Les Écarts Du Cinéma - Jacques Rancière

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Jacques Rancière

Les écarts du ciném.a

La fabrique
éditions
© La Fabrique éditions, 2011
www.lafahrique.fr
lafahrique@lafahrique.fr La Fabrique éditions
Conception graphique: 64, rue Rébeval
Jérôme Saint-Loubert Bié 75019 Paris
Impression: Floch, Mayenne lafabrique@lafabrique.fr
ISBN: 978-2-35872-022-9 Diffusion: Harmonia Mundi
Sommaire

Prologue -7

1. Après la littérilture - 23
Le v ertige cinématographique:
Hitchcock-Vertov et retour 25 -

Mouchette et les paradoxes


de la langue des images 47
-

Il. Les frontières de 1 !.art -75


Ars gratia Artis: la poétique deMinnelli 77-

Le corps du philosophe:
les films philosophiques de Rossellini 92
-

m. Politiq;p,es des films - 109


Conversation autour d'un feu:
Straub et quelques autres 111-

Politique de Pedro Costa 137 -

Origine des textes - 155

Notes - 157
Prologue

Il m'est un jour arrivé de recevoir un prix. C'était


la première fois depuis le temps lointain où j'avais
quitté le lycée. Mais aussi c'était en Italie que ce prix
récompensait mon livre La Fable cinématographique.
Cette conjonction me sembla révéler quelque chose
de mon rapport avec le cinéma. De diverses maniè­
res, ce pays avait compté dans mon apprentissage du
septième art. Il y avait, bien sûr, Rossellini et ce soir
de l'hiver 1964 où Europe 51 m'avait bouleversé à la
mesure même de la résistance que suscitait en moi
ce trajet de la bourgeoisie à la sainteté à travers la
classe ouvrière. Il y avait aussi ces livres et magazines
qu'un ami, cinéphile et italianisant, m'envoyait en ce
temps-là de Rome et où je cherchais à apprendre en
même temps la théorie du cinéma, le marxisme et
la langue italienne. Il y avait encore cette étrange
arrière-salle de bistrot napolitain où, sur une sorte
de drap mal tendu, James Cagney et John Derek par­
laient italien dans une version doublée, en noir et
blanc, d'un film de Nicholas Ray qui s'appelait A l'om­
bra dei patibolo (Runfor cover, pour les puristes).
Si ces souvenirs me sont revenus au moment de
recevoir ce prix inattendu, ce n'était pas pour de
simples raisons de circonstance; et si je les évoque
aujourd'hui, ce n'est pas par attendrissement senti­
mental sur des années lointaines. C'est qu'ils dessinent
assez bien la singularité de mon approche du cinéma.
7
Les écarts du cinéma

Le cinéma n'est pas un objet sur lequel je me serais


penché comme philosophe ou comme critique. Mon
rapport avec lui est un jeu de rencontres et d'écarts
que ces trois souvenirs permettent de cerner. Ils résu­
ment en effet trois types d'écarts au sein desquels j'ai
essayé de parler sur le cinéma: entre cinéma et art,
cinéma et politique, cinéma et théorie.
Le premier écart, que symbolise la salle de fortune
où l'on donnait Nicolas Ray, est celui de la cinéphilie.
La cinéphilie, c'est un rapport avec le cinéma qui est
affaire de passion avant d'être affaire de théorie. Il
est connu que la passion manque de discernement. La
cinéphilie était un brouillage des discernements admis.
Un brouillage des lieux d'abord: une singulière diago­
nale tracée entre les cinémathèques où se conservait
la mémoire d'un art et les salles de quartiers éloignés
où se projetait tel ou tel film hollywoodien méprisé,
où les cinéphiles reconnaissaient pourtant leur trésor
dans l'intensité d'une chevauchée de western, d'une
. attaque de banque ou d'un sourire d'enfant. La ciné­
philie liait le culte de l'art à la démocratie des divertis­
sements et des émotions, en récusant les critères par
lesquels le cinéma se faisait admettre dans la culture
distinguée. Elle affirmait que la grandeur du cinéma
ne résidait pas dans l'élévation métaphysique de ses
sujets ou la visibilité de ses effets plastiques, mais
dans une imperceptible différence dans la manière
de mettre en images des histoires et des émotions tra­
ditionnelles. Cette différence, elle l'appelait mise en
scène sans trop savoir ce qu'elle entendait par là. Ne
pas savoir ce qu'on aime et pourquoi on l'aime est,
dit-on, le propre de la passion. C'est aussi la voie d'une
certaine sagesse. La cinéphilie ne rendait compte de
ses amours qu'en s'appuyant sur une phénoménologie
assez fruste de la mise en scène comme instauration
d'un «rapport au monde». Mais elle remettait ainsi
en question les catégories dominantes de la pensée
8
Prologue

de l'art. On décrit souvent l'art du xxe siècle selon


le paradigme moderniste qui identifie la révolution
artistique moderne à la concentration de chaque art
sur son médium propre et oppose cette concentration
aux formes d'esthétisation marchande de la vie. On
voit alors cette modernité s'écrouler dans les années
1960 sous les coups conjugués du soupçon politique
sur l'autonomie artistique et de l'invasion des formes
marchandes et publicitaires. Cette histoire de pureté
moderniste vaincue par le n'importe quoi postmoderne
oublie que le brouillage des frontières s'est joué d'une
manière plus complexe en d'autres lieux comme le
cinéma. La cinéphilie a remis en question les catégo­
ries du modernisme artistique, non par la dérision à
l'égard du grand art mais par un retour à un nouage
plus intime et plus obscur entre les marques de l'art,
les émotions du récit et la découverte de la splendeur
que pouvait prendre sur l'écran de lumière au milieu
d'une salle obscure le spectacle le plus quelconque:
une main qui soulève un rideau ou joue avec une poi­
gnée de portière, une tête penchée à une fenêtre, un
feu ou des phares dans la nuit, des verres qui tin­
tent sur un zinc de bistrot . . . Elle introduisait ainsi à
une compréhension positive, et non point ironique ou
désabusée, de l'impureté de l'art.
Et sans doute le faisait-elle à cause de sa difficulté
à penser le rapport entre la raison de ses émotions et
les raisons qui permettaient de s'orienter politique­
ment dans -les conflits du monde. La forme d'égalité
que le sourire et le regard du petit John Mohune dans
Moonfleet rétablissent avec les intrigues que mène son
faux ami Jeremy Fox, quel rapport un étudiant qui
découvrait le marxisme au début des années 1960
pouvait-il lui assigner avec le combat contre l'inégalité
sociale? La justice obsessionnellement poursuivie par
le héros de Winchester 73 à l'égard du frère meurtrier,
ou les mains jointes du hors-la-loi Wes Mac Queen et
9
Les écarts du cinéma

de la sauvageonne Colorado sur le rocher où les tra­


quaient les forces de l'ordre dans Colorado Territory,
quel rapport leur trouver avec le combat du nouveau
monde ouvrier contre le monde de l'exploitation? Il
fallait pour les conjoindre postuler une mystérieuse
adéquation entre le matérialisme historique qui don­
nait ses fondements au combat ouvrier et le matéria­
lisme du rapport cinématographique des corps à leur
espace. C'est justement à ce point que la vision d'Eu�
rope 51 apportait le trouble. Le cheinin d'Irène, de son
appartement bourgeois aux immeubles de la banlieue �

ouvrière et à l'usine, semblait d'abord joindre exacte­


ment les deux matérialismes. La démarche physique
de l'héroïne, s'aventurant peu à peu dans des espaces
inconnus, faisait coïncider la marche deJ1P:!dgt!C}_�Ee
travail de lacaméra avecla découverte du monde du
trc(valnrtàëToppressi{)n:MiLIlieureuse -
lignecITë)fŒmatéiiallste se brisait le temps d'une
montée d'escalier qui conduisait Irène vers une église
et d'une descente qui la renvoyait vers une prostituée
poitrinaire, les bonnes œuvres de la charité et l'itiné­
raire spirituel de la sainteté.
Il fallait alors dire que le matérialisme de la mise
en scène avait été dévié par l'idéologie personnelle
du réalisateur. C'était là une nouvelle version du vieil
argument marxiste louant Balzac d'avoir, bien que
réactionnaire, montré la réalité du monde social capi­
taliste. Mais les incertitudes de l'esthétique marxiste
redoublaient alors celles de l'esthétique cinéphilique,
en laissant entendre que les seuls vrais matérialistes
sont ceux qui le sont sans le vouloir. C'est ce paradoxe
que semblait confirmer, dans ces mêmes années, ma
vision désolée de La Ligne générale dont les torrents
de lait et les multitudes de porcelets tétant une truie
extatique avaient provoqué ma répulsion, comme
ils provoquaient les ricanements d'une salle dont
la plupart des assistants pourtant devaient, comme
10
Prologue

moi, éprouver de la sympathie pour le communisme


et croire aux mérites de l'agriculture collectivisée.
On dit souvent que les films militants ne persuadent
que les convaincus. Mais que dire lorsque la quintes­
sence du film communiste produit un effet négatif sur
les convaincus eux-mêmes? L'écart entre cinéphilie
et communisme ne semblait alors se réduire que là
où les principes esthétiques et les rapports sociaux
étaient assez éloignés de nous, comme dans cette
séquence finale du Héros sacrilège de Mizogushi, où
le fils révolté passe avec ses compagnons d'armes
au-dessus de la prairie où sa mère frivole participe
aux plaisirs de sa classe et prononce ce mot de la
fin: «Amusez-vous, riches! Demain nous appartient.»
Sans doute la séduction de cette séquence tenait-elle
à ce qu'elle nous faisait goûter à la fois les charmes
visuels du vieux monde condamné et les charmes
sonores de la parole annonçant le nouveau.
Comment réduire l'écart, comment penser l'adé­
quation entre le plaisir pris aux ombres projetées sur
l'écran, l'intelligence d'un art et celle d'une vision du
monde, c'est ce qu'on pensait alors pouvoir demander
à une théorie du cinéma. Mais aucune combinaison
entre les classiques de la théorie marxiste et les clas­
siques de la pensée sur le cinéma ne m'a permis de
décider du caractère idéaliste ou matérialiste, pro­
gressiste ou réactionnaire, d'une montée ou d'une
descente d'escalier. Aucune ne permettrait jamais de
déterminer les critères séparant au cinéma ce qui était
art ou ce qui ne l'était pas, ni de décider du message
politique porté par une disposition des corps dans un
plan ou un enchaînement entre deux plans.
Il fallait peut-être alors renverser la perspective et
s'interroger sur cette unité entre un art, une forme
d'émotion et une vision du monde cohérente, cher­
chée sous le nom de «théorie du cinéma». Il fallait se
demander si le cinéma n'existe pas justement sous la
11
Les écarts du cinéma

forme d'un système d'écarts irréductibles entre des


choses qui portent le même nom sans être des mem­
bres d'un même corps. L!Lcinéma c'est en effet une
multitude de choses. C'est éë'IiëUriiiiterÎeI où1'on va
se divertir au spectacle d'ombres, quitte à ce que ces
ombres nous touchent d'une émotion plus secrète que
ne l'exprime le mot condescendant de divertissement.
C'est aussi ce qui s'accumule et se sédimente en nous
de ces présences à mesure même que leur réalité
s'efface et s'altère: cet autre cinéma que recompo­
sent nos souvenirs et nos paroles, jusqu'à différer
fortement de ce qu'a présenté le déroulement de la
projection. Le cinéma, c'est aussi un appareil idéo­
logique produisant des images qui circulent dans la
société et où celle-ci reconnaît le présent de ses types,
le passé de sa légende ou les futurs qu'elle s'imagine.
C'est encore le concept d'un art, c'est-à-dire d'une
ligne de partage problématique isolant au sein des
productions du savoir-faire d'une industrie celles qui
méritent d'être considérées comme les habitantes
du grand royaume artistique. Mais le cinéma, c'est
aussi une utopie: cette écriture du mouvement que
l'on célébra dans les années 1920 comme la grande
symphonie universelle, la manifestation exemplaire
d'une énergie animant ensemble l'art, le travail et la
collectivité. Le cinéma ce peut être, enfin, un concept
philosophique, une théorie du mouvement même des
choses et de la pensée comme chez Gilles Deleuze
dont les deux livres parlent à chaque page des films et
de leurs procédures et ne sont pourtant ni une théorie
ni une philosophie du cinéma, mais proprement une
métaphysique.
Cette multiplicité qui récuse toute théorie unitaire
suscite des réactions diverses. Certains veulent sépa­
rer le grain de la paille: ce qui relève de l'art cinémato­
graphique et ce qui relève de l'industrie des loisirs ou
de la propagande; ou bien le film lui-même, la somme
12
Prologue

des photogrammes, plans et mouvements de caméra


que l'on étudie face au moniteur, contre les souvenirs
déformants ou les paroles ajoutées. Peut-être cette
rigueur est-elle à courte vue. Se limiter à l'art, c'est
oublier que l'art lui-même n'existe que comme une
frontière instable, qui a besoin, pour exister, d'être
incessamment traversée. Le cinéma appartient à ce
régime esthétique de l'art où n'existent plus les cri­
tères anciens de la représentation qui distinguaient
les beaux-arts des arts mécaniques et mettaient cha­
cun d'entre eux à sa place. Il appartient à un régime
de l'art où la pureté des formes nouvelles a souvent
trouvé ses modèles dans la pantomime, le cirque ou
le graphisme commercial. Se limiter aux plans et pro­
cédures qui composent un film, c'est oublier que le
cinéma est un art pour autant qu'il est un monde, que
ces plans et effets qui s'évanouissent dans l'instant
de la projection ont besoin d'être prolongés, transfor­
Illés par le souvenir et la parole qui font cOIiSlster lé
cinéma comme un monde "Qartagé bien au-del� de III
réalité matérTelle "de ses projections.-
" Écnre sur le cmema, c'est pour moi tenir en même
temps deux positions apparemment contraires. La
première est qu'il n'y a aucun concept qui rassem­
ble tous ces cinémas, aucune théorie qui unifie tous
les problèmes qu'ils posent. Entre le titre Cinéma
qui réunit les deux volumes de Gilles Deleuze et la
grande salle aux fauteuils rouges d'antan où l'on
donnait dans l'ordre les actualités, le documentaire
et le film, séparés par les esquimaux de l'entracte,
il y a un simple rapport d'homonymie. L'autre posi­
tion dit, à l'inverse, que toute homonymie([spose un­
eSj)aëê commun-d�énsee, q� hL petlSée/du cmém�
est celle qui circUI�DS cet eSIlil&!k p"ense au sein de
ces écarts et s'efforce de déterminer té.) ou leI nœud
entre deux cinéma! i�deux_�illr,�blèmes du cinéma».
Cette positioii'ëSt,si l'on veut, une poSIftim d'annrtêtrr.'
13
Les écarts du cinéma

Je n'ai jamais enseigné le cinéma, la théorie ou l'es­


thétique du cinéma. J'ai rencontré le cinéma à divers
moments de ma vie: dans l'enthousiasme cinéphilique
des années 1960, l'interrogation des années 1970 sur
les rapports entre cinéma et histoire, ou le question­
nement des années 1990 sur les paradigmes esthéti­
ques qui avaient servi à penser le septième art. Mais
la position de l'amateur n'est pas celle de l'éclectique
opposant la richesse de la diversité empirique aux
rigueurs grises de la théorie. L'amateurisme est aussi
une position théorique et politique, celle qui récuse
l'autorité des spécialistes en réexaminant la manière
dont les frontières de leurs domaines se tracent à la
croisée des expériences et des savoirs. La politique
de l'amateur affirme que le cinéma appartient à tous
ceux qui ont, d'une manière ou d'une autre, voyagé
à l'intérieur du système d'écarts que son nom dis­
pose et que chacun peut s'autoriser à tracer, entre tel
ou tel point de cette topographie, un itinéraire sin­
gulier qui ajoute au cinéma comme monde et à sa
connaissance.
C'est pourquoi j'ai parlé ailleurs de «fable cinéma­
tographique» et non de théorie du cinéma. J'ai voulu
me situer au sein d'un univers sans hiérarchie où les
films que recomposent nos perceptions, nos émotions
et nos paroles comptent autant que ceux qui sont gra­
vés sur la pellicule; où les théories et esthétiques du
cinéma sont considérées elles-mêmes comme des his­
toires, comme des aventures de pensée singulières
auxquelles l'existence multiple du cinéma a donné
lieu. Pendant quarante ou cinquante années j'ai, tout
en découvrant de nouveaux films ou de nouveaux
discours sur le cinéma, gardé la mémoire de films,
de plans, de phrases plus ou moins déformés. J'ai
à des moments divers confronté mes souvenirs à la
réalité des films, ou bien remis en jeu leur interpréta­
tion. J'ai revu Les Amants de la nuit de Nicholas Ray
14
Prologue

pour retrouver l'impression fulgurante du moment


où Bowie rencontre Keechie à la porte d'un garage.
Je n'ai pas retrouvé ce plan puisqu'il n'existe pas.
Mais j'ai cherché à comprendre la puissance singu­
lière de suspension du récit que j'avais condensée en
ce plan imaginaire. J'ai revu deux fois Europe 51 :
une fois pour renverser mon interprétation première,
et valider le pas de côté d'Irène, sortant de la topo­
graphie du monde ouvrier aménagée pour elle par
son cousin, le journaliste communiste, et passant de
l'autre côté, là où les spectacles du monde social ne se
laissent plus emprisonner dans les schèmes de pen­
sée élaborés par le pouvoir, les média ou la science
sociale; une deuxième fois pour remettre en cause
l'opposition trop facile entre les schèmes sociaux de la
représentation et l'irreprésentable de l'art. J'ai revu
les westerns d'Anthony Mann pour comprendre ce
qui m'y avait séduit: non pas simplement le plaisir
enfantin des chevauchées à travers les grands espaces
ou le plaisir adolescent de pervertir les critères reçus
de l'art, mais la perfection d'un équilibre entre deux
choses: la rigueur aristotélicienne de l'intrigue qui, à
travers reconnaissances et péripéties, donne à chacun
le bonheur ou le malheur qui lui revient, et la façon
dont le corps des héros interprétés par James Stewart
se soustrayait, par la minutie même de ses gestes,
à l'univers éthique qui donnait sens à cette rigueur
de l'action. J'ai revu La Ligne générale et compris
pourquoi je l'avais repoussé si vivement trente ans
avant: non pas à cause du contenu idéologique du
film, mais à cause de sa forme même: cette cinéma­
tographie conçue comme traduction immédiate de la
pensée dans une langue propre du visible. Il aurait
fallu pour l'apprécier comprendre que ces torrents
de lait et ces troupeaux de porcelets n'étaient pas en
fait des torrents de lait ni des porcelets mais les idéo­
grammes rêvés d'une langue nouvelle. La foi en cette
15
Les écarts du cinéma

