La Décadence de L'idée de Progrès
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j^j
Georges Canguilhem
de la grandepyramide' VictorHugo,en 1862,metun vocabulairereligieux
au serviced'une ide laque. Dans ce que les Philosophesdu XVIIIesicle
tenaientpour une loi de l'histoirehumaine,il lit une prophtie.Peut-on
dire qu'il s'agit d'un dtournement
de sens et de porte? En fait,quand
on reconnat Turgotle mrited'avoir,le premier,en 1750, prsentsous
formede Tableauphilosophiqueles progrsde l'esprithumain,dj clbrs
par Pascal, Bacon, Fontenelle,on oublie ou on ignoreque Turgota tenu
ce Discours en sa qualit de prieurlu en Sorbonneet que son projet
prsentdans le Plan de Deux Discours sur VHistoireUniversellevisait
rcrirele Discours de Bossuet. Le genrehumain,considrdepuis son
origine,parat aux yeux d'un philosopheun tout immensequi lui-mme
a, comme chaque individu,son enfanceet ses progrs[...] la masse totale
du genrehumain[...] marchetoujours,quoique pas lents, une perfection
indfiniedu genre
plus grande. Fonder le progrssur la perfectibilit
humainn'est-ce pas aussi prophtiser?Kant lui-mmeen convient.Dans
la DeuximeSectiondu Conflitdes Facults (1798), ayantpos la question:
le genrehumainest-ilen progrsconstantvers le mieux?, il esquisse au
VII, une Histoireprophtiquede l'humanit. Mais cetteprophtiese
de
fortified'une expriencercente,de caractrecollectif,le surgissement
l'intrtuniversel pour les idaux propulsifsde la Rvolutionfranaise.
En cela se manifeste{ffentlich
verrth)une dispositionmorale, cause
permanentede progrs,qui ne connatraplus de rgressiontotale (nicht
mehr gnzlich rckgngig)2.Et si la confrontation
Hugo-Kant n'est pas
pourquoi ne pas la prolongeren remarquant
juge tout fait fantaisiste,
du progrshistoriqueest apparentepar Hugo l'irrverque l'irrversibilit
sibilitdu cours d'un fleuveque Kant avait invoque,dans la Deuxime
pour donner entendrece qu'il
Analogie de l'Analytiquetranscendantale,
c'est--direl'ordreirrvernommaitla successionobjectivedes phnomnes,
sible de la causalit?
du cours et du sens de
Il n'est pourtantpas correct,pour la constitution
l'histoiredes hommes,de tenirle progrscommel'analogue de la causalit
d'une science de la nature.Le progrs,selon Kant,
pour la constitution
commeune catgorie.Il est une Ide apte
n'est pas appel fonctionner
1. Les Misrables, 4 partie,livre 7, chap.4: les deux devoirs: veiller et esprer. On s'tonnera
moins de voir Victor Hugo cit propos d'une question philosophiquesi Ton se rfre Charles
Renouvier, Victor Hugo le philosophe (1900) et Victor Hugo le pote (1893), chap. XIV. La mme
qualit a t rcemmentreconnue Hugo par JeanMaurel, VictorHugo philosophe,Paris, P.U.F., 1985.
.
ie lexie uc luuu was m nufKiurung
. i/ansrun ae ses louts, en yoj, Micnei roucauii, lnierpreiam
s'est appuy sur ce passage du Conflitdes Facults pour montrer
que Kant a accord moinsd'importance
l'enthousiasme
la Rvolutionelle-mmequ' la dispositionmorale virtuellervle par
gnralpour
la Rvolution.Ce cours de M. Foucault a t publi dans le Magazine littraire,n#207, mai 1984. Par
contreNietzschea vu dans le mmeargumentde Kant un indicecertainde son imbcillit, Kant wurde
Idiot ! Dans un passage prcdent,il avait critque le progrsn'est qu'une ide modernec'est--dire
une ide fausse. L'Antchrist 11 et 4; trad. Henri Albert,p. 254-245 du Crpuscule des Idoles,
Paris, Mercurede France.
