Michelet, Jules - Tableau de La France (Uqac)
Michelet, Jules - Tableau de La France (Uqac)
Michelet, Jules - Tableau de La France (Uqac)
(1798 - 1874)
Tableau de la France
(1861)
Bibliothque de Cluny
Librairie Armand Colin, Paris, 1962
Jules Michelet
(1798-1874)
Tableau de la France
(Premire partie du vol. II de
lHistoire de France, dition
dfinitive de 1861, E. Flammarion,
Paris)
Repris dans le recueil
publi chez Albin Michel, Paris,
1962,
pages 79-161.
TABLEAU DE LA FRANCE
doit offrir leur histoire. Du point o nous nous plaons, nous prdirons ce
que chacune delles doit faire et produire, nous leur marquerons leur
destine, nous les doterons leur berceau.
Et dabord contemplons lensemble de la France, pour la voir se diviser
delle-mme.
Montons sur un des points levs des Vosges, ou, si vous voulez, au
Jura. Tournons le dos aux Alpes. Nous distinguerons (pourvu que notre
regard puisse percer un horizon de trois cents lieues) une ligne
onduleuse, qui stend des collines boises du Luxembourg et des
Ardennes aux ballons des Vosges ; de l, par les coteaux vineux de la
Bourgogne, aux dchirements volcaniques des Cvennes et jusquau mur
prodigieux des Pyrnes. Cette ligne est la sparation des eaux : du ct
occidental, la Seine, la Loire et la Garonne descendent lOcan ;
derrire scoulent la Meuse au nord, la Sane et le Rhne au midi. Au
loin, deux espces dles continentales, la Bretagne, pre et basse, simple
quartz et granit, grand cueil plac au coin de la France pour porter le
coup des courants de la Manche ; dautre part, la verte et rude Auvergne,
vaste incendie teint avec ses quarante volcans.
Les bassins du Rhne et de la Garonne, malgr leur importance, ne
sont que secondaires. La vie forte est au nord. L sest opr le grand
mouvement des nations. Lcoulement des races a eu lieu de lAllemagne
la France dans les temps anciens. La grande lutte politique des temps
modernes est entre la France et lAngleterre. Ces deux peuples sont
placs front front comme pour se heurter ; les deux contres, dans leurs
parties principales, offrent deux pentes en face lune de lautre ; ou si lon
veut, cest une seule valle dont la Manche est le fond. Ici, la Seine et
Paris ; l, Londres et la Tamise. Mais lAngleterre prsente la France sa
partie germanique ; elle retient derrire elle les Celtes de Galles, dcosse
et dIrlande. La France, au contraire, adosse ses provinces de langue
germanique (Lorraine et Alsace), oppose un front celtique lAngleterre.
Chaque pays se montre lautre par ce quil a de plus hostile.
LAllemagne nest point oppose la France, elle lui est plutt
parallle. Le Rhin, lElbe, lOder vont aux mers du Nord, comme la Meuse
et lEscaut. La France allemande sympathise dailleurs avec lAllemagne
sa mre. Pour la France romaine et ibrienne, quelle que soit la splendeur
de Marseille et de Bordeaux, elle ne regarde que le vieux monde de
lAfrique et de lItalie, et dautre part le vague Ocan. Le mur des
Pyrnes nous spare de lEspagne, plus que la mer ne la spare ellemme de lAfrique. Lorsquon slve au-dessus des pluies et des basses
nues jusquau por de Vnasque, et que la vue plonge sur lEspagne, on
voit bien que lEurope est finie ; un nouveau monde souvre : devant,
Et pourtant cette pauvre vieille province nous a sauvs plus dune fois ;
souvent, lorsque la patrie tait aux abois et quelle dsesprait presque, il
sest trouv des poitrines et des ttes bretonnes plus dures que le fer de
ltranger. Quand les hommes du Nord couraient impunment nos ctes
et nos fleuves, la rsistance commena par le Breton Nomno ; les
Anglais furent repousss, au quatorzime sicle, par du Guesclin ; au
quinzime, par Richemont ; au dix-septime, poursuivis sur toutes les
mers par Duguay-Trouin. Les guerres de la libert religieuse et celles de
la libert politique nont pas de gloires plus innocentes et plus pures que
Lanoue et Latour dAuvergne, le premier grenadier de la Rpublique.
Cest un Nantais, si lon en croit la tradition, qui aurait pouss le dernier cri
de Waterloo : La garde meurt et ne se rend pas.
Le gnie de la Bretagne, cest un gnie dindomptable rsistance et
dopposition intrpide, opinitre, aveugle ; tmoin Moreau, ladversaire de
Bonaparte. La chose est plus sensible encore dans lhistoire de la
philosophie et de la littrature. Le Breton Plage, qui mit lesprit stocien
dans le christianisme et rclama le premier dans lglise en faveur de la
libert humaine, eut pour successeurs le Breton Abailard et le Breton
Descartes. Tous trois ont donn llan la philosophie de leur sicle.
Toutefois, dans Descartes mme, le ddain des faits, le mpris de
lhistoire et des langues, indique assez que ce gnie indpendant, qui
fonda la psychologie et doubla les mathmatiques, avait plus de vigueur
que dtendue 1.
Cet esprit dopposition, naturel la Bretagne, est marqu au dernier
sicle et au ntre par deux faits contradictoires en apparence. La mme
partie de la Bretagne (Saint-Malo, Dinan et Saint-Brieuc) qui a produit,
sous Louis XV, Duclos, Maupertuis, et Lamettrie, a donn, de nos jours,
Chateaubriand et Lamennais.
Jetons maintenant un rapide coup dil sur la contre.
A ses deux portes, la Bretagne a deux forts, le Bocage normand et le
Bocage venden ; deux villes, Saint-Malo et Nantes, la ville des corsaires
et celle des ngriers 2. Laspect de Saint-Malo est singulirement laid et
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Il a perc bien loin sur une ligne droite, sans regarder droite ni gauche ; et la
premire consquence de cet idalisme qui semblait donner tout lhomme, fut,
comme on le sait, lanantissement de lhomme dans la vision de Malebranche et le
panthisme de Spinosa.
Ce sont deux faits que je constate. Mais que ne faudrait-il pas ajouter, si lon
voulait rendre justice ces deux villes, et leur payer tout ce que leur doit la France ?
Nantes a encore une originalit quil faut signaler : la perptuit des familles
commerantes, les fortunes lentes et honorables, lconomie et lesprit de famille ;
quelque pret dans les affaires, parce quon veut faire honneur ses engagements.
Les jeunes gens sy observent, et les murs y valent mieux que dans aucune ville
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maritime.
Par exemple, dans les clochers penchs, ou dcoups en jeux de cartes, ou
lourdement tags de balustrades, quon voit Trguier et Landernau ; dans la
cathdrale tortueuse de Quimper, o le chur est de travers par rapport la nef ;
dans la triple glise de Vannes, etc. Saint-Malo na pas de cathdrale, malgr ses
belles lgendes.
Lauteur tait Saint-Malo au mois de septembre 1831.
A larsenal, sans compter les batteries (1833).
Par exemple, le Rpublicain, vaisseau de cent vingt canons, en 1793.
Dieppe, le Havre, la Rochelle, Cette, etc.
lcume vole jusqu lglise o les mres et les surs sont en prire 1. Et
mme dans les moments de trve, quand lOcan se tait, qui a parcouru
cette cte funbre sans dire ou sentir en soi : Tristis usque ad mortem ?
Cest quen effet il y a l pis que les cueils, pis que la tempte. La
nature est atroce, lhomme est atroce, et ils semblent sentendre. Ds que
la mer leur jette un pauvre vaisseau, ils courent la cte, hommes,
femmes et enfants ; ils tombent sur cette cure. Nesprez pas arrter ces
loups, ils pilleraient tranquillement sous le feu de la gendarmerie 2. Encore
sils attendaient toujours le naufrage, mais on assure quils lont souvent
prpar. Souvent, dit-on, une vache, promenant ses cornes un fanal
mouvant, a men les vaisseaux sur les cueils. Dieu sait alors quelles
scnes de nuit ! On en a vu qui, pour arracher une bague au doigt dune
femme qui se noyait, lui coupaient le doigt avec les dents 3.
