Ibn Khaldûn, Théoricien de L'inconscience
Ibn Khaldûn, Théoricien de L'inconscience
Ibn Khaldûn, Théoricien de L'inconscience
A. J.F., Clment F. Ibn Khaldn, thoricien de l'inconscience. In: L'Homme et la socit, N. 31-32, 1974. Sociologie de la
connaissance marxisme et anthropolgie. pp. 161-183.
doi : 10.3406/homso.1974.1863
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1863
thoricien de l'inconscience
J.F.A. et F. CLEMENT
INTRODUCTION
Le problme de l'inconscience ( 1 ) est central dans la pense d'Ibn
Khaldn car sans connaissance des ncessits de la vie sociale, on ne peut
dfinir ce que doit tre le contrle social. Or, ce contrle (wz) est lui-mme
le fondement de toute vie commune et de toute survie collective (2).
La cohabitation se ferait tout natureUement si les hommes pouvaient
trouver en eux-mmes, par une espce d'intuition mtaphysique, une
rvlation (ilhm) qui leur donnerait les principes d'une socit parfaite. Mais ce
privilge, nous dit Ibn Khaldn a t rserv aux animaux sociaux. Faute de
l'efficace de la grce ou de la providence divine, les hommes doivent donc
compter sur eux-mmes pour organiser leur propre destin. C'est alors que se
pose le problme de la connaissance du vrai. L'erreur de jugement, l'illusion,
l'inconscience ou mme l'absence de pense sont faits courants. O trouver
le critrium, la marque qui permettra de distinguer le vrai du faux ?
Comment savoir si les opinions collectives sont vraies ou fausses ? Bref,
comment peut-on assurer tous une vie heureuse en vitant les espoirs
insenss ou les dsillusions brutales ?
Ibn Khaldn, comme bien d'autres idologues, Ulumins ou veUls,
prtend avoir trouv une solution ces problmes. Notre propos est d'une
conception nouvelle, d'une grande originalit et d'une extrme utUit... C'est
en quelque sorte une science nouvelle, entirement originale. Je n'ai jamais
rencontr personne qui ait trait le mme sujet de la mme faon. Je ne sais
(1) Pour une dfinition de ce terme, Cf. R. Ruyer, L'inconscience, la fausse conscience et
l'inconscient, Journal de Psychologie normale et pathologie, N. 3, Juill.-Sept. 1966, pp. 257-289.
(2) F. Clment-Belkhayat, La notion du contrle social chez Ibn Khaldn, IBLA-1973, I, N. 131,
pp. 25-52.
si c'est faute d'y avoir pens, et je n'ai aucun moyen de le savoir. Peut-tre
quelqu'un a-t-il crit l-dessus fond, et son livre s'est-il perdu ?
(pp. 75-76) (3). Certes, cette impression d'tre le grand dmystificateur, le
dlivreur de l'inconscience, est trs rpandue. Mais en gnral, ces
novateurs , par leur dogmatisme, crent beaucoup plus d'erreurs qu'ils n'en
liminent. Et bientt doit surgir le novateur suivant. L'histoire des
dynasties maghrbines d'U y a une dizaine de sicles serait pleine d'exemples
de ces rformateurs de la conscience .
Mais on ne peut gure faire le reproche de dogmatisme un homme qui
prsente la solution comme une simple esquisse. Mon livre est quelque
chose d'unique, un recueU de science exceptionnelle et de sagesse secrte et
familire. Nanmoins, je me rends compte de mes imperfections... et je
reconnais mon inaptitude aller au fond d'un sujet aussi difficUe
(pp. 11-12).
Mais quelle est cette sagesse secrte et famUire , c'est--dire,
paradoxalement connue de tous et cependant non consciente ? Quelle est cette
science exceptionnelle ? Que trouve-t-on dans cette uvre qui devra
servir de modle aux historiens futurs ? (p. 62) La rponse est simple : il y
a, comme cela a dj t signal, dans l'uvre d'Ibn Khaldn tous les
lments d'une thorie de l'inconscience et parfois mme d'une sociologie de
la connaissance. Le but d'Ibn Khaldn est de dtruire les fables des
conteurs (p. 21) et d'obliger ainsi la sagesse gare reprendre le droit
chemin (p. 11).
Les erreurs ont des causes varies mais auparavant U faut dire pourquoi
l'erreur est possible. Il y a erreur parce que le discours n'est pas un reflet
immdiat de la nature. Entre les divers mUieux et les opinions collectives, il y
a diverses mdiations appeles souvent les habitudes .
