Michelet, Jules - Tableau de La France (Uqac)

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Jules Michelet

(1798 - 1874)

Tableau de la France
(1861)

Bibliothque de Cluny
Librairie Armand Colin, Paris, 1962

Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole,


professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-Orsay
Courriel: jmsimonet@wanadoo.fr
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://classiques.uqac.ca/
Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet,


bnvole. Courriel: jmsimonet@wanadoo.fr
partir du livre de :

Jules Michelet
(1798-1874)

Tableau de la France
(Premire partie du vol. II de
lHistoire de France, dition
dfinitive de 1861, E. Flammarion,
Paris)
Repris dans le recueil
publi chez Albin Michel, Paris,
1962,
pages 79-161.

Polices de caractres utilise :


Pour le texte: Arial, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Arial, 10 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft
Word 2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
dition numrique ralise le 17 janvier 2007 Chicoutimi, Ville de
Saguenay, province de Qubec, Canada.

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

TABLEAU DE LA FRANCE

LHistoire de France commence avec la langue franaise. La langue


est le signe principal dune nationalit. Le premier monument de la ntre
est le serment dict par Charles le Chauve son frre, au trait de 843.
Cest dans le demi-sicle suivant que les diverses parties de la France,
jusque-l confondues dans une obscure et vague unit, se caractrisent
chacune par une dynastie fodale. Les populations, si longtemps
flottantes, se sont enfin fixes et assises. Nous savons maintenant o les
prendre, et, en mme temps quelles existent et agissent part, elles
prennent peu peu une voix ; chacune a son histoire, chacune se raconte
elle-mme.
La varit infinie du monde fodal, la multiplicit dobjets par laquelle il
fatigue dabord la vue et lattention, nen est pas moins la rvlation de la
France. Pour la premire fois elle se produit dans sa forme gographique.
Lorsque le vent emporte ce vain et uniforme brouillard, dont lempire
allemand avait tout couvert et tout obscurci, le pays apparat, dans ses
diversits locales, dessin par ses montagnes, par ses rivires. Les
divisions politiques rpondent ici aux divisions physiques. Bien loin quil y
ait, comme on la dit, confusion et chaos, cest un ordre, une rgularit
invitable et fatale. Chose bizarre ! nos quatre-vingt-six dpartements
rpondent, peu de chose prs, aux quatre-vingt-six districts des
capitulaires, do sont sorties la plupart des souverainets fodales, et la
Rvolution, qui venait donner le dernier coup la fodalit, la imite
malgr elle.
Le vrai point de dpart de notre histoire doit tre une division politique
de la France, forme daprs sa division physique et naturelle. Lhistoire
est dabord toute gographie. Nous ne pouvons raconter lpoque fodale
ou provinciale (ce dernier nom la dsigne aussi bien), sans avoir
caractris chacune des provinces. Mais il ne suffit pas de tracer la forme
gographique de ces diverses contres, cest surtout par leurs fruits
quelles sexpliquent, je veux dire par les hommes et les vnements que

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

doit offrir leur histoire. Du point o nous nous plaons, nous prdirons ce
que chacune delles doit faire et produire, nous leur marquerons leur
destine, nous les doterons leur berceau.
Et dabord contemplons lensemble de la France, pour la voir se diviser
delle-mme.
Montons sur un des points levs des Vosges, ou, si vous voulez, au
Jura. Tournons le dos aux Alpes. Nous distinguerons (pourvu que notre
regard puisse percer un horizon de trois cents lieues) une ligne
onduleuse, qui stend des collines boises du Luxembourg et des
Ardennes aux ballons des Vosges ; de l, par les coteaux vineux de la
Bourgogne, aux dchirements volcaniques des Cvennes et jusquau mur
prodigieux des Pyrnes. Cette ligne est la sparation des eaux : du ct
occidental, la Seine, la Loire et la Garonne descendent lOcan ;
derrire scoulent la Meuse au nord, la Sane et le Rhne au midi. Au
loin, deux espces dles continentales, la Bretagne, pre et basse, simple
quartz et granit, grand cueil plac au coin de la France pour porter le
coup des courants de la Manche ; dautre part, la verte et rude Auvergne,
vaste incendie teint avec ses quarante volcans.
Les bassins du Rhne et de la Garonne, malgr leur importance, ne
sont que secondaires. La vie forte est au nord. L sest opr le grand
mouvement des nations. Lcoulement des races a eu lieu de lAllemagne
la France dans les temps anciens. La grande lutte politique des temps
modernes est entre la France et lAngleterre. Ces deux peuples sont
placs front front comme pour se heurter ; les deux contres, dans leurs
parties principales, offrent deux pentes en face lune de lautre ; ou si lon
veut, cest une seule valle dont la Manche est le fond. Ici, la Seine et
Paris ; l, Londres et la Tamise. Mais lAngleterre prsente la France sa
partie germanique ; elle retient derrire elle les Celtes de Galles, dcosse
et dIrlande. La France, au contraire, adosse ses provinces de langue
germanique (Lorraine et Alsace), oppose un front celtique lAngleterre.
Chaque pays se montre lautre par ce quil a de plus hostile.
LAllemagne nest point oppose la France, elle lui est plutt
parallle. Le Rhin, lElbe, lOder vont aux mers du Nord, comme la Meuse
et lEscaut. La France allemande sympathise dailleurs avec lAllemagne
sa mre. Pour la France romaine et ibrienne, quelle que soit la splendeur
de Marseille et de Bordeaux, elle ne regarde que le vieux monde de
lAfrique et de lItalie, et dautre part le vague Ocan. Le mur des
Pyrnes nous spare de lEspagne, plus que la mer ne la spare ellemme de lAfrique. Lorsquon slve au-dessus des pluies et des basses
nues jusquau por de Vnasque, et que la vue plonge sur lEspagne, on
voit bien que lEurope est finie ; un nouveau monde souvre : devant,

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lardente lumire dAfrique ; derrire, un brouillard ondoyant sous un vent


ternel.
En latitude, les zones de la France se marquent aisment par leurs
produits. Au nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre
avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amre du
Nord. De Reims la Moselle commence la vraie vigne et le vin ; tout
esprit en Champagne, bon et chaud en Bourgogne, il se charge, salourdit
en Languedoc pour se rveiller Bordeaux. Le mrier, lolivier, paraissent
Montauban ; mais ces enfants dlicats du Midi risquent toujours sous le
ciel ingal de la France 1. En longitude, les zones ne sont pas moins
marques. Nous verrons les rapports intimes qui unissent, comme en une
longue bande, les provinces frontires des Ardennes, de Lorraine, de
Franche-Comt et de Dauphin. La ceinture ocanique, compose dune
1

Arthur Young, Voyage agronomique, T. II de la traduction, p. 189 : La France


peut se diviser en trois parties principales, dont la premire comprend les vignobles ;
la seconde, le mas ; la troisime, les oliviers. Ces plants forment les trois districts :
1 du nord, o il ny a pas de vignobles ; 2 du centre, o il ny a pas de mas ; 3 du
midi, o lon trouve les vignes, les oliviers et le mas. La ligne de dmarcation entre
les pays vignobles et ceux o lon ne cultive pas la vigne, est, comme je lai moimme observ, Coucy, trois lieues du nord de Soissons ; Clermont dans le
Beauvoisis, Beaumont dans le Maine, et Herbignai prs Gurande, en
Bretagne. Cette limitation, peut-tre trop rigoureuse, est pourtant gnralement
exacte.
Le tableau suivant des importations dont le rgne vgtal sest enrichi en France,
donne une haute ide de la varit infinie de sol et de climat qui caractrise notre
patrie :
Le verger de Charlemagne, Paris, passait pour unique, parce quon y voyait
des pommiers, des poiriers, des noisetiers, des sorbiers et des chtaigniers. La
pomme de terre, qui nourrit aujourdhui une si grande partie de la population, ne nous
est venue du Prou qu la fin du seizime sicle. Saint Louis nous a apport la
renoncule inodore des plaines de la Syrie. Des ambassadeurs employrent leur
autorit procurer la France la renoncule des jardins. Cest la Croisade du
trouvre Thibaut, comte de Champagne et de Brie, que Provins doit ses jardins de
roses. Constantinople nous a fourni le marronnier dInde au commencement du dixseptime sicle. Nous avons longtemps envi la Turquie la tulipe, dont nous
possdons maintenant neuf cents espces plus belles que celles des autres pays.
Lorme tait peine connu en France avant Franois I er, et lartichaut avant le
seizime sicle. Le mrier na t plant dans nos climats quau milieu du
quatorzime sicle. Fontainebleau est redevable de ses chasselas dlicieux lle de
Chypre. Nous sommes alls chercher le saule pleureur aux environs de Babylone ;
lacacia, dans la Virginie ; le frne noir et le thuya, au Canada ; la belle-de-nuit, au
Mexique ; lhliotrope, aux Cordillres ; le rsda, en gypte ; le millet altier, en
Guine ; le ricin et le micocoulier, en Afrique ; le grenadille et le topinambour, au
Brsil ; la gourde et lagave, en Amrique ; le tabac, au Mexique ; lamomon,
Madre ; langlique, aux montagnes de la Laponie ; lhmrocalle jaune, en Sibrie ;
la balsamine, dans lInde ; la tubreuse, dans lle de Ceylan ; lpine-vinette et le
chou-fleur, dans lOrient ; le raifort, la Chine ; la rhubarbe, en Tartarie ; le bl
sarrasin, en Grce ; le lin de la Nouvelle-Zlande, dans les terres australes.
Depping, Description de la France, T. I, p. 51. Voy. aussi de Candolle, sur la
Statistique vgtale de la France, et A. de Humboldt, Gographie botanique.

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part de Flandre, Picardie et Normandie, dautre part de Poitou et


Guyenne, flotterait dans son immense dveloppement, si elle ntait
serre au milieu par ce dur nud de la Bretagne.
On la dit, Paris, Rouen, le Havre, sont une mme ville dont la Seine
est la grandrue. loignez-vous au midi de cette rue magnifique, o les
chteaux touchent aux chteaux, les villages aux villages ; passez de la
Seine-Infrieure au Calvados, et du Calvados la Manche, quelles que
soient la richesse et la fertilit de la contre, les villes diminuent de
nombre, les cultures aussi ; les pturages augmentent. Le pays est
srieux ; il va devenir triste et sauvage. Aux chteaux altiers de la
Normandie vont succder les bas manoirs bretons. Le costume semble
suivre le changement de larchitecture. Le bonnet triomphal des femmes
de Caux, qui annonce si dignement les filles des conqurants de
lAngleterre, svase vers Caen, saplatit ds Villedieu ; Saint-Malo, il se
divise et figure au vent, tantt les ailes dun moulin, tantt les voiles dun
vaisseau. Dautre part, les habits de peau commencent Laval. Les forts
qui vont spaississant, la solitude de la Trappe, o les moines mnent en
commun la vie sauvage, les noms expressifs des villes, Fougres et
Rennes (Rennes veut dire aussi fougre), les eaux grises de la Mayenne
et de la Vilaine, tout annonce la rude contre.
Cest par l, toutefois, que nous voulons commencer ltude de la
France. Lane de la monarchie, la province celtique, mrite le premier
regard. De l nous descendrons aux vieux rivaux des Celtes, aux
Basques ou Ibres, non moins obstins dans leurs montagnes que le
Celte dans ses landes et ses marais. Nous pourrons passer ensuite aux
pays mls par la conqute romaine et germanique. Nous aurons tudi
la gographie dans lordre chronologique, et voyag la fois dans
lespace et dans le temps.
La pauvre et dure Bretagne, llment rsistant de la France, tend ses
champs de quartz et de schiste, depuis les ardoisires de Chteaulin prs
de Brest, jusquaux ardoisires dAngers. Cest l son tendue
gologique. Toutefois, dAngers Rennes, cest un pays disput et
flottant, un border comme celui dAngleterre et dcosse, qui a chapp
de bonne heure la Bretagne. La langue bretonne ne commence pas
mme Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudac et Chtellaudren. De
l, jusqu la pointe du Finistre, cest la vraie Bretagne, la Bretagne
bretonnante, pays devenu tout tranger au ntre, justement parce quil est
rest trop fidle notre tat primitif ; peu franais, tant il est gaulois ; et
qui nous aurait chapp plus dune fois, si nous ne le tenions serr,
comme des pinces et des tenailles, entre quatre villes franaises dun
gnie rude et fort : Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest.

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

Et pourtant cette pauvre vieille province nous a sauvs plus dune fois ;
souvent, lorsque la patrie tait aux abois et quelle dsesprait presque, il
sest trouv des poitrines et des ttes bretonnes plus dures que le fer de
ltranger. Quand les hommes du Nord couraient impunment nos ctes
et nos fleuves, la rsistance commena par le Breton Nomno ; les
Anglais furent repousss, au quatorzime sicle, par du Guesclin ; au
quinzime, par Richemont ; au dix-septime, poursuivis sur toutes les
mers par Duguay-Trouin. Les guerres de la libert religieuse et celles de
la libert politique nont pas de gloires plus innocentes et plus pures que
Lanoue et Latour dAuvergne, le premier grenadier de la Rpublique.
Cest un Nantais, si lon en croit la tradition, qui aurait pouss le dernier cri
de Waterloo : La garde meurt et ne se rend pas.
Le gnie de la Bretagne, cest un gnie dindomptable rsistance et
dopposition intrpide, opinitre, aveugle ; tmoin Moreau, ladversaire de
Bonaparte. La chose est plus sensible encore dans lhistoire de la
philosophie et de la littrature. Le Breton Plage, qui mit lesprit stocien
dans le christianisme et rclama le premier dans lglise en faveur de la
libert humaine, eut pour successeurs le Breton Abailard et le Breton
Descartes. Tous trois ont donn llan la philosophie de leur sicle.
Toutefois, dans Descartes mme, le ddain des faits, le mpris de
lhistoire et des langues, indique assez que ce gnie indpendant, qui
fonda la psychologie et doubla les mathmatiques, avait plus de vigueur
que dtendue 1.
Cet esprit dopposition, naturel la Bretagne, est marqu au dernier
sicle et au ntre par deux faits contradictoires en apparence. La mme
partie de la Bretagne (Saint-Malo, Dinan et Saint-Brieuc) qui a produit,
sous Louis XV, Duclos, Maupertuis, et Lamettrie, a donn, de nos jours,
Chateaubriand et Lamennais.
Jetons maintenant un rapide coup dil sur la contre.
A ses deux portes, la Bretagne a deux forts, le Bocage normand et le
Bocage venden ; deux villes, Saint-Malo et Nantes, la ville des corsaires
et celle des ngriers 2. Laspect de Saint-Malo est singulirement laid et
1

Il a perc bien loin sur une ligne droite, sans regarder droite ni gauche ; et la
premire consquence de cet idalisme qui semblait donner tout lhomme, fut,
comme on le sait, lanantissement de lhomme dans la vision de Malebranche et le
panthisme de Spinosa.
Ce sont deux faits que je constate. Mais que ne faudrait-il pas ajouter, si lon
voulait rendre justice ces deux villes, et leur payer tout ce que leur doit la France ?
Nantes a encore une originalit quil faut signaler : la perptuit des familles
commerantes, les fortunes lentes et honorables, lconomie et lesprit de famille ;
quelque pret dans les affaires, parce quon veut faire honneur ses engagements.
Les jeunes gens sy observent, et les murs y valent mieux que dans aucune ville

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

sinistre ; de plus, quelque chose de bizarre que nous retrouverons par


toute la presqule, dans les costumes, dans les tableaux, dans les
monuments 1. Petite ville, riche, sombre et triste nid de vautours ou
dorfraies, tour tour le et presqule, selon le flux ou le reflux ; tout bord
dcueils sales et ftides, o le varech pourrit plaisir. Au loin une cte de
rochers blancs, anguleux, dcoups comme au rasoir. La guerre est le
bon temps pour Saint-Malo ; ils ne connaissent pas de plus charmante
fte. Quand ils ont eu rcemment lespoir de courir sus aux vaisseaux
hollandais, il fallait les voir sur leurs noires murailles avec leurs longuesvues, qui couvaient dj lOcan 2.
A lautre bout, cest Brest, le grand port militaire, la pense de
Richelieu, la main de Louis XIV ; fort, arsenal et bagne, canons et
vaisseaux, armes et millions, la force de la France entasse au bout de
la France : tout cela dans un port serr, o lon touffe entre deux
montagnes charges dimmenses constructions. Quand vous parcourez
ce port, cest comme si vous passiez dans une petite barque entre deux
vaisseaux de haut bord ; il semble que ces lourdes masses vont venir
vous et que vous allez tre pris entre elles. Limpression gnrale est
grande, mais pnible. Cest un prodigieux tour de force, un dfi port
lAngleterre et la nature. Jy sens partout leffort, et lair du bagne et la
chane du forat. Cest justement cette pointe o la mer, chappe du
dtroit de la Manche, vient briser avec tant de fureur que nous avons
plac le grand dpt de notre marine. Certes, il est bien gard. Jy ai vu
mille canons 3. Lon ny entrera pas ; mais lon nen sort pas comme on
veut. Plus dun vaisseau a pri la passe de Brest 4. Toute cette cte est
un cimetire. Il sy perd soixante embarcations chaque hiver. La mer est
anglaise dinclinaison ; elle naime pas la France ; elle brise nos
vaisseaux ; elle ensable nos ports 5.
Rien de sinistre et formidable comme cette cte de Brest ; cest la
limite extrme, la pointe, la proue de lancien monde. L, les deux
ennemis sont en face : la terre et la mer lhomme et la nature. Il faut voir
quand elle smeut, la furieuse, quelles monstrueuses vagues elle entasse
la pointe Saint-Mathieu, cinquante, soixante, quatre-vingts pieds ;
1

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maritime.
Par exemple, dans les clochers penchs, ou dcoups en jeux de cartes, ou
lourdement tags de balustrades, quon voit Trguier et Landernau ; dans la
cathdrale tortueuse de Quimper, o le chur est de travers par rapport la nef ;
dans la triple glise de Vannes, etc. Saint-Malo na pas de cathdrale, malgr ses
belles lgendes.
Lauteur tait Saint-Malo au mois de septembre 1831.
A larsenal, sans compter les batteries (1833).
Par exemple, le Rpublicain, vaisseau de cent vingt canons, en 1793.
Dieppe, le Havre, la Rochelle, Cette, etc.

Jules Michelet Tableau de la France (1861)

lcume vole jusqu lglise o les mres et les surs sont en prire 1. Et
mme dans les moments de trve, quand lOcan se tait, qui a parcouru
cette cte funbre sans dire ou sentir en soi : Tristis usque ad mortem ?
Cest quen effet il y a l pis que les cueils, pis que la tempte. La
nature est atroce, lhomme est atroce, et ils semblent sentendre. Ds que
la mer leur jette un pauvre vaisseau, ils courent la cte, hommes,
femmes et enfants ; ils tombent sur cette cure. Nesprez pas arrter ces
loups, ils pilleraient tranquillement sous le feu de la gendarmerie 2. Encore
sils attendaient toujours le naufrage, mais on assure quils lont souvent
prpar. Souvent, dit-on, une vache, promenant ses cornes un fanal
mouvant, a men les vaisseaux sur les cueils. Dieu sait alors quelles
scnes de nuit ! On en a vu qui, pour arracher une bague au doigt dune
femme qui se noyait, lui coupaient le doigt avec les dents 3.
Lhomme est dur sur cette cte. Fils maudit de la cration, vrai Can,
pourquoi pardonnerait-il Abel ? La nature ne lui pardonne pas. La vague
lpargne-t-elle quand, dans les terribles nuits de lhiver, il va par les
cueils attirer le varech flottant qui doit engraisser son champ strile, et
que si souvent le flot apporte lherbe et emporte lhomme ? Lpargne-telle quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz, aux rochers
rouges o sabme lenfer de Plogoff, ct de la baie des Trpasss, o
les courants portent les cadavres depuis tant de sicles ? Cest un
proverbe breton : Nul na pass le Raz sans mal ou sans frayeur. Et
encore : Secourez-moi, grand Dieu, la pointe du Raz, mon vaisseau
est si petit, et la mer est si grande ! 4
L, la nature expire, lhumanit devient morne et froide. Nulle posie,
peu de religion ; le christianisme y est dhier. Michel Noblet fut laptre de
Batz en 1648. Dans les les de Sein, de Batz, dOuessans, les mariages
sont tristes et svres. Les sens y semblent teints ; plus damour, de
pudeur, ni de jalousie. Les filles font, sans rougir, les dmarches pour leur
mariage 5. La femme y travaille plus que lhomme, et dans les les
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Golans, golans,
Ramenez-nous nos maris, nos amans !
Attest par les gendarmes mmes. Du reste, ils semblent envisager le bris
comme une sorte de droit dalluvion. Ce terrible droit de bris tait, comme on sait, lun
des privilges fodaux les plus lucratifs. Le vicomte de Lon disait, en parlant dun
cueil :
Jai l une pierre plus prcieuse que celles qui ornent la couronne des rois .
Je rapporte cette tradition du pays sans la garantir. Il est superflu dajouter que la
trace de ces murs barbares disparat chaque jour.
Voyage de Cambry.
Voyage de Cambry. Dans les Hbrides et autres les, lhomme prenait la
femme lessai pour un an ; si elle ne lui convenait pas, il la cdait un autre. V.
Tollands Letters, pp. 2-3 et Martins Hebrides, etc. Nagure encore, le paysan qui

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 10

dOuesssant, elle y est plus grande et plus forte. Cest quelle cultive la
terre ; lui, il reste assis au bateau, berc et battu par la mer, sa rude
nourrice. Les animaux aussi saltrent et semblent changer de nature. Les
chevaux, les lapins sont dune trange petitesse dans ces les.
Asseyons-nous cette formidable pointe du Raz, sur ce rocher min,
cette hauteur de trois cent pieds, do nous voyons sept lieues de ctes.
Cest ici, en quelque sorte, le sanctuaire du monde celtique. Ce que vous
apercevez par del la baie des Trpasss, est lle de Sein, triste banc de
sable sans arbres et presque sans abri ; quelques familles y vivent,
pauvres et compatissantes, qui, tous les ans, sauvent des naufrags.
Cette le tait la demeure des vierges sacres qui donnaient aux Celtes
beau temps ou naufrage. L, elles clbraient leur triste et meurtrire
orgie ; et les navigateurs entendaient avec effroi de la pleine mer le bruit
des cymbales barbares. Cette le, dans la tradition, est le berceau de
Myrddyn, le Merlin du moyen ge. Son tombeau est de lautre ct de la
Bretagne, dans la fort de Broceliande, sous la fatale pierre o sa Vyvyan
la enchant. Tous ces rochers que vous voyez, ce sont des villes
englouties cest Douarnenez, cest Is, la Sodome bretonne ; ces deux
corbeaux, qui vont toujours volant lourdement au rivage, ne sont rien autre
que les mes du roi Grallon et de sa fille ; et ces sifflements, quon croirait
ceux de la tempte, sont les crierien, ombres des naufrags qui
demandent la spulture.
A Lanvau, prs Brest, slve, comme la borne du continent, une
grande pierre brute. De l, jusqu Lorient, et de Lorient Quiberon et
Carnac, sur toute la cte mridionale de la Bretagne, vous ne pouvez
marcher un quart dheure sans rencontrer quelques-uns de ces
monuments informes quon appelle druidiques. Vous les voyez souvent de
la route dans des landes couvertes de houx et de chardons. Ce sont de
grosses pierres basses, dresses et souvent un peu arrondies par le
haut ; ou bien, une table de pierre portant sur trois ou quatre pierres
droites. Quon veuille y voir des autels, des tombeaux, ou de simples
souvenirs de quelque vnement, ces monuments ne sont rien moins
quimposants, quoi quon ait dit. Mais limpression en est triste, ils ont
quelque chose de singulirement rude et rebutant. On croit sentir dans ce
premier essai de lart une main dj intelligente, mais aussi dure, aussi
peu humaine que le roc quelle a faonn. Nulle inscription, nul signe, si
ce nest peut-tre sous les pierres renverses de Loc Maria Ker, encore si
peu distincts, quon est tent de les prendre pour des accidents naturels.
Si vous interrogez les gens du pays, ils rpondront brivement que ce
sont les maisons des Korrigans, des Courils, petits hommes lascifs qui, le
voulait se marier, demandait femme au lord de Barra, qui rgnait dans ces les
depuis trente-cinq gnrations. Solin, c. XXII, assure dj que le roi des Hbrides na
point de femmes lui, mais quil use de toutes.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 11

soir, barrent le chemin, et vous forcent, de danser avec eux jusqu ce que
vous en mouriez de fatigue. Ailleurs, ce sont les fes qui, descendant des
montagnes en filant, ont apport ces rocs dans leur tablier 1. Ces pierres
parses sont toute une noce ptrifie. Une pierre isole, vers Morlaix,
tmoigne du malheur dun paysan qui, pour avoir blasphm, a t aval
par la lune 2.
Je noublierai jamais le jour o je partis de grand matin dAuray, la ville
sainte des chouans, pour visiter, quelques lieues, les grands
monuments druidiques de Loc Maria Ker et de Carnac. Le premier de ces
villages, lembouchure de la sale et ftide rivire dAuray, avec ses les
du Morbihan, plus nombreuses quil ny a de jours dans lan, regarde
pardessus une petite baie la plage de Quiberon, de sinistre mmoire. Il
tombait du brouillard, comme il y en a sur ces ctes la moiti de lanne.
De mauvais ponts sur des marais puis le bas et sombre manoir avec la
longue avenue de chnes qui sest religieusement conserve en
Bretagne ; des bois fourrs et bas, o les vieux arbres mmes ne
slvent jamais bien haut ; de temps en temps un paysan qui passe sans
regarder ; mais il vous a bien vu avec son il oblique doiseau de nuit.
Cette figure explique leur fameux cri de guerre, et le nom de chouans, que
leur donnaient les bleus. Point de maisons sur les chemins ; ils reviennent
chaque soir au village. Partout de grandes landes, tristement pares de
bruyres roses et de diverses plantes jaunes ; ailleurs, ce sont des
campagnes blanches de sarrasin. Cette neige dt, ces couleurs sans
clat et comme fltries davance, affligent lil plus quelles ne le rcrent,
comme cette couronne de paille et de fleurs dont se pare la folle dHamlet.
En avanant vers Carnac, cest encore pis. Vritables plaines de roc o
quelques moutons noirs paissent le caillou. Au milieu de tant de pierres,
1

Cest la forme que la tradition prend dans lAnjou. Transplante dans les belles
provinces de la Loire, elle revt ainsi un caractre gracieux, et toutefois grandiose
dans sa navet.
Cet astre est toujours redoutable aux populations celtiques. Ils lui disent pour en
dtourner la malfaisante influence : Tu nous trouves bien, laisse-nous bien.
Quand elle se lve, ils se mettent genoux et disent un Pater et un Ave. Dans
plusieurs lieux, ils lappellent Notre-Dame. Dautres se dcouvrent quand ltoile de
Vnus se lve (Cambry, I, 193). Le respect des lacs et des fontaines sest aussi
conserv : ils y apportent certain jour du beurre et du pain (Cambry, III, 35. V. aussi
Deping, I, 76). Jusquen 1788, Lesneven, on chantait solennellement, le premier
jour de lan GUY-NA-N (Cambry, II, 26). Dans lAnjou, les enfants demandaient
leurs trennes, en criant : MA GUILLANEU (Bodin, Recherches sur Saumur). Dans
le dpartement de la Haute-Vienne, en criant : GUI-GNE-LEU. Il y a peu dannes
que, dans les Orcades, la fiance allait au temple de la Lune et y invoquait Woden
( ? Logan, II, 360). La fte du Soleil se clbrerait encore dans un village du
Dauphin, selon M. Champollion-Figeac (sur les dialectes du Dauphin, p. 11).
Aux environs de Saumur, on allait, la Trinit, voir paratre trois soleils. A la SaintJean, on allait voir danser le soleil levant (Bodin, loco citato.). Les Angevins
appelaient le soleil Seigneur, et la lune Dame (Idem, Recherches sur lAnjou, I, 86).

