Chair de Poule N 44 Abominables Bonhommes de Neige
Chair de Poule N 44 Abominables Bonhommes de Neige
Chair de Poule N 44 Abominables Bonhommes de Neige
BONSHOMMES
DE NEIGE
R. L STINE
TRADUIT DE L'AMÉRICAIN
Ces vers m'obsédaient encore tandis que Tante Anna et moi sortions de la
camionnette.
— C'est joli ici, n'est-ce pas ? s'écria Tante Anna, sa main toujours posée
sur mon épaule.
Les joues d'Anna, d'ordinaire pâles, avaient rougi sous l'effet du froid.
Petite, très menue, ma tante est assez belle. Ses grands yeux noirs lui
donnent un air mélancolique.
Elle a environ trente-cinq ans, pourtant je l'ai toujours connue avec des
cheveux blancs, très longs.
Elle les coiffe en une natte qui descend jusqu'au bas de son dos.
D'ailleurs, je ne sais pas à qui je ressemble. J'ai les yeux marron et d'épais
cheveux bouclés châtain foncé. Je suis très grande pour mes onze ans et
assez athlétique. Quand nous habitions à Chicago, j'étais la meilleure
joueuse de mon équipe de basket.
Je ne me souviens plus très bien du visage de ma mère, qui est morte quand
j'avais quatre ans. Quant à mon père, je ne l'ai jamais connu parce qu'il est
parti peu de temps après ma naissance. Enfin, c'est Anna qui le dit. Elle n'a
gardé aucune photo de mes parents et n'évoque jamais leur souvenir. Elle
reste ma seule famille... Je sais juste qu'elle et ma mère ont grandi dans un
village semblable à celui où nous allions nous installer.
Nous n'avions quitté Chicago que depuis la veille, mais mes amis me
manquaient déjà.
« J'espère que je m'en ferai de nouveaux, ici », me dis-je, sans trop y croire.
Pourquoi avions-nous quitté Chicago pour aller nous enterrer dans ce trou
perdu du Nord ? Comme seule réponse à ma question, Tante Anna avait
dit : « Le moment est venu de partir ! »
Elle pesa de tout son poids sur le battant, qui finit par céder sous ses
violents coups d'épaule. Anna a beau être mince, elle fait parfois preuve
d'une force étonnante. J'allais rentrer les bagages quand mon attention fut
attirée par une tache rouge qui s'agitait au bout de la rue. Je ne l'avais pas
remarquée en arrivant. Curieuse, je fis quelques pas...
Et il était vivant !
Je plissai les yeux pour mieux observer le bonhomme de neige. Non, il
n'avait pas bougé. C'était son écharpe rouge que j'avais vue flotter au gré du
vent.
Il avait vraiment l'air inquiétant. Des branches plantées dans son flanc
figuraient les bras. L'une était horizontale et l'autre dressée, comme s'il
saluait quelqu'un. Chacun des bras se terminait par trois brindilles qui
imitaient les doigts. Deux pierres noires représentaient les yeux, et une
carotte ratatinée par le froid faisait office de nez. La bouche, constituée de
deux rangées de cailloux, descendait sur les côtés et lui donnait une
expression menaçante.
« Qui a voulu le rendre aussi effrayant ? » me demandai-je, fascinée par
cette profonde balafre rouge.
« Bizarre » est un mot que j'emploie souvent. Mais que pouvais-je dire
d'autre face à un bonhomme de neige grimaçant avec une cicatrice aussi
laide ?
Elle referma ses longs doigts autour de la tasse. Ses joues et son nez étaient
encore rouges.
— Il fera encore plus chaud là-haut, intervint ma tante, coupant court à mes
réflexions.
Elle désignait le plafond : le chalet ne comptant qu'une seule chambre, nous
étions convenues d'aménager la mienne dans le grenier.
Une fois dans le salon, je remarquai que seule l'échelle métallique posée
contre le mur donnait accès au grenier. Je l'escaladai et poussai la trappe.
Sur le mur du fond, une fenêtre ronde laissait passer un faisceau de lumière
blafarde. Je m'en approchai et regardai au-dehors. De la neige s'amoncelait
sur le bas de la vitre. J'aperçus la route ainsi qu'une rangée de petits chalets
alignés sur le flanc de la montagne.
Anna avait profité des congés de la fin février pour déménager, et l'école de
Sherpia était fermée.
