Chair de Poule N 44 Abominables Bonhommes de Neige

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ABOMINABLES

BONSHOMMES

DE NEIGE

R. L STINE

TRADUIT DE L'AMÉRICAIN

PAR NATHALIE VLATAL


Deuxième édition
Quand la neige tombe dru,

Et que le jour s'éteint,

Attention, attention, mon enfant,

L'homme des neiges vient

Qui vous glace les sangs

Et vous mange tout cru.

Pourquoi cette étrange chanson me revint-elle soudain en mémoire ? Peut-


être parce que ma mère la fredonnait souvent quand j'étais petite. Il me
sembla même entendre sa voix douce et mélodieuse.

Une voix qui ne m'avait pas bercée depuis très longtemps...


Attention, attention, mon enfant,

L'homme des neiges vient

Qui vous glace les sangs

Et vous mange tout cru.

Ces vers m'obsédaient encore tandis que Tante Anna et moi sortions de la
camionnette.

— Tu sembles émue, remarqua-t-elle en posant affectueusement une main


sur mon épaule. A quoi rêvais-tu, ma chérie ?

Je réprimai un frisson. Pas à cause de son geste, mais à cause du vent


glacial, de cette bise qui soufflait de la montagne. Je remontai le col de ma
parka bleue et regardai le chalet où nous allions habiter.

Son toit disparaissait sous un épais manteau de neige blanche.

« Attention, attention, mon enfant, l'homme des neiges vient... »

Il y avait un second couplet, mais je n'arrivais pas à m'en souvenir. Cette


chansonnette faisait partie d'un recueil de poésies et de fables que maman
avait l'habitude de me lire. Je ne l'avais pas feuilleté depuis des années.

« Pourvu que ce livre n'ait pas disparu dans le déménagement. .. », pensai-


je.

— C'est joli ici, n'est-ce pas ? s'écria Tante Anna, sa main toujours posée
sur mon épaule.

Bien que d'une humeur grognon, je me forçai à sourire :

— Oui . . . c'est joli, murmurai-je.

Les joues d'Anna, d'ordinaire pâles, avaient rougi sous l'effet du froid.
Petite, très menue, ma tante est assez belle. Ses grands yeux noirs lui
donnent un air mélancolique.

Elle a environ trente-cinq ans, pourtant je l'ai toujours connue avec des
cheveux blancs, très longs.

Elle les coiffe en une natte qui descend jusqu'au bas de son dos.

Moi , je ne ressemble pas du tout à Tante Anna.

D'ailleurs, je ne sais pas à qui je ressemble. J'ai les yeux marron et d'épais
cheveux bouclés châtain foncé. Je suis très grande pour mes onze ans et
assez athlétique. Quand nous habitions à Chicago, j'étais la meilleure
joueuse de mon équipe de basket.

Je ne me souviens plus très bien du visage de ma mère, qui est morte quand
j'avais quatre ans. Quant à mon père, je ne l'ai jamais connu parce qu'il est
parti peu de temps après ma naissance. Enfin, c'est Anna qui le dit. Elle n'a
gardé aucune photo de mes parents et n'évoque jamais leur souvenir. Elle
reste ma seule famille... Je sais juste qu'elle et ma mère ont grandi dans un
village semblable à celui où nous allions nous installer.

Je suis d'une nature expansive et je parle beaucoup.

Ma tante, au contraire, peut passer une journée entière sans prononcer un


mot. Même si elle est adorable, j 'ai souvent l'impression de vivre avec une
muette.

« Je vais devoir trouver quelqu'un à qui parler », pensai-je tristement.

Nous n'avions quitté Chicago que depuis la veille, mais mes amis me
manquaient déjà.

« J'espère que je m'en ferai de nouveaux, ici », me dis-je, sans trop y croire.

Le village de montagne où nous allions habiter s'appelait Sherpia, un nom


qui ne ressemble à rien. En plus, ce n'était même pas une station de sports
d'hiver. La région que nous avions traversée m'avait paru totalement
déserte.
Je levai les yeux vers les sommets dominant la vallée. La neige recouvrait
tout le paysage. Les pics blancs se confondaient avec les nuages bas qui dis-
simulaient le soleil. Les chalets bordant la route principale semblaient
irréels, comme des jouets posés sur un tapis de coton. J'eus l'impression de
me trouver en plein conte de fées !

Mais ce n'en était pas un. C'était la réalité. Ma triste réalité...

Pourquoi avions-nous quitté Chicago pour aller nous enterrer dans ce trou
perdu du Nord ? Comme seule réponse à ma question, Tante Anna avait
dit : « Le moment est venu de partir ! »

Le regard qu'elle m'avait lancé ne m'avait pas encouragée à insister. J'avais


eu une impression bizarre...

Je l'aidai à sortir nos bagages de la camionnette.

Ma tante déblaya du pied la neige accumulée devant l'entrée et essaya


d'ouvrir la porte.

— L'humidité a fait travailler le bois, grommela-t-elle.

Elle pesa de tout son poids sur le battant, qui finit par céder sous ses
violents coups d'épaule. Anna a beau être mince, elle fait parfois preuve
d'une force étonnante. J'allais rentrer les bagages quand mon attention fut
attirée par une tache rouge qui s'agitait au bout de la rue. Je ne l'avais pas
remarquée en arrivant. Curieuse, je fis quelques pas...

Je sursautai. C'était un bonhomme de neige. Il avait la joue droite entaillée


par une profonde balafre.

Et il était vivant !
Je plissai les yeux pour mieux observer le bonhomme de neige. Non, il
n'avait pas bougé. C'était son écharpe rouge que j'avais vue flotter au gré du
vent.

Intriguée, j'avançai encore un peu.

Il avait vraiment l'air inquiétant. Des branches plantées dans son flanc
figuraient les bras. L'une était horizontale et l'autre dressée, comme s'il
saluait quelqu'un. Chacun des bras se terminait par trois brindilles qui
imitaient les doigts. Deux pierres noires représentaient les yeux, et une
carotte ratatinée par le froid faisait office de nez. La bouche, constituée de
deux rangées de cailloux, descendait sur les côtés et lui donnait une
expression menaçante.
« Qui a voulu le rendre aussi effrayant ? » me demandai-je, fascinée par
cette profonde balafre rouge.

— Bizarre... bizarre, murmurai-je.

« Bizarre » est un mot que j'emploie souvent. Mais que pouvais-je dire
d'autre face à un bonhomme de neige grimaçant avec une cicatrice aussi
laide ?

— Jane ! Viens m'aider !

L'appel de ma tante me fit sursauter et je me dépêchai de regagner le chalet.

Il nous fallut une bonne heure pour décharger la camionnette. Quand le


dernier carton fut déposé à l'intérieur, Tante Anna alluma le chauffage et
prépara un chocolat chaud sur la vieille gazinière de la cuisine.

— C'est intime ici, tu ne trouves pas ? dit-elle avec un large sourire.

Ses yeux noirs me fixaient comme si elle guettait la moindre de mes


réactions.

— Au moins, il fait plus chaud qu'à l'extérieur, reprit-elle en voyant que je


ne répondais pas.

Elle referma ses longs doigts autour de la tasse. Ses joues et son nez étaient
encore rouges.

Je me contentai de hocher la tête. J'aurais aimé me montrer plus


enthousiaste, mais je n'y parvenais pas. Je n'arrêtais pas de penser aux amis
que j'avais quittés, tous des fanatiques de basket.

« Ils vont peut-être jouer ce soir..., me dis-je tristement. Je n'aurai sans


doute pas l'occasion de m'entraîner ici. Même si Sherpia possède un terrain,
il n'y aura sûrement pas assez de monde pour former des équipes. »

— Il fera encore plus chaud là-haut, intervint ma tante, coupant court à mes
réflexions.
Elle désignait le plafond : le chalet ne comptant qu'une seule chambre, nous
étions convenues d'aménager la mienne dans le grenier.

— Je vais voir à quoi ça ressemble, dis-je en me levant.

Une fois dans le salon, je remarquai que seule l'échelle métallique posée
contre le mur donnait accès au grenier. Je l'escaladai et poussai la trappe.

C'était intime, en effet. Anna avait trouvé le mot juste !

À vue d'oeil, la pièce faisait à peine 1,80 mètre de haut.

Sur le mur du fond, une fenêtre ronde laissait passer un faisceau de lumière
blafarde. Je m'en approchai et regardai au-dehors. De la neige s'amoncelait
sur le bas de la vitre. J'aperçus la route ainsi qu'une rangée de petits chalets
alignés sur le flanc de la montagne.

Mais il n'y avait personne. Pas un seul être vivant !

« Les gens passent sûrement leurs vacances en Floride, au soleil », pensai-je


amèrement.

Anna avait profité des congés de la fin février pour déménager, et l'école de
Sherpia était fermée.

« J'aimerais bien savoir combien d'élèves il y aura dans ma classe ? Trois ?


Quatre ? Si ça se trouve, je serai peut-être toute seule ? »

Je secouai la tête et me reprochai mon pessimisme.

« Allons, Jane, Sherpia est un charmant petit village, et tu t'y feras plein
d'amis. Et puis, tu vas décorer cette chambre avec des affiches. Ça la rendra
plus gaie. »

Je retournai dans le salon et retrouvai ma tante.

— Je peux t'aider à déballer les affaires, si tu veux, proposai-je.

D'un geste, elle repoussa sa longue natte derrière son épaule :


— Non , c'est gentil. Je vais d'abord m'occuper de la cuisine. Va donc te
promener. Explore ton nouveau territoire.

Je ne me fis pas prier et me retrouvai bientôt dehors, emmitouflée dans ma


parka. Le soleil, qui venait de percer à travers les nuages, faisait scintiller la
neige.

Je dus attendre quelques secondes pour que mes yeux s'habituent à cette
intense luminosité.

Un quart d'heure plus tard, j'avais fait le tour du centre de Sherpia. Il ne


comporte qu'une mairie, une école, grise et austère, une petite église située
en face de l'unique magasin et de la poste. Je décidai donc de remonter la
route principale en direction de la montagne surplombant la vallée.

Je marchais dans l'un des deux sillons parallèles que les roues des voitures
avaient creusés sur la chaussée. La neige crissait sous mes bottes. Je
dérapais par moments, courbée pour résister aux soudaines rafales de vent.
Je dépassai alors deux chalets semblables au nôtre. Ils avaient l'air déserts.

Bientôt j'arrivai à hauteur d'une voiture tout-terrain garée devant une grande
bâtisse en pierre.

Une vieille luge en bois traînait sur le seuil. Un chat noir m'observait
derrière une vitre du rez-de-chaussée. Je lui adressai un signe de la main,
mais il disparut aussitôt. Quel accueil ! C'était le premier être vivant que je
croisais depuis le début de ma promenade.

La route se mit à grimper en lacet. À mesure que je progressais, les


habitations s'espaçaient de plus en plus. La bise glaciale continuait de
souffler et d'épais nuages cachaient à présent le soleil, obscurcissant le ciel.
Un rayon parvint cependant à percer cette masse nuageuse. Il illumina
soudain le paysage. Je me tournai vers la vallée et admirai les petites
maisons blotties sous la neige.

« C'est magnifique, me dis-je. Je crois que je vais me plaire ici,


finalement. »
J'étais trop émerveillée par ce spectacle pour remarquer l'ombre qui
s'allongeait à côté de moi. Soudain, de longs doigts glacés se refermèrent
sur mon cou. Je poussai un hurlement.
Je me débattis et parvins à me délivrer de cette étreinte glaciale. Je me
retrouvai face à... un garçon hilare. Il avait dix ans environ. Il était vêtu d'un
blouson en peau de mouton et portait un bonnet de ski rouge et vert.

— Je t'ai fait peur ? se réjouit-il.

Son sourire s'élargit encore. J'allais lui répondre lorsqu'une fille de mon âge
apparut derrière lui, enveloppée dans un épais manteau violet.

— Ne fais pas attention à Max, me dit-elle en repoussant une mèche de


cheveux. Il est fou.

— Merci pour le compliment, fit-il, toujours très souriant.

Ils se ressemblaient tellement qu'ils devaient être frère et sœur. Ils avaient le
même visage rond, des cheveux noirs et raides ainsi que de grands yeux
d'un bleu intense.

— Tu viens d'emménager à Sherpia ? demanda Max en m'observant


attentivement.

— Ça l'amuse beaucoup d'effrayer les personnes qui viennent de s'installer,


intervint la jeune fille. Tu ne trouves pas que mon petit frère est drôle ?

— La chasse aux frissons, c'est un des meilleurs passe-temps à Sherpia,


affirma-t-il, sérieusement.

« Quelle réflexion bizarre », pensai-je. Le moment des présentations était


venu : mes deux nouveaux amis s'appelaient Susie et Max Browning.

— On habite là, dit Max en désignant la grande bâtisse devant laquelle était
garée la voiture tout-terrain. Et toi ?

— À l'autre bout du village.

Je m'apprêtai à les interroger sur les loisirs à Sherpia, mais ils s'étaient déjà
éloignés... Les voilà qui fabriquaient maintenant un bonhomme de neige :
l'un de ses bras était levé, l'autre à l'horizontale.

Une écharpe rouge était nouée autour de son cou... et une profonde balafre
zébrait sa joue droite.

— Ce bo... bonhomme de neige, bafouillai-je, étonnée. Il y a le même


devant chez moi.

Max évita mon regard et Susie rougit légèrement.

— Ah bon ? dit-elle.

— Pourquoi sont-ils identiques ? Et pourquoi cette cicatrice sur la joue ?

Visiblement gênés, ils ne me répondirent pas tout de suite. Finalement,


Susie haussa les épaules :

— Pour rien, c'est amusant, c'est tout...


Son embarras prouvait qu'elle mentait. Pour quelle raison ?

— Où allais-tu ? demanda Max.

Il ajustait à présent l'écharpe rouge du bonhomme.

— Je faisais un petit tour pour découvrir les lieux.

Vous voulez m'accompagner ? Je comptais monter au sommet de cette


montagne.

Max sursauta comme si j'avais proposé une expédition en enfer. Son visage
se déforma sous l'effet de la peur.

— Tu... tu ne peux pas ! s'exclama Susie, tout aussi effrayée. Il ne faut pas y
aller !
— Pardon ? fîs-je, agacée. Et pourquoi ça ?