Lhomme est dur sur cette cte. Fils maudit de la cration, vrai Can,
pourquoi pardonnerait-il Abel ? La nature ne lui pardonne pas. La vague
lpargne-t-elle quand, dans les terribles nuits de lhiver, il va par les
cueils attirer le varech flottant qui doit engraisser son champ strile, et
que si souvent le flot apporte lherbe et emporte lhomme ? Lpargne-telle quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz, aux rochers
rouges o sabme lenfer de Plogoff, ct de la baie des Trpasss, o
les courants portent les cadavres depuis tant de sicles ? Cest un
proverbe breton : Nul na pass le Raz sans mal ou sans frayeur. Et
encore : Secourez-moi, grand Dieu, la pointe du Raz, mon vaisseau
est si petit, et la mer est si grande ! 4
L, la nature expire, lhumanit devient morne et froide. Nulle posie,
peu de religion ; le christianisme y est dhier. Michel Noblet fut laptre de
Batz en 1648. Dans les les de Sein, de Batz, dOuessans, les mariages
sont tristes et svres. Les sens y semblent teints ; plus damour, de
pudeur, ni de jalousie. Les filles font, sans rougir, les dmarches pour leur
mariage 5. La femme y travaille plus que lhomme, et dans les les
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Golans, golans,
Ramenez-nous nos maris, nos amans !
Attest par les gendarmes mmes. Du reste, ils semblent envisager le bris
comme une sorte de droit dalluvion. Ce terrible droit de bris tait, comme on sait, lun
des privilges fodaux les plus lucratifs. Le vicomte de Lon disait, en parlant dun
cueil :
Jai l une pierre plus prcieuse que celles qui ornent la couronne des rois .
Je rapporte cette tradition du pays sans la garantir. Il est superflu dajouter que la
trace de ces murs barbares disparat chaque jour.
Voyage de Cambry.
Voyage de Cambry. Dans les Hbrides et autres les, lhomme prenait la
femme lessai pour un an ; si elle ne lui convenait pas, il la cdait un autre. V.
Tollands Letters, pp. 2-3 et Martins Hebrides, etc. Nagure encore, le paysan qui
dOuesssant, elle y est plus grande et plus forte. Cest quelle cultive la
terre ; lui, il reste assis au bateau, berc et battu par la mer, sa rude
nourrice. Les animaux aussi saltrent et semblent changer de nature. Les
chevaux, les lapins sont dune trange petitesse dans ces les.
Asseyons-nous cette formidable pointe du Raz, sur ce rocher min,
cette hauteur de trois cent pieds, do nous voyons sept lieues de ctes.
Cest ici, en quelque sorte, le sanctuaire du monde celtique. Ce que vous
apercevez par del la baie des Trpasss, est lle de Sein, triste banc de
sable sans arbres et presque sans abri ; quelques familles y vivent,
pauvres et compatissantes, qui, tous les ans, sauvent des naufrags.
Cette le tait la demeure des vierges sacres qui donnaient aux Celtes
beau temps ou naufrage. L, elles clbraient leur triste et meurtrire
orgie ; et les navigateurs entendaient avec effroi de la pleine mer le bruit
des cymbales barbares. Cette le, dans la tradition, est le berceau de
Myrddyn, le Merlin du moyen ge. Son tombeau est de lautre ct de la
Bretagne, dans la fort de Broceliande, sous la fatale pierre o sa Vyvyan
la enchant. Tous ces rochers que vous voyez, ce sont des villes
englouties cest Douarnenez, cest Is, la Sodome bretonne ; ces deux
corbeaux, qui vont toujours volant lourdement au rivage, ne sont rien autre
que les mes du roi Grallon et de sa fille ; et ces sifflements, quon croirait
ceux de la tempte, sont les crierien, ombres des naufrags qui
demandent la spulture.
A Lanvau, prs Brest, slve, comme la borne du continent, une
grande pierre brute. De l, jusqu Lorient, et de Lorient Quiberon et
Carnac, sur toute la cte mridionale de la Bretagne, vous ne pouvez
marcher un quart dheure sans rencontrer quelques-uns de ces
monuments informes quon appelle druidiques. Vous les voyez souvent de
la route dans des landes couvertes de houx et de chardons. Ce sont de
grosses pierres basses, dresses et souvent un peu arrondies par le
haut ; ou bien, une table de pierre portant sur trois ou quatre pierres
droites. Quon veuille y voir des autels, des tombeaux, ou de simples
souvenirs de quelque vnement, ces monuments ne sont rien moins
quimposants, quoi quon ait dit. Mais limpression en est triste, ils ont
quelque chose de singulirement rude et rebutant. On croit sentir dans ce
premier essai de lart une main dj intelligente, mais aussi dure, aussi
peu humaine que le roc quelle a faonn. Nulle inscription, nul signe, si
ce nest peut-tre sous les pierres renverses de Loc Maria Ker, encore si
peu distincts, quon est tent de les prendre pour des accidents naturels.
Si vous interrogez les gens du pays, ils rpondront brivement que ce
sont les maisons des Korrigans, des Courils, petits hommes lascifs qui, le
voulait se marier, demandait femme au lord de Barra, qui rgnait dans ces les
depuis trente-cinq gnrations. Solin, c. XXII, assure dj que le roi des Hbrides na
point de femmes lui, mais quil use de toutes.
soir, barrent le chemin, et vous forcent, de danser avec eux jusqu ce que
vous en mouriez de fatigue. Ailleurs, ce sont les fes qui, descendant des
montagnes en filant, ont apport ces rocs dans leur tablier 1. Ces pierres
parses sont toute une noce ptrifie. Une pierre isole, vers Morlaix,
tmoigne du malheur dun paysan qui, pour avoir blasphm, a t aval
par la lune 2.
Je noublierai jamais le jour o je partis de grand matin dAuray, la ville
sainte des chouans, pour visiter, quelques lieues, les grands
monuments druidiques de Loc Maria Ker et de Carnac. Le premier de ces
villages, lembouchure de la sale et ftide rivire dAuray, avec ses les
du Morbihan, plus nombreuses quil ny a de jours dans lan, regarde
pardessus une petite baie la plage de Quiberon, de sinistre mmoire. Il
tombait du brouillard, comme il y en a sur ces ctes la moiti de lanne.
De mauvais ponts sur des marais puis le bas et sombre manoir avec la
longue avenue de chnes qui sest religieusement conserve en
Bretagne ; des bois fourrs et bas, o les vieux arbres mmes ne
slvent jamais bien haut ; de temps en temps un paysan qui passe sans
regarder ; mais il vous a bien vu avec son il oblique doiseau de nuit.
Cette figure explique leur fameux cri de guerre, et le nom de chouans, que
leur donnaient les bleus. Point de maisons sur les chemins ; ils reviennent
chaque soir au village. Partout de grandes landes, tristement pares de
bruyres roses et de diverses plantes jaunes ; ailleurs, ce sont des
campagnes blanches de sarrasin. Cette neige dt, ces couleurs sans
clat et comme fltries davance, affligent lil plus quelles ne le rcrent,
comme cette couronne de paille et de fleurs dont se pare la folle dHamlet.
En avanant vers Carnac, cest encore pis. Vritables plaines de roc o
quelques moutons noirs paissent le caillou. Au milieu de tant de pierres,
1
Cest la forme que la tradition prend dans lAnjou. Transplante dans les belles
provinces de la Loire, elle revt ainsi un caractre gracieux, et toutefois grandiose
dans sa navet.
Cet astre est toujours redoutable aux populations celtiques. Ils lui disent pour en
dtourner la malfaisante influence : Tu nous trouves bien, laisse-nous bien.
Quand elle se lve, ils se mettent genoux et disent un Pater et un Ave. Dans
plusieurs lieux, ils lappellent Notre-Dame. Dautres se dcouvrent quand ltoile de
Vnus se lve (Cambry, I, 193). Le respect des lacs et des fontaines sest aussi
conserv : ils y apportent certain jour du beurre et du pain (Cambry, III, 35. V. aussi
Deping, I, 76). Jusquen 1788, Lesneven, on chantait solennellement, le premier
jour de lan GUY-NA-N (Cambry, II, 26). Dans lAnjou, les enfants demandaient
leurs trennes, en criant : MA GUILLANEU (Bodin, Recherches sur Saumur). Dans
le dpartement de la Haute-Vienne, en criant : GUI-GNE-LEU. Il y a peu dannes
que, dans les Orcades, la fiance allait au temple de la Lune et y invoquait Woden
( ? Logan, II, 360). La fte du Soleil se clbrerait encore dans un village du
Dauphin, selon M. Champollion-Figeac (sur les dialectes du Dauphin, p. 11).
