Ibn Khaldûn, Théoricien de L'inconscience

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 24

L'Homme et la socit

Ibn Khaldn, thoricien de l'inconscience


J.F. A., F. Clment

Citer ce document / Cite this document :

A. J.F., Clment F. Ibn Khaldn, thoricien de l'inconscience. In: L'Homme et la socit, N. 31-32, 1974. Sociologie de la
connaissance marxisme et anthropolgie. pp. 161-183.

doi : 10.3406/homso.1974.1863

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1863

Document gnr le 25/09/2015


ibn
khaldn,

thoricien de l'inconscience

J.F.A. et F. CLEMENT

INTRODUCTION
Le problme de l'inconscience ( 1 ) est central dans la pense d'Ibn
Khaldn car sans connaissance des ncessits de la vie sociale, on ne peut
dfinir ce que doit tre le contrle social. Or, ce contrle (wz) est lui-mme
le fondement de toute vie commune et de toute survie collective (2).
La cohabitation se ferait tout natureUement si les hommes pouvaient
trouver en eux-mmes, par une espce d'intuition mtaphysique, une
rvlation (ilhm) qui leur donnerait les principes d'une socit parfaite. Mais ce
privilge, nous dit Ibn Khaldn a t rserv aux animaux sociaux. Faute de
l'efficace de la grce ou de la providence divine, les hommes doivent donc
compter sur eux-mmes pour organiser leur propre destin. C'est alors que se
pose le problme de la connaissance du vrai. L'erreur de jugement, l'illusion,
l'inconscience ou mme l'absence de pense sont faits courants. O trouver
le critrium, la marque qui permettra de distinguer le vrai du faux ?
Comment savoir si les opinions collectives sont vraies ou fausses ? Bref,
comment peut-on assurer tous une vie heureuse en vitant les espoirs
insenss ou les dsillusions brutales ?
Ibn Khaldn, comme bien d'autres idologues, Ulumins ou veUls,
prtend avoir trouv une solution ces problmes. Notre propos est d'une
conception nouvelle, d'une grande originalit et d'une extrme utUit... C'est
en quelque sorte une science nouvelle, entirement originale. Je n'ai jamais
rencontr personne qui ait trait le mme sujet de la mme faon. Je ne sais

(1) Pour une dfinition de ce terme, Cf. R. Ruyer, L'inconscience, la fausse conscience et
l'inconscient, Journal de Psychologie normale et pathologie, N. 3, Juill.-Sept. 1966, pp. 257-289.
(2) F. Clment-Belkhayat, La notion du contrle social chez Ibn Khaldn, IBLA-1973, I, N. 131,
pp. 25-52.

l'homme et la socit n. 31/32-11


162 J. F. A. ET F. CLEMENT

si c'est faute d'y avoir pens, et je n'ai aucun moyen de le savoir. Peut-tre
quelqu'un a-t-il crit l-dessus fond, et son livre s'est-il perdu ?
(pp. 75-76) (3). Certes, cette impression d'tre le grand dmystificateur, le
dlivreur de l'inconscience, est trs rpandue. Mais en gnral, ces
novateurs , par leur dogmatisme, crent beaucoup plus d'erreurs qu'ils n'en
liminent. Et bientt doit surgir le novateur suivant. L'histoire des
dynasties maghrbines d'U y a une dizaine de sicles serait pleine d'exemples
de ces rformateurs de la conscience .
Mais on ne peut gure faire le reproche de dogmatisme un homme qui
prsente la solution comme une simple esquisse. Mon livre est quelque
chose d'unique, un recueU de science exceptionnelle et de sagesse secrte et
familire. Nanmoins, je me rends compte de mes imperfections... et je
reconnais mon inaptitude aller au fond d'un sujet aussi difficUe
(pp. 11-12).
Mais quelle est cette sagesse secrte et famUire , c'est--dire,
paradoxalement connue de tous et cependant non consciente ? Quelle est cette
science exceptionnelle ? Que trouve-t-on dans cette uvre qui devra
servir de modle aux historiens futurs ? (p. 62) La rponse est simple : il y
a, comme cela a dj t signal, dans l'uvre d'Ibn Khaldn tous les
lments d'une thorie de l'inconscience et parfois mme d'une sociologie de
la connaissance. Le but d'Ibn Khaldn est de dtruire les fables des
conteurs (p. 21) et d'obliger ainsi la sagesse gare reprendre le droit
chemin (p. 11).

I. LE DIAGNOSTIC D'IBN KHALDUN : LES CAUSES DE L'INCONSCIENCE

Les erreurs ont des causes varies mais auparavant U faut dire pourquoi
l'erreur est possible. Il y a erreur parce que le discours n'est pas un reflet
immdiat de la nature. Entre les divers mUieux et les opinions collectives, il y
a diverses mdiations appeles souvent les habitudes .

1 - La mdiation dans la thorie khaldnienne de la connaissance

Les opinions collectives sont fonction, indirectement, de deux sortes de


milieux (ahwl), le milieu naturel et le mUieu culturel. Le mUieu naturel se
rduit au climat et la fertilit du sol (pp. 171 sq.). En fait le mUieu naturel
n'agit pas directement, le facteur explicatif est la culture dogmatique. Climat
et fertilit des terres favorisent ou non l'exploitation du sol qui rsulte aussi
d'une organisation sociale. Tel sera le fondement des habitudes culinaires qui

(3) Toutes les citations sont empruntes Ibn Khaldn : Discours sur l'histoire universelle
(al-Muqaddima) ; traduction nouvelle, prface et notes par Vincent Monteil, Beyrouth, Commission
internationale pour la traduction des chefs-d'uvre, Collection UNESCO d'oeuvres reprsentatives, Srie
arabe, 1967 et 1968, Tome 1 : 467 pp., tome II, pp. 482 928, tome III, pp. 931 1434.
Les citations arabes sont extraites de Al Mukkadima Tarkh Ibn Khaldn, Beyrouth, Dr al Kitb al
lubnni, 1967, 3me d., Tome 1, 1295 pages.
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 163

dtermineront leur tour les psychologies collectives. Dans les rgions


pauvres, la disette rend l'intellect plus fin (p. 175). Mais quand la
nourriture est abondante, l'humidit et ses vapeurs nocives gagnent le
cerveau, l'esprit et la pense en sont affects (p. 175). De mme, les
habitants des rgions fertUes, des terres d'agriculture et d'levage, o
abondent les condiments et les fruits, sont gnralement d'esprit lent (p. 1 76).
Le milieu culturel a bien plus d'importance. L'homme est l'enfant de
ses habitudes (al-insn, ibnu a' w idi-h) et non le produit de sa nature et de
son temprament. Le mUieu (ahivl) dans lequel U vit remplace sa nature
(p. 250). Ibn Khaldn en donne un exemple. Il est un fait, dit-il, qu'au
XlVme sicle, les gens du Moyen-Orient ont une culture inteUectueUe plus
dveloppe que les maghrbins. On est facUement tent d'interprter racia-
lement cette diffrence. C'est ce qu'ont fait certains maghrbins. Selon eux,
U existerait une diffrence constitutionnelle entre nous (les maghrbins) et ces
orientaux si verss dans les arts et les sciences. Bien entendu, ce point de vue
est faux : U n'y a aucune diffrence constitutionneUe entre eux et nous car la
nature humaine est partout la mme (p. 894). Le seul facteur expUcatif est
l'ducation. L'interprtation raciste est le fait de gens superficiels
(p. 895). Ce sont donc des diffrences culturelles qui rendront possible une
relle sociologie de la culture qu'Ibn Khaldn esquissera en comparant les
systmes d'ducation de son poque dans le sud du bassin mditerranen.
Le premier facteur dterminant les idologies, est le type de travaU, en
langage marxiste, le mode ou les rapports de production. Les socits
bdouines ou paysannes possdent des thories lmentaires d'conomie
poUtique qui ne sont que des projections de leurs propres pratiques ou de
leurs techniques de mise en valeur. Consquence de l'institution de la corve :
le travaU semble n'tre pas la source des valeurs. Etant donn que (les
Arabes) font travaUler de force les artisans et les ouvriers, le travaU leur
parat sans valeur et Us refusent de le payer (p. 296). Cette Ulusion se
trouve galement chez les riches, o elle est une bonne Ulusion puisqu'elle
permet l'accumulation du capital. Pour des tches qui sont gnralement
payantes, l'homme puissant ne donne, le plus souvent, rien du tout. De cette
faon U s'enrichit de la sueur des autres. D'un ct, U ramasse la valeur des
produits d'un travaU qui ne lui cote rien, et de l'autre, U n'a pas payer
pour se procurer le ncessaire... Le temps passe et sa fortune augmente
(p. 799).
Pour des raisons semblables, la liaison entre le travaU et le bnfice ne
peut pas apparatre aux paysans : sans travaU pas de profit. Dans la plupart
des cas, la part du travaU est vidente... Mais cela n'apparat pas l o la
culture n'entrane que peu de frais et de soin. Aussi, peu de paysans se
doutent-Us de ce qu'U en est (pp. 786-787). Il y a donc de l'impensable
pour ces paysans qui n'ont pas encore t intgrs une conomie montaire.
Mais U ne faut pas croire qu'U s'agit d'une consquence directe de
l'organisation du travaU. Celle-ci cre des habitudes qui jouent ultrieurement le rle
de filtre et qui composent le code de perception du rel. Ibn Khaldn utilise
164 J.F.A. ET F. CLEMENT

