Les Catégories Du Récit Littéraire Tzvetan Todorov
Les Catégories Du Récit Littéraire Tzvetan Todorov
Les Catégories Du Récit Littéraire Tzvetan Todorov
Tzvetan
Les
catgories
Todorov
du
rcit
littraire
Tzvetan Todorov
II n'en est pas de mme quant l'interprtation. L'interprtation d'un lment
de l'uvre est diffrente suivant la personnalit du critique, ses positions
idologiques, suivant l'poque. Pour tre interprt, l'lment est inclus dans un
systme qui n'est pas celui de l'uvre mais celui du critique. L'interprtation
d'une mtaphore peut tre par exemple une conclusion sur les pulsions de mort
du pote ou sur son attirance pour tel lment de la nature plutt que pour
tel autre. Le mme monologue peut alors tre interprt comme une ngation
de l'ordre existant ou, disons, comme une mise en question de la condition
humaine. Ces interprtations peuvent tre justifies et elles sont, de toutes les
faons, ncessaires; mais n'oublions pas que ce sont l des interprtations.
L'opposition entre sens et interprtation d'un lment de l'uvre correspond
la distinction classique de Frege entre Sinn et Vorstellung. Une description
de l'uvre vise le sens des lments littraires ; la critique cherche leur donner
une interprtation.
Le sens de l'uvre. Mais alors, nous dira-t-on, que devient l'uvre ellemme? Si le sens de chaque lment rside dans sa possibilit de s'intgrer dans
un systme qui est l'uvre, cette dernire aurait-elle un sens?
Si l'on dcide que l'uvre est la plus grande unit littraire, il est vident que
la question du sens de l'uvre n'a pas de sens. Pour avoir un sens l'uvre doit
tre incluse dans un systme suprieur. Si on ne le fait pas, il faut avouer que
l'uvre n'a pas de sens. Elle n'entre en rapport qu'avec elle-mme, c'est donc
un index sui, elle s'indique elle-mme sans renvoyer aucun ailleurs.
Mais c'est une illusion, de croire que l'uvre a une existence indpendante.
Elle apparat dans un univers littraire peupl par les uvres dj existantes et
c'est l qu'elle s'intgre. Chaque uvre d'art entre dans des rapports complexes
avec les uvres du pass qui forment, suivant les poques, diffrentes hirarchies.
Le sens de Madame Bovary est de s'opposer la littrature romantique. Quant
son interprtation, elle varie suivant les poques et les critiques.
Notre tche ici est de proposer un systme de notions qui pourront servir
l'tude du discours littraire. Nous nous sommes limits, d'une part, aux
uvres en prose, et de l'autre, un certain niveau de gnralit dans l'uvre :
celui du rcit. Pour tre la plupart du temps l'lment dominant dans la structure
des uvres en prose, le rcit n'en est pour autant le seul. Parmi les uvres
particulires que nous analyserons, nous reviendrons le plus souvent sur les Liaisons
dangereuses.
Histoire et discours. Au niveau le plus gnral, l'uvre littraire a deux
aspects : elle est en mme temps une histoire et un discours. Elle est histoire,
dans ce sens qu'elle voque une certaine ralit, des vnements qui se seraient
passs, des personnages qui, de ce point de vue, se confondent avec ceux de la
vie relle. Cette mme histoire aurait pu nous tre rapporte par d'autres moyens ;
par un film, par exemple; on aurait pu l'apprendre par le rcit oral d'un tmoin,
sans qu'elle soit incarne dans un livre. Mais l'uvre est en mme temps discours :
il existe un narrateur qui relate l'histoire; et il y a en face de lui un lecteur qui
la peroit. A ce niveau, ce ne sont pas les vnements rapports qui comptent
mais la faon dont le narrateur nous les a fait connatre. Les notions d'histoire
et de discours ont t dfinitivement introduites dans les tudes du langage
aprs leur formulation catgorique par E. Benveniste.
Ce sont les formalistes russes qui, les premiers, ont isol ces deux notions qu'ils
appelaient fable ( ce qui s'est effectivement pass ) et sujet ( la faon dont le
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a) Logique des actions.
Essayons tout d'abord de considrer les actions dans un rcit en elles-mmes,
sans tenir compte du rapport qu'elles entretiennent avec les autres lments.
Quel hritage nous a lgu ici la potique classique?
Les rptitions. Tous les commentaires sur la technique du rcit reposent
sur une simple observation : dans toute uvre, il existe une tendance la
rptition, qu'elle concerne l'action, les personnages ou bien des dtails de la
description. Cette loi de la rptition, dont l'extension dborde largement l'uvre
littraire, se prcise dans plusieurs formes particulires qui portent le mme nom
(et pour cause) que certaines figures rhtoriques. L'une de ces formes serait par
exemple Yantithse, contraste qui prsuppose, pour tre peru, une partie
identique dans chacun des deux termes. On peut dire que, dans les Liaisons
dangereuses, c'est la succession des lettres qui obit au contraste : les diffrentes
histoires doivent s'alterner, les lettres successives ne concernent pas le mme
personnage ; si elles sont crites par la mme personne, il y aura une opposition dans le
contenu ou dans le ton.
Une autre forme de rptition est la gradation. Lorsqu'un rapport entre les
personnages reste identique pendant plusieurs pages, un danger de monotonie
guette leurs lettres. C'est par exemple le cas de Mme de Tourvel. Tout au long
de la deuxime partie, ses lettres expriment le mme sentiment. La monotonie
est vite grce la gradation : chacune de ses lettres donne un indice
supplmentaire de son amour pour Valmont, de sorte que l'aveu de cet amour (1. 90)
vient comme une consquence logique de ce qui prcde.
