Les Catégories Du Récit Littéraire Tzvetan Todorov

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Communications

Les catgories du rcit littraire


Tzvetan Todorov

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Todorov Tzvetan. Les catgories du rcit littraire. In: Communications, 8, 1966. Recherches smiologiques : l'analyse
structurale du rcit. pp. 125-151.
doi : 10.3406/comm.1966.1120
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_8_1_1120
Document gnr le 15/10/2015

Tzvetan
Les

catgories

Todorov

du

rcit

littraire

tudier la littrarit et non la littrature : c'est la formule qui, il y a bientt


cinquante ans, signala l'apparition de la premire tendance moderne dans les
tudes littraires, le Formalisme russe. Cette phrase de Jakobson veut redfinir
l'objet de la recherche; pourtant on s'est mpris assez longtemps sur sa vritable
signification. Car elle ne vise pas substituer une tude immanente l'approche
transcendante (psychologique, sociologique ou philosophique) qui rgnait
jusqu'alors : en aucun cas on ne se limite la description d'une uvre, ce qui ne
pourrait d'ailleurs pas tre l'objectif d'une science (et c'est bien d'une science
qu'il s'agit). Il serait plus juste de dire que, au lieu de projeter l'uvre sur un
autre type de discours, on la projette ici sur le discours littraire. On tudie non
pas l'uvre mais les virtualits du discours littraire, qui l'ont rendue possible :
c'est ainsi que les tudes littraires pourront devenir une science de la
littrature.
Sens et interprtation. Mais de mme que pour connatre le langage on
doit d'abord tudier les langues, pour accder au discours littraire, nous devons
le saisir dans des uvres concrtes. Un problme se pose ici : comment choisir
parmi les multiples significations, qui surgissent au cours de la lecture celles
qui ont trait la littrarit? Comment isoler le domaine de ce qui est
proprement littraire, en laissant la psychologie et l'histoire celui qui leur revient?
Pour faciliter ce travail de description, nous nous proposons de dfinir deux
notions prliminaires : le sens et Y interprtation.
Le sens (ou la fonction) d'un lment de l'uvre, c'est sa possibilit d'entrer
en corrlation avec d'autres lments de cette uvre et avec l'uvre entire *.
Le sens d'une mtaphore est de s'opposer telle autre image ou d'tre plus
intense qu'elle un ou plusieurs degrs. Le sens d'un monologue peut tre de
caractriser un personnage. C'est au sens des lments de l'uvre que pensait
Flaubert lorsqu'il crivait : II n'y a point dans mon livre une description isole,
gratuite; toutes servent mes personnages et ont une influence lointaine ou
immdiate sur l'action. Chaque lment de l'uvre a un ou plusieurs sens (sauf
si celle-ci est dficiente), qui sont en nombre fini et qu'il est possible d'tablir
une fois pour toutes.
1. Cf. Tynianov, De l'volution littraire , p. 123; ici comme partout dans ce
texte, les citations des formalistes russes renvoient au recueil Thorie de la
Littrature, Ed. du Seuil, 1965; nous l'indiquerons dornavant par TL.
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II n'en est pas de mme quant l'interprtation. L'interprtation d'un lment
de l'uvre est diffrente suivant la personnalit du critique, ses positions
idologiques, suivant l'poque. Pour tre interprt, l'lment est inclus dans un
systme qui n'est pas celui de l'uvre mais celui du critique. L'interprtation
d'une mtaphore peut tre par exemple une conclusion sur les pulsions de mort
du pote ou sur son attirance pour tel lment de la nature plutt que pour
tel autre. Le mme monologue peut alors tre interprt comme une ngation
de l'ordre existant ou, disons, comme une mise en question de la condition
humaine. Ces interprtations peuvent tre justifies et elles sont, de toutes les
faons, ncessaires; mais n'oublions pas que ce sont l des interprtations.
L'opposition entre sens et interprtation d'un lment de l'uvre correspond
la distinction classique de Frege entre Sinn et Vorstellung. Une description
de l'uvre vise le sens des lments littraires ; la critique cherche leur donner
une interprtation.
Le sens de l'uvre. Mais alors, nous dira-t-on, que devient l'uvre ellemme? Si le sens de chaque lment rside dans sa possibilit de s'intgrer dans
un systme qui est l'uvre, cette dernire aurait-elle un sens?
Si l'on dcide que l'uvre est la plus grande unit littraire, il est vident que
la question du sens de l'uvre n'a pas de sens. Pour avoir un sens l'uvre doit
tre incluse dans un systme suprieur. Si on ne le fait pas, il faut avouer que
l'uvre n'a pas de sens. Elle n'entre en rapport qu'avec elle-mme, c'est donc
un index sui, elle s'indique elle-mme sans renvoyer aucun ailleurs.
Mais c'est une illusion, de croire que l'uvre a une existence indpendante.
Elle apparat dans un univers littraire peupl par les uvres dj existantes et
c'est l qu'elle s'intgre. Chaque uvre d'art entre dans des rapports complexes
avec les uvres du pass qui forment, suivant les poques, diffrentes hirarchies.
Le sens de Madame Bovary est de s'opposer la littrature romantique. Quant
son interprtation, elle varie suivant les poques et les critiques.
Notre tche ici est de proposer un systme de notions qui pourront servir
l'tude du discours littraire. Nous nous sommes limits, d'une part, aux
uvres en prose, et de l'autre, un certain niveau de gnralit dans l'uvre :
celui du rcit. Pour tre la plupart du temps l'lment dominant dans la structure
des uvres en prose, le rcit n'en est pour autant le seul. Parmi les uvres
particulires que nous analyserons, nous reviendrons le plus souvent sur les Liaisons
dangereuses.
Histoire et discours. Au niveau le plus gnral, l'uvre littraire a deux
aspects : elle est en mme temps une histoire et un discours. Elle est histoire,
dans ce sens qu'elle voque une certaine ralit, des vnements qui se seraient
passs, des personnages qui, de ce point de vue, se confondent avec ceux de la
vie relle. Cette mme histoire aurait pu nous tre rapporte par d'autres moyens ;
par un film, par exemple; on aurait pu l'apprendre par le rcit oral d'un tmoin,
sans qu'elle soit incarne dans un livre. Mais l'uvre est en mme temps discours :
il existe un narrateur qui relate l'histoire; et il y a en face de lui un lecteur qui
la peroit. A ce niveau, ce ne sont pas les vnements rapports qui comptent
mais la faon dont le narrateur nous les a fait connatre. Les notions d'histoire
et de discours ont t dfinitivement introduites dans les tudes du langage
aprs leur formulation catgorique par E. Benveniste.
Ce sont les formalistes russes qui, les premiers, ont isol ces deux notions qu'ils
appelaient fable ( ce qui s'est effectivement pass ) et sujet ( la faon dont le
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Les catgories du rcit littraire


lecteur en a pris connaissance ) (Tomachevski, TL, p. 268). Mais Laclos avait
dj bien senti l'existence de ces deux aspects de l'oeuvre, et il a crit deux
introductions : la Prface du Rdacteur nous introduit l'histoire, l'Avertissement
de l'diteur, au discours. Chklovski dclarait que l'histoire n'est pas un lment
artistique mais un matriau prlittraire; seul le discours tait pour lui une
construction esthtique. Il croyait pertinent pour la structure de l'uvre le fait
que le dnouement soit plac avant le nud de l'intrigue; mais non le fait que
le hros accomplisse tel acte au lieu de tel autre (en pratique les formalistes
tudiaient l'un et l'autre). Pourtant les deux aspects, l'histoire et le discours,
sont tous deux galement littraires. La rhtorique classique se serait occupe
des deux : l'histoire relverait de Yinventio, le discours de la dispositio.
Trente ans plus tard, dans un lan de repentir, le mme Chklovski passait
d'un extrme l'autre, en affirmant : II est impossible et inutile de sparer
la partie vnementielle de son agencement compositionnel, car il s'agit toujours
de la mme chose : la connaissance du phnomne (0 xudozhestvennoj proze,
p. 439). Cette affirmation nous parat tout aussi inadmissible que la premire :
c'est oublier que l'uvre a deux aspects et non un seul. Il est vrai qu'il n'est
pas toujours facile de les distinguer; mais nous croyons que, pour comprendre
l'unit mme de l'uvre, il faut d'abord isoler ces deux aspects. C'est ce que
nous allons tenter ici.

I. LE RCIT COMME HISTOIRE


II ne faut pas croire que l'histoire corresponde un ordre chronologique idal.
Il suffit qu'il y ait plus d'un personnage pour que cet ordre idal devienne
extrmement loign de l'histoire naturelle . La raison en est que, pour sauvegarder
cet ordre, nous devrions sauter chaque phrase d'un personnage un autre
pour dire ce que ce second personnage faisait pendant ce temps-l .
Car l'histoire est rarement simple : elle contient le plus souvent plusieurs fils
et ce n'est qu' partir d'un certain moment que ces fils se rejoignent.
L'ordre chronologique idal est plutt un procd de prsentation, tent dans
des uvres rcentes, et ce n'est pas lui que nous nous rfrons en parlant de
l'histoire. Cette notion correspond plutt un expos pragmatique de ce qui
s'est pass. L'histoire est donc une convention, elle n'existe pas au niveau des
vnements eux-mmes. Le rapport d'un agent de police sur un fait divers suit
prcisment les normes de cette convention, il expose les vnements le plus
clairement possible (alors que l'crivain qui en tire l'intrigue de son rcit passera
sous silence tel dtail important pour ne nous le rvler qu' la fin). Cette
convention est si largement rpandue que la dformation particulire faite par l'crivain
dans sa prsentation des vnements est confronte prcisment avec elle et non
avec l'ordre chronologique. L'histoire est une abstraction car elle est toujours
perue et raconte par quelqu'un, elle n'existe pas en soi .
Nous distinguerons, en ne nous cartant pas en cela de la tradition,
deux niveaux de l'histoire.

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a) Logique des actions.
Essayons tout d'abord de considrer les actions dans un rcit en elles-mmes,
sans tenir compte du rapport qu'elles entretiennent avec les autres lments.
Quel hritage nous a lgu ici la potique classique?
Les rptitions. Tous les commentaires sur la technique du rcit reposent
sur une simple observation : dans toute uvre, il existe une tendance la
rptition, qu'elle concerne l'action, les personnages ou bien des dtails de la
description. Cette loi de la rptition, dont l'extension dborde largement l'uvre
littraire, se prcise dans plusieurs formes particulires qui portent le mme nom
(et pour cause) que certaines figures rhtoriques. L'une de ces formes serait par
exemple Yantithse, contraste qui prsuppose, pour tre peru, une partie
identique dans chacun des deux termes. On peut dire que, dans les Liaisons
dangereuses, c'est la succession des lettres qui obit au contraste : les diffrentes
histoires doivent s'alterner, les lettres successives ne concernent pas le mme
personnage ; si elles sont crites par la mme personne, il y aura une opposition dans le
contenu ou dans le ton.
Une autre forme de rptition est la gradation. Lorsqu'un rapport entre les
personnages reste identique pendant plusieurs pages, un danger de monotonie
guette leurs lettres. C'est par exemple le cas de Mme de Tourvel. Tout au long
de la deuxime partie, ses lettres expriment le mme sentiment. La monotonie
est vite grce la gradation : chacune de ses lettres donne un indice
supplmentaire de son amour pour Valmont, de sorte que l'aveu de cet amour (1. 90)
vient comme une consquence logique de ce qui prcde.
Mais la forme qui est de loin la plus rpandue du principe d'identit est ce
qu'on appelle communment le paralllisme. Tout paralllisme est constitu
par deux squences au moins, qui comportent des lments semblables et
diffrents. Grce aux lments identiques, les dissemblances se trouvent accentues :
le langage, nous le savons, fonctionne avant tout travers les diffrences.
On peut distinguer deux types principaux de paralllisme : celui des fils
de l'intrigue, qui concerne les grandes units du rcit; et celui des formules
verbales (les dtails ). Citons quelques exemples du premier type. Un de ses
dessins confronte les couples Valmont-Tourvel et Danceny-Ccile. Par exemple,
Danceny fait la cour Ccile en lui demandant le droit de lui crire; Valmont
conduit son flirt de la mme faon. De l'autre ct, Ccile refuse Danceny le
droit de lui crire, exactement comme Tourvel le fait pour Valmont. Chacun des
participants est caractris plus nettement grce cette comparaison : les
sentiments de Tourvel contrastent avec ceux de Ccile, il en est de mme quant
Valmont et Danceny.
L'autre dessin parallle concerne les couples Valmont-Ccile et MerteuilDanceny; il sert moins la caractristique des hros que la composition du livre,
car sans cela, Merteuil serait reste sans liaison importante avec les autres
personnages. On peut remarquer ici qu'un des rares dfauts dans la composition
du roman est cette faible intgration de Mme de Merteuil dans le rseau des
rapports entre les personnages; ainsi nous n'avons pas suffisamment de preuves
de son charme fminin qui joue pourtant un si grand rle dans le dnouement
(ni Belleroche ni Prvan ne sont directement prsents dans le roman).
Le second type de paralllisme repose sur une ressemblance entre des formules
verbales articules dans des circonstances identiques. Voici par exemple comment
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Les catgories du rcit littraire