souvent la mtaphore de la couleur, comme si les hommes portaient des


lunettes d'une teinte dtermine, chaque profession ayant sa teinte propre.
Tout groupe d'artisans est comme color (yatalawwanu) par son art. Les
jours se suivent, les teintes (sibgha) professionnelles se succdent, et les
artisans se perfectionnent (p. 760).
Celui qui ne peut produire, le chmeur, n'chappe pas pour autant aux
mfaits de l'inconscience. Au contraire. Beaucoup de citadins faibles
d'esprit esprent dcouvrir des trsors cachs sous terre et en tirer profit...
Quand ils ne trouvent rien, Us se consolent en pensant que leur chec est d
leur ignorance du vritable talisman. Outre la btise, le motif le plus
commun, chez les chercheurs de trsors, est leur impuissance gagner leur vie
par des moyens naturels, tels que le commerce, l'agriculture ou l'exercice
d'un mtier. Ils s'en remettent donc des procds contestables
(pp. 792-793). On remarque ici que les faits sont impuissants dissiper
l'inconscience. L'chec ne conduit pas une gurison mais une
rationalisation secondaire qui perptue l'inconscience. Si le trsor n'a pas t trouv,
c'est qu'on ignorait quel tait le talisman efficace. Telle est la force de
l'habitude.
Deuxime facteur constitutif des habitudes : le type de consommation
des objets qui joue un rle analogue la consommation alimentaire. Le
luxe corrompt le caractre... Les gens perdent les vertus qui les qualifiaient
pour la monarchie. Ils prennent des vices... La dynastie montre des signes de
perdition et de dissolution. Elle attrape les maladies chroniques de la vieillesse
et meurt (p. 331). On ne peut plus percevoir alors le lien qui existe entre la
solidarit clanique et la conqute du pouvoir. Dans le nouveau rgime
d'individualisme, plus personne ne ressent la ncessit de rester uni . Les
nouvelles gnrations (ajyl) ont de plus en plus de confort, de luxe et de
tranquUlit... Elles oublient la vie bdouine et ses usages, qui leur avaient
permis d'arriver au pouvoir (p. 331).
En d'autres termes, une trop grande consommation est un divertissement
qui carte du droit chemin. La culture sdentaire consiste adopter tous
les genres de luxe, cultiver tous les raffinements qui les accompagnent,
s'adonner aux arts qui donnent une touche d'lgance la cuisine, la
couture, l'architecture, la tapisserie, la vaisselle, l'conomie
domestique... De tant de belles choses, l'me reoit de multiples couleurs (alwn),
qui obscurcissent sa vision de ce monde et de l'autre (p. 766). L'ide de la
vision devenue obscure ne se trouve pas dans le texte arabe o on peut lire l
yastaqmu hluh ma'ah f dnih wa l dun'yah (p. 662 du texte arabe),
ce qui doit tre traduit ainsi : l'me avec tout cela n'est plus droite ni dans
sa religion ni dans le monde .
Troisime facteur constitutif des habitudes, le mode d'habitat ('umrn).
Les frugaux habitants du dsert... sont plus religieux, plus disposs adorer
Dieu... On observe qu'il y a peu de gens religieux dans les vUles... D'aUleurs,
l'intrieur d'une mme ville, les habitants n'ont pas le mme niveau de vie, en
raison de l'ingale distribution des richesses (pp. 176-177). Il y a l des
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 165

remarques qui pourraient intresser un sociologue des religions car, en


montrant qu'U y a des dterminismes sociaux de la foi, Ibn Khaldn n'est pas
loin de dcouvrir les fonctions latentes de la religion. Les pauvres habitants
des villes et les pauvres bdouins sont plus croyants que les riches devenus
individualistes. La ncessit de la sociabUit, de l'esprit de clan ('aqabiyya)
devient recherche de transcendance comme dans la thorie durkheimienne de
la religion.
La sdentarisation et l'urbanisation sont des causes particuUrement
importantes d'inconscience, mais le nomade lui-mme n'chappe pas au
phnomne. Le sdentaire ne voit plus l'utilit de la solidarit. Dans les vUles,
U n'y a plus que des foules solitaires. Les habitants des chmats temprs qui
s'abritent dans des maisons, croissent et multiplient, ce qui leur fait beaucoup
de maisons en un seul emplacement. Ils finissent par ne plus se connatre et
deviennent comme des trangers les uns pour les autres (p. 827). La
consquence de cette alination, c'est que les citadins sont des individus
extra-dtermins (other directed pour reprendre la catgorie riesma-
nienne). Le sdentaire n'est pas capable de repousser le mal, faute de
courage, cause de son luxe et de l'influence de son ducation et de son
instruction. Il dpend alors de la force (publique) charge de le dfendre
(p. 771). Il cesse d'tre autonome.
Les citadins deviennent ainsi incapables de voir par eux-mmes quel est
leur propre intrt et l'inconscience engendre l'inconscience. Les dpenses
des gens des villes deviennent extravagantes. Il ne saurait en tre autrement,
parce qu'ils sont devenus les esclaves de leurs habitudes (p. 767). Ces
inconscients cherchent, disent-ils, gagner leur vie, en fait Us courent leur
propre destruction. Les individus ptissent des pnibles efforts qu'ils font
pour satisfaire leurs apptits de luxe, des dfauts qu'ils ont acquis en cours de
route et de la dmoralisation conscutive. On voit crotre l'immoralit, la
dpravation, le mensonge et l'escroquerie, sous prtexte de gagner sa
vie honnte ou non (p. 767).
Quatrime facteur constitutif des habitudes, l'organisation politique. La
nature du pouvoir dtermine des habitudes morales constitutives des
idologies. On admet gnralement que les conditions et les coutumes changent,
parce que les usages de chaque race (jl) suivent ceux du pouvoir tabli
(sultan) (p. 54). Or, on sait que dans le domaine politique les idologies
foisonnent. L'Etat (dawla) et le pouvoir (sultan) sont comme un march sur
la place publique... Les conteurs y affluent comme les caravanes. On y
demande ce que rclame le public (al-kffa). Par consquent (tout dpend du
gouvernement) : quand celui-ci vite l'injustice, la partialit, la faiblesse et la
corruption, et qu'il est dcid marcher droit, sans cart, alors son march
ne traite que de l'or pur et fin. Mais que l'Etat se laisse mener par l'intrt
personnel et les rivalits, par les marchands de tyrannie et de dloyaut, et
voil que la fausse monnaie seule a cours sur la place ! C'est pourquoi le
critique (nqid) clairvoyant doit tre comme une balance (qusts)
(pp. 42-43).
166 J.FA. ET F. CLEMENT

La thse est simple : l'Etat dtermine la moralit collective qui fonde la


demande sociale ( ce que rclame le pubUc ) qui constitue les idologies.
Chaque peuple chaque moment de son histoire possde ses habitudes, ses
coutumes, ses conditions, son mUieu culturel. De l vient son code de
perception du rel. L'habitude joue un rle slectif, elle assure la cohrence
idologique du groupe. Une fois color par une habitude, on n'est plus
dans son tat naturel et moins encore port en prendre une autre... Il en
est de mme pour les sciences et les facults intellectueUes (pp. 824-825).
Le rel tant ainsi filtr, U y aura une unit profonde des croyances, toutes
formes dans le mme moule. Ainsi apparatront des noyaux stables de
croyances, ce qu'on appelle parfois aujourd'hui delusions. Wa war'a kulli
ra'yn minh wa hawan aabiya tumni'a dnah (p. 250 du texte arabe : et
derrire chaque opinion et chaque dsir, U y a une 'aabiyya' (esprit de clan)
qui les dfend ). Mais cette opinion du groupe ne se confond pas avec les
besoins rels de ce groupe. Il faut dpasser Fethnocentrisme. Tel est le but du
critique (nqid). De faon plus gnrale, le rle de la critique idologique est
d'liminer les dformations dues la mdiation des habitudes dans le
domaine de la connaissance.
Mais Ibn Khaldn n fait pas pour autant de la sociologie de la
connaissance car U ne se contente pas de montrer l'inconscience, chaque fois
U rinterprte et donne la solution qui se rapproche le plus du rel. Tout se
passe comme si Ibn Khaldn tait un magicien capable de faire disparatre les
mdiations. Dbusquer l'erreur ne suffit pas, U veut, de plus, montrer la
vraie nature des connaissances de l'lite (al-khssa) et du vulgaire (al-'mma)
(p. 81). Car on se trompe tout autant aux deux extrmits de l'chelle
sociale. Le groupe dominant ne peroit pas certaines choses parce qu'il ne les
formule pas. On ne dsigne pas les gens du Nord par la couleur de leur
peau parce que ce sont les Blancs qui ont fix le sens conventionnel du
langage. La blancheur de la peau leur tait chose commune et courante : Us
n'ont pas prouv le besoin de lui associer un terme spcifique (p. 170). Ibn
Khaldn a tent galement de montrer que les rois, par leur situation mme,
taient incapables de comprendre les dsirs de leurs peuples et donc de
raliser le bien commun. Les textes portant sur l'inconscience des gouvernants
sont trs nombreux dans l'uvre et on en trouvera certains un peu plus loin.
Mais les chefs ne sont pas les seuls ignorer le vritable intrt de la
socit. Au sommet, il y a l'influence du souverain que nul ne surpasse. Au
rang le plus bas, il y a ceux qui n'ont rien gagner, ni perdre. Dans
l'intervalle, U y a les nombreuses classes sociales (tabaqt)... Aucun homme
seul ne peut pleinement exister par lui-mme et, s'il y a des exceptions, elles
sont prcaires. Or, la solidarit est le fruit de la contrainte, car les gens
ignorent les vritables intrts de l'espce humaine (p. 800). Tous les
hommes donc se trompent. Et plus particulirement les proltaires ( ceux
qui n'ont rien gagner, ni perdre ). Cette masse est aussi ignorante que les
rois. Elle ne peut pas, par exemple, percevoir la liaison ncessaire qui existe
entre la force clanique et le maintien au pouvoir. La grande masse
(al-jumhr) ne se rend pas compte de tout cela. Elle l'a oubli . (p. 303).
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 167

