Essai Sur La Rhétorique Grecque Avant Aristote - Navarre PDF

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/^.

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ESSAI

SUR LA

RHTORIQUE GRECQUE
AVANT ARISTOTE
i
ESSAI
SUR LA

RHTORIQUE GRECQUE
AVANT ARISTOTE

Octave NAVARRE
DOr.TKUR es LETTRES

Matre de Conlreiiccs de Langue et Littrature grecques la i-'acullc des Lettres


de l'Lniversit de Toulouse.

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C*'

79 , BOULEVARD SAINT-GERMAIN , 79

1900
pft

a/3
M. Alfred CROISET
Membre de l'Institut,

ioyen de la Facult des Lettres de l'Universit de Paris,


Professeur d'loquence grecque.

Hommage de respectueuse recon7taissaJice,

O. N.
PREFACE

Il ne manque pas, l'tranger ni en France,


de bons livres sur la rhtorique grecque. Le pre-
mier en date, comme en importance, est la uvxywt;

T/v)v de Leonhard Spengel, Slullgard, i8mH,


ct de laquelle on doit citer encore Die Jihc-
torik der Grieclien iind Homer de R. Volk-
mann, Leipzig, 2" dition, 187^, et La Rhtorique,
et son /tisloh'e par A. Ghaignet, Paris, 1888. En-
fin il y a beaucoup puiser dans les quatre volu-
mes du beau livre de M. F. Blass, /Jie nftisr/ie
JJeredsamheit, Leipzig, 18G8-77 '. Malgr la valeur
et le nombre de ces travaux*, je n'ai pas cru que

a paru depuis une seconde dition,


1. Il
2. les travaux anciens il faut encore nommer, 'pour m-
Parmi
moire Cressolius, Theatrum rhelorum
; oralorum, etc. (dans
,

le Thesaur. graec. antiquit. de Gronovius, t. X) Hardion,


Dissertation sur l'orig. et les progrs de la. rhtorique en Grce
(dans les Mm. de l'Acad. dett Inscript., t. IX, Xlll, XV, XVI,
XIX, XXI).
Je nommerais en outre, et au tout premier rang, la
belle lude sur la rhtorique d'.iristole d'Ern. Havet (Paris,
184(5), si Aristote n'tait eu dehors do mon sujet.
cet i^ssai sur la rliloi'i(/ue (jrecque avant Aris-
tote fut iniilile.
Il faul dire pourquoi.
Esl-il besoin de montrer d'abord que mon Es-
sai ne fera pas double emploi avec les livres de
MM. Volkmann et Ghaig-net? Ces deux savants
dcrivent la rhtorique en son tat d'achvement,
au moment o elle offre un systme complet et d-

finitif. Mon dessein, au contraire, a t de suivre


le dveloppement prog-ressif de cet art, et cela du-
rant une priode limite, depuis les dbuts jus-
qu' Aristote. En un mol, tandis que l'expos de
MM. Volkmann et Chaignet est dog-matique, le
mien sera surtout historique. Quant l'ouvrag-e
de M. Blass, il traite spcialement de l'loquence,
non de la rhtorique g-recque, et par consquent
ne touche qu'accessoirement mon sujet*. Seul
Leonh. Speng-el s'tait dj plac au point de vue
qui est le mien^. Reprenant le sujet et le titre
mme de la Somme, aujourd'hui perdue, o Aris-
tote avait condens toute la substance des rhtori-
ques antrieures', il s'est efforc, dans la mesure

1. Cela est vrai galement des ouvrages suivants, que j'ai con-
sults l'occasion G. Perrot, L'loquence judiciaire Athnes,
:

1873; J. Girard, tudes sur Vloquence atlique, 1874; Jebb,


The atlic orators from Anliphon to Isaeos, 2* d., 1893. Les
histoires gnrales de la littt'rature grecque (et en particulier le
IVe vol. de celle de MM. Alf. et Maur. Groiset) m'ont fourni aussi
d'utiles indications.
2. La thse de Gh. Benoist, Essai historique sur les premiers
manuels d'invention oratoire, 1846, n'ajoute rien de nouveau
aux recherches de Spengel.
3. Voyez plus bas, p. 211.
XI

du possible, de rparer celle perle. Tche difficile,

o Spengel a dploy les ressources d'un savoir


1res vasle, trs iuvenlif el 1res sur. Bien rares sont
les Iravaux d'rudilion qui, comme le sien, car-
dent encore, soixanle-dix ans aprs leur publica-
tion, toute leur valeur.
On nue demandera sans doute pourquoi, dans ces
conditions, j'entreprends de le refaire. En ralit,

il ne s'ajs^-it pas de le refaire, mais de le complter


et de l'enrichir. Les seules sources ovi Spen','-el ail
puis sont : i" les reliifuiae des rhteurs ant-

rieurs Aristote ;
2" les tmoignages anciens rela-
tifs ces rhteurs. Ce sont, sans contredit, les
plus sures; mais en revanche combien ce qu'on en
peut tirer est misrable. En faul-il d'autre preuve
que la scheresse mme et les lacunes de l'expos
de Spengel? La nouveaut de mon livre rsidera
surtout dans l'emploi continu et systmatique de
deux autres groupes de documents, savoir la :

collection des plaidoyers attiques, et toute la srie


des traits de rhtorique postrieurs Aristote.
Parlons d'abord du premier groupe.
La plupart des logographes athniens, entre
autres Antiphon, Lysias, Isocrate, Ise (et proba-
blement aussi Dmosthne) ont t en mme
temps matres de rhtorique. C'est l une rencon-
tre qui n'est pas sans consquence i)our l'objet de
notre tude. Il suit de l, en effet, que chez ces
crivains pratique el thorie taient troitement
lies : ce sont, si je puis dire, les deux faces d'un
mme tissu. L'endroit, ce sont les plaidoyers des
Xll

log-ographes; Venvers, les rgles thoriques qu'ils


enseignaient. Restituer celles-ci l'aide de ceux-
l estune opration lgitime d'autant plus lgi- :

time que nous ne ferons ainsi que l'inverse, et, en


quelque sorte, la contre-preuve de ce que faisaient
eux-mmes les rhteurs logographes, lorsqu'ils
lisaient dans l'cole, titre de dmonstration con-
crte et de justification de leurs thories, les plai-
doyers qu'ils avaient composs pour des causes
relles', .l'ai donc us de cette mthode trs large-
ment ; m'a permis, en particulier, de recons-
elle

truire grands traits la rhtorique de Gorgias,


celle d'Antiphon, celle d'isocrate.
L'tude des traits postclassiques ne m'a pas
t moins utile. Nul doute, en que tout l'es-
effet,

sentiel de la rhtorique des cinquime et qua-


trime sicles avant Jsus-Christ ne s'y soit trans-
mis. Nous avons sur plusieurs points particuliers
la preuve frappante de celte fidlit de tradition.
J'en citerai deux exemples. Les rhteurs de Rome
et de Ryzance enseignent unanimement que la

fonction de l'exorde est triple : rendre l'auditeur


docile, ^attentif et bienveillant. Ne serait-on pas
tent de croire,au premier abord, que c'est l une
formule toute rcente et de leur invention? Or
Aristote la critique dj^ De mme pour la nar-
ration : vous lirez chez les mmes rhteurs que
cette partie du discours exige trois qualits essen-
tielles : brivet, clart et persuasion. Or Quinti-
1. Voy. p. 151.
2. P. 213.
XllI
lien nous apprend que celte Iriple prescriplion
remonte Isocrate'. Mais il ne suffirait pas de
constater qu'il y a dans les traits de basse poque
des parties primitives. O trouverons-nous le cri-
lriuni ncessaire jjour les reconnatre, pour s-
parer de l'ivraie le bon grain? Voici la rgle prin-
cipale que j'ai suivie. Lorsque tel ou tel prcepte
de la rhtorique classique, qui nous est parvenu
isolment, se rpte dans les traits plus rcents,
et y fait partie intgrante d'un corps de doctrine

qui lui donne tout son sens, je me suis cru en


droit d'attribuer la doctrine entire une date
aussi recule qu' ce prcepte lui-mme. Il va de
soi que, si cette concidence s'tend deux ou plu-
sieurs dtails, le critrium gagne encore en va-
leur. Far ce moyen j'ai restitu presque dans leur
intgrit plusieurs chapitres de la rhtorique grec-
(jue, telle (ju'on l'enseignait au quatrime sicle
avant Jsus-Christ. Reprenons pour exemple le

chapitre de la narration. Chez Quintilien, aussi


bien que dans de Inventione de Gicron ou dans
le

la Rhtorique Hrenniiis , l'nonc des trois


(jualits ncessaires la narration est suivi d'une
longue liste de moyens moyens d'tre bref,
d'tre clair, d'tre persuasif sans lesquels cette
thorie resterait en effet vaine et dpourvue d'in-
trt pratique. N'ai-je pas eu raison ds lors d'ad-
mettre qu'il y avait dj dans les manuels ant-
rieurs Aristote des listes de ce genre*?

1. P. 245.
2. P. 246-251.
XIV

On voit assez par ces brves observations quel


prcieux parti on peut tirer des deux sources indi-
rectes ng-liges par Speng-el. Je suis le premier
reconnatre qu'elles sont d'un usage trs dlicat,
prilleux mme. Il y faudrait infiniment de pru-
dence, de de sag-acit. En quelle mesure ai-je
tact,

russi? C'est au lecteur d'en juger.


11 ne me reste plus qu' dire un mot du plan de

cet ouvrage. Il comprend deux parties. Dans l'une


j'ai essay de retracer le dveloppement de la rh-

torique, et spcialement de la rhtorique judiciaire


chez les Grecs depuis les origines jusqu' Aris-
tote'. On m'y reprocherait bon droit plus d'une
lacune*, si je ne prvenais immdiatement que
mon ambition n'a pas t d'crire une histoire
complte et continue de la priode que je viens
d'indiquer, mais simplement d'claircir quelques-

i. En me bornant presque la rhtorique judiciaire, je n'ai fait


que suivre l'exemple mme des anciens rhteurs qui traitaient de
ce genre avec une prdilection marque et pour ainsi dire l'ex-
clusion des deux autres (Aristote, Rhlor., I, 1; Isocrate, So-
phisl., 19). Le fait s'explique aisment, du reste. Le genre judi-
ciaire tait celui qui intressait le plus grand nombre de person-
nes. De plus, il prsente des conditions fixes, grce auxquelles il
tait relativement facile de le rduire en rgles.
2. C'est ainsi que j'ai pass presque sous silence Thrasymachos
de Chalcdoine, Thodoros de Byzance, Alcidamas, et d'autres
(F. Blass, Die atlisch. BeredsamJi., I, 240 sq., 259 sq.; H, 317 sq.).
Le motif, c'est qu'aucun de ces crivains n'a t un initiateur ce :

sont, pour me servir d'un mot de Denys d'Halicarnasse (Dinarch.,


s. init.), des is-tuoTa^ twv eOpjiimwv et non des EOfTa\ tSiou -/apaxTripo;.

Peut-tre cependant faut-il fnire exception pour Thrasymachos.


Mais sur ce rhteur l'tude si complte de F. Blass ne me laissait
rien dire; voyez aussi sur le mme quelques courtes mais p-
ntrantes observations de A. Groiset, Hisl. de In LUI. grecq.,
TV, p. 415 sq.
XV
unes des pliases essentielles de celle hisloii-e, re-
prsenles par les noms de Gorax, de Prolag-oras,
de Goig-ias, d'Anliphon, d'Isocrale. Dans la se-
conde partie qui, bien <ju'indpendanle de la pre-
mire, en esl cependant le complment naturel, je
me suis etlbrc de reconstituer les matires d'une
rhtorique yrecque du quatrime sicle avant J-
sus-Christ. On aura de la sorte un tableau d'en-
semble des enseig-nemenls de la rhtorique celle
date.
Ai-je besoin de dclarer (jue j'ai consult pour
crire cet Essai peu prs tout ce qui avait t

publi antrieurement, ma connaissance, soit

sur l'ensemble, soit sur quelque partie de mon


sujet? On en trouvera dans les notes au bas des
pag-es l'indication exacte. Mais, sans mconna-
tre ceque je dois mes devanciers, j'ai le droit de
dire que mon livre est avant tout le fruit d'une
tude personnelle et directe des textes anciens.
I
PREMIERE PARTIE

HISTOIRE DE LA RHTORIQUE GRECQUE


AVANT ARISTOTE
chapitrp: premier.

La Rhtorique sicilienne.

I.

COMMKNT LA RHKTORiyUK KST NKIi li.N SlCILt,

Le mot de Cicron Studium eloquentiae proprium


:

Athenarum n'est qu' demi vrai; car, si l'art de la


'

parole n'a nulle part jet plus d'clat qu' Athnes, c'est
ailleurs cependant qu'il est n. L 'honneur d'avoir bau-
ch la^remjrethoriederl()que^
liens". Aucun peuple grec, du reste, n'avait, au tmoi-
gnage de Thucydide, plus d'affinit intellectuelle avec
les Athniens : mme vivacit d'imagination, mme
esprit d'entreprise et d'aventure-'. Quatre sicles plus
tard, Cicron, qui avait vcu longuement parmi eux
comme prteur, fut vivement frapp des mmes carac-
tres : C'est une race l'esprit aiguis et naturelle-

ment fait pour la dispute'. Et ailleurs : Jamais on

1. Cicron, Brutus, 13.


a. Ibid.. 40.
a. Thucydidf, VIII, IKi.

4. Cicron, Bi-ulus, M'i.


4
n'a vu Sicilien en si mauvaise posture qu'il ne trouvt
quelque trait plaisant et inT;nieux'. Entre toutes les
parties de l'art oratoire, y en avait une surtout, beau-
il

coup plus prise la tribune antique que chez nous, o


les Siciliens excellaient d'instinct et sans tude : c'est

l'action. Il courait m:"ne ce propos dans l'antiquit une


lgende bizarre. On racontait que, par un raffinement
subtil de cruaut, Hiron, tyran de Syracuse, avait inter-
dit ses sujets l'usage de la parole, et que de l'obligation
de communiquer par signes leur tait venue cette mer-

veilleuse habilet dans mimique^. Par cet ensemble


la

d'aptitudes le peuple sicilien tait donc particulirement


prdispos l'loquence.
Mais il y fut port aussi par les circonstances politi-

ques. Aristote, dans un ouvrage aujourd'hui perdu, pro-


bable Tient dans sa SuvavwYY) te/^vv, rattac hait l a nais-
san ce de la rhtorique aux inn ombra bips pr nrps en re-
veniica tion qui clatrent e n Sic ile a)rs__rexpulsion
des tyr ans. Ce bref renseignement nous a t transmis
accidentellement par Cicron 3
; il a besoin d'tre clairci.
Heureusement sur les rvolutions auxquelles fait allu-

sion Aristote, sur leurs causes et leurs effets, Hrodote,


et surtout DioJore, en dpit de son habituelle sche-
resse, nous ont conserv de prcieuses indications . On

Gicron, 2 dise. C. Verres, IV, 95.


1.
Prolegomena in Hermogenem. dnns les Rheiores graeci, d.
2.
Walz, p. Il sq.
De nos jours encore les voyageurs signalent
l'exubji'ance de parole et le mouvement des Siciliens, leur adresse
toule Spontane colorer et vivifier la parole absU-aite par le

geste. Voir par exemple Perrot, L'lo /Uence altique, p. 53, et Re-
nan, Viagl jours en Sicile (R '.vue des Deux-Mondes, 15 nov. i6l).
y. Cicron, BriUus, 46.
4. Dio lore de Sicile, XI 43-49, 67-68. 73-74, 76, 83-87. Cf. aussi
,

Hiro lole, VII, 155-156. ut Tuuoydiile, VI, 5. Parmi les historiens


modernes, voir surtout Gi'ote, Histoire de la Grce, t VII, eh. iv;
t. X, ch. II, et Busolt, Griech. Geschichle, 11, p. 254 sq.
y voit comment, par une srie de violences systmati-

ques, dportations de cits entires, appels d'trangers


en masse, bannissements, spoliations, les tyrans sici-

liens avaient boulevers de fond en comble dans l'le la

condition des proprits et des personnes. Rappelons ici

quelques-uns de ces faits. En 486, Glon, tyran de Gela,


s'tant rendu matre de Syracuse avec la complicit des
oligarques de cette ville, y impa-
tablit sa capitale, et,

tient d'en doubler la population, dpeuple totalement


Camarina, et plus qu' moiti Gela. Un peu plus tard,
vainqueur d'Euboea et de Mgara, il n'hsite pas trans-
planter de force dans sa nouvelle capitale les oligarques
de ces deux villes, tandis qu'il fait vendre la crie le

menu peuple'. Une autre mesure, non moins brutale,


lui fut dicte par le souci de sa scurit personnelle :

dix mille mercenaires , inscrits d'office sur le rle


civique, vinrent occuper en armes l'lot d'Ortygia,
forteresse intrieure de Syracuse*. Par quels exp-
dients Glon pourvut-il de terres ces nouveaux vt nus?
Il y a lieu de croire, avec Grote, que tout ou par-
tie des anciens citoyens avaient t dpossds leur
profit.

Aprs Glon, Hiron, son frre et successeur, suivit la

mme politique de violences. Ambitieux du titre et des


honneurs quasi-divins de fondateur ( y.ioT.) , il ttit

en 476 sur l'emplacement de Catane, pralablement d-


vaste, une cit nouvelle Aetna, et y installa, pour ren-
forcer en cas de soulvement la garnison d'Ortygia, dix
mille de ses cratures, appeles de Syracuse et du Plo-
ponse. Vers le mme temps, ayant expuls de leurs
foyers les habitants de Naxos, il leur intima l'ordre,

1. Hrodote, VII, 156.


2. Diodore. XI. 72.
6
ainsi qu'aux anciens Catanens, d'aller se fixer Lon-

tini".
On connat peu de chose de la politique des tyrans
dans les autres villes de Sicile; mais ce peu suffit
prouver que tous usrent des mmes procds de gou-
vernement. C'est ainsi qu'on voit en 478 Thron d'Agri-
gente, pour chtier Himra, souleve contre son fils
Thrasydaeos, gorger partie des habitants, en expulser
un plus grand nombre, et combler ensuite les vides par
un appel de colons doriens^.
Mais de tels rgimes, fonds sur la compression et la
terreur, ne pouvaient durer. Ds 472, Thrasydaeos
d'Agrigente ayant t battu par son puissant voisin Hi-
ron et rduit fuir, les Agrigentins profitrent de sa d-
faite pour abolir chez eux la t\Tannie\ A son tour,

en 465, Thrasyboulos de Syracuse, fils d'Hiron, eut le


mme sort "^ Sa chute fut le signal d'une insurrection
gnrale, qui se propagea avec la rapidit d'un incendie
d'un bout l'autre de la Sicile. Partout l'meute popu-
laire chassa les petits dynastes dont l'autorit s'tayait
du puissant despote de Syracuse, et partout des
sur celle
gouvernements plus ou moins dmocratiques les rem-
placrent.
Mais, les tyrans expulss, la tranquillit ne fut pas du
mme coup rtablie dans l'le ^ La guerre continua, lon-
gue et acharne, contre leurs partisans; il fallut d'abord
dompter Syracuse une redoutable insurrection des
mercenaires, puis, cela fait, leur arracher leur dernire
citadelle, Aetna. Pendant ce temps les bannis et les spo-

1. Diodore, XI, 40.


:i. Ibid., 48-49.
3. Ibid., 53.
4. Ibid.,&7-m.
5. Ibid., 73-4.
7

lis revenaient en foule, rsolus chasser les usur pa-


teurs. De l, dans toute l'le,, un tat d'

jusqu'au jour o les villes intresses prirent enfin l'ini-

tiatived'un congrs gnral. H y fut dcid que l'tat de


choses antrieur aux tyrans serait rtabli les familles :

exiles rentreraient dans leurs patries et seraient rint-

gres dans leurs biens. Quant aux immigrs, on les invi-


tait, s'ils n'aimaient mieux vacuer l'le immdiate-
ment, se concentrer dans le territoire de Messana'. Ces
dcisions mirent fin, ce qu'il semble, aux luttes

armes; mais en revanche elles inaugurrent une srie


sans fin d'actions judiciaires. Que de difficults, en effet,

dans leur application! La plupart des usurpations, dj


vieilles d'un quart de sicle, semblaient en quelque me-
sure lgitimes par le temps. Dans bien des cas la trans-
mission hrditaire, la vente totale ou partielle, l'change
avaient d obscurcir les droits de proprit. D'autre
part, les modifications, les plus-values opres par les
nouveaux dtenteurs appelaient des compensations.
Enfin, beaucoup des anciens propritaires tant morts,
leurs hritiers durent prouver plus d'une fois, aprs
une si longue absence, de srieux embarras tablir
leur identit et leurs droits; d'autant plus que la rvision
des listes civiques se fil, nous dit Diodore', sans rgle et

l'aventure. Pour tant de raisons il est permis de con-


clure que la plupart des dtenteurs menacs ne se laiss-
rent point dpouiller sans avoir recouru justice.

L'activit des tribunauxdonc considrable pen-


civils fut

dant les premires annes du rgime dmocratique. Nul


doute que pour juger tant de diff"rends on n'et institu
ds l'origine de grands jurys populaires sur le modle

1. Diodore, XI, 76.


2. ma., 86.
8
de l'Hlie, qui ds cette poque fonctionnait rgulire-
ment Athnes. A la vrit, ni Diodore ni aucun autre
historien ne le disent expressment, mais la justice parle
peuple tait, comme on sait, en Grce, un des principes
fondamentaux, un dogne des constitutions dmocrati-
ques.
En mme temps se produisaient les premiers dbats
politiques devant Vecclsia populaire'. La discussion
pu blique des gra nds intrts de l'tat, et plus^engore les
querelles ardentes des par tis fournjrerit_ds le dbut
l'loquence dlib rative une r iche mati re. A la suite de
plusieurs tentatives de restauration monarchique, dont
la plus connue est celle de TynJarids, on avait Syra-
cuse arm l'assemble d'une sorte de loi des suspects, le

ptalisme, calqu sur l'ostracisme athnien. Cette loi

permettait de bannir pour cinq ans tout citoyen dont


les menes ambitieuses, ou simplement la richesse et
l'inflluence, semblaient menacer la libert publique ^ Le
ptalisme eut sans contredit de salutaires effets, comme
sauvegarde des institutions dmocratiques encore mal
affermies. Mais l'abus qu'on en ft, dit Diodore, finit par
carter peu peu de la politique les meilleurs citoyens;
par crainte de l'exil, les honntes gens laissaient le

champ libre aux dmagogues aux sycophantes, pro-


et

duit spontan et fau des rpubliques antiques. La ville


tait en proie des troubles civils et des factions sans
cesse renaissantes. C'est ainsi que, bien avant Athnes,
Syracuse connut tous les excs de la dmagogie. En
mme temps la moralit gnrale baissait rapidement;
un foss, chaque jour plus profond, se creusait entre la

gnration prcdente et celle qui arrivait aux affaires.

1. Diodore. XI, 72.


2. Ibid., 86-87.
9
-
Tem^oe mpris pour l'ducation ancienne et pour les

vieilles murs, les jeunes gens s'enthousiasmaient, dit

Diodore, pour des nouveauts dangereuses, dont la prin-


cipale tait l'tude dj la rhtorique '. Ceci nous ramne
notre sujet.

II.

LES RHETEURS SICILIENS. EMPEDOCLE. CORAX


ET TisiAs : LA THEORIE DU Vraisemblable.

Parmi les hommes qui enseignrent alors pour la


'
premire fois l art de la parole, Aristote cit e Empdo-
cle d'Agrigente, et les Svracusains ._ jrax et Tisias'.
Sur Empdocle, qu'Aristote, dans son Sophiste^, nom-
mait comme l'initiateur des tudes de rhtorique en
Grce, on sait peu de chose. Ce qui est tabli, c'est

qu'il avait jou un rle important dans la politique


intrieure d'Agrigente. Aprs avoir contribu la rvo-
lution qui dtrna la dynastie de Thron, il prit une
part plus active encore aux vnements qui la suivirent.
Lorsque l'aristocratie d'Agrigente, appuye sur le Snat
des Dix-Mille, s'elorait de reconqurir ses privilges,
c'est lui qui se mit ' la tte du parti populaire; il pro-
voqua l'abolition du Snat, et, repoussant la tyrannie
qui lui tait offerte, fit adopter une constitution franche-

1. Dio lore, XI, 80 l-m/Ax^s y^?


: SinnyioY'"''' tta^V; xi\ auxorpavii'/, xa\

2niT>)^i'j,jidii:iuv hii tT); KxXxxii /.xi 7,-:o'j5iU? 4^10^?,; jjXXiiTovTO.

'i Dioj^ftiie Liiercp, VIII, 57 : 'AsutotjXt]; '?v to) -tjtTj 9l'w rp^ov
'E i :65'/.Xi ,5r|TopixTiv i^^zTt, 'l,\m>ixil taXsiCTiy.'iv. Cf. JX,'&. (Juinti.ieil,
111. 1. 1 : m )visse !ilh(iiii circa rlieiocicen Kiiipedocles fertur.
Sextiis Ein(iii-icus, Vil, (i. Siiiilas, s. v. Zivuv,
3. Dioi^ne Laerce, VllI, 57.
lO

ment dmocratique'. 11 est clair que, seule, une parole


habile et exerce pouvait emporter de tels rsultats.
Donc Empdocle fut un orateur loquent. Et cela tant,
si l'on songe que juste ce moment l'loquence devenait
pour tout citoyen de ces dmocraties naissantes une
arme ncessaire, on comprendra qu'Empdocle ait eu
l'ide d'enseigner la parole. Il n'eut pas besoin, du reste,

d'ouvrir pour cela une cole; autour de lui s'tait dj


form un cercle d'auditeurs, auxquels il communiquait,
selon la mthode des physiciens de ce temps, tout ce
qu'il savait lui-mme ou croyait savoir philosophie, :

posie, mdecine, magie mme. Qu' ces matires si


diverses il se soit un jour avis d'ajouter quelques ob-
servations orales, quelques conseils sur l'art oratoire,

suggrs par son exprience personnelle, rien de plus


naturel ; et voil sans doute ce qu'Aristote appelle la

rhtorique d'Empdocle. Dans ces conditions, il serait

bien hasardeux d'en rechercher la nature. Du moins


peut-on dire ce qu'elle n'tait pas. J'imagine qu'elle ne
ressemblait gure la rhtorique de Corax : on se repr-

sente mal ce pote illumin, ce thaumaturge initiant ses


disciples aux roueries de la chicane. Rappelons-nous
mise en scne imposante dont il aimait
d'ailleurs la
s'entourer pour prendre la parole devant le peuple;
drap dans une robe de pourpre et le front ceint d'une
couronne, il arrivait l'agora sur un char tran par

quatre mules blanches^. Ne sent-on pas que tant d'ap-


parat extrieur ne pouvait convenir qu' une parole
magnifique et pompeuse? Pompeuse aussi sans doute

tait l'loquence qu'il enseignait. Peut-tre mme tous

1. Diogne Laerce, VIII, 63, 66.


2. Ibid., 56, 70, 73; Elien, Hist. varies, XII, 32; Tertullien,
De pall., c. 4 ; Suidas, s. v. 'E[i::eSox>.7).
II
ces raffinements et ces clinquants de style, dont sa po-
sie abonde,que Gorgias, son lve, devait un peu plus
et

tard mettre en honneur dans la prose, trouvaient-ils


dj une place dans ses leons'. En rsum, ce qu'on
peut entrevoir d'Empdocle, comme rhteur, nous mon-
tre un matre, non de chicane, mais d'loquence
en lui

politique et surtout d'loquence d'apparat, non un


mule de Corax et de Tisias, mais un prcurseur
de Gorgias et de toute la ligne des orateurs pidic-
tiques.
Beaucoup plus important fut le rle des Syracusains

Corax et Tisias; au tmoignage d'Aristote, ce_S(2nt_Jes


vrais fonda teu rs de la rhtorique grecque . Sur Corax
nous avons des renseignements assez tendus, mais de
basse poque malheureusement, et tout fait dnus de
critique. D'aprs l'auteur anonyme des Prolgomnes
la Rhtorique d'IIennogne^, Corax aurait d'abord vcu
la cour d'Hiron, titre de favori influent, presque de
ministre. Mais la chute des tyrans ne le prit pas au d-
pourvu. Entreprenant, souple, disert, il sut gagner les
bonnes grces de la dmocratie, comme il avait aupara-
vant gagn celles du prince. Ayant observ, dit le naf
auteur des Prolgomnes, que le peuple est chose natu-
rellement instable et drgle, et que c'est par la parole
qu'on gouverne le caractre des hommes, il entreprit de
persuader ou dissuader le peuple sur ses intrts. Il se
rendit donc dans l'assemble, o tout le peuple tait
runi. L il commena par calmer, au moven de paro-
les insinuantes et flatteuses, le tumulte populaire : ce
qu'il appela exorde (irp5:![j.tsv). Le calme et le silence obte

1. Cf. Diels, Gorgias und Empedocles (Bericht. der Berlin.

Akademie, 188't, p. S4.S sq.).


3. Rhe tores graeci, d. Walz, IV, p. 11 sq.
12

nus, il se mit conseiller le peuple sur l'affaire en dis-


cussion, comme on fait dans une narration ('.t;v-(;c'.;).

Ensuite il rcapitula brivement les choses prcdem-


ment exposes et les remit de nouveau sous les veux du
peuple. Ces diverses parties, il les nomma Trfssjxiiv, Zi-(;[r,ai.

(Y3)V T.apiv.Sxz'. ces deux mots constituent une inter-


polation manifeste), -r/.i-,':;... Sans crainte de l'envie,
Corax fit publier qu'il enseignait la rhtorique, promet-
tant de la communiquer tout venant movennant un
prix fix.
L'histoire des rapports entre Corax et Tisias et de leur
procs est sans nul doute une fable. Mais cette fable
atteste du moins la rputation de sophistes subtils et
captieux qu'avaient laisse les deux rhteurs siciliens; et

ce titre elle n'est pas tout fait dpourvue d'intrt.


Un certain Tisias, ayant entendu dire que la rhtori-

que de persuader, s'en va trouver Corax pour


tait l'art

se former dans cet artT Mais une fois qu'il n'eut plus
rien apprendre, il voulut frustrer son matre du salaire
promis. Les juges s'tant rassembls, Tisias eut recours,
dit-on, devant eux ce dilemme : Corax, qu'as-tu pro-
mis de m'apprendre? L'art de persuader qui tu
voudrais. Soit, reprit Tisias ou bien tu m'as ap-
:

pris cet art, et alors souffre que je te persuade de


ne point toucher d'honoraires; ou bien tu ne me l'as

pas appris, et dans ce cas je ne te dois rien, puisque


tu n'as pas rempli ta promesse. Mais Corax, son
tour, riposta, dit-on, par cet autre dilemme : Si tu
russis me persuader de ne rien recevoir, il faudra
me payer, puisque j'aurai tenu ainsi ma promesse. Si
au contraire tu n'y arrives pas, dans ce cas encore tu
devras me payer plus forte raison. En guise de ver-
dict, les juges se contentrent de dire : A mchant cor-
beau, mchante couve. (xa-/.oij y,:pay.o y-ax i). Quant

Tisias, ainsi libr, il se mit enseigner son tour la


rhtorique et la rpandre'.
En somme, la personnalit de Corax et de Tisias nous
chappe compltement; du moins, connaissons-nous un
peu mieux leur uvre, et cela importe surtout. Le livre
qui avait fait la rputation de Cjrax, c'tait sa T/.vi;

pr-.:p:-/.T par abrviation xi/.v), ou Trait de rhtor ique.


Q uant Tisias, on lui attribuait, outre une -iyyr,, un
plauloyer^oiTigos p our une femme de S\racuse !^ur une
affaire de proprit'. Ce dernier crit n'tant cit que
par Pausanias, on en a ni l'authenticit 3, Et de fait, il

semble bien que personne en Grce avant Antiphon


n'ait considr un discours prononc au tribunal comme
une uvre littraire, digne de survivre la circonstance
qui l'avait inspire. Mais, s'il n'est pas certain que Corax
et Tisias eussent publi des plaidoyers, il est hors de
doute qu'ils en avaient compos beaucoup. Tous les
deux, en effet, ont t des avocats. C'es t la pratique d u
m tier qui a su j
^'^^r Cjrax et l'ide et le for^ l de sop
manuel . Dans le cours de sa longue carrire oratoire il

avait fai_t__Q]us d'une observation uti le. Le jour o il

s'a visa de runi r ces remarques, tires de son exprien ce


p ersonnelle, de les rdiger sous forme de prceptes p ra-
tiq ues, de les clairer par des exemples, c'est--di re par
de s cas emprunts la ralit, il cr a la premire des
Rhtoriques.

i. Fi!ut-ti-e t'au'irait-il pliill traduire et l'tendre (itxt-


vs'.v), c'est--dire reiiricl)ii' et l'ainplilicr (thelires f/rrieci, VValz,
IV, p. 1'.)
DiogtMie Laerce (VII, 5'i ) ra|)porte un dml
de ce genre entre Protajforas et un de ses lves. Un passage du
Gargitis de Platon (p. H C) prouve du refile i|ue le refus par le
disciple de p lyer les iionoraires dus au matre tait un cas des
plus fripients.
2. Haiisanias. VI, 17. 8.
3. Blass, Die atlisdie Beredsamkeil, I (3 dit.), p. 21.
14
Corax et Tisias avaient-ils publi chacun une techn
distincte? Pour plusieurs raisons, cela est peu probable.
Aprs avoir expos dans le Phdre le lieu commun du
vraisemblable, Socrate, en effet, poursuit : Quel habile
homme, mon cher Phdre, que l'inventeur d'un art si

mystrieux, Tisias, ou tout autre, quels que soient son


nom et son pays'! Ces derniers mots ne peuvent tre
qu'une allusion Corax , seul prdcesseur de Tisias.
Autre indice : Platon et Aristote ont tous les deux r-

sum la thorie du vraisemblable, en l'clairant du mme


exemple, videmment emprunt l'ouvrage original.
Or, tandis que le premier rapporte cet exemple Tisias,
le second en fait honneur Corax". Enfin Cicron, fai-
sant allusion la XuvaYwv; te/vv d'Aristote, dit que l'au-
teur y avait rsum tous les manuels de ses prdces-

du genre'
seurs, depuis Tisias, le pre et l'inventeur :

preuve manifeste qu'Aristote ne connaissait pas une


techn de Corax antrieure celle de Tisias. Concluons
donc que Co rax s'tait born un enseignem ent oral, ei
que p remier diteur de sa doctrine fut so n lve Ti-
le

sias ^ En la publiant, Tisias avait d, d'ailleurs, l'enri-

chir de ses propres observations. De la sorte, le livre


tait l ejjr uvr ejio'"'"' "'"'"*', et c'est ce qui explique qu'il
/ ait t cit indiffremment dans l'antiquit sous l'un ou
^l'autre nom.
f
Voyons maintenant ce que contenait la techn de.

Corax et de Tisias. On v trouvait d'abord une dfinition

1. Platon, Phdre, 273 G ; Tt3(a:, j oXo; '6<s-.: Stjjtot'v viy/uti,

2. Platon, Phdre, 273 B; Aristote, Rhtorique, II, 24, p. 1402 A.


3. Cicron, de Inventione,
II, 6 veteres scriptores artis usque
:

a principe aique inventore Tisia.


illo
4. C"est la solution qu'a propose le premier Susemilil, Genei.
Enlwickelung der Plalonisch. Philo&ophie, 1885, I, p. 485.
de leur art : La rh t orique esL o uvrire de periiuait
sion '. Par ce qu'elle tait, autant peut-tre que par ce
qu'elle dit, cette dfinition dnote une vue trs sre de
ce qui fait l'essence de l'art de la parole. R emarquo ns
I que
cats q ue
l'ide de moralit en est absente
Corax et Tisias ,
.

par suite des esprits trop nour-


C' taient des av o-

ris de pratique et d'exprience, pour ne pas savoir


qu'loquence et vertu, que conciliables. so nt cho-
bie n
ses distinctes par nature. C'est l une distinction par-
faitement lgitime, scientifique, comme on dirait au-
jourd'hui. Et, en somme, Aristote ne dira pas autre
chose en dfinissant la rhtorique l'art d'extraire de
tout sujet le degr de persuasion qu'il comporte^.
Il y avait galement dans la techn de Corax un pre-
mie r essai de division rationnelli d" 'H'^^'"!"''^ Il sem- *

blerait de prime abord, d'aprs l'auteur des Prolgo-


mnes Hermogne, que Corax et reconnu dans le

discours ^i nq parties : le xpss(iJ.'.v (exorde), la M,-'[r,<s:z

inan-ation), l'vtov (lutte, c'est-k-dirc argumentation}, la

7:apiy.6a3i; (littralement digression), enfin \'irJ.\i'(z {pro-


raison)^. A priori, il est dj bien peu probable qu'on
soit arriv d'emble une dissection si prcise et si

complexe. Mais ce qui confirme ce doute, c'est qu'il ya


une contradiction interne dans le passage des Prolgo-
mnes que nous avons cit ; de l'analyse du prtendu
discours de Corax ressort en d'un tout com- effet l'ide

pos de trois parties seulement,non de cinq. De l


nous pourrions ds maintenant induire que le texte des
Prolgomnes est altr. Et de fait nous trouvons le

1. lilielores ijraeci, VValz, IV, p. lU.


*. Aristote, Rhtorique, I, 2, p. 1355 B ; ttw St) 'pritopw) 8va|ii4

Ki^\ 'naTOv To 0E(op>57ai tb vSsyi'jjivov niftaviv.

3. lihetore.'i (/raeci, \\i&/.. IV. p. |-,'.


i6
mme rcit en termes peu prs identiques chez un
autre rhteur, Doxopatros; mais celui-ci n'attribue plus
Corax qu'une division tripartite : exorde, lutte, pi-
logiie\ L est sans nul doute la vrit. Si lmentaire et
si conforme la nature que paraisse cette division, elle
mrite cependant qu'on s'y arrte. Considrons d'abord
l'exorde. Bien que l'exorde soit une des parties du dis-
cours dont l'effet est le plus puissant sur les juges, ce
n'en est pas cependant un organe ncessaire. Aristote
remarquait dj que, dans l'intrt de la vrit, une
simple indication du sujet en pourrait tenir lieu^
L'exorde est donc, en un certain sens, une cration ar-
tificielle de la rhtorique. Et il parat certain, d'aprs le
texte des Prolgomnes, que Corax lui assignait dj
son but propre : flatter les juges et les bien disposer en
faveur de l'orateur-^ Quant l'pilogue, on a vu que
Corax le rduisait la fonction de simple rsum ou de
rcapitulation. Tel sera, en eff'et, le caractre peu prs

uniforme de la proraison grecque*. Enfin sous le nom


unique d'-j-v, qui n'est mme pas un terme technique
mais une mtaphore, Corax runissait tout ce qui s-
pare l'exorde de l'pilogue : ce qui donne croire qu'il
n'tait pas encore arriv une notion distincte de la

narration, de la preuve et de la rfutation.


Aprs avoir d ^a^ l'obj ft pmprp e- l a rhtoriqu e, la

p,ersUUQn, Corax et Ti sias ava ient su galement en


mettre en nleine lumire l'instrumen t ncessaire, le

vraisemblable^ (dy.i) ; et c'tait l la partie l a plus oi i-

1. Rhetores graeci. Walz, VI, p. 18. Dp. mme un anonyme :

x^ fr)T0fiz5) rpCiTO; K6r.a? lypr'aaTO, r.fo<>(|jLia -zt to Xyecv IEUfwv xai


YJva y.a'[ i-'JYOj (WhIz. Rhtl. gr. III, p. tJlO).
2. Aiistote, Rhtorique, 111. 14, p. 1415 B.
3. Voy. plus haut, p. 11.
4. Voy. plus bas, Seconde partie, chapitre iv.
17
gi nale de leur uvr e. Aristote, qui nous apprend qu'
cette thorie du vraisemblable se ramenait au fond toute
la techn de Corax, l'expose en ces termes'. Il y a deux
sortes de vraisemblable : ce qui e st vra isemblable abso-
lument /.i zX:?, et ce qui ne l'est que relativement
e-/.: Tt. Supposez un homme faible inculp de coups
et blessures par un fort : voil, pour qui juge d'une
faon absolue, une accusation invraisemblable. Mais
renversez l'hypothse : supposez un fort poursuivi pour
le mme motif par un faible. Dans ce cas encore, l'ac-
cusation sera invraisemblable, du moins sous un cer-
tain rapport (t) ; car comment croire que la prvision
des soupons n'ait pas suffi dtourner l'homme fort
de l'acte qu'on lui reproche' ? Platon, dans le Phdre,
attribue Tisias le mme exemple, mais en le compli-
quant : Tisias a crit que si un homme faible, mais
courageux, est traduit en justice pour avoir battu un
homme vigoureux, mais lche, et lui avoir pris, je sup-
pose, son manteau, il ne faudra de part et d'autre dire
un mot de Le lche prtendra qu'il a t battu
vrit.
par plusieurs agresseuis, et non par un seul plus brave
que lui; l'autre, au contraire, prouvera qu'ils taient
seuls, et partira de l pour raisonner Faible
ainsi :

comme je suis, comment aurais je pu m'en prendre


un plus fort? Celui-ci son tour, en rpliquant, se
gardera bien d'avouer sa lchet, mais fera quelque autre
mensonge, par o il fournira peut-tre son adversaire
l'occasion de le rfuter. Tout le reste est dans ce got,
et c'est l le fond de la techn de Tisias -\ L'auteur de

1. Aristote. RMtorique, II, 24, p. 1403 A : oti ^"h. ToJtou toSTitou

2. Aristote, Rh'loi'ique, l. l.

3. Platon, Phdre, p. 273 U.


i8
la Rhtorique Alexandre fait allusion, lui aussi,

la thorie du vraisemblable, ajoutant l'exemple cit


par Platon et Aristote d'autres cas analogues (celui de
l'homme pacifique poursuivi pour voies de fait par un
homme du riche inculp de vol par un
violent, celui
pauvre), peut-tre emprunts galement au Manuel de
Corax et Tisias '.

Cette thorie du vraisemblable a t trs durement


juge, au nom de la morale, par Platon et Aristote.

Pour moi, j'v vois surtout une analyse fine et sans pr-
jugs de la nature et des conditions de l'loquence judi-
ciaire. Qu'appelons-nous, en effet, le vraisemblable, sinon
une reconstruction mentale des faits dont nous n'avons
pas t tmoins? En chacun de nous ce travail est spon-
tan et s'opre selon des lois fixes, valables pour tous les
esprits : lois de vraisemblance physique pour les circons-
tances matrielles, lois de vraisemblance morale en ce
qui concerne le caractre et les mobiles des personnages.
Or quelle est en gnral la situation d'esprit d'un juge?
Force lui est de prononcer sur des faits qu'il n'a pas

vus, qu'il ne connat que par les relations contradic-

toires des parties et de leurs tmoins. Et par suite, ce


qui dtermine chaque fois sa conviction, ce n'est pas le

vrai, c'est l'image qu'il s'en fait, ou du moins celle qu'un


avocat habile lui suggre, en d"autres termes le vrai-
semblable. Voil ce qu'avaient vu trs nettement Corax
et Tisias, et de l l'importance extrme qu'ils don-
naient au vraisemblable dans la plaidoirie. A le bien
prendre, il n'v a dans cette thorie rien d'immoral; elle

1. Rhtorique Alexandre, c. 36, p. 74, Spengel. Je dsijne


que L. Spengel a fait paratre en 1844
ainsi l'dition particulire
sous le titre Anaximenls ars rhetorica, qunevulgo ferlur .iris-
totelis ad Alexandrum. C'est cette dition que se rapportent
toutes mes rfx'ences.
19

se borne constater une ncessit de l'art judiciaire.


Est-ce dire pourtant que les critiques de Platon et
d'Aristote manquent de tout fondement? Non, sans
doute. Q^nvaincus que l'instrument du succs est le

vraisemblable, Corax et Tisias devaient tre fatalement


amens traiter le vrai et le faux comme des notions
indiffrentes '. il y a plus : comme le faux, par nature,
est plus malais prouver, c'est de ce talent surtout
qu'ils se vantaient par got de paradoxe et de rclame.
En dpit de ces excs, il vraise m-
reste que la th orie du
blable une doctrin e fconde, nulleme nt sophisti-
tait

que approprie aux besoins de tous les tem ps.


_^

J'en dirai autant du vraisemblable relatif, qui n'est


point du tout une argutie d'cole; c'est, au contraire, un
trs bon argument, l'usage des accuss. Il consiste
conclure de la vraisemblance mme d'une accusation
son invraisemblance, et, par suite, il est surtout de
mise dans les dfenses presque dsespres. Reprenons
l'exemple de Corax. Qu'un fort ait battu un faible, cela

est vraisemblable physiquement , puisqu'il avait tous


les moyens matriels de le faire; mais cela est invrai-

semblable psychologiquement ,
parce qu'il est impos-
sible que l'accus n'ait pas prvu les soupons. En
pareil cas, l'accus usera donc pour sa justification du
vraisemblable relatif, c'est--dire que, loin de combattre
directement les charges dont il est l'objet, il s'appli-
quera lui-mme les grossir jusqu' l'invraisemblance.
Entre ces deux probabilits contradictoires, l'une mat-
rielle, l'autre morale, c'est au juge qu'il appartient de
dcider. Elles ne sont, du reste, quivalentes qu'en
thorie. Dans la ralit il y a lieu de tenir compte des
circonstances concrtes de la cause, et particulirement

1. Platon, Phdre, 272 D.


20,
du caractre de l'inculp. Cjlui-ci est-il une brute inin-
telligente ou un esprit aveugl par la passion, le juge se
dcidera, sans hsiter, en faveur du vraise.nblable sim-
ple; mais ce devra tre l'inverse si l'inculp est un
homme intelligent, sans passion, capable de calculer la
porte de ses actes. Dans tous les cas, le vraisemblable
relatif reste un excellent argument d'audience. S'il
n'est pas de nature emporter lui seul la conv'ction
des juges, il est du moins trs propre semer en leur
esprit un doute dont l'accus bnficiera. Et il est em-
ploy journellement encore devant nos tribunaux.
Onj^Mt assez, dit M. A. Croiset, ce qu'est la rht o-
rique sicilienne aprs Tisias et avant Gorgias, vers 460
ou 440. Elle est ne d'un souci trs pratique, celui d'en-
seigner aux plaideurs gagner leur cause. Elle est en-
core enferme dans le genre judiciaire. Il tait naturel
qu'elle comment par-l : le genre judiciaire intressait
alors directement beaucoup de citoyens; et c'est d'ail-

leurs de tous les genres oratoires celui qui se ramne le


plus aisment des rgles fixes, des procds de com-
position et de discussion toujours peu prs semblables.
La rhtorique naissante est dj trs habile, trs roue;
mais elle n'est ni philosophique, ni artistique, et elle

semble plutt une tude l'usage de certains praticiens


qu'une gymnastique gnrale de l'esprit et une force
partout applicable. Mais ce moment mme elle se ren-
contre avec la sophistique proprement dite, et aussitt
_elle se dveloppe en tous sens '.

i. A. et M. Croiset, Hisl. de la Liller. grecq., t. IV, p. 43.


21

[II.

QUAND ET COMMENT LA. RHETORIQUE SICILIENNE


s'est INTRODUITE A ATHNES.

A que! moment et par qu els intermdiaires^a rhto-


riqu e syracusaine a-t-elle pntr dans Athnes? Tandis
que Corax, ce qu'il semble, ne voyagea pas, les bio-

graphes anciens signalent le sjour de Tisias Thurii,


o Lysias l'aurait eu pour matre, et plus tard Ath-
nes, o il aurait compt parmi ses lves Isocrate '. Un
autre tmoignage, peu digne la vrit de crance, le

fait mme venir ds 427 Athnes, en compagnie de


Gorgias, comme dput des Lontins, pour demander
du secours contre Syracuse^. xMais on aurait tort de
s'attacher quelques traditions, plus ou moins contes-
tables, que le hasard seul a sauves. Nous arriverons plus
srement au rsultat cherch par une autre voie.
Lesj"apports de politique et jle^cojmrnere entre At h-
nes et la Sicile' remontent aujiToins la fin du sixi me

sicl.; ce qui le prouve, c'est que les premires mon-


naies de l'le, frappes cette date, sont au titre Euben-
Attique^. Ds le premier quart du sicle suivant, Syra-
cuse et Agrigente deviennent les deux capitales intellec-

tuelles de la Grce; des tyrans magnifiques, Thron et

surtout Hieron, attirent leurs cours les potes les plus


renomms du temps : Eschyle, Pindare, Simonide.
Eschyle, en particulier, sjourna deux reprises

i. Denys d'HalicRrnassfi, Isocvnle, 1; [Plutarqiie], Vie de Ly-


sias; Sniilas, s. vv. A-jatij el 'lao/.pi);.

2. FaiisnniMS, VI, 17, 8.

3. Voir Biisolt. Griech. Gescliic/ile. II. p. 247.


22

Agrigente, d'abord en 476/5 l'occasion de la fondation


d'Aetna, pour y faire jouer son drame, les ATvaTai, en
l'honneur de la nouvelle ville, et plus tard pour prsider

une reprise des Perses, jous dj Athnes en 472 '.


Naturellement, ces rapports continurent aprs l'expul-
sion des tyrans. En 450, une inscription nous montre
les Athniens dlibrant sur un trait d'alliance avec
Sgeste^. Vers 444, la suite des expditions de Pricls
dans le Ploponse, la Chersonse et le Pont, quelques
esprits aventureux bauchaient dj, au dire de Plu-
tarque, le rve dcevant de conqurir la Sicile -\ Enfin,
vers 424, le pseudo-Xnophon dans la Rpublique des ,

Athniens, signale l'activit des changes commerciaux


entre la Grce et la Sicile : Ce qu'il v a de meilleur
dans les produits de la Sicile..., tout cela se concentre
chez nous, grce l'empire de la mer ^ En somme, on

voit que des relations politiques, commercialesjlitrai-


re s un irent tj-s intimement pe ndant tout le cinqu ime
sicle la Sicile et Athnes. Il parat donc impossib le que
la rh torique j
udiciaire, invente vers 460, n'ait pas p-
ntr Athnes presque ds sa p ublic ation.
Dans cette expansion de la rhtorique sicilienne, une
ville d'Italie a, semble-t-il, jou un rle important, en
servant d'tape : c'est Thurii. Fonde en 446 sur l'em-
placement de l'ancienne Sybaris, cette ville avait pris.

1. Busolt, ouv. cit,


II, pp. 277 et suiv.
Koehler, MiUheilungen des deutsch. nrchaeolog. Instituts
2.
Athen, 1879, IV, 30.
3. Plutarque, Vie de Pricls, 20.
'i. [Xnophon], Rpublique des Athniens, II, 1. De la Sicilfi
Athnes tirait les matires brutes, les crales, les porcs, les fro-
mages; elle y exportait les produits de son industrie, notamment
lesvases de terre cuite. Cf. d'une faon gnrale Droysen, Athen
u?id dev Westen vor der Sicilischen Expdition, 1882 Wila- :

mowitz, Philolog. Vntefsuchungen, I, 30.


malfi;r les querelles intestines, un rapide dveloppement,
grce la fcondit de son sol. Elle eut ds ses premires
annes l'honneur d'tre un centre intellectuel, le lieu de
runion des esprits les plus distingus : ct d'Hippo-
damos, l'architecte crateur de la ville, de Protagoras
qui elle devait sa constitution, on v vit Hrodote qui
s'y fit mme naturaliser, Empdocle, et nombre de so-
phistes et d e rhteurs, parmi lesqueJsJEJsias. Ce dernier
y compta parmi ses lves, dit-on, le jeune Lysias, avec
ses deux frres Polmarchos et PZuthvdmos, qui y
avaient migr vers 425 '.

Mais, plus que toute autre circonstance, les contesta -


tions qui s'levaient journellement entre com merants
des deux pays (c(y.ai xs su;j.Xojv), et qui taient plaide s
se lon les cas Syracuse ou Athnes , ont d contri-
bue r rpandre dans cette dernire ville l'art de Cora x
_et de^TisjS. Toujours est-il que c'est dans l'uvre d'An-
tiphon qu'on en dcouvre les premires traces. Dans son
discours Sur le meurtre d'Hrods. crit vers 420% An-
tiphon use jusqu' l'abus de l'argument du vraisembla-
ble, et c'est encore cet argument qui, lui seul, fait

presque tous les frais de sa premire Ttralogie, proba-


blement plus ancienne '. /
1. Voy. Busolt, ouv. cit, II, p. 580.
2. Blass, ouv. cit, I (S-' dit., p. 178, place lu composition de
ce plaidoyer entre 417-^1''i.
.'{.
V. chap. IV.
CHAPITRE II.

La Rhtorique das sophistes.

l'art des sophistes prcurseur de la rhtorique.

L es premiers matr es c^uj AtJTgngsfirpnt profession


d 'enseigner la par ole_sont les so phist es. Njn pas que
l eur art soit l'an de|a_rhtorique; au co ntraire, ce lle-ci
e st un peu plus ancien ne. Mais c'est la sophist ique qui a
t la premire imp ort e Ath nes par Protagoras '.

Tout ce qu'il y avait vers 460 d'Athniens cairs et


intelligents : politiques, potes, historiens, penseurs, des
hommes dj arrivs l'ge mr, comme Pricls, aussi
bien que les adolescents, comme Euripide, Thucvdide,
Sjcrate, tous ont subi profondment l'infuence de cet
artnouveau. Entre la gnration des Marathonomaques,
forme uniquement par la pratique, et celle qu'Anti-
phon, vers le dbut de la guerre du Ploponse, initia
la rhtorique judiciaire de Coraxil y aet de Tisias,
eu une gnrati on tout e ntire ,quL_.dans-sa-faon de
raisonner, comme aussi jians les procds de-son lan-
gage, a t marque par les sophistes d'une empreinte

1. Blass, AUisch. Beredsamheil, 1 (2e dit.), p. 23 sq.


25
_meffa able . Cette action des Protagoras, des Prodicos,
des Hippias, elle clate dans l'histoire d'un Thucydide
comme dans la posie d'un Euripide; si nous avions con-
serv quelques unes des uvres oratoires de ce temps-
k; par exemple celles de Pricls, nul doute qu'elle
ne s'y montrt au mme degr. L'art des sophistes doit
donc tre regard comme le pr curseur de celui des rh-
teurs. Et ce titre, l'essai que nous entrepre nons sur la
rhtorique grec que nous para t compre ndre dans s on

cadre une tude de la sophistique, de son objet^de ses


procds d'enseignement.

II.

OBJET GENERAL DE LA. SOPHISTIQUE : COMMENT ELLE


ABOUTIT A l'tude de la parole.

Le s sophistes se proposaient un objet beaucoup pl us


gn ral et plus haut que les rhteu rs^ Ils l'appelaient
pexifj ou deux termes que nos expressions* vertu
s^ix '
:

et sagesse rendant bien imparfaitement. Ce que les


termes grecs dsignent en effet, c'est la capacit pratique
ou, selon une formule chre aux sophistes, la facult

de juger, de parler et d'agir comme membre, soit de


la famille, soit de la cit^ Dans cette Jde d'une prpa-
ration thorique aux fv)nctio ns et au x devoirs de la vie
active il y avait certes une importante innovation.
Faut-il rappeler quoi s'tait rduite jusque-l l'duca-

1. Voy. parex. Platon, Mnon,9[ A.


2. Plutarqiifi, Vie de Tluhnislovlf, 2, d.'finit trs hpurensptnpnt
la 3uy{i : tf,v xxXou;jiSvriv ooyfv, ojav 5i SstviiT)T jtoXixixiv x\ Spaoti^fiov
oivcsiv.
26
tion intellectuelle des jeunes Athniens, riches et de

naissance noble? L'ducation de ces privilgis rpon-


dait peine aux matires de notre enseignement pri-
maire actuel : la lecture, l'criture, quelques lments de

calcul et la rcitation des anciens potes en faisaient

tous les trais. Encore la lecture des potes visait-

elle bien moins former le got de l'colier qu' lui

suggrer par de beaux exemples et de nobles conseils


l'amour de la patrie et de la vertu. Voil tout l'enseigne-
ment littraire, auquel il faut joindre, pour tre com-
plet, quelques notions musicales, savoir : le chant et le

jeu de la Ivre. Vers quatorze ans au plus tard, ce cours


d'tudes tant termin, l'enfant passait des mains du
grammatiste et du cithariste en celles du pdotribe. Et,

en somme, c'est cette ducation gymnastique qui, dans

les ides du temps, tenait le premier rang, car d'ordi-


naire l'Athnien la prolongeait volontairement bien au
del de l'phbie, jusque dans l'ge mr, par la frquen-
tation du gymnase et de la palestre '. Un homme d'tat

comme Thmistocle n'avait pas reu d'autre instruction


thorique que celle-l. Quant la vertu domestique et
on n'imaginait pas qu'elle pt tre un objet d'en-
civile,

seignement. Chacun l'acqurait empiriquement, par


l'exemple, par la frquentation des hommes, par la pra-
tique quotidienne des affaires.
/ C'est ^rotagora^ que revient l'honne ur d'avo ir,
^
le
'

prerriier en Grce, profess ouvertement cette science de


la vie prati que. Ce que j'enseigne, disait-il, c'est le bon
conseil (eSsuXIa), dans les choses domestiques, afin qu'on
gouverne le mieux possible sa maison, et dans les choses
l publiques, afin qu'on soit capable de traiter par la

1'. Paul Qiraivd, L'ducation athnienne au V<^et au iV sicles


av.J.T.-C, p, 100.
.

27
parole et l'action les affaires de l'Etat '. Les autres so-
phistes usaient de formules toutes semblables. Prota-
goras d'Abdre, Prodicos de (>os et tant d'autres savent,
dit Socrate, dans les entretiens particuliers, persuader
aux hommes de leur temps que jamais ils ne seront
capables de gouverner ni leur famille ni leur patrie, s'ils

ne se mettent leur cole ^ . De mme encore, dans le /


Mnon , ce que le jeune Thessalien de ce nom vient
chercher l'cole des sophistes, c'est la sagesse et la

vertu (?) aofiot. xat pTYj), grce auxquelles les hommes


apprennent bien gouverner leur maison et leur pa-
trie^'. C'tait l,comme on voit, un programme d'du-
c ation trs vast e. La politique et la morale y so nt com -
prises, aussi bien que la rhtorique. Mais cette dernire
nous intresse seule ici,
Au reste, c'est aussi la rhtorique qui, par la force
mme des choses, prit dans l'enseignement des^phistes
la premire place. Chose curieuse : ct des formu les
si larges qu'on vient de nous n'aurions aucu ne
lire,

peine en effet en citer d'autres, o ces m mes matr es


semblent rduire leur enseignement un objet unique,
l'tude de l a paro le. Qu'on ne se hte pas de voir l /
comme une faillite des sophistes leur ambitieux pro-
gramme. C'est qu' leurs yeux il y avait une relation
intime, une pntration rciproque de ces trois termes :

pense, parole, action. Isocrate peut passer pour leur


interprte fidle, lorsque, parlant de son art, il l'appelle \

tour tour une tude du discours, un exercice de la

rflexion, un apprentissage du bien vivre. Dans une

/
1. Platon. Prolagoras, .318 E. Cf. Aristophane. Nues, 418 :

vixv spi-Tw xat pouXeJwv xal t; ^Xbizzr^ r.oXiixl^iiii

2. Platon, Rpublique, X, (3U() C. Cf. Iil.'in , Mrnn. '.Il R-E. Isn-


crate, Antidosis, 304, ^89.
3. Platon, Mnon, 01 A.
28
page fine de VAixtidose, il montre d'abord que pense
et parole ne sont que les deux faces du mme acte
intellectuel : Parler comme il convient est la marque
la plus sre d'un sens droit (tj tH, -^pivTv)... C'est l'aide
de la parole que l'on discute avec autrui les choses
controverses, et que l'on dcouvre pour soi-mme celles
que l'on ignorait; car les mmes raisons qui nous ser-
vent dans le discours persuader
autres, nous en les

usons aussi pour dlibrer avec nous-mmes. Et nous


appelons^orateurs ceux qui ont le talent de parler devant
lafou le,^l^ hommes de bon conseil ceux qui savent le
mieux discourir en eux-mmes surjes affaires'. Ail-
leurs, avec la complaisance et la part d'illusion natu-
relles un rhteur enthousiaste de son art, socrat'
met en lumire les rapports de l'art oratoire et de la \

vie morale.Des sujets grands, beaux, d'intrt gnral,


des exemples tirs des actions les plus nobles et les plus
utiles, voil le genre d'loquence qu'il recommande. A
son avis, de tels modles exercent la plus salutaire in-
fluence sur l'orateur, influence qui s'tend toute sa 1

conduite et toutes ses actions. De sorte que, pour qui


conoit ainsi l'loquence, apprendre bien parler, c'est
apprendre bien vivre ^ Tels sont, selon Isocrate, les
rapports internes de la parole avec la pense qu'elle
traduit et avec l'action qu'elle suggre. Ces ides, il

n'y a nulle tmrit les attribuer dj aux sophistes.


Mais dfaut de motifs plus nobles, il en est un, d'or-
dre tout pratique, qui devait fatalement amener les so-

phistes se restremdre l'enseignement de l'loquence;


ce sont les exigences de leur clientle, compose surtout
de jeunes hommes riches, nobles, dont l'ambition

1. Isocrate, Anlidosis, 256.


2. ma.
ivoLie tait de jouer quelque jour un rle dans l'Etat.

Ce que ceux-ci venaient chercher l'cole des sophistes,


c'tait l'instrument ncessaire de l'influence politique,
l'loquence; car Athnes, selon le mot de Fnelon,
tout dpendait du peuple, et le peuple dpendait de la
parole. La Boul, VEcclsia, VHlie, voil les trois
tribunes o s'acquraient le renom et la popularit; l,
par la persuasion, souvent sans litre officiel, les Thmis-
tocle, les Pricls, les Dmosthne ont exerc un pou-

voir qui peut se comparer celui d'un ministre mo-


derne, et, dans quelques cas, d'un dictateur : pouvoir
bien prcaire, du reste, car il fallait le reconqurir quo-
tidiennement par de nouvelles luttes oratoires.

Au-dessous des hommes d'Etat il y avait aussi la foule


des magistrats que leurs fonctions obirgeTent prendre
soiiyent la parole en public. A l'abord de toutes les
charges la loi athnienne, en effet, plaait un examen
pralable, la dokimasie, lequel pouvait, ds que se pr-
sentait un accusateur, prendre la forme d'un procs
rgulier. A chaque prytanie, tous les fonctionnaires de-
vaient en outre faire approuver leur gestion par Veccl-
sia qui, faute d'explications satisfaisantes, les renvoyait

devant un jury. Enfin ils taient tenus encore, l'expi-


ration de leurs pouvoirs, de rendre publiquement leurs
comptes. Ce sont l quelques-unes des mille circons-
tances o les lus de la fve ou du suffrage avaient
besoin, sinon d'loquence, du moins d'aisance et d'habi-
let dans le maniement de la parole.
Ce talent n'tait pas non plus sans emploi dans la vie

prive. Si nul n'est tenu d'accuser, il faut bien se d-


fendre. Or Athnes le got de la chicane tait si

rpandu qu'une humeur pacifique, une constante appli-


cation ne froisser aucun intrt ne garantissaient pas

contre les procs. En outre pullulaient les sycop hantes,


- 3o
qui faisaient mtier de traquer en justice les gens inuf-
Tandis que les cigales, dit plaisam-
fensifs et riches'.
ment Aristophane, ne chantent qu'un mois ou deux dans
les figuiers, les Athniens bruissent toute leur vie dans
les tribunaux ".
Voil ce qu'il faut se rappeler pour concevoir l'admi-
ration hyperbolique des Grecs pour l'loquence. Il n'est
personne, dit Isocrate, qui ne demandt aux dieux le
don de l'loquence pour lui d'abord, et, sinon pour lui,
au moins pour ses enfants et pour ses proches?. Et
Polos, dans le Gorgias, va jusqu' galer le pouvoir de
l'orateur une tyrannie . Car, semblable un tvran,
l'homme loquent ne fait-il pas prir ceux qu'il veut, ne
peut-il pas les dpouiller de leurs biens et les bannir de
leur patrie^? Quel mpris par contre et quelle piti
pour l'homme dpourvu de ce talent! Semblable ces
citoyens frapps de mort civile (u\).oi.'), il est la merci
du premier venu on peut : le battre au visage, ou lui ravir

ses biens, ou le proscrire de sa ville, ou enfin le faire

mourir. Et tre dans une pareille situation, il n'\- a pas


de chose plus laide au monde -\

1. Voir en particulier Xnoplion, Mmorables, II, y.


2. Avislopiiane, Oiseaux. 40.'

3. Isocrate, Antidosis, 246.


4. Platon, Gorgias, 466 B.
5. Ihid., 508 C. Cf. 486 A et 5ai U-C.
3i

m.

PRINCIPAUX MODKS d'eNSKIGNEMKNT UK LA SOPHISTIQUE.

% 1. Les lectures d apparat (siSietl.

Rien de plus vari na turellement que les procd s


d'enseifinem ent des sop histes. Autant que nous en pou-
vons juger, ilirsS'Tarssnt ramener cependant quatre
principaux :

i" Les i-ioih'.;, c'est--dire les lectures publiques;


2" Les sances d'improvisation ;

3" La critique des potes;


4" Les disputes ristiques.
Peut-tre aucun sophiste n'a-t-il pratiqu ces quatre
genres la fois; mais il importe peu, notxe_.butjytant
pas de dcrireja manire propre de tel ou tel s ophiste,

mais les formes diverses d'enseignement par o la s o-

phistique a contribu au progrs de l'loquence.


Les leons ou, comme on dirait aujourd'hui, les t:on-

frences des sophistes portaient sur les sujets les plus


divers. Entre celles que nous connaissons il n'y a gure
qu'un trait commun ce sont des morceaux d'apjiarat,
:

rdigs en beau que 'la plupart dvelop-


style, .ajoutons

pent un thme moral. Grce aux rsums et aux para-


phrases que nous lisons chez F^laton, Xnophon et Aris-

tote, on peut encore se faire quelque ide du genre. Ci-


tons comme exemple, d'abord, le mythe de Promtlie
et Epimthe, dans le Prolagoras. Il s'agit pour Prota-
goras de p rouve r que la vertu est chose qui s'enseigne
une thse souvent reprise depuis par les sophistes :

ce propos, Platon lui a prt une ample et ingnieuse


32
fable,o est narre la faon dont les dieux, l'origine
du monde, procdrent la distribution des biens et des
maux entre les btes et l'homme". Il y a l trs certai-

nement un pastiche de la manire de Protagoras, pro-


bablement mme
une reproduction plus ou moins litt-

rale de quei^que morceau clbre de ce matre.


De Prodicos^on rival, nous connaissons jusqu' trois
de ces leons d'apparat. La plus clbre, c'est le beau
mythe, rest populaire, d'Hracls au carrefour, dont le
sophiste avait fait Athnes, nous dit Xnophon, plu-
sieurs lectures trs gotes. Prodicos n'tait pas l'inven-
teur de ce sujet, car on en trouve dj les lments
essentiels dans les Travaux et les Jours d'Hsiode
(v. 285); mais ce qui lui appartenait et ce qui en avait
fait le succs, c'taient les amples dveloppements, la

forme la fois dramatique et oratoire dont il l'avait re-

vtu. Xnophon, dans les Mmorables, nous en a con-


serv une paraphrase assez exacte, samble-t-il, pour le
fond, sinon pour l'expression, qui donne une ide trs
favorable de l'original'. Il est question encore dans
un dialogue pseudo-platonicien, 'Axiochos, d'une conf-
rence sur les Misres de la vie humaine, que Prodicos
avait faite chez Callias, fils d'Hipponicos. Il y montrait
le nouveau-n faisant son entre dans le monde par des
larmes et des cris. A partir de la septime anne com-
mence la vie d'colier, qui se prolonge jusqu'au del de
l'phbie sous le dur joug des matres. Et pourtant que
sont ces ennuis de la jeunesse auprs des preuves qui
attendent l'homme fait? Il faut d'abord choisir une
carrire; puis vient le service militaire avec les campa-
gnes, les blessures. Enfin arrive insensiblement la vieil-

1. Platon, Protagoras, 320 D-332 E.


S. Xnophon, Mmorables, II, 1.
33
lesse, qui concentre toutes les misres de l'humanit.
Aussi les dieux, qui connaissent nos misres, ne pro-
longent-ils pas la vie de ceux qu'ils protgent. A l'ap-

pui de cette pense Prodicos citait le cas d'Agamds et

de Trophonios qui, ayant demand Apollon Pythien


une faveur aprs lui avoir lev un temple, ne se rveil-
lrent plus; puis, l'histoire de la prtresse d'Argos, qui
pria liera de rcompenser la pit de ses deux fils, et la

nuit suivante les trouva morts; et, enfin, des passages


pessimistes d'Homre et d'Euripide sur les maux de la

vie. La conclusion de Prodicos, c'tait que la mort est


une dlivrance; car ce qui prit en nous, c'est le corps
seul. Et le corps, ce n'est pas l'homme; l'homme, c'est

l'me, qui est immortelle. Il combattait les vaines crain-


tes que la mort inspire, en disant qu'elle n'est quelque
chose de rel ni pour les vivants, puisqu'ils vivent encore,
ni pour les morts, puisqu'ils n sont plus'. Dans un
autre dialogue apocryphe, V Eryxias ,'^^^ocrx\ rsume
une confrence sur l'Usage des richesses qu' il a, dit-il, ,

recueillie de la bouche de Prodicos dans le Lyce. Le


sophiste y tablissait que la richesse n'est pas un bien

1. [PlatoiiJ, Axioclios, 30(i 15 sq. Il est bien dilTicile de dtermi-

ner exactement dans ce morceau ce qui appartient Prodicos et ce


qu'ajoute Socrate. La description des misres des dilTreiits ges
(360 D, sq.) est rapiiorte expressment au sopliisle. Quant aux
lgendes d'Agamds et Troplionios et de la prtresse d'Argos, et
aux citations d'IIomre et d'Iiripidc, on doit aussi, croyous-
nous, les attriljuer Prodicos. Le doute est plus justili en ce qui
concerne le tableau des inconvnients attachs aux diffrentes
professions la tin de ce tal)leau, on peut mme aflirmer que
;

Socrate ne parle plus que pour sou compte. La conclusion


(i 3(55 D sq. et 360 B) est foruiellement attribue Prodicos.
Il semble certain, d'ailleurs, que Prodicos avait fait plusieurs

confrences sur ce mme sujet. Socrate, en effet, dclare d'l)ord


qu'il a recueilli ces ides aux cours pays du sophiste; puis il

parle d'une sance qui avait eu lieu chez Callias; enfin, il t'ait

allusion une autre confrence encore (?|Xou<ja Si kots xa(...).


-34-
par elle-mme, mais seulement pour les hommes ver-

tueux et qui savent en bien user, tandis que pour les


mchants c'est un mal qu'elle est un mal, par exemple,
;

pour le dbauch et l'intemprant, puisqu'elle leur four-


nit les moyens de satisfaire leurs passions mauvaises'.
Nous connaissons aussi d'Hippias le sommaire d'un
Dialogue entre Nestor et Noptolme, qu'il avait fait ap-

plaudir Lacdmone aussi bien qu' Athnes. Je t'as-

sure, Socrate, que je me suis fait dernirement Lac-


dmone beaucoup d'honneur en exposant quelles sont

les belles occupations auxquelles un jeune homme


doit s'appliquer; car j'ai compos l-dessus un fort beau
discours, crit avec le plus grand soin. Je suppose qu'a-
prs la prise de Troie, Noptolme, s'adressant Nestor,
lui deinande quels sontbeaux discours qu'un jeune
les

homme doit cultiver pour rendre son nom clbre. Nes-


tor, aprs cela, prend la parole et lui propose je ne sais

combien de pratiques tout fait belles. J'ai lu ce dis-

cours en public Lacdmone, et je dois le lire ici dans


trois jours, l'cole de Pheidostratos, avec beaucoup
d'autres morceaux qui mritent d'tre entendus : je m'}-

suis engag la prire d'Eudicos, fils d'Apmante. Tu


me feras plaisir d'y venir et d'amener avec toi d'autres

personnes en de jugera
tat

Enfin, c'est probablement dans quelqu'une de ces lec-

tures publiques que vGorgm)s avait dvelopp ses ides


sur la vertu, telles que nous les trouvons rsumes dans
le Mnoti : Il n'y a pas, disait-il, un seul type de vertu

pour tous; mais chaque ge, chaque sexe, chaque


condition sociale correspond une vertu propre. Et il
dcrivait, ce qu'il semble, chacune de ces vertus. Celle

1. [Platon], Enj.mas, 397 D-E. Cf. m E, 396 E sq.

2. Platon, Hippias major, 286 A.


35
de l'homme, par exemple, c'est d'tre capable de gou-
verner l'Etat, et, ce faisant, d'obliger ses amis et de
nuire ses ennemis. Celle de la femme, c'est d'adminis-
trer la maison, de veiller au dedans et d'obir son
mari. Autre est la vertu de l'enfant, autre celle de la

femme, de l'homme, du vieillard, de la personne libre,

de l'esclave'.
Avec quelle ardeur la jeunesse athnienne coutait ces
lectures, quel trouble et quelle excitation fconde elles
portaient dans ces intelligences si curieuses et encore
neuves, c'est ce dont tmoigne, par exemple, l'introduc-
tion du Phdre de,J:'iaton. Socrate, rencontrant aux
portes de la ville le jeune Phdre tout plong dans la
mditation, l'interroge : D'o vient-il? O va-t-il l' Ph-
dre rpond qu'il sort de chez Epicrats, o il a pass la
matine entire en compagnie de Lysias, qui leur a lu

un discours sur l'Amour. Et voil que sur-le-champ So-


crate reconstitue d'imagination la scne dans tous ses
dtails. Ne connat-on pas la passion de son jeune ami
pour les beaux discours? Donc Phdre ne s'est pas con-
tent d'une seule lecture; il a plus d'une fois pri Lysias
de recommencer. Et cela mme n'a pas d lui suffire, il

a fini sans doute par s'emparer du manuscrit, et, l'ayant


lu et relu toute la matine jusqu' ce qu'il le st par
cur, il que pour y rver encore. Le
ne sortait de la ville

jeune homme est bien oblig d'avouer que tout s'est


pass ainsi\ Dans cet enthousiasme de Phdre il ne faut

1. Platon a mis ces ides ilans la bouclio du Tliossalien Mnon

{Mnon, 71 E). Mais il rsulto des dclarations prcdentes, tant


de Mnon lui-mme que de Socrate, que c"est un rsum de la doc.
tritie de Gor^ias. Kt c'est, du reste, ce queconfirnu' un passaj; de

la Pulilique d'Aristote, 1, 13, 12(50 a, 27. Voir /ellcr. Philosophie


des Grecs, II. p. 518, n. l.trad. Roulronx.
1. Platon, Phdre, dbut.
36
pas voir un cas isol; c'tait l'tat d'esprit de toute cette
jeunesse qui se pressait aux leons des sophistes, entre
autres de ce Simmias, dont Socrate dans le mme dialo-

gue vante avec une affectueuse ironie l'ardeur provo-


quer les discours', d'Hippocrats', de Thags^ et de
leurs pareils
Dans did' Phd/e
cette introduction dv(Phdjt-< il v a encore un
autre trait instructif qui mrite d'tre relev, ^crate d-
clarant qu'il brle d'entendre son tour le beau discours
de Lysias, l'adolescent rpond qu'il n'en saurait repro-
duire le texte littral, mais que du moins il s'efforcera

d'en retracer la pense gnrale et les points principaux.


Malheureusement Socrate a aperu le manuscrit que le
jeune homme cachait sous son manteau Je t'aime :

beaucoup, n'en doute pas, mais je ne suis pas d'humeur


te servir de sujet exercice.
Suffit, rpondit Phdre

un peu confus; tu as djou le projet que j'avais de


m'exercer sur toi*. L'exercice dont il s'agit et con-
sist, comme on voit, refaire le discours de Lysias, en
s'aidant de son plan et de ses ides, mais librement et

de mmoire. N'v a-t-il pas lieu de croire que Platon fait

allusion ici un usage rel, quelque pratique usite


dans les coles des sophistes? Du moins on peut suppo-
ser que dans les runions prives les jeunes gens s'es-

sayaient entre eux spontanment ce travail de recons-


truction. C'est une mthode fort efficace, du reste, et qui
n'a pas disparu de la pdagogie de nos jours.

1. 2i3 B.
2. Platon, Pfotagoras, 310 D sq.
3. Platon, Thags, dbut.
4. Platon, Phdre, 228 D.
37

I 2.
Les sances d'improvisation.
Le premier sophiste qui mit la mode les sances
d'improvisation parat avoir t Protagoras. J'ai en-
tendu, dit Socrate, dans le dialogue qui porte le nom de
ce sophiste, que tu es en tat, lorsque tu le veux, de par-
ler si longtemps sur la mme matire que le discours ne
tarit pas, et d'enseigner tout autre parler de mme'.
Gorgias, lui aussi, se targuait volontiers de cette virtuo-
sit. Non seulement il se faisait fort de parler avec abon-
dance ou brivet sur tout sujet, mais il promettait en-
core de satisfaire au pied lev toute question. J'ajoute
mme, lui fait dire Platon, que depuis bien des annes
personne ne m'a propos une question qui me ft

nouvelle". Mme outrecuidance chez ceux des disci-


ples de Gorgias que Platon a mis en scne. Polos d'Agri-
gente et le Thessalien Mnon^. Mais l'improvisateur par
excellence, c'est Hippias : Moi, dclare-t-il avec em-
phase, qui me rends toujours d'Elis, ma patrie, Olym-
pie au milieu de l'assemble gnrale des Grecs, lors-
qu'on y clbre les jeux, et qui m'offre devant le temple
porter la parole sur tout sujet qu'on voudra, entre
ceux sur lesquels je me suis prpar faire montre de
mon savoir, ou bien rpondre ce qu'il plaira cha-
cun de me proposera Et comme Socrate complimente
ironiquement Hippias de sa belle confiance en lui-mme,
le vaniteux personnage rplique : Si j'ai bonne opinion
de moi, ce n'est pas sans fondement, Socrate; car de-
puis que j'ai commenc concourir aux jeux olympi-

1. Platon, Protagoras, 334 E. Cf. 329 B.


2. Platon. Gorgias, 447 C-D, 4i9 C. Cf. Phdre, 267 B.
3. Platon, Gorgias, 461 D; Mnon, 70 B.
4. T'iaton, Hippias Minor, 'Gfi C.
38
ques, je n'ai point rencontr encore d'adversaire qui ait

eu sur moi l'avantage'. Aussi bien Platon a-t-il pris


plusieurs fois un malicieux plaisir nous montrer Hip-
pias dans ce rle d'improvisateur. Dans le Protagoras
on le voit dominant du haut d'un trne ses lves, assis

sur de simples escabeaux : ceux-ci proposent des ques-


tions de physique et d'astronomie, et lui tranche l'ins-
tant toutes leurs difficults^ Dans VHippias Major il a
un rle moins brillant : accul par la dialectique pres-
sante de Socrate, il rclame piteusement un instant de
rpitpour improviser une rponse^.
Chez certains des sophistes, cette copia rerum et
verborum a pu tre surtout un don naturel, fortifi
par l'exercice. Mais ils se vantaient de la communiquer
aux autres, prtention qui semble supposer un art, une
mthode. En ralit, c'tait pur charlatanisme Nquel-
ques recettes grossirement empiriques, efune collec-
tion de lieux communs appris par cur, voil tout leur
secret. A propos des premires, citons un curieux pas-
sage de la Rhtorique Alexandre, o l'auteur traite de
ce qu'il appelle la macrologie : Quand on veut allon-
ger son discours, il faut multiplier les divisions dans
son sujet, et pour chaque division noncer les parties

dont elle se compose, dtailler la nature de chaque par-


tie, son utilit publique o prive, ses causes. Si l'on
veut donner au discours plus d'tendue encore, il faut
se servir de plusieurs termes pour dsigner chaque chose,
faire suivre chaque partie d'un court rsum, et la fin
du discours donner une rcapitulation gnrale de tous
les points que l'on a traits^. Comme on voit, le rh-

1. Platon, Hippias Minor, 364 A.


2. Platon, Protagoras, 31.5 G,
3. Platon, Hippias Major, 295 A, 297 E.
A. Rhtorique Alexandre, c. 22, p. 48, Spengel.
- 39-
teur a rassembl ici ingnument peu prs tous les se-

crets de l'abondance strile. Que ces expdients, et

d'autres de mme sorte, aient pu rendre service l'occa-

sion, cela n'est pas douteux. Toutefois ils taient insuf-

fisants. Ce qu'il faut l'improvisateur, ce sont des ides

toutes faites, des lieux communs sur tout sujet. Or


c'tait l, en effet, nous le savons par Aristote, le pro-
cd essentiel des sophistes; ils faisaient apprendre
leurs lves et videmment ils apprenaient aussi eux-
mmes des dveloppements gnraux sur les sujets

qui avaientle plus de chance de revenir dans la discus-

sion'. Qu'on se rappelle ce propos comment est

amen dans le Protagoras le mythe de Promlhe et


Epimthe. Protagoras, qui s'est fait fort de dmontrer
que la vertu peut tre enseigne, laisse ses auditeurs
le choix entre deux procds d'exposition la fable ou :

le raisonnement. On se dcide pour la premire, comme


plus agrable. Ainsi donc. Protagoras lui-mme ne pr-
sente pas ce mythe comme un impromptu, mais bien
comme un morceau brillant, prpar d'avance'. Au
sicle suivant, l'usage s'tait conserv encore chez les
sophistes d'apprendre par cur certains dveloppe-
ments, destins soutenir et aider l'improvisation.

Nous avons mme un opuscule d'Alcidamas Sur ceux


qui crivent leurs discours (xsp xwv vpaxT Xi-fsu;

YpafvTuv), o l'auteur s'attaque cette pratique et en


dtaille les inconvnients.