Ccile termine une de ses lettres : II faut que je finisse car il est prs d'une heure;
ainsi M. de Valmont ne doit pas tarder (1. 109). Mme de Tourvel conclut la
sienne d'une faon semblable : Je voudrais en vain vous crire plus longtemps ;
voici l'heure o il (Valmont) a promis de venir, et toute autre ide
m'abandonne (1. 132). Ici les formules et les situations semblables (deux femmes
attendent leur amant qui est la mme personne) accentuent la diffrence dans les
sentiments des deux matresses de Valmont et reprsentent une accusation
indirecte contre lui.
On pourrait nous objecter ici qu'une telle ressemblance risque fortement de
passer inaperue, les deux passages tant parfois spars par des dizaines ou
mme par des centaines de pages. Mais une telle objection ne concerne qu'une
tude situe au niveau de la perception; alors que nous nous plaons
constamment celui de l'uvre. Il est dangereux d'identifier l'uvre avec sa perception
chez un individu; la bonne lecture n'est pas celle du lecteur moyen mais une
lecture optimale.
De telles remarques sur les rptitions sont bien familires la potique
traditionnelle. Mais il est peine besoin de dire que la grille abstraite, propose
ici, est d'une telle gnralit qu'elle pourrait difficilement caractriser un type
de rcit plutt qu'un autre. D'autre part, cette approche est par trop
formaliste : elle ne s'intresse qu' un rapport formel entre les diffrentes actions,
sans tenir nullement compte de la nature de ces actions. En fait l'opposition
n'est mme pas entre une tude des relations et une tude des essences ,
mais entre deux niveaux d'abstraction; et le premier se rvle comme beaucoup
trop lev.
Il existe une autre tentative pour dcrire la logique des actions; ici encore on
tudie les relations qu'elles entretiennent; mais le degr de gnralit est
beaucoup moins lev, et les actions sont caractrises de plus prs. Nous pensons,
videmment, l'tude du conte populaire et du mythe. La pertinence de ces
analyses pour l'tude du rcit littraire est certainement plus grande qu'on ne le
pense d'habitude.
L'tude structurale du folklore date d'il y a assez peu de temps, et on ne peut
pas dire qu' l'heure actuelle un accord se soit fait sur la faon dont il faut
procder pour analyser un rcit. Des recherches ultrieures prouveront la plus ou
moins grande valeur des modles actuels. Pour notre part, nous nous bornerons
ici, en guise d'illustration, appliquer deux modles diffrents l'histoire
centrale des Liaisons dangereuses pour discuter des possibilits de la mthode.
Le modle triadique. La premire mthode que nous exposerons est une
simplification de la conception de Cl. Bremond (cf. Le message narratif ,
Communications, 4). Selon cette conception, le rcit entier est constitu par
l'enchanement ou l'embotement de micro-rcits. Chacun de ces micro-rcits
est compos de trois (ou parfois de deux) lments dont la prsence est
obligatoire. Tous les rcits du monde seraient constitus, selon cette conception, par
les diffrentes combinaisons d'une dizaine de micro-rcits structure stable,
qui correspondraient un petit nombre de situations essentielles dans la vie;
on pourrait les dsigner par des mots comme tromperie , contrat ,
protection , etc.

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Tzvetan Todorov
Ainsi l'histoire des rapports entre Valmont et Tourvel peut tre prsente
comme suit :
Dsir de plaire de Valmont
= Prtentions de Valmont
Objections de Merteuil
I
Objections rejetes
Conduite de sduction
I
Tourvel accorde sa sympathie =

Prtentions de Tourvel
I
Objections de Volanges
Objections rejetes
I

Dsir d'amour de Valmont


I
Conduite de sduction
I
Amour rejet par Tourvel
I
Dsir d'amour de Valmont
I
Conduite de sduction
I
Amour accord par Tourvel

Dsir d'amour de Valmont


. I
Tromperie de sa part
I
Amour ralis

Pril pour Tourvel


I
Fuite de l'amour
I
= Sparation des amoureux

= Conclusion d'un pacte, etc.

Les actions qui composent chaque triade sont relativement homognes et


se laissent facilement isoler des autres. On remarque trois types de triades : le
premier concerne la tentative (manque ou russie) de raliser un projet (les
triades de gauche), le second, une prtention , le troisime, un pril.
Le modle homologique. Avant de tirer une conclusion quelconque de cette
premire analyse, nous procderons une seconde, fonde elle aussi sur les
mthodes courantes d'analyse du folklore et, plus particulirement, d'analyse des
mythes. Il serait injuste d'attribuer ce modle Lvi-Strauss, car pour en avoir
donn une premire image, cet auteur ne peut pas tre tenu responsable de la
formule simplifie que nous prsenterons ici. Selon celle-ci, on suppose que le
rcit reprsente la projection syntagmatique d'un rseau de rapports paradigmatiques. On dcouvre donc dans l'ensemble du rcit une dpendance entre
certains lments, et on cherche la retrouver dans la succession. Cette
dpendance est, dans la plupart des cas, une homologie , c'est--dire une relation
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Les catgories du rcit littraire


proportionnelle quatre termes (A : B : : a : b). On peut aussi procder dans l'ordre
inverse : essayer de disposer de diffrentes manires les vnements qui se
succdent, pour dcouvrir, partir des relations qui s'tablissent, la structure de
l'univers reprsent. Nous procderons ici de cette deuxime manire et, faute
d'un principe dj tabli, nous nous contenterons d'une succession directe et
simple.
Les propositions que nous avons inscrites dans le tableau qui suit rsument
le mme fil de l'intrigue, les relations Valmont-Tourvel jusqu' la chute de
Tourvel. Pour suivre ce fil, il faut lire les lignes horizontales qui reprsentent
l'aspect syntagmatique du rcit. Ensuite comparer les propositions places Tune
au-dessous de l'autre (dans une mme colonne, prsume paradigme) et
chercher leur dnominateur commun.
Valmont
plaire

dsire

Tourvel se
admirer

laisse

Merteuil essaye de
faire obstacle au
premier dsir

Valmont rejette les


conseils de Merteuil

Valmont cherche
sduire

Tourvel lui accorde


sa sympathie

Volanges essaye de
faire obstacle la
sympathie

Tourvel rejette les


conseils de Volan-

Valmont dclare
son amour

Tourvel rsiste

Valmont la
poursuit obstinment

Tourvel rejette
l'amour

Valmont cherche
de nouveau seduire

Tourvel lui accorde


son amour

Tourvel s'enfuit
devant l'amour

Valmont rejette en
apparence l'amour

L'amour est ralis...


Cherchons prsent le dnominateur commun de chaque colonne. Toutes les
propositions de la premire concernent l'attitude de Valmont envers Tourvel.
Inversement, la seconde colonne concerne exclusivement Tourvel et caractrise
son comportement devant Valmont. La troisime colonne n'a pas un sujet pour
dnominateur commun mais toutes les propositions dcrivent des actes, au sens
fort du mot. Enfin, la quatrime possde un prdicat commun, c'est le rejet, le
refus (dans la dernire ligne, c'est un rejet feint). Les deux membres de chaque
paire se trouvent dans une relation quasi antithtique, et nous pouvons dresser
la proportion :
Valmont : Tourvel : : les actes : le rejet des actes.
Cette prsentation parat d'autant plus justifie qu'elle indique correctement
le rapport gnral entre Valmont et Tourvel, la seule action brusque de Tourvel
etc.
Plusieurs conclusions s'imposent partir de ces analyses :
1. Il semble vident que, dans un rcit, la succession des actions n'est pas
arbitraire, mais obit une certaine logique. L'apparition d'un projet provoque
l'apparition d'un obstacle, le pril provoque une rsistance ou une fuite, etc.
Il est trs possible que ces schmas de base soient en nombre limit et qu'on
puisse reprsenter l'intrigue de tout rcit comme une drivation de ceux-l.
Nous ne sommes pas srs qu'il faille prfrer l'un des dcoupages l'autre, et
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Tzvetan Todorov
il n'tait pas dans notre dessein d'essayer de le dcider, partir d'un seul exemple.
Les recherches menes par les spcialistes du folklore (sur le modle triadique,
cf. ici-mme, Cl. Bremond; sur le modle homologique, cf. ici-mme, P. Maranda)
montreront quel est le plus appropri l'analyse des formes simples du rcit.
La connaissance de ces techniques et des rsultats obtenus grce elles est
ncessaire pour la comprhension de l'uvre. Savoir que telle succession
d'actions relve de cette logique nous permet de ne pas lui chercher une autre
justification dans l'uvre. Mme si un auteur n'obit pas cette logique, nous
devons la connatre : sa dsobissance prend tout son sens prcisment par
rapport la norme que cette logique impose.
2. Le fait que selon le modle choisi, nous obtenions un rsultat diffrent
partir du mme rcit, est quelque peu inquitant. Il se rvle d'une part, que
ce mme rcit peut avoir plusieurs structures; et les techniques en question ne
nous offrent aucun critre pour en choisir une. D'autre part, certaines parties
du rcit sont prsentes, dans les deux modles, par des propositions diffrentes;
pourtant dans chaque cas nous sommes rests fidles l'histoire. Cette
mallabilit de l'histoire nous avertit d'un danger : si l'histoire reste la mme, alors que
nous changeons certaines de ses parties, c'est que celles-ci ne sont pas de
vritables parties. Le fait qu'au mme endroit dans la chane apparaisse une fois
prtentions de Valmont , et une autre, Tourvel se laisse admirer , nous signale
une marge dangereuse d'arbitraire et montre que nous ne pouvons pas tre srs
de la valeur des rsultats obtenus.
3. Un dfaut de notre dmonstration tient la qualit de l'exemple choisi.
Une telle tude des actions les pose comme un lment indpendant de l'uvre;
nous nous privons ainsi de la possibilit de les relier aux personnages. Or les
Liaisons dangereuses relvent d'un type de rcit qu'on pourrait appeler
psychologique et o ces deux lments sont trs troitement lis. Ce ne serait pas le
cas du conte populaire ni mme des nouvelles de Boccace o le personnage n'est,
la plupart du temps, qu'un nom qui permet de relier les diffrentes actions (l
se trouve le champ d'application par excellence des mthodes destines l'tude
de la logique des actions). Nous verrons plus loin comment il est possible
d'appliquer les techniques discutes ici aux rcits du type des Liaisons dangereuses.
b) Les personnages et leurs rapports.
Le hros n'est gure ncessaire l'histoire. L'histoire comme systme de
motifs peut entirement se passer du hros et de ses traits caractristiques ,
crit Tomachevski (TL, p. 296). Cette affirmation nous semble cependant se
rapporter davantage aux histoires anecdotiques ou tout au plus aux nouvelles
de la Renaissance qu' la littrature occidentale classique qui s'tend de Don
Quichotte Ulysse. Dans cette littrature, le personnage nous semble jouer un
rle de premier ordre et c'est partir de lui que s'organisent les autres lments
du rcit. Ce n'est cependant pas le cas dans certaines tendances de la littrature
moderne o le personnage tient nouveau un rle secondaire.
L'tude du personnage pose de multiples problmes qui sont encore loin d'tre
rsolus. Nous nous arrterons sur un type de personnage qui est relativement le
mieux tudi : celui qui est caractris exhaustivement par ses rapports avec les
autres personnages. Il ne faut pas croire que, du fait que le sens de chaque lment
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Les catgories du rcit littraire