« Allons, Jane, Sherpia est un charmant petit village, et tu t'y feras plein
d'amis. Et puis, tu vas décorer cette chambre avec des affiches. Ça la rendra
plus gaie. »
Je dus attendre quelques secondes pour que mes yeux s'habituent à cette
intense luminosité.
Je marchais dans l'un des deux sillons parallèles que les roues des voitures
avaient creusés sur la chaussée. La neige crissait sous mes bottes. Je
dérapais par moments, courbée pour résister aux soudaines rafales de vent.
Je dépassai alors deux chalets semblables au nôtre. Ils avaient l'air déserts.
Bientôt j'arrivai à hauteur d'une voiture tout-terrain garée devant une grande
bâtisse en pierre.
Une vieille luge en bois traînait sur le seuil. Un chat noir m'observait
derrière une vitre du rez-de-chaussée. Je lui adressai un signe de la main,
mais il disparut aussitôt. Quel accueil ! C'était le premier être vivant que je
croisais depuis le début de ma promenade.
Son sourire s'élargit encore. J'allais lui répondre lorsqu'une fille de mon âge
apparut derrière lui, enveloppée dans un épais manteau violet.
Ils se ressemblaient tellement qu'ils devaient être frère et sœur. Ils avaient le
même visage rond, des cheveux noirs et raides ainsi que de grands yeux
d'un bleu intense.
— On habite là, dit Max en désignant la grande bâtisse devant laquelle était
garée la voiture tout-terrain. Et toi ?
Je m'apprêtai à les interroger sur les loisirs à Sherpia, mais ils s'étaient déjà
éloignés... Les voilà qui fabriquaient maintenant un bonhomme de neige :
l'un de ses bras était levé, l'autre à l'horizontale.
Une écharpe rouge était nouée autour de son cou... et une profonde balafre
zébrait sa joue droite.
— Ah bon ? dit-elle.
Max sursauta comme si j'avais proposé une expédition en enfer. Son visage
se déforma sous l'effet de la peur.
— Tu... tu ne peux pas ! s'exclama Susie, tout aussi effrayée. Il ne faut pas y
aller !
— Pardon ? fîs-je, agacée. Et pourquoi ça ?
Max et Susie avaient déjà repris leur assurance. La jeune fille remit de
l'ordre dans ses cheveux que le vent avait ébouriffés tandis que Max
s'affairait toujours autour de l'écharpe rouge.
— Parce que euh... la mairie a fait barrer la route pour commencer des
travaux, finit par expliquer Max.
— Euh . . . Eh bien..., hésita Susie. En fait, tout le monde évite d'y aller...
De nouveau embarrassée, elle fit un clin d'œil à Max, espérant sans doute
qu'il prendrait le relais.
— Parce qu'il fait moins vingt degrés, intervint enfin Max, d'un ton peu
convaincant. Essaie de tenir le coup avec une température pareille !
Ils me racontaient des histoires, c'était évident ! Je voyais bien qu'ils étaient
nerveux et inquiets.
— Nous, on n'a jamais déménagé, affirma Max. On vit ici depuis toujours.
— C'est très agréable, ajouta Susie. Il n'y a pas beaucoup de monde, mais
on s'y habitue.
Trop larges pour être celles d'un écureuil, elles devaient appartenir à un
animal plus gros, peut-être un cerf...
La route devint plus raide et plus sinueuse. Malgré mes gants, j'avais les
mains gelées. Je les frottai l'une contre l'autre. Mon nez était aussi engourdi
par le froid.
Soudain, une cabane en rondins apparut devant mes yeux. Qui pouvait bien
vivre ici, loin du village ?
Prudente, j'avançais sans faire de bruit. Mon cœur battait à tout rompre.
J'essayai d'inspecter l'intérieur, mais les vitres étaient recouvertes de buée.
— Il y a quelqu'un ? appelai-je.
-Bizarre, murmurai-je.
Je choisis d'entrer. Il y faisait sombre et il n'y avait pas un bruit ! Mes yeux
mirent quelques instants à s'habituer au manque de lumière.
— Il y a quelqu'un ? répétai-je.
Je fis un pas et distinguai une forme blanche. Ou plutôt une masse de poils
blancs... qui se précipita sur moi en grognant ! La créature bondit. Je sentis
son haleine chaude contre mon visage. Deux pattes énormes m'agrippèrent
les épaules. Je voulus me débattre, mais tombai à la renverse !
— Non ! hurlai-je.
