Camus Rejet de Dieu
Camus Rejet de Dieu
Camus Rejet de Dieu
l'affirmation de l'homme
O mon me, naspire pas la vie immortelle,
mais puise le champ du possible.
Pindare, 3e Pythique
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Id. , p. 20
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Id. , p. 39
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Id. , p. 72
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Id. , p. 29
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Id. , p. 17
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Id. , p.33
pourquoi on y reste dans le second. 1 Tel est donc lenjeu de la philosophie
existentielle, selon Camus. Celui-ci parcourt, dans un premier temps, deux attitudes
face labsurde qui renoncent vivre sans appel : celle du suicide physique et
celle du suicide philosophique, lune conduisant la mort du corps, lautre celle de
lesprit. Commenons par la premire.
Camus affirme : Lunique donne est pour moi labsurde. Le problme est de
savoir comment en sortir et si le suicide doit se dduire de cet absurde. 2 Pour
Camus, le fondement du suicide est bas sur un sentiment (une disposition
affective), celui dune perte dvidence irrflchie qui concerne notre familiarit avec
le monde. Nous devenons trangers ce monde et cette rupture dvidence
empche lhomme de vivre. Camus reconnat quil y a un lien direct entre le
sentiment dabsurdit et laspiration vers le nant, mais la question fondamentale est
la suivante : Labsurde commande-t-il la mort [...] 3, cest--dire le suicide est-il la
solution logique labsurde ? Camus rejette nergiquement cette conclusion. En
effet, refuser un sens la vie [ne] conduit [pas] forcment dclarer quelle ne
vaut pas la peine dtre vcue. 4 Labsurde est n de la confrontation de la
conscience, de la raison lucide, avec lirrationalit du monde et nier lun des
termes de lopposition dont il vit, cest lui chapper. 5 Or, selon Camus, il faut vivre
dans cet absurde et non sy drober.6
Le suicide ne peut donc pas constituer une issue labsurde, puisquil anantit
la conscience o la vision de labsurde trouve son support. Il dtruit par consquent
la contradiction qui, seule, peut maintenir labsurde, il nie notre besoin de
transparence impossible et consent labsurde en sen dtournant.
Lesprance aboutit donc au mme rsultat que le suicide, bien que ce soit la
suite dune dmarche inverse : tandis que le suicide supprime la tension en
teignant le besoin de durer par la ralisation du destin de mort, lesprance, elle,
satisfait la soif de durer en escamotant la mort quelle permet de franchir en donnant
la vie dici-bas un prolongement dans la vie ternelle. Camus refuse cette
rconciliation qui permet [...] de tirer lespoir de son contraire qui est la mort. 5
Malgr ces explications sur le choix existentiel, Camus nous indique que ce qui
lintresse nest pas le suicide philosophique, mais le suicide tout court, car son but
est de parvenir trancher si lhomme peut vivre sans appel, cest--dire sans Dieu. Il
sattachera alors trouver une attitude qui, fidle labsurde, peut et doit tre suivie
par lhomme. Cependant, avant dexaminer la proposition de Camus, il nous faut
encore examiner plus prcisment en quoi la solution de Kierkegaard ne peut tre
accepte. Ceci nous conduira au coeur mme de la vision camusienne de la vie, qui
consiste plutt en une rgle de conduite quen une vritable philosophie. Nous
relevons un souci constant dune logique de labsurde et de ses conclusions : Si je
tiens pour vrai cette absurdit qui rgle mes rapports avec la vie [...] je dois tout
sacrifier ces certitudes et je dois les regarder en face pour pouvoir les maintenir.
1
Id. , p. 72
2
Id. , p. 64
3
Id. , p. 64
4
Id. , p. 63
5
Id. , p. 61
Surtout, je dois leur rgler ma conduite et les poursuivre dans toutes leurs
consquences. 1Or, selon Camus, Kierkegaard nglige le fondement du divorce
introduit par labsurde, car il se sert de celui-ci comme dun tremplin dternit et
il nest alors plus li la lucidit humaine. Ainsi, lhomme intgre labsurde qui est en
quelque sorte supprim. Ceci contredit donc le postulat selon lequel labsurde, n
dune confrontation, ne doit nier aucun des termes qui la mis au jour.