de l'uvre quivaut l'ensemble de ses relations avec les autres, tout personnage
se dfinit entirement par ses rapports avec les autres personnages. C'est toutefois
le cas pour un type de littrature et notamment pour le drame. C'est partir
du drame que E. Souriau a tir un premier modle des rapports entre
personnages; nous l'utiliserons dans la forme que lui a donne A.-J. Greimas. Les
Liaisons dangereuses, roman par lettres, se rapprochent plusieurs points de
vue du drame et ce modle reste valable pour elles.
Les Prdicats de base. A premire vue, ces rapports peuvent paratre trop
divers, cause du grand nombre de personnages; mais on s'aperoit vite qu'il
est facile de les rduire trois seulement : dsir, communication et participation.
Commenons par le dsir qui est attest chez presque tous les personnages. Dans
sa forme la plus rpandue que l'on pourrait dsigner comme l' amour , on le
trouve chez Valmont (envers Tourvel, Ccile, Merteuil, la Vicomtesse, Emilie),
chez Merteuil (pour Belleroche, Prvan, Danceny), chez Tourvel, Ccile et Danceny. Le second axe, moins vident mais tout aussi important est celui de la
communication, et il se ralise dans la confidence . La prsence de ce rapport justifie
les lettres franches, ouvertes, riches en information, comme il sied entre
confidents. Ainsi dans la majeure partie du livre, Valmont et Merteuil se trouvent en
rapport de confidence. Tourvel a comme confidente Mme de Rosemonde; Ccile,
d'abord Sophie, ensuite Merteuil. Danceny se confie Merteuil et Valmont,
Volanges Merteuil, etc. Un troisime type de rapport est ce qu'on peut appeler
la participation, qui se ralise par l'a aide . Par exemple Valmont aide Merteuil
dans ses projets; Merteuil aide d'abord le couple Danceny-Ccile, plus tard
Valmont dans ses rapports avec Ccile. Danceny l'aide aussi dans le mme sens bien
qu'involontairement. Ce troisime rapport est prsent beaucoup moins souvent
et il apparat comme un axe subordonn l'axe du dsir.
Ces trois rapports possdent une trs grande gnralit, puisqu'ils sont dj
prsents dans la formulation de ce modle, telle que l'a donne A.-J. Greimas.
Nous ne voulons pas toutefois affirmer qu'il faut rduire tous les rapports
humains, dans tous les rcits, ces trois-l. Ce serait une rduction excessive
qui nous empcherait de caractriser un type de rcit prcisment par la prsence
de ces trois rapports. Nous croyons en revanche que les rapports entre
personnages, dans tout rcit, peuvent toujours tre rduits un petit nombre et que ce
rseau de rapports a un rle fondamental pour la structure de l'uvre. C'est
en cela que se justifie notre dmarche.
Nous disposons donc de trois prdicats qui dsignent des rapports de base.
Tous les autres rapports peuvent tre drivs de ces trois-l, l'aide de deux
rgles de drivation. Une telle rgle formalise la relation entre un prdicat de base
et un prdicat driv. Nous prfrons cette faon de prsenter les rapports entre
prdicats la simple enumeration, parce que celle-l est logiquement plus simple
et que, d'autre part, elle rend correctement compte de la transformation des
sentiments, qui se produit au cours du rcit.
La Rgle d'opposition. Nous appellerons la premire rgle dont les produits
sont plus rpandus rgle d'opposition. Chacun des trois prdicats possde un
prdicat oppos (notion plus troite que la ngation). Ces prdicats opposs
sont moins souvent prsents que leurs corrlats positifs; et cela est motiv
naturellement par le fait que la prsence d'une lettre est dj le signe d'un rapport
amical. Ainsi l'oppos de l'amour, la haine, est plutt un prtexte, un lment
prliminaire, qu'un rapport bien explicit. On peut la remarquer chez la Marquise,
133

Tzvetan Todorov
pour Gercourt, chez Valmont, pour Mme de Volanges, chez Danceny, pour
Valmont. Il s'agit toujours d'un mobile, pas d'un acte prsent.
Le rapport qui s'oppose la confidence est plus frquent bien qu'il reste
galement implicite : c'est l'action de rendre un secret public, de l'afficher. Le rcit
sur Prvan, par exemple, est fond entirement sur le droit de priorit raconter
l'vnement. De mme, l'intrigue gnrale sera rsolue par un geste semblable :
Valmont, puis Danceny, publieront les lettres de la Marquise, et ce sera l sa
plus grave punition. En fait ce prdicat est prsent plus souvent qu'on ne pense,
bien qu'il reste latent : le danger de se faire connatre par les gens dtermine
une grande partie des actes de presque tous les personnages. C'est devant ce
danger par exemple, que Ccile cdera aux avances de Valmont. C'est dans ce
sens aussi qu'est alle une grande partie de l'ducation de Mme de Merteuil. C'est
dans ce but que Valmont et Merteuil cherchent constamment s'emparer de
lettres compromettantes (de Ccile) : c'est l le meilleur moyen de nuire
Gercourt. Chez Mme de Tourvel, ce prdicat subit une transformation personnelle :
chez elle, la peur de la parole des autres est intriorise et se manifeste dans
l'importance qu'elle accorde sa propre conscience. Ainsi la fin du livre, peu
avant sa mort, elle ne regrettera pas l'amour perdu, mais la violation des lois de
sa conscience, qui quivalent, en fin de compte, l'opinion publique, aux paroles
des autres : Enfin en me parlant de la faon cruelle dont elle avait t sacrifie,
elle ajouta : Je me croyais bien sre d'en mourir, et j'en avais le courage; mais
de survivre mon malheur et ma honte, c'est ce qui m'est impossible . (1. 149).
Enfin l'acte d'aider trouve son contraire dans celui d'empcher, de s'opposer.
Ainsi Valmont fait obstacle aux liaisons de Merteuil avec Prvan et de Danceny
avec Ccile, Mme de Volanges aux mmes.
La Rgle du passif. Les. rsultats de la deuxime drivation partir des
trois prdicats de base sont moins rpandus; ils correspondent au passage de
la voix active la voix passive, et nous pouvons appeler cette rgle rgle de passif.
Ainsi Valmont dsire Tourvel mais il est aussi dsir par elle; il hait Volanges et
est ha par Danceny; il se confie Merteuil et il est le confident de Danceny; il
rend publique son aventure avec la Vicomtesse, mais Volanges affiche ses propres
actions ; il aide Danceny et en mme temps il est aid par ce dernier pour conqurir
Ccile; il s'oppose certaines actions de Merteuil et en mme temps il subit
l'opposition venant de la part de Volanges ou de Merteuil. En d'autres mots,
chaque action a un sujet et un objet; mais contrairement la transformation
linguistique actif-passif, nous ne les changerons pas ici de place : seul le verbe
passe la voix passive. Nous traitons donc tous nos prdicats comme des verbes
transitifs.
Ainsi nous sommes arrivs douze rapports diffrents que nous trouvons au
cours du rcit, et que nous avons dcrits l'aide de trois prdicats de base et
de deux rgles de drivation. Notons ici que ces deux rgles n'ont pas exactement
la mme fonction : la rgle d'opposition sert engendrer une proposition qui
ne peut tre exprime autrement (p. ex. Merteuil empche Valmont partir
de Merteuil aide Valmont) ; la rgle du passif sert montrer la parent de deux
propositions dj existantes (p. ex. Valmont aime Tourvel et Tourvel aime
Valmont : cette dernire est prsente, grce notre rgle, comme une drivation de
la premire, sous la forme Valmont est aim par Tourvel).
L'tre et le Paratre. Cette description des rapports faisait abstraction
de leur incarnation dans un personnage. Si nous les observons de ce point de vue
134

Les catgories du rcit littraire


nous verrons qu'une autre distinction est prsente dans tous les rapports numrs.
Chaque action peut d'abord paratre comme amour, confidence, etc., mais elle
peut ensuite se rvler comme un tout autre rapport, de haine, d'opposition et
ainsi de suite. L'apparence ne concide pas ncessairement avec l'essence de la
relation bien qu'il s'agisse de la mme personne et du mme moment. Nous
pouvons donc postuler l'existence de deux niveaux de rapports, celui de l'tre et
celui du paratre. (N'oublions pas que ces termes concernent la perception des
personnages et non la ntre.) L'existence de ces deux niveaux est consciente chez
Merteuil et Valmont et ils utilisent l'hypocrisie pour arriver leurs fins. Merteuil
est apparemment la confidente de Mme de Volanges et de Ccile, mais en fait elle
se sert d'elles pour se venger de Gercourt. Valmont agit de mme avec Danceny.
Les autres personnages prsentent aussi cette duplicit dans leurs rapports;
elle s'explique cette fois non par 1' hypocrisie, mais par la mauvaise foi ou par la
navet. Ainsi Tourvel prouve de l'amour pour Valmont mais elle n'ose pas se
l'avouer elle-mme et le dissimule derrire l'apparence de la confidence. De
mme Ccile, de mme Danceny (dans ses rapports avec Merteuil). Ceci nous
amne postuler l'existence d'un nouveau prdicat qui n'apparatra que dans
ce groupe de victimes et qui se situe un niveau secondaire par rapport aux
autres : c'est celui de prendre conscience, de s'apercevoir. Il dsignera l'action qui
se produit lorsqu'un personnage se rend compte que le rapport qu'il a avec un
autre personnage n'est pas celui qu'il croyait avoir.
Les Transformations personnelles. Nous avons appel du mme nom
disons amour ou confidence des sentiments qu'prouvent des
personnages diffrents et qui ont souvent une teneur ingale. Pour retrouver les nuances
nous pouvons introduire la notion de tranformation personnelle d'un rapport.
Nous avons dj signal la transformation que subit la peur de l'affichement
chez Mme de Tourvel. Un autre exemple nous est fourni par la ralisation de
l'amour chez Valmont et Merteuil. Ces personnages ont dcompos pralablement,
pourrait-on dire, le sentiment d'amour, et ils y ont dcouvert un dsir de
possession et en mme temps une soumission l'objet aim; ils n'en ont gard que la
premire moiti, le dsir de possession. Ce dsir, une fois satisfait, est suivi par
l'indiffrence. Telle est la conduite de Valmont avec toutes ses matresses, telle
est aussi celle de Merteuil.
Faisons maintenant un rapide bilan. Pour dcrire l'univers des personnages
nous avons apparemment besoin de trois notions. Il y a d'abord les prdicats,
notion fonctionnelle, telle que aimer , se confier , etc. Il y a d'autre part les
personnages : Valmont, Merteuil, etc. Ceux-ci peuvent avoir deux fonctions :
soit tre les sujets, soit tre les objets des actions dcrites par les prdicats.
Nous emploierons le terme gnrique d'agent pour dsigner la fois le sujet et
l'objet de l'action. A l'intrieur d'une uvre, les agents et les prdicats sont des
units stables, ce qui varie, ce sont les combinaisons de deux groupes. Enfin, la
troisime notion est celle de rgles de drivation : celles-ci dcrivent les rapports
entre les diffrents prdicats. Mais la description que nous pouvons faire l'aide
de ces notions reste purement statique; afin de pouvoir dcrire le mouvement de
ces rapports et, par l, le mouvement du rcit, nous introduirons une nouvelle
srie de rgles que nous appellerons, pour les distinguer des rgles de drivation,
rgles d'action.
Rgles d'action. Ces rgles auront comme donnes de dpart les agents et
les prdicats dont nous avons parl et qui se trouvent dj dans un certain rapport;
135

