Mathematiques Et Littérature - Michele Audin

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 24

Math. & Sci. hum. / Mathematical Social Sciences (45e anne, n 178, 2007(2), p.

6386)

MATHMATIQUES ET LITTRATURE
un article avec des mathmatiques et de la littrature

Michle AUDIN1

rsum Aprs avoir voqu diffrentes utilisations de structures et contraintes mathma-


tiques par des crivains, du Moyen ge nos jours, nous produisons un texte dduit de la structure
dun groupe quatre lments.
mots cls Aragon, Arnaut Daniel, Carr latin, Carr magique, Contrainte, chiquier,
Groupe, Oulipo, Perec, Queneau, Roubaud, Sextine

summary Mathematics and literature. An article with some mathematics and literature
We remind the readers of several ways writers have used mathematical constraints and structures,
from the Middle Ages to the present times. Then, from the structure of a group with four elements,
we produce a text.
keywords Aragon, Arnaud Daniel, Chess board, Constraint, Group, Latin square, Magic
square, Oulipo, Perec, Queneau, Roubaud, Sextine

1. LES LEONS DE RIBRAC

En 1941, le pote Louis Aragon publie un texte rest clbre, la Leon de Ribrac
[Aragon, 1979]. Il y appelle une rappropriation de la culture mdivale par la
posie de la Rsistance. Le pote de Ribrac est Arnaut Daniel, dont on sait quil a
vcu environ de 1180 (au moins) 1210, cest--dire au temps de Philippe-Auguste
et de Richard-Cur-de-Lion, et quil tait clbre et reconnu de son vivant. Avant
Aragon, Dante la salu comme celui qui du parler maternel fut meilleur matre ,
et la mme cit, en ce quon appelait provenal dans le texte, dans la Divine
comdie. Ptrarque la qualifi de grand matre damour qui sa terre fait encore
honneur avec son parler trange et beau . Il nous reste trs peu de chose de son
uvre. Arnaut Daniel est lauteur de pomes dune extrme exigence potique et,
notamment, notablement, dune sextine , un pome dune forme trs complexe
quil a invente, et que voici (en provenal du xiiie sicle) :

1
Institut de recherche mathmatique avance, Universit Louis Pasteur et CNRS, 7 rue Ren
Descartes 67084 Strasbourg Cedex, Michele.Audin@math.u-strasbg.fr
64 m. audin

Lo ferm voler quel cor mintra


nom pot ges becs escoissendre ni ongla
de lauzengier qui pert per mal dir sarma ;
e pus no laus batrab ram ni verja,
sivals a frau, lai on non aurai oncle,
jauzirai joi, en vergier o dins cambra.

Quan mi sove de la cambra


on a mon dan sai que nulhs om non intra
ans me son tug plus que fraire ni oncle
non ai membre nom fremisca, neis longla,
aissi cum fai lenfas devant la verja :
tal paor ai nol sia prop de larma.

Del cor li fos, non de larma,


e cossentis ma celat dins sa cambra,
que plus mi nafral cor que colp de verja
quar lo sieus sers lai ont ilh es non intra :
de lieis serai aisi cum carn e ongla
e non creirai castic damic ni doncle.

Anc la seror de mon oncle


non amei plus ni tan, per aquestarma,
quaitan vezis cum es lo detz de longla,
sa lieis plagues, volgresser de sa cambra :
de me pot far lamors quins el cor mintra
miels a son vol com fortz de frevol verja.

Pus floric la seca verja


ni de nAdam foron nebot e oncle
tan finamors cum selha quel cor mintra
non cug fos anc en cors no neis en arma :
on queu estei, fors en plan o dins cambra,
mos cors nos part de lieis tan cum ten longla.

Aissi sempren e senongla


mos cors en lieis cum lescorsen la verja,
quilh mes de joi tors e palais e cambra ;
e non am tan paren, fraire ni oncle,
quen Paradis naura doble joi marma,
si ja nulhs hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet son chantar dongle doncle


a Grant Desiei, qui de sa verja larma,
son cledisat quapres dins cambra intra.

Les sens cachs dans les pomes dArnaut Daniel, les formulations nigmatiques
(le trobar clus, parler ferm ) ont inspir la forme des appels la Rsistance
quAragon a dissimuls, inscrits clandestinement, dans ses pomes des annes 40-42.
Ce pourrait tre le sujet dun autre article. Mais concentrons-nous ici sur la sextine,
plutt reprsentative du trobar ric, parler riche , recherche de rimes riches, de
mots ou dassonances rares.
mathmatiques et littrature 65

ce que cest quune sextine


Dabord, un pome de six strophes dont chacune est constitue de six vers. Les
mots qui terminent les vers de toutes les strophes sont les mmes. Ici intra, ongla,
arma, verja, oncle, cambra 2 . Dans la strophe suivante, ces mmes mots-rimes
sont repris, mais dans un ordre diffrent. Les mots numrots 1, 2, 3, 4, 5, 6 dans la
premire strophe se retrouvent, dans la deuxime, dans lordre 2, 4, 6, 5, 3, 1. Et ainsi
de suite. La dernire strophe de la sextine dArnaut Daniel est une sorte denvoi,
cest la signature du pote, il y dit que cest lui qui la faite... cest une strophe qui
na que trois vers, dont chacun se termine par deux des mots-rimes.
En termes mathmatiques, la permutation scrit
 
1 2 3 4 5 6
.
2 4 6 5 3 1

Elle est dordre 6, ce qui veut dire que, quand on litre, au bout de six fois
(mais pas avant), on retrouve les mots-rimes dans lordre originel ou, en termes
mathmatiques, que 6 = Id (mais pas 2 , ni 3 ...), ce qui se vrifie facilement. Et
ce qui permet de terminer le pome en exactement six strophes.
Les leons de posie que nous donne encore Arnaut Daniel sont nombreuses. En
plus dAragon, de nombreux potes du xxe sicle se sont intresss son uvre. Je
vais parler ici plus particulirement de Raymond Queneau et de quelques crivains
lis lOulipo. Nul ne stonnera que ces derniers apparaissent dans un texte consa-
cr aux relations entre mathmatiques et littrature. ceux qui sinquiteraient
de la prsence dAragon dans ce texte, rappelons dabord quAragon et Queneau
sont tous deux passs par le surralisme, ce qui, malgr toutes les ruptures et tous
les dchirements, est un sacr point commun. Mais aussi et surtout, tous, Aragon,
Queneau, Roubaud3 et peut-tre plus encore Perec, sont des crivains de lintertex-
tuel (si je veux parler de littrature, il faut aussi que jemploie des termes techniques
littraires). Et que a les rapproche peut-tre des mathmaticiens. Parce quun texte
de mathmatiques est toujours fortement reli au contexte, sappuyant surtout sur
dautres textes (plus quun texte de science exprimentale, qui sappuie aussi sur les
expriences). Et parce que lauteur dun texte mathmatique prsuppose une grande
connivence avec les lecteurs auxquels il sadresse.
Voici celle des leons de Ribrac laquelle sest intress Raymond Queneau. Il
sagit de gnraliser cette structure (a, cest vraiment une question de mathma-
ticien !). On remplace donc 6 par n et on se demande si on peut crire un pome
de n strophes, chacune forme de n vers, tous termins par les mmes n mots et
permuts par lapplication ainsi dfinie :
( n
(p) = 2p si p
2
(p) = 2(n p) + 1 sinon.
2
Cest--dire entre, ongle, me, verge, oncle, chambre. Je ne reproduis pas de traduction de ce
pome ici.
3
Jacques Roubaud est un mathmaticien qui est devenu crivain professionnel. Le prsent texte
doit beaucoup son influence.
66 m. audin

On demande bien sr que soit dordre n exactement (cest--dire quil ny ait pas
dautre strophe que la premire dans laquelle lordre des mots soit lordre originel).
Comment appeler le nouvel objet ? Dans sextine , il y a six . Le mathmaticien
moyen appellerait a une n-ine, mais a se lirait nine , ce qui nest ni trs srieux
ni trs joli. La solution est claire il vaut toujours mieux faire nommer les nouveaux
concepts par des crivains que par des mathmaticiens appeler a une quenine
dordre n . Un joli mot, cette fois, qui voque Queneau et ( dfaut de ses ongles)
ses quenottes.
Une vraie question de mathmatiques (mme si elle nest pas trs difficile) : pour
quels entiers n existe-t-il des quenines dordre n ? On peut aussi considrer cette
question comme une question de littrature. Il ne suffit pas en effet quun texte
satisfasse la contrainte mathmatique pour quil soit un pome. Pour en revenir la
sextine, six mots rpts six fois dans un texte de trente-six lignes, a pourrait tre
assez lourd. Le choix de ces mots-rimes joue un rle important. Par exemple, mme
si je nai pas traduit le pome, le chantar dongle doncle dArnaut Daniel, on
aura compris que lutilisation des nombreux sens du mot verge entre (si jose dire)
de faon brillante dans la construction du pome.
Si je dis quvidemment, il existe des quenines dordre 1, et que jargumente en
citant le pome Chantre de Guillaume Apollinaire [1965].
Et lunique cordeau des trompettes marines