(3) Toutes les citations sont empruntes Ibn Khaldn : Discours sur l'histoire universelle
(al-Muqaddima) ; traduction nouvelle, prface et notes par Vincent Monteil, Beyrouth, Commission
internationale pour la traduction des chefs-d'uvre, Collection UNESCO d'oeuvres reprsentatives, Srie
arabe, 1967 et 1968, Tome 1 : 467 pp., tome II, pp. 482 928, tome III, pp. 931 1434.
Les citations arabes sont extraites de Al Mukkadima Tarkh Ibn Khaldn, Beyrouth, Dr al Kitb al
lubnni, 1967, 3me d., Tome 1, 1295 pages.
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cessera pas d'avoir des usages (awid) et des institutions (ahwl : l'Etat,
situation, mUieu social) en discordance (p. 55).
Donc, si le milieu dtermine les habitudes ou les usages qui modlent les
opinions ou dsirs, on doit conclure qu'U peut y avoir contradiction entre le
milieu social et les opinions. L'erreur a donc deux origines. La pluralit des
mUieux fait qu'une personne issue d'un milieu donn se trompera facUement
propos de son propre milieu en raison de la relative autonomie des
habitudes ou usages.
historiens qui ne tiennent aucun compte des faits et des tmoignages qui
prouvent la fausset de leur thse (p. 38). Un esprit prvenu acceptera,
sans hsiter, la version favorable ses propres tendances. Ce genre de prjug
(tashayyu') voile l'esprit critique (intiqd) et l'esprit d'examen (tamhs)
(p. 70).
On peut donner quelques exemples d'identification soi. Les hommes
ne peuvent que difficilement percevoir Dieu autrement que comme corps.
Ceci s'appelle l'anthropomorphisme (tajsm) (p. 973). La ralit de Dieu leur
restera toujours inconsciente. Beaucoup pensent, en considrant les
monuments lgus par l'antiquit, que les hommes de ces temps rvolus taient des
gants. Il ne faut pas ajouter foi la croyance populaire, selon laquelle les
anciens taient plus grands et plus forts que nous (p. 347). Et Ibn Khaldn
propose une rinterprtation des mmes monuments. Tout a t affaire
d'organisation sociale et de technique (p. 348). Enfin dans le domaine
moral, les gens justifient leur propre libertinage en citant des hommes et des
femmes du pass (qui auraient commis les mmes turpitudes qu'eux-mmes).
Ce qui explique leur ardeur rechercher des renseignements de ce genre et
les relever en feuilletant les livres (p. 37). Pour ceux-ci, l'histoire sert
fournir des modles ou des exemples. On pourrait, selon eux, faire des
parallles historiques et trouver dans le pass la justification de prsent. Une
telle reprsentation de l'histoire est ngatrice de l'historicit mme : elle
suppose qu'on reste aveugle au changement.
Ensuite, U y a les erreurs dues des inventions. Elles sont involontaires
ou plus ou moins volontaires. Par exemple, on invente par incomptence, la
suite de malentendus, parce qu'on ignore les caractres naturels des socits
(p. 71), ou parce qu'on ignore les significations des vnements (p. 70). Il y a
aussi les erreurs volontaires lorsqu'on cherche briller (p. 7). Plusieurs
raisons font qu'on peut tre ainsi soumis au dmon du mensonge . Il y a
l'attrait du fruit dfendu (p. 37). Celui qui recherche les exemples de vice
dans les livres se cre progressivement une reprsentation fausse du rel. 11 y
a le dsir de mdire d'autrui (p. 37), le got du sensationnel (p. 17),
l'exagration (p. 17). On embellit pour se flatter ou pour flatter autrui. Tel
est le rle de la propagande (da'wa) (p. 44).
Nombreuses sont les identifications dpersonnalisantes avec les
conqurants, les matres ou les oppresseurs. On voit toujours la perfection dans la
personne d'un vainqueur. Celui-ci passe pour parfait... Cette erreur de
jugement devient un article de foi. Le vaincu adopte alors tous les usages du
vainqueur et s'assimile lui : c'est de l'imitation (iqtid) pure et simple
(p. 291). On peut comparer ce comportement celui de l'enfant qui imite
ses parents, parce qu'ils lui paraissent des modles... On peut ainsi
comprendre le sens du dicton : la masse (al-'mma) suit la religion de son roi . En
effet, le souverain rgne sur ses sujets. Et ceux-ci l'imitent, parce qu'ils le
prennent pour modle, comme un enfant copie ses parents ou un tudiant
son matre (p. 292). Tel est le fondement de la foi sociologique. De mme,
nombreux sont les chefs de tribu ou de clan qui prtendent des
170 JF.A. ET F. CLEMENT
Telles sont, parmi bien d'autres, quelques-unes des erreurs que les rois
sont amens commettre ncessairement en fonction de leur situation. En
cessant d'avoir des vues long terme, en perdant le secret qui leur a jadis
valu la russite, les rois montrent qu'ils agissent comme si l'histoire tait
dpourvue de causalit et cette inconscience fait rapidement des milliers de
victimes.