1. Aristote, Rfutations sophistiques, XXXIV.


^. Platon, Protagoras. 320 C.
40

I 3.
La critique des potes.
Le cominentaire des potes tait galement un des
exercices favoris des sophistes. J'estime, dit chez Pla-
ton Protagoras, que la plus importante partie de l'du-
cation consiste tre savant en posie, c'est--dire capa-
ble de comprendre ce qu'ont dit les potes, de discerner
ce qu'il y a de bon et de mauvais dans leurs crits, et
d'en rendre raison lorsqu'on le demande '. Et Isocrate
compte mme cette tude au nombre des quatre genres
de la prose reconnus de son temps'. Depuis bien des
annes, du reste, l'explication des potes avait, comme
on sait, sa place dans les petites coles; nous avons vu

que l'enfant athnien y apprenait par cur force mor-


ceaux de posie, surtout d'Homre et d'Hsiode. Mais
comme Homre et Hsiode n'taient pas d'une lecture
beaucoup plus facile pour un colier du cinquime sicle

avant J.-C. que ne l'est la Chanson de Roland pour un


petit Franais de nos jours, force tait au matre d'expli-
quer, chemin faisant, tous les termes trangers l'usage
quotidien (yaS)'"'), de signaler les diffrences dialectales

de flexion et de syntaxe, enfin de donner quelques no-


tions de versification -^. Toutes ces matires, les sophis-
tes du cinquime sicle les recueillirent pour en faire le

sujet le plus ordinaire de leurs sances.


D'habitude le sophiste signalait dans quelque pas-
sage une difficult : solcisme, improprit, contradic-

1. Platon, Protagoras, 339 A.


3. Isocrate, Antidosis, 'kf>.

3. Voir Graefenhan, Geschichle der klassischen Philologie in


Aller th.. I, p. 149.
41
tion, etc. C'est ainsi que Protagoras blmait l'auteur de
l'Iliade de s'tre servi dans l'invocation la Muse
(jjiiviv stos, Oei) de l'impratif, mode qui, disait-il, ex-
prime l'ordre, non la prire'. Dans le dialogue de Pla-
ton qui porte son nom, c'est une chanson de Simo-
nide que s'en prend le mme sophiste. Entre le premier
vers : Il est bien difficile de devenir vritablement
homme de bien , et la suite o est conteste cette
maxime de Pittacos, qu' il est difficile d'/re vertueux ,
il relve une contradiction^. On a l'ide par ces exem-
ples de ce qu'tait la critique des sophistes : c'est une
chicane vtilleuse, parfois niaise, par o ils cherchent
uniquement briller et faire talage de leur savoir.
Nul souci du vrai, nul effort sincre pour entrer dans
l'intelligence des textes; bien loin d'avoir pour leur au-
teur cette s\mpathie qui aide le comprendre, ils
triomphent sottement de le prendre en faute.
Lorsque le sophiste avait ainsi propos quelque diffi-

cult, c'tait l'affaire de l'un des auditeurs, ordinaire-


ment d'un confrre, de dfendre le passage attaqu.
C'est que joue Socrate dans le Protagoras. Il n'a
le rle
nulle peine montrer que la contradiction reproche
n'existe pas, puisque Simonide a dit : Il est difficile de
devenir , et Pittacos : Il est difficile d'tre vertueux.
Mais, lorsqu'ensuite Socrate se mle d'exposer le but et

le plan de la chanson de Simonide, sa critique, il faut


bien l'avouer, montre aussi peu de srieux que celle de
Protagoras; pour plier le texte sa thorie personnelle
sur l'identit de la science et de la vertu, il entasse jus-
qu' trois ou quatre faux sens, motivs, du reste, le plus
ingnieusement du monde. videmment) cette exgse

1. Aristote, Potique, 10.


2. Platon, Protagoras, 330 A sq.
42
n'est qu'un jeu, et plus d'un dtail au besoin nous en
avertirait. Si Socrate discute ici en sophiste, c'est qu'ap-
pel par Protagoras sur un terrain o celui-ci se croit
pass matre, il prend malignement plaisir battre son
adversaire avec ses propres armes.
Chez Aristophane aussi on rencontre une dispute
philologique ; c'est Ja scne connue des Grenouilles, o
Eschyle et Euripide se jettent la face les dfauts de
leurs drames. Remarquons que par bien des dtails
un pastiche, autant qu'une caricature,
cette querelle est

des disputes sophistiques. Par exemple, les reproches


qu'Euripide adresse au prologue des Chophores : ambi-
gut du premier vers, cheville dans le troisime, autre
cheville dans le quatrime, ne sont pas dnus de tout
fondement; mais c'est l de la critique pdante, pointil-
leuse , comme celle de Protagoras sur le dbut de
VIliade\
A ct de ce genre terre terre, occup surtout de
vtilles grammaticales, nous trouvons dj quelques
bauches d'une critique plus haute, qui s'essave notam-
ment juger et comparer les caractres des person-
nages. A cet gard VHippias Minor est fort instructif.

Au moment o s'ouvre le dialogue, Hippias vient d'a-


chever au milieu des applaudissements une confrence
sur Homre et divers autres potes. Le public s'est dj
retir, l'exception de quelques familiers d'Hippias,
rests dans la salle pour le complimenter. L'un d'eux,
Socrate, sollicite alors quelques claircissements com-
plmentaires sur les belles choses qu'il vient d'entendre :

que pense Hippias des caractres d'Achille et d'Ulysse,


lequel des deux est suprieur l'autre, et en quoi f Le
confrencier se prte de bonne grce ces interroga-

1. Aristophane, Grenouilles, v. 1124 sq.


-43-
tiuns : il rpond qu'Homre a fait Achille le plus vail-
lant des Grecs et Ulysse le plus rus. Rien de plus sens
que ce parallle, et la banalit en serait le seul dfaut. Mais
Socrate est ce jour-l en veine de paradoxes; il feint l'-

tonnement et soutientqu'Achille n'est pas moins menteur


qu'Ulysse, allguant entre autres deux passages (Iliade,
ch. I, vers 169-17 1, et ch. ix, vers 36o), o le hros, outr
del'oflense qu'il a essuye d'Agamemnon, dclare la face

de l'arme d'abord, puis en prsence de quelques amis,


qu'il va quitter Ilion et faire voile pour sa patrie : me-
nace qu'on ne le voit nulle part accomplir. .Avec beau-
coup de sens Hippias rplique que, si en cette circons-
tance Achille a menti, c'est contre son gr, la droute
de l'arme achenne l'ayant forc de rester, tandis que,
quand Ulysse ment, c'est toujours volontairement et

par ruse. Mais Socrate ne se rend pas encore; comme


preuve qu'Achille ment, lui aussi, de parti pris, il ap-
porte les vers 646 et suivants du chant IX, o le hros,
qui un peu plus haut avait annonc U'iysse son dpart'
immdiat, dclare Ajax que dsormais il restera obs-
tinment sous sa tente. Cette apparente contradiction,
Hippias la rsout encore trs judicieusement. C'est,
dit-il, que dans l'intervalle la rsolution d'.\chille a
chang par l'effet de la bont naturelle de son cur.
Nous n'avons pas suivre Socrate dans le reste de la

discussion. En somme, le vrai sop histe ici, c'est SocratQ


Disons son excuse que le but de ce dialogue est uni-
quement provisoire et propdeutique : il s'agit d'in-
quiter le sens commun et la morale vulgaire sur ces
questions si du mensonge et du vrai. Quoi qu'il
relatives
en soit, cette nous montre bien la critique
discussion
littraire des sophistes sous ses deux aspects, ou trs l-
mentaire et borne quelques observations de sens
commun, ou livre, faute de mthode et de princi-
44

pes, tous les caprices de la fantaisie individuelle.
Si la critique des potes tait un des genres les plus
cultivs des sophistes, c'est que, n'exigeant ni fcondit
ni invention personnelle, il tait la porte de tous.
Aussi tait-ce en mme temps le moins estim. Platon
en parle trs ddaigneusement. De telles disputes, fait-
il dire Socrale, ressemblent aux banquets des igno-
rants et des gens du commun. Incapables de faire eux-
mmes les frais de la conversation, ils louent tout
prix la voix trangre des fltes. Mais dans les banquets
d'hommes bien levs on ne voit ni joueuses de fltes,
ni chanteuses, ni danseuses, car ils sont en tat de s'en-
tretenir ensemble par eux-mmes". Et de mme, rien
qu'au ton dont Isocrate parle de trois ou quatre so-
phistes vulgaires qui, assis ensemble dans le Lyce, dis-
sertaient sur Hsiode, Homre et les autres potes, sans
rien tirer de leur propre fonds, rcitant des vers de ces
deux potes la faon des rhapsodes^ , on sent tout de
suite en quelle pitre estime il tenait cet art et ceux qui
s'y livraient. Toutefois n'oublions pas que de l sont
nes les premires notions de grammaire et de style.

C'est en commentant les potes que Protagoras a t

amen distinguer pour la premire fois les genres des


noms, les temps et les modes des verbes, et se proc-
cuper de la correction du langage (psTrsia). C'est cette
mme tude qui a suggr Prodicos ses fines remar-
ques sur l'tymologie et la proprit des termes (y.pijia),

comme aussi Hippias ses observations sur les syl-

labes, les mtres, les rythmes.

1. Platon, Protagoras. 347 C.


2. Isocrate, Panathnaque, 17.
45-

14- Les disputes ristiques. Origine de l'ristique :

Zenon. Protagoras. Ce qu'tait une dispute ris-


'
tique mthode, rgles, ruses. Cinq disputes ano-
:

nymes du cinquime ou du quatrime sicle avant


J.-C.

11 nous reste parler enfin de l'ristique. C'est

encore Protagoras qui, vers 45o, mit la mode ces

combats de parole (Xywv i.-(C:>'ni). FLt ce fut ds lors un


engouement universel. Nulle part, je crois, on n'a au-

tant discut et disput, raisonn et draisonn qu'


Athnes depuis la seconde moiti du cinquime sicle.

C'est que dans cet exercice l'esprit athnien trouvait


l'emploi,non seulement de ses meilleures qualits, mais
aussi de quelques-uns de ses vices inns le got du :

bavardage, la subtilit, l'esprit de chicane et de so-


phisme. La jeunesse surtout.,_ci)mnie jl_est naturel ,

s'enfla mma d'une belle ardeur pour la dispute. Platon,


dans la Rpublique , nous reprsente les adolescents
tournant la dialectique en jeu, contredisant sans trve,
et, l'exemple de ceux qui les avaient confondus, s'es-
sayant confondre autrui leur tour; et il les compare
joliment de jeunes chiens, toujours prts harceler
et mordre quiconque les approche'. Cette fureur de
raisonner fait d'abord songer la scolastique du Moyen-
ge, Mais que de diffrences! Mme dans l'enseigne-
ment les Grecs n'ont jamais pris le ton doctoral. Chez
eux nulle pdanterie, point de dogmatisme, point d'or-

1. Platon, RdpuMiqufi, VII, 539 B. Isocrute, Panalhvnaqxie,


2(3, se plaint galement que la jeunesse prend trop de plaisir a
l'ristique.
- 46-
thodoxie surtout. Toute question tait ouverte au libre
examen, aucune solution n'tait interdite
Infinie est la diversit des sujets qu'on abordait dans
ces discussions. Tous les problmes, les plus futiles
comme les plus hauts, sollicitent la fois, et presque
galement, la curiosit des Grecs de ce temps. Aristote
divise les questions dialectiques en deux grandes classes,
celles de morale pratique, comme : le plaisir est-il ou
n'est-il pas un bien ? et celles de spculation pure : le

monde est-il ternel ou ne l'est-il pas"? Platon, dans le

Sophiste, donne un sommaire plus dtaill des matires

sur lesquelles les matres d'ristique exeraient leurs


lves. Au premier rang figurent les choses divines ,

secondement ce qu'il y a de visible sur la terre et dans


le ciel , ensuite la gnration et l'essence des choses ,

puis la lgislation et la politique , et enfin matire


bien frivole, semble-t-il, ct des problmes essentiels
de mtaphysique, de morale et de politique numrs
prcdemment les objections qu'on peut faire sur
tous les mtiers et tous les arts, sans les avoir appris,
ceux-l mme qui les exercent^.
Quelques-uns dans l'antiquit faisaient remonter l'ris-

tique Zenon lui-mme, l'inventeur de la dialectique-'.


On sait le rle si original et si brillant que joua ce phi-
losophe dans l'cole late. Xnophane et Parmnide
avaient t les thoriciens de l'cole : unit, indivisi-
bilit, immutabilit de l'tre, telle tait la trinit de
dogmes qu'ils avaient proclame. Et jamais encore doc-
trine philosophique n'avait aussi audacieusement heurt
de front le sens commun. Zenon n'ajouta rien ces

1. Aristote, Topiques, I, 9 (Hj, 1-2. Il est vrai qu'Aristote s'oc-


cupe ici de la dialectique, non de Tristique.
3. Platon, Sophiste, 232 B.
3. Plntarque, Vie de Pricls, 4. Diogne Laerce, IX, 72.
r^ositiuns, mais il s'en lit le champion infatigable et

le subtil polmiste. Il n'entreprit point t(jutef(jis de les

dfendre directement : I oflensive allait


pie et vigoureux esprit. Il partit en guerre contre le sens
commun. Avec une incroyable fertilit d'invention, et
par des formes de raisonnement sans cesse renouveles,
il mit nu les absurdits et les antinomies latentes de
l'opinion vulgaire. Ces rfutations, Zenon les avait

runies dans un ouvrage (s-f/pasAiJ.a) , divis en plu-


sieurs livres iXi-p:), et dont chaque chapitre tait con-
sacr, semble-t-il. la critique d'une des propositions
communment admises (irsOTs;;) '. Sans doute aussi,

selon la mode de ce temps, se plaisait les il dve-


lopper familirement en de libres entretiens, sem-
blables celui qui, dans le Parmnide , a lieu chez

l'Athnien Pythodoros. Zenon laissa dans toute l'anti-

quit le renom d'un dialecticien retors et invincible. De


l faire de lui le crateur de l'ristique il n'y avait

qu'un pas; mais cette identification n'est qu'en partie

juste. Chez Zenon le raisonnement est l'arme d'une foi

et d'une doctrine; et cela seul sufft distinguer son art

de l'escrime aussi que vaine des sophistes.


brillante

Pourtant il faut bien reconnatre que c'est l une diff-


rence purement morale. Otez la dialectique de Zenon
son but srieux, ne la considrez que dans sa mthode
et dans ses procds : vous trouverez que les sophistes

ont peu invent. L'arme favorite du logicien late,

c'tait l'antinomie. Posant comme prmisse quelqu'une


des donnes du sens commun, il excellait en dduire
paralllement une couple de consquences contradic-
toires et galement ncessaires. Partant de l'ide de plu-

1. Platon, Parmnide, W C, sq. (.".f. Zellcr, P/iiii,M,iii>,e des


Grecs, II. p. (18, n. 1 (trad. Houli'oux).
-48 -
ralit, par exemple, Zenon en dduisait d'abord que
l'tre est infiniment petit, et ensuite qu'il est infiniment
grand; ou bien encore que l'tre est la fois limit et
sans limites'. Or cette dialectique deux tranchants,
qu'est-ce autre chose, pour qui ne la considre que par
le dehors, que l'art mme de Protagoras, l'art de soute-
nir sur tout sujet le pour et le contre? Et ainsi l'on peut
donc dire que l'ristique est fille lgitime, bien que d-
gnre, de la dialectique.
Chez Protagoras l'ristique est l'aboutissement et

pour ainsi dire la traduction pratique du scepticisme.


L'homme, dclarait-il, est la mesure des choses " : ce
qui revenait dire qu'il n'y a pas de vrit universelle,
mais seulement des opinions individuelles et variables.

De ce principe initial en dcoulait directement un autre,


savoir que sur tout sujet il est possible de soutenir
deux'propositions contradictoires^. Mais si, considres
du point de vue scientifique, toutes les opinions sont
quivalentes, il n'en va point de mme dans la vie pra-
tique. L, souvent il importe de faire natre dans l'esprit
d'autrui telle faon de penser plutt que telle autre.
Ainsi s'explique la promesse que Protagoras faisait
ses lves de leur enseigner rendre plus forte la cause
plus faible, et plus faible la cause plus forte*. Et voil
du coup toute science rduite l'art de la parole. Telle
est en deux mots la gense de l'ristique protagoricienne.

Dans plusieurs crits Protagoras avait donn les r-

1. Zeller, ouvr. cil, II, p. 71, sq.


2. Platon, Thlte, 152 A.
3. Diogne Laerce, IX, 51 : -pBJTo; ^] Co oyou; eva: r.i^'i -n-hi
7:piY|jLaT0; vTizeiiJ.ivou; XXriXoi;, ct xal nuvrjptTOt, nfJTo; iSto rpei^a.

Clment d'Alexandrie, Slromala, VI, 647 fA. Snque, Lettres,


88, 43.
4. Aristote, Rhtorique, II, 24, 1402 A.
49

gles et des modles de son art. Nous ne cuiiiiai>Mjns
plus que de nom son Trait d'ristique i'iyyr, Ip'.v.yM^) ', |'

ses deux livres d'Antilogies (viiXYiwv Sis) *, avec lesquels h


il faut peut-tre identifier les Discours destructifs (/.i-:a-

Sx/Xz-i-a, se. \i-('A)'-\ et enfin un trait o il avait consi-


gn les objections qu'on peut faire aux spcialistes sur
tout art et tout mtier sans l'avoir appris, par exem-
ple sur la palestre ou la gomtrie *. Tous ces crits ont
disparu. Aristote, cependant, nous renseigne indirecte-
ment sur leur nature. Pour la prsente tude, dit-il
la fin de ses Topiques, on ne peut pas prtendre qu'avant
moi telle partie en avait t travaille, et telle autre non;
i! n'existait absolument rien sur le sujet. Ceux, en effet,

qui ont enseign prix d'argent l'ristique usaient d'une


mthode toute semblable la pratique de Gorgias. Ils

donnaient apprendre, les uns des morceaux oratoires,


les autres des morceaux interrogatifs, sur les sujets qu'ils

pensaient devoir revenir le plus frquemment-. Voil

qui est dcisif. On doit donc admettre que dans la -Ayrtr,


de Protagoras les prceptes, encore rares et courts, se
tournaient presque immdiatement en exemples propo-
ss l'imitation.Quant aux Antilogies, le titre mme
parat indiquer c'tait un recueil de dveloppements
que
contradictoires; c'est l sans doute que se trouvaient
ces lieux communs dont parle Cicron : ail Aristoteles

scriptas fuisse et paratas a Protagora rerum illustrium


disputationes quae iiunc coDvnunes appellanlur loci'\

1. IJiogne T,ai>rc(\ IX, Tm.


2. Ibid.
3. Sexlus Kni|iii'icus, Adcers. iiutthetixitii-us, VJl. (Kl.
4. Platon, Sophiste, 233 D. Aristoto Mtaphysique, , li, 2,

p. 998 A.
5. Aristote, Rfutations sopliisliqiw.i. XXXIV.
G. Cicron, Brutus, 46.

4
5o
On ne sait rien de plus certain sur les crits de Prota-
goras.
On imagine assez aisment, grce aux dialogues de
Platon, ce qu'tait une dispute ristique. L'ristique
tait un art vritable, ayant sa nature propre et ses lois.
Au dbut de la sance, on distribue les rles. C'est d'or-
dinaire au sophiste que revient le rle d'interrogateur;
c'est lui, par consquent, qui gouverne la discussion.
L'un des assistants a spcialement mission de rpondre.
Le plus souvent on choisit pour cette fonction un jeune
homme, et cela pour deux raisons. L'une, c'est que les
vieillards, comme dit Thodoros dans le Thtte, ont

les membres trop raides pour descendre dans l'arne :

il faut des adversaires jeunes et souples, tout frachement


sortis de l'cole et rompus cette escrime'. Une autre
raison qu'indique le mme personnage, y a
c'est qu'il

moins de honte pour un jeune homme que pour un


vieillard tre vaincu^. Mais les autres auditeurs ne
sont pas simplement juges des coups. Si le premier
rpondant s'est avou vaincu, un second entre en lice

sa place. Libre alors celui-ci de rvoquer toutes les

concessions faites par son prdcesseur, et le combat


recommence sur nouveaux frais. D'autres fois, mais
plus rarement, le sophiste accepte le rle plus difficile
d'interrog, oumme, pour faire briller davantage son
talent, montre tour tour dans les deux emplois.
il se
De toute faon la discussion est pour lui une srie de
duels, d'o il doit sortir toujours vainqueur-''.
Les sophistes, en effet, se vantaient de triompher
coup sr dans toute dispute. Ce n'tait pas de leur part

1. Platon, Thtte, 163 B.


i. Ibid., 165 A.
o. Voir YEulhydme de Platon, passim
5i
pure jactance; s'ils ne triomphaient pas rellement, du
moins en donnaient-ils l'illusion aux ignorants, et cela

leur suffisait : Qu'est-ce donc, demande Socrate


Thctte, que cette merveilleuse puissance de la sophis-
tique ? Quelle puissance Cet art de persuader
? la

jeunesse qu'ils ont la science universelle. 11 est vident


que s'ils ne russissaient pas dans les discussions ou
n'avaient pas l'air d'y russir, fort peu de gens vien-
draient leur oflrir de l'argent pour tre leurs disciples.
Assurment '. Cet art d'tre invincible dans la dis-
pute, qui dans le lointain apparaissait au vulgaire
comme un secret prestigieux et redoutable, se laisse ra-
mener, ds qu'on y regarde de prs, un petit nombre
de procds qu'on peut encore tudier chez Platon et
Aristote. Le premier a peint au vif plusieurs des matres

de l'ristique, en particulier Protagoras, Dionysodore,


Euthydme; grce lui, ils revivent devant nous, ils

disputent, ils subtilisent, comme jadis sous le portique


du riche Callias, ou dans V apodytrion du Lyce. Plus
directement utiles encore nous seront deux ouvrages
techniques d'Aristote : les Tgjiiqu^s, qui contiennent la

thorie du raisonnement dialectique, et les Rfutations


sophistiques, o l'auteur nousdonne une tude si dtaille
et si curieuse des arguments captieux. D'aprs ces sour-
ces ont peut dire que toute la faconde des ristiques tenait
dans les quatre procds suiv;a nts : choix du sujet, ma-
nire d'inte rroger, sophismes de raisonnement, lieux
comm uns. tudions-les successivement.
I" Il est des questions telles que, de toute faon, l'ad-

versaire n'v peut faire qu'une rponse improbable.


Telles sont celles o les raisons pour et contre, tant

tires d'un ordre d'ides tout diffrent (par exemple, les

1. Platon, Sophiste, 'i B.


52
unes de la morale, les autres de l'intrt), semblent
d'gale force. Doit-on obir aux sages ou son pre ?

Faut-il agir selon l'intrt personnel ou selon la justice ?

Vaut-il mieux subir le mal que de le faire? Quelle que


soit la rponse ces questions, on ne sera pas court
d'arguments pour la rfuter '. Tels sont encore les sujets

o la foule est en dsaccord avec l'lite. Par exemple,


on convaincra malaisment le vulgaire que, juste ou in-
juste, un roi puisse n'tre pas heureux; mais les sages,

au contraire, regardent la justice comme une condition


essentielle du bonheur. Si donc l'adversaire se range au
sentiment de la foule, on lui opposera celui des philoso-

phes, et inversement". Bien plus, il y a des sujets sur

lesquels tout homme est en contradiction plus ou moins


consciente avec soi-mme. Chacun proclame que mieux
vaut une mort glorieuse qu'une vie de plaisir, une pau-
vret honorable que la richesse mal acquise; mais au
fond c'est le contraire qu'on pense : nous vantons la

vertu, mais tous nos vux vont l'utile". Du mme


genre, enfin, est du droit naturel et du
l'opposition
droit lgal, si loquemment formule par Callicls dans
le Gorgias : si la justice, par exemple, est belle selon la

loi, c'est la violence qui est belle selon la nature. Cette


contradiction tait devenue un des lieux communs pr-
frs des sophistes*. Grce aux distinctions que nous
venons d'numrer et d'autres semblables, le sophiste
tait toujours pourvu d'arguments contre la thse de
l'adversaire.

2. L'interrogatoire ristique avait ses rgles, qu'Aris-

1. Aristote, Rfutations sophistiques, XII, 9.


2. Ibid., XII, 10.
3. Ibid., XII, 7.
4. Ibid., XII, 8. Cf. Platon, Gorgias, i82 G sq.
53
tote a exposes tout au long. Elles sont de deux sortes,
dfensives et offensives : prcautions contre la dloyaut
possible de l'adversaire, ou piges tendus son inexp-
rience et sa bonne foi. Ne nous exagrons pas du reste,
au point de vue moral, l'importance de cette distinc-
ticjn ; mme dans les premires il y a dj une part
de dissimulation et de tromperie, si bien qu'entre les
deux catgories la frontire est parfois malaise
tablir.

Parlons d'abord des prcautions lgitimes. La perfec-


tion de l'art ristique serait que, toutes les questions fai-
tes et la conclusion mme donne, l'adversaire en ft
encore se demander le pourquoi de cet interrogatoire '.

donc il s'agit d'une proposition ncessaire, ne la


Si

demandez jamais tout net, car y a gros parier qu'on il

vous la refuserait.
Recourez plutt aux propositions
suprieures, en lesquelles est enveloppe celle dont vous
avez besoin; de la sorte, l'adversaire se trouvera avoir
concd la chose son insu. Ou bien prenez les pro-
positions infrieures, c'est--dire des cas particuliers de la
proposition gnrale que vous voulez tablir ; rien de plus
facile ensuite que de remonter jusqu' celle-ci par induc-
tion \ Ou bien encore, au lieu d'avancer directement
une proposition, demandez telle autre dont elle est la con-
squence; car qui accorde l'effet accorde la cause*. S'il

s'agit d'une proposition accessoire, avancez-la comme si

vous aviez en vue non l'objet en discussion, mais quel-


qu'autre ^ Gardez-vous de montrer trop d'ardeur
pour une proposition, si utile qu'elle soit, car l'adver-

1. Aristote, Topiques, VIII, I, 9. Cf. Rfid. sophistiq., XV, 6.


2. Ibid., VIII, I, 4.

3. Ibid., VIII, 1, 6.

4. Ibid., VIII, I, 19.


5. Ibid.. VIII, I, 12. Cf. VIII. I. 18.
- 54-
saire serait d'autant plus enclin rsister '. 11 est ha-
bile, par contre, de se faire parfois des objections

soi-mme : contre un argumentateur qui semble si loyal


l'adversaire est sans dfiance *.
Enfin un bon moyen de
faire passer des propositions qui, avances isolment,
n'eussent peut-tre pas t concdes, c'est d'allonger la
discussion ([xrjxvetv), en y faisant entrer des dtails tran-
gers au sujet, la faon d'un gomtre qui tracerait de
fausses lignes; car plus il y a de propositions, moins il

est ais de voir l'erreur -^ Cette dernire rgle appel-

lerait, comme on voit, des rserves; aussi la retrouve-


rons-nous tout l'heure, et plus sa place, dans la

catgorie des artifices dloyaux*.


Les sophistes usaient, comme de juste, de tous ces
moyens pour n'tre pas dups; mais ils visaient en plus

duper leurs adversaires. Se plaant leur point de vue,


Aristote donne les rgles suivantes. Ne laisser jamais
deviner la rponse qu'on dsire : pour cela, interroger

soit sous forme ngative, comme si c'tait le contraire


qu'on dsirt, soit sous forme la fois ngative et affir-

mative, comme si l'on tait indiff"rent. (Exemple : le

plaisir est-il ou n'est-il pas selon la nature'?) Un


moyen pour rfuter, c'est encore la prolixit (ij.Tjy.5;), car,

en noyant son adversaire dans un flux de paroles, on

1. Aristote, Topiques, VIII, I, 17.

2. Ibid., VIII, I, 15.


3. Ibid., VIII, I, 22.
4. Aristote, Rfutt, sophisliq., XV, 2. Du reste, Aristote

n'a-t-il pas dit lui-mme : Si l'on a affaire un interlocuteur qui


use de tous les moyens pour n'avoir pas l'air d'tre pris, il est
juste aussi de recourir tous les moyens pour tablir le syllo-
gisme. (ropig.,VlII, 12(14), 16.) Rflexion bien curieuse et bien
grecque.
. Aristote, Rfutt, sophisliq. XV, 7, etlascolie. Cf. Topiques,
VIII, I, 12 et 18.
mpche de discerner le point faible d'un raisonne-
ment '.
Une ruse toute contraire, c'est la volubilit de
l'argumentation ('/s;) : tant toujours en retard, l'audi-
teur voit moins o on le mne'. Bien souvent aussi
ce qui fait croire la rfutation, c'est l'impudence du
sophiste qui, sans avoir fait de syllogisme rgulier, con-
clut : donc telle chose est ou n'est pas-"*. Quand l'ad-

versaire a accord un un tous les cas particuliers, le

mieux est, au lieu d'induire expressment l'universel, de


s'en servir comme accord : de la sorte, l'adversaire
lui-mme s'imagine souvent l'avoir concd, et tel est

aussi le sentiment de l'assistance K Du reste, c'est l

une tactique gnrale des sophistes : chaque fois qu'on


le peut, prendre les propositions comme accordes plutt
que de les demander \
Quand on manque d'argu-
ments sur la question mme, il faut se jeter ct et
argumenter sur une autre ; pour cela, on vitera au d-
but de la discussion de prciser trop nettement le sujet '.

Enfin, un ton volontairement agressif et qui excite la


colre de l'adversaire peut faciliter la rfutation, car un
homme troubl par la passion est moins sur ses gar-

des^. Etc.
(Jjaton est trop fin et trop malicieux observateur pour
n'avoir pas rendu au vif quelques-uns de ces traits dans
les scnes o il fait parler les sophistes. Voyez, par
exemple, de quelle impertinente faon le sophiste Dio-
nysodore rabroue Socrate, qui Ta pris en flagrant dlit

1. Aristote, Rfutations sophistiques, XV, 2.


2. Ibid., XV, 3.

3. Ibid., XV, 11.


4. Ibid., XV, 8.
5. Ibid., XV, 18.
6. Ibid., XV, 16; XII, 1.
7. Ibid., XV, 4,
56
de contradiction : Tu es donc retomb en enfance,
Socrate, pour rpter ici ce que nous avons dit au
dbut? Si j'ai avanc une chose il y a un an , vien-
dras-tu nous la rabcher? Et ce que nous disons prsen-
tement, tu n'as donc rien y rpondre ? Echappatoire '

commode, dont usent non seulement Dion3'sodore, mais


aussi Hippias^, Caiiicls^, Alcibiade'*. Plus loin, Socrate
lui ayant object que sa question est ambigu, il s'entte
refuser tout claircissement, et veut quand mme une
rponse : Tu entends bien quelque chose ce que je

te demande? Oui, sans doute. Eh bien donc r-


ponds d'aprs ce que tu entends. Mais
si tu m'inter-
roges dans un sens, et que moi je t'entende en un autre
et rponde en consquence, seras-tu satisfait? Oui,
pour ma part^ Si, pour chapper une quivoque,
Socrate met dans sa rponse quelque restriction de lieu,
de temps, de manire, Dionysodore se fche tout rouge,
et exige qu'on rponde uniquement par oui ou par
non ^. Ne reconnat-on pas l plusieurs des ruses risti-
ques signales par Aristote?
3. Mais le principal instrument de tromperie des ris-
tiques, c'taient les paralogismes. Aristote en distingue
deux que la fraude porte sur la matire ou
sortes, selon
sur la forme''. Dans la premire catgorie il cite d'abord
le sophisme trs usit, par lequel on reporte au sujet ce

qui n'appartient qu'au prdicat; exemple : Ce chien

1. Platon, Euthydme, 287 B.


2. Xnophon, Mmorables, IV, 4, 6.
3. Platon, Gorgias, 490 E.
4. Platon, Premier Alcibiade, 113 E.
5. Platon, Euthydme, 295 B.
6. Ibid., 295 E. Cf. Aristote, Rfutt, sophistiq., XVIII, 2.
Topiq., VIII, 6 (7).
7. Aristote, Rfutai, sophistiq., IV-V.
toi : mu Et il est pre? Oui. Donc
est pre toi (-= ton pre), et te voil le frre de tes
petits chiens '. Un autre paralogisme consiste pren-
dre dans un sens absolu ce qui n'est vrai que relative-
ment, c'est--dire sous quelque condition de lieu, de
temps, de manire, de degr, etc. L'Ethiopien est-il

noir? Oui. Mais n'a-t-il pas les dents blanches?


Oui. Donc il est la fois noir et non noir, et les con-
traires coexistent en lui'. C'est aussi un paralo-
gisme que de runir deux questions en exigeant une
rponse unique. Socrate reproche cette faute Polos
dans le Gorgias'^. Aristote cite encore le paralogisme
qui tient l'ignorance des conditions d'une rfutation
rgulire, celui qui consiste prendre tort certains
termes comme rciproquement consquents, para- le

logisme par ptition de principe, celui o l'on prsente


comme cause ce qui ne l'est pas*.
Plus misrables encore taient les paralogismes pure-
ment verbaux. C'est une matire qu'Aristote a tudie et

classe avec infiniment de prcision, prenant la plupart


de ses exemples dans les crits des ristiques ou dans la
tradition orale ^ Il y a sophisme par homonymie
(i[j.zrj[j.{%), quand on fait volontairement quivoque sur
les divers emplois d'un mot. En ce genre, une argutie
des plus gotes tait celle qu'on rencontre sos diff-
rentes formes, aussi bien chez Platon que chez Aristote,
sur le double sens (comprendre et apprendre) du verbe
i;.xvOvtv'\ De l'expression ambigu '.h Ssv on tirait un

1. Aristote, Rfutt, sophistiq., V, 2. Cf. XXIV.


2. Ibid., V, 3. Cf. XXV.
3. Ihid., V, U. Cf. XXX. Platon, Gorgias, 4(36 G et scolie.
4. Ihid., V, XXVI, XXVII-XXIX.
5. Ibid., IV.
6. Platon, Euthydme, 275 E. Aristote, ibid., IV, 3.
58
paralogisme tout semblable : x 2ov, c'est en effet ce

qui convient , par consquent le bien (-0 yaOdv) ; en un


autre sens, c'est ce qui est invitable (-z ava^xaTiv). Comme
le mal est souvent invitable, il n'est pas difficile de prou-
ver que le bien et le mal sont la mme chose'.
II y a

amphibologie (^j.Y-So'kia)quand l'quivoque porte sur


,

une phrase ou une construction syntaxique. Telle est


cette turlupinade qu'Aristote emprunte V Euthydme

de Platon :
p' esTt ciYwvxa X^siv ; ce qui signifie volont :

Est-il possible de parler en se taisant? ou Est-il


possible de parler de choses qui se taisent^ ? Il y a
sophisme par synthse (rivesai), quand on joint arbitrai-
rement des mots qui n'ont de sens raisonnable qu' con-
dition d'tre spars-, exemple ap' w sT; yj tsjtov tutcts- :

p.vov, TsTi.) xu-Texo. Ce avec quoi tu as vu frapper la

victime, est-ce avec cela qu'elle a t frappe? Sans


doute. Or tu l'as vu avec tes Oui. C'est
yeux?
donc avec tes yeux qu'elle a t frappe. Un procd
inverse, c'est la dirse (Staipsai;), par laquelle on disjoint
les mots qui devraient tre runis, exemple : 5 gale 2

plus 3; 5 est donc la fois pair et impair. ncvx:f;y.:v-' v-

3p)v /axv IIt:^ s 'A'/iXIe. Achille laissa cinquante hom-


mes sur cent , ou (si l'on rattache vspiov Ttevxviy-ovxa)

cent hommes sur cinquante *. Aristote distingue


encore les sophismes d'accetituation (^rpsawa, exemple :

c ngatif, et ou gnitif du relatif tiAv premire per-


sonne du pluriel indicatif, et '.3;av infinitif potique,
etc. 5), mais en ajoutant que ces artifices ne sont gure

1. Aristote, ibid., IV, 3.


3. Ibid., IV, 4.
3. Ibid., IV, 6.
4. Ibid., XXIV et V, 7.
5. Ces deux exemples sont tirs d'Homre, Iliad., XXIII, 328,
XXI, 297.
possibles que dans l'criture, car la prononciation les d-
voile. Enfin il analyse les sophismes de grammaire
(icap xa '), tirs de certai ilarits

de la langue.
Y eut-il jamais Athnes des sophistes capables de se
rabaisser de telles bouffonneries, et un public assez
futile pour y applaudir?'' On serait tent au premier
abord d'en douter. Mais la concordance des descrip-
tions de Platon et d'Aristote, soit entre elles, soit avec
les autres renseignements que nous possdons, nous au-
torise, dit trs justement Ed. Zcller, en rapporter tous
les traits essentiels la sophistique elle-mme'. Du
reste, on s'explique la rflexion le succs de ces argu-
ties. La logique tait alors un art tout nouveau : que
les inventeurs en aient abus et s'en soient griss, quoi
de plus naturel ? La mme chose s'est produite depuis au
Moyen-ge. Je croirais mme volontiers que, comme les

docteurs du Moyen-ge, les ristiques ont t plus d'une


fois les premires dupes de leurs propres sophismes.
Aristote explique trs bien comment cela a pu se faire.
Comme il n'est pas possible, en discutant, d'apporter
les choses mmes, mais qu'il faut bien, la place des
choses, se servir des mots comme symboles, nous nous
imaginons que ce qui arrive aux mots arrive galement
aux choses; mais les mots sont en nombre limit, tan-
disque les choses sont innombrables c'est pourquoi :

un mot signifie ncessairement plusieurs choses. De l

chez les sophistes tant d'quivoques ordinairement vou-


lues, mais parfois aussi inconscientes. N'oublions pas,
d'autre part, qu'aux yeux du disputeur comme du public

1. Aristote, ouvr. cit, V, 9.


2. Ed. Zeller, La philosophie des Grecs, II, p. 509 (trad. Bou-
troux).
6o
qui l'coutait, le but d'une discussion ristique n'tait
pas de dcouvrir le vrai. Plus, au contraire, le rsultat
tait manifestement faux, ou absurde, ou paradoxal,
plus le sophiste trouvait l de raisons de s'enorgueillir.
Le public se sentait mystifi, mais en mme temps il

s'merveillait de l'habilet de ces hommes qui d'une


dduction en apparence strictement logique savaient
faire surgir leur gr le vrai ou le faux. Certes, on ne
peut nier que de tels amusements fussent dangereux, et
que l'esprit y prt de dplorables habitudes. Mais, si l'on
se place au point de vue sceptique des sophistes, on re-
connatra que rien n'tait plus propre affiler la langue
et assouplir l'esprit.

4. Enfin un autre procd des sophistes, c'est le lieu


commun. Nous avons vu^ue c'tait^l'usage chez eux de
discuter les questk)ns j:^j revenaient le pluFTrquem-
ment dans la pratique; de la sorte, ils arrivaient dres-

ser pouFchaqu' question la liste des principaux argu-


y ments pow et contre: aprs quoi il ne leur restait plus
qu' rduire ces arguments en formules toutes faites.

C'tait, en effet, pour le disputeur une ncessit absolue


que d'avoir prte sur tout sujet, non pas une seule argu-
mentation, mais une couple d'argumentations contradic-
toires. tait-il interrogateur, il n'avait pas le choix ; il

lui fallait prendre le contrepied de l'opinion adverse.


tait-il interrog, il se dcidait en gnral pour la moins
commune ou la plus paradoxale. Dans V Euthydme
Platon nous montre deux sophistes, successeurs indi-
gnes de Protagoras, faisant parade de cette tactique :

Quels sont ceux qui apprennent, les savants ou les


ignorants? demande Euthydme au jeune Clinias. Et
aussitt l'autre sophiste, Dionysodore, de se pencher

1. Aristote, Rfutai, sophisliq., I, 4.


6i
vers Socrate : Quoi qu'il dise, Socrate, il est pris!
L'phbe, en efet, ayant rpondu : Les savants ,
son interrof^atcur a vite fait de lui persuader ( l'aide
d'une quivoque sur le sens du verbe ;j.avOiv'.v) que ce
sont, au contraire, les ignorants. Mais peine Clinias
en a-t-il fait l'aveu que Dionysodore son tour le prend
partie, et le ramne tout baubi sa premire opinion.
Accourant alors la rescousse, Euthydme, par un so-
phisme dillrent, confirme la mme proposition. Et ce
n'est pas tout : au moment o le jeune Clinias se croit
enfin en possession de la vrit, voil que Dionysodore
l'oblige par un nouvel interrogatoire se contredire
une troisime fois. Enfin le cycle est complet; chaque
sophiste a dmontr pour son propre compte et la thse
et l'antithse. Toutes nos questions, conclut Dionv-
sodore avec fatuit, sont de cette sorte; impossible d'v
chapper '
!
Ramener la discussion par une suite de dviations ha-
bilement calcules sur un terrain connu et prpar
d'avance, voil donc en quoi consistait le plus souvent
tout l'art du disputeur. C'est l une tactique des sophis-
tes que Platon n'a pas manqu de signaler. Dans toutes
les scnes o Socrate discute avec eux, il exige ds le
dbut comme entre de jeu la brivet et la prcision.
Chaque lois que son interlocuteur s'apprte gagner
la pleine mer de l'loquence , il l'arrte net : Je suis
sujet un grand dfaut de mmoire, dit-il avec bonho-
mie Protagoras, et lorsqu'on me fait de longs discours,
je perds de vue ce dont il s'agit... Ainsi donc, puisque

tu as affaire un oublieux, abrge-moi tes rponses


pour que je puisse te suivre '.

1. Platon, Euthydme, 273 C sq.


3. Platon, Protagoras, 334 D.
62
/ De ces lieux communs nous pourrions encore juger,
si nous avions conserv les crits de Protagoras, en par-
ti culier ses An tilogies. A dfaut de celles-ci, il nous est

parvenu du moins un recueil presque contemporain, de


V bien moindre valeur sans doute, mais compos, ce
qu'il semble, sur le mme modle. Je veux parler d'un
groupe de cinq dissertations (S'.aA^ji i^6'./.at), qui fait

suite dans plusieurs manuscrits aux uvres de Sextus


Empiricus'. C'est un texte depuis longtemps connu,
mais dont l'intrt n'a t signal qu'en ces derniers
temps par M. Blass". En raison surtout du dialecte do-
rien dans lequel ces dissertations sont crites, leur pre-
mier diteur, Henri Estienne, les avait ranges parmi les

fragments pythagoriciens, o depuis lors elles taient

restes ensevelies. Une lecture attentive suffisait pour-


tant dmontrer le mal fond de cette attribution. L'au-
teur a d vivre dans les dernires annes du cinquime
sicle ou au commencement du quatrime; car, dans la

premire dissertation, numrant la srie des grandes


guerres du pass, il cite comme la plus rcente la guerre
du Ploponse. 11 semble bien, en outre, que dans la

quatrime l'crivain ait voulu insrer son nom; malheu-


reusement c'est dans un passage corrompu, qui ne sau-
rait tre restitu avec certitude 3. Un seul point en
somme parat hors de doute : ces dissertations sont
l'oeuvre d'un tranger, de langue dorienne, qui a s-
journ plus ou moins longtemps Athnes, et y a fr-

quent Socrate et les sophistes '^.

1. On trouvera ces textes dans Mullach, Fragmenta philoso-


phorum, I, p. 544.
2. Jahrbcher fur Philologie, 1881, p. 739.
3. Teichmller, Litternvische Fehdeji in vierlen Jahrhunderl
vorCh., II, p. 96.

4. D'aprs M. Wilamowitz-Moellendorf, Ind. Gott., 1889, p. 9,


Les sujets traits sont les suivants : Du bien et du mal.
Du beau et du honteux. Du juste et de l'injuste.
Du vrai et du faux. De la sagesse et de la vertu : si

elles peuvent s'enseigner. Cliacune de ces dissertations


rsume certainement un ou plusieurs entretiens auxquels
l'auteur avait assist Athnes, rsum plus conscien-
cieux, du reste, qu'intelligent. Partout l'anonyme suit

la mme mthode : d'abord un expos sommaire de la

thse et de l'antithse, puis les arguments />owr, ensuite

les arguments contre, pas de conclusion. Les deux opi-


nions sont exposes avec une impartialit parfaite; tout
au plus l'auteur nous apprend-il qu'il est partisan de
l'une ou de l'autre mais il s'en tient d'ordinaire cette
;

dclaration un peu niaise. L'analyse de la premire dis-


sertation donnera en mme temps une ide de toutes les

autres.
Les philosophes tiennent en (jrcc deux langages
contraires sur le bien et le mal : ceux-ci prtendent
que le bien est une chose, et le mal une autre; ceux-l
que c'est la mme chose, mais bonne pour les uns et
mauvaise pour les autres, et, selon les circonstances,
bonne ou mauvaise pour lamme personne. No'h la

thse et l'antithse poses. Comme preuve d'abord de la

relativit du bien et du mal, l'anonyme apporte une s-


rie de seize arguments, ou plutt car au fond c'est le

mme argument qui reparat toujours de seize exem-


ples : I" Si le boire, le manger, l'amour sont un mal

cet crit aurait t compos vers 400 av. .I.-G. par un Byzantin
ou un Rliodien. Teichmller /. l. l'altribue avec bien peu Je
vraiseml)lan9e au cordonnier Simon. Blass songe Simmias, le
disciple lliljain do Socratc Berglv au Tliessalien Miltas ein
;

Genosse des Platonisciien Kreises. (Ueher die Echlheit der


SioX^ei, dans Fiinf Abhnndlungen z. Geschichte der c/r. Philoxn-

ptiie, lie>raus^'('cj(>lii'n von (i. Trinri<:lis. 18.S;i. p. J.'Vi.)


-64-
pour le un bien pour l'homme sain.
malade, c'est
^
2 Si l'intemprance est un mal pour l'intemprant,

c'est un bien pour le mdecin. 3 Si la mort est un


mal pour le mourant, c'est un bien pour le marchand
d'objets funraires et pour le fossoyeur. 4" Si l'abon-
dance des produits est un bien pour l'agriculteur, c'est
un mal pour les marchands (de blj. 5"^ Si les avaries
d'un vaisseau sont un mal pour l'armateur, c'est un
bien pour le constructeur.
6" Quand le fer se ronge,

s'mousse ou s'use, c'est un mal pour tout autre, mais un


bien pour le forgeron. 7 Quand la vaisselle se casse,

c'est un mal pour tout autre, mais un bien pour le po-


tier. 8 Quand les chaussures s'usent et se dchirent,
c'est un mal pour tout autre, mais un bien pour le cor-
donnier.
9'' Dans les concours gymnastiques, musi-

caux ou militaires, par exemple dans la course nu, la


victoire est un bien pour le vainqueur, mais un mal
pour les vaincus.
10" De mme pour les athltes et

les pugiles, et tous ceux qui prennent part des con-


cours musicaux ; l'art du citharde, par exemple, est un
bien pour le vainqueur, mais c'est un mal pour les vain-

cus. 1 1 De mme encore dans la guerre : pour pren-


dre l'exemple le plus rcent, la victoire que les Lacd-
moniens remportrent sur Athnes et ses allis fut un
bien pour les premiers, mais un mal pour les seconds.
12 La victoire des Hellnes sur les Perses fut un bien
pour les Hellnes, mais un mal pour les Barbares.
i3" La prise d'Ilion fut un bien pour les Achens, mais
un mal pour les Troyens.
14 Et de mme pour les
infortunes des Thbains et des Argiens. i5 Le com-
bat des Centaures et des Lapithes fut un bien pour les
Lapithes, mais un mal pour les Centaures. 16 Dans
la guerre des Dieux et des Gants, la victoire fut un

bien pour les Dieux, mais un mal pour les Gants.


65
Ici s'arrte l'argumentation de la thse. L'auteur va d-
velopper maintenant l'antithse (ti-J.:^ "'-^), savoir
que le bien et le mal sont deux choses diffrentes de
nature comme de nom. Cette opinion, voici comment
je la dveloppe : mon sens, il n'y aurait pas moyen
de distinguer ce qui est bien et ce qui est mal, si les

deux ne faisaient qu'un ; ce serait, en effet, bien surpre-


nant'. J'imagine que ceux qui soutiennent cette opinion
ne sauraient que rpondre, si on leur demandait : Dis-
moi, as-tu jusqu'ici fait quelque bien tes pre et
mre ? Sans doute, beaucoup et souvent. Dans ce
cas, tu leur as fait beaucoup de mal et souvent, puisque
bien et mal sont la mme chose. Et encore : As-tu fait

quelque bien tes proches? Alors tu leur as fait du


mal. Et encore : As-tu fait du mal tes ennemis?
Beaucoup et souvent. Alors tu leur as fait du bien.

Mais voyons, rponds encore ceci : Ne plains-tu pas


les mendiants comme gens accabls de mille maux, et

ne vantes-tu pas au contraire le sort des riches comme


jouissant de mille biens? Or, si le bien et le mal sont
une mme chose, rien n'empche que le mendiant soit

l'gal du Grand Roi, car alors les grands biens de celui-


ci sont autant de maux, si le bien et le mal sont une
mme chose. Voil ce qu'on peut rpondre d'une ma-
nire gnrale. J'arrive maintenant aux arguments par-
ticuliers, en commenant par le boire, le manger,
l'amour. Tout cela est un mme pour les ma-
bien,
lades, si le bien et le mal sont la mme chose. Et la
maladie est pour les malades un bien en mme temps
qu'un mal, si le bien et le mal sont la mme chose. Et

de mme pour tous les cas numrs prcdemment.

1. Remarquer la navet de celle formule comme, du reste, de


beaucoup d'autres passages dans celle discussion.
/
/

66
Je ne prtends pas, conclut l'anonyme, expliquer ce
qu'est le bien, mais montrer seulement que le bien et
le mal sont deux choses, et non pas une.
Par cette dissertation nous pouvons nous faire quel-

que ide des lieux communs dont les sophistes et leurs


lves faisaient provision pour la dispute. Rien de plus
justifi scientifiquement que le ddain d'Aristote pour

cette routine. Il compare spirituellement le sophiste


un homme qui, voulant enseigner le mtier de cordon-
nier, se bornerait munir ses lves d'une collection

de chaussures de toute espce : ce serait pourvoir au


besoin du moment, mais ce ne serait pas du tout en-
seigner un art'. Force est pourtant Aristote de recon-
natre que, dans la pratique, cet empirisme donnait de
rapides rsultats. Et lui-mme, du reste, en maints en-
droits de ses Topiques recommande qui veut argu-
menter de s'tre prpar un fonds de dfinitions, de
raisonnements, de morceaux tout faits sur les questions
les plus communes'.

IV.

SERVICES RENDUS A l'LOQUENCE PAR LA SOPHISTIQUE.

f
Trois conditions sont ncessaires pour que l'loquence
atteigne sa perfection. Il faut que l'orateur ait en
main une prose savante, c'est--dire dj discipline et

fixe par un long usage littraire. Il est ncessaire.

1. Aristote, Rfutations sophistiques, xxxiv.


2. Aristote, Topiques, II, 5, i. VIII, 12 (14), 4. 6. 7. 17. Rfutt,
sophistiq., XII, 2 et 4.
-67-
d'autre part, qu'il dispose d'une provision d'ides gn-
\
rales, auxquelles il pourra rattacher ce qu'il y a de
contingent dans chaque cause. Kri fin il faut; qi i'i
.
|
-nlt

appris analyser les ides, ^les coordonner, les con s-


truire, en un mot qu'il soit dialecticien. Mais ces trois

conditions ne se ralisent en gnral que tardivement.


Voyons en quelle mesure la sophistique a contribu en
Grce ce lent progrs.
Il n'y a pas eu, proprement parler, un style des

sophistes. Tout au plus peut-on signaler certaines qua-


lits de forme, auxquelles ils ont particuliremenjt^vis.
La ^cmi re, c'est l'clat. Proccups avant tout d'-
blouir, on comprend qn'ils l'aient recherch dans leur
style comme dans leur costume. Platon avait dj fait,

non sans ironie, ce rapprochement : 11 ne te con-


vient pas, Mippias, d'entendre des termes aussi bas,
richement vtu comme tu l'es, chauss si lgam-
ment '. Ce got du faste nous apparat trs nettement
dans les pastiches de Protagoras, d'Hippias, de Prodi-
cos, que nous lisons chez Platon et Xnophon. Encore
Xnophon s'excuse-t-il de son impuissance reproduire
toute lajraiTdeu_L',ex.px!sSJUiia-de Prodicos (\).i'i7.\u:tipi'.z

fT;ij.a5i)\ Cette grandeur^ les sophjstes_s'eJToraient par


divers moyens de l'a tteindre. D 'abord par rexchjsyjn
des termes bas : il faut voir avec quel dgot aristocra-
tique Hippias, discutant avec Socrate, le supplie de re-
noncer ses mots vulgaires, comme . marpiite, cuil-
lre, pure-'. Par des emprunts au vocabulaire po-
tique. Exemple, dans un fragment de Protagoras qui
n'a que cinq six lignes : vriZsvOiw, ss-ir;;, r,\>.ipr,^ (au sens

1. Platon, Hippias major, 291 A.


2. Xnophon, Mmorables, II, 1, 34.
3. Platon, Hippias major, 228 D.
r,8
gnral de temps), j-:-:;j.ir,v, v(i);jv;(;v '
. Par des mta-
phores.,D_ron__p gnr voir en mrft l'influence de la^-
sie. Ce tr&it est surtout frappantcEz Hippias. Dans les
quelques lignes que Platon lui prte dans le Protago-
ras, nous constatons un entassement de mtaphores :

TT. 'E/.ASs; d; tj-'z - 7:pu:xvV:v Tr,z Tc^a; iTvxi /.%: /aAaiai


Ta; f,v'.; To; Xi^i; Tivta y./,ii)v iy.Tivavxa, 'Jpa ivTa, Ytv

; t: T.i'kxyoz. tv Xi-ftov^, etc. Un autre caractre com-


mun du style des sophistes^ c'est l'ampleur (ij.r/.p;/.-;!a).

Tous se targuaient du talent de parler longuement sur


le mme sujet. Et dans les imitations de Platon et de
Xnophon nous voyons, en effet, Protagoras et Prodi-
cos s'exprimer avec une fluidit abondante et agrable,
Hippias avec une fatigante verbosit-'. y avait sans
Il

contredit quelque purilit dans cette recherche; mais,


outre que l'abondance est une des conditions ncessai-
res de l'exposition orale, les sophistes n'ignoraient pas
que c'est aussi une des choses que la foule nave ad-
mire le plus. Beaucoup plus importante! de meilleur
aloi tait le soin scrupuleux que Prodicos apportait dans
le choix des termes. Il n'est pas douteux que ses fines

distinctions demots
dont la trace peut se suivre chez
Antiphon, chez Thucydide et jusque chez Isocrate
n'aient contribu puissamment dvelopper chez les
crivains attiques le got de l'exactitude, de la prcision

1. Ce fragment, on dialecte ionien, est rapport par Plutarque,


Consolalioii Apollonius, 118 E.
2. Platon, Protagoras, 337 G. l'n fragment cit par Clment
d'Alexanilrie (Slromal , VI, Oi'i A) offre galement une mtaplioro :

Ta [J-yilTi /.ai rxiyuXa.

3. .le relve en parliculier dans le discours d'Hip|iias : fiyaOuai

if jji; a'JYY2''''' "'!'*'' ov.E'Oj; zi ;:o).tTa; a-xvxa; tvx'. tfJiEC (trois

mots pour un), et plus loin : r.'Mi'^^i jxoi iagooS/ov /.l J-ia-rrjv
z'i ::pjTavtv EX;a6ai.
- (^9

et de l'analyse'. Quant aux recherches de Protagoras et

d'Hippias sur la correction du lanf,'age, sur les syllabes,


les rythmes, quoique ce soient surtout des curiosits qui
ne pouvaient gure avoir d'influence sur la pratique, di-
sons avec M. A. Croiset que cet ertort encore trs l-
mentaire conduisait cependant mieux comprendre ce
qu'on avait fait jusque-l par instinct". En rsum, Ips

sophistes_n'ont pas t des crateurs en fait de langue et

de style. Ils ont eu des vellits du mieux, mais pas de


principes arrts. Dans leurs mains la prose flotte, en-
core indcise, entre la posie et le langage vulgaire.
Elle n'a ni indpendance, ni lois propres.
Les sophistes ont rendu plus de services l'loquence'
comme crateurs et propagateurs d'ides. Les premiers,
ils ont dml et oppos les principes gnraux auxquels
se ramne toute l'activit humaine ides du droit na- :

turel et du droit lgal, du juste et de l'injustT^ l'utile

et! du beau7diT~)os*iible-, fc! Chez Thucydide dj on

voit quel parti l'loquence tirera de ces notions. C'est,


en elet, des sophistes que drive toute sa psychologie,
si pntrante parfois et si profonde, emprunte
et elle leur

mme leurs cadres. Thucydide videmment trs


a t
trappe de ce que ces notions du juste, du beau, de
l'utile, introduisaient de clart dans les faits humains.
On en trouve la mention chaque page de son histoire.
Il } a tel de ses discours qui n'est d'un bout l'autre
que le dveloppement d'une de ces ides. D'autres fois
il les oppose entre elles, et derrire la querelle de deux
peuples il aperoit le conflit de deux principes moraux :

Athniens et Miiens, par exemple, ne sont plus chez

1. HlisR, AUische Bcredsamheil, II, p. 12.


2. A. <'t 1\[. Cmisot, llUloire de In liUcralure grecque, t. IV,
70
lui que les porte-parole les uns de l'utile, les autres du
juste '. On peut donc dire que c'est par les sophistes que
la psychologie s'est introduite dans l'loquence. Mais,
outre ces ides fondamentales^ les sophistes en ont mis
en circulation une foule d'autres. Ils a^aient, nous
l'avons vu, extrait sous forme de lieux communs des
matires les plus diverses, mtaphysique, morale, poli-
tique, sciences, mtiers manuels mmes, tout ce qu'elles
contenaient d'universel. Et ainsi, au sortir de l'cole,

leur lve avait des principes auxquels il pouvait sur-le-


champ ramener toute cause particulire. Il tait par cela
mme en tat de parler avec abondance sur la plupart
des sujets et au besoin d'improviser.
Mais surtout, grce un long entranement et des
exercices continus, l'lve des sophistes savait argumen-
ter. Il y a dans Xnophon une trs curieuse scne qui

nous met sous les yeux les rsultats pratiques de cet


enseignement dialectique. On y voit Alcibiade , frais

moulu de l'cole et qui n'a pas vingt ans, discuter


intrpidement avec Pricls sur l'origine des lois; et

c'est l'colier qui triomphe. Force est la fin au vieil

homme d'tat d'adhrer cette thse sophistique que


toute loi est une violence; il avoue de bonne grce sa
dfaite'. Mais cette habilet acquise l'cole, les lves

des sophistes ne se contentaient pas naturellement de la

mettre profit dans des discussions thoriques de ce


genre, ils la tournaient vers la pratique. Aussi Aristo-
phane affecte-t-il en vingt endroits de ne voir en eux
que des sycophantes. Ds 426, dans les Acharniens, il

mettait en contraste d'une faon trs expressive la gn-

1. Au livre V, 85 sq. Voir aussi les harangues contradictoires

des Corcyrens (I, 32-36) et des Corinthiens (I, 37-43).


2. Xnophon, Mmorabl., I, 2.
rtir^^^^^rathotiomaques et celle des sophistes'.
Nous autres, vieillards chargs d'ans, avons nous
plaindre de la Rpublique. Tant de victoires sur mer
nous auraient bien mrit d'tre nourris par vous; au
lieu de cela, nous sommes indignement traits : vous
jetez dans des procs publics i^pa'fi), vous abandonnez
aux railleries des jeunes orateurs de pauvres vieillards,
ombres d'eux-mmes, privs de l'oue et de la voix, et

pour qui leur bton est le seul Posidon protecteur. La


voix chevrotante de vieillesse, nous nous tenons debout
devant le tribunal et nous ne voyons de la justice que
son ombre, tandis que l'accusateur, qui s'est assur le

concours de jeunes orateurs, nous attaque l'impro-


viste et nous accable de sa dialectique serre (oTps-fYXoi

Ts pT|iJ.ait)- Il nous trane devant le juge, nous ques-


tionne, nous tend des trbuchets de paroles {T/MoiXrfip
Imq TOov). Son attaque trouble, renverse, met en pices
le pauvre vieux Tithon. Accabl par l'ge, celui-ci ne
sait que marmotter entre ses dents. Condamn
l'amende, il s'en va pleurant et sanglotant, et il dit ses

amis : Ce qui devait payer mon cercueil, l'amende


me l'a pris. Est-ce l une chose juste? Quoi! la clep-

sydre tue le vieillard cheveux blancs, qui dans l'ar-

dente mle s'est tant de fois couvert d'une sueur glo-


rieuse, dont le courage a sauv la patrie Marathon...
Ah! si vous ne voulez pas laisser dormir en paix les

vieillards, dcidez qu'on appariera les plaideurs, de faon


que le vieillard n'ait en face de lui qu'un vieillard dent,
que le jeune homme trouve en face un prostitu, un
bavard comme le fils de Clinias.

1. V. 675.
72

V.

l'loquence sophistique tudie chez les tragiques.

Les orateurs forms par la sophistique n'crivaient


pas. Mais plusieurs crivains de ce temps ont insr
dans leurs uvres des harangues fictives de leur com-
position. N'avons-nous pas le droit d'y chercher une
copie, tout au moins un reflet de l'loquence relle?
Parmi ces crivains, celui auquel on songerait d'abord
est Thucydide, si ses discours n'taient de pures dis-
sertations o les formes extrieures et la technique du
genre oratoire sont peine observes. Mieux vaut donc
s'adresser Sophocle et Euripide ,
qui, avant subi
tous les deux, bien qu'ingalement, l'influence de la

sophistique, nous reprsenteront assez exactement deux


phases successives de cette loquence.
Mais, pour mesurer au juste les progrs dus la

sophistique, rappelons d'abord o en tait l'art oratoire


en Grce vers le milieu du cinquime sicle.
Pendant quatre cinq sicles l'loquence a gard en
Grce le mme caractre, qu'on peut appeler homri-
que. Prenez Hrodote, par exemple. Conteur exquis, il
n'est aucun degr orateur, parce qu'il n'est aucun

degr dialecticien. C'est que l'art de raisonner demande


une maturit de rflexion, une agilit d'esprit, qu'Hro-
dote ni aucun de ses contemporains ne possdent encore.
Les ides gnrales, chez lui, sont presque absentes; ce
qui en tient lieu, c'est ce trsor de sagesse vulgaire qui
se transmet de gnration en gnration dans les pro-
verbes, dictons et maximes (Yvwixai), La royaut est
- 73 -
chose instable. 11 importe un chef de prvoir les

vnements, et il est d'un homme sage de prendre pour


guide la prudence. C'est toi, Histiaeos, qui as cousu le
soulier; mais c'est Aristagoras qui l'a chauss'. Aprs
ces fviiAai, l'argument prfr d'Hrodote est l'exemple.

Simple juxtaposition de deux faits identiques ou con-


traires, c'est la forme la plus lmentaire du raisonne-
ment. Et elle a de plus pour I lrodote cet attrait, qu'elle
lui permet de quitter la forme raisonnante, o il est mal
l'aise, pour revenir la forme narrative, o il reprend
tous ses avantages. Qu'on lise en particulier le discours
du Corinthien Sosicls, pour dissuaJcr les Lacdmo-
niens de rtablir Athnes le t\ ran Hippias". N'y cher-
chez point une analyse approfondie de la tyrannie et de
ses vices. Tout le discours se rduit un seul exemple,
complaisamment dvelopp; en un long rcit, qui con-
tient force oracles, lgendes et anecdotes, Sosicls expose
les maux que cette forme de gouvernement a causs sa
propre patrie, Corinthe; aprs quoi il conclut brusque-
ment. En somme, un tel discours rappelle s'y mpren-
dre ceux de l'Iliade et de Vudvsse : de sorte qu'on
peut conclure que d'Homre Hrodote l'loquence en
Grce n'a pas sensiblement progress \ Pour qu'elle pro-
gresst, il fallait l'intervention d'un art nouveau : la dia-
lectique.
Plac la limite de deux ges littraires, Sophocle nous
montre encore dans ses plus anciens drames le mme
type oratoire. L aussi peu de dialectique, mais quantit
de maximes universelles. Le discours o Hmon essaie
de flchir son pre en faveur d'Antigone en est un

1. Hrodote, III, 53; III, 36; VI, L


2. Ibid., V, 92.
3. Voir Alf. Croiset, Hixt. rie la litli-rnl. grecq.. t. IV, p. 18

74

exemple'. Rien ne le distinguerait de ceux que l'on lit

chez Homre ou Hrodote, si l'on n'avait malgr tout


l'impression de quelque chose de plus ramass, de
mieux li et de plus vigoureux o apparat dj la diff-

rence de l'esprit attique et de l'esprit ionien. Mais ct


de ce type simple et archaque, il y a aussi chez Sopho-
cle quelques discours o l'influence des sophistes dialec-
ticiens est marque. De ce nombre est le plaidoyer o
Clytemnestre, dans l'Electre, se disculpe du meurtre
d'Agamemnon^. La composition en est des plus mtho-
diques. Proposition : Tu m'accuses d'avoir tu ton
pre? Dfense : Soit, je ne le nie pas; mais ce n'est
pas moi seul qui Tai frapp, c'est aussi Dik; et ton de-
voir et t de me seconder, si tu avais eu quelque rai-

son. Car enfin ce pre est de tous les Grecs le seul qui
ait jamais sacrifi sa fille aux dieux. Rfutation : Mais
apprends-moi pourquoi il l'a sacrifie. A. Dira-t-il que
c'est dans l'intrt des Grecs? Mais les Grecs n'avaient
pas de droits sur ma fille. B. Dira-t-il que c'est dans
l'intrt de Mnlas? a) Mais alors n'tait-il pas plus
juste de sacrifier les deux enfants de Mnlas, en faveur
de qui se faisait l'expdition? b) Ou bien Hads tait-il

plus avide du sang de mes enfants que de celui des en-

fants d'Hlne? c) Ou bien ce pre excrable, sans ten-


dresse pour ses enfants, n'en avait-il que pour ceux
d'Hlne? C. N'est-ce pas l le fait d'un pre insens
et dnatur? Tel est mon sentiment; celle qui n'est plus
dirait comme moi, si elle pouvait prendre la parole.
Proraison : Aussi je ne regrette point ce qui s'est pass;
et toi, qui trouves que j'ai tort, sois impartiale dans tes
jugements, et tu en accuseras d'autres que moi. On

1. Sophocle, Antigone, V, 683.


2. Sophocle, Electre, V, 516 sq.

75
voit tout de suite la diffrence de ces deux manires. Ici

une ide gnrale domine toute l'argumentation : Feci,


sed jure fcci. De plus les objections de la partie adverse
sont prvues et d'avance rfutes. Enfin nous avons
affaire, non plus des maximes et des proverbes,
mais des raisons prcises, tires des circonstances
mmes de la cause, et qui ne conviennent qu' elle. On
ypeut mme noter dj une vritable habilet renou-
veler le mme argument, en le prsentant sous plusieurs
formes. Ce progrs dialectique, on l'observerait tout
aussi nettement dans plusieurs tragdies de la fin de la
vie de Sophocle, surtout dans dipe Colone '. Peut-
tre est-il d l'influence d'Euripide.
Dans la plupart des pices d'Euripide il y a en effet,
mme sans ncessit dramatique, un dbat en rgle, ra-
mass en deux plaidoyers contradictoires. Visiblement
le pote a cherch l une occasion de soutenir, la faon

des sophistes, le pour et le contre. Et le fait est qu'il


y
excelle. Sa fcondit dialectique est prestigieuse; il fait
sortir de chaque cause toute la somme d'arguments
qu'elle contient; en un mot, il l'puis. Parfois mme
le dialecticien fait tort chez lui au dramatique; on sent
trop derrire ses personnages un sophiste ingnieux qui
leur souffle des raisons. L'lve de la sophistique se re-
connat encore d'autres traits, notamment maintes

formules d'cole qui servent marquer la marche et


le progrs du raisonnement Ceci sera mon exorde.
:

Premirement pour commencer par ce premier grief.


et

Mais raisonnons un peu.


Considre encore ceci, je
te prie. 11 est encore un point sur lequel je n'ai rien
dit... Tous les caractres que nous venons de signaler

1. Voir M. Lechner, De rheloricae iisii Sophocleo, Berlin, 1887.


Blass, Die altischo Bcrcdsamheii I, (S" dit.), p. 43.
-^ 76 -
se trouvent runis dans l'habile harangue par laquelle
Clytemnestre s'efforce de dtourner Agamemnon du
meurtre d'Iphignie '.

Je donn ce fils, outre trois


t'ai filles, et tu vas
cruellement m'en ravir une Que si ! l'on te demande
pourquoi tu veux la tuer, parle, que diras-tu? ou faut-il

que je rponde pour toi? C'est pour rendre Hlne


Mnlas. Le bel usage, vraiment, de donner nos enfants
pour la ranon d'une mchante femme! Nous achte-
rons ce qu'il y a de plus odieux au prix de ce que nous
avons de plus cher!
Mais, dis, si tu pars pour la
guerre en me laissant la maison, et que ton absence se

prolonge, quels sentiments, crois-tu, aurai-je au cur,


quand je verrai tous vides les siges o elle s'asseyait,

vide aussi son appartement, quand je demeurerai seule,


toute en larmes, pleurant sur elle sans relche : L'au-
teur de ta mort, mon enfant, est ton propre pre. C'est
lui qui t'a tue, non de la main d'un
lui-mme, et

autre; voil comme il rcompense la tendresse de sa


famille! Certes, il ne faudrait qu'un lger prtexte
moi et aux enfants que tu auras laisss vivre pour te
faire ton retour l'accueil que tu mrites. Oh non, par !

les dieux, ne me force pas tre cruelle pour toi, et ne

le sois par pour toi-mme.


Eh bien, soit tu immolei^as :

ta fille; mais quelles prires prononceras-tu alors? Quels


biens demanderas-tu aux dieux en gorgeant ton en-
fant? Un funeste voyage, sans doute, puisque un acte
honteux aura signal ton dpart. Et moi, quel bien
puis-je te souhaiter justement? Ne serait-ce pas croire

les dieux insenss que de former des vux pour des


parricides ? Et, une fois de retour en Argos, iras-tu

1. Euripitle, Iphignie A Aulis, V. 1146-1208.


77

embrasser tes enfants ? Tu n'en auras pas le droit. Qui
d'entre eux lvera mme les yeux sur toi, qui auras im-
mol leur sur de propos dlibr? As-tu dj song
tout cela? Ou bien as-tu seulement cur de te prome-
ner, le sceptre en main, et de commander l'arme?
V(Mci le ianf^age que tu devrais tenir aux Grecs : Vous
voulez faire voile pour la Phrygic; que le sort dsigne
celui d<Mit l'enfant doit mourir ! Voil qui tait juste,
et n<jn que ta fille ft choisie entre toutes et livre aux
Grecs pour tre leur victime. Ou bien encore il fallait

que Mnclas immolt llermione, la fille pour la mre;


c'tait son alTaire lui. iMais maintenant c'est moi, la

iidle pouse, qui serai prive de mon enfant, tandis que


celle qui a failli, Sparte, sous le toit domestique,
jouira de son bonheur. Rponds-moi si je n'ai pas
raison; mais si ce que j'ai dit est juste, ne tue pas ta

fille et la mienne, et tu seras sens '.


O trouver une dialectique plus riche, plus varie,
plus agile? C'est l'cole de Protagoras ^
qu'Euri-
pide avait appris cet ingnieux de fconder un
art

sujet, et dans son fond en le retournant sous toutes ses


dans sa forme en renouvelant chaque argu-
faces, et

ment au moment o il semble puis. Qu'on mette en


regard de cette dialectique, si fertile en ressources, l'ar-

gumentation indigente monotone d'Hrodote, on me-


et

surera du coup les progrs accomplis, en moins d'une


gnration, par l'loquence grecque grce l'ristique.

1. Voir M. Li'cliner, Euripides rhetorum discipiilus, Progr.

Ansbacli, 1874. filass, l. l.


2. liti tradition atteste, en efet, des rapports personnels entre
il! le pote. D'aprs Diogne Laerce {IX, 54), c'est
diuleclieien et
dans la maison d'Kiiripide que Protaj^oras aurait lu son Trait
des Dieux. Cf. encore Diogne Laerce, IX, 55.
CHAPITRE m.

La Rhtorique de Gorgias.

GORGIAS A ATHENES.

Soucieux avant tout d'utilit pratique, Corax et Ti-


si as ne s'taient nullement proccu ps du style."~Ca
be aut et l'clat de la forme,
au contraire l'uni-
tel fut
que j ouci d'un autre rhte u r, leur compatriote. Gorgias
de Lontiurn. N vers 485', Gorgias parat av oir j;isid
sans interruption en _Sicile jusqu' l'an 427, o il fut
dput Ath nes par sa ville natale pour deman der du
secours contre Syracuse ^ Cette date est capitale dans sa
vie. Jsqu^Ten et nous ne savons de lui peu
prs rien, sinon qu'lve d'Emjpdoclej il avait, avant de
se donner^jilinitivement la r htocique. dbut par
l'tude de la philosophie C'est ^ette premir e p-
^.

riode sicilien ne qu'il convient de rapporter la conc ep-


tion et le dveloppement de son systme de, rhtorique.
11 parat mme avoir eu ds lors une cole et des lves,

1. Blass, Die allische Beredsamheit, I (2 dit.), p. 48.


i. Diodoro do Sicile, XII, M.
3. Quialilien, III, \. 8. Diogne Laerce. VIII. 08.
8o -
entre autres Polos d'Agrigente '.Mais c'est_ son amb as-
sade qui de ce renom local fit une rputation panhell-
rHU. Sa parole excjta Athnes un enthousiasme
inoui, tel point qu'on ne le laissa repartir, pour ren-
dre compte de sa mission, que sous promesse d'un pro-
chain retour-. 11 revint en effet Athnes,
y s- et
journa plusieurs reprises^ et pendant quarante ans on
le vit parcourir la Grce entire, tranant aprs lui de
toutes les villes une jeunesse enthousiaste de ses leons.
Ce n'est que dans cette seconde priode qu'il appartient
l'histoire.

If.

GORGIAS CRKATEL'R DK LA PROSE SAVANTE : COMMENT


CETTE CRATION EST LIEE A CELLE DE l'LOQUENCE
PIDICTIQUE.

Le nom de Gorgias reste attach dans l'histoire des


lettres grecques deux faits d'importance capitale :

1" la cration de l'loquence pidictique ou d'apparat;


2 l'bauche d'une prose savante. Celle-ci seule nous
intresse directement. Mais, comme entre ces deux cra-
tions il y a un lien logique, qui n'a peut-tre pas t
suffisamment mis en lumire, nous essaierons avant
tout d'claircir les origines de l'art pidictique.
En Grce plus d'un des genres de la prose est issu
de la posie : qu'il suffise de citer entre autres l'histoire

et la philosophie. Telle est aussi sans contredit l'ori-

1. [Platon], Thags, 128 A ; Suidas, s. v. IliXo; Gicron, Bru-


tiis, 46.
2. Diodore, l. l.; Rhetores groeci, d. Walz. IV, p. 15.
ginc de l'loquence pidictiquc : elle est fille et hritiri

du ivn'sme. La seule diffrence, c'est qu'ici la substitu-


tion de la prose au mtre n'a pas t, comme dans la

philosophie ou l'histoire, l'eflet d'une volution lente et

rgulire, mais l'uvre rflchie d'un crivain, Gorgias.


D'un coup hardi, Gorgias a donn droit de cit dans la
prose toutes les varits du lyrisme'. Parcourez en
effet la liste de ses ouvrages : Discours funbre, Discours
Pythique, Discours Olympique, Eloge d'Elis, loge
d'Achille. loge d'Hlne. Qu'est-ce au fond que tout
cela, sinon des compositions lyriques, des thrnes, des
h\mnes, des encmia? Donc, parit complte des sujets
dans le Krisme et dans l'loquence d'apparat. Mais ce

qui mieux encore dnonce la parent des deux genres,


c'est leur communaut de plan, de cadres, de lieux com-

muns. Il nous faut montrer cela plus au long.


N'est-il pas vrai que ce qui constitue le fonds com-
mun et l'essence du lyrisme grec, c'est l'loge? loge
d'un vivant, d'un mort, d'une cit, d'un hros, d'un
dieu. Va dans toutes les varits du lyrisme cet loge est

1. 11 y a lieu loiitoCois do faire ici uni! reinanjuft importante.

Bien avant Gorgias, cotte subsliUitioii do la prose au mtre s'tait


faite dans un des genres du lyrisme, \'loge funbre, et cela par
mesure purement adminislralive. C'est, en effet, un dcret du
peuple alhnien qui, au temps des victoires modiques, ordonna
que dans les funrailles des guerriers morts pour la patrie un ora-
teur ofliciel ferait leur loge. Quel homme d'tat fut le premier
charg de cette mission, nous ne le savons pas. Mais ce qui est
srtr, c'est qu'en l'absence de tout crit antrieur en prose, il prit

pour modle les oMivres des lyriques, en particulier les Otvo! et les
r.iii.y'fiiix de Simonido et de Pindare. De mme tirent, son exem-
ple, ses successeurs. Kl c'est ainsi que ds l'origine s'tablit pour
l'oraison funbre un schma invariable, emprunt an lyrisme. Il
y avait l nu prcdent, dont s'inspira peut-tre Gorgias. (Thucyd.,
II, 34-5; Denys d'ihilicarnasse. .\iilitjitits rovtauies, V, 17; Dio-
dore de Sicile,XI, 33.) Voir sur l'origine et la date du U^o; JriTiio
l'article rcenl de M. llauvelle dans les Mldiif/cs ^ycil. pp. IS'Jscf.
82
trait selon un plan fixe et en quelque sorte prtabli.
Prenez, par exemple, celui de tous les genres lyriques

que nous connaissons le mieux, l'ode triomphale (pini-


kion). L'loge personnel du vainqueur, voil la donne
premire; mais autour de ce centre la tradition techni-
que veut que viennent se grouper cinq six autres l-
ments immuables : loge des jeux o le personnage a
triomph, loge des dieux qui les ont fonds, loge de
la race du vainqueur, loge de sa cit, loge des dieux

qui protgent celle-ci. Quel que soit le pote, qu'il ait

nom Simonide, Bacchylide ou Pindare, il faut, si j'ose


dire, que son inspiration coule dans le mme lit, qu'elle
suive les mmes courbes, qu'elle se grossisse des mmes
affluents. Et ce que nous disons de pinikion n'est pas

moins vrai des autres genres lyriques. Que les chants


du pote fussent tristes ou joyeux, dit M. A. Croiset,
que ce fussent des thrnes, des pithalames ou des pi-
nicies, c'tait toujours un loge, l'loge d'un mort ou

d'un vivant, qui en formait la donne premire. Et tou-


jours aussi autour de cet loge venait se grouper celui de
la famille..., puis celui de la patrie..., puis encore celui

des dieux... Quand on connat les lments ncessaires


d'une ode triomphale, on connat peu de chose prs
ceux de tous les autres genres d'encmia'.
En regard du lyrisme, tchons de dfinir son tour
l'loquence pidictique. Elle aussi a pour matire prin-
cipale et presque unique l'loge"; en faut-il d'autre

preuve que le nom mme d'loquence laudative (-fAwix'.as-

T'.y.r;), que lui donnaient parfois les anciens^? Mais il y a

1. Alf. Croiset, La posie de Pindare el les lois du lyrisme


grec, p. 118. Cf. pp. 111 et 158.
2. L'loquence pidictique, dit Aristote (Rltl., I, 3, p. 1358 B),
consiste dans l'loge et blmc. le

3. [Denys d'Ha.], Rhloriq., IX. Cf. Quintilien, III, 4, 12.


83
plus : pour peu qu'on entre dans la composition des
diflrents genres pidictiques, on y retrouve le plan
mme et les lieux communs du lyrisme. Voyez, par
exemple, le sommaire de VFJoj^e d'Achille de Gorgias,
qu'Aristote nous a conserv : l'auteur, dit Aristote, ne
s'y tait pas born la louange de ce hros; pour ampli-
fier son sujet, il y avait joint celle de Pele, pre d'A-
I Chille, puis de son aeul Eaque, puis de Zeus, auteur de
toute la race, enfin de la bravoure en gnral '.Ne re-
connat-on pas l les cadres tout tracs de Vencmion?
Dans VOraison funbre la parent du lyrisme et de
l'loquence d'apparat est plus manifeste encore : Le
discours funbre, dit un rhteur ancien, tant en
somme que l'orateur doit
l'loge des morts, il suit de l
puiser aux mmes sources que pour les encmia pa- :

trie, race, origine, ducation, actions". Et c'est, en efiet,


le plan auquel s'astreignent plus ou moins rigoureuse-
ment dans les discours funbres conservs Thucydide,
Platon, pseudo-Dmosthne, Hypride lui-
Lysias, le

mme. Veut-on un dernier exemple? Je le tirerai des


Erolicoi ou discours en prose l'objet aim. Platon,
dans le Phdre, rattache expressment ce genre aux
r.v.lw. d'Anacron et de Sappho le dbut du Lysis
'. Et
montre en eli'et que ces deux genres, non seulement
mmes sujets,
avaient les mais encore dveloppaient les
mmes lieux communs, qui sont toujours au fond ceux
de Vencmion. 11 nous a rendus sourds du nom de

1. Aristote, IVtloriijuc, 111, 17, p. Iil8 A. A la viM'iti'', il


n'est pas tout l'ait silr qu'il s'agisse <lans ce passaj^'e d'un Eloge

d'Achille; les dvoloppemenls f[ue mentionne Aristote ont pu


figurer, l'i titre d'pisode, dans (jneique antre crit do (iorgias ;

mais, en tout cas, le procd d'amplilicalion n'sie instructif.


a. [Denys d'IIal.], oiivr. cit, VI, 2.
3. Platon, Phdre, 230 C.
-84-
Lysis, dit Ctsippos, raillant la passion de son ami Hip-
pothals. Il nous assassine devers et de prose. Et ce qu'il
y a de plaisant, c'est qu'il ne trouve rien autre chose
dire que ce qui se chante par toute la ville sur Dmo-
crates et Lvsis, pre et grand-pre de son bien-aim, et
sur tous ses aeux, sur leurs richesses, leurs chevaux,
leurs victoires isthmiques,nmennes et pythiques aux
courses de chars et de chevaux voil ce dont il nous :

rebat les oreilles en prose et en vers, sans compter


mainte autre histoire plus vieille encore. L'autre jour
c'tait la visite d'Hracls qu'il nous racontait dans un
pome, comment leur anctre reut ce hros Voil,
Socrate, ce qu'il nous condamne entendre soit en po-
sie, soit en prose '. Inutile d'ajouter d'autres exemples.
Au total, on dfinirait donc fort exactement les diverses
varits de l'loquence pidictique en les appelant des
encmia en prose.
De cette filiation de l'loquence d'apparat le plus
illustre des disciples de Gorgias, Isocrate, avait encore
pleine conscience. Il aime en effet comparer son art

celui des Ivriques. Dans VAtitidose ne dclare-t-il pas

que ses discours ont plus de ressemblance avec les com-


positions r\thmiques et musicales (-su i/sri \i.zuz:-/.f,i /.a.':

puOiJ.(iv r7::'.r,|j.v;i) qu'avec les plaidoyers, ajoutant qu'ils


ne procurent pas moins de plaisir ceux qui les enten-
dent que la posie elle-mme". Plus explicite encore est

le parallle qu'il tablit au dbut de son Evagoras entre


les encmia en prose et les encmia en vers. .le sais que
c'est une tche diflicile que de louer en prose la vertu
d'un homme Mille ornements sont sous la main du
pote ; il dispose non seulement des mots usuels.