langue avait péri avant la foi dans la collectivisation


agricole. Voilà pourquoi ce film était en 1960 physi­
quement insupportable, pourquoi, peut-être, il fallait
attendre pour en saisir la beauté de n'y plus voir que
la splendide utopie d'une langue, survivant à la catas­
trophe d'un système social.
À partir de ces errances et de ces retours, il était
possible de cerner le noyau dur signifié par le terme
de fable cinématographique. Ce nom rappelle d'abord
la tension qui est à l'origine des écarts du cinéma,
la tension entre art et histoire. Le cinéma est né à
l'âge du grand soupçon sur les histoires, au temps où
l'on pensait qu'un art nouveau était en train de naî­
tre qui ne racontait plus d'histoires, ne décrivait plus
le spectacle des choses, ne présentait plus les états
d'âme de personnages mais inscrivait directement le
produit de la pensée dans le mouvement des formes.
Il est apparu alors comme l'art le plus propre à réa­
liser ce rêve. «Le cinéma est vérité. Une histoire est
un mensonge», dit Jean Epstein. On pouvait entendre
cette vérité de diverses manières. Pour Jean Epstein,
c'était l'écriture de la lumière, inscrivant sur la pelli­
cule non plus l'image des choses mais les vibrations
d'une matière sensible ramenée à l'immatérialité de
l'énergie; pour Eisenstein, une langue d'idéogrammes
traduisant directement la pensée en stimuli sensibles
labourant comme un tracteur les consciences soviéti­
ques; pour Vertov, le fil tendu entre tous les gestes qui
construisaient la réalité sensible du communisme. La
«théorie» du cinéma a d'abord été son utopie, l'idée
d'une écriture du mouvement, adéquate à un âge
nouveau où la réorganisation rationnelle du monde
sensible coïnciderait avec le mouvement même des
énergies de ce monde.
Quand les artistes soviétiques ont été priés de pro­
duire des images positives de l'homme nouveau et
quand les cinéastes allemands sont allés projeter
16
Prologue

leurs lumières et leurs ombres sur les histoires for­


matées par l'industrie hollywoodienne, la promesse
s'est apparemment retournée. Le cinéma qui devait
être le nouvel art antireprésentatif semblait faire tout
le contraire: il restaurait les enchaînements d'actions,
les schèmes psychologiques et les codes expressifs
que les autres arts s'étaient efforcés de briser. Le
montage qui avait été le rêve d'une langue nouvelle
du monde nouveau semblait à Hollywood revenu aux
fonctions traditionnelles de l'art narratif: le décou­
page des actions et l'intensification des affects qui
assurent l'identification des spectateurs à des histoi­
res d'amour et de sang. Cette évolution a nourri les
scepticismes divers: le regard désenchanté sur un art
déchu, ou, à l'inverse, la révision ironique du rêve
de la langue nouvelle. Elle a aussi nourri de diverses
façons le rêve d'un cinéma qui retrouverait sa vraie
vocation: telle fut chez Bresson la réaffirmation d'une
coupure radicale entre le montage et l'automatisme
spirituels propres au cinématographe et les jeux théâ­
traux du cinéma. Telle fut, à l'inverse, chez Rossellini
ou André Bazin, l'affirmation d'un cinéma qui devait
d'abord être une fenêtre ouverte sur le monde: un
moyen de le déchiffrer ou de lui faire révéler sa vérité
dans ses apparences mêmes.
J'ai cru nécessaire de revenir sur ces périodisations
et ces oppositions. Si le cinéma n'a pas confirmé la
promesse d'un nouvel art antireprésentatif, ce n'est
peut-être pas par soumission à la loi du commerce.
C'est que la volonté même de l'identifier à une langue
de la sensation était contradictoire. On lui demandait
d'accomplir le rêve d'un siècle de littérature: subs­
tituer aux histoires et aux personnages d'antan le
déploiement impersonnel des signes écrits sur les
choses ou la restitution des vitesses et des intensités
du monde. Mais la littérature avait pu véhiculer ce
rêve parce que son discours des choses et de leurs
17
Les écarts du cinéma

intensités sensibles restait inscrit dans le double jeu


des mots qui dérobent à la vue la richesse sensible
qu'ils font miroiter dans les esprits. Le cinéma, lui,
montre ce qu'il montre. Il ne pouvait reprendre le rêve
de la littérature qu'au prix d'en faire un pléonasme:
les porcelets ne peuvent être à la fois des porcelets
et des mots. L'art du cinématographe ne peut être
que le déploiement des puissances spécifiques de sa
machine. Il existe à travers un jeu d'écarts et d'impro­
priétés. Ce livre essaie d'en analyser quelques aspects
à travers un triple rapport. C'est d'abord le rapport
du cinéma avec cette littérature qui lui fournit ses
modèles narratifs et dont il cherche à s'émanciper.
C'est aussi son rapport avec les deux pôles où l'on juge
souvent que l'art se perd: là où il réduit ses pouvoirs
au service du seul divertissement; là où il veut au
contraire les excéder pour transmettre des pensées
et donner des leçons de politique.
Le rapport entre cinéma et littérature est illustré ici
par deux exemples empruntés à des poétiques bien dif­
férentes: cinéma narratif classique d'Hitchcock, rete­
nant d'une intrigue policière le schéma d'un ensemble
d'opérations propres à créer puis dissiper une illusion;
cinématographie moderniste de Bresson, s'appuyant
sur un texte littéraire pour construire un film démon­
trant la spécificité d'une langue des images. L'une et
l'autre tentative pourtant éprouvent différemment la
résistance de leur objet. Dans deux scènes de Vertigo,
l'habileté du maître du suspense à faire coïncider le
récit d'une machination intellectuelle avec la mise
en scène d'une fascination visuelle se trouve mise en
défaut. Ce défaut n'a rien d'accidentel. Il touche au rap­
port même entre montrer et dire. Le virtuose devient
inhabile là où il rencontre ce qui fait le cœur «litté­
raire» de l'œuvre qu'il adapte. Le roman policier est
en effet un objet double: modèle supposé d'une logique
narrative qui dissipe les apparences en conduisant des
18
Prologue

indices à la vérité, il est aussi mordu par son contraire:


la logique de défection des causes et d'entropie du sens
dont la grande littérature a communiqué le virus aux
genres «mineurs». Car la littérature n'est pas qu'un
réservoir d'histoires ou une façon de les raconter, c'est
une manière de construire le monde même où des his­
toires peuvent arriver, des événements s'enchaîner, des
apparences se déployer. La preuve en est différemment
donnée quand Bresson adapte une œuvre littéraire
héritière de la grande tradition naturaliste. Le rapport
entre langue des images et langue des mots se joue
dans Mouchette à fronts renversés. Le parti pris de la
fragmentation, destiné à chasser le péril de la «repré­
sentation», et le soin mis par le cinéaste à nettoyer son
écran de la surcharge littéraire des images, ont pour
effet paradoxal de soumettre le mouvement des images
à des formes d'enchaînement narratif dont l'art des
mots s'était affranchi. C'est alors la performance des
corps parlants qui doit rendre au visible son épaisseur
perdue. Mais elle doit pour cela récuser la trop sim­
ple opposition faite par le cinéaste entre le «modèle»
du cinématographe et l'acteur du «théâtre filmé». Si
Bresson symbolise les vices du théâtre par une repré­
sentation d'Ham let en style troubadour, la force d'élo­
cution qu'il donne à sa Mouchette vient secrètement
rencontrer celle que des cinéastes héritiers du théâ­
tre brechtien, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet,
prêtent aux ouvriers, paysans et bergers empruntés
aux dialogues de Pavese ou de Vittorini. Littérarité,
cinématographie et théâtralité apparaissent alors non
comme le propre d'arts spécifiques mais comme des
figures esthétiques, des rapports entre la puissance des
mots et celle du visible, entre les enchaînements des
histoires et les mouvements des corps, qui traversent
les frontières assignées aux arts.
Avec quel corps peut-on transmettre la puissance
d'un texte, c'est aussi le problème de Rossellini quand
19
Les écarts du cinéma

il utilise la télévision pour apporter au grand public


la pensée des philosophes. La difficulté ne tient pas,
comme l'opinion en prévaut, à ce que la platitude de
l'image est rétive aux profondeurs de la pensée, mais
à ce que la densité propre de l'une comme de l'autre
s'opposent à ce qu'on établisse entre elles un simple
rapport de cause à effet. Rossellini doit alors donner
aux philosophes un corps bien particulier pour faire
ressentir une densité dans les formes d'une autre.
C'est encore ce passage entre deux régimes de sens
qui est en jeu là où l'art cinématographique, avec
Minnelli, met en scène - et en chansons - le rapport
de l'art et du divertissement. On pouvait croire que le
faux problème de savoir où s'arrête l'un et où com­
mence l'autre avait disparu depuis que les champions
de la modernité artistique avaient opposé l'art parfait
des saltimbanques à l'émotion désuète des histoires.
Mais le maître de la comédie musicale nous montre
que tout le travail de l'art - avec ou sans majuscule -
est de construire les transitions de l'un à l'autre. La
pure performance est la limite utopique vers laquelle
tend sans pouvoir y disparaître la tension entre le jeu
des formes et l'émotion des histoires dont vit l'art des
ombres cinématographiques.
Cette limite utopique est aussi celle qui fit croire le
cinéma capable de supprimer l'écart entre art, vie et
politique. Le cinéma de Dziga Vertov présente l'exem­
ple accompli d'une pensée du cinéma comme com­
munisme réel, identifié au mouvement même de la
liaison entre tous les mouvements. Ce communisme
cinématographique qui récuse à la fois l'art des histoi­
res et la politique des stratèges ne pouvait ue rebuter
les s écialistes de l'un et de l'autre. ais il demeure
l'écart radical qui permet de pe�n!.!.:s�e2.UI.ll-<��_""""�
solue entre cinéma et oliti ue. assé le temps de la _

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20
Prologue

propres aUx attentes de l'art critique. Le regard qu'on


porte sur les amblgmtes du ctn�'fii'aest lui-même mar­
qué par la duplicité de ce qu'on attend d ([� u'il
suscite lacons'ëïeYlce par la clarté d'un dévoilement
et l'énergie par la présentation d'une étrangeté, qu'il
dévoile à la fois toute l'ambiguïté du monde et la
manière de se comporter avec cette ambiguïté. On
projette sur lui l'obscurité du rapport que l'on présup­
pose entre la clarté de la vision et les énergies de l'ac­
tion. Si le cinéma peut éclairer l'action, c'est peut-être
en remettant en cause l'évidence de ce rapport. Jean­
Marie Straub et Danielle Huillet le font en confiant à
deux bergers le soin d'argumenter les apories de la
justice. Pedro Costa, lui, réinvente la réalité du par­
cours et des errances d'un maçon cap-verdien, entre le
passé du travail exploité et le présent du chômage, les
ruelles colorées du bidonville et les cubes blancs des
logements sociaux. Béla Tarr suit lentement la mar­
che accélérée d'une fillette vers la mort qui résume
la tromperie des grandes espérances. Tariq Teguia
croise dans l'Ouest algérien le tracé méticuleux d'un
arpenteur et le long parcours des migrants en route
vers les terres romises de la ros érité Le cinéma ne

�.
! presente pas un monde que d'autres auraient à trans-
Il conjoint à sa propre manière la mutité des
faits et l'enchaînement des actions la raison du visible
t sa sim le identité à lui-même L'efficaçité po IqU�
des formes de� l'art, c'est
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à la politi ue de la construire
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dans ses prop��céI?-ario.§. Le même cmema qw Ii
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au nom des révoltés «Demain nous appartient» mar­


que aussi qu'il ne peut pas offrir d'autres lendemains
que les siens. C'est ce que Mizogushi nous montre en
un autre film, L'Intendant Sansho. Celui-ci raconte
l'histoire de la famille d'un gouverneur de province,
chassé de son poste à cause de sa sollicitude pour
les paysans opprimés. Sa femme est enlevée et ses
enfants vendus comme esclaves pour travailler dans
21
Les écarts du cinéma

une mine. Pour que son fils Zushio puisse s'enfuir afin
de retrouver la mère captive et d'accomplir la parole
donnée en libérant les esclaves, la sœur de Zushio,
Anju s'enfonce lentement dans les eaux d'un lac. Mais
cet accomplissement de la logique de l'action est aussi
sa bifurcation. D'un côté le cinéma participe au com­
bat pour l'émancipation, de l'autre il se dissipe en
cercles à la surface d'un lac. C'est cette double logique
que Zushio reprendra à son compte en se démettant
de ses fonctions, sitôt les esclaves libérés, pour aller
retrouver la mère aveugle sur son île. Tous les écarts
du cinéma peuvent se résumer dans le mouvement
par lequel le film qui vient de mettre en scène le grand
combat pour la liberté nous dit en un dernier pano­
ramique: Voilà les limites de ce que je peux. Le reste
vous appartient.

L'Intendant Sansho, Kenji Mizoguchi, 1954.

22
1. Après la littérature
Le vertige cinématographique:
Hitchcock-Vertov et retour

Penser l'art des images en mouvement, c 'est d'abord


penser la relation entre deux mouvements : le dérou­
lement visuel des images propre au cinéma et le pro­
cessus de déploiement et de dissipation des apparen­
ces qui caractérise plus largement l ' art des intrigues
narratives . Dans la tradition occidentale le second a
été dominé par la logique aristotélicienne du renver­
sement. Celle -ci fait de l 'intrigue un enchaînement
d'actions qui semble avoir une certaine signification
et conduire à une certaine fin. Mais cet enchaînement
conduit à un point où les attentes sont démenties : la
liaison des causes produit un tout autre effet que celui
qui semblait en découler ; le savoir devient ignorance
et l'ignorance savoir, le succès se change en désastre
ou le malheur en félicité . Comment le déroulement
visuel des images en mouvement peut-il épouser cette
logique de dévoilement de la vérité des apparences ?
Je voudrais montrer que l'ajustement apparemment
le plus parfait des deux mouvements comporte une
faille . Et j ' essaierai de comprendre la signification
philosophique et l' enjeu politique de cette faille . Je
parlerai donc du rapport entre vision, mouvement
et vérité . Il me faudra par la même occasion parler
du rapport entre cinéma, philosophie , littérature et
communisme .
Je partirai pour cela d ' un auteur et d'un film qui
semblent unir exemplairement le mouvement des
25
Les écarts du cinéma

images cinématographiques et la révélation d'une


vérité c achée des apparen c e s . Alfr e d Hitchcock
a, mieux que tout autre cinéaste , mis les prestiges
visuels de l'image en mouvement au service d'intri­
gues construites selon le modèle aristotélicien de l'ac­
tion qui suscite et déj oue l ' attente des spectateurs .
Et Vertigo passe pour un summum de cet art. J ' en
rappelle brièvement l'intrigue . Celle- ci a pour héros
un ancien policier, Scottie , qui souffre d' acrophobie .
Un ancien camarade d ' école lui demande de filer
son épouse Madeleine , fascinée par une ancêtre qui
s'est suicidée et tentée de l'imiter. Scottie engage sa
filature, vérifie la fascination de Madeleine pour la
mort mais aussi tombe amoureux d ' elle. IlIa sauve
d'une noyade mais, quand elle l'entraîne vers le som­
met d'un clocher, il ne peut la suivre et voit de loin
son corps s ' é craser. Plus tard il rencontre une fille,
Judy, qui ressemble à Madeleine et i l entreprend d e
la façonner à l'image d e la morte . Mais cette entre­
prise l'amène à comprendre qu'il a été victime d'une
manipulation : la femme qu'il avait suivie était Judy
déguisée en Madeleine , et son pseudo-suicide était le
meurtre de la vraie Madeleine par son époux.
L e déploiement des images d u film semble d'abord
épouser exactement la logique de l ' histoire . Cette
coïncidence est résumée déj à dans l e générique
de S aul Bass , où un j eu de spirales abstraites vient
connecter trois ovales qui évoquent, eux, des réalités
bien charnelles : une bouche menteuse, un œil égaré ,
un chignon fascinant. Ce générique donne la formule
visuelle de la logique narrative qui fera coïncider
trois vertiges : l ' acrophobie de Scottie, la manipula­
tion montée par le mari assassin pour faire croire à
la pulsion suicidaire de sa femme , et enfin la fascina­
tion éprouvée par Scottie pour la fausse Madeleine .
Tout le dispositif visuel semble orienté pour servir
dans un premier temps le j e u de la machination ,
26
Après la littérature