Retenant mon souffle, je restai immobile. L'animal qui se tenait devant moi
était un... loup ! Un loup blanc ! Sa respiration était saccadée, ses mâchoires
grandes ouvertes laissaient apparaître une langue qui pendait presque
jusqu'à terre.
L'homme qui venait de parler se pencha vers moi et, m'attrapant par les
poignets, m'aida à me relever.
— Tu n'es pas blessée ? demanda-t-il sèchement.
Mince, plutôt grand, l'inconnu portait un bleu de travail en jean. Ses longs
cheveux poivre et sel étaient attachés et formaient une courte queue de
cheval.
— Je... je...
— Je me promenais...
J'avais fait un effort incroyable pour parler. Mon cœur battait à toute
vitesse.
Il fit un autre pas vers moi, ne me quittant pas du regard. Je sentis mon
estomac se nouer. Que voulait-il me faire ? En réalité, je n'avais aucune
envie de le savoir.
— Un bonhomme de neige ?
— Non ! hurlai-je.
Soudain, mon pied heurta l'un des rochers qui bordaient la route.
Je m'étalai de tout mon long sur le ventre, dans la neige poudreuse. J'essayai
désespérément de me remettre debout... Trop tard ! Le loup arrivait sur moi.
A ma grande surprise, l'animal arrêta sa course à trois pas de moi. La gueule
entrouverte, il me fixait en haletant bruyamment. À chaque inspiration, sa
poitrine se soulevait sous son épaisse fourrure blanche. Les flocons
fondaient au fur et à mesure sur sa langue pendante.
— Rentre chez toi, lui ordonnai-je d'une petite voix, persuadée qu'il ne
m'obéirait pas.
Je fis encore deux pas en arrière. Le loup resta figé comme une statue.
J'étais partie depuis deux bonnes heures, et Tante Anna devait se faire du
souci.
J'étais presque arrivée à notre chalet lorsque je passai devant une étrange
créature. C'était encore un bonhomme de neige planté dans un jardin ! Il
était pareil aux autres : son nez, son écharpe, sa balafre...
J'en restai bouche bée. Susie traversait la rue en courant. Des flocons de
neige parsemaient ses cheveux noirs.
Au loin, j'aperçus Max qui nous faisait des signes depuis le seuil de leur
maison.
— Pas vraiment ! J'ai été poursuivie par un loup blanc et son maître,
expliquai-je à grand renfort de gestes.
C'est un fou qui habite dans une cabane, près du sommet de la montagne.
-Conrad ?
Susie acquiesça.
J'aurais dû te prévenir...
— Me prévenir de quoi ?
— C'est tout ? l'interrompis-je, agacée par tous ces mystères. C'est pour ça
que ton frère et toi n'allez jamais là-haut ?
Susie hésita à répondre ; elle regarda son frère comme si elle voulait son
avis.
— Dis-moi à quoi rime toute cette histoire ! éclatai-je. Le vieux barbu m'en
a parlé lui aussi tout à l'heure. Et comment pourrait-il travailler pour un
bonhomme de neige ? Tout ça ne tient pas debout !
—Mais...
— D'accord, mais pas avant que tu m'aies promis de tout me raconter, dis-
je. Moi aussi, je peux être têtue, si je m'y mets...
Tante Anna était dans la cuisine et rangeait des bols dans un placard.
— Ce sont les plus gros flocons que j'aie jamais vus, dis-je.
Je l'ôtai et la posai sur une chaise, près du radiateur. Puis je frottai les
manches de mon pull pour me réchauffer.
Mais sa voix avait tremblé. Et elle avait un air tendu que je ne lui
connaissais pas. Elle s'accroupit et continua à déballer les cartons. Je
m'approchai pour l'aider :
Anna ne répondit rien et me tendit deux bols. Je les rangeai dans le meuble,
sur l'étagère supérieure.
— Bien sûr, il y a toujours des histoires horribles qui circulent dans des
petits villages comme Sherpia.
— Je suis restée trop longtemps debout. J'ai des courbatures... Une chanson,
dis-tu ?
Si elle n'avait pas été fatiguée par le déménagement, j'aurais cru qu'elle
fuyait la conversation.
— Je m'en suis souvenue tout d'un coup cet après-midi, expliquai-je, quand
nous sommes arrivées ici.
— Tu en es sûre ? insistai-je.
Je frissonnai sous ma couette. Tout était tellement neuf pour moi, et surtout
si surprenant !