Pour Camus, il sagit de maintenir labsurde et dy vivre. Afin de supporter le
poids de cette vie, Kierkegaard avait tent de lui donner un sens qui la transcende,
car il ne saurait envisager lhomme sans conscience ternelle, ce qui ferait de la vie
le dsespoir. Lauteur du Mythe de Sisyphe inverse les donnes : Il sagissait
prcdemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour tre vcue. Il apparat ici
au contraire quelle sera dautant mieux vcue quelle naura pas de sens. Vivre une
exprience, un destin, cest laccepter pleinement. 2 Cette absence de sens est
comprendre comme absence despoir qui trahirait lhomme en lui ouvrant les
horizons de limpossible. Or, pour ne pas esprer, il faut fuir toute explication qui
rattache le monde un principe suprieur. Ce monde est le seul qui soit la
dimension de lhomme et, en consquence, il faut rsister ce qui nous pousse
nous vader de notre existence concrte, soit par le suicide, soit par lesprance du
futur : Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dpasse. Mais je sais que je ne
connais pas ce sens est quil mest impossible pour le moment de le connatre. 3 La
vie dici-bas doit donc tre considre comme unique patrie, car elle est la seule
certitude. Lesprance invite dserter le monde parce quelle postule un au-del,
sur lequel on compte ; elle ne peut que se nourrir au dtriment du monde et inciter
sen dtacher. Lhomme doit dsormais dsapprendre esprer et faire du prsent
son seul royaume : Un homme devenu conscient de labsurde lui est li pour
jamais. Un homme sans espoir et conscient de ltre nappartient plus lavenir.
Cela est dans lordre. Mais il est dans lordre galement quil fasse un effort pour
chapper lunivers dont il est le crateur. 4 Cette citation introduit dj le thme
de la rvolte qui est au centre de la pense de Camus et qui va nous occuper
maintenant.
Si Camus jusquici nous a dit que labsurde doit tout prix tre maintenu et que
lhomme a pour tche de vivre sans le nier, il naffirme cependant pas quil faut
laccepter et sy plier sans ragir :
[...] je dois reconnatre que cette lutte suppose labsence totale despoir (qui
na rien voir avec le dsespoir), le refus continuel (quon ne doit pas
confondre avec le renoncement) et linsatisfaction constante (que lon ne
saurait assimiler linquitude juvnile). Tout ce qui dtruit, escamote ou
subtilise ces exigences (et en premier lieu le consentement qui dtruit le
divorce) ruine labsurde et dvalorise lattitude quon peut alors proposer.
Labsurde na de sens que dans la mesure o lon ny consent pas. 5
1
Id. , p. 39
2
Id. , p.
3
Id. , p. 75
4
Id. , p. 52
5
Id. , pp. 51-52
les confronter avec les consquences et implications de la philosophie
kierkegardienne.
La rvolte est tout dabord protestation contre la condition de lhomme et contre
son auteur prsum : La rvolte nat du spectacle de la draison, devant une
condition injuste et incomprhensible. 1 La rvolte est la consquence de
labsurde ; cest la prise de conscience de ce dernier qui engendre la rvolte et
celle-ci permet le maintien de labsurde ; sans elle il ne peut que conduire au suicide
ou au saut existentiel. Elle est le signe vident que lon ne consent pas labsurde,
tout en restant enferm dans ses limites. Kierkegaard exagre labsurde au point de
laccepter entirement, dans un premier temps, pour lvacuer ensuite au profit de
lesprance chrtienne. Or, pour Camus, Conscience et rvolte sont le contraire du
renoncement [...]. Il sagit de mourir irrconcili. 2
La vraie rvolte dit oui lhomme dans son actuelle dimension et non tout ce
qui dpasse dans lordre du temps (avenir) ou celui de lintemporel
(transcendance) ; elle saffirme donc dans lquilibre dun oui et dun non et nattend
aucune compensation de son effort lucide, car elle est sans espoir. Lune des
seules positions philosophiques cohrentes cest ainsi la rvolte. Elle est
confrontement perptuel de lhomme et de sa propre obscurit. Elle est exigence
dune impossible transparence [...]. Elle nest pas aspiration, elle est sans espoir.