Ibn Khaldn aboutit donc une conclusion bien pessimiste. Les
hommes sont malades, Us sont abandonns de Dieu (p. 43). Ils sont
devenus comme des esclaves ou des animaux. Quand la force d'un homme,
son caractre et sa religion sont altrs, sa qualit d'homme (insniyya) l'est
aussi et U tombe au niveau de la bte (ra maskhan) (p. 771). Mais U reste
de l'espoir. L'inconscience est acquise (p. 887). Elle n'est donc pas ncessaire.
On peut donc esprer gurir certains cas, en particulier les Bdouins qui
sont plus curables que les sdentaires (p. 247) parce que leurs
natures sont restes pures d'habitudes dformantes et l'abri de la
mdiocrit (p. 298). Mais pour cela, U faudra avoir recours soit aux spcialistes,
soit l'examen critique (tamhs).
Il y a des gens qui prtendent tout savoir et qui disent connatre les
secrets de l'univers. Ces hommes racontent, qui veut bien les entendre, que
leur fonction est d'ouvrir les yeux de leurs contemporains. Tels sont les
devins, les magiciens, les messies ou les rois. Ibn Khaldn va montrer qu'il
faut tre soi-mme inconscient pour recourir de tels spcialistes car ceux-ci
rpondent trs mal leur fonction manifeste. Il prend plaisir, par exemple,
insister sur le fait que le roi est un cas typique d'inconscient. Mais ce n'est
pas parce que les spcialistes reprsentent des formes non-fonctionnelles ou
dysfonctionnelles qu'il faut pour autant les condamner. Ibn Khaldn s'carte
sur ce point des thses de l'utilitarisme classique ou superficiel. Les
spcialistes remplissent en fait des fonctions latentes dont Us n'ont pas eux-mmes
conscience et l ils trouvent leur justification. D'o l'ambigut apparente de
la pense d'Ibn Khaldn. Il consacre une grande partie de son uvre faire
le relev systmatique de ces spcialistes, il semble parfois les condamner,
mais parfois U parat apprcier leur activit.
Prsentons rapidement quelques reprsentants de ces spcialistes, en
rappelant qu'une grande partie des Prolgomnes est consacre leur
dnombrement. Tout d'abord, il y a les saints et les mystiques. Par des
exercices spirituels, le voile du corps (hijb al-badan) se lve (p. 212) pour
ces hommes. C'est ce, qu'en termes techniques, on appelle le kashf (p. 212).
Si l'exercice russit, le voile de la perception sensorielle s'carte et l'me
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accomplit son existence (p. 1000). Autres spcialistes, les voyants. Les
supports de toute sorte leur sont bons pour connatre l'avenir. Cela va des
condamns mort ou des hommes plongs longuement dans de l'huile et
exposs au soleil (pp. 217-218) l'art des chiffres ou des lettres. La science
des lettres... permet de dcouvrir les mystres de la cration et les rouages
cachs (sar'ir) de la nature... Elle lve le voUe de l'invisible (p. 1143).
L'alchimie a la mme prtention (p. 794). Tous les spcialistes de ces
techniques prtendent connatre les choses caches, mais ce n'est pas vrai
(p. 215). L'avenir... ne peut tre rvl que si l'on connat les causes et l'on
en soit srieusement instruit (p. 239). Il ne faut donc pas hsiter
dmystifier ces spcialistes du futur.
Ensuite, U y a tous les chefs politiques et religieux ou leurs dlgus :
khalfa, imm, sultan, etc. Par exemple, le sultan doit amener les gens
agir dans leur propre intrt (p. 481). C'est vident puisque les hommes du
peuple sont inconscients de leurs vritables besoins. Cela suppose que le roi
connaisse ces intrts. Il faut qu'U sache que son devoir est de renforcer les
freins lgaux qui prviendront toute hostilit mutuelle, toute atteinte la
proprit (p. 481). Mais Ibn Khaldn crit aussi, dsabus, un sultan est
en soi un tre faible, charg d'une lourde tche (p. 481). Le roi lui-mme,
le spcialiste, a un besoin imprieux de multiples spcialistes car U n'a pas
plus que les autres une vision claire des ncessits sociales.