Dans son anthropomorphisme, elle confond Dieu et les santons, Dieu et


les juristes ou les dvots de grande rputation . Le peuple croit servir
Dieu en leur faisant des cadeaux, en les aidant dans leurs affaires, en
travaillant pour eux. Le rsultat est que ces pieuses gens s'enrichissent
rapidement, sans rien possder au dpart, uniquement en tirant profit du
travail des autres. Nous en avons vu bien des exemples, en vUle comme la
campagne (p. 799). Ibn Khaldn, ayant pourchass l'inconscience, propose
donc sa rinterprtation. Il sait dbusquer derrire la fonction explicite de la
saintet sa fonction latente qui est d'tre un processus d'accumulation du
capital.
Cette masse vit d'esprance. Sa crdulit est infinie. Elle espre en la
venue du Messie, mais l encore elle manifeste son inconscience. Voyons
maintenant ce que pensent le peuple (al-'mma), les gens simples (al-aghmr),
la masse (dahm') ceux que ni la raison, ni l'instruction, ne guide... Ils ne
comprennent rien au vritable sens de cette histoire (du Messie (p. 673).
Aussi beaucoup de gens borns vont Massa, pour soutenir une cause
trompeuse que leur faiblesse d'esprit et leur pouvoir de se leurrer eux-mmes
les conduisent croire susceptible de triompher (p. 674). Le texte arabe dit
prcisment littalbsi bi da'watin (p. 584 du texte arabe, c'est--dire en se
travestissant du message donn par le Messie ). Il y a l un concept-cl de
la thorie khaldnienne de l'inconscience. De la racine labisa (s'habUler),
drivent deux verbes, tout d'abord lbase qui signifie habUler autrui et au
sens figur tromper autrui , ensuite talabbasa qui peut tre rendu par se
travestir ou au sens driv, se mystifier . Cette mtaphore pourrait tre
transpose en franais par le verbe voUer .
Autre exemple d'inconscience populaire : un vase de cuivre avait t
dcouvert, au cours de fouilles, Gabs. Ce vase tait scell avec du plomb.
On brisa le sceau et une fume s'leva et disparut dans l'air. C'est alors
qu'ont commenc les fivres... Ce conte est un exemple des croyances
absurdes qui ont cours dans le peuple (pp. 718-719).
S'U y a de telles mdiations, c'est qu'U n'y a pas de socit homogne.
Chaque groupe ethnique, chaque groupe d'artisans a des formes spcifiques
d'inconscience en fonction de ses habitudes. Et si on ajoute cela qu'U n'y a
pas de liaison directe entre le milieu et les habitudes car U peut y avoir
acculturation ou emprunts d'habitudes, on voit mieux la pluralit des formes
d'inconscience. Quand des ambitieux renversent une dynastie et prennent le
pouvoir, ils sont absolument forcs d'adopter presque tous les usages ('awid)
de leurs prdcesseurs, sans toutefois abandonner ceux de leur propre race
(ajyl ce mot signifie tout autant ethnie que gnration) : d'o provient
quelque antinomie entre le fond ancien et le nouvel apport. A son tour, le
nouveau pouvoir est remplac par un autre, qui mle ses propres usages
ceux de ces devanciers. Les discordances augmentent, surtout par rapport la
premire dynastie, et vont sans cesse croissant. Finalement, on a un ensemble
entirement diffrent. Tant que les races (le texte arabe dit les nations et
les ethnies ou gnrations) se succderont dans l'exercice du pouvoir, on ne
168 JFA. ET F. CLEMENT

cessera pas d'avoir des usages (awid) et des institutions (ahwl : l'Etat,
situation, mUieu social) en discordance (p. 55).
Donc, si le milieu dtermine les habitudes ou les usages qui modlent les
opinions ou dsirs, on doit conclure qu'U peut y avoir contradiction entre le
milieu social et les opinions. L'erreur a donc deux origines. La pluralit des
mUieux fait qu'une personne issue d'un milieu donn se trompera facUement
propos de son propre milieu en raison de la relative autonomie des
habitudes ou usages.

2 - Les causes de l'inconscience

Aprs avoir cherch les conditions de possibUit de l'inconscience, Ibn


Khaldn tablit une typologie des causes d'erreurs. Tous ces lments sont
pars dans son uvre, mais on peut tenter de les systmatiser. Il y a deux
sortes d'erreurs, celles qui existent parce qu'on n'invente pas de nouvelles
thories pour tenir compte des changements qui se sont produits au niveau de
la ralit et celles qui existent parce qu'on en invente et qu'on dforme ainsi
la ralit.
Tout d'abord, U y a les erreurs dues une foi aveugle en la tradition
(p. 6). On les trouve chez tous les conservateurs l'esprit lent (p. 7), ces
hommes qui ne tiennent aucun compte des changements que la marche du
temps apporte aux circonstances et aux usages (p. 7). Ainsi chacun est
persuad de dtenir la vrit. C'est l une Ulusion frquente (p. 70). En
d'autres termes, cette illusion repose sur la croyance en l'ternit du prsent.
Il est rare de trouver des hommes qui ont le sentiment des mutations sociales.
La plupart des hommes sont ce qu'on pourrait appeller, en langage moderne,
des schizodes. L'historicit leur est imperceptible. Ils ne peuvent que
ngliger le changement (tabaddul), dans les conditions (ahwl) propres aux
nations et aux races, d aux transformations des temps et la fuite des
jours (p. 53). Le raisonnement par analogie doit donc le plus souvent tre
condamn (p. 55). Ibn Khaldn prsente de nombreux exemples de ce type
d'inconscience. Par exemple, les nomades ne peuvent pas penser les avantages
de la vie sdentaire. Ils ne peuvent pas voir l'intrt qu'U y a construire des
vUles. Il faut qu'ils y soient contraints et forcs (p. 709). Ibn Khaldn
veut montrer les diffrences des mUieux culturels (ahwl) dans le temps. Il
veut lever le voile sur les circonstances qui entourent les diffrentes races
(p. 9).
Si l'on veut prsenter ce premier type d'erreur de faon plus gnrale,
on peut utiliser la catgorie d'gocentrisme. Chacun est persuad de dtenir
la vrit (p. 70). Tout tre dou de perception (mudrik) a l'impression
superficielle que ses propres perceptions embrassent toute l'existence, et qu'il
n'est rien de rel en dehors. La ralit est pourtant au-del, et bien
diffrente (p. 963). Cette ralit ne peut parvenir la conscience. La
plupart des hommes font preuve d'une totale ccit psychique, habitus qu'ils
sont rechercher partout des projections d'eux-mmes. Ils sont comme ces
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 169

historiens qui ne tiennent aucun compte des faits et des tmoignages qui
prouvent la fausset de leur thse (p. 38). Un esprit prvenu acceptera,
sans hsiter, la version favorable ses propres tendances. Ce genre de prjug
(tashayyu') voile l'esprit critique (intiqd) et l'esprit d'examen (tamhs)
(p. 70).
On peut donner quelques exemples d'identification soi. Les hommes
ne peuvent que difficilement percevoir Dieu autrement que comme corps.
Ceci s'appelle l'anthropomorphisme (tajsm) (p. 973). La ralit de Dieu leur
restera toujours inconsciente. Beaucoup pensent, en considrant les
monuments lgus par l'antiquit, que les hommes de ces temps rvolus taient des
gants. Il ne faut pas ajouter foi la croyance populaire, selon laquelle les
anciens taient plus grands et plus forts que nous (p. 347). Et Ibn Khaldn
propose une rinterprtation des mmes monuments. Tout a t affaire
d'organisation sociale et de technique (p. 348). Enfin dans le domaine
moral, les gens justifient leur propre libertinage en citant des hommes et des
femmes du pass (qui auraient commis les mmes turpitudes qu'eux-mmes).
Ce qui explique leur ardeur rechercher des renseignements de ce genre et
les relever en feuilletant les livres (p. 37). Pour ceux-ci, l'histoire sert
fournir des modles ou des exemples. On pourrait, selon eux, faire des
parallles historiques et trouver dans le pass la justification de prsent. Une
telle reprsentation de l'histoire est ngatrice de l'historicit mme : elle
suppose qu'on reste aveugle au changement.
Ensuite, U y a les erreurs dues des inventions. Elles sont involontaires
ou plus ou moins volontaires. Par exemple, on invente par incomptence, la
suite de malentendus, parce qu'on ignore les caractres naturels des socits
(p. 71), ou parce qu'on ignore les significations des vnements (p. 70). Il y a
aussi les erreurs volontaires lorsqu'on cherche briller (p. 7). Plusieurs
raisons font qu'on peut tre ainsi soumis au dmon du mensonge . Il y a
l'attrait du fruit dfendu (p. 37). Celui qui recherche les exemples de vice
dans les livres se cre progressivement une reprsentation fausse du rel. 11 y
a le dsir de mdire d'autrui (p. 37), le got du sensationnel (p. 17),
l'exagration (p. 17). On embellit pour se flatter ou pour flatter autrui. Tel
est le rle de la propagande (da'wa) (p. 44).
Nombreuses sont les identifications dpersonnalisantes avec les
conqurants, les matres ou les oppresseurs. On voit toujours la perfection dans la
personne d'un vainqueur. Celui-ci passe pour parfait... Cette erreur de
jugement devient un article de foi. Le vaincu adopte alors tous les usages du
vainqueur et s'assimile lui : c'est de l'imitation (iqtid) pure et simple
(p. 291). On peut comparer ce comportement celui de l'enfant qui imite
ses parents, parce qu'ils lui paraissent des modles... On peut ainsi
comprendre le sens du dicton : la masse (al-'mma) suit la religion de son roi . En
effet, le souverain rgne sur ses sujets. Et ceux-ci l'imitent, parce qu'ils le
prennent pour modle, comme un enfant copie ses parents ou un tudiant
son matre (p. 292). Tel est le fondement de la foi sociologique. De mme,
nombreux sont les chefs de tribu ou de clan qui prtendent des
170 JF.A. ET F. CLEMENT