Max et Susie avaient déjà repris leur assurance. La jeune fille remit de
l'ordre dans ses cheveux que le vent avait ébouriffés tandis que Max
s'affairait toujours autour de l'écharpe rouge.

— Parce que euh... la mairie a fait barrer la route pour commencer des
travaux, finit par expliquer Max.

— Ha, ha ! Tu penses vraiment qu'elle va avaler un mensonge pareil ?


ricana sa sœur.

— Vous devez me dire la vérité, protestai-je.

— Euh . . . Eh bien..., hésita Susie. En fait, tout le monde évite d'y aller...
De nouveau embarrassée, elle fit un clin d'œil à Max, espérant sans doute
qu'il prendrait le relais.

Mais son frère resta muet.

— C'est une coutume à Sherpia, poursuivit Susie, le regard fuyant. Per...


personne n'y va... c'est tout.

— Parce qu'il fait moins vingt degrés, intervint enfin Max, d'un ton peu
convaincant. Essaie de tenir le coup avec une température pareille !

Ils me racontaient des histoires, c'était évident ! Je voyais bien qu'ils étaient
nerveux et inquiets.

D'ailleurs, Susie changea de conversation.

— Tu habitais où avant ? me demanda-t-elle, les mains enfouies dans les


poches de son manteau.

— Je vivais dans un appartement, à Chicago, répondisse.

— Et tes parents ont voulu s'installer à Sherpia ? s'étonna Max.

Sa question me rendit triste.

— Je suis orpheline, expliquai-je. C'est ma tante Anna qui s'occupe de moi,


et elle a décidé d'emménager ici.

— Nous, on n'a jamais déménagé, affirma Max. On vit ici depuis toujours.

— C'est très agréable, ajouta Susie. Il n'y a pas beaucoup de monde, mais
on s'y habitue.

— J'espère que tu aimes la neige, enchaîna son frère.

Parce que, à Sherpia, on pourrait la vendre au kilo, tellement il y en a !

Sa plaisanterie nous fit rire.


— Allez, je vous laisse, dis-je. Je vais continuer ma balade. A bientôt !

— Alors tu vas quand même aller là-haut ? s'inquiéta Max.

— Non, le rassurai-je en rabattant la capuche de ma parka. Le vent souffle


trop fort. Je vais me promener un peu, et après je rentre.

Je les saluai et poursuivis ma route. Derrière le virage, j'aperçus une forêt de


jeunes pins que le vent avait courbés. Je repérai aussi des empreintes de pas.
Je m'accroupis pour les examiner de plus près.

Trop larges pour être celles d'un écureuil, elles devaient appartenir à un
animal plus gros, peut-être un cerf...

Je me relevai et poussai un cri. Devant moi se dressait un bonhomme de


neige en tout point identique aux autres : le nez, l'air menaçant, l'écharpe
s'agitant dans le vent. Et la cicatrice ! Les branches qui lui servaient de bras
bougèrent comme s'il voulait me dire bonjour.

Sentant une présence derrière moi, je fis brusquement volte-face... et en


découvris encore un ! Il se trouvait devant un chalet, de l'autre côté de la
route.

-Ils sont tous jumeaux, ma parole ! chuchotai-je, de plus en plus intriguée.


C'est peut-être une coutume du pays ? Pourquoi Susie et Max ne m'en ont-
ils pas parlé ?

Un frisson me parcourut le dos. Je reculai et jetai un coup d'oeil en direction


du sommet de la montagne, mais la forêt de pins m'en cachait la vue.

Pourquoi cet endroit faisait-il tellement peur à Susie et à Max ?

La fin de l'après-midi approchait, et la nuit n'allait pas tarder à tomber. Il


aurait été plus prudent que je rentre à la maison. Cependant, la curiosité
l'emporta.

« J'y vais ! » décidai-je, résolue.


Une fourgonnette garée devant une autre maison était recouverte d'une
impressionnante couche de neige. On aurait dit qu'elle n'avait pas roulé
depuis des semaines.

Je continuai à monter et dépassai les dernières habitations de Sherpia. Le


sol était plus mou et mes bottes s'y enfonçaient comme dans du beurre.

Le paysage était magnifique ! De gros rochers sortaient de la neige. Des


bosquets de pins verts et des arbustes parsemaient la pente. J'avais
l'impression de me trouver sur une planète inconnue.

La route devint plus raide et plus sinueuse. Malgré mes gants, j'avais les
mains gelées. Je les frottai l'une contre l'autre. Mon nez était aussi engourdi
par le froid.

Soudain, une cabane en rondins apparut devant mes yeux. Qui pouvait bien
vivre ici, loin du village ?

J'empruntai un petit chemin et m'approchai pour en savoir plus.

La maisonnette était construite dans une clairière entourée de sapins. Il n'y


avait ni voiture, ni traîneau, ni traces de pas : l'endroit était complètement
désert !

Prudente, j'avançais sans faire de bruit. Mon cœur battait à tout rompre.
J'essayai d'inspecter l'intérieur, mais les vitres étaient recouvertes de buée.

— Il y a quelqu'un ? appelai-je.

Seule la bise vint rompre le silence inquiétant.

Je frappai à la porte. Personne ne répondit.

-Bizarre, murmurai-je.

D'un geste décidé, je tournai la poignée, et la porte s'ouvrit ! Ce n'était pas


très poli de pénétrer comme ça chez quelqu'un, mais la tentation était trop
forte.
Le bois grinça et un souffle d'air tiède sortit de la cabane.

— C'est habité, murmurai-je.

Je choisis d'entrer. Il y faisait sombre et il n'y avait pas un bruit ! Mes yeux
mirent quelques instants à s'habituer au manque de lumière.

— Il y a quelqu'un ? répétai-je.

Je fis un pas et distinguai une forme blanche. Ou plutôt une masse de poils
blancs... qui se précipita sur moi en grognant ! La créature bondit. Je sentis
son haleine chaude contre mon visage. Deux pattes énormes m'agrippèrent
les épaules. Je voulus me débattre, mais tombai à la renverse !
— Non ! hurlai-je.

Soudain, la bête cessa de grogner et recula.

— Couché ! ordonna une voix grave et sévère.

Retenant mon souffle, je restai immobile. L'animal qui se tenait devant moi
était un... loup ! Un loup blanc ! Sa respiration était saccadée, ses mâchoires
grandes ouvertes laissaient apparaître une langue qui pendait presque
jusqu'à terre.

La bête gardait la tête baissée, comme si elle se préparait à attaquer de


nouveau. Ses pupilles rondes d'un brun foncé me fixaient avec férocité.

— Couché ! répéta la voix. Ça suffit maintenant !

L'homme qui venait de parler se pencha vers moi et, m'attrapant par les
poignets, m'aida à me relever.
— Tu n'es pas blessée ? demanda-t-il sèchement.

Il me dévisageait curieusement. Ses yeux gris argent brillaient comme des


billes d'acier. Mal à l'aise et honteuse, j'avais l'impression qu'ils allaient me
dévorer.

Mince, plutôt grand, l'inconnu portait un bleu de travail en jean. Ses longs
cheveux poivre et sel étaient attachés et formaient une courte queue de
cheval.

Sa barbe fournie était entièrement blanche.

— Mais... mais... c'est un vrai loup ! bredouillai-je.

Il acquiesça, mécontent, me regardant toujours sans sourciller :

— Il ne te fera pas de mal, il est très bien dressé.

— Vous... vous êtes sûr que...

Je ne pus finir ma phrase. Ma bouche était trop sèche.

— Tu nous as surpris, dit-il en désignant une porte située dans le mur du


fond. Nous nous reposions.

— Je suis désolée, je ne savais pas que cette maison était occupée. Je


pensais...

— Qui es-tu ? m'interrompit-il.

Il continuait à me fixer. Son visage était rouge de colère.

— Je... je...

— Qui es-tu ? répéta-t-il.

— Je me promenais...
J'avais fait un effort incroyable pour parler. Mon cœur battait à toute
vitesse.

Le loup poussa un grognement. Il restait là, tête baissée, m'observant


comme on guette une proie. Il n'attendait qu'un ordre pour me sauter dessus.

— Pourquoi es-tu entrée ? demanda l'homme en s'avançant vers moi.

Je frissonnai, pressentant un danger imminent. Il avait l'air si menaçant et


furieux !

— Je... je voulais juste...

— Tu es complètement inconsciente ! Tu as failli te faire dévorer. Mon loup


est dressé pour attaquer les étrangers !

-Je suis désolée...

Il fit un autre pas vers moi, ne me quittant pas du regard. Je sentis mon
estomac se nouer. Que voulait-il me faire ? En réalité, je n'avais aucune
envie de le savoir.

Je pris une profonde inspiration et me précipitai vers la porte.

Aurais-je le temps de m'échapper ?


Heureusement, je parvins à sortir sans problème.

J'entendis la porte de la cabane claquer derrière moi. Je tournai la tête et


constatai avec horreur que l'homme se lançait à ma poursuite.

— Où vas-tu ? hurla-t-il. Reste là !

— Sûrement pas ! Je veux grimper là-haut, répliquai-je en désignant le


sommet de la montagne.

— Ne fais pas ça ! ordonna-t-il d'un ton autoritaire.

Tu ne dois pas y monter !

« Il est fou ou quoi ? pensai-je. De quel droit me donne-t-il des ordres ?


J'irai où je veux. Qu 'il me laisse tranquille ! »
De gros flocons se mirent à tourbillonner dans l'air, emportés par le vent.
Mais je n'avais qu'un seul but : foncer vers la route. Malheureusement, le
barbu me suivait toujours.

— Attention au bonhomme de neige ! lança-t-il.

Je ne pus m'empêcher de m'arrêter pour lui demander des explications.

— Qu'avez-vous dit ? fis-je, hors d'haleine.

La vieille comptine de maman me traversa de nouveau l'esprit

Quand la neige tombe dru,

Et que le jour s'éteint,

Attention, attention, mon enfant,

L'homme des neiges vient

Qui vous glace les sangs

Et vous mange tout cru.

Évidemment, je ne croyais pas à ces bêtises... J'avais même oublié cette


chanson depuis très longtemps.

Pourtant, c'était la deuxième fois de la journée qu'elle me revenait en


mémoire !

L'homme se tenait de l'autre côté de la route, tremblant de froid. Il n'avait


pas mis de manteau. Sa tête et ses épaules se couvraient peu à peu de neige.

— Qu'avez-vous dit ? répétai-je.


— Le bonhomme de neige habite dans une crevasse remplie de glace ! cria-
t-il.

— Un bonhomme de neige ?

Quelle absurdité ! Cet individu était peut-être inquiétant, mais il était


surtout complètement fou. Vivre avec son loup dans une cabane de trappeur
avait sûrement dérangé son cerveau.

— Je te répète qu'il ne faut pas aller là-haut ! insista-t-il.

— Mais pourquoi ? criai-je d'une voix suraiguë.

— S'il te trouve, tu ne redescendras plus jamais !

« C'est sûr, il faut l'enfermer à l'asile ! me dis-je.

C'est pour éviter ça qu'il habite tout seul ici. »

Il se faisait tard et je n'avais pas le temps d'écouter ses conseils délirants. Il


fallait que je rentre au chalet pour retrouver Tante Anna et la chaleur de
notre nouvelle maison.

Je lui fis un signe de la main, puis dévalai la pente raide en direction de


Sherpia, glissant de temps à autre dans l'épaisse couche de neige. Les
flocons glacés me fouettaient le visage et ma peau était en feu. Je me
retournai et vis que l'homme au loup n'avait pas bougé. Il me suivait juste
du regard. Ouf !

Mais lorsque je parvins au premier virage, j'eus la peur de ma vie...


J'entendis quelqu'un haleter... et marteler le sol tout près de moi.

Je tournai la tête et aperçus le loup blanc. Il était en train de me rattraper ! Il


montrait ses crocs et baissait la tête, prêt à m'attaquer !

— Non ! hurlai-je.

J'accélérai l'allure, mais les flocons m'aveuglaient.


Le sol se déroba sous mes pieds : je trébuchai et perdis l'équilibre. Par
miracle, je parvins à me redresser et pris mes jambes à mon cou. La tête me
tournait. La montagne semblait remuer dans tous les sens.

Quel cauchemar ! La route avait disparu sous la neige fraîche. Mais où


était-elle ? J'étais perdue.

Mes bottes s'enfonçaient de plus en plus profondément. Enfin, je sentis le


contact de la chaussée.

Je jetai un rapide coup d'oeil en direction du loup qui me poursuivait


toujours. Il n'était plus qu'à dix mètres, évoluant avec souplesse sur la pente
accidentée. La gueule ouverte, tous crocs dehors, il respirait au rythme de
ses foulées. Son haleine formait des nuages de vapeur dans l'air froid.

Au lieu de m'occuper de lui, je devais m'enfuir.

Soudain, mon pied heurta l'un des rochers qui bordaient la route.

Je m'étalai de tout mon long sur le ventre, dans la neige poudreuse. J'essayai
désespérément de me remettre debout... Trop tard ! Le loup arrivait sur moi.
A ma grande surprise, l'animal arrêta sa course à trois pas de moi. La gueule
entrouverte, il me fixait en haletant bruyamment. À chaque inspiration, sa
poitrine se soulevait sous son épaisse fourrure blanche. Les flocons
fondaient au fur et à mesure sur sa langue pendante.

Voulait-il reprendre son souffle, ou bien attendait-il que je me remette à


courir pour m'attaquer ?

Debout devant lui, je le surveillais, terrorisée.

— Rentre chez toi, lui ordonnai-je d'une petite voix, persuadée qu'il ne
m'obéirait pas.

Le vent redoubla de violence. Le loup m'observait toujours. Je fis un pas en


arrière, puis un autre. Il continuait à me regarder, immobile.

Je reculai encore, très lentement.


La bête se redressa sur ses pattes et baissa la queue sans me quitter des
yeux. Ils étaient expressifs, comme ceux d'un être humain. À quoi pensait-il
?

Et pourquoi m'avait-il suivie jusqu'ici ?

Était-ce pour vérifier que je retournais bien à Sherpia ? Et si son maître


étrange s'était servi de lui pour m'empêcher de grimper en haut de la
montagne ?

Je fis encore deux pas en arrière. Le loup resta figé comme une statue.

La route enneigée descendait en tournant. Je marchai à reculons jusqu'à ce


que l'animal disparaisse derrière un virage. Voilà qui était fait !