jai rpondu la fois aux deux aspects de la question (pour n = 1) et jespre avoir
convaincu les lecteurs que, si la question mathmatique est, comme nous aimons
le dire, triviale , le problme littraire, lui, ne lest pas et que la solution pro-
pose par Apollinaire est dune extraordinaire perfection. Je ne mengage que sur
les mathmatiques, par contre, en affirmant quil existe (thoriquement) des que-
nines dordre 2 et 3. Les lecteurs dsireux den donner une dmonstration littraire
peuvent, suivant leurs capacits, en dcouvrir dans la littrature ou en fabriquer. Il
est certain par contre quil nexiste pas de quenine dordre 4 : la transformation
est  
1 2 3 4
,
2 4 3 1
on voit que les rimes 1, 2 et 4 sont permutes circulairement, la troisime ne bouge
pas, ce qui fait que 3 = Id alors quon attendrait 4 . De mme, on peut vrifier
quil nexiste pas de quenine dordre 10 : la permutation est dordre 7 dans ce cas.
Je laisse les lecteurs samuser crire des quenines de lordre qui leur plaira et
(ou) trouver tous les entiers n pour lesquels il existe des quenines dordre n. Dun
point de vue pratique, une quenine dordre 41 (cest un des nombres possibles) don-
nerait dj un pome de mille six cent quatre vingt un vers (pour se faire une ide de
ce que serait un pome de mille six cent quatre vingt un vers, penser Andromaque,
tragdie de Racine, qui en comporte mille six cent quatre vingt douze). Une vraie
question pour potes serait dcrire une quenine dordre, disons, 11 (sachant que
11 est une solution de la question prcdente). Jen profite pour signaler que des
rponses originales cette question ont t donnes par Georges Perec [1976] dans
sa srie Alphabets (cf. par exemple le pome lUsine troc cit dans [Oulipo, 1981]).
On trouvera dautres exemples de quenines dordres varis, toujours dans [Oulipo,
1981].
mathmatiques et littrature 67

raymond queneau
On sait que Queneau est un des fondateurs, en 1960, de lOulipo (ouvroir de
littrature potentielle), un groupe (ou plus exactement4 un ensemble) dcrivains
qui a explor leffet bnfique de diffrentes contraintes , souvent (mais pas tou-
jours) de nature mathmatique, pour la production de textes littraires. Queneau
tait un vritable amateur de mathmatiques. Il a mme publi un authentique
article de mathmatiques [Queneau, 1972] sur une gnralisation des suites de Fibo-
nacci, dans une respectable revue spcialise, le Journal of Combinatorial Theory,
il tait abonn, par exemple, au Bulletin de la Socit mathmatique de France. Je
signale un trs bel et intressant article de Roubaud sur Queneau mathmaticien
[Roubaud, 1981]. Pour en savoir plus sur toutes les facettes de ce polydre compliqu
quest Queneau, on se reportera [Calvino, 1981(b)].
En plus de Zazie dans le mtro [Queneau, 1959], que tout le monde a lu, des
Exercices de style [Queneau, 1947], dont tout le monde a entendu parler et de plu-
sieurs romans, il est lauteur dun livre bizarre (jentends, comme objet-livre), Cent
mille milliards de pomes [Queneau, 1980]. Le titre est mathmatique et le livre
lui-mme est le rsultat dune suite de contraintes potiques auxquelles on pense
peu. Il sagit de sonnets (deux quatrains, deux tercets, avec un systme de rimes
compliqu, quatorze vers en tous cas), disons dix sonnets, pour commencer. En-
suite, ces sonnets sont imprims sur dix pages (un par page, donc) mais tous sur
des pages impaires , des pages de droite si lon prfre, lesquelles pages sont
ensuite dcoupes en quatorze morceaux, chacun correspondant une ligne, un
vers. De sorte quon peut feuilleter le livre et se retrouver en train de lire le pre-
mier vers du septime pome, suivi du deuxime vers du dixime, du troisime du
premier, etc. Bien sr que a fait cent mille milliards de possibilits puisquon a dix
choix pour le premier vers, dix choix pour le deuxime et ainsi de suite jusquau
quatorzime, donc 1014 = 100 000 109 (cent mille milliards) possibilits, plus dun
million de sicles de lecture, calcule Queneau lui-mme dans [Queneau, in Oulipo,
1973]. Mais a ne suffit pas pour faire cent mille milliards de pomes, a pourrait
mme nen faire aucun... Essayez donc de prendre un vers de lAlbatros [Baudelaire,
1975] suivi dun autre du Dormeur du val [Rimbaud, 1972] puis dun troisime de
Green [Verlaine, 1962]
Souvent pour samuser les hommes dquipage
Accrochant follement aux herbes des haillons
Ne le dchirez pas avec vos deux mains blanches
ce nest pas vraiment de la posie. Dans [Queneau, 1980], tous les pomes obtenus
sont des sonnets authentiques, les structures grammaticales des pomes sources sont
identiques, isomorphes, ce qui fait que tous les pomes possibles ont un sens. Et en
plus lambiance est telle que tous sont, en effet, des pomes. mon got, le plus
potique de ce livre est son titre. Je naccepterais sans doute (videmment, je ne les
ai pas tous lus...) aucun de ces sonnets contre lun des trois pomes que je viens de
massacrer potentiellement, mais cent mille milliards...

4
Je prfre tre prcise, cf. ci-dessous le paragraphe 3.
68 m. audin

Ce qui nous fait beaucoup de combinatoire. La combinatoire, y compris la thorie


des graphes5 et la thorie lmentaire (ce qui ne veut pas dire triviale) des nombres
sont en effet les domaines prfrs des crivains amateurs de mathmatiques. Mais
pourquoi pas ? Notre prochain objet combinatoire sera un bi-carr. Mais avant, une
digression.

une digression, sur les sciences dans la littrature


Il y a de nombreuses interventions des sciences dans la littrature. Et certains scien-
tifiques ont t des crivains de qualit. Cest le cas par exemple de Galile (au point
que Calvino sest laiss aller, une fois [Calvino, 1981(a)], le qualifier de plus grand
crivain de langue italienne ) et de Cardan (qui est peut-tre lauteur du livre que
lit Hamlet quand il entre en scne au deuxime acte
Que lisez-vous, Monseigneur ?
Des mots, des mots, des mots.
en dit le prince de Danemark avant de dcrire plus prcisment le contenu du livre
[Shakespeare, 1995, p. 928-929]).
On pense bien sr aussi au clbre pote persan du xie sicle, Omar Khayyam,
qui tait mathmaticien, ainsi qu Lewis Carroll et ses textes, regroups dans
[Carroll, 1966], o la posie se marie avec la logique mathmatique et lhumour.
On pense surtout des romans dans lesquels la science joue un rle. Bouvard et
Pcuchet [Flaubert, 1952], par exemple, dont les hros sattaquent successivement
ltude de chacune des sciences... oubliant, malheureusement pour eux (et surtout
pour nous) les mathmatiques. Plus prs de nous, les jubilatoires aventures de Qfwfq,
hros des Cosmicomics [Calvino, 1968] dItalo Calvino (encore lui). Je ne rsiste pas
au plaisir dvoquer cette histoire dans laquelle Qfwfq dcrit sa situation au moment
o toute la matire de lunivers tait concentre en un point, puis
On tait bien ainsi, tous ensemble, de cette faon ; mais il fallait que quelque
chose dextraordinaire arrivt. Il aura suffi qu un certain moment elle dise :
Mes enfants, si javais un peu de place, comme il me serait agrable de vous
faire des tagliatelles.
Suit une page dune extraordinaire posie dans laquelle Qfwfq nous explique tout
ce quoi le mot tagliatelle peut faire penser et tout ce que cette pense devait
crer, parce que, des tagliatelles, ils nen avaient jamais entendu parler, je rappelle
que ce ils fait rfrence des tres inexistants, des fractions de la bouillie
originelle, toutes ces fractions tant dailleurs rassembles en un point unique, une
situation inconfortable plus dun titre. Et voil pour le big bang. N du dsir dun
plat de tagliatelles.
Ces textes jubilatoires portent malheureusement peu sur les mathmatiques elles-
mmes. Mme si la suite de Cosmicomics sappelle Temps zro, une mauvaise
5
La structure de la pice de thtre lAugmentation [Perec, 1981] est celle dun graphe soit
a, soit b, et si a, alors soit a1 , soit a2 , et ainsi de suite sans quon puisse rellement parler de
mathmatiques, aucun rsultat ntant cit ni utilis. Voir aussi larticle [Berge, in Oulipo, 1973],
dans lequel le mathmaticien Claude Berge, spcialiste de thorie des graphes, dcrit, en termes
de graphes, la structure de certains textes.
mathmatiques et littrature 69

