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LA SCIENCE DANS LA CIVILISATION ARABO-MUSULMANE

ENTRE LE VIII ET LE XV sicle

1. Introduction
Lhistoire des sciences a longtemps minimis, dans le domaine des
sciences, lapport de la civilisation arabo - musulmane. Ainsi on peut lire
dans louvrage Les somnambules dArthur Koestler (1905 / 1983),
publi en 1958, les remarques suivantes :
[] les arabes navaient gure t que des intermdiaires : les
lgataires universels de cet hritage [des Grecs]. Ils avaient fait preuve
dassez peu doriginalit scientifique. Si pendant des sicles ils avaient t
les seuls dpositaires du trsor, ils en firent peu dusage. [] aux mains
des Arabes et des Juifs qui le conservrent deux ou trois sicles, ce vaste
ensemble de connaissances demeura strile.
En 2008 paraissait chez Albin Michel louvrage de Sylvain Gouguenheim
Aristote au mont Saint Michel : les racines grecques de lEurope
chrtienne . On peut y lire en quatrime de couverture : On considre
gnralement que l'Occident a dcouvert le savoir grec au Moyen ge,
grce aux traductions arabes. Sylvain Gouguenheim bat en brche une
telle ide en montrant que l'Europe a toujours maintenu ses contacts avec
le monde grec. Le Mont-Saint-Michel, notamment, constitue le centre d'un
actif travail de traduction des textes d'Aristote en particulier, ds le XIIe
sicle. On dcouvre dans le mme temps que, de l'autre ct de la
Mditerrane, l'hellnisation du monde islamique, plus limite que ce que
l'on croit, fut surtout le fait des Arabes chrtiens. Mme le domaine de la
philosophie islamique (Avicenne, Averros) resta en partie tranger
l'esprit grec. Ainsi, il apparat que l'hellnisation de l'Europe chrtienne fut
avant tout le fruit de la volont des Europens eux-mmes. Si le terme de
"racines" a un sens pour les civilisations, les racines du monde europen
sont donc grecques, celles du monde islamique ne le sont pas.
Pour Koestler, la raison de cette mconnaissance quil partageait avec
beaucoup dautres de ses contemporains - tenait essentiellement un
sous-dveloppement important de la recherche dans ce domaine. On se
limitait quelques noms et gnralits transmis par les sicles prcdents
sans vraiment en faire un axe dtude permettant dapprofondir notre
connaissance de cette poque et de cette partie du monde. On
remarquera donc quau milieu du sicle dernier on disposait dune
meilleure vision de lhistoire des sciences et techniques chinoises que de
celle relative au monde arabo - musulman grce, en particulier, de
grands chercheurs comme Joseph Needham (1900 / 1995) - qui
navaient pas dquivalent pour cette autre partie du monde.

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


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Pour S. Gouguenheim on peut tout dabord supposer que, du fait de sa


formation et de sa spcialit, ce dernier na quune faible connaissance de
la science arabe, de ses origines et de ses dveloppements. Ensuite
lessentiel de son livre naborde que la partie philosophique de la
culture grecque, ce qui, videmment, est trop partiel pour tre pertinent
propos de la richesse des sciences dans cette partie du monde.
Une autre raison de ce manque dintrt est rechercher dans les origines
de cette civilisation que lon considrait comme trop rcentes et trop
modestes pour avoir pu donner de grandes avances. Contrairement
celle de la Chine, dont lanciennet et la puissance taient reconnues
depuis longtemps, on estimait quelle stait btie partir dun vnement
fondateur arriv en un lieu culturellement peu favorable et stait
dveloppe sur un substrat gographique dj extrmement riche, - celui
du monde grec de lAntiquit - quelle navait fait que sapproprier sans y
apporter dlments nouveaux.
Un point galement important doit tre abord en pralable cette
tude : pourquoi parler de sciences arabes alors que les peuples
concerns, qui avaient une lite locale cultive, taient beaucoup plus
divers : persans, berbres, andalous ? La rponse nest pas de nature
ethnique mais linguistique : entre la fin du VIIIe sicle et la fin du XIIIe les
savoirs tudis, crits, enseigns, publis ltaient essentiellement dans la
langue arabe. Ce choix est dailleurs bien meilleur que celui de sciences
musulmanes car les hommes les ayant pratiques taient de
religions diverses souvent autres que lIslam ; on rencontrait, certes des
musulmans, mais aussi des chrtiens, des juifs, des zoroastriens1, voire
des paens et des athes.
Pour terminer cette introduction il est intressant danticiper pour le
lecteur une question sur laquelle nous reviendrons dans la conclusion : les
sciences qui se sont dveloppes dans le monde musulman sont-elles
fondamentalement diffrentes de ce que lon appelle quelquefois les
sciences occidentales ? Autrement dit, les sciences ont-elles une
dclinaison socioculturelle rgionale qui leur enlverait tout caractre
universel ? Cette interrogation est placer dans le dbat ouvert il y a
quelques annes par les adeptes dun relativisme culturel. Pour ce
mouvement le noyau conceptuel de ce que nous appelons sciences a
t model localement par des postulats, des valeurs et intrts religieux,
sociaux, politiques et conomiques, ce qui en exclut une validit
universelle. La science arabe est ne et sest dveloppe dans un contexte
qui est bien diffrent de celui de la science occidentale : sont-elles pour
cela bien diffrentes lune de lautre ?

Fond par Zarathoustra, prophte perse du VI (?) sicle avant J.-C., le zoroastrisme est une religion monothiste dans laquelle le dieu
unique est le Seigneur Sage Ahura Mazd incarnant la bont, la lumire et la vrit. Mais le monde est soumis au mal contre lequel lhomme
doit sopposer pour aider Ahura Mazd dans sa lutte. Le zoroastrisme devint la religion officielle de lempire sassanide.

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2. Quelques repres historiques de lempire arabo-islamique


Muhammad2 est n la Mecque en 570803. A propos de son rle on peut
lire sur Wikipdia : Les non-musulmans le considrent comme le
fondateur de l'Islam, et comme un chef religieux, politique et militaire
arabe. Les musulmans le considrent comme le dernier des prophtes du
monothisme, au sens o il termine et scelle le cycle de la rvlation
monothique abrahamique. Ses biographies rapportent qu'il rcitait ses
premiers compagnons les versets du Coran qu'il prsentait comme la
parole mme de Dieu (Allah en arabe), transmise lui par l'archange
Gabriel. Le Coran aurait t compil aprs la mort de Mahomet, partir
de transcriptions sur des supports divers, par ses disciples. Par ailleurs,
certaines de ses actions et de ses paroles forment la Sunna qui est la
seconde source la base du droit musulman.
Lorsquen 632 le prophte meurt Mdine, il avait russi, avec ses
partisans, unir les tribus dArabie dont les membres avaient embrass
la religion musulmane. Sa succession donna lieu de nombreuses
discussions aboutissant la premire priode de lempire : le califat
mdinois (632 / 661) durant lequel quatre califes dit califes bien
dirigs tendirent lempire sur tout le croissant fertile et une partie de
lIran actuel (chute du royaume Sassanide qui avait t pralablement
trs affaibli par son affrontement avec les byzantins), sur la Palestine,
lEgypte et la Cyrnaque. Constantinople est attaqu mais rsiste malgr
des pertes territoriales importantes en Asie Mineure.

On trouve en franais plusieurs orthographes du nom du prophte dont la plus ancienne est Mahomet. On trouve galement Mohammed
mais la plus proche de la prononciation arabe est Muhammad donne ici (forme retenue par lEncyclopdie Universalis).
3
Pour des raisons de lisibilit les dates sont donnes non pas dans celui de lhgire mais dans notre calendrier julio / grgorien.

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Ces premiers dirigeants taient dsigns dune manire lective qui


donnait lieu chaque fois des rivalits et des troubles graves ; ces
instabilits rcurrentes se manifestent clairement dans le fait que trois des
quatre califes de cette premire priode furent assassins. Aprs la mort
violente du dernier, une opposition ouverte entre les Arabes dIrak et ceux
de Syrie tourna la guerre ouverte. A lissue de celle-ci le gouverneur de
Syrie, Muwiya, descendant de Umayya, grand oncle de Muhammad,
prend le pouvoir (661) .

Pour assurer la stabilit future du nouvel empire il dcide alors de


remplacer lancien mode de dsignation du successeur du Prophte par la
cration dun tat dynastique : cest donc le fondateur de la premire
famille dirigeante des Omeyyades4. Il installe la capitale de lempire
Damas (construction de la grande mosque des Omeyyades au dbut du
VIIIe sicle). Cest sous cette dynastie que lEtat atteint son extension
maximale : ds le dbut du VIIIe sicle le Maghreb est sous le solide
contrle des Arabes aprs de nombreux mouvements de conqute et de
perte des territoires correspondants qui fondent Kairouan en Tunisie.
Franchissant le dtroit de Gibraltar en 711, ils balaient les restes du
royaume Wisigoth occupant alors lEspagne et, en 714, Saragosse tombe.
Tout le sud de la France (prise et occupation de Narbonne en 721) fera
alors rgulirement lobjet de razzias et de pillage. A partir de leurs bases
mridionales, ils remontent jusqu Autun ( !) qui, aprs Lyon, Mcon,
Chalon sur Sane, sera pill et occup brivement en 725. Par la suite,
poursuivant leur expansion vers le nord, ils seront arrts en 732 prs de
Poitiers par Charles Martel (690 / 741).
A lest de lempire, lexpansion se poursuit galement. LAfghanistan
actuel est conquis en 712 et les armes arabes parviennent sur les rives
de lIndus : la fin de lre des Omeyyades les territoires contrls vont
de Sville Samarcande. Comment peut-on expliquer quen un peu plus
dun sicle, les Arabes soient parvenus unifier sous la bannire de
lIslam un territoire aussi vaste ? Dans un de ses ouvrages5, Hossam
Elkhaden6 ouvre quelques pistes que lon peut complter. Donnons ici
quelques cls permettant de mieux comprendre les raisons de la rapidit
de la conqute et de laccueil plutt bienveillant des vainqueurs par les
populations) :

Laffaiblissement de Constantinople et de lempire sassanide (Perse),


puiss par les incessants conflits qui les opposent. Il en est de

On rencontre aussi Omayyades et Umayyades comme orthographe du terme en alphabet latin.


A la dcouverte de lge dor des sciences arabes - ditions Lure Pire
6
Professeur dhistoire des sciences lUniversit Libre de Bruxelles
5

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


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mme en Espagne o le royaume Wisigoth est, au dbut du VIIIe


sicle, en dliquescence complte.
Les perscutions religieuses de Byzance lgard de ceux quelle
jugeait hrtiques (les monophysites en Egypte et en Syrie et les
nestoriens en Syrie et en Irak)
Lunit indfectible des tribus arabes scelle par la nouvelle religion
Les atouts militaires des gnraux arabes
Lendurance des Arabes, habitus des conditions de vie trs dures
La
matrise de la cavalerie et de la mhare (monture sur
dromadaire)
Une taxation plus lgre pour les non-convertis que celle de Byzance
et de la Perse
Une faible ingrence des musulmans dans les pratiques religieuses
des autres communauts

Mais la dynastie Omeyyade rencontre ds le dbut du VIIIe sicle des


difficults intrieures. Ayant conserv un fort sentiment tribal, mfiants
envers les nouveaux convertis l'Islam, les Omeyyades privilgieront,
dans leur administration et pour pourvoir les postes importants, les
membres de grandes familles arabes. La ligne Omeyyade est galement
juge dcadente et impie , en particulier pour le mauvais traitement
appliqu aux musulmans qui ne sont pas dorigine arabe. Ces derniers
demandaient la reconnaissance des droits que le Coran leur garantissait et
la stricte galit entre tous les musulmans, en conformit avec la parole
du Prophte. Ces diffrents mcontentements aboutissent en 750 une
rvolte qui voit les Abbassides7 arriver au pouvoir. Tous les Omeyyades
sont limins lexception de Abd al-Rahmn8, petit-fils du dernier calife,
qui parvient senfuir et rejoindre lal-Andalus.
La nouvelle dynastie, qui va rgner
jusquen 1258, dplace sa capitale
Bagdad, fond sur les bords du Tigre
en 762.
Pendant deux sicles et
demi cette ville sera un haut lieu
culturel dont le dynamisme va
rayonner sur tout lempire, en
particulier
dans
le
domaine
scientifique. On retiendra le nom de quelques grands califes de cette
priode correspondant un vritable ge dor : al-Mansr (754-775),
Harun ar-Rachid (786-809), contemporain de Charlemagne, al-Mamun
(813-833). Sous cette dynastie, l'conomie est prospre et les villes se
dveloppent ; lindustrie, les arts et les lettres atteignent leur apoge et
on redcouvre les crits des anciennes civilisations. Une grande opration
de traduction est lance ; elle est commandite par le calife lui-mme et
par de hauts dignitaires. Cet aspect sera dvelopp un peu plus loin.
7
8

Cette famille descend dAl Abbas, oncle du Prophte


Aprs stre ralli des soldats arabes et berbres, il prend Cordoue et se fait reconnatre comme mir.