Je poussai un soupir de soulagement et partis d'un pas rapide en direction du


village.

Toutes les cinq secondes, je regardais derrière moi.

Heureusement, ni le loup ni l'homme ne me suivaient cette fois. Les rafales


de vent chassant les flocons redoublèrent de violence. Je saisis la capuche
de ma parka à deux mains et commençai à courir.

J'étais partie depuis deux bonnes heures, et Tante Anna devait se faire du
souci.

De temps à autre, le soleil couchant tentait de timides percées, mais il était


aussitôt masqué par des nuages bas. La nuit commençait à tomber.

Les lumières des quelques maisons environnantes s'allumaient les unes


après les autres. De la fumée sortait des cheminées.

J'étais presque arrivée à notre chalet lorsque je passai devant une étrange
créature. C'était encore un bonhomme de neige planté dans un jardin ! Il
était pareil aux autres : son nez, son écharpe, sa balafre...

Il semblait me saluer avec ses faux bras s'agitant dans le vent !


Un frisson courut le long de mon dos. Au virage suivant, je me retrouvai
nez à nez avec un deuxième bonhomme... puis un troisième. Ils me firent
signe à leur tour !

« Je déteste ce village ! pensai-je en courant le plus rapidement possible.


Tout y est trop bizarre ! Je n'y serai jamais heureuse ! Jamais ! Pourquoi
Tante Anna a-t-elle souhaité venir dans cette région ? »

Soudain, un bruit derrière moi me ramena à la réalité.

Quelqu'un me suivait. Était-ce à nouveau le loup ?

Non, le crissement des pas correspondait aux enjambées d'un homme.

Ce devait être ce fou barbu !

Je laissai échapper un gémissement de terreur, et me retournai pour


l'affronter.
— Jane!

J'en restai bouche bée. Susie traversait la rue en courant. Des flocons de
neige parsemaient ses cheveux noirs.

— Tu es passée devant chez nous si vite, dit-elle, essoufflée. Tu ne nous as


pas vus ?

Au loin, j'aperçus Max qui nous faisait des signes depuis le seuil de leur
maison.

— Tu... tu sais, il . . . il neige tellement, bégayai-je.

— Ça n'a pas l'air d'aller ? s'inquiéta Susie.

— Pas vraiment ! J'ai été poursuivie par un loup blanc et son maître,
expliquai-je à grand renfort de gestes.
C'est un fou qui habite dans une cabane, près du sommet de la montagne.

-Conrad ?

— C'est son nom ?

Susie acquiesça.

Un coup de vent rabattit brutalement ma capuche que je ne tenais plus. Je la


remis en place et l'agrippai fermement.

— Il s'est construit cette baraque tout seul, dit Susie.

J'aurais dû te prévenir...

— Me prévenir de quoi ?

— Il vaut mieux les éviter...

— C'est tout ? l'interrompis-je, agacée par tous ces mystères. C'est pour ça
que ton frère et toi n'allez jamais là-haut ?

— Oui, c'est pour ça, avoua-t-elle. Entre autres...

Je crus qu'elle allait poursuivre, mais elle resta silencieuse. Un silence


pesant ! Elle regardait les flocons tomber. Elle balaya une motte de neige
qui couvrait l'une de ses bottes. Max nous avait rejointes. Il se tenait
derrière sa sœur, immobile, les mains enfoncées dans les poches de son
blouson.

— Mais pourquoi Conrad vit-il là-haut, loin de tout ?m'exclamai-je.

Susie hésita à répondre ; elle regarda son frère comme si elle voulait son
avis.

— En fait, personne n'en sait rien..., répondit-elle enfin. Il est peut-être au


service de ce bonhomme de neige. Je veux dire...

Elle se mordit la lèvre, consciente d'avoir fait une gaffe.


— Pardon ? lançai-je, exaspérée. Je n'ai pas dû bien comprendre... Qu'est-ce
que tu veux dire par ce bonhomme de neige ?

Susie resta muette et jeta de nouveau un coup d'œil à Max.

— Dis-moi à quoi rime toute cette histoire ! éclatai-je. Le vieux barbu m'en
a parlé lui aussi tout à l'heure. Et comment pourrait-il travailler pour un
bonhomme de neige ? Tout ça ne tient pas debout !

— Il faut qu'on rentre, dit Susie en reculant, embarrassée. C'est bientôt


l'heure de dîner...

Je lui emboîtai le pas, décidée à connaître la vérité

— D'abord, il faut que tu me dises...

— Je ne peux pas, me chuchota-t-elle à l'oreille. A cause de Max. Il a trop


peur !

—Mais...

Max remarqua nos messes basses et tendit l'oreille.

— Rentre chez toi, Jane, murmura Susie.

— D'accord, mais pas avant que tu m'aies promis de tout me raconter, dis-
je. Moi aussi, je peux être têtue, si je m'y mets...

— Bon, fit-elle en surveillant Max. Rendez-vous demain à 19h30 devant


l'église, d'accord ? Tu sauras tout !
— C'est moi ! annonçai-je en poussant la porte d'entrée du chalet.

Tante Anna était dans la cuisine et rangeait des bols dans un placard.

— On dirait qu'il neige, constata-t-elle en se tournant vers moi. J'ai été


tellement occupée que je n'ai même pas eu le temps de regarder par la
fenêtre.

— Ce sont les plus gros flocons que j'aie jamais vus, dis-je.

Je me penchai au-dessus de l'évier et secouai ceux qui recouvraient ma


parka.

Je l'ôtai et la posai sur une chaise, près du radiateur. Puis je frottai les
manches de mon pull pour me réchauffer.

— Dis-moi, Tante Anna, tu as déjà entendu parler d'un bonhomme de neige


à Sherpia ?
A mon grand étonnement, elle sursauta.

— Un bonhomme de neige ? répéta-t-elle, visiblement déconcertée.

— Oui, il paraît qu'il vit au sommet de la montagne.

Anna se mordit la lèvre inférieure, comme Susie.

Elle le fait souvent lorsqu'elle réfléchit.

— Non, Jane, je n'ai rien entendu de pareil, affirma-t-elle.

Mais sa voix avait tremblé. Et elle avait un air tendu que je ne lui
connaissais pas. Elle s'accroupit et continua à déballer les cartons. Je
m'approchai pour l'aider :

— Quelqu'un m'a conseillé de ne pas aller là-haut...

Anna ne répondit rien et me tendit deux bols. Je les rangeai dans le meuble,
sur l'étagère supérieure.

— Le monsieur qui m'a dit ça a ajouté que, sinon, je ne reviendrais plus


jamais...

Ma tante laissa échapper un petit rire nerveux.

— Voyons, tu ne vas tout de même pas croire à ces superstitions !

— Ah ! Vraiment ? ironisai-je en la regardant droit dans les yeux.

— Bien sûr, il y a toujours des histoires horribles qui circulent dans des
petits villages comme Sherpia.

Il voulait juste se moquer de toi en te faisant peur.

— Le vieil homme au loup ? Se moquer de moi ? Il n'avait pas l'air de


plaisanter ! Mais alors pas du tout ! Il était terriblement sérieux et
menaçant. Tante Anna, tu te souviens de la comptine du bonhomme de
neige ?
Elle se releva soudain et s'étira en se tenant les reins.

— Je suis restée trop longtemps debout. J'ai des courbatures... Une chanson,
dis-tu ?

Si elle n'avait pas été fatiguée par le déménagement, j'aurais cru qu'elle
fuyait la conversation.

— Je m'en suis souvenue tout d'un coup cet après-midi, expliquai-je, quand
nous sommes arrivées ici.

Maman me la chantait très souvent quand j 'étais toute petite.

Anna se mordit de nouveau la lèvre.

— Ça ne me dit rien, prétendit-elle en me regardant de biais.

— Je ne me souviens que du premier couplet. Tiens, je vais te le réciter :

Quand la neige tombe dru,

Et que le jour s'éteint,

Attention, attention, mon enfant,

L'homme des neiges vient

Qui vous glace les sangs

Et vous mange tout cru.

Quand j'eus terminé, je remarquai l'expression triste de ma tante. Ses yeux


se remplirent de larmes. Ses joues devinrent toutes pâles et son menton
trembla.

— Tante Anna, lui demandai-je, ça ne va pas ?

— Si, si, répondit-elle brutalement en me tournant le dos, tout va bien. Je


n'ai jamais entendu cette chanson.
Elle tripotait nerveusement sa longue natte blanche.

— Tu en es sûre ? insistai-je.

— Évidemment ! cria-t-elle en faisant volte-face.

Aide-moi plutôt à finir de ranger pour que je puisse préparer le dîner !

« Il y a quelque chose de louche là-dessous, pensai-je. Pourquoi s'est-elle


énervée ? J'ai l'impression qu'elle ne me dit pas la vérité. »

Et pourtant, jusqu'à présent, Anna ne m'avait jamais menti !

Oui ! Tout cela était vraiment bizarre !


Cette nuit-là, à 23 heures, je ne dormais toujours pas. Trop dur, mon
nouveau lit n'était pas du tout confortable. Et ce plafond bas m'angoissait un
peu.

J'avais enlevé la neige qui recouvrait la vitre de la fenêtre ronde et laissé le


rideau ouvert. Dehors, les nuages s'étaient éparpillés. Une demi-lune
apparut dans le ciel et une pâle lumière éclaira la chambre, projetant sur le
mur les ombres dansantes des grands pins bordant la rue.

Je frissonnai sous ma couette. Tout était tellement neuf pour moi, et surtout
si surprenant !

Je m'efforçai de me calmer et de penser à des sujets plus agréables. Je me


revis à Chicago avec mes amis.

Que faisaient-ils en ce moment ? Est-ce que je leur manquais ? Je revis


leurs visages et, le sourire aux lèvres, je commençai à m'endormir...
C'est alors qu'un hurlement lointain me fit sursauter.

Étaient-ce des loups ?

Je me levai d'un bond et courus à la fenêtre. Un vent léger faisait remuer les
buissons. Un nouveau hurlement effrayant retentit. Le village de Sherpia
était plongé dans un sommeil profond. Au loin, j'aperçus la route principale
conduisant vers le haut de la montagne, mais je ne pus distinguer le
sommet, dissimulé dans la pénombre de la nuit.

J'étais trop tendue pour me rendormir. Ce n'était pas la peine de me


recoucher. Brusquement, j'eus envie de sortir. C'était la seule manière de me
changer les idées.

J'enfilai mon jean, une chemise épaisse et un gros pull. Je descendis


l'échelle et me retrouvai dans le salon. Je marchai sur la pointe des pieds
pour ne pas réveiller Tante Anna. Je trouvai ma parka sèche, mes bottes et
mes gants dans le placard de l'entrée. Et je sortis en refermant la porte le
plus doucement possible.

— Ouf ! murmurai-je, satisfaite de ne pas avoir été surprise par Tante Anna.

Dehors, il faisait très froid, et la neige luisait sous le clair de lune. Je


rejoignis la route principale d'un pas ferme.

L'air glacé me fit du bien. Le vent était tombé. Le silence était total.

« Je suis toute seule, le monde m'appartient ! », pensai-je, excitée.

C'est alors qu'un effroyable hurlement me glaça, m'arrachant brutalement à


mes rêveries.

Je me mis à trembler et scrutai le sommet de la montagne. Était-ce le loup


blanc ?

Hurlait-il comme cela toutes les nuits ? Et pourquoi ces cris paraissaient-ils
si... si humains ?
J'inspirai profondément et me remis à marcher lentement sur le bas-côté. La
neige crissait à chacun de mes pas. Je dépassai quelques maisons et
continuai mon chemin. La lune se mit soudain à briller d'une lumière plus
intense. Je m'arrêtai net...

Une ombre venait de passer devant moi !


J'en eus le souffle coupé. Quelqu'un me surveillait.

Mais je me calmai rapidement : ce n'était qu'un bonhomme de neige. Son


ombre allongée barrait la route. Ses bras formés de branches semblaient
démesurés et menaçants.

Je passai devant lui. Mais une autre ombre apparut sur la chaussée, formant
une sorte de croix avec la précédente.

Incroyable ! C'était encore un bonhomme de neige !

Pourquoi les habitants de Sherpia en avaient-ils fabriqué autant, tous


identiques ?
J'eus la désagréable impression d'explorer un pays de fantômes.

Un nouveau hurlement me tira de mes réflexions.

Très proche, il semblait parfaitement humain, et il m'effraya pour de bon !

Je marchais quand même à grandes enjambées, le cœur battant. Soudain, un


vent violent se leva, me forçant à me courber en deux.

Un peu plus loin, je me trouvai face à un troisième bonhomme. Il grimaçait


tout en hochant la tête !

Je criai d'épouvante.

Il recommença ! Soudain sa tête se détacha, roula sur le sol avec un bruit


sourd et se disloqua finalement.

Je poussai un soupir de soulagement. Le vent l'avait décapité.

Son écharpe rouge, restée sur le tronc, s'agitait sous les rafales. Je tremblai
de tous mes membres.

« Qu'est-ce que je fabrique ici ? pensai-je. Il fait froid et il est très tard Tout
ça est horrible ! Et ces cris épouvantables ! Il vaut mieux rentrer », me dis-
je en prenant mes jambes à mon cou.

Je courus sur la route, franchissant les ombres successives, obsédée par ces
bras maigres et ces balafres rouge sang.

Un bonhomme était posté tous les dix mètres, devant chaque maison,
comme à la parade. Je ne les avais pas remarqués à l'aller, car la lune
n'éclairait pas assez. Et, dans la journée, ils n'étaient pas là...

« J'ai été folle de sortir me promener ! » me dis-je, paniquée.

Je n'avais qu'un seul but : rentrer chez moi au plus vite. Être au chaud et en
sécurité dans ma nouvelle maison.
Un bonhomme agita ses trois doigts dans ma direction et sembla ricaner !
J'accélérai ma course et, soudain, la comptine me revint à l'esprit :

Quand la neige tombe dru,

Et que le jour s'éteint...

Au bas de la route, je tournai dans la rue conduisant au chalet. Le souffle


court, je me pressais de plus belle.

Cette chanson me hantait depuis que nous étions arrivées. Pourquoi ? Ces
paroles étaient-elles une sorte d'avertissement ? Il fallait que je retrouve la
seconde strophe !

Mais tout à coup, un hurlement me figea sur place.

Il était irréel, semblable à celui d'une sirène. Et tellement proche !