dans un deuxième celui de sa révélâtio n . Dans la


première partie la mise en scène est déterminée par
la capture d'un regard : dans le restaurant, le profil
de Kim Novak apparaît un moment isolé , séparé de
tout rapport à son environnement. C 'est à la fois le
profil de l'habitante d'un monde idéal et le chiffre
d 'un secret impénétrable . Ainsi est amorcé le ren­
versement qui transformera le regard du détective
enquêtant sur une fascination, en regard fasciné lui­
même par son objet. La deuxième partie du film suit
le chemin inverse . Elle fait coïncider l ' évolution de la
« maladie » de Scottie avec la révélation sur la pré­
tendue « maladie » de Madeleine : en poursuivant son
illusion, en façonnant visuellement Judy à l'image de
Madeleine , Scottie découvre que Madeleine n' était
qu'un rôle j oué p ar Judy. La fas cination visuelle
menée j usqu ' au bout conduit à la révélation de la
machination intellectuelle.
Cette conj onction peut passer à j uste titre pour la
perfection d'une machinerie artistique : le scénario
romantique ou symboliste de l'homme fasciné p ar
une image vient se soumettre exactement au scé­
nario aristotélicien de l ' intrigue ave c péripétie et
reconnaissance. Pourtant cette perfection recèle une
faille. Ce n' est pas pour rien que Gilles Deleuze fai­
sait du cinéma hitchcockien à la fois l' achèvement
du système de l'image -mouvement et l'indice de sa
crise . Hitchcock, nous dit Deleuze, invente au cinéma
l'image mentale . Mais l'image mentale , cela veut dire
deux choses : d'un côté , c 'est une sur-image qui enca­
dre toutes les autres . Hitchcock insère les images­
action, les images-perception et les images-affection
dans un système de relations qui les encadre et les
transforme . Mais , d'un autre côté , l'image mentale ,
c' est l'image qui est sortie du cadre orienté de l'ima­
ge-mouvement , sortie du schème de la réponse à
un mouvement reçu par un mouvement exécuté . Le
27
Les écarts du cinéma

vertige de Scottie dans Vertigo ou la j ambe dans le


plâtre du héros de Rear Win dow symbolisent p our
Deleuze cette paralysie du schéma moteur, cette crise
de l'image-mouvement qui conduit à la révélation de
l'image -temps. Ces deux personnages se transfor­
ment, de fait, de héros actifs en spectateurs passifs .
Ils anticipent ainsi la ruine du système orienté de
l'image -mouvement et l ' avènement cinématographi­
que de la ballade contemplative .
Deleuze va pourtant un peu trop vite en identifiant
la « crise » de l 'image- action avec cette « infirmité »
qui fait passer le personnage du côté de la contem­
plation. Car il y a deux sortes de « passivité » et leurs
effets sont tout différents . Ce n' est pas l' acrophobie
de Scottie qui peut ruiner la logique de l'image-mou­
vement. Au contraire elle est nécessaire à la réussite
de la machination. Mais il y a une autre sorte de pas­
sivité qui, tout en servant la machination, a le pouvoir
de l' excéder : la fascination de Scottie p our le per­
sonnage prétendument fasciné par la mort. C 'est ce
que j ' ai appelé le scénario romantique ou symboliste
entrelacé avec le scénario aristotélicien de la machi­
nerie . L' art du ciné aste cherche à les ajuster exacte­
ment l'un à l 'autre , en faisant du premier le moyen
du second. Dans la première partie, c' est la fascina­
tion, soigneusement orchestrée par un jeu constant
d' apparitions ou de disparitions de Madeleine , d'ac­
célération ou de ralentissement du mouvement, qui
permet à la manipulation de s'exercer sans obstacle .
Dans la seconde , c 'est le désir fou du personnage de
retrouver l 'exacte image de la morte qui l ' amène à
découvrir la vérité . Mais , en présentant les choses
ainsi, on simplifie l ' histoire visuelle du film . Il y a
en effet au moins deux épisodes qui mettent la coïn­
cidence des logiques en défaut , p arce qu'ils nous
en disent trop , l'un sur la fascination, l' autre sur la
machination.
28
Après la littérature

Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958.

Le premier épisode se situe à l'exacte charnière entre


les deux p arti e s . Il nous décrit un c auchemar de
Scottie après la mort de Madeleine . Hitchcock sem­
ble s'y souvenir du rêve « surréaliste » composé par
Salvador Dali pour La Maison du Docteur Edwards.
Le noyau du rêve est le bouquet de l' ancêtre Carlotta,
celui que Scottie avait vu sur son portrait au musée
et que la prétendue Madeleine ne cessait de recom­
poser. Le bouquet explose ici en une multitude de
pétales avant que l a tête de S cottie lui-même ne
se sépare de son corps et ne file à travers l' espace
vers le cimetière où l ' attend une tombe ouverte et
la Mission où c' est maintenant son propre corps qui
vient s'écraser sur le toit. Cet épisode suscite en nous
une certaine gêne. Il n'était peut-être pas nécessaire
d'en faire autant pour nous rendre sensible le vertige
mental de Scottie . C ette exacerb ation de la repré­
sentation du vertige est, en fait, un affaiblissement.
Elle le ramène en effet à un mauvais rêve à dissi­
per. Et c 'est bien un scénario de guérison que suivra
la seconde partie . Scottie ne se j ettera pas du haut
29
Les écarts du cinéma

de la tour pour rej oindre la morte . Il n'imitera pas,


non plus , le héros du roman de B oile au et Narcej ac
dont le film est tiré . Celui-ci finit par tuer la fausse
Madeleine pour lui faire avouer qu' elle est la vraie,
qu'elle est bien la morte - ou la mort - dont il est
amoureux. Hitchcock et son scénariste ont choisi un
rapport plus simple à la vérité : celui qui avoue la
machination. Mais là se situe la seconde faille dans
la narration, au moment où le spectateur apprend la
vérité . Il n'y a pas, en effet, une mais deux scènes de
révélation. Bien avant que Scottie ne comprenne la
machination en découvrant le collier de « Madeleine »
au cou de Judy et ne force celle-ci à avouer, c'est Judy
elle -même qui dévoile tout au spectateur en revi­
vant la scène et en écrivant une lettre d'aveu qu' elle
déchirera sans l ' envoyer. La séquence contredit la
perfection de l'intrigue en nous expliquant la vérité
au lieu de nous laisser la découvrir avec Scottie . Et
cette faute narrative est accentuée par la lourdeur
visuelle du procédé qui dédouble la révélation : par
les images du meurtre que la caméra nous montre
revenant à l'esprit de Judy ; par la lettre qu'elle écrit
à Scottie et dont le contenu est, de plus , lu par une
voix off, ce qui, dans un film de 1 9 5 8 , est un procédé
un tantinet désuet.
Ainsi, par deux fois, le ciné aste doit, au prix d' ef­
fets voyants , briser la ligne droite du scénario de
possession et dissocier deux « vertiges » : celui de la
machination machiavélique et celui de la fascination
morbid e . L'incongruité de c e s épisodes superflus
apparaît clairement si on compare le film au roman.
Ce dernier ne connaît qu'une seule révélation, faite
au dernier chapitre par Renée, la fausse Madeleine .
Et il donne clairement le privilège à une logique : celle
de la fascination. Le héros se dérobe en effet au rôle
de témoin du « suicide » ; du coup , le mari ne profite
p as de son crime et il meurt en voulant échapper à
30
Après la littérature

une arrestation imminente . La machination échoue


donc . Reste une seule ré alité : la passion du héros
pour la morte , passion qui le pousse à tuer la fausse
Madeleine pour la rendre vraie et la rej oindre dans
la mort. Cette attirance pour la mort, le livre la situe
dans un contexte bien défini : la passion du héros et
le meurtre de la vraie M adeleine ont lieu au prin­
temps 1 940 comme en prélude au déferlement des
chars allemands sur Paris . La découverte et la mise
à mort de la fausse Madeleine ont lieu à Marseille
au temps de l 'effondrement du nazisme . Mais l'intri­
gue de ce roman « policier » obéit à un modèle plus
ancien, à un scénario qui est propre à la littérature :
le scénario de la fascination p ar l'image et p ar la
puissance tapie derrière l'image : la mort, la volonté
de retour au né ant . D 'entre les morts app artient à
une lignée de romans policiers héritiers tardifs de la
littérature de la fin du XIXe siècle et de son inspiration
schopenhauerienne : derrière la logique policière et
aristotélicienne de la révélation de la vérité qui dis­
sipe les apparences, il y a la logique nihiliste de l'illu­
sion qui est la vérité même de la vie . Derrière le vain
savoir sur les machinations dérisoires , il y a la vraie
machination , celle du désir aveugle qui veut seule­
ment retourner au néant, à l'inorganique . L'illusion
qui habite l' avocat amoureux d'une fausse morte est
une vérité plus profonde que le secret de la machi­
nation du mari assassin. Celle -ci appartient encore
au mensonge de la vie , au mensonge par lequel elle
fait croire qu' elle poursuit des fins . La vérité oblige
à percer ce mensonge j usqu ' à l'aveu du rien, à l'ac­
quiescement au vide . Tel est le vertige dans lequel
le héros de B oile au et N arcej ac entraîne la fausse
Madeleine . Tout se passe comme si la vraie Madeleine
entraînait dans le gouffre celle qui a usurpé son iden­
tité . L'intrigue policière rappelle ainsi celle d'une des
dernières pièces d'Ibsen, Rosmersholm. Par-delà la
31
Les écarts du cinéma

mort, la femme du pasteur Rosmer, poussée au sui­


cide par les machinations de l 'intrigante Rebecca,
entraînait dans le même torrent son mari et celle
qui avait pris sa place auprès de lui. Le plongeon de
« Madeleine » dans la Seine ou dans la baie de San
Francisco est héritier de ce plongeon dans le torrent
de Rosmersholm , qui héritait lui-même de la plon­
gée dans la « suprême volupté » du rien, chantée par
l 'Isolde mourante de Wagner. La vérité des machi­
nations de la vie est identique à la reconnaissance
du mécanisme inconscient qui l'amène à se détruire
elle-même à travers ses machinations dérisoires.
Ce nihilisme qui a marqué la littérature à l ' âge
d ' Ibsen, de Strindberg ou de Maupassant et qu' ont
adapté à leurs fins les auteurs de genres dits mineurs
comme le roman policier, Hitchcock et son scénariste
le refusent. Scottie sera délivré de son vertige au pro­
pre comme au figuré . Il découvrira la machination
et montera au sommet du clocher. Il ne tuera pas la
fausse Madeleine. C 'est elle qui se j ettera dans le vide .
Elle ne sera pas entraînée dans la maladie de Scottie .
Elle sera punie , comme il convient à une coupable .
Et elle retournera au néant, comme il convient à une
illusion. À travers l'aveu de Judy, le metteur en scène
s ' avoue lui-même comme le manipulateur suprême
qui invente librement les illusions et les vertiges . Il
le fait, quitte à affaiblir le scénario de la captation
imaginaire . Dans Le Faux coupable, il intervenait en
personne au début du film pour nous dire qu'il allait
raconter une histoire vraie . Ici à l'inverse, les épiso­
des inutiles et surchargés du cauchemar de Scottie et
de l'aveu de Judy sont destinés à nous faire compren­
dre qu'il s' agit seulement d'une fiction : les spirales
dessinées par le générique , l' acrophobie de Scottie , le
chignon de Madeleine, la machination vertigineuse,
les plongeons dans l ' eau ou dans le vide , tout cela
relève d'une seule et même logique manipulatoire
32
Après la littérature

qui combine en même temps l' affect d'ensemble de


l'intrigue et celui de chaque plan. Cela l 'oblige à des
coups de force visuellement peu satisfaisants . Ainsi
la séquence de l ' aveu mêle d ' une manière impro­
bable le point de vue de Scottie , celui de Madeleine
et celui de la vérité qui les englobe . Cette « mala­
dresse » montre le handicap du cinéma par rapport à
la littérature . Comme les mots ne sont que des mots,
ils peuvent touj ours corriger l ' apparence qu'ils ont
cré é e . Ce pouvoir que la littérature tient du peu de
réalité des mots, on comprend qu'elle en use volon. ­
tiers pour montrer l'identité entre la vérité de la vie
et son mensonge . Le cinéma est dans la situation
inverse . Il a le pouvoir de montrer tout ce que les
mots disent, d'en déployer toute la puissance visuelle ,
tout le pouvoir d'impression sensible. Mais ce surplus
de pouvoir a son strict revers : l ' art des images a du
mal à faire ce que fait l' art des mots : soustraire en
additionnant. L' addition au cinéma reste une addi­
tion. La correction des apparences y est donc touj ours
un exercice périlleux. Pensons à L 'Homme qui tua
Liberty Valan ce, ré alisé p ar John Ford quatre ans
après Vertigo. Nous avons vu le bandit s'écrouler à la
suite du coup de feu tiré par l'avocat inexpérimenté
Tom Stoddard. Plus tard nous apprenons la vérité . La
scène recadrée depuis l' autre côté de la place nous
montre qui a vraiment tué le bandit, Tom Doniphon
caché . Mais cette vérité vient trop tard. Elle ne peut
annuler ce que nous avons vu et prend ainsi l' aspect
d'une interpolation. Dans Vertigo, la situation est plus
favorable puisque nous n' avions pas vu ce qui se pas­
sait en haut du clocher. Pourtant cette vérité impor­
tune présentée au spectateur contrarie la ligne droite
du déploiement des apparences. Le film doit alors
en raj outer sur l ' acharnement de Scottie à rendre
Judy semblable à Madeleine , sur le caractère factice ,
fabriqué d e cet acharnement. I l faut que l e cinéaste
33
Les écarts du cinéma

qui a jusque-là utilisé la « folie » de Scottie pour j ouer


avec le spectateur, rende maintenant le spectateur
complice du jeu qu'il joue avec son personnage .
Les termes du problème sont en effet simples . Ou
bien l'on accepte la loi « littéraire » et « nihiliste » de
l'identité entre le déploiement des apparences et le
chemin de la vérité ; ou bien on la refuse , comme
inadéquate aux moyens de l' art des images en mou­
vement . Il faut alors trouver une autre voie p our
assurer l'homogénéité des deux logiques. Il y a la
voie surréaliste qui décrète la souveraineté du rêve
sur les apparences de la vie réelle . On en connaît la
faiblesse : il faut touj ours que les images du rêve se
signalent comme images de rêve par l' arbitraire des
obj ets qu' elles font voir dans un même plan ou de
l'ordre qu'elles établissent entre les plans . Là encore ,
trop de richesse nuit : la rhétorique du rêve détruit
le rêve . Hitchcock ramène donc le surréalisme au
rôle fonctionnel d'illustration des cauchemars . Mais
le cauchemar du personnage et son égarement, il les
déclare fictionnels , il les montre comme le produit
délibéré de son artifice . Il n'y a ainsi ni mensonge de
la vie ni réalité du rêve . Il y a seulement la machine­
rie de la fiction qui met les pouvoirs de la machine
cinématographique sous le contrôle de la vieille logi­
que aristotélicienne de la vraisemblance . Le cinéaste
se présente comme le manipulateur des scénarios
de manipulation, comme le prestidigitateur de bonne
foi qui invente en même temps et fond en un même
continuum les prestiges de la confusion du vrai et du
faux et ceux de sa dissipation1•
Mais cet écart entre le nihilisme littéraire et la bonne
foi de l'artifice cinématographique cache peut-être un
rapport plus complexe du dnéma à lui-même . Car
il y eut un temps où le cinéma s ' était cru cap able
de régler, par les moyens nouve aux de la machine
de vérité, le conflit entre la vieille logique poétique
34
Après la littérature

des machinations de la vraisemblance et la nou­


velle logique littéraire de l'équivalence entre vérité
et mensonge . Il y eut un temps où il s ' était appliqué
à déployer un vertige du regard qui n' était ni une
machination fictionnelle ni une maladie de la vie mais
l ' e xplosion des énergies d ' un monde nouve au . En
revoyant le générique de Saul B ass qui déroule tou­
tes les spirales abstraites symbolisant la captation du
regard, en voyant en gros plan l'œil fasciné de James
Stewart d ' où sortent sur l ' é cran les lettres Vertigo
et le nom Alfred Hitchcock, il est difficile de ne pas
penser à un autre film scandé par le retour incessant
d'un œil et par la multiplicité des tourbillons dont cet
œil se faisait le témoin et l'enregistreur. Je pense bien
sûr à L'Homme à la caméra de Dziga Vertov. Si chaque
film d'Hitchcock comporte un plan-signature où passe
la silhouette du cinéaste , dans L'Homme à la caméra,
c ' est constamment que nous voyons apparaître la
caméra et le cameraman, parfois comme un gé ant
juché sur le toit des immeubles, une autre fois comme
un nain dans un bock de bière . Cette omniprésence
de la caméra et du cameraman était pour Vertov la
présence de l'œil qui enregistre la réalité . Son cinéma
affirme en effet une position fondamentale : le refus
de la fiction, le refus de l' art qui raconte des histoires.
Pour Vertov, comme pour Jean Epstein et beaucoup
de leurs contemporains, le cinéma s'oppose aux his­
toires comme la vérité au mensonge . Le visible n 'est
plus pour eux le siège des illusions sensibles que la
vérité doit dissiper. Il est le lieu de manifestation des
énergies qui constituent la vérité d'un monde . D ' où
le double statut de l'œil-machine . Il apparait d' abord
comme un manipulateur suprême qui emporte toute
chose dans la danse qu'il organise . À plusieurs repri­
ses, dans le film, il se métaphorise dans la personne
d'un prestidigitateur qui fait apparaître , subtilise ou
métamorphose toute chose aux yeux d'enfants ébahis.
35
Les écarts du cinéma