Je me levai d'un bond et courus à la fenêtre. Un vent léger faisait remuer les
buissons. Un nouveau hurlement effrayant retentit. Le village de Sherpia
était plongé dans un sommeil profond. Au loin, j'aperçus la route principale
conduisant vers le haut de la montagne, mais je ne pus distinguer le
sommet, dissimulé dans la pénombre de la nuit.
— Ouf ! murmurai-je, satisfaite de ne pas avoir été surprise par Tante Anna.
L'air glacé me fit du bien. Le vent était tombé. Le silence était total.
Hurlait-il comme cela toutes les nuits ? Et pourquoi ces cris paraissaient-ils
si... si humains ?
J'inspirai profondément et me remis à marcher lentement sur le bas-côté. La
neige crissait à chacun de mes pas. Je dépassai quelques maisons et
continuai mon chemin. La lune se mit soudain à briller d'une lumière plus
intense. Je m'arrêtai net...
Je passai devant lui. Mais une autre ombre apparut sur la chaussée, formant
une sorte de croix avec la précédente.
Je criai d'épouvante.
Son écharpe rouge, restée sur le tronc, s'agitait sous les rafales. Je tremblai
de tous mes membres.
« Qu'est-ce que je fabrique ici ? pensai-je. Il fait froid et il est très tard Tout
ça est horrible ! Et ces cris épouvantables ! Il vaut mieux rentrer », me dis-
je en prenant mes jambes à mon cou.
Je courus sur la route, franchissant les ombres successives, obsédée par ces
bras maigres et ces balafres rouge sang.
Un bonhomme était posté tous les dix mètres, devant chaque maison,
comme à la parade. Je ne les avais pas remarqués à l'aller, car la lune
n'éclairait pas assez. Et, dans la journée, ils n'étaient pas là...
Je n'avais qu'un seul but : rentrer chez moi au plus vite. Être au chaud et en
sécurité dans ma nouvelle maison.
Un bonhomme agita ses trois doigts dans ma direction et sembla ricaner !
J'accélérai ma course et, soudain, la comptine me revint à l'esprit :
Cette chanson me hantait depuis que nous étions arrivées. Pourquoi ? Ces
paroles étaient-elles une sorte d'avertissement ? Il fallait que je retrouve la
seconde strophe !
Je sortis les ouvrages un par un. Sous une pile de vieux papiers, je trouvai
des cahiers de textes et des manuels scolaires.
Elle avait défait sa natte, et ses longs cheveux blancs pendaient dans son
dos.
— Tu es folle de sortir la nuit ! dit-elle avec colère, les yeux rivés sur les
miens.
La vérité ?
Après le dîner, je fis la vaisselle puis enfilai mon pull, ma parka et mes
bottes. Je préférai être franche avec Tante Anna. Je lui racontai donc que
j'allais rejoindre une fille de mon âge que j'avais rencontrée avec son frère,
pendant ma balade de la veille.
Anna avait raison. Il neigeait beaucoup, et une bise violente s'était levée.
« J'espère qu'il ne fait pas ce sale temps tous les jours », pensai-je.
La petite église de pierre n'était plus très loin, mais il était difficile de
marcher dans ces conditions. Le trajet me paraissait interminable. Je
trébuchai, et la neige glacée s'infiltra dans ma botte, trempant ma
chaussette. Je frissonnai en gémissant.
Je passai devant une maison aux volets clos qui semblait inhabitée. Une
rafale de vent souffla si fort qu'on aurait dit qu'elle voulait m'empêcher
d'avancer, ou me forcer à rebrousser chemin.
Rentrant la tête dans les épaules, je courus. Tout à coup, je heurtai un objet
très dur.
Des yeux noirs et diaboliques me fixaient !
Je me mis à hurler !
Une seconde plus tard, quelqu'un me secouait vigoureusement. J'entendis
une voix s'exclamer derrière moi :
— Oui, oui ! affirmai-je d'un ton sec. Viens, allons nous abriter.
— Seulement une semaine par an, pendant les vacances d'été ! répondit
Susie en plaisantant.
Nous posâmes nos parkas mouillées sur l'un des bancs. Je frictionnai mes
bras. Mes joues étaient en feu.
— Il fait bon, chuchota Susie. Le curé n'aime pas le froid, alors il chauffe
en permanence.
— Tante Anna ne m'a pas donné d'explication. Elle a simplement dit qu'il
était temps pour nous de quitter Chicago.
Susie s'approcha un peu plus de moi, son visage touchant presque le mien.
— Et pourquoi ?