Aux environs de Saumur, on allait, la Trinit, voir paratre trois soleils. A la SaintJean, on allait voir danser le soleil levant (Bodin, loco citato.). Les Angevins
appelaient le soleil Seigneur, et la lune Dame (Idem, Recherches sur lAnjou, I, 86).
Dans la Cornouaille. Il leur est arriv de mme dans les guerres des chouans
de battre leurs chefs, et de leur obir un moment aprs.
On connat les prtentions de cette famille descendue des Mac Tiern de Lon. Au
seizime sicle, ils avaient pris cette devise qui rsume leur histoire : Roi ne puis,
prince ne daigne, Rohan suis.
Tmoignage de M. le capitaine Galleran, la Cour dassises de Nantes octobre
1832.
Charles le Chauve, son tour, sen fit lever une en regard de la Bretagne.
Du moins lpoque mrovingienne.
Cest une espce de grotte artificielle de quarante pieds de long sur dix de large
et huit de haut, le tout form de onze pierres normes. Ce dolmen, plac dans la
valle, semble rpondre un autre quon aperoit sur une colline. Jai souvent
remarqu cette disposition dans les monuments druidiques, par exemple, Carnac.
on fabriqua de bonne heure la soie, les tissus prcieux, et aussi, sil faut le
dire, ces confitures, ces rillettes, qui ont rendu Tours et Reims galement
clbres ; villes de prtres et de sensualit. Mais Paris, Lyon et Nantes
ont fait tort lindustrie de Tours. Cest la faute aussi de ce doux soleil, de
cette molle Loire ; le travail est chose contre nature dans ce paresseux
climat de Tours, de Blois et de Chinon, dans cette patrie de Rabelais, prs
du tombeau dAgns Sorel. Chenonceaux, Chambord, Montbazon,
Langeais, Loches, tous les favoris et favorites de nos rois ont leurs
chteaux le long de la rivire. Cest le pays du rire et du rien faire. Vive
verdure en aot comme en mai, des fruits, des arbres. Si vous regardez
du bord, lautre rive semble suspendue en lair, tant leau rflchit
fidlement le ciel : le sable au bas, puis le saule qui vient boire dans le
fleuve ; derrire, le peuplier, le tremble, le noyer, et les les fuyant parmi
les les ; en montant, des ttes rondes darbres qui sen vont moutonnant
doucement les uns sur les autres. Molle et sensuelle contre ! cest bien
ici que lide dut venir de faire la femme reine des monastres, et de vivre
sous elle dans une voluptueuse obissance, mle damour et de
saintet. Aussi jamais abbaye neut la splendeur de Fontevrault 1. Il en
reste aujourdhui cinq glises. Plus dun roi voulut y tre enterr : mme le
farouche Richard Cur de Lion leur lgua son cur ; il croyait que ce
cur meurtrier et parricide finirait par reposer peut-tre dans une douce
main de femme, et sous la prire des vierges.
Pour trouver sur cette Loire quelque chose de moins mou et de plus
svre, il faut remonter au coude par lequel elle sapproche de la Seine,
jusqu la srieuse Orlans, ville de lgistes au moyen ge, puis
calviniste, puis jansniste, aujourdhui industrielle. Mais je parlerai plus
tard du centre de la France ; il me tarde de pousser au midi ; jai parl des
Celtes de Bretagne, je veux macheminer vers les Ibres, vers les
Pyrnes.
Le Poitou, que nous trouvons de lautre ct de la Loire, en face de la
Bretagne et de lAnjou, est un pays form dlments trs divers, mais non
point mlangs. Trois populations fort distinctes y occupent trois bandes
de terrains qui stendent du nord au midi. De l les contradictions
apparentes quoffre lhistoire de cette province. Le Poitou est le centre du
calvinisme au seizime sicle, il recrute les armes de Coligny et tente la
fondation dune rpublique protestante ; et cest du Poitou quest sortie de
nos jours lopposition catholique et royaliste de la Vende. La premire
poque appartient surtout aux hommes de la cte ; la seconde, surtout au
Bocage venden. Toutefois lune et lautre se rapportent un mme
principe, dont le calvinisme rpublicain, dont le royalisme catholique nont
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Il y aurait encore des Arouet dans les environs de cette ville au village de SaintLoup.
Le marais mridional est tout entier louvrage de lart. La difficult vaincre,
ctait moins le flux de la mer que les dbordements de la Svre. Les digues sont
souvent menaces. Les cabaniers (habitants de fermes appeles cabanes)
marchent avec des btons de douze pieds pour sauter les fosss et les canaux. Le
Marais mouill, au del des digues, est sous leau tout lhiver (La Bretonnire).
Noirmoutiers est douze pieds au-dessous du niveau de la mer, et on trouve des
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digues artificielles sur une longueur de onze mille toises. Les Hollandais
desschrent le marais du Petit-Poitou, par un canal appel Ceinture des Hollandais.
Statistique de Peuchet et Chanlaire. Voyez aussi la description de la Vende, par M.
Cavoleau, 1812-1818.
Les Anglais donnaient autrefois ce nom la Rochelle, cause du reflet de la
lumire sur les rochers et les falaises.
Raymond Perrand, n la Rochelle, vque et cardinal, homme actif et hardi,
obtint en 1502, pour les Rochellois, des bulles qui dfendent tout juge forain de les
citer son tribunal.
V. Statist. du dpart. de la Vienne, par le prfet Cochon, an X. Ds 1537, on
proposa de rendre la Vienne navigable jusqu Limoges ; depuis, de la joindre la
Corrze qui se jette dans la Dordogne ; elle et joint Bordeaux et Paris par la Loire,
mais la Vienne a trop de rochers. On pourrait rendre le Clain navigable jusqu
Poitiers, de manire continuer la navigation de la Vienne. Chtellerault sy est
oppos par jalousie contre Poitiers. Si la Charente devenait navigable jusquaudessus de Civrai, cette navigation, unie au Clain par un canal, ferait communiquer en
perdu dans ses haies et ses bois, ntait, quoi quon ait dit, ni plus
religieuse ni plus royaliste que bien dautres provinces frontires, mais elle
tenait ses habitudes. Lancienne monarchie, dans son imparfaite
centralisation, les avait peu troubles ; la Rvolution voulut les lui arracher
et lamener dun coup lunit nationale ; brusque et violente, portant
partout une lumire subite, elle effaroucha ces fils de la nuit. Ces paysans
se trouvrent des hros. On sait que le voiturier Cathelineau ptrissait son
pain quand il entendit la proclamation rpublicaine ; il essuya tout
simplement ses bras et prit son fusil 1. Chacun en fit autant et lon marcha
droit aux bleus. Et ce ne fut pas homme homme, dans les bois, dans les
tnbres, comme les chouans de Bretagne, mais en masse, en corps de
peuple, et en plaine. Ils taient prs de cent mille au sige de Nantes. La
guerre de Bretagne est comme une balade guerrire du border cossais,
celle de Vende une Iliade.
En avanant vers le Midi, nous passerons la sombre ville de Saintes et
ses belles campagnes, les champs de bataille de Taillebourg et de Jarnac,
les grottes de la Charente et ses vignes dans les marais salants. Nous
traverserons mme rapidement le Limousin, ce pays lev, froid,
pluvieux 2, qui verse tant de fleuves. Ses belles collines granitiques,
arrondies en demi-globes, ses vastes forts de chtaigniers, nourrissent
une population honnte, mais lourde, timide et gauche par indcision.
Pays souffrant, disput si longtemps entre lAngleterre et la France. Le
bas Limousin est autre chose ; le caractre remuant et spirituel des
mridionaux y est dj frappant. Les noms des Sgur, des Saint-Aulaire,
des Noailles, des Ventadour, des Pompadour, et surtout des Turenne,
indiquent assez combien les hommes de ce pays se sont rattachs au
pouvoir central et combien ils y ont gagn. Ce drle de cardinal Dubois
tait de Brive-la-Gaillarde.