Mais la forme qui est de loin la plus rpandue du principe d'identit est ce
qu'on appelle communment le paralllisme. Tout paralllisme est constitu
par deux squences au moins, qui comportent des lments semblables et
diffrents. Grce aux lments identiques, les dissemblances se trouvent accentues :
le langage, nous le savons, fonctionne avant tout travers les diffrences.
On peut distinguer deux types principaux de paralllisme : celui des fils
de l'intrigue, qui concerne les grandes units du rcit; et celui des formules
verbales (les dtails ). Citons quelques exemples du premier type. Un de ses
dessins confronte les couples Valmont-Tourvel et Danceny-Ccile. Par exemple,
Danceny fait la cour Ccile en lui demandant le droit de lui crire; Valmont
conduit son flirt de la mme faon. De l'autre ct, Ccile refuse Danceny le
droit de lui crire, exactement comme Tourvel le fait pour Valmont. Chacun des
participants est caractris plus nettement grce cette comparaison : les
sentiments de Tourvel contrastent avec ceux de Ccile, il en est de mme quant
Valmont et Danceny.
L'autre dessin parallle concerne les couples Valmont-Ccile et MerteuilDanceny; il sert moins la caractristique des hros que la composition du livre,
car sans cela, Merteuil serait reste sans liaison importante avec les autres
personnages. On peut remarquer ici qu'un des rares dfauts dans la composition
du roman est cette faible intgration de Mme de Merteuil dans le rseau des
rapports entre les personnages; ainsi nous n'avons pas suffisamment de preuves
de son charme fminin qui joue pourtant un si grand rle dans le dnouement
(ni Belleroche ni Prvan ne sont directement prsents dans le roman).
Le second type de paralllisme repose sur une ressemblance entre des formules
verbales articules dans des circonstances identiques. Voici par exemple comment
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Tzvetan Todorov
Ainsi l'histoire des rapports entre Valmont et Tourvel peut tre prsente
comme suit :
Dsir de plaire de Valmont
= Prtentions de Valmont
Objections de Merteuil
I
Objections rejetes
Conduite de sduction
I
Tourvel accorde sa sympathie =
Prtentions de Tourvel
I
Objections de Volanges
Objections rejetes
I
dsire
Tourvel se
admirer
laisse
Merteuil essaye de
faire obstacle au
premier dsir
Valmont cherche
sduire
Volanges essaye de
faire obstacle la
sympathie
Valmont dclare
son amour
Tourvel rsiste
Valmont la
poursuit obstinment
Tourvel rejette
l'amour
Valmont cherche
de nouveau seduire
Tourvel s'enfuit
devant l'amour
Valmont rejette en
apparence l'amour
Tzvetan Todorov
il n'tait pas dans notre dessein d'essayer de le dcider, partir d'un seul exemple.
Les recherches menes par les spcialistes du folklore (sur le modle triadique,
cf. ici-mme, Cl. Bremond; sur le modle homologique, cf. ici-mme, P. Maranda)
montreront quel est le plus appropri l'analyse des formes simples du rcit.
La connaissance de ces techniques et des rsultats obtenus grce elles est
ncessaire pour la comprhension de l'uvre. Savoir que telle succession
d'actions relve de cette logique nous permet de ne pas lui chercher une autre
justification dans l'uvre. Mme si un auteur n'obit pas cette logique, nous
devons la connatre : sa dsobissance prend tout son sens prcisment par
rapport la norme que cette logique impose.
2. Le fait que selon le modle choisi, nous obtenions un rsultat diffrent
partir du mme rcit, est quelque peu inquitant. Il se rvle d'une part, que
ce mme rcit peut avoir plusieurs structures; et les techniques en question ne
nous offrent aucun critre pour en choisir une. D'autre part, certaines parties
du rcit sont prsentes, dans les deux modles, par des propositions diffrentes;
pourtant dans chaque cas nous sommes rests fidles l'histoire. Cette
mallabilit de l'histoire nous avertit d'un danger : si l'histoire reste la mme, alors que
nous changeons certaines de ses parties, c'est que celles-ci ne sont pas de
vritables parties. Le fait qu'au mme endroit dans la chane apparaisse une fois
prtentions de Valmont , et une autre, Tourvel se laisse admirer , nous signale
une marge dangereuse d'arbitraire et montre que nous ne pouvons pas tre srs
de la valeur des rsultats obtenus.
3. Un dfaut de notre dmonstration tient la qualit de l'exemple choisi.
Une telle tude des actions les pose comme un lment indpendant de l'uvre;
nous nous privons ainsi de la possibilit de les relier aux personnages. Or les
Liaisons dangereuses relvent d'un type de rcit qu'on pourrait appeler
psychologique et o ces deux lments sont trs troitement lis. Ce ne serait pas le
cas du conte populaire ni mme des nouvelles de Boccace o le personnage n'est,
la plupart du temps, qu'un nom qui permet de relier les diffrentes actions (l
se trouve le champ d'application par excellence des mthodes destines l'tude
de la logique des actions). Nous verrons plus loin comment il est possible
d'appliquer les techniques discutes ici aux rcits du type des Liaisons dangereuses.
b) Les personnages et leurs rapports.