— Parce que cette histoire est terrible ! Max est terrorisé en permanence. Il
ne supporte pas qu'on évoque le... les... enfin, le bonhomme de neige.
Est-ce qu'il surveille et protège le village ? Est-ce qu'il est sous les ordres du
bonhomme de neige ? Est-il son protégé ? C'est un vrai mystère. Conrad
descend rarement à Sherpia et, quand il y vient, il ne parle pas. On ne sait
rien de lui, ni de ce qu'il fabrique là-haut. Si ça se trouve, il est simplement
fou ! Ou bien ensorcelé, lui aussi !
Elle soupira et jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. Très nerveuse, elle
semblait craindre que quelqu'un ne la surprenne en train de me faire ces
révélations.
— Pour l'amadouer ! Nous ne savons pas quand le sort prendra fin, alors
nous avons pris nos précautions... Les gens pensent que, lorsqu'il descendra
de la Cave gelée, il verra tous ces bonshommes et il se sentira moins isolé.
Peut-être que ça le rassurera, et qu'il ne nous fera pas de mal.
Susie paraissait soudain effrayée. Elle agrippa mes mains. Ses yeux
sombres, dilatés, me fixèrent.
J'étais sûre que ce n'était que des racontars inventés par les villageois pour
dissuader les étrangers de venir s'installer à Sherpia !
— Non, pas moi. Mais je l'ai souvent entendu, tard dans la nuit. J'ai entendu
ses cris, ses hurlements.
— Mais enfin...
Non ! Son histoire ne tenait pas debout. C'était une superstition... une sorte
de conte de fées. Pourtant, je préférai me taire. Après tout, elle était pour
l'instant ma seule amie à Sherpia. Et elle était sensible et gentille. Je ne
voulais pas la vexer.
Nous nous levâmes, reprimes nos affaires et nous dirigeâmes vers la porte.
Nous nous arrêtâmes devant sa grande maison dont le portail était couvert
de neige.
— Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure ? lui reprochai-je. Et sans bonnet !
Il est tard pour être dehors.
— Et toi ? répliqua-t-il.
Il avait raison. De quel droit lui donnais-je des leçons alors que, moi-même,
je détestais qu'on m'en donne ?
Il sait qui je suis, et surtout que je l'ai vu ! Tu comprends ? C'est pour ça que
j 'ai tellement peur de lui!
— Max, écoute...
Il est étrange. Il y a même ici des gens qui pensent qu'il travaille au service
du bonhomme de neige parce qu'il éloigne les curieux. Ce serait une sorte
de garde du corps, tu vois.
— Et à quoi ressemble-t-elle ?
— Elle est gigantesque, creusée dans le flanc de la montagne. Elle est tout
en glace, on dirait du verre.
Sa tête était aussi grosse que celle d'un ours. Une large cicatrice rouge
traversait sa joue. Sa bouche était tordue de rage. Il a regardé partout et... il
m'a repéré. Il a ouvert toute grande sa gueule et a poussé un rugissement.
Il... il . . .
— Et tes copains ?
— Ils m'attendaient en bas. On est retournés chez nous, et personne n'a plus
jamais abordé ce sujet.
— On a eu trop peur, sans doute. Je n'en ai jamais parlé à Susie non plus.
J'en frissonne encore. J'en rêve toutes les nuits. Je fais d'horribles
cauchemars.
— Écoute...
— Je ne sais pas...
Le vent tourbillonnait. Il faisait très froid. Mon nez, mes doigts et mes joues
étaient tout engourdis.
— Jane, ne monte pas là-haut, insista-t-il. S'il te plaît, n'y va pas. Ce que je
t'ai raconté est vrai.
— Rentre chez toi, Max, lui dis-je, fatiguée. Sinon, nous allons nous
transformer en glaçons !
J'avais du mal à avancer dans la neige. Mes bottes glissaient sur les plaques
de glace. Mes jambes me faisaient mal.
Miracle ! Tante Anna rentra dans la pièce en secouant les flocons de son
pardessus. Elle me sourit, mais sa joie s'évanouit quand elle aperçut mon
expression angoissée.
— Quel mot ?
— Je l'ai laissé sur le réfrigérateur. Quand tu es partie, je me suis sentie
mieux et je suis allée faire un tour. Dans la rue, j 'ai rencontré un couple de
voisins très sympathiques. Ils habitent la maison au bout de la rue. Ils m'ont
invitée à boire une tasse de café.
