe des choses
tranges. On devrait en parler maman.
Caro boutonna la veste, puis elle s'assit sur son lit
avec C l a c - C l a c sur les genoux pour l u i remettre ses
chaussures.
- Ouais, je suis d'accord. a fiche trop la trouille...
L e u r mre tait dans son lit en train de lire un roman
d'pouvante. La chambre tait dans la pnombre,
seules les pages du livre taient claires par une
petite lampe.
M a d a m e Lafaye poussa un cri de surprise en voyant
ses filles surgir de l'ombre.
- O h , vous m'avez fait peur ! C'est un livre trs
effrayant...

- On peut te parler ? coupa L u c y avec nervement.


- Il se passe des choses tranges, ajouta Caro.
M a d a m e Lafaye ferma son livre en billant.
- Q u e l est le problme ?
- C ' e s t propos de monsieur W o o d . Il a fait des
choses trs bizarres, dit Lucy.
-Hein ?
M a d a m e Lafaye ouvrit des yeux comme des soucoupes. E l l e paraissait ple et fatigue dans la
lumire crue de sa lampe.
- I l tait e n train d'trangler C l a c - C l a c , raconta
Caro. Et cet aprs-midi, il a dit des choses vraiment
grossires. Et...
- A s s e z ! ordonna madame L a f a y e , en levant la
main. a suffit !
- M a i s , Maman..., commena L u c y .
- F i c h e z - m o i la paix, les filles. J ' e n ai assez de vos
histoires abracadabrantes !
- M a m a n , s ' i l te plat !
- Maintenant, je veux que a cesse, insista madame
Lafaye en jetant son livre sur la table de chevet. Je
suis srieuse. Je ne veux plus entendre un seul mot
propos de ces pantins. Si vous avez des problmes,
dbrouillez-vous entre vous.
- M a m a n , coute...
- E t si vous n'arrivez pas vous dbrouiller, je
confisque les deux. Tenez-le-vous pour dit !
M a d a m e Lafaye teignit sa lampe de chevet, p l o n geant la pice dans l'obscurit.
- Bonne nuit ! ajouta-t-elle.

L e s filles furent forces de quitter la chambre. Silencieusement, elles traversrent le palier.


L u c y hsita au moment d'entrer dans leur chambre.
E l l e s'attendait trouver monsieur W o o d encore en
train d'trangler C l a c - C l a c ; elle poussa un soupir de
s o u l a g e m e n t e n v o y a n t que l e s d e u x p a n t i n s
n'avaient pas boug de leurs lits.
M a m a n n ' a pas t d ' u n grand secours, fit observer
C a r o , en installant C l a c - C l a c sur le fauteuil prs de la
fentre.
- J e pense qu'elle dormait moiti et q u ' o n l ' a
rveille...
L u c y prit monsieur W o o d et se dirigea vers le fauteuil. Puis elle s'arrta.
- Tu sais quoi ? Je crois que je vais le mettre dans le
placard pour cette nuit, dcida-t-elle brusquement.
- B o n n e ide, approuva Caro en se mettant au lit.
L u c y j e t a u n coup d'oeil a u pantin, s'attendant
presque le voir ragir. Gmir. L'injurier. M a i s m o n sieur W o o d l u i souriait, et ses yeux peints taient
inexpressifs.
L u c y sentit un frisson la parcourir. Je commence
avoir peur d'une idiote poupe de ventriloque , se
dit-elle.
E l l e ouvrit la porte du placard en grommelant, pour
poser le pantin sur l'tagre du haut. E l l e la referma
avec soin et se dirigea vers son lit.
Cette nuit-l, elle eut encore du m a l trouver le
sommeil.
Le lendemain, son rveil, elle se sentait puise

comme si elle n'avait pas ferm l ' i l . Encore m a l


rveille, elle regarda le fauteuil devant la fentre.
C l a c - C l a c tait assis l, exactement dans la position
dans laquelle Caro l'avait mis. Et ct, monsieur
W o o d , un bras pass autour des paules de C l a c C l a c , souriait triomphalement L u c y , comme s ' i l
venait de lui jouer un b o n tour.

- A l o r s , monsieur W o o d , allez-vous l'cole?


- B i e n sr. Vous me prenez pour un pantin ?
- Et quel est votre cours prfr ?
- L'atelier de sculpture sur bois, videmment !
- Qu'est-ce que vous y faites, monsieur W o o d ?
- Je sculpte un pantin en forme de fille ! Qu'est-ce
que vous croyez ? Ah ! Ah ! Que j ' a i envie de passer
le reste de ma vie sur vos genoux ?
L u c y s'assit devant le miroir de la coiffeuse, m o n sieur W o o d sur les genoux. E l l e voulait se regarder
en train de rpter ses numros pour le concert du
collge.
M o n s i e u r W o o d s'tait bien conduit depuis deux
jours. A u c u n incident mystrieux ou effrayant. L u c y
commenait se rassurer. Peut-tre que son imagination lui avait jou des tours ? Peut-tre qu' prsent
tout allait bien se passer?
E l l e se pencha vers le miroir pour observer sa bouche
pendant qu'elle parlait avec la v o i x du pantin.

Il tait impossible de prononcer les B et les M


sans bouger les lvres. Il fallait viter ces lettres
au m a x i m u m .
Je m'amliore quand il s'agit de passer de ma v o i x
celle de monsieur W o o d , pensa-t-elle joyeusement.
M a i s il faut que je change plus rapidement. Plus vite
on parle, lui et m o i , plus c'est drle.
- Essayons encore une fois, monsieur W o o d , dit-elle
en approchant la chaise du miroir.
- Le travail, toujours le travail ! fit-elle grommeler au
pantin.
Avant que L u c y n'et le temps de reprendre sa rptition, Caro entra en trombe dans la chambre. Dans le
miroir, L u c y regarda sa sur s'approcher d'elle, ses
longs cheveux flottant sur ses paules, un sourire
triomphant aux lvres.
- Tu sais quoi ? dit-elle.
L u c y n'eut mme pas le temps de rpondre.
- M a d a m e Burgess tait la fte d ' A n n e Marlow.
E l l e travaille la tl et elle trouve que je suis suffisamment bonne pour me prsenter Stars en herbe,
l'mission qui a lieu toutes les semaines.
- H e i n ? C'est vrai ? russit articuler L u c y .
Caro bondit d'un pied sur l'autre en criant :
- C l a c - C l a c et m o i , on va passer la tl ! Est-ce que
ce n'est pas G - N I A L ?
Contemplant sa sur surexcite, L u c y sentit une
vague de jalousie la submerger.
- Il faut que j ' a i l l e raconter a M a m a n ! s'exclama
Caro. Maman ! Maman !

L u c y , hors d'elle, ne put retenir un cri de rage.


- O o o o o o h ! Pourquoi est-ce que toutes les bonnes
choses lui arrivent elle ? M o i , je prsente un spectacle minable devant une centaine de parents, et elle,
elle va passer la tl ! Et pourtant, je me dbrouille
aussi bien qu'elle ! Si ce n'est mieux !
De colre, elle leva monsieur W o o d au-dessus de sa
tte et le jeta brutalement par terre. La tte du pantin
cogna sur le parquet avec un bruit sourd. La grande
bouche s'ouvrit comme pour laisser chapper un cri.
-Oh !
L u c y s'effora de retrouver son calme. Le pantin,
recroquevill ses pieds, semblait la fixer d ' u n air
accusateur. L u c y le ramassa et le serra contre elle.
- Voil, voil, monsieur W o o d , murmura-t-elle doucement. Je t'ai fait mal ? O u i ? E x c u s e - m o i . Je n ' a i
pas fait exprs.
Le pantin ne la quittait pas des yeux. S o n sourire
peint tait toujours le mme, mais son regard tait
glac et impitoyable.
C'tait une nuit calme. Pas un souffle de vent. Les
rideaux tirs devant la fentre ouverte ne bougeaient
pas. Un ple clair de lune pntrait dans la chambre
des filles, crant des ombres violettes qui semblaient
envahir la pice.
Caro dormait m a l , d ' u n sommeil lger rempli de
rves agits. E l l e fut rveille en sursaut par un bruit.
U n bruit sourd.
-Eh?

E l l e leva la tte de son oreiller humide.


Q u e l q u ' u n b o u g e a i t dans l ' o b s c u r i t . L e b r u i t
qu'elle avait entendu, c'taient des pas.
- Eh ! murmura-t-elle, bien rveille prsent. Q u i
est l ?
La silhouette se retourna sur le seuil, ombre plus
claire dans l'obscurit de la chambre.
- Ce n'est que m o i .
-Lucy ?
- B e n oui. Quelque chose m ' a rveille. J ' a i la gorge
sche. Je descends la cuisine chercher un verre
d'eau.
E l l e disparut dans les tnbres. Caro l'couta descendre l'escalier, puis, quand le bruit s'estompa, elle
ferma les yeux et laissa retomber sa tte sur l'oreiller.
Quelques secondes plus tard, elle entendit L u c y
pousser un cri d'horreur.

Caro sortit du lit prcipitamment. L e s draps entortills autour de ses jambes la firent trbucher.
Le cri vous figer le sang de L u c y l u i rsonnait
encore dans les oreilles. Pieds nus, elle dvala l'escalier obscur pour se retrouver devant la porte de la
cuisine.
U n e trange lumire baignait la pice : celle de la
petite ampoule l'intrieur du rfrigrateur, dont la
porte tait grande ouverte.
Qu'est-ce qui se passe ?
E l l e avana d ' u n pas. Puis d'un autre. S o n pied p l o n gea dans quelque chose de froid et humide.
Caro sursauta et s'aperut qu'elle marchait dans une
grosse flaque de lait.
E l l e leva les yeux vers L u c y , adosse contre le mur,
les mains leves devant le visage comme pour se protger de l'horreur.
- L u c y , mais enfin...
E l l e s'arrta net, dcouvrant l'ampleur du dsastre.

Des fruits et des lgumes jonchaient le sol. Il y avait


des ufs casss un peu partout. Pire encore, les
boucles d'oreilles, les bracelets et les colliers de
perles de L u c y taient parpills, mlangs la
n o u r r i t u r e r p a n d u e , c o m m e p o u r une salade
monstrueuse.
- O h , non !
Caro cria en voyant une silhouette par terre.
A s s i s au m i l i e u du cataclysme, souriant gaiement,
monsieur W o o d trnait. Il portait plusieurs colliers
de perles autour du cou et une assiette de poulet froid
tait pose sur ses genoux.