Le hros n'est gure ncessaire l'histoire. L'histoire comme systme de
motifs peut entirement se passer du hros et de ses traits caractristiques ,
crit Tomachevski (TL, p. 296). Cette affirmation nous semble cependant se
rapporter davantage aux histoires anecdotiques ou tout au plus aux nouvelles
de la Renaissance qu' la littrature occidentale classique qui s'tend de Don
Quichotte Ulysse. Dans cette littrature, le personnage nous semble jouer un
rle de premier ordre et c'est partir de lui que s'organisent les autres lments
du rcit. Ce n'est cependant pas le cas dans certaines tendances de la littrature
moderne o le personnage tient nouveau un rle secondaire.
L'tude du personnage pose de multiples problmes qui sont encore loin d'tre
rsolus. Nous nous arrterons sur un type de personnage qui est relativement le
mieux tudi : celui qui est caractris exhaustivement par ses rapports avec les
autres personnages. Il ne faut pas croire que, du fait que le sens de chaque lment
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Tzvetan Todorov
pour Gercourt, chez Valmont, pour Mme de Volanges, chez Danceny, pour
Valmont. Il s'agit toujours d'un mobile, pas d'un acte prsent.
Le rapport qui s'oppose la confidence est plus frquent bien qu'il reste
galement implicite : c'est l'action de rendre un secret public, de l'afficher. Le rcit
sur Prvan, par exemple, est fond entirement sur le droit de priorit raconter
l'vnement. De mme, l'intrigue gnrale sera rsolue par un geste semblable :
Valmont, puis Danceny, publieront les lettres de la Marquise, et ce sera l sa
plus grave punition. En fait ce prdicat est prsent plus souvent qu'on ne pense,
bien qu'il reste latent : le danger de se faire connatre par les gens dtermine
une grande partie des actes de presque tous les personnages. C'est devant ce
danger par exemple, que Ccile cdera aux avances de Valmont. C'est dans ce
sens aussi qu'est alle une grande partie de l'ducation de Mme de Merteuil. C'est
dans ce but que Valmont et Merteuil cherchent constamment s'emparer de
lettres compromettantes (de Ccile) : c'est l le meilleur moyen de nuire
Gercourt. Chez Mme de Tourvel, ce prdicat subit une transformation personnelle :
chez elle, la peur de la parole des autres est intriorise et se manifeste dans
l'importance qu'elle accorde sa propre conscience. Ainsi la fin du livre, peu
avant sa mort, elle ne regrettera pas l'amour perdu, mais la violation des lois de
sa conscience, qui quivalent, en fin de compte, l'opinion publique, aux paroles
des autres : Enfin en me parlant de la faon cruelle dont elle avait t sacrifie,
elle ajouta : Je me croyais bien sre d'en mourir, et j'en avais le courage; mais
de survivre mon malheur et ma honte, c'est ce qui m'est impossible . (1. 149).
Enfin l'acte d'aider trouve son contraire dans celui d'empcher, de s'opposer.
Ainsi Valmont fait obstacle aux liaisons de Merteuil avec Prvan et de Danceny
avec Ccile, Mme de Volanges aux mmes.
La Rgle du passif. Les. rsultats de la deuxime drivation partir des
trois prdicats de base sont moins rpandus; ils correspondent au passage de
la voix active la voix passive, et nous pouvons appeler cette rgle rgle de passif.
Ainsi Valmont dsire Tourvel mais il est aussi dsir par elle; il hait Volanges et
est ha par Danceny; il se confie Merteuil et il est le confident de Danceny; il
rend publique son aventure avec la Vicomtesse, mais Volanges affiche ses propres
actions ; il aide Danceny et en mme temps il est aid par ce dernier pour conqurir
Ccile; il s'oppose certaines actions de Merteuil et en mme temps il subit
l'opposition venant de la part de Volanges ou de Merteuil. En d'autres mots,
chaque action a un sujet et un objet; mais contrairement la transformation
linguistique actif-passif, nous ne les changerons pas ici de place : seul le verbe
passe la voix passive. Nous traitons donc tous nos prdicats comme des verbes
transitifs.
Ainsi nous sommes arrivs douze rapports diffrents que nous trouvons au
cours du rcit, et que nous avons dcrits l'aide de trois prdicats de base et
de deux rgles de drivation. Notons ici que ces deux rgles n'ont pas exactement
la mme fonction : la rgle d'opposition sert engendrer une proposition qui
ne peut tre exprime autrement (p. ex. Merteuil empche Valmont partir
de Merteuil aide Valmont) ; la rgle du passif sert montrer la parent de deux
propositions dj existantes (p. ex. Valmont aime Tourvel et Tourvel aime
Valmont : cette dernire est prsente, grce notre rgle, comme une drivation de
la premire, sous la forme Valmont est aim par Tourvel).
L'tre et le Paratre. Cette description des rapports faisait abstraction
de leur incarnation dans un personnage. Si nous les observons de ce point de vue
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Tzvetan Todorov
elles prescriront, comme rsultat final, les nouveaux rapports qui doivent
s'instaurer entre les agents. Pour illustrer cette nouvelle notion, nous formulerons
quelques-unes des rgles qui rgissent les Liaisons dangereuses.
Les premires rgles concerneront l'axe du dsir.
Ri. Soit A et B, deux agents, et que A aime B. Alors, A agit de sorte que la
transformation passive de ce prdicat (c'est--dire la proposition A est aim par B ) se
ralise aussi.
La premire rgle vise reflter les actions des personnages qui sont amoureux
ou feignent de l'tre. Ainsi Valmont, amoureux de Tourvel, fait tout pour que
celle-ci commence l'aimer son tour. Danceny, amoureux de Ccile, procde de
la mme manire; et de mme Merteuil ou Ccile.
On se souvient que nous avons introduit, dans la discussion prcdente, une
distinction entre le sentiment apparent et le sentiment vritable qu'prouve
un personnage pour un autre, entre le paratre et l'tre. Nous aurons besoin de
cette distinction pour formuler notre rgle suivante.