Je me retournai. Prudente, je fouillai les environs du regard et ne vis


personne. Ni homme ni loup.

Un autre hurlement retentit, encore plus proche.

Quelqu'un me suivait, nul doute possible. Je me bouchai les oreilles des


deux mains et me précipitai sur la porte d'entrée du chalet.

Un nouveau cri me fit frissonner de la tête aux pieds au moment où je


tournais la poignée.

Je poussai de toutes mes forces. Le battant ne bougea pas.

— Non ! laissai-je échapper.

J'essayai encore une fois, sans résultat ! Je m'acharnais en vain...

La porte était verrouillée ! Et je n'avais pas la clé...


Un nouveau hurlement, très distinct, me terrorisa.

C'était horrible ! Je tremblais comme une feuille.

La gorge serrée, je reculai en trébuchant. Cherchant désespérément un


moyen de rentrer chez moi, je remarquai que la fenêtre à coulisse de la
façade était légèrement levée. Tante Anna avait sûrement voulu aérer le
chalet à cause de l'humidité et elle avait oublié de la fermer. La neige s'était
accumulée sur les carreaux et bouchait l'ouverture. Je la dégageai et,
attrapant le montant, je le soulevai.

Heureusement, il glissa facilement jusqu'en haut.

J'enjambai le rebord tandis que de nouveaux hurlements retentissaient.


Toujours plus proches... plus effrayants.

Paniquée, j'atterris rudement sur le plancher du salon, la tête la première. Je


me remis debout avec difficulté et me ruai vers la fenêtre pour la refermer.
Haletante, je restai appuyée contre le mur, essayant de reprendre mon
souffle.

Je tendis l'oreille, craignant d'avoir réveillé Tante Anna. Non, la maison


était silencieuse. Je n'entendais que le sifflement de ma respiration
saccadée.

Un autre appel résonna, mais cette fois il venait de loin.

Avais-je rêvé tout cela ? Avais-je été réellement suivie ? Et si ces


hurlements terrifiants étaient dus au mugissement du vent, amplifié par
l'écho de la vallée ?

Toujours un peu essoufflée, je m'avançai dans l'obscurité, me dirigeant à


tâtons vers le coin du salon où nous avions entassé les cartons du
déménagement. L'un d'entre eux contenait mes livres. J'étais sûre que j ' y
retrouverais le recueil de chansons que maman me récitait quand j 'étais
petite. J'enlevai mes bottes, puis mes gants et ma parka que je posai sur une
chaise.

La lune éclaira soudain la pièce et je repérai immédiatement le carton de


livres. Je le dégageai avec peine du haut de la pile et le posai sur le
plancher.

Mes mains tremblaient tellement que j'eus du mal à l'ouvrir. Je devais


absolument lire la seconde strophe...

Je sortis les ouvrages un par un. Sous une pile de vieux papiers, je trouvai
des cahiers de textes et des manuels scolaires.

Je les entassais soigneusement sur le plancher lorsqu'une toux m'arrêta net.

Quelqu'un se tenait derrière moi.

— Tante Anna, c'est toi ? demandai-je.

— Que fabriques-tu ici à cette heure ?


En entendant cette voix éraillée, je compris qu'il ne s'agissait pas de ma
tante.
Une lumière aveuglante du plafonnier jaillit. Clignant des yeux, j'avalai ma
salive avec difficulté et me retournai...

C'était Tante Anna !

— Jane, tu m'as fait une de ces peurs ! dit-elle de sa voix enrouée.

Je bondis sur mes pieds :

— Toi aussi, avouai-je, l'estomac noué. Je t'ai réveillée ?

Elle hocha la tête en signe d'acquiescement.

— Excuse-moi, dis-je. Je ne voulais pas te déranger. Tu as mal à la gorge ?


— J'ai une extinction de voix, répondit-elle en se frictionnant les bras pour
se réchauffer. J'ai dû m'enrhumer en déchargeant la camionnette. Je n'ai pas
l'habitude de vivre dans un froid pareil.

Elle avait défait sa natte, et ses longs cheveux blancs pendaient dans son
dos.

— Alors ? Que fais-tu là au beau milieu de la nuit ? demanda-t-elle sur un


ton de reproche.

— Je cherche toujours ce vieux poème. Je ne me souviens pas de la seconde


strophe et...

— Écoute, ce n'est pas le moment de t'occuper de poésie. On défera le reste


des caisses demain, m'interrompit-elle. Je suis fatiguée et j 'ai trop mal à la
gorge. Allons nous coucher.

Elle eut soudain l'air fragile et vulnérable.

— Je n'arrivais pas à dormir, expliquai-je. Et...

Elle remarqua alors ma parka posée sur la chaise du salon.

— Mais... tu es sortie ! s'écria-t-elle.

Je vis l'inquiétude se peindre sur son visage.

— Je... j 'ai pensé... que... qu'une promenade me ferait du bien.

— Tu es folle de sortir la nuit ! dit-elle avec colère, les yeux rivés sur les
miens.

— Je suis vraiment désolée... Mais qu'est-ce que ça peut bien faire ?

Elle se tut, mordant sa lèvre inférieure.

— C'est dangereux, un point c'est tout ! conclut-elle.


Que se passerait-il si tu glissais sur la neige et te cassais la jambe ? Il n'y
aurait personne pour t'aider.

— Je roulerais jusqu'à la maison comme une boule de neige ! dis-je pour


détendre l'atmosphère.

Ma plaisanterie tomba à plat.

Il était évident qu'elle me cachait quelque chose.

Ce n'était pas une chute éventuelle qu'elle craignait.

Elle avait un secret dont elle refusait de me parler.

Avait-il un rapport avec ces hurlements ? Ou bien avec ce bonhomme de


neige dont Conrad m'avait conseillé de me méfier ? Pourtant, elle avait
affirmé qu'il ne s'agissait que de superstitions.

Les événements de la nuit m'avaient épuisée et j'eus subitement sommeil.


Ces questions attendraient le lendemain. Je passai mon bras autour des
maigres épaules de Tante Anna et l'accompagnai jusqu'à sa chambre :

— Pardonne-moi de t'avoir fait sortir du lit. Dors bien.

Je l'embrassai et montai dans ma chambre.

Je retirai mes vêtements et les rangeai soigneusement sur la chaise située au


pied de mon lit. Puis je m'emmitouflai dans ma couette, la tirant jusqu'au
menton.

La demi-lune retrouva sa pâleur, diffusant une faible lumière à travers la


fenêtre ronde. Dehors, tout était calme, il n'y avait plus de hurlements, plus
le moindre bruit.

Rassurée, je calai ma tête dans mon oreiller moelleux. J'étais en train de


m'endormir quand j'entendis un murmure :

— Attention, attention, mon enfant, l'homme des neiges vient !


Je me redressai d'un bond sur mon lit, la gorge nouée.

— Qui... qui parle ? parvins-je à articuler.

Je scrutai les moindres recoins de ma chambre. Eclairée par la demi-lune, la


pièce dégageait une atmosphère fantomatique.

-Attention, attention, mon enfant, l'homme des neiges vient ! chuchota à


nouveau une voix grave.

Jane, attention au bonhomme de neige !

— Mais qui êtes-vous ? criai-je. Et comment avez-vous su mon nom ?

Je tendis l'oreille, agrippant un coin de ma couette.

Mais personne ne répondit.

— Qui êtes-vous à la fin ? répétai-je d'une voix haut perchée.


Aucune réponse ne vint !

Combien de temps restai-je ainsi, à l'affût du moindre bruit ? Je n'en ai


aucune idée. Le murmure cessa et je finis par sombrer dans un sommeil
agité...

Le lendemain matin, au petit déjeuner, je parlai à ma tante de ces étranges


chuchotements. Elle m'écouta attentivement en sirotant son café. Puis elle
me prit tendrement la main.

— Moi aussi, j 'ai fait un cauchemar, dit-elle.

— Un cauchemar ? Ce n'était pas un cauchemar !

— Bien sûr que si, affirma-t-elle.

Elle avala une autre gorgée de café et nous en restâmes là...

Nous passâmes le reste de la journée à déballer les cartons. Le chalet étant


plus petit que notre appartement de Chicago, nous eûmes beaucoup de mal
à caser tout ce que nous avions apporté. Il faut dire que j'avais énormément
d'affaires. J'en profitai pour chercher mon livre de poésie, mais il demeurait
introuvable.

Tout en rangeant ma chambre, je me surpris à penser à Susie. Nous avions


rendez-vous ce soir après le dîner, à 19 h 30 devant l'église du village. Elle
m'avait promis de me révéler toute la vérité sur ces mystérieux
bonshommes de neige.

La vérité ?

Je revis Max et son expression de terreur quand nous en avions discuté, et


lorsque j'avais dit que je voulais monter au sommet de la montagne... Tout
cela était vraiment très bizarre ! Était-il possible que de simples
superstitions provoquent une telle panique ?

Après le dîner, je fis la vaisselle puis enfilai mon pull, ma parka et mes
bottes. Je préférai être franche avec Tante Anna. Je lui racontai donc que
j'allais rejoindre une fille de mon âge que j'avais rencontrée avec son frère,
pendant ma balade de la veille.

— Il neige très fort, m'avertit-elle de sa voix éraillée.Ne reste pas longtemps


dehors.

Je promis d'être de retour pour 20 h 30. Je relevai ma capuche, enfilai mes


gants et sortis.

Anna avait raison. Il neigeait beaucoup, et une bise violente s'était levée.

« J'espère qu'il ne fait pas ce sale temps tous les jours », pensai-je.

La tête baissée, je rejoignis la route principale menant au centre. Les


flocons me fouettaient le visage et me piquaient les yeux. Je n'y voyais
presque rien.

Je finis par douter que Susie viendrait.

La petite église de pierre n'était plus très loin, mais il était difficile de
marcher dans ces conditions. Le trajet me paraissait interminable. Je
trébuchai, et la neige glacée s'infiltra dans ma botte, trempant ma
chaussette. Je frissonnai en gémissant.

— Je vais geler, m'écriai-je dans le silence de la nuit.

Je passai devant une maison aux volets clos qui semblait inhabitée. Une
rafale de vent souffla si fort qu'on aurait dit qu'elle voulait m'empêcher
d'avancer, ou me forcer à rebrousser chemin.

— Je suis folle, murmurai-je. Pourvu que Susie soit là !

Scrutant la pénombre, j'aperçus le clocher qui se détachait au milieu des


flocons. L'église était toute proche. Je n'avais plus qu'à espérer qu'elle soit
ouverte pour que je puisse m'y abriter en attendant mon amie.

Rentrant la tête dans les épaules, je courus. Tout à coup, je heurtai un objet
très dur.
Des yeux noirs et diaboliques me fixaient !

Je me mis à hurler !
Une seconde plus tard, quelqu'un me secouait vigoureusement. J'entendis
une voix s'exclamer derrière moi :

— Jane, qu'est-ce qui ne va pas ?

Mon cri mourut dans ma gorge. Je me retournai et découvris Susie. Elle me


tenait à présent par les manches de ma parka.

— Tu fonçais droit sur ce bonhomme. Pourquoi as-tu crié si fort ?

— Il . . . il m'a... té... terrorisée, bégayai-je. Il me regardait avec ses yeux


noirs. Et sa bouche fendue, sa cicatrice... J'ai eu peur !

Je m'en voulus de m'être conduite aussi bêtement.


Susie devait me prendre pour une folle ! Voilà que je paniquais parce que je
m'étais cognée dans un simple tas de neige déguisé !

Susie me regarda intensément :

— Tu es sûre que tout va bien ?

— Oui, oui ! affirmai-je d'un ton sec. Viens, allons nous abriter.

Nous entrâmes dans l'église après avoir secoué nos bottes.

— Quand est-ce que la neige s'arrête de tomber dans ce pays ? demandai-je


d'un air grognon.

Je défis les boutons de ma parka et enlevai ma capuche.

— Seulement une semaine par an, pendant les vacances d'été ! répondit
Susie en plaisantant.

Insensible à son humour, je regardai autour de moi.

Accrochées aux murs blancs de la petite église, de vieilles lampes à gaz


diffusaient une lumière douce.

Nous posâmes nos parkas mouillées sur l'un des bancs. Je frictionnai mes
bras. Mes joues étaient en feu.

— Il fait bon, chuchota Susie. Le curé n'aime pas le froid, alors il chauffe
en permanence.

— Qui aime ça ? ironisai-je en frottant mes oreilles engourdies.

— Ici, c'est très calme, on peut bavarder tranquillement. Surtout si on veut


parler de... Tu sais, de ces choses qui font peur !

— Qui font peur ? C'est-à-dire ?

Elle s'approcha de moi et sembla soudain tendue.


— Est-ce que ta tante t'a raconté des anecdotes au sujet de Sherpia ?
murmura-t-elle, mal à l'aise.

Enfin... au sujet de son histoire ?

Pourquoi devenait-elle si nerveuse? Nous étions seules, elle n'avait rien à


craindre.

— Non , répondis-je. D'ailleurs, ça m'étonnerait qu'elle connaisse quoi que


ce soit sur ce village.

— Alors pour quelles raisons êtes-vous venues vous enterrer ici ?

Je haussai les épaules :

— Tante Anna ne m'a pas donné d'explication. Elle a simplement dit qu'il
était temps pour nous de quitter Chicago.

Susie s'approcha un peu plus de moi, son visage touchant presque le mien.

— Je vais te raconter l'histoire de Sherpia. Mais attention, c'est effrayant.


C'est pour ça que personne n'aime en parler.

— Et pourquoi ?

— Parce que cette histoire est terrible ! Max est terrorisé en permanence. Il
ne supporte pas qu'on évoque le... les... enfin, le bonhomme de neige.

— Le bonhomme de neige ? Mais lequel ?


Susie s'assit sur un banc qui émit un craquement sinistre. Puis, prenant une
profonde inspiration, elle commença son récit :

— Il y a une dizaine d'années, un couple de sorciers habitait Sherpia. Tout


le monde savait qu'ils étaient sorciers, mais on les laissait tranquilles.

— Des sorciers... mé... méchants ?

— Non, répondit Susie en secouant la tête. En tout cas, ils ne paraissaient


pas vouloir faire de mal !

Je m'installai à côté d'elle et attendis impatiemment la suite.

— Un jour, alors qu'ils essayaient de nouveaux tours de magie, ils jetèrent


un sort à un bonhomme de neige qui se transforma... en monstre vivant !