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 12

dont plusieurs sont dresses delles-mmes, les alignements de Carnac


ninspirent aucun tonnement. Il en reste quelques centaines debout ; la
plus haute a quatorze pieds.
Le Morbihan est sombre daspect et de souvenirs ; pays de vieilles
haines, de plerinages et de guerre civile, terre de caillou et race de
granit. L, tout dure ; le temps y passe plus lentement. Les prtres y sont
trs forts. Cest pourtant une grave erreur de croire que ces populations
de lOuest, bretonnes et vendennes, soient profondment religieuses :
dans plusieurs cantons de lOuest, le saint qui nexauce pas les prires
risque dtre vigoureusement fouett 1. En Bretagne, comme en Irlande, le
catholicisme est cher aux hommes comme symbole de la nationalit. La
religion y a surtout une influence politique. Un prtre irlandais qui se fait
ami des Anglais est bientt chass du pays. Nulle glise, au moyen ge,
ne resta plus longtemps indpendante de Rome que celle dIrlande et de
Bretagne. La dernire essaya longtemps de se soustraire la primatie de
Tours, et lui opposa celle de Dol.
La noblesse innombrable et pauvre de la Bretagne tait plus
rapproche du laboureur. Il y avait l aussi quelque chose des habitudes
de clan. Une foule de familles de paysans se regardaient comme nobles ;
quelques-uns se croyaient descendus dArthur ou de la fe Morgane, et
plantaient, dit-on, des pes pour limites leurs champs. Ils sasseyaient
et se couvraient devant leur seigneur en signe dindpendance. Dans
plusieurs parties de la province, le servage tait inconnu : les domaniers
et quevaisiers, quelque dure que ft leur condition, taient libres de leur
corps, si leur terre tait serve. Devant le plus fier des Rohan 2, ils se
seraient redresss en disant comme ils font, dun ton si grave : Me zo
deuzar armoriq Et moi aussi je suis Breton . Un mot profond a t dit
sur la Vende, et il sapplique aussi la Bretagne : Ces populations sont
au fond rpublicaines 3 ; rpublicanisme social, non politique.
Ne nous tonnons pas que cette race celtique, la plus obstine de
lancien monde, ait fait quelques efforts dans les derniers temps pour
prolonger encore sa nationalit ; elle la dfendue de mme au moyen
ge. Pour que lAnjou prvalt au douzime sicle sur la Bretagne, il a
fallu que les Plantagenets devinssent, par deux mariages, rois
dAngleterre et ducs de Normandie et dAquitaine. La Bretagne, pour leur
1
2

Dans la Cornouaille. Il leur est arriv de mme dans les guerres des chouans
de battre leurs chefs, et de leur obir un moment aprs.
On connat les prtentions de cette famille descendue des Mac Tiern de Lon. Au
seizime sicle, ils avaient pris cette devise qui rsume leur histoire : Roi ne puis,
prince ne daigne, Rohan suis.
Tmoignage de M. le capitaine Galleran, la Cour dassises de Nantes octobre
1832.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 13

chapper, sest donne la France, mais il leur a fallu encore un sicle de


guerre entre les partis franais et anglais, entre les Blois et les Montfort.
Quand le mariage dAnne avec Louis XII eut runi la province au
royaume, quand Anne eut crit sur le chteau de Nantes la vieille devise
du chteau des Bourbons (Qui quen grogne, tel est mon plaisir), alors
commena la lutte lgale des tats, du parlement de Rennes, sa dfense
du droit coutumier contre le droit romain, la guerre des privilges
provinciaux contre la centralisation monarchique. Comprime durement
par Louis XIV 1, la rsistance recommena sous Louis XV, et la Chalotais,
dans un cachot de Brest, crivit avec un cure-dents son courageux factum
contre les jsuites.
Aujourdhui la rsistance expire, la Bretagne devient peu peu toute
France. Le vieil idiome, min par linfiltration continuelle de la langue
franaise, recule peu peu. Le gnie de limprovisation potique, qui a
subsist si longtemps chez les Celtes dIrlande et dcosse, qui chez nos
Bretons mme nest pas tout fait teint, devient pourtant une singularit
rare. Jadis, aux demandes de mariage, le bazvalan 2 chantait un couplet
de sa composition ; la jeune fille rpondait quelques vers. Aujourdhui ce
sont des formules apprises par cur quils dbitent. Les essais, plus
hardis quheureux des Bretons qui ont essay de raviver par la science la
nationalit de leur pays, nont t accueillis que par la rise. Moi-mme jai
vu T*** le savant ami de le Brigant, le vieux M. D*** (quils ne
connaissent que sous le nom de M. Systme). Au milieu de cinq ou six
mille volumes dpareills, le pauvre vieillard, seul, couch sur une chaise
sculaire, sans soin filial, sans famille, se mourait de la fivre entre une
grammaire irlandaise et une grammaire hbraque. Il se ranima pour me
dclamer quelques vers bretons sur un rythme emphatique et monotone
qui, pourtant, ntait pas sans charme. Je ne pus voir, sans compassion
profonde, ce reprsentant de la nationalit celtique, ce dfenseur expirant
dune langue et dune posie expirantes.
Nous pouvons suivre le monde celtique, le long de la Loire, jusquaux
limites gologiques de la Bretagne, aux ardoisires dAngers ; ou bien
jusquau grand monument druidique de Saumur, le plus important peuttre qui reste aujourdhui ; ou encore jusqu Tours, la mtropole
ecclsiastique de la Bretagne, au moyen ge.
Nantes est un demi-Bordeaux, moins brillant et plus sage, ml
dopulence coloniale et de sobrit bretonne. Civilis entre deux
1

V. les lettres de Mme de Svign, 1675, de septembre en dcembre. Il y eut un


trs grand nombre dhommes rous, pendus, envoys aux galres. Elle en parle
avec une lgret qui fait mal.
Le bazvalan tait celui qui se chargeait de demander les filles en mariage. Ctait
le plus souvent un tailleur, qui se prsentait avec un bas bleu et un blanc.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 14

barbaries, commerant entre deux guerres civiles, jet l comme pour


rompre la communication. A travers, passe la grande Loire, tourbillonnant
entre la Bretagne et la Vende ; le fleuve des noyades. Quel torrent !
crivait Carrier, enivr de la posie de son crime, quel torrent
rvolutionnaire que cette Loire !
Cest Saint-Florent, au lieu mme o slve la colonne du venden
Bonchamps, quau neuvime sicle le Breton Nomno, vainqueur des
Northmans, avait dress sa propre statue ; elle tait tourne vers lAnjou,
vers la France, quil regardait comme sa proie 1. Mais lAnjou devait
lemporter. La grande fodalit dominait chez cette population plus
disciplinable ; la Bretagne, avec son innombrable petite noblesse, ne
pouvait faire de grande guerre ni de conqute. La noire ville dAngers
porte, non seulement dans son vaste chteau et dans sa Tour du Diable,
mais sur sa cathdrale mme, ce caractre fodal. Cette glise de SaintMaurice est charge, non de saints, mais de chevaliers arms de pied en
cap : toutefois ses flches boiteuses, lune sculpte, lautre nue, expriment
suffisamment la destine incomplte de lAnjou. Malgr sa belle position
sur le triple fleuve de la Maine, et si prs de la Loire, o lon distingue
leur couleur les eaux des quatre provinces, Angers dort aujourdhui. Cest
bien assez davoir quelque temps runi sous ses Plantagenets,
lAngleterre, la Normandie, la Bretagne et lAquitaine ; davoir plus tard,
sous le bon Ren et ses fils, possd, disput, revendiqu du moins les
trnes de Naples, dAragon, de Jrusalem et de Provence, pendant que
sa fille Marguerite soutenait la Rose rouge contre la Rose blanche, et
Lancastre contre York. Elles dorment aussi au murmure de la Loire, les
villes de Saumur et de Tours, la capitale du protestantisme, et la capitale
du catholicisme 2 en France ; Saumur, le petit royaume des prdicants et
du vieux Duplessis-Mornay, contre lesquels leur bon ami Henri IV btit la
Flche aux jsuites. Son chteau de Mornay et son prodigieux dolmen 3
font toujours de Saumur une ville historique. Mais bien autrement
historique est la bonne ville de Tours, et son tombeau de saint Martin, le
vieil asile, le vieil oracle, le Delphes de la France, o les Mrovingiens
venaient consulter les sorts, ce grand et lucratif plerinage pour lequel les
comtes de Blois et dAnjou ont tant rompu de lances. Le Mans, Angers,
toute la Bretagne, dpendaient de larchevch de Tours ; ses chanoines,
ctaient les Capets, et les ducs de Bourgogne, de Bretagne, et le comte
de Flandre et le patriarche de Jrusalem, les archevques de Mayence,
de Cologne de Compostelle. L, on battait monnaie, comme Paris ; l,
1
2
3

Charles le Chauve, son tour, sen fit lever une en regard de la Bretagne.
Du moins lpoque mrovingienne.
Cest une espce de grotte artificielle de quarante pieds de long sur dix de large
et huit de haut, le tout form de onze pierres normes. Ce dolmen, plac dans la
valle, semble rpondre un autre quon aperoit sur une colline. Jai souvent
remarqu cette disposition dans les monuments druidiques, par exemple, Carnac.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 15

on fabriqua de bonne heure la soie, les tissus prcieux, et aussi, sil faut le
dire, ces confitures, ces rillettes, qui ont rendu Tours et Reims galement
clbres ; villes de prtres et de sensualit. Mais Paris, Lyon et Nantes
ont fait tort lindustrie de Tours. Cest la faute aussi de ce doux soleil, de
cette molle Loire ; le travail est chose contre nature dans ce paresseux
climat de Tours, de Blois et de Chinon, dans cette patrie de Rabelais, prs
du tombeau dAgns Sorel. Chenonceaux, Chambord, Montbazon,
Langeais, Loches, tous les favoris et favorites de nos rois ont leurs
chteaux le long de la rivire. Cest le pays du rire et du rien faire. Vive
verdure en aot comme en mai, des fruits, des arbres. Si vous regardez
du bord, lautre rive semble suspendue en lair, tant leau rflchit
fidlement le ciel : le sable au bas, puis le saule qui vient boire dans le
fleuve ; derrire, le peuplier, le tremble, le noyer, et les les fuyant parmi
les les ; en montant, des ttes rondes darbres qui sen vont moutonnant
doucement les uns sur les autres. Molle et sensuelle contre ! cest bien
ici que lide dut venir de faire la femme reine des monastres, et de vivre
sous elle dans une voluptueuse obissance, mle damour et de
saintet. Aussi jamais abbaye neut la splendeur de Fontevrault 1. Il en
reste aujourdhui cinq glises. Plus dun roi voulut y tre enterr : mme le
farouche Richard Cur de Lion leur lgua son cur ; il croyait que ce
cur meurtrier et parricide finirait par reposer peut-tre dans une douce
main de femme, et sous la prire des vierges.
Pour trouver sur cette Loire quelque chose de moins mou et de plus
svre, il faut remonter au coude par lequel elle sapproche de la Seine,
jusqu la srieuse Orlans, ville de lgistes au moyen ge, puis
calviniste, puis jansniste, aujourdhui industrielle. Mais je parlerai plus
tard du centre de la France ; il me tarde de pousser au midi ; jai parl des
Celtes de Bretagne, je veux macheminer vers les Ibres, vers les
Pyrnes.
Le Poitou, que nous trouvons de lautre ct de la Loire, en face de la
Bretagne et de lAnjou, est un pays form dlments trs divers, mais non
point mlangs. Trois populations fort distinctes y occupent trois bandes
de terrains qui stendent du nord au midi. De l les contradictions
apparentes quoffre lhistoire de cette province. Le Poitou est le centre du
calvinisme au seizime sicle, il recrute les armes de Coligny et tente la
fondation dune rpublique protestante ; et cest du Poitou quest sortie de
nos jours lopposition catholique et royaliste de la Vende. La premire
poque appartient surtout aux hommes de la cte ; la seconde, surtout au
Bocage venden. Toutefois lune et lautre se rapportent un mme
principe, dont le calvinisme rpublicain, dont le royalisme catholique nont
1

En 1821, il restait de labbaye trois clotres soutenus de colonnes et de pilastres,


cinq grandes glises et plusieurs statues, entre autres celle de Henri II. Le tombeau
de son fils, Richard Cur de Lion, avait disparu.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 16

t que la forme : esprit indomptable dopposition au gouvernement


central.
Le Poitou est la bataille du Midi et du Nord. Cest prs de Poitiers que
Clovis a dfait les Goths, que Charles Martel a repouss les Sarrasins,
que larme anglo-gasconne du Prince Noir a pris le roi Jean. Ml de
droit romain et de droit coutumier, donnant ses lgistes au Nord, ses
troubadours au Midi, le Poitou est lui-mme comme sa Mlusine,
assemblage de natures diverses, moiti femme et moiti serpent. Cest
dans le pays du mlange, dans le pays des mulets 1 et des vipres 2, que
ce mythe trange a d natre.
Ce gnie mixte et contradictoire a empch le Poitou de rien achever ;
il a tout commenc. Et dabord la vieille ville romaine de Poitiers,
aujourdhui si solitaire, fut, avec Arles et Lyon, la premire cole
chrtienne des Gaules. Saint Hilaire a partag les combats dAthanase
pour la divinit de Jsus-Christ. Poitiers fut pour nous, sous quelques
rapports, le berceau de la monarchie, aussi bien que du christianisme.
Cest de sa cathdrale que brilla pendant la nuit la colonne de feu qui
guida Clovis contre les Goths. Le roi de France tait abb de Saint-Hilaire
de Poitiers, comme de Saint-Martin de Tours. Toutefois cette dernire
glise, moins lettre, mais mieux situe, plus populaire, plus fconde en
miracles, prvalut sur sa sur ane. La dernire lueur de la posie latine
avait brill Poitiers avec Fortunat ; laurore de la littrature moderne y
parut au douzime sicle ; Guillaume VII est le premier troubadour. Ce
Guillaume, excommuni pour avoir enlev la vicomtesse de Chtellerault,
conduisit, dit-on, cent mille hommes la terre sainte 3, mais il emmena
aussi la foule de ses matresses 4. Cest de lui quun vieil auteur dit : Il
fut bon troubadour, bon chevalier darmes, et courut longtemps le monde
pour tromper les dames. Le Poitou semble avoir t alors un pays de
libertins spirituels et de libres penseurs. Gilbert de la Pore n Poitiers,
et vque de cette ville, collgue dAbailard lcole de Chartres,
enseigna avec la mme hardiesse, fut comme lui attaqu par saint
Bernard, se rtracta comme lui, mais ne se releva pas comme le logicien
breton. La philosophie poitevine nat et meurt avec Gilbert.
1

3
4

Les mules du Poitou sont recherches par lAuvergne, la Provence, le


Languedoc, lEspagne mme. La naissance dune mule est plus fte que celle
dun fils. Vers Mirebeau, un ne talon vaut jusqu 3.000 frs. Dupin, statistique
des Deux-Svres.
Les pharmaciens en achetaient beaucoup dans le Poitou. Poitiers envoyait
autrefois ses vipres jusqu Venise. Stat. de la Vende, par lingnieur la
Bretonnire.
Il arriva avec six hommes devant Antioche.
Lvque dAngoulme lui disait : Corrigez-vous ; le comte lui rpondit :
Quand tu te peigneras . Lvque tait chauve.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 17

La puissance politique du Poitou neut gure meilleure destine. Elle


avait commenc au neuvime sicle par la lutte que soutint, contre
Charles le Chauve, Aymon, pre de Renaud, comte de Gascogne, et frre
de Turpin, comte dAngoulme. Cette famille voulait tre issue des deux
fameux hros de romans, saint Guillaume de Toulouse, et Grard de
Roussillon, comte de Bourgogne. Elle fut en effet grande et puissante, et
se trouva quelque temps la tte du Midi. Ils prenaient le titre de ducs
dAquitaine, mais ils avaient trop forte partie dans les populations de
Bretagne et dAnjou, qui les serraient au nord ; les Angevins leur
enlevrent partie de la Touraine, Saumur, Loudun, et les tournrent en
semparant de Saintes. Cependant les comtes de Poitou spuisaient pour
faire prvaloir dans le Midi, particulirement sur lAuvergne, sur Toulouse,
ce grand titre de ducs dAquitaine ; ils se ruinaient en lointaines
expditions dEspagne et de Jrusalem ; hommes brillants et prodigues,
chevaliers troubadours souvent brouills avec lglise, murs lgres et
violentes, adultres clbres, tragdies domestiques. Ce ntait pas la
premire fois quune comtesse de Poitiers assassinait sa rivale, lorsque la
jalouse lonore de Guyenne fit prir la belle Rosemonde dans le
labyrinthe o son poux lavait cache.
Les fils dlonore, Henri, Richard Cur de Lion et Jean, ne surent
jamais sil taient Poitevins ou Anglais, Angevins ou Normands. Cette lutte
intrieure de deux natures contradictoires se reprsenta dans leur vie
mobile et orageuse. Henri III, fils de Jean, fut gouvern par le Poitevins ;
on sait quelles guerres civile ; il en cota lAngleterre. Une fois runi la
monarchie, le Poitou du marais et de la plaine se laissa aller au
mouvement gnral de la France. Fontenai fournit de grands lgistes, les
Tiraqueau, les Besly, les Brisson. La noblesse du Poitou donna force
courtisans habiles (Thouars, Mortemart, Meilleraie, Maulon). Le plus
grand politique et lcrivain le plus populaire de la France appartiennent
au Poitou oriental : Richelieu et Voltaire ; ce dernier, n Paris, tait dune
famille de Parthenay 1.
Mais ce nest pas l toute la province. Le plateau des deux Svres
verse ses rivires, lune vers Nantes, lautre vers Niort et la Rochelle. Les
deux contres excentriques quelles traversent sont fort isoles de la
France. La seconde, petite Hollande 2, rpandue en marais, en canaux, ne
1
2

Il y aurait encore des Arouet dans les environs de cette ville au village de SaintLoup.
Le marais mridional est tout entier louvrage de lart. La difficult vaincre,
ctait moins le flux de la mer que les dbordements de la Svre. Les digues sont
souvent menaces. Les cabaniers (habitants de fermes appeles cabanes)
marchent avec des btons de douze pieds pour sauter les fosss et les canaux. Le
Marais mouill, au del des digues, est sous leau tout lhiver (La Bretonnire).
Noirmoutiers est douze pieds au-dessous du niveau de la mer, et on trouve des

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 18

regarde que lOcan, que la Rochelle. La ville blanche 1 comme la ville


noire, la Rochelle comme Saint-Malo, fut originairement un asile ouvert
par lglise aux juifs, aux serfs, aux coliberts du Poitou. Le pape protgea
lune comme lautre 2 contre les seigneurs. Elles grandirent affranchies de
dme et de tribut. Une foule daventuriers, sortis de cette populace sans
nom, exploitrent les mers comme marchands, comme pirates ; dautres
exploitrent la cour et mirent au service des rois leur gnie dmocratique,
leur haine des grands. Sans remonter jusquau serf Leudaste, de lle de
R, dont Grgoire de Tours nous a conserv la curieuse histoire, nous
citerons le fameux cardinal de Sion, qui arma les Suisses pour Jules II, les
chanceliers Olivier sous Charles IX, Balue et Doriole sous Louis XI ; ce
prince aimait se servir de ces intrigants, sauf les loger ensuite dans
une cage de fer.
La Rochelle crut un instant devenir une Amsterdam, dont Coligny et
t le Guillaume dOrange. On sait les deux fameux siges contre Charles
IX et Richelieu, tant defforts hroques, tant dobstination, et ce poignard
que le maire avait dpos sur la table de lhtel de ville, pour celui qui
parlerait de se rendre. Il fallut bien quils cdassent pourtant, quand
lAngleterre, trahissant la cause protestante et son propre intrt, laissa
Richelieu fermer leur port ; on distingue encore la mare basse les
restes de limmense digue. Isole de la mer, la ville amphibie ne fit plus
que languir. Pour mieux la museler, Rochefort fut fond par Louis XIV
deux pas de la Rochelle, le port du roi ct du port du peuple.
Il y avait pourtant une partie du Poitou qui navait gure paru dans
lhistoire, que lon connaissait peu et qui signorait elle-mme. Elle sest
rvle par la guerre de la Vende. Le bassin de la Svre nantaise, les
sombres collines qui lenvironnent, tout le Bocage venden, telle fut la
principale et premire scne de cette guerre terrible qui embrasa tout
lOuest. Cette Vende qui a quatorze rivires, et pas une navigable 3, pays

1
2

digues artificielles sur une longueur de onze mille toises. Les Hollandais
desschrent le marais du Petit-Poitou, par un canal appel Ceinture des Hollandais.
Statistique de Peuchet et Chanlaire. Voyez aussi la description de la Vende, par M.
Cavoleau, 1812-1818.
Les Anglais donnaient autrefois ce nom la Rochelle, cause du reflet de la
lumire sur les rochers et les falaises.
Raymond Perrand, n la Rochelle, vque et cardinal, homme actif et hardi,
obtint en 1502, pour les Rochellois, des bulles qui dfendent tout juge forain de les
citer son tribunal.
V. Statist. du dpart. de la Vienne, par le prfet Cochon, an X. Ds 1537, on
proposa de rendre la Vienne navigable jusqu Limoges ; depuis, de la joindre la
Corrze qui se jette dans la Dordogne ; elle et joint Bordeaux et Paris par la Loire,
mais la Vienne a trop de rochers. On pourrait rendre le Clain navigable jusqu
Poitiers, de manire continuer la navigation de la Vienne. Chtellerault sy est
oppos par jalousie contre Poitiers. Si la Charente devenait navigable jusquaudessus de Civrai, cette navigation, unie au Clain par un canal, ferait communiquer en