- L u c y , a va ? cria Caro en dtournant les yeux du


pantin souriant, couvert de bijoux.
L u c y ne parut pas l'entendre.
- a va ? rpta C a r o .
- Q u ' e s t - c e qui se passe ? bgaya L u c y , affale
contre le mur, blme de terreur. Q u i a fait a ? Est-ce
que monsieur Wood...
Caro allait rpondre quand le cri de surprise de leur
mre l'interrompit. M a d a m e Lafaye alluma le p l a fonnier. E l l e s clignrent des yeux toutes les trois,
blouies par cette lumire brutale.
N o m d ' u n chien ! s'exclama madame Lafaye.
E l l e se mit appeler son mari, puis elle se rappela
q u ' i l n'tait pas l.
C o o k i e pntra gaiement dans la pice, la queue en
mtronome. Il baissa la tte et commena croquer
les coquilles d'oeufs brises.
- F i c h e - m o i le camp ! cria svrement madame
Lafaye.
E l l e attrapa le chien sous le bras, le mit dehors et
referma la porte. Puis elle avana au m i l i e u de la

pice, en hochant la tte, ses pieds nus ratant de peu


la flaque de lait.
- J e suis descendue boire, e t je... j ' a i trouv c e
dsordre, expliqua L u c y d'une v o i x tremblante. L a
nourriture, mes bijoux, tout a...
- C ' e s t monsieur W o o d le coupable, dit Caro d'une
v o i x accusatrice. Regardez-le !
- a suffit ! a suffit ! J ' e n ai assez ! hurla leur mre.
M a d a m e Lafaye valua les dgts, les sourcils froncs. Son regard se posa sur le pantin et elle eut un
grognement dgot.
- Je le savais, je le savais que tout a avait quelque
chose voir avec ces marionnettes de ventriloque,
gronda-t-elle en regardant les deux filles d ' u n air
accusateur.
- C ' e s t monsieur W o o d , M a m a n , dit L u c y avec
conviction, les poings serrs. Je sais que a a l'air
idiot, mais...
- A r r t e ! ordonna madame Lafaye. Je suis totalement cure. cure !
E l l e f i x a le pantin couvert de bijoux qui souriait audessus de son plat de poulet.
- Je vais vous confisquer vos marionnettes, dclarat-elle ses filles. Toute cette histoire est en train de
m a l tourner.
- M a i s . . . , protesta L u c y .
- C'est pas juste ! s'exclama Caro.
- Dsole ! C'est la seule solution, rpliqua fermement madame Lafaye. E l l e parcourut du regard le sol
jonch de dbris et, furieuse, ajouta :

- Regardez l'tat de la cuisine !


- M a i s j ' a i rien fait ! gmit Caro.
- E t m o i , j ' a i besoin d e monsieur W o o d pour l e
concert du collge, protesta L u c y . Tout le monde
compte sur m o i . M a d a m e Stanley me fait confiance.
M a d a m e Lafaye les regarda l'une aprs l'autre. E l l e
dvisagea Lucy.
- C'est ton pantin qui est par terre, non ?
- O u i . M a i s ce n'est pas m o i qui ai fait cela, je te le
jure !
- Vous jurez toutes les deux que vous n'tes pas responsables de ce gchis ? demanda madame Lafaye,
qui parut soudain trs fatigue sous la lumire
blanche du plafonnier.
- O u i , rpondit htivement Caro.
- D o n c , je vous confisque vos marionnettes toutes
les deux. Dsole ! rpliqua-t-elle. C'est forc : l'une
de vous ment. Je trouve a triste, mais c'est ainsi !
U n l o u r d silence s'abattit dans l a pice tandis
qu'elles contemplaient les dgts. L u c y fut la premire parler :
- M a m a n , et si Caro et m o i , on nettoie tout ?
Caro sauta sur l'ide et son visage s'claira.
- Oh oui ! On va tout remplacer sur notre argent de
poche. Et on va tout nettoyer nickel. S ' i l te plat !
Donne-nous encore une chance...
Indcise, madame Lafaye eut une moue dubitative.
E l l e regarda le visage implorant de ses filles.
- Entendu, finit-elle par dire. Je veux que cette c u i sine soit impeccable quand je redescendrai demain

matin. Plus de nourriture, plus de bijoux. Que tout


soit remis en place.
- D ' a c c o r d , rpondirent les filles en chur.
- Et je ne veux plus voir aucune de ces marionnettes
dans ma cuisine, prvint madame Lafaye. Si vous
arrivez faire tout cela, je vous donne encore une
chance.
Gnial !
- Et je ne veux plus entendre la moindre discussion
ce propos. Plus de dispute. Plus de rivalit. Arrtez
d'accuser ces poupes de toutes vos btises. Je ne
veux plus en entendre parler. Plus jamais.
- P r o m i s , dit L u c y en regardant sa sur.
- M e r c i , M a m a n , ajouta Caro. Retourne te coucher.
On va tout arranger.
E l l e poussa gentiment sa mre vers la porte.
- Je ne veux plus en entendre parler, rpta madame
Lafaye en disparaissant vers sa chambre.
L e s jumelles commencrent nettoyer. L u c y sortit la
serpillire tandis que Caro remettait les lgumes en
place. L e s filles ne disaient pas un mot. E l l e s travaillaient en s i l e n c e , ramassant, frottant, essuyant,
jusqu' ce que la cuisine ft propre.
Finalement, L u c y examina le sol quatre pattes,
pour tre sre q u ' i l tait i m p e c c a b l e . P u i s elle
ramassa monsieur W o o d . Il lui souriait largement,
comme s ' i l tait content de cette bonne blague.
Cette poupe n'a apport que des ennuis, pensat-elle.
Que des ennuis.

E l l e s quittrent la cuisine, teignant derrire elles,


puis montrent l'escalier en billant.
Le clair de lune ple filtrait toujours derrire les
rideaux de leur chambre. Malgr la fentre ouverte,
l'air tait chaud et humide. L u c y jeta un coup d'oeil
au radio-rveil : il indiquait trois heures vingt.
C l a c - C l a c tait croul sur le fauteuil devant la
fentre et son visage souriait dans la pnombre. Sans
perdre un instant, Caro se mit au lit. E l l e ta la couverture, se blottit sous le drap, puis tourna le dos sa
sur.
L u c y enleva monsieur W o o d de son paule. T u
n'apportes que des ennuis, pensa-t-elle avec colre
en le tenant bout de bras. Que des ennuis.
Avec son sourire narquois, monsieur W o o d avait l'air
de se moquer d'elle.
Je commence le dtester, pensa-t-elle. J ' a i peur
de lui et je le dteste.
Rageusement, elle ouvrit le placard, y jeta le pantin
et claqua la porte.
Le cur battant, elle se mit au lit. E l l e se sentait trs
fatigue, tout son corps tait las et douloureux. E l l e
enfouit son visage dans l'oreiller et ferma les yeux.
E l l e venait juste de s'endormir quand elle entendit
une toute petite v o i x :
- L a i s s e - m o i sortir ! L a i s s e - m o i sortir d ' i c i !
U n e v o i x touffe q u i venait d e l ' i n t r i e u r d u
placard.

- L a i s s e - m o i sortir ! L a i s s e - m o i sortir ! criait rageusement la v o i x haut perche.


L u c y s'assit brusquement. Tout son corps se figea
dans un accs de terreur. E l l e scruta le lit ct du
sien. Caro n'avait pas boug.
- Tu as entendu ?
- Entendu quoi ? demanda Caro d'une voix endormie.
La v o i x , murmura L u c y . Dans le placard.
- H e i n ? De quoi tu parles ? Il est trois heures du
matin. On pourrait pas dormir un peu ?
L u c y , le cur battant, sortit du lit.
- M a i s , Caro... Rveille-toi. Je te dis que monsieur
W o o d m ' a appele. Il a parl !
Caro leva la tte pour couter. Silence.
- Je n'entends rien, L u c y . R i e n du tout. Tu as peuttre rv.
- N o n , cria celle-ci, sur le point de craquer. Je n'ai
pas rv. J ' a i peur, Caro. Tellement peur !
Brusquement, L u c y se mit trembler des pieds la

tte et des larmes brlantes ruisselrent le long de ses


joues.
Caro vint s'asseoir au bord du lit de sa sur.
- I I . . . i l . . . se passe quelque chose d'abominable,
C a r o , bgaya L u c y au m i l i e u de ses larmes.
- Et je sais qui en est responsable, murmura Caro en
entourant d ' u n bras protecteur l'paule frissonnante
de sa sur.
-Hein ?
- O u i , je sais qui a fait tout cela, rpta C a r o . Je sais
trs bien.
- M a i s qui ? demanda L u c y , le souffle coup.

- Q u i ? rpta L u c y , les joues barbouilles de larmes.


Q u i est-ce ?
- M o i , rpondit Caro.
E l l e eut un sourire presque aussi large que celui de
C l a c - C l a c . Secoue de rire, elle ferma les yeux.
L u c y n ' y comprenait rien.
- H e i n ? Qu'est-ce que tu as d i t ?
- J e dis que c'est m o i qui ai fait tout cela, rpta
Caro. M o i , Caro. C'tait une blague, L u c y . Je t ' a i
encore fait marcher, ma vieille.
E l l e hocha la tte comme pour confirmer ses paroles.
L u c y , bouche be, dvisageait sa sur.
- C ' t a i t une blague ?
Caro hocha de nouveau la tte.
- Tu as boug monsieur W o o d pendant la nuit ? Tu
lui as mis mes vtements et tu lui as fait dire ces horreurs ? C'est toi qui l'as descendu dans la c u i s i n e ?
C'est toi qui as fait ce gchis pouvantable ?
Caro se mit rire.

- Ouais. Je t'ai vraiment fichu la trouille, pas vrai ?