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ordonner
une diversitempirique; sa fonction
estcelle d'un filconducteur
Dans
la
dissertation
Ide
d'une
histoire
universelle
au
(Leitfaden).
point
de vue cosmopolitique(1784) l'ide est celle d'un dessein de la nature,
manifestpar la persistanced'un germede lumire traversles turbulences de l'histoire.Ce fil conducteurest un a priori dont l'indpendance
l'gard des vnementspasss et prsentsest plus fortement
marque,
lorsquedans un critde la mme anne,Rponse la question: Qu'est-ce
que les Lumires?, les germes dvelopps de la nature humaine sont
nommsraisonet libert3.
Ce seraitdonc fautede rflexioncritiquequ'on auraitprispourle moteur
de l'histoirece qui n'en est que le fil conducteur
? Les Philosophesfranais
du XVIITsicle, fondateurs
de la thoriedu progrs,l'ont constitucomme
sommationde toutes sortes de progrseffectifs4
et comme anticipation
prospectivede tous les progrspossibles. Or, parmiles progrspossibles,
Condorcet,aux dernirespages de son Esquisse d'un tableau historique
des progrsde l'esprithumain,en mentionne
un,particulirement
important,
indfiniedes autres.
puisqu'il est la conditionde possibilitde perptuation
C'est l'accroissementde la dure moyennede la vie humaine,et donc le
assurpar l'hrdit,des capacitsphysiques,intellectuelles
dveloppement,
et morales. On doit admettreque cette dure moyennede la vie puisse
crotresans cesse si des rvolutionsphysiquesne s'y opposentpas .
UEsquisse de Condorceta t publie en l'An (1795). Il n'est donc pas
invraisemblableque Kant ait pu en prendreconnaissance,avant d'crire,
lui aussi, en 1798, dans Le Conflitdes Facults, que l'irrversibilit
du
l'humaprogrs,fondesurla mmoirecollectived'vnementsrvlateurs
nitde sa capacit de progrs,n'est soumisequ' une conditionrestrictive,
savoir qu'une rvolutionnaturellen'anantissepas le genre humainet
ne fasse entreren scne d'autrescratures.
Le paradoxe, chez Kant comme chez Condorcet,c'est que le progrs
indfinides progrs humains soit subordonn une loi de constance
cosmologique.C'est explicitechez Condorcet.Au dbutde VEsquisse il lie
les progrsde la perfectibilit
la dure du globe terrestre
o la naturea
situ les hommes.La marchedu progrsne sera jamais rtrograde tant
que la terre,du moins,occuperala mmeplace dans le systmede l'univers
et que les lois gnralesde ce systmene produirontsur ce globe ni un
bouleversementgnral ni des changementsqui ne permettraient
plus
l'espce humained'y conserver,d'y dployerles mmes facults.... Ce
3. Il est impossible de ne pas rappelerici le bel article d'Alexis Philonenko, L'ide de progrs
chez Kant (Revue de Mtaphysiqueet de Morale, oct.-dc.1974).
4. rrogres au savoir (determination
de la formede la terre),de l'artisanat(horloges,d'o mesure
des longitudes),de la mdecine (inoculationprventivede la variole), de la science juridique (Beccaria
et la rformedu droitpnal) etc.
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Georges Canguilhem
sontdonc les Principiade Newtonqui sont,avantl'Expositionde Laplace,
garantsde la vritde YEsquisse. On n'a peut-tre
pas assez remarquque
l'astronomiea servi la cause du progrs,au xvnr sicle, moins par son
histoireque par son contenurcent.C'est parce que la cosmologienewtoniennelui paratdfinitiveque Condorcetlui confiela chargede garantir
la perfectibilit
indfiniede l'homme. Et le jour o Auguste Comte,
en Condorcetson gnialprcurseur,
reconnaissant
enseigneraque le progrs
son tour,
n'est que le dveloppementde l'ordre,c'est en subordonnant,
le devenirhistorique la stabilitcosmique5.