Les montagnes du haut Limousin se lient celles de lAuvergne, et
celles-ci avec les Cvennes. LAuvergne est la valle de lAllier, domine
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migrer tous les ans des montagnes, ils rapportent quelque argent, mais
peu dides.
Et pourtant il y a une force relle dans les hommes de cette race, une
sve amre, acerbe peut-tre, mais vivace comme lherbe du Cantal.
Lge ny fait rien. Voyez quelle verdeur dans leurs vieillards, les Dulaure,
les de Pradt ; et ce Montlosier octognaire, qui gouverne ses ouvriers et
tout ce qui lentoure, qui plante et qui btit, et qui crirait au besoin un
nouveau livre contre le parti prtre ou pour la fodalit, ami et en mme
temps ennemi du moyen ge 1.
Le gnie inconsquent et contradictoire que nous remarquions dans
dautres provinces de notre zone moyenne, atteint son apoge dans
lAuvergne. L se trouvent ces grands lgistes 2, ces logiciens du parti
gallican, qui ne surent jamais sils taient pour ou contre le pape : le
chancelier de lHpital ; les Arnaud ; le svre Domat, Papinien jansniste,
qui essaya denfermer le droit dans le christianisme ; et son ami Pascal, le
seul homme du dix-septime sicle qui ait senti la crise religieuse entre
Montaigne et Voltaire, me souffrante o apparat si merveilleusement le
combat du doute et de lancienne foi.
Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande valle du Midi. Cette
province en marque le coin dun accident bien rude 3. Elle nest ellemme, sous ses sombres chtaigniers, quun norme monceau de houille,
de fer, de cuivre, de plomb. La houille 4 y brle en plusieurs lieues,
consume dincendies sculaires qui nont rien de volcanique. Cette terre,
maltraite et du froid et du chaud dans la varit de ses expositions et de
ses climats, gerce de prcipices, tranche par deux torrents, le Tarn et
lAveyron, a peu envier lpret des Cvennes. Mais jaime mieux
entrer par Cahors. L tout se revt de vignes. Les mriers commencent
avant Montauban. Un paysage de trente ou quarante lieues souvre
devant vous, vaste ocan dagriculture, masse anime, confuse, qui se
perd au loin dans lobscur ; mais par-dessus slve la forme fantastique
des Pyrnes aux ttes dargent. Le buf attel par les cornes laboure la
fertile valle, la vigne monte lorme. Si vous appuyez gauche vers les
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Domat, de Clermont ; les Laguesle, de Vic-le-Comte ; Duprat, et Barillon son
secrtaire, dIssoire ; lHpital, dAigueperse ; Anne Dubourg, de Riom ; Pierre Lizet,
premier prsident du Parlement de Paris, au seizime sicle ; les Du Vair, dAurillac,
etc.
Cest, je crois, le premier pays de France qui ait pay au roi (Louis VII) un droit
pour quil y ft cesser les guerres prives, V. le Glossaire de Laurire, T. I, p. 564, au
mot Commun de paix, et la Dcrtale dAlexandre III sur le premier canon du concile
de Clermont, publi par Marca. Sur le Rouergue, voyez Peuchet et Chanlaire :
statistique de lAveyron, et surtout lestimable ouvrage de M. Monteil.
La houille forme plus des deux tiers du sol de ce dpartement.
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On sait que le grand pote des Pyrnes, M. Ramond, a cherch le mont Perdu
pendant dix ans. Quelques-uns, dit-il, assuraient que le plus hardi chasseur du
pays navait atteint la cime du mont Perdu qu laide du diable, qui ly avait conduit
par dix-sept degrs. Le mont Perdu est la plus haute montagne des Pyrnes
franaises, comme le Vignemale, la plus haute des Pyrnes espagnoles.
Cest entre ces deux valles, sur le plateau appel la hourquette des Cinq Ours,
que le vieil astronome Plantade expira prs de son quart de cercle, en scriant :
Grand Dieu que cela est beau !
Ramond. A peine on pose le pied sur la corniche, que la dcoration change, et
le bord de la terrasse coupe toute communication entre deux sites incompatibles. De
cette ligne, quon ne peut aborder sans quitter lun ou lautre, et quon ne saurait
outre-passer sans en perdre un de vue, il semble impossible quils soient rels la
fois ; et sils ntaient point lis par la chane du mont Perdu, qui en sauve un peu le
contraste, on serait tent de regarder comme une vision, ou celui qui vient de
disparatre, ou celui qui vient de le remplacer.
Laboulinire.
Elle a mille deux cent soixante-dix pieds de hauteur (Dralet).
Dralet.
LEbre coule lest, vers Barcelone ; la Garonne louest, vers Toulouse et
Bordeaux. Au canal de Louis XIV rpond celui de Charles-Quint. Cest toute la
ressemblance.
pendus une corde. Les arbres furent sacrifis aux moindres usages ; on
abattait deux pins pour faire une paire de sabots 1. En mme temps le
petit btail, se multipliant sans nombre, stablit dans la fort, blessant les
arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dvorant lesprance. La
chvre surtout, la bte de celui qui ne possde rien, bte aventureuse, qui
vit sur le commun, animal niveleur, fut linstrument de cette invasion
dvastatrice, la Terreur du dsert. Ce ne fut pas le moindre des travaux de
Bonaparte de combattre ces monstres rongeants. En 1813, les chvres
ntaient plus le dixime de leur nombre en lan X 2. Il na pu arrter
pourtant cette guerre contre la nature.
Tout ce Midi, si beau, cest nanmoins, compar au Nord, un pays de
ruines. Passez les paysages fantastiques de Saint-Bernard de
Comminges et de Foix, ces villes quon dirait jetes l par les fes ;
passez notre petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes prairies,
ses brebis noires, ses romances catalanes si douces recueillir le soir de
la bouche des filles du pays. Descendez dans ce pierreux Languedoc,
suivez-en les collines mal ombrages doliviers, au chant monotone de la
cigale. L, point de rivires navigables ; le canal des deux mers na pas
suffi pour y suppler ; mais force tangs sals, des terres sales aussi, o
ne crot que le salicor 3 ; dinnombrables sources thermales, du bitume et
du baume, cest une autre Jude. Il ne tenait quaux rabbins des coles
juives de Narbonne de se croire dans leur pays. Ils navaient pas mme
regretter la lpre asiatique ; nous en avons eu des exemples rcents
Carcassonne 4.
Cest que, malgr le cers occidental, auquel Auguste dressa un autel,
le vent chaud et lourd dAfrique pse sur ce pays. Les plaies aux jambes
ne gurissent gure Narbonne 5. La plupart de ces villes sombres, dans
les plus belles situations du monde, ont autour delles des plaines
insalubres : Albi, Lodve, Agde la noire 6, ct de son cratre. Montpellier,
hritire de feu Maguelone, dont les ruines sont ct, Montpellier, qui
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3
4
5
Dralet.
Dralet.
Larrondissement de Narbonne en fournit la manufacture des glaces de Venise.
Trouv.
Selon le mme auteur, il en est de mme des plaies la tte, Bordeaux. Le
cers et lautan dominent alternativement en Languedoc. Le cers (cyrch, imptuosit,
en gallois) est le vent douest, violent, mais salubre. Lautan est le vent du sud-est,
le vent dAfrique, lourd et putrfiant.
Senec. qust, natur. I, T. III, c. XI. Infestat... Galliam Circius cui dificia
quassanti, tamen incol gratias agunt, tanquam sal ubritatem cli sui debeant ei.
Divus cette Augustus templum illi, quum in Gaula moraretur, et vovit et fecit.
Proverbe : Agde, ville noire, caverne de voleurs. Elle est btie de laves. Lodve
est noire aussi.
voit son choix les Pyrnes, les Cvennes, les Alpes mme, a prs
delle et sous elle une terre malsaine 1, couverte de fleurs, tout
aromatique, et comme profondment mdicamente ; ville de mdecine,
de parfums et de vert-de-gris.
Cest une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous y trouvez partout
les ruines sous les ruines ; les Camisards sur les Albigeois, les Sarrasins
sur les Goths, sous ceux-ci les Romains, les Ibres. Les murs de
Narbonne sont btis de tombeaux, de statues, dinscriptions 2.