L e s poings de L u c y se serrrent.
- M a i s . . . mais..., balbutia-t-elle, pourquoi ?
- P o u r rigoler, expliqua Caro en se renversant sur
son lit. Je voulais voir si j'arriverais te faire peur.
C'tait juste une blague. Je ne comprends pas c o m ment tu as pu te laisser avoir par cette v o i x dans le
placard, l tout de suite ! Je dois tre une super-bonne
ventriloque !
M a i s . . . mais...
C a r o clata de rire nouveau, enchante de sa
victoire.
- T ' a s vraiment cru que monsieur W o o d tait vivant !
T ' e s vraiment une andouille !
- U n e andouille ?
M m e pas ! La moiti d'une !
- Ce n'est pas drle, dit doucement L u c y .
- Je sais, ricana Caro. C'est carrment dsopilant !
T'aurais d regarder ta tte quand tu as vu monsieur
W o o d en bas au m i l i e u de tes prcieux bijoux !
- M a i s . . . mais comment as-tu pu avoir l'ide d'une
blague aussi mchante ? demanda L u c y .
- C ' e s t venu tout seul, rpondit Caro d ' u n air fier.
Quand tu as eu ton pantin. Pour une fois, je voulais
un truc bien m o i . J ' e n ai tellement marre que tu
passes ton temps me copier. Alors...
- A l o r s , tu as eu l'ide de cette sale blague.
Caro hocha la tte.
nerve, L u c y quitta son lit et pressa son front b r lant contre la vitre.

- J e ne comprends pas comment j ' a i pu tre aussi


bte, marmonna-t-elle.
- a, m o i non plus, dit Caro avec un grand sourire.
- Tu avais vraiment russi me faire croire que m o n sieur W o o d tait vivant, continua L u c y , les yeux dans
le vide. Je commenais vraiment avoir peur de l u i !
- H, oui ! Je suis super-doue ! Tu ne le savais pas ?
L u c y se tourna vers sa sur.
- Je ne te parlerai plus jamais, dclara-t-elle, matrisant sa fureur.
Caro haussa les paules.
- C'tait qu'une blague.
- N o n , insista L u c y . C'tait bien trop mchant pour
une simple blague. Je ne te parlerai plus jamais.
Jamais, tu m'entends ?
- C o m m e tu veux, rpliqua Caro schement. Je pensais que tu avais plus de sens de l'humour. C o m m e tu
veux.
E l l e se remit au lit en tournant le dos sa sur et
rabattit le drap sur sa tte.
Il faut que je trouve un moyen de l u i rendre la m o n naie de sa pice, pensa L u c y . M a i s comment ?

Quelques jours plus tard, par un aprs-midi chaud et


humide, L u c y revenait du collge avec C o l i n . Le
soleil tapait fort. L e s arbres taient immobiles et
n'offraient gure d'ombre.
- J ' a i m e r a i s bien q u ' o n ait une piscine, grommela
L u c y en tant son sac dos de son paule.
- M o i aussi, j ' a i m e r a i s bien que tu en aies une,
approuva C o l i n en s'essuyant le front avec la manche
de sa chemise rouge. Comment a marche avec m o n sieur W o o d ?
- Pas mal. Je pense que j ' a i trouv quelques bonnes
blagues. Je serai tout fait prte pour la fte demain
soir.
Tu parles de nouveau ta sur ?
L u c y rpondit en faisant la moue.
- Je lui parle, mais je ne l u i ai pas pardonn.
- Il faut dire qu'elle t'a vraiment fait un sale coup !
- Je me suis bien fait avoir, a, on peut le dire,

reconnut L u c y . J ' a i t vraiment idiote. Croire que


c'tait monsieur W o o d qui faisait tout ce bazar...
L u c y hocha la tte. Chaque fois qu'elle y repensait,
elle se sentait m a l l'aise.
En arrivant devant chez elle, elle ouvrit la petite
poche de son sac dos pour y prendre ses cls.
- Est-ce que tu as dit ta mre que Caro t'avait fait
cette sale blague ? demanda C o l i n .
L u c y secoua la tte.
- M a m a n en a compltement marre. E l l e nous a
interdit de parler des pantins devant elle. Papa est
rentr de N e w York hier soir et M a m a n lui a racont
tout ce qui s'tait pass. Du coup, on n ' a plus le droit
de lui parler des marionnettes, lui non plus ! M e r c i
de m'avoir raccompagne jusqu' la maison !
- Tout le plaisir est pour m o i ! rpondit C o l i n en l u i
faisant un petit salut de la main.
U n e fois entre, L u c y s'offrit un petit goter dans la
cuisine avant de monter dans sa chambre s'entraner
avec monsieur W o o d .
E l l e attrapa le pantin sur le fauteuil o il avait pass
la journe en compagnie de C l a c - C l a c . U n e canette
de C o c a dans une m a i n , la poupe sur l'paule, elle
se dirigea vers la coiffeuse et s'installa devant le
miroir.
C'est le meilleur moment de la journe pour rpter, se dit-elle. Personne la maison. L e s parents au
travail, Caro la piscine.
E l l e installa monsieur W o o d sur ses genoux.
- Il est temps de se mettre au boulot ! l u i fit-elle dire,

en cherchant la ficelle dans son dos pour lui faire


bouger les lvres.
Un bouton de la chemise du pantin tait dfait. L u c y
l'appuya contre la coiffeuse pour le lui remettre.
Quelque chose de jaune l u i attira l'il.
B i z a r r e , pensa L u c y . Je n'avais jamais rien remarqu jusque-l.
Glissant deux doigts dans la petite poche, elle en sortit une feuille bien plie.
a doit tre un r e u , supposa-t-elle.
E l l e dplia le papier.
Ce n'tait pas un reu. Il n ' y avait qu'une seule
phrase crite la main, trs clairement, l'encre
noire paisse, dans une langue inconnue de L u c y .
- E s t - c e que quelqu'un t ' a envoy un billet doux,
monsieur W o o d ?
Il la fixait de ses yeux sans vie. L u c y examina le
papier et lut l'trange phrase v o i x haute :
- K a r r u marri odonna loma molonu karrano.
Qu'est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-elle.
a ne ressemble aucune langue connue !
E l l e se tourna vers la poupe et poussa un petit cri de
surprise. M o n s i e u r W o o d paraissait avoir boug.
M a i s c'tait impossible... L u c y prit une profonde
inspiration et souffla lentement. Le pantin la regardait et ses yeux peints taient aussi vides que
d'habitude.
C e n'est pas le moment de perdre les pdales, se
reprit-elle.

- Au travail, monsieur W o o d !
E l l e replia le morceau de papier et le remit dans la
poche. Puis elle installa le pantin en position assise,
cherchant du bout des doigts les commandes pour les
yeux et la bouche.
- Comment a va chez vous, monsieur W o o d ?
- Pas trs bien, Lucy. J ' a i des termites. On peut dire
que a me ronge ! Ah ! Ah !
- Caro ! Lucy ! Descendez, s'il vous plat ! cria monsieur Lafaye au pied de l'escalier.
Le dner termin, les filles taient montes dans leur
chambre. C a r o , plat ventre sur son lit, lisait un livre
pour le collge. L u c y , assise devant la coiffeuse,
rptait tranquillement avec monsieur W o o d son
spectacle du lendemain.
- Q u ' e s t - c e que tu veux, Papa ? cria Caro d ' u n ton
agac.
- L e s Taylor sont l et ils meurent d'envie de v o i r
vos numros de ventriloque, rpondit leur pre.
Caro et L u c y grommelrent. L e s Taylor taient des
voisins, un couple g trs gentil mais trs ennuyeux.
L e s jumelles entendirent leur pre monter l'escalier.
Quelques secondes plus tard, il passa la tte par
l'entrebillement de la porte.
A l l e z , les filles ! Juste un petit numro. Ils sont
venus prendre le caf et on leur a parl de vos
marionnettes.
- M a i s il faut que je rpte pour demain soir, insista
Lucy.

- Rpte devant eux, proposa monsieur Lafaye. Juste


c i n q minutes. a va leur faire plaisir.
Soupirant bruyamment, les filles se levrent. Jetant
leurs marionnettes sur l'paule, elles suivirent leur
pre au salon.
M o n s i e u r et madame Taylor taient assis cte cte
sur le canap, leurs tasses caf poses devant eux
sur la table basse. Souriants, ils accueillirent chaleureusement les filles.
L u c y tait toujours frappe par la ressemblance entre
les poux Taylor. Ils avaient tous les deux des visages
minces et roses, couronns par une masse de cheveux blancs. Ils portaient tous les deux des lunettes
double foyer cercles de mtal, qui glissaient le long
de leurs nez pointus, presque identiques. Ils avaient
le mme sourire. M o n s i e u r Taylor avait une petite
moustache grise. Caro disait toujours en riant q u ' i l
se l'tait laisse pousser pour q u ' o n ne le confonde
pas avec sa femme.
Est-ce que c'est cela qui se passe quand on reste
maris trs longtemps ? se demanda L u c y . Est-ce
q u ' o n finit par se ressembler ?
M a d a m e Lafaye se tourna vers ses filles et leur fit
signe de s'approcher :
- Caro et L u c y s'entranent devenir ventriloques
depuis quelques semaines. Et je trouve qu'elles sont
doues toutes les deux.
M o n s i e u r Lafaye installa une chaise de la salle
manger au centre de la pice.
- A l l e z , C a r o , tu commences. E l l e s sont trs bonnes,

vous allez voir, ajouta-t-il en se tournant vers les


Taylor.
Caro s'assit et installa C l a c - C l a c sur ses genoux. L e s
Taylor applaudirent.
- N ' a p p l a u d i s s e z pas, envoyez de l'argent, dit C l a c Clac.
Tout le monde se mit rire comme si c'tait la m e i l leure blague du monde.
L u c y regarda sa sur faire son numro. Il fallait
avouer qu'elle se dbrouillait drlement bien. Sans
accroc. L e s Taylor riaient tellement qu'ils en taient
tout rouges. De la mme nuance de rouge.
Caro finit son numro sous les applaudissements des
invits enthousiastes. E l l e leur parla de l'mission de
tl o elle allait peut-tre se prsenter et ils promirent de ne pas la rater.
- On va l'enregistrer, proposa monsieur Taylor.
L u c y la remplaa sur la chaise et installa monsieur
W o o d sur ses genoux.
- V o i c i monsieur W o o d . D e m a i n soir, c'est nous qui
prsentons la fte de fin d'anne du collge. Je vais
donc vous offrir un aperu du spectacle de demain.
C ' e s t une j o l i e p o u p e , r e m a r q u a g e n t i m e n t
madame Taylor.
- Toi aussi, t'es une jolie poupe ! rtorqua monsieur
W o o d d'une voix rauque et grondante.
La mre de L u c y sursauta. Le sourire des Taylor
s'effaa.
M o n s i e u r W o o d se pencha en avant pour regarder
monsieur Taylor.