traduction du titre italien qui veut dire t zro , oui, tout simplement, t0 , lorigine
du temps [Calvino, 1970]. Pour dautres textes, peut-tre moins potiques, mais tout
aussi jubilatoires, revenons lOulipo et Queneau. Qui par exemple, a transpos
les Fondements des mathmatiques de Hilbert [1971], en Fondements de la littrature
[Queneau, in Berge, Oulipo, 1973]. Il sagit de remplacer les mots point , droite ,
etc. par les mots mot , phrase , une entreprise qui trouve assez vite ses limites.
Car sil est aussi facile de faire passer une phrase par deux mots donns (intra et
cambra, pour reprendre les mots de la sextine, ou encore, verja et intra) quune
droite par deux points donns, il est videmment beaucoup plus difficile daffirmer
que, par deux mots donns passe une phrase et une seule6 . Queneau sen tire par
un exemple7 lgant, utilisant les mots longtemps et couch , par lesquels
passe forcment la phrase
Longtemps je me suis couch de bonne heure.
(phrase dont je rappelle aux lecteurs quelle est la premire de ce monument
quest la recherche du temps perdu [Proust, 1987]),
et une pirouette : On ncrit pas deux fois la recherche du temps perdu .
Oui, on samusait bien, lOulipo8 . Et pourquoi pas ?
Je conclurai ce paragraphe par une citation dAragon, extraite dun texte sur
les rimes que tout amateur de contrainte en littrature devrait avoir lu, la Rime en
1940 [Aragon, 1979(b)] :
Cependant les savants inventent le radium, dcouvrent lhlium, liridium, le
slnium. Et la vie et lhistoire broient les hommes dans des creusets modernes
et barbares. Nous sommes en 1940. Jlve la voix et je dis quil nest pas vrai
quil nest point de rime nouvelle quand il est un monde nouveau. Qui a fait
entrer encore dans le vers franais le langage de la tsf ou celui des gomtries
non euclidiennes ?
Un appel dont en tout cas la dernire partie ne me semble pas avoir t entendue.
Remarque. Les lecteurs dsireux de lire dautres productions oulipiennes que celles
que jai cites ici peuvent se reporter Oulipo, 1973, 1987(a), 1987(b)] ainsi quaux
volumes plus rcents de la bibliothque oulipienne, publis par le Castor astral :
lOulipo continue pratiquer la littrature sous contrainte (pas toujours math-
matique).

2. BI-CARRS, CAVALIERS ET PSEUDO-QUENINES

2.1. botus et mouche cousue, cest notre Venise


2.1.1. Un beau matin, Dupont enfila son uniforme, prit sa valise et, son kpi sur
la tte, partit pour la gare. son arrive Bruxelles, il se prcipita vers Schusten-
berger, qui lattendait sur le quai, un beau melon tout neuf dans la main droite et
la laisse de son fox-terrier dans la gauche. Il se prcipita tant et si bien quimman-
quablement, il rata une des marches du wagon et stala, bousculant au passage un
6
Cest mme en contradiction formelle avec lexistence de sextines...
7
Oui, horreur ! Il dmontre une assertion par un exemple.
8
Il est impossible de ne pas citer ici le gnial pastiche [Perec, 1991].
70 m. audin

petit jeune homme avec un bret et un pantalon de golf, lequel attendait sans doute
une femme puisquil avait, au moins avant que Dupont ne lui tombe dessus (au sens
propre) un bouquet de roses blanches la main.

2.1.2. Le lendemain tait le premier jour de lenqute de Dupont dans la capitale.


Fidle sa rputation de roi du dguisement, il stait coiff dun bret noir un
peu trop grand pour lui. Une baguette sous le bras et un basset au bout dune
laisse tlescopique lui donnaient, croyait-il, lair dun touriste franais en visite.
distance respectable, Schustenberger, en uniforme, tait suppos surveiller ce qui ne
manquerait pas de se passer. Soudain, Dupont crut reconnatre celui quil cherchait
arrter en la personne dun homme en pardessus de tweed avec parapluie et cha-
peau melon, donnant le bras une grosse blonde en loden et bottes de cuir dont
il portait la valise (incontestablement une valise de dame). Sakharine, se dit-il.
Cest lui . Et il voulut faire signe son collgue. Malheureusement, celui-ci tait
en train dexpliquer quelque chose une vieille dame qui, pour sortir son plan et
ses lunettes de son sac mains, avait d lui coller dans les bras le bouquet de roses
quelle portait. Essayant dsesprment dattirer lattention de Schustenberger sans
que le prsum Sakharine ne se doute de rien, Dupont finit par se prendre les pieds
dans la laisse et se retrouva par terre au milieu dune srie daboiements manquant
pour le moins de discrtion. Ctait fichu pour la filature.

2.1.3. Le troisime jour, nouvel essai. Ils avaient cette fois tous deux renonc
luniforme. Dupont stait dguis en gentleman anglais rendant visite sa Dulcine,
chapeau melon et bouquet de fleurs, tellement voyant quon ne se douterait de rien.
Pensait-il. Schustenberger, lui, portait un lgant bret couleur crme et une valise
(vide). Le duo ne passait effectivement pas inaperu. Comme dans les bonnes bandes
dessines, il y avait un autre type qui traversait le champ, assez jeune, dguis en
policier franais dans un film amricain des annes cinquante (sifflet, bidule, kpi et
baudrier blanc). Je lai dj vu quelque part, ce particulier. Ce ne serait pas... ?
ce moment-l, un fox-terrier tout fait semblable celui de Schustenberger surgit
don ne sait o et sauta dans les bras du faux policier. Sakharine ! hurlrent les
deux vrais agents de la sret, et ils se jetrent sur lui, assez violemment pour que
leurs fronts se rencontrent et quils en soient assomms tous les deux, pendant que
Durand, ctait son nom, stonnait : quoi, ils jouent, ces deux-l ? Dimanche
la gare alors que jattendais Bianca, hier pendant que je me promenais avec ma
cousine anglaise et maintenant ici. On ne peut pas fter mardi-gras tranquille. Quen
penses-tu, Milou ?

2.2. un plan dexprience


Un carr grco-latin, autrement nomm bi-carr latin orthogonal carr bi-
latin serait sans doute plus appropri est un tableau carr dont chaque case
contient deux attributs, un chiffre et une lettre par exemple, soumis aux rgles
suivantes :
cest un carr latin (chaque case contient un attribut, chaque attribut est
prsent une et une seule fois dans chaque ligne et chaque colonne9 ) et ceci de
9
Comme cest le cas pour la table de multiplication dun groupe, cf. le paragraphe 3.2.
mathmatiques et littrature 71

deux faons diffrentes (il y a deux attributs dans chaque case),


et ce carr bi-latin est orthogonal parce que les deux attributs sont
orthogonaux , au sens o un chiffre donn narrive avec une lettre donne
quune seule fois.
Georges Perec explique cela beaucoup plus clairement dans [Perec, 1979] :
Le plus simple, pour faire comprendre ce quest un bi-carr latin orthogonal
dordre 10 et quelles peuvent en tre les applications romanesques, est de partir
dun bi-carr latin orthogonal dordre 3.
Supposons donc une histoire en trois chapitres dans laquelle sagitent trois per-
sonnages respectivement nomms Dupont, Durand et Schustenberger. Dotons
ces trois individus de deux sries dattributs : dune part, des coiffures, soit
un kpi (K), un melon (M) et un bret (B) ; dautres part, des choses (?) que
lon peut tenir la main : un chien (C), une valise (V) et un bouquet de roses
(R). Le problme est alors de raconter une histoire dans laquelle les trois per-
sonnages auront tour tour ces six lments mais nauront jamais les deux
mmes. La formule suivante

Dupont Durand Schustenberger


1 KV BR MC
2 BC MV KR
3 MR KC BV

qui nest rien dautre quun bi-carr latin orthogonal dordre 3 (trivial) donne
la10 solution du problme : dans le premier chapitre Dupont aura un kpi et
une valise, Durand un bret et des roses, Schustenberger un melon et un chien ;
dans le second, Dupont aura un bret et un chien, Durand un melon et une
valise, Schustenberger un kpi et un bouquet de roses ; dans le troisime, Du-
pont portera un melon et des roses, Durand en kpi promnera son chien et
Schustenberger en bret coltinera une valise. Il ne restera plus ds lors qu
inventer les histoires justifiant ces successives transformations.

Si on remplace K par 1, B par 2 et M par 3, on obtient le carr suivant, qui obit


bien aux rgles que doivent satisfaire les contenus des cases.