Ce souci de soutenirla confiancedans le progrspar une assurancetire
des lois de l'astronomiene nous autorise-t-il
pas assimilerl'ide du
progrs,au XVIITsicle, un principede conservation,analogue ceux
qu'ontnoncsles savantsdes XVIFetXVUTsicles : principede conservation
du naturelperfectible
de l'homme?
De fait, bien examinerchez le seul Condorcet,au termed'un sicle
d'effervescenceintellectuelle,
quels sont les lmentset les argumentsde
la perfectibilit
indfiniede l'homme,on aperoitleur site et leur date.
des ides et des rglesde la raison,du stade
Qu'il s'agisse de la formation
enfantinde l'intelligenceet de la pdagogie,de la structure
des sciences
et de leur histoire,de l'applicationdes sciences, des mathmatiquesen
particulier, la pratiquedes arts y comprismdecine et politique,de la
des biensde consommation,
des droitset des libertsdes citoyens,
production
une mme questionse pose. N'est-ce pas une formehistoriquede culture
qui s'est rflchie,commedans un miroir, ses propreslumires,qui s'est
contempleelle-mme, son ranget sa place dans des Tableauxhistoriques,
et qui a cru dcouvrirdans ce redoublement,
non un achvement,mais une
poursuitergle comme les mouvementsdes astres? S'il en est ainsi,
l'assimilationde l'ide de progrs un principede conservation
permettrait
d'en expliquerla dcadenceautrement
que parun retourimprvud'irrationalit.
Avantque le principedit de Carnot-Clausiusait identifile changement
dans un systmeclos une dgradationnergtique,avantque philosophes
et littrateurs
aient annex, aux fins de vaticinationtriste,les concepts
la dceptioncriante,dans l'ordre
fondamentaux
de la thermodynamique,
politique et social, des espoirs globalementrunis dans la croyance au
progrs,avaittrouvses causes et ses raisonsdansune nouvelleconfiguration
sociotechniqueet culturelle.La nouveautconsistaiten une inventionde
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Georges Canguilhem
II convientdonc de rechercher
quels dmentisont pu tre infligspar
l'histoire l'affirmation
de
progressivede son cours,
optimiste la rationalit
c'est--dired'examinersi les argumentsavancs dans les idologies du
xvnr et du XDCsicles,commepreuvespourle pass et commeesprances
pour l'avenir,ont t ou non ratifispar l'avancementdans le temps,
partirdu momentde leur formulation.
Concernantun changementqualitatifde la conditionhumaine, la fois
dans l'espace de subsistancedes groupementssociaux et dans le temps
d'inventionde leurs rgimes,l'examen doit concernerl'origine,la loi de
la trajectoire
successiondes tats,les instruments
et procdsde diffusion,
les obstacleset les risques.
et la directiondu mouvement,
1. L'origine
Dans la thoriedu progrs,selonTurgotet Condorcet,et tellequ'Auguste
Comtel'a systmatise
les troislois des troistats9,les termes
en formulant
de dveloppementsont interchangeables.
de progrs,de perfectionnement,
: manifesfondamentale
Mais c'est dveloppement
qui imposesa signification
tationsuccessive de potentialitscontenuesdans un germe d'organisme.
De ce fait l'originen'est pas, ne peut pas tre,objet d'exprience.Mais
elle peut tre,et elle est, conue sur le modle de l'enfance. Le progrs
c'est le passage de l'enfance l'ge adulte,de la dbilitet de l'ignorance
la maturitet au savoir.Pascal disaitdes enfantsque leur croissanceen
Bossuet, du haut de sa srnit
ge n'abolit pas leur faiblesse initiale10.
dogmatique,a crit que l'enfance est la vie d'une bten. Par contre
dans VEncyclopdie,l'enfantest crditdu pouvoir d'atteindrevers huit
ans,l'ge de raison.Selon ce modle,le progrsc'est le rejetdes enfantillages
de l'espce, des prjugs,la reconnaissancedes erreurs.Malgr Rousseau
et YEmile,l'enfantn'est rfr l'adulteque pourtrerelevpar l'ducation
Il peut
de son tat initiald'incorrection.
Incorrect,il n'est pas incorrigible.
tre redresspar ses rapportsavec les choses et les hommes adultes,et
d'un perfectionnement
donc capable,sous les effetscumulsde ces rapports,
indfini.