C'est ta moustache, ou bien t'es en train d'avaler


un rat ? demanda-t-il mchamment.
M o n s i e u r Taylor jeta un coup d'oeil gn sa femme,
puis se fora rire. E l l e fit de mme.
Ne ris pas si fort. Tu inondes la pice avec tes
postillons. J'ai dj pris une douche ce matin, cria
monsieur W o o d .
- L u c y ! hurla madame Lafaye. a suffit !
L e s Taylor taient rouge brique prsent et ils
avaient l ' a i r effar. M o n s i e u r L a f a y e traversa la
pice pour se planter devant L u c y .
- Ce n'est pas drle. Fais des excuses monsieur et
madame Taylor.
- M o i , je... je n'ai rien dit ! bgaya L u c y .
- L u c y , excuse-toi ! ordonna son pre avec colre.
M o n s i e u r W o o d se tourna vers les Taylor.
Je suis dsol, grommela-t-il. Dsol que vous
soyez aussi btes ! On devrait vous mettre dans un
aquarium, vous feriez deux belles crevisses !
L e s Taylor se regardrent, l'air malheureux.
Je ne comprends pas son humour, dit madame
Taylor.
- Ce ne sont que des insultes grossires, rpondit son
poux.
- L u c y , qu'est-ce qui t'arrive ? s'exclama madame
Lafaye en se levant. Excuse-toi auprs de nos invits
immdiatement ! Ton attitude est inqualifiable !
- J e . . . je...
Empoignant fermement monsieur W o o d par la taille,
L u c y se leva.

- J e . . . je...
E l l e essayait de formuler des excuses, mais pas un
mot ne franchissait ses lvres.
- Pardon ! finit-elle par crier.
P u i s , h o r r i b l e m e n t gne, elle fit d e m i - t o u r et
grimpa l'escalier quatre quatre, les larmes ruisselant sur son visage.

- Tu dois me croire ! cria L u c y d'une v o i x tremblante. Ce n'est pas m o i qui ai dit toutes ces horreurs. M o n s i e u r W o o d parlait tout seul.
Caro leva les yeux au ciel.
- Cause toujours, tu m'intresses ! marmonna-t-elle.
E l l e avait suivi sa sur au premier. Au salon, leurs
parents taient encore en train de prsenter leurs
excuses aux Taylor. L u c y s'assit sur le bord de son lit
et s'essuya les yeux.
- J e ne fais pas des plaisanteries aussi mchantes,
m o i , dit-elle en jetant un coup d'il monsieur
W o o d , pos en tas au centre de la pice. Tu sais trs
bien que a ne correspond pas du tout m o n sens de
l'humour.
- A l o r s , pourquoi tu as dit des choses pareilles ? Tu
veux faire enrager tout le monde ou quoi ?
- M a i s je n'ai rien fait ! cria L u c y , en se tortillant les
mains. C'est monsieur W o o d qui a dit ces abominations ! Ce n'est pas m o i !

B r u s q u e m e n t , e l l e r e g a r d a s a sur d ' u n a i r
suspicieux :
- ... moins que... C'est encore un de tes tours !
- N ' i m p o r t e quoi ! J'tais l'autre bout du salon, se
dfendit Caro. J ' a i dj fait cette blague, comment
peux-tu tre aussi copieuse ? Tu ne peux pas imaginer quelque chose d'original, pour une fois ?
L u c y secoua la tte, visiblement dsempare.
- C a r o , je t'en prie ! implora-t-elle. J ' a i peur ! J ' a i
vraiment peur !
- Ouais. Srement ! s'exclama sarcastiquement sa
sur. M o i aussi, j ' e n tremble de partout. Ouah ! Tu
voulais me montrer que toi aussi, tu sais jouer des
mauvais tours, pas vrai ?
- F e r m e - l a ! h u r l a L u c y , t a n d i s que ses y e u x
s'emplissaient nouveau de larmes.
- C ' e s t facile de pleurer ! M a i s m o i , a ne me trompe
pas une minute ! Et a ne trompera pas non plus papa
et maman.
Caro se tourna pour attraper C l a c - C l a c et le balana
par-dessus son paule. Enjambant monsieur W o o d ,
elle sortit de la chambre.
Dans les coulisses de la salle des ftes, la chaleur
tait insupportable. L u c y avait la bouche sche et
elle ne cessait d'aller boire des gorges d'eau tide
au robinet. E l l e n'arrivait pas effacer les affreux
souvenirs de la veille. Ses parents l'avaient prive de
sortie pour deux semaines, et ils avaient mme f a i l l i

l u i interdire de participer au spectacle, mais, heur e u s e m e n t , i l t a i t trop t a r d p o u r c h a n g e r l e


programme.
Heureusement ? L u c y se le demandait srieusement.
E l l e aurait aim croire qu'encore une fois sa sur
tait responsable de tout, mais elle n'arrivait pas
s'en convaincre. P o u r v u que tout se passe bien !
Pourvu que monsieur W o o d se tienne tranquille !
L e s conversations des spectateurs rsonnaient dans
la salle qui se remplissait. Et plus le bruit s'intensifiait, plus L u c y se sentait nerveuse.
Comment vais-je pouvoir faire m o n numro devant
toute cette foule ? se demanda-t-elle en repoussant
le rideau de quelques centimtres pour regarder le
public. Ses parents taient assis sur le ct, au troisime rang.
L u c y s'aperut qu'elle avait les mains glaces. Et de
nouveau, sa gorge tait sche. E l l e se dpcha d'aller
boire une dernire gorge d'eau, puis ramassa m o n sieur W o o d sur la table o elle l'avait laiss.
Brusquement, de l'autre ct du rideau, tout se
calma. Le concert allait commencer.
- B o n n e chance ! lui cria Caro en courant pour rattraper le reste de la chorale.
- M e r c i , rpondit faiblement Lucy.
E l l e redressa monsieur W o o d et lissa sa chemise du
plat de la main.
- Tu as les mains moites ! lui fit-elle articuler.
- Pas de grossirets ce soir, dit L u c y svrement.
Le pantin cligna des yeux et L u c y sursauta.

- E h ! s'exclama-t-elle.
E l l e n'avait pas touch la manette qui les contrlait.
E l l e fut envahie d'une terreur qui dpassait largement le trac. Peut-tre que je ne devrais pas continuer, pensa-t-elle en dvisageant intensment m o n sieur W o o d , s'attendant le voir nouveau cligner
des yeux. Je devrais peut-tre dire que je suis malade
et que nous ne pouvons pas faire notre numro ?
- Tu te sens nerveuse ? murmura une voix.
-Hein ?
Tout d'abord, elle crut que c'tait monsieur W o o d .
M a i s elle comprit rapidement q u ' i l s'agissait de
madame Stanley, la p r o f de musique.
- O u i . Un peu, avoua-t-elle, carlate.
- T u vas t ' e n sortir c o m m e u n chef, c h u c h o t a
madame Stanley en serrant l'paule de L u c y .
C'tait une grosse dame, avec toute une batterie de
mentons, un rouge lvres agressif et des cheveux
noirs flottant sur ses paules. E l l e tait vtue d'une
longue robe ample, imprime de fleurs bleues et
rouges.
- A l l o n s - y ! C'est le moment, ajouta-t-elle en l u i
broyant encore une fois l'paule.
Puis elle entra en scne, clignant des yeux dans la
lumire crue des projecteurs, pour prsenter L u c y et
monsieur W o o d .
E s t - c e que je v a i s v r a i m e n t m ' e n sortir ? se
demanda L u c y . Est-ce que je vais pouvoir le faire ?
S o n cur battait tellement la chamade q u ' e l l e

n'entendit pas ce que disait madame Stanley. S o u dain, la salle se mit applaudir et elle se retrouva en
train de s'approcher du m i c r o , tenant monsieur
W o o d deux mains.
M a d a m e Stanley, sa robe fleurs flottant autour
d'elle, se retira dans les coulisses. E l l e sourit L u c y
en lui faisant un c l i n d'oeil encourageant.
Aveugle par les projecteurs, L u c y s ' i m m o b i l i s a .
E l l e se sentait la bouche pleine de coton. A l l a i t - e l l e
tre capable d'articuler un son ?
On lui avait install une chaise pliante. Elle s'assit,
posa monsieur W o o d sur ses genoux, puis s'aperut
que le micro tait beaucoup trop haut. C e l a provoqua
quelques rires discrets dans l'assistance.
Gne, L u c y se leva et, tenant monsieur W o o d sous
le bras, s'effora de baisser le micro.
- T u as des problmes ? s'inquita madame Stanley
en se prcipitant pour l'aider.
M a i s avant qu'elle ait travers la moiti de la scne,
monsieur W o o d se pencha vers le micro :
- Il y a peut-tre beaucoup de fleurs, mais a ne sent
pas vraiment la rose! lana-t-il mchamment en
fixant la robe de madame Stanley.
-Quoi?
Surprise, le professeur de musique s'arrta.
- Votre tte me rappelle une verrue que je me suis
fait enlever ! assena le pantin la dame bahie, dont
la bouche s'ouvrit sous le coup.
- Lucy !