Lamphithtre de Nmes est perc dembrasures gothiques, couronn de
crneaux sarrasins, noirci par les flammes de Charles Martel. Mais ce
sont encore les plus vieux qui ont le plus laiss ; les Romains ont enfonc
la plus profonde trace : leur Maison-Carre, leur triple pont du Gard, leur
norme canal de Narbonne qui recevait les plus grands vaisseaux 3.
Le droit romain est bien une autre ruine, et tout autrement imposante.
Cest lui, aux vieilles franchises qui laccompagnaient, que le Languedoc
a d de faire exception la maxime fodale : nulle terre sans seigneur. Ici
la prsomption tait toujours pour la libert. La fodalit ne put sy
introduire qu la faveur de la croisade, comme auxiliaire de lglise,
comme familire de lInquisition. Simon de Montfort y tablit quatre cent
trente-quatre fiefs. Mais cette colonie fodale, gouverne par la Coutume
de Paris, na fait que prparer lesprit rpublicain de la province la
centralisation monarchique. Pays de libert politique et de servitude
religieuse, plus fanatique que dvot, le Languedoc a toujours nourri un
vigoureux esprit dopposition. Les catholiques mmes y ont eu leur
protestantisme sous la forme jansniste. Aujourdhui encore, Alet, on
gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre qui gurit la fivre.
Les Pyrnes ont toujours fourni des hrtiques depuis Vigilance et Flix
dUrgel. Le plus obstin des sceptiques, celui qui a cru le plus au doute,
Bayle, est de Carlat. De Limoux, les Chnier 4, les frres rivaux, non
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4
Un proverbe gascon dit : Tout bon Gascon peut se ddire trois fois. (Tout boun
Gascoun qus pot rprenqu trs cops).
nest quun prolongement, une pente des monts vers le Rhne et la mer ;
au bas de cette pente, et le pied dans leau, sont ses belles villes,
Marseille, Arles, Avignon. En Provence, toute la vie est au bord. Le
Languedoc, au contraire, dont la cte est moins favorable, tient ses villes
en arrire de la mer et du Rhne. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne
veulent point tre des ports 1. Aussi lhistoire du Languedoc est plus
continentale que maritime ; ses grands vnements sont les luttes de la
libert religieuse. Tandis que le Languedoc recule devant la mer, la
Provence y entre, elle lui jette Marseille et Toulon ; elle semble lance
aux courses maritimes, aux croisades, aux conqutes dItalie et dAfrique.
La Provence a visit, a hberg tous les peuples. Tous ont chant les
chants, dans les danses dAvignon, de Beaucaire ; tous se sont arrts
aux passages du Rhne, ces grands carrefours des routes du Midi 2.
Les saints de Provence (de vrais saints que jhonore) leur ont bti des
ponts 3, et commenc la fraternit de lOccident. Les vives et belles filles
dArles et dAvignon, continuant cette uvre, ont pris par la main le Grec,
lEspagnol, lItalien, leur ont, bon gr mal gr, men la farandole 4. Et ils
nont plus voulu se rembarquer. Ils ont fait en Provence des villes
grecques, moresques, italiennes. Ils ont prfr les figues fivreuses de
Frjus 5 celles dIonie ou de Tusculum, combattu les torrents, cultiv en
1
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terrasses les pentes rapides, exig le raisin des coteaux pierreux qui ne
donnent que thym et lavande.
Cette potique Provence nen est pas moins un rude pays. Sans parler
de ses marais Pontins, et du val dOllioules, et de la vivacit de tigre du
paysan de Toulon, ce vent ternel qui enterre dans le sable les arbres du
rivage, qui pousse les vaisseaux la cte, nest gure moins funeste sur
terre que sur mer. Les coups de vent, brusques et subits, saisissent
mortellement. Le Provenal est trop vif pour semmailloter du manteau
espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fte ordinaire de ce pays de ftes,
il donne rudement sur la tte, quand dun rayon il transfigure lhiver en t.
Il vivifie larbre, il le brle. Et les geles brlent aussi. Plus souvent des
orages, des ruisseaux qui deviennent des fleuves. Le laboureur ramasse
son champ au bas de la colline, ou le suit voguant grande eau, et
sajoutant la terre du voisin. Nature capricieuse, passionne, colre et
charmante.
Le Rhne est le symbole de la contre, son ftiche, comme le Nil est
celui de lgypte. Le peuple na pu se persuader que ce fleuve ne ft
quun fleuve ; il a bien vu que la violence du Rhne tait de la colre 1, et
reconnu les convulsions dun monstre dans ses gouffres tourbillonnants.
Le monstre cest le drac, la tarasque, espce de tortue-dragon, dont on
promne la figure grand bruit dans certaines ftes 2. Elle va jusqu
lglise, heurtant tout sur son passage. La fte nest pas belle, sil ny a
pas au moins un bras cass.
Ce Rhne, emport comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner
contre son delta de la Camargue, lle des taureaux et des beaux
1
Dans les Pyrnes, cest Renaud, mont sur son bon cheval Bayard, qui dlivre
une jeune fille des mains des infidles.
Cette ville devient plus dserte chaque jour, et les communes voisines ont
perdu, depuis un demi-sicle, neuf diximes de leur population. Fauchet, an IX, loc.
cit.
Dans ses jolies danses mauresques, dans les romrages de ses bourgs, dans
les usages de la bche calendaire, des pois chiches certaines ftes, dans tant
dautres coutumes. Millin, III, 346. La fte patronale de chaque village sappelle
Romna-Vagi ; et par corruption Romerage, parce quelle prcdait souvent un
voyage de Rome que le seigneur faisait ou faisait faire ( ?). Millin, III, 336. Cest
Nol quon brle le caligneau ou calendeau ; cest une grosse bche de chne quon
arrose de vin et dhuile. On criait autrefois en la plaant : Calene ven, tout ben ven,
Calende vient, tout va bien. Cest le chef de la famille qui doit mettre le feu la
bche ; la flamme sappelle caco fuech, feu damis. On trouve le mme usage en
Dauphin. Champollion-Figeac, p. 124. On appelle chalendes le jour de Nol. De ce
mot on a fait chalendal, nom que lon donne une grosse bche que lon met au feu
la veille de Nol au soir, et qui y reste allume jusqu ce quelle soit consume. Ds
quelle est place dans le foyer, on rpand dessus un verre de vin en faisant le signe
de la croix, et cest ce quon appelle : batisa la chalendal. Ds ce moment, cette
bche est pour ainsi dire sacre, et lon ne peut pas sasseoir dessus sans risquer
den tre puni, au moins par la gale. Millin, III, 339. On trouve lusage de manger
des pois chiches certaines ftes, non seulement Marseille, mais en Italie, en
Espagne, Gnes et Montpellier. Le peuple de cette dernire ville croit que,
lorsque Jsus-Christ entra dans Jrusalem, il traversa une sesierou, un champ de
pois chiches, et que cest en mmoire de ce jour que sest perptu lusage de
manger des sess. A certaines ftes les Athniens mangeaient aussi des pois
chiches (aux Panepsies).
La procession du bon roi Ren, Aix, est une parade drisoire de la fable, de
lhistoire et de la Bible.
Millin, II, 299. On y voit le duc dUrbin (le malheureux gnral du roi Ren) et la
duchesse dUrbin monts sur des nes ; on y voyait une me que se disputaient
deux diables ; les chevaux frux ou fringants, en carton ; le roi Hrode, la reine de
Saba, le temple de Salomon, et ltoile des Mages au bout dun bton, ainsi que la
Mort, labb de la jeunesse couvert de poudre et de rubans, etc., etc.
mais non, il sest obstin dans ses souvenirs. Sous plusieurs rapports, il
appartient, comme lItalie, lantiquit.
Franchissez les tristes embouchures du Rhne, obstrues et
marcageuses, comme celles du Nil et du P. Remontez la ville dArles.
La vieille mtropole du christianisme dans nos contres mridionales avait
cent mille mes au temps des Romains ; elle en a vingt mille aujourdhui ;
elle nest riche que de morts et de spulcres 1. Elle a t longtemps le
tombeau commun, la ncropole des Gaules. Ctait un bonheur souhait
de pouvoir reposer dans ses champs Elysiens (les Aliscamps). Jusquau
douzime sicle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient, avec une
pice dargent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix quon
abandonnait au fleuve ; ils taient fidlement recueillis. Cependant cette
ville a toujours dclin. Lyon la bientt remplace dans la primatie des
Gaules ; le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a pass
rapide et obscur ; ses grandes familles se sont teintes.