Tzvetan Todorov
elles prescriront, comme rsultat final, les nouveaux rapports qui doivent
s'instaurer entre les agents. Pour illustrer cette nouvelle notion, nous formulerons
quelques-unes des rgles qui rgissent les Liaisons dangereuses.
Les premires rgles concerneront l'axe du dsir.
Ri. Soit A et B, deux agents, et que A aime B. Alors, A agit de sorte que la
transformation passive de ce prdicat (c'est--dire la proposition A est aim par B ) se
ralise aussi.
La premire rgle vise reflter les actions des personnages qui sont amoureux
ou feignent de l'tre. Ainsi Valmont, amoureux de Tourvel, fait tout pour que
celle-ci commence l'aimer son tour. Danceny, amoureux de Ccile, procde de
la mme manire; et de mme Merteuil ou Ccile.
On se souvient que nous avons introduit, dans la discussion prcdente, une
distinction entre le sentiment apparent et le sentiment vritable qu'prouve
un personnage pour un autre, entre le paratre et l'tre. Nous aurons besoin de
cette distinction pour formuler notre rgle suivante.
R2. Soit A et B, deux agents, et que A aime B au niveau de Vtre mais non celui
du paratre. Si A prend conscience du niveau de l'tre, il agit contre cet amour.
Un exemple de l'application de cette rgle nous est fourni par le comportement
de Mme de Tourvel, lorsqu'elle se rend compte qu'elle est amoureuse de Valmont :
elle quitte brusquement le chteau et devient elle-mme un obstacle la
ralisation de ce sentiment. Il en est de mme pour Danceny lorsqu'il croit n'tre qu'en
rapport de confidence avec Merteuil : en lui montrant que c'est un amour
identique celui qu'il a pour Ccile, Valmont le pousse renoncer cette nouvelle
liaison. Nous avons dj not que la rvlation prsume par cette rgle est le
privilge d'un groupe de personnages qu'on peut appeler les faibles . Valmont
et Merteuil qui n'en font pas partie n'ont pas la possibilit de prendre conscience
d'une diffrence entre les deux niveaux car ils n'ont jamais perdu cette conscience.
Passons maintenant aux rapports que nous avons dsigns par le nom
gnrique de participation. Nous formulerons ici la rgle suivante :
R3. Soit A, B et C, trois agents, et que A et B aient un certain rapport avec C.
Si A prend conscience que le rapport B-C est identique au rapport A-C, il agira
contre B.
Notons tout d'abord que cette rgle ne reflte pas une action qui va de soi :
A aurait pu. agir contre C. Nous pouvons lui donner plusieurs illustrations.
Danceny aime Ccile et croit Valmont en confidence avec elle ; ds qu'il apprend
qu'en fait il s'agit d'amour, il agit contre Valmont. il le provoque en duel. De
mme Valmont croit tre le confident de Merteuil et il ne pense pas que Danceny
puisse avoir le mme rapport; ds qu'il l'apprend, il agit contre celui-ci ( l'aide
de Ccile). Merteuil qui connat cette rgle s'en sert pour agir sur Valmont : c'est
dans ce but qu'elle lui crit une lettre pour lui montrer que Belleroche s'est empar
de certains biens dont Valmont se croyait le seul dtenteur. La raction est
immdiate.
On peut remarquer que plusieurs actions d'opposition ainsi que celles de l'aide
ne s'expliquent pas par cette rgle. Mais si nous regardons de prs ces actions,
nous nous apercevrons qu'elles sont chaque fois la consquence d'une autre action
qui, elle, relve du premier groupe de rapports, centrs autour du dsir. Si
Merteuil aide Danceny conqurir Ccile, c'est parce qu'elle hait Gercourt
et c'est l pour elle un moyen de se venger; c'est pour les mmes raisons qu'elle
aide Valmont dans ses dmarches auprs de Ccile. Si Valmont empche Danceny
de faire la cour Mme de Merteuil, c'est parce que c'est lui, Valmont, qui la
136

Les catgories du rcit littraire


dsire. Enfin si Danceny aide Valmont se lier avec Ccile, c'est parce qu'il
croit ainsi se rapprocher lui-mme de Ccile dont il est amoureux. Et ainsi de
suite. On s'aperoit galement que ces actions de participation sont conscientes
chez les personnages forts (Valmont et Merteuil), alors qu'elles restent
inconscientes (et involontaires) chez les faibles .
Passons maintenant au dernier groupe de rapports que nous avons signals :
ceux de la communication. Voici donc notre quatrime rgle :
R4. Soit A et B, deux agents, et que B soit le confident de A. Si A devient l'agent
d'une proposition engendre par RI, il change de confident (Vabsence de confident
est considre comme un cas-limite de la confidence).
Pour illustrer R4, nous pouvons rappeler que Ccile change de confidente
(Mme de Merteuil au lieu de Sophie) ds que sa liaison avec Valmont commence;
de mme Tourvel, tombe amoureuse de Valmont, prend Mme de Rosemonde
pour confidente; pour la mme raison, un degr plus faible, elle avait cess de
faire ses confidences Mme de Volanges. Son amour pour Ccile amne Danceny
se confier Valmont; sa liaison avec Merteuil arrte cette confidence. Cette
rgle impose des restrictions encore plus fortes en ce qui concerne Valmont et
Merteuil car ces deux personnages ne peuvent se confier que l'un l'autre. Par
consquent tout changement dans le confident signifie l'arrt de toute confidence.
Ainsi Merteuil cesse de se confier partir du moment o Valmont devient trop
insistant dans son dsir d'amour. De mme Valmont arrte sa confidence partir
du moment o Merteuil laisse voir ses propres dsirs, diffrents des siens. Le
sentiment qui anime Merteuil dans la dernire partie est bien le dsir de possession.
Nous arrtons ici la succession de rgles qui doivent engendrer le rcit de notre
roman, pour formuler quelques remarques.
1. Prcisons tout d'abord la porte de ces rgles d'action. Elles refltent les
lois qui gouvernent la vie d'une socit, celle des personnages de notre roman.
Le fait qu'il s'agit ici de personnes imaginaires et non relles n'apparat pas dans
la formulation : l'aide de rgles semblables, on pourrait dcrire les habitudes
et les lois implicites de n'importe quel groupe homogne de personnes. Les
personnages eux-mmes peuvent avoir conscience de ces rgles : nous nous trouvons
donc bien au niveau de l'histoire et non celui du discours. Les rgles ainsi
formules correspondent aux grandes lignes du rcit sans prciser comment chacune
des actions prescrites se ralise. Ce remplissage du dessin pourra tre dcrit,
croyons-nous, l'aide des techniques qui rendent compte de cette logique des
actions dont nous avons parl prcdemment.
On peut noter par ailleurs que, dans leur contenu, ces rgles ne diffrent pas
sensiblement des remarques qui ont t dj faites sur les Liaisons. Ceci nous
amne aborder le problme de la valeur explicative de notre prsentation : il
est vident qu'une description qui ne peut pas en mme temps nous fournir
une ouverture sur les interprtations intuitives que nous donnons au rcit,
manque son but. Il suffit de traduire nos rgles dans un langage commun pour
voir leur proximit avec les jugements qui ont souvent t ports propos de
l'thique des Liaisons dangereuses. Par exemple, la premire rgle qui reprsente
le dsir d'imposer sa volont sur celle de l'autre a t releve par la quasi totalit
des critiques qui l'ont interprte comme une volont de la puissance , ou
mythologie de l'intelligence . De plus, le fait que les termes dont nous nous
sommes servis dans ces rgles sont lis prcisment une thique nous parat
hautement significatif : on pourrait facilement imaginer un rcit o ces rgles
seraient d'ordre social, ou formel, etc.
137

Tzvetan Toorov
2. La forme que nous avons donne ces rgles exige une explication
particulire. On pourrait facilement nous reprocher de donner une formulation pseudo
savante des banalits : pourquoi dire A agit de sorte que la transformation
passive de ce prdicat se ralise aussi au lieu de Valmont impose sa volont
Tourvel ? Nous croyons toutefois que le dsir de rendre nos affirmations prcises
et explicites ne peut pas, en soi, tre un dfaut; et nous nous reprocherions
plutt qu'elles ne soient pas toujours assez prcises. L'histoire de la critique
littraire fourmille d'exemples d'affirmations souvent tentantes mais qui,
cause d'une imprcision terminologique, ont conduit la recherche des impasses.
La forme de rgles que nous donnons nos conclusions, permet de les tester,
en engendrant successivement les pripties du rcit.
D'autre part, seule une prcision pousse des formulations pourra permettre
la comparaison valable des lois qui rgissent l'univers de diffrents livres. Prenons
un exemple : dans ses recherches sur le rcit, Chklovski a formul la rgle qui,
son avis, permettra de rendre compte du mouvement des relations humaines chez
Boiardo (Roland amoureux) ou chez Pouchkine (Eugne Onguine) : Si A aime
B, B n'aime pas A. Quand B commence aimer A, A n'aime plus B (TL, p. 171).
Le fait que cette rgle ait une formulation semblable celle des ntres nous
permet une confrontation immdiate de l'univers de ces uvres.
3. Pour vrifier les rgles ainsi formules, on doit se poser deux questions :
toutes les actions dans le roman peuvent-elles tre engendres l'aide de ces
rgles? et toutes les actions engendres l'aide de ces rgles se trouvent-elles dans
le roman? Pour rpondre la premire question, nous devons d'abord rappeler
que les rgles formules ici ont surtout une valeur d'exemple, et non celle d'une
description exhaustive; d'autre part, dans les pages qui suivent nous montrerons
les mobiles de certaines actions qui dpendent d'autres facteurs dans le rcit.
En ce qui concerne la deuxime question, nous ne croyons pas qu'une rponse
ngative puisse faire douter de la valeur du modle propos. Lorsque nous lisons
un roman, nous sentons intuitivement que les actions dcrites dcoulent d'une
certaine logique; et nous pouvons dire, propos d'autres actions qui n'en font
pas partie, qu'elles obissent ou n'obissent pas cette logique. En d'autres mots
nous ressentons travers chaque uvre, qui n'est que de la parole, qu'il existe
aussi une langue dont elle n'est qu'une des ralisations. Notre tche est d'tudier
prcisment cette langue. Ce n'est que dans cette perspective que nous pouvons
envisager la question de savoir pourquoi l'auteur a choisi telles pripties pour
ses personnages plutt que telles autres, alors que les unes et les autres obissent
la mme logique.