Et dans l ' épisode final , qui nous montre les spec­


tateurs regardant la proj ection du film qui s 'est fait
sous nos yeux, le travail de la caméra s'identifie direc­
tement à un tour de magie . Nous voyons la caméra
sortir toute seule de sa boîte , s'installer sur le trépied
et saluer le public à la manière d'un chef d'orchestre
avant que la manivelle ne se mette toute seule en
marche pour orchestrer le ballet des surimpressions
et des raccords vertigineux de tous les mouvements :
entrechats de danseuses, touches de clavier de piano
ou de machine à écrire , gestes accélérés des opéra­
trices de téléphone déplaçant les fiches , avions dans
le ciel, trams , voitures ou calèches dans la rue , le
tout symbolisé par ce visage de femme au milieu d'un
tournoiement dont on ne sait plus s'il est celui de la
machine productrice ou du manège de foire .
Le cinéma semble être ici l' appareil magique d'un
prestidigitateur invisible j ouant sur un clavier uni­
versel. Le cinéaste prestidigitateur évoque d ' abord
la figure de l'ingénieur démiurge , ivre de machines
et de vitesses , ou du chef de parti qui orchestre la
grande mobilisation des énergies pour construire
la vie nouvelle. Mais cette mobilisation a elle-même
une étrange figure : apparemment il lui importe peu
de savoir à quoi servent ces énergies , de les distin­
guer selon leur âge et leur fonction. Le travail à la
chaîne dans une usine de cigarettes , le coup de chif­
fon du cireur de rue , le travail au fond de la mine , le
mécanisme de la caisse enregistreuse, les points de
la couturière , les coupes de la monteuse et les soins
du salon de beauté sont pris dans le même rythme . À
la même époque , Eisenstein, dans La Ligne générale,
opposait soigneusement l' « ancien » et le « nouveau » .
I l organisait l e mouvement qui allait des processions
anciennes à la machine nouvelle et il soustrayait son
héroïne à tout soin de son apparence . Les séquences
du salon de beauté de L'Homme à la caméra brouillent
36
Après la littérature

la séparation de l ' ancien et du nouve au, comme de


la vérité et de l'apparence . La calèche où se promè­
nent des élégantes est susceptible d' être portée par
la caméra à la vitesse des machines socialistes. Tous
les mouvements sont équivalents dès qu'on peut les
mettre en communication avec des mouvements de
forme analogue et de même vitess e . Le marxisme
de Vertov semble ignorer toute opposition entre le
mouvement réel des énergies productrices et les
apparences de la société de classe et de ses specta­
cles. Même le film de fiction honni est racheté si les
figures de l'affiche se laissent prendre dans la danse
qui les fait communiquer avec les mouvements des
machines , les lancers des basketteuses ou les che­
vaux des manèges. Il n'y a pas les apparences et le
réel. Il y a la communication universelle des mou­
vements qui ne laisse aucune place pour une vérité
cachée derrière les apparences ni aucun temps pour
les fascinations mortifêres du regard : la jeune femme
joyeuse de l'institut de beauté ne s' oppose pas seule­
ment à l' austère Marfa d ' Eisenstein mais aussi à la
Judy martyrisée, dans le salon de coiffure de Vertigo,
par l'œil fou qui veut faire coïncider son visage avec
celui de Madeleine. Ce que la caméra de Vertov sup­
prime, c 'est ce retard ou cet intervalle qui donne au
regard la possibilité de mettre une histoire sur un
visage . C 'est cet intervalle qui provoque la fascina­
tion de Scottie pour la fausse Madeleine . Mais c ' était
lui aussi qui provoquait celle du narrateur proustien
pour Albertine . La plage d'Odessa grouillante filmée
p ar Vertov ne s ' oppose pas seulement aux rivages
pacifiques déserts où la fausse Madeleine entraîne
S cottie dans la spirale de son leurre mais aussi à
la plage de B albec où le narrateur transformait une
apparition fugitive en objet d'amour.
La toute-puissance de l'œil-machine s'inverse alors.
Celui-ci n'est qu'un transmetteur de mouvement. Le
37
Les écarts du cinéma

travail de la caméra trouve son exact symbole dans


le central téléph onique où les employé es ne font
que déplacer les fiches qui assurent des communi­
cations indépendantes de leur volonté . La séquence
de « prestidigitation » qui nous montrait la caméra se
mouvant toute seule prend alors un tout autre sens.
L'automatisme de l'œil-machine destitue à la fois l'im­
périalisme du regard et ses servitudes. Pas besoin de
déployer des stratégies narratives pour remédier au
défaut paradoxal de la machine à images qui est de
trop montrer. La puissance de cette machine est bien
plutôt celle d'une destitution : elle congédie le couple
de l'œil manipulateur des apparences et de l'œil sub­
jugué par elles . Dès lors qu'il n'y a plus d'histoire à
illustrer, la machine cinématographique n'est plus au
service d'aucune machination. Il n'y a plus de machi­
nations mais seulement des mouvements ; et elle est,
elle-même , un mouvement privilégi é , qui assure la
connexion et la synchronisation de tous les mouve­
ments . L'œil-machine opère naturellement ce que la
littérature devait opérer par artifice : la disparition de
la volonté d'art dans son produit. Le cinéma, du même
coup , n'a pas besoin de lier son sort à l' affirmation
d'une vérité qui est celle du mensonge de la vie . La
vérité de la machine de mouvement, c'est l'égalité de
tous les mouvements. Mais cette égalité n'est pas l'équi­
valence nihiliste des manifestations d'une vie aveugle .
Elle est le rythme de la vie unanime. Cet unanimisme, il
est vrai que le cinéma ne l'a pas inventé . La littérature
elle-même y a déjà cherché le remède à son nihilisme
intime . Mais elle devait pour cela se nier elle-même ,
se ramener, chez Marinetti, Maïakovski ou Cendrars , à
une pure accumulation de mots-mitraillettes qui indi­
quent les intensités sans les transmettre. La peinture,
avec Boccioni, Severini ou Balla, s'était aussi employée
à transcrire les dynamismes de la voiture de course ou
du bal populaire . Mais j amais elle ne parviendrait à
38
Après la littérature

L 'Homme à la cam é ra , Dziga Vertov, 1 9 2 9 .

fragmenter sa surface en assez de facettes pour s'éga­


ler au dynamisme de tous les dynamismes. Le cinéma
s'est alors proposé comme l'art rêvé par les autres, l'art
capable de s'identifier sans coup de force au rythme
même de la vie nouvelle . Chez Vertov la danse una­
nimiste des dynamismes synchrones s'identifie ainsi
au déploiement communiste de toutes les énergies. Ce
que propose l'art de l'œil-machine n'est pas alors sim­
plement une réponse artistique au nihilisme littéraire.
C 'est aussi une réponse politique au paradoxe intime
du communisme marxiste que cache l'identification
faussement évidente entre le développement des éner­
gies de la vie productive et la construction d'un monde
social nouveau.
39
Les écarts du cinéma

Ce paradoxe est simple à formuler : le temps où le


socialisme scientifique a prétendu réfuter le socia­
lisme utopique en liant l 'avenir communiste au déve­
loppement intrinsèque des forces productives est
aussi celui qui a rompu avec les théories assignant à
la vie un but et à la science la tâche de connaître ce
but et de définir les moyens de l' atteindre . « La vie ne
veut rien » , c' est le secret nihiliste qui ronge de l'inté­
rieur les grands optimistes scientifiques et scientistes
du XIXe siècle . La science marxiste le camoufle en
transformant cette absence de fins en stratégie des
moyens et des fins : elle explique que la marche au
socialisme doit s' accorder au déploiement des forces
productives , qu'elle ne peut pas anticiper le dévelop­
pement du processus , imposer ses désirs à la marche
des choses . Mais derrière l'idée de la science suivant
le mouvement de la vie , il y a un savoir plus secret :
le pressentiment destructeur que ce mouvement ne
va nulle part, que la volonté de transformer le monde
n'est gagée par aucune réalité objective . C 'est pour­
quoi la rigueur scientifique doit se renverser, s' affir­
mer comme la pure nécessité du coup de force qui
impose une direction politique au mouvement sans
terme de la vie productive .
C ' est p ar rapport à ce déchirement intime que le
déploiement des mouvements de l'œil-machine prend
sa portée politique . En chassant le nihilisme, en célé­
brant l'ivresse des mouvements et des vitesses, l'una­
nimisme cinématographique de Vertov en retient au
moins un principe : le mouvement de la vie n'a pas de
but, pas d'orientation. C' e st cela que signifie l'égale
considération pour le travail du mineur et pour les
soins de beauté de l' élégante , pour les machines de
l'industrie nouvelle et pour les tours des prestidigita­
teurs. Tous ces mouvements sont égaux. Peu importe
le point d'où ils viennent, le point vers lequel ils se
dirigent ou la fin qu'ils servent : production, jeu ou
40
Après la littérature

simulacre . Ils composent la même eurythmie de la


vie qui s'exprime dans le scénario que le communiste
Vertov partage avec le futur nazi Ruttmann : celui de
la symphonie de la grande ville entre le matin des
réveils laborieux et la soirée des plaisirs . Le buste
de Marx ou l 'image de Lénine peuvent donc affi­
cher leur sérénité au milieu des stands de foire ou
des buveurs de bière . Le mouvement orienté de la
construction socialiste est accordé à la symphonie de
tous ces mouvements où la vie ne dit rien d' autre que
son égale intensité . Le cinéma se propose comme la
réalisation immédiate d'un communisme qui consiste
seulement dans le rapport entre tous les mouvements
et toutes les intensités. L'autodestitution de l'œil, tou­
j ours maître ou assuj etti, au profit du mouvement,
donne non seulement la formule d'un art nouveau,
mais aussi celle de la ré alisation immé diate d ' un
monde nouveau. Le cinéma propose avec Vertov son
communisme propre : un communisme de l'échange
universel des mouvements , sorti du dilemme entre
l'attente des conditions obj ectives et la nécessité du
coup de force. C 'est cette utopie du communisme ciné­
matographique qui sous-tend la vision deleuzienne
de Vertov comme le ciné aste qui met la perception
dans les choses « de telle façon que n'importe quel
point de l' espace perçoive lui-même tous les points
sur lesquels il agit ou qui agiss ent sur lui2 [ ] » .
• • •

Cette utopie implique une idée bien déterminée de


la machine. La caméra est la machine qui met toutes
les machines en communication en les rachetant de
leur soumission à l 'impérialisme des fins , qu'il soit
celui des ingénieurs de la vie nouvelle ou celui des
artistes machinateurs.
La vision deleuzienne privilégie clairement cet
aspect. Mais L 'Homme à la caméra peut être vu de
deux manières exactement opposées : comme l'il­
lustration parfaite d'un volontarisme technologique
41
Les écarts du cinéma

qui soumet toute ré alité à l'impérialisme d ' un œil


panoptique , ou comme la destitution de tout impé­
rialisme optique au profit d e la libre communication
des mouvements . Le film nous présente le parfait
équilibre entre les deux positions contraires. Et le
cinéma apparaît comme l' art privilégié qui unit les
contraires : l ' extrême de l ' orientation volontariste
de tous les mouvements sous la direction d'un œil
centralisateur, et l'extrême de la démission de toute
volonté au profit du libre développement des énergies
de la vie . Le cinéma alors est be aucoup plus qu' un
art ; il est l ' utopie d'un monde moderne qui serait
naturellement communiste . Mais ce communisme
cinématographique peut aussi être vu et a été vu par
ses critiques comme la tension irrésolue entre les
acrobaties « formalistes » de l ' œil centralisateur et
la démission « panthéiste » devant le flux des choses
telles qu' elles sont.
À travers cette idée de l'utopie cinématographique ,
nous pouvons revenir à Hitchcock par un détour. Ce
détour nous est offert par Godard. La première image
des Histoires du cinéma , celle qui donne son sens et
son ton à l'ensemble des épisodes, est empruntée à
Hitchcock. Elle nous montre le regard captateur du
reporter de Rear Window tapi derrière le regard de
son appareil photo . On sait aussi que Godard a consa­
cré à Hitchcock le seul épisode monographique des
Histoires du cinéma et qu'il l'a inclus dans une sec­
tion intitulée La Conquête de L'Univers. L'auteur de
Vertigo y incarne le pouvoir de captation des regards
et des esprits propre au cinéma. M ais il le fait au
prix d'une opération singulière : Godard insère les
plans du chignon, de la fausse noyad e , de la pro­
menade dans la forêt de séquoias ou du baiser pas­
sionné dans un autre continuum que celui du film. Il
construit ce continuum en extrayant de la continuité
dramatique des films d'Hitchcock un certain nombre
42
Après la littérature

d' obj ets : les rails d'un train, le vol d'un avion, les
ailes d'un moulin, une femme qui brandit une brosse
ou serre un sac à main, une bouteille qui tombe, un
homme qui monte un escalier . . . En somme , il traite
les images d'Hitchcock comme des images de Vertov.
Mais l' analogie formelle souligne l'hétérogénéité des
éléments et de l ' op ération elle -même . Ce ne sont
plus les atomes de la grande danse des énergies du
monde qui sont mis en connexion par une machine
qui coupe et colle de la pellicule . Ce sont des images
de rêve qui glissent les unes sur les autres, se fon­
dent ou se séparent à nouveau dans le continuum
des métamorphoses numériques. Vertov congédiait la
fascination des regards et celle des histoires. Godard
défait les histoires d' Hitchcock au profit des images
fascinantes. Et c ' est ave c ces images de fascination
qu'il entend faire l ' histoire du cinéma et celle de
son siècle . Deux formules résument cette histoire .
La première nous parIe de l'usine de rêve hollywoo­
dienne : « Des usines comme ça, le communisme s'est
épuisé à les rêver. » La seconde porte un diagnos­
tic sur le devenir du cinéma, emprunté au critique
Michel MourIet : « Le cinéma substitue à notre regard
un monde qui s' accorde à nos désirs. » Godard noue
ainsi deux thème s . L' un est celui du déplacement
de l'utopie : l'usine de rêve hollywoodienne serait la
retombée ou la captation de l'utopie du xx8 siècle :
celle du nouveau monde machinique . L'autre est celui
de la trahison du cinéma : celui-ci aurait abdiqué sa
vocation de machine de vision mettant en rapport les
phénomènes pour se transformer en machine à pres­
tiges au service des « histoires » : celles des scénarios
hollywoodiens ou celles des dictatures dévastatrices
occupées à refaçonner des peuples. L'entreprise des
Histoires est alors une entreprise de rédemption : la
fragmentation godardienne veut délivrer le poten­
tiel des images de sa soumission aux histoires . En
43
Les écarts du cinéma

inventant des relations inédites entre films , photogra­


phies, peintures , bandes d' actualité , musiques , etc . ,
elle fait j ouer rétrospectivement au cinéma le rôle
de révélateur et de communicateur qu'il a trahi en
s'asservissant à l'industrie des histoires.
Cette histoire de chute et de rédemption sus cite
deux réflexions . Godard touche un point sensible en
soulignant que les formes de fascination mises en
œuvre par les grands réalisateurs hollywoodiens sont
les retombées ou les résidus de l'utopie cinématogra­
phique . Les inventions techniques et les machines de
communication célébrées p ar la symphonie unani­
miste de Vertov deviennent chez les ciné astes émi­
grés qui ont connu l'Europe des temps futuristes et
expressionnistes, les instruments d'une machination,
d'une relation maléfique ou d'une fascination : appa­
reil photographique de Beyond a reasonable doubt
(Lang) , téléphone de The Blue Gardenia (Lang) ou
de Dial M for Murder (Hitchcock) , train de 5tranger
on a train (Hitchcock) , avion de North by Northwest
(Hitchcock) . Dans Vertigo , c ' est la voiture qui j oue
ce rôle . Malgré quelques discrets bruits de circula­
tion, Scottie semble conduire en état d ' apesanteur,
guidé par un regard qui est déj à ailleurs, aspiré par
le prochain piège : portrait, cimetière , eaux du faux
suicide ou clocher du vrai crime . La machine mène
là où le regard se laisse entraîner par la fascination.
Le mouvement conduit vers les pièges ; le regard
est un principe d'illusion. Et ce San Francisco où le
trafic des grandes artères se perd sans cesse dans
le silence d ' un hôtel , d ' un mus é e , d ' un cimetière
ou d ' un rivage déserts s emble porter le deuil non
seulement de l 'imaginaire Carlotta Valdes mais de
l' Odessa grouillante de Dziga Vertov. Mais on peut
en tirer une conclusion un peu différente de celle de
Godard : Hollywood n'a pas réalisé l'usine rêvée par
le communisme . Il a seulement recyclé au profit du
44
Après la littérature

vieil art des histoires les éléments du rêve commu­


niste machinique . Mais la possibilité de ce transfert
nous rappelle qu'un art n'est j amais simplement un
art ; c'est touj ours en même temps une proposition de
monde. Et ses procédés formels sont bien souvent les
restes d'utopies qui visaient bien plus que le plaisir
des spectateurs, la redistribution des formes de l'ex­
périence sensible collective .
La seconde réflexion concerne la forme de rédemp­
tion opérée p ar Godard . Celui-ci veut racheter les
images du cinéma de leur suj étion à l'industrie des
histoires. Mais pour le faire , il doit ramener à l'unité
deux idées différentes de l 'image : l 'image est pour
lui l'icône où viennent directement s'imprimer, dans
leur unicité , les traits du monde sensible , mais elle est
aussi le signe qui se combine à l'infini avec tous les
autres . Godard veut à la fois la puissance du regard
qui assiste à la naissance des choses et celui de la
machine qui destitue la centralité du re gard pour
mettre toute chose en communication avec toute
autre . Il veut faire du Vertov avec les icônes extraites
d'Hitchcock, de Lang, d'Eisenstein ou de Rossellini.
Mais , en le faisant, il efface la tension qui est au cœur
de l'entreprise de Vertov : la tension entre la commu­
nication du mouvement et la centralité du regard .
Dans L'Homme à la caméra , l'œil d e la caméra et du
cameraman sont omniprésents , mais cette omnipré­
sence est aussi une continuelle autosuppression : pour
être l'instrument de la communication universelle
des énergies , la caméra doit fonctionner à l'aveugle,
comme un central téléphonique . L'œil ne relie que
s'il renonce à s' attarder sur ce qu'il voit, s'il renonce
à regarder. Cette disj onction du regard et du mou­
vement, Godard doit l' éviter pour identifier l'image ­
icône qui suspend les histoires et l'image -signe qui
met en relation toute chose avec toute autre. Il tend du
même coup à éviter le dilemme « communiste » qui est
45
Les écarts du cinéma

au cœur de la tension cinématographique du regard


et du mouvement . Ce dilemme n' est pas technique ,
mais philosophique et politique . C' est le dilemme de
l'identité entre l' absolu de la volonté qui bouleverse
les formes du monde sensible et l' absolue démission
de la volonté au profit des énergies d'une vie qui ne
veut rien. Dans son entreprise de rédemption, Godard
efface le divorce secret qui hante le mariage le plus
accompli de l'image et du mouvement. C'est pourquoi
ce rachat du passé déclare en même temps la fin de
l'histoire du cinéma. La tâche d'un cinéma moderne,
d'un cinéma ayant pris la mesure de sa propre utopie
historique , serait peut-être de revenir sur la disj onc­
tion du regard et du mouvement, de ré- explorer les
pouvoirs contradictoires des arrêts , des retards et
des déliais ons du regard.
Mouchette et les paradoxes
de la langue des images