J'en restai bouche bée.


— Tu crois ça, toi ? finis-je par m'exclamer.

Susie fronça les sourcils :

— Attends d'avoir entendu l'histoire en entier et tu comprendras pourquoi.

— Pardon, m'excusai-je. Continue...

Tout en se penchant vers moi, elle poursuivit en chuchotant :

— Grâce à leurs pouvoirs, les sorciers donnèrent vie au bonhomme, mais,


très vite, ils en perdirent le contrôle. Il était fort comme un Turc et,
contrairement à ses « créateurs », il était cruel. Ils se mirent rapidement à
regretter de lui avoir donné vie, car ce dernier se mit en tête de détruire
Sherpia et tous les villageois. Le couple essaya donc de l'éliminer.

Impossible ! Leur magie n'était pas assez puissante.

Ils décidèrent de mettre les habitants du village au courant. Tous ensemble,


ils choisirent de faire la chasse au monstre. Il fut alors obligé de se réfugier
au sommet de la montagne. Là-haut, il y a une grande caverne taillée dans
la glace. On l'appelle la Cave gelée. Les villageois contraignirent la créature
diabolique à se retrancher dans cette grotte. Inquiets à l'idée qu'un
bonhomme monstrueux hantait le sommet, les habitants quittèrent la vallée
de Sherpia les uns après les autres... La plupart désertèrent ces lieux
maudits !

La voix de Susie était devenue presque inaudible :

— Il paraît que les deux sorciers ont fui également.

Personne ne sait vraiment ce qu'ils sont devenus.

C'est à ce moment-là que Conrad est arrivé au village. Juste après le


drame...

J'ouvris de grands yeux :

— Conrad ? Tu veux dire le vieux barbu qui vit dans la forêt ?


— Oui, acquiesça Susie. Il s'est installé non loin de la Cave gelée, dans une
cabane qu'il s'est construite.

Est-ce qu'il surveille et protège le village ? Est-ce qu'il est sous les ordres du
bonhomme de neige ? Est-il son protégé ? C'est un vrai mystère. Conrad
descend rarement à Sherpia et, quand il y vient, il ne parle pas. On ne sait
rien de lui, ni de ce qu'il fabrique là-haut. Si ça se trouve, il est simplement
fou ! Ou bien ensorcelé, lui aussi !

Elle soupira et jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. Très nerveuse, elle
semblait craindre que quelqu'un ne la surprenne en train de me faire ces
révélations.

— Il arrive que le bonhomme de neige se manifeste la nuit. On peut


l'entendre hurler depuis le sommet de la montagne. Parfois il grogne,
parfois il hurle comme un loup ! Alors, nous avons tous fabriqué des
bonshommes de neige qui lui ressemblent comme des gouttes d'eau...

— Ah ! C'est pour ça que j'en vois partout ! m'écriai-je en bondissant sur


mon siège.

Susie posa un doigt sur ses lèvres et m'obligea à me rasseoir.

— Mais pourquoi avez-vous fait ça ? demandai-je.

— Pour l'amadouer ! Nous ne savons pas quand le sort prendra fin, alors
nous avons pris nos précautions... Les gens pensent que, lorsqu'il descendra
de la Cave gelée, il verra tous ces bonshommes et il se sentira moins isolé.
Peut-être que ça le rassurera, et qu'il ne nous fera pas de mal.

Susie paraissait soudain effrayée. Elle agrippa mes mains. Ses yeux
sombres, dilatés, me fixèrent.

— Tu comprends maintenant, dit-elle dans un souffle, tu comprends


pourquoi nous avons si peur ?

Je la regardai... et éclatai de rire !


Je n'aurais pas dû m'esclaffer, mais je n'avais pas pu m'en empêcher. Susie
avait l'air intelligente...

Elle ne pouvait pas croire à ces légendes stupides !

J'étais sûre que ce n'était que des racontars inventés par les villageois pour
dissuader les étrangers de venir s'installer à Sherpia !

Mais j'arrêtai de rire quand je vis la mine terrorisée de Susie.

— Allez ! dis-je, arrête de te payer ma tête !

Elle paraissait découragée.

— Tu ne veux quand même pas me persuader qu'un bonhomme de neige


peut se déplacer et parler ?continuai-je. Qu'il est vivant ?

Ma voix résonna sous la voûte de la petite église.


— Moi , j 'y crois, répondit Susie en tremblant. J'y crois dur comme fer. Je
peux t'affirmer que tous les villageois y croient aussi.

Je la fixais, ne réussissant toujours pas à comprendre comment une fille


aussi perspicace pouvait avaler de telles idioties. Je m'écartai légèrement
d'elle :

— Et tu l'as vu de tes propres yeux ? Tu l'as vu en train de marcher ?

Susie, déconcertée par ma question, parut vraiment contrariée :

— Non, pas moi. Mais je l'ai souvent entendu, tard dans la nuit. J'ai entendu
ses cris, ses hurlements.

Jane, il faut me croire !

— Mais enfin...

Je ne continuai pas ma phrase : Susie faisait peine à voir. Elle tremblait,


retenant des sanglots.

Non ! Son histoire ne tenait pas debout. C'était une superstition... une sorte
de conte de fées. Pourtant, je préférai me taire. Après tout, elle était pour
l'instant ma seule amie à Sherpia. Et elle était sensible et gentille. Je ne
voulais pas la vexer.

Nous nous levâmes, reprimes nos affaires et nous dirigeâmes vers la porte.

Il ne neigeait plus, mais le vent soufflait en rafales, soulevant des


tourbillons de poudreuse.

Je relevai ma capuche et nous avançâmes tête baissée dans la bise.

J'accompagnai Susie jusque chez elle sans parler.

Nous nous arrêtâmes devant sa grande maison dont le portail était couvert
de neige.

— Merci de m'avoir tout raconté à propos de ce bonhomme, dis-je.


Elle plongea ses yeux dans les miens :

— Je t'aurais prévenue, Jane, et tu ferais bien de me croire, parce que c'est


la vérité. Rien que la vérité.

Je me contentai de lui dire bonsoir. Puis je pris le chemin du chalet. J'étais


presque arrivée à la maison lorsque j'entendis un bruit. Un bruit de pas
lourd, très lourd ! Quelqu'un courait derrière moi en martelant le sol...
Je restai figée sur place. Mon imagination me jouait-elle un tour ? Je me
figurai un énorme bonhomme de neige prêt à se jeter sur moi. Mais je
délirais, ce n'était pas possible ! Rassemblant mon courage, je me retournai
brusquement.

Ce n'était que Max. Il venait à ma rencontre en courant. Ses bottes


écrasaient la neige avec un bruit sourd. Son blouson en peau de mouton
était ouvert et claquait à chaque foulée.

— Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure ? lui reprochai-je. Et sans bonnet !
Il est tard pour être dehors.

— Et toi ? répliqua-t-il.

Il avait raison. De quel droit lui donnais-je des leçons alors que, moi-même,
je détestais qu'on m'en donne ?

Haletant, il me regarda d'un air soupçonneux.

— Je vous ai vues, Susie et toi. Elle t'a tout raconté ?demanda-t-il.


— Comment ça, tout raconté ? De quoi parles-tu ?

— Susie t'a parlé du bonhomme de neige ? insista-t-il en indiquant le


sommet de la montagne.

— Oui, mais, tu sais, je ne l'ai pas crue, c'est...D'abord, il fait un froid de


canard, tu devrais fermer ton blouson.

Il ne m'écouta pas et continua sur sa lancée :

— Il y a une chose que Susie ne t'a pas avouée.

Il avait du mal à reprendre son souffle :

— Parce qu'elle n'est pas au courant.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— J'ai vu le bonhomme de neige ! Pour de vrai !

— Tu l'as vu... vivant ?

— Oui, mais ce n'est pas ça, le plus horrible !

— Alors, qu'est-ce que c'est ?...


Max me fixait. Une rafale de vent ébouriffa ses cheveux. Il resta là,
immobile, son regard exprimant une peur intense.

— Qu'y a-t-il de si effrayant, alors ? insistai-je.

— Ce qui est effrayant, c'est... c'est qu'il m'a vu aussi !

La bise redoubla de violence, soufflant bruyamment à travers les branches


des pins. Nous nous réfugiâmes derrière une maison et nous appuyâmes
contre le mur. Tremblant de tous ses membres, Max ferma enfin son
blouson.

— Bon, commençai-je, cette histoire est complètement idiote...

— Une minute, m'interrompit-il. Laisse-moi d'abord te raconter ce qui s'est


passé, après tu décideras si c'est idiot ou non.
— D'accord, vas-y, mais fais vite. Ma tante m'attend, et je suis gelée.

— Il m'a vu, Jane, il m'a regardé droit dans les yeux !

Il sait qui je suis, et surtout que je l'ai vu ! Tu comprends ? C'est pour ça que
j 'ai tellement peur de lui!

— Max, écoute...

Il me fit taire d'un geste de la main :

— Attends. C'était il y a quinze jours. J'étais avec deux copains et nous


avons décidé d'aller jusqu'à la Cave gelée. Nous avons escaladé la
montagne et nous nous sommes glissés derrière la cabane de Conrad.

— Qu'est-ce que Conrad vient faire là-dedans ?

— Il empêche tout le monde de rejoindre le sommet.

Il est étrange. Il y a même ici des gens qui pensent qu'il travaille au service
du bonhomme de neige parce qu'il éloigne les curieux. Ce serait une sorte
de garde du corps, tu vois.

— Donc vous êtes passés derrière la cabane, et ensuite ?

— Nous nous sommes approchés de la caverne. Je n'étais encore jamais allé


aussi près.

— Et à quoi ressemble-t-elle ?

— Elle est gigantesque, creusée dans le flanc de la montagne. Elle est tout
en glace, on dirait du verre.

Il fait très sombre à l'intérieur, mais on peut distinguer de longues stalactites


qui pendent du plafond, aussi pointues que des couteaux.

— Ça doit être magnifique.


— Oui, si on veut. Seulement, lorsque le bonhomme s'est montré, on n'a
plus trouvé ça magnifique ! Plus du tout, même.

Je fixai Max attentivement :

— C'est pas une blague ? Tu l'as vraiment vu?

— Oui, fit-il en inclinant la tête. On a entendu un grondement sourd, et le


sol a bougé sous nos pieds.

On a paniqué, on croyait que c'était un tremblement de terre ou une


avalanche. Mes deux copains se sont sauvés, mais moi, je suis resté là,
paralysé. C'est à ce moment-là qu'il est apparu à l'entrée de la caverne.

Sa tête était aussi grosse que celle d'un ours. Une large cicatrice rouge
traversait sa joue. Sa bouche était tordue de rage. Il a regardé partout et... il
m'a repéré. Il a ouvert toute grande sa gueule et a poussé un rugissement.
Il... il . . .

Le garçon souffla longuement pour se calmer avant de poursuivre son récit :

— Il me regardait fixement en poussant des grondements. Alors je me suis


mis à courir. Je suis passé devant la cabane de Conrad à toute vitesse et j 'ai
dévalé la pente sans m'arrêter.

— Et tes copains ?

— Ils m'attendaient en bas. On est retournés chez nous, et personne n'a plus
jamais abordé ce sujet.

— Tiens, et pourquoi donc ?

— On a eu trop peur, sans doute. Je n'en ai jamais parlé à Susie non plus.
J'en frissonne encore. J'en rêve toutes les nuits. Je fais d'horribles
cauchemars.

Il tremblait de la tête aux pieds. Il me regarda, guettant ma réaction.

— Max, si tu n'en as pas parlé à ta sœur, pourquoi m'en parles-tu à moi ?


— Parce qu'il faut que tu nous croies ! Il pourrait t'arriver malheur : tu es
nouvelle à Sherpia, et tu dois penser que ce ne sont que des bêtises. Mais je
t'en supplie, ne monte pas là-haut. Ne t'approche pas de cette caverne !

— Écoute...

J'hésitai, ne sachant pas quoi ajouter.

— J'ai suivi Susie, continua-t-il. Je me doutais qu'elle avait rendez-vous


avec toi. Je devais t'avertir. Il faut que tu saches la vérité. Alors ? Tu me
crois quand je te dis que je l'ai vu, ce bonhomme de neige ? Dis-moi que tu
le crois !

— Je ne sais pas...

Le vent tourbillonnait. Il faisait très froid. Mon nez, mes doigts et mes joues
étaient tout engourdis.

— Il faut que je rentre, Max.

Il me rattrapa par la manche de ma parka.

— Jane, ne monte pas là-haut, insista-t-il. S'il te plaît, n'y va pas. Ce que je
t'ai raconté est vrai.

— Rentre chez toi, Max, lui dis-je, fatiguée. Sinon, nous allons nous
transformer en glaçons !

Je me dégageai et courus vers le chalet.

J'avais du mal à avancer dans la neige. Mes bottes glissaient sur les plaques
de glace. Mes jambes me faisaient mal.

Lorsque je poussai enfin la porte d'entrée, je me sentis soulagée. Mais la


maison était étrangement sombre. J'enlevai mes gants et regardai ma
montre : 20 h 30. Tante Anna ne se couche jamais avant minuit !

J'allumai la lumière et jetai un coup d'oeil dans le salon. Un magazine de


décoration était posé sur le divan et tout semblait être à sa place.
Je retirai mes bottes, les rangeai dans le petit placard à chaussures et mis ma
parka à sécher dans la minuscule salle de bains. Je m'approchai de la
chambre de ma tante : la porte était ouverte.

— Tante Anna ? appelai-je doucement.

Comme je n'obtenais pas de réponse, je fis un pas dans la pièce.

Je trouvai la lampe de chevet et l'allumai.

Anna n'était pas là !

Je voulus ressortir. Soudain, je marchai dans un liquide froid qui traversa


ma chaussette. Une grande flaque d'eau s'étalait sur le parquet. D'où
provenait-elle ? Je me sentis oppressée, inquiète. Et si Susie et Max
n'avaient pas menti ? Est-ce que le bonhomme de neige existait vraiment ?
Avait-il enlevé ma tante ?

— Anna, où es-tu ? hurlai-je en m'élançant vers le vestibule.


^^^^^^

J'étais paniquée ! Où était passée Anna ? Au moment où j'allais me rendre à


la cuisine, j'entendis quelqu'un frotter ses pieds sur le paillasson de l'entrée.