gnalogies clatantes... Ces prtentions sont aujourd'hui frquentes. Les


Zntes se disent arabes (p. 262). Ces berberophones zntes ne peuvent
plus percevoir leur origine autochtone tellement Us se sont assimUs aux
conqurants arabes du Maghreb. Et leur propre ralit leur est devenue
inconsciente.
On peut chercher se flatter d'une autre faon. Chacun sait que les
tribus maghrbines sont pratiquement toujours des ensembles fort
htrognes. Mais pour augmenter la solidarit du groupe, on cre la fiction d'un
anctre commun. Le lien ayant ainsi un fondement biologique ne peut
tre dtruit. Ibn Khaldn dnonce cette fiction tribale. Les consquences
naturelles d'une commune origine ont quelque chose d'imaginaire. En ralit,
l'intimit nat des relations sociales ishra), de la camaraderie, d'une longue
famUiarit (p. 356). On remarque donc que la rinterprtation d'Ibn
Khaldn est ici sociologique. Le lien de parent n'est d qu' l'habitude. On
a vu dans cet exemple une des plus importantes causes d'erreurs, le parti-pris
ou l'esprit partisan (tashayyu').
Donc, tout le monde se trompe. Au bas de la socit, au niveau du
peuple, les gens oublient de se dfendre et de faire valoir leurs droits.
Certes, Us trompent leur monde et donnent une fausse impression (yulab-
bisna 'al nnsi : ils travestissent, Us mystifient les gens p. 302 du texte
arabe) avec leurs emblmes, leur apparat, leurs montures et leur talent
mUitaire (thaqfa) (p. 335). Mais U en est de mme des rois.
Progressivement, Us oublient les conditions qui ont permis la conqute du pouvoir.
La dynastie se renforce, les souverains se succdent, ils rivaUsent d'astuce
(kays), Us perdent le secret du bdouinisme (sirr al-badwa) et sa simplicit,
les qualits bdouines de modration et de retenue... Du coup (les dignitaires)
augmentent les impts individuels sur les sujets... Plus tard, l'impt dpasse
les limites de l'quit. Du coup, le peuple perd toute disposition pour le
dveloppement agricole (i'timr)... Finalement la chute de la civilisation
('umrn) suit la disparition de toute possibUit d'agriculture (i'timr), et c'est
l'Etat qui en ptit, puisque c'est lui le bnficiaire du dveloppement des
terres (pp. 570-571).
Les consquences de l'inconscience du roi sont donc extrmement
graves. Il devient dpensier, s'entoure d'aventuriers, tue ses propres partisans
(p. 600), ne s'occupe plus de la solde de ses soldats. Parfois aussi, le prince
lui-mme s'adonne des activits lucratives, l'agriculture ou au commerce...
Ce faisant, U commet une grave erreur... Le prince peut faire main basse sur
une grande quantit de denres... personne n'oserait renchrir. Il oblige donc
les vendeurs baisser leurs prix. Et puis, comme U a le souci des besoins de
l'Etat, U n'attend pas la monte des cours : quand U dispose de ses propres
productions grains, soie, miel ou sucre il force les marchands et les
cultivateurs les lui acheter au plus haut prix. Du coup ceux-ci restent sans
argent liquide... Ils ne peuvent donc plus faire du commerce et gagner leur
vie... Les recettes fiscales s'vaporent ou baissent dangereusement...
Finalement un roi marchand peut entraner la ruine d'une civilisation et, par
suite, la chute de l'empire (pp. 574-576).
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 171

Telles sont, parmi bien d'autres, quelques-unes des erreurs que les rois
sont amens commettre ncessairement en fonction de leur situation. En
cessant d'avoir des vues long terme, en perdant le secret qui leur a jadis
valu la russite, les rois montrent qu'ils agissent comme si l'histoire tait
dpourvue de causalit et cette inconscience fait rapidement des milliers de
victimes.
Ibn Khaldn aboutit donc une conclusion bien pessimiste. Les
hommes sont malades, Us sont abandonns de Dieu (p. 43). Ils sont
devenus comme des esclaves ou des animaux. Quand la force d'un homme,
son caractre et sa religion sont altrs, sa qualit d'homme (insniyya) l'est
aussi et U tombe au niveau de la bte (ra maskhan) (p. 771). Mais U reste
de l'espoir. L'inconscience est acquise (p. 887). Elle n'est donc pas ncessaire.
On peut donc esprer gurir certains cas, en particulier les Bdouins qui
sont plus curables que les sdentaires (p. 247) parce que leurs
natures sont restes pures d'habitudes dformantes et l'abri de la
mdiocrit (p. 298). Mais pour cela, U faudra avoir recours soit aux spcialistes,
soit l'examen critique (tamhs).

II. LA THERAPEUTIQUE DE L'INCONSCIENCE


Il y a deux faons de se gurir de l'inconscience. On peut tout d'abord
faire appel des spcialistes, des consciencistes . On peut galement
tenter une auto-gurison.

1 - Le recours aux spcialistes

Il y a des gens qui prtendent tout savoir et qui disent connatre les
secrets de l'univers. Ces hommes racontent, qui veut bien les entendre, que
leur fonction est d'ouvrir les yeux de leurs contemporains. Tels sont les
devins, les magiciens, les messies ou les rois. Ibn Khaldn va montrer qu'il
faut tre soi-mme inconscient pour recourir de tels spcialistes car ceux-ci
rpondent trs mal leur fonction manifeste. Il prend plaisir, par exemple,
insister sur le fait que le roi est un cas typique d'inconscient. Mais ce n'est
pas parce que les spcialistes reprsentent des formes non-fonctionnelles ou
dysfonctionnelles qu'il faut pour autant les condamner. Ibn Khaldn s'carte
sur ce point des thses de l'utilitarisme classique ou superficiel. Les
spcialistes remplissent en fait des fonctions latentes dont Us n'ont pas eux-mmes
conscience et l ils trouvent leur justification. D'o l'ambigut apparente de
la pense d'Ibn Khaldn. Il consacre une grande partie de son uvre faire
le relev systmatique de ces spcialistes, il semble parfois les condamner,
mais parfois U parat apprcier leur activit.
Prsentons rapidement quelques reprsentants de ces spcialistes, en
rappelant qu'une grande partie des Prolgomnes est consacre leur
dnombrement. Tout d'abord, il y a les saints et les mystiques. Par des
exercices spirituels, le voile du corps (hijb al-badan) se lve (p. 212) pour
ces hommes. C'est ce, qu'en termes techniques, on appelle le kashf (p. 212).
Si l'exercice russit, le voile de la perception sensorielle s'carte et l'me
172 J.F.A. ET F. CLEMENT