— J'ai cru que tu étais dans ta chambre. J'y suis allée et j 'ai marché dans
une flaque d'eau glacée.
— Il y a peut-être une fuite dans le toit. Il faudra jeter un coup d'oeil demain
matin.
— J'ai... j'ai cru que c'était le bonhomme de neige...Je sais que c'est idiot,
mais j'étais presque sûre qu'il était rentré dans la maison... et...
— C'est vrai, c'est stupide. Mais Susie et Max m'ont parlé de ce bonhomme
de neige qui habite dans une caverne, au sommet de la montagne. Ils
prétendent...
— Oui. Max et Susie m'ont juste recommandé de ne pas monter là-haut. Cet
endroit les terrorise.
Tante Anna posa affectueusement la main sur mon épaule :
— Ils ont raison, il vaut mieux que tu n'y ailles pas, ma chérie...
— Pourquoi ?
— Oui, mais tu n'as pas remarqué les bonshommes installés dans le village
? Ils ont une grande cicatrice sur la joue et une écharpe rouge. Tu ne trouves
pas ça bizarre, toi ?
— Ce doit être une tradition locale. C'est vrai que c'est étrange, mais c'est
plutôt amusant, non ?
— Eh bien...
Plus tard dans la soirée, allongée sur mon lit, j'entendis de nouveau les
hurlements qui provenaient du sommet de la montagne.
Ce cauchemar m'avait un peu perturbée, mais j'étais plus que jamais résolue
à grimper sur la montagne juste après le petit déjeuner. Il fallait que je
résolve ce mystère !
J'avais à peine prononcé leur nom que je les vis arriver de l'autre bout de la
rue. Je sortis et me précipitai vers eux.
Max portait une grosse pelle et Susie traînait derrière elle deux branches
d'arbre.
— Quoi ?
— Écoute, tu seras en danger tant que tu n'en auras pas un devant chez toi !
— Il faut que je voie cette Cave gelée et... vous allez venir avec moi !
— Vous n'aurez pas besoin de monter jusqu'à la caverne. Je veux juste que
vous détourniez l'attention de Conrad pendant que je me faufilerai le long
de sa cabane.
— On verra tout à l'heure. Mais vous pourriez, par exemple, lui faire la
conversation pendant que je passerai derrière. Ça devrait suffire.
— Promis !
Susie et moi fîmes rouler une grosse boule de neige jusqu'à ce qu'elle ait la
taille du corps. Max s'occupa de la tête. Tandis que nous nous affairions,
j'éprouvai une drôle de sensation. Les villageois construisaient des
bonshommes de neige parce qu'ils étaient effrayés. Et voilà que j'en faisais
autant ! Est-ce que je commençais moi aussi à être influencée par cette
terrifiante légende ? Avais-je peur ?
— Bravo, dis-je à mes deux amis, il est exactement comme les autres.
Allons-y, maintenant !
— Tu es sûre que tu veux faire cette folie ? demanda Max d'une toute petite
voix.
— Absolument, répondis-je bravement.
Pour être tout à fait franche, je dois dire que je n'en étais pas si sûre que ça !
Nous montâmes la route sinueuse. Nous marchions en silence, regardant
droit devant nous. Le soleil projetait les ombres des pins sur la neige.
Mon cœur se mit à battre très fort lorsque nous arrivâmes près de la cabane
de Conrad. Je m'efforçai de rester calme. Toutes sortes de questions me
traversaient l'esprit. Que faisait Conrad ? Où était passé le loup ? Et surtout,
mon plan serait-il efficace ?
Le soleil disparut un instant derrière un petit nuage.
— Ça ne marchera pas, dit Max, les yeux fixés sur le paysage assombri.
— Je ne suis pas venue jusqu'ici pour rien. Vous allez m'aider, oui ou non ?
— On y va, ordonnai-je.
N'ayant pas une minute à perdre, je chassai bien vite ces idées de mon
esprit, pris une grande inspiration et m'élançai, pliée en deux pour ne pas
être vue. Rentrant la tête dans les épaules, je grimpai la pente le plus vite
possible.
— Hé là, attendez !
^^^^^^
J'étais glacée, autant par le froid que par la peur. Et si Conrad leur faisait du
mal ? Il fallait que je descende pour les aider...
Elle était là, juste au-dessus de moi, aussi grande qu'une maison ! Brillante
et luisante comme du verre, la glace réfléchissait le ciel !
Quelque chose s'y agitait, à moins que ce ne fût le vent qui s'y engouffrait !