Etait-ce un voleur ? Ou le monstre ? Le souffle coupé, je regardais la porte


s'ouvrir lentement.

Miracle ! Tante Anna rentra dans la pièce en secouant les flocons de son
pardessus. Elle me sourit, mais sa joie s'évanouit quand elle aperçut mon
expression angoissée.

— Jane, ça ne va pas ? demanda-t-elle de sa voix enrouée.

— Tan... Tante Anna, où... où étais-tu passée ?bégayai-je. J'ai eu si peur !

— Mais tu n'as pas lu mon mot ? s'étonna-t-elle en retirant son manteau et


en l'accrochant dans le placard de l'entrée.

— Quel mot ?
— Je l'ai laissé sur le réfrigérateur. Quand tu es partie, je me suis sentie
mieux et je suis allée faire un tour. Dans la rue, j 'ai rencontré un couple de
voisins très sympathiques. Ils habitent la maison au bout de la rue. Ils m'ont
invitée à boire une tasse de café.

— Ça, c'est gentil, parvins-je à dire, le cœur battant encore la chamade.

— Pourquoi étais-tu si effrayée ? demanda-t-elle en repoussant sa longue


tresse blanche dans son dos.

— J'ai cru que tu étais dans ta chambre. J'y suis allée et j 'ai marché dans
une flaque d'eau glacée.

— Une flaque d'eau ? Fais voir ça.

Je lui montrai le parquet. Tante Anna regarda le plafond :

— Il y a peut-être une fuite dans le toit. Il faudra jeter un coup d'oeil demain
matin.

— J'ai... j'ai cru que c'était le bonhomme de neige...Je sais que c'est idiot,
mais j'étais presque sûre qu'il était rentré dans la maison... et...

Anna resta la bouche ouverte, comme choquée, incapable de prononcer un


mot. Que signifiait cette réaction ?

— Jane, qu'est-ce que tu me chantes ? finit-elle par dire. Ton amie a dû te


raconter n'importe quoi, et tu l'as crue !

— C'est vrai, c'est stupide. Mais Susie et Max m'ont parlé de ce bonhomme
de neige qui habite dans une caverne, au sommet de la montagne. Ils
prétendent...

— Ce sont des mensonges ! me coupa-t-elle brusquement. De vieilles


fables. Il n'y a pas un mot de vrai là-dedans. Tu es tout de même assez
intelligente pour ne pas croire à ces histoires !

— Oui. Max et Susie m'ont juste recommandé de ne pas monter là-haut. Cet
endroit les terrorise.
Tante Anna posa affectueusement la main sur mon épaule :

— Ils ont raison, il vaut mieux que tu n'y ailles pas, ma chérie...

— Pourquoi ?

— Il doit y avoir un animal sauvage, répliqua-t-elle.

Pas un bonhomme de neige vivant, bien entendu, autre chose... Les


légendes commencent toujours par une rumeur. Un événement banal peut
prendre des proportions incroyables au bout de quelques jours, parce que
les gens bavardent et oublient la vérité.

— Oui, mais tu n'as pas remarqué les bonshommes installés dans le village
? Ils ont une grande cicatrice sur la joue et une écharpe rouge. Tu ne trouves
pas ça bizarre, toi ?

— Ce doit être une tradition locale. C'est vrai que c'est étrange, mais c'est
plutôt amusant, non ?

— Amusant ? Pas vraiment.

— Jane, promets-moi que tu ne monteras pas là-haut, me demanda-t-elle


avec insistance. Que tu n'iras pas explorer la caverne, c'est sûrement
dangereux.

— Eh bien...

— Promets-le-moi, répéta-t-elle d'un ton ferme.

— D'accord, dis-je en regagnant ma chambre.

Plus tard dans la soirée, allongée sur mon lit, j'entendis de nouveau les
hurlements qui provenaient du sommet de la montagne.

Qui pouvait crier ainsi ? Un animal ? Un être humain ?

Il me fallait absolument une réponse. Tant pis pour ma promesse... Je


décidai d'y aller dès le lendemain matin.
Cette nuit-là, je fis un rêve curieux. J'étais entourée d'une multitude de
petits chats. Tout blancs, ils avaient le poil soyeux et les yeux bleus comme
le ciel. Ils se chamaillaient. Au début, ils jouaient gentiment, puis ils se
mirent à émettre des sons de plus en plus aigus.

Soudain, ils commencèrent à se battre à grands coups de pattes, le dos


arqué, crachant de rage. Le vacarme qu'ils faisaient était effrayant. Tout à
coup, je remarquai des foulards rouges autour de leur cou.

C'est alors que je me réveillai.

Passant à travers la fenêtre ronde, la lumière dorée du soleil inondait ma


chambre. Les nuages avaient disparu. Depuis mon lit, je sentis la bonne
odeur du café qui montait de la cuisine. Tante Anna était déjà debout et
s'affairait aux fourneaux.

Ce cauchemar m'avait un peu perturbée, mais j'étais plus que jamais résolue
à grimper sur la montagne juste après le petit déjeuner. Il fallait que je
résolve ce mystère !

Bien sûr, il y avait le problème de Conrad et de son loup ! Seulement,


j'avais mon plan. Il prévoyait que Susie et Max me donnent un coup de
main.

Malheureusement, je dus remettre mon expédition à plus tard. Tante Anna


avait besoin de moi pour pendre les rideaux et les tableaux que nous avions
apportés de Chicago. Le petit chalet commençait à avoir une allure intime et
coquette !

— Où vas-tu ? me demanda-t-elle après que nous eûmes terminé.

J'enfilai ma parka et m'approchai de l'entrée.

— Oh ! Je vais chez Susie et Max !

J'avais à peine prononcé leur nom que je les vis arriver de l'autre bout de la
rue. Je sortis et me précipitai vers eux.

Max portait une grosse pelle et Susie traînait derrière elle deux branches
d'arbre.

— Qu'est-ce que vous faites ? m'étonnai-je.

— On veut te fabriquer un bonhomme de neige, dit-elle d'un ton grave.

— Quoi ?

— Écoute, tu seras en danger tant que tu n'en auras pas un devant chez toi !

— Vous êtes fous...

— La neige est compacte, c'est idéal, décréta Susie.

On a apporté tout ce qu'il faut. Il n'y en a pas pour longtemps.

— C'est possible, mais je suis pressée. Je veux aller là-haut pour


comprendre ce qui s'y passe.
— Non ! s'exclama Max. C'est dangereux !

— Je t'ai pourtant prévenue, ajouta Susie.

— Il faut que je voie cette Cave gelée et... vous allez venir avec moi !

— Pas question, rétorqua Max.

— On ne montera pas, et toi non plus ! renchérit Susie.

En voyant leur affolement, j'eus subitement une idée.

— Faisons un pacte, leur proposai-je.

Ils me regardèrent d'un air soupçonneux.

— Quel genre de pacte ? demanda Susie.

— Je reste avec vous pour fabriquer le bonhomme à condition vous


m'aidiez tout à l'heure.

— Tu es folle ! s'exclama Susie. Nous ne monterons jamais avec toi. Tu ne


pourras pas nous y obliger !

— Rien à faire, dit Max, les traits tendus.

— Vous n'aurez pas besoin de monter jusqu'à la caverne. Je veux juste que
vous détourniez l'attention de Conrad pendant que je me faufilerai le long
de sa cabane.

— Et comment on s'y prendra ? demanda Max en s'appuyant sur le manche


de sa pelle.

— On verra tout à l'heure. Mais vous pourriez, par exemple, lui faire la
conversation pendant que je passerai derrière. Ça devrait suffire.

— Jane, tu ne comprends pas ! On ne veut pas que tu ailles là-bas, s'énerva


Susie.
— J'irai de toutes les façons, avec ou sans votre permission. Alors, vous me
le donnez, ce coup de main, oui ou non ?

Ils s'écartèrent de moi pour se parler, chuchotant des phrases que je


n'entendais pas.

Puis Susie se tourna vers moi.

— D'accord ! Mais d'abord on construit le bonhomme parce que, sans lui, tu


ne seras pas en sécurité. Et tu dois nous promettre que tu ne nous forceras
pas à aller plus haut que la cabane de Conrad.

— Promis !

Je ne croyais pas à ces histoires de bonhomme de neige-épouvantail, mais je


me gardai bien de le leur dire : j'avais trop besoin d'eux pour mon plan.

— Bon, allons-y ! lançai-je avec entrain.

Susie et moi fîmes rouler une grosse boule de neige jusqu'à ce qu'elle ait la
taille du corps. Max s'occupa de la tête. Tandis que nous nous affairions,
j'éprouvai une drôle de sensation. Les villageois construisaient des
bonshommes de neige parce qu'ils étaient effrayés. Et voilà que j'en faisais
autant ! Est-ce que je commençais moi aussi à être influencée par cette
terrifiante légende ? Avais-je peur ?

Lorsque nous eûmes terminé, je fus vraiment soulagée. Susie tira de sa


poche une écharpe rouge qu'elle enroula autour du cou de notre bonhomme.
Avec ses yeux noirs, ses bras de bois, ses doigts rigides et sa large cicatrice,
notre sculpture était parfaite. Sa bouche désagréable formait un sourire
grimaçant.

— Bravo, dis-je à mes deux amis, il est exactement comme les autres.
Allons-y, maintenant !

Nous prîmes la direction de la montagne.

— Tu es sûre que tu veux faire cette folie ? demanda Max d'une toute petite
voix.
— Absolument, répondis-je bravement.

Pour être tout à fait franche, je dois dire que je n'en étais pas si sûre que ça !
Nous montâmes la route sinueuse. Nous marchions en silence, regardant
droit devant nous. Le soleil projetait les ombres des pins sur la neige.

Mon cœur se mit à battre très fort lorsque nous arrivâmes près de la cabane
de Conrad. Je m'efforçai de rester calme. Toutes sortes de questions me
traversaient l'esprit. Que faisait Conrad ? Où était passé le loup ? Et surtout,
mon plan serait-il efficace ?
Le soleil disparut un instant derrière un petit nuage.

Nous nous arrêtâmes au bout du chemin menant à la cabane. A gauche, je


repérai un épais buisson vert, recouvert de neige.

— Je vais me cacher là-derrière, dis-je à Susie et Max. Vous allez courir


jusqu'à la maison et attirer l'attention de Conrad en lui parlant !

— Ça ne marchera pas, dit Max, les yeux fixés sur le paysage assombri.

- Il fait trop froid, enchaîna Susie, visiblement inquiète. Il vaudrait mieux


revenir demain matin !

— Il vaudrait mieux ne rien faire du tout, renchérit Max, le menton agité de


tremblements.

— Ah non ! protestai-je. Vous avez promis, n'oubliez pas ! Une promesse


est une promesse !
À court d'arguments, ils ne surent que répondre.

— Je ne suis pas venue jusqu'ici pour rien. Vous allez m'aider, oui ou non ?

Un grognement sourd retentit à cet instant. Le loup de Conrad nous avait


repérés. Il allait se précipiter sur nous, c'était sûr. Nous n'avions pas de
temps à perdre.

— On y va, ordonnai-je.

À peine m'étais-je dissimulée derrière le buisson que l'ermite et son animal


sortirent de la cabane.

— Bonjour ! s'écria Susie joyeusement.

— Salut, dit Max.

Ils coururent vers lui.

Le loup baissa la tête et renifla mes amis. Susie et Max commencèrent à


bavarder avec Conrad. Mais je n'entendis pas un mot de leur conversation.
J'étais trop loin.

« Ça y est, ils ont réussi à l'occuper », pensai-je.

Le loup me tournait le dos. C'était le moment ! Il fallait que je me précipite


en haut. Coûte que coûte !

Conrad écoutait attentivement Susie. Depuis ma cachette, je ne pus voir


l'expression de son visage, mais j'étais sûre qu'il devait être très étonné. Lui
qui ne recevait jamais de visites ! Que lui voulaient donc ces deux gosses ?

N'ayant pas une minute à perdre, je chassai bien vite ces idées de mon
esprit, pris une grande inspiration et m'élançai, pliée en deux pour ne pas
être vue. Rentrant la tête dans les épaules, je grimpai la pente le plus vite
possible.

Plus haut, toujours plus haut !


Je venais juste de sortir des buissons, lorsque j'entendis Conrad hurler :

— Hé là, attendez !
^^^^^^

Je m'arrêtai si brusquement que j'en perdis l'équilibre, atterrissant


lourdement dans la neige.

C'était raté. Mon plan avait échoué ! Je me relevai et me tournai vers


Conrad. À ma grande surprise, il dévalait la pente accompagné de son loup.
Il poursuivait Susie et Max. En fait, c'était après eux qu'il en avait !

Le loup poussa un hurlement sinistre tandis que tout le monde disparaissait


derrière un virage de la route.

J'étais glacée, autant par le froid que par la peur. Et si Conrad leur faisait du
mal ? Il fallait que je descende pour les aider...

Je me ravisai. Non ! Je devais continuer !

Puisque mon plan avait fonctionné, il fallait le poursuivre ! C'était ma seule


chance de percer le mystère du bonhomme de neige. J'inspirai de nouveau
profondément et repris mon ascension. La côte était si raide que je crus ne
jamais arriver jusqu'au but que je m'étais fixé.
Heureusement, le sol finit par devenir plus plat et je me retrouvai sur une
large corniche. Je m'approchai du bord en prenant garde au verglas. Levant
la tête, je vis la caverne.

Elle était là, juste au-dessus de moi, aussi grande qu'une maison ! Brillante
et luisante comme du verre, la glace réfléchissait le ciel !

De là où je me trouvais, je ne distinguais que l'une des faces de la grotte.

Partant de la corniche, un chemin montait sur le côté et conduisait à l'entrée.

J'avançai vers ce sentier avec précaution, pas à pas.

Le moindre dérapage pouvait m'être fatal...

« Surtout ne regarde pas en bas ! » m'ordonnai-je pour m'encourager.

Mais je ne pus m'en empêcher, attirée par le vide.

Le gouffre était tellement profond que j'avais du mal à distinguer la vallée !

« Et si je glisse ? Et si je tombe ? » pensai-je, en proie à la panique.

Soudain, un bruit sourd, pareil au roulement d'un tambour, me fit sursauter.


Sous mes pieds, la corniche frémit. Un autre grondement m'arracha un cri
de frayeur. Le haut de la montagne se mit à trembler !