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 19

perdu dans ses haies et ses bois, ntait, quoi quon ait dit, ni plus
religieuse ni plus royaliste que bien dautres provinces frontires, mais elle
tenait ses habitudes. Lancienne monarchie, dans son imparfaite
centralisation, les avait peu troubles ; la Rvolution voulut les lui arracher
et lamener dun coup lunit nationale ; brusque et violente, portant
partout une lumire subite, elle effaroucha ces fils de la nuit. Ces paysans
se trouvrent des hros. On sait que le voiturier Cathelineau ptrissait son
pain quand il entendit la proclamation rpublicaine ; il essuya tout
simplement ses bras et prit son fusil 1. Chacun en fit autant et lon marcha
droit aux bleus. Et ce ne fut pas homme homme, dans les bois, dans les
tnbres, comme les chouans de Bretagne, mais en masse, en corps de
peuple, et en plaine. Ils taient prs de cent mille au sige de Nantes. La
guerre de Bretagne est comme une balade guerrire du border cossais,
celle de Vende une Iliade.
En avanant vers le Midi, nous passerons la sombre ville de Saintes et
ses belles campagnes, les champs de bataille de Taillebourg et de Jarnac,
les grottes de la Charente et ses vignes dans les marais salants. Nous
traverserons mme rapidement le Limousin, ce pays lev, froid,
pluvieux 2, qui verse tant de fleuves. Ses belles collines granitiques,
arrondies en demi-globes, ses vastes forts de chtaigniers, nourrissent
une population honnte, mais lourde, timide et gauche par indcision.
Pays souffrant, disput si longtemps entre lAngleterre et la France. Le
bas Limousin est autre chose ; le caractre remuant et spirituel des
mridionaux y est dj frappant. Les noms des Sgur, des Saint-Aulaire,
des Noailles, des Ventadour, des Pompadour, et surtout des Turenne,
indiquent assez combien les hommes de ce pays se sont rattachs au
pouvoir central et combien ils y ont gagn. Ce drle de cardinal Dubois
tait de Brive-la-Gaillarde.
Les montagnes du haut Limousin se lient celles de lAuvergne, et
celles-ci avec les Cvennes. LAuvergne est la valle de lAllier, domine

temps de guerre Rochefort, la Loire et Paris. V. aussi Texier, Haute-Vienne, et la


Bretonnire, Vende.
Jai dj cit le mot remarquable de M. le capitaine Galleran. Genoude, Voy.
en Vende, 1821 : Les paysans disent : Sous le rgne de M. Henri (de
Larochejaquelein). Ils appelaient patauds ceux des leurs qui taient
rpublicains. Pour dire le bon franais, ils disaient le parler noblat. Les prtres
avaient peu de proprits dans la Vende ; toutes les forts nationales, dit la
Bretonnire (p. 6), proviennent du comte dArtois ou des migrs, une seule, de cent
hectares, appartenait au clerg.
Il rsulte de linterrogatoire de dElbe que la vritable cause de linsurrection
vendenne fut la leve de 300.000 hommes dcrte par la Rpublique. Les
Vendens hassent le service militaire, qui les loigne de chez eux. Lorsquil a fallu
fournir un contingent pour la garde de Louis XVIII, il ne sest pas trouv un seul
volontaire.
Proverbe : Le Limousin ne prira pas par scheresse.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 20

louest par la masse du Mont-Dore, qui slve entre le pic ou puy de


Dme, et la masse du Cantal. Vaste incendie teint, aujourdhui par
presque partout dune forte et rude vgtation 1. Le noyer pivote sur le
basalte et le bl germe sur la pierre ponce 2. Les feux intrieurs ne sont
pas tellement assoupis que certaine valle ne fume encore, et que les
touffis du Mont-Dore ne rappellent la Solfatare et la grotte du Chien.
Villes noires, bties de lave (Clermont, Saint-Flour, etc.). Mais la
campagne est belle, soit que vous parcouriez les vastes et solitaires
prairies du Cantal et du Mont-Dore, au bruit monotone des cascades, soit
que, de lle basaltique o repose Clermont, vous promeniez vos regards
sur la fertile Limagne et sur le puy de Dme ce joli d coudre de sept
cents toises, voil, dvoil tour tour par les nuages qui laiment et qui ne
peuvent ni le fuir ni lui rester. Cest quen effet lAuvergne est battue dun
vent ternel et contradictoire, dont les valles opposes et alternes de
ses montagnes, animent, irritent les courants. Pays froids sous un ciel
dj mridional, o lon gle sur les laves. Aussi, dans les montagnes la
population reste lhiver presque toujours blottie dans les tables, entoure
dune chaude et lourde atmosphre 3. Charge, comme les Limousins, de
je ne sais combien dhabits pais et pesants, on dirait une race
mridionale 4 grelottant au vent du nord, et comme resserre, durcie, sous
ce ciel tranger. Vin grossier, fromage amer 5, comme lherbe rude do il
vient. Ils vendent aussi leurs laves, leurs pierres ponces, leurs pierreries
communes 6, leurs fruits communs qui descendent lAllier par bateau. Le
rouge, la couleur barbare par excellence, est celle quils prfrent ; ils
aiment le gros vin rouge, le btail rouge. Plus laborieux quindustrieux, ils
labourent encore souvent les terres fortes et profondes de leurs plaines
avec la petite charrue du Midi qui gratigne peine sol 7. Ils ont beau
1
2
3

4
5
6
7

Les produits de la terre, comme de lindustrie, sont communs et grossiers,


abondants il est vrai.
Au nord de Saint-Flour, la terre est couverte dune couche paisse de pierres
ponces, et nen est pas moins trs fertile.
Lhiver, ils vivent dans ltable, et se lvent huit ou neuf heures (Legrand
dAussy, p. 283). V. divers dtails de murs, dans les Mmoires de M. le comte de
Montlosier, Ier vol. Consulter aussi llgant tableau du Puy-de-Dme, par M.
Duch ; les curieuses Recherches de M. Gonod, sur les antiquits de lAuvergne ;
Delarbre, etc.
En Limagne, race laide, qui semble mridionale ; de Brioude jusquaux sources
de lAllier, on dirait des crtins ou des mendiants espagnols (De Pradt).
Lamertume de leurs fromages tient soit la faon, soit la duret et laigreur de
lherbe ; les pturages ne sont jamais renouvels.
Jusquen 1784, les Espagnols venaient acheter les pierreries grossires de
lAuvergne.
Dans le pays doutre-Loire, on nemploie gure que laraire, petite charrue
insuffisante pour les terres fortes. Dans tout le Midi les chariots et outils sont petits et
faibles. Arthur Young vit avec indignation cette petite charrue qui effleurait la terre,
et calomniait sa fertilit.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 21

migrer tous les ans des montagnes, ils rapportent quelque argent, mais
peu dides.
Et pourtant il y a une force relle dans les hommes de cette race, une
sve amre, acerbe peut-tre, mais vivace comme lherbe du Cantal.
Lge ny fait rien. Voyez quelle verdeur dans leurs vieillards, les Dulaure,
les de Pradt ; et ce Montlosier octognaire, qui gouverne ses ouvriers et
tout ce qui lentoure, qui plante et qui btit, et qui crirait au besoin un
nouveau livre contre le parti prtre ou pour la fodalit, ami et en mme
temps ennemi du moyen ge 1.
Le gnie inconsquent et contradictoire que nous remarquions dans
dautres provinces de notre zone moyenne, atteint son apoge dans
lAuvergne. L se trouvent ces grands lgistes 2, ces logiciens du parti
gallican, qui ne surent jamais sils taient pour ou contre le pape : le
chancelier de lHpital ; les Arnaud ; le svre Domat, Papinien jansniste,
qui essaya denfermer le droit dans le christianisme ; et son ami Pascal, le
seul homme du dix-septime sicle qui ait senti la crise religieuse entre
Montaigne et Voltaire, me souffrante o apparat si merveilleusement le
combat du doute et de lancienne foi.
Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande valle du Midi. Cette
province en marque le coin dun accident bien rude 3. Elle nest ellemme, sous ses sombres chtaigniers, quun norme monceau de houille,
de fer, de cuivre, de plomb. La houille 4 y brle en plusieurs lieues,
consume dincendies sculaires qui nont rien de volcanique. Cette terre,
maltraite et du froid et du chaud dans la varit de ses expositions et de
ses climats, gerce de prcipices, tranche par deux torrents, le Tarn et
lAveyron, a peu envier lpret des Cvennes. Mais jaime mieux
entrer par Cahors. L tout se revt de vignes. Les mriers commencent
avant Montauban. Un paysage de trente ou quarante lieues souvre
devant vous, vaste ocan dagriculture, masse anime, confuse, qui se
perd au loin dans lobscur ; mais par-dessus slve la forme fantastique
des Pyrnes aux ttes dargent. Le buf attel par les cornes laboure la
fertile valle, la vigne monte lorme. Si vous appuyez gauche vers les
1
2

1833.
Domat, de Clermont ; les Laguesle, de Vic-le-Comte ; Duprat, et Barillon son
secrtaire, dIssoire ; lHpital, dAigueperse ; Anne Dubourg, de Riom ; Pierre Lizet,
premier prsident du Parlement de Paris, au seizime sicle ; les Du Vair, dAurillac,
etc.
Cest, je crois, le premier pays de France qui ait pay au roi (Louis VII) un droit
pour quil y ft cesser les guerres prives, V. le Glossaire de Laurire, T. I, p. 564, au
mot Commun de paix, et la Dcrtale dAlexandre III sur le premier canon du concile
de Clermont, publi par Marca. Sur le Rouergue, voyez Peuchet et Chanlaire :
statistique de lAveyron, et surtout lestimable ouvrage de M. Monteil.
La houille forme plus des deux tiers du sol de ce dpartement.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 22

montagnes, vous trouvez dj la chvre suspendue au coteau aride, et le


mulet, sous sa charge dhuile, suit mi-cte le petit sentier. A midi, un
orage, et la terre est un lac ; en une heure, le soleil a tout bu dun trait.
Vous arrivez le soir dans quelque grande et triste ville, si vous voulez,
Toulouse. A cet accent sonore, vous vous croiriez en Italie ; pour vous
dtromper, il suffit de regarder ces maisons de bois et de brique ; la parole
brusque, lallure hardie et vive vous rappelleront aussi que vous tes en
France. Les gens aiss du moins sont Franais ; le petit peuple est tout
autre chose, peut-tre Espagnol ou Maure. Cest ici cette vieille Toulouse,
si grande sous ses comtes ; sous nos rois, son parlement lui a donn
encore la royaut, la tyrannie du Midi. Ces lgistes violents, qui portrent,
Boniface VIII le soufflet de Philippe le Bel, sen justifirent souvent aux
dpens des hrtiques ; ils en brlrent quatre cents en moins dun sicle.
Plus tard, ils se prtrent aux vengeances de Richelieu, jugrent
Montmorency et le dcapitrent dans leur belle salle marque de rouge 1.
Ils se glorifiaient davoir le Capitole de Rome, et la cave aux morts 2 de
Naples, o les cadavres se conservaient si bien. Au Capitole de Toulouse,
les archives de la ville taient gardes dans une armoire de fer, comme
celles des flamines romains ; et le snat gascon avait crit sur les murs de
sa curie : Videant consules ne quid respublica deltrimenti capiat 3.
Toulouse est le point central du grand bassin du Midi. Cest l ou peu
prs que viennent les eaux des Pyrnes et des Cvennes, le Tarn et la
Garonne, pour sen aller ensemble lOcan. La Garonne reoit tout. Les
rivires sinueuses et tremblotantes du Limousin et de lAuvergne y coulent
au nord, par Prigueux, Bergerac ; de lest et des Cvennes, le Lot, la
Viaur, lAveyron et le Tarn sy rendent avec quelques coudes plus ou
moins brusques, par Rodez et Albi. Le Nord donne les rivires, le Midi les
torrents. Des Pyrnes descend lArige ; et la Garonne dj grosse du
Gers et de la Baize, dcrit au nord-ouest une courbe lgante, quau midi
rpte lAdour dans ses petites proportions. Toulouse spare peu prs le
Languedoc de la Guyenne, ces deux contres si diffrentes sous la mme
latitude. La Garonne passe la vieille Toulouse, le vieux Languedoc romain
et gothique, et, grandissant toujours, elle spanouit comme une mer en
face de la mer, en face de Bordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de la
France anglaise, plus longtemps anglaise de cur, est tourne, par
lintrt de son commerce, vers lAngleterre, vers lOcan, vers
lAmrique. La Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux fois
plus large que la Tamise Londres.

1
2
3

Elle ltait encore au dernier sicle. (Piganiol de la Force.)


On y conservait des morts de cinq cents ans.
Millin.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 23

Quelque belle et riche que soit cette valle de la Garonne, on ne peut


sy arrter ; les lointains sommets des Pyrnes ont un trop puissant
attrait. Mais le chemin est srieux. Soit que vous preniez par Nrac, triste
seigneurie des Albret, soit que vous cheminiez le long de la cte, vous ne
voyez quun ocan de landes, tout au plus des arbres lige, de vastes
pinadas, route sombre et solitaire, sans autre compagnie que les
troupeaux de moutons noirs 1 qui suivent leur ternel voyage des
Pyrnes aux Landes, et vont, des montagnes la plaine, chercher la
chaleur au nord, sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageuse
des bergers est un des caractres pittoresques du Midi. Vous les
rencontrez montant des plaines du Languedoc aux Cvennes, aux
Pyrnes, et de la Crau provenale aux montagnes de Gap et de
Barcelonnette. Ces nomades, portant tout avec eux, compagnons des
toiles, dans leur ternelle solitude, demi-astronomes et demi-sorciers,
continuent la vie asiatique, la vie de Loth et dAbraham, au milieu de notre
Occident. Mais en France les laboureurs, qui redoutent leur passage, les
resserrent dans dtroites routes. Cest aux Apennins, aux plaines de la
Pouille ou de la campagne de Rome, quil faut les voir marcher dans la
libert du monde antique. En Espagne, ils rgnent ; ils dvastent
impunment le pays. Sous la protection de la toute-puissante compagnie
de la Mesta, qui emploie de quarante soixante mille bergers, le
triomphant mrinos mange la contre, de lEstramadure la Navarre,
lAragon. Le berger espagnol, plus farouche que le ntre, a lui-mme
laspect dune de ses btes, avec sa peau de mouton sur le dos, et aux
jambes son abarca de peau velue de buf, quil attache avec des cordes.
1

Millin, T. IV, p. 347. On trouve aussi beaucoup de moutons noirs dans le


Roussillon (V. Young, T. II, p. 59) et en Bretagne. Cette couleur nest pas rare dans
les taureaux de la Camargue.
Arthur Young, T. III, p. 83. En Provence, lmigration des moutons est presque
aussi grande quen Espagne. De la Crau aux montagnes de Gap et de
Barcelonnette, il en passe un million, par troupeaux de dix mille quarante mille. La
route est de vingt ou trente jours (Darluc, Hist. nat. de Provence, 1782, pp. 303, 329).
Statistique de la Lozre, par M. Jerphanion, prfet de ce dpartement, an X, p. 35.
Les moutons quittent les basses Cvennes et les plaines du Languedoc vers la fin
de floral, et arrivent sur les montagnes de la Lozre et de la Margeride, o ils vivent
pendant lt. Ils regagnent le bas Languedoc au retour des frimas. Laboulinire,
I, 245. Les troupeaux des Pyrnes migrent lhiver jusque dans les landes de
Bordeaux.
A year in Spain, by an American, 1832, au seizime sicle, les troupeaux de la
Mesta se composaient denviron sept millions de ttes. Tombs deux millions et
demi au commencement du dix-septime sicle, ils remontrent sur la fin quatre
millions, et maintenant ils slvent cinq millions, peu prs la moiti de ce que
lEspagne possde de btail. Les bergers sont plus redouts que les voleurs
mmes ; ils abusent sans rserve du droit de traduire tout citoyen devant le tribunal
de lassociation, dont les dcisions ne manquent jamais de leur tre favorables. La
Mesta emploie des alcades, des entregadors, des achagueros, qui, au nom de la
corporation, harclent et accablent les fermiers.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 24

La formidable barrire de lEspagne nous apparat enfin dans sa


grandeur. Ce nest point, comme les Alpes, un systme compliqu de pics
et de valles, cest tout simplement un mur immense qui sabaisse aux
deux bouts 1. Tout autre passage est inaccessible aux voitures, et ferm
au mulet, lhomme mme, pendant six ou huit mois de lanne. Deux
peuples part, qui ne sont rellement ni Espagnols ni Franais, les
Basques louest, lest les Catalans et Roussillonnais 2, sont les portiers
des deux mondes. Ils ouvrent et ferment ; portiers irritables et capricieux,
las de lternel passage des nations, ils ouvrent Abdrame, ils ferment
Roland ; il y a bien des tombeaux entre Roncevaux et la Seu dUrgel.
Ce nest pas lhistorien quil appartient de dcrire et dexpliquer les
Pyrnes. Vienne la science de Cuvier et dElie de Beaumont, quils
racontent cette histoire anthistorique... Ils y taient, eux, et moi je ny
tais pas, quand la nature improvisa sa prodigieuse pope gologique,
quand la masse embrase du globe souleva laxe des Pyrnes, quand
les monts se fendirent, et que la terre, dans la torture dun titanique
enfantement, poussa contre le ciel la noire et chauve Maladetta.
Cependant une main consolante revtit peu peu les plaies de la
montagne de ces vertes prairies, qui font plir celles des Alpes 3. Les pics
smoussrent et sarrondirent en belles tours ; des masses infrieures
vinrent adoucir les pentes abruptes, en retardrent la rapidit, et formrent
du ct de la France cet escalier colossal dont chaque gradin est un mont
4
.
Montons donc, non pas au Vignemale, non pas au mont Perdu 5, mais
seulement au por de Paillers, o les eaux se partagent entre les deux
1
2

Le mot basque murua signifie muraille, et Pyrnes. (V. de Humboldt.)


A. Young, I. Le Roussillon est vraiment une partie de lEspagne, les habitants
sont Espagnols de langage et de murs. Les villes font exception ; elles ne sont
gure peuples que dtrangers. Les pcheurs des ctes ont un aspect tout
moresque. La partie centrale des Pyrnes, le comt de Foix (Arige), est toute
franaise desprit et de langage ; peu ou point de mots catalans.
Ramond. Ces pelouses des hautes montagnes, prs de qui la verdure mme
des valles infrieures a je ne sais quoi de cru et de faux. Laboulinire. Les
eaux des Pyrnes sont pures, et offrent la jolie nuance appele vert deau.
Dralet. Les rivires des Pyrnes, dans leurs dbordements ordinaires, ne
dposent pas, comme celles des Alpes, un limon malfaisant, au contraire...
Dralet, I, 5. Ramond. Au midi tout sabaisse tout dun coup et la fois. Cest un
prcipice de mille onze cents mtres, dont le fond est le sommet des plus hautes
montagnes de cette partie de lEspagne. Elles dgnrent bientt en collines basses
et arrondies, au del desquelles souvre limmense perspective des plaines de
lAragon. Au nord, les montagnes primitives senchanent troitement et forment une
bande de plus de quatre myriamtres dpaisseur... Cette bande se compose de sept
huit rangs de hauteur graduellement dcroissante. Cette description, contredite
par M. Laboulinire, est confirme par M. Elie de Beaumont. Laxe granitique des
Pyrnes est du ct de la France.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 25

mers ou bien entre Bagnres et Barges, entre le beau et le sublime 1. L


vous saisirez la fantastique beaut des Pyrnes, ces sites tranges,
incompatibles, runis par une inexplicable ferie 2 ; et cette atmosphre
magique, qui tour tour rapproche, loigne les objets 3 ; ces gaves
cumants ou vert deau, ces prairies dmeraude. Mais bientt succde
lhorreur sauvage des grandes montagnes, qui se cachent derrire,
comme un monstre sous un masque de belle jeune fille. Nimporte,
persistons, engageons-nous le long du gave de Pau, par ce triste
passage, travers ces entassements infinis de blocs de trois et quatre
mille pieds cubes ; puis les rochers aigus, les neiges permanentes, puis
les dtours du gave, battu, rembarr durement dun mont lautre ; enfin
le prodigieux Cirque et ses tours dans le ciel. Au pied, douze sources
alimentent le gave, qui mugit sous des ponts de neige, et cependant
tombe de treize cent pieds, la plus haute cascade de lancien monde 4.
Ici finit la France. Le por de Gavarnie, que vous voyez l-haut, ce
passage temptueux, o, comme ils disent, le fils nattend pas le pre 5,
cest la porte de lEspagne. Une immense posie historique plane sur
cette limite des deux mondes, o vous pourriez voir votre choix, si le
regard tait assez perant, Toulouse ou Saragosse. Cette embrasure de
trois cents pieds dans les montagnes, Roland louvrit en deux coups de sa
durandal. Cest le symbole du combat ternel de la France et de
lEspagne, qui nest autre que celui de lEurope et de lAfrique. Roland
prit, mais la France a vaincu. Comparez les deux versants : combien le
ntre a lavantage 6. Le versant espagnol, expos au midi, est tout
5

3
4
5
6

On sait que le grand pote des Pyrnes, M. Ramond, a cherch le mont Perdu
pendant dix ans. Quelques-uns, dit-il, assuraient que le plus hardi chasseur du
pays navait atteint la cime du mont Perdu qu laide du diable, qui ly avait conduit
par dix-sept degrs. Le mont Perdu est la plus haute montagne des Pyrnes
franaises, comme le Vignemale, la plus haute des Pyrnes espagnoles.
Cest entre ces deux valles, sur le plateau appel la hourquette des Cinq Ours,
que le vieil astronome Plantade expira prs de son quart de cercle, en scriant :
Grand Dieu que cela est beau !
Ramond. A peine on pose le pied sur la corniche, que la dcoration change, et
le bord de la terrasse coupe toute communication entre deux sites incompatibles. De
cette ligne, quon ne peut aborder sans quitter lun ou lautre, et quon ne saurait
outre-passer sans en perdre un de vue, il semble impossible quils soient rels la
fois ; et sils ntaient point lis par la chane du mont Perdu, qui en sauve un peu le
contraste, on serait tent de regarder comme une vision, ou celui qui vient de
disparatre, ou celui qui vient de le remplacer.
Laboulinire.
Elle a mille deux cent soixante-dix pieds de hauteur (Dralet).
Dralet.
LEbre coule lest, vers Barcelone ; la Garonne louest, vers Toulouse et
Bordeaux. Au canal de Louis XIV rpond celui de Charles-Quint. Cest toute la
ressemblance.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 26

autrement abrupt, sec et sauvage ; le franais, en pente douce, mieux


ombrag, couvert de belles prairies, fournit lautre une grande partie des
bestiaux dont il a besoin. Barcelone vit de nos bufs 1. Ce pays de vins et
de pturages est oblig dacheter nos troupeaux et nos vins. L le beau
ciel, le doux climat et lindigence ; ici la brume et la pluie, mais
lintelligence, la richesse et la libert. Passez la frontire, comparez nos
routes splendides et leurs pres sentiers 2 ; ou seulement, regardez ces
trangers aux eaux de Cauterets, couvrant leurs haillons de la dignit du
manteau, sombres, ddaigneux de se comparer. Grande et hroque
nation, ne craignez pas que nous insultions vos misres !
Qui veut voir toutes les races et tous les costumes des Pyrnes, cest
aux foires de Tarbes quil doit aller. Il y vient prs de dix mille mes : on sy
rend de plus de vingt lieues. L vous trouvez souvent la fois le bonnet
blanc du Bigorre, le brun de Foix, le rouge du Roussillon, quelquefois
mme le grand chapeau plat dAragon, le chapeau rond de Navarre, le
bonnet pointu de Biscaye 3. Le voiturier basque y viendra sur son ne,
1

Dralet, II, p. 197. Le territoire espagnol, sujet une vaporation


considrable, a peu de pturages assez gras pour nourrir les btes cornes ; et
comme les nes, les mules et les mulets se contentent dune pture moins
succulente que les autres animaux destins aux travaux de lagriculture, ils sont
gnralement employs par les Espagnols pour le labourage et le transport des
denres. Ce sont nos dpartements limitrophes et lancienne province de Poitou qui
leur fournissent ces animaux ; et la quantit en est considrable. Quant aux animaux
destins aux boucheries, cest nous qui en approvisionnons aussi les provinces
septentrionales, particulirement la Catalogne et la Biscaye. La ville seule de
Barcelone traite avec des fournisseurs franais pour lui fournir chaque jour cinq cents
moutons, deux cents brebis, trente bufs, cinquante boucs chtrs, et elle reoit en
outre plus de six mille cochons qui partent de nos dpartements mridionaux
pendant lautomne de chaque anne. Ces fournitures cotent la ville de Barcelone
deux millions huit cent mille francs par an, et lon peut valuer une pareille somme
celles que nous faisons aux autres villes de la Catalogne. La Catalogne paye en
piastres et quadruples, en huile et liges, en bouchons. Les choses ont d,
toutefois, changer beaucoup depuis lpoque o crivait Dralet (1812).
A. Young. Entre Jonquires et Perpignan, sans passer une ville, une barrire,
ou mme une muraille, on entre dans un nouveau monde. Des pauvres et misrables
routes de la Catalogne, vous passez tout dun coup sur une noble chausse, faite
avec toute la solidit et la magnificence qui distinguent les grands chemins de
France : au lieu de ravines il y a des ponts bien btis ; ce nest plus un pays sauvage,
dsert et pauvre.
Arthur Young, T. I, pp. 57 et 116. Nous rencontrmes des montagnards qui me
rappelrent ceux dcosse ; nous avions commenc par en voir Montauban. Ils ont
des bonnets ronds et plats, et de grandes culottes. On trouve des flteurs, des
bonnets bleus, et de la farine davoine, dit sir James Stewart, en Catalogne, en
Auvergne et en Souabe, ainsi qu Lochabar. Toutefois, indpendamment de la
diffrence de race et de murs, il y en a une autre essentielle entre les montagnards
dcosse et ceux des Pyrnes ; cest que ceux-ci sont plus riches, et sous quelques
rapports plus polics que les diverses populations qui les entourent.
Iharce de Bidassouet, Cantabres et Basques, 1815, in-8. Le peuple basque