accomplit son existence (p. 1000). Autres spcialistes, les voyants. Les
supports de toute sorte leur sont bons pour connatre l'avenir. Cela va des
condamns mort ou des hommes plongs longuement dans de l'huile et
exposs au soleil (pp. 217-218) l'art des chiffres ou des lettres. La science
des lettres... permet de dcouvrir les mystres de la cration et les rouages
cachs (sar'ir) de la nature... Elle lve le voUe de l'invisible (p. 1143).
L'alchimie a la mme prtention (p. 794). Tous les spcialistes de ces
techniques prtendent connatre les choses caches, mais ce n'est pas vrai
(p. 215). L'avenir... ne peut tre rvl que si l'on connat les causes et l'on
en soit srieusement instruit (p. 239). Il ne faut donc pas hsiter
dmystifier ces spcialistes du futur.
Ensuite, U y a tous les chefs politiques et religieux ou leurs dlgus :
khalfa, imm, sultan, etc. Par exemple, le sultan doit amener les gens
agir dans leur propre intrt (p. 481). C'est vident puisque les hommes du
peuple sont inconscients de leurs vritables besoins. Cela suppose que le roi
connaisse ces intrts. Il faut qu'U sache que son devoir est de renforcer les
freins lgaux qui prviendront toute hostilit mutuelle, toute atteinte la
proprit (p. 481). Mais Ibn Khaldn crit aussi, dsabus, un sultan est
en soi un tre faible, charg d'une lourde tche (p. 481). Le roi lui-mme,
le spcialiste, a un besoin imprieux de multiples spcialistes car U n'a pas
plus que les autres une vision claire des ncessits sociales.
Peut-on enfin s'en remettre aux savants ? Ibn Khaldn rpond par des
remarques qui ont un accent weberien : les savants..., s'Us s'occupent de
politique, coulent leurs observations dans le moule de leurs opinions et de
leurs mthodes. Cela leur fait commettre bien des erreurs ou, du moins, leur
fait risquer d'en commettre. On peut en dire autant de l'lite intellectuelle
d'une socit civilise (p. 1232). Il ne reste gure de recours extrieur. Les
spcialistes de la dissipation de l'inconscience, les grands dsalinateurs sont
eux-mmes alins. Ils s'illusionnent eux-mmes. Tout spcialiste se croit
indispensable. Il fait un complexe de supriorit. Ce genre d'illusion est aussi
celui des membres d'une Ulustre famUle... De mme, les gens habiles,
expriments, brillants hommes d'affaires, se croient parfaits et
indispensables (p. 803). Et Ibn Khaldn va encore plus loin dans sa dmystification
des spcialistes, de ceux qui prtendent russir pourchasser l'inconscience.
Il est rare que les rputations soient bien fondes, pour n'importe quelle
classe sociale, qu'il s'agisse de princes, de savants, de saints ou de personnes
vertueuses en gnral. Bien des gens sont fameux et clbres qui ne mritent
pas de l'tre... Tout cela provient du fait que la rputation et la renomme
sont fondes sur des rumeurs (al-akhbr). Or, ceux qui les rpandent ont
perdu de vue l'intention primitive (de ceux qui les ont lances) les prjugs,
les partis-pris sont l'uvre, les malentendus et l'ignorance des ralits sont
la consquence des altrations et des remaniements, ou de l'ignorance la
base. Il y a aussi le dsir de s'insinuer dans les bonnes grces des grands
hommes ou des nobles... Tout cela explique que la vrit n'ait pas grand-
chose voir avec la gloire. La renomme est due des causes caches et non
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 173

pas, forcment, des causes relles. Et ce qui rsulte des causes caches est,
justement, ce qu'on appelle la fortune (bakht) (p. 569).
Il est difficile d'tre plus dur avec les rois, les saints et les savants. Ces
soi-disant veilleurs ne doivent leur rputation qu'au hasard et Us ne
peuvent prtendre aucun titre particulier de gloire. Leur renomme est
artificielle et Us sont aussi inconscients que les autres hommes. Que faire alors
s'il n'y a pas de mdecin capable de soigner l'inconscience ? On ne peut plus
gure compter que sur soi-mme.

2 - L'auto-gurison

Elle peut se faire par deux moyens, le rve et la raison. Nous venons de
voir qu'il y a chez Ibn Khaldn tous les lments d'une psychologie de
l'inconscience aussi intressante que la psychologie freudienne de
l'inconscient. Ibn Khaldn nous a paru surtout intress par l'aveuglement des
hommes l'gard de leur commune destine. Il ne s'interroge gure sur
l'inconscient au sens freudien du terme. Ibn Khaldn est ici assez proche de
Socrate ou de Pascal. Son principal problme est celui de l'inconscience et
non celui de l'inconscient. Il est la recherche d'une cure de l'inconscience
plus que d'une psychanalyse. Son but est de dtruire l'habit ou le
travesti , qui sont d'origine sociale et qui s'opposent la vision raliste des
choses. Il n'y a pas urgence briser la censure qui s'oppose la claire vision
de notre intriorit. Ce n'est pas une dsalination individuelle, une mise
jour du refoul ou de l'inconscient, une psychanalyse, qui importent en
premier lieu. Ce n'est pas parce qu'on se mconnat qu'on ne peut percevoir
les ncessits de la vie sociale. A la diffrence de ce qu'on trouvera chez
Freud, le problme de l'inconscience chez Ibn Khaldn ne drive pas de celui
de l'inconscient.
Cependant, ce dernier problme n'est pas absent pour autant. Mais on
n'a que faire du psychanalyste. Il suffit d'tre l'coute de ses rves. Dieu
a cr l'homme pour que l'cran des sens (hijb al-hawss) puisse tre cart
pendant le someU qui est naturel l'homme. Une fois ce voile lev, l'me est
prte connatre ses dsirs dans l'Univers de la Vrit ('lam al-Haqq)
(p. 205). Pendant ces instants privilgis, elle... retrouve ses perceptions
originelles (p. 203). Il semble donc qu'U y ait ici usage de la thorie
platonicienne de la rminiscence. On pourrait en effet expliquer ainsi
facUement pourquoi l'me est capable d'avoir une vision claire du rel
pendant le sommeil : elle ne fait que se souvenir. Autre explication : l'me a
pendant le sommeil des aperus rapides , qui se font dans un atome de
temps . Ces aperus (lamha), l'me les acquiert parce qu'elle est, en
puissance, une essence spirituelle, complte par le corps et les perceptions
(sensorielles). Son essence peut donc devenu* pur intellect (ta'aqqul)
(p. 204).
Quoi qu'il en soit, l'exploration de l'inconscient est possible. Ibn
Khaldn donne l'exemple de la technique des matres-mots qui consiste
rciter des paroles ou une phrase avant de s'endormir. On dit qu'un homme
a fait cela, plusieurs soirs de suite, aprs avoir dn lgrement et avoir fait
174 J. FA. ET F. CLEMENT

ses dvotions (dhikr). Il eut une apparition, qui lui dit : Je suis ta nature
parfaite . Il posa alors une question et reut la rponse dsire (p. 209).
Moi-mme, ajoute Ibn Khaldn, grce ces matres-mots, j'ai eu de
remarquables rves, qui m'ont appris, sur moi-mme, ce que je cherchais
(p. 210). On voit par l qu'Ibn Khaldn dsirait connatre sa nature vritable.
Il n'est donc pas dpourvu d'intriorit comme certains l'ont prtendu. Mais
cette nature, ce n'est pas une singularit dans ce qu'elle a de plus original,
c'est une nature relie aux autres degrs d'tre et qui entrevoit soudain ce
qu'elle doit faire, le vritable dsir. On ne se sert de la destruction de
l'inconscient que pour mieux dissiper l'inconscience.
Cependant, le rve possde de srieux inconvnients. Il y a des
difficults srieuses l'obtenir, et si on y parvient, la rvlation est instantane.
Reste alors le second moyen thrapeutique. Il faut combattre le dmon du
mensonge avec la lumire de la raison (p. 6). Au contraire (des
spcialistes), l'homme ordinaire ('amm), l'esprit sain, l'intelligence moyenne,
n'est pas tourn vers ce genre de spculation (abstraite) : il n'y pense mme
pas. Il se borne donc l'examen des faits rels et juge part chaque cas
particulier et individuel. Son jugement n'est pas contamin par l'analogie ou
la gnralisation... Un tel homme, dans le domaine des prises de positions
politiques est l'abri de l'idologie (p. 1232).
Comme on le constate, U n'y a pas de spcialiste de la conscience. A la
diffrence de ce qui se passera dans les socits industrielles du XIXme
sicle, Ibn Khaldn ne voit pas la ncessit de crer un corps de
professionnels des sciences humaines, pas plus de socianalystes que de
psychanalystes. Au contraire de ce que penseront Marx ou Lukcs, U prtend qu'U est
absurde de compter sur les proltaires pour faire disparatre l'inconscience. Sa
pense, de mme, est aux antipodes de celle de Mannheim qui fera jouer un
rle dsalinateur la marginalit sociale. Seul l'homme des classes moyennes
et l'intelligence moyenne peut escompter se gurir lui-mme. On penserait
volontiers Descartes pour qui le bon sens est la chose du monde la mieux
partage.
Quelles sont les rgles de la thrapeutique de l'inconscience ?
Premirement, U faut rechercher de l'information. Trois lments dominent toute
ducation : la lecture, l'exprience directe et les voyages. Voyager pour
s'instruire est donc absolument ncessaire pour l'ducation et la formation,
grce la rencontre des grands matres et des autorits scientifiques
(p. 1230). Ces activits donnent le sens du relatif. Ibn Khaldn insiste
l-dessus plusieurs reprises. Paradoxalement, ce serait ainsi la majorit qui
se marginaliserait, qui perdrait ses attaches !
Deuximement, U faut mettre en forme cette information, et pour cela,
crer une terminologie logique et contrle (p. 8). Les mots doivent tre
classs selon leurs diffrents sens car beaucoup d'erreurs viennent de la
non-perception de l'volution du sens des mots (p. 95 1 sq.). Il faut ensuite
tester le lien de signification. L'habitude d'aller sans cesse du signifiant au
signifi finit par donner celle du discernement (ta'aqqul). C'est l un gain
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 175

pour l'intelligence, pour la perspicacit (fitna) et la subtUit (kays) (p. 872).