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Cependant, au cours du temps, le pouvoir des califes va s'affaiblir peu


peu. Les Abbassides avaient inaugur en effet une nouvelle politique
consistant remplacer les armes populaires de volontaires par des
troupes permanentes de professionnels qu'ils recrutaient de plus en plus
parmi les populations d'origine turque : victimes de nombreuses rvoltes
et des affrontements entre sunnites et chiites, ils sattachent au milieu du
XI sicle une garde prtorienne recrute principalement chez les
Turcs Seldjoukides qui vont rapidement prendre le pouvoir temporel. Ils
donnrent ainsi naissance un fodalisme qui, plus tard, aboutit
l'tablissement de provinces indpendantes, o l'on vit apparatre de
vritables dynasties de gouverneurs. Environ un sicle aprs leur
avnement au pouvoir, les califes Abbassides de Bagdad se mirent
dlguer, voire mme perdre purement et simplement, leurs
prrogatives souveraines en faveur de gouverneurs locaux et en quelques
dcennies leur pouvoir politique effectif se limita aux environs de Bagdad,
le reste de lempire tant contrl localement. Lempire hrit des
Omeyyades va alors se fragmenter progressivement en tats autonomes
ne reconnaissant plus lautorit centrale de Bagdad, le calife ne
conservant plus que son autorit spirituelle.

909 : Proclamation, en Tunisie rvolte, dun nouveau califat chiite,


celui des Fatimides.
929 : Lmir de Cordoue, Abd Al Rhaman III, se proclame calife
(sunnite) mais en 1030 ce mme califat de Cordoue clate en
plusieurs petits royaumes hispano-musulmans.
969 : Les Fatimides, en provenance de Tunisie, conquirent lEgypte
et fondent le Caire

A la fin du XIe sicle, dbute une priode de troubles (invasions, croisades


chrtiennes) qui vont encore affaiblir le pouvoir des Abbassides. Mais, au
milieu de cette dcadence, apparat encore de temps autre de brillantes
mais courtes priodes dintenses activits culturelles : entre 1180 et 1225
le calife abbasside An-Nsir, qui ne rgne de manire effective que sur
Bagdad et ses environs mais dont la suzerainet religieuse est encore
reconnue par tous les sultanats sunnites dAsie, dveloppe une brillante
renaissance culturelle dans lancienne capitale califale.
Au dbut du XIIIe sicle, les Mongols, un peuple nomade de la Chine du
nord, se rassemblrent sous lautorit de Gengis Khan (1155 / 1227). Ce
dernier fonda un immense empire prs de trente millions de km2 son
apoge ! agrandi plus tard par ses successeurs et qui allait, son
maximum dextension, du Pacifique lest jusqu lembouchure du
Danube louest. Face aux coups de butoirs de ces hordes bien
organises et trs mobiles le califat abbasside ne put rsister longtemps
et disparut en 1258, aprs la prise et le pillage de Bagdad par les troupes
de Houlag (1217 / 1265), petit fils de Gengis Khan.
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A louest, aprs une priode de grande faiblesse, les tats chrtiens


dEspagne reprennent la guerre contre les tats musulmans diviss de la
partie mridionale : en 1085 Tolde est prise par le roi Alphonse VI de
Lon (1040 / 1109), en 1236 cest au tour de Cordoue de tomber la
suite de son sige par Ferdinand III de Castille9 (1199 / 1252) qui
assige et prend Sville en 1246.
Malgr ces nombreuses vicissitudes la vie culturelle et scientifique va se
poursuivre dans dautres rgions de lempire o la dsorganisation
attache aux rvoltes et aux invasions ne svit pas. Cependant la libre
circulation des hommes et des ides qui tait courante entre le milieu du
VIIIe sicle et la fin du Xe devient difficile et limmense espace culturel
particulirement dynamique qui allait de Saragosse Samarcande se
fragmente et se limite quelques rgions o se poursuit une vie
intellectuelle importante.

3. Facteurs favorables lmergence des sciences arabes


A la mort de Muhammad en 632, la socit arabe est encore
essentiellement pastorale et agricole. Elle est structure en tribus,
pratiquant le nomadisme. Moins de deux sicles plus tard le lointain
successeur du Prophte, Harun ar-Rachid, rgne sur un empire immense,
depuis une ville de prs dun million dhabitants o se croisent de
nombreux
hommes
de
culture
pratiquant
lastronomie,
les
mathmatiques, la mdecine ou les techniques ncessaires la prosprit
de lempire. Comment a-t-on pu passer dans un laps de temps aussi court
de la premire situation la seconde ? Pour rpondre la question il faut
se plonger dans ltude des diffrents facteurs ayant permis lapparition de
cet ge dor.
Existence dun corpus scientifique ancien lors de larrive des
Arabes
Les espaces gographiques envahis partir du milieu du VIIe sicle par les
Arabes taient occups durant les sicles prcdents par des civilisations
trs anciennes ayant dvelopp des cultures dun haut niveau : lempire
sassanide, par exemple, tait lhritier des Perses qui eux-mmes avaient
succd diffrentes et brillantes civilisations ayant vcu dans le croissant
fertile. La Syrie (Edesse), mais aussi lEgypte (Alexandrie), ont conserv
dans des centres actifs de nombreux ouvrages en syriaque ou en grec. En
contact direct avec lInde, la Perse stait enrichie galement dun
important corpus crit en sanskrit.
Cependant la persistance de toute cette richesse culturelle aurait pu tre
remise en cause si les conqurants arabes staient comports comme le
feront les Mongols quelques sicles plus tard : massacre et mise en
esclavage des populations grande chelle, destruction systmatique des
9

Alors que son prdcesseur, Alphonse VI, fut tout dabord roi de Lon puis de Lon et de Castille, Ferdinand III fut tout dabord roi de
Castille puis de Castille et de Lon. Lhistoire des royaumes espagnols est assez complique !

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lieux de culture, comme ce fut le cas de la grande bibliothque de Bagdad


en 1258. Or les tudes rcentes montrent quil ny eut pas, la plupart du
temps, de politique organise de destruction et que ce comportement fut
rare. Les Arabes connaissaient lanciennet et la richesse culturelle des
civilisations quils venaient de conqurir et les considraient avec respect.
Persistance de communauts cultives dans les territoires
occups par les Arabes
Au-del des centres prcdents, les territoires conquis ont conserv des
lites cultives ayant un bon niveau dans des domaines comme la
mdecine ou les mathmatiques. Ces rgions ont galement profit
indirectement de la rpression conduite par lempire byzantin contre les
chrtiens nestoriens et monophysites. Ces derniers ont alors trouv
refuge dans lempire perse. Parmi eux il y avait de nombreux philosophes
et autres penseurs qui ont pu sinstaller Ctsiphon, capitale de ltat
sassanide, et y poursuivre leurs travaux.
Ces communauts avaient entretenu de vastes bibliothques contenant
une grande quantit douvrages crits en grec, en pehlevi (langue
iranienne parle dans lempire sassanide), en syriaque, que les Arabes
sapproprirent leur arrive tout en permettant aux lites locales dy
poursuivre leurs travaux.
Tolrance envers les membres des autres communauts
religieuses
Le Coran - dans lequel on peut lire il ne doit pas y avoir de contrainte en
religion - nencourage pas les conversions forces. La situation des
communauts religieuses autres que musulmane nest cependant pas
idyllique : chacun de ses membres doit payer un tribu (dimi) et porter un
vtement caractristique. Dans de nombreuses rgions, il lui est interdit
de monter cheval, de construire de nouveaux lieux de culte. Cependant
sous les Abassides ils peuvent occuper de hautes fonctions administratives
et, comme nous le verrons un peu plus loin, de nombreux intellectuels
appartenaient ces groupes. Dune manire gnrale leur situation est
beaucoup plus enviable que celle de leurs coreligionnaires dans les tats
chrtiens.
Existence dune langue universelle pratique dans tout
lempire, larabe
Au dpart la langue arabe avait une vocation essentiellement religieuse ;
la rvlation du Coran avait t transmise en arabe. Ctait donc la langue
dans laquelle devait se dvelopper les commentaires, slaborer le code
juridique et cultuel. Mais ctait aussi la langue des vainqueurs ; ces
derniers ltendirent ladministration impriale. Larabe devint donc, ds
le dbut, la langue de la religion, de la politique, de larme et des textes
officiels. Par la suite elle devint tout naturellement la langue de la
production littraire et scientifique pour tout lempire. Ce fut galement la
langue dans laquelle furent traduits de trs nombreux ouvrages
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disponibles10 dans les pays conquis. Commence au VIIIe sicle, luvre


de traduction sera peu prs acheve la fin du Xe. Ce mouvement de
traduction atteint son apoge au IXe sicle (il ne nous reste dailleurs
pratiquement rien des traductions antrieures). En lespace de quelques
dcennies les lments dEuclide, fondement de la gomtrie, sont
traduits trois fois, lAlmageste de Ptolme, deux fois ; seront galement
traduits les Coniques dApollonius, ainsi que deux traits dArchimde (De
la mesure du cercle et De la sphre et du cylindre) et Les Arithmtiques
de Diophante, pour ne parler, en mathmatiques, que des ouvrages
fondamentaux, dont limpact sera profond sur le dveloppement ultrieur
des mathmatiques arabes. Certains de ces textes, dont les originaux
grecs sont perdus, ne nous sont dailleurs connus aujourdhui que par
leurs traductions arabes.
On peut se demander comment une langue qui, au dpart, tait adapte
une population de pasteurs nomades surtout intresse, sur le plan
culturel, par la posie et lart oratoire, a pu devenir celle dans laquelle se
sont exprims quelques sicles plus tard des scientifiques comme Ibn alHayttam ou al-Khwrizm. Ce sont essentiellement les traducteurs qui,
pour parvenir faire voluer cette langue, lont considrablement enrichie
en utilisant deux procds :
La drivation : partir dune racine existante on cre de nouveaux
mots
Lanalogie : on largit le sens dun mot connu un nouveau concept
La structure de la langue arabe est suffisamment souple pour permettre
une mise en uvre trs large de ces deux procds.
Echange facile entre les intellectuels grce au rseau de
voies de communication
Au milieu du VIIIe sicle, la dynastie omeyyade a unifi sous la bannire
de lIslam un immense territoire sillonn par un rseau dense de voies de
communication, permettant des changes aiss et rapides des ouvrages
et des hommes. Cette facilit va rapidement disparatre dans le courant
du Xe sicle lorsque lempire se fragmentera et que de nombreux troubles
secoueront la socit arabo musulmane.
Matrise de la technologie de fabrication du papier (rcupre
chez les Chinois)
En 751, lors de la bataille de Talas (au nord de la ville de Samarcande)
entre les Chinois et les Arabes ces derniers, vainqueurs, firent de
nombreux prisonniers. Parmi ces derniers plusieurs matrisaient
parfaitement la technique de fabrication du papier. Les Arabes virent
immdiatement dans ce nouveau support un moyen efficace de diffuser la
parole du Prophte. La premire usine papier simplanta Samarcande
sous le rgne dHarun ar-Rachid. Rapidement son utilisation stendit
10
Rappelons que les conqutes arabes nont pas donn lieu des destructions massives mais, au contraire, une volont de conservation et
de valorisation des ouvrages rcuprs. Ce ne fut pas le cas lors de la Reconquista espagnole durant laquelle les autodafs se multiplirent au
fur et mesure de lavance des chrtiens.

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dautres crits et permit daugmenter considrablement le volume des


ouvrages en circulation dans lempire.
Incitation par le Coran rechercher la connaissance dans
ltude des sciences
Fondement de la civilisation arabo musulmane, le Coran est un guide
dans lequel tout croyant peut puiser les rponses aux questions quil se
pose, quel que soit le domaine concern. Or, en ce qui concerne les
sciences et leur pratique, il ny a pas, dans le Coran, daffirmation qui sy
oppose. Au contraire, on peut y lire plusieurs phrases mettant un avis
favorable, semble-t-il, propos de la science. Citons, par exemple :

Sourate 12, verset 76 : Nous levons en rang qui Nous voulons.


Mais, au-dessus de tout savant, il y a Celui dont la science na point
de limite.
Sourate 20, verset 114 : Gloire Dieu, le Souverain, lAuthentique !
Ne te hte pas de rpter les versets du Coran, avant que leur
rvlation ne soit acheve ! Dis plutt : Seigneur, donne-moi
encore plus de savoir !
Sourate 58, verset 11 : Dieu lvera de plusieurs rangs ceux dentre
vous qui ont la foi et qui ont reu la science.