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 27

avec sa longue voiture trois chevaux : il porte le bret du Barn ; mais


vous distinguerez bien vite le Barnais et le Basque ; le joli petit homme
smillant de la plaine, qui a la langue si prompte, la main aussi, et le fils
de la montagne, qui la mesure rapidement de ses grandes jambes,
agriculteur habile et fier de sa maison, dont il porte le nom. Si vous voulez
trouver quelque analogue au Basque, cest chez les Celtes de Bretagne,
dEcosse ou dIrlande quil faut le chercher. Le Basque, an des races de
lOccident, immuable au coin des Pyrnes, a vu toutes les nations passer
devant lui Carthaginois, Celtes, Romains, Goths et Sarrasins. Nos jeunes
antiquits lui font piti. Un Montmorency disait lun deux : Savez-vous
que nous datons de mille ans ? Et nous, dit le Basque, nous ne datons
plus.
Cette race a un instant possd lAquitaine. Elle y a laiss pour
souvenir le nom de Gascogne. Refoule en Espagne au neuvime sicle,
elle y fonda le royaume de Navarre, et en deux cents ans, elle occupa
tous les trnes chrtiens dEspagne (Galice, Asturies et Lon, Aragon,
Castille). Mais la croisade espagnole poussant vers le Midi, les Navarrois,
isols du thtre de la gloire europenne, perdirent tout peu peu. Leur
dernier roi, Sanche lEnferm, qui mourut dun cancer, est le vrai symbole
des destines de son peuple. Enferme en effet dans ses montagnes par
des peuples puissants, ronge pour ainsi dire par les progrs de
lEspagne et de la France, la Navarre implora mme les musulmans
dAfrique, et finit par se donner aux Franais. Sanche anantit son
royaume en le lguant son gendre Thibault, comte de Champagne ;
cest Roland brisant sa durandal pour la soustraire lennemi. La maison
de Barcelone, tige des rois dAragon et des comtes de Foix, saisit la
Navarre son tour, la donna un instant aux Albret, aux Bourbons, qui
qui a conserv avec ses pturages le moyen damender ses champs, et avec ses
chnes celui de nourrir une multitude infinie de cochons, vit dans labondance, tandis
que dans la majeure partie des Pyrnes... Laboulinire, t. III, p. 416 :
Bearnes
Faus et courtes.
Bigordan
Pir que can.
Le Barnais est rput avoir plus de finesse et de courtoisie que le Bigordan,
qui lemporterait pour la franchise et la simple droiture mle dun peu de rudesse.
Dralet, T. I, p. 170. Ces deux peuples ont dailleurs peu de ressemblance. Le
Barnais, forc par les neiges de mener ses troupeaux dans les pays de plaine, y
polit ses murs et perd de sa rudesse naturelle. Devenu fin, dissimul et curieux, il
conserve nanmoins sa fiert et son amour de lindpendance... Le Barnais est
irascible et vindicatif autant que spirituel ; mais la crainte de la fltrissure et de la
perte de ses biens le fait recourir aux moyens judiciaires pour satisfaire ses
ressentiments. Il en est de mme des autres peuples des Pyrnes, depuis le Barn
jusqu la Mditerrane : tous sont plus ou moins processifs, et lon ne voit nulle part
autant dhommes de loi que dans les villes du Bigorre, du Comminges, du
Couserans, du comt de Foix et du Roussillon, qui sont bties le long de cette chane
de montagnes.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 28

perdirent la Navarre pour gagner la France. Mais par un petit-fils de Louis


XIV, descendu de Henri IV, ils ont repris non seulement la Navarre, mais
lEspagne entire. Ainsi sest vrifie linscription mystrieuse du chteau
de Coaraze, o fut lev Henri IV : Lo que a de ser no puede faltar Ce
qui doit tre ne peut manquer . Nos rois se sont intituls rois de France
et de Navarre. Cest une belle expression des origines primitives de la
population franaise comme de la dynastie.
Les vieilles races, les races pures, les Celtes et les Basques, la
Bretagne et la Navarre, devaient cder aux races mixtes, la frontire au
centre, la nature la civilisation. Les Pyrnes prsentent partout cette
image du dprissement de lancien monde. Lantiquit y a disparu ; le
moyen ge sy meurt. Ces chteaux croulants, ces tours des Maures, ces
ossements des Templiers quon garde Gavarnie, y figurent, dune
manire toute significative, le monde qui sen va. La montagne elle-mme,
chose bizarre, semble aujourdhui attaque dans son existence. Les
cimes dcharnes qui la couronnent tmoignent de sa caducit 1. Ce nest
pas en vain quelle est frappe de tant dorages ; et den bas lhomme y
aide. Cette profonde ceinture de forts qui couvraient la nudit de la vieille
mre, il larrache chaque jour. Les terres vgtales, que le gramen retenait
sur les pentes, coulent en bas avec les eaux. Le rocher reste nu ; gerc,
exfoli par le chaud, par le froid, min par la fonte des neiges, il est
emport par les avalanches. Au lieu dun riche pturage, il reste un sol
aride et ruin : le laboureur, qui a chass le berger, ny gagne rien luimme. Les eaux, qui filtraient doucement dans la valle travers le gazon
et les forts, y tombent maintenant en torrents, et vont couvrir ses champs
des ruines quil a faites. Quantit de hameaux ont quitt les hautes valles
faute de bois de chauffage, et recul vers la France, fuyant leurs propres
dvastations 2.
Ds 1673, on salarma. Il fut ordonn chaque habitant de planter tous
les ans un arbre dans les forts du domaine, deux dans les terrains
communaux. Des forestiers furent tablis. En 1669, en 1756, et plus tard,
de nouveaux rglements attestrent leffroi quinspirait le progrs du mal.
Mais la Rvolution, toute barrire tomba ; la population pauvre
commena densemble cette uvre de destruction. Ils escaladrent, le
feu et la bche en main, jusquau nid des aigles, cultivrent labme,
1
2

Plusieurs espces animales disparaissent des Pyrnes. Le chat sauvage y est


devenu rare ; le cerf en a disparu depuis deux cents ans, selon Buffon.
Dralet, T. II, p. 105. Les habitants allaient voler du bois jusquen Espagne. Il y
a de fortes amendes pour quiconque couperait une branche darbre dans une grande
fort qui domine Cauterets, et la dfend des neiges. Diodore de Sicile disait dj
(lib. II) : Pyrnes vient du mot grec pur (feu), parce quautrefois, le feu ayant t
mis par les bergers, toutes les forts brlrent. Procs-verbal du 8 mai 1670. Il
ny a aucune fort qui nait t incendie diverses reprises par la malice des
habitants, ou pour faire convertir les bois en prs ou terrains labourables .

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 29

pendus une corde. Les arbres furent sacrifis aux moindres usages ; on
abattait deux pins pour faire une paire de sabots 1. En mme temps le
petit btail, se multipliant sans nombre, stablit dans la fort, blessant les
arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dvorant lesprance. La
chvre surtout, la bte de celui qui ne possde rien, bte aventureuse, qui
vit sur le commun, animal niveleur, fut linstrument de cette invasion
dvastatrice, la Terreur du dsert. Ce ne fut pas le moindre des travaux de
Bonaparte de combattre ces monstres rongeants. En 1813, les chvres
ntaient plus le dixime de leur nombre en lan X 2. Il na pu arrter
pourtant cette guerre contre la nature.
Tout ce Midi, si beau, cest nanmoins, compar au Nord, un pays de
ruines. Passez les paysages fantastiques de Saint-Bernard de
Comminges et de Foix, ces villes quon dirait jetes l par les fes ;
passez notre petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes prairies,
ses brebis noires, ses romances catalanes si douces recueillir le soir de
la bouche des filles du pays. Descendez dans ce pierreux Languedoc,
suivez-en les collines mal ombrages doliviers, au chant monotone de la
cigale. L, point de rivires navigables ; le canal des deux mers na pas
suffi pour y suppler ; mais force tangs sals, des terres sales aussi, o
ne crot que le salicor 3 ; dinnombrables sources thermales, du bitume et
du baume, cest une autre Jude. Il ne tenait quaux rabbins des coles
juives de Narbonne de se croire dans leur pays. Ils navaient pas mme
regretter la lpre asiatique ; nous en avons eu des exemples rcents
Carcassonne 4.
Cest que, malgr le cers occidental, auquel Auguste dressa un autel,
le vent chaud et lourd dAfrique pse sur ce pays. Les plaies aux jambes
ne gurissent gure Narbonne 5. La plupart de ces villes sombres, dans
les plus belles situations du monde, ont autour delles des plaines
insalubres : Albi, Lodve, Agde la noire 6, ct de son cratre. Montpellier,
hritire de feu Maguelone, dont les ruines sont ct, Montpellier, qui
1
2
3
4
5

Dralet.
Dralet.
Larrondissement de Narbonne en fournit la manufacture des glaces de Venise.
Trouv.
Selon le mme auteur, il en est de mme des plaies la tte, Bordeaux. Le
cers et lautan dominent alternativement en Languedoc. Le cers (cyrch, imptuosit,
en gallois) est le vent douest, violent, mais salubre. Lautan est le vent du sud-est,
le vent dAfrique, lourd et putrfiant.
Senec. qust, natur. I, T. III, c. XI. Infestat... Galliam Circius cui dificia
quassanti, tamen incol gratias agunt, tanquam sal ubritatem cli sui debeant ei.
Divus cette Augustus templum illi, quum in Gaula moraretur, et vovit et fecit.
Proverbe : Agde, ville noire, caverne de voleurs. Elle est btie de laves. Lodve
est noire aussi.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 30

voit son choix les Pyrnes, les Cvennes, les Alpes mme, a prs
delle et sous elle une terre malsaine 1, couverte de fleurs, tout
aromatique, et comme profondment mdicamente ; ville de mdecine,
de parfums et de vert-de-gris.
Cest une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous y trouvez partout
les ruines sous les ruines ; les Camisards sur les Albigeois, les Sarrasins
sur les Goths, sous ceux-ci les Romains, les Ibres. Les murs de
Narbonne sont btis de tombeaux, de statues, dinscriptions 2.
Lamphithtre de Nmes est perc dembrasures gothiques, couronn de
crneaux sarrasins, noirci par les flammes de Charles Martel. Mais ce
sont encore les plus vieux qui ont le plus laiss ; les Romains ont enfonc
la plus profonde trace : leur Maison-Carre, leur triple pont du Gard, leur
norme canal de Narbonne qui recevait les plus grands vaisseaux 3.
Le droit romain est bien une autre ruine, et tout autrement imposante.
Cest lui, aux vieilles franchises qui laccompagnaient, que le Languedoc
a d de faire exception la maxime fodale : nulle terre sans seigneur. Ici
la prsomption tait toujours pour la libert. La fodalit ne put sy
introduire qu la faveur de la croisade, comme auxiliaire de lglise,
comme familire de lInquisition. Simon de Montfort y tablit quatre cent
trente-quatre fiefs. Mais cette colonie fodale, gouverne par la Coutume
de Paris, na fait que prparer lesprit rpublicain de la province la
centralisation monarchique. Pays de libert politique et de servitude
religieuse, plus fanatique que dvot, le Languedoc a toujours nourri un
vigoureux esprit dopposition. Les catholiques mmes y ont eu leur
protestantisme sous la forme jansniste. Aujourdhui encore, Alet, on
gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre qui gurit la fivre.
Les Pyrnes ont toujours fourni des hrtiques depuis Vigilance et Flix
dUrgel. Le plus obstin des sceptiques, celui qui a cru le plus au doute,
Bayle, est de Carlat. De Limoux, les Chnier 4, les frres rivaux, non
1

3
4

Montpellier est clbre par ses distilleries et parfumeries. On attribue la


dcouverte de leau-de-vie Arnaud de Villeneuve, qui cra les parfumeries dans
cette ville. Autrefois Montpellier fabriquait seule le vert-de-gris ; on croyait que les
caves de Montpellier y taient seules propres.
Sous Franois Ier, les murs de Narbonne furent rpars et couverts de fragments
de monuments antiques. Lingnieur a plac les inscriptions sur les murs et les
fragments de bas-reliefs, prs des portes et sur les votes. Cest un muse
immense, amas de jambes, de ttes, de mains, de troncs, darmes, de mots sans
aucun sens ; il y a prs dun million dinscriptions presque entires, et quon ne peut
lire, vu la largeur du foss, quavec une lunette. Sur les murs dArles, on voit encore
grand nombre de pierres sculptes provenant dun thtre.
Le canal tait large de cent pas, long de deux mille, et profond de trente.
Les deux Chnier naquirent Constantinople, o leur pre tait consul gnral ;
mais leur famille tait de Limoux, et leurs aeux avaient occup longtemps la place
dinspecteur des mines de Languedoc et de Roussillon.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 31

pourtant comme on la dit, jusquau fratricide, de Carcassonne, Fabre


dglantine. Au moins lon ne refusera pas cette population la vivacit et
lnergie. nergie meurtrire, violence tragique. Le Languedoc, plac au
coude du Midi, dont il semble larticulation et le nud, a t souvent
froiss dans la lutte des races et des religions. Je parlerai ailleurs de
leffroyable catastrophe du treizime sicle. Aujourdhui encore, entre
Nmes et la montagne de Nmes, il y a une haine traditionnelle, qui, il est
vrai, tient de moins en moins la religion : ce sont les Guelfes et les
Gibelins. Ces Cvennes sont si pauvres et si rudes ; il nest pas tonnant
quau point de contact avec la riche contre de la plaine, il y ait un choc
plein de violence et de rage envieuse. Lhistoire de Nmes nest quun
combat de taureaux.
Le fort et dur gnie du Languedoc na pas t assez distingu de la
lgret spitiruelle de la Guyenne et de la ptulance emporte de la
Provence. Il y a pourtant entre le Languedoc et la Guyenne la mme
diffrence quentre les Montagnards et les Girondins, entre Fabre et
Barnave, entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux. La conviction
est forte, intolrante en Languedoc, souvent atroce, et lincrdulit aussi.
La Guyenne, au contraire, le pays de Montaigne et de Montesquieu, est
celui des croyances flottantes ; Fnelon, lhomme le plus religieux quils
aient eu, est presque un hrtique.
Cest bien pis en avanant vers la Gascogne, pays de pauvres diables,
trs nobles et trs gueux, de drles de corps, qui auraient tous dit, comme
leur Henri IV : Paris vaut bien une messe ; ou comme il crivait
Gabrielle, au moment de labjuration : Je vais faire le saut prilleux ! 1 Ces
hommes veulent tout prix russir, et russissent. Les Armagnacs
sallirent aux Valois ; les Albret, mls aux Bourbons, ont fini par donner
des rois la France.
Le gnie provenal aurait plus danalogie, sous quelque rapport, avec
le gnie gascon quavec le languedocien. Il arrive souvent que les peuples
dune mme zone sont alterns ainsi ; par exemple, lAutriche, plus
loigne de la Souabe que de la Bavire, en est plus rapproche par
lesprit. Riveraines du Rhne, coupes symtriquement par des fleuves ou
torrents qui se rpondent (le Gard la Durance, et le Var lHrault), les
provinces de Languedoc et de Provence forment elles deux notre littoral
sur la Mditerrane. Ce littoral a des deux cts ses tangs, ses marais,
ses vieux volcans. Mais le Languedoc est un systme complet, un dos de
montagnes ou collines avec les deux pentes : cest lui qui verse les
fleuves la Guyenne et lAuvergne. La Provence est adosse aux
Alpes ; elle na point les Alpes, ni les sources de ses grandes rivires ; elle
1

Un proverbe gascon dit : Tout bon Gascon peut se ddire trois fois. (Tout boun
Gascoun qus pot rprenqu trs cops).

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 32

nest quun prolongement, une pente des monts vers le Rhne et la mer ;
au bas de cette pente, et le pied dans leau, sont ses belles villes,
Marseille, Arles, Avignon. En Provence, toute la vie est au bord. Le
Languedoc, au contraire, dont la cte est moins favorable, tient ses villes
en arrire de la mer et du Rhne. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne
veulent point tre des ports 1. Aussi lhistoire du Languedoc est plus
continentale que maritime ; ses grands vnements sont les luttes de la
libert religieuse. Tandis que le Languedoc recule devant la mer, la
Provence y entre, elle lui jette Marseille et Toulon ; elle semble lance
aux courses maritimes, aux croisades, aux conqutes dItalie et dAfrique.
La Provence a visit, a hberg tous les peuples. Tous ont chant les
chants, dans les danses dAvignon, de Beaucaire ; tous se sont arrts
aux passages du Rhne, ces grands carrefours des routes du Midi 2.
Les saints de Provence (de vrais saints que jhonore) leur ont bti des
ponts 3, et commenc la fraternit de lOccident. Les vives et belles filles
dArles et dAvignon, continuant cette uvre, ont pris par la main le Grec,
lEspagnol, lItalien, leur ont, bon gr mal gr, men la farandole 4. Et ils
nont plus voulu se rembarquer. Ils ont fait en Provence des villes
grecques, moresques, italiennes. Ils ont prfr les figues fivreuses de
Frjus 5 celles dIonie ou de Tusculum, combattu les torrents, cultiv en
1
2

Trois essais impuissants des Romains, de saint Louis et de Louis XIV.


Ce pont dAvignon, tant chant, succdait au pont de bois dArles qui, dans son
temps, avait reu ces grandes runions dhommes, comme depuis Avignon et
Beaucaire.
Le berger saint Benezet reut, dans une vision, lordre de construire le pont
dAvignon ; lvque ny crut quaprs que Benezet eut port sur son dos, pour
premire pierre, un roc norme. Il fonda lordre des Frres pontifes, qui contriburent
la construction du pont du Saint-Esprit, et qui en avaient commenc un sur la
Durance.
Lune des quatre espces de farandoles que distingue Fischer sappelle la
turque ; une autre, la moresque. Ces noms, et les rapports de plusieurs de ces
danses avec le bolro, doivent faire prsumer que ce sont les Sarrasins qui en ont
laiss lusage en France.
Millin, II, 487. Sur linsalubrit dArles ; id., III, 645. Papon, I, 20, proverbe :
Avenio ventosa, sine vento venenosa, cum vento fastidiosa. En 1213, les vques
de Narbonne, etc., crivent Innocent III, quun concile provincial ayant t
convoqu Avignon : Multi ex prlatis, quia generalis corruptio aeris ibi erat,
nequivimus colloquio interesse ; sicque factum est ut necessario negotium
differetur . Epist. Innoc. III (Ed. Baluze, II, 762). Il y eut des lpreux Martigues
jusquen 1731 ; Vitrolles, jusquen 1807. En gnral, les maladies cutanes sont
communes en Provence. Millin, IV, 35.
Il y a quatre cent mille arpents de marais. Peuchet et Chanlaire, Statistique des
Bouches-du-Rhne. V. aussi la grande Statistique de M. de Villeneuve, 4 vol. in-4.
Les marais dHyres rendent cette ville inhabitable lt ; on respire la mort avec
les parfums des fruits et des fleurs. De mme Frjus. Statistique du Var, par
Fauchet, prfet, an IX, p. 52, sqq.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 33

terrasses les pentes rapides, exig le raisin des coteaux pierreux qui ne
donnent que thym et lavande.
Cette potique Provence nen est pas moins un rude pays. Sans parler
de ses marais Pontins, et du val dOllioules, et de la vivacit de tigre du
paysan de Toulon, ce vent ternel qui enterre dans le sable les arbres du
rivage, qui pousse les vaisseaux la cte, nest gure moins funeste sur
terre que sur mer. Les coups de vent, brusques et subits, saisissent
mortellement. Le Provenal est trop vif pour semmailloter du manteau
espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fte ordinaire de ce pays de ftes,
il donne rudement sur la tte, quand dun rayon il transfigure lhiver en t.
Il vivifie larbre, il le brle. Et les geles brlent aussi. Plus souvent des
orages, des ruisseaux qui deviennent des fleuves. Le laboureur ramasse
son champ au bas de la colline, ou le suit voguant grande eau, et
sajoutant la terre du voisin. Nature capricieuse, passionne, colre et
charmante.
Le Rhne est le symbole de la contre, son ftiche, comme le Nil est
celui de lgypte. Le peuple na pu se persuader que ce fleuve ne ft
quun fleuve ; il a bien vu que la violence du Rhne tait de la colre 1, et
reconnu les convulsions dun monstre dans ses gouffres tourbillonnants.
Le monstre cest le drac, la tarasque, espce de tortue-dragon, dont on
promne la figure grand bruit dans certaines ftes 2. Elle va jusqu
lglise, heurtant tout sur son passage. La fte nest pas belle, sil ny a
pas au moins un bras cass.
Ce Rhne, emport comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner
contre son delta de la Camargue, lle des taureaux et des beaux
1

On trouve le long de tout le cours du Rhne des traces du culte sanguinaire de


Mithra. On voit Arles, Tain et Valence, des autels tauroboliques ; un autre
Saint-Andol. A la Btie-Mont-Salon, ensevelie par la formation dun lac et dterre
en 1804, on a trouv un groupe mithriaque. A Fourvires on a trouv un autel
mithriaque consacr Adrien ; il y en a encore un autre Lyon, consacr SeptimeSvre. Millin, passim.
Millin, III, 453. Cette fte se retrouve, je crois, en Espagne. LIsre est
surnomm le serpent, comme le Drac le dragon ; tous deux menacent Grenoble :
Le serpent et le dragon
Mettront Grenoble en savon.
A Metz, on promne, le jour des Rogations, un dragon quon nomme le
graouilli ; les boulangers et les ptissiers lui mettent sur la langue des petits pains et
des gteaux. Cest la figure dun monstre dont la ville fut dlivre par son vque,
saint Clment. A Rouen, cest un mannequin dosier, la gargouille, qui on
remplissait autrefois la gueule de petits cochons de lait. Saint Romain avait dlivr la
ville de ce monstre, qui se tenait dans la Seine, comme saint Marcel dlivra Paris du
monstre de la Bivre, etc.
Le jour de Sainte-Marthe, une jeune fille mne le monstre enchan lglise
pour quil meure sous leau bnite quon lui jette.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 34

pturages. La fte de lle, cest la Ferrade. Un cercle de chariots est


charg de spectateurs. On y pousse coups de fourche les taureaux
quon veut marquer. Un homme adroit et vigoureux renverse le jeune
animal, et pendant quon le tient terre, on offre le fer rouge une dame
invite ; elle descend et lapplique elle-mme sur la bte cumante.
Voil le gnie de la basse Provence, violent, bruyant, barbare, mais
non sans grce. Il faut voir ces danseurs infatigables danser la moresque,
les sonnettes aux genoux, ou excuter neuf, onze, treize, la danse
des pes, le bacchuber, comme disent leurs voisins de Gap ; ou bien
Riez, jouer tous les ans la bravade des Sarrasins 1. Pays de militaires, des
Agricola, des Baux, des Crillon ; pays des marins intrpides ; cest une
rude cole que ce golfe de Lion. Citons le bailli de Suffren, et ce rengat
qui mourut capitan-pacha en 1706 ; nommons le mousse Paul (il ne sest
jamais connu dautre nom) ; n sur mer dune blanchisseuse, dans une
barque battue par la tempte, il devint amiral et donna sur son bord une
fte Louis XIV ; mais il ne mconnaissait pas pour cela ses vieux
camarades, et voulut tre enterr avec les pauvres, auxquels il laissa tout
son bien.
Cet esprit dgalit ne peut surprendre dans ce pays de rpubliques,
au milieu des cits grecques et des municipes romains. Dans les
campagnes mme, le servage na jamais pes comme dans le reste de la
France. Ces paysans taient leurs propres librateurs et les vainqueurs
des Maures ; eux seuls pouvaient cultiver la colline abrupte, et resserrer le
lit du torrent. Il fallait contre une telle nature des mains libres, intelligentes.
Libre et hardi fut encore lessor de la Provence dans la littrature, dans
la philosophie. La grande rclamation du Breton Plage en faveur de la
libert humaine fut accueillie, soutenue en Provence par Faustus, par
Cassien, par cette noble cole de Lrins, la gloire du cinquime sicle.
Quand le Breton Descartes affranchit la philosophie de linfluence
thologique, le Provenal Gassendi tenta la mme rvolution au nom du
sensualisme. Et au dernier sicle, les athes de Saint-Malo, Maupertuis et
Lamettrie, se rencontrrent chez Frdric, avec un athe provenal
(dArgens).
Ce nest pas sans raison que la littrature du Midi, au douzime et au
treizime sicle, sappelle la littrature provenale. On vit alors tout ce
quil y a de subtil et de gracieux dans le gnie de cette contre. Cest le
pays des beaux parleurs, abondants, passionns (au moins pour la
parole), et, quand ils veulent, artisans obstins de langage ; ils ont donn
1