Ainsi on limine les erreurs dues la conception naturellement raliste du
langage. Le mot cesse d'tre un absolu pour n'tre plus qu'un signe
contingent. Il peut alors servir utUement la communication aprs avoir
risqu d'tre un facteur d'incomprhension : les mots et les phrases sont
la fois des intermdiaires et des crans entre nous et les autres (p. 1239).
Mais il ne faut pas croire que cette activit de recherche linguistique soit
suffisante. Elle est ncessaire certes, cependant eUe reste formelle. De mme,
la logique de type aristotlicien ne permettrait pas l'limination de
l'inconscience comme on a pu longtemps le croire dans les conceptions totalement
dductivistes de la connaissance. La logique, on le voit, n'est pas suffisante
pour prvenir les erreurs : elle est trop abstraite, trop loigne des choses
sensibles, puisqu'elle traite des seconds intelligibles (p. 1 232). L'induction et
la vrification empirique sont toujours ncessaires.
Il reste donc la troisime et dernire technique : la recherche des causes
qui permettra d'liminer l'invraisemblable (p. 6). En effet, l'information
ne suffit pas, encore faut-U faire usage d'esprit critique (p. 13). Faire une
enqute , c'est bien, mais U faut de plus confronter avec les bonnes
rgles (p. 23). On dpasse ici l'attitude simplement empiriste. On ne peut .se
contenter du fait brut. D'ailleurs U n'y a pas de fait brut. Tous les faits sont
pris dans un ensemble. Il n'existe pas de fait qui soit dpourvu de
signification (p. 70). Aussi l'histoire consiste mditer, s'efforcer
d'accder la vrit..., connatre fond le pourquoi et le comment des
vnements (p. 5). Jusqu'ici dit Ibn Khaldn, les savants paraissent
surtout s'tre intresss aux rsultats concrets (p. 76). Il faut dsormais aller
au-del, aller jusqu' la vrification des renseignements (tashh al-akhbr).
C'est peu sans doute. Aussi les spcialistes ont-Us pu viter de s'en occuper
(p. 77).
L'histoire doit cesser d'tre un art (fann) descriptif et confus. Elle doit
devenir une science ('ilm) : celle des fondements de la politique (siysa), de
la nature des choses et des diffrences entre les nations, les lieux et les
poques (p. 52). Pour cela, U faut rompre avec l'empirisme et remonter les
chanes causales jusqu' trouver les principes constitutifs de toute socit
humaine. Tel est le but de la science nouvelle et originale dont Ibn
Khaldn se prsente comme le fondateur. Cette science, on l'appellerait en
langage moderne, la sociologie, la thorie des systmes sociaux sous-jacente
l'histoire.
Peu d'hommes pourront accder cette science nouvelle. Dj tout le
monde ne peut pas obtenir l'information. L'esprit humain, bien que
spcifiquement unique, par sa constitution naturelle, diffre, entre les
individus, par l'intensit relative de ses perceptions (p. 1314). Et U est
encore plus difficile de remonter aux causes. Le degr d'humanit d'un tre
humain se mesure son aptitude embrasser un ensemble rguUer de causes
et d'effets. Certains peuvent reconnatre la causalit (sababiyya) deux ou
trois niveaux. D'autres sont incapables d'aller plus loin. D'autres encore
176 J.F.A. ET F. CLEMENT

peuvent arriver cinq ou six : et leur degr d'humanit est donc suprieur
(p. 877). Comme on le voit, pour Ibn Khaldn, le pouvoir de rflexion, qui
est l'essence de la nature humaine, est ingalement rparti entre les hommes,
qui sont plus ou moins modrs cet gard (p. 827).
On peut maintenant dvoUer le secret de la thrapeutique de
l'inconscience. La vrit s'obtient par la construction de modles de la
socit. Ces modles sont obtenus par induction. On dgage ainsi les
fondements de la politique, la nature mme de la civilisation et les
conditions qui rgissent la socit humaine (p. 13). Il suffira ensuite de tout
contrler auprs des principes (p. 14). Tout cas particulier nouveau qui
n'appartient pas l'ensemble logique et rationnel construit par la pense sera
dclar faux. Tel est le secret (sirr) de l'histoire : vrifier l'information avec
les principes. En cas d'accord, l'authenticit est certaine ; sinon les faits sont
apocryphes (pp. 52-53). Ainsi les fausses consciences ne seront plus
possibles, et cela parce qu'aura t dtruite l'inconscience la plus grave,
l'ignorance des caractres naturels de la civilisation (p. 71).
Celui qui aura pu dterminer dans chaque modle, correspondant aux
diffrences entre les nations, les lieux et les poques (p. 52), ce qui est
essentiel, accidentel ou impossible, fournira par l mme une norme
(qnn) pour sparer, dans les rcits, le vrai du faux, grce une mthode
probative (burhn) incontestable. Ds lors, propos de chaque vnement,
on saura quel parti prendre. On aura un critre (mi'yr) authentique, grce
auquel les historiens resteront sur le chemin de la vrit (p. 75). Deux
objections seraient possibles : peut-on penser des socits diffrentes ? Et
peut-on toujours construire un modle objectif ?
Maintenant, U existe un deuxime secret dont la possession dtruira
toute possibUit d'inconscience ultrieure. Ce secret , c'est que tout
modle forme une totalit. Rien n'est insignifiant, rien n'est contingent. Pour
reprendre la formule de Mauss, U n'y a que des phnomnes sociaux
totaux . C'est un secret peu connu. Il y a un certain nombre de choses qui
se tiennent (mutansiba) : la force ou la faiblesse d'une dynastie, l'importance
numrique d'une nation (umma) ou d'une race (jl), les dimensions d'une vUle
ou d'une cit, et la prosprit ou la richesse... L'argent des impts revient au
peuple. Celui-ci s'enrichit par les affaires et le commerce. Quand le prince
dverse ses largesses et son or sur ses sujets, tout cela circule pour lui faire
retour pour, de nouveau, tre distribu au peuple. L'argent s'en va en impt
et contribution foncire, mais U revient sous forme de dons. La richesse est
donc proportionnelle aux finances du pouvoir qui, leur tour, dpendent des
biens et du nombre des sujets. Or, tout cela est une question de dmographie
et de civilisation. C'est ce que montre bien l'tude des diffrentes dynasties
(p. 765). A plusieurs reprises, Ibn Khaldn prsente de tels modles ferms.
Leur rle est de forcer voir des relations qui autrement ne pourraient
jamais parvenir la conscience.
En utUisant le modle qu'il a construit, en dgageant ses fondements,
Ibn Khaldn peut se livrer sans cesse la critique idologique. Sans cesse, U
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 177

peut pourchasser l'inconscience, source des erreurs de jugement, et par la


suite proposer ses rinterprtations.
La consquence, c'est qu'on n'a plus gure s'interroger sur la
personnalit des informateurs. Il suffit de comparer les faits proposs au
modle. Cette mthode est prfrable ceUe qui consiste apprcier la
crdibUit des informateurs (p. 74). On peut ainsi remplacer la critique
externe toujours longue par une critique interne : quand un rcit est
absurde, peu importe le crdit attach ou non son auteur. Les critiques
srieuses tiennent pour suspecte toute information absurde, soit par son
nonc littral, soit dans son interprtation raisonnable (p. 74).
La possession de tels modles est de la plus haute importance pour les
diverses socits. En introduisant dans le champ de la conscience ce qui
auparavant tait non-pensable, Ibn Khaldn pense sans doute amliorer les
communications entre les hommes, supprimer les malentendus dus la
pluralit des rfrentiels. Chaque homme doit donc tre son propre mdecin
de ses propres formes d'inconscience. Il lui faut tirer des leons de
l'exprience de ses relations sociales, jusqu' ce qu'U sache clairement ce qu'U
doit faire et ne pas faire. De la sorte, U saura comment se comporter avec ses
semblables (p. 879). Ibn Khaldn conserve donc une vise de moraUste. Sa
lutte est dirige avant tout contre l'inconscience des devoirs. Russir
pourchasser cette inconscience, c'est donc tre assur d'chapper
l'exploitation et l'asservissement. Il s'agit seulement de savoir quelle nation
rsiste et quelles autres se soumettent (p. 60).