1V 2R 3C
2C 3V 1R
3R 1C 2V

Et si on fait ce que dit Perec, comme il est bien vident que Schustenberger
est le vrai nom de Dupond et Durand le nom de famille de Tintin, on obtient
(invitablement) le texte ci-dessus.
Perec parle dans son texte dapplications romanesques de la construction des bi-
carrs. Il faut considrer les trois zigotos avec leurs couvre-chefs comme un exemple
dcole, acadmique. Pas un roman, mais quand mme un texte. Un roman, il y en
10
Ou en tout cas une... (note de M. Audin).
72 m. audin

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
1 7 6 5 0 9 8 2 3 4
1 combles 2
1 8 9 0 2 4 6 3 5 7
8 2 1 7 6 0 9 3 4 5
2 combles 1
7 2 8 9 0 3 5 4 6 1
9 8 3 2 1 7 0 4 5 6
3 sixime
6 1 3 8 9 0 4 5 7 2
0 9 8 4 3 2 1 5 6 7
4 cinquime
5 7 2 4 8 9 0 6 1 3
2 0 9 8 5 4 3 6 7 1
5 quatrime
0 6 1 3 5 8 9 7 2 4
4 3 0 9 8 6 5 7 1 2
6 troisime
9 0 7 2 4 6 8 1 3 5
6 5 4 0 9 8 7 1 2 3
7 deuxime
8 9 0 1 3 5 7 2 4 6
3 4 5 6 7 1 2 8 9 0
8 premier
2 3 4 5 6 7 1 8 9 0
5 6 7 1 2 3 4 9 0 8
9 Rez de ch.
3 4 5 6 7 1 2 0 8 9
7 1 2 3 4 5 6 0 8 9
10 caves
4 5 6 7 1 2 3 9 0 8

a un, un vrai. Aucune inquitude avoir, a vient. Que lon sache quil y a dautres
applications des carrs en question, qui nont pas t invents pour produire de la
littrature. Les mathmaticiens sy intressent, pas seulement parce quils aiment
immodrment poser des problmes, ou en rsoudre mais aussi pour leurs applica-
tions pratiques, par exemple en statistique pour modliser des plans dexprience o
lon veut considrer la cohabitation de diffrents facteurs.
Mais revenons aux applications romanesques. Perec nous explique encore, dans
le mme article [Perec, 1979] :
Dans La Vie mode demploi, ce ne sont pas deux sries de trois lments, mais
vingt et une fois deux sries de dix lments qui sont ainsi permutes et qui
dterminent les lments constitutifs de chaque chapitre.
N.B. On ne peut pas construire des bi-carrs latins orthogonaux partir de
nimporte quel nombre. Par exemple, il nexiste pas de bi-carr latin dordre 2.
Pendant plus de deux sicles, il fut tenu pour impossible de construire un bi-
carr latin orthogonal dordre 10, Euler en ayant conjectur la non-existence.
Cest seulement en 1960 que Bose, Parker et Shrikande [1960]11 russirent
en obtenir un spcimen.

Cest maintenant bien connu, mais cest ce que Perec expliquait pour la premire
fois (me semble-t-il) dans cet article. Le roman La Vie mode demploi est construit
grce un cahier des charges (cf. [Perec, 1993]) fond sur le grand bi-carr dordre
10 reproduit ici.
11
Note de M. Audin.
mathmatiques et littrature 73

Il reprsente un immeuble parisien vu de face, dont on aurait retir la faade,


comme le schmatise la figure suivante. Chaque case est ainsi une pice dun ap-
partement, un morceau descalier, une cave. Elle devient un chapitre du livre. Par
exemple, la case dabscisse 4 et dordonne 8 reprsente une pice dun appartement
du premier tage. Dans notre bi-carr, les attributs de cette case, de cette pice, de
ce chapitre (qui est le chapitre 23, jexpliquerai pourquoi plus bas), sont 6 et 5.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

1 combles 2

2 combles 1

3 6

4 5

5 4

escalier
6 3

7 2

8 1
Antiquits
9 Rez de ch.

entre de entre
10 caves
service

Pour crire chacun de ces chapitres, Perec simpose vingt-et-une paires de contraintes.
Par exemple, et je me limiterai ici ce seul exemple, deux citations prendre dans
deux listes de dix auteurs. Le sixime auteur de la premire liste est Jules Verne, le
cinquime auteur de la deuxime est James Joyce. Au premier tage, gauche de
lescalier (toujours la case 4,8), dans le chapitre 23, on trouvera donc
une (en fait deux) citation(s) de Jules Verne12 , la description du contenu de la
malle de lle mystrieuse [Verne, 1874] et celle de la bibliothque du capitaine
Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers [Verne, 1869],
et une de Joyce, la maison de poupe qui est dcrite dans la Vie mode demploi
est la maison dont Bloom rve la fin dUlysse [Joyce, 1929].
Lutilisation de chacune des paires de contraintes dans tel ou tel chapitre est
rgie par le grand bi-carr. Mais comment les vingt-et-une paires de contraintes
sont-elles combines entre elles ? Cest trs simple (!). Elles sont permutes... grce
une quenine. Sauf que... une quenine dordre 10, a nexiste pas (je lai dit, pour
n = 10, la permutation dfinie au paragraphe 1 est dordre 7). Perec modifie un
peu cette dfinition de et, voil, une pseudo-quenine dordre 10 est ne. Et
utilise.
Dans lexemple des couvre-chefs, Perec nous proposait dcrire trois chapitres .
Dans la Vie mode demploi, il y en a ( peu prs) cent, un par case du carr plu-
tt quun par ligne. Il fallait videmment trouver un ordre dans lequel crire ces
chapitres, un ordre tel que le livre ne soit pas ennuyeux (visiter toutes les caves les
unes la suite des autres aurait pu tre fastidieux)... Perec a eu lide dutiliser un
cavalier, un cavalier de jeu dchec, pour sauter dune case lautre et dcrire ainsi
12
Jai choisi ce chapitre de [Perec, 1978] parce quil fait appel Jules Verne et quil ne me
semblait pas possible que cet crivain napparaisse pas dans le prsent article.
74 m. audin

tout lchiquier, pardon, le carr, en indiquant dans quel ordre prendre les cases pour
les transformer en chapitres... Le schma ci-dessus montre le parcours effectivement
accompli par le cavalier de Perec sur lchiquier cent cases que constitue son livre.
Il commence dans lescalier, au troisime tage et se termine, toujours au troisime
tage, dans la pice aux fentres sombres du schma reprsentant limmeuble. La
vingt-troisime tape de ce cheminement est bien notre case Jules-Verne-et-James-
Joyce , comme on pourra le vrifier, sans mal, mais avec un peu de patience.

Une structure complique ne fait-elle que stimuler limagination de lcrivain ?


Les vrais textes littraires, les textes vraiment littraires, constituent une faible pro-
portion des productions oulipiennes. La contrainte mathmatique ne cre pas luvre
littraire, mais elle stimule le type dinspiration fcond chez tel ou tel crivain (et
certainement chez Perec). Dit brutalement : tous les mathmaticiens la recherche
de nouveaux bi-carrs latins orthogonaux trouveront les mmes solutions, mais seul
Perec pouvait crire la Vie mode demploi.

3. UNE STRUCTURE PLUS RICHE

Jai mentionn le fait que lOulipo tait plus un ensemble quun groupe. Dans un
groupe, on peut composer les lments, comme on le fait avec les nombres entiers,
par exemple, en les ajoutant. Dans lexemple des nombres entiers, il y a un lment
neutre, 0, neutre parce que, quand on lajoute nimporte qui, eh bien, ce nimporte
qui, a ne lui fait rien. Et tout lment a un oppos (je parle des nombres relatifs),
2 + (2) = 0. Il y a aussi les rgles auxquelles on ne pense pas, tant elles sont
habituelles,
la commutativit a + b = b + a
et lassociativit (a + b) + c = a + (b + c).
Toute cette structure est celle dun groupe (commutatif). Il y a beaucoup dautres
groupes que celui des nombres entiers relatifs. Cest mme une des structures les plus
utilises par les mathmatiques et leurs adeptes, depuis une certaine nuit de mai13 ,
celle au cours de laquelle un trs jeune mathmaticien crivit une partie importante
de son uvre

Les plus dsesprs sont les chants les plus beaux


13
La plus romantique des nuits de mai mathmatiques, celle qui prcda la mort de Galois. Aprs
avoir massacr les potes Baudelaire, Rimbaud et Verlaine qui ne lavaient pas mrit, cest avec un
plaisir certain que je cite, volontairement contre-emploi, ce jeune ractionnaire de Musset [1957].
mathmatiques et littrature 75

avant daller se faire tuer dans un duel idiot...


Pour les lecteurs courageux, voici un texte qui essaie de donner une ide de ce que
pourrait tre un groupe dcrivains. Comme on pourrait le reprocher beaucoup des
textes produits par lOulipo et comme cest le cas pour les articles de mathmatiques,
ce texte a le dfaut des textes de type intertextuel : il sadresse des lecteurs supposs
avoir lu les mmes livres, avoir suffisamment de connivence avec son auteur et dots
dassez de mmoire pour reconnatre les allusions, les textes cachs sous celui-ci.
Pour tenter de lutter contre cet effet, jannonce que les crivains dont il est question
et les textes dorigine, toutes les sources donc, sont dvoils dans le paragraphe 3.3
ci-dessous.