Dans les Pyrnes, cest Renaud, mont sur son bon cheval Bayard, qui dlivre
une jeune fille des mains des infidles.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 35

Massillon, Mascaron, Flchier, Maury, les orateurs et les rhteurs. Mais la


Provence entire, municipes, parlement et noblesse, dmagogie et
rhtorique, le tout couronn dune magnifique insolence mridionale, sest
rencontre dans Mirabeau, le col du taureau, la force du Rhne.
Comment ce pays-l na-t-il pas vaincu et domin la France ? Il a bien
vaincu lItalie au treizime sicle. Comment est-il si terne maintenant, en
exceptant Marseille, cest--dire la mer ? Sans parler des ctes
malsaines, et des villes qui se meurent, comme Frjus 1, je ne vois partout
que ruines. Et il ne sagit pas ici de ces beaux restes de lantiquit, de ces
ponts romains, de ces aqueducs, de ces arcs de Saint-Remi et dOrange,
et de tant dautres monuments. Mais dans lesprit du peuple, dans sa
fidlit aux vieux usages 2, qui lui donnent une physionomie si originale et
si antique ; l aussi je trouve une ruine. Cest un peuple qui ne prend pas
le temps pass au srieux, et qui pourtant en conserve la trace 3. Un pays
travers par tous les peuples aurait d, ce semble, oublier davantage ;

Cette ville devient plus dserte chaque jour, et les communes voisines ont
perdu, depuis un demi-sicle, neuf diximes de leur population. Fauchet, an IX, loc.
cit.
Dans ses jolies danses mauresques, dans les romrages de ses bourgs, dans
les usages de la bche calendaire, des pois chiches certaines ftes, dans tant
dautres coutumes. Millin, III, 346. La fte patronale de chaque village sappelle
Romna-Vagi ; et par corruption Romerage, parce quelle prcdait souvent un
voyage de Rome que le seigneur faisait ou faisait faire ( ?). Millin, III, 336. Cest
Nol quon brle le caligneau ou calendeau ; cest une grosse bche de chne quon
arrose de vin et dhuile. On criait autrefois en la plaant : Calene ven, tout ben ven,
Calende vient, tout va bien. Cest le chef de la famille qui doit mettre le feu la
bche ; la flamme sappelle caco fuech, feu damis. On trouve le mme usage en
Dauphin. Champollion-Figeac, p. 124. On appelle chalendes le jour de Nol. De ce
mot on a fait chalendal, nom que lon donne une grosse bche que lon met au feu
la veille de Nol au soir, et qui y reste allume jusqu ce quelle soit consume. Ds
quelle est place dans le foyer, on rpand dessus un verre de vin en faisant le signe
de la croix, et cest ce quon appelle : batisa la chalendal. Ds ce moment, cette
bche est pour ainsi dire sacre, et lon ne peut pas sasseoir dessus sans risquer
den tre puni, au moins par la gale. Millin, III, 339. On trouve lusage de manger
des pois chiches certaines ftes, non seulement Marseille, mais en Italie, en
Espagne, Gnes et Montpellier. Le peuple de cette dernire ville croit que,
lorsque Jsus-Christ entra dans Jrusalem, il traversa une sesierou, un champ de
pois chiches, et que cest en mmoire de ce jour que sest perptu lusage de
manger des sess. A certaines ftes les Athniens mangeaient aussi des pois
chiches (aux Panepsies).
La procession du bon roi Ren, Aix, est une parade drisoire de la fable, de
lhistoire et de la Bible.
Millin, II, 299. On y voit le duc dUrbin (le malheureux gnral du roi Ren) et la
duchesse dUrbin monts sur des nes ; on y voyait une me que se disputaient
deux diables ; les chevaux frux ou fringants, en carton ; le roi Hrode, la reine de
Saba, le temple de Salomon, et ltoile des Mages au bout dun bton, ainsi que la
Mort, labb de la jeunesse couvert de poudre et de rubans, etc., etc.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 36

mais non, il sest obstin dans ses souvenirs. Sous plusieurs rapports, il
appartient, comme lItalie, lantiquit.
Franchissez les tristes embouchures du Rhne, obstrues et
marcageuses, comme celles du Nil et du P. Remontez la ville dArles.
La vieille mtropole du christianisme dans nos contres mridionales avait
cent mille mes au temps des Romains ; elle en a vingt mille aujourdhui ;
elle nest riche que de morts et de spulcres 1. Elle a t longtemps le
tombeau commun, la ncropole des Gaules. Ctait un bonheur souhait
de pouvoir reposer dans ses champs Elysiens (les Aliscamps). Jusquau
douzime sicle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient, avec une
pice dargent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix quon
abandonnait au fleuve ; ils taient fidlement recueillis. Cependant cette
ville a toujours dclin. Lyon la bientt remplace dans la primatie des
Gaules ; le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a pass
rapide et obscur ; ses grandes familles se sont teintes.
Quand de la cte et des pturages dArles, on monte aux collines
dAvignon, puis aux montagnes qui approchent des Alpes, on sexplique la
ruine de la Provence. Ce pays tout excentrique na de grandes villes qu
ses frontires. Ces villes taient en grande partie des colonies
trangres ; la partie vraiment provenale tait la moins puissante. Les
comtes de Toulouse finirent par semparer du Rhne, les Catalans, de la
cte et des ports ; les Baux, les Provenaux indignes, qui avaient jadis
dlivr le pays des Maures, eurent Forcalquier, Sisteron, cest--dire
lintrieur. Ainsi allaient en pices les tats du Midi, jusqu ce que vinrent
les Franais qui renversrent Toulouse, rejetrent les Catalans en
Espagne, unirent les Provenaux et les menrent la conqute de
Naples. Ce fut la fin des destines de la Provence. Elle sendormit avec
Naples sous un mme matre. Rome prta son pape Avignon ; les
richesses et les scandales abondrent. La religion tait bien malade dans
ces contres, surtout depuis les Albigeois ; elle fut tue par la prsence
des papes. En mme temps saffaiblissaient et venaient rien les vieilles
liberts des municipes du Midi. La libert romaine et la religion romaine, la
rpublique et le christianisme, lantiquit et le moyen ge, sy teignaient
en mme temps. Avignon fut le thtre de cette dcrpitude. Aussi ne
croyez pas que ce soit seulement pour Laure que Ptrarque ait tant pleur
la source de Vaucluse ; lItalie aussi fut sa Laure, et la Provence, et tout
lantique Midi qui se mourait chaque jour 2.
1

Si comme ad Arli, ovel Rodano stagna,


Fanno i sepolcri tuttol loco varo.
DANTE, Inferno, c. IX.
Je ne sais lequel est le plus touchant des plaintes du pote sur les destines de
lItalie, ou de ses regrets lorsquil a perdu Laure. Je ne rsiste pas au plaisir de citer
ce sonnet admirable o le pauvre vieux pote savoue enfin quil na poursuivi quune

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 37

La Provence, dans son imparfaite destine, dans sa forme incomplte,


me semble un chant des troubadours, un canzone de Ptrarque ; plus
dlan que de porte. La vgtation africaine des ctes est bientt borne
par le vent glacial des Alpes. Le Rhne court la mer, et ny arrive pas.
Les pturages font place aux sches collines, pares tristement de myrte
et de lavande, parfumes et striles.
La posie de ce destin du Midi semble reposer dans la mlancolie de
Vaucluse, dans la tristesse ineffable et sublime de la Sainte-Baume, do
lon voit les Alpes et les Cvennes, le Languedoc et la Provence, au del,
la Mditerrane. Et moi aussi, jy pleurerais comme Ptrarque au moment
de quitter ces belles contres.
Mais il faut que je fraye ma route vers le nord, aux sapins du Jura, aux
chnes des Vosges et des Ardennes, vers les plaines dcolores du Berry
et de la Champagne. Les provinces que nous venons de parcourir, isoles
par leur originalit mme, ne me pourraient servir composer lunit de la
France. Il y faut des lments plus liants, plus dociles ; il faut des hommes
plus disciplinables, plus capables de former un noyau compact, pour
fermer la France du Nord aux grandes invasions de terre et de mer, aux
Allemands et aux Anglais. Ce nest pas trop pour cela des populations
serres du centre, des bataillons normands, picards, des massives et
profondes lgions de la Lorraine et de lAlsace.
Les Provenaux appellent les Dauphinois les Franciaux. Le Dauphin
appartient dj la vraie France, la France du Nord. Malgr la latitude,
cette province est septentrionale. L commence cette zone de pays rudes
et dhommes nergiques qui couvrent la France lest. Dabord le
Dauphin, comme une forteresse sous le vent des Alpes ; puis le marais
de la Bresse ; puis dos dos la Franche-Comt et la Lorraine, attaches
ensemble par les Vosges, qui versent celle-ci la Moselle, lautre la
Sane et le Doubs. Un vigoureux gnie de rsistance et dopposition
signale ces provinces. Cela peut tre incommode au dedans, mais cest
notre salut contre ltranger. Elles donnent aussi la science des esprits
ombre :
Je le sens et le respire encore, cest mon air dautrefois. Les voil, les douces
collines o naquit la belle lumire, qui tant que le ciel le permit, remplit mes yeux de
joie et de dsir, et maintenant les gonfle de pleurs.
O fragile espoir ! folles penses !... lherbe est veuve, et troubles sont les
ondes. Il est vide et froid, le nid quelle occupait, ce nid o jaurais voulu vivre et
mourir !
Jesprais sur ses douces traces, jesprais de ses beaux yeux qui ont
consum mon cur, quelque repos aprs tant de fatigues.
Cruelle, ingrate servitude ! jai brl tant qua dur lobjet de mes feux, et
aujourdhui je vais pleurant sa cendre.
Sonnet CCLXXIX.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 38

svres et analytiques : Mably et Condillac son frre, sont de Grenoble ;


dAlembert est Dauphinois par sa mre ; de Bourg-en-Bresse, lastronome
Lalande, et Bichat, le grand anatomiste 1.
Leur vie morale et leur posie, ces hommes de la frontire, du reste
raisonneurs et intresss 2, cest la guerre. Quon parle de passer les
Alpes ou le Rhin, vous verrez que les Bayards ne manqueront pas au
Dauphin, ni les Ney, les Fabert, la Lorraine. Il y a l, sur la frontire,
des villes hroques o cest de pre en fils un invariable usage de se
faire tuer pour le pays 3. Et les femmes sen mlent souvent comme les
hommes 4. Elles ont dans toute cette zone, du Dauphin aux Ardennes, un
courage, une grce damazones que vous chercheriez en vain partout
ailleurs. Froides, srieuses et soignes dans leur mise, respectables aux
trangers et leurs familles, elles vivent au milieu des soldats, et leur
imposent. Elles-mmes, veuves, filles de soldats, elles savent ce que cest
que la guerre, ce que cest que de souffrir et mourir ; mais elles ny
envoient pas moins les leurs, fortes et rsignes ; au besoin elles iraient
elles-mmes. Ce nest pas seulement la Lorraine qui sauva la France par
la main dune femme ; en Dauphin, Margot de Lay dfendit Montlimart,
et Philis la Tour-du-Pin. La Charce ferma la frontire au duc de Savoie
(1692). Le gnie viril des Dauphinoises a souvent exerc sur les hommes
une irrsistible puissance : tmoin la fameuse madame Tencin, mre de
dAlembert ; et cette blanchisseuse de Grenoble qui, de mari en mari, finit
par pouser le roi de Pologne ; on la chante encore dans le pays avec
Mlusine et la fe de Sassenage.
Il y a dans les murs communes du Dauphin une vive et franche
simplicit la montagnarde, qui charme tout dabord. En montant vers les
Alpes surtout, vous trouverez lhonntet savoyarde 5, la mme bont,
avec moins de douceur. L, il faut bien que les hommes saiment les uns
1

Mme esprit critique en Franche-Comt ; ainsi Guillaume de Saint-Amour,


ladversaire du mysticisme des ordres mendiants, le grammairien dOlivet, etc. Si
nous voulions citer quelques-uns des plus distingus de nos contemporains, nous
pourrions nommer Charles Nodier, Jouffroy et Droz. Cuvier tait de Montbliard ;
mais le caractre de son gnie fut modifi par une ducation allemande.
On trouve dans les habitudes de langage des Dauphinois, des traces singulires
de leur vieil esprit processif. Les propritaires qui jouissent de quelque aisance
parlent le franais dune manire assez intelligible, mais ils y mlent souvent les
termes de lancienne pratique, que le barreau nose pas encore abandonner. Avant la
Rvolution, quand les enfants avaient pass un an ou deux chez un procureur,
mettre au net des exploits et des appointements, leur ducation tait faite, et ils
retournaient la charrue. Champollion-Figeac, patois du Dauphin, p. 67.
La petite ville de Sarrelouis, qui compte peine cinq mille habitants, a fourni en
vingt annes cinq ou six cents officiers et militaires dcors, presque tous morts au
champ de bataille.
On conserve, au muse dartillerie, la riche et galante armure des princesses de
la maison de Bouillon.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 39

les autres ; la nature, ce semble, ne les aime gure 1. Sur ces pentes
exposes au nord, au fond de ces sombres entonnoirs o siffle le vent
maudit des Alpes, la vie nest adoucie que par le bon cur et le bon sens
du peuple. Des greniers dabondance fournis par les communes supplent
aux mauvaises rcoltes. On btit gratis pour les veuves, et pour elles
dabord 2. De l partent des migrations annuelles. Mais ce ne sont pas
seulement des maons, des porteurs deau, des rouliers, des ramoneurs,
comme dans le Limousin, lAuvergne, le jura, la Savoie ; ce sont surtout
des instituteurs ambulant 3 qui descendent tous les hivers des montagnes
de Gap et dEmbrun. Ces matres dcole sen vont par Grenoble dans le
Lyonnais, et de lautre ct du Rhne. Les familles les reoivent
volontiers ; ils enseignent les enfants et aident au mnage. Dans les
plaines du Dauphin, le paysan, moins bon et moins modeste, est souvent
bel esprit : il fait des vers et des vers satiriques.
Jamais dans le Dauphin la fodalit ne pesa comme dans le reste de
la France. Les seigneurs, en guerre ternelle avec la Savoie 4, eurent
intrt de mnager leurs hommes ; les vavasseurs y furent moins des
arrires-vassaux que des petits nobles peu prs indpendants 5. La
proprit sy est trouve de bonne heure divise linfini. Aussi la
Rvolution franaise na point t sanglante Grenoble ; elle y tait faite
davance 6. La proprit est divise au point que telle maison a dix
5

2
3
4

Cette simplicit, ces murs presque patriarcales, tiennent en grande partie la


conservation de traditions antiques. Le vieillard est lobjet du respect et le centre de
la famille, et deux ou trois gnrations exploitent souvent ensemble la mme ferme.
Les domestiques mangent la table des matres. Au 1 er novembre (cest le
misdu de Bretagne), on sert pour les morts un repas dufs et de farines bouillies ;
chaque mort a son couvert. Dans un village, on clbre encore la fte du soleil, selon
M. Champollion. On retrouve en Dauphin, comme en Bretagne, les brayes
celtiques.
Malgr la pauvret du pays, leur bon sens les prserve de toute entreprise
hasardeuse. Dans certaines valles, on croit quil existe de riches mines ; mais une
vierge vtue de blanc en garde lentre avec une faux.
Quand une veuve ou un orphelin fait quelque perte de btail, etc., on se cotise
pour la rparer.
Sur quatre mille quatre cents migrants, sept cents instituteurs (Peuchet).
Ces guerres jetrent un grand clat sur la noblesse dauphinoise. On lappelait
lcarlate des gentilshommes. Cest le pays de Bayard, et de ce Lesdiguires qui fut
roi du Dauphin, sous Henri IV. Le premier y laissa un long souvenir ; on disait
prouesse de Terrail, comme loyaut de Salvaing, noblesse de Sassenage. Prs
de la valle du Graisivaudan est le territoire de Royans, la valle Chevallereuse.
Le noble faisait hommage debout ; le bourgeois genoux et baisant le dos de la
main du seigneur ; lhomme du peuple, aussi genoux, mais baisant seulement le
pouce de la main du seigneur. De mme Metz, le matre chevin parlait au roi
debout, et non genoux.
Dans la Terreur, les ouvriers y maintinrent lordre avec un courage et une
humanit admirables, peu prs comme Florence le cardeur de laine, Michel

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 40

propritaires, chacun deux possdant et habitant une chambre 1.


Bonaparte connaissait bien Grenoble quand il la choisit pour sa premire
station en revenant de lle dElbe 2 ; il voulait alors relever lempire par la
rpublique.
A Grenoble, comme Lyon, comme Besanon, comme Metz et
dans tout le Nord, lindustrialisme rpublicain est moins sorti, quoiquon ait
dit, de la municipalit romaine que de la protection ecclsiastique ; ou
plutt lune et lautre se sont accordes, confondues, lvque stant
trouv, au moins jusquau neuvime sicle, de nom ou de fait, le vritable
defensor civitatis. Lvque Izarn chassa les Sarrasins du Dauphin en
965 ; et jusquen 1044, o lon place lavnement des comtes dAlbon
comme dauphins, Grenoble, disent les chroniques, avait toujours t un
franc-alleu de lvque . Cest aussi par des conqutes sur les vques
que commencrent les comtes poitevins de Die et de Valence. Ces
barons sappuyrent tantt sur les Allemands, tantt sur les mcrants du
Languedoc 3.
Besanon 4, comme Grenoble, est encore une rpublique
ecclsiastique, sous son archevque, prince dempire, et son noble
chapitre 5. Mais lternelle guerre de la Franche-Comt contre lAllemagne
y a rendu la fodalit plus pesante. La longue muraille du Jura, avec ses
deux portes de Joux et de la Pierre-Pertuis, puis les replis du Doubs,
ctaient de fortes barrires 6. Cependant Frdric Barberousse ny tablit
pas moins ses enfants pour un sicle. Ce fut sous les serfs de lglise,
Saint-Claude, comme dans la pauvre Nantua, de lautre ct de la
1
2
3

Lando, dans linsurrection des Ciompi.


Perrin Dulac. (Grenoble.)
Il descendit dans une auberge tenue par un vieux soldat, qui lui avait donn une
orange dans la campagne dgypte.
Dabord les Vaudois, plus tard les protestants. Dans le seul dpartement de la
Drme, il y a environ trente-quatre mille calvinistes (Peuchet). On se rappelle la lutte
atroce du baron des Adrets et de Montbrun. Le plus clbre des protestants
dauphinois fut Isaac Casaubon, fils du ministre de Bourdeaux sur le Roubion, n en
1559 ; il est enterr Westminster.
Lancienne devise de Besanon tait : Plt Dieu ! A Salins, on lisait sur la
porte dun des forts o taient les salines, la devise de Philippe le Bon : Autre
nauray. Plusieurs monuments de Dijon portaient celle de Philippe le Hardi : Moult
me tarde. A Besanon naquit lillustre diplomate Granvelle, chancelier de CharlesQuint, mort en 1564.
De mme labbaye de Saint-Claude, transforme en vch en 1741, les
religieux devaient faire preuve de noblesse jusqu leur trisaeul, paternel et
maternel. Les chanoines devaient prouver seize quartiers, huit de chaque ct.
La Franche-Comt est le pays le mieux bois de la France. On compte trente
forts, sur la Sane, le Doubs et le Lougnon. Beaucoup de fabriques de boulets,
darmes, etc. Beaucoup de chevaux et de bufs, peu de moutons ; mauvaises
laines.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 41

montagne, que commena lindustrie de ces contres. Attachs la glbe,


ils taillrent dabord des chapelets pour lEspagne et pour lItalie ;
aujourdhui quils sont libres, ils couvrent les routes de la France de
rouliers et de colporteurs.
Sous son vque mme, Metz tait libre, comme Lige, comme Lyon ;
elle avait son chevin, ses Treize, ainsi que Strasbourg. Entre la grande
Meuse et la petite (la Moselle, Mosula), les trois villes ecclsiastiques,
Metz, Toul et Verdun 1, places en triangle, formaient un terrain neutre,
une le, un asile aux serfs fugitifs. Les juifs mme, proscrits partout,
taient reus dans Metz. Ctait le border franais entre nous et lEmpire.
L, il ny avait point de barrire naturelle contre lAllemagne, comme en
Dauphin et en Franche-Comt. Les beaux ballons des Vosges, la chane
mme de lAlsace, ces montagnes formes douces et paisibles,
favorisaient dautant mieux la guerre. Cette terre ostrasienne, partout
marque des monuments carlovingiens 2, avec ses douze grandes
maisons, ses cent vingt pairs, avec son abbaye souveraine de
Remiremont, o Charlemagne et son fils faisaient leurs grandes chasses
dautomne, o lon portait lpe devant labbesse 3, la Lorraine offrait une
miniature de lempire germanique. LAllemagne y tait partout ple-mle
avec la France, partout se trouvait la frontire. L aussi se forma, et dans
les valles de la Meuse et de la Moselle, et dans les forts des Vosges,
une population vague et flottante, qui ne savait pas trop son origine, vivant
sur le commun, sur le noble et le prtre, qui les prenaient tour tour leur
service. Metz tait leur ville, tous ceux qui nen avaient pas, ville mixte
sil en fut jamais. On a essay en vain de rdiger en une coutume les
coutumes contradictoires de cette Babel.
La langue franaise sarrte en Lorraine, et je nirai pas au del. Je
mabstiens de franchir la montagne, de regarder lAlsace. Le monde
1

Sur les murs des habitants des Trois-Evchs et de la Lorraine en gnral,


voyez le Mmoire manuscrit de M. Turgot, qui se trouve la bibliothque publique de
Metz : Description exacte et fidle du pays Messin, etc. Les trois vques taient
princes du saint-empire. Le comt de Crange et la baronnie de Fenestrange
taient deux francs-alleux de lempire.
On voyait Metz le tombeau de Louis le Dbonnaire et loriginal des Annales de
Metz, mss. de 894. Les abeilles, dont il est si souvent question dans les
capitulaires, donnaient Metz son hydromel si vant.
Pour tre dame de Remiremont, il fallait prouver deux cents ans de noblesse des
deux cts. Pour tre chanoinesse, ou demoiselle pinal il fallait prouver quatre
gnrations de pres et mres nobles.
Piganiol de la Force, XIII. Elle tait pour moiti dans la justice de la ville, et
nommait, avec son chapitre, des dputs aux tats de Lorraine. La doyenne et la
sacristaine disposaient chacune de quatre cures. La sonzier, ou receveuse,
partageait avec labbesse la justice de Valdajoz (val de Joux), consistant en dix-neuf
villages ; tous les essaims dabeilles qui sy trouvaient lui appartenaient de droit.
Labbaye avait un grand prvt, un grand et un petit chancelier, un grand sonzier, etc.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 42

germanique est dangereux pour moi. Il y a l un tout-puissant lotos qui fait


oublier la patrie. Si je vous dcouvrais, divine flche de Strasbourg, si
japercevais mon hroque Rhin, je pourrais bien men aller au courant du
fleuve, berc par leurs lgendes 1, vers la rouge cathdrale de Mayence,
vers celle de Cologne, et jusqu lOcan ; ou peut-tre resterais-je
enchant aux limites solennelles des deux empires, aux ruines de quelque
camp romain, de quelque fameuse glise de plerinage, au monastre de
cette noble religieuse qui passa trois cents ans couter loiseau de la
fort 2.
Non, je marrte sur la limite des deux langues, en Lorraine, au combat
des deux races, au Chne des Partisans, quon montre encore dans les
Vosges. La lutte de la France et de lEmpire, de la ruse hroque et de la
force brutale, sest personnifie de bonne heure dans celle de lAllemand
Zwentebold et du Franais Rainier (Renier, Renard ?), do viennent les
comtes de Hainaut. La guerre du Loup et du Renard est la grande
lgende du nord de la France, le sujet des fabliaux et des pomes
populaires : un picier de Troyes a donn au quinzime sicle le dernier
de ces pomes. Pendant deux cent cinquante ans, la Lorraine eut des
ducs alsaciens dorigine, cratures des empereurs, et qui, au dernier
sicle, ont fini par tre empereurs. Ces ducs furent presque toujours en
guerre avec lvque et la rpublique de Metz 3, avec la Champagne, avec
la France ; mais lun deux ayant pous, en 1255, une fille du comte de
Champagne, devenus Franais par leur mre, ils secondrent vivement la
France contre les Anglais, contre le parti anglais de Flandre et de
1