1. Platon, Lijsis, 204 D sq.


2. rsocrate, A nlidosis. 'i6.
mais aussi des termes trangers, des nologismes et des
mtaphores, et, ne ngligeant aucun moyen, relve de
mille figures varies sa posie. Le prosateur n'a aucune
de ces ressources; force lui est de s'exprimer avec bri-
vet, de se borner aux termes de la langue commune et

aux penses propres son sujet. De plus, le pote a pour


lui la mesure et le rythme, qui manquent l'une et l'au-

tre aux crivains en prose : or tel en est le charme,


qu'y et-il. morne reprendre au style et aux penses, la

mesure et le rythme sut'lisent pour sduire l'auditoire...


Mais, malgr tous ces avantages de la posie, il ne faut
pas balancer; faisons l'essai de la prose, voyons si elle

n'est pas capable, tout aussi bien que le chant et la me-


sure, de clbrer la vertu des hommes'. Voil des
ides qu' coup sr Gorgias avait eues avant Isocratc.
Toute la thorie de l'loquence pidictique y est en
efk't C(;ntenue.

Mais il est temps de revenir l'objet propre de ce cha-


pitre, qui est la cration de la prose savante, et de mon-
trer par quels biais les observations prcdentes s'y rat-
tachent. Qu'avons-nous tabli jusqu'ici? Que l'ambition
de Gorgias avait t d'riger son art en rival de celui
d'un Simonide et d'un Pindare; que, pour lutter avec
plus d'avantages contre les lyriques, il leur avait drob
leurs sujets, leurs plans, leurs lieux communs mmes;
qu'en un point essentiel pourtant, l'absence du mtre
et de la musique, subsistait aux yeux mmes des pro-
sateurs pidictiques l'infriorit de leur art.
La dernire observation est capitale, car elle nous r-

vle le bot^ commun de^ja plupart des innovatfons de


(orgias en fait de style . Ce but, c'tait de compenser en
quelque mesure la perte du mtre et de l'accompagne-

1. Isocmte, Evagoras, 8 sq.


s-
ment musical. Ainsi s'expli que l'trange pros e de Gor-
gias, aussi r ythme, firc e un sym-
SA'stme savant de
tries, de paralllismes et d'anthhsesque a posi e mme,
l

et o lesalJltra_tio^ns^ les asso^^ les rimes mul-

tiplies font comme une mus2gue^_Rien de plus violent


sans doute et de plus paradoxal qu'une telle tentative.
Pour tre justes cependant, n'oublions pas que la prose
de Go rgi^as n'tait pas destine originairement l'lo-

quence pratique (bien que celle-ci dt un jour l'accom-


moder son usage) mais jung_loc[uence toute spciale,
ne de la posie, qui, comme la posie, n'a d'autre fin
que de plaire, et par suite dispose des mmes droits et
des mmes liberts.

III


LES INNOVATIONS DE GORGIAS EN FAIT DE LANGUE
ET DE STYLE.

Jusqu' Gorgias la prose crite n'avait gure t chez


1
les Grecs qu'une transcription littrale du langage usuel.
^ Et il en est encore ainsi chez Hrodote: de sa narration
molle et indolente se dtachent peine quelques trs
courts morceaux o, la gravit du sujet et de la pense
aidant, l'crivain a fait effort vers un idal, encore con-
fus, de force et de dignit. Cet idal, il l'atteint quel-
quefois d'un coup d'aile, mais il ne s'\- tient pas '. Le
premier qui s'avisa que
la prose^^ouvait, dans de cer-

taines conditions, tre une composition aussi savante,


aussi rythme, et, pour tout_direj_aussi belle g^ue la
posie, c'est Gorgias.

1. Alf. Croiset, Histoire de la litlralure grecque, X.U,]}.C>i9,iiq.


- 87 -
^Le seul morceau de Gorgias que nous ayons conserv
est la proraison de son Epilaphios '. Bien que fort
court, c'est un marque le point
texte capital, car il

initial d'un progrs continu, qui aboutira un jour ce


chef-d'uvre de structure et de rythme, la priode d'Fso-
crate et de Dmosthne. Il ne faut donc pas craindre
d'analyser ces trente lignes par le menu ". L'art de Gor-
gias, comme slylisie s'y livre nous tout entier.

Tt Y^p zY)v TT? vspist ttsi; (ov T vopxc. ^pisEiv'.; xi i.v.

zpifjV (T)v i Ct Kpssf.Tvat ; raev 'jva(ij.Y]v ^syXsiJ.a'., PsuO'';*r,v ?'5

ST, A5tO(.)v \)\-i T-jV Ojiav vi;.aiv, 'jy'''>v Si Tbv dtvOpiztvsv ifOcvsv
cjtoi

yp y.xTY)v-:5 IvOsv [j.kv ty)v pT/;v, vOp(!)ziv;v -b Ovr,-riv, x/.Xi

;xv S) TS Tpv '::'.t7, T5J aOxs'j Siy.afs'j ::py.p(vsvT, roX/. ?

vfjj.ij y.p'.6!a; X-;w/ ipftxr^-ix, xojtsv v:[jl(Csvt 0'.Ta':sv y.at y.:tv:-

TiTSV viij.:v, TS Sv v tw cvt'. y.at A7'.v y.a'' cr/v y.ai zsuv < y.at

v>\ y.at oisci cy.r,avT iJ.iXtTa (ov 8r, Yvt!);j.-r|V y.a't pw[J.r,v, tt;v

i;.v P'j/,65VT , Tr,; c*dt-!:TeXciJvT , Opi'TCVTe; tv yib fy.w; uu-


Tuy_5'jvT(j)V, y.sXxsTa'i k twv y.o); sixu/iv-cov, aiOit; rpb; xi cu[;.-

psv, E'jspY'Oxst Trpb xs zpir.yi, xm 'fpv!;j.(;) xf, -fviij.Y;; ravxe xb


pcv < if)i pMWi >\ ptaxat eI xs'j 'jptsxi;, xiciJ.tct s xo

y.TiJ.i'j;, ost ; xs; :f5:u;, iiv:'; v xst; c'.v. Mapxpi 2k


xsxdiv xpi'Tata ax-^jTavxs xiov :7sX[.(.((i)v, Atb; |j,v aYiXij.axa, a'jxfov

k vxOf,[;.axa, cjy. -tpst jx |j.9'jx'j 'Ap:; jx v;j.'!i;.(ov poSxuv

0JX vsTxXfou EptSo; o'Jx (BiXcy.iXu tpf,vr,, ap' p.kv ^pb xey 6C'j

xi Sty.a((i), tot ok Tpb xw xy.lz xr, Opaza, Sty.ais'. [j-kv rpb xsli

xs x(o taii), !JC6!; 3k zpc, xs ftXiu; xrj zfaxEi. Toi-^apiri 'jxwv

ixsOav;vx(ov ttO? o 5'jva7:03(VV, XX' Oivaxs ojx v Oavixs'.

(j(!);Aat
fj
cj (ovx(i)v.

i. Mlle nous a t conserviV [lar Maxime l'iannde {Rhclores


i/rtieci, Walz V, p. 548).
2. Co fi'ai,Mnont a dj t tudi en grand dtail par Hlass. Die
atlische lieredsawheit. 1 {2<' dil.), p. 04 sq. Voyez aus.si K. Sitll,

GeschiclUe clev grieehisdien Litcraliir, II, p. 38.


3. Addition trs vraisemblable de Sauppe.

4. Addition ncessaire de Sauppe. Cf. plus haut Yviijiijv x\ ft&[i>iv.


Les critiques anciens signalent en premier lieu chez


les crivains de l'cole de Gorgias l'abus des composs
(Z'.-l. vqxaTa), des gloses (^X)TTat, mots rares, ou archa-
ques, ou emprunts un autre dialecte), des pithles,

et enfin des mlaphores '. Toutes ces particularits, nous


les constatons en quelque mesure dans le fragment de

VEpitaphios. Nombreux sont les mots composs svO;;, :

ej:p7r,T;, aiSi, [;.iUT:;, i^i-iMc, .iv.xt::, Ova-ri^ sans


qu'aucun d'eux cependant ait la hardiesse des deux
exemples cits par Aristote : ::-o)/_ciajj;: et /.aT'j:py.T;cav:a-''.

En fait de gloses, citons les mots v|j.'.;, o'.aoi, ziv.iz, qui


appartiennent au vocabulaire des tragiques, mais ne se
rencontrent que rarement en prose. Quant aux pithles
(entendez par l les qualifications expltives et de pur
ornement), elles abondent : V: zpsv i-ti/.k t;J gOiiu;
ciy.asu, et plus loin : ciJT ii;.9'JTij "Apst;, zZ-z v i ij,

;j. lo v ipdi-

Ttov, oijT vTXJu Ipt, s'J' oiAiy.X'j d^r,Yr,:. La mla-


phore n'est reprsente dans notre fragment que par le

mot 'Apr,;, dont l'emploi mtonymique au sens de cou-


rage est propre la posie, et par la personnification
du Regret : o r:0:; si c'jva::Oavcv oCk\x Xfi^. Plus audacieuses
taient les mtaphores de Gorgias que rapporte Aristote :

/Awpa y.al hx\[i.x Ta r.^i'i^x'.i c'j ok -%'j-x cixT/cMq \iht CTrsipar,

7.ax(o 2 Opiia' Eprit;? o -wv lIcpiGjv Z 0~t^ 'i\i.<Vj-/z'. ixw.'i

1. Aristote, Rhtorique, III, 3, p. 1405 h.


2.Tous ces composs se rencontrent au moins exceptionnelle-
ment en prose. Voir les dictionnaires de H. Estienne et d" Pape.
3. Aristote, ihid. : v.o w; Topva; 0)v6;j.aE, TTitoyijxouao; itiXa;, ir.io^-

Ce dernier compos ne se trouve nulle


xi^oavta xa\ xaTEjopxTidavTas.

part ailleurs on dit ordinairement dans ce sens Eopxj. L'addition


:

de -/.aTi n'avait sans doute pour but, en donnant aux deux compo-
ss le mme nombre de syllabes, que de rendre ainsi plus sensible
l'antithse.
4. Aristote, Rhtorique, III, 3, p. 1406 B.
5. [Longin], Du sxiblime, 3, 2.
Nombre de singularits grammaticales, que s'appro-
priera plus tard Thucydide, sont aussi dj dans ce mor-
ceau '. Par exemple, l'emploi de l'adjectif neutre au lieu
du substantif abstrait -es spiv ( f, ipjvr,), construit
:

la faon d'un vritable substantif, soit avec un gnitif :

T(T) spv([x(;) xr,; yvwij/^;, soit avec une pithte : tbTrpiv xiei-

/\i t:D ajOoc'j; Sf/.r.su. Signalons encore l'emploi de l'ad-

jectif verbal en -rr^; pour exprimer non l'action habi-


tuelle ce qui est son sens propre mais plutt une
aptitude : /.XaaTat = olz: zt -/.a'.v.

Enfin, ct de ces figures de g rammaire et de style,


les critiques anciens en signalent d'autres plus caract-
ristiques encore, qui ont trait l'harmonie de la phr ase
(c'est celles-l qu'ils rservaient de prfrence le nom
de r?-,'(i3c r/Ti^i.xzT.)'. Celle qu'il faut citer avant toutes,
c'est l'antithse, qui apparie les ides ou les oppose par \
couples'. Tel est l'abus de l'antithse dans notre frag- )
ment que, sur une trentaine de membres, deux ou trois /
peine gardent leur indpendance. Il y a plus : les au-
tres figures gorgianiques n'ont gure d'autre objet que
de la faire luire aux yeux ou sonner l'oreille. Parmi
ces figures secondaires, qui sont c.Miime les servantes de
l'antithse, la plus frquente est la parisose {ou isoklon),

qui consiste en l'galit d'tendue de deux cola, et par-


fois mme en une rigoureuse correspondance des mots
qui les composent ^ Je compte dans notre fragment une
dizaine de ces couples symtriques.

1. Edition de Thucydide,
Alf. (iroisot, prHface, ji. UVJ sq.
2. Dcnys trUnlicarnasse, Dc'moslhni', . 2.").

3. L'antithse (vtiOjai) est cite


par Arislole, lihloriqtte, 111,9,
)). 1410 A. Cf. Isocrale, Panalhnaque, 'i vTiOoetov xal napioiiietov
:

xai Tiv SXXtov toSJv.

'i. La parisose (naplowot) est nonime galement et dfinie par


Arislole, ibid.
9'J
Exemple :

ojj.v't ij.v r.pi t Osi'j; tw Si'/.aw,

satt l Tpb Tc T;y.a; -y) GEpa^stij;,

y.ats'. <[ c ^ "pi? "'j 'itiu "(o icto,

c'JSE es zpz Ti'j; Au ty) -icTt.

L'assonnance finale des deux membres (c[j.c'.stAutsvj


'

est un autre moyen d'aviver l'antithse. Exemple : aCioiSsi

zpb - s'JiJ.(fpov, ipvr,Tst Tpb ts wpziv. Ou encore : Aii; ;j.v

i-X;;.aTa, T'jT(ov ?k 'iaOr,\j. si.-a. Un procd inverse, mais


qui vise au mme effet, c'est l'assonnance initiale (c;j.:io-

y.-rapxTcv)^. Exemple : aiO(.)v ij.kv -rriV Osav vij.sc'.v, ^j-pov ck xcv

vOpwraviv tpOcvsv. Nommons encore la paronomasi, qui


ramasse l'antithse en deux mots de racine commune ^
Exemple l'opposition de 7rr,v et xpsvat dans la pre-
:

mire phrase, et plus loin celle 8'jttu-/ojvtwv et ejt'j/sOv-

Twv. Si tout cela on ajoute encore les rptitions


voulues des mmes termes (exemple au ''^
: dbut du mor-
ceau zpjvai, Tp:if,v, -p5vai), des parchses ou aHitra-
tions (-n::eav:vT(i)v i T.^i^i) , des jeux' de mots qui chap-
pent toute dfinition, on aura quelque ide de l'art de
Gorgias. Le dernier mot de cet art, c'esH a phras e para-
doxale qui termi ne tou t le morceau avec ses trois anti- :

thses, ses allitrations multiples, son cliquetis de syl-


labes semblables (TrsOavivTwv, ziO:; , cuvai:Oavv, Ovaxi,.

OavTi'., fi,
wvTwv), elle crpite et clate comme le bou-
quet final d'un feu d'artifice.

1. L'ifAooT^XeuTov est nomm par Aristote, ihid.


2. Aristote n'a pas fie nom spcial pour cette figure, mais il la
dfinit trs clairement : ;:spo|j.o!iom 5' ?iv Buoia l fayaia ?/?, h.-.t^ot

m y.wXov. vY'-l s \ v ''f-'/.j / '"' teXe-jtt: '/eiv Iv p/J |J^v t4

ToiSuTa, S.\^o^^ yp D-aSev pYv t.ol' a-o'j. (lihetorique, ihid.)


3. Aristote connat la paronomasi, mais il la confond avec la

paromoiose (ibid.).

i. Mme remarque que pour la paronomasi.


9'
Rien de plus laborieux, comme on voit, que ce style.
Le choix de chaque mot a t l'objet de longues r-
flexions : son tendue, son timbre, sa place, tout cela a
t minutieusement calcul. On se demande avec effroi
combien d'heures ce morceau de trente lignes a cotes.
Ce que Denys d'Malicarnasse dit des retouches et des
ratures de Thucydide, retournant dans tous les sens
son ouvrage, limant polissant chaque dtail d'locu-
et

tion , s'appliqueraitmieux encore Gorgias '.


Eussions-nous conserv le reste des uvres de Gor-
gias % il est prsumer qu'elles ne nous apprendraient
rien de plus sur son style. Les fragments mmes de ses
disciples Polos \ Agathon *, tout en confirmant l'image
que nous avons trace plus haut, n'y ajoutent rien d'es-
sentiel . Disons cependant un mot de Polos, parce que

c'est lui qui, le premier, consigna par crit la doctrine


du matre''. Polos, dans cet crit, enseignait toutes les
recherches de style inventes par Gorgias ([aiusT Xywv),
en particulier les mots composs (Si-XaioXiY'-a), les mta-
^ '
'

1. Denys d'IIuliciii-nasse, Juqemeta sur Thucydiile, c. '>\.


2. A la vrit, il nous est parvenu sons le nom lie Gori^ias deux
opuscules entiers, VKloge d'Hlne et hi Ik'fensa de l'nltimde.
Mais l"autl)onticit en est trop contestalde et trop conteste |)Our
qu'on en puisse tirer les lments d'un jujj-ement sur Gorgias.
3. Voir plus bas.
'i. Citons, titre d'exemples, les fra^ments suivants d'Apathon :

T/vri TJ/riv larso: /.a't rjyr, T^/\.r|V (Arist., Morale Nkoniaque, VI,
4 = Irilgin. 0, Didol) To ij.'/ ripspYov ^-^oi G>i ncjtoj;x0a |
tb S'ffov
<".);
j:pYov z;:ovoJ|iOa (Athne, V, 185 A = l'rag. 10 Did.) V.l (liv

paw liXrjO;, oy( a' :fpav<


|
e S" Epav) tf g', o/\ TiXr|9; pMu
(Atline, V, 211 E = frag. 11 Did.).
On
en peut dire autant des in^'nieux imsticlies de Polos et
5.

d'Agatlion, auxquels s'est amus l'iiiton dans le Gorgiass ('i67 B)


et dans le Jitinr/uet (l!)'i E).
Sytianos iUhelores graec't, Walz, IV,
C. p. 44) appelle cet ou-
vrage -zl-fy-i]. Suidas (s. V. naXo;) lui donne le titre do ipi XIeo;
Cf. Platon, Corgias, 'Si C.
>
92
phores (sxsvsXoYa) ' , les sentences (ifvtoixXva) , les anti-

thses, les parisa, les homoteleuta", joignant l'exemple


au prcepte, comme en tmoigne cette phrase conser-
ve ^ : tSkXix'. ziy/x'. VI i'/f-pw'K'. sdv kv. -:g)v [xTCtpi(v i\i.T.ti-

p(i) pY;ijiva'.
r, ;;,v vp jix'^s'.pia zkyyTf'i ir.Z'.r^zvi ^ f,
5'
7:'.pia

zyj,w. De mme que Polos, un autre disciple de Gor-


gias, Likymnios, publia, lui aussi, une Rhtorique'.
Platon vante ironiquement les beaux mots dont il
tait l'inventeur (A'./,'j;j.v('.i v:;j.aTa) ^ Partout, comme on
voit, nous retrouvons dans l'cole de Gorgias le mme
souci exclusif de la beaut du stvle rx;!r,siv i\tt-v.a).

IV.

LES FIGURES GORGIANIQUES DANS LA POESIE AN TEHIEURE


A GORGIAS.

Aprs avoir catalogu par le menu les innovations de


Gorgias, il reste en chercher l'origine. Les avait-il
tires de son propre fonds? N'ont-elles pas, au contraire,
des racines dans le pass? Malgr son vif intrt, cette
question a t peine aborde jusqu'ici.
A vrai dire, Aristote l'a tranche d'avance dans sa
Potique d'un mot dcisif : C'est, dit-il, parce qu'on
vovait les potes, en dpit de la banalit de leurs penses,
et par le seul mrite du style, arriver la rputation que

1. Platon, Phdre, 2G7 C.


2. Philostrate, Vies des Sophistes, II, p. 15, d. Kayser.

13. Ou, pour parler exactement, reconstitue d'aprs Platon,


jilus

Gorgias, 448 G (cf. 402 B), Aristote, Mtaphysique, A, p. '.l. a.


Syrianos, l. l.
4. Aristote, Rhtorique, III, 13, p. 1414 B,
5. Platon, Phdre, 267 G.
- 93 -
la plus ancienne prose fut potique. Exemple : celle de
Gorgias '. Essayons de dvelopper ce jugement : voyons
au juste ce que (orgias a pris la posie et ce qu'il lui
a laiss.
Les trois rgles suivantes rsument, si je ne me
trompe, l'ensemble de sa mthode :

I" 'Tous les lments du style potique qui pouvaient


passer dans la prose, Gorgias les a gards : mots com-
poss, gloses, pilhles, priphi-ases, mtaphores, etc.

2" y\u plus important des lments potiques qui


ne pouvaient tre transports dans la prose, le vers,
Gorgias s'est efforc du moins de trouver un quivalent.
Cet quivalent est la parisose, dfinie plus haut. Trs
frquente dans la prose de Gorgias, la parisose y joue un
nMe comparable celui du vers dans la posie elle en
:

est en quelque sorte l'unit de r\thme'".

3" Enfin, il est certains caractres du style potique,


accidentels ou rares, que Gorgias a tendus et gnra-
liss. De ce genre sont :

a) Plusieurs emplois grammaticaux; par exemple,


l'usage de l'adjectif neutre au sens abstrait, et celui de
l'adjectif verbal en -rr,;, qui, avant Gorgias, se rencon-
trent uniquement chez les potes et surtout chez les tra-

1. Arislotf, liluHorique. 11], 1. p. l'itl'i A.


'. une tirade quelconque de truntres tragiques d-
fmatiiiL'Z
liDuille du mtre <iue restera-t-il, sinon une srie de cota d'^jale
;

iHendue, en d'autres ternies de parisa ? Je prends dessein


pour exemple le trinitre tragi({ne, jiarce que, les substitutions de
pieds y tant fort rares, le nomlire des syllabes y reste peu prs
constant. Sur les cinipianto premiers vers de l'Aniigone, par
exemple, quaranto-ein([ ont douze syllabes. 11 est assez vraisem-
hlable, du reste, (jue c'est le trimtre tragique qui a suggr ii
ciorgias l'ide du ;:pi3ov. Ce n'est pas le seul point, on le verra
par la suite, o nous constations l'influence du style des tragiquei*
stu' la prose de (iorgias.
94

giques. Cf. KrOger, Griechische Sprachlehre, II, % 47,
lo, Anm. 2.

b) Tous ces artifices harmoniques que nous avons


numrs plus haut. Entre autres le redoublement, la

paronomasie, V homoteleuton et la parchse sont de


trs vieilles choses dans la posie grecque, aussi vieilles
que cette posie mme. C'est ce qu'il importe de mettre
en lumire.
Le scoliaste d'Homre, Eustathe, s'est appliqu rele-
ver dans l'Iliade et l'Odysse toutes les figures la faon
de Gorgias. Bien que ce travail dnote plus de zle que
de critique, il en appert pourtant que ds l'poque pri-
mitive l'esprit grec s'amusait volontiers ces menus ar-
tifices de style. Exemple : Iliade, XI, 216 : sTpviv, -/.apt-

viv, ip-6v'.v'. Ibid., XIII, i3o-i3i : paavTE; cipu Ssupi,

oy.i siy.s xpsO/.'JiJ.vio. |


'As-' p' c-;o' IpeiSs , /.ipu /.i,\i'i^

x^eia o'vr,p. Etc.


Mais le fait est plus frappant encore chez Hsiode.
Peut-tre les proverbes populaires, avec leurs rimes et
leurs allitrations instinctives, lui ont-ils servi de mo-
dle. Exemple : Travaux et Jours, v. 5 sq.

pa ij.kv '(p 3 ?''., px Sk fj p '.


g ; vt g yjx/.ir.-ti,

p;Ta c' ip'.Zr^'/.o') [j.'.vjfi'. y.ai r,"/.;v s'.,

pet a ce t'Ovei cy.:/,'.cv y.a\ yriVipa y.pjt.

Quadruple rptition de pia (psTa) , redoublement de


Ppioct et Ppicvxa, quintuple homoteleuton form par la

1. Eustathe, ad Iliad., A, 216, 808, 839. Cf. Nieschke, Be


Thucydide Antiphonlis discipulo et Hoineri imilalore (l'rogr.
Miinclen, 1885). L'auteur rapporte l'usage des figures chez Anli-
phon et Thucj'dide l'imitation d'Homre plutt que de Gorgias.
C'est l un paradoxe insoutenable.
.

9^
finale si, antithse avec paronomasie de ip'Xfilvt et de

W-- 1 111
V. 25. y.7.'. v.zpx ') J ; '/.-.^ 1- \i- 1 '. -/.OT ; '.
y.at T;/.Tiv'. cey.Tuv,

y.al zTdJ/b; ~Tii)/(o g-O^vi'. y.al 1 1 1 b; ; c (o


'.

V. i5o. Tit; o'r|V / i'/.Y.toL \j.'/ TJ/i, y i'KY.iz: Si : Txi,

y g/.y.iT) o'p'ciCvT:.

V. 182. sok tti-TjP t 31 ! I : ; t '. y i[A5!i: 'jC t- ra??;;,


50 Sevo; ;tvG c6y.(;> y.g't -:aTp; Ta(pi;) .

Chez Sappho certains retours du mme mot, certai-


nes symtries ou correspondances d'expression ont une
grce un peu mivre et apprte. Exemple :

fr. 93. ot;v To ^X'jvM[i.3.\vi psOsTat y.piii krS 'Jzom

y.piv stc' iv.pziizM.


fr. 104. t{(i) g', ( y.Kz '[iijAp, y.iAi.); Vy.iiid);

p-ay.i jilpas'!v(;) c y. i/acx' y.cSd).


Ir. yg. sA6t vijxsp, cc'i i;.'=v r, 7x1^:;, ); 3v pao,
ixtTXesT', Xi c wipOsvsv v pzs' .

Mais, sans plus tarder, arrivons des potes contem-


porains de Gorgias. Parmi ceux-ci il est tout naturel de
songer d'abord ses compatriotes, Empdocle et Epi-
charme. Doit-on croire, avec un savant allemand, M. H.
Diels, que c'est Empdocle qui a le premier donn
l'exemple, non seulement dans ses posies, mais encore

1. Cf. encore fr. '.Il Il y a des


v. i, 95, 101, 103, lOi, lO, 10'.).
pavalllisnies du mme
genre dans la pice LXII de CuluUo, qui
est 11110 traduction do Sapplio. Les jeunes filles : Ilespere, qui
coelo fertui- cnuk'lior i;,'uisf (v. 20). Les jeunes hommes : Hcspere,
qui coelo lucet jucundior ignis (v. 20). Cf. Lafaye, Catulle et ses
modles, p. 77
-g6-
dans ses uvres oratoires, de ces enjolivements de stvie ? '

Certes, c'est l une thse sduisante, et la tentation est

vive de retrouver chez ce pote, ne ft-ce qu' l'tat

d'bauche, la rhtorique de Gorgias, son lve. Toute-


fois il y faut peut-tre rsister". Aprs lecture attentive
des fragments potiques d'EmpdocIe, j'estime en somme
que ces figures n'y sont ni plus nombreuses, ni plus
frappantes que chez la plupart des potes du mme
temps -\
Elles sont en tous cas infiniment plus rares chez Em-
pdocle que chez Epicharme. Des trois cent vingt vers

que nous a laisss ce dernier, il n'y en a pour ainsi dire


pas un qui ne brille de quelque clinquant rime, ca- :

lembour, parchse. C'est un procd continu. Rien l,


du reste, qui ressemble au feu roulant de calembredai-
nes d'un Plaute. Chez Epicharme le jeu de mots est fin

et amusant, un peu puril parfois, mais jamais grossier.


J'imagine que nous gotons l le meilleur de cet esprit
sicilien tant vant par les anciens :

V. 2 ATST epi; uTiov .

g-io "Iv/w vip TC-.'a fa/.ivTiv XtTpv

1. H. Diels, Govgins nnd Empedocles, Sitzuiigsbericlite der

Akad. der VVissensch. zii Rerlin, 188'j, p. St sq.


2. C'est artssi l'avis de M. Blass, Die nllische Bevedsainkeil, I

(2 dit.), p. 60, note 5


3. Il nous reste d'Einiidocle environ cinq cents vers. Voir Miil-
lach, Fragmenta philosophovum, I, p. 1 sq., v. C3-63, 6'i, ItH),
200, 310, 313, 37S.
M. Diels est beaucoup plus dans le vrai
lorsqu'il crit {^bid., p. 367, n. 2) Es wre nfzlich
: die um
Wurzeln der Gorgianischen Neuerung vollig bloszulegen, neben
Empedokles aueh das Verliiiltniss zur Tragdie zu untersuchen.
Dass der Dialog der attischen Tragdie, die seit Aesch3ios in
Sicilien Biirgerrechte genoss, Gorgias liauptschlich zur Wahl
dises Dialektes fiir seine Kunstprosa veranlasste zeigen auch
einzelne seiner Lieblingsworter, z. B. Staai. C'est exactement
la thse que nous soutenons ici.
1

97
/.T. Sy.gAtTpdiv 7:Ar;p

A A a' A/.;c a/. :j; y.aTa T.a.a.

29-3c L.uvosi'^TVoi ~(i) AiovTi, y.aAX'. c [;.dv

/.a; T(o a
Y y.r.S
1^. Xwvti /,3 AtV.

44-45 'Ey,ii>.
r? aiy.Av ; j/ |

:j g a'j y.(i)v w^s Tpa/_(i>v.

48 sq. "Ay; ,7.'DA'.a,

XitAIt.^ c';:lTSU, y.paSou, y.r,y'.$7." A;ug , TrjOua,

y.TSvi., ^aXi-^u, zcpipar, CTpstx cu;/|j.;juz-:a,

l^.'ja, voipTa ts, y.ac'jy.a -:s"

123 A. '0 Zs [j.'sy.otXEGs [UX;':;i '('Ipi-zz'/ aTuv.

B. ""Il Ka;;7:cv^piv sijiv, o) -v, s Yspavi;.


A. "Aaa' st'. Yipxvv, AA' Ipaviv t:i vJv X^w.
i5i - TAAj't r:-.% --'r,:i, x:;-:-?',p-;, ciok '.

60-1 yiJMziJ.v/ 7zap;u;


y.a'i cy.ap'j;, Tiov ij' t: cy.wp Ojj.'.tjv iy.ATv Ois;.

93--yaXy.J se 0', 'jt t, !ap /.; 's /(') t.'.m-/ y.jo)V.

.57-- Tp';^ aij.x [j.i ya Aijaa y.i x'.i; y.a A A-p'.


sj tiov y.ay.tv.

223 - 'Iv/. i/v Outa^ Oiva,

y. Osfva ziii ; r,'VT

iy. i ZS'.i yio;A;, iy. y.(i);j.u 3' //')' 7v; a,


0'
y.S''javi3^ C'iya, y. cjyi? YV75 y.TaSfy.a,

/. C y. XTg ( y. a; ;:'. ts y.al 7i.a/.b y.a'; La;x'..

222-3 I Jeu de mots sur -p'.TZi'jz, -t-.pizz'j:, (Icttij;.

260 - Ovg-r ypr, tv Ova-riv, x O ivara tcv Ovitiv eopivsTv.

261 - Tiy.q (jlv v -r,vi'.; r|'(i)v r,v, T:y.a Sk zap Tr.vt ; l^wv.
263- i^uvcXpiOv) y.xl i'. :yp;0->; y -r,vOv, Ojv^vOrA, TriA'.v,

Y5 ih) y5'''-'-

1. L'niiniralioii se prolonj^'o jusijiraii vt'i's lOS avfc li's iiiriin^s

assonances. Voir en particnliei' les vprs 'm (|)aronoinnsie), 60-


(parclii'se) G, (parchse et lionioteleiitoii), 7f!, 91, 9.'!
2. Voir encore vers 159. 109, 193-'!, 218 sq., 218, 222, 247-9, 2G8

(antithse), 209 (irf.), 275-7, 288-9 (/rf.), 292 (ici.), 2t'3, o01-2, S04,
314, 315.
-98 -
Mais passons de la Sicile Athnes. Bien avant Gor-
gias, on trouve dj chez Eschyle la plupart des figures
auxquelles Gorgias devait attacher son nom. Les exem-
ples suivants sont pris dans la plus ancienne pice date
d'Eschyle, les Perses (476 av. J.-C.l :

v. 3-4 kspivu)'/. (Ci. v. 8, 16,

18, 21.)

24
47 cpputii T y.a't Tpip:'j;j.a

83 TTWXEip y,a'; zs.uvxJTa

I 3o- 3I I ilJ.'i'ZtJv.-i'i [j.iTpa;

.57 Oaj rpt

166-7 /pY;[Ai-:wv /pr,\).3.-.zi!S{

235-6
253 y.jy.iv y.ay.i

256 xiC vta

269 z .ix ,j X ;g
323 r.vr.i,y.ZT.7. -vr.i/.:-

33o zolXiiv fvx

347 O't 6s5<;

353 y.jy.sj y.3cy.:;

359 a>,X;i; aA/,

38o Ta'.j Taiv

408
411 XXriv XXs;

509 "XX ZSV(0


532-3 riepsMv
Tv jj.;YaXaxo)v y.at TCXuvpwv
53 1 y.x/sTsi y.ay.sv

55o-2

ipTi S' -0)X;5EV, TTiT.


99

56c-

v5-c z'zXiSTK t;t


100
922
lOI
Eschyle ne s'adresse plus l'oreille seule, mais aussi
l'esprit. Lorsque, par exemple, lechur des vieillards
Perses (v. 3-4) se dcerne le titre pompeux de tiv ^vMv
/.a; TOluxpswv |
5pivMv a.jA/, doit-on douter que la gra-
vit monotone de ces finales ne vise exprimer la ma-
jest de leurs fonctions? Cette recherche descriptive est
plus manifeste encore dans les vers 690-1 de Prnm-
the :

... o>c 5'j36aT7. /.7.\ oJ'.Ta

-rijj.', X'JiJiaTa, 2(ij.aTa ...

Pouvait-on peindre plus heureusement que par cet


entassement d'homotleida les coups redoubls du
malheur? Ailleurs Eschyle a su tirer de la rptition,
ou de la rime, ou de ces deux procds ensemble, des
effets pathtiques. Exemple : ces deux passages des
Perses, emprunts, l'un aux plaintes du chur (v. 55o) :

Sp;r, S'rwXeiv, tts?,

ip;!!); Ci TavT STrE us^pivio;.

l'autre |a longue lamentation alterne de Xerxs et

du chur (v. 1007) :

H. irszXjYixsO', o'.xi i' atv;; T/at

X. T:TXvf[X0'
s5r,X '{ip

z.. va tit 'ja o^.

En rsum, l'allitration chez Esch-yle n'est encore


qu'un procd de primitif, o l'instinct a plus de part
que le calcul. Les effets trs lmentaires qu'il en tire

sont de deux sortes, ou purement harmoniques, ou des-


criptifs.
102
Il en est autrement chez Sophocle. Une premire
diffrence, c'estque le nombre de ces figures, ou du
moins de certaines d'entre elles, v est infiniment plus
considrable. Qu'on en juge par les exemples suivants,
tirs uniquement de l'Antigone (440 av. J.-C). Je choisis
dessein cette pice, parce qu'elle a t joue bien avant
l'arrive de Gorgias Athnes.

V. l3-4 uov Av tpr;Or,;j..;v j


!J.ta OavvTwv r,[).ip% t-Af, /.pi.

5i-2 zpi: ajTs yo)p(i)v ^-Aa/.-^ixxTwv, t-Xi;

S'l/t p|a gjTb aTgu pyb) /spi .

55 TpTv 'cAw ?J ;^.(av y.a9' ?;i;ipav

73 :p ) Y) (ast' ajTj y.iosjj.a'. s! ; ;vi-:a

88 6pij.r|V zt lii'j'/pgTgi /.apsiav /:.; (Cf. 89, 93-4.)

99 3cv:'j; [Av p/.'., TT y 'A si; S' cpOw; yiAr,.


I0I-3 ifiavv s; ivOr,; (Cf. 107-9.)
1 38-9 ;/ 'XXa Ti [j.i'i,

gA Ag ' z'aAAi
141-2 -Tx Xo/x^v. -c:p j'r-g -'JAg'.

Ta/6vT; i'gs'. rpb; l'jau;. .. (Cf. 145-8.)


i56-7 vs-/;j.b? vsy[j.5at (Cf. 1266.)

187 fASV SU3[XVY) (Cf. 212, 214, 232, 260, 276.)


282 Xys'.; -'gp iy. vy.Tg, Bgjj-va; AdYb>v (Cf. 299.)
323-24 r, C'.v:v, w y. Y, y.i'. (JicU-j- ;y.;Tv
y,[i.'^U vuv Tjv cigv.
332-3 ssXXg Tg Stvg, y.sjv gv-

pzcy 5tv;':p5v TtX'..

36o rgv-:o7::ps; gzsp;;... (Cf. 302-3 j;!v (fJYi

367.)

370 nj/'"'^'? giJX'.

379-80 (0 S'jsty;vi; |
x; usTr,vsj -atpc

446 t jx:'. p-f, ^nYJy.;;, gXXi c_uvtj^^(o;


io3
466-8 aAY; YjAYSuv xe.-(j'/z\j.y.'.

469-70 lX0)p3t \J.MpM [X(l)pt

47' M\10\ il t>>\).Z'J

480-3 Gptl^tv 'jSp'., BSpay-v ??pay.utv

484 ivYip rpt

5oo pUTv pesOt-^


502 y.X y.X3Tpv (Cf. SoS-g.)

520 /pr,0T y.ay.(T)

522 r/Ops; 'A;


523 5UV/9lV UlA^'.Atv
524 d tXYjTov, tpiX'.

543 .'.XD5av (y{Xr,v

545 6vTv Tv eavvTa(Cf. 546-7, 559-60.)


565 xay.s y.ay.i

595 ZYjixaT irl T:r;[j.a5t

606-8 rVT'.'ripo); ffipw;


616-7 rs/./.si; [JLv, iroXXet (Cf. 622.)

624-5 Kpb; xav, -ats xai;

643-4 Les deux vers forment peu prs zip'.iisv

645-7 tTet 9 S 5 a'.

679-80 vBpc Y ''"'*''' fi*''


682 AYS'.v XY'-;

696 iCiTfj atiSXcpv (Cf. 7o5-8.)

703-4 :y.vsi ra'.sojv TCaTp'.

7 9-20
1
VWTp:'J :p'j6'J'.V

729-30 'pYov rpte

730-1 36'.V a6tV


733-4 SlAizT X'.; rsXi;
740-1 Y^va'.y.t Y'''"'''!

742-3 i'xY): iy.x'. a

743-4 iaixapTivov-ra ixapTvi.)

744-5
75. XYtv XYW"'
753 9avtTxt 6avoli3a
104
754-5 zaTS'./.jv iT:i.Ti

755-6 y.sv; y.ev;;

756-7 pVW7cl; (ppviov pivv


777-80 "A'.StiV (js; "AOu cvv

791 '.y. aov l'.y.C'j

807-8 veiTav vaTv


8i5-6 vuij.cpeoi jjj.vs; 'Jij.vr,7Ev vuixiEJad)
821-2 i^&ax 6vY)T)V

834-5 O; svvvr;? |
[ipzi:\ Ov^ti-.'svT

838 wiav OaviOiav (Cf. 852, 871, 920.)

842 TTlXl ZXOJ

872-3 citv iji'.a | y.piTj y.pT;;


898-9 (pXY; Tfci'./.r,; lO.r,

924 cuic'.a- 'j36s57i

926-8 'TTiOivTE? riixapTTj/.CT '/apTvo'j'. T.ifiz'.z'/

942 sTa !wv

943 sicetav sisaia

977 ij.ae'. [AAav

989 oj' ; sv.

Voyons rapidement quelles sortes d'effets chez Sj-


phocle visent ces figures. 11 est incontestable que bien
des fois il n'a eu, lui aussi, d'autre but que de produire
par le retour des mmes sons un certain cliquetis qui
flatte l'oreille : c'est le cas, en particulier, pour les vers
100, 804, 872, 980. Inutile donc d'insister sur ce point.
Mais souvent aussi Sophocle s'est servi du redoublement
ou de la paronomasie au profit du sens. Dans nombre de
scnes la colre, l'indignation, l'ironie s'expriment par
ces moyens : ce qui est un trait emprunt la nature.
Exemple, Antigone Cron :

V. 469-70 St 'e y.J vjv \j.i~>p% piSa Tj-'yiv'.v

T/j.li''i Tt iJi.ii)p()) |x(i)p'!av sl'.a/.avu.


lo:

Ou encore

V. ;'-'- ''>' ^'>''' i.t';u>'i


499

Et Cron Antigone :

V. 524 y.iTd) v"v l/.Ojj', d '^:'i.r,-iz'i^ ytXs!

Rien de plus frquent, surtout dans les disputes mo-


nostiques. L chaque injure est comme un trait, que
l'adversaire renvoie, tout vibrant encore, celui qui l'a

lanc :

V. 740-5. Cron. ;; , w;; ei'.y., tt^ 7 j va /.'. Tj\>.^.x/y..

Hmon. i- yuvy; TJ
s5j ^p s3v ::pxi?;5s[j.a'..

Cron. ( -<Y/./.'.cT, 2ii S'iy.Yi twv r.x-.f'. ;

Hmon. ij Yp ?{/. nX ;' iEa[xapTzvvO' ipiVi.

Cron. i;.ap~vo) YJcp t:; i;j.; p/; gSdiv;


Hmon. S'j vp uEi, T'.j.ii; ,' ti; Cwv -a-riViv.

V. 154-7. Cron. r, /.r.tr.iiXCivi wo' i-Esp/i pa'j;

Hmop. T S' i^t' ziXr, xpbi y.iv; vv(!)!j.a; \i-

Yiv ;

Cron.
-/'/.XM)/ iypV(l)T'. , (OV pV(nV i'JTb

Hmon. V. ;a] -TTip r,iO', -jv v ' Sjy. j spvev.

Parfois aussi, et cela est plus intressant, ces procds


tendent prendre chez Sophocle une valeur logique :

ils deviennent des instruments d'analvse, des moyens


de prcision dlicate ou de distinction subtile. Au vers 78,
par exemple, que prononce Antigone ;
io6
ji/.r, '^- xj'i'j v.s.'.'ji\j.!X'. i"/.sj [li'.x

la rptition de -^'-'/^i-j aprs ?(Xr, ajoute beaucoup au sens :

Je lui serai chre, lui ayant prouv par ma mort qu'il


m'tait cher. Ailleurs Sophocle reprend le mme mot

dans deux acceptions diffrentes, ce qui a quelque chose


d'imprvu et de piquant. Exemples, le vers 323 :

Y) ivbv, 0) y.ct '{ y.a'i '^iiSr, Izv.i^

o Ssy.tv signifie d'abord sembler bon , puis croire


et le vers 1266 :

;(i) rat, v vw jv lApw Oav;;

dans lequel v signifie jeune , tandis que vw doit


probablement se traduire par i}iou, extraordinaire .

D'autres fois le redoublement ou la paronomasie sont


plus malaiss justifier. Quand le pote fait dire
Ismne : j:v i.:!v hzprfir^ii.vi vjz (v. i3), je souponne
qu'il a voulu exprimer par cette rptition la commu-
naut d'affliction des deux surs; mais n'a-t-il pas',

malgr tout, confondu ici la prcision rigoureuse avec


la svmtrie vide? Cette remarque nous amne parler

de l'antithse, o le mme dfaut est beaucoup plus


apparent encore.
L'antithse, rare chez Eschyle, est un des procds
favoris de Sophocle, et il en a d'excellentes, pleines de
sens, releves souvent par une paronomasie : Tvrc'scf;

rsps; {Antig., 36o) j'iix:).'.; xr.z'/.:: (733) t'j-y. rsny-


9v XX 'jjj^tXsv '*uv (523) zr/T-Tipo); Yr,po); (606-8).
Mais il faut bien le reconnatre : dj fleurit aussi chez
lui l'antithse fausse fentre . Quand il crit propos
y

loy
de Polvnice et Etocle, tombs sous les coups l'un de
l'autre ij^ Oxvvtwv r,\i.ifx 'zXf, yj^'. (v. 14), c'est le got
:

de l'antithse, et de l'antithse purement verbale, qui


substitue sous sa plume le mot double un adjectif
signifiant rciproque . Et cette opposition toute fac-
tice, remarquez que le pote s'y complat. Car ailleurs
on lit :

/.aO' r,ij.2r/ oVaiv::

Et en un autre endroit il renchrit encore sur cette


subtilit :

V. 55 Tpt-j l' sA^i'o J y! XV /.O' r,|j.:%v

xj-:iY.-.z'nZ'/-i

On ne peut pas nier que dans ce vers l'opposition de


TpiTsv, Jo, ij.ir/ {troisimement..., deux frres.,., en une
seule journe) ne soit un jeu puril. De mme enfin,
lorsque Ismne blme sa sur du zle emport qui la

pousse ensevelir Polvnice malgr les ordres de Cron :

^piA-r.v iz\ '^jy^piisi y.apSiav 1/cf.q (v. 88), c'est srement le

premier adjectif qui, par contraste, a suggr le second;


mais celui-ci est loin d'tre clair, comme le prouvent
les discussions' du scoliaste et des diteurs modernes
son sujet.

Mais, seule, l'analyse continue d'un morceau tendu


de Sophocle peut donner ces observations fragmen-
taires toute leur porte : par l on verra que les figures

gorgianiques ne sont plus chez lui, comme chez Eschyle,


un ornement accessoire, qu'elles forment au contraire
la trame mme de son style. Qu'on tudie, par exemple,

ce point de vue la tirade d'dipe-Roi, o Cron,


io8
accus par dipe de convoiter le trne, se justifie

(v. 596-615) :

I y j y Tiia'. yx'.pi. vjv ;;, -zi ^-iZe-'X'.,

T Yap TU-/SV aTO gxav vrajO' v/:.

xw; ;t' SY''' y-''' "' Ai6;i;j.' iei "e;


5 oy. v yIvjits vu /./.!? y.a/.w; ^pv(7)v.

dtXX' o'Jt' pacTr,? Tf,cS Tf, y^wI-'-'? s^'^'^i

st' v iJ.cT aAAC'j pwvT v T/,aT;v tst.

/ai twvS" /.r;'y_:v, tcDt; |j.kv nuO(rtj '


'ov

7ru9sj Ta ^p'^'^i'^f' s' crasi; )"n'--''^ '" '

10 T;"iT' 3.W\ ii'i [j.t T(Ti Tpa;/,cz(;) /,5r,

y.iivYJ -'. IjS'jXJzvTa [j.'r; ;j.' TrXfi /tjvy);

ii^M, Siz/.f, Se, TYj t' iJ.f, /.q'i


gf, , "/.adiv .

YV(!)[XT) 0' r,/,<;) [Xi [;. /top'i aiT'.to.

c'j (ip s(y.a'.sv cjte t'j y.gy.i'j; :j.Tr,v

l5 /pYjSTJ; '/z\).'Xv.'/ c~jz t;Ii; /yr^n-z'jz y.ay.i;.

yi Asv yp i.(T6X:v ix.6aXv l'iiv a-'io

y.a't Tv xap' aJTj ,j;:t;v, v -XTtcv '.aj.

XX' iv yj:svi;) "'vw-f) Ti' siiAw?


zt

/pvi y.atv ovpa iy.v'jstv iJ.:vj,

20 y. xy.v Sk y.v v ;ij,pa cvir,; [j.'..

Vers 1-3. Triple rptition de v^v, triple rptition

de ir (tsl, z, xav).

Vers Antithse de
4. y.va et Ti, de Xiv.^^.'. et sei.

Vers Antithse de
5. y.ay. et y.a"A(T) spivv.

Vers 6-7. rpt.0"JT

Vers Parchse de
8-9. nwi et -j9ij'.

1. Mme jeu de mots au vers 70 : Kpiovt... s; xi nuSizi |


r.vt.^^'x

toSou SiiiiaO', rJOoiTo... La p.archse, du reste, n'est pas rare


109
Vers 10. To"!-' T/./.; , formant antithse -i'r.z \>.bi

(v. 8).

Vers 1 1-I2. Antithse avec honiotleuton de az/.y,

et s'.-/.f,, de i\i-r^ et cj. (La rptition de Aawv aprs /-i^r,^

du vers lo n'est peut-tre qu'une ngligence.)


Vers 14-15. OiiTS rpt, antithse de t; y.ay.o; xpr)3-

T; et Tw /pTiTTo; -m/.zz.

Vers 16-17. Paronomasie de -i/.iv cpiAt.

Vers 18-20. Rptition de /pivo) /.sv;;;, antithse de


liy.r.z'i et /.r/.iv, de /.P-v; et riijipa'.

chez les i)iU'Li(;ulii-enieMt sous forme tymologique.


ti-ii^iques,
Exemplps Eschyle, Promlhe, 85 (tymologie fie lloo[jir,Os;). Sept
:

contre Thhes, 536 (tymologie de napOeMozaro;). C.'8, 829 (tymolo-


gie de IIoXuvEt/.rj). Af/amemnon, G81 (Hlne, expliqu par TAlvau;,
XavSpo;, IX^toXi). 700 (double sens de y.ffiu^). 1080 {\r.6XXffi...,
niXXwv J;a6;
r:)Xeaa; Y^^p-- )
Sophocle, Ajnx, 430 (A; rap-
proch de ai, hlas). C07 574 (tymologie d'Eipuii-
(arSrjXov "AiSav).

X);). dipe-Roi, 70 et 603 (cits plus haut). 397 (ar,Sv sSi; OSi-
sou;). 10.36 (tymologie d'Ototeous). dipe Colone, 48<) (tymologie
d'EpiEvioE). 1320 (tymologie de Wm^^imT-oXai) Anligone, 111 (ty- .

mologie de lloXuvEizrj). Fragm. 592 (l-iSript). Fr. 877 ('Ouoej).


Euripide, Phniciennes, 630, 1493 (IloXuveixr-,?). Troyennes, 99t>

rapproch de ^pooivr;).
("Acppoodr)
La parchse sert parfois aussi
aiguiser le sarcasme. F'.semple le vers o dipe reproche au :

devin Tirsias sa ccit physique et intellectuelle luyXb; -.ii t'ot :

t6v te vqjv ts t' fiiiijLaT' Et {dipe liai, 371), ou encore celui o


Md rappelle l'ingrat .lason les bienfaits dont elle l'a combl :

'awia a', to; t'^aTiv (Mde, 476.)


'EXXiviov >toi...

1. Les ligures les plus frquentes sont, comme on voit, la rp-

tition de mots et l'antithse. Ajoutons qu'il y a dans la tragdie


un certain nombre de mots, dont c'est lu destiue de n'aller pour
ainsi dire jamais seuls; ils se redoublent ou s'opposent leur
contraire. Tels sont /.xo;, tpfXo?, l/.oiv, vso;. Les exemples de xWj;
rpt sont innombrables : Eschyle, Pnes, 253 (xaxv xaxi),531,
1041 (SdtJiv xazv /.zwv xsxor;. Cf. Sophocle, AjaX, 853 (Jtvo? ;:<v(o r.ivov
Sept contre rhbes,m, 1049. \gameinnon,Wct. Fragm. 417.
ifEt).
Sophocle, Ajar, 3ti>, 8:, 1119, 1137, 1177, 1391. dipe-Roi,
248, ;i34, 067, 1198, 1365, 1397. dipe Volone, 595, 1190, 1238,
1384. Antigone, 565, 1281. Trachiniennes, 302. Philocttej 384,
110
Ainsi donc, ds qu'on examine de prs le tissu de ce
on y dcouvre un art dj savant sa manire, qui
style,

ne dispose encore, vrai dire, que d'un nombre de


movens assez limit, mais sait les employer avec beau-
coup de sret et d'adresse, non sans quelque monotonie
pourtant. En regard de cet art qui reste toujours sobre
et discret, imaginez-en un autre qui, usant au fond des
mmes procds, les prodigue sans rserve, et, loin de
les dissimuler, les pousse en pleine lumire, vous aurez
dj la manire de Gorgias.
r En rsum, je crois avoir dmontr : i" que c'est bien
la posijeue Gorgias a em p runt la jjupart des^ nou-
veauts dont il a dot la pro se '
; 2 que_son modle
principal a t^ la tragdie, et en particulier celle de
Sophocle. Sur ce second point veut-on une nouvelle
preuve? La langue oratoire de Gorgias n'est ni l'ionien

984, 1266, 1369. Etc. Euripide, Cyclope, 267. Mde, Troyen-


787.
nes, 446, lO. Aristopliane, Chevaliers, 2, 188. Sues, 554.
I.ysislrale, 1G"2. Plovtos, 05. Etc.
Les exemples de Xo sont
presque aussi nombreux. Eschyle, Perses, 647-8 (sp&o; oiXo; O.).
Sept contre Thbes, 695, 970. Agamemnon, 1374. Chophores, 89,
3.55. Eumnides, 998. Fragm. 201. Sophocle, Ajax, 1377. Anti-

gone, 10, 73, 99, 187, 521, 898 (?(Xr) r.r^o'j^Mfi ?!Xri). Philoctte, 1178.
Euripide, Iphignie en Tanride, 610. Etc.
Exemples de IV.wv
redoubl ou oppos i/.wv Eschyle, Promlhe, 19, 218, 266, 671.
:

Suppliantes, 227. Sophocle, dipe-Roi, 1230. dipe Colone,


827, 935, 987. Antigne, 276. Trachiniennes, 198. Philoctte, 771.
Fragm. incert. 668 D, 4.
Euripide, Andromaque, 357. Oreste,
613. Phniciennes, 433. Fragm. 68. Etc.
1. Qu'on ne s'tonne pas que, voulant faire de sa prose la rivale

de la posie, Gorgias ait pris celle-ci pour modle. C'est en effet


aux potes que sont dues les premires tudes sur le style (Aris-
tote, Rhtorique, III, 1 p. 1404 A). En ce qui concerne en parti-
,

culier les ayrifia-ra ropYisia, on peut croire qu'ils se transmettaient


par tradition dans les coles potiques j'appelle coles, faute
:

d'un autre nom, les cercles d'admirateurs et de disciple.s qui ds le


temps des Homrides se formaient autour de chaque pote clbre.
iri
de Lontium, sa patrie, ni l'attique, tel qu'on le parlait

Athnes de son temps; c'est cet attique mitig et en


partie conventionnel des tragiques, qui se spare du
langage ordinaire surtout par l'exclusion de certaines
formes trop purement locales, telles que le double - et

le double ?'. N'y a-t-il une preuve dcisive de


pas l

l'influence de la tragdie sur Gorgias? On s'explique, du


reste, merveille qu'entre les dilTerents styles potiques
Gorgias ait pris de prfrence pour modle celui de la

tragdie. Par son dialecte dj littraire, tel que nous


venons de le dfinir, par son 'mtre prfr, l'iambe,
de tous, dit Aristote, le plus rapproch de la parole'' ;
par son vocabulaire mme, qui reste mi-chemin entre
les audaces du lyrisme ou de l'pope et la vulgarit du
langage usuel , le dialogue tragique ralisait d'avance,
en partie, l'idal de gravit noble et un peu tendue que
Gorgias voulait confrer la prose d'apparat.

V.

SERVICES KENDUS A LA PROSE GRECQUE PAR GORGIAS.

Donnant ses conclusions sur Gorgias, M^ A. Croiset_a


dit trs heureusement que cet crivain avait orient la
prose attique dans la voie de la noblesse, de laprcision,
du nombre oratoire ^. Ce sont l en etet les trois
grands mrites de Gorgias.
I. Parlons d'abord de ce qu'il y a de plus saillant
dans sa prose, du nombre oratoire. Si l'on rapproche

1. Blass, Die atlische Reredsamkeit, I ('2'' d.), p. .


i. Aristote, Rlilorique. III, S. p. 1408 B. Cf. Potique, IV, 19.
3. Histoh-c (te ht ljUmlurejiveque,V\^j^Ji'i.
I 12

d'une page quelconque d'Hrodote notre fragment de


Gorgias, on sera tout de suite frapp d'un contraste :

c'estqu e la prose de Gorgias a un rythme trs marqu,


tandis que celle d'Hrodote n'en a pas. En quoi consi ste
ce r3thme? Princ^pa jement dans 'opposition des ides l

par couples. Exemple, ds le dbut du morceau t( ifp :

zfjV t; vopi! T'JTSt uv e vpic zpssvat ; t; o /.ai t.zz%'i

uv su lil jrpceva; ; Et tout le reste du morceau est l'ave-


nant. Le rythme qui sort de l est des plus monotones :

car l'antithse continue, c'est le balancement d'un pen-


dule qui revient mcaniquement sur lui-mme : cela a

quelque chose de sec, d'inexorablement rgl, et la

longue d'exasprant. Je sais bien que Gorgias s'essaie


construire de plus longues priodes, mais il n'y russit
pas. tudiez par exemple la phrase :!::'. Yip iyi/.Tvts
v To; Sivs;, qui constitue elle seule une bonne moiti
de notre fragment. Vous trouverez d'abord une courte
proposition principale -/i-/.Tr,vT: suivie d'un participe
(
)
,

en apposition au sujet {r.,z-/.^biym) ;


puis, sans aucune
particule de liaison, un second participe (v:|;.(:;v:;), qui
rgit quatre infinitifs opposs deux deux (-/.al \v(v.'i v.v.
ciyv /.%'. ::i'.v <
v-xt iv >) puis un troisime participe
;

(sy-TiTav-s), introduit par , et expliqu lui-mme par

une couple de participes formant antithse i^iuassvt; (

(i.v, .r.z-.Kvj^r.i- li); puis deux autres attributs au sujet,


non lis ce qui prcde, et formant galement anti-
thse (OsprvTe;; ^h,y.z\xz-:iL'. 5); enfin sept autres dter-
minations attributives qui se suivent sans liaison (xjOi-

St; JcpY-(i-oi -aVT SpisTa y.cs^i.'.'. ^:6:i Itw'.] ,

en tout treize appositions au sujet'. Une construction de


ce genre trahit autant d'inexprience que d'ambition.
Cette priode en effet n'est pas articule : elle se dissout

1. Voir Sittl, l.l.


1 13
d'elle-mme en autant de tronons qu'il y a dcoupls
antithtiques, et par suite elle pourrait se prolonger in-
dfiniment. Est-il besoin de le dire; l'incohrence de la
structure matrielle n'est que l'image de l'incohrence
de la pense. Celle-ci, ballotte et cahote d'antithse en
antithse, marche au hasard des assonances et des allit-

rations. Au lieu d'avancer, elle pitine, et parfois mme


rtrograde. Point de suite, point de logique : ce sont les
mots et les sons qui guident, et souvent garent la plume
de Gorgias.
Ces critiques faites, il faut pourtant rendre justice
l'auteur. Si la forme chez lui parat vaine et purile,
c'est surtout parce qu'elle demeure vide. Mais mettez
dans ces cadres des ides, l'impression sera tout autre.
La phrase antithtique a t reprise par Antiphon et

Thucydide, et elle a suffi tous les besoins de l'lo-

quence pratique comme de l'histoire. Elle a mme


communiqu deux crivains une pr-
la pense de ces
cision, une nettet de contours, un relief, qui sont cho-
ses toutes nouvelles dans la prose grecque'. Sans doute

l'opposition des ides deux deux tait un instrument


bien limit encore, car les choses ont plus de deux faces;
mais elle ralisait un tel progrs sur la phrase amorphe
et inorganique d'Hrodote qu'on conoit l'admiration
enthousiaste des contemporains. En somme, Gorgias a
cr un moule de phrase (Xs?;; vTiy.i[;.vY;), qui s'est im-
pos plus ou moins tous les prosateurs suivants, jus-
qu' Isocrate. (>ela seul suffirait son honneur. Mais ce
n'est pas assez dire. Si loin qu'il y ait en apparence de
la phrase de Gorgias celle d'Isocrate, la filiation entre
elles est directe. Ce qui obscurcit au premier abord cette
filiation, c'est l'ampleur et la complexit des priodes

1. Alf. Groiset, Edition de Thucydide, prface, p. 105 sq.

8
114
isocratiques. Mais qu'on anahse en dtail l'une d'elles,
par exemple, la belle et large priode du Pangyri-
que, o se droulent paralllement les services lgen-
daires rendus par Athnes Adraste et aux Hraclides
(I 54),

on verra qu'elle repose essentiellement sur
deux principes que Gorgias a le premier formuls la :

correspondance symtrique des membres, et leur galit


d'tendue". En mme temps on constatera, il est vrai,

avec quelle mesure et quel got, inconnus Gorgias,


Isocrate applique ces deux procds. D'abord il ne se
croit pas tenu de les employer toujours concurremment.
Ensuite il a soin, quand il emploie isolment l'un ou
l'autre, d'en temprer la rigueur. Rien de moins com-
pass, par exemple, que sa symtrie : ce qui tient, d'un
ct, ce que dans sa priode largie les cola se rpon-
dent d'assez longs intervalles, et, d'autre part, ce que
nombre de cola sont dessein laisss en dehors de ce
paralllisme. Mme discrtion en ce qui concerne l'ga-
lit des cola : outre qu'elle n'est en gnral qu'approxi-
mative, l'crivain la rserve pour les endroits impor-
tants de la priode, le dbut et la fin. Voil comment de
l'antithse raide et uniforme de Gorgias est sorti ce
vaste cadre verbal si souple, si divers, si harmonieux,
qui s'appelle la priode isocratique.
Quant aux procds accessoires par lesquels Gorgias

1. Ce morceau se divise en trois parties bien distinctes une :

introduction et deux rcits parallles. Or comptant les cIa, nous


en trouvons pour chaque partie un nombre gal, six. Analysant
ensuite la structure des deux rcits parallles, nous constatons
qu'ils se dcomposent l'un et l'autre eu un monoclos, un diclos
et un Iriclos. Enfin, rapprochant un un les lments correspon.
dants de chaque nous dcouvrons que, si la vrit les deux
rcit,

dicloi sont trs ingaux, en revanche il y a galit approxima-


tive d'tendue, d'une part, entre les deux monocloi (17 et 18 syl-
labes) et entre les deux Irimloi, d'autre part (17 -f 7 -|- 19 et 14 + 8
+ 19 syllabes). Cf. Blass, Attisch. Beredsn^nh., Il, p. 148.
,

ii5
aimait souligner le rythme antithtique, ils ont eu ga-
lement aprs lui une assez belle fortune. Non seulement
ils demeurrent de tout temps la parure oblige de l'lo-

quence pidictique ', mais ils envahirent mme avec


Antiphon et Lysias le discours pratique, avec Thucydide
l'histoire. Chez
deux premiers crivains l'abus est
les

encore choquant'. Qu'on lise, par exemple, le dbut du


plaidoyer d'Antiphon Sur le meurtre d'Ilrods (l ). i

Antithses, rptitions de mots, parisa, homotleuta :

jamais plaideur ne se plaignit avec tant d'art d'ignorer


l'art de bien dire^. Presque toutes ces gentillesses se
trouvent galement entasses dans la seconde phrase du
plaidoyer de Lysias Contre Eratosthne : qui se doute-
rait que l'orateur y demande la tte du meurtrier de
son frre*? A partir d'Ise les concelti se font beaucoup
plus rares dans l'loquence pratique, sans cependant

1. Exfmplfs, les iHscours crisocrate et les Oraisons funbres


conserves.
2. Cliez Thucj'dide galement, bien que cet crivain ait su
l'occasion tirer de ces artifices (riieureux elTets. Quelques-unes
de ses penses les plus profondes sur la psj-choloniie des peuples
(Ti'ecs ou sur la i)olitiijue d'Athnes se prsentent nous sous cette

fonuft qui leur donne, avec un contour plus net, quelque chose du
relief propre aux vers; l'empreinte est alors dfliiilive. (.\lf. Croi- >i

sel, Edition de Tliucydide, p. Wi, notice.)

;J. Fi'accus dplore d'abord que son ox|>rienee et son loquence


ne soient pas au niveau de son infortune. Et il continue ainsi vv :

ToS oujjispovTo; oj |xv yP H-^


Hti n.xr.oK3.0iU xit) otiaSTi |Ati t^;
atfa; i^ o rpoor/.oOar,;, ivTauOo' oSv |j. to;f),r,v f, JursioCa, ou Zi
(AE SeT aoj^vai [iETi T^; XrjOEi'a; Erivia ix fEviiiEva, Iv toijt(;j |jle pXrtEi
5) ToO ^Y*''' i8uvaiji(a.

4. Oz p5a<jO( |j:oi 3oxr ropov sivoii, ui . S., Tj; za-riYopi'a , iD.i


sajaaaOai lyovTi loiaTa aTO? tb [jiiYs''o; y-oX toaata t kXtjo;
?0Yaara!, iiTE inj-u'Sv J/u3'j|isvov SEiviTspa tiv O-apyivTinv /.TT;Yopjaai,

IAjIts lXrjO^ Pou).(i;j.vov dr.tiv ar.a^-x oivaaOai, XX' ivYzr) ) tjv r-arf,-

Yopov d-i-sv i^ Tov ypiivov lr.tXi.T.t'^


n6
disparatre compltement'. Aristote, dans sa Rhtorique,
en donne encore tout au long la thorie'", et les recom-
mande comme une des sources du style lgant (t:j --ta

Xy'.v)3. Certes un moderne aura toujours beaucoup de


peine partager ce got des Grecs K Du moins faut-il
retenir, comme un fait intressant pour l'histoire litt-
raire,que les figures gorgianiques sont restes pendant
tout quatrime "sTcle^un lment de la prose savante.
le

2. Gorgias a rendu la prose grecque un au tre ser-

vice signale. De la discipline pelote JaqueHej^j l'avait

soumise elle rapporta un got tout nouveau de noblesse

1. Sur l'emploi Je ces ligures chez Ise, Umosthne, Hypride,


Lycurgue, Eschine, Dinanjue, voir Blass, AUisch. Beredsnmkeil,
II, p. 475, 480; III', p. 137; III^ p. 38, 105, 207, :i98. De tous
les orateurs de ce temps Dirioslhne est celui qui en a tir le parti
le plus original. Les procils dont il use de prfrence sont la
paronomasie et la rptition d'un mme mot. 11 s'en sert, soit
pour condenser une antillise (tiv h.v.dm ttj'; h.zhmj -/.wpov '\>\i.i--.yyi
voaiuOT-a;. OlijnUi., I, 24), soil pour renforcer une aflirmation (oz
loTi tout", w i. ., oCrz 'aTi. C. Aphoh. I, 57), soit pour aiguiser une

pigramme ou un sarcasme (/.axor^Or,; S'v, XW/hr^, to-.o r.x/-..i~>i i\jrfizi

)i^O/;;. Cour., 11 ivOp&);;o'j; oj/. lE-jOpou; iXV i).sO,oj:. C. Aristo-

crat., 202). Dans ce dernier cas, qui est le plus frquent, l'orateur
ne recule pas mme, comme on voit, devant le calemlwur et
l'-peu-prs. Mais rien n'est de pur ornement dans tout cela ; la

pense gagne en nergie et en couleur. C'est que Dmosthne n'a


gure retenu des procds gorgianiques que ceux qui ont leur
source et en quelque sorte leur lgitimation dans l'usage popu-
laire. Hermogne dit trs justement, en son langage de rhteur,
que Dmosthne a rendu agonistiques ces figures, jusque-l pure-
ment sophistiques (\irA. oz-m., p. 4:^7).
2. Rhtorique, III, 9, p. 1410 A.
3. Ibid., 111,11, p. 1412 B.
4. On
peut dire, il est vri, l'excuse des Grecs que leur langue,
grce surtout l'abondance des dsinences semblables de dcli-
naison et de conjugaison, ollrait plus de facilit qu'aucune langue
moderne ces effets, et que par suite ceux-ci n'y avaient peut-tre
pas un air aussi artiliciel et aussi pdant qu'il nous le semble.
Ajoutons encore que la posie, dont ils avaient t de tout temps
un ornement, y avait d'avance familiaris l'esprit et l'oreille.
117

pas moi ns dsormais la marque de la prose littraire.

Il s'est pass, dans la prose grecque aprs Gorgias le

mme phnomne que dans la tragdie aprs Eschyle et


Sophocle. C'est Euripide qui, le premier, limina du
style tragique tous les vocables insolites; il n'use gure
que des mots ordinaires, mais c'est avec un discerne-
ment si dlicat que sa langue, sans
y paraisse, qu'il

reste trs au-dessus du parler quotidien'. De mme ont


fait dans l'loquence les successeurs de Gorgias. Chez
Isocrate, en particulier, c'est une mthode rflchie :

Tandis que les potes, dit-il dans son Evagoras (| 9),

ont leur disposition, outre les mots consacrs, les mots


trangers, les nologismes, les mtaphores, le prosateur
est tenu de se borner aux termes usuels (tv vixTwv toT;

TOMT'asc liivv ypfisOai) . Non pas pourtant qu'aux yeux


d'Isocrate, la prose crite se doive confondre avec le lan-
gage parl. Un fragment de la techn dit expressment le

contraire : Il ne faut pas que la prose soit simplement


de la prose ; cela aurait quelque chose de sec \ Et com-
ment prvenir ce dfaut? A cette question rpond un

1. On plutt ils n'aflniiront plus tout cela que par exception, et


dans les ])assaR(>s o- la gravit de la pense ou la chaleur du sen-
timent justifiaient ces iiardiesses. La langue do Dniosthne est
leplus pur attique parle de son temps. Il ne recherche pas, comme
Gorgias, les mots anciens et poli(jues, et n'en forge pas de nou-
veaux au sens profond et subtil, comme Thucydide S'il en cre
de nouveaux, ce sont des mots de passion. .; s'il en empriinte ft
la langue des potes, c'est la faon des autours de parodies, et
dans un sarcasme. Les mtaphores vives, pittoresques... clairent
son style... (A. Croiset, His,t. de la litlr. tirccqite. IV. p. 549.)
2. Aristote, Rhtorique, III, 1, p. 1404 A.
3. Fragm. 6, d. Blass : fiXin; 5c 6 XiS^OS iJir; yo; h-m ^r^'Sm fif
ii8
autre fragment de la techn : en choisissant dans la

langue usuelle les termes les plus beaux , entendez


par l les plus expressifs et les plus harmonieux'. Toute
cette mthode a, du reste, t dogmatiquement
reprise
par Aristote. Mme dans la prose celui-ci demande ce
qu'il appelle t; vi/.:v un air tranger , c'est--dire

quelque chose qui tranche sur la banalit ordinaire".


Mais il veut, en revanche, que l'artifice n'apparaisse pas.
Et le moyen pour que l'crivain
cela, ajoute-t-il, c'est

fasse un choix parmi


mots du langage ordinaire les :

procd dont Euripide dans ses vers a donn le premier


l'exemple 3. Nous sommes ici, comme on voit, presque
l'antipode des moyens prescrits par Gorgias. Reste
pourtant celui-ci l'honneur d'avoir trs nettement
montr le but atteindre.
3. Enfin les innovations grammaticales de Gorgias
n'ont pas moins d'importance. 11 est plusieurs emplois,
comme celui de l'adjectif neutre au sens d'un substantif,
qui, rservs jusque-l la posie, ont pass grce
Gorgias dans la pratique courante des attiques. D'autres,
telsque l'usage du participe neutre au lieu du substantif,
ou celui des substantifs verbaux en --.r,z et en -v.z au lieu
du verbe, sans avoir pris autant d'extension, se retrou-

vent chez ses successeurs, en particulier chez Antiphon


et Thucydide. Toutes ces innovations, et d'autres en-
core, ont donn la langue attique des qualits incon-
nues de brivet et de prcision psychologique, ou du
moins ont dvelopp en elle le got de ces qualits. Il v

1. Ibid. : 6v|iXTi 8 ypjaOa'. ... xm xaXXiarw.


2. Aristote, Rhtorique, III, 2, p. 1404 B extr.
3. Ibid. : y-A ]xr]-:z TxneivTjv y.r'jt {inp to wjia, iXi r.pizo'jtsoN (se. tt|v

Xiv)
) Y? !:otr,T!/.7j ?ato; oi Tanetvii, oXX' o npnouaa X^to Sib Bit izoiv

iv)V XT]v Si).:y.iov SerXavBiveiv noio3vT, xa'i [xi] So/.efv Xfuy 7:E;:Xaij|ilv(u

iXXk Tzt(fjY.6-z(iii y.7:-fzxi 5'eI, liv xt; 1/. t^ EtoOufa SiaXixTOj zXs'Ywv o-jv-
TiO^, Zr.ip Ept):(Sr,' n'jet xot) C;:^3tE np!i>TOi.
iig
a en efiet telle de ces brves tournures qui ramasse tout
le sens d'une longue priphrase, telle autre mme qui
exprime une nuance nouvelle, et que par suite aucune
priphrase ne saurait suppler. Comme toute langue
jeune, la langue grecque avant Gorgias tait pauvre de
termes et de tour^ apjpropns_ji la^djscussjon et Pana-
lyse. Avec G orgias forme pour la premire fo is
elle se

moral es. Et on peut


l'e xpression des ides abstraites et

mesurer dj chez Antiphon et surtout chez Thucydide


combien, grce lui, elle a gagn en ce sens.
En rsum donc, que Gorgias n'est pasjjn
il faut dire
gnie complet. Il un penseur, mais c'est u n
n'a pas t
grand a rtiste, nrw-^^pnr jngpni eux de for mes verbale s.
L' n fl u e n ce q u la exerce vaut inco m parablement mju x
i
'
i

que son uvre. C'est, comme on l'a dit, le Balzac de la


prose attique.
CHAPITRE IV.

[a Rhtorique d'Antiphon.

difficulte de reconstruction de la rhetorique


d'antiphon.

Aprs Gorgias, la rhtorique grecque est dsormais en


possession de tous ses moyens. Corax et Tisias avaient
bauch la thorie de l'loquence judiciaire, et lguaient
leurs successeurs une
mthode fconde d'invention
oratoire. La sophistique aussi avait contribu pour sa
large part aux progrs de l'loquence, en formant les
Grecs argumenter. Enfin Go rgias avait donjifcjs_pre-
miers modles_de proseTittrair e. Parmi ces inventions,
certaines avaiejT t besoin d'tre dvelop pes, H^im-s au
contraire d'tre corriges ou accomm odes plus exacte-
ment aux besoins de la pratique Ce fut l'uvre d'Anti-
.

phon, le plus ancien des rhteurs et des logogra phes


athnifins.
Avec Ant|phon_reasigaement_de-Jfuriitorique s'or-
ganise et pre nd une forme rg ulire, qu'il gardera

peu prs intacte par la suite. Il serait donc du plus vif


intrt de connatre la doctri ne de ce rhteu r et se s
procds didactiques . Malheureusement rien n'est plus
diffic. Nous n'avons, en effet, d'autre source d'in-
formation qu e les oeuvres mmes d'Antiphon . En-
122

core celles qui nous seraient le plus prcieuses, en par-


ticulier la 'i-/:'rt^ et le Recueil d'exordes et d'pilogues,
ont-elles disparu. Ce n'est pas une raison pourtant de
dsesprer : qui les interroge avec attention les trois
discours rels et les Ttralogies rvlent des habitudes
de composition si particulires, si constantes, si voulues
qu'on en peut dduire, croyons-nous, presque srement
les rgles essentielles de la rhtorique d'Antiphon. Ce
sont ces rgles, c'est cette rhtorique latente que nous
allons essayer de dgager".

II.

MTHODE d'eNSEIGNE.MENT d'aNTIPHOX.

I. Division technique du plaidoyer.

Le plan des plaidoyers rels d'Amiph on est trs net.

Il compr end cinq parties : exorde, rp sy.x-:ir/.;jr,, narra-


tion, preu ves, pilogu e '. Telle tait aussi, videjTirnent,
"
la division qu^l_enseignait. "

Encore incomplet et peu sr chez Co rax et Tisias, le


schma du discours judiciaire est donc fix dfijiijive-
ment a u temps d'Antiph on. Si l'on en retranche, en
effet, la -pv/.i-.7.':Y.zjr sur laqueUejious^ reyiejidrons plus
loin, une division en quatre parties^ exorrfe,
il reste
narration, preuve et proraison, tellement conforme

1. A sujiposer qu'elle ft authentique. Voyez plus bas, p. 198.


n. 1.
2. Je suivrai dans tout ce chapitre, sauf avis contraii-p, le texte

de Blass (Teubner) 1892.


3. L'pilogue manque dans le plaidoyer Sur le Charente, mais

on doit considrer ce plaidoyer comme tronqu.


123
la nature des chos es que des loi^o^raphes d'Ath nes elle

est passe aux avocats romains, et de ceux-ci aux mo-


dernes. A vrai dire certains rhteurs, contemporains ou
successeurs d'Antiphon, la compliqueront plaisir, en
subdivisant nouveau chacune de ses parties '. Mais ce
sont l des raffinements de thoriciens, qui ont eu peu
d'influence sur la pratique.
Qu'tait-ce que la rpy.aTar/.s'jT,, et quelle en tait la fonc-
tion? Selon l'tymologie mme du mot % elle avait pour
but de prparer les auditeurs, c' est--dire de lesjriettre
dans un tat d'esprit propice celui qui parlejOU, ce
qui revient au mme, hostile l'adversaire. Mais, si le

but de la xp;-/,aTar/.Ui reste partout le mme, rien de plus


vari que les moyens qu'elle emploie. Dans le discours
Contre la martre commente et incrimine
elle le refus
que l'adversaire a oppos une sommation de torture.
D'autres fois la rp;y.aTacy.u-^, est une discussion juridique,
o l'accus s'efTorce d'tablir l'illgalit de la procdure
suivie contre lui : par exemple, dans le plaidoyer d'An-
tiphon Sur le meurtre d'Hrods, et dans ceux d'Hyp-
ride Pour Euxnippe et Pour Lycophron. Tantt, au
contraire, c'est un expos pralable un commentaire
et

des lois sur lesquelles se fonde la poursuite des mor- :

ceaux de ce genre se rencontrent notamment dans les

plaidoyers d'ise Sur l'hritage d'IIagnias, de Dmos-


thne Contre Midias et d'Eschine Contre Timarque.
Enfin la itpxa-:aay.uVi peut tre encore, comme dans le

plaidoyer d'Antiphon Sur le Chorcute et dans celui de


Dmosthne Sur la Couronne, une vive protestation de

1. Nous faisons allusion ici surtout m 'l'iiodoros de Byzance.


Voyez le chapitre suivant.
2. Toutefois ce mot est bien postrieur au cinquime sicle il :

appartient lu langue des critiques de l'poque grco-romaine.


Denys d'Ilalicarnasse, Hermogne.
124
l'accus contre les imputations trangres la- cause,
auxquelles s'est livr son accusateur. Dans tous ces
exemples le procd reste au fond le mme il consiste :

tirer du rang et placer en avant-garde quelque argu-


ment propre impressionner favorablement les juges.
Antiphon n'est pas le seul orateur (on l'a vu par les
exemples numrs plus haut) chez qui l'on rencontre
cet lment. Mais son tort est d'en avoir fait, ce semble,
une partie ncessaire de tout plaidoyer'. L'art, plus
libre et plus souple, d'un Ise, d'un Dmosthne ou d'un
Hypride rservera la -piv-a-areeu; pour les causes parti-
culirement dlicates, o importe l'orateur d'carter
il

ds l'abord quelque prvention dfavorable '.

I 2. Les lieux communs.

Ces cadres tracs, comment les remplir? En d'autres


termes, quels pr ocds d nvention oratoire enseignait
^
Antiphon? Au premier rang_il faut mettre le lieu cgni-
mun. Selon la mthode gnrale de ce temps \ Antiphon
faisait apprendre ses lves des morceaux de sa com-

position, propres tre insrs dans un discours rel.


Aucun genre, du reste, ne prte autant aux lieux com-
muns que la plaidoirie. Dans l'exorde et l'pilogue sur-
tout ils rgnent en matres.

\. La dans les trois discours rels d'Anti-


npozataT/sui; figurant
phon, on que celui-ci la concevait comme un l-
est tent de croire
ment ncessaire du discours. Cependant,, comme nous n'avons
conserv que ces trois discours, la conclusion est peut-tre un peu
htive.
2. Blass, ouvr. cit, I (2e d.), p. 123 sq. Denys d'Halic./see,.
3. 15; Hermogne, dans les Rhelores graeci, Walz, IV, p. 101.
3. Voy. plus haut ch. ii, p. 60 sq.

I2D

Vgt AntijJTrm^ le prcini.^ r q^ij composa un recue j I

d'exorcls et d'pilog ues {llpzi'.\i.<.2 /.v. iv.Xs'iy.), livre vi-


^ -
^
III
deinment destin a son enseigneme nt . Il ne nous en
est parvenu que trois fragments, malheureusement trs
courts. De l'un d'eux tout ce qu'on peut dire de sr, c'est

qu'il a appartenu un exorde''. Un autre, o se recon-


nat galement un dbris d'exorde, est ainsi conu : Si
j'ai intent la prsente accusation (Ypx:pr;), c'est parce que
j'ai soulert mille torts de la part de cet homme, et

qu'il vous en a fait souffrir davantage encore, vous et


tout le reste des citoyens-'. Ces lignes si courtes sont
intressantes, parce qu'on y saisit dj l'application de
plusieurs prceptes des manuels; rejeter sur son adversaire
la responsabilit donner l'apparence d'un
du procs, se

cito\en dvou la chose publique, persuader aux juges


qu'il y va de leur intrt personnel '. Dans le dernier

fragment Antiphon faisait parler en ces termes un pre


qui poursuit en justice le meurtrier de son fils : Infor-
tun, qui aurais d mourir, c'est moi qui survis pour
tre la rise de mes ennemis! ^ On devine l le ton
pathtique d'une proraison. Voil tout ce qui nous
reste des np-.sfij/a -/.al i^riXi-f'. d'Antiphon.
Mieux que ces fragments misrables, les exordes des
discours conservs peuvent nous renseigner sur le con-
tenu de l'ouvrage. Presque tous sont de purs lieux com-
muns, et il eswnme nfri^iment probable que quel-
ques-uns ont t puiss dans le Recueil. Prenons, par
exemple, le premier discours de la I" Ttralogie.
N'est-il pas vrai que ce dbut peut tre mis dans la

1. l'holius, s. V. [lo/Ofipo; Suidas, s. vv. a;jOsaOi, Sji, ]io/9r;p<i;.