Peut-on enfin s'en remettre aux savants ? Ibn Khaldn rpond par des
remarques qui ont un accent weberien : les savants..., s'Us s'occupent de
politique, coulent leurs observations dans le moule de leurs opinions et de
leurs mthodes. Cela leur fait commettre bien des erreurs ou, du moins, leur
fait risquer d'en commettre. On peut en dire autant de l'lite intellectuelle
d'une socit civilise (p. 1232). Il ne reste gure de recours extrieur. Les
spcialistes de la dissipation de l'inconscience, les grands dsalinateurs sont
eux-mmes alins. Ils s'illusionnent eux-mmes. Tout spcialiste se croit
indispensable. Il fait un complexe de supriorit. Ce genre d'illusion est aussi
celui des membres d'une Ulustre famUle... De mme, les gens habiles,
expriments, brillants hommes d'affaires, se croient parfaits et
indispensables (p. 803). Et Ibn Khaldn va encore plus loin dans sa dmystification
des spcialistes, de ceux qui prtendent russir pourchasser l'inconscience.
Il est rare que les rputations soient bien fondes, pour n'importe quelle
classe sociale, qu'il s'agisse de princes, de savants, de saints ou de personnes
vertueuses en gnral. Bien des gens sont fameux et clbres qui ne mritent
pas de l'tre... Tout cela provient du fait que la rputation et la renomme
sont fondes sur des rumeurs (al-akhbr). Or, ceux qui les rpandent ont
perdu de vue l'intention primitive (de ceux qui les ont lances) les prjugs,
les partis-pris sont l'uvre, les malentendus et l'ignorance des ralits sont
la consquence des altrations et des remaniements, ou de l'ignorance la
base. Il y a aussi le dsir de s'insinuer dans les bonnes grces des grands
hommes ou des nobles... Tout cela explique que la vrit n'ait pas grand-
chose voir avec la gloire. La renomme est due des causes caches et non
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 173
pas, forcment, des causes relles. Et ce qui rsulte des causes caches est,
justement, ce qu'on appelle la fortune (bakht) (p. 569).
Il est difficile d'tre plus dur avec les rois, les saints et les savants. Ces
soi-disant veilleurs ne doivent leur rputation qu'au hasard et Us ne
peuvent prtendre aucun titre particulier de gloire. Leur renomme est
artificielle et Us sont aussi inconscients que les autres hommes. Que faire alors
s'il n'y a pas de mdecin capable de soigner l'inconscience ? On ne peut plus
gure compter que sur soi-mme.
2 - L'auto-gurison
Elle peut se faire par deux moyens, le rve et la raison. Nous venons de
voir qu'il y a chez Ibn Khaldn tous les lments d'une psychologie de
l'inconscience aussi intressante que la psychologie freudienne de
l'inconscient. Ibn Khaldn nous a paru surtout intress par l'aveuglement des
hommes l'gard de leur commune destine. Il ne s'interroge gure sur
l'inconscient au sens freudien du terme. Ibn Khaldn est ici assez proche de
Socrate ou de Pascal. Son principal problme est celui de l'inconscience et
non celui de l'inconscient. Il est la recherche d'une cure de l'inconscience
plus que d'une psychanalyse. Son but est de dtruire l'habit ou le
travesti , qui sont d'origine sociale et qui s'opposent la vision raliste des
choses. Il n'y a pas urgence briser la censure qui s'oppose la claire vision
de notre intriorit. Ce n'est pas une dsalination individuelle, une mise
jour du refoul ou de l'inconscient, une psychanalyse, qui importent en
premier lieu. Ce n'est pas parce qu'on se mconnat qu'on ne peut percevoir
les ncessits de la vie sociale. A la diffrence de ce qu'on trouvera chez
Freud, le problme de l'inconscience chez Ibn Khaldn ne drive pas de celui
de l'inconscient.