Un duc dAlsace et de Lorraine au septime sicle, souhaitait un fils ; il neut


quune fille aveugle, et la fit exposer. Un fils lui vint plus tard, qui ramena la fille au
vieux duc, devenu farouche et triste, solitairement retir dans le chteau
dHohenbourg. Il la repoussa dabord, puis se laissa flchir, et fonda pour elle un
monastre, qui depuis sappela de son nom, sainte Odile. On dcouvre de la hauteur
Baden et lAllemagne. De toutes parts les rois y venaient en plerinage : lempereur
Charles IV, Richard Cur de Lion, un roi de Danemark, un roi de Chypre, un pape...
Ce monastre reut la femme de Charlemagne et celle de Charles le Gros. A
Winstein, au nord du Bas-Rhin, le diable garde dans un chteau taill dans le roc de
prcieux trsors. Entre Haguenau et Wissembourg, une flamme fantastique sort
de la fontaine de la poix (Pechelbrunnen) ; cette flamme, cest le chasseur, le
fantme dun ancien seigneur qui expie sa tyrannie, etc. Le gnie musical et
enfantin de lAllemagne commence avec ses potiques lgendes. Les mntriers
dAlsace tenaient rgulirement leurs assembles. Le sire de Rapolstein sintitulait le
roi des Violons. Les violons dAlsace dpendaient dun seigneur, et devaient se
prsenter, ceux de la haute Alsace Rapolstein, ceux de la basse Bischwiller.
A ct de cette belle lgende, o lextase produite par lharmonie prolonge la vie
pendant des sicles, plaons lhistoire de cette femme qui sous Louis le Dbonnaire,
entendit lorgue pour la premire fois, et mourut de ravissement. Ainsi, dans les
lgendes allemandes, la musique donne la vie et la mort.
A Metz naquirent le marchal Fabert, Custine, et cet audacieux et infortun
Piltre des Rosiers, qui le premier osa sembarquer dans un ballon. Ldit de Nantes
en chassa les Ancillon.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 43

Bretagne. Ils se firent tous tuer ou prendre en combattant pour la France,


Courtray, Cassel, Crcy, Auray. Une fille des frontires de Lorraine
et Champagne, une pauvre paysanne, Jeanne dArc, fit davantage : elle
releva la moralit nationale ; en elle apparut, pour la premire fois, la
grande image du peuple, sous une forme virginale et pure. Par elle, la
Lorraine se trouvait attache la France. Le duc mme, qui avait un
instant mconnu le roi et li les pennons royaux la queue de son cheval,
maria pourtant sa fille un prince du sang, au comte de Bar, Ren
dAnjou. Une branche cadette de cette famille a donn dans les Guise des
chefs au parti catholique contre les calvinistes allis de lAngleterre et de
la Hollande.
En descendant de Lorraine aux Pays-Bas par les Ardennes, la Meuse,
dagricole et industrielle, devient de plus en plus militaire. Verdun et
Stenay, Sedan, Mzires et Givet, Maestricht, une foule de places fortes,
matrisent son cours. Elle leur prte ses eaux, elle les couvre ou leur sert
la ceinture. Tout ce pays est bois, comme pour masquer la dfense et
lattaque aux approches de la Belgique. La grande fort dArdennes, la
profonde (ar duinn), stend de tous cts, plus vaste quimposante. Vous
rencontrez des villes, des bourgs, des pturages ; vous vous croyez sorti
des bois, mais ce ne sont l que des clairires. Les bois recommencent
toujours ; toujours les petits chnes, humble et monotone ocan vgtal,
dont vous apercevez de temps autre, du sommet de quelque colline, les
uniformes ondulations. La fort tait bien plus continue autrefois. Les
chasseurs pouvaient courir, toujours lombre, de lAllemagne, du
Luxembourg en Picardie, de Saint-Hubert Notre-Dame-de-Liesse. Bien
des histoires se sont passes sous ces ombrages ; ces chnes tout
chargs de gui, ils en savent long, sils voulaient raconter. Depuis les
mystres des druides jusquaux guerres du Sanglier des Ardennes, au
quinzime sicle ; depuis le cerf miraculeux dont lapparition convertit
saint Hubert, jusqu la blonde Iseult et son amant. Ils dormaient sur la
mousse, quand lpoux dIseult les surprit ; mais il les vit si beaux, si
sages, avec la large pe qui les sparait, il se retira discrtement.
Il faut voir, au del de Givet, le Trou du Han, o nagure on nosait
encore pntrer ; il faut voir les solitudes de Layfour et les noirs rochers
de la Dame de Meuse, la table de lenchanteur Maugis, lineffaable
empreinte que laissa dans le roc le pied du cheval de Renaud. Les quatre
fils Aymon sont Chteau-Renaud comme Uzs, aux Ardennes comme
en Languedoc. Je vois encore la fileuse qui, pendant son travail, tient sur
les genoux le prcieux volume de la Bibliothque bleue, le livre
hrditaire, us, noirci dans la veille 1.
1

L se lit comment le bon Renaud joua maint tour Charlemagne, comment il eut
pourtant bonne fin, stant fait humblement de chevalier maon, et portant sur son
dos des blocs normes pour btir la sainte glise de Cologne.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 44

Ce sombre pays des Ardennes ne se rattache pas naturellement la


Champagne. Il appartient lvch de Metz, au bassin de la Meuse, au
vieux royaume dOstrasie. Quand vous avez pass les blanches et
blafardes campagnes qui stendent de Reims Rethel, la Champagne
est finie. Les bois commencent ; avec les bois les pturages, et les petits
moutons des Ardennes. La craie a disparu ; le rouge mat de la tuile fait
place au sombre clat de lardoise ; les maisons senduisent de limaille de
fer. Manufactures darmes, tanneries, ardoisires, tout cela ngaye pas le
pays. Mais la race est distingue : quelque chose dintelligent, de sobre,
dconome ; la figure un peu sche, et taille vives artes. Ce caractre
de scheresse et de svrit nest point particulier la petite Genve de
Sedan ; il est presque partout le mme. Le pays nest pas riche, et
lennemi deux pas ; cela donne penser. Lhabitant est srieux. Lesprit
critique domine. Cest lordinaire chez les gens qui sentent quils valent
mieux que leur fortune.
Derrire cette rude et hroque zone de Dauphin, Franche-Comt,
Lorraine, Ardennes, sen dveloppe une autre tout autrement douce, et
plus fconde des fruits de la pense. Je parle des provinces du Lyonnais,
de la Bourgogne et de la Champagne. Zone vineuse, de posie inspire,
dloquence, dlgante et ingnieuse littrature. Ceux-ci navaient pas,
comme les autres, recevoir et renvoyer sans cesse le choc de linvasion
trangre. Ils ont pu, mieux abrits, cultiver loisir la fleur dlicate de la
civilisation.
Dabord, tout prs du Dauphin, la grande et aimable ville de Lyon,
avec son gnie minemment sociable, unissant les peuples comme les
fleuves 1. Cette pointe du Rhne et de la Sane semble avoir t toujours
un lieu sacr. Les Segusii de Lyon dpendaient du peuples druidique des
Edues. L, soixante tribus de la Gaule dressrent lautel dAuguste, et
Caligula y tablit ces combats dloquence o le vaincu tait jet dans le
Rhne, sil naimait mieux effacer son discours avec sa langue. A sa place,
on jetait des victimes dans le fleuve, selon le vieil usage celtique et
germanique. On montre au pont de Saint-Nizier larc merveilleux do lon
prcipitait les taureaux.
La fameuse table de bronze, o on lit encore le discours de Claude
pour ladmission des Gaulois dans le snat, est la premire de nos
antiquits nationales, le signe de notre initiation dans le monde civilis.
Une autre initiation, bien plus sainte, a son monument dans les
1

La Sane jusquau Rhne, et le Rhne jusqu la mer, sparaient la France de


lEmpire. Lyon, btie surtout sur la rive gauche de la Sane, tait une cit impriale ;
mais les comtes de Lyon relevaient de la France pour les faubourgs de Saint-Just et
de Saint-Irne.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 45

catacombes de Saint-Irne, dans la crypte de Saint-Pothin, dans


Fourvire, la montagne des plerins. Lyon fut le sige de ladministration
romaine puis de lautorit ecclsiastique pour les quatre Lyonnaises
(Lyon, Tours, Sens et Rouen), cest--dire pour toute la Celtique. Dans les
terribles bouleversements des premiers sicles du moyen ge, cette
grande ville ecclsiastique ouvrit son sein une foule de fugitifs, et se
peupla de la dpopulation gnrale, peu prs comme Constantinople
concentra peu peu en elle tout lempire grec, qui reculait devant les
Arabes ou les Turcs. Cette population navait ni champs ni terres, rien que
ses bras et son Rhne ; elle fut industrielle et commerante. Lindustrie y
avait commenc ds les Romains. Nous avons des inscriptions
tumulaires : A la mmoire dun vitrier africain habitant de Lyon. A la
mmoire dun vtran des lgions, marchand de papier 1. Cette fourmilire
laborieuse, enferme entre les rochers et la rivire, entasse dans les
rues sombres qui y descendent, sous la pluie et lternel brouillard, elle
eut sa vie morale pourtant et sa posie. Ainsi notre matre Adam, le
menuisier de Nevers, ainsi les meistersaenger de Nuremberg et de
Francfort, tonneliers serruriers, forgerons, aujourdhui encore le ferblantier
de Nuremberg. Ils rvrent dans leurs cits obscures la nature quils ne
voyaient pas, et ce beau soleil qui leur tait envi. Ils martelrent dans
leurs noirs ateliers des idylles sur les champs, les oiseaux et les fleurs. A
Lyon, linspiration potique ne fut point la nature, mais lamour : plus dune
jeune marchande, pensive dans le demi-jour de larrire-boutique, crivit,
comme Louise Lab, comme Pernette Guillet, des vers pleins de tristesse
et de passion, qui ntaient pas pour leurs poux. Lamour de Dieu, il faut
le dire, et le plus doux mysticisme, fut encore un caractre lyonnais.
Lglise de Lyon fut fonde par lhomme du dsir (, saint Pothin).
Et cest Lyon que, dans les derniers temps, Saint-Martin, lhomme du
dsir, tablit son cole 2. Ballanche y est n 3. Lauteur de lImitation, Jean
Gerson, voulut y mourir 4.
Cest une chose bizarre et contradictoire en apparence que le
mysticisme ait aim natre dans ces grandes cits industrielles, comme
aujourdhui Lyon et Strasbourg. Mais cest que nulle part le cur de
lhomme na plus besoin du ciel. L o toutes les volupts grossires sont
1
2

3
4

Millin.
Il tait n Amboise en 1743. Il ny a pas longtemps encore, on chantait
loffice Lyon, sans orgues, livres, ni instruments, comme au premier ge du
christianisme.
Ainsi que Ampre, de Gerando, Camille Jordan, de Snancour. Leurs familles du
moins sont lyonnaises.
En 1429. Saint Remi de Lyon soutint contre jean Scot le parti de Gotteschalk
et de la grce. Selon Du Boulay, cest Lyon que fut enseign dabord le dogme
de lImmacule Conception. Sous Louis XIII un seul homme, Denis de
Marquemont, fonda Lyon quinze couvents.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 46

porte, la nause vient bientt. La vie sdentaire aussi de lartisan, assis


son mtier, favorise cette fermentation intrieure de lme. Louvrier en
soie, dans lhumide obscurit des rues de Lyon, le tisserand dArtois et de
Flandre, dans la cave o il vivait, se crrent un monde, au dfaut du
monde, un paradis moral de doux songes et de visions ; en
ddommagement de la nature qui leur manquait, ils se donnrent Dieu.
Aucune classe dhommes nalimenta de plus de victimes les bchers du
moyen ge. Les Vaudois dArras eurent leurs martyrs, comme ceux de
Lyon. Ceux-ci, disciples du marchand Valdo, Vaudois ou pauvres de Lyon,
comme on les appelait, tchaient de revenir aux premiers jours de
lvangile. Ils donnaient lexemple dune touchante fraternit ; et cette
union des curs ne tenait pas uniquement la communaut des opinions
religieuses. Longtemps aprs les Vaudois, nous trouvons Lyon des
contrats o deux amis sadoptent lun lautre, et mettent en commun leur
fortune et leur vie 1.
Le gnie de Lyon est plus moral, plus sentimental du moins, que celui
de la Provence ; cette ville appartient dj au Nord. Cest un centre du
Midi, qui nest point mridional, et dont le Midi ne veut pas. Dautre part la
France a longtemps reni Lyon, comme trangre, ne voulant point
reconnatre la primatie ecclsiastique dune ville impriale. Malgr sa belle
situation sur deux fleuves entre tant de provinces, elle ne pouvait
stendre. Elle avait derrire les deux Bourgognes, cest--dire la fodalit
franaise, et celle de lEmpire ; devant, les Cvennes, et ses envieuses,
Vienne et Grenoble.
En remontant de Lyon au nord, vous avez choisir entre Chalon et
Autun. Les Segusii lyonnais taient une colonie de cette dernire ville 2.
Autun, la vieille cit druidique 3, avait jet Lyon au confluent du Rhne et
de la Sane, la pointe de ce grand triangle celtique dont la base tait
lOcan, de la Seine la Loire. Autun et Lyon, la mre et la fille, ont eu
des destines toutes diverses. La fille, assise sur la grande route des
peuples, belle, aimable et facile, a toujours prospr et grandi ; la mre,
chaste et svre, est reste seule sur son torrentueux Arroux dans
lpaisseur de ses forts mystrieuses, entre ses cristaux et ses laves.
Cest elle qui amena les Romains dans les Gaules, et leur premier soin fut
1
2

Aprs avoir rdig cet acte, les frres adoptifs senvoyaient des chapeaux de
fleurs et des curs dor.
Gallia Christiana, T. IV. Dans un diplme de lan 1891 (1191 ?), PhilippeAuguste reconnat que Lyon et Autun ont lune sur lautre, quand un des siges vient
vaquer, le droit de rgale et dadministration. Lvque dAutun tait de droit
prsident des tats de Bourgogne. On se rappelle les liaisons qui existaient entre
Saint-Lger, le fameux vque dAutun, et lvque de Lyon.
Autun avait dans ses armes, dabord le serpent druidique, puis le porc, lanimal
qui se nourrit du gland celtique.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 47

dlever Lyon contre elle. En vain Autun quitta son nom sacr de Bibracte
pour sappeler Augustodunum, et enfin Flavia ; en vain elle dposa sa
divinit 1, et se fit de plus en plus romaine. Elle dchut toujours ; toutes les
grandes guerres des Gaules se dcidrent autour delle et contre elle. Elle
ne garda pas mme ses fameuses coles. Ce quelle garda, ce fut son
gnie austre. Jusquaux temps modernes, elle a donn des hommes
dtat, des lgistes, le chancelier Rolin, les Montholon, les Jeannin, et tant
dautres. Cet esprit svre stend loin louest et au nord. De Vzelay,
Thodore de Bze, lorateur du calvinisme, le verbe de Calvin.
La sche et sombre contre dAutun et du Morvan na rien de lamnit
bourguignonne. Celui qui veut connatre la vraie Bourgogne, laimable et
vineuse Bourgogne, doit remonter la Sane par Chalon, puis tourner par
la Cte-dOr au plateau de Dijon, et redescendre vers Auxerre ; bon pays
o les villes mettent des pampres dans leurs armes 2, o tout le monde
sappelle frre ou cousin, pays de bons vivants et de joyeux nols 3.
Aucune province neut plus grandes abbayes, plus riches, plus fcondes
1

Inscription trouve Autun :


DEAE BIBRACTI
P. CAPRIL PACATUS
I II II. I VIR AUGUSTA
V. S. L. M.
Millin, I, 337.
Il semble que laristocratie se livra entirement Rome, tandis que le parti
druidique et populaire chercha ressaisir lindpendance. Le sage gouvernement
dAutun, dit Tacite, comprima la rvolte des bandes fanatiques de Maricus, Boe de la
lie du peuple, qui se donnait pour un dieu et pour le librateur des Gaules. (Annal.,
1. II, c. LXI). On a vu, au Ier vol., la rvolte de Sacrovir. Enfin les Bagaudes
saccagrent deux fois Autun. Alors furent fermes les coles Mniennes, que le
Grec Eumne rouvrit sous le patronage de Constance Chlore. Franois I er visita
Autun en 1521, et la nomma sa Rome franaise . Autun avait t appele la sur
de Rome, selon Eumne, ap. Scr. Fr. I, 712, 716, 717.
Elle fut presque ruine par Aurlien, au temps de sa victoire sur Ttricus qui y
faisait frapper ses mdailles. Saccage par les Allemands en 280, par les
Bagaudes sous Diocltien, par Attila en 451, par les Sarrasins en 732, par les
Normands en 886 et 895, En 924, on ne put en loigner les Hongrois qu prix
dargent. Histoire dAutun, par Joseph de Rosny, 1802.
Voyez les armes de Dijon et de Beaune. Un bas-relief de Dijon reprsente les
triumvirs tenant chacun un gobelet. Ce trait est local. La culture de la vigne, si
ancienne dans ce pays, a singulirement influ sur le caractre de son histoire, en
multipliant la population dans les classes infrieures. Ce fut le principal thtre de la
guerre des Bagaudes. En 1630, les vignerons se rvoltrent sous la conduite dun
ancien soldat, quils appelaient le roi Machas.
La fte des Fous se clbra Auxerre jusquen 1407. Les chanoines jouaient
la balle (pelota) jusquen 1538, dans la nef de la cathdrale. Le dernier chanoine
fournissait la balle, et la donnait au doyen ; la partie finie, venaient les danses et le
banquet. Millin, I.
Voir le curieux recueil de la Monnoye. Piron tait de Dijon (n en 1640, mort
en 1727).

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 48

en colonies lointaines : Saint-Bnigne Dijon ; prs de Mcon, Cluny ;


enfin Cteaux, deux pas de Chalon. Telle tait la splendeur de ces
monastres que Cluny reut une fois le pape, le roi de France, et je ne
sais combien de princes avec leur suite, sans que les moines se
drangeassent. Cteaux fut plus grande encore, ou du moins plus
fconde. Elle est la mre de Clairvaux, la mre de saint Bernard ; son
abb, labb des abbs, tait reconnu pour chef dordre, en 1491, par trois
mille deux cent cinquante-deux monastres. Ce sont les moines de
Cteaux qui, au commencement du treizime sicle, fondrent les ordres
militaires dEspagne, et prchrent la croisade des Albigeois, comme saint
Bernard avait prch la seconde croisade de Jrusalem. La Bourgogne
est le pays des orateurs, celui de la pompeuse et solennelle loquence.
Cest de la partie leve de la province, de celle qui verse la Seine, de
Dijon et de Montbar, que sont parties les voix les plus retentissantes de la
France, celles de saint Bernard, de Bossuet et de Buffon. Mais laimable
sentimentalit de la Bourgogne est remarquable sur dautres points, avec
plus de grce au nord, plus dclat au midi. Vers Semur, Mme de Chantal,
et sa petite-fille, Mme de Svign ; Mcon, Lamartine, le pote de lme
religieuse et solitaire ; Charolles, Edgar Quinet, celui de lhistoire et de
lhumanit 1.
La France na pas dlment plus liant que la Bourgogne, plus capable
de rconcilier le Nord et le Midi. Ses comtes ou ducs, sortis de deux
branches des Capets, ont donn, au douzime sicle, des souverains aux
royaumes dEspagne ; plus tard, la Franche-Comt, la Flandre, tous
les Pays-Bas. Mais ils nont pu descendre la valle de la Seine, ni stablir
dans les plaines du centre, malgr le secours des Anglais. Le pauvre roi
de Bourges 2, dOrlans et de Reims, la emport sur le grand-duc de
Bourgogne. Les communes de France, qui avaient dabord soutenu celuici, se rallirent peu peu contre loppresseur des communes de Flandre.
Ce nest pas en Bourgogne que devait sachever le destin de la
France. Cette province fodale ne pouvait lui donner la forme
monarchique et dmocratique laquelle elle tendait. Le gnie de la
France devait descendre dans les plaines dcolores du centre, abjurer
lorgueil et lenflure, la forme oratoire elle-mme, pour porter son dernier
fruit, le plus exquis, le plus franais. La Bourgogne semble avoir encore
quelque chose de ses Burgundes ; la sve enivrante de Beaune et de
Mcon trouble comme celle du Rhin. Lloquence bourguignonne tient de
1

Notre cher et grand Quinet, n Bourg, a t lev Charolles. Noublions pas


non plus la pittoresque et mystique petite ville de Paray-le-Monial, o naquit la
dvotion du Sacr-Cur, o mourut Mme de Chantal. Il y a certainement un souffle
religieux sur le pays du traducteur de la Symbolique et de lauteur de lHistoire de la
libert de conscience, MM. Guigniaut et Dargaud.
Charles VII.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 49

la rhtorique. Lexubrante beaut des femmes de Vermanton et


dAuxerre nexprime pas mal cette littrature et lampleur de ses formes.
La chair et le sang dominent ici, lenflure aussi, et la sentimentalit
vulgaire. Citons seulement Crbillon, Longepierre et Sedaine. Il nous faut
quelque chose de plus sobre et de plus svre pour former le noyau de la
France.
Cest une triste chute que de tomber de la Bourgogne dans la
Champagne, de voir, aprs ces riants coteaux, des plaines basses et
crayeuses. Sans parler du dsert de la Champagne-Pouilleuse, le pays
est gnralement plat, ple, dun prosasme dsolant. Les btes sont
chtives ; les minraux, les plantes peu varis. De maussades rivires
tranent leur eau blanchtre entre deux rangs de jeunes peupliers. La
maison, jeune aussi, et caduque en naissant, tche de dfendre un peu
sa frle existence en sencapuchonnant tant quelle peut dardoises, au
moins de pauvres ardoises de bois ; mais sous sa fausse ardoise, sous sa
peinture dlave par la pluie, perce la craie, blanche, sale indigente.
De telles maisons ne peuvent pas faire de belles villes. Chlons nest
gure plus gaie que ses plaines. Troyes est presque aussi laide
quindustrieuse. Reims est triste dans la largeur solennelle de ses rues,
qui fait paratre les maisons plus basses encore ; ville autrefois de
bourgeois et de prtres, vraie sur de Tours, ville sucre et tant soit peu
dvote ; chapelets et pains dpices, bons petits draps, petit vin admirable,
des foires et des plerinages.
Ces villes, essentiellement dmocratiques et anti-fodales, ont t
lappui principal de la monarchie. La coutume de Troyes, qui consacrait
lgalit des partages, a de bonne heure divis et ananti les forces de la
noblesse. Telle seigneurie qui allait ainsi toujours se divisant put se
trouver morcele en cinquante, en cent parts, la quatrime gnration.
Les nobles appauvris essayrent de se relever en mariant leurs filles de
riches roturiers. La mme coutume dclare que le ventre anoblit 1. Cette
prcaution illusoire nempcha pas les enfants des mariages ingaux de
se trouver fort prs de la roture. La noblesse ne gagna pas cette
1

Cette noblesse de mre se trouve ailleurs aussi en France, et mme sous la


premire race. (V. Beaumanoir.) Charles V (15 novembre 1370) assujettit les nobles
de mre au droit de francfief. A la deuxime rdaction de la coutume de Chaumont,
les nobles de pre rclament contre : Louis XII ordonne que la chose reste en
suspens. La coutume de Troyes consacrait lgalit de partage entre les enfants ;
de l laffaiblissement de la noblesse. Par exemple, Jean, sire de Dampierre, vicomte
de Troyes, dcda, laissant plusieurs enfants qui partagrent entre eux la vicomt.
Par leffet des partages successifs, Eustache de Conflans en possda un tiers, quil
cda un chapitre de moines. Le second tiers, fut divis en quatre parts, et chaque
part en douze lots, lesquels se sont diviss entre diverses maisons et les domaines
de la ville et du roi.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 50

addition de nobles roturiers. Enfin ils jetrent la vaine honte, et se firent


commerants.
Le malheur, cest que ce commerce ne se relevait ni par lobjet ni par la
forme. Ce ntait point le ngoce lointain, aventureux, hroque, des
Catalans ou des Gnois. Le commerce de Troyes, de Reims, ntait pas
de luxe ; on ny voyait pas ces illustres corporations, ces Grands et Petits
Arts de Florence, o des hommes dtat, tels que les Mdicis trafiquaient
des nobles produits de lOrient et du Nord, de soie, de fourrures, de
pierres prcieuses. Lindustrie champenoise tait profondment
plbienne. Aux foires de Troyes frquentes de toute lEurope, on
vendait du fil, de petites toffes, des bonnets de coton, des cuirs 1 : nos
tanneurs du faubourg Saint-Marceau sont originairement une colonie
troyenne. Ces vils produits, si ncessaires tous, firent la richesse du
pays. Les nobles sassirent de bonne grce au comptoir, et firent politesse
au manant. Ils ne pouvaient, dans ce tourbillon dtrangers qui affluaient
aux foires, sinformer de la gnalogie des acheteurs, et disputer du
crmonial. Ainsi peu peu commena lgalit. Et le grand comte de
Champagne aussi, tantt roi de Jrusalem, et tantt de Navarre, il se
trouvait fort bien de lamiti de ces marchands. Il est vrai quil tait mal vu
des seigneurs, et quils le traitaient comme un marchand lui-mme, tmoin
linsulte brutale du fromage mou, que Robert dArtois lui fit jeter au visage.
Cette dgradation prcoce de la fodalit, ces grotesques
transformations de chevaliers en boutiquiers, tout cela ne dut pas peu
contribuer gayer lesprit champenois, et lui donner ce tour ironique de
niaiserie maligne quon appelle, je ne sais pourquoi navet 2 dans nos
fabliaux. Ctait le pays des bons contes, des factieux rcits sur le noble
chevalier, sur lhonnte et dbonnaire mari, sur M. le cur et sa servante.
Le gnie narratif qui domine en Champagne, en Flanche, stendit en
longs pomes, en belles histoires. La liste de nos potes romanciers
souvre par Chrtien de Troyes et Guyot de Provins. Les grands seigneurs
du pays crivent eux-mmes leurs gestes : Villehardouin, Joinville, et le
1
2

Urbain IV tait fils dun cordonnier de Troyes. Il y btit Saint-Urbain, et fit


reprsenter sur une tapisserie son pre faisant des souliers.
Lancien type du paysan du nord de la France est lhonnte Jacques, qui pourtant
finit par faire la jacquerie. Le mme, considr comme simple et dbonnaire,
sappelle Jeannot ; quand il tombe dans un dsespoir enfantin, et quil devient
rageur, il prend le nom de Jocrisse. Enrl par la Rvolution, il sest singulirement
dniais, quoique sous la Restauration on lui ait rendu le nom de Jean-Jean. Ces
mots divers ne dsignent pas des ridicules locaux, comme ceux dArlequin, Pantalon,
Polichinelle en Italie. Les noms le plus communment ports par les domestiques,
dans la vieille France aristocratique, taient des noms de province : Lorrain, Picard,
et surtout la Brie et Champagne. Le Champenois est en effet le plus disciplinable des
provinciaux, quoique sous sa simplicit apparente il y ait beaucoup de malice et
dironie.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 51

cardinal de Retz nous ont cont eux-mmes les croisades et la Fronde.