R2. Soit A et B, deux agents, et que A aime B au niveau de Vtre mais non celui
du paratre. Si A prend conscience du niveau de l'tre, il agit contre cet amour.
Un exemple de l'application de cette rgle nous est fourni par le comportement
de Mme de Tourvel, lorsqu'elle se rend compte qu'elle est amoureuse de Valmont :
elle quitte brusquement le chteau et devient elle-mme un obstacle la
ralisation de ce sentiment. Il en est de mme pour Danceny lorsqu'il croit n'tre qu'en
rapport de confidence avec Merteuil : en lui montrant que c'est un amour
identique celui qu'il a pour Ccile, Valmont le pousse renoncer cette nouvelle
liaison. Nous avons dj not que la rvlation prsume par cette rgle est le
privilge d'un groupe de personnages qu'on peut appeler les faibles . Valmont
et Merteuil qui n'en font pas partie n'ont pas la possibilit de prendre conscience
d'une diffrence entre les deux niveaux car ils n'ont jamais perdu cette conscience.
Passons maintenant aux rapports que nous avons dsigns par le nom
gnrique de participation. Nous formulerons ici la rgle suivante :
R3. Soit A, B et C, trois agents, et que A et B aient un certain rapport avec C.
Si A prend conscience que le rapport B-C est identique au rapport A-C, il agira
contre B.
Notons tout d'abord que cette rgle ne reflte pas une action qui va de soi :
A aurait pu. agir contre C. Nous pouvons lui donner plusieurs illustrations.
Danceny aime Ccile et croit Valmont en confidence avec elle ; ds qu'il apprend
qu'en fait il s'agit d'amour, il agit contre Valmont. il le provoque en duel. De
mme Valmont croit tre le confident de Merteuil et il ne pense pas que Danceny
puisse avoir le mme rapport; ds qu'il l'apprend, il agit contre celui-ci ( l'aide
de Ccile). Merteuil qui connat cette rgle s'en sert pour agir sur Valmont : c'est
dans ce but qu'elle lui crit une lettre pour lui montrer que Belleroche s'est empar
de certains biens dont Valmont se croyait le seul dtenteur. La raction est
immdiate.
On peut remarquer que plusieurs actions d'opposition ainsi que celles de l'aide
ne s'expliquent pas par cette rgle. Mais si nous regardons de prs ces actions,
nous nous apercevrons qu'elles sont chaque fois la consquence d'une autre action
qui, elle, relve du premier groupe de rapports, centrs autour du dsir. Si
Merteuil aide Danceny conqurir Ccile, c'est parce qu'elle hait Gercourt
et c'est l pour elle un moyen de se venger; c'est pour les mmes raisons qu'elle
aide Valmont dans ses dmarches auprs de Ccile. Si Valmont empche Danceny
de faire la cour Mme de Merteuil, c'est parce que c'est lui, Valmont, qui la
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Tzvetan Toorov
2. La forme que nous avons donne ces rgles exige une explication
particulire. On pourrait facilement nous reprocher de donner une formulation pseudo
savante des banalits : pourquoi dire A agit de sorte que la transformation
passive de ce prdicat se ralise aussi au lieu de Valmont impose sa volont
Tourvel ? Nous croyons toutefois que le dsir de rendre nos affirmations prcises
et explicites ne peut pas, en soi, tre un dfaut; et nous nous reprocherions
plutt qu'elles ne soient pas toujours assez prcises. L'histoire de la critique
littraire fourmille d'exemples d'affirmations souvent tentantes mais qui,
cause d'une imprcision terminologique, ont conduit la recherche des impasses.
La forme de rgles que nous donnons nos conclusions, permet de les tester,
en engendrant successivement les pripties du rcit.
D'autre part, seule une prcision pousse des formulations pourra permettre
la comparaison valable des lois qui rgissent l'univers de diffrents livres. Prenons
un exemple : dans ses recherches sur le rcit, Chklovski a formul la rgle qui,
son avis, permettra de rendre compte du mouvement des relations humaines chez
Boiardo (Roland amoureux) ou chez Pouchkine (Eugne Onguine) : Si A aime
B, B n'aime pas A. Quand B commence aimer A, A n'aime plus B (TL, p. 171).
Le fait que cette rgle ait une formulation semblable celle des ntres nous
permet une confrontation immdiate de l'univers de ces uvres.
3. Pour vrifier les rgles ainsi formules, on doit se poser deux questions :
toutes les actions dans le roman peuvent-elles tre engendres l'aide de ces
rgles? et toutes les actions engendres l'aide de ces rgles se trouvent-elles dans
le roman? Pour rpondre la premire question, nous devons d'abord rappeler
que les rgles formules ici ont surtout une valeur d'exemple, et non celle d'une
description exhaustive; d'autre part, dans les pages qui suivent nous montrerons
les mobiles de certaines actions qui dpendent d'autres facteurs dans le rcit.
En ce qui concerne la deuxime question, nous ne croyons pas qu'une rponse
ngative puisse faire douter de la valeur du modle propos. Lorsque nous lisons
un roman, nous sentons intuitivement que les actions dcrites dcoulent d'une
certaine logique; et nous pouvons dire, propos d'autres actions qui n'en font
pas partie, qu'elles obissent ou n'obissent pas cette logique. En d'autres mots
nous ressentons travers chaque uvre, qui n'est que de la parole, qu'il existe
aussi une langue dont elle n'est qu'une des ralisations. Notre tche est d'tudier
prcisment cette langue. Ce n'est que dans cette perspective que nous pouvons
envisager la question de savoir pourquoi l'auteur a choisi telles pripties pour
ses personnages plutt que telles autres, alors que les unes et les autres obissent
la mme logique.