Cetteimage du progrsde l'espce humaine,tirede thoriessculaires
concernant
l'accession de l'enfant la responsabilit
raisonne,s'est fortifie
au XDCsicle de l'intrtaccord aux questionsde l'volutionbiologique.
9. Systmede politique positive,Paris, Crs, 1912, t. , p. 63-73. La succession des trois tats:
thologique,mtaphysique,
positif,se dcomposeen troislois de succession: pour l'intelligence,fiction,
abstraction,dmonstration;pour l'action, conqute (militaire),dfense (fodale), travail (industriel);
pour le sentiment,
civique, collectif,universel.
10. Penses, d. L. Brunschvicg,SectionII, n*88.
11. Cite par D. Teysseke, Pdiatrie des Lumires,Pans, Vnn, 1982, p. 25 et 28.
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Georges Canguilhem
A la mme poque c'est en Allemagneque l'histoirede la philosophie
s'critcomme une histoiredu progrs.Lucien Braun,dans son importante
tude sur cettepriode15,
a insistsur le prixque les auteursallemandsont
attach dcomposerle conceptde progrsen ceux de but, de lien, de
concernant
sujet.L'ironie de cettehistoireest en ceci que Kant a confirm,
la science, comme on voit dans la prfacede la deuximeditionde la
Critique de la raison pure, la conceptiondu progrslinaire cumulatif
laborepar YAufklrung
europenne,alors que sa rvolutiondite copernicienne en philosophie,sa philosophiecritique,allait provoquerune crise
dans la problmatiquede l'histoirede la philosophie6.Le progrsde la
raison dans l'histoiredevait rendre,dsormaiset pour toujours,la raison
transparente
pour elle-mme,identique elle-mme.
Mais, plus ironiqueencore,l'histoirede la science allait dtruirel'image
linairedu progrsscientifiquepar la remiseen questiond'une proprit
postule de la ligne droitede n'admettrequ'une parallle mene par tout
point pris en dehors d'elle. Parce que les simulationsde rvolutionen
gomtrieeuclidienne,tentespar Saccheri et Lambert,sont ignoresde
les philosophesdu XVIIFsicle sont
leurs contemporains
mathmaticiens,
de la fconditthoriquedu Non.
banale,
l'ide,
aujourd'hui
trangers
la mcaniquenon-newtonienne
Plus encoreque la gomtrie
non-euclidienne,
a contribu introduireen histoiredes sciences l'ide de rectification
dialectique.Le progrscontinuest un conceptd'pistmologieconservatrice.
Celui qui annoncele progrsfait d'aujourd'huidemain.Or, c'est demain
seulementqu'on pourraparlerde la veille. Concernantla crise des notions
fondamentales
de la gomtrieet de l'analyse, au dbutdu XIXesicle, et
l'utilisationdes nombrescomplexeset des sriesinfinies,JeanCavaills a
crit: Ce sont les rsultatsobtenusgrce aux nouveaux instruments
qui
: modlesnon-euclidiens
amnent transformer
toutle systmemathmatique
l'aide des nombrescomplexes,thories
et gomtrieprojectiveconstruits
les
des fonctionsarbitraires
par les sries trigonomtriques...
reprsentes
au
situ
cas
ne
sont
relles
initiales
particulier
plus qu'un
mathmatiques
sein des mathmatiques
nouvelles,expliqupar elles 17.
3. Instrumentset procds de diffusion
Ayantdivis son parcourshistoriqueen poques, c'est dans la troisime
longueportehistorique: l'attacheque Condorceta situdeuxvnements
ment de l'homme au sol dans le mode de vie agricole, l'inventionde
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18. Novum Organum, livre I, proposition129. Le plus rcent commentateurde l'origine de ces
inventionsdans la civilisationchinoise,JosephNeedham,attirel'attentionsur le faitque, rvolutionnaire
en Europe, elles n'ont aucunementaltr la structure fodale bureaucratique
de la socit chinoise:
Science et Socit l'Est et l'Ouest, in La Science chinoise et Occident.Paris. Le Seuil. 1973.