Si on compte le nombre de vos mentons, est-ce que


a nous donnera votre ge ?
Il y eut quelques rires dans la salle. M a i s il y avait
surtout des frmissements d'indignation.
- L u c y , a suffit ! cria madame Stanley, dont la v o i x
furieuse fut amplifie par le micro.
- P o u r suffire, a suffit largement ! dclara perfidement m o n s i e u r W o o d . Si vous prenez encore
quelques kilos, vous ne tiendrez plus dans aucun
appartement !
- L u c y , vraiment ! Je te demande de bien vouloir
t'excuser ! s'cria madame Stanley, le visage carlate.
- M a i s . . . M a d a m e , ce... ce n'est pas m o i ! bgaya
Lucy. Ce n'est pas m o i qui dis ces horreurs !
- J e te prie de t'excuser ! Auprs de m o i et du
public ! exigea madame Stanley.
Le pantin se pencha sur le micro.
- Des excuses pour A ! hurla-t-il.
La tte du pantin se renversa en arrire. Il laissa tomber sa mchoire et sa bouche s'ouvrit largement. Un
liquide vert et pais s'en chappa.
- B e u r k ! cria quelqu'un.
On aurait dit de la soupe de pois casss. D e s cris de
dgot s'levrent quand le liquide verdtre
commena s'taler sur la chemise du pantin.
- C ' e s t ignoble !
- a pue !
L u c y se figea d'horreur, ptrifie devant la substance

immonde qui s'chappait de la bouche ouverte de


monsieur W o o d .
U n e odeur infecte - mlange de lait caill, d'oeufs
pourris, de caoutchouc brl et de viande avarie - se
rpandait dans la salle. Aveugle par les projecteurs,
L u c y ne voyait pas le public devant elle. M a i s elle
entendait trs bien les cris d'indignation et de colre.
Brusquement, elle s'aperut q u ' o n la poussait sans
mnagements. Q u ' o n la faisait sortir de scne. Hors
de porte des projecteurs.
E l l e se retrouva dans les coulisses avant d'avoir
compris que c'tait madame Stanley.
- L u c y ! J'ignore comment et pourquoi tu as fait une
chose pareille, cria-t-elle, folle de rage, mais je v e i l lerai ce que tu sois exclue du collge ! Et si cela ne
tenait qu' m o i , glapit-elle, tu serais exclue vie !

M o n s i e u r Lafaye, les bras croiss, ne quittait pas


L u c y des yeux. E l l e venait de plier monsieur W o o d
en deux, et elle le rangeait tout au fond de l'tagre,
comme son pre le lui avait ordonn. Puis elle
referma le placard.
A s s i s e sur son lit, Caro regardait la scne en silence,
l'air troubl.
- E s t - c e q u ' o n peut fermer ce placard cl ?
demanda monsieur Lafaye.
- N o n . N o n , pas vraiment, rpondit L u c y , l a tte
baisse.
- Tant pis, a ira comme a. L u n d i , je le rapporte
la boutique. En tout cas, je t'interdis d ' y toucher
d ' i c i l.
- M a i s , Papa...
Il leva la main pour lui imposer silence.
- I l faut q u ' o n en discute, supplia L u c y . Tu dois
m'couter. Ce qui est arriv ce soir... ce n'tait pas
une blague. Je...

S o n pre se dtourna avec une e x p r e s s i o n trs


peine.
- L u c y , je suis dsol. N o u s parlerons demain. Ce
soir, ta mre et m o i , nous sommes trop fchs et trop
bouleverss pour discuter...
- M a i s , Papa...
Sans la regarder, il sortit de la chambre. E l l e couta
ses pas presss dans l'escalier. Puis elle se tourna
lentement vers Caro.
A l o r s , tu me crois maintenant ?
- J e ne sais plus ce... ce q u ' i l faut croire, rpliqua
Caro. C'tait tellement... incroyablement grossier !
Et pourtant, a ne peut tre que toi !
- C a r o , je... je...
- P a p a a raison. On parlera demain, coupa sa
sur. Je suis sre que tout sera plus clair et plus
calme.
M a i s L u c y ne put trouver le sommeil. E l l e se tournait
dans tous les sens, m a l l'aise, compltement rveille. E l l e se cacha la tte sous l'oreiller pendant un
long moment, apprciant le silence, puis, nerve,
elle le balana par terre.
Je n'arriverai plus jamais d o r m i r , se dit-elle.
Chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle revoyait
l'abominable scne du concert. E l l e entendait les cris
scandaliss du public, ces gens qu'elle connaissait,
ses copains et leurs parents. Et elle entendait aussi
les cris devenir des hurlements de dgot quand le
liquide immonde s'tait coul du pantin.
curant. Tellement curant.

Et tout le monde pensait qu'elle tait responsable.


M a vie est finie, pensa Lucy. Je ne pourrai plus
jamais revenir en arrire. Je ne retournerai pas au
collge. Je ne peux plus me montrer nulle part. Ma
vie est gche par cet ignoble pantin.
ce moment, un frisson de terreur la parcourut des
pieds la tte. M o n s i e u r Wood... E l l e seule savait
qu'elle n'tait pas responsable de ce qui tait arriv.
Et personne n'aurait pu manipuler le pantin distance pour le faire agir comme il l'avait fait. N o n ,
personne. Le seul coupable possible, c'tait...
Soudain L u c y perut un bruit. C o m m e un crissement. Un pas lger.
E l l e retint son souffle, l'oreille aux aguets.
Silence prsent. Un silence tellement lourd qu'elle
entendait les battements de son propre cur.
Puis un autre pas lger. U n e ombre s'agrandit sur le
mur. Ou tait-ce seulement son imagination ? N o n .
Q u e l q u ' u n marchait vers la porte de la chambre. Trs
doucement, en silence.
Le cur battant, L u c y se redressa en essayant de ne
pas faire le moindre bruit. E l l e retint sa respiration.
L ' o m b r e s'approchait doucement de la porte.
L u c y posa les pieds par terre, scrutant l'obscurit,
sans quitter des yeux la silhouette silencieuse.
Que se passait-il ?
E l l e perut un frottement contre la porte, qu'elle
entendit s'ouvrir.
L u c y se mit debout. L e s jambes tremblantes, elle se
lana la poursuite de l'ombre.

Le palier. Il y faisait encore plus sombre parce q u ' i l


n ' y avait aucune fentre.
L'escalier. L ' o m b r e acclra l'allure.
L u c y suivit, pieds nus, se dplaant sans bruit sur le
tapis mince.
E l l e rattrapa l'ombre en haut de l'escalier.
- E h ! chuchota-t-elle.
E l l e saisit la silhouette par l'paule, la forant se
retourner.
Et se trouva face la figure souriante de monsieur
Wood.

M o n s i e u r W o o d cligna des yeux, puis siffla, un bruit


hideux, menaant. Dans l'obscurit de l'escalier, son
sourire peint devenait une grimace horrible.
De terreur, L u c y crasa l'paule du pantin, entortillant ses doigts autour du tissu rugueux de la chemise.
- C ' e s t . . . c'est impossible ! murmura-t-elle.
Le pantin cligna de nouveau des yeux en ricanant. Il
ouvrit la bouche et son sourire s'largit encore.
Il essayait d'chapper la prise de L u c y , mais elle
tenait bon.
- M a i s . . . tu es un pantin ! dit-elle d'une v o i x
trangle.
Il ricana encore.
- Toi aussi ! rpliqua-t-il.
Il avait une v o i x grondante, comme un gros chien
quand il montre les crocs.
- Tu ne peux pas marcher ! s'cria L u c y . Tu ne peux
pas tre vivant !
Le pantin ordonna schement :
- La ferme ! L a i s s e - m o i partir, maintenant !
L u c y resserra ses doigts.

- Je suis en train de rver, se dit-elle haute voix.


C'est vident, je suis en train de rver.
- J e ne suis pas un rve. Je suis un cauchemar !
s'exclama le pantin en clatant de rire.
Tenant toujours le pantin par la chemise, L u c y ne le
quittait pas des yeux dans la pnombre du palier.
Il faisait chaud. E l l e avait du mal respirer, elle
suffoquait.
C'tait quoi, ce bruit ? Ce n'tait que le haltement
de sa propre respiration.
- Lche-moi ! rpta le pantin. Ou je te jette en bas
de l'escalier !
Il tenta une fois de plus de s'chapper.
- N o n ! cria L u c y en raffermissant sa prise. Je... je
vais te remettre dans le placard.
Le pantin se mit rire, puis approcha son visage
peint de celui de L u c y .
- Tu ne peux pas me garder l-dedans.
- Je vais t ' y enfermer. Je vais t'enfermer dans une
bote. Dans quelque chose, en tout cas ! rpliqua
L u c y dont les penses taient obscurcies par la
panique.
E l l e sentait l'obscurit l'envelopper, l'crasant de
tout son poids.
- L a i s s e - m o i partir ! reprit le pantin tentant de se
dgager.
De l'autre main, L u c y l u i entoura la taille.
- L a i s s e - m o i partir, gronda-t-il de sa v o i x rauque et
profonde. C ' e s t m o i le chef, prsent. Tu dois
m'obir !

Il se dbattait de toutes ses forces. L u c y le repoussa,


en essayant de lui coincer les mains derrire le dos.
Avec une force surprenante, il russit ramener en
avant un de ses bras et lui dcocha un bon coup de
poing dans l'estomac.
- O o h ! gmit-elle, le souffle coup.
Le pantin profita aussitt de cette faiblesse momentane. A g r i p p a n t l a r a m p e d ' u n e m a i n , i l
e s s a y a d ' e n j a m b e r L u c y , m a i s e l l e l u i fit u n
croche-pied.
Encore haletante, elle le renversa sur le dos. Puis elle
l'arracha la rampe et le plaqua vigoureusement
contre une marche.
-Oh !
L u c y cria quand le plafonnier du palier s'claira.
E l l e ferma les yeux, blouie par la lumire brutale.
Le pantin se dbattait furieusement sous elle, mais
elle pesait sur l u i de tout son poids.
- L u c y ! M a i s . . . n o m d ' u n chien... ! s'exclama Caro
en haut de l'escalier.
- M o n s i e u r W o o d ! russit crier L u c y . Il est...
vivant !
- M a i s qu'est-ce que tu fabriques ? a va ?
- N o n , a va pas ! Va chercher les parents ! M o n s i e u r
W o o d est vivant !
- Arrte ! Ce n'est q u ' u n pantin ! dit Caro en avanant contrecur vers sa sur. Lve-toi, L u c y ! Tu
es devenue folle ou quoi ?
- coute-moi ! supplia Lucy dsespre. Va chercher
les parents ! Avant q u ' i l ne s'chappe !