Parmi les nombreux épisodes que B resson aj oute


à La Femme douce de Dostoïevski figure une soirée
au théâtre . Le couple y assiste à une représentation
d'Hamlet. Celle-ci étale tous les vices que les Notes
sur le cin ématograph e prêtent à l ' ordinaire de la
pratique théâtrale . Les acteurs jouent à être Hamlet,
Gertrude ou Laërte . Habillés en style troubadour, ils
prennent la pose, s' agitent, forcent la voix et l'expres­
sion. Rentrée chez elle , la Douce va droit à la pièce
de Shakespeare et y vérifie que , pour pouvoir hur­
ler toute la soirée , les acteurs ont coupé le p assage
contenant les instructions du prince à ses comédiens
fictionnels : dire leur tirade du bout de la langue , au
lieu de beugler comme un crieur public. L'épisode a
valeur de démonstration. C' est de ce mauvais théâtre
que le cinéma ordinaire est la photographie . C ' est
à lui que s' oppose la langue cinématographique , où
l'image n' est plus une copie vouée à la ressemblance
mais l'élément d'un discours autonome et où le ton
égal, non-expressif, des modèles permet de faire sur­
gir, au lieu des parades de la scène , la vérité nue de
l'être intime.
La démonstration est claire . Elle est même trop
claire - de ce genre de clarté qui dispose un leurre
pour recouvrir une difficulté plus secrète . Je ne sais
pas si c ' est ainsi que l ' on j ouait Hamlet en 1 969. Je
s ais en revanche qu' avant même l a naiss ance de
47
Les écarts du cinéma

Robert Bresson, divers poètes et hommes de théâtre


avaient fait de la mise en scène des drames shakes­
peariens la pierre de touche d'une critique du réa­
lisme théâtral. Mallarmé déj à saluait en Hamlet « le
seigneur latent qui ne peut devenir » et dénonçait la
prétention des acteurs à faire exister leurs person­
nages alors qu 'ils ne devaient être que des motifs
de tapisserie3• E dward Gordon Craig représentait
un H amlet allongé , séparé p ar la barrière de l ' art
de la masse des courtisans enveloppés avec le roi et
la reine dans un même mante au d ' or. Maeterlinck
proposait, lui, d' envoyer princes et seigneurs à l'ar­
rière-plan pour faire venir à leur place au premier
plan les forces obscures qui parlaient à travers eux,
en concentrant par exemple le drame sur un vieillard
immobile sous sa lampe écoutant en silence les bruits
de l'inconnu qui l'entourent4•
Tous trois propos aient au fond la même chose :
mettre la parole théâtrale à l'heure de la littérature ,
celle de la parole muette . La parole muette , ce n'est
pas simplement la parole qui égalise dans le silence
de l'écriture la ligne continue de la narration et les
éclats de voix de l'interlocution. C ' est, plus profon­
dément , la p arole qui fait p arler ce qui est muet ,
déchiffrant les signes muets écrits sur les choses ou
se mettant, à l'inverse, au diapason de leur absence
de signification pour enregistrer les intensités muet­
tes et le bruit anonyme du monde et de l'âme. C'est,
plus généralement, la p arole qui ne cesse de déro­
ber, de reprendre en elle les prestiges de sensorialité
imaginaire qu' elle déploie. C' est cette identité d'une
puissance d'incarnation et d'une force de désincarna­
tion qui fait le fond de la littérature depuis qu' elle a
renversé les deux grands principes de l' ordre repré­
sentatif classique : le primat de l'intrigue et de son
principe d'intelligibilité - l ' agencement des actions
selon le nécessaire et le vraisemblable ; le système
48
Après la littérature

d'expression des émotions , sentiments et volontés à


travers une codification des discours et des attitudes
appropriés .
S i le cinématographe peut, avec Bresson, formali­
ser son opposition au théâtre, c ' est parce que déj à la
puissance littéraire de la parole muette a remis en
c ause , et d ' abord sur la scène même du théâtre , la
logique représentative du primat de l'intrigue et de la
codification des expressions . Le vrai problème n' est
donc pas l'opposition du cinématographe au « théâtre
filmé » mais le rapport du cinématographe à la litté­
rature . Le cinéma ne vient pas con tre le théâtre , il
vient après la littérature . Cela ne veut pas simple­
ment dire qu'il porte à l'écran des histoires tirées de
livres , mais qu'il vient après la révolution littéraire ,
après le bouleversement des rapports entre signifier
et montrer qui, sous le nom de littérature , est arrivé
à l' art de raconter des histoires. Le problème alors
n'est pas seulement d'inventer, avec les images mobi­
les et les sons enregistrés, des procédés susceptibles
de produire des effets analogues à ceux des procédés
littéraires. C ' est là un problème classique de corres­
pondance des arts . Or le régime esthétique des arts ,
auquel le cinéma appartient comme la littérature , a
brouillé , avec les rapports entre montrer et signifier,
les principes mêmes de la correspondance des arts .
Il s'en tire quelques conséquences que j e voudrais
étudier à travers un film, Mouchette, que Bresson a
adapté du récit de Bernanos intitulé Nouvelle Histoire
de Mouchette.
Le problème d'une telle « adaptation » peut se for­
muler simplement : la littérature n' est pas simple ­
ment l'art du langage qu'il faudrait mettre en images
plastiques et en mouvement cinématographique. Elle
est une pratique du langage qui comporte aussi une
certaine idée de l'imagéité et de la mobilité . Elle a
inventé elle -même un certain cinématographisme ,
49
Les écarts du cinéma

que l ' o n peut définir p ar trois grands traits . C ' est


d' abord le privilège de la p arole muette , du pou­
voir d' expression accordé à la présence silencieuse
- significative , énigmatique ou insignifiante - de la
chose . C 'est ensuite l'égalité de toutes choses repré­
sentée s . L'égale attention que Mouchette accorde à
un visage humain, une main tournant un moulin à
c afé ou le bruit d ' un verre sur un zinc de bistrot,
Bresson en trouve le modèle chez Cézannes. Mais ,
par-delà Cézanne , elle renvoie à cette grande éga­
lité des suj ets nobles et vils , des êtres p arlants et
des choses muettes, du signifiant et de l'insignifiant
théorisée et pratiquée depuis Flaubert par la littéra­
ture . C ' est enfin le traitement séquentiel du temp s .
J'appelle ainsi l e traitement qui constitue l a narration
par blocs inégaux et discontinus d' espaces-temps , à
l'opposé du modèle représentatif, celui de la chaîne
temporelle homogène de causes et d'effets , de volon­
tés se traduisant en événements et d ' événements
entraînant d' autres événements . Le temps institué
par la révolution littéraire est un temps s équentia­
lis é , divisé en blocs de présents ramassés sur eux­
mêmes qu'on pourrait par anticipation nommer des
plans-séquences. Ce cinématographisme littéraire est
particulièrement sensible dans Nouvelle Histoire de
Mouchette. C' est l'histoire d'une adolescente mépri­
sée et sauvage , fille d ' un père alcoolique et d ' une
mère poitrinaire , et qui se suicidera après avoir été
violée par un braconnier et avoir vu mourir sa mère .
Le récit de Bernanos est exemplairement séquentiel,
non seulement parce qu'il est fait de courts chapitres
mais aussi par les ruptures qu'il introduit entre eux.
J'en prends pour exemple le passage du récit du viol
à l'épisode suivant. Le premier s' achève ainsi : « Les
dernières braises croulaient dans la cendre . Il n'y
eut plus rien de vivant au fond de l ' ombre que le
souffle précipité du bel Arsène . » D e là le chapitre
50
Après la littérature

suivant saute sans raccord à un autre plan-séquence


qui commence ainsi : « Elle s' est roulée en boule dans
une touffe de genêts où elle ne tient guère plus de
place qu'un lièvre6. »
Cette image de Mouchette roulée en boule peut nous
évoquer la théorie schlégélicnne du fragment roulé
en boule sur lui-même comme un petit hérisson ou la
conceptualisation deleuzienne de l'image-temps : un
présent qui se met en boucle avec sa propre infiniti­
sation ; une coupure et un ré-enchaînement à partir
du vide , un raccord sous forme de non-raccord . La
littérature produit un certain typ e d'image -temp s,
marqué p ar deux traits : le tropisme interne de la
séquence et la coupure entre séquences. Ce tropisme
et cette coupure mettent en œuvre un principe d'iner­
tie qui s ' accorde chez Bernanos avec la donnée fic­
tionnelle : le destin des êtres voués à la résignation,
à la fois révoltés dans leur résignation et résignés
dans leur révolte . Ils sont aussi en harmonie avec la
ligne générale du récit, avec sa physique imaginaire :
la course à l'abîme d'un être obéissant aux lois de la
chute des corps.
La question se pose alors : qu'est-ce que le cinéma
peut faire de ce « cinématographisme » littéraire qui
l' anticipe ? Pour engager la réflexion, nous disposons
d'un indice . Entre le souffle précipité du bel Arsène
et la petite chose roulée en boule dans la touffe de
genêts nous pourrions nous attendre à ce que Bresson,
conformément à une certaine idée de la « modernité »
cinématographique, accentue la coupure . Or il l'a au
contraire atténuée. Ce qui termine la séquence du viol,
ce n' est pas le souffle du bel Arsène , ce sont les mains
de Mouchette se refermant autour de son cou pour
exprimer, selon un mode assez convenu, le passage
de la douleur au plaisir. Ce qui se raccorde ensuite ,
ce n'est pas le petit lièvre/hérisson Mouchette . C'est
Arsène qui ouvre la porte et appelle : « Mouchette » .
51
Les écarts du cinéma

Bresson a uni les deux plans par un fondu-enchaîné ,


procédé courant chez lui mais peu propre à marquer
le caractère traumatique de l ' événement . Entre la
donnée littéraire et son usage cinématographique il y
a donc , à première vue , non seulement un écart mais
un contre-mouvement.
Nous rencontrons là un paradoxe plus redoutable
que celui analysé par André Bazin à propos du Journal
d'un Curé de campagne. Il y remarquait que Bresson,
obligé de tailler dans la masse, avait coupé non pas le
plus « littéraire » - l' écriture du j ournal - mais le plus
visuel, le plus sensoriel. « Des deux, disait-il , c'est le
film qui est littéraire et le roman grouillant d'images7. »
Bresson soustrayait par exemple le luxe de détails
sensoriels qu'offraient la rencontre du Comte rentrant
de la chasse et la vision de ces lapins morts , tas de
boue et de poils gluants , d'où émerge ait seul un œil
très doux semblant fixer le prêtre . Art naturellement
visuel, le cinéma devait réduire cet excès de visualité
par lequel la littérature se proj etait imaginairement
au-delà de ses propres pouvoirs . D ' où le caractère
quintessencié du film, portant le récit littéraire à un
degré supérieur d'abstraction.
Or notre exemple fait apparaître que les choses
sont plus compliquées. Car le lapin n'était pas seule­
ment une image destinée à donner chair à la narra­
tion. C' était aussi, selon la logique flaubertienne , un
arrêt de la narration : l'œil de l ' animal mort, c'était
une chose inerte , un suspens au milieu du conflit de
volontés entourant le prêtre. L'excès de sensorialité
de la description et la structure discontinue de la
narration ont le même effet : tous deux retirent du
sens à l' action, du poids à ses intrigues . Ils construi­
sent ensemble cette logique suspensive par laquelle
la littérature produit en même temps de l 'incarna­
tion et de la désincarnation. En écartant l'image trop
sensuelle , Bresson soustrait donc aussi le pouvoir
52
Après la littérature

suspensif inhérent à l'hypersensorialité même de la


description. C 'est par rapport à ce pouvoir suspen­
sif de l' excès littéraire que l'hyperfragmentation du
montage bressonien prend sens. Pour comprendre
cet affrontement des logiques, il est utile de comparer
l'entrée en matière du roman à celle du film.
Voici donc c omment B e rnanos commence s o n
récit :

Mais déj à le grand vent noir qui vient de l' ouest


- le vent des mers , comme dit Antoine - éparpille
les voix dans la nuit. Il j oue avec elles un moment
puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne
sait où, en ronflant de colère. Celle que Mouchette
vient d'entendre reste longtemps suspendue entre
ciel et terre , ainsi que ces feuilles mortes qui n'en
finissent pas de tomber.
Pour mieux courir, Mouchette a quitté ses galo­
che s . En les remettant elle se trompe de pie d .
Tant pis ! Ce sont l e s galoches d'Eugène , s i larges
qu'entre la tige elle peut p asser les cinq doigts de
sa petite main. L'avantage est qu'en s 'appliquant
à les b alancer au b out des orteils ainsi qu'une
paire d' énormes castagnettes , elles font à chaque
p as sur le macadam du préau un bruit qui met
Madame l'institutrice hors d'elle -même .
Mouchette se glisse jusqu'à la crête du talus et
reste là en observation, le dos contre la haie ruisse­
lante . De cet observatoire , l'école paraît toute pro­
che encore , mais le préau est maintenant désert.
Après la récréation, chaque samedi, les classes se
rassemblent dans la salle d 'honneur ornée d'un
buste de la République , d'un vieux portrait jamais
remplacé de M. Armand Fallières , et du drapeau
de la Société de gymnastique, roulé dans sa gaine
de toile cirée . Madame doit lire en ce moment les
notes de la semaine, puis l'on répétera une fois de
53
Les écarts du cinéma

plus la cantate qui doit être l'une des solennités


de la lointaine distribution des prix8•

Ce début est une parfaite démonstration du cinémato­


graphisme littéraire . Cela commence par un plan d'en­
semble qui crée l'atmosphère : du vent, des feuilles qui
tombent, des voix indistinctes. Puis un plan rapproché
cadre le personnage en mouvement, qui va s' arrêter
et nous montrer ses galoches en gros plan . Ensuite
un nouveau plan d'ensemble nous découvre ce qu'il
regarde du poste d'observation où il s 'est arrêté . On
reconnaît là le commencement de nombreux films.
Mais toute cette richesse offerte d'images, de sons et
de mouvements est affectée d'une étrange entropie .
Le texte commence par un mais. Ce n'est pas seule­
ment l'artifice qui nous place in medias res, c'est aussi
une objection, un mouvement par lequel la main qui
nous offre cette richesse la retire en même temps.
Ce mais introduit un vent doté d'une couleur noire
manifestement empruntée par métonymie au nuage
qu'il pousse. Ce vent qui serait le vent des mers , au
dire d'un Antoine dont nous ne saurons j amais rien,
éparpille les voix dans la nuit. Et il les éparpille deux
fois : sur le mode de la description physique et sur
celui de la figure de langage : il les éparpille « comme »
ces feuilles qui n'en finissent pas de tomber. Et ces
feuille s , à leur tour, tombent dans l ' indétermina­
tion, car le démonstratif peut indiquer le fait que les
feuilles en général tournoient dans le vent ou dési­
gner des feuilles qui tombent effectivement autour de
Mouchette. Toutes les qualités sensorielles sont ainsi
mises au régime de l'éparpillement des voix et des
feuilles, au régime du comme. La boucle du comme les
fait voyager dans une zone d'indétermination entre les
mots du narrateur et les perceptions et sensations du
sujet fictionnel Mouchette , zone où elles deviennent ce
que Deleuze appelle des percepts et des affects purs.
S4
Après la littérature

Comment le cinéma peut-il répondre à cette sen­


sorialité indéterminée des voix ép arpill é e s , c ' est­
à- dire de l ' écriture ? Il est, nous dit Bresson, « une
écriture avec des images et des sons9 » . Quel rapport
cette « écriture » entretient-elle avec les voix épar­
pillées et les images soustractives de l ' art littéraire ?
La réponse nous est donnée p ar le début du film .
S e s cinq première s minute s n ' ont e n effet rien à
voir avec le début du livre . Bresson a balayé toutes
les images et sensations concrètes que le texte lui
tendait à pleines mains . Il a mis à leur place une
série d ' épisodes entièrement inventé e . Au lieu du
tourbillon des voix dispersées le pré générique nous
présente une figure statufiée , située dans un espace
indéterminé où, malgré le bruit des pas résonnant
sur le p avé , nous avons du mal à reconnaître une
é glise . C ' est l a mère de Mouchette que Bresson a
tirée du lit où le récit la confine pour en faire une
voix de prologue tragique , une voix allégorique qui
dit en substance : « Je suis la mort qui s ' avance . »
Bresson a donc mis un leitmotiv à la place d'une dis­
persion , quelque chose comme les quatre notes ini­
tiales du destin, qui frappe à la porte . Vient ensuite
un épisode totalement inventé lui aussi et également
opposé à toute dispersion, puisqu 'il est fait d ' une
série de raccords impérieux entre des regards et
des mains . Nous voyons d ' abord une main qui tient
un fusil , puis un corps au bout de cette main, celui
du garde qui va se cacher pour observer. De son
regard à travers les feuilles nous visons alors une
autre main , celle du braconnier qui pose un collet.
Nous voyons ensuite le collet qui attend s a proie ,
le perdre au qui s ' avance vers lui et s e fait pren­
dre , sous le regard du garde . Nous allons ensuite
de la main du garde qui libère la bête au regard du
braconnier qui voit sa proie lui échapper. Le garde
remonte ensuite à travers les herbes vers la route
ss
Les écarts du cinéma

où il croise la rentrée des classe s . Et c ' est là seule­


ment que Mouchette apparaît brièvement pour dis­
paraître aussitôt. L' épisode suivant se déroulera en
effet autour d 'un zinc de bistrot, de verres qu'y boi­
vent le braconnier aimé p ar la servante et le garde
éconduit et de bouteilles de contrebande apportées
par le père et le frère de Mouchette . C 'est seulement
en suivant ces derniers que nous retrouverons la
gamine à domicile .
Un trait marque ce début réinventé . C 'est l'usage
exacerbé de la fragmentation : fragmentation des
plans et des espaces et représentation de corps frag­
mentés . Nous voyons alternativement le regard du
garde et la main du braconnier ou vice -versa, j amais
les deux ensemble , alors même que les gros plans sur
ce que l'un et l'autre font et voient suggèrent la proxi­
mité . Comment penser cette fragmentation ? Dans les
Notes sur le cinéma Bresson nous dit ceci :