Lhistoire et la satire sont la vocation de la Champagne. Pendant que le
comte Thibaut faisait peindre ses posies sur les murailles de son palais
de Provins, au milieu des roses orientales, les piciers de Troyes
griffonnaient sur leurs comptoirs les histoires allgoriques et satiriques de
Renard et Isengrin. Le plus piquant pamphlet de la langue est d en
grande partie des procureurs de Troyes 1 ; cest la Satire Mnippe.
Ici, dans cette nave et maligne Champagne, se termine la longue ligne
que nous avons suivie, du Languedoc et de la Provence par Lyon et la
Bourgogne. Dans cette zone vineuse et littraire, lesprit de lhomme a
toujours gagn en nettet, en sobrit. Nous y avons distingu trois
degrs : la fougue et livresse spirituelle du Midi ; lloquence et la
rhtorique bourguignonne 2 ; la grce et lironie champenoise. Cest le
dernier fruit de la France et le plus dlicat. Sur ces plaines blanches, sur
ces maigres coteaux, mrit le vin lger du Nord, plein de caprice 3 et de
saillies. A peine doit-il quelque chose la terre ; cest le fils du travail, de

2
3

Passerat et Pithou. Lesprit railleur du nord de la France clate dans les ftes
populaires.
En Champagne et ailleurs, roi de laumne (bourgeois lu pour dlivrer deux
prisonniers, etc.) ; roi de lteuf (ou de la balle) (Dupin, Deux-Svres) ; roi des
arbaltriers avec ses chevaliers (Cambry, Oise, II) ; roi des gutifs ou pauvres,
encore en 1770 (Almanach dArtois, 5770) ; roi des rosiers ou des jardiniers,
aujourdhui encore en Normandie, Champagne, Bourgogne, etc. A Paris, ftes des
sous-diacres ou diacres sols, qui faisaient un vque des fous, lencensaient avec
du cuir brl ; on chantait des chansons obscnes ; on mangeait sur lautel. A
Evreux, le 1er mai, jour de Saint-Vital, ctait la fte des cornards : on se couronnait
de feuillages, les prtres mettaient leur surplis lenvers, et se jetaient les uns aux
autres du son dans les yeux ; les sonneurs lanaient des casse-museaux (galettes).
A Beauvais, on promenait une fille et un enfant sur un ne... la messe, le refrain
chant en chur tait hihan ! A Reims, les chanoines marchaient sur deux files,
tranant chacun un hareng, chacun marchant sur le hareng de lautre... A
Bouchain, fte du prvt des tourdis ; Chlons-sur-Sane, des gaillardons ;
Paris, des enfants sans-souci, du rgiment de la calotte et de la confrrie de laloyau.
A Dijon, procession de la mre folle. A Harfleur, au mardi gras, fte de la scie.
(Dans les armes du prsident Coss-Brissac, il y avait une scie). Les magistrats
baisent les dents de la scie. Deux masques portent le bton friseux (montants de la
scie). Puis on porte le bton friseux un poux qui bat sa femme. Ds le temps
de la conqute de Guillaume existait lassociation de la chevalerie dHonfleur.
Sur la montagne de Langres naquit Diderot. Cest la transition entre la
Bourgogne et la Champagne. Il runit les deux caractres.
Cela doit sentendre non seulement du vin, mais de la vigne. Les terres qui
donnent le vin de Champagne semblent capricieuses. Les gens du pays assurent
que dans une pice de trois arpents parfaitement semblables, il ny a souvent que
celui du milieu qui donne de bon vin.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 52

la socit 1. L crt aussi cette chose lgre 2, profonde pourtant, ironique


la fois et rveuse, qui retrouva et ferma pour toujours la veine des
fabliaux.
Par les plaines plates de la Champagne sen vont nonchalamment le
fleuve des Pays-Bas, le fleuve de la France, la Meuse, et la Seine avec la
Marne son acolyte. Ils vont, mais grossissant, pour arriver avec plus de
dignit la mer. Et la terre elle-mme surgit peu peu en collines dans
lIle-de-France, dans la Normandie, dans la Picardie. La France devient
plus majestueuse. Elle ne veut pas arriver la tte basse en face de
lAngleterre ; elle se pare de forts et de villes superbes, elle enfle ses
rivires, elle projette en longues ondes de magnifiques plaines, et
prsente sa rivale cette autre Angleterre de Flandre et de Normandie 3.
Il y a l une mulation immense. Les deux rivages se hassent et se
ressemblent. Des deux cts, duret, avidit, esprit srieux et laborieux.
La vieille Normandie regarde obliquement sa fille triomphante, qui lui
sourit avec insolence du haut de son bord. Elles existent pourtant encore
les tables o se lisent les noms des Normands qui conquirent lAngleterre.
La conqute nest-elle pas le point do celle-ci a pris lessor ? Tout ce
quelle a dart, qui le doit-elle ? Existaient-ils avant la conqute, ces
monuments dont elle est si fire ? Les merveilleuses cathdrales
anglaises que sont-elles, sinon une imitation, une exagration de
larchitecture normande ? Les hommes eux-mmes et la race, combien se
sont-ils modifis par le mlange franais ? Lesprit guerrier et chicaneur,
tranger aux Anglo-Saxons, qui a fait de lAngleterre, aprs la conqute,
une nation dhommes darmes et de scribes, cest l le pur esprit
normand. Cette sve acerbe est la mme des deux cts du dtroit.
Caen, la ville de sapience, conserve le grand monument de la fiscalit
anglo-normande, lchiquier de Guillaume le Conqurant. La Normandie
na rien envier, les bonnes traditions sy sont perptues. Le pre de

Une terre qui, seme de froment, occuperait cinq ou six mnages, occupe
quelquefois six ou sept cents personnes, hommes, femmes et enfants, lorsquelle est
plante de vignes. On sait combien le vin de Champagne exige de faon.
La Fontaine dit de lui-mme :
Je suis chose lgre, et vole tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et dobjet en objet,
A beaucoup de plaisir je mle un peu de gloire.
Jirais plus haut peut-tre au temple de mmoire,
Si dans un genre seul javais us mes jours ;
Mais quoi ! je suis volage, en vers comme en amours.
Le pote, dit Platon, est chose lgre et sacre.
Du ct de Coutances particulirement, les figures et le paysage sont
singulirement anglais.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 53

famille, au retour des champs, aime expliquer ses petits, attentifs,


quelques articles du Code civil 1.
Le Lorrain et le Dauphinois ne peuvent rivaliser avec le Normand pour
lesprit processif. Lesprit breton, plus dur, plus ngatif, est moins avide et
moins absorbant. La Bretagne est la rsistance, la Normandie la
conqute ; aujourdhui conqute sur la nature, agriculture, industrialisme.
Ce gnie ambitieux et conqurant se produit dordinaire par la tnacit,
souvent par laudace et llan ; et llan va parfois au sublime : tmoin tant
dhroques marins 2, tmoin le grand Corneille. Deux fois la littrature
franaise a repris lessor par la Normandie, quand la philosophie se
rveillait par la Bretagne. Le vieux pome de Rou parat au douzime
sicle avec Abailard ; au dix-septime sicle, Corneille avec Descartes.
Pourtant, je ne sais pourquoi la grande et fconde idalit est refuse au
gnie normand. Il se dresse haut, mais tombe vite. Il tombe dans
lindigente correction de Malherbe, dans la scheresse de Mzerai, dans
les ingnieuses recherches de La Bruyre et de Fontenelle. Les hros
mmes du grand Corneille, toutes les fois quils ne sont pas sublimes,
deviennent volontiers dinsipides plaideurs, livrs aux subtilits dune
dialectique vaine et strile.
Ni subtil, ni strile, coup sr, nest le gnie de notre bonne et forte
Flandre, mais bien positif et rel, bien solidement fond ; solidis fundatum
ossibus intus. Sur ces grasses et plantureuses campagnes, uniformment
riches dengrais, de canaux, dexubrante et grossire vgtation, herbes,
hommes et animaux, poussent lenvi, grossissent plaisir. Le buf et le
cheval y gonflent, jouer llphant. La femme vaut un homme et souvent
mieux. Race pourtant un peu molle dans sa grosseur, plus forte que
robuste, mais dune force musculaire immense. Nos Hercules de foire
sont venus souvent du dpartement du Nord.
La force prolifique des Bolg dIrlande se trouve chez nos Belges de
Flandre et des Pays-Bas. Dans lpais limon de ces riches plaines, dans
ces vastes et sombres communes industrielles, dYpres, de Gand, de
Bruges, les hommes grouillaient comme les insectes aprs lorage. Il ne
fallait pas mettre le pied sur ces fourmilires. Ils en sortaient linstant,
piques baisses, par quinze, vingt, trente mille hommes, tous forts et bien
1

Voyez-vous ce petit champ ? me disait M. D., ex-prsident dun des tribunaux


de la basse Normandie ; si demain il passait quatre frres, il serait linstant coup
par quatre haies. Tant il est ncessaire, ici, que les proprits soient nettement
spares. Les Normands sont si adonns aux tudes de lloquence, dit un
auteur du onzime sicle, quon entend jusquaux petits enfants parler comme des
orateurs...
Il parat que les Dieppois avaient dcouvert avant les Portugais la route des
Indes ; mais ils en gardrent si bien le secret, quils en ont perdu la gloire.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 54

nourris, bien vtus, bien arms. Contre de telles masses la cavalerie


fodale navait pas beau jeu.
Avaient-ils si grand tort dtre fiers, ces braves Flamands ? Tout gros et
grossiers quils taient 1, ils faisaient merveilleusement leurs affaires.
Personne nentendait comme eux le commerce, lindustrie, lagriculture.
Nulle part le bon sens, le sens du positif, du rel, ne fut plus remarquable.
Nul peuple peut-tre au moyen ge ne comprit mieux la vie courante du
monde, ne sut mieux agir et conter. La Champagne et la Flandre sont
alors les seuls pays qui puissent lutter pour lhistoire avec lItalie. La
Flandre a son Villani dans Froissart, et dans Commines son Machiavel.
Ajoutez-y ses empereurs historiens de Constantinople. Ses auteurs de
fabliaux sont encore des historiens, au moins en ce qui concerne les
murs publiques.
Murs peu difiantes, sensuelles et grossires. Et plus on avance au
nord dans cette grasse Flandre, sous cette douce et humide atmosphre,
plus la contre samollit, plus la sensualit domine, plus la nature devient
puissante 2. Lhistoire, le rcit ne suffisent plus satisfaire le besoin de la
ralit, lexigence des sens. Les arts du dessin viennent au secours. La
sculpture commence en France mme avec le fameux disciple de MichelAnge, Jean de Boulogne. Larchitecture aussi prend lessor ; non plus la
sobre et svre architecture normande, aiguise en ogives et se dressant
au ciel, comme un vers de Corneille ; mais une architecture riche et pleine
en ses formes. Logive sassouplit en courbes molles, en arrondissement
voluptueux. La courbe tantt saffaisse et savachit, tantt se boursoufle et
tend au ventre. Ronde et onduleuse dans tous ses ornements, la
charmante tour dAnvers slve doucement tage, comme une
gigantesque corbeille tresse des joncs de lEscaut.
Ces glises, soignes, laves, pares, comme une maison flamande,
blouissent de propret et de richesse, dans la splendeur de leurs
1

Cette grossiret de la Belgique est sensible dans une foule de choses. On peut
voir Bruxelles la petite statue du Mannekenpiss, le plus vieux bourgeois de la
ville ; on lui donne un habit neuf aux grandes ftes.
V. les coutumes du comt de Flandre, traduites par Legrand, Cambrai, 1719, Ier
vol. Coutume de Gand, p. 149, rub. 26 : (Niemandt en sal bastaerdi wesen van de
moeder...) personne ne sera btard de la mre ; mais ils succderont la mre avec
les autres lgitimes (non au pre). Ceci montre bien que ce nest pas le motif
religieux ou moral qui les exclut de la succession du pre, mais le doute de la
paternit. Dans cette coutume, il y a communaut, partage gal dans les
successions, etc.
Vous y retrouverez la prdilection pour le cygne, qui, selon Virgile, tait
lornement du Mincius et des autres fleuves de Lombardie. Ds lentre de lancienne
Belgique, Amiens, la petite Venise, comme lappelait Louis XIV, nourrissait sur la
Somme les cygnes du roi. En Flandre, une foule dauberges ont pour enseigne le
cygne.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 55

ornements de cuivre, dans leur abondance de marbre blancs et noirs.


Elles sont plus propres que les glises italiennes, et non pas moins
coquettes. La Flanche est une Lombardie prosaque, qui manquent la
vigne et le soleil. Quelque autre chose manque aussi, on sen aperoit en
voyant ces innombrables figures de bois que lon rencontre de plain-pied
dans les cathdrales ; sculpture conomique qui ne remplace pas le
peuple de marbre des cits dItalie 1. Par-dessus ces glises, au sommet
de ces tours, sonne luniforme et savant carillon, lhonneur et la joie de la
commune flamande. Le mme air jou dheure en heure pendant des
sicles, a suffi au besoin musical de je ne sais combien de gnrations
dartisans, qui naissaient et mouraient fixs sur ltabli 2.
Mais la musique et larchitecture sont trop abstraites encore. Ce nest
pas assez de ces sons, de ces formes ; il faut des couleurs, de vives et
vraies couleurs, des reprsentations vivantes de la chair et des sens. Il
faut dans les tableaux de bonnes et rudes ftes, o des hommes rouges
et des femmes blanches boivent, fument et dansent lourdement 3. Il faut
des supplices atroces, des martyrs indcents et horribles, des Vierges
normes, fraches, grasses, scandaleusement belles. Au del de lEscaut,
au milieu des tristes marais, des eaux profondes, sous les hautes digues
de Hollande, commence la sombre et srieuse peinture ; Rembrandt et
Grard Dow peignent o crivent Erasme et Grotius 4. Mais dans la
Flandre, dans la riche et sensuelle Anvers, le rapide pinceau de Rubens
fera les bacchanales de la peinture. Tous les mystres seront travestis 5
dans ses tableaux idoltriques qui frissonnent encore de la fougue et de la

1
2
3
4

La seule cathdrale de Milan est couronne de cinq mille statues et figurines.


Il est juste de remarquer que cet instinct musical sest dvelopp dune manire
remarquable, surtout dans la partie wallonne V. T. VI, p. 120.
V. au muse du Louvre le tableau intitul Fte flamande. Cest la plus effrne et
la plus sensuelle bacchanale.
Selon moi, la haute expression du gnie belge, cest pour la partie flamande,
Rubens, et pour la wallonne ou celtique, Grtry. La spontanit domine en Belgique,
la rflexion en Hollande. Les penseurs ont aim ce dernier pays. Descartes est venu
y faire lapothose du moi humain, et Spinosa, celle de la nature. Toutefois la
philosophie propre la Hollande, cest une philosophie pratique qui sapplique aux
rapports politiques des peuples : Grotius.
Son lve, Van Dyck, peint dans un de ses tableaux un ne genoux devant une
hostie.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 56

brutalit du gnie 1. Cet homme terrible, sorti du sang slave 2, nourri dans
lemportement des Belges, n Cologne, mais ennemi de lidalisme
allemand, a jet dans ses tableaux une apothose effrne de la nature.
Cette frontire des races et des langues 3 europennes, est un grand
thtre des victoires de la vie et de la mort. Les hommes poussent vite,
multiplient touffer ; puis les batailles y pourvoient. L se combat
jamais la grande bataille des peuples et des races. Cette bataille du
monde qui eut lieu, dit-on, aux funrailles dAttila, elle se renouvelle
incessamment en Belgique entre la France, lAngleterre et lAllemagne,
entre les Celtes et les Germains. Cest l le coin de lEurope, le rendez1

Nous avons ici la belle suite des tableaux commands Rubens par Marie de
Mdicis, mais cette peinture allgorique et officielle ne donne pas lide de son gnie.
Cest dans les tableaux dAnvers et de Bruxelles que lon comprend Rubens. Il faut
voir Anvers la Sainte Famille, o il a mis ses trois femmes sur lautel, et lui,
derrire, en saint Georges, un drapeau au poing et les cheveux au vent. Il fit ce
grand tableau en dix-sept jours. Sa Flagellation est horrible de brutalit ; lun des
flagellants, pour frapper plus fort, appuie le pied sur le mollet du Sauveur ; un autre
regarde par-dessous sa main, et rit au nez du spectateur. La copie de Van Dyck
semble bien ple ct du tableau original. Au muse de Bruxelles, il y a le
Portement de croix, dune vigueur et dun mouvement qui va au vertige. La
Madeleine essuie le sang du Sauveur avec le sang-froid dune mre qui dbarbouille
son enfant. On peut voir au mme Muse le martyre de saint Livin, une scne de
boucherie ; pendant quon dchiquette la chair du martyr, et quun des bourreaux en
donne aux chiens avec une pince, un autre tient dans les dents son stylet qui
dgoutte de sang. Au milieu de ces horreurs, toujours un talage de belles et
immodestes carnations. Le Combat des Amazones lui a donn une bonne
occasion de peindre une foule de corps de femmes dans des attitudes passionnes ;
mais son chef-duvre est peut-tre cette terrible colonne de corps humains quil a
tissus ensemble dans son jugement dernier.
Sa famille tait de Styrie. Ce quil a de plus imptueux en Europe est aux deux
bouts lorient, les Slaves de Pologne, Illyrie, Styrie, etc. ; loccident, les Celtes
dIrlande, Ecosse, etc.
La Flandre hollandaise est compose de places cdes par le trait de 1648 et
par le trait de la Barrire (1715). Ce nom est significatif. La Marche, ou Marquisat
dAnvers, cre par Othon II, donne par Henri IV au plus vaillant homme de
lEmpire, Godefroy de Bouillon. Cest au Sas de Gand quOthon fit creuser, en
980, un foss qui sparait lEmpire de la France. A Louvain, dit un voyageur, la
langue est germanique, les murs hollandaises et la cuisine franaise. Avec
lidiome germanique commencent les noms astronomiques (Al-ost, Ost-ende) ; en
France, comme chez toutes les nations celtiques, les noms sont emprunts la terre
(Lille, lle).
Avant lmigration des tisserands en Angleterre, vers 1382, il y avait Louvain
cinquante mille tisserands. Forster, I, 364. A Ypres (sans doute en y comprenant la
banlieue) il y en avait deux cent mille en 1342. En 1380, ceux de Gand sortirent
avec trois armes . Oudegherst, Chronique de flandre, folio 301. Ce pays humide
est dans plusieurs parties aussi insalubre que fertile. Pour dire un homme blme, on
dirait : Il ressemble la mort dYpres. Au reste, la Belgique a moins souffert
des inconvnients naturels de son territoire que des rvolutions politiques. Bruges a
t tue par la rvolte de 1492 ; Gand, par celle de 1540 ; Anvers, par le trait de
1648, qui fit la grandeur dAmsterdam en fermant lEscaut.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 57

vous des guerres. Voil pourquoi elles sont si grasses, ces plaines ; le
sang na pas le temps dy scher ! Lutte terrible et varie ! A nous les
batailles de Bouvines, Roosebeck, Lens, Steinkerke, Denain, Fontenoi,
Fleurus, Jemmapes ; eux celles des perons, de Courtray. Faut-il
nommer Waterloo 1 ?
Angleterre ! Angleterre ! vous navez pas combattu ce jour-l seul
seul : vous aviez le monde avec vous. Pourquoi prenez-vous pour vous
toute la gloire ? Que veut dire votre pont de Waterloo ? Y a-t-il tant
senorgueillir, si le reste mutil de cent batailles, si la dernire leve de la
France, lgion imberbe, sortie peine des lyces et du baiser des mres,
sest brise contre votre arme mercenaire, mnage dans tous les
combats, et garde contre nous comme le poignard de misricorde dont le
soldat aux abois assassinait son vainqueur ?
Je ne tairai rien pourtant. Elle me semble bien grande, cette odieuse
Angleterre, en face de lEurope, en face de Dunkerque 2, et dAnvers en
ruines 3. Tous les autres pays, Russie, Autriche, Italie, Espagne, France,
ont leurs capitales louest et regardent au couchant ; le grand vaisseau
europen semble flotter, la voile enfle du vent qui jadis souffla de lAsie.
LAngleterre seule a la proue lest, comme pour braver le monde, unum
omnia contra. Cette dernire terre du vieux continent est la terre hroque,
lasile ternel des bannis, des hommes nergiques. Tous ceux qui ont
jamais fui la servitude, druides poursuivis par Rome, Gaulois-Romains
chasss par les barbares, Saxons proscrits par Charlemagne, Danois
affams, Normands avides, et lindustrialisme flamand perscut, et le
calvinisme vaincu, tous ont pass la mer, et pris pour patrie la grande le :
Arva beata petamus arva, divites et insulas... Ainsi lAngleterre a
engraiss de malheurs, et grandi de ruines. Mais mesure que tous ces
proscrits, entasss dans cet troit asile, se sont mis se regarder,
mesure quils ont remarqu les diffrences de races et de croyances qui
les sparaient, quils se sont vus Kymrys, Gals, Saxons, Danois,
Normands, la haine et le combat sont venus. a t comme ces combats
1

La grande bataille des temps modernes sest livre prcisment sur la limite des
deux langues, Waterloo. A quelques pas en de de ce nom flamand, on trouve le
Mont-Saint-Jean. Le monticule quon a lev dans cette plaine semble un tumulus
barbare, celtique ou germanique.
Les magistrats de Dunkerque supplirent vainement la reine Anne ; ils
essayrent de prouver que les Hollandais gagneraient plus que les Anglais la
dmolition de leur ville. Il nest point de lecture plus douloureuse et plus humiliante
pour un Franais. Cherbourg nexistait pas encore ; il ne resta plus un port militaire,
dOstende Brest.
Jai l, disait Bonaparte, un pistolet charg au cour de lAngleterre. La place
dAnvers, disait-il Sainte-Hlne, est une des grandes causes pour lesquelles je
suis ici ; la cession dAnvers est un des motifs qui mavaient dtermin ne pas
signer la paix de Chtillon.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 58

bizarres dont on rgalait Rome, ces combats danimaux tonns dtre


ensemble : hippopotames et lions, tigres et crocodiles. Et quand les
amphibies, dans leur cirque ferm de lOcan, se sont assez longtemps
mordus et dchirs, ils se sont jets la mer, ils ont mordus la France.
Mais la guerre intrieure, croyez-le bien, nest pas finie encore. La bte
triomphante a beau narguer le monde sur son trne des mers. Dans son
amer sourire se mle un furieux grincement de dents, soit quelle nen
puisse plus tourner laigre et criante roue de Manchester, soit que le
taureau de lIrlande, quelle tient terre, se retourne et mugisse.
La guerre des guerres, le combat des combats, cest celui de
lAngleterre et de la France ; le reste est pisode. Les noms franais sont
ceux des hommes qui tentrent de grandes choses contre lAnglais. La
France na quun saint, la Pucelle ; et le nom de Guise qui leur arracha
Calais des dents, le nom des fondateurs de Brest, de Dunkerque et
dAnvers 1, voil, quoi que ces hommes aient fait du reste des noms chers
et sacrs. Pour moi, je me sens personnellement oblig envers ces
glorieux champions de la France et du monde, envers ceux quils
armrent, les Duguay-Trouin, les Jean Bart, les Surcouf, ceux qui
rendaient pensifs les gens de Plymouth, qui leur faisaient secouer
tristement la tte ces Anglais, qui les tiraient de leur taciturnit, qui les
obligeaient dallonger leurs monosyllabes.
La lutte contre lAngleterre a rendu la France un immense service.
Elle a confirm, prcis sa nationalit. A force de se serrer contre
lennemi, les provinces se sont trouves un peuple. Cest en voyant de
prs lAnglais, quelles ont senti quelles taient France. Il en est des
nations comme de lindividu, il connat et distingue sa personnalit par la
rsistance de ce qui nest pas elle, il remarque le moi par le non-moi. La
France sest forme ainsi sous linfluence des grandes guerres anglaises,
par opposition la fois, et par composition. Lopposition est plus sensible
dans les provinces de lOuest et du Nord, que nous venons de parcourir.
La composition est louvrage des provinces centrales dont il nous reste
parler.
Pour trouver le centre de la France, le noyau autour duquel tout devait
sagrger, il ne faut pas prendre le point central dans lespace ; ce serait
vers Bourges, vers le Bourbonnais, berceau de la dynastie ; il ne faut pas
chercher la principale sparation des eaux, ce seraient les plateaux de
Dijon ou de Langres, entre les sources de la Sane, de la Seine et de la
Meuse ; pas mme le point de sparation des races, ce serait sur la Loire,
entre la Bretagne, lAuvergne et la Touraine. Non, le centre sest trouv
marqu par des circonstances plus politiques que naturelles, plus
humaines que matrielles. Cest un centre excentrique, qui drive et
1