19. Dans son livre,Condorcet,l'instruction
et
la
du
naissance
publique
citoyen,Paris, Le Sycomore,
1984, CatherineKintzlercite ce propos d'un Recteurd'Acadmie de l'ducation Nationale: L'cole
n'est pas faitepourla culture[...]. L're de Gutenbergse clt.La culturede l'an 2000 sera indiscutablement
sur d autrescritresculturels,en bonne partie ceux de l'image et du son [...]. Nous partonsvers une
culturede l'oralit,nous retournons
nos sources,et je suis persuadque dans une rnovationdu systme
ducatif,cettedimensiondoit treprise bras-le-corps
, p. 301, note26.
20. Lettrespersanes, CV et CVI.
21. Notions claires sur les gouvernements
(Amsterdam,1787) : I, p. 48.
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Georges Canguilhem
Balzac mme, par un mot dans Le Cabinet des Antiques; Michelet qui
VHistoireUniverselle,l'affranchissement
du
clbre,dans YIntroduction
peuplepar le bouletnivleur ; Renanqui prvoitle risquede domination
universelled'un peuple par applicationde la science l'armement22
; Ren
Berthelot,pour qui le mondemodernedate de l'artilleriea.
On sait quel sort a t faitpar l'histoireau lieu communprogressiste
selon lequel la craintegnralisedes effetsd'armementsscientifiquement
rvolutionnaires
contraindrait
les nations la rivalitsur le terrainde la
puissanceconomique.Mieux que beaucoup d'autres,RaymondAron,dans
Les Guerresen chane7*,
a su expliquer,par ce qu'il a nomm la surprise
c'est--dire
la
dimensionde la puissance de feu, l'extension
,
technique
et l'amplificationpassionnellede la premireguerremondiale.Les effets
destructifs
de moyenshyperboliques
relativement
aux butsinitiauxontpes
sur la confectiond'un traitde paix gnrateurd'une seconde guerre
mondialedontla surprisetechniquea clat Hiroshima.
Ainsi l'exprience acquise de l'imprvisibilitdes effetspolitiques et
sociaux d'une inventiontechnique,transcendant
ceux qui dcoulaientdes
inventionsantrieures
dans la mme familletechnologique,autorise tenir
la notion aroniennede surprisetechniquepour homologue,en histoire
de rupturepistmologique
politiqueet sociale, de la notionbachelardienne
en histoiredes sciences.
4. La trajectoire et la direction du mouvement
Le progrs de l'humanisationde l'homme par les effetstechniques,
politiques,culturelsde son dveloppementdoit tre rapport,en dernier
ressort, l'humanitenvisage comme espce fixe la surfacedu globe
terrestre.
Dans Favant-propos
de YEsquisse,Condorcets'applique montrer
quel largissementcontinu des groupes sociaux le sujet du progrs
le ou
pourraittre enfinassimil un peuple unique. En fait,dterminer
c'est
les foyersoriginaires,
la ou les directionsdes processusde diffusion,
baucherune histoiregographique,c'est dessinerune carte du progrs,
un relev des points de passage et des itinrairesde transmissionde ce
qu'on peut,aujourd'hui,nommerinformation.
Condorcetaccepte,aprs et avantbien d'autres,de calquer la trajectoire
relledu progrssurla trajectoire
apparentedu soleil,d'Orienten Occident.
Il situe la rencontre
de l'Asie et de l'Afriquel'invention,en quelque sorte
absolue,surlaquelle reposele progrs,commefaitet commeide normative
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25. Jrusalemet la Palestinen'ont pas de place dans le Tableau. Condorcetne voit que les tnbres
dans la religion chrtienne.Le mpris des sciences humaines tait un des premierscaractresdu
christianisme
.
26. En France... la rvolutiondevaitembrasserl'conomie toutentirede la socit,changertoutes
les relationssociales et pntrerjusqu'aux derniersanneaux de la chane politique.