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Tzvetan Todoroc
annes o le montage tait considr comme l'lment artistique proprement dit
d'un film.
Notons en passant que les deux possibilits dcrites par Vygotski ont t
ralises dans les diffrentes formes du roman policier. Le roman nigme
commence par la fin d'une des histoires racontes, pour aboutir son dbut. Le
roman noir, en revanche, rapporte d'abord les menaces pour arriver, dans les
derniers chapitres du livre, aux cadavres.
Enchanement, Alternance, Enchssement. Les remarques prcdentes
se rapportent la disposition temporelle l'intrieur d'une seule histoire. Mais
les formes plus complexes du rcit littraire contiennent plusieurs histoires. Dans
le cas des Liaisons dangereuses, on peut admettre qu'il en existe trois, qui
racontent les aventures de Valmont avec Mme de Tourvel, Ccile et Mme de
Merteuil. Leur disposition respective nous rvle un autre aspect du temps du
rcit.
Les histoires peuvent se lier de plusieurs faons. Le conte populaire et les
recueils de nouvelles en connaissent dj deux, V enchanement et Y enchssement.
L'enchanement consiste simplement juxtaposer diffrentes histoires : la
premire une fois acheve, on commence la seconde. L'unit est assure, dans ce cas,
par une ressemblance dans la construction de chacune : par exemple, trois frres
partent successivement la recherche d'un objet prcieux; chacun des voyage
fournit la base d'une des histoires.
L'enchssement, c'est l'inclusion d'une histoire l'intrieur d'une autre.
Ainsi tous les contes des Mille et une nuits sont enchsss dans le conte sur Chahrazade. On voit ici que ces deux types de combinaison reprsentent une projection
rigoureuse des deux rapports syntaxiques fondamentaux, la coordination et la
subordination.
Il existe toutefois un troisime type de combinaison que nous pouvons appeler
Y alternance. Il consiste raconter les deux histoires simultanment, en
interrompant tantt l'une tantt l'autre, pour la reprendre l'interruption suivante. Cette
forme caractrise videmment des genres littraires ayant perdu toute liaison avec
la littrature orale : celle-ci ne peut pas connatre l'alternance. Comme exemple
clbre d'alternance on peut citer le roman de Hoffmann Le Chat Murr, o le
rcit du chat alterne avec celui du musicien ; galement le Rcit de Souffrances de
Kierkegaard.
Deux de ces formes se manifestent dans les Liaisons dangereuses. D'une part,
les histoires de Tourvel et de Ccile s'alternent tout au long du rcit; de l'autre,
elles sont toutes deux enchsses dans l'histoire du couple Merteuil- Valmont.
Ce roman, cependant, tant bien construit, ne permet pas d'tablir de limites
nettes entre les histoires : les transitions y sont dissimules; et le dnouement
de chacune sert le dveloppement de la suivante. De plus, elles sont lies par
l'image de Valmont qui entretient des rapports troits avec chacune des trois
hrones. Il existe d'autres liaisons multiples entre les histoires ; elles sont ralises
l'aide des personnages secondaires qui assurent des fonctions dans plusieurs
histoires. Par exemple Volanges, mre de Ccile, est amie et parente de Merteuil
et en mme temps conseillre de Tourvel. Danceny se lie successivement avec
Ccile et Merteuil. Mme de Rosemonde offre son hospitalit aussi bien Tourvel
qu' Ccile et sa mre. Gercourt, ancien amant de Merteuil, veut pouser Ccile.
Etc. Chaque personnage peut cumuler de multiples fonctions.
A ct des histoires principales, le roman peut en contenir d'autres, secondaires,
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Tzvetan Todorov
Tolsto dans sa nouvelle Trois morts raconte successivement l'histoire de la mort
d'une aristocrate, d'un paysan et d'un arbre. Aucun des personnages ne les a
perus ensemble; nous sommes donc en prsence d'une variante de la vision
par derrire .
Narrateur = Personnage (la vision avec ). Cette seconde forme est
tout aussi rpandue en littrature, surtout l'poque moderne. Dans ce cas, le
narrateur en sait autant que les personnages, il ne peut nous fournir une
explication des vnements avant que les personnages ne l'aient trouve. Ici aussi
on peut tablir plusieurs distinctions. D'une part, le rcit peut tre men la
premire personne (ce qui justifie le procd) ou la troisime personne, mais
toujours suivant la vision qu'a des vnements un mme personnage : le rsultat,
videmment, n'est pas le mme; nous savons que Kafka avait commenc crire
le Chteau la premire personne, et il n'a modifi la vision que beaucoup plus
tard, passant la troisime personne mais toujours dans l'aspect
narrateur = personnage . D'autre part, le narrateur peut suivre un seul ou plusieurs
personnages (les changements pouvant tre systmatiques ou non). Enfin, il peut
s'agir d'un rcit conscient de la part d'un personnage, ou d'une dissection
de son cerveau, comme dans beaucoup de rcits de Faulkner. Nous reviendrons
un peu plus tard sur ce cas.
Narrateur < Personnage (la vision du dehors ). Dans ce troisime cas,
le narrateur en sait moins que n'importe lequel des personnages. Il peut nous
dcrire uniquement ce que l'on voit, entend, etc. mais il n'a accs aucune
conscience. Bien sr, ce pur sensualisme est une convention car un tel rcit
serait incomprhensible; mais il existe comme modle d'une certaine criture.