3.1. un groupe dcrivains


Nous sommes quatre crivains, I, G, J et M. Nous nous sommes rencontrs un samedi
soir dans un restaurant parisien. Nous avons dcid dcrire un livre ensemble. Il y
a des difficults techniques : I et J sont au Seuil, G chez Hachette et M avec les
ditions de Minuit. Pour viter les problmes, nous avons dcid dcrire le livre de
telle faon quon ne puisse pas savoir qui a crit quoi.
G, qui a des amis mathmaticiens, nous a propos la rgle, dite de Saint-Benot :
Lcrivain dans le style duquel crit le premier crivain quand il se rend chez celui
la manire duquel crit le deuxime quand il se rend chez le troisime doit tre le
mme que plagie celui quimite le premier quand il rend visite au deuxime, quand
il rend visite au troisime. Cest clair ?
Ce ntait pas, il faut lavouer, absolument clair. Mais il nous a tout expliqu et
nous a convaincus, mme si J doutait un peu du rsultat. la fois pour y voir plus
clair et pour fter a , nous commandmes une sixime bouteille de Bandol14 .
Nous avons discut et ajout quelques rgles, par exemple : si deux dentre nous,
deux distincts, bien sr, on parle franais, un cest un et deux cest deux, se rendent
chez un troisime, eh bien, le premier ncrira jamais dans le mme style que le
deuxime.
Et lun de nous, J sans doute, demanda :
Est-ce que, quand je rendrai visite M, nous devrons crire une histoire
dans le mme style que celle que nous crirons quand cest elle qui viendra me
voir ?
Oui, dit M. Forcment. Parce que nous ne sommes que quatre. Mais, si
nous tions six. Ah ! si nous tions six !
Elle a tout compris, dit G.
Nous vidmes ce qui restait de la bouteille dans le verre de J. Et nous en de-
mandmes une autre. Puis G, encore lui, dit :
coutez, jai une ide. Nous crirons un chapitre chaque jour. Comme a,
chaque jour, nous ne serons que deux, et mme parfois un seul, travailler
la chose. Ce qui nous laissera le temps de faire autre chose.

14
Labus dalcool est dangereux.
76 m. audin

Et lun de nous, I cette fois, sinterrogea :


Et on crit tout a dans quel ordre ?
...
Un blanc.
Jai une ide (qui let cru, ctait encore G).
Nous coutmes. Et agrmes. Et tout le monde se tut.

premier jour. Et le lendemain, qui tait un dimanche, gueule de bois, rflexions


sur lapplication de la rgle, nous sommes, tous, rests chez nous. Aprs, ctait
lundi, et il fallait bien commencer. Alors, voil ce que nous avons fait pour le livre
en question.
G est rest chez lui. Il sest rveill tard, comme nous lavons tous fait, il sest
prpar du caf trs fort, il avait dj fum deux cigarettes15 quand la cafetire
italienne a fini de krouch-kroutcher. En buvant la premire tasse, il sest dit que
ctait idiot et quil ny arriverait jamais. Il a ouvert un roman de J et a fum
encore trois cigarettes en le feuilletant. a, je dois pouvoir y arriver. Au moins pour
quelques lignes.
Le fabricant de puzzles dit, Oui, ce morceau sappelle un bonhomme, nous en
utilisons beaucoup, le terme sexplique de lui-mme, Il me fait penser un sac
de charbon, avec la gueule attache par une ficelle et qui forme la tte, Bien
observ, monsieur, vraiment, Dcoupez-en un, mais lentement, Rien de plus
facile, il suffit dattraper le tour de main, ce nest pas plus sorcier que a, un
bonhomme, Contentons-nous de lillusion de la ressemblance [...]
deuxime jour. Laprs-midi, J avait enfin russi sextirper peu prs de son mal
aux cheveux de lavant-veille. Il se rendit donc chez M. Elle avait pass la matine
fumer (et les jours prcdents aussi). Ce que J ne supportait pas. Dailleurs, pour
tout dire, il napprciait pas du tout M. En gnral. Son style. De femme comme
dcrivain. Et M, de son ct, dtestait J. Celui-ci avait dailleurs essay de se dfiler,
ne tenant pas particulirement collaborer avec M. Mais G lavait convaincu :
deux ou trois, cest trop simple, a ne donnera rien de bon. M et J se salurent donc
poliment, comme deux personnes de leur ge et de leur qualit devaient le faire. M
offrit du caf. J accepta et le regretta aussitt, cette lavasse sortie dune cafetire
lectrique tait assez trangre sa culture. Heureusement, la rgle leur permettait
dcrire du G, ce quils choisirent aussitt parce que tous les deux pensaient, comme
beaucoup dautres, quil serait facile de faire quelque chose qui ressemblerait du
G. Liste des hommes que jai rencontrs dans ma vie, proposa M. Liste des endroits
o jai bu du caf, rtorqua J, choqu dune pareille proposition venant dune femme
aussi ge, femme qui le mettait dcidment trs mal laise. Et cest ce quils firent,
mlangeant ptisseries lisbotes, relles ou littraires, et lieux la mode parisiens et
vnitiens.
[...], La ptisserie Versalhes, Le caf de Flore, La crmerie La Gracieuse, Le
caf Florian, [...]
15
Fumer tue.
mathmatiques et littrature 77

troisime jour. Ce jour-l, J devait se rendre chez I, ce quil fit avec soulagement,
car il apprciait I, un homme du mme ge que lui, peu de choses prs, et quils
vivaient tous les deux dans le mme htel de la rue Jacob, quand ils taient
Paris, comme ctait bien entendu le cas. De plus, ils se mirent crire ensemble
un texte dans le style de J lui-mme, ce qui tait facile J et donc pas trop difficile
pour I, un homme affable et aimable qui adorait les digressions de J, mme si elles
taient trangres son propre style, lger et rapide. Cest bon, de pouvoir, de
savoir insister. Il faut parfois enfoncer des clous. Ils crivirent ensemble lhistoire
dune sorcire vnitienne qui tombait amoureuse dun cul-de-jatte, avec beaucoup
de commentaires sur la ville, celle dont I souhaitait depuis longtemps parler sans
y arriver explicitement, et sur les malheurs dont sont victimes les pauvres gens au
cours des guerres que se livrent les riches, qui, eux, nous le savons bien, nen meurent
pas.
quatrime jour. Ce jour-l, G avait pris le 86 et stait rendu rue Jacob pour y
rencontrer J. Et ctait une rencontre sympathique, agrable, malgr la diffrence
dge, J na pas vraiment lge dtre le pre de G, mais a ne lempche pas dtre
une figure paternelle pour G. Chacun des deux adorait ce que faisait lautre. Pas
tout. Mais quand mme, en gnral. Peut-tre parce que J voulait se dfouler aprs sa
visite M ou pour oublier le mauvais caf, ils ont crit du M. Ce ntait pas trs facile
au dbut. Ils ont choisi un chapitre dun roman de J, et ils ont essay de le traduire en
M. La ville europenne o il se droulait est devenue asiatique, le hros, de correcteur
dans une maison ddition est devenu un vice-consul. Sublime, forcment sublime.
Cest rapidement devenu trs simple. Et mme assez rigolo. Forcment rigolo.
cinquime jour. Le cinquime jour tait un vendredi et cest M qui est alle
chez J, ils ont crit un nouveau chapitre, alla G, dans lequel ils faisaient cette fois
linventaire de tous les moyens de locomotion quils avaient, lun ou lautre, utiliss,
ce qui faisait beaucoup, en comptant les tricycles, les gondoles et les pdalos, mme
si J navait jamais eu loccasion dessayer le pousse-pousse et si M ntait, elle, jamais
monte en passarolle.
sixime jour. I, rest chez lui, a crit, pour suivre, lhistoire dune ville effile dans
laquelle on se dplace dans des bateaux effils eux aussi, mus par des hommes debout
qui chantent et font avancer leurs esquifs en prenant appui du pied sur les murs des
maisons quils longent.
septime jour. Le septime jour, nous nous sommes tous reposs. Ou presque.
Seul I a boug, il a d se rendre chez M, mais ce ntait pas trs fatigant, puisquils
ont crit du M en buvant des Campari16 , ce qui simposait. Et ce quils ont crit, cest
une histoire de gens qui sont en vacances en Italie (pas vraiment prs de Venise),
boivent des Campari, et qui se disputent, se rconcilient, visitent quelques ruines
trusques, puis sarrtent, fatigus, pour boire des Campari. I aurait bien indiqu la
recette du sprizz (au Campari), mais ctait du M, quils crivaient, alors il ne dit
rien.