Il n'était pas question que je rebrousse chemin. J'étais trop près du but
maintenant ! Il fallait que je continue, malgré ma peur...
Mais j'avais oublié que j'étais au bord d'un précipice, perchée sur un tapis de
glace !
Il tendit ses bras, ou plutôt ses branches, comme s'il voulait m'attraper.
Je frissonnai, saisie par un froid intense, comme je n'en avais jamais
ressenti. Le monstre blanc soufflait des nuages qui se transformaient en
givre, recouvrant son corps !
— QUI ES-TU?
Il parlait !
Mon corps entier fut agité de convulsions incontrôlables. C'était donc vrai !
Susie et Max ne m'avaient pas menti !
— RÉPÈTE ! ordonna-t-il.
— Jane Forest !
—Non!
Il balança son corps d'un côté, puis de l'autre. La corniche trembla sous mes
pieds. Je manquai de perdre l'équilibre.
— Mais... mais...
— Elle avait une bonne raison : elle savait que l'effet du sort s'estomperait
au bout de dix ans.
— Ma tante n'est pas une... sorcière ! J'habite avec elle depuis la mort de
maman, et je ne l'ai jamais vue faire de la magie. Elle...
— Je . . . je...
— Comment ?
Je savais déjà de quelle manière m'y prendre. Dès le premier vers, j'avais
compris comment résoudre l'énigme. Tout se trouvait dans la seconde
strophe dont je n'arrivais pas à me souvenir.
— S'il te plaît, Jane, aide-moi ! me supplia le bonhomme, les yeux fixés sur
moi. Je suis vraiment ton père, et j 'ai besoin de toi.
— Anna ! m'écriai-je.
Je compris alors d'où venait la voix qui avait murmuré dans ma chambre, la
veille au soir. C'était la sienne !
— Alors, c'est toi qui as chuchoté ces menaces hier soir ? demandai-je.
— Oui, répondit Anna. J'ai dû parler avec une voix grave pour que tu ne me
reconnaisses pas.
Elle me considéra d'un air furieux. Son visage normalement si pâle était
rouge écarlate. Elle tenait un gros livre noir à la main et elle le brandit
devant moi.
— Tante Anna, est-ce vrai ? Ce... cette créature est réellement mon père ?
— Jane, tes parents étaient des sorciers, expliqua Tante Anna sans prêter
attention au bonhomme. Ils s'exerçaient constamment. Un jour, ils ont
poussé leurs expériences trop loin. Sans le vouloir, ils ont créé ce... cette
chose immonde.
Anna paraissait convaincante. Qui devais-je donc croire à la fin ?
— C'est un monstre, dit-elle d'un ton amer. Tes parents ont été horrifiés en
découvrant ce qu'ils avaient créé.
Ils lui ont alors donné une apparence de bonhomme de neige. Peu de temps
après, ton père a disparu. Ta mère et moi avons quitté le village en
t'emmenant avec nous. Nous sommes parties pour être certaines que cette
créature malveillante ne s'en prendrait pas à nous.
— Je n'y connais rien, répéta-t-elle. Mais j 'ai apporté cet ouvrage parce que
je connais ton secret. Je sais ce que je dois faire pour que tu demeures à
jamais emprisonné dans ce bonhomme de neige.
Anna voulut le récupérer, mais je réussis à lui faire lâcher prise. Je remontai
vers la caverne. Ma tante fit un pas vers moi. Son regard se posa un instant
sur le bonhomme de neige, et elle décida de ne pas approcher davantage.
Elle était penchée, occupée à ramasser l'une des feuilles tombées sur la
corniche. Elle la parcourut des yeux et un sourire victorieux éclaira son
visage.
— Oui, mais tu ne le verras pas, répéta-t-elle. Et, d'un geste déterminé, elle
jeta la feuille dans le vide.
Je laissai échapper un cri strident.
C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire. La suite du poème m'échappait.
Tante Anna, debout sur la corniche située en contrebas, n'osait avancer. Elle
craignait sans doute les réactions du bonhomme de neige.
— Elle ment, insista celui-ci. Elle ne veut pas que tu me connaisses, moi,
ton propre père. Elle préfère que je demeure à jamais prisonnier de cette
caverne.
— Il faut que je sache la vérité, lui dis-je après avoir pris une profonde
inspiration.