Elle est indispensable si on ne veut pas tomber


dans la REPRÉSENTATION.
Voir les êtres et les choses dans leurs p arties
séparable s . Isoler ces p arties . Les rendre indé ­
p endantes a fi n d e leur donner un e nouvelle
dépendance1o•

Deleuze, de son côté , voit chez Bresson un exemple


de montage « haptique » , procédant au raccordement
des espaces à l' aveugle , par tâtonnements, à l' opposé
donc de l'impérialisme optique et sensori-moteur.
Mais il n'est pas si sûr que la fragmentation prati­
quée par Bresson obéisse à un principe antireprésen­
tatif. Car le cœur de la logique représentative , c ' est
l'idée du tout où toutes les parties sont exactement
ajustées. Qu'il faille pour cela décomposer les totalités
données au regard, c'est ce que savaient déj à les pein­
tres antiques qui composaient les images de la beauté
56
Après la littérature

Mouchette, Robert Bresson, 1 9 6 7 .

avec des beautés empruntées à plusieurs modèles ou


les dramaturges classiques qui donnaient aux événe­
ments de leurs intrigues cette parfaite nécessité que
la vie ne présente j amais. Or c'est bien cette tradition
que suivent le découpage et le montage bressonien.
« Monter un film, dit Bresson, c'est lier les personnes
les unes aux autres et aux obj ets par les regardsll . »
Dans ces séquences de Mouchette , c'est le rapport de
plan à plan qui accomplit le trajet du regard. Ce mon­
tage sépare radicalement Bresson d'un de ses frères
supposés en christianisme et en modernité cinéma­
tographique : à l ' encontre de ce qui se passe chez
Rossellini, il est rare que le regardant et le regardé
soient chez Bresson dans le même plan, encore plus
rare que leurs regards s'y croisent. La fragmentation
est d'abord un principe de stricte économie narrative :
il n'y a rien à voir sur le plan du garde caché dans
le feuillage que la mobilité des yeux qui surveillent
alternativement la proie et le chasseur. Et le plan du
collet est, comme le collet lui-même , pure attente de
57
Les écarts du cinéma

l' animal qui va s'y prendre . La fragmentation inter­


dit à l'image d' être plus qu'un relais entre celle qui
précède et celle qui suit.
Bresson nous donne deux analogies pour compren­
dre cette dépendance. Il invoque d'abord la peinture :
un plan est à un autre comme la touche de couleur
que modifie la touche voisine 12 • Mais l ' analogie est
trompeuse. La première touche n' est plus sur la sur­
face quand la touche « voisine » apparaît . D ans le
récit de B ernanos les hantises intérieures venaient
colorer les sensations présente s . Chez Bresson au
contraire, chaque plan semble conçu pour ne conte­
nir rien de plus qu'un moment déterminé de l'action.
D ' où l'usage d'une autre analogie , celle de la langue :
les images sont comme les mots du dictionnaire qui
n ' ont de valeur que par leur position et relation13•
Une telle idée de la langue consonne avec l' ambiance
structuraliste de l'époque . Mais elle est bien éloignée
de celle que pratique la littérature , où le mot ne cesse
de proj eter autour de lui ce halo d'images indéci­
ses qui soutient et contrarie à la fois la marche de
l' action . La littérature cherchait à s' excéder, elle se
faisait cinématographique à sa manière . À l'inverse ,
l' idée de la langue des images tend à dévisualiser
l'image . Elle soumet chaque fragment visuel à une
double contrainte : il est un morceau d' action qui ne
retient d'un corps que la partie concernée par l ' ac­
tion - un regard, des mains , des pieds . . . Et il est un
morceau de langue comme Bresson l' entend : un mot
qui ne prend sens que par rapport à un autre . Mais ce
rapport, tel qu'il le conçoit, se ramène à un dispositif
stimulus/réponse. C ' est ce qu 'illustre un épisode du
film, celui des mottes de terre lancées par Mouchette
contre ses camarades. Il s'insère dans la narration fil­
mique à la suite d'un autre épisode : la leçon de chant
où la classe répète la fameuse cantate de distribution
des prix et où Mouchette bute obstinément sur un si
58
Après la littérature

bémol. Ces deux épisodes sont bien issus de Bernanos.


Mais ils sont traités à contre -pied du roman. Chez
B ernanos les fausses notes de Mouchette , les rires
de la classe et la fureur de l'institutrice provoquaient
chez l'adolescente « cette expression stupide dont elle
sait déguiser ses joies » . Bresson substitue au succès
de cette expression composée les larmes qui avouent
l'échec et la honte . C' est l'inverse pour les mottes de
terre. Dans le roman, Mouchette lançait de rage une
seule motte qui allait s ' é craser sur la route après
que les fillettes se soient éparpillées. Le film oppose
à cela un principe de réussite intégrale. Chaque coup
fait mouche , touchant la cible qui nous est montrée à
l'avance : une tête , un cartable , une poitrine , un dos.
Et, par un singulier raccord, c 'est seulement la partie
du corps atteinte qui se tourne dans la direction de
la coupable : la poitrine ou la tête selon que l'une ou
l' autre a été visée . Le principe de raccord n'est ni le
contraste des tons ni l' arbitraire du signe . C ' est ce
rapport impérieux où un plan est à un autre comme
le coup à sa cible .
La fragmentation n' est donc en rien un principe
d ' antireprésentation. Tout au contraire , elle annule
ces suspens de l' action, ces distensions du temps, ces
ruptures de causalité par lesquels la littérature s'était
émancipée de la logique représentative . La révolu­
tion littéraire avait brisé la logique fonctionnelle des
enchaînements narratifs . La fragmentation bresso­
nienne impose à l'inverse un principe d'hyperfonc­
tionnalité . Tout fragment visuel est équivalent à un
morceau de langage qui est lui-même un morceau de
narration. La narration filmique présente alors une
forme cynégétique qui semble épouser exactement
la donnée narrative . En aj ustant la fragmentation
visuelle au ré cit d'une histoire de traque, l' ouver­
ture du film résume déj à le de stin de Mouchette .
Pour l 'instant celle -ci est comme le perdreau que
59
Les écarts du cinéma

le garde libère . Tout à l'heure , elle sera comme les


lièvres qu'une troupe de chasseurs encercle et mas­
sacre dans un autre épisode inventé par Bresson et
placé par lui à la fin du film, juste avant le suicide de
l'adolescente .
L'insertion de ces deux scènes de chasse mérite
elle -même d ' être examiné e . Ce n ' est pas en effet
une invention ex nihilo mais le résultat d'un proces­
sus de transposition à deux nive aux . À un premier
niveau, ces deux épisodes littéralisent les métaphores
présentes dans le texte de B ernanos. J ' ai déj à évo­
qué Mouchette « roulée en b oule dans cette touffe
de genêts où elle ne tient guère plus de place qu'un
lièvre » . Chez Bresson ce quasi-lièvre devient un vrai
lièvre . L'image stylistique est transformée en élément
visuel et la traque évoquée par la métaphore devient
la structure même de l ' action filmique , structure
symbolisée par ces épisodes mais réfléchie déj à en
chacune de ses articulations . Mais la chasse aux liè­
vres est aussi une citation empruntée à la scène de
chasse de La Règle dujeu. En empruntant à Renoir les
lièvres et leur valeur symbolique , Bresson tire aussi
toute la chaîne narrative construite autour d' eux. Il
lui emprunte aussi la rivalité « professionnelle » et
amoureuse du garde Schumacher et du braconnier
Marceau qu'il projette sur le couple du garde Mathieu
et du braconnier Arsène . L'intrigue change alors de
sens. Le récit de Bernanos était entièrement focalisé
sur Mouchette dont il suivait , d' étape en étap e , le
chemin de croix. Bresson, lui, fait de Mouchette une
otage prise au piège dans la rivalité du garde-chasse
et du braconnier autour de cette serveuse de bar qui
n'existe dans le livre que par une allusion au détour
d'une phrase . Il parfait ainsi le rapport d' adéquation
entre scénario et mise en scène . En faisant de chaque
plan la cible d'un autre , la mise en scène se met au
service d'un scénario de traque . Et inversement ce
60
Après la littérature

scénario sert d' allégorie à la mise en scène . C 'est là


une des constantes du cinéma de Bresson. Chacun
de ses films raconte plus ou moins la même histoire :
celle d'un chasseur/metteur en scène - policier ou
voyou, mari j aloux ou amante délaissé e , garde ou
braconnier - disposant les apparences pour attirer
une proie dans ses filets. Bresson, par ailleurs, définit
sa mise en scène comme un dispositif de capture de
vérité . Quel est le rapport exact entre ces deux chas­
ses ou ces deux mises en scène ?
La réponse est claire pour ce qui est de l' enchaîne­
ment narratif des plans . On a vu que la fragmentation
visuelle y épousait le regard et les attentes du chas­
seur. Mais l' affaire se complique quand il s ' agit de
l'expression des corps dans le plan. Bresson en for­
mule le problème à travers une critique de l 'acteur.
L' acteur est pour lui, selon la tradition platonicienne ,
le menteur, l'être double qui n'est pas lui-même mais
Hamlet, mais n'est pas non plus Hamlet, puisqu'il ne
fait que le j ouer comme il j ouerait tout autre rôle .
Bresson met lui aussi à la porte le miméticien trom­
peur et lui substitue le modèle. Celui-ci ne j oue pas .
I l est d' abord u n corps qui se tient devant l a caméra
comme il le ferait devant un peintre . Mais l' analogie
picturale est ici aussi trompeuse . C ' est essentielle­
ment par sa façon de parler que le modèle doit se
différencier de l'acteur. Il doit dire sans y penser, sans
y mettre d'intention signifiante , les p aroles que le
metteur en scène lui dicte , accompagnées des gestes
qu'il lui commande . Ainsi, nous dit Bresson, exprime­
ra-t-il sa vérité intérieure , à l' encontre de sa pensée
consciente . La mise en scène fabrique par la répéti­
tion des paroles et des gestes un automatisme maté ­
riel destiné à en susciter un autre, celui de l' automate
non fabriqué , l 'automate intérieur dont personne ne
peut programmer le mouvement et qui, si on lui sup­
prime toute échapp atoire , doit se mouvoir selon la
61
Les écarts du cinéma

seule vérité de son êtr e . Les Notes sur le cinémato­


graphe proposent un théorème du modèle calqué sur
celui d'Archimède : « Modèle . Jeté dans l' action phy­
sique , sa voix, en partant de syllabes égales, prend
automatiquement les inflexions et les modulations
propres à sa vraie nature14. » Tout corps en mouve­
ment soumis à la loi d'égalité des éléments signifiants
exprimerait automatiquement sa vérité propre . Ce
théorème du modèle semble d'abord s'accorder avec
la logique cyné gétique du plan pour p arachever la
logique de la traque . Mais il y introduit en fait un
écart décisif. C ar la vérité attendue du modèle est
un effet tout différent de celui produit par l ' enchaî­
nement des plans-cibles. Le modèle est condamné à
dire sa vérité . Mais le metteur en scène ne peut anti­
ciper cette vérité . La mécanique ordonnée des plans
enchaînés et des volontés en conflit cède la place à la
liberté de l ' automate . L' automate n'en contrôle pas
l'e ffet . Mais le metteur en scène le contrôle moins
encore . Le savoir vient alors coïncider avec le non­
savoir, le volontaire avec l'involontaire .
Le modèle cinématographique semble ainsi appor­
ter la s olution au problème posé p ar ces hommes
de théâtre - Maeterlinck, Gordon Craig et quelques
autres - qui avaient voulu supprimer la mimique de
l ' acteur. Celle - ci était pour eux une manifestation
parasitaire , inapte à exprimer la puissance de destin
portée par les paroles du drame . À cette puissance-là,
il fallait un corps propre : un corps vierge de toutes
les habitudes qui ajustent des intonations et des ges­
tes à des sentiments définis . Mais un tel corps ne
pouvait être qu'un corps sans vie : androïde ou sur­
marionnette . Avec l' automate vivant, l' automate spi­
rituel que libère la mécanisation des gestes et paroles
du modèle , le cinématographe sort apparemment du
dilemme théâtral. Mais ce succès pose deux problè­
mes. Tout d ' abord, l ' art cinématographique établit
62
Après la littérature

sa différence propre là où il se concentre sur ce qui


est, en lui, le plus « thé âtral » , le dialogue des person­
nages. La transposition de Mouchette est à cet égard
exemplaire . Bresson a refait l'intrigue , il a rej eté les
images que lui proposait le roman et proj eté dans
la lumière provençale l' atmosphère de Nord boueux
chère à B ernanos. Il a en revanche conservé ce qui
est le moins « cinématographique » dans le roman, ce
qui était devenu depuis Flaubert la croix des roman­
ciers, soit le dialogue . Les romanciers s' étaient sou­
vent appliqués à le dissoudre dans les perceptions des
personnages. Bresson en refait des blocs de parole
qui s' affrontent. Et c 'est dans sa manière de dire un
texte littéraire que le modèle cinématographique
s'oppose à l 'acteur de théâtre filmé .
Mais ici se pose le second problème : qu' est-ce au
juste que cette « vérité » produite par l' automatisme
des syllabes égales énoncées d ' un ton neutre ? Le
Journal d'un curé de campagne nous proposait sur ce
point une démonstration troublante . Au catéchisme ,
la bonne élève Séraphita récitait parfaitement la leçon
sur l'institution de l'eucharistie . Le prêtre la prenait
à part à la fin du cours pour la féliciter et lui deman­
der si elle avait hâte de recevoir le corps de Jésus .
Non, répondait-elle : « ça viendra quand ça viendra » .
Pourquoi donc écoutait- elle s i bien l e prêtre ? « Parce
que vous avez de très beaux yeux » , répondait- elle
effrontément, tandis que l ' on entendait en coulisses
les rires des copines complices. Séraphita a fait en
somme ce que le cinéaste demande au modèle : elle
a dit exactement les mots qu'on lui a fait apprendre .
Et elle les a dits sans y mettre aucune expression, sur
ce ton absolument égal qu'on appelle le ton du caté­
chisme . Mais quelle vérité nous a-t-elle ainsi révélée ?
Ce n'est en tout cas pas la vérité de l'incarnation. Sa
réponse est au contraire un pied de nez au guetteur
de vérité incarnée . Et à supposer même que quelque
63
Les écarts du cinéma

vérité intime se cache derrière la provocation, celle-ci


nous restera inconnue . En prononçant d ' un même
ton la leçon de catéchisme et la phrase provocatrice ,
en refusant d' accorder une importance aux mots qui
disent la vérité du verbe fait chair, de les considérer
comme autre chose que les belles paroles d'un jeune
mâle aux beaux yeux, Séraphita rend indiscernables
l'obéissance à un trajet commandé des paroles et le
refus d'en livrer l'effet attendu.
L'insolence de Séraphita, cette cap acité d ' obéir à
une parole tout en refusant d'en accomplir le sens,
désespère à bon droit le serviteur de Dieu. Mais elle
prend un autre sens pour l'écrivain catholique , atten­
tif à la force de désobéissance tranquille présente chez
ceux qu' on croit le moins capables de duplicité - les
pauvres et les enfants des pauvres . Chez Mouchette
dont il écrit l'histoire deux ans après la publication
du Journal d'un curé de campagne, au cœur de cette
guerre civile espagnole qui a bouleversé ses croyan­
ces politiques, la sournoiserie de Séraphita se trans­
forme en une vertu positive de résistance . Mouchette
devient la représentante d ' une « noblesse des pau­
vres » incarnée par ces femmes et ces enfants de l'Es­
pagne républicaine envoyés à la mort par les bour­
reaux franquistes, qui font face à un destin qu'ils ne
maîtrisent pas. Bresson n'a pas la sensibilité politique
de Bernanos. Il donne pourtant à Mouchette un frère
imprévu : le petit martyr révolutionnaire Joseph Bara.
Et il relève le défi de donner à son insolence , c'est­
à- dire à la noblesse des pauvres, la voix et le corps
qui lui conviennent. La théorie du modèle livrant sa
vérité ne peut alors suffire à rendre compte de ce
qui passe p ar la voix de Mouchette. Toute sa ligne
vocale est en effet tendue vers une performance d'in­
solence, qu' accompliront le « Merde ! » lancé au dis­
cours moralisateur du père et la réponse provocatrice
aux investigations du couple Mathieu, « Monsieur
64
Après la littérature