Les rcits de ce genre sont beaucoup plus rares que les autres, et l'utilisation
systmatique de ce procd n'a t faite qu'au vingtime sicle. Citons un passage
qui caractrise cette vision :
Ned Beaumont repassa devant Madvig et crasa le bout de son cigare dans
un cendrier de cuivre avec des doigts qui tremblaient.
Les yeux de Madvig restrent fixs sur le dos du jeune homme jusqu' ce
qu'il se ft redress et retourn. L'homme blond eut alors un rictus la fois
affectueux et exaspr (D. Hammett, La Cl de verre).
D'aprs une telle description nous ne pouvons savoir si les deux personnages
sont des amis ou des ennemis, satisfaits ou mcontents, encore moins quoi ils
pensent en faisant ces gestes. Ils sont mme peine nomms : on prfre dire
l'homme blond , le jeune homme . Le narrateur est donc un tmoin qui ne sait
rien et, plus mme, ne veut rien savoir. Pourtant l'objectivit n'est pas aussi
absolue qu'elle se voudrait ( affectueux et exaspr ).
Plusieurs aspects d'un mme vnement. Revenons maintenant au
deuxime type, celui dans lequel le narrateur possde autant de connaissances
que les personnages. Nous avons dit que le narrateur peut passer de personnage
personnage; mais encore faut-il spcifier si ces personnages racontent (ou voient)
le mme vnement ou bien des vnements diffrents. Dans le premier cas, on
obtient un effet particulier qu'on pourrait appeler une vision stroscopique .
En effet, la pluralit de perceptions nous donne une vision plus complexe du
phnomne dcrit. D'autre part, les descriptions d'un mme vnement nous
permettent de concentrer notre attention sur le personnage qui le peroit car
nous connaissons dj l'histoire.
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Tzvetan Todorov
nous la prsente. C'est ces modes du rcit qu'on se rfre lorsqu'on dit qu'un
crivain nous montre les choses, alors que tel autre ne fait que les dire .
Il existe deux modes principaux : la reprsentation et la narration. Ces deux modes
correspondent, un niveau plus concret, aux deux notions que nous avons dj
rencontres : le discours et l'histoire.
On peut supposer que ces deux modes dans le rcit contemporain viennent
de deux origines diffrentes : la chronique et le drame. La chronique, ou l'histoire,
c'est, croit-on, une pure narration, l'auteur est un simple tmoin qui rapporte
des faits; les personnages ne parlent pas; les rgles sont celles du genre historique.
En revanche, dans le drame, l'histoire n'est pas rapporte, elle se droule devant
nos yeux (mme si nous ne faisons que lire la pice) ; il n'y a pas de narration, le
rcit est contenu dans les rpliques des personnages.
Parole des personnages, parole du narrateur. Si nous cherchons une
base linguistique cette distinction, il nous faut, permire vue, recourir
l'opposition entre la parole des personnages (le style direct) et la parole du
narrateur. Une telle opposition nous expliquerait pourquoi nous avons l'impression
d'assister des actes lorsque le mode utilis est la reprsentation, alors que cette
impression disparat lors de la narration. La parole des personnages dans une
uvre littraire jouit d'un statut particulier. Elle se rapporte, comme toute
parole, la ralit dsigne, mais reprsente galement un acte, l'acte d'articuler
cette phrase. Si un personnage dit : Vous tes trs belle , c'est que non seulement
la personne laquelle il s'adresse est (ou n'est pas) belle, mais que ce personnage
accomplit devant nos yeux un acte : il articule une phrase, il fait un compliment.
Il ne faut pas croire que la signification de ces actes se rsume au simple il dit ;
cette signification connat la mme varit que les actes raliss l'aide du
langage ; et ceux-l sont innombrables.
Cependant cette premire identification de la narration et de la reprsentation
pche par son ct simpliste. Si l'on s'en tient l, il s'ensuit que le drame ne
connat pas la narration, le rcit non-dialogu, la reprsentation. Pourtant
on peut facilement se convaincre du contraire. Prenons le premier cas : les Liaisons
dangereuses, tout comme le drame, ne connaissent que le style direct, tout le rcit
tant constitu par des lettres. Toutefois ce roman connat nos deux modes : si
la plupart des lettres reprsentent des actes et relvent ainsi de la reprsentation,
d'autres informent seulement d'vnements qui se sont drouls ailleurs. Jusqu'au
dnouement du livre, cette fonction est assume par les lettres de Valmont
la Marquise et en partie, par les rponses de celle-ci; aprs le dnouement, c'est
Mme de Volanges qui reprend la narration. Lorsque Valmont crit Mme de Merteuil, il n'a qu'un seul but : l'informer des vnements qui lui sont arrivs; ainsi
il commence ses lettres par cette phrase : Voici le bulletin d'hier. La lettre
qui contient ce bulletin ne reprsente rien, elle est de la pure narration. Il en
est de mme pour les lettres de Mme de Volanges Mme de Rosemonde la fin du
roman : ce sont des bulletins sur la sant de Mme Tourvel, sur les malheurs de
Mme de Merteuil, etc. Notons ici que cette rpartition des modes dans les Liaisons
dangereuses est justifie par l'existence de diffrentes relations : la narration
apparat dans les lettres de confidence, laquelle est atteste par la simple existence
de la lettre ; la reprsentation concerne les relations amoureuses et de
participation, qui acquirent ainsi une prsence plus sensible.