Quand de la cte et des pturages dArles, on monte aux collines
dAvignon, puis aux montagnes qui approchent des Alpes, on sexplique la
ruine de la Provence. Ce pays tout excentrique na de grandes villes qu
ses frontires. Ces villes taient en grande partie des colonies
trangres ; la partie vraiment provenale tait la moins puissante. Les
comtes de Toulouse finirent par semparer du Rhne, les Catalans, de la
cte et des ports ; les Baux, les Provenaux indignes, qui avaient jadis
dlivr le pays des Maures, eurent Forcalquier, Sisteron, cest--dire
lintrieur. Ainsi allaient en pices les tats du Midi, jusqu ce que vinrent
les Franais qui renversrent Toulouse, rejetrent les Catalans en
Espagne, unirent les Provenaux et les menrent la conqute de
Naples. Ce fut la fin des destines de la Provence. Elle sendormit avec
Naples sous un mme matre. Rome prta son pape Avignon ; les
richesses et les scandales abondrent. La religion tait bien malade dans
ces contres, surtout depuis les Albigeois ; elle fut tue par la prsence
des papes. En mme temps saffaiblissaient et venaient rien les vieilles
liberts des municipes du Midi. La libert romaine et la religion romaine, la
rpublique et le christianisme, lantiquit et le moyen ge, sy teignaient
en mme temps. Avignon fut le thtre de cette dcrpitude. Aussi ne
croyez pas que ce soit seulement pour Laure que Ptrarque ait tant pleur
la source de Vaucluse ; lItalie aussi fut sa Laure, et la Provence, et tout
lantique Midi qui se mourait chaque jour 2.
1
les autres ; la nature, ce semble, ne les aime gure 1. Sur ces pentes
exposes au nord, au fond de ces sombres entonnoirs o siffle le vent
maudit des Alpes, la vie nest adoucie que par le bon cur et le bon sens
du peuple. Des greniers dabondance fournis par les communes supplent
aux mauvaises rcoltes. On btit gratis pour les veuves, et pour elles
dabord 2. De l partent des migrations annuelles. Mais ce ne sont pas
seulement des maons, des porteurs deau, des rouliers, des ramoneurs,
comme dans le Limousin, lAuvergne, le jura, la Savoie ; ce sont surtout
des instituteurs ambulant 3 qui descendent tous les hivers des montagnes
de Gap et dEmbrun. Ces matres dcole sen vont par Grenoble dans le
Lyonnais, et de lautre ct du Rhne. Les familles les reoivent
volontiers ; ils enseignent les enfants et aident au mnage. Dans les
plaines du Dauphin, le paysan, moins bon et moins modeste, est souvent
bel esprit : il fait des vers et des vers satiriques.
Jamais dans le Dauphin la fodalit ne pesa comme dans le reste de
la France. Les seigneurs, en guerre ternelle avec la Savoie 4, eurent
intrt de mnager leurs hommes ; les vavasseurs y furent moins des
arrires-vassaux que des petits nobles peu prs indpendants 5. La
proprit sy est trouve de bonne heure divise linfini. Aussi la
Rvolution franaise na point t sanglante Grenoble ; elle y tait faite
davance 6. La proprit est divise au point que telle maison a dix
5
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4
L se lit comment le bon Renaud joua maint tour Charlemagne, comment il eut
pourtant bonne fin, stant fait humblement de chevalier maon, et portant sur son
dos des blocs normes pour btir la sainte glise de Cologne.
3
4
Millin.
Il tait n Amboise en 1743. Il ny a pas longtemps encore, on chantait
loffice Lyon, sans orgues, livres, ni instruments, comme au premier ge du
christianisme.
Ainsi que Ampre, de Gerando, Camille Jordan, de Snancour. Leurs familles du
moins sont lyonnaises.
En 1429. Saint Remi de Lyon soutint contre jean Scot le parti de Gotteschalk
et de la grce. Selon Du Boulay, cest Lyon que fut enseign dabord le dogme
de lImmacule Conception. Sous Louis XIII un seul homme, Denis de
Marquemont, fonda Lyon quinze couvents.
Aprs avoir rdig cet acte, les frres adoptifs senvoyaient des chapeaux de
fleurs et des curs dor.
Gallia Christiana, T. IV. Dans un diplme de lan 1891 (1191 ?), PhilippeAuguste reconnat que Lyon et Autun ont lune sur lautre, quand un des siges vient
vaquer, le droit de rgale et dadministration. Lvque dAutun tait de droit
prsident des tats de Bourgogne. On se rappelle les liaisons qui existaient entre
Saint-Lger, le fameux vque dAutun, et lvque de Lyon.
Autun avait dans ses armes, dabord le serpent druidique, puis le porc, lanimal
qui se nourrit du gland celtique.
dlever Lyon contre elle. En vain Autun quitta son nom sacr de Bibracte
pour sappeler Augustodunum, et enfin Flavia ; en vain elle dposa sa
divinit 1, et se fit de plus en plus romaine. Elle dchut toujours ; toutes les
grandes guerres des Gaules se dcidrent autour delle et contre elle. Elle
ne garda pas mme ses fameuses coles. Ce quelle garda, ce fut son
gnie austre. Jusquaux temps modernes, elle a donn des hommes
dtat, des lgistes, le chancelier Rolin, les Montholon, les Jeannin, et tant
dautres. Cet esprit svre stend loin louest et au nord. De Vzelay,
Thodore de Bze, lorateur du calvinisme, le verbe de Calvin.
La sche et sombre contre dAutun et du Morvan na rien de lamnit
bourguignonne. Celui qui veut connatre la vraie Bourgogne, laimable et
vineuse Bourgogne, doit remonter la Sane par Chalon, puis tourner par
la Cte-dOr au plateau de Dijon, et redescendre vers Auxerre ; bon pays
o les villes mettent des pampres dans leurs armes 2, o tout le monde
sappelle frre ou cousin, pays de bons vivants et de joyeux nols 3.
Aucune province neut plus grandes abbayes, plus riches, plus fcondes
1
2
3
Passerat et Pithou. Lesprit railleur du nord de la France clate dans les ftes
populaires.
En Champagne et ailleurs, roi de laumne (bourgeois lu pour dlivrer deux
prisonniers, etc.) ; roi de lteuf (ou de la balle) (Dupin, Deux-Svres) ; roi des
arbaltriers avec ses chevaliers (Cambry, Oise, II) ; roi des gutifs ou pauvres,
encore en 1770 (Almanach dArtois, 5770) ; roi des rosiers ou des jardiniers,
aujourdhui encore en Normandie, Champagne, Bourgogne, etc. A Paris, ftes des
sous-diacres ou diacres sols, qui faisaient un vque des fous, lencensaient avec
du cuir brl ; on chantait des chansons obscnes ; on mangeait sur lautel. A
Evreux, le 1er mai, jour de Saint-Vital, ctait la fte des cornards : on se couronnait
de feuillages, les prtres mettaient leur surplis lenvers, et se jetaient les uns aux
autres du son dans les yeux ; les sonneurs lanaient des casse-museaux (galettes).
A Beauvais, on promenait une fille et un enfant sur un ne... la messe, le refrain
chant en chur tait hihan ! A Reims, les chanoines marchaient sur deux files,
tranant chacun un hareng, chacun marchant sur le hareng de lautre... A
Bouchain, fte du prvt des tourdis ; Chlons-sur-Sane, des gaillardons ;
Paris, des enfants sans-souci, du rgiment de la calotte et de la confrrie de laloyau.
A Dijon, procession de la mre folle. A Harfleur, au mardi gras, fte de la scie.
(Dans les armes du prsident Coss-Brissac, il y avait une scie). Les magistrats
baisent les dents de la scie. Deux masques portent le bton friseux (montants de la
scie). Puis on porte le bton friseux un poux qui bat sa femme. Ds le temps
de la conqute de Guillaume existait lassociation de la chevalerie dHonfleur.
Sur la montagne de Langres naquit Diderot. Cest la transition entre la
Bourgogne et la Champagne. Il runit les deux caractres.