27. Hegel a repris son compte l'ide selon laquelle l'histoireuniverselleva de l'Est l'Ouest
dans les dernierschapitresde La Raison dans l'Histoire, trad.fr.de . Papaioannou,Pion, Coll. 10/18,
28. On s'est figurle progrsou la virtualitsociale comme un fluideparcourantchaque race
son tour,allant d'Orienten Occident, reboursdu soleil : des Indiens aux Bactriens,des Bactriensaux
Assyriens,de ceux-ci aux Grecs, des Grecs aux Romains, puis aux Celtes et enfin aux Amricains.
Nodier s'criait sur la fin de sa vie : l'Amrique est dj vieille. A la Chine ! Tout cela ne soutient
pas une minutede discussionet n'est que du bavardageque la solennitgermaniquedes Hegel et autres
n'a pas rendu plus profondet vrai ! , lettredu 27 septembre1853 M. X... in Lettres choisies et
annotes oar Daniel Halvv et Louis Guilloux. Paris. Grasset. 1929.
29. Op. cit., trad.G. Bianquis, Paris, Gallimard,1937, II, p. 22.
3. versionsau oleil. figureset systmede Niestzsche,Pans, Le Seuil, 1971, p. 329 sq.
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Georges Canguilhem
publi vers la fin de la premireguerre mondiale le titreDclin de
l'Occident, Oswald Spengler a pu croire qu'il achevait de dconsidrer
l'image d'un progrsdes lumiresque les philosophesdu XVnrsicle
avaientfortifie
d'un emprunt l'histoirede l'astronomie.
* *
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Georges Canguilhem
la vraie,
progrsne sera effectif
pourtous qu'aprs une seconde rvolution,
celle qui substituera des anticipationsidalistesune thoriematrialiste
de l'histoire.
Mais la puissancemotricedu feu n'a pas contrari
la vertuprogressiste
symbolisepar la lumiredu seul faitde ses consquencesindirectesd'ordre
socio-conomique.Elle a contribu la dcadencede l'ide de progrspar
en philosophiede conceptslaborspar les fondateursde la
l'importation
C'est William Thomson(Lord Kelvin) qui, en 1852, a
thermodynamique.
nonc, aprs Clausius, le principede dissipationou de dgradationde
l'nergie,soit le faitqu'une partiede l'nergieinterned'un systmen'est
en nergiemcanique.On a rapidementaperu la mort
pas transformable
l'horizonde la dgradationnergtique.Un physicienallemand,Wilhelm
Ostwald (1853-1892), s'est appliqu fonderune thoriedes valeurs sur
le second principede la thermodynamique34.
Puisqu'il est tabli que le
rendementd'une machineest le rapportentrel'effetutile et la quantit
d'nergie fournie,la valorisationdes diversesactivitshumainespeut se
fondersurun calcul analogue.D'o l'exhortation
ne pas gaspillerl'nergie,
l'utiliserle plus strictement
On
n'a
possible.
pas manqu d'apercevoir
un rapportavec le fameux principed'conomie de pense clbr par
RichardAvenariuset ErnstMach, directeursde conscience du Cercle de
Vienne.
Depuis lors, l'histoirede l'utilisationde l'nergie a t bouleversepar
la dcouvertedu noyau atomiqueet l'inventionde l'nergienuclaire.Si
l'on peut justementparler de progrsscientifiqueet technique,rien n'a
pourtantchang dans le rapportdes activitshumaines l'usure de leurs
moyens. L'nergie nuclaire libre est utilise sous forme d'nergie
thermique.Sous la contraintede la croissance de l'entropie,l'unit de
a
l'nergie de masse et de l'nergie de rayonnement
lectromagntique
scell dsormaisl'unit de la chaleuret de la lumire.Mais du faitque la
premireapplicationde la physiquenuclairea t la bombeA, l'nergie
nuclaire,pourtantsource de vie la surfacede la terre,voque la face
terrifiante
de la mort.