16
Le Campari est une boisson alcoolise, rouge et amre, que lon boit en Italie. consommer
avec modration.
78 m. audin

huitime jour. Le huitime jour tait, comme le premier, un lundi. M a pris un


taxi et sest rendue chez G, prs des arnes de Lutce. Ils ont fum beaucoup tous
les deux. Ils ont dcid dcrire une histoire dans laquelle ils sadressent au Lecteur,
linterpellent, mme, en lappelant Tu . Et cette histoire commenait ainsi :
Tu vas lire le huitime chapitre de ce livre. Dtends-toi. Installe-toi dans ta
baignoire, par exemple, fais attention au livre, que leau qui coule du robinet
ne lclabousse pas. Prviens ton entourage : Je menferme dans la salle de
bains et je nen sors pas tant que je nai pas fini le chapitre 8. Quon ne me
drange pas.
neuvime jour. I, lui, a rendu sa visite J et ils ont crit le chapitre neuf, dans
lequel le cul-de-jatte du chapitre trois se faisait construire par un ami artisan un
appareil compliqu, maintenu par des lanires de cuir, et qui lui permettait de diriger
une gondole. Il emmenait alors la sorcire aux yeux clairs sur son navire effil, sortait
de la lagune et tous deux vivaient des aventures extraordinaires qui dmontraient la
puissance de ceux qui travaillent de leurs mains et sont capables de construire des
machines grce auxquelles mme les mutils des guerres cruelles auxquelles on se
livre sans cesse depuis que le monde est monde, mais peut-on vraiment appeler a
un monde, grce auxquelles, disaient-ils, crivaient-ils, plutt, cette fois vraiment
la manire de J, un crivain qui digresse, comment lviter, comment y rsister, bref
Balthazar, cest ainsi quil sappelait, lhomme-tronc et Brisis, a, ctait le nom de
la sorcire, ne pas croire que cest un nom desclave, cest comme a que sa mre qui
tait sorcire elle aussi, on fait a de mre en fille, pas besoin dhomme dans cette
affaire, et dailleurs, dhomme, elle nen avait pas eu, la mre de Brisis, donc, ctait
comme a quelle lavait appele, enfin, Balthazar et Brisis pouvaient parcourir la
Mditerrane sur leur gondole, ils arrivaient mme jusquau Brsil, prouvant ainsi
les liens naturels entre Venise et Rio, mais l nos auteurs sarrtrent, il fallait laisser
de la place aux autres.
dixime jour. Le dixime jour, M est retourne rue Jacob, cette fois pour rendre
visite I et, devinez quoi, ils ont crit du M, la suite de lhistoire de ces malheureux
qui parlent du monde et de ce quil devrait tre en mangeant des spaghettis aux
vongole, puis ils se disputent, certains vont visiter quelques ruines et les autres font
la sieste, le soir ils se retrouvent tous pour boire du Campari. Malheureusement, I
navait pas de Campari dans sa chambre dhtel, ce qui fait quils durent se contenter
de perrier-citron.
onzime jour. Le onzime jour, M tait puise. Elle devait heureusement rester
chez elle. Elle a fait une grande cafetire lectrique, elle a pos deux paquets de
cigarettes sur la table, en a allum une17 , et elle sest mise rflchir. Quand elle
sest rveille, le caf tait recuit et la cigarette consume. Elle sest servi une tasse
de lavasse (ce nest pas comme a quelle y pensait, donc elle ne vit pas que a
rimait) et a dcid quelle tait bien capable, elle, elle toute seule, dcrire ce que ce
prtentieux de J faisait, et, bon, elle sest mise crire du J. Avec des digressions.
Forcment.
Sur la rive de lestuaire, en train de laver ses mains souilles de sang, cest la
mre dun enfant mort, et la femme trane maintenant ici, avec plus ou moins
17
Fumer situe.
mathmatiques et littrature 79

qui se prsente, cest par prudence que nous disons plus ou moins, car plusieurs
fois elle avait t prise contre son gr, deux hommes qui furent dcouverts
poignards quelques jours plus tard, on ne parvint jamais savoir qui les avait
tus.

Et M sendormit nouveau, se rvant sorcire et maure, criant Coupable,


forcment coupable , et lenfant mort surgissait de derrire un arbre, et un oiseau
volant lemportait au-del des murailles, on dcidait de brler la femme, et la sorcire
par dessus le march, elles sont l pour a, les sorcires, pour tre brles, et elle se
rveilla, forcment. Pour allumer une cigarette.
douzime jour. I traversa Saint-Germain-des-Prs, le boulevard Saint-Michel, prit
la rue des coles en rsistant la tentation rpte de sarrter dans les librairies
du quartier et arriva chez G. Les deux crivains se frquentaient depuis longtemps
et se connaissaient bien. Ils avaient dj beaucoup discut de littrature ensemble.
De sorte quil ne leur fut pas difficile de se mettre au travail, aprs que G eut mis
sa cafetire italienne sur la cuisinire gaz, bien sr. I voulait depuis longtemps
crire une histoire de faux tableau comme celles dont G tait spcialiste, mais G
proposa dcrire lhistoire dun homme qui vend des lettres autographes incroyables
un mathmaticien passionn et sceptique. I, impressionn par la fertilit de lima-
gination de G, se rangea cette ide et ils se mirent au travail, inventant au fur et
mesure des rebondissements inattendus, lettres de Lazare (celui de la rsurrection)
par exemple, ayant appartenu Louis xvi (celui de la guillotine). En plus dcrire
un admirable chapitre 12, ils samusrent beaucoup et, ayant fait suivre le caf par
du cognac, finirent la soire dans un tat assez avanc.
treizime jour. Le treizime jour, ctait J daller chez G, il prit le 86 et monta
les quatre tages en esprant que a ne sentirait pas trop le tabac. a sentait le tabac,
chez G. Beaucoup. Mais J loublia rapidement quand tous les deux, devant une tasse
de caf, se mirent travailler. Ils sempchrent, avec un peu de mal, de faire la liste
de tout ce que le vice-consul aimait, ou naimait pas, comme dimaginer la pninsule
asiatique dans laquelle il officiait se dtacher du continent pour driver jusqu aller
samarrer dans la lagune de Venise, on ne voyait pas bien dailleurs comment elle
serait arrive l, cest quand mme troit, Gibraltar. Non, le vice-consul faisait ce
quon attendait de lui, son nom de Venise ne rsonnait pas dans Calcutta dsert, on
entendait un piano, des femmes europennes dansaient, pendant que des mendiants
mouraient dans les rues. Et le soleil se levait.
quatorzime jour. Ce jour-l, un dimanche pourtant, G prit lautobus pour aller
chez M. Ils nont pas beaucoup parl. Il fallait commencer penser conclure. a
donnait quelque chose du style :
Tu arrives bientt la fin de ce livre. Plus que deux chapitres. Leau du bain
est dj presque froide. Peut-tre que a vaut encore la peine dajouter un peu
deau chaude, pour pouvoir finir tranquillement. Prviens ton entourage : Jai
presque fini. Jen suis lantpnultime chapitre.

quinzime jour. Ctait, nouveau, lundi. Toujours le 86, qui va Saint-Germain


et que G prit donc pour aller rue Jacob voir I, ils ont crit la suite de leur his-
toire, dans laquelle le mathmaticien crdule refusait, contre toute vidence, de
80 m. audin

comprendre quil tait victime dun faussaire, ils sattardrent sur des considra-
tions gnrales sur les rapports entre lamateur et lescroc, puis inventrent une fin
dlirante, un procs au cours duquel laccus faisait mourir les jurs de rire (mais
tait condamn).
seizime jour. Le dernier jour, J est rest chez lui et il a crit, comme prvu, le
dernier chapitre du livre. Et a, ctait difficile, parce que ctait lui de conclure,
en redonnant un peu de structure cet ensemble, en rendant tout ce fatras coh-
rent et en racontant ce quil advenait des sorcires, du cul-de-jatte, des assassins,
du faussaire, des dbits de boissons, du vice-consul, des moyens de transport, des
Campari et vongole (Vologne ne serait quune faute de frappe ici), des gondoles et
autres mathmaticiens.
Et, zut, se dit-il en portugais, si je mtais arrang avec I, nous aurions pu,
avec les mmes rgles, crire entre nous un recueil de quatre nouvelles, on aurait
commenc avec Venise, sa sorcire et son cul-de-jatte, il aurait dcrit la ville effile,
puis nous aurions utilis lappareil compliqu pour poser le cul-de-jatte sur la gondole
et je naurais franchement pas eu besoin de tous ces Campari, faussaires, vongole et
mathmaticiens, nous nallons pas recommencer lnumration, je men serais tir
en pourfendant mon cul-de-jatte en deux, cette fois dans le sens de la hauteur, deux
demi-culs-de-jatte symtriques se disputant lamour de Brisis jusqu ce quenfin
chacune des deux moitis tue lautre. On aurait pu faire un sous-groupe, voil. Et
en plus, on naurait pas eu besoin de bouger, tout se serait pass rue Jacob, et il ny
aurait pas eu de problme avec lditeur non plus.
Il eut lide de faire passer en revue son arme par Charlemagne qui, entre deux
officiers examins des pieds la tte
Or , qui tes-vous, paladin de France ?
entre un Salomon de Bretagne et un Jaufr de Montjoie ou un Ogier le Danois, qui,
Charlemagne, donc, envisagerait chacun des personnages du livre , une bataille
range sensuivait au cours de laquelle le faussaire tuait la vieille sorcire maure, qui
avait, elle, trucid dun seul coup la jeune sorcire aux yeux clairs et le vice-consul,
lesquels, enfin runis (!), bref, une dbandade caractrise, comme dans Hamlet, tout
le monde se tue.