II. LE RCIT COMME DISCOURS


Nous avons essay, jusqu' prsent, de faire abstraction du fait que nous lisons
un livre, que l'histoire en question n'appartient pas la vie mais cet univers
imaginaire que nous ne connaissons qu' travers le livre. Pour explorer la seconde
partie du problme, nous partirons d'une abstraction inverse : nous considrerons
le rcit uniquement en tant que discours, parole relle adresse par le narrateur
au lecteur.
Nous sparerons les procds du discours en trois groupes : le temps du rcit,
138

Les catgories du rcit littraire


o s'exprime le rapport entre le temps de l'histoire et celui du discours ; les aspects
du rcit, ou la manire dont l'histoire est perue par le narrateur, et les modes
du rcit, qui dpendent du type de discours utilis par le narrateur pour nous
faire connatre l'histoire.
a) Le temps du rcit.
Le problme de la prsentation du temps dans le rcit se pose cause d'une
dissemblance entre la temporalit de l'histoire et celle du discours. Le temps du
discours est, dans un certain sens, un temps linaire, alors que le temps de
l'histoire est pluridimensionnel. Dans l'histoire, plusieurs vnements peuvent se
drouler en mme temps; mais le discours doit obligatoirement les mettre la
suite l'un de l'autre; une figure complexe se trouve projete sur une ligne droiteC'est de l que vient la ncessit de rompre la succession naturelle des vne.
ments mme si l'auteur voulait la suivre au plus prs. Mais la plupart du temps,
l'auteur n'essaye pas de retrouver cette succession naturelle parce qu'il utilise
la dformation temporelle certaines fins esthtiques.
La Dformation temporelle. Les formalistes russes voyaient dans la
dformation temporelle le seul trait du discours qui le distingue de l'histoire; c'est
pourquoi ils mettaient celle-l au centre de leurs recherches. Citons ce propos
un extrait de la Psychologie de Vart du psychologue Lev Vygotski, livre crit en
1925 mais qui vient seulement d'tre publi : Nous savons dj que la base de la
mlodie est la corrlation dynamique des sons qui la constituent. Il en est
exactement de mme quant au vers qui n'est pas la simple somme des sons qui le
constituent mais leur succession dynamique, une certaine corrlation. De mme
que deux sons, en se combinant, ou deux mots, en se succdant, forment une
certaine relation qui se dfinit entirement par l'ordre de succession des lments,
de mme deux vnements ou actions, en se combinant, donnent ensemble une
nouvelle corrlation dynamique, qui est entirement dfinie par l'ordre et la
disposition de ces vnements. Ainsi les sons a, b, c, ou les mots a, b, c, ou les
vnements a, b, c changent totalement de sens et de signification motionnelle,
si nous les mettons, disons, dans l'ordre suivant : b, c, a; b, a, c. Imaginons
une menace et ensuite sa ralisation : un meurtre; on obtiendra une certaine
impression si le lecteur est mis d'abord au courant de la menace, puis tenu dans
l'ignorance quant sa ralisation, et enfin si le meurtre n'est relat qu'aprs
ce suspense. L'impression sera cependant tout autre si l'auteur commence par le
rcit de la dcouverte du cadavre, et alors seulement, dans un ordre chronologique
inverse, rapporte le meurtre et la menace. Par consquent la disposition mme
des vnements dans le rcit, la combinaison mme des phrases, reprsentations,
images, actions, actes, rpliques, obit aux mmes lois de construction esthtique
auxquelles obissent la combinaison des sons en mlodie ou des mots en vers
(p.196).^
la On
vnements
cas
le
rapprocher
thorie
rcit
prsent,
voit
comme
formaliste,
nettement,
cette
compte
c'est
histoire,
thorie
une
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succession
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des
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caractristiques
discours.
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On
(dans
sont
donc
peut
des
les
de
le

139

Tzvetan Todoroc
annes o le montage tait considr comme l'lment artistique proprement dit
d'un film.
Notons en passant que les deux possibilits dcrites par Vygotski ont t
ralises dans les diffrentes formes du roman policier. Le roman nigme
commence par la fin d'une des histoires racontes, pour aboutir son dbut. Le
roman noir, en revanche, rapporte d'abord les menaces pour arriver, dans les
derniers chapitres du livre, aux cadavres.
Enchanement, Alternance, Enchssement. Les remarques prcdentes
se rapportent la disposition temporelle l'intrieur d'une seule histoire. Mais
les formes plus complexes du rcit littraire contiennent plusieurs histoires. Dans
le cas des Liaisons dangereuses, on peut admettre qu'il en existe trois, qui
racontent les aventures de Valmont avec Mme de Tourvel, Ccile et Mme de
Merteuil. Leur disposition respective nous rvle un autre aspect du temps du
rcit.
Les histoires peuvent se lier de plusieurs faons. Le conte populaire et les
recueils de nouvelles en connaissent dj deux, V enchanement et Y enchssement.
L'enchanement consiste simplement juxtaposer diffrentes histoires : la
premire une fois acheve, on commence la seconde. L'unit est assure, dans ce cas,
par une ressemblance dans la construction de chacune : par exemple, trois frres
partent successivement la recherche d'un objet prcieux; chacun des voyage
fournit la base d'une des histoires.
L'enchssement, c'est l'inclusion d'une histoire l'intrieur d'une autre.
Ainsi tous les contes des Mille et une nuits sont enchsss dans le conte sur Chahrazade. On voit ici que ces deux types de combinaison reprsentent une projection
rigoureuse des deux rapports syntaxiques fondamentaux, la coordination et la
subordination.
Il existe toutefois un troisime type de combinaison que nous pouvons appeler
Y alternance. Il consiste raconter les deux histoires simultanment, en
interrompant tantt l'une tantt l'autre, pour la reprendre l'interruption suivante. Cette
forme caractrise videmment des genres littraires ayant perdu toute liaison avec
la littrature orale : celle-ci ne peut pas connatre l'alternance. Comme exemple
clbre d'alternance on peut citer le roman de Hoffmann Le Chat Murr, o le
rcit du chat alterne avec celui du musicien ; galement le Rcit de Souffrances de
Kierkegaard.
Deux de ces formes se manifestent dans les Liaisons dangereuses. D'une part,
les histoires de Tourvel et de Ccile s'alternent tout au long du rcit; de l'autre,
elles sont toutes deux enchsses dans l'histoire du couple Merteuil- Valmont.
Ce roman, cependant, tant bien construit, ne permet pas d'tablir de limites
nettes entre les histoires : les transitions y sont dissimules; et le dnouement
de chacune sert le dveloppement de la suivante. De plus, elles sont lies par
l'image de Valmont qui entretient des rapports troits avec chacune des trois
hrones. Il existe d'autres liaisons multiples entre les histoires ; elles sont ralises
l'aide des personnages secondaires qui assurent des fonctions dans plusieurs
histoires. Par exemple Volanges, mre de Ccile, est amie et parente de Merteuil
et en mme temps conseillre de Tourvel. Danceny se lie successivement avec
Ccile et Merteuil. Mme de Rosemonde offre son hospitalit aussi bien Tourvel
qu' Ccile et sa mre. Gercourt, ancien amant de Merteuil, veut pouser Ccile.
Etc. Chaque personnage peut cumuler de multiples fonctions.
A ct des histoires principales, le roman peut en contenir d'autres, secondaires,
140

Les catgories du rcit littraire


qui ne servent habituellement qu' caractriser un personnage. Ces histoires (les
aventures de Valmont au chteau de la Comtesse, ou avec Emilie ; celles de Prvan
avec les insparables ; celles de la Marquise avec Prvan ou Belleroche) sont
dans notre cas moins intgres l'ensemble du rcit que les histoires principales,
et nous les sentons comme a enchsses .
Temps de l'criture, temps de la lecture. A ces temporalits propres aux
personnages, qui se situent toutes dans la mme perspective, s'ajoutent deux
autres qui appartiennent un plan diffrent : le temps de renonciation (de
l'criture) et le temps de la perception (de la lecture). Le temps de renonciation
devient un lment littraire partir du moment o on l'introduit dans l'histoire :
cas o le narrateur nous parle de son propre rcit, du temps qu'il a pour l'crire
ou pour nous le raconter. Ce type de temporalit se manifeste trs souvent dans
un rcit qui s'avoue comme tel; pensons par exemple au fameux raisonnement
de Tristram Shandy sur son impuissance terminer son rcit. Un cas limite
serait celui o le temps de renonciation est l'unique temporalit prsente dans
le rcit : ce serait un rcit entirement tourn sur lui-mme, le rcit d'une
narration. Le temps de la lecture est un temps irrversible qui dtermine notre
perception de l'ensemble ; mais il peut aussi devenir un lment littraire
condition que l'auteur en tienne compte dans l'histoire. Par exemple au dbut de la
page il est dit qu'il est dix heures; et la page suivante qu'il est dix heures cinq.
Cette introduction nave du temps de la lecture dans la structure du rcit n'est
pas la seule possible : il en existe d'autres sur lesquelles nous ne pouvons pas nous
arrter; indiquons seulement qu'on touche ici au problme de la signification
esthtique des dimensions d'une uvre.
b) Les aspects du rcit.
En lisant une uvre de fiction, nous n'avons pas une perception directe des
vnements qu'elle dcrit. En mme temps que ces vnements, nous percevons, bien
que d'une manire diffrente, la perception qu'en a celui qui les raconte. C'est aux
diffrents types de perception, reconnaissables dans le rcit, que nous nous
rfrons par le terme d'aspects du rcit (en prenant ce mot dans une acception
proche de son sens tymologique, c'est--dire regard ). Plus prcisment,
l'aspect reflte la relation entre un il (dans l'histoire) et un je (dans le discours),
entre le personnage et le narrateur.
J. Pouillon a propos une classification des aspects du rcit, que nous
reprendrons ici avec des modifications mineures. Cette perception interne connat trois
types principaux.
Narrateur > Personnage (la vision par derrire ). Le rcit classique
utilise le plus souvent cette formule. Dans ce cas, le narrateur en sait davantage
que son personnage. Il ne se soucie pas de nous expliquer comment il a acquis
cette connaissance : il voit travers les murs de la maison aussi bien qu' travers
le crne de son hros. Ses personnages n'ont pas de secrets pour lui. videmment,
cette forme prsente diffrents degrs. La supriorit du narrateur peut se
manifester soit dans une connaissance des dsirs secrets de quelqu'un (que ce quelqu'un
ignore lui-mme), soit dans la connaissance simultane des penses de plusieurs
personnages (ce dont aucun d'eux n'est capable), soit simplement dans la
narration des vnements qui ne sont pas perus par un seul personnage. Ainsi
141