Prenons maintenant le cas inverse, pour voir si le discours de l'auteur relve
toujours de la narration. Voici un extrait de V ducation sentimentale :
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autre figure rhtorique) ou d'une rflexion gnrale, le sujet de l'nonciation
devient apparent, et le narrateur se rapproche ainsi des personnages. Ainsi les
paroles du narrateur chez Flaubert nous signalent l'existence d'un sujet de
l'nonciation qui fait des comparaisons ou des rflexions sur la nature humaine.
Aspects et modes. Les aspects et les modes du rcit sont deux catgories qui
entrent dans des rapports trs troits et qui concernent, toutes les deux, l'image
du narrateur. C'est pourquoi les critiques littraires ont eu tendance les
confondre. Ainsi Henry James et, sa suite, Percy Lubbock, ont distingu deux styles
principaux dans le rcit : le style panoramique et le style scnique . Chacun
de ces termes cumule deux notions : le scnique, c'est en mme temps la
reprsentation et la vision avec (narrateur = personnage); le panoramique ,
c'est la narration et la vision par derrire (narrateur > personnage).
Pourtant cette identification n'est pas obligatoire. Pour revenir aux Liaisons
dangereuses, nous pouvons rappeler que jusqu'au dnouement la narration est
confie Valmont qui a une vision proche de celle par derrire ; en revanche,
aprs le dnouement, elle est reprise par Mme de Volanges qui ne comprend
gure les vnements qui surviennent et dont le rcit relve entirement de la
vision avec (sinon du dehors ). Les deux catgories doivent donc tre bien
distingues pour qu'on puisse ensuite se rendre compte de leurs relations mutuelles.
Cette confusion apparat comme plus dangereuse encore si nous nous rappelons
que derrire tous ces procds se dessine l'image du narrateur, image prise parfois
pour celle de l'auteur lui-mme. Le narrateur dans les Liaisons dangereuses
n'est videmment pas Valmont, celui-ci n'est qu'un personnage provisoirement
charg de la narration. Nous abordons ici une nouvelle question importante :
celle de l'image du narrateur.
Image du narrateur et Image du lecteur. Le narrateur, c'est le sujet
de cette nonciation que reprsente un livre. Tous les procds que nous avons
traits dans cette partie nous ramnent ce sujet. C'est lui qui dispose certaines
descriptions avant les autres, bien que celles-ci les prcdent dans le temps
de l'histoire. C'est lui qui nous fait voir l'action par les yeux de tel ou tel
personnage, ou bien par ses propres yeux, sans qu'il lui soit pour autant ncessaire
d'apparatre sur scne. C'est lui, enfin, qui choisit de nous rapporter telle
priptie travers le dialogue de deux personnages ou bien par une description
objective . Nous avons donc une quantit de renseignements sur lui, qui
devraient nous permettre de le saisir, de le situer avec prcision; mais cette image
fugitive ne se laisse pas approcher et elle revt constamment des masques
contradictoires, allant de celle d'un auteur en chair et en os celle d'un personnage
quelconque.
Il y a toutefois un lieu o, semble-t-il, nous approchons suffisamment cette
image : nous pouvons l'appeler le niveau apprciatif. La description de chaque
partie de l'histoire comporte son apprciation morale; l'absence d'une
apprciation reprsente une prise de position tout aussi significative. Cette apprciation,
disons le tout de suite, ne fait pas partie de notre exprience individuelle de
lecteurs ni de celle de l'auteur rel ; elle est inhrente au livre et l'on ne pourrait
correctement saisir la structure de celui-ci sans en tenir compte. On peut, avec
Stendhal, trouver que Mme de Tourvel est le personnage le plus immoral des
Liaisons dangereuses; on peut, avec Simone de Beauvoir, affirmer que Mme de Merteuil en est le personnage le plus attachant; mais ce sont l des interprtations
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m. l'infraction a l'ordre
On peut rsumer toutes les observations que nous avons prsentes jusqu'ici
en disant qu'elles avaient pour objet de saisir la structure littraire de l'uvre,
ou comme nous dirons dornavant, un certain ordre. Nous employons ce terme
comme une notion gnrique pour toutes les relations et structures lmentaires
que nous avons tudies. Mais notre prsentation ne contient aucune indication
sur la succession dans le rcit; si les parties du rcit taient interchanges, cette
prsentation n'en serait pas sensiblement modifie. A prsent, nous nous
arrterons sur le moment crucial de la succession propre au rcit : le dnouement, qui
reprsente, comme nous allons le voir, une vritable infraction l'ordre
prcdent. Nous observons cette infraction en prenant comme seul exemple les
Liaisons dangereuses.
L'infraction dans l'histoire. Cette infraction est sensible dans toute la
dernire partie du livre, et en particulier entre les lettres 142 et 162, c'est--dire
entre la rupture de Valmont avec Tourvel et la mort de Valmont. Elle concerne
tout d'abord l'image mme de Valmont, personnage principal du rcit. La
quatrime partie commence par la chute de Tourvel. Valmont prtend dans sa
lettre 125 qu'il s'agit d'une aventure qui ne se distingue en rien des autres;
mais le lecteur s'aperoit facilement, surtout aid par Mme de Merteuil, que le
ton trahit un rapport autre que celui qui est dclar : cette fois-ci, il
s'agit d'amour, c'est--dire de la mme passion qui anime toutes les victimes .
En remplaant son dsir de possession et l'indiffrence qui le suivait par l'amour,
Valmont quitte son groupe et dtruit dj une premire rpartition. Il est vrai
que plus tard il sacrifiera cet amour pour carter les accusations de Mme de
Merteuil, mais ce sacrifice ne rsout pas l'ambigut de son attitude prcdente.