2. Fragm. 69 (Blass.).
8. Fragm. 68.
4. Voir le chapilro I de lu seconde partie.
5. Fragm. 70.
126

bouche de tout plaideur dont la plainte s'appuj.e plus


sur des prsomptions que sur des preuves?
Lorsqu'un mfait a t commis par des coupables
ordinaires, il n'est pas difficile de les convaincre. Mais,

si les coupables sont des hommes joignant l'habilet


naturelle l'exprience acquise, et parvenus ce degr
de l'ge o l'intelligence a toute sa force, c'est chose
difficile et de les dcouvrir et de les convaincre. En rai-
son de la grandeur du pril, ils prennent ds longtemps
leurs mesures pour faire le mal en scurit, et ils ne
l'entreprennent qu'aprs s'tre mis couvert de tout
soupon. Instruits de mme si on ne
cela, vous devez,
vous prsente que des vraisemblances, vous v attacher
fortement'.
D'une porte plus gnrale encore est l'exorde du
discours^;- feUliorule. L'orateur y vante les avanta-
ges moraux que pui se un a ccus dans le sentiment de
soirTiriocence :

Ce qu'il y aurait de plus agrable, juges, pour tout


homme, ce serait d'abord de ne point voir sa vie en
danger, volontiers on formulerait ce vu dans ses
prires, et ensuite, s'il se trouvait jet pourtant dans
ce danger, de pouvoir se dire (ce qui est ma grande
consolation dans la situation prsente) qu'il n'a sur la
conscience aucune faute, et que tout malheur qui
pourra survenir ne sera pour lui ni un sujet de honte,
ni une preuve de mchancet, mais l'effet de la fortune
et de l'injustice".

1. Je demande l'indulgence pour celle traduclion comme pour

toutes celles qui suivent. Estimant que, dans une version d'Anti-
phon, l'lgance serait une infidlit, je n'ai cherch ni dissimu-
ler ni mme attnuer l'embarras, la gaucherie, la lourdeur de
l'original.
2. Cf. encore, entre autres exemples, 2^ Tlral., 1, 1.
2J

D'a ijj fs t^xonles encore


^t nous apparaissent comm e
des thses gnrales, parce que chacun d'eux est la pre-
niire esquisse d'un dveloppement que rep rendro nt
l'envlles lgographes. Tel est, entre autres, l'exorde
di~pIaidoyer Sur le meurtre d'Hrods : l'accus s'y
reprsente comme un homme simple, incapable, faute
d'loquence et d'exprience, de tromper le tribunal, et
ds lors digne de toute confiance. Ce sera dans la suite
un thme traditionnel, tel point qu'il n'est gure de
plaidoyer attique qui ne dbute. par une dclaration de
ce genre.
Juges, je souhaiterais que mon habilet de parole
et mon exprience des affaires fussent gales mon
infortune et aux maux qui m'accablent: mais, si je

suis prouv par ceux-ci au-del de ce qu'il convient,


je manque de celles-l plus qu'il ne serait utile...

Maintes fois dj des hommes dnus d'loquence,


s'tant rendus suspects pour avoir dit la vrit, ont
t perdus par leur impuissance la dmontrer;
maintes fois, au contraire, des gens pourvus d'lo-
quence, ayant gagn la confiance par le mensonge,
ont t sauvs par leur habilet mentir. Quand
l'accus est sans exprience des procs, son sort d-
pend forcment du discours de son adversaire plus
que des faits eux-mmes et de la ralit des vne-
ments. Je vous adresserai donc une prire, juges, non
pas celle que vous font la plupart des plaideurs, qui
vous sollicitent de les couter, comme s'ils se dfiaient
d'eux-mmes et vous souponnaient capables de quel-
que injustice, il est naturel, en eflet, que des juges
honntes accordent aux accuss, mme sans qu'ils la

rclament, une attention que les accusateurs ont ob-


tenue sans la rclamer,
mais voici ce que je vous
demande : si ma bouche commet quelque faute, par-
-

128
donnez-la moi, et voyez-y une marque d'inexprience,
non de culpabilit; mais, si je parle de faon vous
satisfaire, attribuez la chose ma vracit, non
mon loquence : il n'est pas juste, si un homme a
mal agi, que ses paroles le sauvent, ni, s'il a bien
agi, que ses paroles le perdent. Dans la parole il n'y
a, en effet, qu'une faute de la langue; dans l'action
il une faute de la volont. Et forcment celui qui
y a
court un danger personnel doit commettre en par-
lant quelque faute. Il n'a pas seulement se proc-
cuper de ce qu'il dit, mais aussi de ce qui en rsul-
tera : car tout ce qui est encore incertain dpend
plus de la fortune que de la prvoyance. Voil ce qui
cause forcment une grande frayeur l'accus; aussi
je vois les orateurs les plus exprmients tomber au
dessous d'eux-mmes, lorsqu'ils courent quelque dan-
ger, tandis que, si aucun danger ne les menace, ils
russissent bien mieux. Ma demande, juges, est donc
d'accord avec les lois humaines et divines, et aussi

conforme votre devoir qu' mon droit'.


Quant aux modlesjdfi-^inirisonj plusieurs mor-
ceaux qu'on lit gale ment dans les plaidoyers d'Anti-
phon sont trs aptes j)ous_ en doiinar une ide, si

mme ils ne proviennent directement du recueil. Le


plus remarquable par son tendue comme par la gravit

et la force de la pense, c'est celui qu'on lit aux | 87 sq.


du discours Sur le meurtre d' Hrods. On pourrait
l'intituler : Rflexions sur les effets irrvocables dune
condamnation en matire de meurtre,
1. De mme nature
est encore le dbut du plaidoyer Contre la
martre a pour objet de dissiper les prventions hostiles
: il

qu'excite naturellement chez les juges un procs intent des


parents. Nombre d'exordes attiques reproduiront par la suite le
mme lieu commun, et Lysias donnera le modle achev du genre
dans son plaidoyer Contre Diogilon.
120
Un verdict de meurtre, ft-il mal rendu, a plus de
force que la justice et la vrit. Quand vous avez pro-
nonce une condamnation, il faut en effet que le con-
damn, mme s'il n'est pas le vrai coupable, obisse
it et la loi. Et sonne n"oserait, fort de
son innocence, enfreindre le jugement rendu, ni,

conscient d'un tel crime, se drober la loi. Il faut


que, contrairement la vrit, l'innocent cde la
chose juge, et le coupable la seule vrit, n'y et-il
personne pour la dfendre'. Voil pourquoi les lois,

les serments, les sacrifices, les imprcations, en un


mot tout ce qui est en usage dans les affaires de meur-
tre, est bien diffrent de ce qui se passe ailleurs,
parce que c'est l qu'il y a le plus d'intrt bien
juger les faits sur lesquels porte l'accusation. Un ver-
dict juste apporte la vengeance la victime, mais d-
clarer meurtrier celui qui n'est pas coupable, c'est
commettre une faute grave, une impit envers les
dieux et les lois. Et ce n'est pas chose pareille, pour le

plaignant, de formuler une accusation fausse, et pour


vous, juges, de mal juger. L'accusation de l'un n'a pas
de force par elle-mme, c'est de vous, et c'est de votre
jugement qu'elle dpend. Et y a quelque ch(jsequi s'il

pche dans votre jugement, vous ne sauriez reporter


la faute sur autrui pour vous disculper.

Le ton tout gnral et phil osop hique de ces considra-


tions trahit dj, l ui seul, le lieu com mun . Ajoutons,
ce qui lyetout doute sur leur nature^ qu'elles sont re-

1. Je lis avec Spengel xi\ liv \i.t]


f^
6 Ti;jitupr;(i(uv, en supprimant
Xltoi T /.ai ([ni troiil)lo lo sens, et fin reste ne se tronve pus dans le
passage oorre^pomiant Choreiile, G. .le crois avoir rendu, en la
paraplirasant un peu, le vrai sens de celle plirase diflicile, que
n'ont comprise ni la traduction latine de Didol. ni Cucuel.
i3o
produites intgralement dans le plaidoyer Sur le Cho-

/^ Le db ut et la fin ne so nt pas les seules parties du dis-


cours o le lieu commun puisse tro uver place. 11 est
toute une catgorie de preuves, celles qu'Aristote ap-

pelTi^ts/vrTtefignages, serments, tortures, contrats,


lois, qui ne vit que de ces dveloppements gnraux.
Ces preuves se reprsentant dans tous les procs, il im-
portait de savoir selon les cas en exalter ou en rabais-
ser la valeur. C'est encore Antiphon, ce_qiilLl-seflible,

qui le premier comprit~rtTTft d'avoir en rserve sur


chacun de ces objets une couple de dveloppements con-
traictoiresj une thse et une antiths e. Mais avait-il

publi ces morceaux, ou les avait-il gards indits pour


son enseignement, c'est ce qu'on ne peut dcider. Quoi

qu'il en soit, nous avons certainement conserv l'un


d'eux dans le passage suivant du discours Sur le Cho-
reute (| 25), o le plaideur montre qu'il n'est pas de
plus srs moyens de vrit que le tmoignage des hom-
mes libres et la torture des esclaves :

Vous le savez, juges, il n'y a pas de contraintes plus


puissantes et plus fortes au monde, et les preuves
qu'on en tire au sujet du droit sont les plus claires et
les plus dignes de foi, je veux dire quand nombre de
personnes ont t au courant des faits, tant hommes
libres qu'esclaves, et qu'on peut contraindre les hom-
mes libres par des serments et par la parole donne,
choses qui ont tant de force et de valeur pour des hom-

1. Je crois reconnatre galement un fragment de proraison


dans ce lieu commun de la 5 Ttralogie (l, 2 sq.), d'un ton reli-
gieux presque thologique, sur l'homicide considr comme
et
morceau sert amplifier la gravit
viohition de la loi divine. Ce
du crime, ce qui est, comme on sait, une des fonctions princi-
pales de l'pilogue.
i3i -
. mes libres, et qu'en ce qui concerne les esclaves, on
peut recourir d'autres contraintes qui les forcent,
alors mme que leurs aveux devraient les conduire
la mort, confesser la vrit; car la contrainte pr-
sente a sur tout homme plus de force que celle qui est
encore venir.

Enfin il reste encore dans l'uvre d'AntipJon_ nom-


bre deTiiorceaux qui ont trs nettement le caractre de
lieux communs, sans qu'on voie au juste pour quelle
partie du discours il les avait composs. Probablement
lui-mme, en les rdigeant, ne s'tait pas toujours
proccup de leur emploi. Tel est ce bel loge, deux fois
rpt, des lois d'Athnes sur le meurtre, les plus belles
et les plus saintes des lois, parce qu'en mme temps
qu'elles sont les plus anciennes de ce pays, elles ont
toujours gard leur forme premire. Dans le discours
Sur le meurtre d'IIrods (| 14) cet loge fait partie de la
TpsxaTaT/.sj;, o il sert appuyer les protestations de Tac-
cus contre la procdure illgale suivie par ses adver-
saires. Dans le discours Sur le Choreute (| 2) c'est un
des lments de l'exorde; il contribue, avec d'autres con-
sidrations du mme genre, faire peser aux juges la

gravit exceptionnelle de la sentence qu'ils ont rendre.


Il convient du reste de remarquer que de tous ces
lieux communs Antiphon fait un usage trs libre, ins-
rant dans l'exorde, par exemple, un morceau qui a~t
visiblement crit usage de proraison', ou inverse-
ment; ce qui amne assez souvent des disparates et des
incohrences.
En rsum, on voit avec quelle persvrance Antiphon
s'est appliqu rduire au lieu commun toutes les ma-

1. C'est le cas, semble-t-il, pour l'exorde du premier discours de


Ja 5<^ Ttralogie. Voir la note pnk'dente.
l32

tires
*"
empirique de son
f^
enseignement.
_
On saisit l le caractre rsolument
du plaidoyer.
Les rhteurs du sicle
suivant, chez qui cette mthode se perptua, s'efforaient

de la justi fier par u n ingnieux rapprochement.


. Qui
connat toutes les lettres de l'alphabet, disaient-ils,
n'est-il pas apte, en les combinant, tracer tous les mots
de la langue? De mme donc qui aura appris tous les

lments de l'loquence, c'est--dire les lieux communs,


sera en tat de plaider sur tout sujet. I socrate, qui r ap-

porte cette comparaison^en_jTiontre^avec beaucoup de


sens la fausset . Du moins explique-t-elle trs claire-
ment quel tait, aux yeuxmmes des rhteurs, l'objet

des npsiwa v.x: ziXiVi et autres recueils de lieux com-


muns.

^3. Prceptes techniques.

Outre cesjjeux communs qui, quel qu'en t ut le nom-


bre et la varit . n'auraient_pas suffi aux besoins de la
pratique, l'enseigne ment dTAntiphon
comporta it a ussi
videmment une quantit de prceptes d~dtail, donns
de vive voix. En l'absence de la 'iyyr,-, o nous retrouve-
r^ns san?" doute l'essentiel de cet enseignement oral,
c'est encore dans les plaidoyers conservs qu'il nous en
faut chercher la trace.

Exorde. La plupart des rgles qu'assigneront


l'exorde les rhtoriques postrieures taient certainement
connues dj d'Antiphon^. Pour s'en convaincre, il suf-

1. Isocrate, Contre les sophistes, 9-10.


2. Il est vrai que d'aprs Pollux, VI, 143, l'authenticit de cet
ouvrage Mais ce que nous essayons de restituer ici,
tait conteste.
c'est l'enseignement oral d'Antiphon il importe peu qu'il l'et
:

publi, ou non, sous forme de teclm.


3. Voir le dtail de ces rgies, ch. i. seconde partie.
fit de mettre en regard de ces rgles le langage qu'il
prte ses plaideurs.
a) Demande^ aux juges leur attention et leur bien-

veillance, prescrivent les rhteurs. Veuillez, dit de

son ct Antiphon, accueillir sans malveillance ma justi-

fication. (2' Ttralogie, 2, 2.) C'est contrairement


toute justice qu'il vous demande de l'couter avec bien-
veillance. {Ibid., 3, 3.) Je vous adresserai une prire,
juges, non pas celle que vous font la plupart des plai-

deurs qui vous sollicitent de les couter. {Meurtre


d'Hrods, 4.)

b) Dites que vous n'ave^ ni l'habitude ni le talent de


la parole. Je voudrais, juges, que mon loquence et
mon exprience fussent au niveau de mon infortune...
(Meurtre d'Hrods. i sq.) Cf. 2<= Ttralogie, 2, r.

c) Dplore:;; votre inexprience des procs. Jeune


et sans exprience des procs... (Martre, i.) Je le

vois bien maintenant, le malheur et la ncessit forcent

les hommes les plus ennemis des querelles plaider, et


les plus paisibles oser... (2'= Ttralogie, 2, i.) Cf.

Meurtre d'Hrods, (passage cit, pv 127).


i

d) Vantes^ par contre V exprience et l'habilet de votre


adversaire.
Lorsqu'un mfait a t commis par des
coupables ordinaires, il n'est pas difficile de les convain-
cre. Mais, si les coupables sont des hommes qui joi-

gnent l'habilet naturelle l'exprience acquise..., c'est

chose difficile de les dcouvrir et de les convaincre.


(/ Ttralogie, i, i.)

e) Invoque^, s'il y a lieu, votre jeunesse. Cf. C. la


martre, i (passage cit plus haut, c).

f) Rejet:; sur votre adversaire la responsabilit du


procs. ... Je me vois forc d'entrer en lutte avec
des personnes contre qui c'est une honte de lutter, des
frres ns du mme pre que moi, et la mre de ces
i34 -^

frres. Mais c'est la fortune, ce sont eux-mmes, qui


m'ont forc les attaquer... (Martre, 2.) Si j'ai in-
tent cette accusation, c'est qu'en vrit j'ai souffert mille
maux de la part de cet homme, et parce que je sais que
vous en avez souffert davantage encore, vous et le reste

des citoyens. (Fragment 68.)


g) Dites que ce Ji'est pas seulement dans votre int-

rt, mais dans l'intrt de tous, que vous plaide^.


Le dbat actuel est donc de la plus haute importance
pour moi, qui suis accus; mais j'estime que vous aussi,
juges, vous devez attacher le plus grand prix bien ju-
ger les causes de meurtre dans votre propre intrt.

(Choreute, 3.) Cf. Fragm. 68.


h) Si vous tes accus, montre!^ les dsavantages de la

situation de l'accus par rapport celle de l'accusa-


teur. Cf. Meurtre d'Hrods, 5 (passage cit plus haut
p. 128).

/) Flatte^ les juges en vantant leur sagesse, leur


quit. Si je crains la puissance de la calomnie, j'ai

confiance en votre jugement... (i" Ttralogie, 4, i.)

Je crois bien savoir votre pense, et que vous ne pro-


noncerez ni une condamnation ni un acquittement pour
un motif autre que celui qui fait le fond du procs ;

c'est l en effet ce qui est conforme la religion et la


justice. (Choreute, \o.) Vous, les juges les plus justes
et les plus pieux de tous les Grecs... (Ibid., 5i.)
Quand mme vous n'auriez prt aucun serment..., je

vous confierais le soin de dcider de ma vie, tant je suis

sr de vous voir rendre une juste sentence. (Meurtre


d'Hrods, 8.)

Narration. Quarr^Ja_ narration, il ne nous r este

pas assez de l' uvre d'Antip hon pour juger bon es-
cient de l'empl oi qu'il en faisait. Cette partie n existe en
effet dans aucune^PS_liEalogies; non, comme le pr-
r35
tend un scoliaste, que l'art n'et pas alors atteint tout
son dveloppement '
(c'est l une pure sottise, car il est

clair qu'tant de toutes les parties du discours la seule


vraiment indispensable, l'expos des faits est aussi la

plus ancienne), mais parce que le thme de ces uvres


donn d'avance, sans qu'il soit permis d'y rien
fictives est
eux-mmes ne nous offrent
ajouter. Les plaido3ers rels
qu'un exemple de rcit tendu et complet c'est cdui de ;

l'accusation Contre la martre, qui est un mwile


d'expos sobre et pathtique. Dans les deux autres, qui
sont des dfenses, la narration est trs courte. Il est

bien difficiJe, dans ces conditions, de dire quelles rgles


Antiphon assignait la narration. Tout au plus peut-
on souponner qu' la diffrence de Lvsias, par exem-
ple , il ne lui accordait' qu'une place secondaire dans
l'conomie du plaidoyer; ce qui cadrerait bien avec
l'importance prpondrante qu'il attribue la preuve.

Argutnentation. Ce qu'il y a de plus remarquable


en effet dans rartd'Antiphon, c'est la preuve. L est le

meilleur de son talent et sa vritable originalit. Non


pas que cette dialectique vigoureuse et subtile ait beau-
coup de varit; elle se ramne au fond trois ou qua-
tre procds logiques qu'Antiphon applique tous les

sujets, et que selon toute apparence il enseignait dans


son cole.
Parmi ces formes d'argumentation, il en est plusieurs
qu'Antiphon emprunte ses prdcesseurs ou ses con-
temporains. Tel est tout d'abord le raisonnement par
le vraisemblable (dy.i. A ce seul raisonnement se ra-
mne en effet toute rargumentation_ de la premire
Ttralogie. Rappelons-en le thme en deux mots. Un
homme a t assassin de nuit avec son esclave, au

1. Voir rTiABEoi du i" discours de la i^ Ttralogie (d. Blass).


i36
retour d'un souper. Avant de mourir, l'esclave a d-
nonc un ennemi de la victime. Les parents du mort
accusent cet homme de meurtre prmdit. Tels sont
les faits. Comment procde l'accusateur?'' D'abord il

passe rapidement en revue, pour les renvoyer absoutes


l'une aprs l'autre, toutes les personnes autres que l'ac-
cus sur lesquelles pourraient s'garer les soupons. Il

n'est pas vraisemblable que les meurtriers soient des


brigands, car ils auraient dpouill les cadavres. 11 n'est
pas vraisemblable non plus que le coupable soit un
homme pris de boisson, car cet ivrogne serait connu de
ses compagnons d'orgie. 11 n'est pas vraisemblable que
le meurtre soit la suite d'une querelle, car l'heure
avance et la solitude du lieu s'y opposent. Il n'est pas
vraisemblable enfin que la victime soit tombe sous des
coups destins un autre, car l'esclave n'et pas t
assassin en mme temps que le matre. Ces diffren-
tes hypothses cartes, que conclure, sinon que l'ac-

cus est le vrai coupable ? Toutes les vraisemblances en


effet le dsignent : il nourrissait une haine invtre
contre la victime, avec laquelle il avait eu prcdemment
plusieurs procs, et qui au moment mme du crime
venait de lui en intenter un nouveau pour vol d'objets
sacrs. La vengeance et la crainte, voil les deux mo-
biles qui l'ont pouss au meurtre. Dans sa rplique
l'accus se tient, lui aussi, exclusivement sur le terrain
de la vraisemblance. Si, tant que les autres personnes
semblent l'abri des soupons, c'est moi qui passe pour
le coupable, du moment
au contraire o elles appara-
tront suspectes, on devra me regarder comme inno-
cent. Reprenant donc l'une des hypothses, celle des
brigands Pourquoi ne serait-ce pas eux les assassins?
:

Le fait que la victime n'a point t dpouille ne prouve


rien, car ils ont pu tre drangs dans leur besogne par
- i37 -
l'approche de quelque passant. Ne peut-on pas supposer
aussi que, le mort les ayant surpris par hasard dans
quelqu'un de leurs mfaits, ils c^nt voulu supprimer un
tmoin compromettant? Etc.. Par ce moyen l'accus
a fait brche dans le rseau d'inductions o voulait l'en-
fermer son adversaire. Dans les deux rpliques sui-
vantes la discussion se continue, chaque plaideur ren-
chrissant en subtilit sur son adversaire, et se piquant
d'opposer immdiatement hypothse hypothse et vrai-

semblance vraisemblance.
Mais ce n'est pas seulement dans les causes fictives
que le vraisemblable tient tant de place; c'est aussi dans
les plaidoyers rels. Voici en effet la longue srie d'in-
ductions qu'met l'accus pour sa dfense dans le plai-

doyer Sur le meurtre d'Hrods {% 26 sq.) : Hrods


tant sorti de notre vaisseau, la nuit, et en tat d'ivresse,
on prtend que c'est moi qui l'ai tu, terre, d'un coup
de pierre la tte. A cela j'oppose qu'il n"est pas vrai'
semblable qu'Hrods se soit loign du rivage : premi-
rement, parce qu'tant ivre, il pouvait peine marcher;
secondement, parce que, pour l'emmener ainsi loin du
port en pleine nuit, il et fallu un prtexte plausible.
Donc il n'a pu tre assassin que sur le bord de la mer.
Mais dans cette hypothse il est invraisemblable, d'une
part, que ni sur le rivage ni sur le vaisseau on n'ait en-
tendu ses cris, d'autant que la voix porte plus loin sur
une plage dserte qu'au milieu d'une ville, et de nuit
qu'en plein jour; et d'autre part, qu'on n'ait malgr tou-
tes les recherches retrouv aucune trace du meurtre. On
prtend, il est vrai, qu'aprs l'avoir tu terre, j'ai jet

le cadavre la mer. Mais, ce compte, j'ai d me servir


d'une des barques qui ancraient dans le port, et il est
invraisemblable ds lors qu'on n'ait dcouvert de vesti-
ges de sang ni terre ni dans quelque barque : com-
i38
ment en effet aurais-je pu effacer toutes traces sur le sol

et dans la barque, ce que n'aurait pas t capable de


faire, mme de jour, un homme en pleine possession de
exempt de toute crainte?
ses facults et
A cette discussion une importante remarque
propos de
s'impose. Dans la premire Ttralogie, analyse plus
haut, on comprenait merveille que les hypothses
opposes par les deux adversaires s'arrtassent la sim-
ple possibilit, sans atteindre la vraisemblance : c'est

qu'il s'agissait d'une cause fictive, o les faits se prsen-


tent forcment nus et dpouills de leurs circonstances.
Mais comment en peut-il tre de mme ici? Dans une
cause relle c'est avant tout l'tude des conditions de
lieu, de temps, de manire, de personne, qui doit fournir
l'orateur les lments de la probabilit ou de l'invrai-
semblance. Or qu'on parcoure toute la srie d'induc-
tions mises par l'accus dans le discours Sur le meur.
tre d'Hrods : je n'en vois pas une laquelle on ne
puisse valablement opposer l'assertion contraire. Par
exemple, il faudrait pralablement dterminer le degr
d'ivresse d'Hrods, pour savoir s'il tait ou non capable
de s'loigner du rivage. D'un autre ct, il n'est pas

priori si extraordinaire qu'un prtexte quelconque ait


suffi pour emmener un ivrogne. L'indice tir du fait

qu'on n'a pas entendu les cris de la victime n'a gure


plus de valeur : outre qu'Hrods a pu tre tu d'un
seul coup, c'est la description dtaille des lieux qui
seule nous permettrait de juger si les cris ont pu tre
entendus. Inutile de poursuivre cette critique trop aise.
Qu'est-ce dire, sinon que cette argumentation n'a pas
t prcde d'une tude minutieuse des faits, et que ce
n'est pas la nature propre de la cause qui l'a suggre
l'auteur. La dialectique du vraisemblable tait alors
dans toute sa nouveaut et toute sa vogue Antiphon en :
l39
est tout pntr; il 1' Mgne comr rhteur, et il

l'applique, mme hors de propos, comme logographe.


Nous n'avons que de ce qu'Aristote
parl jusqu'ici
appelle le vraisemblable simple. Mais les rhteurs ensei-
gnaient, nous l'avons vu, une autre forme de vraisem-
blable plus raffine et plus ingnieuse, le vraisembla ble

relatil. De celle-l aussi la /" Ttralogie d'Antiphon


offre plusieurs exemples : Si la haine que je portais
la victime rend vraisemblables les soupons actuels,
n'est-il pas plus vraisemblable encore que, prvoyant
ces soupons avant le crime, je me sois bien gard de le
commettre? '
Et plus loin : Et ceux qui hassaient
la victime autant que moi, il y en avait plus d'un,
n'est-il pas vraisemblable que ce sont eux, plutt que
moi, qui l'ont assassine? Pour eux nul doute que les

soupons se portassent sur moi, tandis que, moi, je sa-

vais bien que je serais incrimin leur place ^


Outre Corax, il y a un autre technographe du temps,
dont l'influence est reconnaissable chez Antiphon : c'est

Thodoros de Byzancc. Thodoros tait l'iaventeur d'un


/jeu d'enthy mmes qu'Aristote dfi nit -b h. -w> T^.%^-rf)vnf^

y.aTT)Yspv ^, iTcsXYeobai , et qu'il claire au moyen de


l'exemple suivant : Dans la Mde de Carkinos Mde
est accuse d'avoir tu ses enfants, parce que ceux-ci
ont disparu ; et le fait est qu'en les loignant elle a
commis une faute. Mais elle rplique pour sa dfense
qu'en ce cas elle et tu non seulement ses enfants,
mais aussi Jason; car c'et t une faute, ayant commis
le premier meurtre, de s'abstenir du second \ Comme

on le voit, le lieu Iv. Tiiv ixapiTjOvTdJV n'est au fond qu'un


cas particulier de \'Ht.q, : il consiste, en effet, ar-

1. l'o Ttralogie, 2, 6.
2. Ibid., 2, 3.
3. Aristote, Rhtorique, II, 23, p. 1400 B.
'

140
guer de l'invraisemblance ps}xhologique d'une action.
Antiphon n'a pas manqu de se l'approprier. Dans la
/" Ttralogie l'accusateur prtend, on s'en souvient,
que les auteurs du meurtre ne sauraient tre des bri-
gands, puisque le cadavre n'a pas t dpouill. Un
brigand , surtout dans une affaire o il exposait sa
vie, n'et pas nglig un profit qui s'offrait de lui-
mme. A quoi l'accus riposte que, si les brigands se
sont enfuis l'approche de quelque passant, ils ont fait

preuve, non de sottise, mais de sagesse, en prfrant le

salut au gain '. Le mme argument est rpt plusieurs

fois aussi dans le plaidoyer Sur le meurtre d'Hrods.


Contre le tmoignage de l'esclave, qui dclare l'avoir
aid transporter le cadavre, l'accus raisonne ainsi :

En vrit je n'tais pas si fou, aprs avoir prpar


moi tout seul le crime, de peur qu'un tiers n'en et
connaissance et c'tait l en eff"et pour moi le danger
que d'aller, le crime une fois commis, chercher des
tmoins et des complices'.
Il serait tonga nt enfin que la^ophistiqu e n'et pas
eu quelque cho dans l'enseig nernent d'Antiphon. De
fait,on xeLve-dans ses plaidoyers plus_ d'une argutie
qiH semble venir directement^ dj. Dans la /" Ttralo-
gie, par exemple, l'accusateur insinue que, si l'accus a
tu, c'tait pour chapper aux consquences d'un procs
criminel que lui avait intent la victime. Et quelques
lignes plus bas, parlant de ce mme procs, il ajoute :

11 savait bien qu'il serait condamn, sans quoi il n'et


pas cru dans l'accusation de
trouver plus de sret
meurtre actuelle-. Or confrontons ces deux proposi-
tions. La premire peut se rsumer ainsi L'accus a :

1. Ire Ttralogie, 1, 4 et 2, 5. Cf. ibid., 2, 9; 8, 3 et 5; 4, 5.


2. Sur le meurtre d'Hrods, 43. Cf. .53-54, (51-62.
3. l'* Ttralogie, I, 7-8.
m^Pruve : il n'avait pas d'autre moyen d'chapper '

une condamnation capitale. La seconde revient ceci :

L'accus n'avait aucun espoir d'chapper n condam-


nation capitale. Preuve : il a tu. En un mot donc, ce
qui tait matire prouver dans la premire proposition
est devenu preuve dans la seconde, et inversement : on
voit clairement le sophisme '.
Mais o se montre de la faon la plus ne tte l' in-
fluence des sop histes, Dans
c'est_dans la 2' Ttralogie.
un gymnase, o des jeunes gens s exeraient au jet du
javelot, un enfant, qui tait simple spectateur, a t
atteint mortellement : le pre de la victime attaque le

jeune homme qui a lanc le javelot. Voil l'espce. fic-


/ tive iniagine par Antiphon. Ne rappelle-t-elle pas de
tout_point les djsputes ristjgues? Par une concidence
) curieuse Plutarque nous apprend mme que Pricls
avait pass une journe entire discuter avec Protago-
ras sur un fait tout semblable, l'n pentathle avant tu
par imprudence d'un coup de javelot un certain Epiti-
mos de Pharsale, il s'agissait de dterminer l'auteur
responsable de l'accident : tait-ce le pentathle, ou les

agonothtes, ou le javelot?^ On comprend que ce cas


tent la souple dialectique de Protagoras. La question
iait
rsoudre, en effet, est purement logique : il s'agit

d'analjser eLiie^dfini r l'ide d'imp rudence, et, la dfini-

tion une fois trouve," de voir auquel des personnages


mis en cause elle s'applique. AinsL procde Antiphon. Il

commence par cette dfinition : Doit tre dite l'auteur

1. Blass (Vie aUische Beredsamkeit, 1, ri d. \)\y. 121-2) signale

galement une plilion de principe dans le discours Hur le meur-


tre d'Urods, 73. Sachez bien que je mrite votre piti beau
coup plus qu'un cliatiment. Le chliment revient, en effet, aux
coupables, la piti ceux qui sont l'objet d'une accusation
injuste. >>

2. Plutarque, Vie de Pricls, 3G.


142
d'un accident toute personne qui manque le but qu'elle
se proposait, mais non celle qui n'a fait ou subi que ce
qu'elle voulait '. Et la lumire de ce principe il exa-
mine la conduite des deux jeunes gens. Lequel a man-
qu ce qu'il voulait faire? La victime. Voulant en effet

traverser le champ de tir, elle n'a pas su saisir le mo-


ment favorable. Quant au tireur, il n'a rien fait que de
volontaire, il a lanc son trait comme il voulait, et au
moment o il voulait, et par suite il n'a pas plus de part
au meurtre qu'aucun de ceux qui s'exeraient avec lui.

Si c'est parce que mon fils tirait que le sien est mort,
tous ceux qui s'exeraient en mme temps tomberaient
sous le coup de l'accusation; ce n'est pas, en effet, pour
n'avoir point tir qu'ils ne l'ont pas frapp, mais parce
qu'il ne s'est pas offert leurs coups ^. Ayant ainsi
rejet sur la victime la responsabilit de l'accident, l'ac-

cus couronne toute sa dmonstration par ce paradoxe :

N'ayez crainte que la prsence du coupable souille la

ville : puisque la victime et le meurtrier ne font qu'un,


le coupable a t puni, et ainsi le crime n'est pas rest
sans vengeance ^ Antiphon a signal lui-mme le ca-
ractre tout sophistique de cette discussion : plusieurs
reprises le dfenseur s'excuse de prsenter des arguments
qui peuvent paratre subtils ou recherchs (xp-.-

6z<s':spsy f, 56v;0; i'/.rflfj |j.v, Xzzzi i y.'i y.p'.S-^'^). En r-

sum, de mme que nous avons reconnu plus haut

1. 2e Ttralogie, 2, 0. Je lis ainsi ce passage : o" ts fip aoaptdivovTs;


Lv Sv imw/flwil Tt SpSaai, outoi ;:pdiy.TopE; tCiv dl/.oua(ajv (j(v
oT te IxiuatiSv

Tt SfvTE; fi ;ioyovT, ojtoi tc5v naOTitiittov a-iot <^ oi ^ yli-ionixx. L'ad-


dition de o rend fort claire cette phrase, tant torture par les di-
teurs.
2. Ibid., 4, 6.
3. Ibid., 4, 8.
4. Ibid., 2, 2; 4, 2. Quant l'accusateur, il qualifie cette argu-
mentation de rovrjpi Xifwv (Jxp(66ioi (3, 3).
'4^

dans Antiphon l'lve de Tisias ou de Thodoros, nous


trou vons ici l'mule des ristiques. et en particulier de

P rotaaora s. Tout cela nous montre en lui un rhteur trs


inform, l'afft de toutes les nouveauts et de toutes

I les

Mais
inventions dont son enseignement peut tirer parti.
il ne faut pas oublier qu'Antiphon tait lui-mme
chef d'cole et l'un des technographes les plus renom-
ms de son temps'. Parmi les innovations techniques
dont il convient de honneur, signa lons en p ar-
lui faire

ticulier un syst me d'argumentation qui est chez lui


fondame ntal, car il l'a re produit dans ses trois discours

rels. Voici les principaux passages o il se rencontre.

Dans le plaidoyer Contre la martre l'accusateur re-

proche ses adversaires de s'tre refuss une propo-


sition de torture {% 6-14). Dans le plaidoyer Sur le

meurtre d'Hrods c'est l'accus qui lve contre les

accusateurs deux griefs : i" la procdure suivie contre


lui est illgale (| 8-20); 2" ils ont fait disparatre un
esclave qui et d tre mis la torture en sa prsence
^ 35-38). Enfin dans le discours Sur le Choreute l'ac-

cus incrimine deux actes de son adversaire : i" celui-ci

s'est refus une offre de torture (| 24-30); 2" il a long-


temps diff'r sa poursuite, gardant jusqu' la veille, au
vu et au su de tous, des relations cordiales avec l'ac-

cus ( 42-48). Voil certes des griefs de nature fort


diffrente. Cependant chacun d'eux est le point d'attache

d'un raisonnement identique qui, par des phases pr-


vues, conduit la mme conclusion. D'abord l'orateur
montre que l'acte dont il s'agit est trange et tout l'op-

pos de ce qu'et fait un plaideur soucieux de la vrit


et de la justice. Les autres hommes donnent au dnon-
ciateur, si c'est une personne libre, de l'argent; si c'est

1. Deiiys crHalic, Premire lettre ci Anime, c. 2.


144
un esclave, la libert. Mais eux, ils ont donn au d-
nonciateur pour rcompense la mort. {Meurtre d'IJ-
rods, 34.) Les autres hommes, quand ils sont l'objet
d'une dnonciation, s'emparent du dnonciateur et le

font disparatre : ici, au contraire, ce sont ceux qui


maccusent qui ont fait disparatre le dnonciateur.
(Ibid., 38.) Les autres hommes appuient leurs dires
par des faits; mais eux, c'est par de simples dires qu'ils
cherchent rendre suspects les faits. [Meurtre d'H-
rods, 84. Choreute, 47.) Voil le premier point. Dans
le second l'orateur analyse l'acte incrimin et il en d-
"
masque les mobiles et le but dloyaux (-yvw^t;). Pourquoi
l'adversaire s'est-il oppos la torture? Parce qu'il
savait trop bien que l'preuve ne tournerait pas son
profit, et qu' aucun prix il ne voulait la lumire. (Ma-
rtre, 8-1 3. Meurtre d'Hrods, 35. Choreute. 24.1

Pourquoi l'adversaire a-t-il fait choix d'une procdure


irrgulire? Parce qu'il dsesprait d'avoir gain de
cause, s'il ne me frustrait d'abord des garanties que
m'accorde la loi. {Meurtre d'Hrods, 16-18.) Pour-
quoi l'accusateur a-t-il tant tard dposer sa plainte?
. Parce qu'en son me et conscience il ne croyait
pas lui-mme ma culpabilit. {Choreute, 46.) Etc..
L'orateur pourrait, sans plus tarder, conclure que
son adversaire a trahi de la sorte son peu de con-
fiance en sa cause. Mais cette conclusion , Antiphon
aime la faire sortir, plus pressante et plus imp-
rieuse, d'un raisonnement complexe : c'est le troisime
point. Si mon adversaire tait venu m'ofllrir de livrer
.mes esclaves la torture, et que moi j'eusse refus
de les recevoir, il trouverait l, j'en suis certain, un
indice capital de mon innocence. Tour ingnieux qui,
en renversant les termes du dbat, force pour ainsi dire
l'adversaire d'acquiescer la dduction qui suit : Mais,
145
puisque c'est moi qui ai demand qu'on recourt la

torture..., il m'appartient, ce me semble, d'user des


mimes indices pour soutenir qu'il du est coupable
meurtre. {Martre, 11-12). Le dernier pomtest une
brve antithse, qui rsume tout le raisonnement. Elle
offre'plusieurs variantes. Pour moi, [e trouve trange
qu'ils cherchent vous flchir par leurs prires, alors
qu'ils n'ont pas voulu tre leurs propres juges, en li-

vrant leurs esclaves la torture. (Martre, 12.) Par


leur refus ils m'ont dclar hors de cause, et ils ont
port tmoignage eux-mmes de l'injustice et de la faus-

set de leurs accusations. (Choreute, 32). Ce qu'ils


n'ont pu se persuader eux-mmes, ils se flattent de
vous le persuader; et, alors qu'ils ont en fait prononc
eux-mmes mon acquittement, ils vous demandent ma
condamnation. (Ibid.. 47.) Par le choix d'une pro-
cdure illgale, ils ont rendu lgitime et juste mon ac-
quittement. (Meurtre d'Hrods, 9.) On voit l'origina-
lit de cette argumentation. Antiphon lui-mme l'appelle
un -rvtjxYipiv sy. twv Tpiv;xiT(.)v. Il s'agit de dcouvrir dans
la conduite de l'adversaire quelque fait rvlateur d'o
l'on puisse induire qu'il a peur de la lumire et de la

vrit. Par l, conclut-on, il a lui-mme avou le mal-


fond de sa cause; et cet aveu dispense les juges de tout
autre examen.
/ M. Blass a trs bien montr le but et la porte de
/ cette dialectique Antjphon : dit-il se garde en g- , ,

/ nral d'entrer dans le dtail des faits et de tirer de l


des conclusions; il prfre s'en tenir aux preuves ex-
1 trieures, tortures et autres du mme genre; dans un
\ cas il insiste, en outre, avec beaucoup d'nergie sur
une illgalit de forme'... Si ce n'est pas la voie la

1. Dana le discuiuv .S'((; le lueurtrr iC iJen)ds,S ^q.

lu
14^
plus directe, du moins est-ce la plus commode, etAn-
tiphon la choisit prcisment parce qu'il est mieux
prpar pour des argumentations gnrales de ce genre
que pour celles qui portent sur des causes particulires

donnes'. Ajouterai-je que, selon toute vraisemblance,


Antiphon, en inventant ce cadre commode d'argumen-
tation, a\ait song ses lves plus encore qu' lui-
mme? Nous retrouvons donc partout chez lui le mme
souci didactique.
Au nombre des moyens de preuve qu'Antiphon em-
ploie et nomme expressment, il nous faut citer enfin
les T/.;;.r;pia, les r,ij.Ta, les 7:7.pci.zv.'c^.x-x et les -.'vijai; -. En
ce qui concerne les -.v/.\j.T,p:7i et les zr,ij.v.2, il semble que
la T^vv; rapportait les uns spcialement l'avenir, les
autres au pass"; mais cette distinction n'est pas ob-
serve dans les discours '.

Epilogue. Arrivons enfin la dernire partie du


discours, l'pilogue. NuJ^oute que^ ds le t emps d'An-
tiphon, la rhtori que n'en et formul les rgles es sen-
Qu'on examine, en effet, les pilogues de sesplai-
tielles.

dovers. A l'accusateur Antiphon fait dire, par exemple,


qu'acquitter un coupable, ce serait se rendre complice
de son crime \ L'accus, en revanche, insiste sur le

remords qui accablerait les juges, s'ils venaient un jour


reconnatre leur erreur"^; il fait valoir qu'un acquitte-
ment n'est pas une mesure dfinitive, et que le temps

1. Blass, Die atlische HerecHamkeit, I (:? d.), p. 121.

i. Blass, ibid, p. 123.


'6. Ammonios, -i^\ ota^oc. ., p. 127 V;ilk. : 'AvriSiv v tj Tyvjj ri

;jiv ;;apoiyiasva 7r|ai'ot; TtiiToOjOai, ti 8s [liXXovT Tix|jLr)p(o'.;.

'i. L'observation est dfi Blass. Voy. Meurtre d'Hrods, Gl.


ae Ttral., i, 2.
'). Ir-- Ttralogie, 3, 10. 2 'l'lralofjie, 3, 11.
<;. l' Ttral., 4, 12. 2 Ttral., 4, 9. Meurtre d'Itrods. 91.
147
peut amener la dcouverte du vrai coupable ', tandis
qu'une condamnation injuste serait irrparable '^ Accu-
sateur et accus affirment l'envi que l'intrt des juges, ^

ou de la socit en gnral, est engag dans la sentence


qui va tre rendue ', font l'loge de leur conduite prive
et publique et de celle de leurs parents'', et vantent leurs
libralits envers l'Etat, trirarchies, chorgies, liturgies,
Contributions ^ Tous les deux enfin, avant de descendre
de la tribune, rcapitulent brivement leurs arguments'',
'.
et font appel une dernire fois la piti du tribunal
Qui ne reconnat l les lments traditionnels dont se
composera par la suite tout pilogue judiciaire?

?; 4. Exercices sur des sujets fictifs.

Bienjtlus encore que les prceptes techniques et les

lieux communs, les exercices crits ou oraux sont une

p artie' ndiipnsalilejleijlujdjle l'loquence. On pour-


rait donc priori souponner qu'ils avaient leur place
dans l'cole d'Antiphon. Mais les Ttralogies rendent
leTait certain Ce sont, comme on sait, des plaidovers
**.

[. 3e Tlral., 4, il. Meurtre d'Hrods, 71-72, a3-94.


i. Ire Ttral., k. 11. Meurtre d'Hrods. 71, 91,94.
3. fe rtral., 1, 10. Ibid.. 3, 11. 2e letral., 1, 2. Ibid., 3, 11.
3g Tlral., 1, 5. Ibid. ,2, 8 et 3, 7. Meurlre d'Hrods, 80.
'1. Ire Tlral., 2, 12. Meurlre d'Hrods, 76.
5. Ire Tlral., 2, i'i.Jhid., 3, 8. Meurlre d'Hrods. 11.
6. Ire Tlral., 3, iOSTtral.. 3, 7.
7. Ire Tlral., 2, 13. 2e Tlral., 1, 2. Ibid., 2, 11.

8. que j'admets d'emble l'iuitlienticit des Tlralo-


C'est dire
Combattue par des raisons tivs faibles, elle a t victorieuse-
.(/i'es.

inent dmontre, ce me semble, par Cucuel, Essai sur la langue


et le style de l'oraleur .1 nliphon, 188G, p. 127 sq .\. Croise!. Hisl. ;

de la Lillr. grecque. \\, p. 73: Blass, .\Uische lieredsamheit, 11


(2e dit. 1887), pp. l.')l-'i. .\nx arguments invoqus par ces savants
148
fictifs sur des cas empru nts laraHt c journal ire :

homicide prmdit, homicide par imprudence, homi-


cide commis en tat de lgitime dfense. Antiphon,
j'imagine, faisait traiter d'abord ces sujets par ses lves,
et les Ttralogies ne sont autre chose que les corrigs
du matre. In point est noter toutefois dans ces cor-
rigs, c"est la disproportion choquante des parties. Tan-
dis que la preuve \- est admirable d'abondance, de
varit et de finesse, l'exorde, la narration et l'pilo-

gue au contraire n'\- figurent qu' l'tat d'bauche ou


manquent mme compltement. Que conclure, sinon
qu'Antiphon n'a pas voulu donner dans les Ttralogies
des modles complets d'loquence judiciaire, mais sur-
tout des modles d'argumentation. Cela ne doit pas, du
reste, nous tonner : de toutes les parties du plaidoyer
la preuve est la fois celle o la thorie a le moins
d'efficacit et qui reste le plus ferme aux lieux com-
muns. En d'autres termes, l'exercice seul peut former
un bon argumentateur.
Le fruit de ces exercices tait double. C'tait d'abord
pour le futur orateur une gymnastique, un moyen d'as-
souplissement dialectique '. Mais ils avaient encore une

j'en ajouterai un qui, lui seul, me parait dcisif ce sont les :

frappantes concordances releves ici mme (p. l-SW 14(1-7: 149- :

1.50) entre les Ttralogies et les plaidoyers rels.

1. Dans cliaqne ttralogie la mme question est traite quatre

fois en des sens divers. Quelquefois c'est un ct nouveau du pro-


blme qui, nglig d'abord, puis repris, permet l'orateur de renou-
veler son argumentation. Mais souvent aussi l'efTort dialectique
porte sur la mme ide, de plus en plus creuse... L'lve d'Anti-
plion, quand il abordait une cause relle, savait interroger les faits,
les examiner sous toutes leurs faces, ne pas s'en tenir au premier
coup d'il, mais aller au fond et prvoir toutes les objections pos-
sibles. 11 tait rompu d'avance toutes les finesses du mtier, et
prpar mme aux surprises. (Alf. Croiset, HixI. de In Littr.
yrecq.. t. IV, pp. Ik et 76.)

I
^autre utilit, plus directe. Outre les argmiieats spciatix
qui n'appartiennent __q^u'ene'raqu._ausei^ en effet,

comporte des, jaisQQS plus sncrales , c^ui seraient de


m i^e^ans toutes les autres causes de mme nature. Il \

a ainsi des considrations communes toutes les aff'aires


de meurtre, ou de succession, ou d'adultre, etc.... Bien
avis sera donc le rhteur qui, munissant d'avance ses
lves de ces raisons gnrales, leur vitera la peine de
les retrouver nouveau chaque fois. Et quel meilleur
moyen pour cela que de les leur Caire dcouvrir eux-
mmes, en leur proposant deux ou trois procs tvpes
sur chaque genre de cause? Dressons, par exemple,
d'aprs les Ttralogies. la liste des arguments communs
toute cause d'homicide.
L'accusateur dira : N'oubliez pas que la prsence
d'un meurtrier souille les lieux sacrs, et que de l vien-
nent les calamits publiques. A vous donc de venger
le mort : ainsi vous apaiserez la colre divine et vous
purifierez la ville. (i'''= Ttralogie, i, 2 et lo-ii ; Ibid.,
3. 11; 3<= Ttralogie. 1, 5; Ibid., 3, 7; 2'^ Ttralogie.
1, 2.1

L'accus peut rpliquer simplement : N'tant pas le


coupable, je ne saurais souiller par ma prsence les lieux
sacrs, ni attirer sur la cit tous ces maux. (i" Ttra-
logie, 2, II). Ou bien, d'une manire dj plus ing-
nieuse : C'est mon accusateur au contraire qui, en
laissant hors de cause le vrai coupable, prive le mort de
sa vengeance, et par suite se rend responsable de la stri-
lit et des autres flaux. (Ibid.). Ou enfin, ce qui est
subtil : (Test mon accusateur plutt que moi qu'il fau-
drait poursuivre pour homicide, puisqu'on s'eff'orant
de me perdre il se fait mon meurtrier. (i" Ttralogie,
2, 11; Ttralogie, 2, 7. Meurtre d'Hrods. 59.1
^^

Examinant l'hypothse d'un acquittement immrit,


i5o
l'accusateur dit encore : En acquittant le meurtrier,
craignez de vous charger de sa souillure, et d'encourir
sa place la colre cleste. (/" Ttralogie, 3, 9-10;
2^ Ttralogie, 3, 11). A quoi l'accus rplique : A
supposer que mon acquittement ft d mes menson-
ges, ce n'est pas contre vous, mais contre moi, que
s'lverait la maldiction du mort. (3"= Ttralogie, 2, 8.)

Passant ensuite l'hypothse d'une condamnation


injuste : Vous ayant tromps, dit l'accusateur, je

serais responsable de votre erreur, et par suite c'est


moi seul que s'attacheraient la vengeance divine et la
colre du mort. (/''^ Ttralogie, i, 2-3; 3'^ Ttralogie,
I, 3-4.) N'en croyez rien, riposte l'accus : l'accu-
sation par elle-mme est vaine, seul le verdict est une
ralit. Et si les juges commettent quelque erreur, il

n'est personne sur qui ils puissent la reporter. (3' T-


tralogie, 2, 8. Cf. Meurtre d'Hrods, 89; Choreute, 6.)
En faveur de l'acquittement l'accus dispose encore
d'autres raisons gnrales qui sont de mise dans tous
les cas. 11 dira, par exemple, que, s'il faut commettre
une erreur, mieux vaut pcher par indulgence; car, si
l'absolution d'un coupable est une faute, la condamna-
tion d'un innocent est une impit. (Meurtre d'Hro-
ds, 91). 11 allguera encore que c'est surtout quand il
s'agit d'un acte irrparable -qu'il convient de prendre
des prcautions, et il citera des cas o les juges se sont
repentis d'avoir condamn prcipitamment des inno-
cents (/" Ttralogie, Meurtre d'Hrods, 91).
4, 12;
Il conclura que l'acquittement n'est pas une mesure
dfinitive, et que la justice et la pit veulent qu'on s'en

remette au temps pour dvoiler le vritable meurtrier


(3^ Ttralogie, 4, 1 1 ; Meurtre d'Hrods, 86).
Voil une srie de raisons contradictoires qui se r-
pondent d'un plaidoyer l'autre, et qui ont ce double
caractre, de ct^nvenir toutes les aHaires de meurtre,
en mme temps qu'elles ne conviennent qu' elles. Il

y a des raisons de cet ordre dans tous les genres de


Et it certain i h xercices la faon des
Ttralogies taenl un excellent moven pour les dcou-
vrir d'avance, les rassembler, et les avoir en main le jour
o on aurait plaider quelque y afiaire relle. .Aussi
a-t-il lieu de croire qu'Antiphon avait compos d'autres
plaidoyers fictifs que les Ttralogies. Il ne s'ensuit pas,
du reste, ncessairement qu'il les et publis. Il est plus
probable mme qu'il les avait gards indits pour son
enseignement.

5. Etude des plaidoyers rels.

Antiphon est le premi er logographe qui ait_publi


un choix des plaidoyers qu'il composait pour ses clients.
Se proposait-il seulement de faire connatre aux con-
temporains et la postrit son talent oratoire? Outre
ce dessein vident, je croirais volontiers qu'il en avait
un qu'Antiphon a_t avant tout
autre. N'oubliions pas
un matre de rhtorique. Tous ses autres ouvrages, la
Tiyrr,, les i\pzz'.[).:a -/.x: xXsy;;, les Ttralogies ont une
destination didactique : ce sont des livres d'cole. Ne
serait-ce point le cas aussi des plaidoyers rels qui nous
sont parvenus?-" Dans cette h\ pothse, on devine -facile-
inent leur place et leur rle dans l'enseignement d'.An-
tiphon.'
Imaginez en elkn un jeuire Athnien axant suivi le

cours d'tudes que nous venons d'exposer. Que lui res-


tait-il encore apprendre, pour tre apte, le cas chant,
plaider? lige seule chose : l'art- dc.xo!llbiner, et de
mettre en uvre tous ces jments ,
qu'il a vait jus-
ib2
qu'alors tudis isolment. Doit- on penser que sur
( ce point capital Antiphon l'abandonnt ses propres

forces? C'est ici qu'intervenait, si je ne me trompe,


l'tude des plaidoyers rels. Probablement le matre
les lisait ses lves, leur expliquant en dtail les cir-
constances de la cause, leur montrant le parti qu'il

en avait tir, un mot devant eux tout le


refaisant en
travail de l'invention. L'examen du plaidoyer Contre la
martre nous fera comprendre ce que pouvait tre une
telle analyse. L'exorde de ce discours est le lieu com-

mun bien connu, l'usage de tout accusateur qui pour-


suit des parents : Antiphon s'est born l'accommoder
sa cause par quelques retouches. Vient ensuite la

rp;y.(x-a3/.eur qui prsente comme un aveu implicite de


culpabilit le refus oppose la torture par les accuss :

or c'est l un cadre logique tout fait, que vous retrou-


verez dans les deux autres plaidoyers rels. Seule, la

narration ( 14-20) tmoigne d'un effort d'invention


personnelle. Mais l'pilogue (| 2i-3i) n'est de nouveau
qu'une srie de lieux communs; j'y relve, entre autres,
un long morceau (| 21-28), o est dvelopp ce so-
phisme par ptition de principe, que la prire de l'ac-
cusateur est plus juste que celle de l'accus, puisque l'un
demande la punition, l'autre l'impunit du crime.
Comme on le voit, bon nombre des lments dont se
compose cette plaidoirie n'ont pas t trouvs spciale-
ment pour elle ils lui sont antrieurs, et viennent di-
:

rectement de l'cole. Antiphon usait_donc pj3ux_son


cornpte des procds, _d!iaYJitjo n qu'il recommandait
ses lveSi.Et par suite^J^tudejde_ses_p]aLdoyers rels
tait pour ceux-ci une leon de choses des ^pjus^effica-
ces; c'tait le dernier terme et le couronnement naturel
de tout son enseignement.
m.

COUP n IL D RNSFMRI.r.

On peut maintenant, je crois, se faire une ide gn -


rale assez nette de la rht orique d'Antiphon . Mettre
le premier venu en tat de plaider, tel en tait le_ but.

Et ce but explique ia mthode e t les procds d'e nsei-


gnement en usage chez c e rhteu r. Comment en eflfet

l'atteindre, sinon en rabaissant l'art de plaider une


tche presque mcanique? C'est quoi Antiphon s'tait

employ avec une tonnante fertilit de ressources, rame-


nant d'abord un petit nombre de parties invariables
l'ordonnance du plaidoyer, puis munissant ses lves
d'une abondante collection de secours pour chacune de
ces parties : prceptes, ides, cadres, formules. Par l

le travail d'invention personnelle se trouvait restreint


au strict minimum. Quoi de plus simple que ia r-

daction d'un exorde ou d'un pilogue, par exemple?


Non seulement l'lve d'Antiphon trouvait dans la

T/^vr, du matre un inventaire complet des ides qui


sont le plus en situation ces deux endroits du dis-
cours, mais rien ne lui tait plus facile que de d-
couvrir dans le recueil des IIp;s!;;.'.a -/.at r'XGvs; quelque
formule approprie son cas. De la sorte, il avait
dj le dbut et la fin de son discours. Quant la nar-
ration, c'est la partie qui. _exige le moins de prparation
technique ; touL.plaideur, pour eu_qii^l_art_r[magina-
tion vive, s'en acquittera convenablement. Restait donc
la preuve, pour laquelle, en raison de sa difficult et de
son importance, Antiphon avait multipli les secours.
Les arguments reconnus par Antiphon se peuvent dis-
i54
tribuer en trois classes. y a d'abord les preuve s_xtrin-
Il

sques (-i^-v-i i:v/yi'.), torture, tmoignages, lais, etc. :

sur chacun de ces objets l'lve trouvait dans ses

cahiers d'cole une srie de dveloppements contradic-


toires. Une^secon de classe de p reuves, ce som_es_rai-

rons gnrales_ui_appartiennent une catgorie entire


de, causes nous avons vu comm"ent,''gface aux plai-
:

do}'^XSfictifs, l'lve en avait fait (favncr'provision.


Enfin restent les pmiyes dialectiqjues (x{aTiisJy:v/yz:} :

tout ce qu'avaient *invent en ce genrejdejkis ing-


nieux et de plus subtil la rhtorique et l'ristique con-
temporaines, tait enseign dan s l'cole d\Antiphon. La
rdaction d'un plaidoyer devenait, dans de telles condi-
tions, une tche assez simple. Coudre bout bout des
dveloppements tout faits, remplir des cadres prtablis,
dvelopper des ides traces d'avance, c'est peu prs
quoi elle se rduisait.
En rsum donc, l'enseignement d'Antiphon mrite
pleinement la gualificatjon Tnjurieusg^^ue Platon, dans
le Gorgias^ infl ige la rh torique e n gnral; c'est une
pure routine compgrable_Ja cuisine et aux
{i^-t:,':%-.:z\,

a utres mt iers mranignes, ce n'est pas u n art rationn el


(\i-fyr)\ Tout en partageant le mpris philosophique de

Platon pour ce grossier empirisme, Aristote ne mcon-


nat pas cependant qu'il donnait dans la pratique des
rsultats rapides'. Antiphon et ses lves ne demandaient

pas, j'imagine, autre chose.

1. Platon, Gorgias, 462 B sq.


2. Aristote, Rfutai, sopliistig., XXXIV.
CHAPITRE V.

La Rhtorique depuis Antiphon jusqu'


Isocrate.

Aprs .^ntiphon la rhtorique grecque continua sui-


vre les voies qu'il lui^vait traces. Malheureusement il

ne nous reste de toute cette priode que bien peu de


chose : quelques noms de rhteurs, les titres de leurs
ouvrages, mais presque aucun texte. C'est juste assez
pour pouvoir affirmer que les formes de l'enseignement
restrent les mmes : prceptes techniques, morceaux
appris par cur, exercices sur des sujets fictifs.

ECRITS TECHNIQl ES.

Nous trouvons d'abord parmi les contemporains d'An-


tiphon un technographe des plus fconds, Thrasyma-
chos de Chalcdoine. Suidas lui attribue une Rhtorique
(tx^i) pr,Topix.V)), que des Moyens oratoires (ip:pixai
ainsi
prjTspty.af) '
. Ce dernier ouvrage tait le plus important et ;

il y a tout lieu de l'identifier avec la Grande Rhtori-


que (s^Y^A) priTp'.y.r;;, signale par un scoliaste d'Aristo-
phane'. Quant aux autres traits cits sous le nom de

1. Suidas, . V. epaojjjLa/o.

2. Sool. Aristoph. Oiseaux, 8O.


i56
Thrasymachos, ce n'taient vraisemblablement que des
ou des chapitres de ce grand ouvrage. Tels sont
parties
^^^ Plutarque rapproche des
les j-cxXavt; [se. AiYi'-))

Topiques d'Aristote' rapprochement semble indi-


: ce
quer un recueil d'amplifications, ou plutt de Moyens
pour amplifier. Aristote cite un autre trait de Thrasy-
machos sous le titre dT/.sr, qui signifie sans doute
Moyens d'jexciter la piti fCicron l'a traduit par Mise-
rationes^). C'est apparemment pour ces Xtz: que Platon,
dans le Phdre, exprime une admiration quelque peu
ironique : Quant l'art d'exciter la piti, dit Socrate,
par des plaintes et par des gmissements au sujet de la

vieillesse et de la misre, je donne la palme au puissant


Chalcdonien^. Dans ce mme passage est encore vante
l'habilet de Thrasymachos mettre en fureur une
fouJe, comme l'apaiser de nouveau (-/.v.Tv) par ses en-
chantements. D'o M. Blass conjecture un trait inti-

tul (Moyens d'apaiser la colre). Ensuite So-


y.rjXOvT

crate loue Thrasymachos pour son adresse faire natre


les soupons (-.axXXs'.v") et les dissiper ce qui donne :

lieu M. Blass de supposer un nouveau trait qui aurait


eu pour, titre StasiXXvT; (Moyens de rendre suspect). On
peut -trouver ces hypothses trop aventureuses ^ Ce qui
reste certain, c'est que toutes ces matires avaient t trai-

tes en dtail par Thrasymachos. Et, d'aprs cela, Spen-

gel^ a sansdoute raison de rapporter plus spcialement au


rhteur de Chalcdoine cette allusion gnrale d'Aristote :

1. Plutarque, Propos de table, I, 2, 8, p. 6K5 D.


2. Aristote,. Rhtorique. III, 1, p. 1404 A.
3. Cicron, Brulus, 47.

4. Platon, Phdre, X'; G.


5. Blass, Die attische Beredsamkeit, I (2'\ d.), p. 2''j8 sq.
Il est vrai de dire, du reste, que M. Blass lui-mme n'y insiste
gure
G. L. Spengel. -uvafWYri xiyySn, p. %.
- .57 -
Ceux qui jusqu' prsent ont compos des traits de
rhtorique... se sont occups surtout de choses en dehors
de leur sujet; car V invective (StaSXr;), la piti (rAs;), la

colre H^tK)-, et les autres passions de l'me, tout cela n'a


rien faire avec le sujet, et ne s'adresse qu'au juge'.
Nous parlerons dans une autre partie de ce chapitre
du Recueil d'exordes et de proraisons de Thrasyma-
chos.
Thodoros de Byzance est un autre contemporain
d'Antiphon. Le seul point important que nous connais-
sions de sa Rhtorique, c'est cet argument h.zwi ixapT?;-
vTuv, dont nous avons signal plus haut l'emploi rpt
dans les Tlralogies d'Antiphon'. Ajoutons-y une divi-
sion du discours, dans laquelle Thodoros compliquait
plaisir chacune des parties fixes par la tradition. C'est
ainsi qu' la narration il ajoutait unQ prnarration {-pz-
ififYis'.;) et une postnarration (itiivfY|5t), la preuve une
postpreuve (wnjiciwijt;) et la rfutation une postrfuta-
tion (-^Xvy_o;) 3_ piaton et Aristote ont raill ces raffi-

nements de technique. Cependant nous verrons plus


loin que des orateurs comme Ise, Dmosthne, Hyp-
ride ont us plus d'une fois de laprnarration. La
zpsy.aTasy.u; d'Antiphon, elle-mme, mriterait quelque-
fois ce nom'^.

Lysi as aussi avait t d'abord matre de rhtorique._A


cette premire partie de sa carrire se rattachent sans
doute les rx''^' f'-.Tf.y.ai cites par le pseudo-PIutarque et

par Suidas ^ Mais on ne sait rien de cet ouvrage, pas

1. Aristote, Rhtorique. I, 1, p. 1354 A.


Z. Voir p. 139:
;!. l'iaton. J'hf'dri'. SdC, K. Arislolo. 'Ulitnriquc . ill. l.'!,

p. 1414 B.
4. Sur Tliodoros, vnir Uhiss. ouvr. cile, 1 {;i'^ d.). p. i'iSl sij.

. PhUarque, Vie de Lysias. 836 B. Suidas, s. v. Vuala;.


i58
mme s'il tait distinct des lieux communs ou rapasy-suai,

dont il un instant'.
sera question dans
Nous ne" sommes pas mieux renseigns sur les '.at

:iy_va!, que le pseudo-Plutarque attribue Ise".

A ces noms il en] faut joindre deux autres plus obs-


curs, qui ne nous sont connus que par une mention
accidentelle d'Aristote. Comme il arrive le plus sou-
vent qu'une mme chose ait pour consquence la fois

un bien et un mal, on peut tirer de l un lieu pour per-


suader ou dissuader, accuser ou se dfendre, louer ou
blmer. Par exemple, la science a pour effet la haine, ce
qui est un mal, mais d'autre part c'est un bien que
d'tre savant. Donc il ne faut pas s'adonner la science,

car la haine est chose fuir, et il faut s'adonner la


science, car il est bon d'tre savant. Ce lieu constitue

l'art de Callippos, avec quelques principes sur le possi-


ble et autres du mme genre". Sur la Rhtorique de
ce Callippos et sur celle d'un certain Pamphilos, encore
f
/ moins connu, Aristote donne en un autre endroit quel-
ques nouveaux dtails Un autre lieu, qui est com-
:

mun aux orateurs judiciaires et politiques, consiste


, examiner les motifs qui nous portent une chose ou
nous en dtournent, qui font qu'on agit ou qu'on s'abs-
tient. Nous agissons, par exemple, si la chose est possi-

ble, facile, avantageuse nous ou nos amis, ou prju-


diciable nos ennemis, ou si le profit est plus grand
que la peine qu'on encourt. C'est par ces raisons qu'on
persuade, et on dissuade par les contraires. Les mmes
moyens servent aussi pour l'accusation et la dfense; on
se sert pour la dfense des raisons qui dissuadent, et

pour l'accusation de celles qui persuadent. Ce lieu est

1. Voir . ce sujet Spengel, Zjyr^wfri te/vCIv, p. 186.


2. [Plutarque], Vie d'Ise, p. 2G1, 12 (Westermann).
a. Aristole. Rhtorique, II, 2:3. p. 1399 A.
i

=9
ippos et de Pamphi
Compltons ce trop sec historique en empruntant
Aristote un instructif rsum des progrs de la rhtori-
que jusqu' son temps'. Les premiers inventeurs de la

rhtorique, dit Aristote, (enTirfJez par l, sans aucun


doute' Kmpdocle et Crx) ne la poussrent pas trs
loin. .Mais ils furent suivis d'un nombre infini de rh-
teurs, dont les plus renomms^ sont ; Tisias, Thrasyma-
chos et Thodoros. Chacun d'eux recueillait intgrale-
ment les observations de ses devanciers, ajoutant ce
fonds commun ses inventions personnelles (c'est ainsi,
nous l'avons vu, que l'originalit des Rhtoriques de
Thodoros, de Callipposet de Pamphilos consistait sur-
tout en quelque faon indite de raisonner, en un lieu
nouveau mis en lumire). Grce ces apports successifs,
les manuels taient devenus des sortes de formulaires
e.vtraordinairement riches en prceptes (-at;O).

.\ 1 1 e Li rs Aristo te nou s transmet encore de jrcieux


renseignements sur le contenu des manuels : JTous
ceux qui jusqu' ce our ont j
crit sur la rhtorique n'en
ont trait qu'une bien petite partie. En efet tout son art
consiste dans les preuves; le reste n'est qu'accessoire.
Or ils^ ne disent mot des ehtHynfrhs, qui sont comme
le corps de la preuve, tandis qLrs~s'tendent longue-
ment sur des choses trangres leur sujet; car l'invec-
tive (siasXif;), la compassion, la colre et Tes autres affec-
tions de l'me, tout cela est en dehorsjiu sujet et ne
s'adresse qu'aux juges-*. ... Il est clair que c'est

s'carter de l'objet de la rhtorique que de donner des


rgles sur l'exorde, sur la narration et sur les autres par-
ties du discours : car tous ces prceptes ne visent qu'

I. .\rist(>l(>. RhthorUjHe, II, 23, p. V,m 13.


). A-ristolc, lie fit ta lion s sophistiques, XXXIV.
;>. Ari'itolc. Wii'loriiiuc. 1, 1. \i. 1354 ,\.
i6o
mettre les juges dans telle ou telle disposition d'esprit.
Au contraire, les rhteurs sont muets sur les preuves
artificielles^.. De ces renseignements il ressort en

rsum que la partie du plaidoyer la plus nglige dans


ces manuels tait la preuve logique, mais que, par con-
tre, l'exorde, la narration, la preuve trangre l'art,
l'piTogue (qu'Aristote ne nomme pas, mais auquel il

songe videmment quand il parle des passions) y taient


l'objet de minutieuses et subtiles recherches.
De tous ces traits aucun n'est parvenu jusqu' nous.
Malgr l'autorit de savants tels que L. Spengel ^ et

M. Blass^, il me parat bien difficile en effet de croire


que la Rhtorique Alexandre soit d'Anaximne'*. Ce
qui n'empche pas du reste cette uvre d'tre trs an-
cienne, au moins dans quelques-unes de ses parties.
L'auteur anonvme, dans l'ptre liminaire .\lexandre,
dclare avoir recueilli ce qu'il avait trouv de meilleur
chez les technographes qui l'ont prcd \ Quelle raison
de ne pas le croire? Parmi les parties les plus vieilles de
l'uvre je citerai le chapitre consacr l'exorde; il

nous donne, je pense, une ide assez exacte de ce


qu'taient les manuels de rhtorique vers le milieu du

1. Aristote, Rhtorique, 1, 1, p. 1354 B.


2. Voir pins bas, n. 4.

3. Attische Bevedsamk., II (2e d.. 1887), p. 353 sq.


4. Le seul point certain, c'est qu'elle n'est pas d'Aristote. Sur
l'attribution Anaxinine, dj propose au seizime sicle par
Victorius dans sa prface la Rhtorique d'.\ristote, voy. L. Spen-
gel, Z:iioL';,i.-jr, T-/vwv, p. IS sq. Depuis, Spengel s'est fait le cham-
pion de cette opinion dans plusieurs crits, et s'est enhardi mme
jusqu' publier l'ouvrage sous le titre de Anaximenis ars rhelo-
rica. Je reviendrai plus au long sur cette question dans un Ap-
pendice la fin de ce livre.
5. L. Spengel, Anaximenis ars rhelorica, p. 4 -ap5iXT;a;j.v :

Se /.a\ Twv Xq{T.~>'i Tyvo-cpiiwv 3t'.; ti vXajpbv 'jr.ia twv 'jtjv to'jtojv

{((pxftth -attcyvai;. Cf. E Mass, Dextsche Lilleralurzeit., 1896,


no 4, p. 103.
i6i
quatrime sicle'. L'auteur y expose en grand dtail les

moyens de se concilier la bienveillance des juges, et

prvoit trois cas, selon qu'on a afiaire des juges favo-


rables, ou indiffrents, ou hostiles. Ce n'est que dans les

deux derniers cas qu'il est ncessaire de faire appel la

bienveillance.
Si les juges ne sont ni bien ni mal disposs votre
gard, faites votre propre loge et blmez votre adver-
se saire. L'loge de soi se tire des qualits auxquelles les
juges sont le plus sensibles : patriotisme, dvouement
aux amis, gratitude, humanit et autres sentiments
du mme genre. Le blme d'autrui, des vices qui irri-

tent le plus l'auditoire, c'est--dire des sentiments


contraires aux prcdents. On flattera aussi les ju-

ges en vantant leur quit et leur puissance. On


allguera les dsavantages de sa situation, si l'on est
infrieur son adversaire en quelque chose, soit dans
la parole, soit dans l'action, soit en quelque autre
point des luttes judiciaires. On introduira en outre
les considrations de justice, de lgalit, d'utilit et

autres semblables^
Si l'on a affaire des juges mal disposs, il faut de

1. c, 29, qui ti'aite spcialinneiit du genre illi-


G. 36. Cf. le
bratif, mais complte sur plusieurs points le c. 3C. Je dois
prvenir le lecteur que la traduction qui suit n'est pas littrale.
Sans rien retrancher des ides, j'ai abrg sur i)lusieurs points
l'original, particulirement en l'allgeant de ces sommaires et de
ces rcapitulations dont l'auteur encadre systmati([nement chacun
de ses dveloppements, et qui rendent son cxposilion si [inilixe et
si fatigante.
2. G. 36, p. 73, d. Spengel. l'our le cas o les juges sont ani-
ms do dispositions hostiles, l'autour se contente de renvoyer
ce qu'il a dj dit sur ce sujet c. 20, propos des exordes dlih-
ratifs. C'est de ce chapitre que nous avons tir l'expos qui suit,
lequel par consquent n'est applicable l'loquence jtidiciaire que
mutatis tnutandis.

11
102

toute ncessit que leurs prventions s'attachent ou


la personne de l'orateur, ou sa cause, ou son lan-
gage. 1 Les prventions qui tiennent la personne
se rapportent, soit au pass, soit au prsent. Si l'on est
suspect de quelque mauvaise action dans le pass, il

. faut user de la figure appele proccupation, et dire :

Je n'ignore pas les calomnies lances contre moij


mais je vais montrer qu'elles sont fausses. Aprs
cela on prsentera brivement sa justification, si on a

quelque bonne raison faire valoir, et on attaquera


les jugements dont on a pu tre l'objet. Que ces ca-
lomnies aient t mises devant le peuple ou devant
des particuliers, il faut en effet ncessairement, ou qu'il
y ait eu un jugement, ou que le jugement doive avoir
lieu, ou que vos accusateurs se refusent demander
ce jugement. Dans ce dernier cas rpondez
que la sen-
tence a t injuste, et que vous avez succomb sous
les intrigues de vos ennemis. Si cela n'est pas possi-
ble, dites du moms que c'est bien assez d'avoir t
malheureux une fois, et qu'il ne serait pas juste, alors
qu'il V a chose juge, d'tre en butte de nouvelles

attaques pour les mmes motifs. Ou bien le jugement


est venir : dites que vous tes prt prendre pour
juges de ces calomnies les personnes mmes qui vous
coutent, et que, si vous tes convaincu de quelque
tort envers l'tat, vous portez contre vous-mme la

peine de mort. Ou bien enfin vos accusateurs ne son-


gent pas vous poursuivre : tirez de l un indice
qu'ils mentent et vous calomnient, car il ne paratra
pas vraisemblable que des gens srs de leur fait re-
noncent obtenir justice. En tout tat de cause on
fltrira la calomnie, et on dira que c'estun au qui
' menace tout le monde, cause de mille maux. On rap-
pellera aussi que dj bien des innocents ont pri, vic-

.\
ie3
* limes de la calomnie. On fera voir qu'il serait insens
quand on dlibre sur les intrts publics de ne
pas couter tous les orateurs et de se laisser indispo-
ser par les calomnies de quelques-uns'. Enfin on
promettra de prouver que la dcision laquelle on
convie l'auditoire est juste, avantageuse, honorable^..
Si les prventions contre la personne de l'orateur
se rapportent au prsent, il faut ncessairement qu'el-
les aient un de ces trois motifs. Ou bien il y a dfaut
de convenance entre l'orateur et le dbat; par exem-
pie, l'orateur est trop vieux, ou il est trop jeune, ou
il parle pour autrui '. Ou bien sa rputation est en op-
position avec sa plainte : robuste, il poursuit pour mau-
vais traitements un faible; violent, il poursuit pour
violences un homme pacifique; pauvre, il cite en jus-
tice pour dettes un riche. Ou bien enfin il y a accord
entre sa rputation et l'accusation dont il est l'objet :

par exemple, un fort est accus de mauvais traite-


ments par un faible; un homme rput voleur est
poursuivi pour vol.

i. Transpose en vue de l'loquence judiciaire, cette dernire


rgle devrait se formuler peu prs ainsi : On fera voir qu'il
serait insens, quand on recherche de quel ct est le bon droit,
de ne pas couter les deux parties et de se laisser indisposer par
les calomnies de l'une d'elles. (Cf. la formule d'exorde. cite
plus bas p. 171.)
3. Cf. c. 29, p. 56-7. Sp.
.\vpc ce qui suit nous revenons au
c. 30, et par consquent aux exordes judiciaires.
Je lis iv YiovirjToii vswteoo ^poSJTEpo; <'!> zp iXXiju, bien que
3. r,

lesMssn'aient pointl devant noiXou. Cette lecture estvidente :

plaider pour autrui est en etTet un troisime jjrlef distinct des deux
autres, et qui sera rfut part quelques Uj^fues plus bas (liv o^ Oro
iXXou X^r,?, ^ritiov ...)
Je maintiens d'autre part les mots f,
bien que le moyen de rfuter ce grief ne soit pas indi-
j:psa6iiTpo;,

qu dans la suite. L'auteur renvoie sans doute- implicitement h ce


qu'il a dit ce sujet c. 29, p. 57, d. Spengel : lit t f^p vioj
sotvtEXCi; Wv TE ipE!i6j-tri; Sr)uiT)YOf^, vioyEoxIvETai
tio [aSv yi? orrw 5SpyO!,
'M Si riSr) neicaiioOoii ;;po(ii^)iiv oovti.
164
Les prsomptions naissent de la cause quand on
plaide contre des parents, des amis, des htes, de sim-
pies particuliers, ou encore pour un motif insigni-
fiant ou honteux; car toutes ces circonstances font tort
aux plaideurs.
Comment on peut dtruire toutes les accusations
dont il vient d'tre question, je vais le montrer.
Voici d'abord ce sujet deux principes gnraux :

toutes les considrations par lesquelles vous prvoyez


qu'on frappera l'esprit des juges, il faut d'avance vous
en emparer; en second lieu, il faut rejeter les griefs
' de prfrence sur votre adversaire, sinon, sur quelque

autre personne, en ayant soin d'expliquer que, si vous


vous trouvez en procs, ce n'est pas de votre plein gr,
mais par la faute de la partie adverse. A chaque
prvention en particulier on fera les rponses sui-
vantes. Si vous tes trop jeune, vous allguerez l'ab-
sence d'amis plus gs qui plaideraient votre place,
l'normit ou le nombre des torts, l'urgence ou quel-
que auti^ motif de ce genre. Si vous plaidez pour au-
trui, dites que vous le faites par amiti pour la per-
sonne,, ou par haine contre son adversaire, ou parce
que vous avez t tmoin des laits, ou parce qu'il y va
de l'intrt gnral, ou parce que votre protg est
isol et victime de l'injustice. Si votre rputation est
*; en dsaccord avec votre plainte , ou en accord avec
l'accusation porte contre vous, allez au devant des
reproches, et dites qu'il n'est ni juste, ni lgal, ni

avantageux de donner tort aux gens sur des prsomp-


tions et des soupons, avant d'avoir entendu toute l'af-

faire.
2 Quant aux prventions qui naissent de la cause,
on les cartera en rejetant la faute sur l'adversaire,
. qu'on accusera d'injures, d'injustice, d'avidit, d'hu-
- i65
meur querelleuse, de colre, et en prtextant qu'on
s'est trouv dans l'impossibilit d'obtenir justice par
un autre moyen '.

3" Les prventions naissent du discours, lorsqu'il


est trop long, ou surann, ou peu convaincant; s'il

est trop long, il faut en rejeter la faute sur le nombre


des faits; s'il est surann, il faut montrer qu'il est

encore de circonstance; s'il n'est pas convaincant, il

faut promettre de prouver tout l'heure qu'il est

vrai ". Etc.


Il y a l, comme on voit, un inventaire minutieux,
infini, de toutes les ressources de l'exorde; on y admire

cette extraordinaire richesse d'observations (-rXffii) que


signalait Aristote. Prvoir, dfinir, classer les innom-
brables cas que la ralit peut offrir, suggrer pour cha-
cun d'eux les arguments topiques qu'il comporte, telle

tait la tche des rhteurs. Rien de plus frappant, en


outre, que le purement empirique et utilitaire
caractre
de ces prescriptions. Aucune de ces vues gnrales sur
les murs et les passions, sur leur nature, leurs causes
et leurs effets, qui font l'intrt durable de la Rhtori-
que d'Aristote. En revanche, quantit de conseils prati-
ques, disons mieux, de recettes : Si vous tes en telle

ou telle passe, dites ceci, dites cela. Parfois mme le

manuel ne se borne pas suggrer l'ide dvelopper,


il en fournit une formule toute prte que le plaideur
n'aura qu' insrer dans son discours. Tels taient, on
peut l'affirmer, les anciens Traits : ils contenaient peu
de considrations thoriques, mais force prceptes parti-
culiers d'une application immdiate.

1. C 3(), p. 'l'ii, S|i. <> qui suit est tlf iinuvenu ( iiiprunli^ au
c. 20.
2. C. 2!l, p. ,t8-!>, Sp.
i66

II.

RECUEILS DE LIEUX COMMMUNS.

bu plus ancien recueil de lieux communs, les Exor-


des et pilogues d'Antiphon, nous avons parl longue-
ment plus haut. Il n'y a donc pas lieu d'y revenir.

On cite galement un recueil d'Exordes de Thrasy-


machos'. Et peut-tre convient-il d'attribuer aussi au
mme rhteur une collection d'Epilogues^.
Outre les T/vat dj mentionnes, Lysias avait com-
pos des Exercices prparatoires (-xpxr/.tJii), o il tu-
diait, nous dit Marcellinus, les diffrences de caractre
(i^H) que crent chez les hommes l'ge, la situation
de fortune, la profession 3. Cette indication fait tout
naturellement songer aux analyses si profondes et si

fines qu'Aristote, dans sa Rhtorique, a consacres au


mme sujet. Mais entre les deux crits il y avait une
diffrence essentielle; l'ouvrage de Lysias n'tait pas un
trait thorique, mais un recueil de modles (t:-:i ^rp;;.-

vasjjivct). On ne saurait trop^ein regretter la perte. Du


moins est-il intressant d'entrevoir que l'inimitable
vrit morale avec laquelle Lysias fait parler ses clients
de tout ge et de toute condition, en particulier les

jeunes gens, n'tait pas seulement un don naturel, mais

1. Athne, X, p. 416 A.
2. Il est probable en effet que les crits de Thrasymachos sur
haine, la colre, la piti (voir plus haut, p. 156-7)
l'art d'exciter la
avaient en vue cette partie du discours. Et ds lors on doit croire
que, selon l'usage du temps, ]e modles y tenaient plus de place
que la thorie.
3. Rkelores graeci, Walz IV, p. 352.
if)7
en quelque mesure aussi le fruit de l'observation et de
l'tude'.
On ne sait au juste ce qu'il faut entendre par ces '...

x-/.vt qu'avait laisses Ise, au tmoignage de Plutarque.


Ily a apparence pourtant que c'taient des lieux com-
muns; car on rencontre dans ses plaidoyers nombre
de dveloppements gnraux qui ont videmment ce
caractre. D'aprs cela il semblerait qu'Ise et rdig,
tant pour son usage personnel que pour son enseigne-
ment, une collection de modles s'adaptant trois des
du discours exorde, proraison, preuves extrin-
parties :

sques (TS/Vl).