La difficult est de dterminer prcisment le sens du mot science


dans le Coran. Ceci est dautant plus ncessaire que, dans les paroles du
Prophte11 (Hadith) rapportes par ses compagnons, on rencontre, par
exemple, une phrase nigmatique qui a fait lobjet dinterprtations
diverses (exgse) : Dieu prserve moi des sciences dangereuses .
Sagit-il des sciences en dehors de la religion ? Dans ce cas la science
des Anciens doit tre condamne. Doit-on, dans la lecture du Coran, se
limiter uniquement aux sciences religieuses lorsquon rencontre ce terme
ou a-t-il un sens plus large ? Les discussions, partir du IXe sicle, vont
tre vives et les affrontements entre les diffrentes interprtations vont
faire rage pendant plusieurs sicles. Parmi celles-ci on rencontre le
mutazilisme. Ce dernier tait profondment influenc par le rationalisme
d'Aristote et affirmait que la foi et la pratique religieuse devaient tre
diriges par la Raison sur les bases du Coran. Cela allait l'encontre de la
tradition qui disait que chacun doit trouver toutes les rponses dans la
lecture littrale du Coran et des Hadiths. Le mutazilisme devint en 833 la
croyance officielle la cour du califat abbasside, aprs avoir t
officiellement adopt par le calife al-Ma'mn. Une telle vision tait
videmment favorable au dveloppement des sciences et ce milieu du IXe
sicle correspond effectivement une priode florissante pour les tudes
dans de nombreuses disciplines scientifiques.

11
Le corpus regroupant les actes et les paroles du Prophte. Il a t compil prs de 150 ans aprs la mort de ce dernier. On a recens plus de
700 000 ! Elles sont classes en plusieurs groupes en fonction de la confiance que lon peut accorder leur vracit.

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Constitution dun espace conomique unifi avec apparition


dune socit prospre
Lexistence dune unit politique sur un territoire immense allant des bords
de lOcan Atlantique aux rives de lIndus va permettre le remplacement
dune conomie traditionnelle (agriculture, artisanat, commerce local
complts par les revenus du pillage des nouvelles conqutes) par une
conomie grand rayon dchange largement ouverte sur le commerce
international. Ce dernier gnrait pour lempire des taxes qui
enrichissaient considrablement lEtat. De plus les grandes voies de
communications terrestres ou maritimes permettaient limportation de
nombreuses denres qui taient utilises directement par la population dont une partie importante tait devenue citadine - ou exportes vers
lEurope. Ce dynamisme permit le dveloppement dune socit prospre
permettant une lite intellectuelle de se professionnaliser et de
sadonner ses nombreux travaux de traduction et de recherche dans
diffrents domaines.
Mise en place dinstitutions denseignement et de recherche
dans tout lempire
Lducation faisait partie des proccupations importantes de lEtat califal.
On dispose malheureusement de peu de documents sur son organisation
mais on possde tout de mme quelques lments.
Les premiers lieux utiliss taient les mosques qui disposaient souvent
despaces polyvalents pouvant accueillir diverses activits. Rapidement un
mcnat priv se lana dans la construction despaces profanes de
diffusion des savoirs ayant des activits prolongeant celles se droulant
dans les bibliothques. De plus, partir du Xe sicle, sous les Abassides,
se dvelopprent des collges suprieurs ou madrasas prfigurant les
premires universits. On peut citer en particulier la cration en 832
Bagdad de la Maison de la Sagesse 12 par Al Mamun. Cet tablissement
comportait une grande bibliothque, un centre de traduction et des lieux
de runion. Il accueillait des intellectuels de tout lempire, embauchs par
le calife pour traduire en arabe le plus grand nombre douvrages,
disponibles au dpart en grec, en syriaque, en sanskrit ou en pehlvi. Cest
la premire institution scientifique de lempire abbasside : elle fournira un
cadre institutionnel la science et favorisera une professionnalisation des
savants. Cet effort considrable de traduction est un aspect spcifique de
la civilisation arabo musulmane .
Mais il est tabli aujourdhui - notamment grce aux travaux de recherche
de Roshdi Rashed et dAhmed Djebbar propos de lhistoire des
mathmatiques - que ce domaine, comme ceux de lensemble des
sciences arabes, est fait galement de recherches originales et de
dcouvertes, et non pas uniquement de traductions et de transmissions
duvres antrieures. Cest, en effet, lun des principaux apports de leurs
12

On a ici lquivalent du Muse d'Alexandrie o tudirent Euclide et Eratosthne

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


11

travaux davoir dmontr que lhritage des sciences de cette tradition


arabe ne fut pas seulement, comme les commentateurs lont longtemps
prtendu, un intermdiaire entre la pense antique et la
science
europenne mais constitue galement un ensemble de rsultats originaux
ayant considrablement enrichi le savoir universel et fcond la recherche
occidentale partir du XIIe sicle.
Rappelons galement qu'on ne peut pas proprement parler de
transmission par les Arabes ou d'hritage en faveur des Occidentaux : les
premiers n'avaient pas la volont ou le dsir de transmettre quoi que ce
soit aux autres civilisations et les rapports politiques et culturels entre les
grands espaces gographiques installs sur les bords de la Mditerrane
ne permettaient aucune collaboration institutionnelle.

4. Classification des sciences arabes


Les Arabes distinguent deux types de sciences : les sciences de
transmission et les sciences rationnelles appeles galement sciences
des Anciens . Les premires correspondent aux savoirs ne donnant pas
lieu des dcouvertes : parmi elles ils rangent lhistoire (gnalogies,
chronologies, biobibliographie13, chroniques, analyse historique), la
gographie (gographie descriptive, cartographie, relations de voyages),
la linguistique (construction
de la langue, grammaire, mtrique,
lexicographie, littrature) et la religion (lecture coranique, sciences du
Hadith, fondements du droit, thologie). Dtaillons la seconde catgorie
qui concerne notre sujet. Elle est voisine de celle propose par les Grecs
mais a volu sur plusieurs points.
Les sciences rationnelles
Deux domaines principaux14 se partagent ce second terme de la
classification arabe propose par les philosophes les plus connus (Al
Farabi, Ibn Sina, Ibn Khaldun) :
Les mathmatiques :
On va rencontrer dans ce domaine plusieurs groupes de disciplines particulires :
Science numrique :
o Mthodes de calcul (laboration de lalgbre)
o Arithmtique
o Analyse combinatoire ( partir du XIIIe sicle)

Gomtrie :
o Gomtrie de mesure (techniques darpentage)
o Gomtrie archimdienne (dtermination des surfaces et des volumes)
o Gomtrie euclidienne
o Gomtrie des coniques
o Gomtrie sphrique

13

Etude portant sur la vie et luvre d'un intellectuel.


La logique, non cite ici et que lon range aujourdhui dans les mathmatiques, constituait elle toute seule un domaine de cette
classification arabe.
14

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


12

o Optique
Astronomie :
o Trigonomtrie
o Etude et observation du ciel
o Applications la religion (calendrier, dates des ftes, heures des prires,
direction de la Mecque)
o Applications lastrologie
Musique
o Thories musicales
o Pratiques musicales
o Instruments musicaux

On constate que cette classification prsente quelques anomalies par


rapport celle qui nous est aujourdhui familire. Par exemple, ici, la
musique est range dans la catgorie des mathmatiques ce qui nest
plus, bien sr, le cas actuellement. Mais ce rapprochement nest pas sans
raison : les thories, les modes musicaux labors par les Arabes ainsi
que les instruments construits ont un rapport troit avec les
mathmatiques dans le cadre de la thorie des proportions. Rappelons
que cette place tait dj celle donne par les Grecs.
Nous avons galement, en rapport avec la partie de lastronomie classe
dans les mathmatiques, la rubrique applications la religion . Cette
association, qui peut nous surprendre, correspondait une ncessit
religieuse : plusieurs exigences de lIslam sappuyaient sur la
dtermination prcise dvnements astronomiques importants :

heures des cinq prires quotidiennes


dbut du Ramadan
direction de la Mecque
organisation du calendrier

La physique :
Les disciplines retenues et qui sont classes dans cette catgorie sont les suivantes :
Les sciences des tres vivants et des plantes
o La botanique
o La zoologie
o Lagronomie
o La mdecine
o La pharmacologie

Les sciences des corps terrestres


o La gographie physique
o La gologie
o La mtorologie
o La chimie

Les sciences des instruments

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


13

o Lastronomie dobservation
o La mcanique ou procds ingnieux
Hydraulique
Appareils ludiques (automates)
Art militaire
5. Quelques travaux originaux dans les sciences arabes
Il nest pas question ici dtre exhaustif sur la question mais de fournir le
point de dpart de quelques pistes que lon pourra emprunter travers les
ouvrages donns en bibliographie. Il faut galement remarquer que la
plupart des intellectuels de lempire arabo musulman taient comptents
dans plusieurs disciplines, quelquefois trs loignes les unes des autres :
par exemple Omar al-Khayyam (1045 / 1131) est connu autant par la
qualit de ses pomes que par celle de ces travaux de mathmatiques !
Mathmatiques
Cest probablement le domaine o la contribution des savants de lempire
arabo - musulman fut la plus importante. On peut citer quelques uns
dentre eux particulirement prolifiques et originaux dans leurs travaux :

Al Khwrizm
Al Kind
Ab Kmil
Ibn Sinn
Al Brn
Al-Khayyam
At Ts
Al Ksh

(780 / 850)
(801 / 873)
(850 / 930)
(908 / 946)
(973 / 1048)
(1045 / 1131)
(1201 / 1272)
(1350 / 1435)

:
:
:
:
:
:
:
:

persan
irakien
gyptien
persan
persan
persan
persan
persan

Certaines des personnalits cites ci dessus ont vcu bien au-del de la


priode dite de lge dor (VIIIe au XIe sicle) des sciences arabes car,
curieusement, les mathmatiques neurent pas autant souffrir que les
autres domaines scientifiques des querelles thologiques. Nous savons
que ds les dbuts de lempire il ny avait pas unanimit chez les religieux
sur le caractre positif de la pratique des sciences dites rationnelles ou
sciences des Anciens . Remarquons que jusquau milieu du XIIe sicle
ce sont les progressistes , partisans du dveloppement des sciences,
qui ont connu un rapport de force en leur faveur. Puis, progressivement,
les facteurs de dclin que nous avons dj voqus ont amen le
basculement des influences. Mais cette dtrioration de la qualit des
travaux scientifiques dans le monde arabe ne fut prjudiciable aux
mathmatiques que beaucoup plus tardivement du fait quils avaient
partiellement chapp ces querelles. Cette exception pour les
mathmatiques tait en lien avec le fait quils avaient une grande utilit
dans la vie courante, conomique et religieuse.
En prolongeant les travaux des Grecs et des Indiens, les rsultats les plus
originaux obtenus par les Arabes dans cette discipline lont t en algbre
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
14

(invention arabe dtaille dans le prochain chapitre), en trigonomtrie


plane et sphrique et en arithmtique (combinatoire). Ces avances se
sont appuyes sur lunification de deux approches mthodologiques
distinctes : dune part la mthode hypothtico dductive dorigine
grecque et, dautre part, la mthode algorithmique dorigine indienne (le
mot algorithme vient de la latinisation du nom du mathmaticien Al
Khwarizm en Algorismus).
A lorigine, le dveloppement des diffrentes branches des mathmatiques
correspondait des besoins pratiques lis la vie conomique et sociale
ou des demandes provenant dautres disciplines comme lastronomie.
Puis, suite lassimilation des ouvrages anciens, naquit une pratique
thorique - ne correspondant aucune ncessit externe - qui donna lieu
la mise en place de vritables programmes de recherches (par exemple
pour la rsolution dquations de diffrents degrs).
Astronomie
Comme indiqu un peu plus haut lastronomie (observations et calculs)
constituait pour les arabes, ds les dbuts de
lempire, une discipline importante car la bonne
connaissance de la position et du mouvement des
astres tait capitale pour lorganisation de la vie
religieuse. Par la suite, ltude de cette discipline
pour elle mme prit de lampleur et des rsultats
intressants furent obtenus. Comme chez les
Grecs, lastronomie arabe tait fortement lie aux
mathmatiques, en particulier la trigonomtrie
sphrique.
On peut distinguer lastronomie thorique et
lastronomie dobservation. La premire sappuyait, dune part, sur la
tradition grecque contenue pour lessentiel dans lAlmageste (de larabe
al-Mijisti signifiant la plus grande ) de Claude Ptolme et, dautre
part, sur les crits indiens parmi lesquels se distingue As-Sindhind du
mathmaticien Brahmagupta (598 / 668). Cet ouvrage contient un
recueil de formules astronomiques permettant de calculer des tables
astronomiques du mouvement du Soleil, de la Lune et des plantes et
l'une des premires tables de sinus.
Lastronomie grecque tait gocentrique, cest--dire que la Terre tait
considre comme immobile au centre du monde, tous les autres objets
tournant autour delle. Les astronomes arabes resteront attachs cette
tradition mais uniquement pour des questions de commodit. Cependant
plusieurs recherches historiques rcentes sur lastronomie arabe ont
montr que, au contraire, cette affirmation avait t remise en cause au
XIe sicle et mme quun astrolabe avait t construit en se fondant sur
lide que la Terre tournait autour du Soleil avec un mouvement diurne
propre. Cette question sera tudie en particulier par al- Brn dans un de
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
15