Tzvetan Todorov
Tolsto dans sa nouvelle Trois morts raconte successivement l'histoire de la mort
d'une aristocrate, d'un paysan et d'un arbre. Aucun des personnages ne les a
perus ensemble; nous sommes donc en prsence d'une variante de la vision
par derrire .
Narrateur = Personnage (la vision avec ). Cette seconde forme est
tout aussi rpandue en littrature, surtout l'poque moderne. Dans ce cas, le
narrateur en sait autant que les personnages, il ne peut nous fournir une
explication des vnements avant que les personnages ne l'aient trouve. Ici aussi
on peut tablir plusieurs distinctions. D'une part, le rcit peut tre men la
premire personne (ce qui justifie le procd) ou la troisime personne, mais
toujours suivant la vision qu'a des vnements un mme personnage : le rsultat,
videmment, n'est pas le mme; nous savons que Kafka avait commenc crire
le Chteau la premire personne, et il n'a modifi la vision que beaucoup plus
tard, passant la troisime personne mais toujours dans l'aspect
narrateur = personnage . D'autre part, le narrateur peut suivre un seul ou plusieurs
personnages (les changements pouvant tre systmatiques ou non). Enfin, il peut
s'agir d'un rcit conscient de la part d'un personnage, ou d'une dissection
de son cerveau, comme dans beaucoup de rcits de Faulkner. Nous reviendrons
un peu plus tard sur ce cas.
Narrateur < Personnage (la vision du dehors ). Dans ce troisime cas,
le narrateur en sait moins que n'importe lequel des personnages. Il peut nous
dcrire uniquement ce que l'on voit, entend, etc. mais il n'a accs aucune
conscience. Bien sr, ce pur sensualisme est une convention car un tel rcit
serait incomprhensible; mais il existe comme modle d'une certaine criture.
Les rcits de ce genre sont beaucoup plus rares que les autres, et l'utilisation
systmatique de ce procd n'a t faite qu'au vingtime sicle. Citons un passage
qui caractrise cette vision :
Ned Beaumont repassa devant Madvig et crasa le bout de son cigare dans
un cendrier de cuivre avec des doigts qui tremblaient.
Les yeux de Madvig restrent fixs sur le dos du jeune homme jusqu' ce
qu'il se ft redress et retourn. L'homme blond eut alors un rictus la fois
affectueux et exaspr (D. Hammett, La Cl de verre).
D'aprs une telle description nous ne pouvons savoir si les deux personnages
sont des amis ou des ennemis, satisfaits ou mcontents, encore moins quoi ils
pensent en faisant ces gestes. Ils sont mme peine nomms : on prfre dire
l'homme blond , le jeune homme . Le narrateur est donc un tmoin qui ne sait
rien et, plus mme, ne veut rien savoir. Pourtant l'objectivit n'est pas aussi
absolue qu'elle se voudrait ( affectueux et exaspr ).
Plusieurs aspects d'un mme vnement. Revenons maintenant au
deuxime type, celui dans lequel le narrateur possde autant de connaissances
que les personnages. Nous avons dit que le narrateur peut passer de personnage
personnage; mais encore faut-il spcifier si ces personnages racontent (ou voient)
le mme vnement ou bien des vnements diffrents. Dans le premier cas, on
obtient un effet particulier qu'on pourrait appeler une vision stroscopique .
En effet, la pluralit de perceptions nous donne une vision plus complexe du
phnomne dcrit. D'autre part, les descriptions d'un mme vnement nous
permettent de concentrer notre attention sur le personnage qui le peroit car
nous connaissons dj l'histoire.
142

Les catgories du rcit littraire


Considrons nouveau les Liaisons dangereuses. Les romans par lettres du
xvme sicle utilisaient couramment cette technique, chre Faulkner, qui consiste
raconter la mme histoire plusieurs fois mais vue par des personnages diffrents.
Toute l'histoire des Liaisons est raconte en fait deux, et souvent mme trois fois.
Mais regarder ces rcits de prs, nous dcouvrons que non seulement ils nous
donnent une vision stroscopique des vnements, mais encore qu'ils sont
qualitativement diffrents. Rappelons brivement cette succession.
L'tre et le Paratre. Ds le dbut, les deux histoires qui alternent nous
sont prsentes sous des clairages diffrents : Ccile raconte navement ses
expriences Sophie, tandis que Merteuil les interprte dans ses lettres Valmont;
d'autre part, Valmont informe la Marquise de ses expriences avec Tourvel, qui
crit elle-mme Volanges. Ds le dbut nous pouvons nous rendre compte de la
dualit dj remarque au niveau des rapports entre les personnages : les
rvlations de Valmont nous instruisent de la mauvaise foi que Tourvel met dans ses
descriptions; de mme pour la navet de Ccile. Avec l'arrive de Valmont
Paris, on se rend compte de ce que sont en fait Danceny et ses actes. A la fin
de la deuxime partie, c'est Merteuil elle-mme qui donne deux versions de
l'affaire Prvan : l'une de ce qu'elle est, l'autre, de ce qu'elle doit paratre aux
yeux des gens. Il s'agit donc nouveau de l'opposition entre niveau apparent et
niveau rel, ou vrai.
L'ordre d'apparition des versions n'est pas obligatoire mais il est utilis dans
des buts diffrents. Quand le rcit de Valmont ou de Merteuil prcde celui des
autres personnages, nous lisons ce dernier avant tout comme une information sur
celui qui crit la lettre. Dans le cas inverse, un rcit sur les apparences rveille
notre curiosit et nous attendons une interprtation plus profonde.
Nous voyons donc que l'aspect du rcit qui relve de l' tre se rapproche d'une
vision par derrire (du cas narrateur > personnage ). Le rcit a beau toujours
tre narr par des personnages : certains d'entre eux peuvent, tout comme l'auteur,
nous rvler ce que les autres pensent ou ressentent.
volution des aspects du rcit. La valeur des aspects du rcit s'est
rapidement modifie depuis l'poque de Laclos. L'artifice qui consiste prsenter
l'histoire travers ses projections dans la conscience d'un personnage sera de
plus en plus utilis au cours du xixe sicle, et, aprs avoir t systmatis par
Henry James, il deviendra rgle obligatoire au xxe sicle. D'autre part, l'existence
de deux niveaux qualitativement diffrents est un hritage des temps plus
anciens : le sicle des Lumires exige que la vrit soit dite. Le roman postrieur
se contentera de plusieurs versions du paratre sans prtendre une version
qui soit la seule vraie. Il faut dire que les Liaisons dangereuses se distinguent
avantageusement de beaucoup d'autres romans de l'poque par la discrtion
avec laquelle ce niveau de l'tre est reprsent : le cas de Valmont, la fin du
livre, laisse le lecteur perplexe. C'est dans ce mme sens qu'ira une grande partie
de la littrature du xixe sicle.
c) Les modes du rcit.
Les aspects du rcit concernaient la faon dont l'histoire tait perue par le
narrateur; les modes du rcit concernent la faon dont ce narrateur nous l'expose,
143

Tzvetan Todorov
nous la prsente. C'est ces modes du rcit qu'on se rfre lorsqu'on dit qu'un
crivain nous montre les choses, alors que tel autre ne fait que les dire .
Il existe deux modes principaux : la reprsentation et la narration. Ces deux modes
correspondent, un niveau plus concret, aux deux notions que nous avons dj
rencontres : le discours et l'histoire.
On peut supposer que ces deux modes dans le rcit contemporain viennent
de deux origines diffrentes : la chronique et le drame. La chronique, ou l'histoire,
c'est, croit-on, une pure narration, l'auteur est un simple tmoin qui rapporte
des faits; les personnages ne parlent pas; les rgles sont celles du genre historique.
En revanche, dans le drame, l'histoire n'est pas rapporte, elle se droule devant
nos yeux (mme si nous ne faisons que lire la pice) ; il n'y a pas de narration, le
rcit est contenu dans les rpliques des personnages.
Parole des personnages, parole du narrateur. Si nous cherchons une
base linguistique cette distinction, il nous faut, permire vue, recourir
l'opposition entre la parole des personnages (le style direct) et la parole du
narrateur. Une telle opposition nous expliquerait pourquoi nous avons l'impression
d'assister des actes lorsque le mode utilis est la reprsentation, alors que cette
impression disparat lors de la narration. La parole des personnages dans une
uvre littraire jouit d'un statut particulier. Elle se rapporte, comme toute
parole, la ralit dsigne, mais reprsente galement un acte, l'acte d'articuler
cette phrase. Si un personnage dit : Vous tes trs belle , c'est que non seulement
la personne laquelle il s'adresse est (ou n'est pas) belle, mais que ce personnage
accomplit devant nos yeux un acte : il articule une phrase, il fait un compliment.
Il ne faut pas croire que la signification de ces actes se rsume au simple il dit ;
cette signification connat la mme varit que les actes raliss l'aide du
langage ; et ceux-l sont innombrables.
Cependant cette premire identification de la narration et de la reprsentation
pche par son ct simpliste. Si l'on s'en tient l, il s'ensuit que le drame ne
connat pas la narration, le rcit non-dialogu, la reprsentation. Pourtant
on peut facilement se convaincre du contraire. Prenons le premier cas : les Liaisons
dangereuses, tout comme le drame, ne connaissent que le style direct, tout le rcit
tant constitu par des lettres. Toutefois ce roman connat nos deux modes : si
la plupart des lettres reprsentent des actes et relvent ainsi de la reprsentation,
d'autres informent seulement d'vnements qui se sont drouls ailleurs. Jusqu'au
dnouement du livre, cette fonction est assume par les lettres de Valmont
la Marquise et en partie, par les rponses de celle-ci; aprs le dnouement, c'est
Mme de Volanges qui reprend la narration. Lorsque Valmont crit Mme de Merteuil, il n'a qu'un seul but : l'informer des vnements qui lui sont arrivs; ainsi
il commence ses lettres par cette phrase : Voici le bulletin d'hier. La lettre
qui contient ce bulletin ne reprsente rien, elle est de la pure narration. Il en
est de mme pour les lettres de Mme de Volanges Mme de Rosemonde la fin du
roman : ce sont des bulletins sur la sant de Mme Tourvel, sur les malheurs de
Mme de Merteuil, etc. Notons ici que cette rpartition des modes dans les Liaisons
dangereuses est justifie par l'existence de diffrentes relations : la narration
apparat dans les lettres de confidence, laquelle est atteste par la simple existence
de la lettre ; la reprsentation concerne les relations amoureuses et de
participation, qui acquirent ainsi une prsence plus sensible.
Prenons maintenant le cas inverse, pour voir si le discours de l'auteur relve
toujours de la narration. Voici un extrait de V ducation sentimentale :
144

Les catgories du rcit littraire


... ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout coup, clata derrire
eux un bruit pareil au craquement d'une immense pice de soie que Von dchire.
C'tait la fusillade du boulevard des Capucines.
Ah! on casse quelques bourgeois, dit Frdric tranquillement.
Car il y a des situations o l'homme le moins cruel est si dtach des autres, qu'il
verrait prir le genre humain sans un battement de cur.
Nous avons mis en italiques les phrases qui relvent de la reprsentation;
comme on voit, le style direct n'en couvre qu'une partie. Cet extrait transmet la
reprsentation par trois formes de discours diffrentes : par le style direct; par
la comparaison; et par la rflexion gnrale. Les deux dernires relvent de la
parole du narrateur mais non de la narration. Elles ne nous informent pas sur
une ralit extrieure au discours, mais prennent leur sens de la mme faon que
les rpliques des personnages; seulement, cette fois, elle nous renseignent sur
l'image du narrateur et non sur celle d'un personnage.
Objectivit et subjectivit dans le langage. Nous devons donc
abandonner notre premire identification de la narration avec la parole du narrateur et
de la reprsentation avec celle des personnages, pour leur chercher un fondement
plus profond. Une telle identification se serait fonde, nous le voyons maintenant,
non sur les catgories implicites mais sur leur manifestation, ce qui peut nous
induire facilement en erreur. Nous trouverons ce fondement dans l'opposition
entre les aspects subjectif et objectif du langage.
Toute parole est, on le sait, la fois un nonc et une nonciation. En tant
qu'nonc, elle se rapporte au sujet de l'nonc et reste donc objective. En tant
qu'
nonciation, elle se rapporte au sujet de renonciation et garde un aspect
subjectif car elle reprsente dans chaque cas un acte accompli par ce sujet.
Toute phrase prsente ces deux aspects mais des degrs diffrents; certaines
parties du discours ont pour seule fonction de transmettre cette subjectivit
(les pronoms personnels et dmonstratifs, les temps du verbe, certains verbes;
cf. E. Benveniste De la subjectivit dans le langage , dans Problmes de
linguistique gnrale), d'autres concernent avant tout la ralit objective. Nous
pouvons donc parler, avec John Austin, de deux modes du discours, constatif
(objectif) et performatif (subjectif).
Prenons un exemple. La phrase M. Dupont est sorti de chez lui dix heures,
le 18 mars a un caractre essentiellement objectif; elle n'apporte, premire
vue, aucune information sur le sujet de renonciation (la seule information est
que renonciation a eu lieu aprs l'heure indique dans la phrase). D'autres phrases,
en revanche, ont une signification qui concerne presque exclusivement le
sujet de renonciation, p. ex. : Vous tes un imbcile! Une telle phrase est
avant tout un acte chez celui qui la prononce, une injure, bien qu'elle garde aussi
une valeur objective. Ce n'est que le contexte global de l'nonc, toutefois, qui
dtermine le degr de subjectivit propre une phrase. Si notre premire
proposition tait reprise dans la rplique d'un personnage, elle pourrait devenir une
indication sur le sujet de renonciation.
Le style direct est li, en gnral, l'aspect subjectif du langage; mais comme
nous l'avons vu propos de Valmont et de Mme de Volanges, cette subjectivit
se rduit parfois une simple convention : l'information nous est prsente
comme venant du personnage et non du narrateur, mais nous n'apprenons rien
sur ce personnage. Inversement, la parole du narrateur appartient gnralement
au plan de renonciation historique mais lors d'une comparaison (comme de toute
145