Dans la premire catgorie signalons d'abord un


exorde d'accusation qu'on peutrecomposerainsi.alEn un
premier paragraphe (qui devait varier selon les circons-
tances de la cause), l'accusateur dplorait de n'avoir pu,
en dpit de tous ses amener son adversaire un
efiorts,

accommodement. Je me vois donc oblig, concluait-il,


de plaider devant vous pour faire valoir mes droits.
^1 fl opposait ensuite l'loquence et les manuvres de ses

adversaires sa propre inexprience, c) exprimant nan-


moins l'espoir de parler assez bien pour prouver la bont
de sa cause, d) et priant les juges de l'couter avec bien-
veillance et de lui accorder justice, e) Cette prire, il la

motivait en affirmant que jamais adversaires n'avaient


commis l'injustice avec tant d'impudence : /) ce qu'il

s'engageait du reste prouver par des raisons irrfuta-


bles, g) Formule de transition au rcit. Ce lieu com-

M. Blass {oui:i-. vile, I, S" d., p. :W2, n. I) signale ing^nipu-


1.

dans le plaidoyer Sur Vlnrnlide, 1518, un dveloppement


.seiiipnt

qui peut nous donner quelque ide des napaoxsua!. L'orateur l'an-
nonce lui-mme comme un lieu commun il veut apprendre, dit-il,
;

k ses juges o'; C l^/iofit -zwt vOpw-djv jpi^Ti; e'vai xai o'; w npoi^^xt.
Et ces mots pourraient en effet servir de litre tout le morceau.
i68
mun a une histoire intressante : c'est dans le plaidoyer
d'Ise Sur l'hritage de Kiron que nous le iisoiss d'abord,
et il y est peu prs complet". Il en reste quelques tra-
ces galement dans le discours Sur l'hritage d'Aristar-
chos'. Puis Dmosthne, son lve, s'en empare, et ds
lors en fait l'exorde-type, en quelque sorte, de ses plai-
doyers civils. Nous le retrouvons en elet, plus ou moins
complet, dans trois des discours sur la tutelle, savoir :

dans le I" et le 111"= Contre Aphobos^, I" Con- et dans le

tre Ontor (363-36 1 av. J.-C.j^. On combien


sait du reste
l'influence d'Ise dans ces uvres de jeunesse est mar-
que, et qu'une tradition allait mme jusqu' lui en
attribuer la paternit^ Ce qui est plus tonnant, c'est
que, quinze ans aprs (vers 345), on voit Dmosthne,
dans la pleine originalit de son talent, s'inspirer en-
core du mme lieu commun dans ses plaidoyers Contre
Pantntos^ et Contre Nausimachos''.
Voici, d'autre part, un fragment d'pilogue d'Ise o
je reconnais galement sans hsiter un lieu commun. Il

a en effet t employ au moins deux fois par Ise, dans


le plaidoyer Sur l'hritage de Kiron^, et dans
un autre,
aujourd'hui perdu, dont Denys d'Halicarnasse nous a
transcrit un fragment'. Et Dmosthne, son tour, s'en
est visiblement souvenu dans trois des plaidoyers sur la

tutelle'".

1. 4-6.
2. 1.
3. i 2-3. 7 exlr. 5.
4. 3. 5-6.
5. [Plularque], Vie d'Ise, p. 261, 10 (West.) : aitb SI xa'i to Ir.i-

Tpontxoa; \-^Wi cuvIiaTte Tto ArjjioaGvsi, S>% tive eT:;ov.

6. 2-3.
7. 2.
8. 28.
9. Denys d'Ha., Ise, 30.
10. C. Aphobos, I, 47-8; II, 23; III, .55.
lg
Qu'est-ce qui donne du crdit aux paroles? N'est-ce
pas les tmoignages? Je le pense. Et aux tmoins?
N'est-ce pas la torture? Naturellement. Et qu'est-ce qui
enlve tout crdit aux paroles de mes adversaires?
N'est-ce pas leur opposition tous ces moyens de
preuve? Sans aucun doute. Comment donc pourrait-on
vous dmontrer plus nettement les faits?... Non certes,
par les dieux de l'Olympe, je ne saurais fournir de preu-
ves plus fortes. Celles que j'ai donnes me paraissent
compltes.
Qui ne voit que ce morceau c'est la raison pour
laquelle il pouvait s'adapter la plupart des cas est

bien moins
rsum des arguments produits dans tel
le

plaidoyer dtermin qu'un catalogue des diffrents gen-


res de preuves qu'enseigne la rhtorique? IS'ul besoin
d'ailleurs que toutes ces preuves aient t rellement
fournies; devant un jury populaire il sufft en gnral
d'affirmer hardiment qu'elles l'ont t. Il y avait donc

l un excellent modle de proraison la manire atti-


que, je veux dire courte, vive, et dont une rcapitulation
fait presque tous les frais.

Enfin on lit chez Ise, toujours dans le plaidoyer Sur


l'hritage de Kiron', une amplification (xjt;;'.;) sur la
torture comme moyen de preuve, que Dmosthne a
transcrite intgralement dans son premier plaidoyer
Contre Ontor' :

De quelque affaire qu'il s'agisse, ou prive ou publi-


que, vous regardez la torture comme le plus exact moyen
de preuve. Lorsqu'un fait s'est pass en prsence d'es-
claves et d'hommes libres, et qu'il
de savoir inipi^rte
quoi s'en tenir, ce n'est pas au tmoignage des hommes

1. 12-13.
2 37-.3S.
170
libres que vous avez recours, vous mettez les esclaves

la question : c'est par ce moyen que vous cherchez


connatre la vrit sur l'affaire. Et vous faites bien,
juges : vous savez par e.xprience qu'on a vu plus d'un
tmoin dposer le faux, tandis que parmi les esclaves
mis la torture, on n'en a pas encore trouv un qui
elle n'ait fait dire la vrit. Et cet homme vous deman-
dera de le croire, lui qui se refuse des preuves si

sres' !...
Par l'exemple de Dmosthne, s'appropriant sans
scrupule plusieurs morceaux d'ise, nous avons vu avec
quelle libert plaideurs et logographes puisaient pour
leur usage dans les recueils de lieux communs. Evidem-
ment on les considrait comme proprit publique. Mais
il est un de ces morceaux dont la fortune est plus cu-
rieuse encore, car nous le suivons pour ainsi dire la

trace pendant prs d'un sicle. C'est un exorde de d-


fense dont on peut reconstituer le texte original peu
prs ainsi :

Vous voyez les manuvres et l'animosit de mes


ennemis, et il n'est pas besoin de m'tendre sur ce sujet.
Quant moi, tous ceux qui me connaissent savent quelle
est mon inexprience. Je vous demanderai donc une
grce, aussi juste que facile accorder : c'est de m'cou-
ter sans colre, moi aussi, comme vous avez cout
mon accusateur. Car l'accus, mme si vous l'coutez
avec impartialit, garde ncessairement encore le dsa-
vantage. Mon accusateur a machin loisir et sans
danger son accusation, tandis que moi, c'est au milieu
de la crainte, de la cah)mnie et des plus graves dangers

1. Thon, Progymn. {Rhel. graeci. d. Spengel, II, 63) dit


d'autre part quo Dmosthne a transport dans son discours
. Midias maints passages du plaidoyer d"Ise /.i A'.oO.ou, au-
jourd'hui perdu.
171
que je me dfends. Il est donc juste que vous montriez
plus de bienveillance envers l'accus. Plus d'une fois en
effet, vous le savez, les auteurs des accusations les plus
graves ont t sur le champ convaincus d'imposture avec
une telle vidence que vous auriez beaucoup plus volon-
tiers puni les accusateurs que les accuss. Plus d'une
fois aussi des tmoins ont t convaincus d'avoir menti
et fait prir des accuss, mais trop tard pour ces malheu-
reux. Donc, puisqu'il est arriv nombre d'vnements
de ce genre, il est juste de ne pas ajouter foi aux dis-
cours de mes adversaires avant que j'aie rpondu moi-
mme. Si l'accusation dirige contre moi est grave ou

non, il vous est possible de le savoir d'aprs les discours


de mon accusateur; mais si elle est \ raie ou fausse, vous
ne pouvez le juger avant d'avoir cout aussi ma propre
dfense. J'entends dire en effet, et vous savez tous aussi
sans doute, que le plus terrible de tous les maux, c'est

la calomnie. Je vous conjure donc d'couter ma dfense


avec bienveillance; loin de prendre mon gard le rle
d'adversaires, de suspecter mes discours, de donner la

chasse toutes mes paroles, entenJez jusqu'au bout ma


justification, et alors seulement prononcez le jugement
qui vous paratra le meilleur et le plus conforme votre
serment.
Il est fait allusion cet exorde ds 428, dans un frag-
ment de la Bouteille (l >-.{'/
r^j du pote comique Crati-
nos. On connat le sujet de la pice la Muse, pouse
:

lgitime du pote, traduit celui-ci devant les juges pour


dlit d'adultre avec une courtisane, Daine Bouteille.
Les premiers mots de la dfense de Cratinos nous ont
t conservs, tt-.v jaIv KapasxiuYjv '5w; vipsxsT : une
c'est

parodie vidente de notre lieu commun '. En 899, Ando-

1. Fragm. 185 Kock.


172
cide l'utilise pour son plaidoyer Sur les Mystres, se

bornant, comme nous le verrons tout l'heure, y in-


srerdeux ou trois interpolations mal fondues dans l'en-
semble '. Mais la copie la plus rapproche de l'original,
c'est sans contredit celle que nous a conserve le plai-

doyer de Lvsias Sur les biens d'Aristophane , crit

vers 387". Antrieurement dj (4o3), le mme orateur


s'tait servi de ce lieu commun dans son discours Sur le

dpt, dont il nous reste quelques mots-*. Isocrate


son tour, composant en 353 son Antidosis, s'en est sou-
venu, et l'a paraphras librement^. Enfin nous en dis-
cernons encore les traces, moins nettes, chez Eschine,
au dbut de ses harangues Sur l'ambassade (343)^ et

Contre Ctsiphon (33o)''. Impossible de dire de qui


est cet exorde. Toutefois, puisque ds 423 on le paro-
diait au thtre, on ne saurait gure hsiter cette date
qu'entre deux noms, Antiphon et Thrasymachos, auteurs
tous les deux d'un recueil de r.oz'J.\):.i. Peut-tre mme y
moyen de prciser davantage. M. Blass a fait la re-
a-t-il

marque que Thrasymachos, dans les fragments conser-

1. 1,6-7,9.
2. % 2-6, 11. Cf. un fragment le Lysiis cit par Stobe, Flo-
rileg. XLVI, lUl.
3. Ttjv |jlv npaa/.u>iv /.a"! ijjv 7:pou;/!av -h't ivt'.oizwv pir:, m i. S. (Cl-
ment d'Alex., VI. p. 234 B.)
4. I 17-19.
Une phrase du plaidoyer .Sur l'Atlelage (.397 av.
J.-C.) semble galement uni' rminiscence de ce lieu commun (7) :

oiti) atp)? iT.ihv^ti xJTO-j; ^sjooaivou; (aTS r*f [j.ev tSiv 7.aTTjY<5f(uv f(SJ(ii.

5v 6 ^;ao; 5(/.r,v 'Xa6.

5. 1-2.
6. 1 1. .\joutons enlin que l'auteur de la Rhtorique Alexan-
dre connat, lui aussi, celle formule il'exorde : v. 51 /.si-:r,-^ot'i /r.r]

iaSoXTJj, )tat Xi^ti'i i>; osivoj xs't xo'.vbv /.at r.oXkUf^ xay.iv atTiov l[ji<pvt3Tov

S' 8t'. /.\ tzo'kX' ffi^i oi6ior|5av hUio; O'.T.Q.rfiii-. -/pr, Bl xai Z'.ii/.v.v 6);

tirfiii loT'.v...., [iT) T.xpi r:ivi(o'> lo'j; Xd-fou; /.oOovT;, taT; h'.un Btao-

Xxti SuaryEpavE'.v (c. 29).


vs, dj visiblement l'hiatus', tandis que ce
vitait

souci ne se montre pas encore dans notre exorde. Ce


qui conduit assigner ce morceau Antipiion".
Bien plus frquents encore devaient tre les emprunts
de ce genre dans les plaidoyers qui n'taient pas des-
tins survivre au procs. A l'inverse de Petit-Jean,
leur confrre, ce que savaient le moins la plupart des
plaideurs attiques, c'tait leur coniinencement et leur
(in. Les recueils de llp:s([j.ia -/.ai ;:;/,;-;:', leur taient par
suite un prcieux secours, (^est ce qu'on peut voir no-
tamment par l'exemple d'y\ndocide. Andocide n'a t ni
rhteur, ni logographe; ce n'est mme pas un orateur de
mtier. Toutefois c'est un talent naturel et facile, et qui
a profit, au moins superficiellement, de la culture g-
nrale de son temps. Capable de composer un rcit
clair, vif, pathtique mme, il est moins l'aise dans les

autres parties du discours, qui exif^ent plus de prpara-


tion technique ; aussi est-ce pour lui une bonne fortune
que de trouver, l'occasion, un exorde tout fait. Vovez
en particulier celui du plaidoyer Sur les Mystres. Cet
exorde n'est autre chose, dans son ensemble, que le lieu

commun anonyme dont nous venons de parler. Mais au


beau milieu Andocide a insr, assez gauchement d'ail-

leurs, une longue digression, dans laquelle il prie les


juges de considrer qu'il comparat de\ant eux libre-
ment et sans contrainte, et de voir l un signe mani-
feste de son innocence '. A cette digression s'en rattache
une autre, o l'orateur proteste contre les projets de fuite
que lui attribuaient ses adversaires '. Aprs quoi il re-

1. Voir, sur la raret des hiatus dans les fragments de Tlirasy-


niaclios, Blasa, Die attische Beredsoml<eil, I
(".''' i''(l.), ji. 250.
2. Blass, Oa-r. cit, I (2<' d.), p. 115.
3. i 2-3.
4. S 4-5.
174
prend son modle, juste au point o il l'avait quitt.

Si examine de prs ces deux interpolations, on


l'on
voit de suite que l'une n'est qu'un nouveau lieu com-
mun, fait pour tout accus qui se prsente spontan-
ment devant ses juges. On le lit dj en substance
dans le discours Sur meurtre d'Hrods d'Antiphon
le

( gS) ; et il a t depuis repris ou combattu dans nom-


bre d'autres piaidovers '. Quant la seconde interpo-
lation, elle est d'un tour trop personnel pour n'tre pas
de la main mme d'Andocide. On peut donc affirmer
qu'Andocide, quand il a crit son plaidoyer Sur les

Mystres, avait sur sa table de travail un Recueil


d'exordes. En le feuilletant, il a trouv facilement
l'exorde dont il avait besoin. Mais, au lieu de transcrire
littralement ce morceau, il l'a accommod plus exacte-
ment sa situation, en y insrant d'abord un dvelop-
pement plus court, pris sans doute dans le mme re-
cueil, puis quelques rflexions personnelles. Nous sai-

sissons la sur le vif, j'imagine, les procds de travail de


bien des plaideurs athniens.

III.

EXERCICES ORATOIRES.

n^ il va de soi qu'aprs Antiphon les exercices res-


Enfin
trent un des principaux m'^odes d'enseignement de la
rhtorique. Nous avons cru plus haut en ressaisir quel-

1. Antiphon, Sur le meurtre d'Hrods, 93. L5'sias, P. Polys-


tralos, 7. 22. C. Evandre, 1. C. Eratosthne, 84. Lycurgue, C. Lo-
crats, 89.
^ue trace dans l'c ole de L\sias'. On verra dans le pro-
chain cEapitre quelle place ils tenaient dans celle d'iso-
crate. Et il n'en tait pas autreme :hez ival
Aristote. Celui-ci proposait ses lves des sujets fictifs
(Or.;), qu'il leur faisait discuter tour tour en sens
contraire '.
Ces controverses restrent ensuite une tradi-
tion de l'cole pripatticienne^.

1. Voir p. !<!.

2. CicHron. Onilor, 'iC. l^C. Tusi-.uL, JI, 9. De finib., V. 10.


3. Die f/riecliische Beredsamheit in dem Zeilrnum
Cf. Bliiss,
von Alexander his aufAitr/ttsius, p. 57 sq., 107 q.
CIIAPITRF': VI.

La Rhtorique d'Isocrate.

INFI.UICNCK I> ISOCRATIC SUR L KLOQUINCIC JUDICIAIRK.

l'orsonne n'a dit plus de mal qu'Isocrate je la rh to-


rique jud iciaire . Curieux exemple d'inconscience de la

part d'un crivain qui, avant de trouver sa voie propre


dans le genre pidictique, avait t lui-mme logogra-
phe'. Croyait-il ainsi faire oublier une priode de sa
carrire dont il rougissait'? Toujours est-il que, de
crainte d'tre confondu avec les loL;in;i aphr -.
*1 a insiste
n maintes reprises sur les "diffrences essentielles de
son art et du leur. Dilierences de forme j^^^^^Md^et
d'inspiration morale. Nul smiLi du si\ le chez les logo-
graphes; ils ne s'occupent que de dbats privs, querel-
les de gouttire ou de mur mitoyen; ils tiennent cole
publique de chicane et de mensonge'. Comparez cela
I 'loquence_ci'l socrate : e lle rivalise pour l'clat du sty le .

av ec la poidiii. c'e st de s intrts gnra u.x de la pa trie


j

athnieiTne__ et de la Grce entire q u'elle traite; elle/

1. Dtnys d'IIiilio., Isocrnle, 18.


3. Isocrate, Antidosix, i&i.
'6. Pana t li naque. 1. Aniidosis, 2, 4!, 48. C. les Sophistes, 20.

12
- 178 -
s'adresse aux rois, aux peuples, aux politiques, pour
leur prclier le patriotisme et la vertu '. Mais il nejl-
pendait pas naturellement d'Isocrate de limiter l'in-

Huence novatrice dc__^son enseignement. Aussi l'lo-

quence judiciaire, comme tous les autres genres de la


prose, lui doit-elle beaucoup ^ C'est ce que nous essaie-
rons de montrer dans ce chapitre.
Mais avant dlXposer la doctrine d'Isocrate, il convient
de la rattacher ses anucdents. Isocrate, en effet, a t
un \ulgarisateur autant qu'un crateur. Ce qu'il y a chez
lui de plus neuf et de plus fcond ne lui appartient pas
en propre. Avant de se donner l'lude de l'loquence,
il avait vcu un temps dans le cercle des socratiques-^.
Esprit superfidej, trs peu fa it pour la spculation et
les abstraction&^JJ s'tait rebut asse z vite de la_B-hiloso-
_ghje*. Toutefois cette frquentation ne fut pas sans pro-
fit pour son dveloppement intellectuel : outre le got
des ides gnrales, il en rapporta une mthode toute
faite et des principes immdiatement applicables l'art

oratoire. Cette mthode et ces principes, tudions-les

d'abord leur source, c'est--dire rhez Socr,ne^ o


/ ont une porte gnrale et sitjS-illStCiinients
ils

mmes
de la science.

1. Ihid.
:l. Nous en fivons drjii la preuve dans ce seul fait i|uc' la plupart
(les lo}ogi'iiplios athniens, partir d'Ise, sont sortis de son
cole : entre autres Ise (qui son tour eut pour lve Dnios-
thne), Androlion. Lycurgue, Ilypc'iidc.
3. t'hiton, Phdre, 378 E.
-i. C. les Sopliislex. 20. Hlne, 1.
'79

II,

ANTKCEDENTS DK LA KHICTORIQUE 13 ISOCRATK : lUKKS


SOCRATIQUES SUR l'LOQUENCE.

On sait quel a t dans le dveloppement de la philo-


sophie grecque le rle propre de Socrate. Les grands
sophistes, Protagoras, Gorgias, venaient de proclamer
la faillite de la science Ionienne. Sur ce point capi-
tal Socrate est leur disciple. Mais ce qui le met aux
antipodes de ces sceptiques, c'est que, bien loin d'ad-
mettre comme eux le nant de toute tude, il entreprend
au contraire de restaurer la lui don-
science abolie, en
nant un autre objet et en la munissant d'une mthode.
L'objet de_ la science s ocratique, ce sera rtu dg_-ile
l'homme; sa mthod e, la maieiilicjue, ou art de faire
sortir des esprits, par voie de questions et d e rp onses,
les connaissances latentes qui y sont envojoppes. Cette
mthode comporte plusieurs rgles, ou si l'on veut, plu-
sieurs procds intellectuels toujours applicables '. Les
principaux sont :

La division 0u analyse^^par laquelle on descend du


i"

genre la pluralit des espces. Les Mmorables nous

odrent plus d'un exemple de cette opration. Veux-tu,


dit Socrate discutant avec Euthydme sur le;us/eet I'i'h-
jitsle, que nous tracions ici un 2 et l un a, et que ce qui

nous paratra juste (5(xat:v), nous le placions sous la pre-


mire lettre, et ce qui nous paratra injuste (S'.y.v) sous
la seconde? La chose convenue, Socrate demande suc-

1. Cf. Zellei-, La philosophie dex Cres, l. III (Iraduclion Bou-


troux) et surtout Kouillon. Philosophie de Socrate.
i8o
cessivement sous quelle lettre il convient de poser le

mensonge, puis la tromperie, puis le dommage, puis


l'action de rduire autrui en servitude. Euthydme r-
pond que tous ces actes doivent tre rangs du ct de
l'injustice. Nous avons ainsi une premire classification,

o le genre injustice est ramen ses espces, mensonge,


fraude, dommage, etc.
Mais Socrate va montrer qu'on
ne peut s'arrter l. 11 reprend ses questions : En asser-
vissant une nation injuste et ennemie, un gnral com-
met-il une injustice?^ Et en trompant les ennemis?'' Et en
leur portant tort de toute faon? Euthydme convient
que tout cela est justice : J'avais cru que tes questions
ne regardaient que les amis. Voil donc une seconde
distinction : seuls sont mjustes les torts faits des enne-
mis. Mais nous ne sommes pas au bout de ces divi-
sions. Si un gnral trompe ses propres troupes pour
leur rendre courage?'' Si un pre trompe son enfant ma-
lade pour lui faire prendre un remde? Si l'on drobe
un ami dsespr l'arme avec laquelle il allait se tuer?
Dans quelle colonne mettrez-vous toutes ces actions?
Dans celle de la justice , rpond Euth\dme. Donc les
ruses l'gard des amis se classent leur tour en ruses
destines leur salut et ruses destines ;leur dtri-
ment'. On voit par cette srie de ddoublements com-
ment Socrate s'y prenait pour claircir et prciser une
notion complexe et en dgager finalement la diffrence
propre. Quand Socrate parcourait lui-mme une ques-
tion pour la traiter, il ne s'avanait qu'au moyen des
propositions les plus gnralement reconnues (c-.Twv
convaincu que de
;j./,'.;Ta i[j.i/~z-[fj[}.vtM-/), l dpendait la

sret du raisonnement'.

1. Xi'noplion, Mmovtihlcx. ]V, '?, \' si\.

Z. Ihid., IV. 0, 15.


induclinij) Si quelqu'un contredisait Socrate
sans avoir rien de clair dire, s'il lui soutenait sans d-
monstration valable que tel homme tait plus sage, plus
habile politique, plus couraf^eux qu'un autre, ou quelque
assertion semblable, Socrate taisait alors remonter toute
la question au principe (i-l rrjv j-i')i'::'t i-avr,7v) '. C'est en
ces termes que Xnophon dcrit le procd d'induclion
familier Socrate. Kt il l'claircit par l'exemple suivant:
Tel homme, d'aprs toi, est meilleur cito\en que tel

autre? Oui. \'o\'ons donc : ne faut-il pas examiner


d'abord quel est l'office d'un bon citoxen? Ainsi se
tnnive substitue un dbat particulier cette question
gnrale : qu'est-ce qu'un bon cito\en? i^our rsoudre
cette question, il faut suivre encore la mme ascensi(jn
du particulier l'universel. On rassemblera d'abord
nombre de faits particuliers. Dans l'administration des
finances, le bon citoyen n'est-il pas celui qui enrichira
le plus la rpublique? Dans la guerre, celui qui lui pro-
curera le plus souvent la victoire? Dans les ngociations,
celui qui lui mnagera des alliances? , etc.. Puis de ces
exemples on dgagera le trait commun. Kt ainsi de suite,
jusqu' ce que Von atteigne au genre. C'est par des
discours ainsi ramens leurs principes (sjTd); c xmv
\6'iM'/ i-T/i';i[).vmy} que Socrate rendait la vrit vidente,
mme ses contradicteurs". Une fois le genre tabli
par induction, il restait en redescendre et chercher
si l'individu dont il s'agissait, personne ou chose, tait,
ou non, une de ses espces.
3" La djinilioii) Socrate, dit Aristote, chercha le

prcniPer a delinir universellement {'cpiKi-Jiv. /.x<)6'ki\>) > '.

l. litid., IV, (i, l;i-li.

i. Ilnd., IV, (!, l'i.

;!. Molaplnjsiqui', Xi, 'i, 't (Didol).


l82
Le but, ou du moins le dernier terme de la science
socratique, c'est en effet la dfinition. Les deux procds
logiques que nous avons dcrits prcdemment y con-
vergent. La division aboutit la diffrence; l'induction
au genre. Or l'essence d'un objet ne peut tre exacte-
ment saisie que par la double dtermination du genre et
de la diffrence.

Tels sont les instruments principaux de la mthode


socratique. Il suffit ici de les rappeler. Nous insisterons
davantage sur leur adaptation l'art oratoire, telle

qu'elle est prsente dans une scne du Phdre, proba-


blement fictive, mais o l'on trouve srement le rsum
ou l'cho de maintes conversations relles de Socrate.
On sait le sujet du dialogue. Aprs que Phdre a lu
Socrate le discours de Lysias Sur l'amour, le philo-
sophe prend la parole. Critiquant d'abord l'crit qu'il
vient d'entendre, puis reprenant son tour sous deux
formes successives le mme thme, il bauche ainsi

grands traits une rhtorique originale, trs diffrente de


celle de Lvsias et de ses pareils. Mais le mieux est de
citer les textes mmes.
Socrate. Lis le commencement du discours de
Lysias '.

Phdre. Tu es donc instruit de tous mes senti-

ments, et tu sais que je regarde l'accomplissement de


mes dsirs comme devant nous profiter tous deux. 11

ne serait pas juste de repousser mes vux parce que je

ne suis pas ton amant. Car les amants, une fois satis-

faits...
Socrate. Arrte. 11 faut examiner en quoi Lvsias
se trompe et manque d'art, n'est-il pas vrai?

Phdre. Oui...
1. Platon, Phdre, 262 D sq., 263 D sq., 264 A sq.
i83
SociUTK. Mais, dis-moi, ai-jc pour mon compte
dfini l'amoLir en commenant mon discours?
PiiKDRK. Par Zeus, merveille.
SocRATE. Que dis-tu? Les nymphes, filles d'Ach-
loos, sont donc plus habiles dans l'art de la parole que
Lysias, fils de Kcphalos'. Ou bien est-ce que je me
trom pe; et Lysias )mmen(;ant I discours sur
l'amour, nous a-t-il tait accepter une dfinition laquelle
il ait rapport toute la suite de son discours et la con-
clusion mme?... Il s'en faut bien, ce me semble, qu'il
ait fait ce que n(jus demandons. Il no dbute pas par le

commencement mais par la fin, comme un h(^mme qui


na^e contre le fil de l'eau...

Phkdkk. Mais aussi, Socrate, il n"a voulu faire que


la fin du discours.
SocRATK. Soit; mais ne trouves-tu pas que les ides

sont entasses sans ordre ? Ce qu'il dit en deuxime lieu


te parat-il devoir ncessairement tre cette place, et n'v
pourrait-on pas substituer quelque autre partie du dis-
cours? Il me semble, moi, dans mon ij^norance, que
l'auteur a bravement crit tout ce qui lui \enait l'es-

prit. Mais toi, trouves-tu dans son <nivraf^e une ncessit


de composition (vi^vcriv XyYpaiy.v), d'aprs laquelle il

ait d en disposer toutes les parties dans l'ordre o elles


se trouvent ?
PiiKijRi:. Tu es bien bon de me croire en tat de
pntrer ainsi dans tous les artifices de l'loquence d'un
Lysias.
SocRATE. Tu m'accorderas, au moins, que tout dis-
cours doit, comme un tre vi\ant, a\'oir un corps qui

1. Il f;iul sn nippi'ler i|Ui\ pai- mm liction pot'liqup, Socrate


iiviiil attriimo i)rtk'.i''(li'iiiiiieiit h rin^piriitioii do ces Nyniplios son
discourti sur runiour.
i84
lui soit propre, une tte et des pieds, un milieu, et des
extrmits proportionnes entre elles et dans un juste
rapport avec l'ensemble.
Et, ce propos, Socrate compare spirituellement le

discours de Lvsias l'pitaphe fameuse du roi Midas,


dont les quatre vers se pouvaient lire dans l'ordre qu'on
voulait, en commenant soit par le premier, soit par
le dernier'. Si ce passage nous en joignons un au-
tre, o Lvsias est blm d'avoir deux ou trois fois
rpt les mmes choses, comme un homme qui man-
quent la fcondit et l'abondance '
, nous aurons peu
prs toute la srie des critiques que Socrate adresse
Lvsias. Elles peuvent se rsumer ainsi : absence d'une
ide gnrale dterminant de faon ncessaire toutes les
parties du sujet et rglant leur succession, et, par suite,
dsordre des penses, redites incessantes.
Mais Socrate prcise davantage encore ses ides sur la

rhtorique, en reprenant son tour le thme de Lvsias :

En toutes choses, mon enfant, dit-il au dbut de son


premier discours", il faut, pour prendre une sage rso-
lution, commencer par savoir sur quoi on dlibre, au-
trement on se trompera infailliblement. La plupart des
hommes ignorent l'essence des choses; et dans leur
ignorance, dont ils ne s'aperoivent mme pas, ils n-
gligent d'abord de poser l'tat de la question. Aussi, en
avanant dans la discussion, il leur arrive ncessaire-
ment de ne s'entendre ni avec les autres ni avec eux-
mmes. Evitons donc ce dfaut que nous reprenons
dans autrui, et... commenons par convenir d'une dfi-
nition de l'amour, de sa nature, de ses effets; et nous

1. 264 D-E.
3. 235 A.
3. 237 B.

1
iH5
reportant sans cesse ces principes, ramenant toute et y
la discussion, examinons s'il est utile ou nuisible...

Ici donc Socrate met en pratique pour son compte la

refile que nous l'avons vu poser il y a un instant, il

CfJinmence par une dlinilion f^nraie , d'o sortira


logiquement la division de S(jn sujet.
Plus loin Socrate expose en quoi consiste l'art de la

composition dans les deux discours qu'il a successive-


ment imprcniss' :

SocR.VTK. 'l'out le reste, selon moi, n'est qu'un


badinaf^e. Mais il va deux procds que le hasard
nous a suf^grs sans d(jute qu'il serait trs intres-

sant qu'un homme habile pt traiter a\ec art.

PuicnRic. Quels sont ces procds ?

SocHATic. C'est d'abord d'embrasser d'un seul coup


d'oeil toutes les ides particulires qui se prsentent iso-
les, et de les runir sous une seule ide gnrale, afin
de faire comprendre par une dfinition exacte le sujet
que l'on veut traiter. C'est ainsi que tout l'heure nous
avons donn de l'amour une dfinition qui pouvait tre
bonne ou mauvaise, mais d'o a rsult du moins pour
tout le discours la clart et l'accord des parties (-'z ax^;

Y.x\ txjt'v %\t-.M sij.s).Y;'J[j,v;v).

PnDKi;. Et quel est l'autre procd, Socrate?


SocR/VTE. C'est de savoir de nouveau dcomposer
la chose en ses diverses parties, comme en autant d'arti-
culations naturelles, en se gardant toutefois de mutiler
aucune de ces parties, comme ferait un mauvais cuyer
tranchant. C'est ainsi que tout l'heure nos deux dis-
cours ont commenc par donner une ide gnrale du
dlire; ensuite, de mme qu'un mme corps se compose

1. x'05 c;.
i86
naturellement de deux parties runies sous le nom d'un
mme tre, savoir la droite et la gauche, de mme nos
deux discours ont dgag de cette dfinition gnrale du
dliredeux notions distinctes. L'un a distingu tout ce
qui tait gauche, et n'est revenu sur ses pas, pour

faire une nouvelle division, qu'aprs avoir rencontr un


certain faux amour qu'il a accabl d'injures bien mri-
tes. L'autre a pris vers la droite; et dans son chemin il

a rencontr un autre amour qui porte le mme nom,


mais dont le principe est divin; et le prenant pour su-
jet de ses loges, il l'a vant C(jmme la source des plus
grands biens.
Phdre. Tu dis vrai.

SocRATE. Pour moi, mon cher Phdre, j'alfec-

tionne singulirement cette faon de diviser et de re-


composer tour tour les ides (twv o'.x'.powv y.al zx/i-'M-fC)-/} :

c'est le moyen d'apprendre parler et penser. Et,


quand je crois rencontrer un homme capable de saisir
la fois l'ensemble et les dtails d'un objet, je marche
avec respect sur ses traces, comme sur celles d'un dieu.
Ceux qui ont ce talent, Dieu sait si j'ai tort ou raison de
leur donner ce nom, mais enfin jusqu'ici je les appelle
dialecticiens.
Telles sont les ides ne uves sur l'loquence, et_plus
gnralement sur l'art de pen ser et d'crire, qu e Socrate
semait autour de lui dajis des entretiejis familiers._Iso-
crate eut le mrite d'en c_ornpjrendre toute la porte : il

les recueillit, leur fit une place d'honneur dans son en-
seignement, et ainsi les vulgarisa.
>7

III.

L KNSKIGNEMENT D ISOCKATK.

^ I. Conditions ncessaires pour former l'oraleiir :

dons naturels, thorie, pratique.

Trois cunditions sont indispensables, selon Isocrate,


pour formr_...llarteur jjes dispositions naturelles, la

pratique, l'instruction thorique'.


Quelles sont les dispositicjns naturelles ncessaires
l'orateur? Ce sont: l'inyAHlii^i) '^ facilit apprendre,
le got du travail, la mmoirej une voix claire et dj
persuasive par sa seule harmonie, et enlin qualit
dont Isocrate faisait d'autant plus de cas qu'il en tait
dpourvu l'assurance en public'. Si, ajoute
le rhteur, on me demandait laquelle des trois choses a
le plus de puissance dans l'tude de l'loquence, je rpon-
drais que rien ne vaut l'aptitude naturelle, et que c'est
l le point capital-'.

Au second j;ang Isocrate place la pratique . C'est un


fait d'exprience, dit-il, que souvent des esprits mdio-
crement favoriss de la nature se dveloppent par
l'exercice au point de s'lever non seulement au-dessus
d'eux-mmes, mais encore de surpasser d'autres esprits y
mieux dous qui se ngligent '. Qui runit l'aptitude
naturelle et la pratique sera ht)rs de pair.

1. Contre les Sophistes, J'i. Cf. Aniidosis, 181.


3. Aniidosis, l!l.

;i Ibid.

h. Antidosis, l'.II.
Quant la thorie, Isocrate en parle au contraire en
termes trs modestes, et qui font contraste avec les pom-
peuses promesses des sophistes. Ce n'est pas lui qui se
vanterait d'tre en possession d'une science permeltantde
former volont des orateurs parfaits : L'instruction
apporte un art plus savant et de plus grandes ressources
pour l'invention : ce qu'on ne faisait que rencontrer par
aventure, elle enseigne le trouver avec plus de sret.
Pour ceux d'une nature infrieure, elle ne saurait en
faire ni de grands orateurs d'action ni des rhteurs dis-
tingus; mais elle pourra les rendre suprieurs eux-
mmes, et beaucoup d'gards plus capables'.
De ces trois conditions l'lve doit naturellement
apporter lui-mme la premire : l'exercice et l'instruc-

tion thorique, au contraire, rclament le concours du


matre.

^2. La thorie.

Est-il possible de reconstituer, au moins dans ses

grandes lignes, l'enseignement thorique d'isocrate?

/ Nous disposons pour cela de trois groupes de mat-


riaux. Trs prcieux d'abord sont une demi-douzaine de
fragments d'une tcclin qui courait dans l'antiquit sous
lenom d'isocrate'. Mais cette lechn tait-elle authenti-
que ? A vrai dire, rien de moins isocratique dans la

forme : l'expression v est elliptique, nue, toute hrisse


d'hiatus. Un point est donc hors de doute : c'est que le

rdacteur de l'ouvrage n'tait pas Isocrate lui-mme.


Mais, ne considrer que le contenu de ces dbris, on

1. Contre les Sophistes, i.


Voir ces fragments dans l'ditlun
2. iiunsi'lfr-lUa.ss, I. 11. p. .'/ri.

(Teubner.)
i8<)
esi frapp au conlraire de lour parlait accord avec tout
ce que nous savons par ailleurs de la doctrine d'Iso-
crate. La solution la plus sduisante de cette difficult
est donc celle qu'ont propose Pfund et Rehdantz : il
y
a lieu de croire que quelque auditeur avait publi sous
forme de notes l'enscif^nement, ou, comme ncnis dirions,

le coio's du matre'. Une seconde source, ce sont les


allusions lecliniques parses dans les discours d"lso-

crate. ('Jiez aucun autre auteur elles nj sont aussi


niimbreuses. (-'est que partout Isocrate reste rhteur,

un riiteur incorrif^iblement vaniteux qui, de crainte


que ses eli'ets ne passent inaperus, s'arrte pour les

signaler l'admiration du lecteur, et, au besoin, les

explique et les commente. L'crivain est ainsi son


propre critique, et nous initie lui mme bon nom-

bre de ses procds. Enfin ces tmoignages directs


il faut joindre d'autres informations qu'on peut tirer

par induction de l'tude attentive des uvres d'Iso-


crate. Certaines habitudes de style, de rythme et de
composition une fois bien constates, ne sera-t-il pas
lgitime en efet de remonter aux rgles dont elles sont
l'application ?
Dans un curieux passage de VAntidosis, \soci\ilc ta-
blit une comparaison prolonge entre la rhtorique et

la g\mnastique'. Arts parallles et correspondants,


dit-il, l'un pour l'me et l'autre pour le corps, dont l'en-
seignement et les exercices sont tout semblables. De
mme que le pdotribe, ds qu'il a entre les mains ses

lves, leur apprend une une toutes les figures {r/j,-


[j.Ti), c'est--dire les mou\ements, les attitudes, les

coups de la lutte, ainsi le matre de rhtorique com-

1. Voir lilii.-^s. Diirr. cilc. 11. y. ;"i sq.


".'. Aniulosis, 181 sij.
IQO

mence par dtailler aux siens toutes les loa; du discours.


Reste savoir ce que sont ces iii%'. : Isocrate emploie
maintes fois ce terme, ainsi que son synonyme dcr
mais sans les dfinir. Il faut, croyons-nous, conser-
ver ces deux mots le sens philosophique qu'ils ont
souvent dans Platon et Aristote : celui d'espce, divi-

sion d'un tout qui est le genre. Ce qu'Isocrate veut


/que le matre de rhtorique enseigne d'abord, ce

/ sont donc les espces du genre oratoire, autrement


dit tous les lments qui entrent dans la composition
d'un discours. Un terme si vague enveloppe forc-
ment des choses de nature bien diffrente, et qu'une
analyse plus savante nous a appris distinguer et

classer. Les ilix'. d'Isocrate , c'est d'abord ce qu'on


pourrait appeler les parties de quantit du discours :

exorde, narration, preuves, pilogue". Parfois, au con-


traire, ce sont les parties de qualit : Isocrate cite en ce
genre l'accusation, l'loge, le conseil'. Autre part le mot
ne peut gure se traduire que par ides, dans le sens
que ce mot a pris en franaise En un sens assez voisin
du prcdent, l'socrate appelle isia; les diverses formes
du raisonnement l'enthymme, le vraisemblable (-
:

y.Ta), et les signes (-v/.'^/fty.T.)^ Enfin le mot IHm a .

bien d'autres emplois encore; tantt l'auteur dsigne


par l des figures de penses, telles que l'antithse,

la mtaphore^, tantt des ygures de mots, comme la

1. Voir Anlidosis, 280, o Isocrate applique le nom d' sTSo; la


preuve.
2. Paix, 27.
'4. Lettre aux fils de Jason (VI), 8.
4. Anlidosis, 181, 280. Panalhenaque, 2.

5. Panalhenaque, 2. Evagoras, 0. Cf. le fragm. G de la ij^vi),

d. Benseler-Blass.
I9>
parisose', tantt les dtails du st\le, mots potiques,
exotismes, )1( l> la varit des
contenues dans le mot tcia'. on voit qu'en somme elles

constituaient un cours complet de rhtorique.


C'est cette rhtojric[ue qu'il no us faut_cssayer mainte-
nant de reconstruire. Quel en tait au juste le plan ? Nous
.l'ignorons. Un fait certain toutefois, c'est qu' re,\emple
de Platon et d'Aristote, Isocrate ramenait la tche de
l'orateur trois oprations essentielles : invention,
disposition, locution''. Nous pourrons donc sans ana-
chronisme distribuer notre expos dans ces cadres.
En ce qui concerne d'abord l'inventio^ il faut louer
la probit et la ferme raison des principes d'isocrate. A
l'inverse des sophistes qui laisaient surenchre de char-
latanisme, il n'hsite pas confesser sur ce point l'im-
puissance de son art. L'invention, dclare-t-il, est sur-
toutun don naturel. Trouver ce qui est le plus pro-
pos dans chaque cas donn n'est pas affaire de science
(-'.7rr|[rr;) comment celle-ci embrasserait-elle, en effet,

l'inlnie multiplicit des cas particuliers? mais de


conjecture ou d'intuition (2:a) '. Tout au plus ce don
peut-il tre dvelopp par la pratique. En dpit de la
difficult de trouver les ides, Isocrate les veut cepen-
dant neu\es et n'a\ant pas servi. Les seuls emprunts
qu'il admet sont ceux que l'on se fait soi-mme, et seu-
lement dans les discours o l'on vise un but pratique
plutt que la beaut de la forme. Pour son compte, il se

1. ICvnyoras, !>.
,
;i. Konfjoni.i, 9. Antidosis, 18L
.S. Invention : t'ov yo'nx Tr)v jjiiv 'j/u/riv cii^nXi ... . Su^a|iivr,v {Antido-
sis, IHO). Jlisjiosition : tij jArai (r; Ka) jtpb; XX/jXa zat Tocjai xocT

-.^ir.oi (C. les Snpitisles, 10). - Hlocntinn : -<ni Mj^i.m\v sifiOijnu; xat

|j.ouny.(T); etnEv (ibid.).

'i. nlidosis. IX'i, i")(i.


192
flatte de n'avoir jamais plagi personne". Avec de telles
prtentions, comment se fait-il que l'originalit soit ce
qui manque le plus Isocrate ? C'est que pour ce rh-
teur la forme a autant de prix que le fond Ce qu'il .

appelle v06;j.r|!;.a, o'.iv;'.a, ce n'est pas une ide pure, mais


une ide qui a pris corps et revtu une forme parti-
culire. En ce sens Isocrate a raison de dire qu'il n'a
jamais copi autrui, car, s'il est incontestable que la plu-

part de ses ides en politique, en morale, en art lui

viennent de l'cole socratique, il faut bien reconnatre


aussi que tout ce qu'il emprunte, il le transforme, il

l'embellit, il le marque de sa frappe personnelle. L'opi-


nion vritable d'Isocrate sur l'invention, c'est dans une
page du Pangyrique qu'il faut la chercher". Page peu
cite et qui mrite d'tre plus connue, car la thorie
qu'Isocrate y expose trs heureusement n'est pas seule-
ment la sienne; toute l'antiquit l'a pratique, et elle est
reste celle de nos crivains classiques du dix-septime
sicle.

S'il n'tait pas possible de prsenter les mmes faits

autrement que sous une seule forme, il pourrait sem-


bler inutile de rpter, au risque de fatiguer les audi-
teurs, ce qui a t dj dit de la mme manire; mais,
puisque l'art de la parole a ce privilge de pouvoir expri-
mer diversement les mmes ides, et tantt rabaisser ce
qui est grand ou relever ce qui est bas, tantt prter
ce qui est ancien l'air de la nouveaut ou les traijs de
l'antiquit ce qui est nouveau, il ne faut pas renoncer
dire une chose parce qu'on en a dj parl, mais s'ef-

forcer de la mieux dire Le plus sr moven, selon


moi, d'encourager les arts, et en particulier celui de la

1. A Nicocl(''S,Al. a. les .Sophistes, 12. Hlne, 13. Philippe, 94.


2. .^ 7.
- uji -
parole, serait d'honorer et de rcompenser, non pas ceux
qui les premiers ont aborde un sujet, mais ceux qui en
ont trait chaque partie avec le plus de perfection, ni
les orateurs qui prtendent discourir sur des sujets dont
personne n'ait parl avant eux, mais ceux qui excel-
lent en parler comme personne ne pourrait le faire.
Sur la disposition, qu'il ne sparait point, du reste,

de l'invention, Isocrate donnait aussi des prescriptions


excellentes. Il en a rappel lui-mme l'essentiel dans sa
Lellre aux Jils de Jason. En rhteur toujours ingnieux,
il propose ces jeunes princes, pour les engager la

vertu, une comparaison tire de son art : J'ai coutume


de dire ceux qui suivent mes leons qu'en premier
lieu il leur faut examiner le but du discours et de ses
diverses parties; qu'une fois cela fix avec prcision, ils

doivent rechercher les ides {-rq, t'a;) grce auxquelles


chaque partie sera ralise et atteindra la fin qui lui est
assigne. Mais ce que je dis de l'loquence est un prin-
cipe gnral, applicable aussi tout autre objet et no-
tamment votre conduite. Votre conduite ne sera con-
forme la justice que si vous avez d'abord dtermin
aprs mre dlibration, comment vous devez gouver-
ner l'ensemble de votre \ie, quel genre d'existence
adopter y\prs. avoir arrt tout cela, il vous faudra
veiller ce que vos actions quotidiennes concourent
la fin que \'ous vous serez fixe ds le principe. Grce
cette mthode, ayant pour ainsi dire devant les

yeux un but [i\c d'avance, vous rencontrerez l'utile

avec plus de sret. Mais si, sans vous tre propos


d'abord une telle fin, vous faites la premire chose
venue, forcment vos penses iront au hasard, et vous
vous tromperez dans beaucoup de vos actions '. Qui ne

1. 8. Lrs (ijuvri's d'IsuciulL' nous monlreiit, en niOnio temps

13
194
reconnat l les principes mmes de Socrate sur Tart de
la composition? Isocrate les avait faits siens, et il v tient
beaucoup : une de mes maximes les plus
C'est, dit-il,
rebattues. Beaucoup d'autres observations de dtail
proviennent galement de cette source. On se rappelle,

. par exemple, le prcepte socratique sur la proportion


ncessaire des parties entre elles et avec l'ensemble. Il

n'y a pas de discours parfait, dclare son tour Is-


crate, sans la proportion. (C. les Sophistes, i3). Et
dans lePant hnaque ( i3) il s'arrte net, de crainte de
<( dpasser la juste mesure prescrite aux exordes.
Ailleurs il interdit les digressions et pisodes, ce qui
n'est encore qu'une forme ngative du mme prcepte :

Le prosateur doit s'en tenir aux penses propres son


sujet. {Evagoras, lo). Tout ce qui est dit en dehors
du sujet est cause de trouble. {Panathnaque, 74) '.

Relevons enfin ce que dit Isocrate sur l'harmonie gn-


rale du ton, sur l'acco rd ncessaire de toutes les parties,
sur l'utilit de rattacher chaque pense la prcdente.

que l'application, l'esprit de ces principef5. Rien de didactii[ue et


qui sente Trcole dans sa faon de coiuposor. Sans doute il a tou-
jours dans l'esprit un plan nettement laljli; il sait, pour repren-
dre une citation heureuse de M. E. Uavel, tous les chemins par
o il doit passer. Mais il se garde bien d'en taler la carte devant
le lecteur. C'est nous de la reconstituer. Ajoutons que rien en
gnral n'est plus facile, tant le dvelopjjement des parties est
dans toutes ses uvres naturel et harmonieux.
1. Chose curieuse, les digressions ne sont pas rares cependant

chez Isocrate. Telle est sa tendresse de pre pour tout ce qu'il


crit qu'il ne sait pas toujours sacrifier l'inutile. Mais, tout en vio-
lant la rogle, il serait fort humili de paratre l'ignorer. Aussi
a-t-il grand soin de dnoncer lui-mme ces longueurs, les excusant

soit par l'importance des avis qu'elles contiennent, soit encore


admirez cette modestie
par la difficult de rgler son imagina-
tion trop fconde, soit enfin, dans ses derniers ouvrages, parla
loquacit naturelle aux vieillards {Aropagi tique, 63. Panath-
naque. 2.3, 88).
iqS
Par ce dernier prcepte il recommande l'art dlicat des
transitions, o il a excell '. Toutes ces observations se
trouvent, du reste, rappeles en une phrase du dbut
de l'Antidosis, Sj,
1 1 : Embrasser d'un seul coup d'oeil

un discours d'une telle tendue, rassembler et associer


tant d'lments si disparates, rattacher intimement
celui qui prcde celui qui suit, et faire que tous s'ac-

cordent ensemble, ce n'tait pas l un mdiocre tra-


vail.

En fait de style ^^
le _jirincipe for idani ental pos par
Isocra te est la s paration absolue de la langue de la

prose et de celle de la po sie. Aux potes les vocables


rares, les nologismes, les mtaphores, etc. Toutes ces
parures et toutes ces hardiesses, Isocrate les interdit par
contre aux prosateurs : il ne leur octroie que les termes
de la langue commune (twv b/y^j.x-uri ~% zzo'/.rAy.i. i^.ivsv),

ou, comme on ht encore dans un fragment de la tec/m,


les termes les moins crs et les plus connus
(vsua .... ?, -:b T,y.'.'Ta KT:ir,;/vv ?, t Yvto|;isA()':aTsv) ^. Le voca-
bulaire ainsi dlimit, les qualits essentielles de la prose

1. Hliiss, ouvr, cit, JI, \>. lOH s((.

2. Evagorax, 9. Fvagni.
do la '.i/yr vA. Henseler-iJlass.
(i
Toutefois Piilix' les.iiivcrs ('cri vains en |)i'()sc Isocrate fait une ilis-
titiclion. Aux orateurs pidictiques il porniel un style plus vari,
[ilus lleuri, plus rapproch en un mot de la posie {\nlid., 47.
Sophistes, 18). Lil)rc aussi eux de liasarder l'occasion une ni-
tapliorc, pourvu qu'elle soil amene avec art et ne dtone pas (j;i-
Ta^ipa ari a/./,r,di. Frnpin. 6 de la zi^r,). Ain.si l'ail Isocrate Ini-ninie :

Il a peu d'images... S'il se i)ei'niet de loin en loin quelque mta-

|)hore ou quelque brve comparaison, c'est que ia force mme de


la pense et la nettet l'y conduisent par exemple, quand il dit :

que la constitution politique d'une cit en est V (hnc on quand il


reproche aux orateurs populaires, toujours occups du prsent, de
ne pas laisser aprs eux de ces mots ijui, pareils des oracles ,
viseraient l'avenir (Alf. C.roiset, Hisl. de la littralnre grecque,
t. IV, p. 'i87).
ig
s'en dduisent d'elles-mmes : clart', prcision", pu-
\ De tout cela Isocrate traitait en dtail, ne ddai-
ret
gnant pas au besoin de descendre des minuties de
style ou de grammaire, comme en tmoignent ces deux
rgles conserves : Que la mme conjonction ne se

rpte pas trop peu d'intervalle. Que de deux con-


jonctions la consquente rponde immdiatement l'an-
tcdente^. A vrai dire, cette sparation des vocabu-
laires prosaque et potique avait dj t faite pratique-
ment aprs Gorgias par ses successeurs immdiats, les
Thrasymachos et les Lysias . Mais chez eux c'tait
affaire surtout d'instinct et de tact naturel. Chez Iso-
crate, au contraire, c'est une loi formelle. On a vu plus
haut la porte exacte de cette loi ''. Il ne s'agit point de
ravaler au niveau du langage vulgaire la prose oratoire.
Celle-ci peut et doit avoir sa beaut propre, condition
seulement qu'elle la tire d'elle-mme. Les deux prj^nci^
pales sources de beaut pour la prose s ont : i le haix
des mots; 2 leur agencement. Nous avons expos ail-

leurs le premier procd". Reste parler ici du second,


c'est--dire de la priode. La cration de la priode est
le plus beau titre d'isocrate. Rien par suite ne serait
plus curieux et plus important connatre que les

rgles qu'il donnait ce sujet. Mais il nous en est par-

venu bien peu de chose. Tout au plus savons-nous par


un scoliasted'Hermogne qu'il employait dj les termes

1. Ouinlilien, IV, 2 ; ijiii sunt ab Isocrate volunt esse (narra-


tionein) lucidam.
"2. Philippe, 4 : Xi\it zpij; v.xi xaOapCJ; i'/ojiav. Fragm. de
la "zi'fyTf.

3. Philippe, 4.

4. Fragm. 6 de la xi/yr,.

5. Voir Blass, ouvr. cit, I, pp. 03-4; 251-3; 388 sq.


6. Pages 117-8.
7. Ihid.
197
techniques de zpii; et de -/.(oXv, ce qui implique une
thorie de la construction priodique et de ses l-
ments. Le mme tmoignage nous apprend en outre
qu'Isocrate avait donn de la priode une dfinition.
Cette dfinition est aujourd'hui perdue '. Mais peut-
tre en retrouvons-nous quelque chose dans un frag-
ment de la lechn : y.x; a r'; \J.ipo i otivm TXis'j^OdJxv

'sa'jT; %ip\.-^p%-fi\>.v/r.-; ce qui signifie que toute pense


doit former un cercle complet et circonscrit en lui-
mme. Ces expressions sont un peu vagues, mais en
voquent d'autres d'Aristote, plus prcises : J'appelle
diction lie celle qui n'a pas de fin en elle-mme...
J'appelle priode une diction qui a en elle-mme son
commencement et sa fin '. Il se pourrait donc que
la dfinition aristotlienne ait t dj en germe chez
Isocratc. Parmi les rgles de la priode il faut rap-
peler encore le conseil dj cit plus haut: Que de
deux conjonctions la consquente rponde immdia-
tement son antcdente. Ce dtail a plus d'impor-
tance qu'il ne le semble au premier abord. C'est en
effet au balancement symtrique de deux particules cor-
rlatives (telles que ti^sjtv
c'ost, su [j.ivsv \X% -/m, \>.h

o, etc.) que bon nombre des priodes d'Isocrate, et


les plus longues, les plus complexes, doivent leur qui-
libre si exact ainsi que l'harmonieuse et lucide distribu-
nous livre donc
tion de toutes leurs parties. Isocrate l

un des procds essentiels de sa manire d'crire '.

1. Anoinjm. ad Ileniio/cn., dans Ips llhelores grneci de Walz,


VII, p. 'M).
'i. Fragm. (i de la t/vii.
. Rhtorique, III, 9, p. l-'iO A.
4. Isocrate, dit M. Alf. Croiset, aimo construire ses priodes
;i d'un
l'aide toooOtov (tn-zs, d'un oz XXi qui en dessinent
tout d'abord les j^'randos ligues, et y tracent do larges cadres o
198
Mais toute priode, en mme temps qu'une construc-
tion logique, est une uvre rythmique et musicale. Au
sujet du rythme, les dclarations d'Isocrate semblent au
premier abord contradictoires. On se rappelle le passage
e Vvagoras o il exposait que le charme principal de
la posie vient des mtres (i^-s'pa, c:>\i.\>.t-?i^'-) et des ryth-
mes (pyOA, jp!jf)[j.;a(), deux avantages, ajoutait-il, refu-
ss aux prosateurs. Y\illeurs, au contraire, Isocrate re-

vendique expressment, comme un des attraits de son


style, le rythme '. Demandons encore Aristote la solu-

tion de cette difficult. La prose, dit ce dernier, a be-


soin de rythme , mais il explique aussitt que ce
rythme ne doit tre qu'approximatif, c'est--dire ne se
montrer qu'au dbut et la fin de la priode^. Telle
tait aussi, sans doute, la pense d'Isocrate : ce qui lui a

permis de dire, selon les cas et toujours avec vrit, que


la prose a un rythme, et qu'elle n'en a pas. En quoi

consiste ce rythme? Que la prose, dit un fragment de


la techn, ne soit pas simplement de la prose (cela serait

trop sec), ni du mtre (cela se verrait), mais un m-


lange de tous les rythmes, en particulier iambique et
trochaque \ D'aprs ces indications, M. Blass s'est

donn beaucoup de peine pour reconstituer la rythmi-

les ides seconrliiires viendront se ranger sfins confusion. On peut


dire que le moule de phrase rsum dans les mots ToaoTov owie
est presque aussi caractristique d'Isocrate que le xat [ih Sij (raill

par Platon) est caractristique de Lysias. On voit la diffrence :

d'un ct, avec le xai [tv 54, les ides se juxtaposent sans former
un tout; de l'autre, avec le Toaojrov wat, elles se subordonnent

et par consquent s'organisent en un ensemble rationnel. (Hisl.


de la litlralure grecque, t. IV, p. 489).
1. Evagoras, 10. Anlidosis, -46. Philippe, 27. C. les Sophistes,

16.
2. Rhtorique, III, 8, p. 1408 A, 1409 A.
3. Fragm. C de la i^'/v/j.


r 199
que d'Isocrate. Peine assez inutile, car la conclusion de
ses minutieuses analyses, c'est que la prose d'Isocrate
est une combinaison de tous les rythmes, mais sans,
prdominance sensible des iambes et des troches'.
Cela revient dire, et l'on s'en doutait d'avance, que
le rythme oratoire est affaire avant tout d'instinct et^
d'oreille.

Il en est de mme de l'harmonie musicale (t: [wus'.xw?

ct'xcvj, l'un des plus grands charmes de la phrase d'Iso-


crate". Klle rsulte essentiellement d'une heureuse com-
binaison des voyelles et des consonnes, tant dans le

corps des mots que dans le courant de la phrase. Mais


cette combinaison est-elle calcule partout et jusque dans
le plus menu dtail? Peut-on la ramener des lois pr-
cises? videmment non; et Denys d'Halicarnasse, dans
son Trait sia- Isocrale, s'y est employ sans succs -.

En dehors de cette harmonie, o l'instinct a la plus


grande part, les procds systmatiques dont use Iso-
crate pour rendre sa phrase musicale sont peu nom-
breux. Le principal est l'emploi des figu res gorgiani-
ques '. Sans abuser autant que Gorgiasde ces orne-
ments quivoqljes, Isocrate en fait grand cas; il les
appelle les br Hants du style, et y voit un sr moyen
i

de forcer l'auditoire des gestes et des cris d'admira-


tion \ Citons encore deux rgles ngatives que donnait
la technc : viter que deux voyelles se heurtent dans
le cours d'une phrase, et que la mme s\llabe se rpte

J. Uiscli. lieredsinn/ic'H, l. 11. ji. l;i!>, d De Isucrateis nunic-


rix commentalio, Keil, 1891.
:,'. Anlidosis, 40. C. les Sophistes, Iti. Lettre VJ, (.

H. C. 11 8(1. Cf. Blass, oitvr. cite. 11, p. \-i9 sq.


'i. Pnnntlinaque, -2. Toulefois Isocniti! no songe ici qu'an
style ('pi(liclii|ue.
. Panathnaque, ;J. (U'. Anlidosis, 17.
2()0

la fin d'un mot et au commencement du suivant,


exemple : tl-z'jnx ':xir ri'Kr/.T. y.7.'hi, IvOa (-)aAr, '. La seconde

de ces rgles a peu de porte, mais il en est autrement
de la premire. La langue grecque avait toujours mon-
tr pour l'hiatus une rpugnance marque : il est peu
prs entirement banni de la posie, mme la plus an-
cienne, comme celle d'Homre. Et la prose savante, elle
aussi (les fragments de Thras3machos en tmoignent")
s'tait montre, ds ses dbuts, soucieuse de l'viter.

Mais c'est Isocrate qui, le premier, a dict la rgle. Et


celle-ci apparut ds lors comme tellement conforme au
gnie de la langue que tous les prosateurs, historiens,
philosophes, orateurs la suivirent avec plus ou moins de
rigueur, et qu'elle resta jusqu'au temps mme de Plutar-
que un des principes fondamentaux de la prose litt-

raire.

Ces renseignements fragmentaires sont bien insuffi-


sants. Ils ne nous livrent pas, je l'avoue, tout le secret

de cet admirable langage d'Isocrate, plus fait, selon le

mot enthousiaste d'un critique ancien, pour des demi-


dieux que pour des tres humains-^. Du moins suffi-

sent-ils tablir que dans l'architecture de la priode


isocratique l'intuition et le gnie ne sont pas tout, et

qu'il s'y ajoutait des rgles prcises.

I 3.
Les Exercices.

Y\prs cette instruction toute thorique venait le tour


des exercices. Ceux-ci semblent avoir pris dans l'cole

1. Fragm. 6 de la t-/v7).

2. Voir Blass, oiivr. cit, I, p. 256.

3. Denys d'Halicarn., Isocrale, 3.


20I

d'Isocrate une_fornie plus r^'ulire que chez ses prd-


cesseurs : chaque mois avait lieu entre ses lves une
sorte de concours, la suite duquel une couronne tait

dcerne au vainqueur'. lin quoi ces exercices consis-


taient-ils? Il est assez facile de se le figurer d'aprs le
passage, cit plus haut, de la Lettre aux Jls de Jason.
Probablement Isocrate proposait ses lves des mati-
res toutes semblables celles qu'il traitait lui-mme. Il

les aidait d'aboFa dgager l'ide matresse du sujet,


en dterminer par avance les divisions principales.
Puis, le plan ainsi tabli, il en surveillait et dirigeait

assidiiment l'excution. Cette direction n^ se bornait pas


de simples conseils pratiques : Il i'ajt, dit Isocrate

lui-mme dans son discours Contre les Sophistes, que le

matre explique en dtail, sans rien omettre, tout 'Ce qui


est susceptible d'tre enseign, mais que pour tout le

reste il s'olTre lui-mme en exemple'. Ce qui signifie

que partout o le prcepte n'et pas suffi, Isocrate fai-


sait lire comme modle quelque passage de ses crits.

Ces lectures, je les imagine vivifies par un commen-


taire o le matre dvoilait tous les moyens, tous les
calculs, toutes les secrtes prmditati.jns de son art
laborieux. Jamais art ne fut, comme on sait, plus con-
scient de ses procds, et ne laissa une moindre part au
hasard; jamais, par suite, initiation ne fut plus fconde
que celle-l. Parfois mme Isocrate faisait assister ses
auditeurs, et les associait en quelque mesure la lente
laboration de ses uvres. Rien de plus curieux que les
confidences que nous livre ce sujet le Panalhnaque'^.
.'\rriv aux deux tiers environ de cet ouvrage, Isocrate

1. Menander, duns los lihelores grneci de Spengel, III, 398.

2. Contre les Sophistes, 18.


3. % 200.
202

s'interrompt : Je corrigeais mon discours, qui com-


prenait ce qu'on a lu jusqu'ici, en compagnie de trois

ou quatre jeunes gens habitus vivre dans mon inti-

mit. A le parcourir, il nous semblait bien russi et

n'avoir besoin que d'une fin. L'auteur ajoute qu'il ne


voulut pas toutefois s'en tenir l'approbation de ces
jeunes gens. Comme le sujet du Panathnaque est un
parallle entre Athnes et Sparte, il eut l'ide de faire
appel aux lumires spciales d'un de ses anciens disci-
ples, autrefois membre du gouvernement sous l'oligar-
chie, et partisan dtermin des Lacdmoniens. Cet
homme vint, et lu d'un bout l'autre la harangue
ayant
d'Isocrate, combla d'loges, un point cependant
il la

except. Il lui parut qu'Isocrate avait maltrait plus que


de raison les Lacdmoniens N'eussent-ils pas rendu :

la Grce d'autres services, ils ont du moins le mrite,


ayant trouv le meilleur svstme d'ducation, de le pra-
tiquer eux-mmes, et d'en donner l'exemple aux autres.
Ainsi parla brivement l'ami de Lacdmone. On a le

droit de s'tonner de l'extrme vivacit avec laquelle Iso-


crate rfute cette critique : la vanit d'auteur blesse
apparat toute nue dans sa riposte. L-dessus applaudis-
sements unanimes, car toute l'cole assemble assiste

cette scne. On s'empresse autour du matre, on le fli-

cite de sa brillante dfense et de l'ardeur toute juvnile


qu'il vient de dployer, en dpit de ses quatre-vingt-dix-
sept ans. Quant au fcheux contradicteur, il ne re-
cueille que ddain et piti. Le vieil Isocrate lui-mme, il

l'avoue, se sent gris et comme rajeuni : aussi n'a-t-il


de cesse, une fois seul, qu'il n'ait dict son esclave
son plaidoyer improvis. Mais l'histoire ne finit pas
l. Trois ou quatre jours s'tant passs, Isocrate relit

son discours; et, sa fivre calme, le voil repris de


doutes et d'inquitudes. L'ami de Lacdmone n'avait-il
203
point raison? Le Panathnaque n'cst-il pas un pam-
phlet injuste et blessant pour les Spartiates? Plus d'une
fois, nous dit-il, la tentation lui vint de jeter son ma-
nuscrit aux flammes : s'il n'y cda pas, ce fut par piti
pour sa \ieilicsse et en souvenir do t(Hite la peine que
cette uvre lui avait cote. Mais il fallait prendre un
parti. Celui qu"il adopta fut de convoquer sans dlai le

ban et l'arrire-ban de ses disciples prsents alors


Athnes : on dlibrerait en commun pour savoir si le

Panalhnaque devait tre dtruit ou livr la publicit,

et quelle que ft la dcision de cette assemble plnire


et solennelle, Isocrate s'y soumettrait. Aussitt fait que
dit. Des messagers coururent toute la ville la recherche
des disciples. Ceux-ci arri\s, le matre leur expose le

but de la runion, puis fait lire son uvre. Naturelle-


ment, le rsultat fut tel qu'Isocrate l'avait souhait (en
avait-il dout, mme un instant?); ce furent des accla-
mations sans fin. Tel est le rcit d'Isocrate. Nous l'avons
rsum, parce qu'il nous fait pntrer en quelque ma-
nire dans l'mtimit du rhteur, parce qu'il nous initie

aux relations du matre et de ses disciples, et entr'ouvre


pour nous la porte de l'cole.

IV.

CONCHJSIOX .

I I. Succs de i enseignement d'Isocrate, ses causes.

L'enseignernent d'Isocrate eut un succ s ino u; tel

point qu'ij^se laitJ^oiregu^elgu_e__art de runir lui


seul plus de disciples que tous ses rivaux ensemble '.

1. Antidosis, 41.
204
Tous les autres matres furent clipss; mme le plus
illustre d'entre eux, Aristote, dut renoncer la lutte. Ne
peut-on dcouvrir dans l'tude qui prcde quelques-
unes des causes de ce succs?
Isocrate ralisait pleinement la dfinition qu'il a pro-
pose lui-mme d'un bon matre : Un bon matre est

celui qui sait beaucouj)_de^ose^, les unes par tradition,


les autres pour les avoir trouves personnellement '.
Trs considrable est, en efi'et, chez lui la part de tradi-
tion. Tout ce qu'avaient invent ses devanciers ou ses

matres, il a su se l'approprier. C'est Gorgias qu'il doit


l'ide et la premire bauche de la priode'. La spara-
tion des vocabulaires de la prose et de la posie avait dj
t faite avant lui., mme dans le genre pidictique,
par ses prdcesseurs, en particulier par Lvsias-. Avant
lui Thrasymachos avait dj, au tmoignage d'Aristote,
essay de soumettre la prose un rythme ^ 11 n'est pas
jusqu' la rgle de l'hiatus que ce mme crivain n'et
pressentie \ Enfin nous avons dit quelle place Iso-

crate a faite dans son enseignement aux ides socrati-


ques^. Tout cela nous montre une riche rudition, un
don exceptionnel d'assimilation, un trs vif sentiment
des conditions de la beaut oratoire. Mais ce n'est pas
tout ; l'originalit d'Isocra^ clate rnme dans ses em-
prunts. Presque toutes les inventions que nous venons
de rappeler n'taient qu'bauches, demi conscientes;
il a eu le mrite de les parfaire, de les formuler en
rgles, en sorte qu'on peut dire que toute la rh-

1. Ihid., 208.
2. Voir chap. III d" la premire partie.
3. Voir p. 19(5, n. 5.
4. Le rythme ponique. Aristote, Rhtorique, III, X, p. 1409 A.
5. Voir p. 173, n. 1.
6. Voir plus haut, p. 179 sq.
n

205

torique antrieur e s'ahLyc^et^^ro uve son express! o


dfinitive dans son cole. Ajoutons qu'elle s'y pure.
IBon sens et probit sont, en cflfetj deuX-ai-trps qualits
[essentielles d'isocrate comme pdagogue. On se rappelle

en quels termes modestes il parle de son art, rprouvant


par l les promesses vantardes de ses prdcesseurs '. il

faut le louer galement d'avoir rpudi certains de leurs


procds d'ducation grossirement mcaniques, par
exemple les lieux communs appris par cur, la place
desquels il prescrit loyalement la rflexion personnelle
et la mditation du sujet'. C'est qu'Isocrate conoit la

rhtorique d'une faon beaucoup plus large et__plus


haute qu'un Antiphon, un Lysias ou un Ise. Elle n'est

pas ses yeux l'apprentissage d'un mtier, mais une cul- (^


ture rationnelle de l'esprit, ou pour employer sa propre
expression, une philosophie-'.
Mais ce n'est pas la thorie, c'est la direction du
matre qu'Isocrate attribuait la premire place dans
l'enseignement de l'loquence. Et nous avons vu de
quelle manire il concevait cette direction. A la diff-

rence du matre moderne qui, aprs avoir propos ses


lves un sujet, les abandonne leurs propres forces,
Isocrate restait pour les siens un conseiller et un aide
toutes les phases de l'excution. Inversement, il les

admettait dans le secret de la composition de ses

propres uvres, leur dvoilant ainsi toute la srie d'op-


rations intellectuelles dont elles taient le rsultat. Con-
ue de la sorte, la pratique tait vraiment une collabo-
ration des l\es et du matre, o celui-ci livrait sans
compter tout son savoir et son exprience. Ajoutez-y

1. Voir plus haut, p. 188.


2. t'. les Sophistes, 12.
3. Lettre aux fils de Jason (VI), 8, et passim.
206

l'initiation directe par l'exemple.* Pour toutcequi ne peut


pas tre enseign, il faut, dit Isocrate, que le matre soit
lui-mme un modle tel que ceux qui reproduiront sa
manire et sauront l'imiter auront tout de suite dans le

discours une fleuret une grce o les autres ne sauraient


atteindre '. En formulant cette condition, Isocrate son-
geait, cela va sans dire, lui-mme. Auteur de tant de
chefs-d'uvre, il pouvait en effet montrer aux futurs ora-
teurs, non pas abstraite et lointaine, mais toute ralise

dans ses crits, la perfection laquelle ils tendaient.


Dans cette direction pratique, telle que nous avons
essay de la dcrire, rsidait, si je ne me trompe, l'effi-

cacit principale de l'enseignement d'Isocrate. Si de plus


l'on se rappelle que cet enseignement durait de trois

quatre ans, peut-tre aura-t-on la clef de ses tonnants


rsultats".

% 2. La Rhtorique aprs Isocrate.


/ Les destines de
ques ont t solidaires.
la rhtorique et de l'loquence atti-

Avant la fin du quatrime sicle Athnes perd sa


libert. Du coup l'loquence politique disparat brusque-
ment, par ce qu'il n'y a plus d'occasions pour elle.

Quant l'loquence judiciaire, bien que moins directe-


ment atteinte, elle vgtera dsormais elle-mme sans
clat. A la glorieuse gnration des Dmosthne, des

Eschine, des Hypride, des Lycurgue succdent, d'abord

i. C. les Sophistes, 18.


Sur Isocrate ducateur voir Paul Girard, L'ducation ath-
2.

nienne, pp. 310-327, et la thse de M. F. Strowski, De Isocratis


paedagogia (Albi), 1898. Le prsent chapitre a t crit avant la
publication do ce dernier ouvrage.
- 207
quelques talents honorables encore, Dmtrios de Pha-
lre, Dmochars, Charisios. Puis, peu peu, c'est le
silence absolu. L'loquence dserte dfinitivement l'At-
'.
tique, et prend son vol vers l'Asie et les les

Que pouvait devenir ds lors la rhtorique? Jusque-l


elle tait reste un art exclusivement prajtique. Ne de
l'exprience, elle n'avait [amais eu d'autre ambition que
de rayir son to ur_s u r_cd^l e-c i_pou r^ u 1 i servir d'auxi-
liaire ctjie_gukle. La consquence de cette intime solida-

rit, c'est que la ruine de l'loquence devait amener


bref dlai celle de la rhtorique. Et en effet cette der-
nire, aprs Isocrate, dcline rapidement et s'teint^.

II est vrai que, juste ce m oment, Aristote fonde une


rhtorique nouvelle, p lus spculative que pratique, et
dont le but est moins de former des orateurs que d 'tu-
dier la_ nature et Jes lois de 1 art de la parol e. Et cette

tendance scientifique s'accusera de plus en plus chez ses


successeurs, en particuli er dans les coles pripa tti-
cienne et stoc ienn e^. Mais nous n'avons pas suivre

la rhtorique grecque dans cette seconde phase de son


histoire. Le nom d'Isocrate clt la priode attique, que
nous nous tions propos d'tudier.

1. Cf. Blass, Die griechische lieredsamheil in dem Zeiiraum


von A lextinder bis uf .1 uffu^lits ( 18tS), clmiiitro i.

3. Ibid., p. 8L
;$. Ibid.. p. 78 sff.
SECONDE PARTIE

ESSAI DE RESTITUTION D'UNE RHTORIQUE


GRECQUE DU IV^ SICLE AVANT J.-C.

14
INTRODUCTION.

Nous avons jusqu'ici tudi la rhtorique grecque


extrieurement, dans son histoire. 11 nous reste mainte-
nant pntrer dans son contenu, je veux dire dans le

dtail de ses observations et de ses prceptes. Rien ne


serait plus facile, si les l/va; antrieures Aristote
n'avaient toutes pri. (Chaque rhteur de ce temps avait
publi la sienne, oil donnait un rsum de sa doctrine.

Il suffirait donc de compiler ces traits pour avoir ainsi


une vue d'ensemble des inventions de la rhtorique au
cinquime et au quatrime sicles. C'est le travail qu'a-

vait fait Aristote dans sa S'jvavwYf, te/viv. Tous les an-


ciens rhteurs, dit Cicron, depuis Tisias, le premier
de tous et l'inventeur de l'art, ont t rassembls en un
seul corps par Aristote ; il recueillit avec le plus grand
soin, sous le nom de chacun d'eux, les prceptes qui
leur appartenaient, les exposa avec nettet, les clair-
cit par d'excellentes explications; et il a sur ces au-
teurs eux-mmes un tel avantage par l'lgance et la

prcision de son style, que personne ne va plus cher-


cher leurs leons dans leurs propres crits, et que
tous ceux qui en veulent prendre quelque connais-
sance s'adressent Aristote, comme un interprte
qu'on entend plus aisment'. Mais, de mme que
les traits qu'elle analysait, cette Som))ie d'.\ristote s'est

perdue son tour. Faute de ces secours, c'est donc in-

1. Cic(''roii, De invenlione, II, (J.


212

directement et par la mthode que j'ai expose dans ma


prface que j'essaierai de retrouver les matires essen-
tielles d'une Rhtorique de du quatrime sicle.
la fin

Aux fragments et aux tmoignages directs nous deman-


derons un cadre solide, dans lequel viendront se distri-
buer ensuite les informations, infiniment plus abondan-
tes, mais aussi plus sujettes caution, tires soit des
plaidoyer attiques, soit des Traits postrieurs. Quant
au plan suivre, il est tout indiqu par la division tech-
nique du plaidoyer en quatre parties : exorde, narration,
preuves, proraison. Tel tait, du reste, d'aprs Aristote,

l'ordre qu'observaient ces anciens traits'.

1. Voy. plus haut p. 159-160.


CHAPITRE PREMIER.

L'Exorde.

LES TROIS FINS DE L EXORDE.

Ouvrez au chapitre de i'exorde n'importe quelle rh-


torique ancienne, grecque', latine% ou mme byzan-
tine^ : dans tous ces traits la doctrine reste la mme.
Partout vous lirez que la fonction de i'exorde est triple,
et consiste rendre l'auditeur docile, attentif, bienveil-
lant : ce sont les trois termes consacrs. Partout aussi
suit une liste, plus ou moins longue, des procds pro-
pres faire natre ces dispositions. Si l'on ne peut dire
quel rhteur remonte cette thorie, du moins est-elle

srement antrieure Aristote; car celui-ci en maintes


occasions s'y rfre, et le plus souvent pour la criti-

quer '.

1. Kxtiiiiple, la Rhtorique Alexandre, c. '-id et 36.


2. l'ixeniplcs. la Rhtorique Hcrennins (1, 3-7), le De inven-
lione de C.icron (I, lu sq.), Vlnslilulion oratoire de Quintilien
(IV, 1).

3. Voir la collection des lihetores graeci. d. Walz t>l SpenRel.


'(. Aristote, Rhtorique, III, Xk, \\. 1415 A.
214

I I-

Moyens de rendre l'auditoire docile et atlenlif.

Pour rendre l'auditeur docile', toutes les rhtoriques


prescrivent le mme moyen : c'est de donner d'abord
une indication sommaire du sujet", afin, dit Aristote,

que l'esprit puisse suivre plus aisment l'expos, et ne


demeure pas en suspens; car tout ce qui n'a pas t
dtermin d'avance reste vague ^.
y a plus d'artifice dj dans les trois moyens qu'en-
Il

seignait la technique pour commander l'attention'^ :

1. Ce mot a besoin d'tre expliqu. Le terme grec eiiiaOi?, assez

mal traduit en latin par docilis et plus mal encore en franais


par docile, signifie qui comprend, qui est en tat de compren-
dre . noiErv Tiva donc mettre quelqu'un en tat de
s|xaO) signifie
comprendre , de suivre l'expos des faits. (Clcron,
c'est--dire
Partit, orat., VIII, traduit ej;x07; par inlellegens). ,

2. Rlitoriqiie Alexandre, c. 29 (p. 54, Spengel) 3-i o t.'^'mI- :

riiov ..... To5 nf^Yl^ato; li y.f^'.'x'.M \>.t^ swrjt 3>'|).ioa'., va yiYvo'jszuat -Ef."t mv
W^os nxp.oX<,JO<.ia! Te t) OnoOsaEt. Aristote, Rhtorique, 111, l'i,
p. 1415 A 3rf[ii ioTt xoj Xdyou va sposiiT. r.tfi o [r,v] 6 "ki-^o. lihtO-
:

rique Hrennius, I, 4 Dociles auditores habere poterimus, si


:

summam causae breviter exponemus. Cicron, De l'invention, 1,


16. Parlilions oratoires, VIII. Quintilien, IV, 1, 5 (Docilem praes- :

tat), si breviter et dilucide suinmam rei... indicaverimus. Denys


d'Halicarnasse, Lysias, 24.
3 Aristote, Rhtoriqie, JII, 14, p. 1415 A.
4 Rhtorique Alexandre, e. 29 (p. 54 Sp.) : -po/iv il ::apx/.a-

),srv l/. TO'jTiDV Sv O{r)aEv, e! /.aTxvor(at|j.sv to'i rotot; [xiXi^Ta /.ai ^yoi; zat

rpiYiiaat p.ouXeu'i'jtEvoi 5:poa/0|j.v p' ojv o totoi; ,


Biav rj Orp ij.Ei"i5'"Jv )

9o6p5iv -riv f|tJirv ozedov flo-j/.EuwpLeOa; 5) cfazuiiv [l;:iOEii'.v] o! Xe^o^te; w


7J

5!/.a;a za /.aX zal ouii^E'povTa xa'i poia /."i Xr/jrj ;:i3ffjuaiv jjirv, p'

;:pciT-:iv rapcaaXoaiv ; 5) tr|0Ci5i'< Tjpiv zoiaat uTjv r.^oiiymxa.i x'ov voDv ;

Aristote, Rhtorique, III, 14, 1415 B : jupoaEXTixo't o to'; [t-z-^iXo::,, tok


o(oi, To; Oauaauxot;, xos fjSoiv Bib OEt fi^oiErv i; jiEpt TOtoTwv & X^yo.
2l5
I" Dites qu'il s'agit d'une chose importante, ou invrai-
semblable, ou sans exemple. Nul doute que cette pres-
cription ne date des premiers temps de la rhtorique :

on la trouve en effet dj applique chez Lysias', puis


rduite en formule chez Ise et Dmosthne : Si jamais
vous avez apport quelque cause une attention srieuse,
je vous demande de le faire pour celle-ci encore : elle

en est digne. Il s'est plaid bien des procs en cette ville,

mais jamais on ne vit quelqu'un prtendre si impudem-


ment et si ouvertement au bien d'autrui. ( Ise, Hritage
de Kiron, 7. Dmosthne, C. Aphobos, \, 7. C. Pant-
ntos, 3. C. Znothmis, 3) . 2" Affirme^ que l'affaire
n'importe pas vous seul, mais aussi vos auditeurs,
et d'une faon gnrale l'Etat. Antiphon use dj de
ce moyen Si j'ai intent une action publique contre
:

cet homme, c'est que j'ai souffert de lui mille maux, et

qu'il vous en a fait souffrir davantage encore, vous et

tous les autres citoyens *.


Un demi-sicle plus tard,
au temps d'isocrate et de Dmosthne, ce sera un dve-

lihetorique Hrennius, 1, 4 ; Atteiitos liabebimus, si poUicebi-


mm- nos de rebus magnis, novis, inusitalis verba factures, aut de
lis rebus t\\\n-.ad roiii publieani pertineant, aut ad eos ipsos qui
audiiint, aut ad deoruin iinniorlaliuin religionem; ot si rogabimus
ut attente audiant; et numro exponemus [res] de quil)us rebus
si

dicturi simus. Cicron, De l'invention, I, 16 ( peu prs mme


texte). Quinlilien, XI, 3 Plerumque attentum quoque judicem
:

facit, si res agi videtur nova, magna, atrox, pertinens ad exeni-


plum praecipue tamen, si judex aut sua vice, aut reipublicae
;

commovotur, cujus aninius spe, metu, admonitione, precibus,


vanitatc denique, si id prol'uturuni credemus. agitandus est.
Denys d'Halicarnasse, Lysias, 'ik.

1. Lysias, C. Diogilon, 3.
Z. Cf. encore Dmosthne, C. Aristocrate, 1-5. Lycurgue, C. Au-
lolycos (fi'dy. l.j I_)ldol) : tioXXw 5s xai i^u-^Hki^is lytviov Ebtxr,XuO<5Ttov

o'j8::ote t.z^X [itiovoiv f/.STE B'.xiiovT;.