M a i s Caro ne fit pas un geste. E l l e contemplait sa


sur, ses cheveux emmls, son visage fig par la
terreur.
- Lve-toi, L u c y , je t'en prie. Lve-toi et viens te
remettre au lit.
- M a i s puisque je te dis q u ' i l est vivant ! rpta Lucy.
C r o i s - m o i , je t'en supplie. C a r o , je te le jure !
Le pantin gisait immobile sous elle, le visage enfoui
dans le tapis, bras et jambes carts.
- Tu as fait un cauchemar, reprit Caro en s'approchant lentement de l'escalier. V i e n s te coucher. Ce
n'tait q u ' u n cauchemar.
Le souffle court, L u c y se tourna pour regarder sa
sur. Attrapant la rampe d'une m a i n , elle se releva
moiti.
Aussitt, le pantin en profita pour agripper le rebord
de la marche deux mains. Il russit se dgager et
dvala l'escalier.
- N o n ! N o n ! Ce n'est pas vrai ! hurla C a r o en
voyant le pantin s'enfuir.
- Va chercher les parents ! Dpche-toi !
B o u c h e be, sidre, Caro restait fige, incapable du
moindre mouvement.
L u c y plongea en avant, les bras tendus. E l l e attrapa
monsieur W o o d et lui entoura la taille. La tte de bois
heurta rudement le sol quand ils roulrent tous deux
terre.
Le pantin poussa un cri de douleur. Ses yeux se fermrent, puis il ne bougea plus.
Perplexe, hors d'haleine, tremblant de tout son corps,

L u c y se mit lentement debout. V i t e , elle posa le pied


sur le dos du pantin pour l'immobiliser.
- M a m a n ! Papa ! O tes-vous ? hurla-t-elle. Dpchez-vous !
M o n s i e u r W o o d releva l a tte. E n grognant, i l
commena se dbattre, raidissant ses membres.
L u c y l'crasait de tout son poids.
- L a i s s e - m o i partir ! gronda-t-il rageusement.
L u c y entendit des v o i x l'tage.
- M a m a n ! Papa ! Descendez ! appela-t-elle.
Ses parents apparurent, l'air inquiet.
- Regardez ! hurla L u c y en montrant frntiquement
le pantin cras sous son pied.

- R e g a r d e r quoi ? s'exclama monsieur Lafaye en


rajustant son haut de pyjama.
L u c y dsigna le pantin :
-II... i l essaie de s'enfuir.
M a i s monsieur W o o d gisait sur le ventre, immobile.
- C ' e s t encore une plaisanterie ? demanda madame
Lafaye, trs en colre, les mains sur les hanches.
- J e ne vois pas ce q u ' i l y a de drle, alors, ajouta
monsieur Lafaye en secouant la tte.
- M o n s i e u r W o o d s'est enfui par l'escalier, dit L u c y ,
hagarde. Il est capable de tout. II...
- Ce n'est pas drle, rpta madame Lafaye excde.
Pas drle du tout, L u c y . Rveiller tout le monde au
m i l i e u de la nuit...
- J ' a i l'impression que tu deviens folle, ma fille. Je
suis trs inquiet, ajouta monsieur Lafaye. Aprs ce

qui s'est pass hier soir.. Lucy se pencha pour ramasser monsieur
tenant aux paules, elle le secoua vigoureusement.

- c o u t e z - m o i ! cria-t-elle. Il marche ! Il court ! Il


parle ! II... il est vivant !
E l l e cessa de secouer le pantin et le laissa retomber
en tas sur le s o l , inanim.
- J e crois q u ' i l v a falloir consulter d'urgence u n
mdecin, dit monsieur Lafaye, l'air extrmement
proccup.
- N o n ! M o i aussi, je l'ai vu ! intervint C a r o , volant
au secours de sa sur. L u c y a raison ! Le pantin a
bien boug. Puis elle ajouta : Je veux dire, je crois
q u ' i l a boug !
T u parles d ' u n soutien ! , se dit L u c y , vide de
toutes ses forces.
- E s t - c e encore une blague idiote ? demanda
madame Lafaye avec colre. Aprs ce qui s'est pass
hier soir au collge, il me semble que a suffit !
- M a i s , M a m a n . . . , commena L u c y e n contemplant
le petit tas ses pieds.
- Au lit ! coupa madame Lafaye. D e m a i n , il n ' y a pas
classe. N o u s aurons tout le temps de discuter de la
faon de vous punir toutes les deux.
- M o i ? cria C a r o , hors d'elle. Qu'est-ce que j ' a i
fait ?
- M a m a n , on dit la vrit ! insista L u c y .
- Je ne comprends toujours pas cette plaisanterie, dit
monsieur Lafaye en hochant la tte. Pour qui nous
prenez-vous ?
- Au lit ! Toutes les deux et tout de suite ! ordonna
leur mre. Et rangez-moi ce pantin immdiatement !
E l l e disparut avec son mari. Caro regarda d ' u n air

dsol sa sur ramener monsieur W o o d dans leur


chambre.
- T u me crois, toi ? lui demanda L u c y en jetant le
pantin sur son lit.
- O u i , oui, rpliqua Caro en regardant le pantin, perplexe.
L u c y le regarda, elle aussi. E l l e le vit cligner des
yeux et se redresser lentement.
-Oh !
E l l e poussa un cri de panique et l'attrapa au collet.
- C a r o , dpche-toi ! Il recommence bouger !
- Qu'est-ce que tu veux q u ' o n fasse ?
- Je ne sais pas, rpondit L u c y tandis que le pantin
ruait des quatre membres sur le tapis, essayant de se
librer des deux mains qui lui serraient le cou. Il faut
qu'on...
- Vous ne pouvez rien faire du tout, trancha m o n sieur W o o d . Dsormais, je suis le matre. Je suis de
nouveau vivant ! V i v a n t !
- M a i s . . . pourquoi ? l'interrogea L u c y qui n'en
croyait pas ses yeux. Aprs tout, tu n'es q u ' u n pantin
et...
Il renifla avec mpris.
- C ' e s t toi qui m'as redonn la vie, dclara-t-il de sa
voix rauque. Tu as lu la vieille formule.
La vieille formule ? De quoi parlait-il donc ?
Et soudain, L u c y se souvint. E l l e avait lu les mots
tranges qui taient crits sur le papier rang dans la
poche du pantin.
- Me v o i l de retour p a r m i les vivants, m e r c i !

gronda celui-ci. Dornavant, ta sur et toi, vous


serez mes servantes.
Tandis qu'elle contemplait, horrifie, le pantin souriant, une ide germa dans l'esprit de L u c y .
Le papier. E l l e le l u i avait remis dans la poche.
Si je lis la formule l'envers, pensa-t-elle, il se rendormira peut-tre ?
E l l e attrapa monsieur W o o d pleines mains. Il
essaya de se drober, mais elle fut plus rapide que l u i
et russit rcuprer le papier jaune.
D o n n e - m o i a ! hurla-t-il.
Il bondit pour l'attraper mais il tait trop petit.
E l l e le dplia rapidement, et lut haute v o i x les mots
tranges en commenant par la f i n :
- Karrano molonu l o m a odonna marri karru.

L e s deux surs observaient le pantin, s'attendant le


voir dfaillir.
M a i s il agrippa une chaise et rejeta la tte en arrire.
- C ' e s t la formule du vieux sorcier pour me rendre la
vie ! proclama-t-il avec un rire mprisant. M m e
l'envers, ce n'est pas a qui me dtruira !
Le dtruire ?
O u i , pensa L u c y dtermine. E l l e jeta le papier
avec dgot. O n n'a pas le c h o i x .
- Il faut q u ' o n le dtruise, Caro.
-Hein ?
Caro avait l'air bahie.
L u c y saisit le pantin sous les aisselles.
- Je vais le tenir et toi, tu lui arracheras la tte.
Caro dut reculer pour viter les coups de pied de
monsieur W o o d .
- Je ne le lcherai pas, rpta L u c y . Prends-lui la tte
et tire fort.
- T'es... t'es sre ?

Caro hsitait, le visage crisp par la peur.


- M a i s oui, fais-le, vas-y !
Caro l u i attrapa la tte.
L a i s s e z - m o i partir ! cria le pantin.
- Tire ! hurla L u c y sa soeur terrifie.
Caro serra la tte du pantin entre ses deux mains.
Soufflant bruyamment, elle tira de toutes ses forces.
La tte ne vint pas.
M o n s i e u r W o o d eut un petit rire haut perch.
Arrtez ! Vous me chatouillez !
- Plus fort ! ordonna L u c y .
Caro tait carlate. E l l e resserra sa prise et tira de
nouveau, avec toute son nergie.
Le pantin ricana de faon dsagrable.
- a ne veut pas venir ! soupira-t-elle.
- Dvisse-la ! suggra L u c y .
Le pantin se dbattait frntiquement et il russit
balancer un coup de pied dans l'estomac de L u c y .
M a i s elle tint bon.
- Vas-y ! Dvisse-lui la tte ! cria-t-elle.
Caro essaya.
Le pantin ricana de plus belle.
- a ne tourne pas !
E l l e lcha prise et recula d ' u n pas.
M o n s i e u r W o o d se redressa et fixa Caro.
- Tu ne peux pas me briser ! Je suis indestructible !
- Qu'est-ce q u ' o n va faire ? cria Caro en regardant sa
sur.
- Mettons-le dans le placard ! C o m m e a, on aura le
temps de rflchir, rpondit L u c y .

- V o u s n'avez pas besoin de rflchir. Vous tes


mes esclaves, intervint le pantin. Vous ferez tout ce
que je vous demande. Dsormais, c'est m o i qui
commande...
- Pas question, marmonna L u c y en secouant la tte.
- E t si nous dcidons de ne pas t'obir ? demanda
Caro.
Le pantin lui lana un regard plein de colre.
- A l o r s , je commencerai faire du mal ceux que
vous aimez, rpliqua-t-il tranquillement. Vos
parents. Vos amis. Ou peut-tre ce chien immonde
qui m'aboie toujours dessus.
Il rejeta la tte en arrire et un rire diabolique
s'chappa de ses lvres de bois.
- V o u s ne pouvez pas vous dbarrasser de m o i ,
rpta-t-il. Ne me mettez pas en colre. Je suis trop
puissant. Je vous prviens, je commence en avoir
assez de vos tentatives idiotes pour me faire du mal.
- Le placard ne ferme pas cl, tu t'en souviens ?
cria L u c y en s'efforant de maintenir le pantin qui se
dbattait toujours.
- O h , attends ! Qu'est-ce que tu dis de a ? fit Caro
en sortant une vieille valise du placard.
- Parfait ! approuva L u c y .
- Paire de crtines ! les injuria monsieur W o o d . Vous
commencez devenir pnibles !
D ' u n e secousse brutale, il se libra de l'emprise de
Lucy.
E l l e se prcipita pour le rattraper, mais il l u i chappa.
E l l e tomba sur le lit, tte la premire.