Arsène est mon amant » . La mise en scène doit faire


naître de son corps la voix apte à cette insolence , la
voix d'un corps qui dévie par rapport à l'échange des
paroles inclus dans le scénario de la traque . Cette
puissance doit se construire à la fois dans la parole
de Mouchette et dans ses silences, dans la manière
dont son corps reçoit, absorbe ou détourne les consi­
gnes qu'il reçoit. Mouchette est souvent silencieuse .
Elle parle parfois avec s e s mains , plus encore ave c
ses pieds qu' elle aime faire claquer sur le pavé o u
frotter dans la boue pour mettre le désordre dans
l'espace civilisé de l 'institutrice ou des dévotes . Cette
mauvaise volonté doit devenir une cap acité positive
qui ne passe plus seulement par les pieds et les mains
manipulant la boue , mais s' affirme dans l'éclat d'une
parole donnant une vibration propre à la matité même
des paroles « inexpressives » . La force de résistance
de Mouchette , le metteur en scène doit la construire
comme une manière d' accorder sa voix, son regard
et son corps dans un même écart par rapport au scé­
nario, narratif et visuel, de la traque .
C ' est cette déviation que nous pouvons observer
dans la scène où Arsène , dans sa cabane, indique à
Mouchette les réponses à donner aux questions des
gendarmes . Nous y voyons en effet se différencier
deux traj ets de la parole . Il y a un premier trajet en
ligne droite où les paroles, réduites à des unités s'in­
formation minimales , sont prononcées sur le ton dit
neutre . Cela, c' est essentiellement la part d'Arsène ,
le metteur en scène qui dicte à Mouchette ce qu' elle
devra répéter et ne livre que quelques monosylla­
bes sans explication en réponse aux questions qui
lui reviennent. « Faudra parler des collets ? - Oui
- Même aux gendarmes ? - Oui. » Chez B ernanos
Arsène prenait la peine de commenter la malice de
Mouchette et de lui expliquer la raison de consi­
gne s apparemment étrange s : mieux vaut avouer
65
Les écarts du cinéma

un braconnage que de se laisser soupçonner d'un


meurtre . Chez Bresson il ne répond que p ar oui et
non. C ' est aussi pourquoi il lui est loisible de par­
ler off. La part de Mouchette , elle , est différente . Sa
voix n'est j amais off et elle se proj ette plus que les
autres. Surtout elle est touj ours rapportée à un corps
attentif. Mais il y a bien des manières d ' être atten­
tif, et celle que Mouchette adopte face à Arsène vaut
d' être observée. Arsène lance ses ordres devant lui,
face à nous . Mouchette les reçoit de biais , comme si
elle prenait la tangente , comme si son corps de profil
introduisait justement un biais par rapport à ce traj et
de l'information minimale que le film pousse parfois
aux limites de la caricature . Ce ne sont pas seule ­
ment les paroles qui font obj e ction, mais aussi son
« attention » même , sa manière d'absorber les paro­
les de l' autre sans que son visage nous dise ce qu' elle
en fait. À ce point l'égalité mécanique de l' automate
vocal rencontre la logique bien plus complexe d'un
automate-visage .
« Deux yeux mobiles d ans une tête mobile elle ­
même sur un corps mobile15 » , c' est ainsi que Bresson
définit le modèle . Et nul n'y correspond mieux que
Nadine Nortier qui réalise ici une des plus étonnan­
tes performances de l'histoire du cinéma. Le visage
de Mouchette auquel elle prête ses traits apparaît
comme une tête articulée , plantée sur un corps rendu
souvent indistinct par le tablier gris et le clair-obscur
qui partage en deux le visage et rej ette le reste dans
l' ombr e . La rondeur du vis age , acc entuée p ar les
pommettes saillantes, est soulignée par le contraste
de la chevelure noire et des deux incroyables couettes
qui pendent de chaque côté . Elle est accentuée dans
les scènes nocturnes par l'opposition du visage clair
au tablier noir, dans les scènes diurnes par l'oppo­
sition des yeux et des cheveux noirs à la chemise et
au jupon clairs . Elle est scandée enfin par la mobilité
66
Après la littérature

Mou ch ette, Hobert Bresson, 1 9 6 7 .

des yeux qui sans cesse s ' ouvrent et se ferment, se


lèvent et se baissent, se tournent vers le côté ou vers
l' arrière , en faisant j ouer le blanc de l'œil autant que
la pupille .
C'est ainsi comme un « visage en noir et blanc » qui
concentre et intensifie le noir et blanc cinématogra­
phique, un visage écran, voire même un œil écran qui
fonctionne comme surface d'inscription des signes .
Mais cette surface démultiplie l'inscription et la dis­
perse . Sur ce visage les paroles, actions ou spectacles
subissent des destinées diverses . Tantôt ils rebondis­
sent dans la projection de la parole . Tantôt ils sculp­
tent silencieusement le visage à la façon dont « le vent
invisible » est traduit par la surface de « l'eau qu'il
sculpte en passant16 » . Parfois enfin ils se trouvent
absorbés. Mouchette est représentée dans un état
d' attention constante . Mais cette attention se dédou­
ble . D'un côté, elle est un comportement d' animal aux
aguets , obéissant au scénario des chasses emboîtées
les unes dans les autres . Mais, d'un autre , Mouchette
67
Les écarts du cinéma

semble absorber simplement ce qui lui advient et le


transformer en pensée sans que cette pensée nous
soit communiqué e . La « noblesse des p auvres » se
transforme alors en capacité formelle . Bernanos sou­
lignait l'écart entre ce qui se passait en Mouchette et
ce que celle-ci pouvait en comprendre . Bresson, lui,
donne au corps de l' adolescente une capacité positive
d'opérer pour son propre compte la synthèse de ce
qui lui advient. La surface de réception des signes se
met à objecter à sa fonction, à absorber les signes
sans restitution, à affirmer une capacité positive de
ne pas dire . Le point extrême de la chasse est alors
un p oint où sa proie lui é chappe . Elle devait révé ­
ler sa « vérité intérieure » . Elle manifeste bien plutôt
une force d'opacification. Mais cette opacification ne
concerne pas seulement le statut du personnage . Elle
affecte la logique d'enchaînement du film lui-même
en engendrant un contre-mouvement qui s ' oppose
à la logique de la traque . Ce corps p arlant qui se
soustrait au trajet liné aire des é changes ruine du
même coup le proj et de la « langue des images » . Sa
contre-performance empêche l'image de s 'identifier
à un élément linguistique et le plan d'être simplement
ce morceau de langue et de narration qui s 'enchaîne
avec un autr e. Le cinéma alors fait avec la p arole
littéraire l'équivalent de ce que la littérature faisait
avec ses évocations visuelles. Chez B ernanos l'image
opacifiait la narration et contrecarrait ainsi la logique
des volontés en conflit. On a vu que la fragmentation
bressonienne des images travaillait à contresens en
rendant l ' enchaînement des images homologue à
l'intrigue de chasse . Mais la performance du corps
parlant avec les mots de la littérature vient s ' oppo­
ser à ce travail d' adéquation. Avec le corps parlant
de Mouchette , le cinéaste construit en fait une autre
histoire , celle d'une performance singulière qui vient
dédoubler la ligne narrative et inverser sa logique .
68
Après la littérature

Cette performance est tantôt de résistance ou de pro­


vocation, tantôt de virtuosité positive .
La première forme trouve sa meilleure illustration
dans la scène de la rencontre avec la veilleuse des
morts . Bresson y détourne entièrement la logique de
B ernanos au profit de Mouchette . Chez Bernanos,
c' est une scène de séduction . La veilleuse des morts
- l ' amoureuse des morts - raconte à Mouchette la
grande affaire de sa j eunesse : ses rapports de garde­
malade avec une j eune fille de bonne famille qu' elle
avait en quelque sorte vampirisée. Mouchette l'écoute
en proie à une léthargie, une « étrange douceur » qui
« tisse autour d' elle les fils d'une trame invisible17 » .
L e résultat n'en est pas seulement cet état entre vie et
mort qui pousse Mouchette vers son destin. C'est aussi
un second viol : la vieille lui arrachera son secret. La
confe ssion aura lieu hors- champ , mais la fin de la
séquence nous en fait partager la souffrance en nous
montrant la vieille pelotonnée dans son fauteuil et
agitant ses doigts comme « deux petites bêtes grises à
la poursuite d'une proie invisible » . Après quoi le récit
dresse sans transition le décor du suicide : « C'est une
ancienne carrière de s able fin abandonnée depuis
longtemps18. » Or la mise en scène de Bresson trans­
forme cette scène de capture en scène de résistance .
La léthargie de Mouchette prend un sens invers e .
Enfoncée dans son fauteuil, serrant son bidon d e lait,
les j oues gonflées, Mouchette chasse de son regard en
biais toute velléité de séduction. Son secret ne peut
plus lui être arraché . Sa seule répons e , ce sont les
pieds boueux qu' elle frotte méthodiquement sur le
tapis de la belle parleuse . Le corps est devenu une
surface impénétrable . Il ne renvoie plus rien, hors
cette boue . Et ce retrait du corps de Mouchette en lui­
même lui donnera la pleine maîtrise de son acte de
mort. Le corps victime de la machination des volontés
en conflit et des causes enchaînées, et sommé de livrer
69
Les écarts du cinéma

sa vérité , se dérobe à tout ce qu'on veut lui faire dire


et faire .
Mais l'activité d e Mouchette n e s e limite pas à ces
gestes de provocation. Mouchette affirme sa capacité
d'inventer des gestes et des comportements qui sont
proprement sa performance . L' épisode exemplaire
est évidemment celui où elle apaise Arsène victime
d'une crise d'épilepsie . Le film y suit le livre d'assez
près. Quelques petites différences pourtant creusent
l ' é cart. C ' est d ' abord l ' air que chante Mouchette .
D ans le ré cit de B ernanos , c ' est un « air de danse
nègre » qu' elle entend tous les dimanches j oué par
le phonographe de l ' estaminet, un air qui ne cesse
de la hanter alors que les « airs de Madame » fuient
aussitôt sa mémoire . Or ce qu' elle chante ici, c ' est
pré cisément l ' air de Madame , la fameuse cantate
de distribution de prix que celle-ci s' était vainement
évertuée à lui faire chanter juste . Le fameux si bémol
passe sans problème, comme si le chant était devenu
le sien. Chez Bernanos le chant était le « secret » de
sa j eunesse tout à coup révélé . Mouchette voudrait
y « plonger les mains19 » . Mais le chant s ' arrête, les
mains sont vides. Chez Bresson, il n'y a pas de mains
vide s . Ce qui vient après le chant répète ce qui le
précédait : un sourir e . C ' est le sourire d'une réus­
site . Et celle-ci est double . C'est d'abord la réponse à
une situation. La petite fille que le braconnier violera
dans quelques minutes a pour l'instant fait de celui-ci
un enfant qu' elle calme en transformant la cantate de
distribution de prix en berceuse. Mais la réussite de
Mouchette , c' est aussi une ligne de fuite plus secrète ,
l' affirmation d'une cap acité au jeu, d'une virtuosité .
L'invention propre du film est cette virtuosité secrète
de Mouchette qui a fort peu à voir avec la théorie du
modèle . On pense bien sûr à la célèbre séquence des
autos tamponneuses. La fête dominicale , entièrement
raj outée par Bresson, où se noue , entre le garde et
70
Après la littérature

le braconnier, le bras de fer dans lequel sera broyée


Mouchette , est en effet l ' occasion pour la gamine
d'un grand moment de j eu et de complicité . Mais on
peut trouver plus significative encore la scène bien
plus modeste du café qui commence la j ournée . Nous
voyons Mouchette y j ouer avec la contrainte quoti­
dienne . Elle fait des moulinets avec le moulin à café
négligemment tendu au bout de son bras . Elle j oue
à remplir les bols à la ronde à toute vitesse avec une
cafetière transformée en arrosoir, puis à faire de
même pour le lait avant de lancer d'une main experte
le couvercle qui retombe exactement sur la cafetière .
La routine est devenue un pur exercice de virtuo­
sité , un j eu pour rien : ce café au lait , personne ne
le boira sur l'écran - à la différence du genièvre qui
circule de main en main et de bouche en bouche et
fait ainsi avancer la ligne droite de la capture . De plus
le cinéaste nous montre Mouchette ici de dos, comme
si elle agissait clandestinement, comme si elle échap­
pait à son regard. Elle fredonne un air non identifia­
ble - ni 1'« air nègre » ni la cantate de Madame -, un
air qui apparaît comme la pure vocalisation de son
aisance gestuelle . Elle construit ainsi sa propre ligne
de fuite , emportée certes dans le mouvement de la
chasse , mais affirmant en même temps son indépen­
dance, mue par une autre dynamique .
Un petit écart vient ainsi diviser la chute « littéraire »
des corps en deux lignes qui tantôt se confondent et
tantôt se séparent. C' est cette ligne de fuite - ou ligne
de virtuosité - que poursuivent le plaisir des autos
tamponneuses et le succès de la chanson, mais aussi
le geste adroit par lequel elle renvoie en arrière , dans
son panier, le croissant donné par l' épicière qui vient
de l'humilier. C'est elle qui s'achèvera dans un suicide
soustrait à la pesanteur du destin, ré approprié comme
un j eu. Dans le livre le suicide était anticipé par le dis­
cours de la vieille et par la robe de la morte qu' elle
71
Les écarts du cinéma

donnait à Mouchette . On voyait l'idée de la mort gran­


dir impérieusement, dans la pensée de Mouchette et
la prose de Bernanos, pour pousser naturellement la
gamine dans l'étang. Il en va autrement dans le film.
Mouchette joue au jeu des enfants qui se laissent rou­
ler jusqu'en bas des pentes. Dans ce jeu un obstacle
la gêne : un petit buisson qui arrête le mouvement du
corps vers l'étang. Elle s' applique donc à donner au
corps un élan qui lui permette de passer l'obstacle. À
la troisième roulade son corps disparaîtra. L'héroïne
du livre , à la dernière ligne, sentait la vie se dérober
tandis que montait à ses narines « l'odeur même de la
tombezo » . À la fin du film il n'y a qu'une surface d'eau
secouée par un grand plouf et qui reprend aussitôt sa
sérénité . La mort/destin emblématisée au prégénéri­
que est devenue un jeu d'enfant - on serait tenté de
dire : le jeu de l'art.
Ce serait pourtant aller un peu vite . C ar entre la
première et la seconde roulade le cinéaste a inséré
un épisode tiré du roman. Comme l' adolescente du
livre , l'héroïne du film est attirée par un bruit : c'était
une charrette qui devient ici - modernité oblige - un
tracteur. Mouchette fait de la main en direction de
son conducteur lointain un geste furtif qui peut être
aussi bien un appel au secours qu'un salut de loin à
une connaissance . Et surtout, entre la sortie de chez la
veilleuse des morts et le suicide , Bresson a inséré l'épi­
sode inventé dont je parlais plus haut - un massacre
de lapins par des chasseurs - qui anticipe à sa manière
le dénouement en renforçant la grande logique de la
traque qui va se saisir définitivement de sa proie .
Ainsi, d'un bout à l' autre du film, les deux lignes se
seront accompagnées et les deux logiques entrela­
cées . Autour du roman le film construit non pas une
mais deux intrigues cinématographiques. D 'un côté
le cinéaste met en œuvre , par la fragmentation des
plans et la stricte détermination de leur fonction, un
72
Après la littérature

principe d'hypernarrativité . Il transforme les inerties


et les ruptures du récit littéraire en une histoire de
chasse où les procédures de la mise en scène s ' ajus­
tent exactement aux données de la fiction. Il ramène
ainsi la sensorialité littéraire en arrière d'elle-même
vers la vieille logique des enchaînements représenta­
tifs . La linéarité de l'intrigue cynégétique est redou­
blée par une logique d'enchaînement des fragments
gouvernée par un strict principe d' action et de réac­
tion. C ' est une logique de l'image -relais où rien ne
déborde du signe .
M ais , de l ' autre côté , la « chasse » du cinéaste
construit une autre logique qui radicalise à l'inverse
la puissance esthétique de la parole muette . Cette
logique se réclame de l' automatisme , de l'égalité des
éléments signifiants qui révèle automatiquement la
« vérité intérieure » des « modèles » . Mais cette « révé­
lation » est elle-même un leurre. Ce que la construc­
tion de l'automate produit est bien plutôt une logique
de l'image-écran qui rend à la surface du plan la den­
sité interne et le pouvoir de bifurcation des enchaîne­
ments que la fragmentation tendait à lui soustraire .
Ce que la contrainte imposée au modèle produit n' est
pas l ' assujettissement de sa parole et de ses gestes
à la « langue des images » . C ' est la puissance d'un
corps qui construit sa performance propre en se met­
tant en travers des enchaînements de cette langue .
La « langue des images » n' est pas une langue. C 'est
un compromis entre des poétiques divergentes , un
entrelacement complexe des fonctions de la présen­
tation visible , de l' expression parlée et de l' enchaî­
nement narratif.
Le travail du cinéaste construit une ligne de quasi­
indiscernabilité entre la logique de l'image-relais et
la logique de l'image-écran. n Ies conduit ensemble
jusqu'à cet étang limpide où disparaissent en même
temps Mouchette et le film . Ce qui vient après la
73
Les écarts du cinéma

littérature , ce n' est pas l' art ou le langage des pures


images. Ce n' est pas non plus le retour au vieil ordre
représentatif. C' est plutôt un double excès qui tire la
donnée littéraire d'un côté en arrière et de l' autre en­
avant d' elle-même . C 'est ce que j ' ai proposé ailleurs
d'appeler une logique de la fable contrariée2 1 •

74
Il . Les frontières de l ' art
Ars gratia artis : la poétique de Minnelli

L'un des films les plus célèbres de Minnelli, The Band


wagon , met en scène le conflit qui oppose Jeffrey
Cordova, metteur en scène new-yorkais branché , et
Tony Hunter, vedette de comédies musicales à l ' an­
cienne . Entre le représentant de l' avant-garde et celui
du divertissement commercial pour grand public, il y
a au moins un point d' accord résumé p ar le refrain
d'une chanson ; The world is a stage ; the stage is
a world of entertainm ent. Ce refrain contient deux
idées ; la première est que les artistes ne font rien
d ' autre que représenter. C ' était à peu près ce que
disait Flaubert. Et c ' est bien ce que pense Minnelli,
même si les contrainte s de la c ensure l ' obligent à
montrer l' auteur de Madame Bovary expliquant au
tribunal les intentions hautement morales de son
livr e , malgré aussi la peu convainc ante leçon de
Charle s B oyer pressant son fils , d ans L es Quatre
Cavaliers de l'A pocalypse, de passer de l'esthétisme
à l'engagement. L' art n'a de compte à rendre ni à la
politique ni à la morale . Le fils esthète donnera fina­
lement sa vie à la Résistance , mais , devant la caméra
de Minnelli, le Paris de l'occupation allemande diftêre
surtout du Paris de la B elle Époque par la nuance de
couleur inédite que les uniformes allemands mettent
dans le décor des restaurants de luxe . Et les cou­
leurs féeriques dans lesquelles s' élancent les avions
de la RAF semblent tout droit sorties - progrès de la
77
Les écarts du cinéma

technique mis à part - d'un ballet purement ludique


du Pirate. L' art n'a pas de compte à rendre , non pas à
cause de son élévation sublime mais , au contraire , à
cause de son absolue identité avec le divertissement.
L' art réjouit la vie , ce qui est une autre manière de
la changer. Minnelli est un cinéaste de la MGM . Et
la MGM s ' annonce au commencement de tout film
par un lion rugissant qu' entourent, en forme de cou­
ronne, des mots latins qu' on a tendance à ne pas voir
parce qu'on ne les attend pas là : Ars gratia artis :
l' art pour l'art.
La deuxième proposition découle naturellement de
la première : l ' art ne connaît pas de hiérarchie de
genres . « If it moues you, if it stim ulates you, if it
en tertains you, it is theatre. » Par ces mots , Jeffrey
Cordova coupe court aux objections de Tony Hunter :
il met en scène Sophocle et Tony est chanteur et dan­
seur de musicals, mais Œdipe roi n' est qu'une autre
sorte de musical et inversement la comédie musicale
écrite par les amis de Tony est une version moderne
de Faust. Or Faust est une histoire de damnation. Le
metteur en scène en fera donc un spectacle pyrotech­
nique , où pétards mouillés et fumées asphyxiantes
manquent d'étouffer Fred Astaire et Cyd Charisse .
Où e s t a u juste la différence entre la vision d e
Jeffrey Cordova e t celle d e Vincente Minnelli ? C e
dernier aussi pense que tout suj et est bon et que
l'émotion produite par le « type qui tue son père »
(Œdipe) et celle produite p ar le mouvement d'une
jupe sont de même nature . Et les flammes sont au
moins aussi envahissantes dans ses films que dans
la mise en scène de son personnage . Tout lui semble
bon pour en produire le spectacle : fête d'Halloween
et feux d' artifice de l'Exposition Universelle (Meet me
in Saint Louis) , flammes imaginaires au sein desquel­
les la romantique Manuela voit l' acteur Serafin méta­
morphosé en Macoco le pirate (Le Pirate) , flammes
78
Les frontières de l' art