3. Fraym. G (d. Blass).


2l6
loppement si us qu'on s'excuse d'y recourir : C'est
un usage gnral, quand on se prsente cette tribune,

de proclamer que les affaires sur lesquelles on va donner


son avis sont fort importantes et du plus haut intrt

pour la Rpublique. Si jamais cet exorde a convenu en


quelque circonstance, j'estime que c'est surtout en la
circonstance prsente. (Isocrate, Paix, i.) Vous con-
naissez l'habitude de vos orateurs politiques. Ils vous
disent que la question est pour vous du plus haut intrt

et que vous devez porter toute votre attention ce qui

fait l'objet de leur discours. Si jamais un tel langage


fut justifi, moi
j'ai aussi, je pense, le droit de m'en
servir en ce moment. (Dmosthne, Contre Timocrate,

4)
'. 3 Prie^ directement les juges de vous couter.
Ainsi font en effet tous les plaideurs, et c'est dj chez
Antiphon un des lments fixes de l'exorde. Je vous
ferai une demande, juges, non pas celle que vous adres-

sent la plupart des plaideurs, qui vous demandent de


les couter... (Meurtre d'Hrods, 4) '. Il y avait l une

allusion au serment solennel par lequel les hliastes

juraient, avant d'entrer en charge, d'accorder mme


attention et l'accusation et la dfense.
Mais ces deux premires fonctions de l'exorde sont en
somme secondaires; et les Manuels s'y attardent peu.

1. Cf. Lysias, P. Callias, 5. Isocrate, C. Callimaque, 34 D-


mosthne, C. Conon, 42. C. Polycls, 1 Entre Polycls et moi :

le dbat n'est pas purement priv, il intresse l'tat tout entier.


Or, lorsque sous une plainte prive vous apercevez un dommage
public, comment pourriez- vous ne pas couter? (Cf. ibid., 66).
C. Midias, 8 Veuillez considrer qu'il y a un intrt public
:

ce que personne ne commette de pareils actes, et, jugeant que ma


cause est celle de tous, coutez-moi avec attention.
2. Exemples Ise, Hril. de Kiron, 5. Dmosthne, C. Aphobos,
:

I, 3. C. Phormion, 1. C. Nausimachos, 2. C. Bolos, II, 4. C. Co-

non, 2. C. Midias, 7. Etc.


217
Le but essentiel de l'exorde, c'est de gaf;ner la bienveil-

lance de l'auditoire. Nous avons vu par le long extrait


de la Rhtorique Alexandre, cit plus haut', dans
quelle multiplicit de prescriptions et de conseils en-
traient ce sujet les rhteurs. Sans les suivre dans ce
dtail infini, bornons-nous ici relever un petit nombre
d'ides fondamentales auxquelles se ramnent, en der-
nire analyse, presque tous les exordes attiques.

% 2.

Moyens de rendre l'auditoire bienveillant.

Les exordes judiciaires appartiennent, pour la plupart,


ce que l'ancienne rhtorique nommait le genre insi-
nuant. Au moment o le plaideur prend la parole, sa
cause, sa personne mme sont ignores. Il dbute, du
ton le plus simple ; et voil que par degrs se dessine un
caractre sympathique, auquel chaque sentiment, cha-
que pense ajoute un trait nouveau. Rien, au premier
abord, de plus naf et de moins concert que ce portrait.
Mais qu'on l'examine de prs : on y dcouvrira la main
d'un logographe trs avis, qui sait merveille ce qu'il
faut servir un jury pour lui plaire. La foule ath-
nienne, avec ses opinions, ses prjugs, ses passions
gnreuses ou mauvaises, voil le modle sur lequel
cette physionomie de circonstance est trace. Souvent
la ralit ne fournissait gure au logographe : il lui

fallait composer de toutes pices un personnage svmpa-


thique. C'est le procd que Denys d'Ilalicarnasse a

\. Voir yi. Kil sq.


2l8
trs heureusement dcrit propos de Lvsias : Quand
la ralit ne lui fournit aucun secours, Lvsias cre lui-
mme les murs de ses personnages, et met dans leur
bouche le langage de la bonne foi et de la vertu. Il leur
prte des gots honntes, des sentiments sages, des
paroles pleines de raison. 11 les reprsente anims de
haine pour les paroles et les actions iniques, observant
la justice dans leur conduite, et dous de toutes les qua-
lits de ce genre qui peuvent faire paratre les murs
sages et vertueuses'. Le tort de Denys est d'attribuer
cette mthode exclusivement Lysias, car les autres
logographes attiques l'ont galement pratique, bien
qu'avec moins d'art et de bonheur. Chez tous aussi
cette physionomie sympathique est faite des mmes
traits fondamentaux, fort peu nombreux rien de plus :

facile que de les reconnatre et de les compter.


Etudions d'abord les lieux communs qui appartien-
nent la fois aux deux parties :

I. Aux deux parties il convenait avant tout de louer


et de flatter leurs juges'. On sait comment taient com-
poss les tribunaux populaires athniens : c'taient de
vritables foules, puisque le nombre des jurs y attei-
gnait parfois six mille, sans jamais descendre au-dessous
de deux cents. Or quelle foule n'est pas sensible la

1. Deuys rlHalicariuisse, Lijsi(ts, 18.


2. Rhtorique Alexandre, c. 3(> (p. 78 Sp.) ; ypr| 8: /.ai to'j; oi/.ai-

li lr.a.Ui>i OsparEJoai to; S'.zaoTa'i Sizatot /.\ 5f/ot Eiotv. Rhtorique


Hcrennius, I, 5 : kh auditorum persona benivoleiitia colligelur.
se res eorum fortilpr, s-apienter, mansuele, magnifie judicatas
proferemus et si, (|uae Ac ils existimalio, quae jiidicii exspeclatio
:

sit, aperiemus. (iicion, he l'invention. I, 16 ( peu prs mme

texte). Donys d'Halicanuisse, Lysias, 17 : -a- Sa to? Ziv.n-.h.; Ir.omM-i

y.x\ OeparEJoiv oxsiou; ixjno te tS


Quintilien, IV, 1
/.o j:pY;xTi /.aOia-rrii'.. :

.ludicem conciliabimiis nobis, non tantiim laiulando euni (quod


et fieri ciim modo dbet, et est tanieii parti utric|UO commune)...
2 1
9

louange ? (.elle d'Athnes l'tait plus que toute autre. Si


l'on en croit Aristophane, un ambassadeur tranger
obtenait tout d'elle, en l'appelant : peuple couronn
de violettes, ou riche et grasse Athnes' . Naturel-
lement les plaideurs, eux aussi, ne ngligeaient pas ces
moyens faciles. Ils vantaient en termes pompeux la

puissance des tribunaux : Vous avez, leur disait-on,


la garde de la dmocratie et des lois^. Votre suf-
frage est juge souverain de toutes affaires de la cit^
Vous tes les soutiens de la constitution popu-
laire '. N'y avait-il pas l de quoi gonfler le cur de
toutes ces petites gens, qui formaient la majorit de
l'Hlie, foulons, cordonniers, maisons, chaudron-
niers, laboureurs, marchands, brocanteurs^?'' Ils

taient tout prts faire usage de leur puissance ph-


mre au profit de celui qui la proclamait si haut et de
si bonne grce. Et cette puissance tait pour ainsi dire

sans limites. Non seulement les tribunaux prononaient


sur les querelles prives (Sixw) et sur les dlits contre
l'Etat ^;paia(); c'est aussi devant eux que les magistrats
rendaient leurs comptes (cj'uva!/, et les \-otes mmes de
l'assemble pouvaient tre casss par eux (,'?*?', -jprii-

[/.wv), tandis que leurs propres dcisions taient souve-


raines et sans appel. En un mot, la fonction des juges,
selon l'nergique expression de Philoclon dans les

Gupes, tait une vritable rovaut''. Outre la puis-


sance des juges, on clbrait aussi leurs qualits mo-

1. Aristo|)h;inu, Achurniens. v. 635 srj.

a. I)in;iniiie. C. Philocls, 10. Cf. Escliinc, C. CUsipImii, S.


3. Anliplioii, /le Tlralogie, II, 13; Lysiis. Meurtre d'Eralos-
thne, 3(5; Dmoslline, C. Midias. '^2:i.

4. DiTiioslIino, C. Timovriile, 'i. (Cf. 118. 148).


."). Xnophon, Mmorables, JII, 7.

6. Aristophane, Gupes, v. O.
220

raies, leur clmence, leur justice. La clmence du peu-


ple athnien, c'est l un lieu commun favori des ora-
teurs vous faut considrer ceci. Athniens, qu'au-
: Il

jourd'hui vous passez pour les plus magnanimes et


les plus sages des Grecs. (Andocide, Mystres, 14OJ.
Vous qui jadis vous montriez si misricordieux.
(Lysias, Pour l'Invalide, 71. Vous tes de tous les
Grecs les plus misricordieux et les plus doux... (Iso-
crate, Antidose, 20). Vous tes si bons et si hu-
mains... (Dmosthne, C. Botos, II, 32). Il y a,
Athniens, pour les coupables un grand secours et un
grand avantage, c'est la douceur de votre caractre.
(Dmosthne, C. Midias, 184). Aprs cela, Ath-
niens, quel espoir reste encore Aristogiton ? Une
chose que les parties sont sres de trouver en vous...,
la piti, la justice, l'humanit. (Dmosthne, C. Aris-
togiton, I, 80). Eloge mrit, au moins en partie : dans
les relations sociales, comme en tmoigne en particulier
le traitement si humain des esclaves, aussi bien que dans
les rvolutions politiques, par exemple dans celle qui
suivit l'expulsion des Trente, les Athniens ont fait

preuve d'une douceur qu'Aristote, cet observateur im-


partial, reconnat maintes reprises. Mais srement
il y a moins de vrit dans l'loge, tant de fois rpt,
de l'quit des juges athniens, de leur attachement
leurs devoirs et leur serment'. En ralit rien de plus

1. Antiphon, Meurtre dCUrods, 8 N'eussiez-vous prt au-


:

cun serment, et n'y eiU-il pas de loi pour vous guider, je vous con-
fierais le soin de dcider de ma vie, tant j'ai confiance ... que vous
prononcerez selon la justice . Cfioreitle, 10 Je crois bien savoir ;

voire pense, et que vous ne prononcerez ni iicquitlement ni con-


damnation pour un motif autre que celui qui fait l'objet du pro-
cs. )>Ibidem, 51 Quel tribunal ne viendraient-ils pas tromper,
:

quels serments craindraient-ils de violer, ces sacrilges qui, vous


221

inique, l'occasion, qu'un jury athnien : c'tait une


foule mobile, passionne, partiale, qui jugeait au gr
de sa piti, de sa haine, de sa jalousie :. Un pre,
en mourant, laisse-t-il quelque citoyen sa fille avec
l'hritage, nous envo\ons promener le testament et la

coquille solennellement applique sur les cachets; et

celui dont les prires ont su le mieux nous toucher,


nous lui donnons l'hritire. (Aristophane, Gupes,
620). Vanter la justice des hcliastes, c'tait donc, au
fond, leur suggrer discrtement une qualit par o ils

ne brillaient gure. Mais, s'il sied de flatter le tribu-


nal, plus forte raison importe-t-it de ne pas l'oHenser.
Avez-vous vous plaindre de quelque verdict, rendu
antrieurement? Excusez d'abord de cette erreur le tri-

bunal qui l'a commise; car entre tous ceux qui portent
le bton et la tablette d'hliaste il y a une solidarit, et
comme un esprit de corps. Rejetez toute la faute sur
l'adversaire ou ses tmoins qui ont tromp les juges, et

sur vous-mme qui n'avez pas su les instruire. Dites


qu'ils sont bien pardonnables; qu' leur place vous en
eussiez probablement fait autant, et que qui juge par
ignorance, et non par haine ou par faveur, n'est point

connaissant pour les pins pionx et les ]ilus justes des Grecs, sont
pourtant venus pour vous tromper s'ils le peuvent... Andocide,
Mystres,^ ,Ie vous croi.s disposs rendre une juste sentence...,
:

car je vous vois, dans toutes les causes publiques ou prives,


avoir surtout cur, quand vous allez prononcer un arrt, de
rester fidles votre serment. Lysias, C. Simon, 2 Si je de- :

vais avoir d'autres juges que vous, je serais effray du danger


que je cours ; mais, puisque c'est devant vous que je comparais,
j'ai l'espoir d'obtenir justice. Cf. Isocrate. Anlidosis, 1G9-70.
Kscliine, Ambassade, 2'i : Je vous dois, juges, une reconnais-
sance sans bornes pour la silencieuse et imi)urtialo attention que
vous me priHez s'il est quelque imputation dont je ne russisse
:

pas me justifier, c'est de moi seul et non de vous que j'aurai


me plaindre. Etc.
222

coupable. Ce n'est qu'aprs toutes ces prcautions ora-


toires que vous pourrez attaquer le jugement. Que si

vous m'avez retir l'impunit aprs me l'avoir accorde,

sachez que jamais je ne m'en suis indign. Puisque ces


hommes (les Trente) ont pu vous dterminer com-
mettre envers vous-mmes les plus grandes fautes...,
pourquoi s'tonner que vous a3'ez pu tre dtermins
vous tromper aussi mon sujet?'' (Andocide, Retour,

27). Bien que nous apportions plus de raisons et de


meilleures, nous fmes injustement condamns; non
par la faute des juges, mais par celle de Mlas, l'Egyp-
tien, et de ses amis... Les juges furent tromps...
(Ise, Hritage de Dicogns, 8-9). Condamn
l'poblie, je me retirai le cur plein de dpit et d'amer-
tume... Mais, la rflexion, j'estime bien excusables
mes juges; je me demande si j'eusse fait autrement
leur place, sans connaissance des faits, et d'aprs les
dires des tmoins... (Dmosthne, C. Stphanos I,

6-7). En butte tous ces piges, les juges firent ce qui


tait bien naturel : ils se laissrent tromper. (Dmos-
thne, C. Macarlatos, 10)'.
A l'un et l'autre des plaideurs il sied galement de
se faire aussi humble et petit que possible. Le person-
nage qui plat aux hliastes, c'est celui d'un simple par-
ticulier (t3i(i)TY;), ignorant comme eux. Etes-vous instruit,
loquent, expert en chicane, profitez de tous ces avanta-
ges, mais gardez-vous de les taler. La rputation d'lo-

quence surtout est dangereuse. Tels taient les pr-


ceptes des rhteurs". En consquence il n'est gure

1. Cf. encore Lysias, P. Polystralos, 20 : a v.r iSlv ^vaSs (jif, ta


ipiata "ki^ufi naiEi fA=t, o/ ii-i"; lixz atTiot, iX).' l^anaitv fi;. Dmos-
thne, C. Timocrate, 7. C. Aristocrate, !i6-97.

2. Rhtorique Alexandre, c. 36 (p. 73 Sp.) : aufirapaXrjrcov Si

/.al ti iXiTTii^Ei;, ? zou T(T)V vTiziov y.oixaZtsixifWi yti r.fh; x X(-^in rj


223

d'exordes dans toute la collection des plaidoyers atti-

ques, o le plaideur ne dplore son inexprience des tri-

et de k it itre ue son
adversaire est un orateur habile un routier de chi-
et

cane. Ecoutez le client d'Antiphon, qu'on accuse du


meurtre d'Hrods : Je voudrais bien, juf^es, que mon
loquence et mon exprience fussent au niveau de mon
infortune... (% i ), ou celui qui plaide contre sa belle-
mre : Jeune et sans exprience des procs, je me
trouve, juges, dans une situation bien difficile... ( i ).

Le mme lieu commun se rpte chaque pape chez


Lysias : Moi, dit-il dans son discours Contre Kralos-
Ihne, qui jusqu' ce jour n'avais pris la parole ni pour
moi-mme, ni pour autrui, me voil contraint par les
circonstances d'accuser cet homme. Plus d'une fois je
me suis senti dcourag; j'ai craint, faute d'exprience,
de rester au-dessous de ma tche... (| 3). Et ailleurs,
faisant parler divers clients : Ce procs, juges, me met
dans un grand embarras, l'ide que, si je ne parle pas
avec assez d'habilet, nous serons dshonors, mon pre
et moi, et que je me verrai dpouiller de tous mes
biens. Il me faut donc, quoique la nature m'ait refus ce
talent, secourir mon pre et moi-mme du mieux que je

pourrai. {Biens d'Aristophane , i.i Peut-tre plus


d'un parmi vous, juges, me vovant faire efiort pour va-

npdeTTSiv r, XXo ti liiJv r.tf tov i-^nx. Denvs d'Halioarnassp, Lysian,


17 : TOt SI TT)v dOcviav ttjv fofav, za\ Tr^v rXtmt\lm triv to ivTtSixou, xai
-h |J.t) r.^\ Tjv "awv iAyoipoi; 'ia: xm .-^Mta -ooa'/.vja'.. Cf. Idem. Ise,
10. Quintilieii, W, 1 : ita quaolani in liis quoque commendatio
tacita, sinos inlirmos et impares a(;entiiim contra ingeniis dixe-
rirnns...Kst enim naturalis favor pro laborantibus; et judex reli-
giosus lilienlissinift patroniim audit quem justitia^ suiv minime
tiniet.
[.a Rhlorique i) Alexandre, ihid., p. 8() Sp donne en ,

outre des recettes pour se disculiier du KOup<;on de dbiter des dis-


cours (^M'its et de s'exercer ilaiis l'art de la parole.
224

loir quelque chose, se figure-t-il que j'ai plus de talent


de parole qu'un autre. Mais je suis si peu en tat de par-
ler des affaires d'autrui que je crains bien de ne pouvoir
m'exprimer convenablement mme sur les miennes.
{Biens confisqus, i. Cf. encore le fragment C. Ar-
chbiads '.) Ise aussi a maintes fois eu recours ce
moyen d'intresser les juges : C'est une rude tche que
de lutter contre des discours habilement prpars...,
surtout quand on n'a soi-mme aucune exprience des
tribunaux. J'ai pourtant le ferme espoir... que je saurai

assez bien parler pour faire au moins valoir mon droit...


[Hritage de Kiron , 5). Nous sommes, lui et moi,

dans une situation bien diffrente. Dou du talent de la

parole et de l'intrigue, il a plaid maintes fois, mme


pour d'autres, devant vous. Mais moi, loin d'avoir ja-
mais parl pour autrui, je n'ai jusqu'ici soutenu aucun
procs, mme en mon propre nom : de sorte que j'ai

besoin de toute votre indulgence... (Hritage d'Aristar-


clios, i)^. Chez Dmosthne mme lieu commun, et
parfois mme formule que chez Ise^ S'il tait besoin :

d'loquence et d'habilet (pour confondre mon adver-


saire), j'hsiterais assurment, en raison de mon jeune
ge... (C. Aphobns, 111, i ). J'ai bien peur qu'en-
tre nous deux la lutte ne soit pas gale. Pour lui ce
n'est rien, accoutum qu'il est paratre souvent devant
vous. Mais moi, je crains fort que mon inexprience ne

1. Le fragment C. Archbiads est cit par Denys d'Halicar-


nasse, Ise, 10.
Cf. Lysias, C. Philon, 2. Denys d'Halicarnasse,
Ise, G. Lysias, P. Mantithos, 20.
2. Voir encore Ise, Hritage de Clonymos, 1. Hritage d'As-
typhilos, 35. Fragm. cits par Denys d'Halicarnasse, Ise, 8 et 10.
3. Le passage du plaidoyer d'Ise Contre Kiron, cit plus haut,
est reproduit en effet peu prs textuellement chez Dmosthne,
C. Aphobos. L 2. et C. Ontor, I, 3.
225
me mette hors d'tat de vous expliquer l'affaire...
(C. Spoudias, 2). Ce n'est pas une tche commode,
juges, que de plaider contre un homme qui, avec du
crdit et la pratique de la parole, ne craint pas de men-
tir... (C. Callippos, i). C'est parfois une ncessit,
juges, mme ceux qui n'ont ni l'habitude, ni le talent
de la parole, de se prsenter devant un tribunal, quand
ils sont en butte l'injustice... (C. Olympiodoros, i).

Ecoutez-moi tous, juges, et prtez-moi votre atten-


tion, non pas que je sois capable de bien dire...
(C. Callicls, 2)'. Inutile de multiplier davantage les

exemples; le mme argument se rpte encore satit


chez les autres orateurs ^
L'unanimit de ces protestations serait dj quelque
chose d'assez tonnant; mais ce qui l'est plus encore,
ce sont les conditions d'invraisemblance dans lesquelles
elles se produisent parfois. N'est-il pas trange d'enten-
dre un rhteur de profession, comme Lysias, parler de
son . inexprience et de son dcouragement^ ?
N'y a-t-il pas de l'impudence de la part d'Eschine trai-
ter Dmosthne de logographe et de sophiste ,
comme si ces reproches ne se retournaient pas contre
lui-mme*^? Et il ne faut pas croire que, mme dans la

1. Voir encore Dmosthne, P. Phormion, 1. C. Lochars. 1.


(C. Lavritos, 40). C. Androtion, 4. C. Phormion, 1. C. Thocri-
ns, 3.
Je ne fais pas ici do distinction entre les plaidoyers au-
thentiques de Dmostiino et ceux qui lui sont faussement attri-
bus. Il me suflit
ce qui n'est pas srieusement contest par
personne
que ces derniers aient t rellement prononcs et
qu'ils datent du quatrime sicle av. J.-C.
2. Isocrate, Antidosis, 80. Lycurgue, C. Locrats, 30. Eschine,
Ambassade, l(j. Platon, Apologie de Sacrale, 1. Etc.
3. Lysias, C. Eraloslhne, 3.
4. Eschine, Ambassade 150. Cf. Dmostline, Ambassade,
,

246 sq.

16
220

bouche d'un particulier obscur, ces dclarations soient


plus sincres. Ce plaideur qui gmit sur son inexprience,
sur sa timidit, sur son embarras, ne craignez pas qu'il
reste court; il a son manuscrit en poche, et ne fait que
rciter une harangue rdige son usage par quelque
rhteur'. Que conclure, sinon que ces dclarations
taient, pour ainsi dire, obligatoires devant les tribu-
naux, tant tait vive la dfiance de la foule athnienne
l'gard de l'loquence?
Cet tat d'esprit datait de fort loin. C'est lui videm-
, ment qui avait dict la loi, si incommode cependant,
qui imposait aux parties l'obligation de plaider elles-
mmes ^ Et l aussi sans doute est l'origine de cet autre
rglement trs ancien, interdisant aux plaideurs, devant
l'Aropage, de s'carter du sujet et d'mouvoir les pas-
sions^. Mais cette disposition instinctive s'aggrava en-
core au cinquime sicle, en raison des excs des rh-
teurs et des sophistes. L'hostilit populaire dont ils

taient l'objet tenait des causes trs diverses. L'une des


principales, c'est qu'ils battaient monnaie de leur
science. Tout autres, comme on sait, avaient t jus-
qu'alors dans la socit grecque les rapports de matre
disciple : les lves amis personnels, les
taient les
admirateurs du matre. En exigeant un salaire, les so-
phistes firent donc scandale. On connat ce beau mot de
Socrate, que la science n'est pas chose vnale, mais se

1. Isocrate, Aniidosis, 14. Ojto; xjt; gj^y^YpiSJ-lJ-^va Xfojv sp^ tv

2. Quintilien, II, 15, 30. Cf. E. Egger ; Si les Athniens ont


connu la profession d'avocat, dans les Mmoires de lillralure
ancienne, p. 355.
3. Aristote, Rhtorique, 1, 1, p. 1354 A. Lycurgue, C. Locrats,
12. Lucien, Anacharsis. c. 10. Quintilien, II. 16, 4. VI, 1, 7. X, 1,
107. XII, 10, 2C.

I
227
doit donner en prsent, comme l'amour', * Fidles ga-
lement l'ancienne opinion, Platon et Aristote ne rcla-
ment pour le matre d'autre salaire que la gratitude et la

filiale alection de ses auditeurs*. C'tait l sans doute


un prjug, mais le prjug fort honorable d'une lite.
Le vulgaire aussi reprochait aux sophistes de s'en-
richir, mais c'est un autre sentiment, fort peu noble,
qu'il obissait : la jalousie. Il leur on voulait de leurs
gros honoraires, qu'il s'exagrait du reste plaisir,

gagns sans fatigue physique et sans sueur. Ds ce


temps la foule rpugnait reconnatre et honorer
d'autres formes de travail que la besogne manuelle; pas
plus que de nos jours, elle ne souponnait que la pen-
se, elle aussi, a ses fatigues et ses souffrances. Isocrate,

ce propos, se fait dire par un de ses disciples : Si


on t'avait vu gagner par un travail pnible et grossier
cette aisance, qui te permet de supporter les liturgies et

les charges publiques, on en aurait pris aisment son


parti ^. Aux yeux des hliastes, la plupart artisans,
et vivant pniblement et chichement de leur dur m-
tier, les sophistes et les rhteurs apparaissaient comme
des fainants et des parasites. Et naturellement cette
aversion s'tendait des matres leurs lves. On enviait
ceux-ci pour leur fortune et leurnaissance, mais aussi pour
cette supriorit nouvelle que la richesse leur permettait
d'ajouter tant d'autres : la science. C'est que l'envie, ce
flau des dmocraties, avait fait de rapides ravages dans
la socit athnienne. Isocrate, dans V Antidose, rappelle
avec mlancolie le temps heureux de sa jeunesse, o la

1. Xnophon, Mmorables, I, 6, G. Cf. Platon, Apologie, 19 E.


2. Platon, Gorgias, 520 D. Aristote, Ethique Nicomaque, IX,
1, 1164 A.
3. Ispcrate, Anlidosis, 146.
228
fortune apportait une scurit et une considration tUes
que tous cherchaient paratre plus riches qu'ils ne
l'taient rellement'. Mais quel changement depuis lors
dans les murs! Ce n'est plus, dit-il, le crime qu'on
poursuit dans les tribunaux, c'est la fortune. Devant des
juges irrits et aigris par leur propre misre, il faut se
dfendre d'avoir du bien, comme d'un mfait : l'appa-
rence de la richesse est plus dangereuse qu'une culpa-
bilit bien tablie'. A ces causes de l'hostilit populaire
il en faut ajouter d'autres plus lgitimes. Sophistes et

rhteurs avaient donn prise eux-mmes aux mfiances


et aux soupons par l'outrecuidance de leurs program-
mes et de leurs formules. Protagoras ne dclarait-il pas
qu'il enseignait les moyens de faire triompher srement
la cause la plus faible^? N'avait-on pas entendu Gorgias
se vanter d'tre en tat de parler sur toute matire d'une
faon plus persuasive que l'homme comptent*? Polos,
son disciple, n'galait-il pas la puissance de l'homme
loquent celle d'un tyran '^? Isocrate lui-mme restait

fidle cette conception la fois purile et vantarde de


l'loquence, quand il la dfinissait l'art de faire para-
tre grandes les choses petites, et petites les grandes,
nouvelles les anciennes, et anciennes les nouvelles''.
Ainsi exalt, l'art de la parole apparaissait au vulgaire
plein de prestiges et de sortilges. Pour plus d'un ces
trangers taient dous d'une puissance mystrieuse et en
possession de secrets qui assuraient le succs dans toutes
les discussions. C'est cette crdulit populaire que fait

1. Isocrate, Anlidosis, 159.


2. Ibid., 143.
3. Aristote, Rhtorique, II, 24, p. 1402 A.
4. Platon, Gorgias, 447 C, 456 A. Cf. Phdre, 267 A.
5. Ibid., 466 B.
6. Isocrate, Pangyrique, 7.
22g
allusion Socrate dans VEryxias Peut-tre t'ima- :

gines-tu que mes discours, dnus de vrit, sont


comme ces pions qui, aux checs, donnent la victoire au
joueur, en tant l'adversaire tout moyen de se dfen-
dre?... Tu crois peut-tre qu'il y a de certaines formules
vraies ou fausses, qui procurent la victoire celui qui
s'en sert, quoiqu'il ait tort'. C'est bien l'ide que
Strepsiade, dans les Nues, se fait des tudes sophisti-
ques. Vieux, illettr, balourd, et avec la pleine conscience
de ces dfauts, irait-il se mettre l'cole de Socrate, s'il

ne considrait l'enseignement socratique comme une


sorte d'initiation occulte, qui s'achte d'un seul coup
deniers comptants'? Une autre opinion bien arrte de
Strepsiade et sur ce point encore le grotesque person-
nage est au fond l'interprte de l'opinion populaire
c'est que la rhtorique a pour fin dernire de mettre qui
la possde en tat de gagner tous ses procs, bons ou
mauvais"'. Rappelons-nous ce sujet les plaintes de
l'honnte Isocrate : Ces tudes, dit-il, quelques-uns les

regardent comme niaiserie et pur charlatanisme; quant


aux autres, ils prtendent que, si l'on devient grce
elles plus habile, c'est la condition de se pervertir, et

que ce talent, une fois acquis, ne sert qu' attaquer le

bien d'autrui et avoir l'avantage en justice'. Rien, je

1. [Platon], n/xias, H<.)'> A.


2. Aristophane, iVwecs, V. 429 S(j.,'H4(j sq.
3. Thkt., V. 98, 112 sq.. 167, 244, etc..
4. Isocrate, Anlidoxix,
l'JT, 2'i(;.
Comme preuve du bien-fond
(le un curieux passage du plaidoyer de [D-
ces plaintes, citons
luosthne], C. Lacrilos, 'lO fierts, je n'ai jamais Irouv mau-
:

vais ni condamnaljle, juges, qu'on veuille, devenir habile dans


l'art de la parole, ni qu'on paie les leons d'Isocrate Mais ce
Lacritos, juges, ne se prsente pas ici, fort de son droit; non ,

il se dit qu'il est habile, qu'il trouvera facilement


de belles paroles
pour couvrir des actes mnlhonnles, ft pense qu'il vous conduira
23o

crois, pour propager cet trange pr-


n'avait plus fait
jug que la promesse quivoque de Protagoras, de ren-
dre plus fort le discours plus faible. Rpandue parmi
la foule ignorante, dtourne de son sens strictement

logique, parfois mme altre dans son texte par la ma-


lignit des comiques, cette formule est devenue l'acte

mme d'accusation de Socrate'. Voil pour quelles rai-


sons Athnes une circonstance fcheuse que de
c'tait

se prsenter devant le tribunal avec une rputation d'lo-


quence. A cet gard rien n'est plus concluant que le
cas d'Antiphon : 11 intervenait rarement lui-mme, dit
Thucydide, devant les tribunaux ou devant le peuple,
parce que son renom d'loquence le rendait suspect la
multitude^.
2. D'autres lieux communs appartiennent l'une seu-
lement des parties. Dans toute cause grave, par exemple,
n'y a-t-il pas une sympathie spontane qui va, sinon la
personne mme de l'accus, du moins sa situation et

au danger qu'il court? Cette impression irraisonne, l'ac-

cus a tout intrt la fortifier dans l'esprit des juges,


en leur en expliquant les causes. Il y avait donc l le

sujet tout indiqu d'un de ces dveloppements gnraux,


comme en composaient les rhteurs. Il fut en effet r-

dig de trs bonne heure, sous forme d'exorde : c'est un


parallle suivi entre la condition des accusateurs et celle

o il voudra. C'est im art dans lequel il se vante d'tre habile, il

se fait payer et l'unit des disciples pour l'enseigner.


1. Xnophon. Economiques , 11, 2.5 : tb 4''5So; iXrfie -o'.itv.

Aristophane, Nues, 115 : toOtov tv ?-tpov lov Xyov, xbv jttovs, vuv

"kifovzi ?3i Tii/*.'>Tpa. Isocrale, Antidosis, 15 : i|/2u3[i.5vov T).r,6jj X^ov-


30 TiXfa t) xaiov li Tot; i-^<s\. 7:XtotZ7i.xtvt.
To; Ir.iKonztU. : L'un des
griefs formuls dans l'acte d'accusation de Socrate tait Siuxpdm); :

Sixe; xbv jJxKO Xdyov zpixTu jcoiv "/.a\ dXXou; x3t ax xauxa SiSdijxtov
(Platon, Avotoffie, 18 B).
2. Thucydide, VIII, 68.
des accuss, ou l'on mut en lumire les dsavantages de
ceux-ci. Les premiers ont tout loisir pour prparer leur
accusation et machiner leurs calomnies; de plus,
ne courant aucun danger, ils restent en possession
de tout leur sang-froid. Les accuss au contraire, obligs
de rpondre presque l'improviste, et troubls en outre
par l'incertitude du rsultat, perdent une partie de leurs
moyens et se montrent infrieurs eux-mmes. La con-
clusion, c'est qu'en accordant une gale bienveillance
aux deux parties, le tribunal ne ferait pas assez, et que
les accuss ont droit une bienveillance plus grande.
Ce lieu commun se trouve dj chez Antiphon : Fata-
lement, celui qui court un danger personnel doit com-
mettre quelque faute. 11 lui faut se proccuper nor^eu-
lement de ce qu'il dit, mais encore de ce qui en tj^J^
tera, car toute chose qui ne s'est pas epc^fe produite -*"'

la lumire dpend bien plus de la fortune que de notre


prvoyance. Voil ce qui cause un grand trouble l'ac-

cus. En effet je vois que les plus expriments dans


l'art des procs parlent beaucoup plus mal que d'ordi-
naire, quand ils se trouvent en pril; quand au con-
traire il n'y a aucun danger pour eux-mmes, ils rus-
sissent bien mieux. [Meurtre d'Hrods, 6-7.) C'est
encore la mme srie d'ides qui forme le fond de
l'exorde anonyme, dont nous avons signal plus haut
la reproduction en triple exemplaire chez Andocide,
Lysias et Isocrate'. Enfin ce raisonnement a t repris
maintes fois dans la suite : Je vous en prie, juges,
coulez-moi avec le mme silence, et, s'il se peut, avec
plus de bienveillance que mon adversaire, car plus on
court de danger, plus on a droit votre bienveillance.
(Dmosthne, C. Euboulids, \). A mon avis, juges,

1. Voir p. 170 sq.


232

les accusateurs ont dans les combats judiciaires bien des


avantages sur les accuss. Comme la lutte est pour eux
sans danger, les premiers disent et inventent tout ce qui
leur plat, tandis que les accuss, par l'effet de la
crainte, oublient une partie des faits... (Hypride,
C. Ly'cophron\) C'est encore au fond la mme opposi-
tion que Dmosthne laisse deviner par une loquente
rticence au dbut du discours Sur la Couronne, | 3 :

Ce n'est pas la mme chose, pour moi de perdre vos


bonnes grces, et pour lui de succomber dans son accu-
sation. Lui, il m'accuse sans risquer grand chose, tandis
que moi..., mais j'aime mieux ne rien dire de fcheux au
commencement^
3. Si la situation d'accus est propre inspirer la fa-

veur, il V a au contraire des prventions instinctives


contre le rle d'accusateur. Toute accusation, si l'on n'a

pris soin ds le dbut de la motiver, risque d'apparatre


comme une agression. Les rhteurs avaient prvu ce
danger : pour que l'inculp ne pt se donner des airs

de victime, ils conseillaient de rejeter sur lui la respon-


sabilit du procs'. Ainsi font en effet la plupart des
plaignants athniens : ils dbutent par un court rsum
de l'affaire, o ils entassent sans preuves force griefs,
stigmatisant l'injustice, l'avidit, l'humeur querelleuse
de l'accus, qui les a forcs de recourir la justice. Ici

encore l'usage rpt du mme lieu commun a fini par


donner naissance une formule vive qui, une fois trou-

ve, a t reprise sans scrupule par tous : Si nous

1. Page 31, d. Blass, 1894 (Teubner).


2. Cf. encore Eschine, Ambassade, H.
3. Rhtorique Alexandre, c. 36, p. 74 Sp. : SJo [lv 5?; otyEt'a

\l-\tii -/.otv /.aii rivTKjv. to fiv..., to 8 i'TEpov, e ta; r.^i\%\i [liiOTa (jiv :;

TW ovTiSfxous notpij/i;, E 5k |xi, e XXou; Tivi, rpodtoEt )(^pt6jivo; 8t! oiy


li>v SiXV jnb tjv ivTaYMViUTwv 5vaYta^<|XEVo$ e! tv yiva xaTE'sr];.
233
sommes en lutte aujourd'hui, juges, Timocrate n'osera
pas dire, je pense, qu'un autre que lui-mme en est la

cause... (Dmosthne, C. Timocrate, i). Mme tour


chez Dinarque Dmosthne\ Le dbut
'
et chez le faux
du plaidoyer d'Eschine Contre Timarque offre une va-
riante plus dveloppe Si Timarque est en procs, il
:

est clair que ce n'est ni la ville, ni les lois, ni vous, ni


moi, qui en sommes la cause, que c'est bien Timarque
lui-mme... {% 3).

Mais c'est surtout dans un procs intent des parents,


des amis ou des htes, que ces prcautions sont utiles.
Pour ce cas trs dlicat les Traits abondaient en pr-
ceptes Tous les rhteurs, dit Denys d'Halicarnasse,
:
recommandent, lorsque la poursuite est dirige contre
des parents, de fuir toute apparence de mchancet et
d'humeur querelleuse. En premier lieu ils prescrivent de
faire retomber sur la partie adverse la responsabilit des
poursuites, de dire que les torts taient considrables,
qu'il n'tait pas possible de les supporter sans se plain-
dre; que les personnes pour lesquelles on a engag la

lutte sont de plus proches parents que celles qu'on pour-


suit; qu'elles sont sans appui; qu'elles mritent plus
d'gards ;
qu'on eCit paru plus coupable encore en ne
les secourant pas. Ils conseillent d'ajouter qu'on a
offert l'adversaire de transiger ;
qu'on lui a propos
un arbitrage d'amis; qu'on s'est prt tous les sa-
crifices possibles, sans pouvoir tirer de lui rien de
raisonnable. Si les rhteurs font toutes ces recomman-

1. Au dbut du plaidoyer perdu Ilpb; 'AvTtaviV nso'i too 'itit.om ir.o-

>oY(ot (Harpoci-alion, dont Denys d'Halicarnasse, Di-


s. v. (yerov),
narque, 13, nous a conserv les premiers mots toC ,uiv ^a^o^, :

*" 2 *
(o a. 0., ...

2. [Dmosthne], C. Lochars, 3. Cf. C. Bneotos, II. 5. Cou-


ronne, 4. C. Olympiodoros, 3.
234
dations, c'est afin que l'orateur inspire une bonne opi-
nion de ses murs : par l il gagne, la sympathie des
juges '.
Je ne doute pas que, ds la premire moiti du qua-
trime sicle, tout cet ensemble de prceptes ne ft en-

seign dans les coles*. Ce n'est pas seulement dans le

clbre exorde du plaidoyer de Lysias Contre Diogiton


qu'ils sont rigoureusement observs \ Mme suite
d'ides et de sentiments, d'abord dans un fragment
d'ise cit par Denys d'Halicarnasse ', puis chez D-
mosthne, dans les trois plaidoyers sur la tutelle et

dans le plaidoyer Contre Spoudias-. Voici, titre

d'exemple, l'exorde de ce dernier.


Juges, Spoudias ici prsent et moi, nous avons
pous les deux surs, filles de Polyeucte. Ce dernier

tant mort sans enfants mles, je suis forc de plaider


contre cet homme pour la succession. Si je n'avais fait
tous mes eforts, juges, pour arranger l'affaire et pour
constituer un arbitrage d'amis, je m'accuserais tout le
premier d'avoir prfr un procs avec tous ses ennuis
un lger dommage support avec patience. Mais plus
mon langage a t conciliant et humain, plus j'ai ren-
contr de mpris de la part de Spoudias...

1. Denys d'Halicarnasse, Lysias. c. 23. Cf. lihlorique Alexan-


dre, C. 36, p. 74 Sp. : a! 8e riept t"o r.(,x-^'xx Tj;j:6a!vou3a'. (5ta6oAa(), liy ti

np^Yf-^'^'lT"' "p'o; oizstou; 9!).ou; ?j evou; j tSfou; ri -ept |j.'./.p)V r; aaypcv

TT fie Zo^ixi -oii 0!/.aoar/oi; r.ouT... Ibid., p. 7.5 Sp. : xi; B p't t'o

np3(Y[j.a o'jKo r.waiiLifi^, xtjv aTav et; Tov ivavtiov x^ir.ov-:;:, i) XotSopt'av ifxx-

XoZ'iUi aCiTor, T, ii8ix(av, r, -rXto'ii^ixt, rj iXove-./.fv, r, ^pf^jV, rpo^aatiipisvo'.

8ii ToO ixaou 8i' X).ou Tp6::ou tu/ev Svatov.

3. Peut-tre mt5me plus loi voir Antiphon, C. la Martre,


: \-'2.

3. Denys d'Halicarnasse, Lysias, 22.

4. Denys d'Halicarnasse, Ise, 10. (Jn peut citer galement


l'exorde du plaidoyer Sur l'hritage de Clonymos.
5. Dmosthne, C. Aphobos, 1, 1. HI, 2. C. Ontm; I, 2. C. Spou-
dias, 1.
235
Enfin on pourrait citer encore les exordesdu deuxime

discours Contre Botos et du discours Contre Olym-


piodoros, uvres anonymes qui portent indment le

nom de Dmosthne.
Juges, dit l'auteur du second de ces plaidoyers, je

voudrais bien, certes, n'avoir pas plaider contre Olym-


piodoros, qui est mon parent, et dont j'ai pous la

sur. Mais j'y suis forc par les torts considrables qu'il
me cause. Si j'agissais ainsi sans avoir rien lui repro-
cher et sur des griefs mensongers, si je repoussais l'ar-

bitrage des amis d'Olympiodoros et des miens, si je

m'cartais de quelque faon que ce soit de la justice, sa-


chez-le bien, j'en rougirais moi-mme, et je me regar-
derais comme un malhonnte homme. Mais non, le
dommage que me cause Olympiodoros n'est que trop
grand; je ne me refuse aucun arbitrage, et ce n'est
pas de mon plein gr, j'en atteste la puissance de Zeus,
c'est tout fait contre ma volont que j'ai t contraint

par lui de soutenir ce procs. Je vous prie donc, juges,


de nous couter l'un et l'autre, d'arbitrer vous-mmes
l'affaire, et, s'il se peut, de nous renvoyer concilis :

c'est le plus grand service que vous puissiez nous rendre


tous deux.
Les divers moyens dont il a t question jusqu'ici se-
raient de mise aujourd'hui encore devant nos tribunaux.
Exclusivement athnien, au contraire, est le suivant,
qu'invoquent la plupart des plaignants au criminel.
Dans les causes de ce genre (y??*'-) il est de rgle que
l'accusateur motive ds les premiers mots sa poursuite
parla haine personnelle qu'il porte l'accus '. La lutte
que j'entreprends aujourd'hui n'est pas une agression.

1. Rhtorique Alexandre, c. S6, p. 75 tip. L'auteur dit, en


parlant, il est vrai, ds syngoces : iiv 5J OtJp lXXou Xi-ft,;, ^|T'ov i;

Sti iX( ouvr)YOpc{ ^ Si' ly^Opav xo 0(VTt5(xou,


236
juges, mais une revanche; car, si nous sommes ennemis,
c'est lui qui a commenc... ([Dmosthne], C. Nra,

i). A cet homme, qui m'avait mis en un tel danger, j'ai

vou une haine irrconciliable; voyant qu'il se rendait


coupable envers toute la cit, je l'ai attaqu, dans la pen-
se que une excellente occasion de rendre ser-
c'tait l

vice la Rpublique et de me venger des maux que j'ai


soufferts. (Dmosthne, C. Timocrats, 8). Notre
pre, juges, a t ruin par Thocrins que voici, qui l'a
fait condamner... J'ai voulu prendre avec votre aide ma

revanche sur cethomme, et ds lors j'ai cru que c'tait


un devoir pour moi de me porter dlateur... ([Dmos-
thne], C. Thocrins, i). Le commencement du dis-
cours de Lysias Contre Eratosthne prouve bien qu'il
s'agit l d'une dclaration attendue, et pour ainsi dire
ncessaire. 11 nous faut, ce me semble, changer de
rle; jusqu'ici l'accusateur avait montrer la haine qui
l'animait contre l'accus, aujourd'hui c'est l'accus
qu'il faut demander quelle haine il avait contre la R-

publique... Et, si d'aventure l'orateur affirme que telle

raison particulire, par exemple l'vidence et lnormit


des crimes, le dispense de cette dclaration tradition-
nelle, soyez sr que ce n'est l qu'un artifice. Ainsi d-
. bute chez Lysias l'accusateur d'Alcibiade, ce qui ne
l'empche pas d'ajouter quelques lignes plus bas :

, Pour moi, juges, une querelle qui a exist entre nos

deux pres m'a habitu le considrer depuis longtemps


comme un ennemi; tout rcemment encore il m'a fait
de nouvelles injures; avec votre aide, je vais donc es-
saver de chtier tous ses mfaits. (Lysias, C. Alci-
'.
biade I, \-2)

1. Voir encore Lysias, C. Agoralos, 1. Eschine, C. Timnrque, 1.

D'Jraosthne, C. Androtion, 1.
a37
Comment expliquer un usage si choquant? Par l'un"

des vices les plus graves du droit criminel athnien. La


justice Athnes jouait un rle presque passif : faute
id'un magistrat faisant officiellement fonction de minis-
tre public, elle ne pouvait tre mise en mouvement que
par l'intervention spontane d'un citoyen. L'orateur
Lycurgue explique trs clairement ce mcanisme : Il
y
a, dit-il, trois principes qui font la sauvegarde et la pros-
prit de l'Etat : la loi, le vote: des juges, et le droit d'ac-
cusation. Le rle de la loi, c'est de dterminer par
avance les actions illicites; celui de l'accusateur, de d-
noncer les personnes qui tombent sous le coup des lois;

celui des juges, de punir les personnes que la loi et les

accusateurs lui ont dsignes. Mais loi et juges seraient


impuissants sans l'accusateur, qui leur livre le coupa-
ble'. Un systme qui abandonne ainsi Tinitiative
prive le soin de la rpression ouvre la porte de graves
abus. En fait, la plupart des accusateurs publics Ath-
nes taient des sycophantes, race honnie autant que re-
doute. On conoit par suite que tout accusateur hon-
nte et cur de ne pas se laisser confondre avec eux.
Or quels mobiles, en dehors de la sycophanlie, pou-
vaient expliquer sa poursuite? Deux seulement : ou
l'amour dsintress du bien public, ou une haine per-
sonnelle satisfaire. Le premier et rencontr peu de
crance auprs d'un jury. A la vrit, il s'est rencontr
Athnes un homme. d'Etat qui, par vertu et patriotisme
austres, s'tait impos l'ingrate mission de .poursuivre
impitoyablement toutes les infractions aux lois : c'est
Lycurgue. Mais ce cas est exceptionnel, presque unique.
La haine au contraire est un sentiment universel, trs
humain. Dclarer aux juges J'ai me venger de cet
:

1. Lycurgue, C. Locrals, 3-5.


238
homme donc une faon de leur faire entendre
, c'tait :

Ne me prenez pas pour un sycophante. Parfois, du


reste, l'accusateur allait franchement au-devant de ce

soupon Ce n'est pas comme sycophante que j'ai in-


:

tent ce procs; c'est parce que j'ai subi de ces gens-l


des injures et des outrages, et que je veux me venger.
(Dmosthne, C. Nicostratos, i)'. Ne jugeons pas ici en
modernes et en chrtiens. L'antiquit n'a pas connu la
loi du pardon des injures le talion, telle tait pour elle :

la forme par excellence de la justice. Plus d'un plaideur

dclare qu'il et ddaign l'injure, mais que parents,


amis, voisins, tous lui ont fait un reproche de sa
lchet ^ Et sur ce point la philosophie mme tait d'ac-
cord avec l'opinion vulgaire. Se venger de ses ennemis
est plus beau que se rconcilier avec eux, dit Aristote :

rendre la pareille est en effet chose juste, et ce qui est


juste est beau -'. A ces vengeances prives la socit, du
reste, trouvait son compte. Pour dcider la gnralit
des citoyens, qui n'taient ni des sycophantes ni des
Lycurgues, affronter les ennuis, les tracas, la respon-
sabilit pcuniaire d'une poursuite criminelle, la haine
seule tait un sentiment assez fort. De plus la haine rend
clairvoyant : et ainsi les coupables se trouvaient soumis
la surveillance perptuelle de leurs ennemis, pour le

plus grand bien de l'Etat. Telles taient, du moins, les


ides en cours Athnes. Eschine se les approprie dans
son accusation Contre Timarque : C'est aujourd'hui,
dit-il, que je vois la justesse de ce mot tant de fois r-

1. De mme dans Lysias, C. les marchands de bl, 1.

2. Dmosthne, C. Thocrins, 59. C. Midias, dbut.


3. Aristote, Rhtorique, I, 9, p. 1367 A.
Cf. Platon, Rpubli-
que, I, 833 B : 8((/E0.Ta'. jiap to y6po5 tw ^X^p, 8wp xa"! spoarlxEi, x-
239
pet^aanse^procs publics, que les inimitis prives
tournent au bien de la cit '.

II.

HEU DE VARIETE DES EXORDES ATTIQUES.

De cette tude il ressort que l'exorde judiciaire


Athnes se ramenait trois ou quatre types, pour les-

quels les Manuels offraient des plans tout prts, et les


Recueils des formules toutes faites. Voil pourquoi tous
les exordes attiques ont entre eux tant de ressemblance,
et comme un air de famille. Denys d'IIalicarnasse avait
dj fait cette remarque : Un dfaut que l'on constate
mme chez les orateurs qui ont peu crit, c'est qu'ils re-
viennent sans cesse dans leurs exordes aux mmes lieux
communs, sans compter que presque tous ne se font
aucun scrupule de s'approprier le bien d'autrui\ Lu-
cien a raill avec esprit ces plagiats'. Il nous montre
Zeus au milieu du conseil cleste, ne sachant en quels
termes commencer sa harangue. Imite les orateurs,
lui souffle Herms, dieu de la fraude et de l'loquence;
vole Dmosthne un de ses exordes, en dguisant ton
larcin par de lgers changements. Le matre des dieux
gote l'avis, et le voil qui dbite avec aplomb tout le
dbut de la premire Olynthienne.

1. g 2.
2. Denj's d'IIalicnrnasse, Lysias, 17.
3. Lucien, Zeus tragique, 15.
CHAPITRE II.

La Narration,

LA THKORIE DE LA NARRATION CHEZ LES RHETEURS.

On a vu plus haut que les rhteurs siciliens, Corax et


Tisias, ne semblaient pas encore tre arrivs la distinc-
tion technique de la narration et de la preuve'. Il est

probable par consquent que cette sparation n'a t


faite qu' Athnes. Ce qui est sr, c'est que dans les
plaidoyers d'Antiphon la narration figure comme partie
constitutive et indpendante*. Un peu plus tard, tout le

ncessaire ayant t dit, on s'garera mme en subtilits


et en raffinements plus ingnieux qu'utiles. C'est ainsi
que Thodoros de Byzance distinguait de la narration
proprement dite une prnarration (zpoStr;7r,ct) et une
postnarration (xttriYncK;) '. Isocrate aussi, en un chapi-
tre de sa techn dont plusieurs fragments sont parvenus
jusqu' nous, avait trait fort au long, semble-t-il, de la
narration dans les trois genres, pidictique, dmons-

1. Voir p. 10.
2. Voir p. 122.
;i Aristote, Rhtorique, III, 13, p. 1414 B.

16

I
242
tratif, et judiciaire'. A ces renseignements sommaires
joignons enfin un tmoignage gnral d'Aristote, d'o
il rsulte que la narration avait t tudie en grand d-
tail par tous les technographes, ses prdcesseurs'.

II.

QUESTIONS PRALABLES : 1 LA NARRATION EST-ELLE TOU-


JOURS NCESSAIRE? 2 PLACE DE LA NARRATION.
3 CONOMIE DE LA NARRATION.

La plupart des rhteurs de l'poque romaine se posent

propos de la narration les trois questions suivantes :

1 La narration est-elle toujours ncessaire? 2" Quelle


place lui revient dans l'ordre du discours? 3" Quelle
doit tre l'conomie de ses parties? Ce sont l des diffi-

cults qu'avaient d ncessairement trancher aussi les


rhteurs grecs du cinquime et du quatrime sicle
avant J.-C.
I. Peut-tre quelques-uns de ceux-ci enseignaient-ils
dj que la narration est toujours ncessaire. Ne serait-ce

pas ces pdants que rpond Aristote, lorsqu'il prend la

peine de remarquer qu'en tout sujet bien connu de l'au-


ditoire, un rcit dtaill serait hors de saison^? L'au-
teur de la Rhtorique Alexandre dit dans le mme

1. Fragm. 4 et 6 de la T^/vr, , d. Beiiseler-Blass (1888), t. II,

p. 275.
2. Aristote, Rhtorique, III, 13, p. 1414 B. Ibid., III, 16, p. 1416 B.
Fraf/m, 4 et 6 de la tf/vr, dans l'dition Benseler-Blass, t. II,

p. 275. Cf. L. Spengel, Z\tva^ioy7] te/vGv, p. 160-1.


3. Aristote, Rhtorique, III, 16. p. 1416 B : oit Se li; [ilv Yvwptiiou;

(se. r.pi^Ui) vatiiij.'VTaxstv /.. t. X.


2^3

sens : Si les faits sont peu nombreux et bien connus


des juges, on en rattachera l'expos l'exorde, pour vi-
ter que la narration, place isolment, ne paraisse trop
courte'. 11 va de soi encore, selon une autre obser-
vation d'Aristote, que dans les dfenses la narration peut
tre plus brve que dans les accusations; les faits ayant
dj t exposs par l'adversaire, il suffit alors de revenir
sur ceux o il y a dsaccord ^ Mais ce sont l, en somme,
des rgles d'exprience et de bon sens sur lesquelles il
ne vaut pas la peine de s'attarder.

2. Plus intressante est la seconde question. Non pas


qu'elle donne lieu beaucoup de controverses. La place
normale de la narration, c'est videmment entre l'exorde,
qui a pour objet de lui gagner la bienveillante attention
des juges, et la preuve, laquelle elle sert de fondement.
Et telle est, en effet, sa place dans la plupart de nos
plaidoyers. Pourtant ce n'est pas une rgle absolue :

chez Antiphon, par exemple, la narration ne vient d'or-


dinaire qu'en troisime rang, aprs l'exorde et la -ps/.a-

Taaxurj3. Nous avons vu aussi que Thodoros mettait


avant la narration proprement dite une prnarration, ou
xpsiriXfi'- ^ De quelque nom qu'on appelle cet lment
intercalaire, il ne. disparut pas, du reste, de l'usage aprs
Antiphon et Thodoros. Mais la rhtorique du quatrime
sicle le ra\a avec raison du nombre des parties perma-
nentes du discours, pour en restreindre l'emploi cer-
tains cas exceptionnels. On le trouve assez souvent chez
Ise, chez Dmosthnc, chez Ilypride, et en gnral

1. Rhtorique Alexandre, c. 31, p. Cl Sp.


2. Aristoto, lihtori(juc, III, 1(5, p. 1417 A : j:oXoYou|xivoi tl IXdrrrtuv

5) SiTY'i^i.

3. Voir p. 123.
i. Voir p. 157.
244
chez tous les reprsentants de cette manire nouvelle,
que Denys d'Halicarnasse caractrise trs heureusement
du mot savoup-fia : la Kavsuf-;a, c'est l'art savant et, en
quelque sorte, perfide, qui prmdite tous ses effets'.
Qu'tait-ce ou postnarration de Thodo-
que ri:ti-?;Yr,c'.,

ros? Trs probablement, comme l'indique son nom, une


narration complmentaire, rejete hors de sa place, soit
dans la preuve, soit mme au del. Nous aurons l'occa-
sion plus loin de signaler des morceaux narratifs de ce

genre chez Isocrate, Ise et Dmosthne^.


3. Sur l'ordonnance de la narration les rhteurs don-
nent les rgles suivantes : i Lorsque les faits seront en
nombre ordinaire, on fera de la narration un lment
indpendant, d'o sera exclue toute espce de preuves^.
2 Lorsque les faits seront multiples, on divisera l'expos
en un certain nombre de points, chacun desquels on
rattachera la srie des preuves affrentes*. 3 Enfin il

existe une troisime manire, caractrise, dit Denys


d'Halicarnasse, par des transpositions de matires, et
un complet ddain de la suite chronologique (xupwv
XXaya, paYjjiiTwv [j-STa^wf at, tw [ay) xaT t /pcvou x% irpaY"
[AXTa epr,G0a'.)5. Cgg rgles sont en parfait accord avec la

pratique des orateurs. Les deux premires manires sont


les plus anciennes : Antiphon et Lysias, par exemple,

1. Denys d'Halicarnasse, Lysias, 14. Ise, 3, 15. Dinarque, 8.

Jugement des anciens fV) '"jiEp(Sr)5.


Voir p. 272 et 274.
2.

Rhtorique Alexandre, c. 31, p. Gl Sp., et c. 36, p. 75 Sp.


3.
4. Ihid.
Dans les discours pidictiques, o les faits sont nom-
breux, Aristole veut de mme que la narration soit ox ^je^; XX
xaT (i^po;, c'est--dire non continue, mais coupe en plusieurs par-
ties, suivies chacune de ses preuves : et cela afin de venir en aide
la mmoire de l'auditeur {Rhlorique, III, 16 init.}.

5. Denys d'Halicarnasse, Ise, 14-15. Cf. Aristote, Rhlorique,


III, 16, 1417 B : ;:oX>,aj(oO Zi Zz hirf'jttAa.t xa\ hloxt o/, h ayfi.
245
n'en connaissent point d'autre. Beaucoup plus libre est
la troisime, o narration et preuve se mlent intime-
ment : nous en tudierons l'origine et la nature dans le

chapitre suivant.

III.

QUALITES DE L\ NARRATION : CLARTE, BRIEVETE,


PERSUASION.

Chez tous les rhteurs anciens la thorie de la narra-


tion varie peu. Tous exigent du narrateur trois quali-
ts : clart, brivet, persuasion'. Clart, pour que l'au-
diteur saisisse sans fatigue la suite des faits; brivet,
pour qu'il en garde aisment le souvenir; persuasion,
pour qu'avant mme le dveloppement des preuves il

incline nous croire'. Selon le tmoignage prcis de

Quintilien, cette doctrine remonte Isocrate-\ C'est


donc celui-ci que viserait la spirituelle boutade d'Aris-
tote : Il est absurde de dire que la narration doit tre
rapide. Cela ressemble la question du boulanger :

Veux-tu ta pte dure ou molle? Eh quoi, rpondit

1. Thodecte y joignait une quatrime qualit, l'agrment jSov!

(Quintil., IV, 2, 63).


Rhtorique Alexandre, c. 3(), p. 6()Sp. Ppa^io xa\ oat? xai
2. :

[iT] Rhtorique Hrennius, I, 9 trs convenit res habere


nt'oTM?. :

narrationem, ut brevis, ut dilucida, ut verisimilis sit. Cicron,


De l'invention, 1, 30 : oportet igitur eam trs habere res, ut brevis,
ut aperta, ut probabilis sit. Cf. Idem, Pnrlilions oral., IX. Quin-
tilien, [V, 2, .SI ; eam plerique scriptorcs, maxime qui sunt ab
Isocrate, volunt esse lucidam, brcvem, verisimilem ; neque enim
refertan pro lucida per.^pi<'iiani, pro verislmili prolialiilfui (rp<li.

bilemve dicamus.
3. Quintilien, l. l. : maxime qui suiil ab Isoeratc.
246
l'autre, ne saurais-tu me la cuire point'? Toutefois
j'ai peine croire que le triple prcepte dont il s'agit
soit de l'invention d'Isocrate : il est bien plus vraisem-
blable, comme on le verra tout l'heure, que ce rhteur
n'a fait que promulguer des rgles plus anciennes et
leur donner par l plus d'autorit.
Il ne sufft pas de dire Soyez bref, soyez clair, sovez
:

persuasif. Ces conseils excellents risqueraient d'avoir


peu de fruit, s'il ne s'y ajoutait quelques moyens pra-
tiques. On trouve en etTet de ces listes de moyens dans
la Rhtorique Alexandre, chez Cicron, chez Quinti-
lien, et en gnral chez tous les rhteurs^.

Moyens peur tre bref. Remonter dans l'expos


des faits non pas jusqu' leur origine, mais juste au
point oij cela est ncessaire pour du rcit.
l'intelligence
Ne pas se perdre dans l'expos des circonstances, l
o une mention toute nue du fait suffit. Pas de tran-
sitions, ni de digressions, ni de redites. En de fait

mots et de dtails, retrancher tout ce qui peut tre omis


sans que la clart en souffre. Ne pas pousser le rcit

au del de ce qu'il est utile que le juge connaisse, etc.


De ces prceptes rapprochez la formule suivante qui,
chez les orateurs attiques, sert si souvent d'introduction
au rcit : Je vais m'efforcer, juges, de vous instruire
des faits depuis leur source dans les termes les plus

1. Aristote, Rhtorique, III, IC, p. 1416 B. Quintilien, l. l.,

commentant eadem nobis placet divisio,


ce passage d' Aristote :

quanquam et Aristoteles ab Isocrate parte in una dissenserit,


praeceptum brevitatis irridens, tanquam necesse sit longam alit
brevem esse expositionem nec liceat ire per mdium.
2. Rhtorique Alexandre, c. 30, p. 60 Sp. Rhtorique H-
rennius, I, 9. Cicron, De l'invention, I, 20-21. Quintilien, IV, 2,
31 sq.
247
brefs que je pourrai (; py^r,; S'io? v v,i^ -e d) i pp*7.i<-

Tiiov czslv rr.piiAa; x ziz,:a-cij.v). Cette fallacieuse pro-


messe se rencontre la fois chez Lysias, Ise, Isocrate,

et dans prs de la moiti des plaidoyers de Dmosthne,


toujours la mme place (c'est--dire la xpciit;), et
en termes peu prs immuables'. N'est-ce pas la preuve
que nous avons alTaire une prcaution oratoire qu'on
apprenait l'cole des rhteurs?

Moyens pour tre clair. La clart vient la fois

des choses et des mots. Conseils relatifs aux choses :

exposer d'abord ce qui s'est fait d'abord (c'est--dire sui-


vre l'ordre chronologique). Ne pas s'garer en un
autre sujet. Inversement, ne rien omettre d'essentiel.
Ne pas remonter trop haut dans le rcit. Ne pas
descendre non plus trop bas. D'une faon gnrale,
les prceptes donns pour la brivet sont utiles aussi
la clart. Conseils relatifs l'locution : choisir les
noms les plus exactement appropris aux choses.
Point de termes trangers l'usage quotidien, ni de
nologismes. Ranger les mots dans leur ordre logi-

que, en vitant les inversions, etc..


Que tous ces prceptes taient dj enseigns dans
Fcole d'Isocrate, c'est ce dont tmoigne le fragment
suivant de sa techn : Il faut dans toute narration
exposer d'abord le premier fait, aprs cela le second, et

ainsi de suite; ne passer un autre qu'aprs avoir


puis le prcdent, et se garder de revenir ensuite

1. Lysias, C. Eraloslhne, 3. /'. MantUhos, 9. Ise, Hri-


tage de Cleonymos, 8. Hr. d'ApollodorosA. Fragm.k (Scheibe).
Isocrate, /im-lique, 4. C. Euthynos, 3. Aropagilique, 19.
Dmosthne, C. Panlaenlos, 3. C. Conon, 2. C. Stphanos, 1, 2.
C. Timolhcos, 10. P. Phormion, 3. C. Phonnion, 5. C. Boeotos,
II, 2, 5. C. Aphobos, I, 3. C. Timucralcs, 10. C. Polycls, 2.
248
celui-ci". Ne doit-on pas reconnatre aussi l'influence
de l'cole dans cette formule de xpim;, si usite depuis

Lysias dans l'loquence judiciaire : Je vais vous expo-


ser les faits, en les reprenant juste au point d'o vous
pourrez le mieux les saisir avec clart. (26ev suv aaoxa-cs

(pj-a, ^x/iimx) jxaOyjasaG, vTsev jaS XipsoiJ.ai Bi5(jy.iv) '.

Moyens pour tre persuasif . Joindre aux faits leurs

causes, du moins tous ceux qui font doute. Quand


il s'agit de faits par trop invraisemblables, les passer
compltement sous silence. Si pourtant il y a nces-
sit absolue de les mentionner, dclarer qu'on n'en
ignore pas soi-mme l'invraisemblance, mais qu'on en
ajourne la preuve plus tard, pour tablir d'abord les

assertions prcdentes. Montrer que toutes les condi-


tions de possibilit se trouvaient runies : l'occasion, la
dure, le lieu, etc. Prsenter les personnages sous un
jour qui s'accorde avec les actes qu'on leur prte :

comme cupide, un homme inculp de vol; comme d-


bauch, un homme accus d'adultre; comme violent,
un homme accus d'homicide. Se conformer au ca-
ractre connu des parties, aux sentiments de l'auditoire,

l'opinion publique (ffioz). Conseils spciaux pour les

narrations fausses : avoir soin que tout ce qu'on invente


soit possible, et ne rpugne ni la personne, ni au lieu,

ni au temps; rattacher, s'il y a lieu, la fiction quelque

1. Frag. 6 de la tsx,vi, dit. Benseler-Blass (1888), p. 275 : Sirjyr,-

tov 8 t npjxov /.at ib Sstspov xx'i x Xoir ;:opivw


t-A jj.7) rp'iv -mt-
Xl'sa.i T ;tp)Tov i' SXko vai, Etta l%\ t np-ov Izavtvai nb tou tXou;.

2. Lysias, C. Agoratos, Hritage d'Aristarchos, 3. H-


4. Ise,

ril. de Clonymos, 8. Isocrate, Egintique, 4. Eschine, Ambas-


sade, 11. Dmosthne, C. Aphobos, I, 3. III, 5. C. Ontor, I, 5.
C. Aristocrates, 64. C. Macartatos, i. Voir Lysias, dit. Frohber-
ger, 1er vol. Appendice, p. 203 sq.
249
chose de vrai ; viter avec soin toute contradiction entre
les choses qu'on invente, ou entre celles-ci et les vraies,

et ne feindre rien qui puisse tre rfut par un


tmoin, etc..
L'antiquit de toutes ces prescriptions ne saurait tre
mise en doute, car : i" Plusieurs d'entre elles figurent
dj dans un fragment de la technc d'Isocrate : Il faut
dans une narration noncer non seulement le fait lui-

mme, mais ses antcdents et ses consquences, et les


intentions dans lesquelles chacune des deux parties a
agi ou se propose d'agir, et tirer profit des points qui
sont favorables la cause'... 2 D'autres de ces obser-
vations sont dj chez Aristote, qui les a apparemment
puises chez ses prdcesseurs : Si ce qu'on dit est in-

vraisemblable, il faut en apporter immdiatement la

raison... Si vous n'avez aucune bonne raison allguer,


dites du moins que vous savez l'invraisemblance de la

chose, mais que tel est votre caractre... Montrez-vous


ds le dbut sous un jour favorable, afin que le public
vous voie sous le mme jour, et votre adversaire sous
un aspect oppos... Si un fait est peu croyable, dites
que vous allez tout l'heure en donner la raison et
l'expliquer aussi clairement qu'on voudra\.. 3" En
ce qui concerne ce dernier artifice, remarquons encore
qu'Eschine le dmasque dans le discours Contre Ctsi-
phon (I 2o5) : Si Dmosthne vous demande de le
laisser libre sur le plan de sa dfense, promettant de
rfuter la fin le grief d'illgalit, ne le lui permettez
pas : reconnaisse!^ l une ruse ordinaire des plaideurs.

1. Fragm. 4 de la lx.'") 'liotoir]; h t^ x'?) i^fv ? Iv t^ Bn^fTioEi


XsxT^ov t4 te npff-* x' fi iip tou rpf(mTo xat l (isti xh r.fiy\ia, xa\ xi;
5ivo!a; a? IxiTEpo? tOv iY''''"'>P-V'"^ yp<>j[ivo{ -z&Zt ti r.ir.fayit j [lOXsi
jtpdtTTEiv, xt TOTO)'* Tot oujii^XoiJ-voi; r|u.rv y^prjaT^ov.

3. Aristote, Rhtorique, III, i6, 1417 A-B,


25o

Jl n'a pas l'intention de revenir plus tard sur la question


d'illgalit; ce qu'il veut, c'est, faute de bonnes raisons,
remplir son discours de dveloppements trangers qui
vous feront oublier l'objet de l'accusation. 4" Quant
cet art dlicat d'assortir l'ge, la condition, au carac-
tre des personnages le langage qu'on leur prte (rfi:.^},

peut-on douter que depuis Lysias il ne tnt une grande


place dans la rhtorique judiciaire ? '
Il y a dans la Rhto-
rique d'Aristote quelques fines observations qui peuvent
nous donner une ide de ce qu'tait l'enseignement des
rhteurs sur ce point La narration, dit Aristote, doit
:

tre thique. Et numre quelques-uns des moyens de


il

lui confrer ce caractre. De quelque action qu'il s'agisse,


mettre en lumire le mobile moral qui l'a inspire; car
un mobile honnte rvle un caractre de mme nature,
et inversement. Relater les particularits extrieures
qui accompagnent le caractre et en sont par consquent
les signes. Ex. : Il continuait sa marche tout en me
rpondant. Car c'est une marque de grossiret et de
mauvaise ducation que de ne pas s'arrter pour r-
pondre.
Parler le langage du cur plutt que celui
de la raison, de faon se donner l'apparence d'un
homme de bien plutt que d'un habile homme : Voil
ce que je voulais; c'tait mon intention bien arrte;
s'il ne m'en revenait aucun profit, du moins tait-ce

honnte. Car l'habile homme vise au profit, l'honnte


homme au bien. Noter les signes extrieurs de la pas-
sion, ou communs toute l'humanit, ou particuliers
l'adversaire ou soi-mme : II s'loigna en me jetant

un regard de travers. Il sifflait et faisait claquer ses


doigts. Tout cela est persuasif, ajoute Aristote, parce

que ce sont des signes connus d'un tat d'me non

1. Voir p. 166.
25l
connu. Introduisez dans votre rcit, comme sans in-
tention, tous les traits qui sont votre honneur : Je
ne lui donnais que de bons conseils, le conjurant au
nom de la justice de ne pas laisser ses enfants dans
l'abandon. Ou la honte de l'adversaire : Mais lui

me rpondit que, partout o il se trouverait, il pourrait


toujours avoir d'autres enfants'. Etc. Il n'y a pour
ainsi dire pas une de ces observations qu'on ne pt, si
on le voulait, illustrer par quelque exemple tir de Ly-

sias.

Concluons donc en rsum que la thorie de la nar-


ration, telleque nous la lisons chez les rhteurs de
l'poque romaine, tait dj fixe dans ses traits essen-
tiels ds le quatrime sicle.

1. lihlovique, III, Ifi, 1417 A-B.


CHAPITRE III,

La Preuve.

CLASSIFICATION DES PREUVES.

Aristote, dans sa Rhtorique, distingue deux classes


de preuves' : i Les xoti; ixs-yyoi, ou preuves en dehors
de l'art. On les appelle ainsi parce qu'elles sont four-
nies par la cause mme, et que par suite il ne faut point
d'art pour les dcouvrir. Tels sont les lois, les ttnoi-

gnages , les aveux obtenus par la torture, les pices


crites (conventions, contrats), les serments. 2 Les waTst
vTexvst, ou preuves artificielles. On nomme ainsi les

preuves logiques, que l'orateur doit tirer de son propre


fonds.
Cette division des preuves a t unanimement admise
aprs Aristote. Il ne s'ensuit pas toutefois qu'il en ft
l'inventeur. Peut-tre n'avait-il fait que la prciser et la
rendre plus rationnelle. On lit en effet dans la Rhto-
rique Alexandre une autre classification moins nette,
mais qui semble comme la premire bauche de celle
d'Aristote. II y a deux sortes de preuves : les unes se

1. Aristote, Rhtorique, I, 2, p. 1355 B.


264
tirent des paroles mmes et des actes des personnes; les
autres s'ajoutentdu dehors aux paroles et aux actes.
L'une de ces classes correspond videmment aux dcxeii;
vir/vi d'Aristote, la seconde aux rda'ia^ -.v/yzi'.

Parlons d'abord des premires. Aristote, dans sa


Logique, avait ramen toutes les varits apparentes du
raisonnement dialectique deux principales : le syllo-
gisme ('jXX5Y"j;j--?) et l'induction (Tra-.'wff,). Dans la Rh-
torique il rduit de mme tout l'art de la dmonstration
oratoire Venthymme (vOiroixa) et {'exemple (zapst-
Yixa). L'enihymme, c'est le syllogisme oratoire, qui
diffre du syllogisme proprement dit i"' en ce qu'au :

lieu de reposer sur des principes ncessaires, il ne se


fonde le plus souvent que sur les vraisemblances (eai-ra),

les signes certains (Ty.[j.Yip',a) et les signes probables


(jTiAta) ;
2 en ce qu'il supprime souvent l'une des pr-
misses. (Sous une forme plus abrge encore, c'est--dire
rduit une seule proposition, l'enthymme devient une
sentence, Yvwy.T)). Quant l'exemple, ce n'est qu'une

forme moins rigoureuse de l'induction dialectique^.


Quelle est la part originale d'Aristote dans cette tho-
rie? Il ne semble pas trs difficile de le dterminer, Il va
de soi d'abord que toutes les formes de la preuve ont t
connues et employes depuis qu'il y a des hommes et
qui pensent. La mcanique, a-t-on dit, n'apprend pas
mafcher; de mme les hommes n'ont pas attendu pour
raisonner juste l'apparition de la logique. Mais ce n'tait
d'abord qu'une pratique inconsciente. Les rhteurs an-,

teneurs Aristote firent un pas de plus : ils dfinirent

- 1. C. 7, p. 27 Spengel : Etal Z Sio Tp;:oi xv rfTtiwv


yivovTOii
fp ai
(4v ^aVTJiJv xijiv. )..<5:f<i>'<
xai tv -piciov [/.at] -iv vBpiJJraov, a! 5' InOtot

To? XYorj.ivot; xai xo"; zpaTxojASvot;.

3. Aristote, Rhiorique^l, Sentier. Cf. II, 21, p. 1394 A.


255
et classrent les diverses varits de preuves. C'est ainsi
que la plupart de celles qu'numre Aristote s'offrent
dj nous avec leurs noms dans les plaidoyers d'Anti-
phon'. Faut-il rappeler que l'et/.:? avait t tudi ds
l'origine de la rhtorique par les Corax et les Tisias^?
Un fragment d'Antiphon prouve, d'autre part, que ce-
lui-ci s'tait efforc dj dans sa T/vr, d'tablir la distinc-

tion des des craJ-Ta^. Nous avons vu enfin que


Ty.[Ar;p'.a et

un des procds tudis par Gorgias et


la jnii[}.cKi'{ix tait

Polos*. La Rhtorique Alexandre donne la liste sui-


vante des preuves logiques : les tb.i',%, les T.ap3Zv.-{[).3.-,oi, les

TcKiJ.;pix, les vO'j[j.;iJ.aTa, les Yvioi^.a;, les <:r,\j.iXj. et les lE-f/.''^

11 suffit de rapprocher cette classification de celle d'Aris-


tote pour voir ce que ce dernier a apport de nouveau.
Le nouveau, c'est cette gnralisation puissante qui ra-
mne toutes les varits apparentes du raisonnement
deux procds de l'esprit humain : induction et dduc-
tion, enth}'mme et exemple. A propos de ce nom
d'en/Aymme(vOiJLiriiJ.a), remarquer mme qu'Aris-
il est

tote ne l'a pas invent, mais s'est born en dterminer

plus exactement le sens. II se trouve, en effet, plusieurs


fois chez Isocrate avec la signification, encore un peu
vague, de pense ou raisonnement '^.

Quant aux xotsi Ts/vi, nous avons vu ce que les rh-


teurs anciens appelaient ainsi. Ce sont des dveloppe-
ments pour ou contre le tmoignage, pour ou contre la
torture, pour ou contre les lois, etc. On se souvient que,
ds le temps d'Antiphon, les rhteurs composaient des

1. Cf. Blass, Atlisch. BeredsnmheAt, I {1<- d.), p. 123.


2. Voir plus haut, p. 10 sq. et i'i sq.

3. Voir p. 146.
4. Voir p. 92.
fj. C. 7, p. 37 Sp.
G. Isocrate, Sophistes. 1G. Pangyrique, 9. Evagoras, 10.
256
morceaux de ce genre, qu'ils faisaient apprendre leurs
lves. Les Traits donnaient, d'autre part, des listes

d'arguments contradictoires sur ces mmes objets. Il


y
a de ces listes dans la Rhtorique Alexandre' et mme
dans la Rhtorique d'Aristote. Nul doute qu'elles ne pro-
yiennent en grande partie des traits antrieurs. Voici,

titre d'exemple, ce que dit Aristote des lois et du ser-

ment (I, i5) :

Parlons d'abord des lois, et disons quel usage il

en faut faire, selon qu'on persuade ou qu'on dissuade,


qu'on accuse ou qu'on se dfend. L o l'on a con-

tre soi la loi crite, il va de soi qu'on devra en appe-


ler la loi universelle et l'quit, comme plus justes.
On dira que la formule selo7i ma conscience (tv(!)[at)

TTj piavfi) signifie que le juge n'est pas oblig de s'en tenir
exclusivement la loi crite. Que l'quit est chose
constante et invariable, et de mme aussi la loi univer-
selle, parce qu'elles sont fondes sur la nature, tandis
que la loi crite varie souvent... Que la justice est

sans doute chose relle et utile, mais non ce qui n'en a


que l'apparence et, partant de l, que telle loi crite
:

n'est pas vraiment une loi, puisqu'elle ne remplit pas la

fonction propre de la loi. Que le juge est comme un


changeur, charg de distinguer la fausse justice de la
vraie. Qu'il est d'un juge plus consciencieux de s'atta-

cher aux lois non crites qu'aux lois crites. On re-

cherchera si la loi dont il s'agit n'est pas en opposition


avec quelque autre bien connue, ou avec elle-mme; ou
si elle n'est pas ambigu, ce qui permettrait de la plier

dans tel ou tel sens, dans celui de la justice ou dans


celui de l'intrt. Lorsque les circonstances pour
lesquelles une loi a t tablie ont disparu , il faut

1. C. i sq.
aSy
mettre cela en lumire, et s'en faire une arme contre
elle.

Si, au contraire, la loi crite est pour nous, nous


dirons que la formule selon ma conscience ("P'wiAr) -r)

iptoTT]) n'est pas une invitation prononcer contraire-


ment la loi, mais une prcaution pour viter au juge
un parjure, au cas o il ne la connatrait point. Que
personne ne vise le bien absolu, mais son bien propre.
Que ne pas avoir de lois, ou ne pas les appliquer, c'est
tout un. Qu'en aucun art il n'y a avantage vouloir
en remontrer son mdecin , et que la dsobissance
au mdecin est un bien moindre mal que la dsobis-
sance au magistrat.
Et que vouloir tre plus sage que
les lois, c'est une chose dfendue dans les lgislations les
plus vantes
On peut propos du serment distinguer quatre cas.
Ou bien vous dfrez le serment et l'acceptez en mme
temps vous-mme; ou bien vous ne faites ni l'un ni
l'autre; ou bien vous faites l'un sans l'autre, c'est--dire
que vous dfrez le serment sans l'accepter, ou que vous
l'acceptez sans le dfrer. Un autre cas encore, c'est

quand le serment a dj t prt antrieurement par

l'une ou l'autre partie. Si vous ne dfrez pas le ser-


ment, dites que le parjure est chose trop facile; que votre
adversaire, en jurant, chapperait au chtiment, tandis
que, n'ayant pas t admis jurer, il y a toute chance
qu'il sera condamn; qu'en tout cas, vous prfrez vous
[en remettre aux juges, parce que vous avez confiance
en eux, et non en votre adversaire. Si vous n'acceptez
pas le serment, dites que ce serait le mettre prix d'ar-
gent; que, si vous tiez un malhonnte homme, vous
auriez dj jur, vu qu'il vaut mieux se montrer malhon-
nte pour quelque chose que pour rien; qu'en jurant
vous auriez gain de cause, tandis que, dans le cas con-

17
258
traire, vous ne l'aurez peut-tre pas, et que, par cons-
quent, c'est par honntet, non par crainte d'un parjure
que vous vous abstenez. Et ici le mot de Xnophane
sera de circonstance : 11 n'y a pas galit, quand un
homme impie dfre le serment un homme pieux;
c'est comme si un homme robuste provoquait un adver-
saire chtif la lutte.
Si vous acceptez le serment,
ditesque vous avez confiance en vous-mme, mais
non en votre adversaire, et retournez le mot de Xno-
phane Il }' a galit, lorsque c'est l'impie qui dfre
:

ie serment, et l'homme pieux qui l'accepte. Ajoutez


qu'il serait trange de refuser soi-mme le serment,
quand on l'exige de ses juges. Si vous dfrez le ser-
ment, dites que c'est un acte de pit que de vouloir
s'en remettre aux dieux, que votre adversaire n'a pas
besoin de chercher d'autres juges, puisque vous lui

offrez d'tre son propre juge lui-mme; et qu'il serait

trange qu'il se refust jurer, quand il trouve bon que


les juges le fassent. Maintenant que l'on sait ce qu'il

faut dire dans chaque cas, on sait par l mme ce qu'il


faut dire en accouplant les cas deux deux, lorsque,
par exemple, on accepte le serment sans le dfrer, ou
qu'on le dfre sans l'accepter, ou qu'on l'accepte en
mme temps qu'on le dfre, ou qu'on ne fait ni l'un

ni l'autre. Ces cas n'tant qu'une combinaison des pr-


cdents, les arguments qu'on donnera seront aussi une
combinaison de ceux qu'on a indiqus. Si vous avez
prt antrieurement un serment contraire vos affir-

mations actuelles, dites qu'il n'y a point pour cela


parjure, que c'est en effet la volont qui fait le crime,
et que le parjure est bien un crime, mais que ce qui
est obtenu par force ou tromperie est involontaire. Ce
sera ici le lieu de citer le mot bien connu, que c'est
l'esprit, non la langue qui commet le parjure.
aSg
Si c'est l'adversaire qui a jur prcdemment, dites que
ce serait tout bouleverser que de ne pas s'en tenir aux
choses jures; que c'est la raison pour laquelle les lois

elles-mmes n'ont de vigueur qu'aprs avoir t sanc-


tionnes par un serment : Quoi, dira-t-on encore, nous
voulons, juges, que vous restiez fidles au serment
que vous avez prt pour juger, et nous ne reste-

rions pas fidles au ntre! Et bien d'autres formes


encore d'amplification.
Tous ces arguments, il serait facile de le montrer',
sont en elet d'usage courant chez les orateurs attiques.

II.

TOPIQUE DES PREUVES. I.A THEORIE DES ETATS


DE CAUSE.