ses ouvrages o il comparait lhypothse du mouvement de la Terre et


celle de son immobilit. Mais, finalement, il en resta au modle grec qui
lui semblait plus simple, lautre crant des difficults qui ntaient pas,
selon lui, faciles rsoudre.
Le second volet de lastronomie dans le monde arabo musulman
concernait lobservation. Il sagissait au dpart damliorer les tables des
objets du Systme Solaire (en particulier le Soleil et la Lune) et les
paramtres terrestres (diamtre, inclinaison sur lcliptique) pour suivre
de la meilleure faon les obligations religieuses.
Prenons par exemple la
dtermination
de
la
direction de la Mecque
dans laquelle devait se
placer le croyant pour
prier. Dans la pninsule
arabe le problme ntait
pas trs compliqu mais
en Espagne ou au Maroc,
prs de 5000 km de la
Kaba,
cela
devenait
beaucoup plus difficile. En effet la Terre tant une sphre, lidentification
dune direction donne lieu des calculs complexes rsolus par Habash alHsib ( 770 / 865) au IXe sicle et consistant trouver, en terme
moderne, la ligne orthodromique reliant deux points de la Terre (grand
cercle passant par ces deux points). Pour appliquer les formules trouves
les astronomes avaient besoin de connatre avec prcision le rayon
terrestre. Dans ce but ils refirent plusieurs occasions les mesures
entreprises dix sicles plus tt par Eratosthne et mirent galement en
uvre de nouvelles mthodes, comme le fit, par exemple, al-Brn
(Aliboron - 973 / 1048). Comme on le voit ici, les mathmatiques et leur
dveloppement tait indispensable la progression de lastronomie. Cette
dernire tait son tour ncessaire ltude de la cartographie qui
appartenait la discipline gographie qui permettait le calcul des
distances, la dtermination de lorientation sur terre et sur mer et celle
des latitudes et longitudes, la ralisation de cartes.
Pour tablir des tables fournissant des donnes de base prcises il tait
galement ncessaire de disposer dobservatoires de qualit. Il y en avait
dans tout lEmpire mais on retiendra principalement celui de Maragha,
prs de Tabriz, et celui de Samarcande. Le premier fut construit en 1259
par Hleg, petit-fils de Gengis Khan. L'astronome at-Ts (1201 / 1274)
y travailla. Le second fut fond par le prince timouride Ulugh Beg15 (1393
/ 1449) qui y travailla avec al-Ksh (1350 / 1435). Il s'agissait d'un
btiment circulaire de 3 tages, form de nombreuses arches, avec un
diamtre de 48m et une hauteur de 45m ; il comportait de nombreux
15

Il sagit du petit-fils de Tamerlan, beaucoup plus pacifique que son grand-pre.

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


16

instruments de mesure et d'observation, dont un quart de cercle gradu


gigantesque de plus de 40 mtres de rayon. Mais il ne fonctionna que de
1420 1449. Les recherches qui y furent conduites permirent la
publication dun ouvrage remarquable
(le zij de 1437) avec des tables
des coordonnes de nombreuses
villes, des chroniques et almanachs,
une table des toiles fixes et des
tables dcrivant les mouvements de
la Lune, du Soleil et de ses plantes.
Ulugh Beg y mesura la dure de
lanne sidrale : son rsultat de 365
jours 6 heures 10 minutes et 6
secondes ne diffre que de 56
secondes de la valeur admise
aujourdhui (365 jours 6 heures 9
minutes
10
secondes).
Aprs
lassassinat dUlug Beg par son fils
Samarcande
an, lactivit
de lobservatoire
dclina
rapidement
et
il
fut
dmantel et ras quelques dcennies plus tard. Il nen reste aujourdhui
que les fondations.
Physique
La physique arabe va sintresser trois domaines : la statique (quilibre
des solides et des liquides), la dynamique (mouvement des solides et des
liquides) et loptique. Les rsultats obtenus dans ces trois parties seront
mis en uvre dans les ralisations technologiques (procds ingnieux)
que nous rencontrerons un peu plus loin.
Ils vont bien sr sinspirer des ouvrages grecs traduits (Archimde,
Aristote principalement) mais ne vont pas en rester l. Lapport principal

Balance de la sagesse
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
17

de leur contribution est dordre quantitatif et exprimental16. Cest une


nouvelle mthodologie qui se met en place et on la retrouvera dans les
autres disciplines comme la chimie ou la mdecine.
En statique, partir des crits dj trs labors dArchimde, les Arabes
vont faire progresser les connaissances sur les questions de recherche des
centres de gravit, dlaboration des systmes bass sur les proprits
des leviers et sur les balances. A propos de ce dernier point on peut citer
les amliorations apportes par al-Khzin ( XIe sicle) avec sa balance
de la sagesse ou balance cinq plateaux. On peut la prsenter comme
une balance universelle : avec deux plateaux on conduit une pese dans
lair, en ajoutant un troisime on peut le faire dans leau. Les deux autres
plateaux sont mobiles et permettent de rsoudre des questions
compliqus : change montaire, composition des alliages, et mme
rsolution de problmes mathmatiques. En effet, en ralisant des peses
et en sappuyant sur des tables numriques pralablement calcules on
avait la possibilit de rsoudre des systmes dquations linaires sans
poser aucun calcul : il suffisait de lire sur la balance gradue la suite
dun quilibre !
Dans le domaine de la science du mouvement les propositions dAristote
ne furent pas remises en cause et peu de travaux originaux furent
conduits par les Arabes.
En optique, par contre, de nombreux travaux originaux furent conduits
dans le prolongement des uvres dEuclide et de Ptolme. On verra plus
loin, lors de la prsentation des travaux dIbn al-Haytham, le dtail et la
richesse des apports de la civilisation arabo - musulmane. Les ouvrages
qui en ont rsult ont t, pour un certain nombre, traduits Tolde au
XIIe sicle et ont largement inspir les savants europens jusqu Johan
Kepler.
Chimie
Entre lAntiquit et le XVIIe sicle cette discipline a donn lieu comme
lastronomie deux types dactivits. Tout dabord il y a ce que nous
continuons appeler la chimie et qui correspond tous les savoirs et les
techniques qui permettent danalyser et de synthtiser les diffrents
produits connus ou nouveaux. Ensuite nous rencontrons lalchimie qui,
aujourdhui, nest plus intgr dans le domaine scientifique. Elle sappuyait
avant tout sur un corpus philosophique et sotrique prolong par des
pratiques de laboratoire dont le but tait en particulier de transmuter un
mtal en or.
La chimie arabe hritait dune longue tradition dans laquelle staient
distingus les Egyptiens, tout dabord, et, ensuite les Grecs. Il y avait
galement des pratiques ncessitant des connaissances en chimie, comme
16
Seul Archimde et, plus tard, Ptolme, chez les Grecs, ont eu une dmarche de ce type. Les autres ont eu essentiellement une dmarche
qualitative.

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


18

celles lies la mtallurgie, qui avaient t puises chez les descendants


des peuples msopotamiens.
Les objectifs des chimistes taient la plupart du temps dordre pratique et
taient de fabriquer des produits utiles la socit, lconomie et
ltat. On peut citer quelques unes de ces applications :

Pour lindustrie des tissus et du papier


Solvant
Dgraissant
Teintures et couleurs
Fixateur
Encres

Pour les peintures et la cramique


Pigments
Ciments

Pour la maison
Savon
Cosmtiques
Fard
Parfum
Boissons alcooliss
Verre

Pour les armes du calife


Engins incendiaires
Poudre et explosifs
Acier et mtaux

Pour fabriquer ces diffrents produits les chimistes avaient besoin de


laboratoires, dateliers et de techniques de production utilisant souvent de
nouveaux instruments. Bien quapportant peu de chose nouvelle par
rapport la thorie grecque des quatre lments, ils chercheront mettre
au point de nouvelles mthodes de travail et amliorer celles dj
connues. Ces progrs ont laiss des traces dans notre vocabulaire actuel :
alambic, alcali, alcool, goudron, laiton, soude etc.
Le plus connu de ces chimistes de lempire arabo - musulman est Jabir
Ibn Hayyan (Geber - 721 / 815). Il vcut lessentiel de son existence
en Irak, Koufa, et eut une activit aussi bien en chimie quen alchimie,
comme la plupart de ses collgues. Il fut linitiateur d'un nombre
important de nouveau processus de chimie applique (vaporation,
distillation, calcination, cristallisation) et linventeur de notre alambic. Ses
contributions incluent galement la mise au point de l'acier, la prparation
de diffrents mtaux, la prvention face la corrosion, la teinture des
tissus et le tannage du cuir, le vernissage de tissus pour les rendre
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
19

impermablesetc. Il aurait cr galement leau rgale permettant la


dissolution de l'or aprs avoir dcouvert lacide chlorhydrique et lacide
nitrique.
Les ides de Geber - tires pour la plupart de lexprience - ont ouvert la
voie ce qui est aujourd'hui communment connu sous le nom de
classification des lments. Il distinguait trois types de substances en
fonction de leurs proprits :
les spiritueux ou esprits qui sont les substances se
vaporisant par chauffement, comme le camphre, l'arsenic et le
chlorure d'ammonium.
les mtaux comme l'or, l'argent, le plomb, le cuivre, le fer.
les pierres forms par les composs pouvant tre broys et
rduits en poudre.
Geber insista galement, partir des faits dobservation, que des
quantits dfinies de diffrentes substances sont mises en jeu dans les
ractions chimiques. On a ici une premire et lointaine expression de la loi
des proportions dfinies.
Son trait le plus connu est le Kitb al-Kmi (Le Livre de la Chimie),
ddi au Calife Haroun Ar Rachid. Il fut traduit en latin par l'Anglais
Robert de Chester en 1144.
Mdecine
Il faut distinguer ici la mdecine traditionnelle, particulirement rpandue
dans les couches populaires, de la mdecine savante. La premire, comme
dans dautres pays, sappuyait sur une exprience multisculaire laquelle
sajoutaient les recommandations hyginique et dittique puises dans
les paroles du prophte Muhamad. Elle s'est enrichie, aprs la conqute,
des connaissances empiriques disponibles dans les diffrentes rgions
englobes, en particulier la Perse qui disposait d'un large corpus puis en
Inde.
La seconde racine a emprunt lessentiel de son hritage chez Hippocrate
( -460 / -370) et Galien ( 130 / 200), mme si certains apports
persans et indiens ne doivent pas tre ngligs. Elle est fonde sur la
thorie des humeurs , dorigine grecque. Ces dernires sont au nombre
de quatre : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire (atrabile). On
leur associe des qualits qui se rattachent aux quatre lments - et des
tempraments selon le tableau suivant :

Temprament
Sanguin
Flegmatique
Bilieux
Atrabilaire

THEORIE DES HUMEURS


Humeur
Qualits
Sang
Chaud / Humide
Flegme
Froid / Humide
Bile jaune
Chaud / Sec
Bile noire
Froid / Sec

Elments
Air
Eau
Feu
Terre

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


20

Chez une personne en bonne sant il y a quilibre entre ces quatre


humeurs. La maladie va alors correspondre un dsquilibre quil faut
corriger.
Sappuyant sur cette thorie plusieurs grands mdecins vont laisser leur
nom la postrit et transmettre lOccident des ouvrages de rfrence.
Parmi ceux-ci on peut citer Ibn Sna (Avicenne Perse - 980 / 1037)
qui, dans son ouvrage Le canon de la mdecine , codifie cette dernire
selon les critres de ses lointains prdcesseurs et Ibn Rushd (Averros
Espagne - 1126 / 1198).

Manuscrit dIbn an-Nafs

Cependant, l comme dans dautres domaines,


certains intellectuels de lempire contestent la
science des anciens. Parmi eux citons Ibn anNafs (1210 / 1288). Ce dernier, dorigine
syrienne et qui fit lessentiel de sa carrire au
Caire, tait attach une rflexion base sur
lobservation. Il nhsite pas remettre en
cause les affirmations de Galien sur la
circulation sanguine. Il proposera, trois sicles
avant William Harvey (1578 / 1657), un
nouveau modle beaucoup plus proche de la
ralit
qui
sappuyait
sur
ses
vastes
connaissances
anatomiques. Ses travaux
seront rdigs dans Commentaire de
lanatomie du Canon , un ouvrage critique de
celui dAvicenne. Une tude plus dtaille de
ces travaux est dveloppe un peu plus loin.