S'il y a peu de Pcuchetsaujourd'huipour redouterla findu mondepar
cessationdu calorique,ils sontpar contrenombreux s'imaginerensevelis
sous l'amoncellementdes dchets du progrs.Grce l'utilisationde
quelques concepts emprunts une science en vedette, l'cologie, ils
de retour la simplicitnaturelle
laborentune thoriepseudo-philosophique
de la vie. La naturefaitrecette.Le conceptde sauvage est revaloris,
en ractioncontreles thoriesvolutionnistes
qui ont fait leur temps en
sciences humaines. Bien des contestatairesdu progrs,dsormais compromis par son apologie dans la socit dite de consommation,croient
34. DU philosophieder Werte(1913).
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35. Race et Histoire,Paris, U.N.E.S.C.O., 1952, 2e d., Paris,Gonthier,1967 ; Diogne couch, Paris,
Les TempsModernes,n* 110, mars 1955. Dans cet articleC. Lvi-Straussreprendavec brio les arguments
prsentsdans la plaquette prcdente,en rponse aux critiques de Roger Caillois dans Illusions
rebours,La NouvelleRevue Franaise. 1955, n' 24 et n#25.
37. Loin que [...] l'effortde l'homme - mme condamn - soit de s'opposer vainement une
dchance universelle,il apparat lui-mmecomme une machine peut-treplus perfectionneque les
autres,travaillant la dsagrgationd'un ordreoriginelet prcipitantune matirepuissammentorganise
vers une inertietoujoursplus grandeet qui sera un jour dfinitive, ibid.,p. 374.
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du progrs38.
C'est dans le mme tat d'espritqu'il a violemmentragi
certainesaffirmations
de Sartredans Critique de la raison dialectique.
Sartre a repris,en les exposant sa manire,quelques thmes de la
philosophieinspirepar l'nergtiquedu XDCsicle : la raretet l'inertie.
Un homme est un organismepratiquevivant avec une multiplicitde
semblablesdans un champ de raret La raretdes ressourcesdans le
o s'exerce l'activitdes hommes,qu'il s'agisse de
champ pratico-inerte
ressourcesnaturellesou de machines,astreintl'homme subir,dans le
Or, parmiles socits dont la
travail,les effetsde la dpense d'nergie41.
raretfondela possibilitde l'histoire,mais non sa ralit,il s'en trouve
d'arrires,o des hommes rabougris vivent sur une terrenglige,
dontl'histoirelgendaireest la ngation
groupesstabilissdans la rptition,
de l'histoire42.
Lvi-Straussne pouvait pas accepterqu'on discrditeles
c'est--dire
socitsfroidespar l'archasmede leursmoyensde production,
par la sobritde leurs dpenses nergtiques.L'acceptation de la paix
dans l'quilibre,l'inertie,et finalementla mort,est le refus rflchide
de juger de son
touteculturequi prtenddtenirle critrelui permettant
du
des
autres43.
et
retard
propreprogrs
Dans sa Critique,Sartrea critque le marxismec'est l'Histoireprenant
consciencede soi44.On peut entendrecettepropositionautrement
qu'il ne
fait lui-mme. Le marxismese flatted'avoir dcouvertles conditions
pratiques de ralisationdu progrs dans la critique de l'alination qui
la pense bourgeoise croirequ'elle en avait nonc la loi.
contraignait
des consquences conomiques et sociales du
L'analyse rvolutionnaire
machinismecapitalisten'a pas cherch rejoindreles conclusions de
l'nergieet l'entropie.
l'analysedes physicienset des philosophesconcernant
l'ide de
Maintenuedans sa fonctionculturelled'anticipationmillnariste,
Le progrs
progrsdevenue dialectiqueest conservepar le militantisme.
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de la civilisationsaura-t-il,
et dans quelle mesure,dominerles perturbations
la
vie
en
commun
par les pulsions humainesd'agressionet
apportes
d'autodestruction
? *. En 1938, avant de quitterVienne pour Londres,il
l'essai, Mose, son peuple
crivaitdans la premireRemarqueprliminaire
: Nous vivons en un temps particulirement
et la religion monothiste
curieux.Nous dcouvronsavec surpriseque le progrsa conclu un pacte
avec la barbarie50.Aux exemples invoqus par Freud, le lecteur d'un
certainge peut aujourd'huien ajouterbien d'autres.
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