Plus tard, d'ailleurs, Valmont entreprend d'autres dmarches qui devraient le
rapprocher de Tourvel (il lui crit, il crit Volanges, sa dernire confidente);
et son dsir de vengeance contre Merteuil devrait aussi nous indiquer qu'il
regrette son premier geste. Mais le doute n'est pas lev; le Rdacteur nous le
dit explicitement dans une de ses Notes (1. 154) sur la lettre de Valmont envoye
Mme de Volanges pour tre remise Mme de Tourvel et qui n'est pas prsente
dans le livre : C'est parce qu'on n'a rien trouv dans la suite de cette
Correspondance qui pt rsoudre ce doute, qu'on a pris le parti de supprimer la lettre
de M. de Valmont.
La conduite de Valmont avec Mme de Merteuil est tout aussi trange, vue dans
la perspective de la logique que nous avons esquisse prcdemment. Ce rapport
semble runir des lments trs divers, et jusqu'alors incompatibles : il y a
dsir de possession, mais aussi opposition et en mme temps confidence. Ce
dernier trait (qui est donc une dsobissance notre quatrime rgle) se rvle
comme dcisif pour le sort de Valmont : il continue se confier la Marquise
mme aprs la dclaration de guerre . Et l'infraction de la loi est punie par
la mort. De mme Valmont oublie qu'il peut agir deux niveaux pour raliser
ses dsirs, ce dont il se servait si habilement auparavant : dans ses lettres la
Marquise, il avoue navement ses dsirs sans essayer de les dissimuler, d'adopter
une tactique plus souple (ce qu'il devrait faire en raison de l'attitude de Merteuil).
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qu'il ne s'agit pas ici d'une particularit mineure de la construction mais de son
centre mme; on a plutt l'impression que le rcit entier consiste dans la
possibilit d'amener prcisment ce dnouement.
Le fait que le rcit perdrait toute son paisseur esthtique et morale s'il n'avait
pas ce dnouement se trouve symbolis dans le roman mme. En effet, l'histoire
est prsente de telle sorte qu'elle doit sa propre existence l'infraction de l'ordre.
Si Valmont n'avait pas transgress les lois de sa propre morale (et celles de la
structure du roman), nous n'aurions jamais vu publie sa correspondance, ni
celle de Merteuil : cette publication de leurs lettres est une consquence de leur
rupture et, plus gnralement, de l'infraction. Ce dtail n'est pas d au hasard,
comme on pourrait le croire : l'histoire entire ne se justifie, en effet, que dans
la mesure o il existe une punition du mal peint dans le roman. Si Valmont
n'avait pas trahi sa premire image, le livre n'aurait pas le droit d'exister.
Les deux ordres. Jusqu'ici nous n'avons caractris cette infraction
l'ordre que d'une faon ngative, comme la ngation de l'ordre prcdent.
Essayons maintenant de voir quel est le contenu positif de ces actions, quel est
le systme qui leur est sous-jacent. Regardons d'abord ses lments : Valmont,
le rou, tombe amoureux d'une simple femme; Valmont oubliant de ruser
avec Mme de Merteuil; Ccile allant se repentir de ses pchs au monastre;
Mme de Volanges prenant le rle du raisonneur... Toutes ces actions ont un
dnominateur commun : elles obissent la morale conventionnelle, telle qu'elle
existait au temps de Laclos (ou mme plus tard). Donc l'ordre qui dtermine les
actions des personnages dans et aprs le dnouement est simplement l'ordre
conventionnel, l'ordre extrieur l'univers du livre. Une confirmation de cette
hypothse est donne aussi par le nouveau rebondissement de l'affaire Prvan.
A la fin du livre, nous voyons Prvan rtabli dans toute son ancienne grandeur;
pourtant nous nous rappelons que, dans le conflit avec la Marquise, tous deux
avaient exactement les mmes dsirs cachs et manifestes. Merteuil avait
simplement russi tre la plus rapide, elle n'tait pas la plus coupable. Ce n'est donc
pas une justice suprme, un ordre suprieur qui s'instaure la fin du livre; c'est
bel et bien la morale conventionnelle de la socit contemporaine, morale
pudibonde et hypocrite, diffrente en cela de celle de Valmont et Merteuil dans le
reste du livre. Ainsi la vie devient partie intgrante de l'uvre : son existence
est un lment essentiel que nous devons connatre pour comprendre la structure
du rcit. C'est seulement ce moment de notre analyse que l'intervention de
l'aspect social se justifie; ajoutons qu'elle est aussi tout fait ncessaire. Le
livre peut s'arrter parce qu'il tablit l'ordre qui existe dans la ralit.
Placs dans cette perspective, nous pouvons nous apercevoir que les lments
de cet ordre conventionnel taient prsents aussi prcdemment ; et ils expliquent
ces vnements et ces actions qui ne pouvaient l'tre dans le systme que nous
avons dcrit. Ici s'inscrit par exemple l'action de Mme de Volanges auprs de
Tourvel et Valmont, une action d'opposition qui n'avait pas les mmes Hotivations que celles refltes par notre R 3. Mme de Volanges hait Valmont non parce
qu'elle est du nombre des femmes qu'il a dlaisses, mais en accord avec ses
principes moraux. Il en est exactement de mme quant l'attitude du Confesseur
de Ccile qui devient, lui aussi, un opposant : c'est la morale conventionnelle,
extrieure l'univers du roman, qui guide ses pas. Ce sont des actions dont la
motivation ou les mobiles ne sont pas dans le roman, mais l'extrieur de lui :
on agit ainsi parce qu'il le faut, c'est l'attitude naturelle qui ne demande pas
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