La mise en place de cette mdecine se fait partir du IXe sicle dans des
hpitaux qui sont implants dans les grandes villes. Ces structures
avaient une organisation qui nous semble moderne. Lencadrement est
assur par un corps de mdecins munis dun diplme obtenu dans un
centre de formation, la plupart du temps attach un hpital. Lhygine y
joue un rle de premire importance et les malades disposent dune
pharmacie o, munis dune ordonnance, ils peuvent venir chercher des
mdicaments. Il sy pratique une mdecine de haut niveau avec des
services que nous avons encore notre poque : mdecine gnrale,
ophtalmologie, obsttrique, chirurgie etc. Certains hpitaux possdent
mme un service pour les dments. Chacun dentre eux est dirig par un
spcialiste.
Il faut dire, pour terminer, que de nombreux mdecins, en particulier en
Irak, taient des chrtiens nestoriens (les califes de Bagdad avaient, en
gnral, un mdecin de cette origine) qui avaient t forms, pour
beaucoup Jundishapur, en Perse. Cette ville avait accueilli une
importante diaspora nestorienne en 489 lorsque lempereur byzantin
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
21

Znon avait ferm lEcole dEdesse, important foyer intellectuel chrtien


et de littrature chrtienne syriaque, dont lorigine remontait au IIe sicle
apJC.
Technologie
On place dans ce domaine les applications pratiques de la mcanique que
les Arabes appelaient sciences des procds ingnieux . Un des
ingnieurs le plus clbre de cette poque est al-Jazar (1135 / 1206)
auquel on attache plusieurs inventions comme une pompe hydraulique ou
le systme bielle / manivelle.
On peut diviser cette science en trois parties :
Les automates
Ils ont avant tout une vocation ludique et prolongent les travaux de
savants grecs comme Philon de Byzance (IIIe sicle AvJC) ou Hron
dAlexandrie (Ie sicle AvJC) dont les ouvrages ont t traduits en arabe.
Comme pour les autres formes de savoir les Arabes ont tout dabord
tudi et reconstitu les ralisations du pass. Puis, partir du IXe sicle,
ils ont conu et fabriqu leur propres automates en y introduisant
quelques innovations intressantes comme le systme bielle / manivelle
qui permet la transformation dun mouvement de translation oscillatoire
en mouvement de rotation. En Europe il faudra attendre la Renaissance
pour voir apparatre un tel dispositif. Un des traits les plus connus de
cette poque est celui des deux frres Ban Ms o est expliqu la
fabrication de jets deau musicaux, de bateaux propulsion
automatiqueetc.

La mcanique utilitaire
Lhydraulique : horloges et utilisation de la puissance mcanique de
leau
Lempire besoin de fournir lheure ses habitants aussi bien pour la
vie quotidienne que pour la pratique religieuse. De jour, par beau
temps, cette connaissance pouvait tre obtenue laide dun gnomon
mais dans des circonstances moins favorables il fallait disposer dautres
instruments. Parmi ces derniers, les plus anciens sappuient sur
lcoulement dun liquide comme leau ou le mercure. Les Arabes
taient arrivs une matrise exceptionnelle dans la ralisations de ces
dispositifs comme le montre lhorloge eau quHarn ar-Rashd avait
offert Charlemagne en 806.
Situ gographiquement sur des territoires faible pluviomtrie,
lempire arabo musulman avait besoin dune gestion optimise de ses
ressources en eau aussi bien pour lirrigation des cultures (stockage,
transport) que pour lexploitation de la puissance disponible utilise
dans les diffrents types de moulins17 (crales, tissus, mtaux,

17

Il y avait dautres types de moulins utilisant la force humaine, animal, olienne voire marmotrice.

Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN


22

papier). Peu de nouveauts apparaissent dans les maigres ressources


documentaires dont on dispose de cette poque mais les innovations
technologiques dcrites propos des automates ont quelquefois t
utilises sur des dispositifs de grande taille (pompe eau utilisant le
systme bielle / manivelle par exemple).
Engins de levage
Ici les Arabes ont essentiellement apport des amliorations aux
dispositifs dj existants et que les Grecs connaissaient dj. Le
principe de ces machines sappuyait sur ltude de la statique quavait
ralise Archimde (IIIe / IIe sicle AvJC) et que lon a dj rencontre
dans la partie consacre la physique. Dans le prolongement de ce
travail les Arabes vont produire des rsultats pertinents, en particulier
dans llaboration dune thorie des centres de gravit pour des
systmes tridimensionnels dformables.
Technologie militaire
On comprend facilement que le pouvoir politique de lempire ait encourag
particulirement ce domaine ds le premier sicle de son existence.
Cependant les documents qui lui sont relatifs sont rares, au moins
jusquau XIIe sicle.

6. Le dclin des sciences arabes


On a ici une question qui fait dbat depuis plusieurs sicles et qui est loin
dtre aujourdhui rsolu : Fernand Braudel ne parlait-il pas en 1979 de
lirritant problme de la dcadence [de la civilisation arabo
musulmane], problme malheureusement sans solution ?
On ne peut pas dissocier les difficults rencontres par lvolution des
sciences dans lespace arabo musulman de celles qui ont amen son
affaiblissement et son remplacement final par lempire ottoman.
Cependant ce mouvement na pas t identique dans toutes les zones
gographiques : les premiers signes de dcadence sont apparus lest
vers le milieu du XIe sicle avec quelques priodes ponctuelles de
relance et se sont propags progressivement vers louest jusquau XVe
sicle. Comme pour les facteurs ayant favoris leur dveloppement, on
peut tenter de lister ceux qui ont particip leur tiolement et,
finalement, leur disparition en tant que force productrice de nouveaux
savoirs.
Fin du despotisme clair des premiers califes Abassides
On ne trouve pas dans la religion musulmane ce que nous avons connu
dans le christianisme de la mme poque : la sparation des pouvoirs
spirituel et temporel. Le message transmis par les Evangiles tait, dans ce
domaine : Rendez Csar ce qui est Csar et rendez Dieu ce qui est
Dieu , ce qui signifie qu'il appartient la religion en loccurrence le
pape, reprsentant sur Terre de Dieu - de soccuper des affaires
spirituelles et lEtat rois, empereurs etc. - d'assurer la gestion des
affaires politiques. Dans lEmpire islamique, cette distinction nexiste pas,
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
23

les deux pouvoirs sont intimement confondus avec une prminence


indiscutable du premier sur le second - et la mme personne, le Calife,
conduit la politique de lEtat et garantit le respect de la parole de Dieu.
Les dirigeants au pouvoir entre 750 et la fin du Xe sicle ont t, en
gnral, plutt tolrant envers la libert de pense des intellectuels de
leur empire. Mieux encore, ils ont encourag, financ et protg les
savants ayant particip ce grand mouvement intellectuel. Mais partir
du XIe /XIIe sicle de nouveaux leaders sappuyant sur des mouvements
religieux conservateurs ont pris le dessus et lIslam sest progressivement
oppos toute pense libre et toute curiosit scientifique. Dans le
mme temps lencouragement par la puissance publique des recherches
scientifiques sest considrablement amenuis, sauf en quelques courtes
occasions comme Samarcande, sous la direction dUlug Bey .
Ce qui tait au dpart un avantage sest alors transform, avec cette
nouvelle lecteur du message divin, en un inconvnient prjudiciable tous
les intellectuels extrieurs la religion pour conduire leurs travaux de
recherche. Ceci ne fera que saccentuer sous la domination des Turcs.
Les croisades
Les chrtiens vont lancer contre les infidles , entre 1098 et 1270, huit
croisades vers le Moyen-Orient. Elles vont avoir plusieurs consquences
dfavorables. Tout dabord elles vont entraner la perte pour lempire
musulman du monopole du commerce international en Mditerrane. Elles
vont ensuite accentuer les divergences entre les diffrents royaumes,
califats , principauts dont lapparition quelques dcennies auparavant
avait dj fait merger des oppositions et des confrontations allant parfois
jusqu laffrontement militaire : au fil des sicles, le pouvoir des califes
s'tait affaibli peu peu, victime notamment des affrontements constants
entre sunnites et chiites, mais suite galement de nombreuses rvoltes.
Les invasions turcs et mongoles
Cest une cause capitale du dclin gnral de cet espace. Depuis le milieu
du XIe sicle la partie est de lempire eut subir plusieurs invasions. La
premire, celle des Seldjoukides (turcs venant des steppes de lAsie
centrale) est le fait dun peuple nomade dj islamis qui va simposer au
calife de lpoque sans employer la violence. Mais leur prise du pouvoir va
saccompagner de consquences conomiques particulirement nfastes :
ils abandonnent lconomie montaire base sur le commerce et sur
largent, pour revenir une conomie fodale du type domanial, cest-dire base sur la valeur de la terre. De plus, convertis rcent lIslam
sunnite, ils manifestent un grand zle religieux qui est lorigine dune
grande intransigeance qui aura des rpercussions sur le dveloppement
des tudes rationnelles.
Le seconde invasion sera beaucoup plus dvastatrice. Elle est mene par
les Mongols qui viennent de la partie centrale de la Chine. Ils dferlent sur
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
24

le flanc Est de lempire abasside partir de 1219 sous le commandement


du fameux Gengis Khan. Une seconde campagne est mene partir de
1243. Il faudra attendre 1260 pour quils subissent leur premire dfaite
en Egypte devant les Mamelouks.
Sous leurs assauts, les infrastructures conomiques, commerciales,
sociales et culturelles de la partie Est de lempire furent largement
dmanteles, voire dtruites. Les villes qui refusent de se rendre sont
prises et rases, leur population est massacre. Bagdad qui compte
cette poque plusieurs centaines de milliers dhabitants certains
historiens envisagent le million est ravag en 1258. De nombreux
monuments culturels - comme la grande bibliothque comportant
probablement des centaines de milliers douvrage - furent dfinitivement
anantis. Une surface importante de terres fertiles ncessitant des
rseaux dirrigation restrent incultivables pendant longtemps suite aux
destructions massives des systmes de distribution de leau.
Malgr les dgts causs, ces diverses attaques nont cependant pas
totalement arrt les activits scientifiques du monde arabo - musulman.
La dynamique des sciences nest en effet pas la mme que celle des
actions militaires et politiques. Malgr ces dfaites, les dsorganisations et
linstabilit qui en dcoulent, lastronomie et les mathmatiques, en
particulier, continurent quelque temps encore de se maintenir, en
particulier dans la partie Ouest de lancienne espace gographique
concern (Egypte, Mahgreb) mais pas en Andalus que les rois castillans
vont peu peu reconqurir. Cest donc lEgypte avec Le Caire qui devient
le foyer principale de la culture arabe
La dernire vague de ces invasions destructrices, se produit la fin du
XIVe sicle avec Tamerlan (1336 / 1405). Dorigine turco-mongole il
fonda, en sappuyant sur la guerre et la terreur, un empire dont la capitale
tait Samarcande. L encore se furent les rgions dIrak, dAnatolie et de
Perse qui eurent subir ces terribles preuves.
Modifications des grandes voies arabes de communication
commerciale
Jusquau XIe sicle les Arabes ont domin lessentiel du commerce dans le
bassin mditerranen en dveloppant les changes quils avaient mis en
place entre les diffrentes rgions de lempire et les pays plus lointains
(Chine, Afrique subsaharienne etc.). Mais progressivement les quilibres
vont se modifier : les Normands, aprs leur installation en Normandie ,
entreprennent la conqute de lAngleterre mais aussi de la Sicile aux
mains des Arabes - , tandis que les Italiens et les Francs partent la
conqute du bassin occidental de la Mditerrane. Avec les progrs de
lautorit monarchique et linfluence pacificatrice de lEglise, les routes
deviennent plus sres, ce qui favorise la reprise dune activit
commerciale dynamique en Mditerrane et dans la plus grande partie de
loccident chrtien. Les tats italiens dots de grands ports (Naples,
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
25

Amalfi, Bari, Pise, Gne et surtout Venise), vont contrarier les changes
entre les diffrentes parties de lempire. Cette dsorganisation aura
galement une influence sur la circulation des ides et lirrigation
intellectuelle mutuelle des foyers dtude arabes.
A la fin du XVe sicle, les europens lancent de grandes expditions vers
le continent amricain rcemment (re)dcouvert et tablissent de
nouvelles routes commerciales qui vont accentuer le dclin de lactivit
conomique de lempire arabo musulman .
La formation de l'empire Ottoman (Turcs)
Lmiettement du pouvoir au Moyen-Orient qui a suivi les invasions
mongoles a profit une tribu dorigine turc seldjoukide installe en
Anatolie : les ottomans. Aprs avoir repouss les Byzantins jusqu la mer
Mditerrane, conquis les royaumes serbes le long de lAdriatique ils vont
progressivement reconstituer un empire qui recouvre pratiquement
lancien empire abbasside : il y manque bien sr lEspagne mais il intgre
en plus de vaste territoire europen (Serbie, Grce, Hongrie).
Constantinople est pris en 1453 : cest la fin de lEmpire Romain dOrient.
On aurait pu croire que cette nouvelle priode de stabilit politique et
dunit territoriale allait dynamiser un nouvel lan de la recherche
scientifique. Il nen a rien t. Les nouveaux matres ne sont pas, comme
leurs prdcesseurs abassides, des monarques clairs ayant cur
dencourager ltude scientifique du monde. Bien au contraire : lorsque fut
invente en Europe limprimerie, le sultan de Constantinople, sous la
pression des copistes et des conservateurs religieux, interdit son usage
dans son empire pour produire des ouvrages en arabe ou en turc. A cela
plusieurs raisons : conomique tout dabord car les copistes formaient une
puissante corporation et une source de revenus importante, culturelle
ensuite car le savoir intellectuel et religieux tait dtenu par les partisans
de la tradition qui taient systmatiquement hostiles aux rformes. Enfin
lcriture arabe jouissait dun prestige bien plus grand que celle dun
simple instrument de communication : lie la rvlation coranique de la
parole de Dieu, elle est sacre et ne peut tre transcrite par une machine.
Ce ne sera donc quau milieu du XIXe que limprimerie commencera
rellement concurrencer la copie manuscrite.