Cette rvolte nest que lassurance dun destin crasant moins la rsignation qui
devrait laccompagner. 3 Nous voyons donc que seule la rvolte soutient cette lutte
tendue entre lirrationnel et la conscience, fondement de labsurde. Elle est
courageuse, lucide (vision claire de lirrationnel) ; elle est glorification de lorgueil,
orgueil de supporter dans le dfi le poids de sa vie. Dailleurs, Camus prcise bien
son intention : Insistons sur la mthode, il sagit de sobstiner. 4
Cest ce stade que rapparat la dimension essentielle de la recherche
camusienne, celle de la recherche de valeurs pouvant dterminer notre
comportement : Peut-on, loin du sacr et de ses valeurs absolues, trouver la rgle
dune conduite ? Telle est la question pose par la rvolte. 5
1
Noces, Pliade II, p. 76
2
Camus, Lhomme rvolt, p. 30
3
Id. , p. 28
Nous voyons quil est donc possible de trouver des valeurs sans avoir recours
Dieu, valeurs inhrentes la nature humaine. Lhomme peut crer ses propres
valeurs et cest en lui quil les trouve. La dignit de lhomme exige que lon considre
lhomme concret et actuel comme une fin en soi, fin non alinable. Ce nest que la
raison humaine qui fixe les valeurs et les limites ; les valeurs mesurent laction et la
limitent. Contrairement la philosophie existentielle qui place les valeurs la fin de
laction, Camus les place au dbut. Lhomme absurde peut vivre sans appel et ne
trouvera dailleurs des valeurs et une rgle de conduite que sil ne sen remet qu
lui-mme et se rvolte contre Dieu. La passion de vivre a le mrite de ne pas
dboucher sur le suicide, mais de conduire au dfi : elle a cess dtre le
mouvement descendant du ciel sur la terre pour devenir un facteur de dpassement
au sein de la nature humaine.
Il est maintenant clair que les positions de nos deux philosophes sont
radicalement antinomiques. Lesprance chrtienne invite lhomme se dcharger
sur Dieu du soin de gurir le mal ou reporte la gurison plus tard. Le
Christianisme, au nom de la foi et de lesprance, tolre le mal dici-bas, en
comptant sur la vie future pour rtablir la justice et cette rsignation ne fait
quaccrotre linjustice divine en y consentant. La rsignation est consentement au
monde tel quil est, au prix dun abandon total la puissance divine, et la rvolte est
consentement la terre, non pour fuir, mais pour que lhomme puisse mieux la
contester, afin dy instaurer un monde plus juste. En consquence, pour se rvolter,
il faut quitter le monde de la grce, parce quil ne comporte aucune problmatique
relle, cest--dire purement humaine, et il est ncessaire de prendre ses distances
par rapport au christianisme qui, interdisant la rvolte contre le ciel, rend impossible
laffirmation de lhomme. Lesprance prive donc lhomme de sa noblesse, alors que
labsence de Dieu grandit lhomme. Le fardeau de la vie, lhomme est appel le
porter seul : telle est sa grandeur et tel est son honneur. Cest prcisment parce
que le ciel est injuste quil revienne lhomme dexercer la lourde tche de la justice
dans ce monde.
Camus est optimiste, car il croit que lhomme peut se sauver tout seul, tandis
que le Chrtien est pessimiste, car il affirme que la crature ne peut rien sans la
grce de Dieu : Si le Christianisme est pessimiste quant lhomme, il est optimiste
quant la destine humaine. Et bien, je dirai que pessimiste quant la destine
humaine, je suis optimiste quant lhomme. 1
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