CONCLUSION
Ainsi prsent, le khadnisme pourrait sembler une thorie totalement
rationaliste. Rien ne serait plus faux.
Tout d'abord, on ne peut pas toujours faire appel la raison. L'opinion
publique peut tre hostUe ceux qui seraient tents d'utiliser leur
entendement pour explorer les recoins du rel et pour faire venir au jour ce qui
jusqu'alors tait rest inconscient. Par exemple en matire de jurisprudence
(fiqh), Ibn Khaldn fait remarquer qu'au XlVme sicle quiconque se
rclamerait de sa rflexion personnelle (ijtihd) resterait abandonn lui-
mme et n'aurait aucun partisan (p. 937).
Ensuite, et c'est plus grave, U y a la finitude mme de l'homme face la
transcendance divine. Ceci met en question la possibUit mme de la coUecte
des causes, donc l'tablissement des modles. Les causes se multiplient et
s'tendent en hauteur comme en largeur. L'intelligence (humaine) est
incapable de les suivre et de les dnombrer. Seule la connaissance universelle ('ilm
muht) peut les embrasser toutes surtout pour les actions des hommes et
des animaux. Celles-ci ont videmment pour cause les diffrentes sortes de
volont (irda) et d'intention (qasd), lesquelles sont affaire spirituelle
(nafsniyya). En gnral, elles procdent de concepts (tasawwurt) antrieurs
et qui s'enchanent. Ce sont ces concepts qui dterminent l'action. Eux-
mmes sont dus d'autres concepts. Quant l'origine de tous ces concepts

l'homme et la socit n. 31/32-12


178 J.F.A. ET F. CLEMENT

spirituels, elle est inconnue, car nul ne peut savoir d'o viennent et comment
s'ordonnent les choses qui se rattachent l'me. C'est Dieu qui les jette dans
l'esprit humain, mais l'homme n'en peut saisir ni l'origine ni la fin. Car U ne
peut comprendre que les causes naturelles, videntes, et qui se prsentent en
bon ordre sa perception : la nature (externe) n'est-elle pas la mesure et
au-dessus de l'me... L'me est donc incapable d'embrasser la plupart de ces
concepts et encore moins leur ensemble. C'est pourquoi, dans sa sagesse, le
lgislateur (Mahomet) nous a interdit de spculer sur les causes et de nous y
arrter (pp. 961-962).
Ce texte est trs important. Il montre qu'en raison de la causalit
multiple, caractristique du comportement des tres vivants, seule une
intelligence infinie telle que celle qu'imaginera Laplace, peut construire dans
sa totalit un modle et ainsi tout faire parvenir la conscience. La
sociologie est le privilge des Dieux. On s'est souvent demand pourquoi Ibn
Khaldn n'a pas eu de successeurs et pourquoi U n'a t redcouvert qu'au
dbut du XIXme sicle en Europe. Si on lit le texte prcdent, on a une
rponse : la sociologie est pensable mais non praticable par les hommes. Le
monde de l'existence est trop grand pour nous (p. 964).
Nous ne pouvons faire que des modles limits, dans l'espace et dans le
nombre de causes et d'effets que nous pouvons relier entre eux. Ainsi Ibn
Khaldn souligne plusieurs reprises que le modle qu'il a construit n'est
valide que pour le Maghreb. J'ai fond mon uvre sur l'histoire de deux
races qui peuplent aujourd'hui le Maghreb... Ces deux races, ce sont les
Arabes et les Berbres (p. 9). Par consquent, U ne faudrait pas avoir la
prtention de juger partir du modle maghrbin, o la source du pouvoir
vient de la force du clan, la situation en Espagne par exemple (pp. 58-59).
De plus, Ibn Khaldn rappelle souvent que son modle est inachev. Le
politicien qui l'utiliserait risquerait de commettre de graves fautes. Les
politiciens... doivent faire attention aux ralits extrieures et aux conditions
politiques qui s'y rattachent. Or, rien de tout cela n'est clair. Ces faits
peuvent renfermer tel lment irrductible par l'analogie ou rebelle aux ides
gnrales. On ne peut pas toujours comparer un trait de civUisation un
autre : Us peuvent se ressembler sur un point et diffrer sur tous les autres
(p. 1231).
Paradoxalement, on pourrait dire qu'avoir conscience de ses limites, c'est
toujours pourchasser l'inconscience. Savoir qu'U faut admettre celle-ci comme
ncessit, comme consquence de notre propre constitution, c'est toujours se
librer. C'est poursuivre d'une autre faon la thrapeutique de l'inconscience.
On acquiert ainsi le sens du relatif et on apprend de la sorte tre toujours
inquiet sur soi-mme. Cela sera utile dans la mesure o ce savoir est un
moyen de briser l'gocentrisme. Mais le khaldnisme ne s'arrte pas cette
dernire ruse de la raison . Dire qu'U y a de l'inconscient irrductible, c'est
toujours mettre cet inconscient dans le champ de la raison ou de la
conscience. C'est constituer, comme dans le criticisme kantien, un
rationalisme plus subtU que le rationalisme cartsien.
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 179

En fait, la phUosophie d'Ibn Khaldn n'est pas un rationahsme. La


rationalit n'est pas propose titre d'idal. La foi garde la prminence. La
phUosophie d'Ibn Khaldn est tout simplement un ralisme (4). On peut, sur
le plan de la connaissance, relever tous les cas d'inconscience que l'on veut.
Mais il faut surtout se garder en pratique de dtruire les diverses formes
d'inconscience car elles peuvent souvent tre trs utiles. Ibn Khaldn se
contente souvent d'tablir des diagnostics et se refuse la cUnique.
Voici quelques exemples relevs dans son uvre. Il est souvent utUe
d'tre injuste et agressif, car comment pourrait-on faire sans cela la guerre
sainte ? Il est ncessaire que les hommes des tribus ne peroivent plus leur
origine car comment autrement pourrait-on parvenir la centralisation
politique ? Il ne faut surtout pas ouvrir les yeux des soldats sur leurs intrts
vritables car sinon comment pourrait-on maintenir le moral des troupes la
guerre ? Chez les Zntes, une des tribus du Maghreb, leur pote marchait
devant la colonne et chantait faire tressaillir les montagnes et faire
rechercher la mort par ceux qui n'y auraient jamais pens (p. 529). Le
grand nombre des drapeaux, leurs dimensions, leurs couleurs n'ont d'autre
objet que de faire peur, car la crainte rend plus hardi. L'me subit des
changements et des ractions extraordinaires (p. 529). Il est bien vrai
que chacun le sait d'exprience l'lment motionnel (wijdn) joue un
rle sur les champs de bataille... Les sons doux et mlodieux causent
l'homme plaisir et motion. Son esprit ressent alors comme une ivresse qui lui
rend les difficults faciles et la mort d'abord ais (p. 528).
C'est la ralit, l'exprience, qui montrent qu'U y a dans l'motivit des
forces caches qu'U faut savoir utUiser. On peut donc dcrire autant qu'on
veut l'inconscience, mais U ne faut pas toujours la dtruire. Il est un cas en
particulier o l'inconscience est particulirement ncessaire : U s'agit de la
perception du groupe auquel on appartient. L'illusion de centralit est
ncessaire la survie collective. Ainsi la position des musulmans doit rester
privilgie dans leur propre univers mental mme s'U y a d'autres peuples
(p. 89). Ce sociocentrisme est un facteur non ngligeable sinon fondamental
de la force collective. Ceci amne Ibn Khaldn a accepter le modle
gocentrique du gographe Al-Idris o les terres habites par l'homme sont
entoures par la mer environnante (al-Muht), l'ocan atlantique. Il y a un
centre du monde compos des pays temprs, o vivent les hommes civUiss.
Plus on s'loigne du centre, et plus les hommes deviennent des sauvages
(pp. 118 et 166). Ceci fait que plusieurs jugements d'Ibn Khaldn ont une
rsonance raciste. Seuls les hommes du centre, les musulmans, peuvent avoir
une conception claire de leurs intrts. C'est le consensus gnral (ijm).
L'infaillibilit du groupe tout entier est chose prouve (p. 949). Mais U ne
s'agit que de l'infaillibilit ('isma) de la communaut musulmane (Umma)
(p. 951).
Cette infaUlibUit est incomprhensible la simple raison. Elle suppose
que les musulmans en groupe bnficient d'une grce divine particulire. Le

(4) Nassif Nassar, La pense raliste d'Ibn Khaldn, Paris, PUF, 1967.
180 J.F.A. ET F. CLEMENT

fondement de leur force est donc leur religion. Celle-ci doit donc tre mise
hors de porte de la raison ou de la critique idologique. Ceci est essentiel.
En matire religieuse, U est mutile de se rfrer au modle rationnel,
l'enqute de moralit suffit (p. 74). Autre exemple : le sicle de l'hgire doit
tre ncessairement considr comme une poque de simplicit et de foi
(pp. 27 et 33). Les hommes de cette poque ne pouvaient pas commettre de
fautes (p. 33). Par exemple, c'est un article de foi que de soustraire les
gens de la Maison (du prophte) (ahl-al-bayt) tout soupon d'adultre...
Tel est le verdict du Coran (XXXIII, 33). Et tout contradicteur est coupable
et impie (p. 46). C'est galement en vertu du mme principe qu'on ne peut
pas souponner une femme proche parente du Prophte d'avoir pu dsirer un
homme et chercher le sduire, comme le prtendent certains historiens
(pp. 26-27). De mme, U est impensable qu'un khalife, hritier direct du
Prophte puisse s'enivrer (p. 30). Ces formes d'inconscience ont une ncessit
absolue. Il y a de nombreuses choses qui doivent rester rigoureusement
impensables, ce qui est la meUleure faon de les mettre en dehors du domaine
de la raison ou de la critique.
S'U y a de l'inconscient ncessaire, on rhabUite du mme coup les
experts et les spcialistes de la conscience, ou du moms certains d'entre eux.
Et tout d'abord les Prophtes. Dieu a choisi certains individus, qu'U honore
en leur adressant la parole... Il en a fait les intermdiaires entre Lui et Ses
serviteurs. Ces lus doivent indiquer aux autres hommes ce qui est bon pour
eux et les presser de se laisser guider dans la bonne voie... Dieu leur a donn
une connaissance (exceptionnelle) (pp. 180-181). Ces prophtes ont une
perception (idrk) qui leur est propre, mais qui est trangre aux autres
hommes. Cette perception (surnaturelle) est ensuite ramene au niveau
ordinaire, soit sous forme de parole que l'lu entend et comprend, soit par le
truchement d'un messager cleste (p. 181). Bref, le prophte dsaline. Il
remplit la mme fonction que les phUosophes du soupon aprs le grand
dsenchantement kantien de l'univers.
Il faut donc avoir confiance en cet expert. Le prophte est plus
soucieux du bonheur des hommes qu'ils ne le sont eux-mmes et son degr
de perception est suprieur (p. 964). Le lgislateur (Mahomet) connat
mieux que la masse (al-kffa) ce qui est bon pour elle, dans la mesure o il
s'agit de ses problmes spirituels, qui lui sont cachs (p. 369). Est-ce dire
que, pour les problmes matriels, les hommes sont comptents ? Non, car
leur but n'est pas seulement cette vie, mais l'autre galement. C'est
pourquoi il faut faire agir la masse selon la loi religieuse, aussi bien pour ses
affaires temporelles que pour ses affaires spirituelles (p. 369).
Deuxime type d'expert : le savant. Ibn Khaldn cite ce propos un
dire (hdith) attribu au prophte : les savants sont les hritiers des
prophtes (p. 444). Et puis c'est tout, U n'y a pas d'autre spcialiste de la
conscience. En vrit, tout le monde devrait le savoir, aucune technique ne
peut donner la connaissance des choses caches. Les seuls qui puissent y
prtendre sont ceux qui sont, par nature, dous pour passer du monde de la
perception sensorielle au monde de l'esprit (pp. 229-230).
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 181