Le pantin courut au m i l i e u de la pice, puis regarda


vers la porte, comme s ' i l essayait de prendre une
dcision.
- Vous devez agir comme je vous l'ordonne, dclarat-il svrement, en levant sa main de bois vers Caro.
- N o n ! cria L u c y en se relevant.
Elles se prcipitrent ensemble sur le pantin. Caro
lui attrapa les bras et L u c y plongea pour l u i saisir les
chevilles.
elles deux, elles russirent le fourrer dans la
valise ouverte.
- Vous allez le regretter, menaait-il, en donnant des
coups de pied. a va vous coter cher ! prsent,
quelqu'un va payer !
Il continuait crier aprs que L u c y eut boucl la
valise et l'eut jete au fond du placard. E l l e referma
brutalement la porte et s'appuya contre, soupirant
d'puisement.
- E t maintenant, qu'est-ce q u ' o n fait ? demanda
Caro.

- On va l'enterrer, dclara L u c y .
-Hein ?
Caro touffa un billement.
E l l e s avaient l'impression de chuchoter depuis des
heures. Tandis qu'elles essayaient de mettre un plan
au point, elles entendaient les cris assourdis du pantin l'intrieur du placard.
- On va l'enterrer. Sous ce gros tas de dchets, expliqua L u c y , en jetant un il vers la fentre. Tu sais.
ct, prs de la nouvelle maison.
- O u i . D ' a c c o r d , approuva Caro. Je suis tellement
creve que je n'arrive plus rflchir.
E l l e regarda le radio-rveil : presque trois heures et
demie.
Je pense toujours q u ' o n devrait rveiller les
parents, ajouta-t-elle, les yeux carquills de frayeur.
- On ne peut pas. a fait cent fois q u ' o n ramne le

sujet sur le tapis. Ils ne nous croiront pas. Si on les


rveille, on aura encore davantage d'ennuis...
- J ' i m a g i n e m a l c o m m e n t on pourrait en avoir
davantage, marmonna Caro en dsignant de la tte le
p l a c a r d d ' o s'chappaient les grognements de
colre de monsieur W o o d .
- H a b i l l e - t o i , ordonna L u c y avec un regain d'nergie. On va l'enterrer. Aprs, on n ' y pensera plus
jamais.
Frissonnante, Caro regarda son pantin, affal sur le
fauteuil.
- Je ne peux plus voir C l a c - C l a c en peinture, maintenant. Je regrette tellement q u ' o n se soit intresses
tout a !
- Chut ! Habille-toi !
Quelques minutes plus tard, les deux filles descendaient l'escalier dans l'obscurit. L u c y portait la
valise pleins bras, en essayant d'touffer les protestations indignes de monsieur W o o d .
E l l e s s'arrtrent en bas, i m m o b i l e s , guettant le
moindre bruit qui aurait pu venir de la chambre de
leurs parents. Silence.
Caro ouvrit la porte d'entre et elles se glissrent au
dehors.
L ' a i r tait frais et humide. La rose, abondante, faisait briller la pelouse dans le clair de lune. D e s brins
d'herbe mouills se collrent leurs semelles quand
elles se dirigrent vers le garage.
Tandis que L u c y se cramponnait la valise, Caro,
lentement, leva moiti la porte coulissante. E l l e se

glissa en dessous et ressortit quelques secondes plus


tard, une grande pelle neige la main.
- a fera l ' a f f a i r e , dit-elle en chuchotant, b i e n
qu'elles fussent toutes seules.
L u c y jeta un coup d'oeil dans la rue. La lumire des
rverbres se noyait dans l'humidit de la fin de la
nuit. Tout luisait sous le ciel d'encre. E l l e s franchirent les buissons bas qui les sparaient du terrain
voisin.
L u c y posa la valise ct du gros tas de dchets.
- O n v a creuser l, dcida-t-elle. O n l e fourre ldedans et aprs, on le recouvre.
- Je vous prviens, votre plan ne va pas marcher. Je
suis quelqu'un de puissant ! les menaa le pantin de
l'intrieur de la valise.
- Creuse d'abord, dit L u c y sans faire attention aux
menaces. Je continuerai.
Caro enfona la pelle dans le tas. L u c y frissonna.
E l l e avait froid. Un nuage passa devant la lune, et le
ciel s'obscurcit.
- L a i s s e z - m o i sortir ! hurla monsieur W o o d . Si vous
me dlivrez maintenant, vous ne serez pas punies
trop svrement !
- Creuse plus vite ! chuchota impatiemment L u c y .
- Je fais ce que je peux ! haleta C a r o .
E l l e avait dj fait un bon trou carr la base du
monticule.
- Faut creuser encore plus profond, tu crois ?
- O u i , rpondit L u c y . S u r v e i l l e la v a l i s e . Je te
remplace.

Quelque chose dtala bruyamment prs des buissons


bas. L u c y leva les yeux et cria en voyant une ombre
s'enfuir.
- Ce doit tre un chat, murmura Caro en frissonnant.
On enterre monsieur W o o d comme a ou on le sort
d'abord?
- Tu crois que M a m a n s'apercevra de la disparition
de la valise ?
Caro secoua la tte.
- On ne s'en sert jamais.
- A l o r s , on l'enterre dedans, dcida L u c y . Ce sera
plus facile.
- Vous le regretterez ! cria le pantin.
La valise bascula et dgringola au fond du trou.
- J'ai tellement sommeil, marmonna Caro.
E l l e se dbarrassa de ses chaussettes et se glissa sous
les couvertures.
- M o i , je suis bien rveille, constata L u c y , assise au
bord de son lit. Je suppose que c'est parce que je suis
heureuse. Heureuse d'tre dbarrasse de cette crature du diable.
- Tout a est tellement bizarre, dit Caro en tapant son
oreiller. Je n'en veux pas du tout aux parents de n ' y
avoir pas cru. Mme m o i , je ne suis pas sre d ' y
croire.
- Tu as remis la pelle en place ? demanda L u c y .
Caro hocha la tte.
- O u i , rpondit-elle en billant.
- Et tu as ferm la porte du garage ?

- Chut ! Je dors. Au moins, on n'a pas classe demain.


On peut se lever tard.
- O h ! M o i , j ' a i vraiment pas sommeil ! constata
L u c y . Je me sens tellement vide. C'tait comme un
cauchemar ignoble. Je me dis que... Caro ? Caro, tu
dors ?
Pas de rponse. Sa sur s'tait endormie.
L u c y contempla le plafond. E l l e tira les couvertures
jusqu' son menton. E l l e avait encore froid. E l l e
n'arrivait pas se dbarrasser de l'humidit pntrante du petit matin.
Au bout d'un moment, ses penses tourbillonnant
autour des vnements de la nuit, elle finit par
s'assoupir.

Ce fut un grondement de moteur qui la rveilla huit


heures et demie. En s'tirant et en se frottant les
yeux, elle se dirigea d ' u n pas m a l assur vers la
fentre.
Le ciel tait gris. D e u x normes rouleaux compresseurs aplanissaient le terrain d' ct, derrire la
nouvelle maison.
Je me demande s'ils vont aplatir ce gros tas de
dchets, pensa Lucy. Pour nous, ce serait excellent !
E l l e sourit. E l l e n'avait pas dormi trs longtemps,
mais elle se sentait repose.
Caro dormait encore poings ferms. Aprs avoir
enfil sa robe de chambre, L u c y sortit de la chambre
sur la pointe des pieds.

- B o n j o u r , M a m a n ! dit-elle gaiement en entrant


dans la cuisine.
M a d a m e Lafaye se retourna pour lui faire face. L u c y
fut surprise par son expression fche. E l l e suivit le
regard de sa mre.
- C'est pas vrai ! cria-t-elle.
M o n s i e u r W o o d tait install sur un tabouret, les
mains sur les genoux. Ses cheveux, ses joues et son
front taient maculs de poussire rouge brique.
Horrifie, L u c y enfouit son visage entre ses mains.
- Je croyais t'avoir dit de ne plus jamais descendre ce
truc i c i ! la gronda madame Lafaye. M a i s qu'est-ce
q u ' o n va faire de toi, ma pauvre fille ? ajouta-t-elle
en se tournant avec fureur vers l'vier.
L e pantin f i t u n c l i n d ' i l , assorti d ' u n sourire
dmoniaque.

Tandis que L u c y contemplait, atterre, le pantin souriant, monsieur Lafaye apparut dans l'encadrement
de la porte.
- Tu es prte ? demanda-t-il sa femme.
M a d a m e Lafaye suspendit le torchon et se tourna
vers l u i , tout en lissant une mche de cheveux.
- O u i . Je vais chercher m o n sac, dit-elle en sortant de
la cuisine.
- O est-ce que vous allez ? cria L u c y , d'une voix
panique, sans quitter des yeux le pantin sur son
tabouret.
- On va faire quelques courses, rpondit son pre.
Il entra dans la pice et regarda par la fentre.
- On dirait q u ' i l va pleuvoir.
- N ' y allez pas ! supplia Lucy.
Il se tourna vers elle.
-Hein ?
- Je vous en prie, n ' y allez pas !
Le regard de son pre s'arrta sur le pantin.

- E h , qu'est-ce q u ' i l fabrique i c i ? demanda-t-il avec


colre.
- Je croyais que tu voulais le rapporter au magasin,
inventa L u c y en toute hte.
- Pas avant lundi. Ils sont ferms pendant le weekend.
Le pantin cligna des yeux mais monsieur Lafaye ne
remarqua rien.
- Vous devez vraiment sortir maintenant ? demanda
L u c y d'une toute petite voix.
Avant que son pre ait le temps de rpondre, madame
Lafaye apparut sur le seuil.
- Tiens, attrape ! dit-elle en lui lanant les cls de la
voiture. A l l o n s - y avant de se faire tremper !
M o n s i e u r Lafaye se dirigea vers la porte.
- P o u r q u o i ne veux-tu pas q u ' o n sorte ?
- L e pantin... commena-t-elle.
M a i s elle savait que c'tait dsespr. Ils n'couteraient pas. Ils ne la croiraient jamais.
- C'est pas grave, marmonna-t-elle.
Quelques secondes plus tard, elle entendit la voiture
dmarrer. Ils taient partis.
Et elle tait toute seule dans la cuisine avec ce pantin
diabolique.
M o n s i e u r W o o d se tourna lentement vers elle en faisant pivoter le tabouret. L ' a i r fch, il ne la quittait
pas des yeux.
- Je t'avais prvenue, gronda-t-il.
C o o k i e entra dans la cuisine, ses griffes crissant
bruyamment sur le linolum. Il avait le nez au sol,

la recherche des miettes qui auraient pu tomber pendant le petit djeuner.