Cependant, ce dernier problme n'est pas absent pour autant. Mais on
n'a que faire du psychanalyste. Il suffit d'tre l'coute de ses rves. Dieu
a cr l'homme pour que l'cran des sens (hijb al-hawss) puisse tre cart
pendant le someU qui est naturel l'homme. Une fois ce voile lev, l'me est
prte connatre ses dsirs dans l'Univers de la Vrit ('lam al-Haqq)
(p. 205). Pendant ces instants privilgis, elle... retrouve ses perceptions
originelles (p. 203). Il semble donc qu'U y ait ici usage de la thorie
platonicienne de la rminiscence. On pourrait en effet expliquer ainsi
facUement pourquoi l'me est capable d'avoir une vision claire du rel
pendant le sommeil : elle ne fait que se souvenir. Autre explication : l'me a
pendant le sommeil des aperus rapides , qui se font dans un atome de
temps . Ces aperus (lamha), l'me les acquiert parce qu'elle est, en
puissance, une essence spirituelle, complte par le corps et les perceptions
(sensorielles). Son essence peut donc devenu* pur intellect (ta'aqqul)
(p. 204).
Quoi qu'il en soit, l'exploration de l'inconscient est possible. Ibn
Khaldn donne l'exemple de la technique des matres-mots qui consiste
rciter des paroles ou une phrase avant de s'endormir. On dit qu'un homme
a fait cela, plusieurs soirs de suite, aprs avoir dn lgrement et avoir fait
174 J. FA. ET F. CLEMENT
ses dvotions (dhikr). Il eut une apparition, qui lui dit : Je suis ta nature
parfaite . Il posa alors une question et reut la rponse dsire (p. 209).
Moi-mme, ajoute Ibn Khaldn, grce ces matres-mots, j'ai eu de
remarquables rves, qui m'ont appris, sur moi-mme, ce que je cherchais
(p. 210). On voit par l qu'Ibn Khaldn dsirait connatre sa nature vritable.
Il n'est donc pas dpourvu d'intriorit comme certains l'ont prtendu. Mais
cette nature, ce n'est pas une singularit dans ce qu'elle a de plus original,
c'est une nature relie aux autres degrs d'tre et qui entrevoit soudain ce
qu'elle doit faire, le vritable dsir. On ne se sert de la destruction de
l'inconscient que pour mieux dissiper l'inconscience.
Cependant, le rve possde de srieux inconvnients. Il y a des
difficults srieuses l'obtenir, et si on y parvient, la rvlation est instantane.
Reste alors le second moyen thrapeutique. Il faut combattre le dmon du
mensonge avec la lumire de la raison (p. 6). Au contraire (des
spcialistes), l'homme ordinaire ('amm), l'esprit sain, l'intelligence moyenne,
n'est pas tourn vers ce genre de spculation (abstraite) : il n'y pense mme
pas. Il se borne donc l'examen des faits rels et juge part chaque cas
particulier et individuel. Son jugement n'est pas contamin par l'analogie ou
la gnralisation... Un tel homme, dans le domaine des prises de positions
politiques est l'abri de l'idologie (p. 1232).
Comme on le constate, U n'y a pas de spcialiste de la conscience. A la
diffrence de ce qui se passera dans les socits industrielles du XIXme
sicle, Ibn Khaldn ne voit pas la ncessit de crer un corps de
professionnels des sciences humaines, pas plus de socianalystes que de
psychanalystes. Au contraire de ce que penseront Marx ou Lukcs, U prtend qu'U est
absurde de compter sur les proltaires pour faire disparatre l'inconscience. Sa
pense, de mme, est aux antipodes de celle de Mannheim qui fera jouer un
rle dsalinateur la marginalit sociale. Seul l'homme des classes moyennes
et l'intelligence moyenne peut escompter se gurir lui-mme. On penserait
volontiers Descartes pour qui le bon sens est la chose du monde la mieux
partage.
Quelles sont les rgles de la thrapeutique de l'inconscience ?
Premirement, U faut rechercher de l'information. Trois lments dominent toute
ducation : la lecture, l'exprience directe et les voyages. Voyager pour
s'instruire est donc absolument ncessaire pour l'ducation et la formation,
grce la rencontre des grands matres et des autorits scientifiques
(p. 1230). Ces activits donnent le sens du relatif. Ibn Khaldn insiste
l-dessus plusieurs reprises. Paradoxalement, ce serait ainsi la majorit qui
se marginaliserait, qui perdrait ses attaches !