Il faut entendre ici Richelieu, Louis XIV et Bonaparte.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 59

appuie au nord, principal thtre de lactivit nationale, dans le voisinage


de lAngleterre, de la Flandre et de lAllemagne. Protg et non pas isol,
par les fleuves qui lentourent, il se caractrise selon la vrit par le nom
dIle-de-France.
On dirait, voir les grands fleuves de notre pays, les grandes lignes de
terrains qui les encadrent, que la France coule avec eux lOcan. Au
nord, les pentes sont peu rapides, les fleuves sont dociles. Ils nont point
empch la libre action de la politique de grouper les provinces autour du
centre qui les attirait. La Seine est en tout sens le premier de nos fleuves,
le plus civilisable, le plus perfectible. Elle na ni la capricieuse et perfide
mollesse de la Loire, ni la brusquerie de la Garonne, ni la terrible
imptuosit du Rhne, qui tombe comme un taureau chapp des Alpes,
perce un lac de dix-huit lieues, et vole la mer, en mordant ses rivages.
La Seine reoit de bonne heure lempreinte de la civilisation. Ds Troyes,
elle se laisse couper, diviser plaisir, allant chercher les manufactures et
leur prtant ses eaux. Lors mme que la Champagne lui a vers la Marne,
et la Picardie lOise, elle na pas besoin de fortes digues, elle se laisse
serrer dans nos quais, sans sen irriter davantage. Entre les manufactures
de Troyes et celles de Rouen, elle abreuve Paris. De Paris au Havre, ce
nest plus quune ville. Il faut la voir entre Pont-de-lArche et Rouen, la
belle rivire, comme elle sgare dans ses les innombrables, encadres
au soleil couchant dans des flots dor, tandis que, tout du long, les
pommiers mirent leurs fruits jaunes et rouges sous des masses
blanchtres. Je ne puis comparer ce spectacle que celui du lac de
Genve. Le lac a de plus, il est vrai, les vignes de Vaud, Meillerie et les
Alpes. Mais le lac ne marche point ; cest limmobilit, ou du moins
lagitation sans progrs visible. La Seine marche, et porte la pense de la
France, de Paris vers la Normandie, vers lOcan, lAngleterre, la lointaine
Amrique.
Paris a pour premire ceinture, Rouen, Amiens, Orlans, Chlons,
Reims, quil emporte dans son mouvement. A quoi se rattache une
ceinture extrieure, Nantes, Bordeaux, Clermont et Toulouse, Lyon,
Besanon, Metz et Strasbourg. Paris se reproduit en Lyon pour atteindre
par le Rhne lexcentrique Marseille. Le tourbillon de la vie nationale a
toute sa densit au nord ; au midi les cercles quil dcrit se relchent et
slargissent.
Le vrai centre sest marqu de bonne heure ; nous le trouvons dsign,
au sicle de saint Louis, dans les deux ouvrages qui ont commenc notre
jurisprudence : TABLISSEMENTS DE FRANCE ET DORLANS ; COUTUMES
DE FRANCE ET DE VERMANDOIS 1. Cest entre lOrlanais et le Vermandois,
1

A Orleans, la science et lenseignement du droit romain ; en Picardie, loriginalit


du droit fodal et coutumier ; deux Picards, Beaumanoir et Desfontaines, ouvrent

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 60

entre le coude de la Loire et les sources de lOise, entre Orlans et SaintQuentin, que la France a trouv enfin son centre, son assiette et son point
de repos. Elle lavait cherch en vain, et dans les pays druidiques de
Chartres et dAutun, et dans les chefs-lieux des clans galliques, Bourges,
Clermont (Agendicum, urbs Arvernorum). Elle lavait cherch dans les
capitales de lglise mrovingienne et carlovingienne, Tours et Reims 1.
La France captienne du roi de Saint-Denys, entre la fodale
Normandie et la dmocratique Champagne, stend de Saint-Quentin
Orlans, Tours. Le roi est abb de Saint-Martin de Tours, et premier
chanoine de Saint-Quentin. Orlans se trouvant place au lieu o se
rapprochent les deux grand fleuves, le sort de cette ville a t souvent
celui de la France ; les noms de Csar, dAttila, de Jeanne dArc, des
Guises, rappellent tout ce quelle a vu de siges et de guerres. La
srieuse Orlans 2 est prs de la Touraine, prs de la molle et rieuse
patrie de Rabelais, comme la colrique Picardie ct de lironique
Champagne. Lhistoire de lantique France semble entasse en Picardie.
La royaut, sous Frdgonde et Charles le Chauve, rsidant Soissons 3,
Crpy, Verberie, Attigny ; vaincue par la fodalit, elle se rfugia sur la
montagne de Laon. Laon, Pronne, Saint-Mdard de Soissons, asiles et
prisons tour tour, reurent Louis le Dbonnaire, Louis dOutre-mer, Louis
XI. La royale tour de Laon a t dtruite en 1832 ; celle de Pronne dure
encore. Elle dure, la monstrueuse tour fodale des Coucy 4.
1

3
4

notre jurisprudence.
Bourges tait aussi un grand centre ecclsiastique. Larchevque de Bourges
tait patriarche, primat des Aquitaines et mtropolitain. Il tendait sa juridiction
comme patriarche sur les archevques de Narbonne et de Toulouse, comme primat
sur ceux de Bordeaux et dAuch (mtropolitain de la 2 e et 3e Aquitaine) ; comme
mtropolitain, il avait anciennement onze suffragants, les vques de Clermont,
Saint-Flour, le Puy, Tulle, Limoges, Mende, Rodez, Vabres, Castres, Cahors. Mais
lrection de lvch dAlbi en archevch ne lui laissa sous sa juridiction que les
cinq premiers de ces siges.
La raillerie orlanaise tait amre et dure. Les Orlanais avaient reu le sobriquet
de gupins. On dit aussi : La glose dOrlans est pire que le texte. La Sologne
a un caractre analogue : Niais de Sologne, qui ne se trompe qu son profit.
Ppin y fut lu en 750. Louis dOutre-mer y mourut.
La tour de Coucy a cent soixante-douze pieds de haut, et trois cent cinq de
circonfrence. Les murs ont jusqu trente-deux pieds dpaisseur. Mazarin fit sauter
la muraille extrieure en 1652, et, le 18 septembre 1692, un tremblement de terre
fendit la tour du haut en bas. Un ancien roman donne lun des anctres de
Coucy neuf pieds de hauteur. Enguerrand VII, qui combattit Nicopolis, fit placer aux
Clestins de Soissons son portrait et celui de sa premire femme, de grandeur
colossale. Parmi les Coucy, citons seulement : Thomas de Marle, auteur de la Loi de
Vervins (lgislation favorable aux vassaux), mort en 1130 ; Raoul Ier, le trouvre,
lamant, vrai ou prtendu, de Gabrielle de Vegy, mort la croisade en 1191.
Enguerrand VII, qui refusa lpe de conntable et la fit donner Clisson, mort en
1397. On a prtendu tort quEnguerrand III, en 1228, voulut semparer du trne
pendant la minorit de saint Louis. Art de vrifier les dates, XII, 279, sqq.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 61

Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,


Je suis le sire de Coucy.
Mais en Picardie la noblesse entra de bonne heure dans la grande
pense de la France. La maison de Guise, branche picarde des princes
de Lorraine, dfendit Metz contre les Allemands, prit Calais aux Anglais, et
faillit prendre aussi la France au roi. La monarchie de Louis XIV fut dite et
juge par le Picard Saint-Simon 1.
Fortement fodale, fortement communale et dmocratique fut cette
ardente Picardie. Les premires communes de France sont les grandes
villes ecclsiastiques de Noyon, de Saint-Quentin, dAmiens, de Laon. Le
mme pays donna Calvin, et commena la Ligue contre Calvin. Un ermite
dAmiens 2 avait enlev toute lEurope, princes et peuples, Jrusalem,
par llan de la religion. Un lgiste de Noyon 3 la changea, cette religion,
dans la moiti des pays occidentaux ; il fonda sa Rome Genve, et mit
la rpublique dans la foi. La rpublique, elle fut pousse par les mains
picardes dans sa course effrne, de Condorcet en Camille Desmoulins,
de Desmoulins en Gracchus Babuf 4. Elle fut chante par Branger, qui
dit si bien le mot de la nouvelle France : Je suis vilain et trs vilain.
Entre ces vilains, plaons au premier rang notre illustre gnral Foy,
lhomme pur, la noble pense de larme 5.
Le Midi et les pays vineux nont pas, comme lon voit, le privilge de
lloquence. La Picardie vaut la Bourgogne : ici il y a du vin dans le cur.
On peut dire quen avanant du centre la frontire belge le sang
sanime, et que la chaleur augmente vers le nord 6. La plupart de nos
grands artistes, Claude Lorrain, le Poussin, Lesueur 7, Goujon, Cousin,
Mansart, Lentre, David, appartiennent aux provinces septentrionales et si
1

2
3
4

Cette famille rcente, qui prtendait remonter Charlemagne, a bien assez


davoir produit lun des plus grands crivains du dix-septime sicle, et lun des plus
hardis penseurs du ntre.
Pierre lErmite.
Calvin, n en 1509, mort en 1564.
Condorcet, n Ribemont en 1743, mort en 1794. Camille Desmoulins, n
Guise en 1762, mort en 1794. Babuf, n Saint-Quentin mort en 1797.
Branger est n Paris, mais dune famille picarde.
N Pithon ou Ham. Plusieurs gnraux de la Rvolution sont sortis de la
Picardie : Dumas, Dupont, Serrurier, etc. Ajoutons la liste de ceux qui ont illustr
ce pays fcond en tout genre de gloire : Anselme, de Laon ; Ramus, tu la SaintBarthlemy ; Boutillier, lauteur de la Somme rurale ; lhistorien Guibert de Nogent ;
Charlevoix ; les dEstres et les Genlis.
Jen dis autant de lArtois, qui a produit tant de mystiques. Arras est la patrie de
labb Prvost. Le Boulonnais a donn en un mme homme un grand pote et un
grand critique, je parle de Sainte-Beuve.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 62

nous passons la Belgique, si nous regardons cette petite France de Lige,


isole au milieu de la langue trangre, nous y trouvons notre Grtry 1.
Pour le centre du centre, Paris, lIle-de-France, il nest quune manire
de les faire connatre, cest de raconter lhistoire de la monarchie. On les
caractriserait mal en citant quelques noms propres ; ils ont reu, ils ont
donn lesprit national ; ils ne sont pas un pays, mais le rsum du pays.
La fodalit mme de lIle-de-France exprime des rapports gnraux. Dire
les Montfort, cest dire Jrusalem, la croisade du Languedoc, les
communes de France et dAngleterre et les guerres de Bretagne ; dire les
Montmorency, cest dire la fodalit rattache au pouvoir royal, dun gnie
mdiocre, loyal et dvou. Quant aux crivains si nombreux qui sont ns
Paris, ils doivent beaucoup aux provinces dont leurs parents sont sortis,
ils appartiennent surtout lesprit universel de la France qui rayonna en
eux. En Villon, en Boileau, en Molire et Regnard, en Voltaire, on sent ce
quil y a de plus gnral dans le gnie franais ; ou si lon veut y chercher
quelque chose de local, on y distinguera tout au plus un reste de cette
vieille sve desprit bourgeois, esprit moyen, moins tendu que judicieux,
critique et moqueur, qui se forma dabord de bonne humeur gauloise et
damertume parlementaire entre le parvis Notre-Dame et les degrs de la
sainte Chapelle.
Mais ce caractre indigne et particulier est encore secondaire ; le
gnral domine. Qui dit Paris dit la monarchie tout entire. Comment sest
forme en une ville ce grand et complet symbole du pays ? Il faudrait
toute lhistoire du pays pour lexpliquer : la description de Paris en serait le
dernier chapitre. Le gnie parisien est la forme la plus complexe la fois
et la plus haute de la France. Il semblerait quune chose qui rsultait de
lannihilation de tout esprit local, de toute provincialit, dt tre purement
ngative. Il nen est pas ainsi. De toutes ces ngations dides matrielles,
locales, particulires, rsulte une gnralit vivante, une chose positive,
une force vive. Nous lavons vu en Juillet 2.

1
2

Claude le Lorrain, n Chamagne en Lorraine, en 1600, mort en 1682.


Poussin, originaire de Soissons, n aux Andelys en 1594, mort en 1665. Lesueur,
n Paris en 1617, mort en 1655. Jean Cousin, fondateur de lcole franaise, n
Soucy, prs Sens, vers 1501. Jean Goujon, n Paris, mort en 1572.
Germain Pilon, n Lou, six lieues du Mans, mort la fin du seizime sicle.
Pierre Lescot, larchitecte qui lon doit la fontaine des Innocents, n Paris en
1510, mort en 1571. Callot, ce rapide et spirituel artiste qui grava quatorze cents
planches, n Nancy en 1593, mort en 1635. Mansart, larchitecte de Versailles et
des Invalides, n Paris en 1645, mort en 1708. Lentre, n Paris en 1613,
mort en 1700, etc.
N en 1745, mort en 1813.
crit en 1833.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 63

Cest un grand et merveilleux spectacle de promener ses regards du


centre aux extrmits, et dembrasser de lil ce vaste et puissant
organisme o les parties diverses sont si habilement rapproches,
opposes, associes, le faible au fort, le ngatif au positif ; de voir
lloquente et vineuse Bourgogne entre lironique navet de la
Champagne et lpret critique, polmique, guerrire, de la FrancheComt et de la Lorraine ; de voir le fanatisme languedocien entre la
lgret provenale et lindiffrence gasconne ; de voir la convoitise,
lesprit conqurant de la Normandie contenus entre la rsistante Bretagne
et lpaisse et massive Flandre.
Considre en longitude, la France ondule en deux longs systmes
organiques, comme le corps humain est double dappareil, gastrique et
crbro-spinal. Dune part, les provinces de Normandie, Bretagne et
Poitou, Auvergne et Guyenne ; de lautre, celles de Languedoc et
Provence, Bourgogne et Champagne, enfin celles de Picardie et de
Flandre, o les deux systmes se rattachent. Paris est le sensorium.
La force et la beaut de lensemble consistent dans la rciprocit des
secours, dans la solidarit des parties, dans la distribution des fonctions,
dans la division du travail social. La force rsistante et guerrire, la vertu
daction est aux extrmits, lintelligence au centre ; le centre se sait luimme et sait tout le reste. Les provinces frontires, cooprant plus
directement la dfense, gardent les traditions militaires, continuent
lhrosme barbare et renouvellent sans cesse dune population nergique
le centre nerv par le froissement rapide de la rotation sociale. Le centre,
abrit de la guerre, pense, innove dans lindustrie, dans la science, dans
la politique ; il transforme tout ce quil reoit, Il boit la vie brute, et elle se
transfigure. Les provinces se regardent en lui ; en lui elles saiment et
sadmirent sous une forme suprieure ; elles se reconnaissent peine :
Miranturque novas frondes et non sua poma.
Cette belle centralisation, par quoi la France est la France, elle attriste
au premier coup dil. La vie est au centre, aux extrmits ;
lintermdiaire est faible et ple. Entre la riche banlieue de Paris et la riche
Flandre, vous traversez la vieille et triste Picardie ; cest le sort des
provinces centralises qui ne sont pas le centre mme. Il semble que
cette attraction puissante les ait affaiblies, attnues. Elles le regardent
uniquement, ce centre, elles ne sont grandes que par lui. Mais plus
grandes sont-elles par cette proccupation de lintrt central, que les
provinces excentriques ne peuvent ltre par loriginalit quelles
conservent. La Picardie centralise a donn Condorcet, Foy, Branger, et
bien dautres, dans les temps modernes. La riche Flandre, la riche Alsace,
ont-elles eu de nos jours des noms comparables leur opposer ? Dans la

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 64

France, la premire gloire est dtre Franais. Les extrmits sont


opulentes, fortes, hroques, mais souvent elles ont des intrts diffrents
de lintrt national ; elles sont moins franaises. La Convention eut
vaincre le fdralisme provincial avant de vaincre lEurope.
Cest nanmoins une des grandeurs de la France que sur toutes ses
frontires elle ait des provinces qui mlent au gnie national quelque
chose du gnie tranger. A lAllemagne elle oppose une France
allemande ; lEspagne une France espagnole ; lItalie une France
italienne. Entre ces provinces et les pays voisins, il y a analogie et
nanmoins opposition. On sait que les nuances diverses saccordent
souvent moins que les couleurs opposes ; les grandes hostilits sont
entre parents. Ainsi la Gascogne ibrienne naime pas librienne
Espagne. Ces provinces analogues et diffrentes en mme temps, que la
France prsente ltranger, offrent tour tour ses attaques une force
rsistante ou neutralisante. Ce sont des puissances diverses par quoi la
France touche le monde, par o elle a prise sur lui. Pousse donc, ma belle
et forte France, pousse les longs flots de ton onduleux territoire au Rhin,
la Mditerrane, lOcan. Jette la dure Angleterre la dure Bretagne, la
tenace Normandie ; la grave et solennelle Espagne, oppose la drision
gasconne ; lItalie la fougue provenale ; au massif empire germanique,
les solides et profonds bataillons de lAlsace et de la Lorraine ; lenflure,
la colre belge, la sche et sanguine colre de la Picardie, la sobrit, la
rflexion, lesprit disciplinable et civilisable des Ardennes et de la
Champagne !
Pour celui qui passe la frontire et compare la France aux pays qui
lentourent, la premire impression nest pas favorable. Il est peu de cts
o ltranger ne semble suprieur. De Mons Valenciennes, de Douvres
Calais, la diffrence est pnible. La Normandie est une Angleterre, une
ple Angleterre. Que sont pour le commerce et lindustrie, Rouen, le
Havre, ct de Manchester et de Liverpool ? LAlsace est une
Allemagne, moins ce qui fait la gloire de lAllemagne : lomniscience, la
profondeur philosophique, la navet potique 1. Mais il ne faut pas
prendre ainsi la France pice pice, il faut lembrasser dans son
ensemble. Cest justement parce que la centralisation est puissante, la vie
commune, forte et nergique, que la vie locale est faible. Je dirai mme
que cest l la beaut de notre pays. Il na pas cette tte de lAngleterre,
monstrueusement forte dindustrie, de richesse ; mais il na pas non plus
le dsert de la haute cosse, le cancer de lIrlande. Vous ny trouvez pas,
1

Je ne veux pas dire que lAlsace nait rien de tout cela, mais seulement quelle la
gnralement dans un degr infrieur lAllemagne. Elle a produit, elle possde
encore plusieurs illustres philologues. Toutefois la vocation de lAlsace est plutt
pratique et politique. La seconde maison de Flandre et celle de Lorraine-Autriche
sont alsaciennes dorigine.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 65

comme en Allemagne et en Italie, vingt centres de science et dart ; il nen


a quun, un de vie sociale. LAngleterre est un empire, lAllemagne un
pays, une race ; la France est une personne.
La personnalit, lunit, cest par l que ltre se place haut dans
lchelle des tres. Je ne puis me faire comprendre quen reproduisant le
langage dune ingnieuse physiologie.
Chez les animaux dordre infrieur, poissons, insectes, mollusques et
autres, la vie locale est forte. Dans chaque segment de sangsue se
trouve un systme complet dorganes, un centre nerveux, des anses et
des renflements vasculaires, une paire de lobes gastriques, des organes
respiratoires, des vsicules sminales. Aussi a-t-on remarqu quun de
ces segments peut vivre quelque temps, quoique spar des autres. A
mesure quon slve dans lchelle animale, on voit les segments sunir
plus intimement les uns aux autres, et lindividualit du grand tout se
prononcer davantage. Lindividualit dans les animaux composs ne
consiste pas seulement dans la soudure de tous les organismes, mais
encore dans la jouissance commune dun nombre de parties, nombre qui
devient plus grand mesure quon approche des degrs suprieurs. La
centralisation est plus complte, mesure que lanimal monte dans
lchelle 1. Les nations peuvent se classer comme les animaux. La
jouissance commune dun grand nombre de parties, la solidarit de ces
parties entre elles, la rciprocit de fonctions quelles exercent lune
lgard de lautre, cest l la supriorit sociale. Cest celle de la France, le
pays du monde o la nationalit, o la personnalit nationale, se
rapproche le plus de la personnalit individuelle.
Diminuer, sans la dtruire, la vie locale, particulire, au profit de la vie
gnrale et commune, cest le problme de la sociabilit humaine. Le
genre humain approche chaque jour plus prs de la solution de ce
problme. La formation des monarchies, des empires, sont les degrs par
o il y arrive. Lempire romain a t un premier pas, le christianisme un
second. Charlemagne et les croisades, Louis XIV et la Rvolution,
lempire franais qui en est sorti, voil de nouveaux progrs dans cette
route. Le peuple le mieux centralis est aussi celui qui par son exemple,
et par lnergie de son action, a le plus avanc la centralisation du monde.
Cette unification de la France, cet anantissement de lesprit provincial
est considr frquemment comme le simple rsultat de la conqute des
provinces. La conqute peut attacher ensemble, enchaner des parties
hostiles, mais jamais les unir. La conqute et la guerre nont fait quouvrir
les provinces aux provinces, elles ont donn aux populations isoles
loccasion de se connatre ; la vive et rapide sympathie du gnie gallique,
1

Dugs.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 66

son instinct social ont fait le reste. Chose bizarre ! ces provinces, diverses
de climats, de murs et de langage, se sont comprises, se sont aimes ;
toutes se sont senties solidaires. Le Gascon sest inquit de la Flandre,
le Bourguignon a joui ou souffert de ce qui se faisait aux Pyrnes ; le
Breton, assis au rivage de lOcan, a senti les coups qui se donnaient sur
le Rhin.
Ainsi sest form lesprit gnral, universel, de la contre. Lesprit local
a disparu chaque jour ; linfluence du sol, du climat, de la race, a cd
laction sociale et politique. La fatalit des lieux a t vaincue, lhomme a
chapp la tyrannie des circonstances matrielles. Le Franais du Nord
a got le Midi, sest anim son soleil ; le Mridional a pris quelque
chose de la tnacit, du srieux, de la rflexion du Nord. La socit, la
libert, ont dompt la nature, lhistoire a effac la gographie. Dans cette
transformation merveilleuse, lesprit a triomph de la matire, le gnral
du particulier, et lide du rel. Lhomme individuel est matrialiste, il
sattache volontiers lintrt local et priv ; la socit humaine est
spiritualiste, elle tend saffranchir sans cesse des misres de lexistence
locale, atteindre la haute et abstraite unit de la patrie.
Plus on senfonce dans les temps anciens, plus on sloigne de cette
pure et noble gnralisation de lesprit moderne. Les poques barbares
ne prsentent presque rien que de local, de particulier, de matriel.
Lhomme tient encore au sol, il y est engag, il semble en faire partie.
Lhistoire alors regarde la terre, et la race elle mme, si puissamment
influence par la terre. Peu peu la force propre qui est en lhomme le
dgagera, le dracinera de cette terre. Il en sortira, la repoussera, la
foulera ; il lui faudra, au lieu de son village natal, de sa ville, de sa
province, une grande patrie, par laquelle il compte lui-mme dans les
destines du monde. Lide de cette patrie, ide abstraite qui doit peu aux
sens, lamnera par un nouvel effort lide de la patrie universelle, de la
cit de la Providence.
A lpoque o cette histoire est parvenue, au dixime sicle, nous
sommes bien loin de cette lumire des temps modernes. Il faut que
lhumanit souffre et patiente, quelle mrite darriver... Hlas ! quelle
longue et pnible initiation elle doit se soumettre encore ! quelles rudes
preuves elle doit subir ! Dans quelles douleurs elle va senfanter ellemme ! Il faut quelle sue la sueur et le sang pour amener au monde le
moyen ge, et quelle le voie mourir, quand elle la si longtemps lev,
nourri, caress. Triste enfant, arrach des entrailles mme du
christianisme, qui naquit dans les larmes, qui grandit dans la prire et la
rverie, dans les angoisses du cour, qui mourut sans achever rien ; mais il
nous a laiss de lui un si poignant souvenir, que toutes les joies, toutes les
grandeurs des ges modernes ne suffiront pas nous consoler.

Jules Michelet Tableau de la France (1861) 67

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