Tzvetan Todorov
autre figure rhtorique) ou d'une rflexion gnrale, le sujet de l'nonciation
devient apparent, et le narrateur se rapproche ainsi des personnages. Ainsi les
paroles du narrateur chez Flaubert nous signalent l'existence d'un sujet de
l'nonciation qui fait des comparaisons ou des rflexions sur la nature humaine.
Aspects et modes. Les aspects et les modes du rcit sont deux catgories qui
entrent dans des rapports trs troits et qui concernent, toutes les deux, l'image
du narrateur. C'est pourquoi les critiques littraires ont eu tendance les
confondre. Ainsi Henry James et, sa suite, Percy Lubbock, ont distingu deux styles
principaux dans le rcit : le style panoramique et le style scnique . Chacun
de ces termes cumule deux notions : le scnique, c'est en mme temps la
reprsentation et la vision avec (narrateur = personnage); le panoramique ,
c'est la narration et la vision par derrire (narrateur > personnage).
Pourtant cette identification n'est pas obligatoire. Pour revenir aux Liaisons
dangereuses, nous pouvons rappeler que jusqu'au dnouement la narration est
confie Valmont qui a une vision proche de celle par derrire ; en revanche,
aprs le dnouement, elle est reprise par Mme de Volanges qui ne comprend
gure les vnements qui surviennent et dont le rcit relve entirement de la
vision avec (sinon du dehors ). Les deux catgories doivent donc tre bien
distingues pour qu'on puisse ensuite se rendre compte de leurs relations mutuelles.
Cette confusion apparat comme plus dangereuse encore si nous nous rappelons
que derrire tous ces procds se dessine l'image du narrateur, image prise parfois
pour celle de l'auteur lui-mme. Le narrateur dans les Liaisons dangereuses
n'est videmment pas Valmont, celui-ci n'est qu'un personnage provisoirement
charg de la narration. Nous abordons ici une nouvelle question importante :
celle de l'image du narrateur.
Image du narrateur et Image du lecteur. Le narrateur, c'est le sujet
de cette nonciation que reprsente un livre. Tous les procds que nous avons
traits dans cette partie nous ramnent ce sujet. C'est lui qui dispose certaines
descriptions avant les autres, bien que celles-ci les prcdent dans le temps
de l'histoire. C'est lui qui nous fait voir l'action par les yeux de tel ou tel
personnage, ou bien par ses propres yeux, sans qu'il lui soit pour autant ncessaire
d'apparatre sur scne. C'est lui, enfin, qui choisit de nous rapporter telle
priptie travers le dialogue de deux personnages ou bien par une description
objective . Nous avons donc une quantit de renseignements sur lui, qui
devraient nous permettre de le saisir, de le situer avec prcision; mais cette image
fugitive ne se laisse pas approcher et elle revt constamment des masques
contradictoires, allant de celle d'un auteur en chair et en os celle d'un personnage
quelconque.
Il y a toutefois un lieu o, semble-t-il, nous approchons suffisamment cette
image : nous pouvons l'appeler le niveau apprciatif. La description de chaque
partie de l'histoire comporte son apprciation morale; l'absence d'une
apprciation reprsente une prise de position tout aussi significative. Cette apprciation,
disons le tout de suite, ne fait pas partie de notre exprience individuelle de
lecteurs ni de celle de l'auteur rel ; elle est inhrente au livre et l'on ne pourrait
correctement saisir la structure de celui-ci sans en tenir compte. On peut, avec
Stendhal, trouver que Mme de Tourvel est le personnage le plus immoral des
Liaisons dangereuses; on peut, avec Simone de Beauvoir, affirmer que Mme de Merteuil en est le personnage le plus attachant; mais ce sont l des interprtations
146

Les catgories du rcit littraire


qui n'appartiennent pas au sens du livre. Si nous ne condamnions pas Mme de Merteuil, si nous ne prenions pas le parti de la Prsidente, la structure de l'uvre
en serait altre. Il faut se rendre compte au dpart qu'il existe deux
interprtations morales, de caractre tout fait diffrent : l'une qui est intrieure au livre
( toute uvre d'art imitatif), et l'autre que les lecteurs donnent sans se soucier
de la logique de l'uvre; celle-ci peut varier sensiblement suivant les poques
et la personnalit du lecteur. Dans le livre, Mme de Merteuil reoit une
apprciation ngative, Mme de Tourvel est une sainte, etc. Chaque acte y possde son
apprciation bien qu'elle puisse ne pas tre celle de l'auteur ni la ntre (et c'est
l un des critres dont nous disposons pour juger de la russite de l'auteur).
Ce niveau apprciatif nous rapproche de l'image du narrateur. Il n'est pas
ncessaire pour cela que celui-ci nous adresse directement la parole : dans
ce cas, il s'assimilerait, par la force de la convention littraire, aux personnages.
Pour deviner le niveau apprciatif, nous avons recours un code de principes
et de ractions psychologiques que le narrateur postule commun au lecteur et
lui-mme (ce code n'tant pas admis par nous aujourd'hui, nous sommes en
tat de distribuer diffremment les accents d'valuation). Dans le cas de notre
rcit, ce code peut tre rduit quelques maximes assez banales : ne faites pas de
mal; soyez sincres; rsistez la passion, etc. En mme temps, le narrateur
s'appuie sur une chelle evaluative des qualits psychiques; c'est grce elle
que nous respectons et craignons Valmont et Merteuil (pour la force de leur
esprit, pour leur don de prvision) ou prfrons Tourvel Ccile Volanges.
L'image du narrateur n'est pas une image solitaire : ds qu'elle apparat,
ds la premire page, elle est accompagne de ce qu'on peut appeler l'image
du lecteur . videmment, cette image a aussi peu de rapports avec un lecteur
concret que l'image du narrateur, avec l'auteur vritable. Les deux se trouvent
en dpendance troite l'une de l'autre, et ds que l'image du narrateur commence
ressortir plus nettement, le lecteur imaginaire se trouve lui aussi dessin avec
plus de prcision. Ces deux images sont propres toute uvre de fiction : la
conscience de lire un roman et non un document nous engage jouer le rle de
ce lecteur imaginaire et en mme temps apparat le narrateur, celui qui nous
rapporte le rcit, puisque le rcit lui-mme est imaginaire. Cette dpendance
confirme la loi smiologique gnrale selon laquelle je et tu , l'metteur et
le rcepteur d'un nonc, apparaissent toujours ensemble.
Ces images se forment d'aprs les conventions qui transforment l'histoire en
discours. Le fait mme que nous lisions le livre du dbut vers la fin (c'est--dire
comme l'aurait voulu le narrateur) nous engage jouer le rle du lecteur. Dans
le cas du roman par lettres, ces conventions sont thoriquement rduites au
minimum : c'est comme si nous lisions un vritable recueil de lettres, l'auteur
ne prend jamais la parole, le style est toujours direct. Mais dans son
Avertissement de l'diteur, Laclos dtruit dj cette illusion. Les autres conventions
concernent l'expos mme des vnements et, en particulier, l'existence de
diffrents aspects. Ainsi nous remarquons notre rle de lecteur ds que nous en savons
plus que les personnages car cette situation contredit une vraisemblance dans
le vcu.

147

Tzvetan Todorov
m. l'infraction a l'ordre
On peut rsumer toutes les observations que nous avons prsentes jusqu'ici
en disant qu'elles avaient pour objet de saisir la structure littraire de l'uvre,
ou comme nous dirons dornavant, un certain ordre. Nous employons ce terme
comme une notion gnrique pour toutes les relations et structures lmentaires
que nous avons tudies. Mais notre prsentation ne contient aucune indication
sur la succession dans le rcit; si les parties du rcit taient interchanges, cette
prsentation n'en serait pas sensiblement modifie. A prsent, nous nous
arrterons sur le moment crucial de la succession propre au rcit : le dnouement, qui
reprsente, comme nous allons le voir, une vritable infraction l'ordre
prcdent. Nous observons cette infraction en prenant comme seul exemple les
Liaisons dangereuses.
L'infraction dans l'histoire. Cette infraction est sensible dans toute la
dernire partie du livre, et en particulier entre les lettres 142 et 162, c'est--dire
entre la rupture de Valmont avec Tourvel et la mort de Valmont. Elle concerne
tout d'abord l'image mme de Valmont, personnage principal du rcit. La
quatrime partie commence par la chute de Tourvel. Valmont prtend dans sa
lettre 125 qu'il s'agit d'une aventure qui ne se distingue en rien des autres;
mais le lecteur s'aperoit facilement, surtout aid par Mme de Merteuil, que le
ton trahit un rapport autre que celui qui est dclar : cette fois-ci, il
s'agit d'amour, c'est--dire de la mme passion qui anime toutes les victimes .
En remplaant son dsir de possession et l'indiffrence qui le suivait par l'amour,
Valmont quitte son groupe et dtruit dj une premire rpartition. Il est vrai
que plus tard il sacrifiera cet amour pour carter les accusations de Mme de
Merteuil, mais ce sacrifice ne rsout pas l'ambigut de son attitude prcdente.
Plus tard, d'ailleurs, Valmont entreprend d'autres dmarches qui devraient le
rapprocher de Tourvel (il lui crit, il crit Volanges, sa dernire confidente);
et son dsir de vengeance contre Merteuil devrait aussi nous indiquer qu'il
regrette son premier geste. Mais le doute n'est pas lev; le Rdacteur nous le
dit explicitement dans une de ses Notes (1. 154) sur la lettre de Valmont envoye
Mme de Volanges pour tre remise Mme de Tourvel et qui n'est pas prsente
dans le livre : C'est parce qu'on n'a rien trouv dans la suite de cette
Correspondance qui pt rsoudre ce doute, qu'on a pris le parti de supprimer la lettre
de M. de Valmont.
La conduite de Valmont avec Mme de Merteuil est tout aussi trange, vue dans
la perspective de la logique que nous avons esquisse prcdemment. Ce rapport
semble runir des lments trs divers, et jusqu'alors incompatibles : il y a
dsir de possession, mais aussi opposition et en mme temps confidence. Ce
dernier trait (qui est donc une dsobissance notre quatrime rgle) se rvle
comme dcisif pour le sort de Valmont : il continue se confier la Marquise
mme aprs la dclaration de guerre . Et l'infraction de la loi est punie par
la mort. De mme Valmont oublie qu'il peut agir deux niveaux pour raliser
ses dsirs, ce dont il se servait si habilement auparavant : dans ses lettres la
Marquise, il avoue navement ses dsirs sans essayer de les dissimuler, d'adopter
une tactique plus souple (ce qu'il devrait faire en raison de l'attitude de Merteuil).
148