Cela doit sentendre non seulement du vin, mais de la vigne. Les terres qui
donnent le vin de Champagne semblent capricieuses. Les gens du pays assurent
que dans une pice de trois arpents parfaitement semblables, il ny a souvent que
celui du milieu qui donne de bon vin.
Une terre qui, seme de froment, occuperait cinq ou six mnages, occupe
quelquefois six ou sept cents personnes, hommes, femmes et enfants, lorsquelle est
plante de vignes. On sait combien le vin de Champagne exige de faon.
La Fontaine dit de lui-mme :
Je suis chose lgre, et vole tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et dobjet en objet,
A beaucoup de plaisir je mle un peu de gloire.
Jirais plus haut peut-tre au temple de mmoire,
Si dans un genre seul javais us mes jours ;
Mais quoi ! je suis volage, en vers comme en amours.
Le pote, dit Platon, est chose lgre et sacre.
Du ct de Coutances particulirement, les figures et le paysage sont
singulirement anglais.
Cette grossiret de la Belgique est sensible dans une foule de choses. On peut
voir Bruxelles la petite statue du Mannekenpiss, le plus vieux bourgeois de la
ville ; on lui donne un habit neuf aux grandes ftes.
V. les coutumes du comt de Flandre, traduites par Legrand, Cambrai, 1719, Ier
vol. Coutume de Gand, p. 149, rub. 26 : (Niemandt en sal bastaerdi wesen van de
moeder...) personne ne sera btard de la mre ; mais ils succderont la mre avec
les autres lgitimes (non au pre). Ceci montre bien que ce nest pas le motif
religieux ou moral qui les exclut de la succession du pre, mais le doute de la
paternit. Dans cette coutume, il y a communaut, partage gal dans les
successions, etc.
Vous y retrouverez la prdilection pour le cygne, qui, selon Virgile, tait
lornement du Mincius et des autres fleuves de Lombardie. Ds lentre de lancienne
Belgique, Amiens, la petite Venise, comme lappelait Louis XIV, nourrissait sur la
Somme les cygnes du roi. En Flandre, une foule dauberges ont pour enseigne le
cygne.
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brutalit du gnie 1. Cet homme terrible, sorti du sang slave 2, nourri dans
lemportement des Belges, n Cologne, mais ennemi de lidalisme
allemand, a jet dans ses tableaux une apothose effrne de la nature.
Cette frontire des races et des langues 3 europennes, est un grand
thtre des victoires de la vie et de la mort. Les hommes poussent vite,
multiplient touffer ; puis les batailles y pourvoient. L se combat
jamais la grande bataille des peuples et des races. Cette bataille du
monde qui eut lieu, dit-on, aux funrailles dAttila, elle se renouvelle
incessamment en Belgique entre la France, lAngleterre et lAllemagne,
entre les Celtes et les Germains. Cest l le coin de lEurope, le rendez1
Nous avons ici la belle suite des tableaux commands Rubens par Marie de
Mdicis, mais cette peinture allgorique et officielle ne donne pas lide de son gnie.
Cest dans les tableaux dAnvers et de Bruxelles que lon comprend Rubens. Il faut
voir Anvers la Sainte Famille, o il a mis ses trois femmes sur lautel, et lui,
derrire, en saint Georges, un drapeau au poing et les cheveux au vent. Il fit ce
grand tableau en dix-sept jours. Sa Flagellation est horrible de brutalit ; lun des
flagellants, pour frapper plus fort, appuie le pied sur le mollet du Sauveur ; un autre
regarde par-dessous sa main, et rit au nez du spectateur. La copie de Van Dyck
semble bien ple ct du tableau original. Au muse de Bruxelles, il y a le
Portement de croix, dune vigueur et dun mouvement qui va au vertige. La
Madeleine essuie le sang du Sauveur avec le sang-froid dune mre qui dbarbouille
son enfant. On peut voir au mme Muse le martyre de saint Livin, une scne de
boucherie ; pendant quon dchiquette la chair du martyr, et quun des bourreaux en
donne aux chiens avec une pince, un autre tient dans les dents son stylet qui
dgoutte de sang. Au milieu de ces horreurs, toujours un talage de belles et
immodestes carnations. Le Combat des Amazones lui a donn une bonne
occasion de peindre une foule de corps de femmes dans des attitudes passionnes ;
mais son chef-duvre est peut-tre cette terrible colonne de corps humains quil a
tissus ensemble dans son jugement dernier.
Sa famille tait de Styrie. Ce quil a de plus imptueux en Europe est aux deux
bouts lorient, les Slaves de Pologne, Illyrie, Styrie, etc. ; loccident, les Celtes
dIrlande, Ecosse, etc.
La Flandre hollandaise est compose de places cdes par le trait de 1648 et
par le trait de la Barrire (1715). Ce nom est significatif. La Marche, ou Marquisat
dAnvers, cre par Othon II, donne par Henri IV au plus vaillant homme de
lEmpire, Godefroy de Bouillon. Cest au Sas de Gand quOthon fit creuser, en
980, un foss qui sparait lEmpire de la France. A Louvain, dit un voyageur, la
langue est germanique, les murs hollandaises et la cuisine franaise. Avec
lidiome germanique commencent les noms astronomiques (Al-ost, Ost-ende) ; en
France, comme chez toutes les nations celtiques, les noms sont emprunts la terre
(Lille, lle).
Avant lmigration des tisserands en Angleterre, vers 1382, il y avait Louvain
cinquante mille tisserands. Forster, I, 364. A Ypres (sans doute en y comprenant la
banlieue) il y en avait deux cent mille en 1342. En 1380, ceux de Gand sortirent
avec trois armes . Oudegherst, Chronique de flandre, folio 301. Ce pays humide
est dans plusieurs parties aussi insalubre que fertile. Pour dire un homme blme, on
dirait : Il ressemble la mort dYpres. Au reste, la Belgique a moins souffert
des inconvnients naturels de son territoire que des rvolutions politiques. Bruges a
t tue par la rvolte de 1492 ; Gand, par celle de 1540 ; Anvers, par le trait de
1648, qui fit la grandeur dAmsterdam en fermant lEscaut.
vous des guerres. Voil pourquoi elles sont si grasses, ces plaines ; le
sang na pas le temps dy scher ! Lutte terrible et varie ! A nous les
batailles de Bouvines, Roosebeck, Lens, Steinkerke, Denain, Fontenoi,
Fleurus, Jemmapes ; eux celles des perons, de Courtray. Faut-il
nommer Waterloo 1 ?
Angleterre ! Angleterre ! vous navez pas combattu ce jour-l seul
seul : vous aviez le monde avec vous. Pourquoi prenez-vous pour vous
toute la gloire ? Que veut dire votre pont de Waterloo ? Y a-t-il tant
senorgueillir, si le reste mutil de cent batailles, si la dernire leve de la
France, lgion imberbe, sortie peine des lyces et du baiser des mres,
sest brise contre votre arme mercenaire, mnage dans tous les
combats, et garde contre nous comme le poignard de misricorde dont le
soldat aux abois assassinait son vainqueur ?
Je ne tairai rien pourtant. Elle me semble bien grande, cette odieuse
Angleterre, en face de lEurope, en face de Dunkerque 2, et dAnvers en
ruines 3. Tous les autres pays, Russie, Autriche, Italie, Espagne, France,
ont leurs capitales louest et regardent au couchant ; le grand vaisseau
europen semble flotter, la voile enfle du vent qui jadis souffla de lAsie.
LAngleterre seule a la proue lest, comme pour braver le monde, unum
omnia contra. Cette dernire terre du vieux continent est la terre hroque,
lasile ternel des bannis, des hommes nergiques. Tous ceux qui ont
jamais fui la servitude, druides poursuivis par Rome, Gaulois-Romains
chasss par les barbares, Saxons proscrits par Charlemagne, Danois
affams, Normands avides, et lindustrialisme flamand perscut, et le
calvinisme vaincu, tous ont pass la mer, et pris pour patrie la grande le :
Arva beata petamus arva, divites et insulas... Ainsi lAngleterre a
engraiss de malheurs, et grandi de ruines. Mais mesure que tous ces
proscrits, entasss dans cet troit asile, se sont mis se regarder,
mesure quils ont remarqu les diffrences de races et de croyances qui
les sparaient, quils se sont vus Kymrys, Gals, Saxons, Danois,
Normands, la haine et le combat sont venus. a t comme ces combats
1
La grande bataille des temps modernes sest livre prcisment sur la limite des
deux langues, Waterloo. A quelques pas en de de ce nom flamand, on trouve le
Mont-Saint-Jean. Le monticule quon a lev dans cette plaine semble un tumulus
barbare, celtique ou germanique.