7. Arrive en Europe de la science arabe


Les contacts entre le monde arabo mulsulman et le monde chrtien
occidental ont connu plusieurs priodes : sous les califes bien dirigs
et les Omeyyades, les Arabes eurent vis vis des pays francs une attitude
plutt belliqueuse et expansionniste qui se manifesta en particulier par la
conqute des deux tiers de lEspagne. Par la suite, pendant les premires
dcennies du califat abasside de Bagdad, les affrontements furent
beaucoup moins frquents et des ambassades furent mme changes
entre Charlemagne et Haroun Ar Rachid. Aprs la prise du pouvoir par les
Seldjoukides les causes de confrontation se firent plus nombreuses (accs
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
26

Jrusalem, contrle du commerce en Mditerrane etc.) et les contacts


furent essentiellement conflictuels. Il ny avait donc pas, chez llite de
cette civilisation, la volont particulire de transmission18 de leurs
dcouvertes aux autres parties du monde. Ils avaient avant tout en tout
cas durant les premiers sicles - la mission de transmettre et dimposer le
message du Coran, prolongement et achvement
des religions
19
monothistes du Livre .
Cependant, partir du XIIe sicle et malgr les frquents conflits, de
nombreux occidentaux vont venir de diffrents tats de lEurope vers les
rgions reconquises, pour se former dans le domaine des sciences
dvelopp et dynamis par les intellectuels arabes. Cest une dmarche
dappropriation individuelle car
il ny a pas encore de volont
institutionnelle des universits et ces dernires auront un temps de retard
avant de sintresser ces nouveaux savoirs. On peut citer parmi ces
voyageurs la recherche de nouvelles connaissances, Lonard de Pise,
dit Fibonacci (1180 / 1240). Ce dernier passa plusieurs annes Bougie,
en Algrie, o il apprit larabe et put accder directement des sources
mathmatiques arabes. Il en rapporta un ouvrage crit en latin, Liber
Abacci , reprenant, sans les citer, de nombreux rsultats obtenus par
ceux quil avait traduits et enrichis par ses propres travaux.
Ensuite, aprs leur reconqute en 1085, Palerme et Tolde vont continuer
tre des foyers culturels mais en devenant des lieux o seront produits
de nombreuses traductions de larabe vers le latin ou lhbreu. En effet en
Espagne et en Sicile, la reconqute des tats islamiques par les troupes
chrtiennes mettait disposition des intellectuels europens une grande
quantit douvrages qui nourrirent le travail de traduction de plusieurs
coles installes Tolde, Palerme mais galement Montpellier et
Avignon. On retiendra parmi ces traducteurs les noms de Grard de
Crmone (1114 / 1187) et de Robert de Chester (autour de 1150) : le
premier traduisit plus de 80 ouvrages dont la version arabe de lAlmageste
et le second les uvres du mathmaticien al-Khwrizm.
Enfin dautres rseaux de collecte vont galement se mettre en place : la
recherche douvrages va dabord intresser les marchands, et suivre les
voies commerciales plus que celle des campagnes militaires ou des
plerinages pour se diffuser en Europe partir des grands ports, comme
Venise, qui vont arracher aux arabes le monopole du commerce
mditerranen.

8. Conclusion
Comme on la vu prcdemment les causes du dclin de la recherche dans
les diffrents domaines des connaissances humaines sont multiples.
18
Pas plus que lon pourrait dire que les populations anciennes du croissant fertile (Msopotamiens, Chaldens etc.) avaient la volont de
transmettre leurs connaissances leurs voisins.
19
La Bible

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27

Certaines sont externes la communaut arabo - islamique mais la cause


principale est interne : lempire abbasside est secou par des conflits, mis
en pril par la rbellion chiite et bouscul par leffervescence intellectuelle.
Rappelons quen 813 le Calife al-Mamun, prend le pouvoir Bagdad. Cest
un esprit veill, curieux de tous les savoirs et de toutes les cultures quon
trouvait dans la capitale des Abbassides ouverte sur le monde. Pendant
une vingtaine dannes al-Mamun va donc incarner cette volont du
pouvoir douvrir de nouvelles pistes intellectuelles en permettant le
dveloppement dune cole de thologie novatrice : le mutazilisme dj
rencontr au dbut de ce texte. Ce dernier a introduit en particulier la
thorie dun Coran cr , par opposition celle dun Coran
incr 20. Les adeptes de ce mouvement, largement inspirs par la
rationalit grecque, soutiennent que le Coran a t cr et sengagent
dans la voie de lexgse. Soutenant cette approche, al-Mamun pensait
devoir limposer pour rassembler la communaut autour dune thologie
unifie pouvant intgrer dautres savoirs.
Mais les tenants dun islam plus rigoriste et plus facilement accessible au
peuple refusrent cette grande rforme religieuse. En lan 848, Jafar alMutawakkil (821 / 861), fils du Calife Al-Mamun, impose une politique
religieuse plus conservatrice. Celle-ci disqualifie la culture philosophique et
scientifique qui est dsigne par le nom de science trangres et intruses.
Puis, en 1019 le calife Abbasside al Qdir (947 / 1031) prend une
dcision politique lourde de consquences et sappuyant sur la religion. Il
fait lire dans tout lempire une profession de foi dans laquelle il condamne
la doctrine du Coran cr, interdit les exgses et fixe la doctrine
officielle. Il dtruit ainsi lesprit critique et encourage limitation obissante
au dtriment de linnovation. Le XIe sicle sachve donc avec le triomphe
de lorthodoxie pour lensemble du monde musulman et, dsormais, toute
nouvelle interprtation est interdite. Ce verrouillage dfinitif des
interprtations et des rgles appliquer ne concerne pas seulement la
thologie mais stend galement la loi, la justice et, bien sr, la
littrature, la philosophie et aux sciences et techniques.
Coupe de ses racines vivifiantes, la rflexion scientifique va donc
commencer ds la fin du XIe sicle dcliner. Bien sr ce dprissement
nest pas immdiat et ne touche pas, en tout cas au dbut, lensemble de
lempire. Mais petit petit, les rgions dappauvrissement culturel vont
stendre progressivement, petites taches discontinues au dpart qui
vont se rejoindre pour former de grandes rgions dfinitivement striles.
Bien sr dautres facteurs - on les a numrs un peu plus haut vont
jouer un rle important mais ceux-ci ne seront pas dclencheur mais
plutt acclrateur de cet asschement de la dynamique cratrice, si riche
durant les premiers sicles de la civilisation arabo musulmane.
20

Le mutazilisme affirme, entre autre, que le Coran nest pas ternel et a t cr. Pour imposer autoritairement sa vision, al Mamun ira
jusqu crer un organisme charg de perscuter les rudits qui nadhrent pas cette nouvelle doctrine.

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28

A la lumire de ce qui prcde, reprenons, pour terminer, la question que


nous nous tions pose dans notre introduction : les sciences ont-elles
une dclinaison socioculturelle rgionale qui leur enlverait tout caractre
universel ? Une rponse positive est donne cette interrogation par la
puissante cole relativiste des sciences humaines. Dans le domaine de
l'pistmologie, cette dernire prtend que la ralit objective n'est pas
accessible et qu'il n'y a que des thories subjectives, dpendant des
circonstances historiques et culturelles des bassins gographiques dans
lesquels elle se dveloppe. Dans ces conditions lobjectivit du savoir
scientifique ne serait alors quune illusion dpendant du lieu, du moment
et des circonstances de son dveloppement. Pour les relativistes, qui ont
actuellement le vent en poupe dans certains milieux intellectuels, la
science est une activit rgionale et il nest pas possible de lui
donner un statut duniversalit.
Selon ce point de vue il ne devrait pas y avoir de similitude entre ce qui
sest dploy entre le VIII et le XI sicle dans lespace arabo islamique
et ce qui est apparu en Europe quelques sicles plus tard la suite des
travaux de Galile dans un contexte culturel diffrent. Or si lon regarde
de prt la manire dont travaillaient les savants prcdemment tudis,
on constate quils le faisaient dune faon trs proche de celle que nous
connaissons : utilisation de lexprience et confrontation des hypothses
aux rsultats exprimentaux ((Ibn Al Haytham, Ibn an-Nafs par
exemple), critiques des travaux de leur prdcesseurs (Ibn an-Nafs qui
remet en cause Galien et Ibn Sna [Avicenne]), mise en place et usage de
nouveaux outils thoriques (Al-Khwrizm, Al Birni), circulation des
personnes dans tout lempire et changes dinformations sappuyant en
particulier sur lexistence des maisons de la sagesse , intervention
divine absente ou purement formelle des textes scientifiques.
On peut dtailler plus finement cette numration mais les lments
donns ci dessus sont dj suffisants pour comprendre quentre le VIII et
le XI sicle sest mis en place et dvelopp dans lempire arabo musulman un systme de pense que lon peut pleinement associer une
vision universelle de la science que lEurope na dcouvert que six sicles
plus tard. Mme sa dcadence une signification pour nous : nous voyons
bien que dans un contexte culturel appauvri et une ambiance religieuse
svre et conservatrice la science na plus les moyens de progresser et ne
peut que pricliter.
Ceci est une leon pour nos socits dans lesquelles la rflexion objective
et la curiosit nourrissant cette dernire sont de plus en plus absentes au
profit dune ractivit motionnelle immdiate et dune curiosit
nombriliste le plus souvent strile. Lappauvrissement que lon voit
aujourdhui du terrain fertile qui nous a permis depuis trois sicles de
connatre de mieux en mieux notre environnement et den profiter pourrait bien tre limage de celui de la science arabo musulmane qui
ne sen est pas remis.
Les sciences dans la civilisation arabo musulmane - Pierre MAGNIEN
29

QUELQUES GRANDES FIGURES DES SCIENCES ARABES


1. Introduction
Les scientifiques de premier plan de lempire arabo - musulman ne sont
pas, pour la plupart, des grands noms de lhistoire universelle. Certains
sont passs la postrit en occident et nous sont connus sous leur nom
latinis mais la majorit dentre eux a t injustement oublie, et ceci
aussi bien chez nous que dans leur pays dorigine. Bien sr il ne sagit pas
ici dtre exhaustif mais de prsenter quelques figures majeures des
intellectuels du monde arabe afin dillustrer le fait que la science de cette
partie du monde a dvelopp des ides et des outils particulirement
originaux qui vont bien au del de ce que les civilisations antrieures
avaient construit.

2. Al-Khwrizm
La biographie de ce mathmaticien dorigine perse est mal connue. N
vers 780 au sud de la mer dAral21, il vcut jusque vers 850. La plus
grande partie de sa vie se droula Bagdad et il participa la grande
aventure de la Maison de la Sagesse sous le rgne du calife al-Mamun.
Il sy adonna donc aux travaux de traduction douvrages scientifiques
grecques et y ctoya les frres Ban Ms (Muhammed, Ahmed et
Hassan), trio de mathmaticiens fortuns possdant leurs propres
traducteurs chargs de travailler sur les ouvrages achets grand prix
ltranger. Il travailla dans de nombreux domaines : mathmatiques, bien
sr, mais galement astronomie, gographie.
Al-Khwrizm nous est connu par plusieurs ouvrages que lon peut mettre
en bonne position dans la littrature scientifique universelle. Le premier
est intitul Kit ab al-jam'wal tafriq bi hisab al-Hind que lon peut
traduire par Livre sur le calcul indien . Il y prsente le systme dcimal
de numration positionnelle dj utilis depuis plusieurs sicles en Inde o
le mathmaticien Brahmagupta (598 / 668) avait introduit le zro
comme le rsultat de la soustraction dun nombre lui mme.

Extrait du Kitab al mustasar de Khwrizm et reprsentation moderne de la figure

21

Pour certains ce serait ces parents qui taient originaires de cette rgion et il serait n Bagdad.

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30

Remarquons galement que Brahmagupta avait propos les rgles de


manipulation des nombres positifs et ngatifs. Ces derniers ne seront pas
accepts par les Arabes, ce qui compliquera, dans certains cas, la
rsolution des problmes.
Lautre ouvrage crit par al-Khwrizm et qui est pass limmortalit est
son Kitab al-mustasar fi hisab al-jabr wa al-muqabala , ddi au calife
de Bagdad al-Mamun. Il fonde ici une partie des mathmatiques
entirement nouvelle : lalgbre (al-Jabr qui signifie, en arabe,
raboutage22 !). Muqabala signifiant la confrontation , le titre du livre
pourrait tre traduit par Trait de calcul du raboutage et de la
confrontation ! Mais bien sr il faut tenir compte du fait que nous avons
affaire un ouvrage de mathmatiques et la traduction retenue est
Abrg du calcul par la restauration et la comparaison . De quoi sagitil ? On y trouve deux parties : la premire, compose de six chapitres,
met en place les mthodes de rsolution dune quation du second degr ;
la seconde, plus importante quantitativement, prsente de nombreux
exercices rsolus en rapport avec le commerce, larpentage et la
rpartition des hritages.
Les six chapitres du dbut, crits sous forme littraire et sans aucune
formule, prsentent la manire de rsoudre des quations du premier et
du deuxime degr dont les diffrents termes possdent des coefficients
numriques positifs. Il dfinit six formes canoniques que nous crirons cidessous :
1) ax2 = bx
2) ax2 = c
3) bx = c
2
2
4) ax + bx = c
5) ax + c = bx
6) bx + c = ax2
La
rsolution
dune
quation
quelconque du premier ou second
degr doit tout dabord se ramener
un des six cas prcdents. Cela
ncessite
deux
oprations
conscutives :

Lopration al-jabr dont le but est


de supprimer les termes prcds
du signe (-) en ajoutant des termes
gaux dans les deux membres

Lopration al-muqabala consiste


soustraire une certaine quantit
afin que des termes de mme degr
ne puissent se trouver la fois dans
les deux membres de l'quation.