Ces horribles secousses provenaient de la caverne.

Quelque chose s'y agitait, à moins que ce ne fût le vent qui s'y engouffrait !
Il n'était pas question que je rebrousse chemin. J'étais trop près du but
maintenant ! Il fallait que je continue, malgré ma peur...

Rassemblant mon courage, j'avançai centimètre par centimètre ! Le sol


devenait de plus en plus glissant.

Le temps semblait s'être arrêté. Je parvins finalement avec beaucoup de


peine devant l'entrée de la caverne.
Je m ' apprêtais à assister au spectacle le plus effroyable du monde !
D'abord, je ne vis qu'une épaisse couche de verglas. Il recouvrait l'entrée de
la caverne. L'intérieur de celle-ci était sombre.

Je restai immobile, scrutant l'obscurité, essayant de reprendre mon souffle,


de ralentir les battements de mon cœur !

Max ne m'avait pas menti : la caverne ressemblait à ce qu'il avait décrit. Le


ciel se réfléchissait bien sur les parois, et ces reflets changeants donnaient
l'impression que la Cave gelée était animée !

Du plafond pendaient les stalactites aiguisées dont il m'avait parlé. Elles


ressemblaient à des dents pointues. Seules celles du bord étaient bien
visibles. Je restai là sans bouger, attendant qu'il se passe quelque chose.

Je n'eus pas à patienter longtemps... Un véritable coup de tonnerre ébranla


soudain le sol. Craignant de glisser, je me laissai tomber sur les genoux.
Un rugissement terrible suivit. Une forme indistincte et blanchâtre sortit du
fond de la grotte, progressant lourdement.

C'était... un bonhomme de neige gigantesque !

Paralysée par la peur, je regardai cette énorme masse blanche s'approcher de


moi.

— N O N ! hurlai-je en reculant pour fuir l'immonde créature.

Mais j'avais oublié que j'étais au bord d'un précipice, perchée sur un tapis de
glace !

Je dérapai, glissai sur la corniche et tombai dans le vide.


Par réflexe, je levai les mains et me retins au bord du chemin. J'attrapai une
racine qui dépassait de la neige durcie et restai suspendue dans cette
position !

Au prix d'efforts désespérés, j'arrivai enfin à me hisser et à rejoindre le


sentier. Je respirais par à-coups, tremblant comme une feuille.

Je réussis à me mettre debout et remontai sur la corniche. L'horrible


bonhomme de neige m'observait depuis le seuil de la caverne. Ses pupilles
rondes étaient d'une grandeur impressionnante. Son écharpe rouge entourait
son cou très large. Les plis de sa bouche, orientés vers le bas, lui donnaient
une expression cruelle.

Sa profonde balafre couleur de sang me souleva le coeur. C'en était trop !

Il tendit ses bras, ou plutôt ses branches, comme s'il voulait m'attraper.
Je frissonnai, saisie par un froid intense, comme je n'en avais jamais
ressenti. Le monstre blanc soufflait des nuages qui se transformaient en
givre, recouvrant son corps !

Sa grosse tête bougea et ses yeux s'agrandirent. Il écarta ses lèvres


dégoûtantes et hurla :

— QUI ES-TU?

Il parlait !

Mon corps entier fut agité de convulsions incontrôlables. C'était donc vrai !
Susie et Max ne m'avaient pas menti !

Le monstre s'approcha un peu plus de moi, me fixant d'un air impitoyable.


Encore plus près ! Je voulus partir en courant, mais j'étais comme pétrifiée !
Je ne pouvais ni reculer ni avancer. Je ne pouvais pas lui échapper.

— QUI ES-TU ? hurla-t-il de nouveau.

Le sommet de la montagne frémit au son de sa voix.

— Excusez-moi, parvins-je à articuler. Je ne voulais pas vous déranger...

— QUI E S — TU ? tonna pour la troisième fois le bonhomme de neige.

— Je m'appelle Jane Forest, murmurai-je d'une voix timide.

Il remua ses branches et ouvrit tout grand la bouche.

— RÉPÈTE ! ordonna-t-il.

— Jane Forest !

Il me regarda en silence pendant un long moment, puis il baissa les bras.

— SAIS-TU QUI JE SUIS ? demanda-t-il soudain.


J'eus du mal à avaler ma salive. Sa question m'avait prise complètement au
dépourvu. J'essayai de répondre, mais je ne pus articuler le moindre mot.

— SAIS-TU QUI JE SUIS ? répéta-t-il de sa voix tonitruante.

— Eh bien, le bonhomme de...

— JE SUIS TON PÈRE ! m'interrompit le monstre.


Un long gémissement s'échappa de mes lèvres.

—Non!

Je voulus fuir à toutes jambes, mais j 'en fus incapable. Le bonhomme de


neige m'avait ensorcelée.

Il me tenait à sa merci. Je restais là, sur la corniche, paralysée par le froid.

— Je suis ton père, affirma-t-il d'un ton plus aimable.

Il me regarda de ses yeux ronds qui me donnèrent la chair de poule.

— Il faut me croire, ajouta-t-il.


— Vous êtes complètement fou ! dis-je en essayant de maîtriser mon
trouble. Un bonhomme de neige ne peut pas être père !

— Écoute, insista-t-il. Je suis ton père. Ta mère pratiquait la sorcellerie, tout


comme ta tante. Celle-ci n'y a d'ailleurs jamais renoncé.

— Quoi ? Ce n'est pas vrai ! m'écriai-je, en colère.

Je n'ai jamais vu Tante Anna jeter des sorts. Vous mentez !

Il balança son corps d'un côté, puis de l'autre. La corniche trembla sous mes
pieds. Je manquai de perdre l'équilibre.

— Je ne mens pas, expliqua-t-il, les bras levés comme s'il voulait me


supplier de le croire. C'est la vérité.

— Mais... mais...

— Ta mère m'a transformé en bonhomme de neige grâce à ses pouvoirs


magiques. Tu avais un peu plus d'un an à l'époque. Elle a bien essayé de me
redonner ma forme humaine, mais elle n'a pas réussi. Elle et ta tante se sont
alors enfuies du village en t'emmenant avec elles.

— Votre histoire ne tient pas debout ! Si vous dites la vérité, pourquoi


sommes-nous revenues à Sherpia ? Pourquoi ma tante a-t-elle décidé de
retourner vivre ici ?

— Elle avait une bonne raison : elle savait que l'effet du sort s'estomperait
au bout de dix ans.

— Et alors ? Que... qu'est-ce que vous voulez dire ?

Le froid devint plus intense, engourdissant mon cerveau. Il m'empêchait de


réfléchir. J'essayais de comprendre, mais n'y arrivais pas.

— L'effet du sort s'estompe au bout de dix ans, répéta le bonhomme de


neige. C'est-à-dire cette année, et plus exactement ce mois-ci ! Ta tante veut
renouveler le sort. Elle ne veut pas que je reprenne ma forme humaine et
que je puisse raconter ce qui m'est arrivé. Elle préfère que je demeure à
jamais prisonnier de mon enveloppe de neige. Elle veut te garder pour elle.

— Ma tante n'est pas une... sorcière ! J'habite avec elle depuis la mort de
maman, et je ne l'ai jamais vue faire de la magie. Elle...

— Je t'en prie ! tonna le bonhomme de neige en levant un bras pour me


faire taire. Le temps presse. Je suis ton père. C'est la vérité. Il faut me
croire !

— Je . . . je...

Je ne savais plus quoi dire ni quoi penser. J'étais désemparée. Il paraissait si


sincère !

— Tu peux m'aider à retrouver mon apparence normale, dit-il. Tu peux me


sauver, mais il faut que tu te dépêches. Ta tante va bientôt venir. Si tu ne
fais rien, je resterai un monstre pendant dix ans encore.

— Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne connais rien à la sorcellerie.

— Tu peux me sauver, affirma l'énorme créature, seulement je ne peux pas


te dire comment.

Il poussa un long soupir.

— Si je te dis ce qu'il faut faire, reprit-il, je serai piégé à tout jamais. Tu


dois découvrir la solution par toi-même.

— Comment ?

— Je peux te fournir un indice, répondit-il.

— D'accord, dis-je en frappant dans mes mains pour me réchauffer.

Le bonhomme commença alors à réciter le texte qui me trottait dans la tête


depuis mon arrivée au village :

Quand la neige tombe dru,


Et que le jour s'éteint,

Attention, attention, mon enfant,

L'homme des neiges vient

Qui vous glace les sangs

Et vous mange tout cru.

Je le regardai avec étonnernent :

— Vous... vous connaissez ce poème ?

— La clé se trouve dans cette comptine, déclara-t-il.

C'est le seul renseignement que je puisse te donner.

Maintenant, c'est à toi de jouer.

Je savais déjà de quelle manière m'y prendre. Dès le premier vers, j'avais
compris comment résoudre l'énigme. Tout se trouvait dans la seconde
strophe dont je n'arrivais pas à me souvenir.

— S'il te plaît, Jane, aide-moi ! me supplia le bonhomme, les yeux fixés sur
moi. Je suis vraiment ton père, et j 'ai besoin de toi.

Je soutins son regard. Il fallait que je me décide. Ce n'était pas facile.

Devais-je le croire ? Devais-je lui porter secours ?

Était-il vraiment mon père ?


— D'accord, je vais vous aider ! lui dis-je en faisant demi-tour.

Le bonhomme de neige m'avait convaincue !

Ce n'était pas si compliqué, après tout ! Je n'avais qu'à retourner à la


maison, retrouver le recueil de comptines et lire la suite du poème. Je me
sentis mieux. Il m'avait délivrée de ma peur en me demandant de le
secourir.

Je redescendis l'étroit chemin. Au moment où j'arrivai à la corniche


inférieure, je tombai sur la seule personne que j'aurais voulu éviter : ma
tante ! Je faillis la percuter.

— Anna ! m'écriai-je.

— J'ai essayé de t'avertir, me dit-elle. Pour t'empêcher de venir ici.

Je compris alors d'où venait la voix qui avait murmuré dans ma chambre, la
veille au soir. C'était la sienne !
— Alors, c'est toi qui as chuchoté ces menaces hier soir ? demandai-je.

— Oui, répondit Anna. J'ai dû parler avec une voix grave pour que tu ne me
reconnaisses pas.

Elle me considéra d'un air furieux. Son visage normalement si pâle était
rouge écarlate. Elle tenait un gros livre noir à la main et elle le brandit
devant moi.

— C'est ce que tu cherchais ? me demanda-t-elle.

— Le recueil de maman ? m'exclamai-je.

Une question me brûlait les lèvres. Je jetai un regard en direction du


bonhomme de neige.

— Tante Anna, est-ce vrai ? Ce... cette créature est réellement mon père ?

Elle passa de la colère à l'étonnement :

— Ton père ? Tu es folle ? Je reconnais bien là sa méthode ! Il t'a raconté


n'importe quoi pour t'ensorceler. Il a menti.

— C'est faux ! hurla le bonhomme.

Je sursautai, mais Anna ne réagit pas.

— Il t'a menti, me répéta-t-elle en lui lançant un regard chargé de haine. Ce


n'est pas ton père. C'est un monstre malfaisant !

— Ne la crois pas ! protesta-t-il encore.

Son cri fit trembler la corniche.

— Jane, tes parents étaient des sorciers, expliqua Tante Anna sans prêter
attention au bonhomme. Ils s'exerçaient constamment. Un jour, ils ont
poussé leurs expériences trop loin. Sans le vouloir, ils ont créé ce... cette
chose immonde.
Anna paraissait convaincante. Qui devais-je donc croire à la fin ?

— C'est un monstre, dit-elle d'un ton amer. Tes parents ont été horrifiés en
découvrant ce qu'ils avaient créé.

Ils lui ont alors donné une apparence de bonhomme de neige. Peu de temps
après, ton père a disparu. Ta mère et moi avons quitté le village en
t'emmenant avec nous. Nous sommes parties pour être certaines que cette
créature malveillante ne s'en prendrait pas à nous.

— Vous mentez ! protesta-t-il en trépignant de rage.

Son écharpe rouge se balançait au rythme de ses mouvements. Des nuages


de givre s'échappaient de son énorme corps.

— Tu ne dois pas la croire, je t'en prie, me supplia-t-il. Sauve-moi ! Je sais


que ça va te faire du mal, mais il faut que tu saches que le monstre, c'est
elle.

Ta mère, ta tante et moi pratiquions la sorcellerie, mais je ne voulais nuire à


personne. Je ne suis pas méchant.

— Ce n'est pas vrai ! hurla Tante Anna.

Elle serra le livre comme si elle se retenait de le lancer à la figure du


bonhomme.

— Je ne connais rien à la magie, ajouta-t-elle. Rien du tout !

Elle ouvrit le recueil et le feuilleta rapidement.

— Je n'y connais rien, répéta-t-elle. Mais j 'ai apporté cet ouvrage parce que
je connais ton secret. Je sais ce que je dois faire pour que tu demeures à
jamais emprisonné dans ce bonhomme de neige.

Celui-ci tendit les bras vers moi :

— Sauve-moi, Jane, par pitié ! Le temps presse.


Je me tournai vers Tante Anna, puis vers le monstre.

À qui pouvais-je me fier ?

Une idée me traversa soudain l'esprit.


^^^^

D'un geste brusque, j'arrachai le livre des mains de ma tante.

— Qu'est-ce que tu fais ? hurla-t-elle en essayant de le reprendre.

Nous le tirâmes chacune de notre côté. Des pages s'arrachèrent et l'épaisse


couverture noire craqua.

Anna voulut le récupérer, mais je réussis à lui faire lâcher prise. Je remontai
vers la caverne. Ma tante fit un pas vers moi. Son regard se posa un instant
sur le bonhomme de neige, et elle décida de ne pas approcher davantage.

— Tu es en train de faire une grave erreur, me lança-t-elle.

Appuyée contre un rocher non loin de la grotte, je feuilletai rapidement


l'ouvrage.
— Je vais trouver ce texte, dis-je. Et je vais lire la suite. C'est le seul moyen
de connaître la vérité.

— Merci, ma fille, s'exclama la créature.

Tante Anna en fut désespérée.

— Je ne te mens pas, Jane ! affirma-t-elle. Après toutes ces années où je me


suis dévouée pour toi, tu devrais le savoir et me faire confiance. C'est le
diable en personne, ce bonhomme !