On aurait tort videmment de prendre la lettre l'as-


sertion d'Aristote, qu'entre toutes les parties du plai-
doyer la plus nglige par les rhteurs avait t la

preuve". Ce qu'il faut entendre, c'est que, peu soucieux


de systmes et de thories, les prdcesseurs d'Aristote
regardaient l'tude des preuves comme une afllaire sur-
tout de pratique. Telle tait en particulier, on l'a vu,
la conception d'Antiphon. Est-ce dire toutefois qu'ils
s'en tenaient l, et qu'on chercherait en vain dans la

rhtorique du temps quelque trace d'une topique, ou, en

1. Voy., par exemple, le commentaire de Spengel sur ces pas-


isages dans sa grande dition : Aristotclis ars rhelorica ctim
\adnol(itione Leonardi Spengel, Lipsiae, 1807, 2 vol. in-8.
3. Aristole, lihlorique, 1, 1, p. 1:^54 A : ot 8 rsp't ixh l^\^.r|Uli-.h>^
200

d'autres termes, d'une mthode pour dcouvrir et choi-


sir les preuves? Je crois le contraire.
Les rhteurs postrieurs Aristote subordonnent l'in-

vention dans chaque cause la dtermination pralable


de l'tat. Il suffira ici de rappeler les lments de cette
doctrine'. Tout dbat judiciaire renferme un point
juger, qui en est comme le nud : dgager avec pr-
cision ce point, c'tait, selon la terminologie des rh-
teurs, tablir l'tat de cause (cTisi). Or il y a en tout
quatre tats : i" L'tat conjectural (ct/acrTar, cTit;),
dans lequel on dispute sur la ralit du fait : an sit.

L'accusateur dit : Vous avez tu. L'accus rplique :

Je n'ai pas tu. D'o l'tat de cause : A-t-il tu? 2 L'tat


de dfinition (piy.r, aTi^i;), dans lequel l'accus conteste
non plus lefait lui-mme, mais la qualification lgale

que lui a donne l'accusateur quid sit. Par exemple, :

un voleur qui a drob des vases sacrs dans un lieu


profane est poursuivi de ce fait pour sacrilge; il oppose
qu'il n'est coupable que de vol simple. La question est :

L'accus doit-il tre jug comme voleur ou comme sa-

crilge? 3 L'tat de qualit ou juridiciel (stci Stx,atsX5-

Y(y.fj), dans lequel, sans nier l'existence ni la qualifica-

tion du fait, on soutient qu'il est permis, lgal, utile :

quale sit. 4" L'tat de rcusation (\).B-i'>.rfy'.), qui consiste


invoquer un vice de procdure, rcuser ses juges ou
l'accusateur, rclamer un ajournement, etc. Dbarras-
se de toutes les complications dont on l'a plus tard
surcharge, on ne peut nier que la thorie des tats de
causes ne ft une doctrine fconde et trs efficace dans
la pratique. Chaque tat de cause en effet comporte un

certain nombre de moyens gnraux, ou, si l'on veut

1. Pour plus de dtails voir R. Volkmann, Rhetorik der Grie-


chen iind Rmer, 2'' d. (1874), p. 20 sq.
26l

de positions, dont les rhteurs s'taient appliqus dres-


ser d'avance la liste. Le plaideur trouvait ainsi des
cadres d'argumentation tout faits.

A quelle date remonte cette thorie? Le seul point


certain, c'est que, sous la forme systmatique que nous
lui trouvons chez Cicron, chez l'auteur de la Rhtori-
que llrennius, chez Quintilien, elle est relativement

rcente. Elle parat n'avoir t dfinitivement constitue


que par Hermagoras, rhteur du premier sicle avant
J.-C. Mais cela ne veut pas dire que le fond n'en soit
pas trs ancien.
Sans donner encore une classification prcise et

mthodique des tats de cause, y\ristote du moins


les connat et les dcrit. Citons ce propos quel-
ques passages de la Rhtorique, particulirement pro-
bants :

Souvent on convient de l'acte, mais on ne convient


pas de la qualification qui lui est donne, ou de la

description de cet acte. Par exemple, on avoue qu'on


a pris, mais non qu'on a vol; qu'on a port les pre-
. miers coups, mais non qu'on a outrag (Sptat); qu'on
a eu des rapports avec une femme, mais non qu'on a
commis adultre; qu'on a vol, mais non qu'on a
commis un sacrilge, l'objet n'tant pas consacr
un dieu; qu'on a empit sur le champ voisin, mais
non que ce champ appartenait l'tat; qu'on a con-
fr avec l'ennemi, mais non qu'on a trahi. Cela
tant, il y a ncessit de dfinir ce que c'est que le

* vol, l'outrage, l'adultre, afin, soit que l'on veuille


soutenir que la chose est ou qu'elle n'est pas, de pou-
voir mettre le droit dans son jour. Dans tous ces
cas la question est de savoir si l'acte est criminel et

1. F. Blass, Die griechische Beredsamkeit..., p. 84.


2^2

. condamnable, ou non. Car c'est dans l'intention que


rsident la faute et le dlit'.

Tous ces cas se rapportent, comme on voit, l'tat de


dfinition, lequel est du reste dcrit de la faon la plus

exacte au dbut du morceau. Souvent on convient


de l'acte, mais on ne convient pas de sa qualifica-
tion
Ailleurs Aristote s'exprime ainsi : Un autre moyen
(de justification), c'est d'aller au-devant du grief, en
soutenant, ou que la chose n'est pas"; ou qu'elle
n'est pas nuisible, soit en gnral, soit du moins celui
qui s'en plaint; ou qu'elle n'est pas si grave, ou
qu'elle n'a rien de coupable, ou du moins, qu'elle
l'est peu, ou qu'elle n'est pas honteuse, ou que c'est

une bagatelle, car ce sont l les points sur lesquels


porte tout procs. Ainsi Iphicrats, rpondant Nausi-
crats, convenait bien du fait et du dommage, mais il

soutenait qu'il n'tait pas dans son tort. On peut dire


encore que le dommage a t compens : par exemple,
la chose tait nuisible, mais elle tait honorable; elle

tait pnible, mais utile, et ainsi de suite. Un autre


lieu, c'est d'allguer qu'il y a eu simplement accident,
ou erreur, ou force majeure.
Ou bien vous substi-
tuez un motif un autre, en disant, par exemple, que
vous n'aviez aucun dessein de nuire, que vous vouliez
faire telle ou telle chose, et non celle qu'(jn vous repro-

che, et que le tort caus a t purement accidentel : Je


serais bien digne de votre haine, si j'avais eu pareille
intention. Un autre moyen, c'est d'envelopper dans
l'accusation le plaignant lui-mme pour un fait ou

1. Aristote, Rhtorique, 1, 13, p. 1374 A.


Ce premier cas a])parlient l'tat de conjecture
2. ; tout le reste
du morceau se rapporte l'tal de qualit.
263
pass ou prsent, et, dfaut de lui, quelqu'un de ses
proches'...
On reconnat dans ces lif^nes Vlat de qualit avec
toutes les espces indiques par les rhteurs : rv:(ata3!

{comparatio ou compensatio), par laquelle raccus,


avouant son dlit, objecte qu'il en est rsult un bien
plus grand, la cj-f/vwiAir; (purgalio), par laquelle il

nie l'intention et allgue l'erreur, le hasard, la n-


cessit , V xt-vc/.Xri[).% (relalio criminis), qui consiste
rejeter la faute sur le plaignant, la [ATsTasi; (rcmotio
criminis), qui la fait retomber sur une tierce per-
sonne, etc.

Enfin, en un troisime passage, Aristote revient encore


avec plus de clart sur les tats de conjectureet de qua-

lit, qui sont sans contredit les deux plus frquents.


Comme le dbat ne peut porter que sur quatre
points, il faut ramener toute dmonstration l'un d'eux.
Par exemple, la question est-elle de savoir si le fait a eu
lieu ou non, c'est sur ce point qu'il faudra devant le tri-

bunal faire porter la dmonstration; ou de savoir si le

fait a t ou non dommageable, c'est ce point qu'il fau-


dra s'attacher. Et de mme, si l'on soutient que le fait

n'est pas si grave, ou qu'il est conforme la justice'.


La thorie des tats de causes se retrouve aussi, au
moins en germe, dans la Rhtorique Alexandre. Peut-
tre mme
y est-elle expose avec plus de prcision et
de mthode que chez Aristote. Voici d'abord en quels
termes l'auteur explique les trois positions difirentes
que peut prendre un accus pour sa dfense :

1. Aristote, Rhtorique, ]II, 15, p. 1416 A.


i. Ibid., III, 17, p. 1U7 B.
Cf. encore liJ, 16, p. 1417 A init. :

xoDtov...
264
Le genre dfensif comprend moyens ou bien
trois :

l'accus prouvera qu'il n'a pas commis l'action qu'on


lui reproche; ou bien, s'il est forc de l'avouer, il

s'efforcera de prouver qu'elle tait lgale, juste, honora-


ble, utile l'Etat; ou bien, s'il ne peut soutenir cela,
il s'eff"orcera, en ramenant l'acte commis une erreur
([j.ipTr,i;.a), ou un accident (x\iyji\j.a) , et en montrant
qu'elle n'a pas t cause de graves dommages, d'obtenir
l'indulgence des juges '.
Nous avons dans le premier cas l'tat de conjecture,

dans lesdeux autres plusieurs varits de l'tat de qua-


lit, savoir rviO.rjtii, qui nie absolument le caractre
:

dlictueux de l'acte, l'vTtasi et la G'j^;^rn'<r^.T), dfinies


plus haut. Et il ne s'agit pas l d'une remarque acciden-
telle et jeteen passant. L'auteur y revient chaque fois
qu'il parle de la preuve. Ainsi, propos de la rfutation

anticipe des moyens de dfense (-i r.p'z toj vT'.B-y.oJ), il

distingue de nouveau trois cas : 1 si les accuss nient


l'action incrimine; 2" s'ils l'avouent, en objectant
qu'elle est lgale et juste; 3 s'ils l'avouent, mais font
appel l'indulgence. Et, pour chaque cas, il expose avec
dtail les arguments qui conviennent l'accusation et

la dfense".
Objectera-t-on que la Rhtorique Alexandre est de
date fort incertaine? Mais ce livre composite renferme,
nous l'avons dj dit, des parties trs anciennes. Et tout
prouve que nous occupe est de celles-l.
la partie qui
Remarquez-v d'abord l'absence de tout terme technique :

c'est l le signe d'une thorie en voie de formation, et


non fixe. Un autre indice plus probant encore, c'est

1. Rhtorique Alexandre, c. 4, p. 23 Sp.


2. G. 36, p. 76 Sp. Cf. encore c. 36, p. 76,lig. 18; p. 78, lig. 1;
p. 79. lig. 24.
265
l'efort que fait l'anonyme pour accommoder sa thorie
la distinction juridique des procs estimation fixe
(i'!Sy/t v.\).ri-o'.) et estimation variable (i-.'wvs; -'.<^.r,-:'J.) :

ce qui est, comme on le sait, une distinction proprement


athnienne et classique '.

Mais on peut remonter plus haut encore dans l'his-

M. Volkmann me parat avoir


toire des tats de cause.
drpontr de faon premptoire que Lysias, en particu-
lier, les connaissait dj avec toutes leurs varits'.
Qu'on lise attentivement en efifet l'arf^umentation du
plaidoyer Contre Agoratos. D'un mot, l'accusateur en-
lve d'abord l'accus l'usage de l'tat de conjecture
5i : Prouver qu'il n'a pas dnonc, cela lui est
tout fait impossible. Voil dcmc Agoratos rduit
l'tat de qualit : En consquence il lui faut d-
montrer que c'est avec justice qu'il a dnonc.
Aprs une rfutation de ce moyen de dfense, l'orateur
continue 52 Mais il dira peut-tre que c'est sans
:

intention (iVwv) qu'il a caus tous ces maux. C'est ici

la ffuYYvwiAY;, que nous avons dfinie plus haut. ; 55 :

J'entends dire encore qu'il met sur le compte de M-


nestratos une partie des dnonciations. C'est la (/.Ti-

tasi, dont nous avons galement parl. | 70


; // dij-a,
juges (et par l il cherchera vous tromper) que, sous
les Quatre Cents, il a tu Phr)-nichos, et il prtend que
le peuple l'en a rcompens par le titre de citoy^en...
I 77 : On me le dit prt allguer pour sa dfense
qu'il est all Phyl, et qu'avec les braves de Phvl il
est revenu Athnes argument qu'il
: c'est sur cet
compte le plus. Ces deux derniers arguments se ratta-
chent la figure appele deprecatio, par laquelle on de-

1. Rhtorique Alexandre, c. 4, p. 22 et 24 Sp.


2. Volkmann, ouvr. cit, p. 31-;!2.
266
mande le pardon d'une faute, au nom des services pr-
cdemment rendus.
Enfin il n'est pas jusqu'aux for-
mes principales de l'tat de 7-cusation qui ne soient
prvues et cartes d'avance. | 83 : N'accepte^ pas
un autre moyen de dfense, savoir que nous nous avi-
sons bien tard de le punir... . | 85 : J'entends dire
aussi que, pour se justifier, il s'en prend ces mots
-' aiToxpM... . 88 ./'apprends
de l'acte d'accusation ^ :

encore qu'il va invoquer et serments et conventions : il

dira que cette poursuite est contraire aux serments et

aux conventions, que le parti du Pire et celui de la Ville


ont Jurs...
Il est manifeste d'ailleurs que Lysias a constamment
quand il plaide, les deux tats de conjecture
l'esprit,
et de qualit,que ce sont l les deux formes gnrales
auxquelles il ramne toute discussion. Exemples, ces
formules : Qu'il prouve donc, ou qu'il n'a pas fait
mettre mort ces citoyens, ou qu'il les a fait mettre
mort justement (C. Agoratos, 84). // faut donc
qu'Eratosthne prouve, ou qu'il n'a pas arrt mon
frre, ou qu'il l'a fait justement (C. Eratosthne,
34). Mme opposition encore dans le plaidoyer C. Phi-
locrats, 5.
Poussons notre recherche plus avant encore dans le
cinquime sicle. La premire Ttralogie d'Antiphon
n'est-elle pasune revue presque complte des ressources
de l'tat de conjecture? Dans cet tat les rhteurs
conseillent l'accusateur de rechercher, parmi les mo-
biles qui peuvent nous pousser mal faire, ceux qui
sont applicables l'accus. L'accus a-t-il , d'aprs

vous, agi non par passion, mais avec rflexion, d-


montre!{ les dommages qu'il voulait viter, les avanta-
ges qu'il avait en vue, et amplifiez-les autant qu'il vous

sera possible, pour prouver qu'il avait une raison suj-


267
Jisante de commettre la faute (Cicron, De invent.,
II, 6). Ainsi faisait dj Antiphon. Dans le plaidoyer
Sur le meurtre d'IIrods l'accus ramne trois prin-

cipaux mobiles les causes morales que l'on peut assi-


f^ncr un meurtre : haine, crainte de quelque danger,
dsir de gain. Et il prouve : i" que lui-mme n'avait
pour assassiner Hrods aucun de ces trois motifs;
2" que Lykinos, dont on le reprsente comme l'ailid,

tait dans le mme cas'. Il y a l videmment un cadre


tout fait : on le retrouve en effet en partie dans la pre-
mire Ttralogie^, et mme chez plusieurs successeurs
d'Antiphon, notamment chez Lysias '
et Dmosthne'*.
Entre les prceptes des rhteurs et le plaidoyer
d'Antiphon on peut mme faire des rapprochements
de dtail plus prcis encore. Dans ce lieu, dit Cicron,
l'accusateur s'attachera surtout dmontrer que per-
sonne autre que l'accus n'avait de motif pour com-
mettre ce dlit, ou du moi7s n'en avait un si grand
et si particulier. Si quelque autre semble avoir eu un
motif de le commettre, on dmontrera qu'il n'en avait
ni le pouvoir, ni les moyens, ni la volont {Ibid.). C'est

l exactement, on se le rappelle,marche que suitla

l'accusateur dans la premire Ttralogie. Le crime,


afirme-t-il, n'est pas le fait d'un malfaiteur; il ne peut
davantage tre imput un ivrogne; on ne saurait son-
ger une querelle fortuite; enfin il n'est pas le rsultat

d'une confusion de personnes. Et l'accusateur donne les


raisons prcises pour lesquelles chacune de ces hvpo-
thses doit tre carte. Sa conclusion, c'est que, seul,

1. 5i sq.
2. 1,7.
3. Lysias, Meurtre d'Eraloslhne, 43.
4. Dmosthne, Ambassade, ^21 sq. Cf. C. Aphohos, III, 22-24.
268
l'accus peut tre regard comme le coupable : les mo-
biles qui l'ont pouss sont la haine, le dsir de la ven-
geance, la crainte d'un procs qui le menaait. Le
rhteur latin dit encore : L'accus affaiblira le soupon
de prmditation en montrant qu'il n'avait nul intrt
commettre le dlit, ou qu'il en avait peu, ou que d'au-
tres en avaient un plus grand, ou un gal, ou qu'il de-
vait en rsulter plus de mal que de bien, de sorte que
l'avantage qu'oit prtend qu'il recherchait n'tait point
comparable au dommage qu'il a prouv ou au dan-
ger qu'il court prsentement (De invent., II, 8). Rap-

prochez de ce prcepte les arguments qu'Antiphon prte


l'accus dans la premire Ttralogie : Et ceux qui,
tout autant que moi , hassaient la victime (il y en
avait beaucoup), n'est-il pas vraisemblable qu'ils l'ont,
plutt que moi, fait disparatre? Pour eux en effet il

tait vident que les soupons se porteraient sur moi,


tandis que moi, je savais fort bien que je serais accus
leur place... Comment, d'autre part, je ne regardais
pas le danger que je cours maintenant comme moins
grand, mais devais au contraire le considrer comme
cent fois plus grand, moins d'tre insens, je vous
le montrerai. Si je perdais le procs qui m'tait in-
tent, je savais que je serais dpossd de mon bien,
mais je conservais la vie, et je n'tais pas banni de
la cit... Maintenant, au contraire, si je suis condamn
et meurs, je laisserai mes enfants la honte et l'infa-

mie. Si je suis exil, j'errerai en mendiant, vieux et

sans patrie, sur la terre trangre (Ibid., gj. Ou-


tre les mobiles psychologiques du dlit, les rhteurs
veulent enfin qu'on en tudie les circonstances mat-
rielles : lieu, temps, occasion, possibilit. Dans le lieu,

disent-ils, on fera ressortir la commodit qu'il offrait;

dans le temps, la dure; dans l'occasion, l'opportunit;


269
dans la possibilit, les moyens d'excution (De invent.,
I, 26-27)'. Toutes ces circonstances sont en effet, on s'en
souvient, l'objet d'un examen dtaill dans le discours
Sur le meurtre d'il rods; et il nous a paru mme qu'il

y avait l un cadre tout fait, plutt qu'un dveloppe-


ment tir du fond mme de la cause. En somme donc,
toute cette srie de rapprochements ne permet gure de
douter que ds le temps d'Antiphon, peut-tre mme de
Corax, la rhtorique n'et dtermin les divers lieux
de l'tat de conjecture.
Elle connaissait galement l'tat de qualit. Nous
avons vu que, dans cet tat, les rhteurs conseillaient
l'accus, la gravit du fait, de le prsenter
pour attnuer
non comme un crime (ii8iV^;j.a), mais comme une impru-
dence (i^.pTifi[Aa), ou un accident (dttx'oiJ.a) " c'est la figure :

qu'ils appellent xf,'vt;)[;.r,. Or cette distinction est dj


formule, non seulement par Dmosthne dans un pas-
sage trs connu du discours Sur la Couronne^, mais
encore maintes reprises par Antiphon lui-mme'*.
Telles sont les conclusions que suggre l'tude des
textes. Elles peuvent tre fortifies encore par deux tmoi-

gnages historiques : i" Quintilien nous apprend qu'on


attribuait l'invention du terme technique c-ia-. (tat de
cause), soit Nausicrats, lve d'Isocrate, soit- un
certain Zopyros, rhteur du troisime sicle av. J.-C. -\

Avec ces deux rhteurs nous touchons, comme on voit,

1. Cf. II, 12-13. Rhtorique Hrcnnius, II, 4.

2. La distinction des BixrijjiaTa, trouve


[j.apT:i|j.ata et iru/iiiiara se
chez Aiistote, Rhtorique, I, 1410 A,
13, p. 137'i H. III. 15, p.
Ethique Nicomnqtie, V, 10, et chez l'auteur de la Rhtorique
A lexandre, c. 4, p. 24, et c. 30, p. 7i), lij. 27 Sp.
3. 274.
4. Antiphon, t'e Ttralogie, II, 3. -11; III, 0. S-II: IV, 5-9.
3 Ttralogie, II, G; III, 4; IV, 2. 5. 8-9.
5. Quintilien, III, 0, 3.
i'JO
aux frontires mmes de l'poque classique, si nous n'y
pntrons pas tout fait. Et la chose peut tre plus
ancienne encore que nom. 2" Nous connaissons par
le

Aristote le manuels de Pamphilos et de


contenu des
Callippos, deux autres rhteurs du quatrime sicle. Ils
y avaient tudi les causes qui poussent l'homme l'ac-
,tion ou qui l'en dtournent : pour accuser, disaient-ils,

il faut prouver que la chose tait possible, aise, avan-


tageuse l'accus, ou du moins que le profit en retirer

tait plus grand que la peine; pour se dfendre, l'accus


dveloppera les considrations contraires '. Or n'avons-
nous pas vu plus haut que cette discussion des mobiles
moraux ou des circonstances matrielles constituait
prcisment presque tout l'tat de conjecture?
En rsum donc, si la thorie des tats de cause n'a
t formule avec rigueur qu' une poque rcente, il

est certain en revanche que tout ce qu'elle contient


d'utile et de pratique, savoir les principales positions
que peut prendre toute accusation et toute dfense, et la

srie des arguments par lesquels on peut soutenir ou


attaquer chaque position,
tout cela tait connu et en-
seign ds le cinquime sicle. Et qu'on ne s'en tonne
pas, puisque la division en tats tait depuis Dracon
le fondement mme de la procdure criminelle Ath-

nes. En matire d'homicide en eflfet, c'tait de la dter-

mination pralable de Vtat que dpendait le choix du


tribunal. Imaginez un .Athnien accus de meurtre
prmdit. Ou bien il niait {tal de conjecture), et le

jugement revenait de droit l'Aropage. Ou bien il ne


se reconnaissait coupable que de meurtre non prmdit
{tat de dfinition); et l'affaire ressortissait du Palladion.
Ou bien enfin il objectait qu'il avait eu le droit de tuer

1. Voir plus haut, p. 158.

*^
.
271
(tat de qualit); et le tribunal comptent tait le Del-
phinion '. On peut donc dire que la thorie des tats
tait implicitenient contenue dj dans l'orf^anisalion de
la justice criminelle athnienne. Les rhteurs n'ont fait

que l'en dgager, la formuler en termes prcis, et l'ten-


dre toutes les causes.

III.

ECONOMIFC DK LA PREUVE.

Etudions enfin l'conomie de la preuve.


De la preuve proprement dite (tiictci), certains rh-
teurs distinguaient la rfutation (lArf/;;, -: Zjsi; vrtSixsv;,

par laquelle on s'efforce de dtruire les assertions de


l'adversaire. Et ils faisaient de celle-ci un lment ind-
pendant. Cette distinction remonte trs haut, au moins
jusqu' Thodoros^. Parmi les rhteurs postrieurs,
l'auteur de la Rhtorique Alexandre l'enseigne^, mais
Isocrate* et Aristote'' la rejettent e.Kpressment. Dans la
pratique, les seuls orateurs qui semblent l'avoir obser-
ve, non pas de faon constante, mais l'occasion, sont
Ise et Dmosthne ''.

1. Naturellement le choix du U'ihunal no dpendait pas unique-


ment de l'accus, mais aussi du magistrat instrucipur. Dans trois
audiences prparatoires (j:poo;/.a(i('.) celui-ci entendait les |)arties et
leurs tmoins, et, cette enqute laite, dsignait la juridiction com-

ptente (Gilbert, Handbucli d. griech. SUialsallerth., I, ;2 dit.,


p. ae5-6).
2. Aristote, Rhtorique, III, VA, p. 1414 R. Voir plus haut, p. 157.
a. g 33-34.
4. Denys d'Halicarnasse, Lijsins, c. IG sq.
T). Aristote, l. l.

(j. Voir Blass, Altisch. Beredsamk., t. II, p. 48G, 495, 511, 529,
532; t. III', p. 190.
272
En regard des trois types de narration que nous avons
dcrits plus haut, la rhtorique ancienne reconnaissait
paralllement trois formes de la preuve : i" la preuve
indpendante de la narration, et place immdiate-
ment aprs elle; 2" la preuve intercalaire, coupe en
autant de tronons que la narration elle-mme; 3 la

preuve fondue avec la narration en un tout insparable.


Nous avons dit le ncessaire sur les deux premires';
mais il convient d'insister sur la troisime, pour en
montrer le sens et la porte.

Celle-ci est manifestement une raction contre la ty-

rannie du schma technique impos par les premiers


rhteurs. Jusque-l les orateurs s'y taient docilement
conforms. Chacun des lments fondamentaux du plai-

doyer avait ainsi sa place marque, qui le rclamait pour


ainsi dire d'avance. Dans la conception nouvelle, au
contraire, le schma des rhteurs s'efface peu prs
compltement. Seuls subsistent l'exorde et l'pilogue ;

mais plus de narration, de confirmation, de rfutation


spares. Toutes les matires jadis comprises sous ces
noms (c'est--dire en gnral les neuf diximes du plai-

doyer) se pntrent dsormais, se mlent, s'organisent


selon un plan souple, qui varie avec chaque plaideur et
chaque cause. A n'en pas douter, cette transformation
est due l'infuence des ides socratiques que nous

avons exposes plus haut. Aussi est-ce chez Isocrate


qu'elle apparat tout d'abord. Qu'on lise, entre autres,
son plaidoyer Egintique. La narration y est scinde en
trois morceaux principaux, qui dveloppent chacun un

chef propre : 1 le testament est lgal: 2 il est juste:


3 il est conforme aux intrts de la famille-, Isocrate a

1. Voir plus haut, p. 244.


2. An sens troit du mot. Voir plus bas, p. 279.
;!. Noir Blass, oiivr. cil, II, p. 21fi.
2/3

tout naturellement transport dans la plaidoirie les ha-

bitudes d'ordre et de composition qu'il avait prises


l'cole de Socrate.
L'action de ces ides est trs visible aussi chez Ise.
Dans nombre de ses plaidoyers le plan de la preuve est

ds le dbut expressment indiqu. On se rappelle la


prothsis du discours Sur rhritage de Kiron : Je
vous montrerai premirement que ma mre tait fille
lgitime de Kiron; je m'appuierai pour les faits les plus
anciens sur des tmoins qui en ont entendu parier, et
pour ceux dont nous pouvons encore avoir souvenir,
sur des tmoins qui les ont vus; je vous apporterai
mme d'autres preuves plus fortes encore que ces tmoi-
gnages. Et, cette dmonstration une fois faite, je vous
prouverai ensuite que nous avons plus de titres l'h-
ritage de Kiron que mon adversaire (| 6). D'autres
fois mme Ise ne se borne pas donner par avance le

plan de la discussion; par des rcapitulations partielles


il aide l'auditeur reconnatre le trajet parcouru; par
de brefs sommaires chemin suivre.
il l'oriente dans le

Le plaidoyer Sur l'hritage d'Apollodoros est un exem-


ple frappant de cette manire Je prouverai non seule- :

ment, dit le plaideur, qu'Apollodoros n'a pas lgu sa


succession ses plus proches parents, aprs les torts si

nombreux et si graves qu'il en avait reus, mais encore


qu'il m'a adopt juste titre, moi qui tais son petit-

fils, et dont il avait reu tant de bienfaits ( 4). Le


plaideur suit ce programme de point en point, ayant
soin de marquer lui-mme au fur et mesure chaque
progrs de la dmonstration. 1 1 Voil donc les ser-

vices qu'il a reus de nous, tel en est le nombre et l'im-

portance : quant son inimiti contre mon adver-


saire... ^ i3 Sur les dmls entre Apollodoros et
mon adversaire, je crois en avoir assez dit Comment
18
274
il m'a fait, de son vivant, son fils et son hritier; com-
ment il m'a prsent aux genntes et aux phratores,
c'est sur ces points que je demande maintenant votre
attention | i8 Je crois que vous aurez plus de
foi encore en ces tmoignages, sije vous montre que

des parents du mme degr que l'adversaire ont tmoi-


gn manifestement par leurs actes qu'Apollodoros a agi
rgulirement et selon les lois. 26 Ainsi donc ce
ne sont pas seulement les gennles et les phratores qui
portent tmoignage de mon adoption, c'est Thrasybou-
los lui-mme L'orateur continue ainsi, menant
en quelque sorte par la main son auditeur. On voit quel
ordre et quelle clart rsultent de cette mthode. Rare-
ment, vrai dire, mme chez Ise, le plan d'argumen-
tation apparat d'une faon si extrieure et si didactique;
mais, l mme o il reste latent, il existe.

Mais c'est surtout aprs Ise que la rhtorique socra-


tique sort son plein effet. Parmi les grands plaidoyers
de cette poque tudiez, par exemple, Y Ambassade :

impossible de plier cette uvre aux vieux cadres. La


narration y est rpartie en quatre endroits principale-
ment. Au 29 sq. vous trouvez un tableau des suites
fatales qu'a eues pour Athnes la deuxime ambas-
sade. Au i^ 121 sq. Dmosthne raconte la troisime. Au
I i5o sq. il remonte la seconde, qu'il expose en d-
tail, car c'est l le vritable sujet. Enfin au 3i5 sq.

il rcapitule l'ensemble des faits. Dans tout cela nulles

traces de chronologie, ni mme d'un ordre quelconque.


Cet ordre existe cependant. Mais pour le trouver, il faut
dgager d'abord l'ide matresse de tout le plaidoyer :

cette ide, c'est qu'Eschine est un tratre qui a vendu sa

patrie Philippe. Dmosthne plaant cette trahison au


cours de la seconde ambassade, y a lieu de se de-
il

mander pourquoi il s'tend si au long d'abord, en deux


275
morceaux distincts, sur les vnements
La ultrieurs.
raison n'en est Dmosthne
pas douteuse. C'est que
n'avait pas en mains de preuves matrielles, ou que
du moins celles qu'il pouvait allguer n'taient au fond
que des racontars romanesques cadeaux du roi, en- :

trevues nocturnes des deux complices, etc. Il fallait

dguiser par quelque moyen la faiblesse de ces preu-


ves. Voil pourquoi, sans souci de l'ordre des temps,
l'orateurnous transporte immdiatement aux deux mo-
ments d'o la conduite d'Eschinc apparatra le mieux
comme une trahison. Premirement il voque l'as-
semble tenue aprs la seconde ambassade, o Eschine
a prodigu au nom de Philippe tant de menteuses
promesses; puis, par un contraste frappant, il v oppose
les malheurs trop rels qui ont fondu sur y\thnes. An-
tithse prmdite, d'o jaillit invinciblement cette con-
clusion qu'Eschine a perdu la patrie. Et ds lors, D-
mosthne a beau jeu pour enfermer son adversaire dans
ce dilemme Ou dupe, ou tratre. Mais comment
:

hsiter? Dupe de Philippe, Eschine l'et par la suite

dtest et maudit. Or qu'a-t-il fait? Tout le contraire :

c'est ce que Dmosthne prouve par le rcit de la troi-

sime ambassade, o il s'attache relever toutes les


marques de servilit d'Eschine envers Philippe, en par-
ticulier sa prsence scandaleuse aux ftes donnes par
le vainqueur. Une telle conduite ne crie-t-elle pas bien
haut qu'il s'tait vendu ds l'origine? Ainsi, la preuve
psychologique de la trahison est acheve avant mme
que la preu\e matrielle ait commenc. L'orateur peut
maintenant aborder l'expos de la seconde ambassade;
si insuffisantes que soient ses preuves directes, elles ne
risquent plus d'tre mal accueillies, car la conviction de
^'auditeur est dj moiti faite : il les dsire, il les

ittend. Dmosthne pourrait en rester l; mais vers la


276
fin de sa harangue, resserrant en un faisceau compact
toutes les inductions prcdentes, et les prsentant d-
sormais comme faits acquis, il prcise une dernire fois

tous les dtails du complot tram entre Philippe et Es-


chine pour la perte d'Athnes.
Dans un plaidoyer ainsi compos, o est la preuve?
Elle n'est nulle part; ou, si l'on veut, elle est partout,
car elle a absorb en elle toutes les autres parties. La
narration, en particulier, a perdu son individualit : ce
n'est plus qu'un arsenal de faits, o l'orateur puise li-

brement, sans gard la chronologie, sans souci mme


d'tre complet, au fur et mesure des besoins de l'ar-

gumentation. Mais, si les divisions matrielles ont dis-


paru, c'est pour faire place une unit suprieure, qui
nat de la coopration logique de toutes les parties
une mme fin. Une telle unit n'a rien naturellement
de rigide ni de strict : elle admet de vives saillies, des
pointes aventureuses, des digressions mmes. A condi-
tionque l'orateur n'oublie ni son but ni la voie qui y
mne, tout cela enrichit l'unit de l'uvre, sans la d-
truire.
Le plaidoyer Sur F Ambassade est donc vraiment,
selon le prcepte de Socrate, une uvre vivante et orga-
nique. Et il en est de mme des grands plaidoyers Con-
tre Midias, Sur la Couronne, et de bien d'autres. Ce qui
ne veut pas dire, du reste, que les orateurs de ce temps
eussent renonc dfinitivement l'ancienne manire de
faire. On trouverait, mme chez Dmosthne, plus d'un
plaidover model aussi strictement que ceux d'Antiphon
et de Lysias sur l'ancien patron technique. Mais la dif-
frence, qu'au lieu d'tre asservi aux cadres de
c'est

l'cole, un Dmosthne ne s'y conforme que par excep-


tion, et dans la mesure o il y trouve profit pour sa
cause.
CIIAPITRK IV.

L'pilogue.

LES DEUX SENS DU MOT EPILOGUE.

Aristote, dans la Rhtorique', assigne l'pilogue

judiciaire les quatre fonctions suivantes :

i" L'orateur s'y efforce, en faisant son propre loge,


de bien disposer les juges en sa faveur, et, en diffamant
son adversaire, de les indisposer contre celui-ci;
2" Il amplifie ou attnue, selon les cas, la gravit du
dlit;
3" Il excite les passions des juges, piti, indignation,
colre, haine, jalousie;
4" Enfin il rcapitule.
Mais la thorie de l'pilogue tait-elle dj si complexe
chez les technographes antrieurs? De prime abord on
en pourrait Dans un important passage du
douter.
Phdre, o Platon numre les diverses parties du dis-
cours, telles qu'elles avaient t arrtes par la rhtori-
que de son temps, on lit en elTet ceci. Socr.\te Reste :

la fin du discours, sur laquelle tout le monde, ce

1. Aristote, Hhtoriquc, iil, 10, init.


278
qu'il me semble, est d'accord, et que les uns appellent
-iv:i;, les autres d'un autre nom. Phdre : Tu veux
dire la rcapitulation finale, par o on rappelle sommai-
rement aux auditeurs ce qui a t dit?
Socrate C'est :

cela mme'. Il semblerait donc que chez les Tisias,

les Thodoros, JesThrasymachos, Ja conception de l'pi-

logue ait t singulirement plus troite que chez Aris-


tote. Mais ce n'est l, je crois, qu'une apparence : allons
plus au fond des choses.
Au point de vue de la composition, il y a lieu de r-
partir l'ensemble des plaidoyers attiques en deux classes.
Dans la plupart des plaidoyers civils, d'importance et

d'tendue mdiocres, la division en exorde, narration,


preuve, pilogue, rend un compte trs exact de tout le

contenu. Mais il n'en va plus de mme dans les grands


plaidovers criminels ou politiques : ici la division tra-

ditionnelle est insuffisante, car elle laisse en dehors


d'elle toute une srie de dveloppements, souvent trs
considrables, .\nalysez, par exemple, le plaidoyer de
Lycurgue Contre Locrats : vous y reconnatrez ai-
sment un exorde % i-i5, une narration accompagne
de sa preuve \ i5-54, une rfutation | 64-74, ^^ pilo-
gue dont le dbut est trs nettement marqu | 149-150.

Mais plus de la moiti du plaidoyer (toute la partie qui


va du I 74 au ^ 149) reste en dehors de ces cadres. Et ce
n'est pas un fait isol dans tous les grands plaidoyers
:

de Lvsias, de Dmosthne, d'Eschine, il y a cette

1. Platon, Phdre, 267 D.


Le mot kivoSo; signifie retour en
arrire sur ce qui a t par suite rcapitulation; il se trouve
dit,

galement dans Aristote, Rhl., III, 13, p. 1414 B. Les autres noms
auxquels fait allusion Socrate sont videmment nt'oyo (mot dj
connu au temps d'Antiplion, puisque celui-ci tait l'auteur d'un
recueil de 7:pooi;xta /.a'i klXoYoi), ou i.-ii\v4rpi, (Aristote, Rhl., III, 19,
init.), ou zaXfXXoYi {Rhl. Alexandre, c. 20, inil. el passim).
279
mme place, c'est--dire entre la preuve et l'pilogue,

d'amples dveloppements non catalogus par les rh-


teurs. Or qu'on examine la nature de ces morceaux :

on y dmlera en dernire analyse les trois lments


principaux qu'Aristote attribuait l'pilogue : loge de
soi et invectives contre l'adversaire, amplification ou
excuse de la faute, appel la colre ou la piti. Que
conclure, sinon qu'il y avait dans la rhtorique grecque
deux faisons d'envisager l'pilogue? Au sens strict, ce
nom dsigne uniquement les dernires lignes du plai-
doyer, que du reste l'orateur signale souvent lui-mme
comme une conclusion. Mais, en un sens plus tendu,
l'pilogue est toute la partie du discours qui fait suite
la preuve'. Dans la premire conception, il faudrait na-
turellement admettre une partie de plus que n'en recon-
nat le schma traditionnel. Ainsi faisaient, scmble-t-il,
certains rhteurs du temps de Platon. Dans le passage
du Phdre dont nous parli(;ns tout l'heure, il y a lieu

en etet de remarquer qu'entre la preuve et l'pilogue

Socrate insre l'art d'exciter la piti, de soulever ou de


calmer la colre, de calomnier et de dtruire l'etTet des
calomnies : toutes matires qu'Aristote range dans la

proraison. Quoi qu'il en soit, il n'y a l au fond qu'une


querelle de mots : ce qui importe, c'est que dans tous
les grands plaidoyers les dveloppements signals par
Aristote ont en etet leur place, et qu'ils avaient t fixs
de bonne heure par la tradition et la technique'.

1. Il est i rmiianiiiiM- du resln (ju'Aristote liii-mnie emploie tour


fi tour le mot pilogue dans ces deux sons. En plus d'un endroit
ir.iXofOi est pour lui synonyme de rcapiUilation (Rhtorique, III,
13, p. 1414 K).
2. Gsl la thorie larpe d'Arislote qui a prvalu chez les rh-
teurs latins. Cependant lu phi|)art lu simplilient : Concliisiones
constant ex enumeratione, amplificalione, et commiseratione

(Rhl. l'i ffrpiiniiis, II, ld, Vi). llaec (conclusio) habet trs pur-
28o

II.

L EPILOGUE AU SENS LARGE.

I I. loge de soi et invectives contre l'adversaire.

Le nom qui convient le mieux cette partie du plai-

doyer est celui de rJ.z-\. -/. t:j Y;Oa que lui donne Aris-
tote : ce sont des preuves morales, tires des antcdents
des deux plaideurs'. Venant aprs la preuve propre-
ment dite, elles en sont un complment et une confir-
mation. C'est l, du reste, un lment dont ne lais-

sent pas de tenir compte aussi nos tribunaux modernes.


Mais chez nous cette enqute contradictoire est l'uvre
d'un magistrat, instructeur qui y apporte l'impartialit
et la discrtion ncessaires, tandis qu'entre, les mains
des parties elle dgnrait forcment en pangyrique
et en injures.
Ces deux morceaux parallles et antithtiques ne
manquent dans presque aucun plaidoyer. Chose plus
curieuse encore, l'ordonnance mme en est strictement
rgle par la tradition : chacun d'eux en effet comprend
presque toujours deux parties distinctes, relatives l'une
au plaideur lui-mme, l'autre ses anctres et, d'une

tes : enumerationem, in(li;,'nalionein, conquestionem (Cicron,


De l'Invention, I, 52, 98). Cette division elle-mme n'est pas irr-
ductible. Le second lment (ampliQcatio indignatio), n'tant ,

qu'un moyen d'veiller les passions, peut tre considr comme


une forme partieulii-re du troisime (commiseralio, conquestio).
Cicron, dans les Partitions oratoires, XV, 52, fait dj cette
rduction amplilicalio, enumeratio. De mme Quintilien (VI
:
,

1, 2).
1. Aristole, Rhtorique, 1, 2, p. 1.356 A.
28l
manire plus gnrale, sa famille '. Et ce n'est pas tout :

les points particuliers sur lesquels portent l'loge et le

blme sont eux-mmes si immuables qu'il n'est pas


rare que l'une des parties, prvo3ant l'usage qu'en fera
son adversaire, en prsente par avance la rfutation".

Eloge personnel. Qui veut conqurir les sj'mpa-


this d'un jury populaire est tenu, avant tout, de faire
grand talage de sentiments dmocratiques'. Jamais il
n'y eut dmocratie plus souponneuse qu'Athnes; par-
tout elle ne voyait que complots oligarchiques : La
tyrannie! dit Bdlyclon dans les Gupes, elle est main-
tenant plus commune qu'au march le poisson sal.
Achte-t-on des rougets, et ne veut-on pas de sardines,

1. Puisque vous voulez bien couter les accuss, lorsqu'ils

vous exposent leurs propres mrites et les beaux fails de leurs


ae)cXy c'est justice do prtHcrpgitlo attention aux accusateurs, s'ils
vous dmontrent que les accuss se sont rendus coupables envers
vous, et que leurs aeux vous ont caus de grands maux (Ly-
sias, C. Alcibiade, I, 24). Cf. Lysias, C. Nicomachos, 1.
3. Pour ((uels motifs demunderas-tu ton acquittement, Dico-
gne? Est-ce pour avoir fourni beaucoup de liturgies l'Etat, et
rendu par tes gnrosits la ville plus belle f Ou bien as-tu, comme
trirarque, fait beaucoup de mal l'ennemi, et, lorsque la patrie
demandait des conlribulions pour la guerre, lui es-tu venu en
aide? Tu n'as rien fait de tout cela. Mais titre de lirave soldat?...
Ou bien c'est peut-tre cause de tes anctres que tu penses avoir
gain de cause? (Isoe, Hritage de Dicogne, 45). Mme srie de
griefs dans le discours do Dmosthone Sur l'aml)assade, 282 :

Vous avez pris Eschine en flagrant dlit, lui qui n'a jamais

rendu un serrice celte ville, ni son pre ni aucun des siens, et


vous l'acquitteriez! Ont-ils fourni un cheval? Une galre.' Ou
fait une campagne f Ou donn un chur, une liturgie, une con-
tribution, une ))reuve quelconque de bon vouloir? Ou couru des
dangers pour vous?... Cf. encore Lysias, C. Nicomachos, 2<i.
C. A ndocide, 46. (\ Eratosthne, 37. C. Evandros, 3. Dmosthne,
C. Midias, 148.
3. Dmosthne, Couronne, 280.
282
aussitt le marchand de sardines d' ct s'crie : Voil
une faon de faire ses provisions qui sent la tyrannie!
Demande-t-on de la ciboule pour assaisonner des loches,
voil la marchande de lgumes qui cligne de l'ih: H,
tu demandes de la ciboule; aspires^tu la tyrannie? Ou
bien crois-tu qu'Athnes te doit en tribut tes assaiso-

nements'? Cet esprit de suspicion, du reste, n'tait


pas sans quelque fondement : la faction oligarchique ne
dsarma jamais Athnes. Rejete des affaires publi-
ques, elle continua conspirer sourdement dans les
clubs (Txipai)- I^ar deux fois mme, bien peu d'annes
aprs ces railleries d'Aristophane, elle revint au pouvoir,
grce la violence et l'appui de l'tranger. Et les
cruauts et les exactions des Quatre Cents et des Trente,
donnrent alors la mesure de la haine froide et exasp-
re qu'elle nourrissait contre le peuple. Aussi, malgr
l'amnistie jure, ne faisait-il pas bon, dans les annes
qui suivirent le rtablissement de la dmocratie, tre
suspect d'oligarchisme. C'est ce que laissent deviner
plusieurs plaidoyers de Lysias, crits cette poque. Les
plaideurs s'v font gloire d'avoir port les armes contre
les Trente, et aid Thrasybule rtablir le gouverne-
ment populaire". Tout au moins se dfendent-ils d'avoir
pris part aumouvement ractionnaire, et proclament-ils
bien haut leur dvouement au rgime rtabli ('vjj:; tvxi
ToT y.:t6TT,c:i 7:pi'([J-^Gi)\ Mais, dans les ides antiques, la
qualit de bon dmocrate {oT,\i.z-'.v.i) ne s'acquiert pas
uniquement par des actes personnels elle est aussi un :

hritage de famille. Le bon dmocrate, dit Eschine,


doit pouvoir citer quelque service rendu au peuple par

1. Aristopliane, Gupes, v. 488 sq.


2. Lysias, C. Ergocls, 12. C. Agornlos, 77. C. Nicomachos, 1.5.

3. Lysias, C. ManlUhoa, 3. \r\^i.'yj /.%-iIWck ir.oW;h, 14. Cf. In-

valide, 25.
283
ses anclres; du moins, c'est chose indispensable qu'ils
n'aient jamais t les ennemis du peuple'. C'est ainsi
que nous voyons Eschine lui-mme se recommander des
soulrances endures sous les Trente par son pre Atro-
mtos^. Mais nul plaideur n'atteint des effets aussi
'pathtiques que le neveu de Nicias, exposant le long
martyrologe de sa famille : Nicias, son oncle, tu
l'ennemi en Sicile; Eucrats, son pre, qui, sollicit de
faire partie des Trente, prfra le supplice; Nicratos,
son cousin, mis mort par ces tyrans; enfin Diogntos,
Son parent, qui, exil injustement par le peuple, n'en
refusa pas moins de s'associer l'oligarchie'. Parfois
mme on remontait bien plus haut encore dans l'histoire
d'Atfines. Andocide dans le discours Sur son Relniir,
un client inconnu de Lysias, et le jeune Alcibiade, chez
Isocrate, voquent le souvenir des luttes soutenues par
leurs illustres anctres contre les Pisistratides *.

Toutefois ce sont l des dvouements exceptionnels.


En des temps moins troubls la vertu civique consistait
surtout dans l'accomplissement rgulier et zl des de-
voirs imposs par l'Etat'. Pour les riches ces devoirs
taient les liturgies et, d'une faon gnrale, les dpen-
ses qui contribuaient l'honneur et l'embellissement

1. Escliine, C. Ctsiphon, ItiS.

i. Iileni, Ambassade, 147.


3. Lysias, Biens confisqus, 2 sfj. Cf. /'. Polyslratos, 22. C.
Thomneslos, 27.
4. Andocide, Sur le retour, lin. Lysias, C. Evandros. 'H-'}'!.

Isocrate, Attelage, 24 scj. Cf. Dinostyine, C. Midias, 144.


'). Do l cette formule qui revient si souvent chez les orateurs :

r.iixv. TJ 'jim rf,i r:iXsi.>; ::poaTT(5;j.va -inohiy.x (Lysias, C. Eratoslhne,


20. Aii|i.. Olivier, 31. Corruption, 23. Isocrate, An-
za-caX. roX., 13.

lidosis, 150. Ise, Hritage de Nicostratos, 27. Hrit. d'Aristar-


chos, 25. Hrit. d'ApoUodoros, 35. Hrit. d'Hagnias, SO. Dmo*-
thi^ne, C. Evergos et Mnsiboulos, 48).
- 284 -
de la cit; pour tous les citoyens, tant pauvres que ri-

ches, le service militaire de terre et de mer, l'obis-


sance aux lois et dcrets du peuple.
Les plus importantes des liturgies taient d'abord la

trirarchie , qui tenait lieu en quelque sorte de notre


budget de la marine, et ensuite la chorgie, qui sous ses
diffrentes formes tait l'quivalent de notre budget des
cultes et des beaux-arts. Parmi les services les plus mi-
nents qu'un citoyen pt rendre l'tat, il faut compter
encore les contributions (iioipai), taxe leve extraordi-
nairement dans les circonstances urgentes, et qui pesait
surtout sur les riches'. Aussi y a-t-il peu de plaido3'ers
o l'orateur ne fasse valoir ses chorgies, ses trirar-
chies, ses contributions. C'tait si bien un lieu commun
que mme dans ses plaidoyers fictifs Antiphon fait figu-

rer cet argument, afin de marquer la place qui lui ap-


partiendrait dans un discours rel'. Une autre preuve
de l'importance qu'on lui attribuait, c'est que maints
plaideurs, qui jusque-l avaient su se drober aux char-
ges de l'tat, se htaient la veille d'un procs d'en
accepter, ou mme d'en solliciter une-*. Toutefois, ces
charges tant obligatoires, le seul fait de s'en tre rgu-
lirement acquitt n'aurait pas cr un droit la recon-
naissance publique. Le dvouement commence o finit

l'obligation stricte. Un moyen pour le plaideur de re-


hausser le mrite de son acte, c'est donc de vanter
l'empressement et le zle qu'il y a dploys (-p:O!j.w) .
Les mauvais citoyens en effet s'ingniaient chapper

1. Gilbert, Handbuch der griech. Sta ilsuUerlhumer, I (i tVlit.,


1893), p. 401 sq.
Antiphon, 1<'^ Ttralogie, 2, 12.
::?.

3. Ise, Hritage de Nicostratos, 29.


4. Antiphon, l. l. Lysias, P. Manlithos, 17. Dnioslhne, C.
Everg. et Mnsih., 48.
285
aux liturgies par toutes sortes de subterfuges', somma-
tion d'change^, dclaration de fortune infrieure la
vrit ', dissimulation de leurs biens dans des oprations
de banque ou autrement^ Un autre mrite plus posi-
tif, c'taient les grandes dpenses qu'on avait faites dans
l'accomplissement de ces charges. Certaines taient par-
ticulirement coteuses, par exemple la trirarchie, ou
bien, parmi les chorgies, celle de joueurs de flte^
Mais, comme l'tat ne fixait le taux d'aucune liturgie, la

gnrosit personnelle trouvait s'exercer dans toutes.


Voil pourquoi maint plaideur se vante d'avoir fait

largement les choses (t:A'jtA>i;, iAstixw; , Ax^i.xpiT);)'', et

parfois mme, pour qu'on puisse mieux juger de sa g-

nrosit, donne un tat des sommes qu'il a dbourses^.


Mais la preuve de zle la plus clatante, c'tait une
victoire remporte dans les jeux. Voyez avec quel soin,
par exemple, le citoyen pour qui a t crit le vingt et
unime discours de Lysias, relve dans la longue liste
de ses chorgies les prix qu'il a obtenus (dans une cho-
rgie d'enfants, dans une gymnasiarchie, dans une cho-
rgie comique, dans un concours de trires**). Dans

1. Aristopliano les niipellti il'iin iiicit exiin>ssif taSpaaKoXrTai


(Grenouillas, lOli).
2. Ijysias, lilessurc, 1. Invalide, ti. Dnioslhi'ine, C. Miclias, 80.
C. Aphobos, II, 17.
3. Ise, Hritage d'Apollodoros, 39.
h. Dmosthne, C. Stphanos, I. C6. Lysias, /'. l'oli/slratox, 53.
Ise, l. l.

.'). Dmosthne, C. Midias, 150.


C. Lysias, Ar|ji. zataX. ir.o\., 12-13. Olivier, 31. Isocrate, Anlido-
sis, 145.
7. Lysias, Biena d'Aristophane, Corruption. 1 si[. i'i.

8. Lysias, Comiplion, Hritage d'Apollodoros. !().


1 sq. Ise,
Hrit. de Philoctcmon, GO. Hrit. de Dicogne, 30. Hifn plus
glorieuses encore, naturellement, taient les couronnes remportes
clans les grands jeux panhollniques. Voici le quel ton, par exem-
286
tous ces cas cependant il s'agit d'une fonction impose.
Bien plus louable est le citoyen qui a sollicit lui-mme
une de ces charges. Dmosthne rappelle ainsi qu'une
anne o la tribu Pandionide manquait de chorges, il
s'est spontanment propos qu'une autre fois il s'est
;

charg hors de son tour d'une trirarchie avec un asso-


ci'. D'autres orateurs se font honneur de n'avoir pas

voulu profiter des exemptions que la loi leur accordait".


C'est encore parmi ces services volontaires qu'il faut
ranger les imZzv.z, c'est--dire les sommes qu'un citoyen

gnreux oflirait en sus de sa contribution obligatoire


(t7!p:p), ou les dons en argent, en trires, en armes, en
grains, qu'il faisait l'tat^. Aucun plaideur, sans con-
tredit, ne possde des tats de services plus clatants que
le client de Lysias accus de corruption :

Les griefs de l'accusation sont suffisamment rfuts,


Athniens; mais je vous prie de m'couter encore un
moment, afin que vous connaissiez l'homme sur qui
vous allez prononcer. Inscrit comme citoyen sous l'ar-

ple, le fils il'Alciliiadc clbre devant les juges une victoire de son
pre Olynipie : Mon pre voj'ant que les jeux Olympiques
taient l'objet de l'admiration gnrale, que l les Grecs donnaient
le spectacle de leur richesse, de leur force, de leur esprit, et que
non seulement les vainqueurs mais les villes des vainqueurs y
acquraient la gloire, et estimant qu' Athnes chacun concourt en
son propre nom, tandis qu' Olympie on concourt au nom de sa
patrie contre toute la Grce..., rsolut de nourrir des chevaux; et
non seulement il vainquit ses rivaux, mais il surpassa tous les
vainqueurs qui l'avaient prcd, et ceux qui devaient venir
aprs lui il ne laissa aucun moyen de le surpasser (Isocrate,
Attelage, 32 sq.). Cf. Lysias, Biens d'Aristophane, G3. Dmos-
thne, C. Thocrins, 66, etc.
1. Dmosthne,Midias, 13, 166. Couronne, 99.
C.
2. 1. Biens d'Aristophane, 29.
Lysias, Corruption,
3. Lysias, C. Mantithos, l'i. Biens d'Aristophane, 'lA. Dmos-

thne, C. Midias, KU, 165. Couronne, 171. C. Phormion, .38 sq.


P. Phormion, 85.
287
chonte Thopompos, je fus nomm chorge de trag-
dies, et tirai 3o mines de ma bourse. Trois mois aprs,
aux Tharglies, j'obtins le prix avec un chur d'hom-
mes faits, et il m'en cota 2,000 drachmes. Plus 800
sous l'archonte Glaukippos, aux Grandes Panathnes,
pour une troupe de pyrrichistes. Sous le mme ar-
chonte, aux ftes de Dionysos, je remportai le prix avec
un chur d'hommes faits, dont les frais, avec la cons-
cration du trpied, montrent 5, 000 drachmes. Ajoutez

3oo sous l'archonte Diocls, aux Petites Panathnes,


pour un chur cyclique. Pendant tout ce temps, c'est--

dire sept annes entires, j'ai t trirarque, et j'ai de ce


chef dbours six talents. Non content de ces dpenses
et des dangers que j'afirontais tous les jours pour vous
loin de ma patrie, j'ai vers encore une premire
contribution de 3o mines, et ensuite une autre de
4,000 drachmes. A peine de retour ici, sous l'archonte
Alexios, je me chargeai aussitt d'une gymnasiarchie
aux ftes de Promthe et remportai le prix, d'o une
dpense de 12 mines. Depuis, il m'en a cot plus de i5
pour un chur d'enfants. Sous l'archonte Euclide, je

fus chorge de comdies avec Kphisodotos '


et rempor-
tai le prix, ce qui monta if mines avec la conscration
des costumes. Plus 7 mines aux Petites Panathnes,
pour une troupe de pxrrichistes imberbes. Plus i5 mi-
nes, que je dpensai dans un concours de trires prs de
Sounion, o je fus vainqueur. Et je n'ai pas compt
dans tout cela une archithorie, une arrhphorie, et

1. Je trailuis d'aprs une conjecture personnelle (xw;ji<f>3oi; <tjy>


/oprifw K/jiioitiii hUiv). Avec la leon ordinaire -/opr^-^v le datif
Kri^piooSiTio est inexplicable; la traduction latine Didot : ludis co-
micis choreoidn ngens, dum Cephisodolus erai chori mofjisler,
vici no saurait se tirer du texle.
Sur la synchorgie ou diorgie
<leux, voir O. \;iv:u-r('. Dionysos, p. 1").
288
d'autres charges pour lesquelles j'ai d-
semblables,
bours plus de 3o mines. Or, si j'avais voulu m'en tenir
aux termes stricts de la loi, je n'aurais pas fait le quart
de ces dpenses '.
Jusqu'ici nous avons vu des plaideurs se prvaloir du
gnreux emploi qu'ils avaient fait de leur fortune. Mais
il n'est pas rare de les entendre aussi promettre pour
l'avenir force largesses. C'est surtout dans les procs
d'hritage que de telles promesses sont opportunes.
Chaque comptiteur s'engage, au cas o il obtiendrait
les biens en litige, ne s'en regarder que comme le

dpositaire au nom de l'tat, et prodiguer chorgies,


trirarchies et contributions; et il ne manque pas, par
contre, de dpeindre son adversaire ou comme un pro-
digue qui dissipera follement l'hritage, ou comme un
avare qui n'en distraira pas une obole au profit de la

Rpublique". Ici encore nous saisissons sur le vif la

toute-puissance de l'ide de l'tat Athnes. Car qu'est-


ce au fond que cet argument, sinon une invitation
peine dguise de subordonner la justice l'intrt so-
cial ! Nul doute qu'un jury populaire n'y ft sensible.

Par une extension naturelle du mot, le devoir mili-


taire est appel souvent chez les orateurs une liturgie
(XeiTsupfev tw cwjxaTt). A Athnes, comme chez nous, ce
devoir, irrprochablement rempli, comptait pour beau-
coup dans les bons antcdents du plaideur. C'tait
donc un grand point que de pouvoir dire J'ai servi :

dans toutes les guerres pour la patrie. Ne me chassez


pas de ma patrie, pour laquelle j'ai couru tant de dan-

1. I^ysias, Corruption, 1 sq.


2. Lysias, Biens d'Aristophane, 6"2. Corruption, 1.3-14. Ise,
Hritage de Philoctmon , 61. Dmoslhne, C. Aphohos, II, 19-20,
22, 24. Cf. Ise, Hrit. d'Apollodoros, 35, 42. Lj'sias, IIcp i Sr,[io(j{t.)v

St/.j](AiTwv, 10. Dmosthne, C. Nausimachos. fin.


289
gers! ou, sur un ton plus emphatique : Quel serait
mon malheur, si j'tais priv de ma patrie, aprs avoir

livr pour elle tant de combats et sur terre et sur mer '
!
Quand on avait accompli personnellement quelque ac-
tion d'clat, il va de soi qu'on ne s'en tenait pas des
termes si vagues. C'est ainsi que nous voyons un client
de Lysias, Mantithos, s'tendre longuement, faute de
liturgies, sur ses faits de guerre. Eschine aussi dtaille
tout au long ses campagnes trs honorables, qui font
contraste avec le Dmosthne sur le
silence absolu de
mme sujet". A dfaut d'actes personnels, on rappelle au
besoin quelque beau fait d'armes d'un parent un plai- :

deur vante la bravoure de son oncle et de son cousin


germain morts la guerre, un autre exalte celle de son
arrire-grand-oncle -.

Il est rare qu' cet loge de sa vie publique l'orateur


n'ajoute celui de sa vie prive ^ Les vertus prives se rap-

Hritage d'Apollodoros,
1. Ise, 41. Lysias, C. Simon, 47. Oli-
vier, 41.
Cf. Idem, Corruption. 11. ^r['x. xitX. zolo-^ix, 12. D-
mosthne, C. Midias, 95.
2. Eschine, Ambassade, KiJ sq. Lysias, Corruption, 9. P. Man-
tithos, 12-18.
3. Dmostline, C.,Thocrins, 00. C. Euboulids, 37-38. Es-
chine, Ambassade, 149.
4. Lysias, P. Mantithos, 10-11 : y.A ti liv 'Sia ojtu Sio'ixnixa
nsp\
U TJv Dmosthne, C. Arislogiton, , 70. Dinarqnc,
zoivwv... Cf.

C. Arislogiton, 8.
II est remarquer du reslo qu'entre ces deux

domaines la frontire tait loin d'tre aussi trandio que de nos


jours. En veut-on une preuve? Un client de Lysias, aprs avoir
lou sa conduite prive, annonce qu'il va parler de sa vie publi-
que. Or qu'allgue-t-il? Sa moralit sans reproche, son loi^ne-
ment des plaisirs honteux, tels que le jeu et lo vin, et encore cette
circonstance qu'il n'u jamais t l'objet d'un procs civil (jui tou-
1^^ chat son honneur. Toutes choses sur lesquelles un moderne
^Brefuse l'Etat tout droit de contrle (P. Mantithos. 11-12). Les
^Grecs au contraire estimaient, selon le mot d'Arisiote (Politique,
^B V [Vlll], 1, p. 130, Bekk.) que le citoyen ne s'appartient pas
19
ago
portent deux ordres de devoirs : envers le prochain,
et envers la famille. A l'gard du prochain, c'tait dj
un mrite rare Athnes qu'une humeur accommo-
dante, loigne des querelles et des procs' : Thucydide
et Aristophane sont d'accord, on le sait, pour stigmati-
ser l'esprit processif de leurs compatriotes'. C'est l ce
qui donnait du prix des dclarations telles que celles-
ci : Je n'ai jamais attaqu personne en justice. J'ai

toujours support avec patience l'injure. Je me suis


toujours efforc d'arranger mes litiges l'amiable'.
Aussi cet argument est-il recommand la fois par la

Rhtorique Alexandre^ et par la Rhtorique d'Aris-


tote^ Certains plaideurs renchrissaient encore sur ces
dclarations : Non seulement je n'ai pas t accusa-
teur, disent-ils, mais personne ne m'a accus moi-
mme^. Bonheur bien exceptionnel sans doute dans
une ville o nul n'tait l'abri des sycophantes, et
o tel homme politique, comme Aristophon d'Aznia,

lui-mme, mais que tous appartiennent l'Etat, car chacun d'eux


est une partie de l'Etat. Voir des dclarations semlslables chez
Platon, Lois, VII, 790 B. Lysias, Corruption, 19. Ise, fragm. 30,
d. Scheibe (= Stobe, Florileg., V, 54).
1. Le citoyen paisible, rang, est dit xiai-iio;, [x-pio;, <jt!)cppu)v. Le
citoyen querelleur et processif est dit r.oh-ir-..'i-^^M'), tpiWSt/.o;.

2. Thucydide, I, 77. Aristophane, Gupes et passim.


3. Lysias, C. Eralosthne, 4. Invalide, 24. Isocrate, Antidosis,
144. Hypride, P. Lycophron, col. XIII, p. 34, d. Blass, 1894.
Eschine, Ambassade, 182. Dmoslhne, C. Bionysodoros, 14.
4. C. 36, p. 75 Sp.
5. II, 23, p. 1400 A.
6. Antiphon, i' Ttralogie, 2, 12-13. Lysias, Biens d'Aristo-
phane, 55. P. Callias, 3. C. Eratoslhne, 4, 20. P. Mantithos, 12.
Corruption, 18. Invalide, 24. Ise, Hritage d'Apollodoros, 39.
Isocrate, Antidosis, 26-27, 144. Hypride, P. Lycophon, l. l. Es-
ciiine. Ambassade, 182. Dniosthne, P. Pharmion, 57. C. Biony-
sodoros, 14.
agi
fut accus jusqu' soixante-quinze fois'. D'autres ne
s'en tiennent pas l. Ainsi Isocrate, dans V Antidose,
expose qu'il n'a de sa vie paru en justice, ni comme
partie intresse, ni comme dfenseur, ni comme t-
moin ^ Plusieurs mme vont jusqu' affirmer qu'on ne
les y a jamais vus en simples curieux; et l'un d'eux,
pour faire ressortir tout le mrite de cette abstention,
ajoute qu'il habite cependant tout prs de l'agora, sige
des tribunaux^. C'est qu' Athnes, comme de nos jours
en mainte petite ville de province, les tribunaux taient
une des distractions favorites des oisifs : le drame judi-
ciaire dans toutes ses phases y tait public enqutes :

(vay.pta'.;), audiences des arbitres, sances de l'Hlie,


tout cela formait un ensemble de spectacles quotidiens*.
Mais ceux qui y passaient leur temps avaient pour la
plupart mauvais renom c'taient des dsuvrs ou pis
;

encore, des sycophantes^


Toutefois c'et t trop peu que de n'avoir nui per-
sonne. Dans une dmocratie le citoyen doit faire preuve
d'une vertu plus active. Il faut qu'il puisse dire, comme
Andocide : Ma maison fut toujours la plus secourable

ceux qui taient dans le besoin'" , ou, comme Phor-


mion ; J'ai rendu service l'Ltat et beaucoup d'en-
tre vous" , ou, comme Dmosthne : Dans ma vie
prive, si vous ne savez tous que j'ai t affable, humain,

1. Eschine, C. Ctsiphon, 194. Cf. P. Girard, Arisloplion


d'Aznia (dans l'Annuaire de l'Assoc. pour l'encoiirag. des din-
des grecques en France, 1883).
2. Isocrate, Anlidosis, 144.
3. Ise, Hritage de Clonymos , 1. Lysiaa, Biens d'Aristo-
phane, 55.
'

4. Isocrate, Anlidosis, 38.


5. Isocrate, Aropagilique, 48. Platon, Thtte, 173 C.
fi. Andocide, Mystres, 147.
7. Diuosthiie, P. Phormion, 57.
292
secourable toute infortune, je me tais'. Et l'appui
de ces affirmations on cite, s'il y a lieu, les actes d'hu-
manit ((fiXav6pu):r(Gtt) qu'on a accomplis. Naturellement
ces actes sont trs divers. Nanmoins les conditions de
la socit attique faisaient que la charit s'y manifestait
principalement sous trois formes : la caution, l'ranos,
et le rachat des prisonniers. Le cautionnement, expo-
sant de graves responsabilits, tait un service des plus
importants, qui n'tait usit qu'entre intimes amis^
Aussi voit-on l'un des plaideurs fictifs d'Antiphon men-
tionner les cautions dont il s'est charg : preuve de la

valeur qu'on attribuait dans les causes relles cet ar-


gumenta Le mme plaideur cite aussi les ranoi aux-
quels il a pris part. L'ranos tait, comme on sait, un
prt d'amiti, sans chance fixe, ce qu'il semble, et
sans intrt*. Un Athnien avait-il besoin l'improviste
d'une somme considrable (par exemple, pour se rache-
ter des mains des pirates), il tait d'usage que ses amis
se cotisassent en sa faveur, chacun selon ses moyens.
C'est dans ces occasions que se rvlaient les vrais et les

faux amis. Aussi est-ce un lieu commun chez les plai-

deurs, pour prouver qu'ils sont humains et sensibles


l'amiti, de rappeler les ranoi auxquels ils ont parti-
cip'. Le rachat des captifs est aussi une des actions
que les Athniens honoraient le plus. Si quelqu'un

1. Dmosthne, Couronne, 2^. Cf. ibid., 257. C. Midias, 101.


2. Meier-Sehomann-Lipsius, Der allische Process, II, p. 707-8.
3. Antiphon, /le Tlralogie, 2, 12-13. Cf. Dmosthne, C. Ars-
logilon, I, 86.
4. Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, Ihia-
ses, ranes et orgons, p 143.
5. Antiphon, i Ttralogie, 2, 9. 13. Ise, Hritage d'Hagnias,
43. Dmosthne, C. Slphanos, I, 69. C. Nicosl.ratos, 8. C. Apho-
bos, I, 25. C. Euboulids, 19. C. Nra, 31. C. Midias, 101. C. Aris-
logiton, I, 21.
293
me demandait : Dis-moi, Dmosthne, de quel bienfait
notre ville t'est-elle redevable? Je /Pourrais numrer
mes trirarchies, mes chorgies, mes contributions, les

ranons que j'ai payes pour les captifs, et autres actes


d'humanit pareils'. On voit que dans ce passage l'ora-

teur met le rachat des prisonniers au nombre des ser-


vices les plus minents que l'tat puisse recevoir. C'tait

en effet restituer l'tat des citoyens, et ceux-ci le

plus prcieux des biens, aux yeux d'un Grec, la libert.

Aristote recommande expressment cet argument dans


sa Rhtorique'. Tels sont les actes par lesquels d'or-
dinaire se traduit Athnes l'humanit. Ce ne sont pas
des devoirs stricts, car aucun texte de loi ne les pres-
crit.

Trs nettement dfinis par la loi, au contraire, taient


les devoirs envers les pre et mre : i" le respect; 2" la
nourriture (en cas d'indigence des parents); 3" les hon-
neurs funbres-'. Ces devoirs tant d'obligation troite,
c'tait un crime que de les ngliger, tandis qu'on ne se
vantait gure de les avoir accomplis. Tout au plus le

plaideur insiste-t-il l'occasion sur le respect qu'il a


toujours montr envers ses parents. C'est que de tous
les devoirs filiaux le respect tait le plus dlicat et le

moins extrieur : si la loi chtiait les coups, elle ne pou-


vait atteindre les sentiments et les paroles irrvrencieu-
ses : A l'ge de trente ans o je suis arriv, dit un

1. IWmoslhne, Chersonnse, 70.


Rhtorique, II, 23,
2. Aristote, p. 14(X>A. Lysias, Hienx d'Aris-
tophane, 59. C. Erntoslhne, 20. Ise, Hritage de Dicogne, U.
Di^mostline, Ambcsxndc , IW), 229. Couronne, 2<W. Ilypi^ridp,
C.Dmade (frag. 7(5 Elass, 1894). Cf. Plutiir(|u.>, Vi,; de Philo-
pmen, 4. Cornlius Npos, Vie de Cinion, 4.
3. La violation de ces devoirs filiaux pouvait donner lieu une
poursuite particulire, dite xixwj;; twv -^iMwt (Meier-Schmann-
Lipsius, Der nllische l'rocess, I, p. 354-5).
.

294
client de Lysias, je n'ai jamais rpliqu mon pre '.
Vertu rare sans doute, et bien dmode ds ce temps-l,
car dans les Nues d'Aristophane le .Vive; <.Y.3.'.i, qui
promet de former son lve ne pas rpliquer son
pre (vTtTCv T ittpi \).r,Hy), est trait en vieux radoteur".
A ct des obligations l'gard des pre et mre, il

y a encore les devoirs envers les autres membres de la

famille. C'est ainsi que la coutume, sinon la loi crite,

obligeait le pre doter sa fille selon ses moyens, et,


dfaut du pre, le frre doter sa sur, le /.Jp'.i; sa pu-

pille^ : en consquence, on voit des plaideurs se faire


honneur d'avoir pourvu convenablement leurs filles,

leurs surs, leurs pupilles ', et parfois, ce qui est plus


mritoire, des cousines, ou mme des filles pauvres non
parentes \

Attaques contre l'adversaire. En regard de ce


pangvrique personnel il tait d'usage, comme nous
l'avons dit, que le plaideur trat un portrait peu flatt

de l'adversaire. Ce portrait peut se rsumer d'un mot :

il est la contre-partie peu prs exacte de l'loge qui

prcde. Souvent donc on va jusqu' dnier son ad-


versaire la qualit de citoyen. Premirement, dit

Eschine, traant l'image du bon dmocrate, il sera libre


du ct de son pre comme de sa mre, de peur que le

1. Lysias, Biens d'Aristophane, 55. Cf. des dclarations de


mme nnture chez Ise, Hritage de Mncls, 18. Dmosthne,
C. Bolos, I, 13.
2. Aristophane, Nues, v. 998. Comparez les regrets d'Isocrate
(Aropagilique, 49) sur le temps d'autrefois o c'tait un plus
grand crime vTS'.ncv xoXi ::pa6uTpot? r^ Xoi5opr;aa(i6ai j vjv pi to'j;

Yova; J^aixapiEiv
3. Lysias, C. Agovalos, 45.
4. Lysias, P. Mantithos, 10. Ise, Hritage d'Aristarchos, fin.

5. Lysias, Biens d'Aristophane, 59. Dmosthne, Couronne, 268.


295
malheur de sa naissance ne lui fasse har les lois, sau-
vegarde de la dmocratie '. Et, cette condition pose,
Eschinc s'applique montrer que Dmosthne n'y satis-

fait pas, tant fils d'une Scythe". Sensible cet outrage,


Dmosthne se venge en le renvoyant aggrav son
ennemi Qu'est-ce que ton pre, sinon un esclave
:

qu'on a vu porter les fers? Tu as su par la fraude


l'introduire dans un dme, et te voil depuis peu, d'es-
clave que tu tais, devenu citoyen et homme d'tat \
Midias n'est pas mieux trait : Dmosthne l'appelle un
enfant suppos, achet d'occasion par celle qui passe
pour sa mre; et dans l'insolence de Midias il signale
la tare persistante de son origine barbare'*. Ce n'est pas
le lieu de montrer avec quelle facilit se faisaient les ins-

criptions frauduleuses sur le registre civique : avec de


l'intrigue et de l'argent, les btards, les trangers, par-

fois mme les esclaves extorquaient un vote favorable


des dmotes^. On comprend donc qu'il ft toujours
ais de contester son adversaire le titre de citoyen''.
Pour donner cette imputation un air de vraisem-
blance, il suffisait de quelque circonstance quivoque.
Il est bien certain, par exemple, que le pre d'Eschine
n'avait jamais t esclave ; mais des revers de fortune
l'avaient rduit pendant un temps un office subal-

terne, voisin de la servitude. Il est probable galement


que la mre de Dmosthne ne descendait pas de race

1. Eschine, C. Ctsiplion, 1(58.

2. Ibid., 172.
Dmosthne, Couronne, 129 sq., 259, 261.
3.
Idem, C. Midias, 149.
4.

5. Voir Ilaussoullier, Vie municipale en Attique, p. 32 sq.

(j. Lysias, C. Agoratos, IS, ()4. C. yicomachos. 2, .5, 27. Ando-


cide, frag. 5 (Blass). Escliiiie, Arnbasmde, 78, 9^ 18C). C. CU'si-
phon, 171-2. Dmosthne, Cuuroiuin, 129 sq,, 259, 261. C. Aristo-
gilon, I, 78. C. Midias, 149. C. Androlioii. 68.
,

296
scythe, mais d'une famille athnienne tablie dans le

Pont, et ayant conserv Athnes ses droits de cit'.


Dans bien des cas, du reste, il est trop visible que le

plaideur est le premier ne pas ajouter foi ses impu-


tations : ce n'est pour lui qu'un moyen de dverser sa
haine, d'humilier et de vexer un ennemi, en lui jetant

la face certaines particularits de famille ou de nais-


sance dsagrables entendre.
D'autres fois on s'etTorce de faire passer son adver-
saire pour un ennemi du peuple (iJiiii:Sr,|jio , iXtYapytxi;)

en remontant au besoin jusqu' ses anctres, qu'on ac-


cuse d'avoir t les soutiens de la tyrannie, soit jadis
sous les Pisistratides, soit plus rcemment sous les

Quatre Cents et les Trente'. On lui reproche de


n'avoir rien dpens pour l'tat en liturgies, ou du
moins d'avoir fait preuve de ladrerie dans ces charges \
On le met au dt de citer quelque campagne la-
quelle il ait pris part, quelque fait d'armes qu'il ait

accompli '. On le taxe mme de lchet (SetXia) ou de


dsertion (sTpaTsta) deux outrages qu'Eschine ne se
:

lasse pas de lancer Dmosthne \ A toutes ces accu-


(

1. A. Schiifor, Dp.moslhenes iind seine Zeit, I (S" d. 1885),

l.
261 sq.
2. Anliplion, Sur lu rvolution (fr. 1 , M. Blnss). Andocide.
Mystres. iH-iJ. Lysias, P. Manlilhos, 3. Invalide, '>. Aiijji. xaTaX.
ir.oXoylix, 11. C. J-Jviindros, 4. Cf. Eschine, C. Ctsiphon, 1G8. 1)''-

iiiostlu'sne, C. Arislof/iton, 1, 155, 77.

8. Lysiiis, C. Nicomachos, 20. C. Philon, 15. Ise, Hritage de


Dicrogne, 3(5 8(]., 43, 45. Hrit. de Nicoslralox, 27. Ut'rit. d'Apol-
lodoros, US). Dinoslline. Ambassade, 382. C. Aristogilon. I, 178.
(.'. Slrplianos, I. (Ki.Phnippos, 3, 22-24. Couronne, 312.
C.
C. Midias, ICI, 174. P. Phormion, 41.
4. Lysins, C. Nicomachos, 2(>. C. Eraloslhne, ;-i8. C. Andocide
46. Ise, Hcrit. de Dicogcne, 40. IVmosllu^ne, C. Midias, 148.
5. Lyains, C. Alcibiade, I, 7. P. Mnntilfios, 13. Kschine, Am-
bassade, 148. C. Clsiphon. l'iH. 151, 152, 155, 175, 226, 244.
307
sationh ajoutons encore celles, non moins frquentes, de
vol, de diJlxiuche, d'adultre, d'inceste, et surtout d'it(-
prisi ', Cotte dernire atteint presque tous les orateurs '
:

Andocidc s'en dfend, Kschineei nmoslhne se la ren-


voient, et des plaidoyers comme ceux de Lysias Contre
Simon ou d'Eschinc Contre Timarquc montrent par
quels tranges sophismes tait excus, parfois mme
exalt ce vice infime.
Tous ces outrages sont monnaie courante la tri-

hune ^ Mais de toutes les injures qu'changent les ora-


teurs il n'en est pas qui revienne plus souvent que celle
de sycophanteK Qu'est-ce donc que le sycophante?
On peut le dfinir un professionnel de la dlation et
du chantage. A la vrit certains sycophantes, cmmc
Thocrins ou le fameux Aristogiton, ont su prter
leur riMo une apparence do grandeur, Thocrins dcla-
rait que, sans l'action d'illgalit, c'en tait fait de la

dmocratie \ Et Aristogiton se dcernait le nom de

t. Aiitloklo, Mi/stih'fS, Vih. Lysins, '", .Mvihindt', I. 'i C. Ago


nilos, (Vi. ls\o, llvi'it. (ta Nicoxlralos, !4S. Ksoliini<, Ambdusade,
88, !W. C. rtosiphon, IW, irn, Itil, 174, 214, )H\ 240. IWinoHllit^ii.',
(,'. Anilrolioii. ThS. C. Stvphiino.i, I, 7!>. .Xmlxi.isadc, !!>, ','S"

ronne, IJlt. Diimniuc, C. Aristojjiton, ',), Kio.


'i. Syinpti\uio tout aussi ^nivo, toi onilcur so fuit un mt'inlc piir-
licnlinr do n'avoir llolri piir si's pussions mn'un .li.n.Mi (K.s-
oliino, Amtxissiide, iSi).
3. Voir dans los Checutirrs li'Anslopliaui' la iiiu'nili- cniro
(;li\on et lo eharoulipr. 0,'ost uno soi''nt' priso sur lo vil', nialt?ri>

l'oxam'ration ooniiquo. Nous y rotrouvous au ooinplol tout lo n^


porloiro li'injuros quo nous vouonsLos doux rivaux
d'Oiiunn^ror.
s'y ronvoionl los iinputationR do liivhetfi (v. ;Ui8), do con'uption
(v. 4(Kt), do si/cophnniiii (v. 44'J), do lirsi'rlion (v. 448), do vol

(v. 444), do s<irrili)(jt> (v. 44.')), iVoliuurchisini' (v. 447), do litco-


nisme ol do /;i('Wts>i<? (v. \M ol 478).
V Lysias, P. (\)Hi,i.<,
Aiijj.. xt)>. ir.o\., 8. ;' niin'.'f. I IsoiM-alo,

Antidoxis, 24. C. Callimarhos, 2'-!


6. IV^nioslMnp, C. Thifocrins, 84.
298
chien du peuple' , donnant entendre qu'il aboyait
et faisait la garde autour de la dmocratie et des lois.

Pourtant l'intrt de l'tat tait leur moindre souci. Les


poursuites qu'intentait de prfrence le sycophante
taient celles o une part des biens du condamn reve-
nait l'accusateur (par exemple, l'TCypap'f,)*. Ses victi-
mes dsignes taient les citoyens riches et d'humeur
timide (lE ir.pi'^ij.c'/ic; y.a'i TrXiuatot). Il les menaait de quel-
que procs, tout prt, du reste, vendre son dsis-
tement^. D'ordinaire ce calcul odieux russissait; les

innocents mmes transigeaient, trop heureux d'viter


l'incertitude et les mille tracas d'un procs^. Le chan-
tage, comme on le voit, n'est pas une industrie moderne.
Les sycophantes tenaient Athnes sous le rgime des
suspects. Qu'on en juge par le cas du riche Nicias : 11

donnait tous ceux qui le menaaient...; sa timidit


tait un revenu pour les mchants... Telle tait sa crainte

des sycophantes qu'il n'acceptait d'invitation chez aucun


de ses concitoyens, qu'il ne se mlait aucune socit,
aucune runion d'amis'. Ces coquins tant lgion,

1. Dmosthne, C. Arislogilon, \, 40.


2. L'rofpar) est une rtilalion dirige contre celui qui dtient
un bien appartenant l'Elat. (Lysias, C. Agoratos, 65. Metirlre
d'Eraloslhne, 44). Ce moyen de s'enrichir, quoique lgal, tait
regard comme dshonorant. Aussi Apollodoros, dans une affaire
de ce genre, a-t-il soin de dclarer ds le dbut Les trois quarts ;

que la loi accorde au dnonciateur, je les abandonne l'Etat;


c'est assez pour moi de me venger (Dmosthne, C. Nicostra-
tos, 2).
Antiphon, !' Ttralogie, 2, 13. Isocrate, C. Euthynos, 5, 8.
3.
C. CallimachoSjS sq. Eschine, Ambassade, 9l-i. C. Clsiphon, .51,
212. Dmosthne, C. Thocrins, 27. C. Arislogilon, I, 45.
4. Lysias, P. Polystralos, 15. Isocrate, C. Callimachos, 8.

Plutarque, Vie de Nicias, 4.