Deuximement, U faut mettre en forme cette information, et pour cela,
crer une terminologie logique et contrle (p. 8). Les mots doivent tre
classs selon leurs diffrents sens car beaucoup d'erreurs viennent de la
non-perception de l'volution du sens des mots (p. 95 1 sq.). Il faut ensuite
tester le lien de signification. L'habitude d'aller sans cesse du signifiant au
signifi finit par donner celle du discernement (ta'aqqul). C'est l un gain
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 175
peuvent arriver cinq ou six : et leur degr d'humanit est donc suprieur
(p. 877). Comme on le voit, pour Ibn Khaldn, le pouvoir de rflexion, qui
est l'essence de la nature humaine, est ingalement rparti entre les hommes,
qui sont plus ou moins modrs cet gard (p. 827).
On peut maintenant dvoUer le secret de la thrapeutique de
l'inconscience. La vrit s'obtient par la construction de modles de la
socit. Ces modles sont obtenus par induction. On dgage ainsi les
fondements de la politique, la nature mme de la civilisation et les
conditions qui rgissent la socit humaine (p. 13). Il suffira ensuite de tout
contrler auprs des principes (p. 14). Tout cas particulier nouveau qui
n'appartient pas l'ensemble logique et rationnel construit par la pense sera
dclar faux. Tel est le secret (sirr) de l'histoire : vrifier l'information avec
les principes. En cas d'accord, l'authenticit est certaine ; sinon les faits sont
apocryphes (pp. 52-53). Ainsi les fausses consciences ne seront plus
possibles, et cela parce qu'aura t dtruite l'inconscience la plus grave,
l'ignorance des caractres naturels de la civilisation (p. 71).
Celui qui aura pu dterminer dans chaque modle, correspondant aux
diffrences entre les nations, les lieux et les poques (p. 52), ce qui est
essentiel, accidentel ou impossible, fournira par l mme une norme
(qnn) pour sparer, dans les rcits, le vrai du faux, grce une mthode
probative (burhn) incontestable. Ds lors, propos de chaque vnement,
on saura quel parti prendre. On aura un critre (mi'yr) authentique, grce
auquel les historiens resteront sur le chemin de la vrit (p. 75). Deux
objections seraient possibles : peut-on penser des socits diffrentes ? Et
peut-on toujours construire un modle objectif ?
Maintenant, U existe un deuxime secret dont la possession dtruira
toute possibUit d'inconscience ultrieure. Ce secret , c'est que tout
modle forme une totalit. Rien n'est insignifiant, rien n'est contingent. Pour
reprendre la formule de Mauss, U n'y a que des phnomnes sociaux
totaux . C'est un secret peu connu. Il y a un certain nombre de choses qui
se tiennent (mutansiba) : la force ou la faiblesse d'une dynastie, l'importance
numrique d'une nation (umma) ou d'une race (jl), les dimensions d'une vUle
ou d'une cit, et la prosprit ou la richesse... L'argent des impts revient au
peuple. Celui-ci s'enrichit par les affaires et le commerce. Quand le prince
dverse ses largesses et son or sur ses sujets, tout cela circule pour lui faire
retour pour, de nouveau, tre distribu au peuple. L'argent s'en va en impt
et contribution foncire, mais U revient sous forme de dons. La richesse est
donc proportionnelle aux finances du pouvoir qui, leur tour, dpendent des
biens et du nombre des sujets. Or, tout cela est une question de dmographie
et de civilisation. C'est ce que montre bien l'tude des diffrentes dynasties
(p. 765). A plusieurs reprises, Ibn Khaldn prsente de tels modles ferms.
Leur rle est de forcer voir des relations qui autrement ne pourraient
jamais parvenir la conscience.
En utUisant le modle qu'il a construit, en dgageant ses fondements,
Ibn Khaldn peut se livrer sans cesse la critique idologique. Sans cesse, U
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 177
CONCLUSION
Ainsi prsent, le khadnisme pourrait sembler une thorie totalement
rationaliste. Rien ne serait plus faux.
Tout d'abord, on ne peut pas toujours faire appel la raison. L'opinion
publique peut tre hostUe ceux qui seraient tents d'utiliser leur
entendement pour explorer les recoins du rel et pour faire venir au jour ce qui
jusqu'alors tait rest inconscient. Par exemple en matire de jurisprudence
(fiqh), Ibn Khaldn fait remarquer qu'au XlVme sicle quiconque se
rclamerait de sa rflexion personnelle (ijtihd) resterait abandonn lui-
mme et n'aurait aucun partisan (p. 937).