Cependant, U existe d'autres experts. Tout d'abord, U y a les anges.


Vers le haut, l'me est relie au niveau des anges. C'est l qu'elle acquiert
les perceptions scientifiques et surnaturelles (p. 191). Ces anges peuvent
tout percevoir (sauf peut-tre la corporit). Ils sont au plus haut niveau et
n'ont jamais complter leurs essences avec des perceptions corporelles
(p. 204). Enfin, U y a la conscience totale, Dieu. Rien ne lui est tranger,
ft-il secret ou ineffable... rien ne lui chappe sur la terre, comme au ciel
(p. 3). C'est pour cette raison que Dieu nous guide vers la vrit (p. 51).
Et puisqu'on ne peut pas connatre toutes les causes, U faut rvrer la Cause
des Causes.
Faute de trouver la vrit par la seule force de la raison, on peut donc
toujours faire appel ces spcialistes, prophtes, anges ou Dieu. Leur aide,
apporte sous forme de rvlations, sera trs utile pour faire venir dans le
champ de la conscience des donnes mtaphysiques qui autrement .nous
auraient toujours chapp. Bien entendu, ceci n'est pas pour minimiser la
part de l'intellect et des facults perceptives : l'intellect est une balance juste,
qui nous donne des indications correctes, sans erreur. Mais on ne doit pas
s'en servir pour peser des matires telles que l'unit de Dieu, l'au-del , etc..
(p. 964).
Cette phUosophie pose des problmes qu'elle ne peut sans doute pas
rsoudre elle-mme. On peut tout d'abord poser la question qu'Eric Weil
posait jadis propos du systme kantien : comment Ibn Khaldn a-t-il pu
crer une thorie de l'inconscience alors qu'U est lui-mme un homme, que
tous les hommes ont des habitudes et peroivent le monde travers des
schmas crs par leur situation sociale ? Pourquoi peut-il y avoir une
phUosophie de l'inconscience ? Si Ibn Khaldn a pu construire un modle,
c'est que d'une manire ou d'une autre, U survolait son poque, qu'il pouvait
la voir distance. Comment cet homme, qui n'est pas prophte, peut
prtendre contrler ses propres erreurs ou intentions , se contraindre
lui-mme la mesure et l'objectivit (p. 1 8) ? Comment peut-il devenir
son propre miroir, s'observer lui-mme pour devenir impartial ? Comment
peut-U oser affirmer : j'ai russi rveiller mon esprit de l'assoupissement et
de la suffisance (p. 9) ?
Ibn Khaldn commence par dire qu'il avait quelques prdcesseurs qui
ont fait des esquisses de modles sociaux (pp. 78-79). Mais il ne les a
dcouverts que tardivement. Je ne dois d'aUleurs tout cela, qu' l'aide de
Dieu, et non aux leons du mbed (sage zoroastrien) ou aux instructions
d'Aristote... Quant moi, c'est Dieu qui m'a inspir et guid vers
l'information authentique... Ma russite, s'il en est, revient Dieu. Quant mes
omissions ou confusions, elles regardent les critiques, mais mon mrite reste
entier d'avoir ouvert la route (pp. 79-80). Avec l'aide de Dieu, la route
devient facile et les efforts fructueux (p. 63).
Dieu aurait-il inspir Ibn Khaldn ou s'il inspire tous les hommes,
pourquoi Ibn Khaldn seul a-t-il eu l'ide de constituer un modle social
valide pour son poque ? La premire hypothse est irrecevable. Ibn Khaldn
182 J.F.A. ET F. CLEMENT

ne se prtend pas le Sceau des prophtes. Cependant on peut prsenter


quelques facteurs qui ont certainement jou un rle dterminant. Ibn
Khaldn tait au Maghreb d'origine trangre. Sa famille possdait encore en
Tunisie une conscience trs vive de son pass andalou. Ensuite Ibn Khaldn a
beaucoup voyag et a frquent les mUieux politiques les plus divers ; enfin le
monde musulman et le monde mditerranen de son poque taient polycen-
triques. Mais U est dj intressant de noter qu'Ibn Khaldn a cru voir
l'inspiration divine derrire sa thorie et n'a pas vu tous ces facteurs (alors
qu'U connaissait par ailleurs pertinemment le rle dsalinant des voyages).
Deuxime problme : pourquoi rdige-t-il son livre ? Pourquoi
cherche-t-il donner un modle de thrapeutique de l'inconscience puisque
la nature ne change pas (p. 598) ? Si le dprissement des dynasties est
un accident naturel (p. 597), analogue la vieillesse qu'on ne peut ni
gurir ni supprimer (p. 598), pourquoi alors donner des recettes de
gurison ?
Troisime problme : pourquoi Ibn Khaldn porte-t-U des jugements de
valeur, en particulier propos des citadins. Si tous les hommes agissent selon
leurs perceptions et si leurs perceptions sont dtermines par leurs habitudes,
Us ne sont pas responsables de leurs actes. On ne peut que constater ceci
objectivement. Y. Lacoste (5) a pens que cette hargne tait due au fait
qu'Ibn Khaldn tait dans l'impossibUit d'expUquer rationnellement (la)
dfaillance des bourgeoisies urbaines. Ibn Khaldn aurait eu l'intuition
confuse de l'absence de la lutte des classes au Maghreb, lutte ncessaire la
centralisation politique et ultrieurement au dveloppement conomique.
Enfin, quatrime problme : pourquoi Ibn Khaldn maintient-il la
ncessit de spcialistes de l'au-del, alors que par ailleurs il arrive si bien
dmystifier la religion ? Il faut tre peu religieux, avoir un fort daltonisme
psychique, pour constater que l'appartenance religieuse n'est que de
l'imitation des puissants, pour voir que la foi varie avec les aliments ingrs, pour
remarquer que la saintet n'est le plus souvent qu'un processus
d'accumulation primitive du capital. Pour russir dgager une telle fonction latente
de la saintet, on peut supposer qu'U faut passablement d'esprit critique.
Mais alors pourquoi Ibn Khaldn ne dgage-t-il pas clairement la
fonction d'intgration sociale de la religion ? Son analyse supposait pourtant
implicitement cette fonction. On peut rpondre sans doute que cette
inconscience,, plus que toute autre, est une bonne inconscience. La mettre
dans le champ de la raison, c'est la dtruire et donc risquer de saper ce qui
reste de la puissance dj bien branle des nations musulmanes.
On ne peut donc pas dire que la pense d'Ibn Khaldn soit pure de
toute forme d'inconscience. Comme bien d'autres rformateurs ou idologues,
il a eu la prtention d'ouvrir les yeux de ses contemporains tous aveugles.
Mais la diffrence de nombreux saints, Ulumins ou messies, Ibn Khaldn

(voir(5)enYves
particulier
Lacoste,
le chapitre
Ibn Khaldn
7 de la
- naissance
premire de
partie).
l'histoire, pass du tiers-monde, Paris, Maspcro, 1966
J.F.A. ET F. CLEMENT

n'a pas cr plus de fausse conscience qu'il n'en a dissip. Il est rest modeste
et conscient de ses limites, ce qui est dj fort remarquable.
C'est pourquoi Ibn Khaldn reste digne d'tre mdit par les penseurs
maghrbins contemporains. Si ceux-ci veulent prouver que la double culture
lgue par le pass rcent peut et doit tre rinterprte, U leur faut d'abord
montrer comment le mouvement nationaliste et les colons ont t
inconscients d'aspects essentiels de la ralit sociale maghrbine. Cette tche est
partout ressentie comme urgente car elle est une des conditions de la
dcolonisation culturelle. Mais ce n'est pas l seulement que le problme de
l'inconscience reste d'actualit.

Vous aimerez peut-être aussi