fin de lhistoire. Nous avons donn notre texte lire nos trois diteurs, le vrai
texte crit, pas ce que vous venez de lire. Les lecteurs (il sagit des lecteurs profes-
sionnels, employs des maisons ddition) ont tout de suite vu que quelque chose
nallait pas, que ce qui semblait premire vue tre du M, par exemple, nen tait,
aprs rflexion, jamais. Et ainsi de suite, et tutti quanti, comme aurait peut-tre
dit I. Pois, comme aurait dit J, ils se sont runis tous les trois, ensemble, puis par
quipes de deux, mais sans rgle prcise. Et lun deux, celui du Seuil, qui navait
pas fait les mmes tudes que les autres, sest rappel que la rgle de Saint-Benot
navait pas t dicte par Saint-Benot, mais bien par un mathmaticien se piquant
de littrature, un copain de G, comme par hasard. Un groupe, dit-il, voil ce que
cest. Oui, un groupe dcrivains, a on a compris. Mais non, un groupe, au sens
des mathmaticiens. Les deux autres, qui taient un peu borns, dcidrent alors
de ne pas chercher comprendre. Il faut bien reconnatre quil y a plus de math-
maticiens qui sintressent la littrature que de professionnels de la littrature qui
mathmatiques et littrature 81

sont amateurs de mathmatiques. Le premier lecteur se fit aider par sa fille, la pe-
tite Adle, qui lui expliqua, assez clairement, que oui, ctait un groupe, la rgle de
Saint-Benot ne dcrivant rien dautre que lassociativit dudit groupe, un groupe
quatre lments, donc commutatif, comme M lavait compris immdiatement, et tu
vois, ajouta-t-elle ladresse de son pre qui buvait du petit-lait, il doit y en avoir
un tel que, quand ils bossent avec lui, ils crivent tous dans leur propre style, donc
celui-l, il est neutre, bref, cest llment neutre. En fait, cest I, je texpliquerai
pourquoi aprs. Et celui qui crit le dernier chapitre, cest J. la fin, il saperoit
que lui et I forment un sous-groupe. Dailleurs tu vois quil ny en a pas dautre, de
sous-groupe, alors ton groupe, ben, sil a quatre lments et un seul sous-groupe, il
est cyclique, en parlant de cycle, on va faire un tour vlo ?
Quand ils en revinrent, passant par la place Saint-Sulpice, ils nous trouvrent,
nous, les quatre crivains, attabls au Caf de la Mairie, M et G fumant, et nous
tous buvant,
M du th,
G un demi,
I un Campari
J un porto dor.
Adle commanda une grenadine leau et nous dit qui avait crit quoi avec qui. Et,
ajouta-t-elle, bravo pour lordre des chapitres, il fallait y penser. Cest magique.

3.2. un groupe quatre lments, et ce qui sensuit


Dans la poche arrire gauche de son jeans, Adle avait un morceau de papier pli en
huit sur lequel elle avait griffonn quelques figures que je reproduis ici.

? I G J M + 0 1 2 3
I I G J M 0 0 1 2 3
G G J M I 1 1 2 3 0
J J M I G 2 2 3 0 1
M M I G J 3 3 0 1 2

Commenons par le carr de gauche. Cest un tableau double entre. La case


correspondant la ligne x et la colonne y reprsente le rsultat z de lopration x
rend visite y et ils crivent un texte dans le style de z. En formules mathmatiques

x ? y = z.
Le tableau de droite reprsente, lui, laddition des entiers modulo 4, la case
correspondant la ligne x et la colonne y reprsente le reste z de la somme x + y
dans la division euclidienne par 4. Par exemple, 2+2 = 4 comme chacun sait et 4 est
divisible par 4, le reste est 0 cest pourquoi il y a un 0 dans la case correspondante.
De mme, 2 + 3 = 5, dont le reste dans la division par 4 est 1, et on a mis un 1
dans la case correspondante. On a remarqu que lon peut remplacer I par 0, G par
1, J par 2 et M par 3... transformant ainsi le tableau de gauche en celui de droite :
ceux-ci reprsentent des groupes isomorphes.
82 m. audin

la rgle de Saint-Benot

Elle est isomorphe celle nonce par Jacques Roubaud dans son rcit le Conte
du Labrador [Roubaud, in Oulipo, 1981] dont je me suis inspire (sans scrupule)
ici18 . Il utilise la mme structure (un groupe quatre lments) mais le moteur de
son histoire nest pas x rend visite y pour crire du z, ses personnages sont des
rois et des reines, les rois complotent (x complote avec y contre z) et les reines font
de la compote, ce qui na lair machiste quen toute premire lecture, car il est au
fond beaucoup plus productif de faire de la compote avec y, ft-ce pour z, que de
comploter... Si jai bien compris, dans le conte de Roubaud, cest un chien qui d-
couvre la vrit. Jai plus de confiance dans les capacits mathmatiques des petites
filles. Do Adle19 . noter aussi que Roubaud, crivain mme si mathmaticien,
crit un conte alors que moi, qui ne suis que mathmaticienne, ce que jai crit, cest
un mta-texte, en termes plus simples lhistoire dun groupe dcrivains qui crit un
texte (dont on discute pas mal mais quon ne lit pas en entier) et non pas ce texte
lui-mme. Dautre part, je tiens prciser que je ne sais pas ce que Saint-Benot (ni
un quelconque autre saint) vient faire dans cette (ces) histoire(s).

lordre des chapitres

Si Adle a pu deviner qui avait crit quoi avec qui, cest parce quelle a compris dans
quel ordre les chapitres apparaissaient. Cette fois, ce nest pas un cavalier, comme
Perec, quutilise G, et pas seulement parce quil a envie de changer. Chaque chapitre
correspond un jour (ils sont numrots dans lordre des jours) et une case de
notre carr de gauche. Il suffit donc de choisir une faon de numroter les cases
de 1 16. Adle qualifie la mthode de magique , simplement parce que notre
groupe dcrivains a utilis ce quon appelle un carr magique, celui reprsent par
le troisime schma, qui figurait au verso du morceau de papier froiss.

6 12 9 7
15 1 4 14
3 13 16 2
10 8 5 11

La somme des nombres de chaque ligne, de chaque colonne, ou de chacune des


deux diagonales est gale 34. Je laisse les lectrices et leurs amis les lecteurs se
convaincre que, si les cases sont numrots de 1 16 et si toutes les lignes donnent
la mme somme, celle-ci est forcment 34. De mme pour un carr magique de trois
cases sur trois numrotes de 1 9, la somme est 15.
On superpose ce carr celui du groupe. le premier chapitre correspond la case
o G crit tout seul du J, le deuxime celle o J va chez M pour crire du G... et
le seizime celui o J tout seul crit du I.
18
Cf. aussi [Queneau, in Oulipo, 1973].
19
dont jai choisi le prnom dans un roman de Roubaud [1985], titre dhommage supplmentaire
mathmatiques et littrature 83

3.3. les crivains du groupe


Les quatre crivains, dsigns par linitiale de leurs prnoms, qui ont inspir cette
histoire sont
I pour Italo Calvino, crivain italien que jai dj cit (pour quelques articles
critiques et dans la digression la fin du paragraphe 1) et qui a crit les Villes
invisibles [Calvino, 1974], livre dans lequel il parle de Venise sans le dire et de
villes effiles en le disant, Si par une nuit dhiver un voyageur [Calvino,
1981(c)], son dernier roman, dans lequel il interpelle le lecteur en lui parlant
la deuxime personne (du singulier), et, il y a plus longtemps, le Vicomte
pourfendu [Calvino, 1955], dont les hros sont les deux moitis dun vicomte
et le Chevalier inexistant [Calvino, 1962], un roman dans lequel Charlemagne
passe ses paladins en revue (tous ces livres sont disponibles au Seuil). Italo
Calvino, comme Perec, Queneau et Roubaud, tait membre de lOulipo.
G pour Georges Perec, bien sr, qui a crit beaucoup de listes (celle des
chambres quil a habites [Perec, 1985], des aliments quil a ingurgits telle
ou telle anne [Perec, 1974] notamment, et des histoires innombrables et d-
lectables, en particulier de faussaires (dans un Cabinet damateur [Perec, 1979]
et la Vie mode demploi [Perec, 1978]) et qui a beaucoup regard passer le 86
depuis le Caf de la Mairie, place Saint-Sulpice [Perec, 1982].
J pour Jos Saramago, auteur portugais de lHistoire du sige de Lisbonne
[Saramago, 1992], un roman dont le hros est un correcteur employ par une
maison ddition, dont G sinspire au dbut de lhistoire, et dont lun des
personnages fminins nous a servi, M et moi-mme, pour le onzime jour,
du Dieu manchot [Saramago, 1990], o il y a un manchot, une sorcire aux
yeux clairs, et une machine volante appele passarole, et du Radeau de pierre
[Saramago, 1990], bizarre roman dans lequel la pninsule ibrique tout entire
se dtache de lEurope pour aller se fixer prs de lAmrique (du sud...).
M pour Marguerite Duras, que jai un peu maltraite et qui, en plus dtre
lauteur de lAmant [Duras, 1953(a)] qui se passe au Vietnam et du Vice-
Consul [Duras, 1977] dans un Calcutta pas vraiment dsert et de ses prises
de position contestables, inadmissibles, de quoi je me mle, dans ce qui aurait
d rester un fait-divers tragique, un petit garon noy, reste celui des Petits
chevaux de Tarquinia [Duras, 1953(b)], un trs beau roman, mme sil est vrai
que les hros ne sy livrent quaux activits mentionnes ci-dessus (Campari,
ptes aux vongole, ruines trusques).