22
Denis Guedj, dans son ouvrage Le thorme du perroquet signale que dans Don Quichotte de Cervants on rencontre un algebrista,
cest dire un rebouteux.

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31

Prenons un exemple quelconque, qui nest pas sous une forme canonique,
avec lgalit :
x2 + 40x - 52 = 10x + 84
Appliquons lui lopration de restauration en ajoutant 52 dans les deux
membres pour supprimer le terme prcd du signe (-).
x2 + 40x = 10x + 52 + 84 = 10x + 136
Appliquons lui lopration de comparaison en soustrayant 10x dans les
deux membres pour quil ny est que lun dentre eux avec un terme en x.
x2 + 30x = 136
On est alors ramen une quation canonique du type (4).
Pour la rsoudre al-Khwrizm opte pour une solution gomtrique. Il
considre un carr de ct x, donc de surface x2, auquel il ajoute quatre
rectangles de ct x et 30/4 : la surface du carr et de ses extensions a
donc comme valeur x2 + 30x ; elle vaut donc 136.
Le grand carr construit sur cet ensemble a pour surface 136 + 225 = 361
= 192 et son ct est de x + 2 * 30/4 = x + 15.
On a donc 19 = x + 15 ce qui nous donne pour linconnue x la valeur de
4.
Vrifions que ce rsultat obit bien lquation de dpart :
42 + 40 * 4 -52 = 124
10 * 4 + 84 = 124
Cependant cette quation possde une autre solution, ngative, qui est le
nombre 34.
La mthode gomtrique suivie par le savant arabe ne pouvait pas la
trouver mais toutes les solutions positives de toutes les quations du
second degr taient accessibles.
Ces travaux furent prolongs par ceux dAb Kmil (850 / 930) puis dalBrn (973 / 1048) qui cherchrent tendre les rsultats prcdents
aux quations du 3e degr sans pouvoir proposer de solution gnrale.
Ceci sera luvre de Omar al-Khayym (1045 / 1131). Philosophe,
pote et mathmaticien, il sappuie lui aussi sur des mthodes
gomtriques en recherchant les points dintersection de deux coniques.
Par exemple pour rsoudre lquation de la forme23 x3 + ax = b il la met
sous la forme x3 + p2x = p2q et recherche lintersection de deux courbes :
le cercle x2 + y2 = qx et la parabole x2 = py.
23

Les formules donnes ici sont une manire moderne de traduire la mthode dAl Khayyam.

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32

Ces mthodes gomtriques de rsolution des quations seront utilises


jusquau XVIIe sicle. Descartes, en les mettant en uvre, parvint
trouver les solutions de diffrentes quations du 3e et 4e degr.
Les ouvrages dal-Khwrizm 24 seront traduits en Occident au XIIe sicle
et y auront un grand retentissement.

3. Ibn al-Haytham (Alhazen)


Avant de prsenter les avances arabes dans le domaine de loptique,
rappelons ici les ides quavaient les Grecs sur ces notions. Euclide et les
Pythagoriciens (IVe sicle AvJC) estimaient que notre regard met une
corpuscule appele quid allant de lil lobjet car nous devons viser
la direction dans laquelle se trouve ce dernier pour le voir . A partir
de l, Euclide introduit la notion de rayons visuels manant de lil et
nonce dans ces ouvrages lOptique et la Catoptrique plusieurs lois
tires de lexprience comme celle relative la rflexion - o il a raison et celle relative la rfraction - o il a tort. Remarquons, en passant,
quun modle
faux peut avoir un rel pouvoir explicatif
(voir
galement le modle gocentrique du Systme Solaire de Ptolme). On
remarquera que pendant longtemps et en Occident bien au del que
chez les Arabes les savants ne firent pas une distinction claire entre le
mcanisme de la vision et la nature de la lumire.
Empdocle avait dvelopp un modle identique o le feu jaillissant de
lintrieur des yeux interagit avec celui en provenance des objets
extrieurs. Le rsultat est transmis lme qui interprte alors cette
vision .
Leucippe dEle et les atomistes (IVe sicle AvJC) pensaient que les
tres et objets sont constitus de particules indivisibles qui vibrent : les
atomes. Ces derniers sont capables dmettre des rayons et, lorsquils
sont la surface de lobjet, ces rayons se propagent en conservant la
forme dont ils sont issus en diminuant rgulirement de taille jusqu
notre il : ce sont les simulacres ou eidolas ( , en grec, signifie
fantme). Dmocrite, puis Lucrce (auteur dune Optique) plus tard,
dfendirent des ides de mme nature.
Aristote (384 / 322 AvJC) combat farouchement lhypothse des quid.
Pour lui, le fait que, dans lobscurit, nous ne puissions pas voir est la
preuve de son caractre erron. Il postule que lobjet est lmetteur et
quil excite le milieu intermdiaire avant que cette stimulation
parvienne jusqu' lil. Il en dduit donc que la lumire ne peut pas se
propager en labsence dair.

24

Le nom latinis de cet auteur tait Algorizmi qui donnera un peu plus tard notre mot algorithme.

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33

Ibn al-Haytham est le plus grand savant arabe dans ce domaine. N


Bassorah, en Irak, en 965 il aura lessentiel de son activit au Caire o il
meurt vers 1040. Ses travaux les plus connus, qui portrent
principalement sur la vue et l'optique gomtrique, sont disponibles dans
son ouvrage Discours sur la lumire (Kitb al-manzir). Dans ce
domaine de loptique il sappuie sur ses prdcesseurs arabes qui ont dj
obtenus des rsultats allant au del de ce que les Grecs avaient dfrich.
Parmi ceux-ci on rencontre en premier al-Kind 25 (vers 760 / 866), dj
cit pour ses travaux en mathmatiques. Il traduit les ouvrages dEuclide
et dfend la thorie des rayons visuels. Il sappuie sur lexemple du cercle
vu par la tranche mentionn par Euclide. Si ceux-ci envoyaient de lui une
image fidle, il apparatrait comme un cercle et non tel quil est peru,
savoir un segment de droite. Cette illusion trouve une interprtation
dans la thorie des rayons visuels par un effet de projection. Al-Kind
enrichit les conceptions dEuclide. Il adapte le cne visuel continu de
Ptolme en discrtisant la surface de lil : chaque point de sa surface
est associ au sommet dun cne visuel. Il ralise une discrtisation
analogue dune source lumineuse. al-Kind dote les rayons lumineux dun
largissement transversal et cre une gomtrie optique des faisceaux
lumineux.
On trouve ensuite les travaux du mathmaticien Ibn Sahl (vers 940 /
vers 1000) qui nont t dcouverts que rcemment et de manire
incomplte26. Sa priode dactivit est situe vers 980. Ibn Sahl consacre
ses travaux doptique un sujet trs pris : la dtermination de la forme
des miroirs ardents dArchimde, qui aurait incendi distance par ce
moyen la flotte romaine
assigeant Syracuse. Ibn Sahl utilise ses
connaissances sur les coniques pour calculer, dans diffrentes
configurations, quelle forme donner aux miroirs. Dans son ouvrage Sur
les instruments ardents il ne se limite pas une tude des dispositifs
par rflexion mais tudie les foyers ardents des systmes par rfraction,
lorsque la lumire traverse les milieux transparents. Il fait ltude de
lentilles plan-convexe et biconvexe, et sintresse au problme de la
dtermination de la forme donner une lentille pour que la lumire
converge en un point, suivant ses conditions dutilisation, problme qui
intressera Ren Descartes six sicles plus tard. Ses constructions
gomtriques lamnent dfinir une proprit de la rfraction qui ntait
pas connue antrieurement et qui aurait pu constituer la premire
formulation de la loi des sinus (lois de la rfraction). A la base de tous les
raisonnements dIbn Sahl se trouve le schma page suivante.
La droite GF constitue la sparation entre deux milieux : cristal au
dessous, air au dessus. DC est un rayon lumineux incident qui se rfracte
selon CE dans lair. La perpendiculaire GF passant par E coupe le
prolongement de DC en H.
25
26

Il tait irakien et passa la majeure partie de sa vie Bagdad.


Ces documents de dcouverte rcente ont t tudis essentiellement par Roshdi Rashed (Universit Paris VII).

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34

Pour Ibn Sahl le rapport CE / CH est constant pour un cristal donn


quelque soit la valeur de langle dincidence. A t-il ralis des expriences
avec mesure ? Son ouvrage trouv ltat incomplet, rappelons le ne
le prcise pas. Nous pouvons crire la relation suivante :
CE CE CG
1
sin( i )
=
x
=
x sin( i ) =
CH CG CH sin( r )
sin( r )
Or nous savons que ce rapport, qui vaut
n = nair/nverre, est effectivement une
constante du dioptre. Laffirmation de
Ibn Sahl est donc quivalente la loi de
Snell Descartes !
A laide de cette proprit et de ses
connaissances relatives aux coniques
Ibn Sahl va rechercher la forme des
dioptres permettant de concentrer de la
meilleur faon les rayons lumineux pour
en faire des dispositifs ardents .
Dans le prolongement des travaux prsents ci dessus, Ibn al-Haytham va
considrablement faire avancer les connaissances comme on peut le
suivre dans son ouvrage monumental intitul Trait doptique , compos
de 7 livres, et complt plus tard par son Discours sur la lumire . Son
contenu est tout fait novateur sur plusieurs points. Tout dabord il
sappuie sur les rsultats de nombreuses expriences : une telle pratique,
qui, aujourdhui, nous est familire, est au Xe / XIe sicle peu rpandue. Il
faudra attendre le XVIIe sicle en Europe pour que Galile renoue avec
cette nouvelle approche. Ensuite il prsente des modles de la lumire et
de la vision qui sopposent ceux qui taient jusqualors admis.
A la suite des travaux antrieurs dj prsents, auxquels il soppose sur
de nombreux points, Ibn al-Haytham construit une nouvelle thorie de la
lumire et de sa propagation en sappuyant sur ses expriences, mthode
quutilisaient trs peu les Grecs27. Il suit les atomistes en distinguant
clairement un metteur, un rcepteur et un agent de propagation mais va
beaucoup plus loin dans ses conclusions. Grce une analyse pertinente
des observations courantes, il est amen rejeter aussi bien les
simulacres que les quid. La rvolution quil va initier sera de donner la
lumire une vritable autonomie en crant la notion de rayon lumineux
qui soppose celle utilise jusque l de rayon visuel.
Pour comprendre le mcanisme de la vision, Ibn al-Haytham reprend le
modle de lil dvelopp par Galien et lui applique les conclusions des
27
Ptolme a cependant ralis des expriences sur la rfraction en mesurant pour diffrentes interfaces (eau/verre, air/verre, air/eau) langle
de rfraction r en fonction de celui dincidence i. Ayant remarqu une dpendance non linaire il rechercha une loi de la forme r = a.i b.i2,
nimaginant pas une loi autre que polynomiale.