Ensuite, et c'est plus grave, U y a la finitude mme de l'homme face la
transcendance divine. Ceci met en question la possibUit mme de la coUecte
des causes, donc l'tablissement des modles. Les causes se multiplient et
s'tendent en hauteur comme en largeur. L'intelligence (humaine) est
incapable de les suivre et de les dnombrer. Seule la connaissance universelle ('ilm
muht) peut les embrasser toutes surtout pour les actions des hommes et
des animaux. Celles-ci ont videmment pour cause les diffrentes sortes de
volont (irda) et d'intention (qasd), lesquelles sont affaire spirituelle
(nafsniyya). En gnral, elles procdent de concepts (tasawwurt) antrieurs
et qui s'enchanent. Ce sont ces concepts qui dterminent l'action. Eux-
mmes sont dus d'autres concepts. Quant l'origine de tous ces concepts
spirituels, elle est inconnue, car nul ne peut savoir d'o viennent et comment
s'ordonnent les choses qui se rattachent l'me. C'est Dieu qui les jette dans
l'esprit humain, mais l'homme n'en peut saisir ni l'origine ni la fin. Car U ne
peut comprendre que les causes naturelles, videntes, et qui se prsentent en
bon ordre sa perception : la nature (externe) n'est-elle pas la mesure et
au-dessus de l'me... L'me est donc incapable d'embrasser la plupart de ces
concepts et encore moins leur ensemble. C'est pourquoi, dans sa sagesse, le
lgislateur (Mahomet) nous a interdit de spculer sur les causes et de nous y
arrter (pp. 961-962).
Ce texte est trs important. Il montre qu'en raison de la causalit
multiple, caractristique du comportement des tres vivants, seule une
intelligence infinie telle que celle qu'imaginera Laplace, peut construire dans
sa totalit un modle et ainsi tout faire parvenir la conscience. La
sociologie est le privilge des Dieux. On s'est souvent demand pourquoi Ibn
Khaldn n'a pas eu de successeurs et pourquoi U n'a t redcouvert qu'au
dbut du XIXme sicle en Europe. Si on lit le texte prcdent, on a une
rponse : la sociologie est pensable mais non praticable par les hommes. Le
monde de l'existence est trop grand pour nous (p. 964).
Nous ne pouvons faire que des modles limits, dans l'espace et dans le
nombre de causes et d'effets que nous pouvons relier entre eux. Ainsi Ibn
Khaldn souligne plusieurs reprises que le modle qu'il a construit n'est
valide que pour le Maghreb. J'ai fond mon uvre sur l'histoire de deux
races qui peuplent aujourd'hui le Maghreb... Ces deux races, ce sont les
Arabes et les Berbres (p. 9). Par consquent, U ne faudrait pas avoir la
prtention de juger partir du modle maghrbin, o la source du pouvoir
vient de la force du clan, la situation en Espagne par exemple (pp. 58-59).
De plus, Ibn Khaldn rappelle souvent que son modle est inachev. Le
politicien qui l'utiliserait risquerait de commettre de graves fautes. Les
politiciens... doivent faire attention aux ralits extrieures et aux conditions
politiques qui s'y rattachent. Or, rien de tout cela n'est clair. Ces faits
peuvent renfermer tel lment irrductible par l'analogie ou rebelle aux ides
gnrales. On ne peut pas toujours comparer un trait de civUisation un
autre : Us peuvent se ressembler sur un point et diffrer sur tous les autres
(p. 1231).
Paradoxalement, on pourrait dire qu'avoir conscience de ses limites, c'est
toujours pourchasser l'inconscience. Savoir qu'U faut admettre celle-ci comme
ncessit, comme consquence de notre propre constitution, c'est toujours se
librer. C'est poursuivre d'une autre faon la thrapeutique de l'inconscience.
On acquiert ainsi le sens du relatif et on apprend de la sorte tre toujours
inquiet sur soi-mme. Cela sera utile dans la mesure o ce savoir est un
moyen de briser l'gocentrisme. Mais le khaldnisme ne s'arrte pas cette
dernire ruse de la raison . Dire qu'U y a de l'inconscient irrductible, c'est
toujours mettre cet inconscient dans le champ de la raison ou de la
conscience. C'est constituer, comme dans le criticisme kantien, un
rationalisme plus subtU que le rationalisme cartsien.
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 179
(4) Nassif Nassar, La pense raliste d'Ibn Khaldn, Paris, PUF, 1967.
180 J.F.A. ET F. CLEMENT
fondement de leur force est donc leur religion. Celle-ci doit donc tre mise
hors de porte de la raison ou de la critique idologique. Ceci est essentiel.