5.
Dans le Ploutos d'Aristo-
phane, un des bienfaits dont le chur rend grces au dieu est
d'avoir dlivr Athnes du flau des sycophantes. Voir encore
299
l'imputation de sycophantie offrait toujours quelque
vraisemblance. Eschine l'insinue contre Dmosthne
lui-mme, rappelant que celui-ci s'est dsist successi-
vement dans deux procs, l'un contre son cousin Dmo-
mls, l'autre contre Midias'. Il est bien probable que
les motifs de Dmosthne taient honorables ; mais
entre sa conduite et celle des sycophantes il y avait une
ressemblance tout extrieure, dont Eschine tire malif^ne-

ment parti. Ajoutons qu' force d'tre rpte, cette pi-


thte avait fini par perdre sa signification prcise, sans
cesser d'tre injurieuse : Devenu homme, on te donna
ce nom qui s'applique tous les mchants, celui de
sycophante'.
Arrivons enfin aux accusations relatives la vie pri-

ve. Il est de rgle qu'on dpeigne son adversaire


comme un chicaneur de profession (xsXuTCpiYl^'Wv, '.Xi-

txs;)'. Ou bien on l'accuse d'gosme ou d'inhumanit :

Parmi un si grand nombre d'Athniens, toi, Stpha-


nos, bien plus riche que tu ne mritais de l'tre, peux-
tu en nommer un seul qui tu aies vers un secours?
pour qui tu aies contribu dans un rane? qui tu aies
fait quelque bien ? (Dmosthne, C. Stphanos, I, 69.)
Tu n'as mme pas rachet un prisonnier des mains
de l'ennemi. Hritage de Dicogne, 44.) Mme
(Ise,

reproche de Dmosthne Eschine dans le plaidoyer


Sur l'Ambassade, et d'Hypride Dmade dans un
fragmenta Plus grave encore est l'oubli des devoirs

Xnophon, Mmorables, II, 9, o Criton se plaiat que les syco-


phantes rendent la vie Impossible.
lui
1. Eschine, Ambassade, d'i. C. Clsiphon, .ji-5"2, 21"2.
2. Eschine, Ambassade, 99.
3. Voir les textes citt3S p. 290-1.
4. Dmosthne, Ambassade, a^W. Hypride , frag. 5 (Blas.i).
Cf. Lysias, C. Eralosthne, 20.
3oo
envers la famille. Aussi rien de plus commun que ces
invectives : Tu as os porter les mains sur ta mre '.
Tu as refus tes parents la nourriture et les soins
que rclamait leur vieillesse^ Le devoir sacr
d'ensevelir ton pre, tu l'as nglige Tu as re-

fus une dot ta sur, et tu l'as vendue un tran-


ger*. Etc..
On connat maintenant les lments traditionnels de
l'loge et du blme dans les plaidoyers. Reste recher-
cher comment ils sont si constants et si peu variables.
Cette uniformit ne s'expliquerait pas, si, dans le dou-
ble portrait qu'ils traaient d'eux-mmes et de leur ad-
versaire, les plaideurs athniens n'avaient eu, plus ou
moins consciemment, pour modle une conception po-
pulaire, trs arrte, du bon et du mauvais citoyen.
Cette conception s'tait de bonne heure fixe c'est :

elle videmment qui avait donn naissance la dokima-

sie. Qu'on examine en effet l'ensemble des qualits exi-


ges des magistrats, on verra que ce sont exactement
celles par o le plaideur se recommande aux juges. La
dokimasie portait, elle aussi, sur trois points : i sur les
anctres du candidat; 2" sur sa vie publique; 3 sur sa
vie prive. On lui demandait de prouver qu'il tait n de
parents citoyens, des cts paternel et maternel, qu'il

avait pris part aux expditions militaires, qu'il s'tait

acquitt rgulirement de ses obligations financires


envers l'tat : liturgies, chorgies, trirarchies, contri-

butions, qu'il n'avait jamais donn de preuves de

1. Draosthne, C. Arislogilon, I, 55.


2. Dmosthne. C. Arislogilon, 1,54. Dinarque, C. Arislogilon,
8. Dnicsthne, C. Timocrats, 200, 203.

3. Dmosthne, C. Arislogilon, I, 54. Cf. Lysias, C. Philon, 21.

Dinarque, C. Arislogilon, \S. Isocrate, Eginlique, 31.


4. Dmosthne, C. Arislogilon, I, 55. C. Timocrats, 202.
3oi
sentiments oligarchiques. Relativement sa vie prive,
il avait tablir qu'il se conduisait bien envers ses pa-
rents, ou, si ceux-ci taient morts, qu'il prenait soin de
leurs tombeaux; enfin qu'il tait tranger certains
vices ou crimes particulirement rpandus Athnes,
comme rbafprjc.i;'. Tel est l'ensemble des conditions que
la dmocratie exigeait du citoyen qui visait aux charges
de rittat. Dans l'enqute que les plaideurs tablissent
sur leur propre conduite et sur celle de leurs adver-
saires n'est-on pas en droit de voir un souvenir de la
dokimasie ? Quoi qu'il en soit, remarquez le caractre
tout positif de ce civisme : il se compose d'un petit
nombre d'obligations prcises envers l'tat, les conci-
toyens, la famille, et surtout d'actes extrieurs qui tirent
leur prix moins de leur valeur morale que de leur uti-
lit sociale.

2. L'amplijicalion.

L'amplification (2\)z,r,'si) avait t tudie de fort bonne


heure par les rhteurs. On sait quelle importance lui
attribuait en particulier Gorgias : il y voyait le but su-
prme de l'loquence, qu'il dfinissait l'art de faire

paratre grandes les choses petites, et petites les choses


g^andes'^ Et cette dfinition reste encore celle d'Iso-
crate''. Certes, elle nous parat bien troite et bien pu-
rile; mais, pour la juger sainement, il ne faut pas
oublier qu'Isocrate et Gorgias n'avaient en vue que

1. Meier-Schmann-Lipsius, Dey- attische Pi-ocess, 1, p. 236 sq.


Caillomer, art. Docimasie dans le Dictionnaire des antiquits
<lo DarciiiberR et Sa^jlio.
2. l'hiton, Phdre, 2()7 A.
3. Isocrato, Pangyrique, 8.
302
l'loquence pidictique. Avec plus de srieux Aristote
lui-mme ne dira pas autre chose C'est aux discours :

pidictiques que convient surtout l'amplification, car


l'orateur y prend les faits pour accords, et il n'a plus
qu' y ajouter la grandeur et la beaut'. L'art de
grandir les choses a pour pendant celui de les rabaisser
(-:a7:cvco5ti;, (iwctj ^ De l'un et de l'autre Gorgias avait
donn des modles dans ses loges et ses Blmes,
consacrs exalter et dprcier tour tour le

mme objet ( singularum rerum laudes vituperatio-


nesque ^.) De tels crits supposent ncessairement chez
Gorgias une thorie, si lmentaire encore qu'on la

voudra, des lieux de l'amplification^.


C'est donc dans les coles d'art pidictique que la

thorie de l'amplification s'est forme, mais l'loquence


judiciaire devait, naturellement, profiter bref dlai de
ces tudes. Dans tout plaidoyer en effet l'amplification a
sa place marque. L'accusateur, par exemple, a-t-il d-
montr la ralit du dlit? Ce n'est que la moiti de sa
tche : il lui reste convaincre les juges que ce dlit
est grave, qu'une rpression rigoureuse s'impose, que
la socit est intresse au chtiment du coupable, bref,
ajouter aux faits la grandeur. coutons encore
ce sujet Aristote : La preuve faite, l'ordre naturel est
d'amplifier ou d'attnuer : car il faut bien que les faits

soient accords, avant qu'on aborde la question de de-


gr. Il en est de cela comme des corps, qui ne s'accrois-
sent qu' condition d'exister d'abords

1. Aristote,Rhtorique, I, 9, p. 1368 A.
2. Rhtorique Alexandre, c. 3, p. 20 Sp.
3. Cicron, Brutus, 46.
4. Probablement aussi les ;:f6iXXovTE5 de Thrasymachos, dont
nous avons dj parl p. 156, taient une tude de ce genre.
5. Aristote, Rhtorique, III, 19, p. 1419 B.
^ 3o3
C'est par Aristote qu'on peut se rendre compte du
dveloppement qu'avait atteint ds le quatrime sicle
la thorie de l'amplification '. Selon cet auteur, on am-
plifie principalement au moyen des lieux suivants : en
montrant que l'inculp est le seul qui ait commis un tel
mfait dxivo?);
ou qu'il est le premier qui en ait donn
l'exemple (xpuT:;); ou que bien peu l'avaient commis
avant lui (|j.:-:' XYOJv); ou qu'il a port la mchancet
son comble ([/iXicxa); en allguant le temps et l'oc-

casion (ypvc. xa; /.aipiO; le lieu (s tjxsi) : par exemple,


le faux tmoignage est d'autant plus coupable qu'il est
commis dans le sanctuaire de la justice; l'ge (a f,).-.-

y.ai);
les moyens (a Suvip.t;); la difficult (t -/aXc-
KWTepvj; la manire (oStio;); la rptition (-cXi-/.:;),

parce qu'elle prouve qu'il n'y a pas eu seulement hasard;


la prmditation (h. zp;v:ta;); V atrocit inoue de
l'acte (to Or;p'.o)Sj-:::v); les rapports antrieurs avec la
victime : si, par exemple, un bienfaiteur (js'sj tZ
c'est

TTTCvOsv); en montrant que dans le dlit qu'on pour-


suit jt>/MsieMrs sont contenus (rsXXi); ou par la com-
paraison (vT!7:apa5aXXiv) ,
qui sert montrer que le
crime dont il s'agit est bien plus grand que tel autre
(dans ce lieu Aristote englobe videmment le lieu trs
usit du contraire, i-f. -rv vavTwv); par la division d'une
chose en ses diverses parties (iaipiit;) : de la sorte, il

semble qu'on la multiplie; par la gradation (izuxo-


Ssi;.Tv); ou enfin par l'asyndte (xi iz^/U-i), dont les
effets sont peu prs mmes. Etc.. La plupart de ces
les
lieux se retrouvent aussi, sous d'autres noms, dans la
Rhtorique Alexandre'.

1. Aristotfi, liheloriqiie, 1. 0, p. 1308 A. Cf. I, 9, p. l:(u 11 ; I. l'i.

p. ia")7 A ; 1, 7, p. 13(>5 A ; III, i>, p. H18 B.


2. Rhtorique Alexandre, c. 3, p. 20, e. 35, p. 70 Sp.
3o4
Cette numration d'Aristote est, on le voit, tout fait
dcousue, arbitraire et incomplte. Mais il y avaitj si je

ne me trompe, ds ce temps des classifications plus m-


thodiques'. J'espre, en particulier, prouver que celle
qu'on Rhtorique Hrennius drive direc-
lit dans la

tement des du quatrime sicle'. Elle comprend


Ty.vai

les dix lieux suivants. Le premier lieu se tire de


l'autorit {ab auctoritate) on rappelle quel intrt ont :

pris la chose les dieux, ou les anctres, les rois, la na-


tion, les sages, et toutes les personnes qui ont droit
notre respect. Le second lieu montre qui importe
le dlit commis, si c'est la socit entire, ou des
suprieurs, ou des gaux, ou des infrieurs. Dans
le troisime lieu on se demande ce qui arrivera, si le

coupable obtient son pardon, et on montre que dans ce


cas beaucoup d'autres imiteront son audace. Le qua-
trime lieu consiste dire que bien des gens attendent
imfiatiemment le verdict, afin de savoir ce qu'ils pour-
ront se permettre eux-mmes en pareille occasion.
Dans le 'cinquime lieu on montre que, s'il est des cas

o une erreur peut tre rpare, ce n'est pas le cas pr-

sent, car, le coupable une lois absous, rien ne saurait


porter remde l'injustice commise. Et on appuiera
son assertion par des exemples. Le sixime lieu ta-
blit la prmditation, afin d'enlever l'accus toute
excuse. Le septime lieu dcrit l'horreur, la barba-
rie, l'atrocit inoue du crime. Le huitime lieu
affirme qu'il ne s'agit pas ici d'un crime ordinaire,

1. Exemple, celle de Thophraste, lequel reconnaissait six sour-


ces principales d'amplification : h. liv 7:pxJlJ.izu>^ Iz tCiv 7:o6tv6v-

Tiuv h T^; i-:iT.7ifxZoXTji l/. Tr;; av-^y-flatmi ix tSv xaipiv Ix Tou

3:0ou5 (Longin, frag. 11, p. 326).


2. Rhtorique Hrennius, II, 30, 48. Cf. Cicron, De l'inven-
tion, I, 52, 98.
3o5
mais unique, sans prcdent chz les btes comme
chez les hommes. Le neuvime Heu compare le dlit

actuel avec quelque autre, et montre combien le premier


est plus atroce. Dans le dixime lieu on expose d'une
faon vivante toutes les circonstances qui ont accompa-
gn un fait, ou qui l'ont suivi, pour donner l'auditeur
l'illusion de la ralit.

En regard de la thorie voyons maintenant la prati-

que. Chez les plus anciens orateurs, Antiphon, Ando-


cide, Lysias, l'amplification estun procd encore assez
rare, et le plus souvent spontan. Pourtant on peut dj

signaler chez eux deux ou trois modles d'amplification,


qui viennent srement de l'cole. De ce nombre est le
lieu : tnultos imilalores cjusdem audaciae fuliiros'. C'est
que l'ide qu'il dveloppe est de mise dans presque toutes
les causes, et que bien souvent mme le plaignant n'a
pas d'autre moyen d'intresser sa querelle prive
Fgosme des juges :

Vous devez dans vos jugements vous proccuper


non seulement du coupable, pour le punir, mais encore
du reste des citoyens, pour que cet exemple les rende
plus honntes et plus sages. Acquitter mon adversaire,
ce sera dclarer que chez vous on peut commettre le

crime avec impunit; si au contraire vous condamnez,


le

par le mme vote qui chtiera le coupable vous rendrez


les autres plus retenus. (Antiphon, Ttralogie I, 3, i;

Andocide, C. Alcibiade, 40; Lysias, C. Alcibiade, II, 9;


C. les marchands de bl, 19; C. Ergocls, 10; Isocrate,
C. Lochits, 18; IscQ, fraginetil i (Teubner); Lvcurgue,
C. Locrats, 149; Eschine, C. Timarque, 192; Dmos-
thne, C. Midias, 3y, 227; Ambassade, 282; C.Aristo-
giton, I, 17; Couronne trirarchique, 12; C. Polycls,

1. C"esl le troisime de la Rhtorique Hrennius.

20
_ 3o6
66; C. Nra. 77; Dinarque, C. Aristogiton, 22 '.j
Cet argument semble l'usage exclusif de l'accusa-
tion. Il } a cependant pour l'accus un mo\en de le

retourner son profit : qu'il dpeigne son adversaire


comme un sycophante. Ds lors il aura droit, son
tour, d'invoquer l'intrt public :

Deux sortes de gens, dit Andocide, sont venus ici

vous entendre, avec des intentions bien diffrentes : les

uns, pour savoir s'il faut se fier aux lois tablies et aux
serments jurs, les autres pour connatre par votre ju-
gement s'ils pourront faire impunment le mtier de
sycophantes et d'accusateurs Oui, Athniens, il en
est ainsi : la cause prsente m'est personnelle, mais
votre sentence aura une porte gnrale. Elle dcidera
si l'on doit se fier vos lois, ou chapper aux syco-
phantes, soit en les achetant, soit en fuyant loin d'eux
et de la patrie. (Andocide, Mystres, io5; Antiphon,
Meurtre d'Hrods , 80; Lysias, Meurtre d'ratos'
thne, 3, 47; P Callias, 5; Dmosthne, P. Phormion.
58.)
De mme aussi le lieu : multos alacres exspectare
quid statuatur^, a t ramen de trs bonne heure

une rdaction peu prs fixe Tous les hommes :

politiques sont venus ici, non pour nous couter; ce


qu'ils veulent savoir, c'est le jugement que vous allez

1. Cette formule comporte une variante accommode au cas o


l'accus est un personnage considrable par son loquence, sa
richesse, son influence politique : Dites-vous bien que, si vous
punissez des inconnus, personne n'en deviendra meilleur, car
votre verdict restera ignor de tous, au lieu que, si vous vous en
prenez des coupables illustres, tout le monde apprendra la chose,
et cet exemple rendra plus sages les autres citoyens (Lysias,
C. Alcibiade, I, 12-13. C. Nicoinachos, 23-24. C. Epiera tes, 5-7.
Dinarque, C. Dmosthne, 27).
2. C'est le quatrime de la Rhtorique Hrennius.
3o7
porter sur les coupables. Si donc vous acquittez ces
hommes, ils estimeront qu'on ne court aucun danf;er
vous trahir, et jouir ensuite du fruit de son crime;
mais si vous le condamnez mort, par un seul et mme
verdict vous rendrez les autres plus retenus, en mme
temps que vous tirerez vengeance de ceux-ci. (Lysias,
C. Epicrats, 7; C. Nicomachos, 23-24; ^- Eratos-
thne, 35; Isocrate, C. Callimachos, 42; Dmosthne,
C. Dionysodoros, 48. Cf. Andocide, Mystres, io5.)
Remarquez que ces diverses formules ne sont, au
fond, que des variantes d'un argument psychologique,
dj maintes fois signal : il s'agit de persuader aux
juges qu'ils ont, par quelque ct, un intrt personnel
dans la cause.
Toutefois ce n'est qu' partir d'ise' que l'amplifica-
tion prend une large place dans la rhtorique judiciaire.
Sans doute le fait est d l'influence de l'art pidic-
tique, reprsent alors avec tant d'clat par Isocrate.
L'amplification, comme le remarquait dj Aristote, est

par excellence le moyen oratoire de cet crivain \ Et cela


est vrai mme de ses plaidoyers. Qu'on lise entre autres
son plaidoyer Contre Lochits : d'un bout l'autre, ce
n'est qu'une srie ininterrompue d'amplifications. On
ne peut donc gure douter que dans son enseignement
Isocrate n'insistt sur celte figure, pour en montrer la

puissance et les formes varies. Or plusieurs des ora-


teurs de ce temps, Ise, Lycurgue, Hypride, ont t
d'aprs la tradition les lves d'isocrate; et sur les au-
tres son influence, pour n'avoir pas t directe, n'en est

pas moins visible.

1. Cf. Denys d'Halicarnasse, hi'e, 16 : astv jiiXXov x\ S!v(S'icp

r.oiti comparaison avec Lysias).


ti rpifciaiTa (par
2. Aristolo, Hhlorique, I, SI, p. 1308 A.
3o8
Chez Dmosthne, en il est clair que sou-
particulier,
vent l'amplification un procd spontan,
n'est plus
mais une arme de rhtorique, manie avec une pleine
conscience. Je n'en citerai que deux exemples, entre
cent. Dans la Midienne l'orateur expose en termes
pathtiques l'aventure d'un certain Straton qui avait
d, comme arbitre public, condamner Midias par dfaut :

depuis ce jour le malheureux a t de la part de Midias


l'objet d'une haine implacable, et finalement s'est vu
frapper d'atimie. Pourquoi, se demande d'abord le lec-

teur, cette histoire tout fait trangre la cause ? Uni-


quement pour provoquer cette vive opposition, tire du
lieu ex peccatorum comparalione Quoi l'homme qui : !

s'estmontr si dur, si impito\'able, qui a exig une r-


paration si norme pour une prtendue injustice, alors
qu'aucune injustice n'avait t commise envers lui, vous
le trouvez outrageant un de vos concitoyens, et vous
l'acquitteriez, lui qui n'a respect ni la fte, ni les cr-
monies, ni la loi, ni rien au monde! Vous ne le con-
damneriez pas! Vous n'en feriez pas un exemple' On !

voit combien ce contraste est artificiel et tir de loin.


Mais il y a une amplification bien plus saisissante dans
V Ambassade : c'est cette antithse clbre des deux ban-
quets, l'un ou l'acteur athnien Satvros avait sollicit
de Philippe la libert de deux captives olynthiennes
l'autre o Eschine avec ses compagnons de dbauche
outragea une femme d'Olynthe. La bonne action de Sa-
tvros sert de repoussoir l'infamie d'Eschine (s; vavTiu)-.

Certes, je ne sais pas dans toute l'uvre de Dmosthne


de morceau plus loquent. Mais le dprcierai-je, en si-
gnalant ce qu'il y a de voulu, de perfide, dans le rap-

1. 97.

3. 19:^-198.
3ofj
prochement de deux scnes si disparates, et en recon-
naissant l l'habilet consomme d'un rhteur? Eschine
dans sa rplique appelle, non sans raison, ce passage
une antithse calcule et sclrate {-.x r'.syXeui^ivx -/.ai
y.ay.jOf, T'j-a - vT'.OTil'.

Mais le matre dans l'art de l'amplification, c'est l'ora-

teur Lycurgue. '0 Auxsypv:; iTt '. ravrc; a\i^r,-M.i^, dit


Denysd'Halicarnasse" : ce qui est un blme autant qu'un
loge. Et le plaidoyer Contre Locrals confirme d'une
fai;on clatante ce jugement. On sait l'objet de ce dis-
cours : Locrats est accus de trahison, pour avoir
dsert au lendemain de Chrone. Au | 36 la narration
et la preuve sont acheves. I^'orateur va s'attacher dsor-
mais mettre en lumire du fait, appelant pour
la gravit
cela son aide toutes les formes connues de l'amplifica-

tion. Voici, pour commencer, une description pathtique


du lamentable tat o se trouvait Athnes au moment
o le lche l'a abandonne : c'est le lieu mentionn
plus haut /. Toiv y.s'.pjv, puis un pang)rique des
vaincus de Chrone, justifi par ce mot que l'loge
des braves est l'clatante condamnation des lches :

on reconnat l le lieu v. "j vavT'u. ( 46-51) .Aprs


la rfutation des moyens de dfense, la srie des ampli-
D'abord lecture de l'antique serment
fications reprend.
prtchaque anne par les phbes, ainsi que du ser-
ment que les Grecs jurrent Plate (?; 75-82). L'objet
de ces citations est, d'une part, de rappeler aux juges
quels taient les sentiments de leurs anctres l'gard
des lches (c'est le lieu ab aucloritate), puis de mettre
en contraste la vaillance qui respire dans ces vieux tex-
tes avec la lchet de Locrats (c'est le lieu y. t;j iviv-

\. E^c\\uw, Ambassade, k.

2. Denys d'Hiilicarnasse, Jugement des anciens, V, 3,


3io
t(su). A ces deux mmes lieux appartient encore
toute la suite d'amplifications qui va du | 83 au | iio.
L'orateur y raconte plusieurs traits hroques emprun-
ts l'ancien temps", puis cite tour tour quelques

vers belliqueux de l'Iliade, un fragment patriotique de


Tvrte, deux pigrammes de Simonide en l'honneur
des guerriers morts Marathon et aux Thermopyles.
Vient ensuite, du | m au | i3o, une nouvelle srie de
sept morceaux, qui ne sont que le dveloppement des
lieux ab auctoritate et ex peccatorum comparatione.
Ce sont des exemples de svrit envers les tratres,

tirs de l'histoire d'Athnes et de celle de Sparte'.


Ce n'est pas tout encore : nous trouvons notamment
au I 147 une numration de tous les crimes implici-
tement contenus dans l'acte de Locrats trahison, :

lse-dmocratie, impit, outrages envers les parents,


dsertion militaire, insoumission. Cette figure, on l'a

vu, est dj signale, mais sans nom technique, par


Aristote; les rhteurs l'appelleront plus tard --p'.oyr,^.

Enfin dans les dernires lignes l'orateur voque


sous le regard des juges les consquences de leur ver-
dict : Acquitter Locrats, ce serait encourager le reste

des citoyens la trahison; en le condamnant, vous les

1. Histoire de Codros, qui se dvoua pour son pays d'un


jeune Sicilien, qui, dans une ruption de l'Etna, sauva son vieux
pre aux risques de ses jours
du roi Erechtiie et de sa femme
Praxitha, qui immolrent leur fille au salut d'Athnes.
2. a) Traitement inflig au tratre Phrynichos et ses dfenseurs
mmes; b) la statue d'Hipparque, dfaut de sa personne;
c) aux transfuges athniens qui avaient pass Dclie ; d) h un
snateur qui avait dfendu les propositions de paix de Mardonios;
e) dcret de Dmophantos contre ceux qui trahiraient la Rpubli-
que et la dmocratie; f) chtiment du roi de Sparte, Pausanias;
g) loi Spartiate contre les dserteurs.
3. Voir Volkmann, Rhetorih der Griechen und R'imer, 2e d.,
p. 217.
3ii

avertirez que leur devoir est de dfendre et de garder la

patrie. (% i5()) C'est le lieu bien connu : miiltos aemu-


los ejusdem audaciae futuros.
En rsum, nous trouvons ici entasss, avec une ap-
plication un peu pdante et qui sent l'cole, la plupart
des procds logiques par lesquels un accusateur peut
grossir les faits. N'est-ce pas la preuve que, ds ce temps,
toutes les formes de l'amplification avaient t catalo-
gues et classes par les rhteurs?

^ 3.

Les passions el, en particulier, la piti.

. Les passions, dit Aristote, voil l'unique objet sur


lequel s'vertuent les rhtgurs de ce temps-ci '. Si peu
que nous sachions de ces tudes, il est sr cependant
qu'elles ne ressemblaient gure aux chapitres qu'Aris-
tote, dans sa Rhtorique, a consacrs au mme sujet'.

Ceux-ci sont admirables, certes : l'auteur y dissque par


le menu toutes les libres de l'me, et s'y rvle moraliste
profond autant que dlicat. Mais quel orateur a jamais
retir de ces savantes analyses un profit pratique?
L'utilit pratique et professionnelle, au contraire, tel

tait le but unique des rhteurs prcdents. On peut


affirmer, par suite, que tout ce qu'ils avaient crit sur
les passions se rangeait dans les deux catgories dont
nous avons dj si souvent parl : prceptes ou modles.
Au premier genre appartenaient, sans doute, la plu-

1. Rhtorique, I, 2, p. iSi'Ai A : r.pb; o xa': juivov nitpoOa |av Rp-]f-

|AXT!'JE30lt TO'J VV Ty VoXofOvTOlS.

Z. Ihid., 11, l-ll'.


3l2

Thrasymachos, dont une phrase


part de ces traits de
ironique du Phdre rsume ainsi le contenu Dans :

l'art d'exciter la piti en faveur de la vieillesse et de la

misre par des paroles pleines de pathtique, je donne


la victoire au puissant Chalcdonien. C'est un homme
capable aussi de soulever une foule, et de l'apaiser aprs
cela par ses enchantements. Il excelle encore rendre
quelqu'un suspect, comme dtruire ensuite ces soup-
ons on ne sait comment'. A la seconde catgorie
se rattachaient en particulier les recueils d'pilogues'.
Malheureusement, l'un et l'autre genres d'crits ont
compltement disparu.
A peine trouvons-nous avant Aristote quelques tra-
ces d'une classification des passions. L'auteur de la Rh-
torique Alexandre ramne cependant trois couples
les alections de l'me : l'amiti, la reconnaissance et la
compassion (a.iXi, yip'., 'hio:), et d'autre part la haine, la
(i9:v)-\ Et deux passa-
colre et la jalousie (s/Opa, spYT
ges de Dmosthne et d'Isocrate semblent prouver que
de leur temps cette classification tait dj courante.
Certes, dit Dmosthne apostrophant Midias, ce n'est
pas de la piti que tu mrites (rAs:;), non, aucun
titre, mais de la haine, de la jalousie, de la colre

(lAso y,a! O:v:; y.al ipY^j)^. L'allusion chez Isocrate est

plus marque encore Mon accusateur cherche, en


:

exagrant mes richesses et le nombre de mes lves,


veiller en vous la jalousie (^9:vvJ, et en m'attribuant
l'exprience des dbats judiciaires, vous inspirer de la

1. Platon, Phdre, 267 C.


2.L'unique fragment qui nous reste du recueil d'pilogues
d'Antiphon offre en particulier un beau mouvement pathtique.
Nous l'avons cit p. 135 (Blass, fr. 70).
,3. Rhtorique Alexandre, c. 34 et 36 (p. 64, 66, 78, 82 Sp.).
4. Dmosthne, C. Midias, 190
3i3
colre et de haine fiffV v.v. (xj), sentiments qui
la

sont les plus propres rendre les juges svres


l'gard des accuss'. N'y a-t-il pas dans ces deux pas-
sages, surtout dans le dernier d'un ton presque didac-
tique, un ressouvenir de l'cole?
Aprs avoir class les passions, la plupart des Manuels'
donnent une liste dtaille de moyens pour les faire
natre. Cela est sec, prcis, uniquement tourn vers la
pratique. De on pourrait dj induire que ces listes
l

sont trs anciennes. Mais ce qui achve de le prouver,


c'est qu'Isocrate a insr, assez gauchement, un frag-
ment de l'une d'elles dans son plaidoyer Sur l'Atte-
lage, i 48. Ce fragment donnera une ide suffisante du
genre : La seule ralit, juges, devrait suffire, dfaut
des paroles, pour mouvoir votre piti, s'il est vrai que
la piti soit due ceux que menace un pril imm-
rit (a), pour les plus grands int-
qui combattent
rts (g), qui sont tombs dans une situation indigne
d'eux-mmes ou de leurs anctres (v), qui ont perdu de
grandes richesses (8), qui ont prouv un cruel change-
ment de destine (e). Tous ces moyens se retrouvent,
en effet, prescrits dans la plupart des Rhtoriques pos-
trieures-\ Qu'on suppose chacun de ces cas dvelopp
par nombre d'exemples, ramen des formules toutes
faites, on se reprsentera sans doute assez fidlement
l'enseignement des rhteurs.

La piti. Entre toutes les passions que doit savoir


soulever ou apaiser son gr l'orateur judiciaire, il en

1. Isocrato, Anlidosis,'Sl.
2. Par exemple, la Rhtorique Hrennius (II, 31), le De in-
ventions de Cicron (I, .55).
S. Voir en particulier Rhtor. Hrennius, ihid. Gicron, De
inventionc, ibid.
3i4
est une laquelle la rhtorique romaine attribuait le

premier rang : c'est la piti. Elle n'appartient pas exclu-


sivement l'accus; au plaignant aussi il importe d'en
connatre maniement, ne ft-ce que pour la combat-
le

tre. Ajoutez que parfois mme les rles changent, et que


c'est le plaignant qui implore la piti, en raison des
torts et des outrages qu'il a soufierts'. Pour ces motifs
plusieurs rhteurs latins, entre autres l'auteur de Rh- la

torique Hrennius et Cicron, substituaient purement


et simplement, dans la division traditionnelle de l'pi-
logue, la piti (commiseratio, conquestio) aux passions
(affectus)^. Voyons quelles taient sur ce point les ides
des Grecs.
Tout accus Athnien sollicite, avant de descendre de
la tribune, la piti de ses juges : c'est l une partie in-
dispensable de tout plaidoyer (Asiu dzSilr,). Il y avait
pour cela deux ou trois formules fixes par la tradition,

dont on ne s'cartait gure : Je vous en prie, juges,


je vous en supplie, je vous en conjure (::|j.ai j^i-v, w
vpc; '.y.aT':, -/.a- y.To) -/.ai vTi6s/>(tf), ayez piti de moi,
et ne me livrez pas mes ennemis. Telle tait la
plus usite et la plus simple. Parfois cependant, pour
donner sa prire quelque chose de plus personnel
et de plus touchant, l'accus y insrait une allusion
mue ses vieux parents, ou ses enfants, ou ses
frres et surs, comme s'il et eu moins de souci de
sa propre infortune que de celle de ces tres chers. C'est
le quinzime lieu de la conquestio dans le De inventione
de Cicron : Quintus decimus (locus misericordiae),
per quem non nostras sed eorum qui cari nobis debent
esse forlunas conqueri nos demonslramus... Il est

1. Quintilien, VI, 1, 9.

3, Voir p. 279, n. 2.
3i5
donc bien probable que ce lieu, ds le quatrime sicle

avant J.-C, tait enseign dans les coles. D'autres fois


c'est au nom des pres, mres, enfants, frres et surs
de ses juges que le plaideur invoque la piti, confor-
mment au septime lieu de la conquestio Seplimus, :

per quem ad ipsos qui audiunl similem casum conver-


timus, et petimus ut de suis liberis aul parentibus, aut

aliquo qui illis carus debeal esse, nos quum videant,


recordentur. Nanmoins ces appels la piti restent
toujours trs brefs, couls dans le mme moule, en
somme peu mouvants'.
En regard des moyens propres mouvoir la piti,

la rhtorique du temps indiquait naturellement des ar-


guments pour la combattre (as;j zi'.'k'r,) .,
les uns diri-

gs contre l'accus mme, les autres contre ses syngo-


res, c'est--dire contre les parents et amis qui interc-
dent en sa faveur (/,5s/.y; jvvjvdpwv). Aux larmes de l'ac-

cus, implorant misricorde, rien de plus topique


opposer que cette rponse, qui se rencontre dj chez
Antiphon : S'il est une des parties, juges, qui ait droit

votre piti, c'est la victime injustement outrage, non


le coupable que menace un juste chtiment. (Anti-
phon, C. la Martre, 25; Lysias, C. les Marchands
de bl, 21 ; Dmosthne, C. Aphobos, 1, 68; C. Co-
non, 43; C. Midias, i8; C. Stphanos, I, 88; Dinarque,
C. Dmosthne, io8.) C'est ce mme thme qu'Eschine
renouvelleloquemment dans le discours Contre Ctsi-
phon.% 209 Quant aux larmes et au ton gmissant que
:

prendra Dmosthne pour vous dire O me rfugier. :

Athniens? Si vous me retranchez de la cit, je n'ai

1. Gicron, De inventione I, .t5. Cf. .\ndocide, Mystres,


,

149. Lysias, Blessure, 20. P. Polyslratos, 3G. Dmosthne, C.
Aphohos, l, 68; II, 20. C. Macartalos, 84. C. Slphanos, I, 85.
3i6
plus d'asile. Rpondez-lui : Et le peuple Athnien, D-
mosthne, o se rfugiera-t-il ? Quant aux interces-
seurs, il n'tait pas contre eux de moyen plus efficace
que de les diffamer. Comme c'tait gnralement au
nom de leur honorabilit personnelle et des services
rendus l'Etat qu'ils demandaient la grce de l'accus,
il y avait l une occasion toute naturelle de fouiller dans

leur vie prive et publique. On ne les mnageait pas plus


que la partie elle-mme. Mais, outre cette diversion,
la rhtorique fournissait toute une srie d'arguments
directs contre le principe mme de la syngorie. Voici
les plus usits : (a) On s'tonne d'abord que ces gens,
qui supplient prsentement la victime d'pargner un
coupable, n'aient pas song, au moment du crime,
supplier le coupable d'pargner la Cit et les Lois.
(Lysias, C. Alcibiade, I, 20; C. Nicomachos, 32; C. Phi-
Ion, 32.) (6) Ou bien on fait aux dfenseurs un pro-
cs de tendance : qui justifie une faute l'approuve.
{Lysias, C. Eratosthne, 41 ; Lycurgue, C. Locra-
ts, i38; Dmosthne, C. Midias, 127; C. Andro-
tion, 40; Dinarque, C. Dmosthne, 112.) (y) De l

insinuer qu'ils sont complices, il n'y a qu'un pas.

(Lysias, C. Eratosthne, 85; C. Nicomachos, 34; D-


mosthne, C. Androtion, 38; Dinarque, C. Dmosthne
112.)
(5) Quand les syngores sont de grands per-

sonnages, on peut encore utilement faire appel deux


mobiles toujours en veil chez un jury populaire, le sen-
timent galitaire et la jalousie : Il n'y a rien de plus
dangereux au monde que de laisser grandir un citoyen
au point de dominer le peuple. Je ne veux pas qu'on
soit acquitt ou condamn parce que tel ou tel le d-
sire... (Lysias, C. Alcibiade, 1, 21; Dmosthne,
C. Midias, 2o5. 2i3; Ambassade, 296; Lycurgue,
C. Lorat?,, 140.) (.eXEnfin, allant au fond de ces
seaux mots de piti, de grce, de pardon, on montre
qu'ils cachent une exiiortation au parjure et au mpris
des lois. C'est chez Dmosthne que ce lieu revt la
forme la plus vive : Ils n'ont pas le droit de V(jus im-
plorer en disant : Ne jugez pas selon les lois, juges,...

ne tenez pas votre serment. Or c'est l au fond ce qu'ils


disent, en intercdant pour Midias. Tout au plus em-
ploieront-ils d'autres termes. (Dmosthne, C. Mi-
dias, 211 -, Ambassade, 23(j; Lysias, Alcibiade, I, 22.)
En somme, il n'y a rien l qui rappelle mme de loin le

pathtique bruyant et volontiers thtral des Latins. Quin-


tilien avait dj not cette froideur relative de l'pilogue
grec. Et il en donnait comme cause le rglement bien
connu qui interdisait aux plaideurs athniens d'exciter
les passions'. Explication incomplte, puisque ce rgle-
ment ne visait que les dbats solennels de l'Aropage".
Il ne suffirait pas non plus, bien qu'il y ait aussi dans
cette raison une part de vrit, d'allguer la discrtion
et la mesure natives du got atlique. La vraie raison,
je que le pathtique d'un plaidoyer grec
crois, c'est

s'chappait en actes autant et plus qu'en paroles. Les


plaidoiries finies, il tait en effet d'usage que l'accus,
prostern aux pieds de ses juges, gmt, verst des
pleurs; ct de. lui, ses enfants en bas ge, ses frres,
son vieux pre, parfois mme une mre en cheveux
blancs, mlaient leurs prires et leurs larmes aux sien-
nes. L'accus, dit le vieil hliaste dans les Gupes,
nous amne par main ses petits enfants, garons et
la

filles; et moi j'coute. Tout cela se prosterne, ble la

fois. Puis le pre, tremblant devant moi comme en pr-

1. Voir plus liiuit, p. 2-2G. n. 3.

2. Aristotp, lihloriijue, 1,1. Cf. Meier-Schiiraann-Lipsiu.s,


Allisch. Process, p. W n.
3i8
sence d'un dieu, me supplie, par piti pour eux, de le

soustraire au chtiment : Si tu aimes la voix de


l'agneau, prends piti de celle de mon fils... Alors
nous dtendons un peu les cordes de notre colre'.
Description burlesque sans doute, mais o il ) a bien
moins d'exagration qu'on ne pourrait le croire. Ecou-
tez, par exemple, Dmosthne poursuivant Midias Il :

va gmir, je le sais, tenant dans ses bras ses jeunes


enfants; il s'humiliera plaisir, il versera des larmes,
il se fera aussi pitoyable qu'il pourra^. Ou bien encore
accusant Eschine : Il va pourtant pleurer...; peut-
tre va-t-il vous prsenter ses jeunes enfants et les faire

monter ct de lui^... Et Eschine, son tour, dans


le discours Contre Clsiphon raille d'avance les larmes
et la VOIX gmissante de Dmosthne : Il pleure avec
plus de facilit que d'autres ne rient^ Souvent, sur-
tout dans les procs d'Etat, se joignaient aux membres
de la famille ceux qu'on appelait les cjvYJYip'., des amis
politiques, des hommes influents. Les uns pronon-
aient de vritables discours, mais la plupart se bor-
naient joindre leurs supplications celles de l'accus.
Dans la proraison du discours Sur V Ambassade Es-
chine se montre ainsi nous, escort de son pre nona-
gnaire Atromtos, de ses frres Philochars et Apho-
btos, de plusieurs autres parents et allis, de ses
enfants en bas ge, enfin d'un groupe d'amis politiques
comme Eubule, Phocjon, Nausicls. Ces plaintes et ces

gmissements de l'accus, cette prsentation des pa-


rents et des amis en larmes, tout cela tait une sorte de

1. Aristophane, Gupes, 568 sq.


a. Dmosthne, C. Midias, ISti. Cf. ibid., 99, 194, 204.
3. Idem, Ambassade, 310.
4. Eschine, C. Clsiphon, 207, 209.
3i9
crmonial impos, dont on n'tait pas libre de se dis-
penser. Quiconque ne s'abaissait pas de tels moyens
semblait vouloir braver le tribunal, et risquait fort de
l'irriter : il en cota la vie Socrate'. Aussi les accu-
ss qui ne pouvaient se prsenter avec ce cortge tradi-
tionnel avaient-ils soin d'en donner la raison. Un client

de Lysias tire mme de cet isolement un beau dvelop-


pement pathtique : s'il ne peut faire monter comme
suppliants la tribune aucun de ses parents, c'est, dit-

il, que les uns ont pri en guerre pour la cit, et que
les autres ont donn leur vie sous les Trente pour la

dmocratie". Pendant toute la dure du vote, le tribu-

nal retentissait donc d'un concert de supplications et de


sanglots-*. Mais de ces scnes bruyantes et pathtiques,
souvent dcisives \ il ne reste presque aucune trace

1. Platon, Apologie, .S'i C, fait dire Socrate n Pi'til-Atre quel-


:

ques-uns (le vous, se souvenant do leur propre cas, s'indi^ne-


ront-ils d'avoiren un danj^er moindre que le mien prii^ et supplii-
lesjuges avec force larmes, et d'avoir fait monter la tribune,
pour veiller la pili, leiu's enfants, le reste de leurs parents, et
nombre d'amis, tandis que, moi, je ne fais rien de pareil... Peut-
tre quehiii'uu de vous, h celte pense, se sentira-l-il plus svre
envers moi... CS. Anlipbon, dans Suidas s. v. Ui-:tit<i. Isocrale,

Anlidosis, .'fl.
2. Lysias, C. Poliochos, 2'i. Cf. Andocide, Mystres, 14!.

3. Ajoutons que dans les procs estimation variable (-fwvi;


Tttir,To(), c'est--dire o le verdict de condamnation devait tre com-

plt par un second vole fixant la peine. l'interviUle des deux


votes tait naturellement rempli par de nouvelles supplications.
Quelquefois certains personnates qui n'avaient pas voulu avant
le premier vole a^ir en faveur de l'accus, parce ([u'ils le recon-
naissaient coupable, interveiuuent alors pour faire appel l'in-
dulgence du tribunal (Dmoslhne, Ambassade, 21X). C. Onlor,
I, 32. Eschine C. Vlsiphon, 198).

4. I^ysias, P. Pnlyslralos, 34. Lorsqu'un accus, pleurant et


gmissant, vous prsente ses enfants, vous vous laissez toucher...,
et en faveur des enfants vous faites grce au pre coupable.
320

crite; elles taient un complment dramatique, non


une partie intgrante des plaidoyers. Voil pourquoi
la lecture ceux-ci nous paraissent souvent froids.

111.

L EPILOGUE PROPREMENT DIT,

Il nous reste enfin parler de l'pilogue, au sens


troit du mot'.
En ce sens l'pilogue se compose d'un tout petit nom-
bre d'lments peu prs fixes, dont le principal et le

plus stable est la rcapitulation. On se rappelle la dfi-


nition de l'pilogue chez Platon : C'est, dit Phdre, la
partie finale o l'on remet en mmoire aux auditeurs,
sous forme rsume, toutes les choses qui ont t
dites \ A en croire l'auteur des Prolgomnes Her-
niogne, il faudrait mme attribuer dj une dfinition
analogue Corax^. Ce qui est plus sr, c'est que la r-
capitulation tait de rgle au quatrime sicle dans la
plaidoirie : J'prouve maintenant le besoin, dit un
personnage de Platon, d'imiter ces avocats habiles qui,
la fin de leurs plaidoyers, ne manquent jamais de r-
sumer ce qu'ils ont dit ^ Et Isocrate, de son ct, oppo-
sant la technique du genre pidictique celle du genre

Cf. Dmosthne, Ambassade, 281. C. Midias, 75, 182. C. Arislo-


giton, I, 81.
1. Voir p. 277 sq.
2. Platon, Phdre, 267 D.
3. Voir p. 12 et 16.

4. Platon, Lysis, 222 E.


I
diciaire, s'exprime ainsi dans le Panai hnal'que : Je
pense avoir expos tout le ncessaire sur mon sujet,

(luant rcapituler ce qui a t dit, c'est un procd


qui n'est pas de mise dans les discours de cette sorte'.
Un autre passage du mme orateur montre galement
que la rhtorique avait, ds ce temps, dtermin les

qualits ncessaires de la rcapitulation : 11 ne me


reste plus, conclut-il dans son Discours Philippe, qu'
rassembler ce qui prcde, afin de te faire voir un aussi
peu de mots que possible ce qu'il y a d'essentiel dans
mes avis\ Qui ne reconnat ici deux prescriptions des
rhteurs? La rcapitulation, disent-ils, doit tre brve,
sans quoi elle aurait l'air, non d'une fm, mais d'un re-

commencement. Ils veulent en outre qu'elle se borne


aux choses essentielles, sans reprendre tout ce qui a t
dit 3.

Non moins anciennes, enfin, sont ces figures diver-


ses que recommandent tous les rhteurs pour prve-
nir la monotonie, cueil presque invitable de toute r-
capitulation. Aristote, dans sa Rhtorique^, distingue
d'une faon gnrale deux sortes de rcapitulations :

l'une simple, o l'orateur se borne ramasser en fais-


ceau ses arguments (c'est celle-l, semble-t-il, qu'il
rserve le nom d'zavsSo), l'autre antithtique, o l'ora-

teur oppose et confronte ses propres raisons celles


de l'adversaire (vTraapaXj), chacune d'elles pouvant,
son tour, prendre diverses formes : naturelle (xax ^isiv),

1. Isocrate, Panalhnaque, 2(iG.

2. Isocrate, Philippe, 154 : Xotnbv o'v iari ta r.w.rf^i-ia. ouvafcrft'v,

3. Voir par exemple Quintilien, VI, 1, 2.

4. Aristote, Rhtorique, III, 19, p. 1419 B extr. Cf. III, 13,


p. 1414 B.
322
interrogative (it' pw:ir,5(o;), ironique (?.' pwvEa;)'. De
qui est cette doctrine? On ne saurait le dire. Mais ce
qui est bien certain, c'est qu'elle est antrieure Aris-
tote, non d'Aristote lui-mme. En un autre endroit de
la Rhtorique, en effet, celui-ci condamne prcisment
l'itvoSs; et rvxtxapaAifi, comme des divisions super-
flues, inventes sans ncessit par ses prcdesseurs^.
Je croirais mme volontiers que chez ces derniers la

liste de ces figures tait plus tendue. C'est ainsi que


l'auteur de la Rhtorique Alexandre recommande jus-

qu' cinq formes diffrentes de rcapitulation : la dli-

bration (StaT^-fisni), rnumration (^rsAs-ftsi;.!;), le choix


d'un argument plus essentiel que les autres (Kpsatpesi),

l'interrogation ou dialogue {i-t,is>-rfl^c), l'ironie (dptoveia)^.

Il va de soi que la rcapitulation n'est pas toujours


chose ncessaire. Dans les plaidoyers trs courts, par
exemple, il n'y a pas, proprement parler, d'pilogue*;
deux ou trois phrases peu prs invariables en font
l'office. D'abord une prire aux juges, par laquelle l'ora-

teur leur recommande une dernire fois sa cause Je :

vous en prie, dit le demandeur, venez mon aide, et

faites droit ma demande. Je vous en prie, r-

plique le dfendeur, ayez piti de moi, ne me livrez pas

mes ennemis. Aprs quoi suit d'ordinaire, comme


conclusion, une trs brve invocation des lois, du ser-

ment, de l'intrt public : Ce faisant, vous agirez con-

1. Ce passage d'Aristote est trs obscur. L'auteur semble


n'attribuer ces trois formes qu' la rcapitulation antithtique
(ivtt7:apoc5oXTi). Mais c'est videmment une ngligence d'expression.
Cf. Rhtorique Alexandre, c. 20-21.
2. 1414 B.
III, 13, p.

3. G. 20-21.
Voir le commentaire de Spengel qui, pour chacun
de ces procds, cite des exemples tirs des orateurs attiques
(Anaximenis nrs rhelorica, p. 184 sq.).
4. Aristote, Rhtorique, III, 13, p. 1414 B.
323
formment la justice et votre propre intrt (Lysias
Biens d'Aristophane, 64). Secourez-moi, secourez les
lois que vous avez tablies et les serments que vous avez
jurs (Lysias, C, Thumnestos, 32j. Je vous prie,
juges, de me venir en aidc.JJe vous le demande pour
vous-mmes comme pour moi, pour la justice et pour
les lois (Dmosthne, C. Stphanos, II, fin). Ne me
trahissez pas, ne vous trahissez pas vous-mmes, ne
trahissez pas les lois (Dmosthne, C. Midias, 222).
Rappelez-vous les lois, le serment que vous avez jur,
et prononcez selon la justice. (Ise, Hritage de M-
ncls, fin)'. En invoquant les lois, le plaideur mettait
sa cause prive sous la protection de l'intrt social. En
invitant ses juges au respect de leur serment, il leur
rappelait les imprcations redoutables par lesquelles ils

avaient attir la maldiction cleste sur le magistrat pr-


varicateur \
C'est assurment sur ces graves considrations de la
Loi, de la Socit, de la Religion, qu'un orateur mo-
derne laisserait ses auditeurs. Or, dans nombre de plai-
doyers attiques, on lit aprs cela une formule familire,
ainsi conue : Je ne vois pas ce que je pourrais ajou-
ter, juges, je crois que vous avez prsent l'esprit tout
ce que j'ai dit^ , suivie parfois elle-mme d'une brus-

1. Lysias, C. Thomnestos, Biens d'Aristophane. C. Pan-


I, fin.

clon. C. Agoratos. C. Alcihiade,


Isocrate, C. Callimachos.
I.

Eginlique. Trapzilique.
Ise, Hritage de Mncls. Er. de
Nicostratos. Hr. de Philocttnon. Hr. d'Apoltodoros. D-
mosthne, C. Apfiobos, I. C. Apatourios. P. Phormion. C. So-
tos, l. C. Macartatos. C. Stphanos, I et II. C. Evergos. V. Olytn-
piodoros. C. Vallippos. C. Nicostratos. C. Calticls. C. Eubou-
lids.
2.Meier-Schomann-Lipsius, Atlisch. Process, p. 154.
3.Lysias, Marchands de bl. C. Panclon. C. Philon. Ise,
Hr. d'Apoltodoros. Hr. de Kiron.
Dmosthne, C. Leptine.

^24
que interpellation aux syngores Je voudrais bien:

qu'un de mes amis prt maintenant pour moi la parole.


Viens la tribune, s'il te plat, Dmosthne , ou '

mme d'un ordre tout pratique donn l'appariteur :

Vide la clepsydre ^ une faute de got?


Faut-il voir l
Rappelons-nous qu'un plaidoyer attique n'est pas, ou
plutt ne doit pas paratre une uvre d'art; la navet
et la familiarit de ces formules sont donc voulues. En

les retranchant de l'uvre crite, l'orateur ou ses di-

teurs eussent altr l'impression dernire de sincrit,


presque de candeur sur laquelle un plaidoyer attique
devait se clore.
Tels sont leslments trs simples qui d'ordinaire
composaient l'pilogue d'un plaidoyer. Parfois cepen-
dant l'orateur renouvelle quelqu'un de ces lieux com-
muns par l'emploi d'une figure que la tradition rserve

la proraison, la prosopope. On n'y recourt en gn-


ral que dans une cause importante, par exemple dans un

procs politique o la vie de l'accus est en jeu ou ,

dans quelque action de meurtre ou d'hritage o la

religion est intresse. C'est ainsi qu'au lieu de sup-


plier simplement les juges au nom de ses anctres,
Andocide s'crie, aprs avoir rappel leurs services :

Souvenez-vous de leurs grandes actions, et figurez-


vous les voir en personne, implorant de vous mon sa-
lut ^ A la fin du discours Contre Eratosthne Lysias

P. Phormion. C. Xausimachos. C. Conon. C. Dionysodoros.


C. Apatourios. C. Lacritos, C. Calliels.
1. Dmosthne, C. Dionystodoros. Cf. C. Phormion. C. Tho-

crins. Isocrate, C. Lochils. Hypride, C. Lycophron.


Eschine, Ambassade.
2. Dmosthne, P. Phormion, fin. C. Naiisimachos. Cf. Ise,

Hr. de Kiron.
3. Andocide, Mystres, 148.
325
reprsente les victimes des Trente, et parmi elles son
frre, coutant les dbats et prenant intrt la sentence
qui va tre prononce De mme dans le plaidoyer Con-
'.

tre Macarlatos le pseudo-Dmosthne montre les m-


nes des anctres, mlant leurs instances celles de leur
petit-fils'. Plus hardiment encore Lycurgue prte aux
objets inanims, la terre Attique, ses arbres, ses
ports, ses arsenaux, ses remparts, ses vaisseaux et ses

temples, des supplications contre l'accus' : prosopope


que Dinarque a plagie dans son accusation Contre D-
mosthne, mais en la gtant par beaucoup de pathos*.
Mme l'exhortation traditionnelle aux juges de rester
fidles aux lois et leur serment peut aussi tre vivifie

par la prosopope : Lorsque Midias, tenant ses petits


enfants par la main, vous demandera par gard pour
eux de le renvoyer absous, alors figurez-vous qu'ayant
moi-mme mes cts les Lois et votre Serment, je

vous prie et vous supplie de ne point les trahir par votre


vote (Dmosthne, C. Midias, i88). Une personni-
fication des lois, toute semblable, se lit aussi dans l'pi-
logue du discours du pseudo-Dmosthne Contre Nra ^
Enfin il n'y a' pas jusqu' l'appel aux syngores, qui
ne se transforme chez P^schine en une brillante pro-
sopope, o l'orateur invoque son aide contre Dmos-
thne les grands citoyens du temps pass : Solon, Aris-
tide, Thmistocle, les morts de Marathon et de Plate''.

Il semble donc que l'emploi de cette figure ft de tra-


dition la fin du discours. Mais comme on est loin des

1. p 100.
2. 83.
3. Lycurgue, C. I.ocrals, 150.
/|. 1(10.
.5. Dniosthne, C. Xra, lITi.
G. Eschine, C. Ctsiphon, 250.
326
prosopopes pathtiques la manire de Cicron ! En g-
nral la prosopope attique n'a aucun dveloppement;
c'est une simple indication en deux ou trois lignes. De
plus, la finesse et l'esprit s'y montrent plus que la pas-

sion : au lieu d'tre le produit d'une imagination vive-


ment excite, ce n'est qu'un tour ingnieux dont per-
sonne n'est dupe : les expressions mmes vciaiets, f.YesOe

figurez-vous , indiquent cette nuance. Ainsi enten-


due, la prosopope n'est pas de nature troubler la sim-
plicit et le naturel qui, aux yeux des Attiques, taient
les qualits ncessaires de l'pilogue aussi bien que des
autres parties du plaidoyer.
CONCLUSION.

I Rsultats gnraux de cette tude.

C'est toujours chose tmraire, et en matire d'rudi-


tion peut-tre plus qu'en toute autre, que de reprendre
un sujet maintes fois trait. Par l mme en effet l'au-
teur s'oblige apporter du nouveau, documents indits
ou vues originales. Cet engagement tacite, en quelle
mesure l'ai-je tenu? Il appartient d'autres d'en dci-
der. Qu'on me permette seulement, titre de conclu-
sion, de signaler ici les points principaux sur lesquels
je crois avoir fait uvre personnelle.
Rien de plus souvent que le tmoignage laconique
cit

d'Aristote '
qui rattache aux rvolutions siciliennes du
cinquime sicle la naissance de la rhtorique. Mais
quelle est l'exacte relation de ces deux faits? Cela res-
C'est ce que j'ai essay de faire dans mon
tait prciser.

premier chapitre, en m'inspirant surtout de Diodore.


Il y a, si je ne me trompe, une partie assez neuve dans
le chapitre suivant : c'est l'tude dtaille des formes
gnrales d'enseignement de la sophistique. De cette
tude ressortira une ide plus nette du rle des sophistes
dans la formation de l'loquence grecque.
Sur les rformes de Gorgias, en fait de langue et de

1. Rapporti' pur Cici'ion. Ilrulus, i6.


328
style, il ne m'tait gure possible de dire du nouveau.
Mais peut-tre ai-je russi mieux dbrouiller que mes
devanciers la question si obscure de leur origine, et en
ai-je par l fait mieux comprendre le vritable esprit.

Des uvres et des fragments d'Antiphon j'ai tir un


tableau dtaill de sa mthode et de ses procds didac-
tiques qui, dans ses traits gnraux, me semble valable
pour toute la rhtorique du cinquime et du quatrime
sicles.

Enfin j'ai montr en Isocrate l'introducteur de la


mthode socratique dans l'loquence en mme temps
que le dernier et le plus achev reprsentant de la rh-
torique pratique, telle qu'on l'a conue Athnes jus-
qu' Aristote.
Ce sont l les points essentiels de la premire partie.
Dans la seconde je me suis propos de reconstituer

une techn du quatrime sicle avant Jsus-Christ. Re-


constitution bien imparfaite, je suis le premier en

convenir. Telle qu'elle est cependant, il s'en dgage au


moins deux faits intressants pour l'histoire littraire :

1. Toute la vieille rhtorique grecque antrieure


Aristote a t jusqu' ce jour considre comme perdue.
C'tait l une grave erreur. J'ai montr que la substance
en est parvenue jusqu' nous dans des traits post-

rieurs, tels que la Rhtorique Hrennius ou le de In-


ventione, qui sont des adaptations du grec. Et mme il

ne m'a pas paru impossible de la dgager des lments


plus rcents auxquels elle est aujourd'hui mle.
2. C'est un fait bien connu que l'influence exerce par

la rhtorique sur l'art des logographes. Mais peut-tre


apparatra-t-elle dans mon livre plus profonde encore
qu'on ne l'imaginait. On y verra, en effet, quel point

cet art a t ds l'origine soumis la discipline de

l'cole : que c'est celle-ci, en particulier, qu'il doit sa


329
structure gnrale et ses cadres fondamentaux, et que
de l aussi lui vient tout un rpertoire impersonnel
d'ides et de formules. De sorte qu'on peut dire que
tout plaidoyer grec tait en grande partie dtermin
d'avance, dans son contenu comme dans 'sa forme, par
les rgles de la rhtorique.
Tels sont, au point de vue de l'rudition, les rsultats

les plus importants de mon tude.

2. Essai de rhabilitation de la rhtorique.

Pourtant ce n'est pas l, mes yeux, son principal


intrt. Je voudrais surtout qu'elle contribut rhabi-
honor, cet art a aujourd'hui '
liter la rhtoriquepadis si

mauvais renom. En i863, dans sa belle tude sur Iso-


crate, M. E. Havet crivait dj On : est f^app du
contraste entre ce qu'on pourrait appeler l'excs de l'art
dans Isocrate etune disposition des esprits
son cole et

toute difrente, qui semble prvaloir dans le prsent et


dans l'avenir. De plus en plus la proccupation du fond
va efl'aant celle de la forme, la rhtorique disparat, la

composition devient improvisation..., le discours tourne


la conversation, le livre au journal qui est la conver-
sation crite '. Depuis lors cette tendance des esprits
n'a fait que s'aggraver. Et elle a mme eu en ces der-
nires annes son contre-coup sur les programmes de
l'enseignement public. Si, en eflet, il subsiste toujours
dans nos lyces une classe qui porte le nom de rhto-
rique, la rhtorique, par une trange ironie, est de-
puis i885 une des rares choses qui ne s'y enseignent

1. Aug. Cartelier, Traduction de l'AiilidOKin d'isocrale, a^^ec


une Introduction par E. Havef, p. xxi.
33o
pas'. N'est-ce pas l le coup de grce? II faut s'en-
tendre. Sous le nom de rhtorique rprouve-t-on l'em-
phase, le dveloppement vide, le culte exclusif du mot
et de la phrase? Rien de mieux. Mais ces vices ne sont
pas ceux de toute rhtorique : ce signalement ne con-
vient qu' l'art dgnr, qui fleurit plus tard en Asie
et Rome dans les coles de dclamation. Tout autre
tait la rhtorique attiqueJA le bien prendre, c'est sur-
tout une technique, entendez par l un ensemble de
traditions pratiques et, en quelque sorte, profession-
nelles, comme y en avait en Grce dans la plupart
il

des arts, non seulement plastiques, mais littraires,


qui, en transmettant chaque artiste tout l'hritage de
formes et de motifs antrieurement trouvs, lui ren-
daieat l'excution plus aise, plus rapide et plus sre.
C'est aux fruits, dit-on, que se juge l'arbre. Or les

fruits de la rhtorique attique, ce sont les plaidoyers


de Lysias, Ise, Dmosthne, Hypride. O trouver une
manire plus franche, plus saine, plus exactement
approprie son objet, bref plus exempte de rhto-
rique, au mauvais sens de ce mot? Mais voici un fait

plus frappant encore. Qu'on lise certains plaidoyers,


faussement attribus Dmosthne, et qui sont de la

main mme du plaideur : par exemple, les sept discours


prononcs par Apollodoros contre divers adversaires.
Ce ne sont pas des chefs-d'uvre, je le veux bien; mais,
par la vertu des rgles et de la tradition, ils suffisent ce-

pendant leur objet et conservent quelques-unes des


qualits essentielles de l'loquence attique : nettet, bri-

vet, convenance.
Mais la rhtorique d'Antiphon, de Lysias et de Dmos-

1. Les programmes de 1885 y ont en effet substitu des notions


sommaires d'histoire des littratures grecque, latine, franaise.
33i
thne ne garde-t-elle plus aujourd'hui qu'un intrt his-
torique? Est-elle tout jamais frappe d'impuissance?
Non, en vrit. Transplante Rome au premier sicle
avant notre re, elle y trouva un renouveau d'influence
et d'action. Et j'estime que de mme nos avocats, nos
avocats d'assises principalement, auraient eux aussi
tout profit s'y retremper. y trouveraient d'abord,
Ils

sous forme concrte, une psychologie de l'me popu-


laire, aussi vraie de nos jours qu'autrefois; car quoi de
plus semblable l'Hlie athnienne qu'un jury fran-
ais? Platon a trs heureusement montr comment cette
psychologie est le fond mme de la rhtorique antique :

Je compare, dit-il, le rhteur un homme qui, aprs


avoir observ les mouvements instinctifs et les apptits
d'un animal grand et robuste, par o il faut l'approcher
et par o le toucher, quand et pourquoi il est farouche
ou paisible, quels cris il a coutume de pousser en cha-
que occasion, et quel ton de voix l'apaise et l'irrite,

aprs avoir recueilli sur tout cela les observations d'une


longue exprience, en formerait un corps de science
qu'il entreprendrait d'enseigner, sans d'ailleurs se mettre
en peine de discerner parmi ces habitudes et ces app-
tits ce qui est honnte, bon, juste, de ce qui est hon-
teux, mauvais, injuste, se conformant dans ses juge-
ments l'instinct du redoutable animal... Prcisons
cette potique allgorie. La thorie de l'exorde judiciaire
n'est-elle pas une analyse complte des sentiments de
la bienveillance et de l'aversion, de leurs causes, de
leurs effets, et des moyens par lesquels on les fait natre
ou on les apaise? De mme, qu'est-ce que le chapitre
de l'pilogue, sinon une tude de ces sentiments gn-
raux, qui s'appellent haine, colre, jalousie, piti?
Vieilles de plus de vingt-quatre sicles, toutes ces obser-
vations morales n'ont rien perdu de leur valeur. Mais il
332
y a dans la rhtorique grecque bien d'autres choses
encore, dont les avocats modernes pourraient faire leur
profit, je veux dire tout un trsor de remarques pra-
tiques, suggres aux logographes rhteurs par une
longue exprience. Qui de nous, par exemple, n'a eu
l'occasion, en coutant tel ou tel des matres du barreau
contemporain, de regretter qu'ils ne se fussent pas
davantage pntrs du prcepte isocratique : Que la

narration soit claire, brve, persuasive ? La classifi-

cation des causes en tats, qui rduit trois ou quatre


types fondamentaux toute la varit apparente des ar-
gumentations judiciaires, ne serait-elle pas pour eux une
mthode aussi utile et aussi pratique que pour leurs
devanciers d'Athnes ou de Rome? Enfin n'auraient-
ils pas intrt tudier thoriquement, l'exemple des
Isocrate, des Dmosthne, des Lycurgue, les procds
divers pour amplifier ou attnuer un dlit, les tours in-
gnieux par lesquels on rcapitule, sans le paratre etc.?
Donc la rhtorique judiciaire des attiques reste dans son
fond vivante et actuelle.

Toutefois cette rhabilitation mme, telle que nous_^


venons de l'esquisser, est incomplte. |_Ce serait faire
grand que d'y voir une sim-
tort la rhtorique attique

ple prparation au mtier de plaideur ou d'avocat. Si


c'est l son objet propre, elle le dpasse singulirement.
Telle est l'universalit de beaucoup de ses prceptes
qu'elle peut tre dite plus juste titre une initiation la

parole publique sous toutes ses formes, ou, d'une faon


plus gnrale encore, l'art de penser. Le souci de la

composition, les prcautions par lesquelles on s'insinue


dans la confiance de l'auditeur ou du lecteur, les qualits

ncessaires de toute narration, les sources des arguments


et leurs diverses formes, les moyens d'exciter ou de cal-

mer la passion, etc. : voil autant de leons qui n'int-


- m-
ressent pas seulement, j'imagine, un petit nombre de
prati ,'ns, mais toi cri\
En d'autres termes, il y a dans la rhtorique peu prs
tous les lments d'une ducation littraire. C'est pour-
quoi je reste convaincu pour ma part, en dpit des ides
rgnantes, qu'elle a sa place naturelle dans l'enseigne-
menTTEt je renouvellerais volontiers le vu, dj for-
mul par Fnelon il y a prs de deux sicles, qu'il se
trouvt quelqu'un pour rassembler en un seul corps les
lments de cette rhtorique, aujourd'hui disperss chez
tant d'auteurs diffrents, dans la Rhtorique Alexan-
dre, chez Aristote, dans la Rhtorique Ilrennius, chez
Cicron chez Quintilien. Ce compilateur ferait une
,

uvre modeste sans doute, mais d'une utilit pdago-


gique incontestable '. Et j'ajoute mme, toujours avec
Fnelon, qu'il pourrait par surcrot, en ne prenant
que la Heur de la plus pure antiquit, faire un ouvrage
court, exquis et dlicieux".

1. II des livres qui rpondent en une certaine


existe, je le sais,
mesure i\ Par exemple, la R htor/ue de ,1 .-V. LeclerCj^
ce dsir.
si en faveur autrefois dans les classes, et maintenant bien dmo-

de. Mais le tort de ces ouvrages tait do mler la pure anti-


quit les leij'ons beaucoup plus contestables des rhteurs post-
>>

rieurs ou mme modernes. De plus, ils font une part dispropor-


tionne l'locution, c'est--dire un dnombrement aussi sec
que strile des qualits du style, tropes, figures de mots, ligures
de penses, etc.

2. Lettre t'Acaddmie, iv. Projet de rhtorique.


APPENDICE

Avant de clore ce livre, je crois utile de justifier en


quelques mots l'emploi que j'y ai fait de plusieurs do-
cuments d'origine et de date controverses.

Les Prolegomena in Hermogenem (Rhetores graeci,


1 .

d.Walz, IV, pp. sq.).


1 1
C'est un fatras niais et
peu prs vide, dont il ne faudrait tenir nul compte,
n'tait notre manque peu prs absolu d'informations
sur Corax et Tisias. De ce bavardage mergent cepen-
dant deux ou trois dtails intressants et assez vraisem-
blables.

2.La Rhtorique Alexandre, dont j'ai donn


pp. sq. un long extrait, et que j'ai cite ailleurs fr-
ifir

quemment.
Mon opinion sur cet ouvrage se rsume ainsi.
Je ne crois pas la thse de Spengel (Suva-fw-i-r, Tr/,viv,

pp. 182 sq. Anaxiinenis ars rlietorica, Prolegom. p. x.


Philolog. XVIII (1862), pp. 604-646). L'attribution
Anaximne, admise aprs lui par la plupart des philolo-
^ 336 -
gus d'outre-Rhin ', n'a d'autre appui qu'une prten-
due concordance entre un tmoignage de Quintilien
(III, 4) et le dbut de la Rhtoi-ique Alexandre^.
Mais cette concordance n'est obtenue qu'au prix d'une
correction aussi violente qu'arbitraire. Quintilien ne
parle en effet que de Anaximenes judicia-
deux genres :

lem et contionalem gnrales partes esse voluit. La Rh-


torique Alexandre dit expressment : Tpa^vvj twv toXi-

T'.v.iv stTt Xi^wv, T [j.v r,[j.r,-cspty.bv, ts 5 ziOtxTi/,sv, ts


>.y.av'.y.:v. Spengel transmue, il est vrai, Tpia en Sus et

biffe Ti Se wSsty.xty.v, moyennant quoi les deux passages


sont en parfait accord. Avec de tels procds, je me fais

fort de concilier les textes les plus contradictoires. Si


encore cette opration chirurgicale, une fois faite, levait

toute difficult! Mais non; il la faut rpter en un au-


tre passage (c. xvii, p. 41, d. Spengel) ^ Et, ce qui est

plus grave encore, l mme o la division en trois gen-


res n'est pas expressment formule, le contexte le sup-
pose parfois imprieusement (c. iv et xxxvi). Donc
l'identification propose par Spengel, bien loin d'tre

1. Contre Spengel se dclarent cependant, entre autres, Suse-


mihl, Jahresb. b. die Forlsch. d. classisch. Alterlh. (1885),
XIII, pp. 1 sq., et E. Maas, Deulsch. Litteralurz., no 4 (1896),
pp. 103 sq.
2. Quintilien, III, 4 Anaximenes judicialem et contionalem
:

gnrales partes esse voluit, septem autem species, hortandi,


dehortandi, laudandi, vituperandi, accusandi, defendendi, exqui-
rendi quod ^^ETaaTtxbv dicit. Quarum duae primae deliberativi, duae
sequentes denionstrativi, trs ultimae judicialis generis sunt par-
tes. Rhtoriq. Alexandre, init. xpia -fvT) twv noXitixJv loi lJla^,
:

T [J.v 6rj|jL7iYopix(5v, t 81 jtiSst/.iixv, t'o 5 Sixavixiv


eS! 5 totiov rTd,

;tpOTpEnTix6v, i!j:oTpErTix(5v, l'pt.ia^ici.nxiyLv , iEXTix6v, xaTTi^opixAv, troXoYITixv,

toi IeTaoTixbv j uxo xaG' Oto tj r.p'oi SkXo.


3. Nuv 5' jip xJv CiKoXointov xCiv xpiv EtSGJv iaxi, xa\ irap nivxa
To; X6fous ypt^oipia jiti'za.i, SiSioxEtv -iyEipiIoopiEv. Il est clair qu'lci
ESv estemploy inexactement pour -jeviv. Spengel propose comme
-Correction navTiiv tv tSGv ou tv rcri I5&V.
337
une certitude, n'est qu'une hypothse fort aventu-
reuse '.

J'estime ds lors que le plus sage est de s'en tenir


aux indications contenues dans la Prface. L'auteur,
quel qu'il soit , affirme que l'ouvrage qui va suivre est
une compilation de la Rhtorique Thodecte d'Aris-
tote, de la Rhtorique de Corax, et de tout ce qu'il a re-
cueilli de meilleur dans les traits de ses devanciers*. Et
le fait est qu'on y trouve : i" nombre d'ides qui sont
des souvenirs, ou, plus exactement, des plagiats vidents
d'Aristote (voy. la traduction de la Rhtorique d'Aristote
de Barthlmy Saint-Hilaire, o sont signals en note
tous ces rapprochements) ;
2" d'autres passages, tels que
celui que j'ai cit, qui rpondent tout fait l'ide que
nous nous faisons de la plus ancienne rhtorique grec-
que. Non pas certes que je croie l'assertion du prfa-
cier qui se donne pour Aristote. C'est un faux, a-t-on
dit : appelons cela plus justement une fiction, dont se
sert l'anonyme pour compiler en un seul la substance
de plusieurs traits.

Quoi qu'il ep soit, qu'on veuille bien remarquer ceci.

Je n'ai cit p. 161 la Rhtorique Alexandre qu' ti-

tre d'exemple et d'illustration : on peut supprimer cet

extrait, sans que mes conclusions en souffrent. Et il en


est de mme partout ailleurs. Je me suis fait une rgle
gnrale, vu l'origine douteuse de cet ouvrage, de ne

1. Lire, pour plus de dtails, la Dissertation dont Barthlmy


Sainf-Hilaire a fait prcder sa traduction de la Rhtorique d
Alexandre : l'hypothse de Spengol y est discute de fai.-on fort
judicieuse.
2. Anaximenis ars rhetoriea, p. 4, Spengel : spiX!^[iv Si

xat :iiv Xotnwv xejfvoYpi?"'* Rati? xi ^Xatpupv Onp tiv atcov totwv -^i-^aaftt

h lar tI/vi nptiEiir) 5; Suo'i totoi pi6).(oi;, o>v -r [lv Jittv liibv v xat;

ii:' liio ti^vai; eoSfxtri YP?f9'. ti) Se ?Tipov KcSpoao.


- 338
jamais l'allguer en premire ligne, mais seulement
comme tmoignage complmentaire et accessoire.

3. Les oiaXct; ^,9i/.a( (MUach, Fragm. philcsopho-


ru7ii, I, p. 544). Aux multiples hypothses mises sur
l'auteur inconnu de ces dissertations il m'a paru su-
perflu d'ajouter une conjecture nouvelle. Ce qui im-
porte, c'est qu'elles ont t crites au commencement du
quatrime sicle, et par un personnage qui rsidait
Athnes. Sur ces deux points l'accord est peu prs
fait. J'ajoute que l'extrait donn pp. 63 sq. ne figure l,

comme celui de la Rhtorique Alexandre, qu' titre

d'exemple, non d'argument.

4. Les Ttralogies d'Antiphon. J'ai dit plus haut

p. 147, n. 8 pour quelles raisons, en partie personnelles,


j'admets sans hsitation leur authenticit.

5. Un assez grand nombre de plaidoyers faussement


attribus aux logographes attiques et en particulier
Dmosthne. Je n'avais pas entrer dans ces ques-
tions d'authenticit. Il me suffit que ces uvres ne soient
pas de simples exercices d'cole, mais des discours
rellement prononcs Athnes au quatrime sicle; et

cela, personne ne le conteste.

6. Le troisime livre de la Rhtorique d'Aristote.


Sauppe et d'autres en ont ni l'authenticit, sur la foi
de Diogne Laerce (V, i, 24), qui, dans son catalogue
des ouvrages d'Aristote, n'attribue la Rhtorique que
deux livres. Opinion bien trange, car la griffe ini-

mitable d'Aristote y est empreinte toutes les pages


(H. Diels, Ueber das 3. Buch. der arist. Rhetorik dans
les Abhandl. d. Berl. Akad., 1886). Ce qu'on peut plus
lgitimement induire de l'indication de Diogne, c'est
que ce troisime livre a t l'orifjine un ouvrage dis-
tinct : peut-tre ce T.ip\ XsoK, cit par le mme compila-
teur, et dont il reste aucune trace Mai
mme que la dernire partie de la Rhtorique ft d'une
autre main que les deux prcdentes, il ne se trouvera

personne, j'imagine, pour contester qu'elle ait t crite


au quatrime sicle. Et, ds lors, elle garderait encore
pour nous, qui n'y cherchons pas la doctrine propre
d'Aristote, mais des informations gnrales sur la rh-
torique de ce temps, toute sa valeur historique et docu-
mentaire.

7. Telle est galement la valeur que j'attribue la

Rhtorique Ilrennius, quel qu'en soit l'auteur, ou


(^icron, ce qui est bien peu probable, ou Cornificius,
comme semblent l'indiquer maints passages de Quinti-
lien, ou Antonius Gnipho, ou Aelius Stilo, ou tout autre
crivain du temps de Sylla. (Voy. Teuffel, Hist. de la
liltrat. romaine, trad. franc., t. I, p. 247.)

1. II y a toutefois une difficult : c'est que ce ntp'i Xew, d'aprs


Diogne, avait lui-mi^me deux livres.
TABLE DES MATIERES

Phefale Ii-xv

PREMIRE PARTIE.
HISTOIRE DE LA RHTORIQUE GRECQUE AVANT APISTOTE.

CHAPITRK PREMIER.
LA RHTORIQUE SICILIENNE.

I. Comment ihcloriquo estla ne en Sicile ^

II. Les rhteurs siciliens. Empdocle. Corax et Tisias : la

thorie du vraisemblable o
III. (juand et comment la rhiorii)ue sicilienne s'est introduite
Athnes ; i

CHAPITRE II.

LA RHTORIQUE DES SOPHISTES.

I. L'art des sophistes prcurseur de la rhtorique 24


II. Objet gnial de la sophistique : comment elle aboutit
l'tude de la parole 25
III. Principaux modes d'enseignement de la sophistique :

J 1. Les lectures d'apparat (it'ii'n) ?t


i 2. Les sances d'improvisation ?7
i ?. La critique des potes 40
J! 4. Les disputes ristiques. Origines de l'cristique :

Zenon, Protagoras. Ce qu'tait une dispute rislique :

mthodes, rgles, ruses. Cinq disputes anonymes du


cinquime ou du quatrime sicle avant J.-C 4.S
342
IV. Services rendus l'loquence par sophistique la 66
V. L'loquence sophistique tudie chez les tragiques 72

CHAPITRE III.

LA RHTORIQUE DE CORGIAS.

I. Gorgias Athnes 70
II. _ Gorgias crateur de la prose savante : comment cette cra-

tion est lie celle de l'loquence pidictique 80


m. Les innovations de Gorgias en tait de langue et de style 86

I\'. _ Les figures gorgianiques dans la posieantrieure Gorgias. f)i

V. Services rendus la prose grecque par Gorgias m


CHAPITRE IV.

LA RHTORIQUE d'aNTIPHON.

I. Difficult de reconstruction de la rhtorique d'Antiphon 121

Mthode d'enseignement d'Antiphon


II. :

Division technique du plaidoyer


g I.
122
Les lieux communs
I 2.
124
Prceptes techniques
g 3.
1^2

4. Exercices sur des sujets


g
fictifs 147
Etude des plaidoyers rels
g 5.
i3i

m. Coup d'oeil d'ensemble i33

CHAPITRE V.

LA RHTORIQUE DEPUIS ANTIPHON JUSQU'A ISOCRATE.

I. Ecrits techniques i'?

IL ^^ Recueils de lieux communs 166

III. Exercices oratoires '74

CHAPITRE VI.

LA RHTORIQUE d'ISOCRATE.

I. Influence d'Isocrate sur l'loquence judiciaire 177


II. Antcdents de rhtorique d'Isocrate ides
la : socratiques
sur l'loquence 179
III. L'enseignement d'Isocrate :

g 1. Conditions ncessaires pour former l'orateur : dons


naturels, thorie, pratique 187
g 2 . La thorie 1 88

I 3. Les exercices 200


343
IV'. Conclusion :

J I. Succs lie l'cnsciineinent il'Isocralc : ses causes o3


J 2. La rhtorique aprs Isocrate 206

SECONDE PARTIE.
ESSAI DE RESTITUTION d'uNE RHTORIQUE GRECQUE DU QUATRIME
SICLE AVANT jSUS-CHRIST.

Introduction 211

CHAPITRE PREMIER.
lV.xordk.

I. Les trois lins de l'exorite 21 3

J I. Moyens de rendre l'auditoire rfoci'/e et attentif 214


a 2. Moyens de rendre l'auditoire bienveillant 217
II. Peu de varit des exoides attiques 3q

CHAPITRE IL

I. A NARRATION.

I. La thorie de narration chez les rhteurs


la 241
II. Questions pralables La narration est-elle toujours n-
: i

cessaire.' 2 Place de la narration; 3" Economie de la


narration 242
III. Qualits de la narration : clart, brivet, persuasion 245

CHAPITRE III.

LA PREUVE.

I. Classitication des preuves 253


II. Topique des preuves : la thorie des tats de cause 259
III. Economie de preuve la 271

CHAPITRE IV.

i.'kpilogue.

I .
Les deux sens du mot pilogue 277
1

344
H. L'pilogue au sens large :

g Eloge de soi et invectives contre


I. l'adversaire 280
i!
L'amplification
2. 3oi
g Les passions, en particulier,
3. et, la piti 3 1

III. L'pilogue proprement dit 320

CONCLUSION :

^ I. Rsultats gnraux de cette tude 327


1!
2. Essai de rhabilitation de rhtorique
la 329

Appendice 335
,

HiRRATA

PiiUfi! .i, li^iii; I I, tin lii'ii lit

/|, niitc 2,
5, Hiifiic 3o,
j, note 1

\f\, note I
,

i<i, noie I
,

-/x, liifiic (j,

346
l'aare 1)7, liinc l'i, an lion ili', ttit/iPe;, rroocTr^jH; lisr: 7T3CT>ips;,

Ko5oT7)p;;

()S, litiie 5, 4?'' /'"- 472


101, lis^iic .>.f\,
Sua lise: Si
lo/), litfiir i((, 5V I //ser Si' I

io/(, liifiir !!.'), 100, 8o4, 872,980 //.('.- 1111-103, 807-

808, 872-873, 977.

l'a!?o lo, liniir 17, rtH //>" lie ir)4-7 //spr 7")4-7

108, noir 1, lise: -.uXb zi t' 10 xa t6v t vov tj t' o;j.;x it' 1

108, noie 1, lise: ntini 3,'<'>; l'iai'.'/ 'KXT,vn'jv fi-io'.

101), noie 2, H /(> (/( lifsliuc lise: dcsliiiri-

117, lijjnr 2^, <lp sec 5 //xpr de sec *


122, li^ne 1,
p- i<)8, M. 1 lise: p. i;{2, n. 2

i/Ja^ noie i, zijaiov //xcr ixoJoiov

i^C), noie 3, -sp't otspop. X. lise:r.t(,\ o'.as/jp. X.

ifm, noie 1, fthlliori/fiie lisez ftlifurirfiie

ifio, note , K. Mass lise: K. Maass


212, liijne 8, plaidoyer lise: plaidoyers
2i4, nfilc 4> iuTi7)v lise: aTv
2 8, noie 2,
r
se rcs //ser si res

225, noie 1. ce qui n'csl pas srieiisenicnl lise:


ce qui n'est srieusement
24i(, noie 1
s'iiM ''>; //."'T !pr|!'j l'o;

2tio, liifne i4. ^p'-'i


/''"'- 'Jp-'-'i

278, noie 1.
-xXiXKo-(ix lise: r.uXO.Xo-^h
282, li4rne 20, '
vou; lise: svou;
287, note I, Kisp'.aoSiTO) /(.pr Kri-.a'joxw

281), noie 4. oii)xr,y.i


r:Ef\ Si lise: ir.Sx7/.a
r.tfi Se

298, liine 8, i:X'jatot lise: jxXo'.o'.

3o2, note 4. -sp^iXovTJ; /(ser Gi:Eppi>.ovx;


,So3, lis^ne 27, TjvSia //ser TjvBsT
331, li-jne 2.5, ajoutez en note Platon, lipnhL, VI, 493 A

Toulouse, Imp, Doin-ADOURE-PRIVAT, rue S'-Bome, 39. 824


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PA Navarre, Octave
3265 Essai sur la rhtorique
N3 grecque avant Aristote

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