4. QUESTIONS

Les mathmaticiens aiment bien terminer les textes quils crivent par des questions.
Des questions auxquelles ils connaissent les rponses ce sont des exercices ou
des questions auxquels ils ne savent pas rpondre ce sont des questions ouvertes.

4.1. Pourquoi la Vie mode demploi na-t-elle que quatre-vingt-dix-neuf chapitres ?


Quelle est la case manquante ?
84 m. audin

Remarque. On a beaucoup (trop) glos sur la question du pourquoi . Je suis


comble par nimporte laquelle des explications qua donnes Perec lui-mme. En
particulier par celle que je dissimulerai ainsi :

Je me souviens des biscuits lAlsacienne.

4.2. Je laisse les lectrices et les lecteurs se demander ce que veulent dire les diffrents
noncs mathmatiques cachs dans le texte du groupe. Ils devront notamment
dcouvrir
quen effet, comme le dit G, deux ou trois, a naurait pas t trs intressant,
quil existe un autre groupe quatre lments, qui nest pas isomorphe celui
dont il est question ci et qui a, dailleurs, beaucoup de sous-groupes (chacun
des crivains aurait pu, dans cette structure, faire un sous-groupe avec I, le
neutre, ce qui ntait pas le cas avec la structure choisie, dans laquelle, par
exemple, G laiss seul avec lui-mme fait du J, pas du I).
quil existe un groupe six lments qui nest pas commutatif, comme semble
le savoir M si lon en juge pas ses rflexions au dbut de lhistoire.

4.3. La table dun groupe est un carr latin, cest--dire quun lment donn du
groupe est prsent une et une seule fois dans chaque ligne et chaque colonne. Les
lecteurs non mathmaticiens sont invits dmontrer ce fait. Existe-t-il des carrs
latins qui ne sont la table daucun groupe ?

4.4. Pourquoi G na-t-il pas suggr la mthode du cavalier pour numroter les
chapitres du groupe ? Ni Perec un carr magique pour numroter ceux de la Vie
mode demploi ? Et, propos, quelle aurait t la somme des nombres inscrits dans
chaque ligne dun tel carr ?

4.4. Qui a crit le texte qui raconte lhistoire dun groupe dcrivains crivant un
livre ?

Remerciements. Je remercie, dabord, tous les crivains, vivants ou morts, dont jai utilis
les uvres, parfois sans prcaution, souvent avec amour et toujours avec respect. Pour la
bibliographie, je nai pas recherch systmatiquement les ditions originelles, jai indiqu
celles que javais sous la main.
Ensuite, Juliette Sabbah, Claude Sabbah et Hubert Rubenthaler, Jean-Paul Allouche,
Pierre Baumann, Jean-Michel Bony, Nadine Meyer et Dominique Tournes pour leurs com-
mentaires, leurs prcisions et leurs suggestions sur une premire (resp. deuxime, troisime)
version de ce texte. Enfin, je remercie les Amis de lUniversit de la Runion pour une trs
agrable soire au Tampon et surtout pour mavoir donn loccasion dcrire ce texte.
mathmatiques et littrature 85

BIBLIOGRAPHIE

apollinaire g., Alcools, in uvres potiques, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard, 1965.
aragon l., La leon de Ribrac, [1941], in uvre potique, Vol. IX, Paris, Livre Club Diderot,
1979(a).
aragon l., [1940], La rime en 1940, in uvre potique, Vol. IX, Paris, Livre Club Diderot, 1979(b).
baudelaire c., Les fleurs du mal, in uvres compltes, Bibliothque de la Pliade, Paris, Galli-
mard, 1975.
berge c., Pour une analyse potentielle de la littrature potentielle , in La littrature potentielle,
Oulipo, 1973.
bose r. c., shrikhande s. s., parker e. t., Further results on the construction of mutually
orthogonal Latin squares and the falsity of Eulers conjecture, Canad. J. Math. 12, 1960, p. 189-
203.
calvino i., Le Vicomte pourfendu, Paris, Albin Michel, 1955, [disponible dans le volume Nos
Anctres, aux ditions du Seuil].
calvino i., Le Chevalier inexistant, Paris, Seuil, 1962, [disponible dans le volume Nos Anctres,
aux ditions du Seuil].
calvino i., Cosmicomics, Paris, Seuil, 1968.
calvino i., Temps zro, Paris, Seuil, 1970.
calvino i., Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974.
calvino i., Entretiens sur sciences et littrature, 1981(a). [Repris dans Calvino, vol. I, 2003, p. 213-
220].
calvino i., La philosophie de Raymond Queneau, 1981(b). [Repris dans Calvino, vol. II, 2003,
p. 383-400].
calvino i., Si par une nuit dhiver un voyageur, Paris, Seuil, 1981(c).
calvino i., Dfis aux labyrinthes, textes et lectures critiques, vol. I et II, Paris, Seuil, 2003.
carroll l., Logique sans peine, Paris, Hermann, 1966. [Traduit et prsent par J. Gattgno et
E. Coumet, illustr par M. Ernst].
duras m., Lamant, Paris, Minuit, 1953(a).
duras m. , Les petits chevaux de Tarquinia, Paris, Gallimard, 1953(b).
duras m., Le Vice-consul, Paris, Minuit, 1977.
flaubert g., Bouvard et Pcuchet , in uvres, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard,
1952.
hilbert d., Les fondements de la gomtrie, Paris, Jacques Gabay, 1971. [Traduction des Grund-
lagen des Geometrie de 1899].
joyce j., Ulysse, Paris, Gallimard, 1929. [Traduction dA. Morel revue par V. Larbaud, S. Gilbert
et lauteur, disponible en Folio].
musset a., Les Nuits , in Posies compltes, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard, 1957.
Oulipo, La littrature potentielle, Folio Essais, Paris, Gallimard, 1973.
Oulipo, Atlas de littrature potentielle, Ides, Paris, Gallimard, 1981.
Oulipo, La bibliothque oulipienne I, Paris, Ramsay, 1987(a).
Oulipo, La bibliothque oulipienne II, Ramsay, Paris, 1987(b).
perec g., Tentative dinventaire des aliments liquides et solides que jai ingurgits au cours de
lanne 1974 .
perec g., Alphabets, cent soixante-seize onzains htrogrammatiques illustrs par Dado, Paris,
Galile, 1976.
perec g., La vie mode demploi, POL, Paris, Hachette, 1978.
perec g., Quatre figures pour La Vie mode demploi , Larc 76, 1979, p. 5053.
86 m. audin

perec g., Un cabinet damateur, coll. lInstant romanesque, Paris, Balland, 1979.
perec g., Laugmentation , Thtre 8, POL, Paris, Hachette, Paris, 1981.
perec g., Tentative dpuisement dun lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1982.
perec g., Espces despaces, Paris, Galile, 1985.
perec g., Cantatrix Sopranica L. et autres crits scientifiques, La librairie du xxe sicle, Paris,
Seuil, 1991.
perec g., Le Cahier des charges de la Vie mode demploi, La librairie du xxe sicle, Paris, C.N.R.S.
et Zulma, 1993.
proust m., la recherche du temps perdu, Vol. I, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard,
1987.
queneau r., Cent mille milliards de pomes, mode demploi , in La littrature potentielle,
Oulipo, 1973.
queneau r., La relation x prend y pour z , La littrature potentielle, Oulipo, 1973.
queneau r., Les fondements de la littrature , La Bibliothque oulipienne 5, [extraits cits dans
Oulipo, 1973].
queneau r., Exercices de style, Paris, Gallimard, 1947, [disponible en Folio].
queneau r., Zazie dans le mtro, Paris, Gallimard, 1959, [disponible en Folio junior].
queneau r., Sur les suites s-additives , J. Combinatorial Theory 12, 1972, p. 31-71.
queneau r., Cent mille milliards de pomes, Paris, Gallimard, 1980.
rimbaud a., Posies , uvres compltes, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard, 1972.
roubaud j., La mathmatique dans la mthode de Raymond Queneau, [extrait cit dans Oulipo,
1981].
roubaud j., La belle Hortense, Paris, Ramsay, 1985.
roubaud j., Le conte du Labrador, Fes et gestes, Paris, Hatier, 1990, [extraits cits dans Oulipo,
1981].
saramago j., Le Dieu manchot (Memorial do Convento), Paris, Seuil, 1982.
saramago j., Le radeau de pierre, Paris, Seuil, 1990.
saramago j., Histoire du sige de Lisbonne, Paris, Seuil, 1992.
shakespeare w., Hamlet , uvres compltes, tragdies I, Bouquins, Paris, Robert Laffont,
1995.
verlaine p., Romances sans paroles , uvres potiques compltes, Bibliothque de la Pliade,
Paris, Gallimard, 1962.
verne j., Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1869, [disponible en Folio junior, Paris,
Gallimard].
verne.j., Lle mystrieuse, Paris, Hetzel, 1874, [disponible en Folio junior, Paris, Gallimard].

Vous aimerez peut-être aussi