En matire religieuse, U est mutile de se rfrer au modle rationnel,
l'enqute de moralit suffit (p. 74). Autre exemple : le sicle de l'hgire doit
tre ncessairement considr comme une poque de simplicit et de foi
(pp. 27 et 33). Les hommes de cette poque ne pouvaient pas commettre de
fautes (p. 33). Par exemple, c'est un article de foi que de soustraire les
gens de la Maison (du prophte) (ahl-al-bayt) tout soupon d'adultre...
Tel est le verdict du Coran (XXXIII, 33). Et tout contradicteur est coupable
et impie (p. 46). C'est galement en vertu du mme principe qu'on ne peut
pas souponner une femme proche parente du Prophte d'avoir pu dsirer un
homme et chercher le sduire, comme le prtendent certains historiens
(pp. 26-27). De mme, U est impensable qu'un khalife, hritier direct du
Prophte puisse s'enivrer (p. 30). Ces formes d'inconscience ont une ncessit
absolue. Il y a de nombreuses choses qui doivent rester rigoureusement
impensables, ce qui est la meUleure faon de les mettre en dehors du domaine
de la raison ou de la critique.
S'U y a de l'inconscient ncessaire, on rhabUite du mme coup les
experts et les spcialistes de la conscience, ou du moms certains d'entre eux.
Et tout d'abord les Prophtes. Dieu a choisi certains individus, qu'U honore
en leur adressant la parole... Il en a fait les intermdiaires entre Lui et Ses
serviteurs. Ces lus doivent indiquer aux autres hommes ce qui est bon pour
eux et les presser de se laisser guider dans la bonne voie... Dieu leur a donn
une connaissance (exceptionnelle) (pp. 180-181). Ces prophtes ont une
perception (idrk) qui leur est propre, mais qui est trangre aux autres
hommes. Cette perception (surnaturelle) est ensuite ramene au niveau
ordinaire, soit sous forme de parole que l'lu entend et comprend, soit par le
truchement d'un messager cleste (p. 181). Bref, le prophte dsaline. Il
remplit la mme fonction que les phUosophes du soupon aprs le grand
dsenchantement kantien de l'univers.
Il faut donc avoir confiance en cet expert. Le prophte est plus
soucieux du bonheur des hommes qu'ils ne le sont eux-mmes et son degr
de perception est suprieur (p. 964). Le lgislateur (Mahomet) connat
mieux que la masse (al-kffa) ce qui est bon pour elle, dans la mesure o il
s'agit de ses problmes spirituels, qui lui sont cachs (p. 369). Est-ce dire
que, pour les problmes matriels, les hommes sont comptents ? Non, car
leur but n'est pas seulement cette vie, mais l'autre galement. C'est
pourquoi il faut faire agir la masse selon la loi religieuse, aussi bien pour ses
affaires temporelles que pour ses affaires spirituelles (p. 369).
Deuxime type d'expert : le savant. Ibn Khaldn cite ce propos un
dire (hdith) attribu au prophte : les savants sont les hritiers des
prophtes (p. 444). Et puis c'est tout, U n'y a pas d'autre spcialiste de la
conscience. En vrit, tout le monde devrait le savoir, aucune technique ne
peut donner la connaissance des choses caches. Les seuls qui puissent y
prtendre sont ceux qui sont, par nature, dous pour passer du monde de la
perception sensorielle au monde de l'esprit (pp. 229-230).
IBN KHALDUN, THEORICIEN DE L'INCONSCIENCE 181
(voir(5)enYves
particulier
Lacoste,
le chapitre
Ibn Khaldn
7 de la
- naissance
premire de
partie).
l'histoire, pass du tiers-monde, Paris, Maspcro, 1966
J.F.A. ET F. CLEMENT
n'a pas cr plus de fausse conscience qu'il n'en a dissip. Il est rest modeste
et conscient de ses limites, ce qui est dj fort remarquable.
C'est pourquoi Ibn Khaldn reste digne d'tre mdit par les penseurs
maghrbins contemporains. Si ceux-ci veulent prouver que la double culture
lgue par le pass rcent peut et doit tre rinterprte, U leur faut d'abord
montrer comment le mouvement nationaliste et les colons ont t
inconscients d'aspects essentiels de la ralit sociale maghrbine. Cette tche est
partout ressentie comme urgente car elle est une des conditions de la
dcolonisation culturelle. Mais ce n'est pas l seulement que le problme de
l'inconscience reste d'actualit.