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travaux prcdents : les diffrents points de lobjet mettent un rayon


lumineux qui, aprs avoir travers les diffrentes parties de lil, forme
une image. Nous avons ici la diffrenciation des deux branches modernes
de loptique : loptique physique et loptique physiologique. Il est le
premier dfinir la composition de lil, illustrer ses constituants et
leur donner les noms que les Occidentaux ont traduit dans leurs langues
respectives, et qui sont encore en usage de nos jours, tels que Retina,
Cornea, Humour Vitreous et Humour Aqueous. Il commettra cependant
lerreur de penser que limage se forme lentre de lil car au del du
cristallin lentille convergente - elle est renverse ce qui ne correspond
pas ce que lon pense tre la seule vrit possible28 : limage ne peut
tre que droite sur la rtine. Il a laiss galement des thses sur
l'agrandissement des lentilles qui ont permis la mise au point des verres
correctifs pour les yeux.
Le savant arabe poursuit son travail en analysant la rflexion et la
rfraction. Contrairement Ibn Al Sahl qui travaillait plus en
mathmaticien quen physicien, Ibn al-Haytham va mettre des
hypothses sur la manire dont se propage la lumire. On peut lire dans
la traduction latine29 de son principal ouvrage que les lumires qui se
propagent travers les corps transparents se propagent par un
mouvement trs rapide, inapprciable cause de sa rapidit. Pourtant les
mouvements dans les corps minces, cest dire ceux qui sont diaphanes,
sont plus rapides que leur mouvement dans les corps pais, cest dire
ceux qui sont moins diaphanes. Le changement de vitesse en fonction
du milieu de propagation est donc la cause du
changement de direction.
Pour mieux expliquer cette rupture dans la
propagation, il introduit la dcomposition de la
vitesse de la lumire en deux parties : une
composante parallle au plan sparant les
deux
milieux
et
une
composante
perpendiculaire. La premire nest pas
change linterface mais la seconde est
modifie (augmente ou diminue) par une
rfraction et inverse par une rflexion. Il
faudra attendre six sicles en Occident avant
de voir apparatre de telles ides ! Mais ce
raisonnement comme celui de Descartes
dans sa dioptrique de 1637 bas sur une
analogie mcanique pose cependant une question : si la composante
parallle linterface reste constante et la loi des sinus (ou celle de
Ptolme adopte par Ibn al-Haytham et numriquement proche) vraie la
vitesse de la lumire dans le verre doit tre plus grande que dans lair, ce
28
29

Rappelons que limage se forme bien inverse au fond de lil, sur la rtine, et que cest le cerveau qui opre le retournement.
Edition Frderic Risner 1572. Une dition antrieure de moindre qualit tait parue en Italie au XII sicle.

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qui va lencontre de ce qucrivait Ibn al-Haytham et que lon rapporte


un peu plus haut. Cette conclusion choque son intuition physique et il
laisse ses successeurs le soin de rsoudre ce paradoxe.
Comme le dit Vasco Ronchi dans son ouvrage Histoire de lumire on
sent dans cette lumire dAlhazen des lments qui nous semblent trs
modernes30 . Malheureusement il faudra attendre plusieurs sicles en
Occident pour que ces travaux soient repris ou plus exactement pills
puisquun auteur nomm Vittellone ou Witelo fera paratre en 1271 en
Italie un trait reprenant point par point celui de Ibn al-Haytham, sans
jamais le citer et, quelquefois, sans avoir bien compris le grand savant
arabe.
On peut galement regrett que Ibn al-Haytham nait pas eu de
successeurs dignes de son uvre en pays dIslam. Mais il est vrai quil
vcut durant la partie tardive de lge dor de la physique arabe et les
progrs postrieurs dans cette discipline furent modestes.
On sest attard ici sur la une partie optique de luvre de ce Newton
arabe mais il faut rappeler quil fut aussi mathmaticien, astronome,
philosophe.

4. Ibn an-Nafs31
On a dj rencontr ce
savant
dans
la
partie
consacre la mdecine.
Dans ce paragraphe nous
allons dvelopper sa grande
dcouverte relative la
circulation pulmonaire.
Cest la thorie de Galien qui
faisait

cette
poque
autorit. Pour ce dernier on
ne peut dailleurs pas parler
de
circulation
puisquil
pensait que le sang tait en
permanence fabriqu par le
foie et dtruit dans la
transpiration. Son modle
sappuyait sur un mlange
dobservations plus ou moins
cohrentes et de prceptes
transmis depuis Hippocrate,
30

Ibn Al-Haytham a donc introduit deux concepts trs modernes : la vitesse de la lumire est finie et on peut la dcomposer en deux parties
respectivement parallle et perpendiculaire au dioptre de sparation entre les deux milieux.
31
Ce paragraphe sinspire essentiellement du chapitre II intitul la circulation pulmonaire de louvrage Les dcouvertes en pays
dIslam sous la direction de Ahmed Djebar aux ditions Le Pommier .

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dont la thorie des humeurs. Un des principes fondamentaux de la


conception de Galien, en rapport avec la circulation sanguine , tait la
conviction en lexistence dun principe, le pneuma (souffle), dj propos
par Aristote. Pour Galien, le pneuma tait le substrat de la vie. Il tait
constitu de trois types de souffle : le souffle animal ayant son sige dans
le cerveau, le souffle vital rsident dans le cur et le souffle naturel se
trouvant dans le foie qui est considr comme un changeur capital.
A partir de ces bases il propose un droulement en plusieurs tapes. Tout
dabord les produits de la digestion en provenance de lestomac et de
lintestin suivent la veine porte pour parvenir au foie o ils servent
fabriquer du sang, grce laction du souffle naturel. Depuis le foie le
sang est conduit, dune part aux diffrents organes y compris lintestin
dans la veine porte fonctionnant ici double sens - et, dautre part, au
ventricule droit (VD) par la veine cave. A partir de l, une fraction est
envoye aux poumons dans la veine artrieuse (artre pulmonaire)
pour les nourrir et le reste passe dans le ventricule gauche (VG) o Galien
voit le sige de la chaleur inne . L, le sang rchauff est mlang
avec lair en provenance des poumons par lartre veineuse (veine
pulmonaire) pour produire le pneuma sous sa forme de souffle vital qui
est alors transmis tous les organes. Le cerveau reoit dune part le sang
par le systme veineux et dautre part le pneuma par le systme artriel.
Dans le cerveau est alors produit le souffle animal qui est redistribu
tous les organes travers les nerfs.
On a donc ici un systme ouvert avec deux rseaux : le premier est le
rseau veineux dirig par le foie et emprunt par un sang lourd et pais
pour nourrir les diffrents organes, le second est le rseau artriel
centr sur le cur et parcouru par un sang tnu et subtil transportant
le pneuma vital.
Lexplication de Galien est reprise, avec quelques modifications, par Ibn
Sin (Avicenne) qui va faire lobjet dune critique constructive de la
part dIbn an-Nafs. Ce dernier crit, dans son Commentaire anatomique
du canon d'Ibn Sin , propos de la circulation pulmonaire : Quand le
sang a t raffin dans le ventricule droit, il lui faut passer dans la cavit
gauche o se forment le pneuma. Cependant il n'existe aucun point de
passage entre ces deux cavits. ce niveau, la substance du cur est
particulirement solide et il n'existe ni passage visible, ni passage invisible
pouvant permettre le transit de ce sang comme l'a cru Galien. Bien au
contraire, la substance est paisse et il n'y a pas de pores permables.
Donc, ce sang, aprs avoir t raffin, doit ncessairement passer dans la
veine artrieuse, aller ainsi jusqu'au poumon, se rpandre dans sa
substance et s'y mlanger avec l'air pour que sa portion la plus subtile soit
purifie et puisse passer dans l'artre veineuse pour arriver dans la cavit
gauche du cur, devenu apte former les esprits vitaux.

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Il crit encore un peu plus loin : Il n'y a point de passage entre les deux
ventricules. La cloison entre les
deux ventricules est plus paisse
que dans toutes les autres
parties du cur, et cela afin qu'il
ne
puisse
y
avoir
interpntration et perte du sang
ou des esprits. L'opinion de celui
qui prtend que cette partie est
trs poreuse est donc totalement
fausse. Ce qui l'a induit en erreur
est son opinion prconue,
savoir que le sang qui se trouve
dans le ventricule gauche serait
pass par ces porosits et cela
est faux. Le passage du sang
dans le ventricule gauche se fait
par les poumons aprs que ce
sang a t chauff et remont du
ventricule droit, comme nous
l'avons dj dit plus haut. .
La thorie de Ibn an-Nafs nest pas encore conforme ce que nous
savons aujourdhui. Il continue adopter la thorie des humeurs et le
principe vitaliste de pneuma. On le voit en observant que la circulation
veineuse et artrielle entre le cur et le cerveau se fait dans le mme
sens. Il na donc pas dcouvert tout ce qui concernait la circulation
sanguine mais son explication des liens entre le cur et les poumons est
correcte ainsi que le rle jou par ces derniers dans lorganisme humain.
L encore, cet exemple de la thorie de la circulation sanguine par Ibn anNafs ne peut donc que sopposer au reproche fait aux Arabes de ntre
que des compilateurs. On constate que mme les savants arabes se sont
corrigs les uns aprs les autres. Cette ncessit est explicitement
exprime par Averros. Il prcise, contrairement ce que prnaient les
thologiens, que la science ne peut tre acheve un moment ou un
autre. Dans le mme sens, il signale limportance des sciences naturelles
(fondamentales) dans la comprhension de la mdecine.

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QUELQUES GRANDS NOMS DES SCIENCES ARABES

Nom
Nom latin
Jaber ibn Hyyam Geber
Al-Khwrizm
Algoritmi
Al-Tabari
Sanad Ibn Al
Ban Ms (frres)
Al-Kind
Alchindius
Al-Raz
Rhazes
Al-Battn
Albatenius
Ab Kmil
Ibn Sinn
Al-Frb
Alpharabius
Ibn al-Jazzar
As-Sf
Al-Majrt
Ibn Sahl
Ibn Yunus
Al-Karaj
Ibn Sn
Avicenne
Ibn al-Hayttham
Alhazen
Al-Brn
Al-Zarqal
Arzachel
Umar al-Khayyam
Al-Khazn
Ibn Zhr
Avenzoar
Ibn Tofal
Ibn Rushd
Averroes
Al-Jazar
Al-Bitrj
Alptragius
Ibn al-Baytar
At-Ts
Ibn al-Nafs
Al-Chirz
Ibn al-Banna
Ibn al-Chater
Al-Kash
Ulugh Bey

Domaines scientifiques
Pays
Chimie
Irak
Mathmatiques / Astronomie Irak
Mdecine
Irak
Mathmatiques / Astronomie Irak
Mathmatiques / Mcanique Irak
Mathmatiques / Astronomie Perse
Mdecine / Chimie
Perse
Astronomie / Mathmatiques Syrie
Mathmatique
Egypte
Mathmatiques / Astronomie Irak
Philosophie / Mathmatiques Syrie
Mdecine
Tunisie
Astronomie
Perse
Astronomie
Andalous
Mathmatiques / Physique
Irak
Mathmatiques / Astronomie Egypte
Mathmatiques / Technologie Irak
Mdecine / Physique
Perse
Physique / Math / Astro
Irak / Egypte
Mathmatiques / Astronomie Irak / Inde
Mathmatiques / Astro / Go Andalous
Mathmatiques
Irak / Perse
Physique / Astronomie
Perse
Mdecine
Andalous
Mdecine / Astronomie
Andalous
Mdecine
Andalous
Technologie
Irak
Astronomie
Andalous
Botanique / Pharmacologie Andalous
Astronomie / Mathmatiques Perse / Irak
Mdecine
Egypte
Astronomie / Mathmatiques Perse / Egypte
Mathmatiques / Astronomie Andalous
Mathmatiques / Astronomie Syrie
Astronomie / Mathmatiques Perse
Astronomie
Perse

Dates
721 / 814
780 / 850
800 / 861
Mort >864
IX sicle
801 / 873
865 / 925
855 / 929
850 / 930
908 / 946
872 / 950
898 / 980
903 / 986
X sicle
940 / 1000
950 / 1009
953 / 1029
980 / 1037
965 / 1039
973 / 1048
1029 / 1087
1045 / 1131
Mort > 1130
1091 / 1162
1100 / 1185
1126 / 1198
1136 / 1206
Mort = 1204
1197 / 1248
1201 / 1274
1210 / 1288
1236 / 1311
1256 / 1321
1304 / 1375
1350 / 1435
1393 / 1449

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PETITE BIBLIOGRAPHIE
Une histoire de la science arabe : introduction la connaissance du
patrimoine scientifique des pays de l'Islam : entretiens avec Jean
Rosmorduc / A. Djebbar, J. Rosmorduc - d. du Seuil, 2001. (384 p.)
Les sciences dans l'islam : Entre le VIIe et le XIIe sicle, l'ge d'or du
monde islamique / S. Azar - Editions Paris-Mditerrane, 2005. (183 p.)
Histoire des sciences arabes : astronomie, thorique et applique - T1
/ R. Rashed - Seuil, 1997. (380 p.)
Histoire des sciences arabes : mathmatiques et physique - T2 / R.
Rashed - Seuil, 1997. (434 p.)
Histoire des sciences arabes : Technologie, alchimie et sciences de la
vie - T3 / R. Rashed R. Morelon - d. du Seuil, 1997. (321 p.)
Les dcouvertes en pays d'Islam / A. Djebbar C. de Hosson D.
Jasmin / La Main la pte - Ed. le Pommier, 2009. (191 p.)
L'ge d'or des sciences arabes / A.Djebbar - Ed. le Pommier : Cit des
sciences et de l'industrie, 2005 (187 p.)
Avicenne ou la Route d'Ispahan / G. Sinou - Denol, 1989. (382 p.)
L'islam et la raison : anthologie de textes juridiques, thologiques et
polmiques . Prcde de Pour Averros / Averros A. de Libera
M. Geoffroy - Flammarion, 2000. (218 p.)
Averros / A. Benmakhlouf - Perrin, 2009. 1 vol. (242 p.)
Al-Biruni, un gnie de l'an mil / L. Herz - Ed. du Cygne, 2007 . (102
p.)

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