Je reculai et récitai :
Lorsque approchent les beaux jours du printemps
Les yeux se détachèrent du visage. Sa tête devenait peu à peu une masse
informe qui coula le long de son corps. On aurait dit de la glace à la vanille
qui fondait au soleil. De la neige molle s'amoncela à ses pieds. Les branches
qui lui servaient de bras se détachèrent de son tronc et atterrirent sur le sol
gelé.
Tante Anna avait dit la vérité. Ce n'était pas mon père, mais un abominable
monstre ! Des écailles rouges le recouvraient entièrement. Sa tête
ressemblait à celle d'un taureau. Une langue violette pendait entre ses
puissantes mâchoires aux dents bien acérées. Ses yeux jaunes bougeaient
dans tous les sens.
Je saisis Tante Anna par les épaules. Nous devions fuir à tout prix. Nous
nous pressâmes l'une contre l'autre pour mieux nous défendre contre cet
ennemi.
Désespérée, je fermai les yeux, et les rouvris aussitôt car, à mon grand
étonnement, le monstre ne nous lâcha pas. Au contraire, il recula et nous
reposa sur la corniche.
Il s'était désintéressé d'Anna et de moi. Il semblait attiré par une scène qui
se déroulait en contrebas.
Tous les bonshommes de neige de Sherpia étaient là, animés, à trente mètres
en dessous de nous. Tous identiques, ils montaient vers nous en file
indienne.
Leurs écharpes rouges s'agitaient dans le vent qui venait de se lever. Ils
avançaient en sautillant et en balançant les bras.
Tante Anna et moi nous pressâmes à l'autre bout de la corniche. Toute fuite
était impossible. Les bonshommes nous coupaient la route, et le monstre se
tenait à l'entrée de la caverne.
Ils avançaient toujours. Ils étaient tellement près de moi à présent que je
pouvais lire la colère dans leurs yeux ronds et voir la cicatrice qui marquait
leur visage. Ils n'étaient plus qu'à trois mètres, deux mètres... Nous levâmes
les bras pour nous protéger.
Il agita les bras avec frénésie, sans parvenir à se libérer. Il disparut bientôt
sous une masse compacte et blanche.
Anna et moi restions toujours serrées l'une contre l'autre. J'avais les jambes
en coton et je sentais ma tante frissonner sous son manteau.
— Comment sont-ils arrivés ici ? lui demandai-je. C'est toi qui les as
amenés ?
— Vous avez fait venir les bonshommes de neige ici ?m'écriai-je. Alors
vous aussi vous savez pratiquer la sorcellerie ?
Tante Anna l'observa pendant un long moment. Puis elle écarquilla les
yeux.
Anna se tourna vers moi et posa tendrement sa main sur mon épaule.
— J'ai décidé de revenir à Sherpia parce que j'espérais qu'il habitait encore
dans la région, dit-elle d'une voix douce. Et j'avais raison. Oui, j'avais
raison.
Sans perdre une seconde, l'homme parcourut la distance qui nous séparait et
me serra dans ses bras.
Il recula d'un pas, et je vis des larmes briller dans ses yeux.
— Vous... tu... vous êtes vraiment mon père ? fis-je, à la fois heureuse et
dépassée par les événements.
— Jane et Anna, ce sont eux qui vous ont vraiment sauvé la vie, nous apprit
Conrad. Lorsque je les ai rattrapés, ils m'ont avoué que tu avais l'intention
de monter jusqu'à la Cave gelée. J'ai aussitôt utilisé la sorcellerie pour
envoyer les bonshommes de neige à ta rescousse.
— Qui est-ce ? hurla Max en désignant le monstre prisonnier.
— C'est une longue histoire, déclara-t-il. Lorsque tu étais très petite, ta mère
et moi avons fait une bêtise.Tu es au courant, je crois.
— Ta mère voulait que nous partions le plus loin possible d'ici pour oublier,
continua-t-il. Elle était bouleversée, et elle avait tellement peur. Vous laisser
a été la décision la plus cruelle de ma vie. Mais ta maman avait prévu de
revenir à Sherpia... Malheureusement, elle est tombée malade... Tu connais
la suite.
— Parce que j'avais une dette envers les habitants du village, répondit mon
père. Je devais m'assurer que le bonhomme de neige ne sortirait pas de la
caverne et qu'il ne ferait de mal à personne.
Mon père me serrait tout contre lui. Nous nous apprêtions à redescendre
dans la vallée lorsque...
Avant que mon père ait le temps de répondre, l'un d'eux se détacha du
groupe. Il avança vers nous en sautillant et en agitant les branches qui lui
servaient de bras.