- C o o k i e , o tais-tu ? demanda L u c y , contente
d'avoir de la compagnie.
- Il tait en haut, en train de me rveiller, rpondit
Caro en entrant son tour dans la cuisine, les yeux
rouges de sommeil.
E l l e tait vtue d ' u n short de tennis et d'une liquette
rose sans manches.
- Q u e l idiot, ce chien !
C o o k i e les ignora et vint flairer le sol sous le tabouret
de monsieur W o o d .
C'est alors que Caro l'aperut.
- O h ! non !
- O h ! si ! railla le pantin. Je suis revenu ! Et je suis
trs mcontent de votre conduite !
Caro se tourna vers L u c y , bouche be de surprise et
de terreur.
L u c y ne quittait pas le pantin des yeux. Qu'est-ce
q u ' i l a l'intention de faire ? se demandait-elle. C o m ment est-ce que je peux le coincer ?
L'enterrer n'avait pas suffi. Il avait russi s'chapper de la valise et refaire surface. Y avait-il un
moyen d'en venir bout ?
Souriant plus que jamais, monsieur W o o d sauta
terre, ses semelles rsonnant sur le lino.
- Je suis trs mcontent de vous ! rpta-t-il de sa
v o i x grondante.
- Qu'est-ce que tu vas faire ? cria C a r o , soudain trs
ple.

- Je vais vous punir. Il faut bien que je vous prouve


que je suis srieux !
- Attends ! cria Lucy.
M a i s monsieur W o o d se dplaait rapidement. Il se
jeta sur C o o k i e et lui attrapa le c o u deux mains.
Le pantin resserra son treinte, et le chien terrifi se
mit gmir de douleur.

- Je vous ai prvenues, gronda monsieur W o o d sans


se soucier des cris du petit terrier. Vous m'obissez
o u , l ' u n aprs l'autre, ceux que vous aimez vont
souffrir !
- N o n ! s'exclama L u c y .
C o o k i e laissa chapper un couinement aigu, un c r i
de douleur qui la fit frissonner.
- Lche C o o k i e ! hurla-t-elle.
Le pantin ricana. C o o k i e hoqueta au bord de
l'asphyxie.
Incapables d'en supporter davantage, les filles se
jetrent sur le pantin. Caro lui prit les jambes. L u c y
se saisit de C o o k i e et tira de toutes ses forces.
Caro trana le pantin par terre. M a i s les mains de bois
tenaient fermement le chien par le c o u .
L e s couinements de C o o k i e s'assourdissaient de plus
en plus, au fur et mesure que l'air l u i manquait.
- Lche-le ! Lche-le ! hurla L u c y .

E l l e encercla nergiquement les poignets du pantin ;


d'une traction brutale, elle carta les deux mains de
bois.
C o o k i e tomba par terre, la respiration sifflante. Il
dtala vers un coin de la pice, ses pattes drapant
sur le sol lisse.
- Tu vas me le payer ! grommela le pantin.
S'arrachant la prise de L u c y , il lui dcocha un coup
brutal en plein front. E l l e cria de douleur et porta les
mains la tte.
Derrire elle, C o o k i e se remit aboyer.
- Lche-moi ! exigea monsieur W o o d en se tournant
vers Caro, qui lui tenait toujours les jambes.
- P a s question ! cria-t-elle. L u c y , reprends-lui les
bras !
La tte bourdonnante, L u c y plongea pour attraper
nouveau le pantin.
M a i s il baissa brusquement la tte et planta ses
mchoires de bois dans son poignet.
- Ouille !
L u c y recula en hurlant de douleur.
Tenant le pantin par les chevilles, Caro le laissa
retomber lourdement sur le sol. Il fit entendre un
grondement de fureur et tenta frntiquement de
s'chapper.
L u c y repartit l'attaque et cette fois, elle russit
attraper un bras, puis l'autre. Il baissa la tte pour la
mordre encore une fois, mais elle l'esquiva et lui tira
nergiquement les bras dans le dos.
- Q u ' e s t - c e q u ' o n fait de l u i ? s'exclama Caro.

L u c y se souvint brusquement des deux rouleaux


compresseurs en train d'aplanir le terrain d' ct.
- V i e n s ! On va l'craser !
Je vous prviens ! Je suis quelqu'un de puissant !
cria le pantin.
Sans lui prter attention, L u c y ouvrit la porte de la
cuisine et elles transportrent dehors leur prisonnier
gesticulant.
Le ciel tait sombre et il tombait une petite pluie
fine. L'herbe tait dj humide.
L e s filles virent les deux gros rouleaux compresseurs
de l'autre ct des buissons bas : l'un tait l'arrire
de la maison, l'autre sur le ct. On aurait dit deux
normes btes, crasant tout sur leur passage.
- Par l ! Dpche-toi ! ordonna L u c y en maintenant
solidement monsieur W o o d . Jette-le l-dessous !
- Lchez-moi ! Lchez-moi ! cria le pantin.
Il tourna brusquement la tte pour essayer de mordre
L u c y au bras.
Le tonnerre se mit gronder au loin.
Les filles couraient toute vitesse vers le rouleau
compresseur, drapant sur l'herbe que la pluie rendait glissante.
E l l e s n'en taient plus qu' quelques mtres quand
elles aperurent C o o k i e . Il se prcipitait vers elles.
- Oh non ! Qu'est-ce q u ' i l vient faire l ?
Sans les quitter des yeux, la langue pendante, caracolant dans l'herbe humide, le chien se jetait tout droit
sous les chenilles du bulldozer.
- N o n , C o o k i e ! cria L u c y . N o n , C o o k i e , non !

Lchant monsieur W o o d , les deux filles se jetrent


sur le chien. Bras tendus, elles glissrent plat ventre
sur l'herbe humide.
Inconscient, ravi de ce j e u de poursuite, C o o k i e fila.
- Eh ! Tirez-vous de l ! Vous tes folles ou quoi, les
gamines ? cria le conducteur en colre, du haut de sa
cabine.
E l l e s bondirent sur leurs pieds et se tournrent vers
monsieur W o o d . La pluie tombait maintenant
verse. Un clair blanc zigzagua dans le c i e l .
- Je suis libre ! triompha le pantin, en levant victorieusement les bras. Maintenant, je vais me venger !
- A t t r a p e - l e ! s'exclama L u c y .
L e s deux filles baissrent la tte et se lancrent la
poursuite du pantin qui se mit, lui aussi, courir.
Il ne vit pas le second rouleau compresseur.

L'norme chenille noire lui roula directement dessus, le renversant sur le dos, puis l'crasant avec un
bruit sec.
Un sifflement bruyant s'chappa de dessous la
machine, comme l'air d ' u n ballon crev.
Le rouleau sembla osciller d'avant en arrire. Un gaz
vert s'chappa des restes du pantin et monta dans
l'air, tel un champignon monstrueux.
C o o k i e cessa de foltrer et resta ptrifi, les yeux
fixs sur le nuage vert qui s'levait dans le ciel
presque noir.
Caro et L u c y regardaient la scne, bouche be.
Pouss par le vent et la pluie, le nuage les enveloppa.
- B e u r k ! a pue ! s'exclama Caro.
a sentait les ufs pourris.
C o o k i e gmit doucement.
Le rouleau compresseur s'immobilisa. Le conducteur sauta de la cabine et se prcipita vers elles.
C'tait un petit homme rbl, avec de gros bras muscls qui jaillissaient littralement des manches de
son T-shirt.
- J ' a i cras quelque chose ? s'cria-t-il.
- O u i , mais c'est rien. Juste un vieux pantin, rpondit L u c y .
L ' h o m m e poussa un soupir de soulagement. Puis il
se pencha pour regarder sous sa roue. L e s filles
s'approchrent pour v o i r les restes du pantin, le
corps aplati dans son jean et sa chemise de flanelle.
Le conducteur se redressa et s'essuya le front d ' u n
revers de manche.

- Eh bien, je suis navr, dit-il. Je n'ai pas pu m'arrter temps.


- C ' e s t pas grave, rpliqua L u c y en lui faisant un
grand sourire.
- O h , oui ! C'est vraiment pas grave ! renchrit aussitt Caro.
C o o k i e s'approcha pour flairer les restes du pantin.
- Au fait, ajouta le conducteur en changeant de ton,
qu'est-ce que vous fabriquez sous la pluie, les filles ?
Caro haussa les paules. L u c y hocha la tte.
- N o u s ?... O h , o n promne l e chien.
L ' h o m m e ramassa le pantin crabouill. La tte tait
littralement pulvrise.
- Vous le voulez quand mme ? demanda-t-il.
- Oh ! N o n ! Vous pouvez le mettre la poubelle,
rpliqua L u c y .
- Vous feriez bien d'aller vous mettre l'abri, dit-il.
L e s f i l l e s changrent u n sourire d e b o n h e u r ,
soulages.
E l l e s s'essuyrent les pieds sur le paillasson, puis
ouvrirent la porte de la cuisine. C o o k i e entra le
premier.
- O u a h ! Quelle matine, s'exclama Caro.
Un clair blanc zbra le ciel et le tonnerre clata
quelques secondes plus tard.
- Je suis trempe, dit L u c y tout sourire. Je monte me
changer !
- M o i aussi.
Caro suivit sa sur.
En entrant dans leur chambre, elles trouvrent la

fentre grande ouverte, les rideaux battant au vent, la


pluie frappant le sol.
- Oh zut ! s'exclama L u c y en se prcipitant pour la
refermer.
Quand elle se pencha pour saisir la poigne, C l a c C l a c se redressa et l'attrapa par le bras.
- E h , l'esclave ! Est-ce que ce type est enfin parti ?
demanda le pantin d'une v o i x grondante. J ' a i bien
cru q u ' i l ne s'en irait jamais...

FIN

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