Les catgories du rcit littraire


Mme sans se rfrer aux lettres de la Marquise Danceny, le lecteur peut se
rendre compte qu'elle a mis fin son rapport amical avec Valmont.
L'infraction dans le discours. Nous nous rendons compte ici que
l'infraction ne se rsume pas simplement une conduite de Valmont, qui n'est plus
conforme aux rgles et distinctions tablies; elle concerne galement la faon
dont nous en sommes avertis. Tout au long du rcit, nous tions certains de la
vracit ou de la fausset des actes et des sentiments relats : le commentaire
constant de Merteuil et de Valmont nous renseignait sur l'essence mme de tout
acte, il nous donnait l'tre lui-mme, et non seulement le paratre . Mais le
dnouement consiste prcisment dans la suspension des confidences entre les
deux protagonistes ; ceux-ci cessent de se confier qui que ce soit et nous sommes,
tout d'un coup, privs du savoir certain, nous sommes privs de l'tre et nous
devons, seuls, essayer de le deviner travers le paratre. C'est pour cette raison
que nous ne savons pas si Valmont aime ou n'aime pas vraiment la Prsidente;
c'est pour la mme raison que nous ne sommes pas certains des vritables raisons
qui poussent Merteuil agir (alors que jusque-l, tous les lments du rcit
avaient une interprtation indiscutable) : voulait-elle vraiment tuer Valmont sans
craindre les rvlations qu'il peut faire? Ou bien Danceny est- il all trop loin
dans sa colre et a-t-il cess d'tre une simple arme entre les mains de Merteuil?
Nous ne le saurons jamais.
Nous avons not prcdemment que la narration tait contenue dans les
lettres de Valmont et Merteuil, avant ce moment d'infraction, et, plus tard,
dans celles de Mme de Volanges. Ce changement n'est pas une substitution simple,
mais le choix d'une nouvelle vision : alors que dans les trois premires parties
du livre, la narration se situait au niveau de l'tre, dans la dernire, elle prend
celui de paratre. Mme de Volanges ne comprend pas les vnements qui
l'entourent, elle n'en saisit que les apparences (mme Mme de Rosemonde est mieux
renseigne qu'elle; mais elle ne raconte pas). Ce changement d'optique dans la
narration est particulirement sensible par rapport Ccile : comme dans la
quatrime partie du livre, il n'y a pas de lettres d'elle (la seule qu'elle signe est
dicte par Valmont), nous n'avons plus aucun moyen d'apprendre quel est,
ce moment, son tre . Ainsi le Rdacteur a raison de nous promettre, dans
sa Note de conclusion, de nouvelles aventures de Ccile : nous ne connaissons
pas les vritables raisons de sa conduite, son sort n'est pas clair, son avenir est
nigmatique.
Valeur de l'infraction. Peut-on imaginer au roman une quatrime partie
diffrente, une partie telle que l'ordre prcdent n'en soit pas enfreint? Valmont
aurait sans doute trouv un moyen plus souple pour rompre avec Tourvel; s'il
tait survenu un conflit entre lui et Merteuil, il aurait su le rsoudre avec plus
d'habilet et sans s'exposer tant de dangers. Les rous auraient trouv une
solution qui leur permette d'viter les attaques de leurs propres victimes. A la
fin du livre, nous aurions eu les deux camps aussi spars qu'au dbut, et les
deux complices tout aussi puissants. Mme si le duel avec Danceny avait eu
lieu, Valmont aurait su ne pas s'exposer au danger mortel...
Il est inutile de continuer : sans faire des interprtations psychologiques, on
se rend compte que le roman ainsi conu ne serait plus le mme ; il ne serait mme
plus rien. Nous n'aurions eu que le rcit d'une simple aventure galante,
la conqute d'une prude , avec une conclusion a cocasse . Ceci nous montre
01

149

Tzvetan Todorov
qu'il ne s'agit pas ici d'une particularit mineure de la construction mais de son
centre mme; on a plutt l'impression que le rcit entier consiste dans la
possibilit d'amener prcisment ce dnouement.
Le fait que le rcit perdrait toute son paisseur esthtique et morale s'il n'avait
pas ce dnouement se trouve symbolis dans le roman mme. En effet, l'histoire
est prsente de telle sorte qu'elle doit sa propre existence l'infraction de l'ordre.
Si Valmont n'avait pas transgress les lois de sa propre morale (et celles de la
structure du roman), nous n'aurions jamais vu publie sa correspondance, ni
celle de Merteuil : cette publication de leurs lettres est une consquence de leur
rupture et, plus gnralement, de l'infraction. Ce dtail n'est pas d au hasard,
comme on pourrait le croire : l'histoire entire ne se justifie, en effet, que dans
la mesure o il existe une punition du mal peint dans le roman. Si Valmont
n'avait pas trahi sa premire image, le livre n'aurait pas le droit d'exister.
Les deux ordres. Jusqu'ici nous n'avons caractris cette infraction
l'ordre que d'une faon ngative, comme la ngation de l'ordre prcdent.
Essayons maintenant de voir quel est le contenu positif de ces actions, quel est
le systme qui leur est sous-jacent. Regardons d'abord ses lments : Valmont,
le rou, tombe amoureux d'une simple femme; Valmont oubliant de ruser
avec Mme de Merteuil; Ccile allant se repentir de ses pchs au monastre;
Mme de Volanges prenant le rle du raisonneur... Toutes ces actions ont un
dnominateur commun : elles obissent la morale conventionnelle, telle qu'elle
existait au temps de Laclos (ou mme plus tard). Donc l'ordre qui dtermine les
actions des personnages dans et aprs le dnouement est simplement l'ordre
conventionnel, l'ordre extrieur l'univers du livre. Une confirmation de cette
hypothse est donne aussi par le nouveau rebondissement de l'affaire Prvan.
A la fin du livre, nous voyons Prvan rtabli dans toute son ancienne grandeur;
pourtant nous nous rappelons que, dans le conflit avec la Marquise, tous deux
avaient exactement les mmes dsirs cachs et manifestes. Merteuil avait
simplement russi tre la plus rapide, elle n'tait pas la plus coupable. Ce n'est donc
pas une justice suprme, un ordre suprieur qui s'instaure la fin du livre; c'est
bel et bien la morale conventionnelle de la socit contemporaine, morale
pudibonde et hypocrite, diffrente en cela de celle de Valmont et Merteuil dans le
reste du livre. Ainsi la vie devient partie intgrante de l'uvre : son existence
est un lment essentiel que nous devons connatre pour comprendre la structure
du rcit. C'est seulement ce moment de notre analyse que l'intervention de
l'aspect social se justifie; ajoutons qu'elle est aussi tout fait ncessaire. Le
livre peut s'arrter parce qu'il tablit l'ordre qui existe dans la ralit.
Placs dans cette perspective, nous pouvons nous apercevoir que les lments
de cet ordre conventionnel taient prsents aussi prcdemment ; et ils expliquent
ces vnements et ces actions qui ne pouvaient l'tre dans le systme que nous
avons dcrit. Ici s'inscrit par exemple l'action de Mme de Volanges auprs de
Tourvel et Valmont, une action d'opposition qui n'avait pas les mmes Hotivations que celles refltes par notre R 3. Mme de Volanges hait Valmont non parce
qu'elle est du nombre des femmes qu'il a dlaisses, mais en accord avec ses
principes moraux. Il en est exactement de mme quant l'attitude du Confesseur
de Ccile qui devient, lui aussi, un opposant : c'est la morale conventionnelle,
extrieure l'univers du roman, qui guide ses pas. Ce sont des actions dont la
motivation ou les mobiles ne sont pas dans le roman, mais l'extrieur de lui :
on agit ainsi parce qu'il le faut, c'est l'attitude naturelle qui ne demande pas
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Les catgories du rcit littraire


de justification. Enfin, nous pouvons trouver l aussi l'explication de l'attitude
de Tourvel qui s'oppose obstinment ses propres sentiments au nom d'une
conception thique qui dit que la femme ne doit pas tromper son mari.
Ainsi nous voyons tout le rcit dans une nouvelle perspective. Il n'est pas le
simple expos d'une action, mais l'histoire du conflit entre deux ordres : celui
du livre et celui de son contexte social. Dans notre cas, jusqu' leur dnouement,
les Liaisons dangereuses tablissent un nouvel ordre, diffrent de celui du milieu
extrieur. L'ordre extrieur n'est prsent ici que comme un mobile pour
certaines actions. Le dnouement reprsente une infraction cet ordre du livre,
et ce qui le suit nous mne ce mme ordre extrieur, la restauration de ce qui
tait dtruit par le rcit prcdent. La prsentation de cette partie du schma
structural dans notre roman est particulirement instructive : aid par les
diffrents aspects du rcit, Laclos vite de prendre position envers cette restauration.
Si le rcit prcdent tait men au niveau de l'tre, le rcit de la fin est
entirement dans le paratre. Nous ne savons pas quelle est la vrit, nous ne
connaissons que les apparences; et nous ne savons pas quelle est la position exacte de
l'auteur : le niveau apprciatif est dissimul. La seule morale dont nous prenons
connaissance vient de Mme de Volanges; or, comme par un fait exprs, c'est
prcisment dans ses dernires lettres que Mme de Volanges est caractrise comme
une femme superficielle, prive d'opinion propre, cancanire, etc. Comme si
l'auteur nous prservait d'accorder trop de confiance aux jugements qu'elle
porte! La morale de la fin du livre rtablit Prvan dans ses droits; est-ce l la
morale de Laclos? C'est cette ambigut profonde, cette ouverture vers des
interprtations opposes qui distingue le roman de Laclos de nombreux romans
bien construits et le place au rang des chefs-d'uvre.
L'infraction comme critre typologique. On peut penser que la relation
entre l'ordre du rcit et l'ordre de la vie qui l'entoure ne doit pas tre
ncessairement celle qui se ralise dans les Liaisons dangereuses. On peut supposer que la
possibilit inverse existe aussi : le rcit qui explicite, dans son dveloppement,
l'ordre existant l'extrieur, et dont le dnouement introduirait un ordre
nouveau, celui, prcisment, de l'univers romanesque. Pensons par exemple aux
romans de Dickens, qui prsentent, pour la plupart, la structure inverse : tout
au long du livre, c'est l'ordre extrieur, l'ordre de la vie qui domine les actions
des personnages; dans le dnouement il se produit un miracle, tel personnage
riche se rvle subitement comme un tre gnreux, et rend possible
l'instauration d'un ordre nouveau. Ce nouvel ordre le rgne de la vertu n'existe
videmment que dans le livre, mais c'est lui qui triomphe aprs le dnouement.
Il n'est toutefois pas certain qu'on doive trouver dans tous les rcits une
semblable infraction. Certains romans modernes ne peuvent pas tre prsents comme
le conflit de deux ordres mais plutt comme une srie de variations en gradation,
portant sur le mme sujet. Telle se prsente la structure des romans de Kafka,
Beckett, etc. En tous les cas, la notion d'infraction, comme d'ailleurs toutes
celles concernant la structure de l'uvre, pourra servir comme critre pour une
typologie future des rcits littraires.
Nous arrtons ici notre esquisse d'un cadre pour l'tude du rcit littraire.
Esprons que cette recherche d'un dnominateur commun aux discussions
du pass rendra celles du futur plus fructueuses.
TZVETAN TODOROV
cole Pratique des Hautes tudes, Paris.
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