Les magistrats de Dunkerque supplirent vainement la reine Anne ; ils
essayrent de prouver que les Hollandais gagneraient plus que les Anglais la
dmolition de leur ville. Il nest point de lecture plus douloureuse et plus humiliante
pour un Franais. Cherbourg nexistait pas encore ; il ne resta plus un port militaire,
dOstende Brest.
Jai l, disait Bonaparte, un pistolet charg au cour de lAngleterre. La place
dAnvers, disait-il Sainte-Hlne, est une des grandes causes pour lesquelles je
suis ici ; la cession dAnvers est un des motifs qui mavaient dtermin ne pas
signer la paix de Chtillon.
entre le coude de la Loire et les sources de lOise, entre Orlans et SaintQuentin, que la France a trouv enfin son centre, son assiette et son point
de repos. Elle lavait cherch en vain, et dans les pays druidiques de
Chartres et dAutun, et dans les chefs-lieux des clans galliques, Bourges,
Clermont (Agendicum, urbs Arvernorum). Elle lavait cherch dans les
capitales de lglise mrovingienne et carlovingienne, Tours et Reims 1.
La France captienne du roi de Saint-Denys, entre la fodale
Normandie et la dmocratique Champagne, stend de Saint-Quentin
Orlans, Tours. Le roi est abb de Saint-Martin de Tours, et premier
chanoine de Saint-Quentin. Orlans se trouvant place au lieu o se
rapprochent les deux grand fleuves, le sort de cette ville a t souvent
celui de la France ; les noms de Csar, dAttila, de Jeanne dArc, des
Guises, rappellent tout ce quelle a vu de siges et de guerres. La
srieuse Orlans 2 est prs de la Touraine, prs de la molle et rieuse
patrie de Rabelais, comme la colrique Picardie ct de lironique
Champagne. Lhistoire de lantique France semble entasse en Picardie.
La royaut, sous Frdgonde et Charles le Chauve, rsidant Soissons 3,
Crpy, Verberie, Attigny ; vaincue par la fodalit, elle se rfugia sur la
montagne de Laon. Laon, Pronne, Saint-Mdard de Soissons, asiles et
prisons tour tour, reurent Louis le Dbonnaire, Louis dOutre-mer, Louis
XI. La royale tour de Laon a t dtruite en 1832 ; celle de Pronne dure
encore. Elle dure, la monstrueuse tour fodale des Coucy 4.
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notre jurisprudence.
Bourges tait aussi un grand centre ecclsiastique. Larchevque de Bourges
tait patriarche, primat des Aquitaines et mtropolitain. Il tendait sa juridiction
comme patriarche sur les archevques de Narbonne et de Toulouse, comme primat
sur ceux de Bordeaux et dAuch (mtropolitain de la 2 e et 3e Aquitaine) ; comme
mtropolitain, il avait anciennement onze suffragants, les vques de Clermont,
Saint-Flour, le Puy, Tulle, Limoges, Mende, Rodez, Vabres, Castres, Cahors. Mais
lrection de lvch dAlbi en archevch ne lui laissa sous sa juridiction que les
cinq premiers de ces siges.
La raillerie orlanaise tait amre et dure. Les Orlanais avaient reu le sobriquet
de gupins. On dit aussi : La glose dOrlans est pire que le texte. La Sologne
a un caractre analogue : Niais de Sologne, qui ne se trompe qu son profit.
Ppin y fut lu en 750. Louis dOutre-mer y mourut.
La tour de Coucy a cent soixante-douze pieds de haut, et trois cent cinq de
circonfrence. Les murs ont jusqu trente-deux pieds dpaisseur. Mazarin fit sauter
la muraille extrieure en 1652, et, le 18 septembre 1692, un tremblement de terre
fendit la tour du haut en bas. Un ancien roman donne lun des anctres de
Coucy neuf pieds de hauteur. Enguerrand VII, qui combattit Nicopolis, fit placer aux
Clestins de Soissons son portrait et celui de sa premire femme, de grandeur
colossale. Parmi les Coucy, citons seulement : Thomas de Marle, auteur de la Loi de
Vervins (lgislation favorable aux vassaux), mort en 1130 ; Raoul Ier, le trouvre,
lamant, vrai ou prtendu, de Gabrielle de Vegy, mort la croisade en 1191.
Enguerrand VII, qui refusa lpe de conntable et la fit donner Clisson, mort en
1397. On a prtendu tort quEnguerrand III, en 1228, voulut semparer du trne
pendant la minorit de saint Louis. Art de vrifier les dates, XII, 279, sqq.
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Je ne veux pas dire que lAlsace nait rien de tout cela, mais seulement quelle la
gnralement dans un degr infrieur lAllemagne. Elle a produit, elle possde
encore plusieurs illustres philologues. Toutefois la vocation de lAlsace est plutt
pratique et politique. La seconde maison de Flandre et celle de Lorraine-Autriche
sont alsaciennes dorigine.
Dugs.
son instinct social ont fait le reste. Chose bizarre ! ces provinces, diverses
de climats, de murs et de langage, se sont comprises, se sont aimes ;
toutes se sont senties solidaires. Le Gascon sest inquit de la Flandre,
le Bourguignon a joui ou souffert de ce qui se faisait aux Pyrnes ; le
Breton, assis au rivage de lOcan, a senti les coups qui se donnaient sur
le Rhin.
Ainsi sest form lesprit gnral, universel, de la contre. Lesprit local
a disparu chaque jour ; linfluence du sol, du climat, de la race, a cd
laction sociale et politique. La fatalit des lieux a t vaincue, lhomme a
chapp la tyrannie des circonstances matrielles. Le Franais du Nord
a got le Midi, sest anim son soleil ; le Mridional a pris quelque
chose de la tnacit, du srieux, de la rflexion du Nord. La socit, la
libert, ont dompt la nature, lhistoire a effac la gographie. Dans cette
transformation merveilleuse, lesprit a triomph de la matire, le gnral
du particulier, et lide du rel. Lhomme individuel est matrialiste, il
sattache volontiers lintrt local et priv ; la socit humaine est
spiritualiste, elle tend saffranchir sans cesse des misres de lexistence
locale, atteindre la haute et abstraite unit de la patrie.
Plus on senfonce dans les temps anciens, plus on sloigne de cette
pure et noble gnralisation de lesprit moderne. Les poques barbares
ne prsentent presque rien que de local, de particulier, de matriel.
Lhomme tient encore au sol, il y est engag, il semble en faire partie.
Lhistoire alors regarde la terre, et la race elle mme, si puissamment
influence par la terre. Peu peu la force propre qui est en lhomme le
dgagera, le dracinera de cette terre. Il en sortira, la repoussera, la
foulera ; il lui faudra, au lieu de son village natal, de sa ville, de sa
province, une grande patrie, par laquelle il compte lui-mme dans les
destines du monde. Lide de cette patrie, ide abstraite qui doit peu aux
sens, lamnera par un nouvel effort lide de la patrie universelle, de la
cit de la Providence.
A lpoque o cette histoire est parvenue, au dixime sicle, nous
sommes bien loin de cette lumire des temps modernes. Il faut que
lhumanit souffre et patiente, quelle mrite darriver... Hlas ! quelle
longue et pnible initiation elle doit se soumettre encore ! quelles rudes
preuves elle doit subir ! Dans quelles douleurs elle va senfanter ellemme ! Il faut quelle sue la sueur et le sang pour amener au monde le
moyen ge, et quelle le voie mourir, quand elle la si longtemps lev,
nourri, caress. Triste enfant, arrach des entrailles mme du
christianisme, qui naquit dans les larmes, qui grandit dans la prire et la
rverie, dans les angoisses du cour, qui mourut sans achever rien ; mais il
nous a laiss de lui un si poignant souvenir, que toutes les joies, toutes les
grandeurs des ges modernes ne suffiront pas nous consoler.