Mais ma tante pouvait me dire ce qu'elle voulait : ma décision était prise. Il


fallait que je récite cette seconde strophe.

Le bonhomme se taisait sans me quitter des yeux.

J'avais beau chercher, je n'arrivais pas à retrouver le poème. Je levai les


yeux pour regarder Anna.

Elle était penchée, occupée à ramasser l'une des feuilles tombées sur la
corniche. Elle la parcourut des yeux et un sourire victorieux éclaira son
visage.

— Tu ne pourras pas lire ce texte, lança-t-elle.

— Tu... tu l'as ? bégayai-je, craignant le pire.

— Oui, mais tu ne le verras pas, répéta-t-elle. Et, d'un geste déterminé, elle
jeta la feuille dans le vide.
Je laissai échapper un cri strident.

La feuille demeura un instant suspendue au-dessus du vide. Une rafale de


vent l'entraîna vers le haut, puis une autre la fit descendre.

C'était fini. Il n'y avait plus rien à faire. La suite du poème m'échappait.

Alors que j'allais renoncer, la bise changea de direction. Je poussai une


exclamation en voyant la page remonter. Encore un peu... Oui ! Elle passa
tout près de moi. Je tendis le bras et réussis à l'attraper.

J'osais à peine y croire. Pendant un moment, je restai là, contemplant le


texte que je venais miraculeusement de récupérer.

Tante Anna, debout sur la corniche située en contrebas, n'osait avancer. Elle
craignait sans doute les réactions du bonhomme de neige.

Je parcourus rapidement la première strophe du poème. Puis je lus la suite à


voix haute :
Lorsque approchent les beaux jours du printemps

Et que le soleil se remet à briller,

Prends garde au bonhomme, mon enf...

Oui ! L'hiver allait prendre fin et le soleil brillait dans le ciel !

— Non ! s'écria Anna.

Rapide comme l'éclair, elle se précipita, monta le long du petit chemin et


m'arracha le papier des mains. En moins d'une seconde, elle le déchira en
mille morceaux.

Le bonhomme de neige laissa échapper un grognement de rage. Les


confettis glissèrent entre les doigts d'Anna.

— Pourquoi as-tu fait ça ? lui demandai-je d'une voix étranglée.

— Il fallait que je t'empêche de dire cette strophe, déclara-t-elle. Ce


bonhomme n'est pas ton père. Tu ne dois pas le libérer.

— Elle ment, insista celui-ci. Elle ne veut pas que tu me connaisses, moi,
ton propre père. Elle préfère que je demeure à jamais prisonnier de cette
caverne.

Je me tournai vers ma tante. Elle me fixait froidement.

— Il faut que je sache la vérité, lui dis-je après avoir pris une profonde
inspiration.

— Je t'ai dit la vérité, m'assura-t-elle.

— Je veux en être certaine, et il n'y a qu'un seul moyen... Je... j 'ai vu la


dernière ligne du poème avant que tu m'arraches la page...

— Non ! Ne fais pas ça ! implora ma tante en tendant la main vers moi.

Je reculai et récitai :
Lorsque approchent les beaux jours du printemps

Et que le soleil se remet à briller,

Prends garde au bonhomme, mon enfant,

Prends garde, car il aura la liberté !

— Non ! Jane, non ! hurla Anna, le visage déformé par la terreur.

Je me tournai vers le bonhomme. Il commençait à se transformer.

Les yeux se détachèrent du visage. Sa tête devenait peu à peu une masse
informe qui coula le long de son corps. On aurait dit de la glace à la vanille
qui fondait au soleil. De la neige molle s'amoncela à ses pieds. Les branches
qui lui servaient de bras se détachèrent de son tronc et atterrirent sur le sol
gelé.

Progressivement, la véritable créature apparut.

À la fois fascinée et dégoûtée par ce spectacle, je criai d'horreur.


^^^^^^

C'était affreux ! Le monstre laissa échapper un grognement tandis qu'il se


dégageait du tas de neige molle formé à ses pieds.

Tante Anna avait dit la vérité. Ce n'était pas mon père, mais un abominable
monstre ! Des écailles rouges le recouvraient entièrement. Sa tête
ressemblait à celle d'un taureau. Une langue violette pendait entre ses
puissantes mâchoires aux dents bien acérées. Ses yeux jaunes bougeaient
dans tous les sens.

— Non ! Non ! hurla Anna.

— Qu'est-ce que j 'ai fait ? me lamentai-je.

Le monstre renversa la tête en arrière et éclata d'un rire effroyable. Ses


mains avaient chacune trois doigts. Il les tendit vers le recueil que j'avais
laissé tomber sur la corniche. Il s'en empara et le jeta dans le vide.

— A ton tour maintenant, rugit-il en me fixant de ses yeux monstrueux.


— Non ! suppliai-je.

Je saisis Tante Anna par les épaules. Nous devions fuir à tout prix. Nous
nous pressâmes l'une contre l'autre pour mieux nous défendre contre cet
ennemi.

— Le moment est venu de faire vos adieux au monde, grogna-t-il.

— Mais je vous ai sauvé la vie ! lui rappelai-je.

Ses babines se déformèrent en un rictus cruel, découvrant ses crocs pointus.

— Oui, répondit-il. Je te remercie, c'est très gentil à toi. Et je vais te


récompenser.

Une de ses mains puissantes se referma autour de ma taille et me souleva de


terre. Il me serra avec tant de force que je cessai de respirer. De son autre
main, il saisit ma tante.

Le monstre nous portait à bout de bras. Il poussa un rugissement


abominable. Puis ils nous suspendit au-dessus du précipice !
Je ne pus m'empêcher d'imaginer la distance qui nous séparait du fond de la
vallée. Nous ne pouvions pas survivre à une chute pareille.

Désespérée, je fermai les yeux, et les rouvris aussitôt car, à mon grand
étonnement, le monstre ne nous lâcha pas. Au contraire, il recula et nous
reposa sur la corniche.

Je poussai une exclamation de surprise.

Il s'était désintéressé d'Anna et de moi. Il semblait attiré par une scène qui
se déroulait en contrebas.

« Qu'est-ce qui se passe ? » me demandai-je en essayant de reprendre mon


souffle.
Curieuse, je suivis la direction de son regard. Je découvris alors ce qui
l'avait pris au dépourvu et qui nous avait sauvé la vie.

C'était une procession !

Tous les bonshommes de neige de Sherpia étaient là, animés, à trente mètres
en dessous de nous. Tous identiques, ils montaient vers nous en file
indienne.

Leurs écharpes rouges s'agitaient dans le vent qui venait de se lever. Ils
avançaient en sautillant et en balançant les bras.

Lugubres, ils marchaient telle une armée insolite.

— Je... je n'arrive pas à y croire ! dis-je en saisissant le bras de ma tante.

Horrifiées, nous les vîmes grimper jusqu'à la corniche inférieure.

— Ils viennent proposer leurs services au monstre, chuchota Anna. Nous


sommes perdues. Plus rien ne peut nous sauver maintenant.
Les bonshommes de neige continuèrent à avancer en sautillant sur le petit
chemin. La corniche tremblait à chacun de leurs sauts. Les parois enneigées
de la montagne renvoyaient l'écho de leurs bonds saccadés. Ils venaient
nous attaquer.

Tante Anna et moi nous pressâmes à l'autre bout de la corniche. Toute fuite
était impossible. Les bonshommes nous coupaient la route, et le monstre se
tenait à l'entrée de la caverne.

Ils avançaient toujours. Ils étaient tellement près de moi à présent que je
pouvais lire la colère dans leurs yeux ronds et voir la cicatrice qui marquait
leur visage. Ils n'étaient plus qu'à trois mètres, deux mètres... Nous levâmes
les bras pour nous protéger.

Mais, au lieu de se précipiter sur nous, ils foncèrent sur la créature en


agitant leurs branches.

Surpris, notre ennemi dut reculer. Un bonhomme de neige se pressa contre


lui, puis un autre et un troisième. Ils furent bientôt dix, douze à le repousser.
Renversant la tête en arrière, il rugit de colère. Un assaillant se rua sur lui.

Tante Anna et moi assistions à la scène, bouche bée.

Le monstre était écrasé contre la paroi de la caverne.

Il agita les bras avec frénésie, sans parvenir à se libérer. Il disparut bientôt
sous une masse compacte et blanche.

Lorsque les bonshommes s'écartèrent enfin, il resta immobile. Les bras


tendus, il paraissait sur le point d'attaquer. Pourtant, il ne bougea pas : il
était mort, figé à l'intérieur de la glace !

Il avait été emprisonné dans la paroi de la caverne !

Anna et moi restions toujours serrées l'une contre l'autre. J'avais les jambes
en coton et je sentais ma tante frissonner sous son manteau.

— Comment sont-ils arrivés ici ? lui demandai-je. C'est toi qui les as
amenés ?

Elle secoua la tête, ne parvenant pas à se remettre de ses émotions.

— Non , répondit-elle d'une voix douce. Je disais la vérité tout à l'heure. Je


ne connais rien à la sorcellerie. C'était ta mère et ton père qui s'intéressaient
à tout ça.

— Alors qui a fait venir ces bonshommes de neige à notre secours ?

— Moi ! lança une voix derrière Anna.


Conrad se tenait sur la corniche ! Le vent ébouriffait ses longs cheveux gris.
Son loup blanc se tenait devant lui.

— Vous avez fait venir les bonshommes de neige ici ?m'écriai-je. Alors
vous aussi vous savez pratiquer la sorcellerie ?

— Oui, avoua-t-il en regardant le monstre figé dans la glace.

Un sourire se dessina sur son visage.

— Je les ai envoyés vous aider, expliqua-t-il.

Tante Anna l'observa pendant un long moment. Puis elle écarquilla les
yeux.

— Toi ! s'exclamat-elle. C'est toi !

Le sourire de Conrad s'étira davantage.

— Oui, c'est bien moi, avoua-t-il.


— Vous... vous vous connaissez ? m'étonnai-je.

Anna se tourna vers moi et posa tendrement sa main sur mon épaule.

— J'ai décidé de revenir à Sherpia parce que j'espérais qu'il habitait encore
dans la région, dit-elle d'une voix douce. Et j'avais raison. Oui, j'avais
raison.

Elle était sur le point de pleurer !

— Conrad est ton père, avoua-t-elle.

Sans perdre une seconde, l'homme parcourut la distance qui nous séparait et
me serra dans ses bras.

Sa longue barbe me gratta le visage lorsqu'il pressa sa joue contre la


mienne.

— Je n'arrive pas à y croire ! s'exclamat-il.

Il recula d'un pas, et je vis des larmes briller dans ses yeux.

— Il y a tellement longtemps, me dit-il. Je ne t'avais pas reconnue. Tu ne


peux pas savoir à quel point je suis heureux qu'Anna t'ait ramenée au
village.

— Vous... tu... vous êtes vraiment mon père ? fis-je, à la fois heureuse et
dépassée par les événements.

Tout cela était si inattendu !

Conrad ouvrit la bouche pour répondre lorsque surgirent Susie et Max.

— Tu n'as rien ? me demandèrent-ils.

— Jane et Anna, ce sont eux qui vous ont vraiment sauvé la vie, nous apprit
Conrad. Lorsque je les ai rattrapés, ils m'ont avoué que tu avais l'intention
de monter jusqu'à la Cave gelée. J'ai aussitôt utilisé la sorcellerie pour
envoyer les bonshommes de neige à ta rescousse.
— Qui est-ce ? hurla Max en désignant le monstre prisonnier.

— Cette créature se cachait sous les traits du bonhomme de neige, expliqua


Conrad. Elle ne menacera plus jamais le village.

Susie et Max s'approchèrent pour l'examiner de plus près.

Je me tournai vers mon père.

— Je ne comprends pas, lui dis-je. Pourquoi vous...es-tu resté ici quand


maman et Tante Anna ont décidé de s'en aller ? Et pourquoi habites-tu si
près de cet endroit ?

Il gratta sa barbe en soupirant.

— C'est une longue histoire, déclara-t-il. Lorsque tu étais très petite, ta mère
et moi avons fait une bêtise.Tu es au courant, je crois.

Il s'interrompit et secoua la tête avec tristesse.

— Ta mère voulait que nous partions le plus loin possible d'ici pour oublier,
continua-t-il. Elle était bouleversée, et elle avait tellement peur. Vous laisser
a été la décision la plus cruelle de ma vie. Mais ta maman avait prévu de
revenir à Sherpia... Malheureusement, elle est tombée malade... Tu connais
la suite.

— Et pourquoi es-tu resté ?

— Parce que j'avais une dette envers les habitants du village, répondit mon
père. Je devais m'assurer que le bonhomme de neige ne sortirait pas de la
caverne et qu'il ne ferait de mal à personne.

Il soupira encore une fois et reprit son récit :

— Alors j 'ai construit ma cabane à proximité de la caverne du monstre que


nous avions fabriqué. Le sort devant agir pendant dix ans, je me tenais prêt
à l'éliminer définitivement lorsque cette période serait écoulée. J'avais
réussi à mettre au point un sortilège imparable.
Il entoura mes épaules de son bras et me pressa contre lui.

— J'espérais quitter un jour cette montagne et te retrouver, m'avoua-t-il. Et


voilà que ce monstre est mort. Tout est enfin terminé, et Arma t'a ramenée
ici. Peut-être...

Sa voix se brisa. Il adressa un sourire à ma tante, puis à moi. Il respira


profondément avant de reprendre :

— Peut-être... que nous pourrions reformer une famille.

Mon père me serrait tout contre lui. Nous nous apprêtions à redescendre
dans la vallée lorsque...

— Hé ! fis-je en constatant que les bonshommes de neige nous bloquaient


le passage.

Avec ces émotions, je les avais complètement oubliés !

Ils formèrent un cercle autour de nous. Ils nous regardaient fixement de


leurs yeux d'un noir si profond.

— Que... qu'est-ce qui leur prend ? bredouillai-je.

Avant que mon père ait le temps de répondre, l'un d'eux se détacha du
groupe. Il avança vers nous en sautillant et en agitant les branches qui lui
servaient de bras.

Je saisis la main de papa. Nous étions entourés de toutes parts. Impossible


de nous échapper.

Le mystérieux bonhomme s'immobilisa à quelques centimètres de mon père


et ouvrit la bouche.

— Est-ce qu'on peut redescendre maintenant ?demanda-t-il. Il fait vraiment


froid ici !
FIN

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