« réelles » d'une voiture allemande que la Résistance


fait exploser, feu dans la cheminée de l'hacienda du
vieux Madariaga ou foudre conjuguée de l' orage et
de l'apocalypse sur le patriarche abattu (Les Quatre
Cavaliers de l'A pocalypse) .
La différence est que les feux minnelliens ne font
pas de fumée. La fumée est ce qui signale le feu. Et
elle est la confusion des éléments et des genres . C 'est
pourquoi elle est au théâtre l' artifice favori des met­
teurs en scène qui veulent montrer qu'ils ne font pas
de différence entre Shakespe are , Bill Robinson ou
même Sugar Ray Robinson. Jeffrey Cordova est de
ceux-là. Il poursuit la tradition avant- gardiste qui,
depuis les temps de Mallarmé et de Meyerhold, a rêvé
ou tenté l' alliance nouvelle de la grande poésie avec
la pantomime populaire , le spectacle de cirque ou le
match de boxe . Minnelli, lui, voudrait représenter ces
comédiens ambulants dont Jeffrey Cordova cherche
à dérober la flamme , ces comédiens auxquels il n'est
pas nécessaire d ' expliquer que Shakespeare est un
des leurs parce qu'ils l' ont touj ours su. Le mal pour
lui n'est pas de marier le grand art et l' art populaire .
C'est de vouloir montrer qu'on les marie , d'effectuer ce
mariage, qui a touj ours plus ou moins eu lieu dans la
pratique , sur le mode du paradoxe valorisant l'artiste
d'avant-garde . C ' est de chercher à « élever » le diver­
tissement au niveau de l' art et de supprimer, dans la
prétention du spectacle total , toutes les singularités
des suj ets et des genres. Les flammes de la guerre
mondiale peuvent répondre à celles d'Halloween et
les ballets de la scène se transformer en gestes du
combat à une condition : c 'est qu'on ne cherche pas
à les ramener d'emblée à leur commun dénomina­
teur. L' équivalence des sujets et des émotions est une
chose , leur confusion une autre . L' art pour l' art et le
divertissement sont la même chose , mais, si l'on veut
montrer qu'ils le sont, on n'obtient que la caricature
79
Les écarts du cinéma

de l'identité , et celle-ci recrée le fossé . Respecter la


différence des suj ets et des genres est la condition
pour faire éprouver leur équivalence.

Sur la scène du monde comme sur celle du théâtre , il y


a des performances. La performance est touj ours une
capacité de transformation, une manière d' emballer
les gestes, de faire virer le spectacle . Pas besoin pour
cela de fuir vers un autre monde . On parle souvent,
à propos de Minnelli , d'un cinéma du rêve et de la
lutte entre rêve et ré alité . L' opposition n ' est pas si
claire qu' elle le paraît. Car qu' est-ce au juste qu'une
image de rêve ? N 'est-ce pas touj ours une image qui
se signale elle-même , une image-fumée en somme ?
Le rêve du héros de Brigadoon est plus intéressant
quand il produit le silence dans le bavardage d'une
réunion mondaine new-yorkaise que lorsqu'il s'image
en scènes de marché campagnard ou de fête avec
kilts écossais et robes de b ergères d' opérette . Si le
rêve est un état où les individus se retirent de l'action,
il ne correspond guère à la dramaturgie minnellienne
où le changement de rythme s ' opère presque tou­
j ours dans le sens d'un tempo accélér é , d'une éner­
gie déchaînée, d 'une action radicalisé e . Ainsi dans
Le Pirate, le Macoco qu' aime Manuela n'existe que
p ar le corps qu' elle lui donne . Celui-ci n' est pas le
corps adipeux de l' ancien pirate embourgeoisé qui
aspire à sa main ni celui de Serafin le cabot qui j oue
les pirates pour la séduire . C 'est son propre corps,
celui de sa performance . Sa déclaration enflammée
annule en un instant son corps un peu empoté d'en­
fant adulte et fait naître à sa place un autre, transfi­
guré par l'énergie de la danse et du chant. Touj ours
la flamme du ballet chasse chez Minnelli la fumée du
rêve . Car le ballet, en annulant la vraisemblance des
lieux, congédie les caractères et leurs états d ' âme
et fait place nette pour la seule performance . Ainsi,
80
Les frontières de l' art

dans Un Américain à Paris, quand Tommy a soupiré


en ramass ant la rose de Lis e , Gene Kelly et Leslie
Caron p euvent passer à la seule chose désormais
opportune qui est de bien danser, de faire ces ges­
tes qui ont en eux-mêmes leur fin dans un espace
de table aux peints déconnecté de toute orientation
réaliste. Le passage de la « réalité » au « rêve » est en
fait un p assage de l' élément mixte de la fiction à la
pure performance .
Ici encore l 'artisan de la comédie musicale est au
plus près de la grande tradition avant-gardiste. Celle-ci
n'a cessé de vouloir congédier la sottise convenue des
histoires pour que l' art puisse faire briller ses pures
performances. Mais il sait, lui, que la pureté ne va
j amais seule . Le ballet ne serait qu'un numéro si sa
grâce suspendue ne recueillait le petit pincement de
cœur que provoque la fiction. Tout l ' art de Minnelli
est d'opérer le passage entre les régimes. Pour cela,
n faut assurer la disponibilité des corps à la méta­
morphose . C ' est d ' abord une affaire de vitesse . La
croyance, la lente pénétration des sentiments ou des
illusions , le débat des consciences n'ont pas de place
chez Minnelli. Charles B ovary y encourt la haine de
sa femme non pour avoir raté , comme chez Flaubert,
l'opération du pied-bot, mais pour ne pas l' avoir ten­
tée . Ce qui fait la différence, c 'est la capacité de pren­
dre en main les situations. La romantique Manuela est
plus pratique en cela que le prosaïque Charles Bovary.
Elle ne se perd pas dans le rêve . Elle fait son théâtre .
Ainsi quand le faux pirate la demande en otage , nous
entendons , en voix off, son dialogue éploré de victime
promise avant que le plan suivant ne nous montre la
belle qui se prépare au « sacrifice » en parant sa robe
de deuil des plus beaux bij oux. Nous verrons ensuite
la marche solennelle de la « sacrifiée » , repoussant
noblement celle qui veut se dévouer à sa place par
ce «He wants me» qui est l'équivalent parodique des
81
Les écarts du cinéma

« Qu'il mourut ! » ou « Moi, dis-j e , et c 'est assez » qui


résumèrent pour des générations de poéticiens le
sublime de la tragédie cornélienne . Viennent ensuite
ses déclarations exaltées à celui qu'elle feint de pren­
dre pour Macoco avant de casser sur la tête de l'im­
posteur les « œuvres d ' art » qui sont la propriété de
son fiancé, le faux Don Pedro et « vrai » Macoco . Le
grand théâtre de Manuela développe une dramatur­
gie visuelle des métamorphoses déj à présente dans
l ' expédition muette de la petite Tootie (Meet me in
Saint Louis) quand la caméra nous présentait tan­
tôt le visage nu halluciné de la fillette avançant vers
la maison de l 'horrible voisin, tantôt le masque au
faux nez qui la déguisait en petit diable . Il n'y a chez
Minnelli que de l' actuel. À aucun moment, Manuela
n'hésite ni ne se consulte . À aucun moment elle ne
perd le contrôle du jeu. En un sens, la « rencontre du
rêve et de la réalité » n'est rien d'autre que le plaisir
du théâtre, celui des quiproquos , des mots à double
entente et des renversements de situation. Elle est le
jeu des différentiels d' énergie assurant la différence
des savoirs qui est le cœur de ce plaisir : différence de
savoir entre les personnages, entre les spectateurs et
les personnages, entre ce que les spectateurs atten­
dent et ce qu'ils voient. En un autre sens , elle est le
déc alage même entre la fiction et la performance .
Sans doute la fiction n'est-elle j amais elle-même que
performance . Et c ' est sur une scène de théâtre que
s ' achève l'histoire de Manuela. Mais, comme l'expé­
rimente Serafin, le personnage qui n ' est pas censé
j ouer a toujours - sous le couvert même de sa naïveté
- un privilège sur celui qui n'est qu' acteur.
Ce privilège de la fiction est souvent chez Minnelli
celui de l'ingénu(e) qui peut rebattre à son profit les
cartes du jeu et du sérieux. La licence d'Halloween qui
suspend le rapport ordinaire entre parents et enfants
est plus forte que les ruses des cabotins ou des roués.
82
Les frontières de l' art

Meet me in St Louis, Vincente Minnelli, 1 94 4 .

Et il Y a plus efficace que l ' é ducation au métier de


cocotte offerte à Gigi par la tante Alicia : le « cinéma »
- la tricherie sans façons - de la jeune fille, plus sou­
cieuse d'élargir les avantages d'un système établi de
gratifications - caramels , champagne ou promenade
à dos-d'âne - que de se lancer au bras d'un « lion » du
Tout-Paris . Pas plus pour Gigi que pour Gaston il n'y
a à choisir entre rêve et réalité . Dans la négociation
des arrangements sociaux, ce qui est en j eu, ce sont
touj ours des possibilités et des niveaux d' excitation :
ivresse de Gigi, sortie de l' ennui pour Gaston. Il s' agit
touj ours de préserver, d' acquérir ou de modifier un
système de situations , de conventions , de relations ,
d' attitudes avec les chances d ' excitation qu 'il com­
porte . Excitation : c ' est p ar ce mot qu' à l ' aube du
XIX" siècle , Coleridge et Wordsworth définissaient le
pouvoir de la poésie nouvelle ; par lui encore qu'un
83
Les écarts du cinéma

demi-siècle plus tard les esprits rassis dénonçaient


la maladie d'Emma B ovary, la maladie nouvelle des
sociétés démocratiques qui donnait au roman son
sujet. De ce point de vue , il n'y aurait guère de sens
à opposer l'aventurière qui veut fuir pour devenir la
maîtresse du pirate à la casanière qui veut rester à
Saint Louis et épouser le voisin. Ce qui compte , c'est la
mise en scène que l'on peut faire ici avec un buste que
l'on lâche , là avec un lustre que l'on éteint. Les flam­
mes de la fête des enfants valent celles de l'incendie
du pirate. Mais aussi il faut parfois, pour préserver les
possibilités de jeu, basculer dans un autre système . Et
ici aussi la délibération n' est pas de mise : c' est tout
d'un coup que Gigi doit troquer la cape écossaise et
les malices de la gamine pour la robe de la cocotte
mondaine , quitte à ce que la leçon trop bien apprise
produise le contre-effet prévisible : l'exaspération du
j eune lion qu'ennuient les situations et les gestuelles
qui s'annoncent semblables à ce qui est déj à connu.

Le jeu des parades et des métamorphoses finira bien.


Gigi épousera Gaston, Manuela suivra Serafin dans
son aventure théâtrale . Ce happy end , c ' est l'utopie
de la comédie musicale , l'utopie d'une fiction rame­
née à la seule recherche d'un bon régime de perfor­
manc e . Il faut pour cela que la donnée fictionnelle
renvoie elle-même à un univers entièrement artificiel.
C ' est le sens du fameux Be a clown ! qui conclut Le
Pirate. Le malheur - le mélodrame - commence avec
l ' occupation d'une position sociale , avec le rapport
à un père . Le conseil d ' être un clown , autant qu'il
m'en souvienne , est attribué par Serafin à son oncle .
Manuela, de son côté , n'a ni père ni mère , seulement
une tante . De même dans Gigi, hors la mère réduite
à la pure performance d'une vocalise en coulisse , il
n'y a que des oncles et des tantes : des fonctions théâ­
trales propres à faire tourner l' artifice en orchestrant
84
Les frontières de l' art

la pure performance d'une liaison ou d'un mariage


à arranger. Le mélodrame commence quand il y a
des pères , des frères et des époux : des personnages
qui font virer la fiction de la performance scénique à
la comédie sociale avec ses positions et ses images,
se s héritages et ses rivalités . C ' est ce que nous mon­
tre a contrario la fable de Meet me in Sain t Louis .
La fête d'Halloween, en suspendant le pouvoir des
parents sur les enfants , crée un univers où le drame
est impossible . C ' est ce que montre l'expédition ter­
rorisée/terrorisante de la petite Tootie . Pour mériter
la gloire d'être « the most horrible » , elle prend pour
cible la maison du terrible Braukoff qu' aucun de ses
aînés n'ose affronter. Mais sur la scène de l'entertain­
ment l'angoisse doit se résoudre comiquement, par le
contraste entre l'effet attendu et celui qui se produit :
l' affreux voisin reçoit sans mot dire la farine que le
terrible molosse qui le garde léchera , aussi placide
que son maître . Braukoff n ' est pas un clown mais il
nous est montré sans profession ni filiation. Plus tard
une autre performance de Tootie (la destruction des
bonshommes de neige) conduira son propre père à
renoncer à son avancement comme à son autorité .
C 'est le prix à payer pour rester dans l'univers de la
performance heureuse (la réconciliation autour d'une
chanson) tout en y incluant le supplément de la dou­
leur, de l' émotion fictionnelle sans quoi son excita­
tion tourne à la guimauve . L'enfance , c 'est justement
l'état qui peut inclure la cruauté dans le jeu.
À ce prix, performance et fiction peuvent se conjoin­
dre en fermant la porte au mélodrame . Celui-ci com­
mence , en revanche , quand la fiction vient se nouer
à cette fiction « réelle » qui s' appelle société . On y a
des pères qui le sont touj ours ou trop ou pas assez -
quelquefois les deux en même temps (Home from the
Hill) ; un frère qui n' est j amais avec vous sur un pied
d'égalité : le frère trop charmeur d ' Undercurrent, le
85
Les écarts du cinéma

bâtard qui vous fait honte de vos privilèges (Rafe dans


Home from the Hill) ou le bourgeois respectable qui
vous fait honte de votre marginalité (Frank Hirsh dans
Sorne came running) ; un conj oint qui ne vous désire
j amais au moment où vous le désirez (The Cobweb,
Sorne came running, Homefrom the Hill. . .) ; une iden­
tité sociale d'honnête citoyen ou de tramp . Toutes ces
situations ont le même effet : elles bloquent la méta­
morphose des corps, le renversement des positions ,
le passage à la pure performance . Ce qui prend alors
la place du ballet réconciliateur ou de la performance
artistique du danseur qui met K . - D . les tueurs à gage
(Designing Woman), c ' est la violence des sabots du
cheval écrasant le mauvais frère (Undercurrent). Ce
qui tient lieu de feux de j oie , c ' est le coup de feu
mettant fin aux exploits sexuels du mauvais époux
(Hom e from the Hill) ou aux rêves de la tramp qui
voudrait échapper à sa condition (Sorne came run ­
n ing). Ginny, l 'héroïne de Sorn e came running, est
une sœur fictionnelle de Tootie ou de Manuela. Mais ,
comme Emma B ovary, elle a le malheur d' être plon­
gée dans un autre unive r s, l ' univers adulte d ' un
monde social « réel » . Ce monde aussi connaît ses
fêtes . Mais celles-ci ne permettent pas d' annuler les
différences dans la performance du clown ou le sab­
bat des enfants . Le ballet y est seulement un bal, soit
une cérémonie sociale . Le bal à la Vaubyessard ne
sort Emma B ovary de sa condition que pour mieux
la lui confirmer. La fête foraine de Parkman est, à
cet égard , semblable au b al du marquis normand.
L'éclat des ampoules colorées y reste un décor social,
une flamme tout juste bonne à ce que les papillons
viennent s ' y brûler. Ainsi fait Ginny, celle qui n ' a
pas même l e douloureux bonheur d' Emma, celui de
s avoir identifier les inaccessibles « belles choses » .
Les plumes roses de l a coiffure d e l a j eune mariée -
qui semblent maladroitement arrachées au chapeau
86
Les frontières de l' art

Comme un torren t, Vincente Minnelli, 1 9 5 8 .

d' amazone d'Emma -, o u le coussin brodé sur lequel


la morte repose , comme aveuglée par la lumière plus
encore que tuée par la balle du j aloux, ne sont pas
des accessoires de performance . Ce sont seulement
des articles de magasin témoignant du mauvais goût
qui j usque dans le trépas l 'aura séparée de tous ceux
qui ont un sens , si élastique soit-il, des distinctions
sociales. Le mélodrame est la fiction limite, la situa­
tion dans laquelle le pass age à la performance est
bloqué , l'échange des positions impossible .

Le danger n' est donc pas de se perdre dans le rêve .


Il est de ne pas pouvoir j ouer, ne pas pouvoir repré­
senter, ne pas pouvoir faire : c' est le blanc dont parle
le j eune Stevie à la femme du Docteur Mac Iver au
début de la plus étrange des fictions minnelliennes,
The Cobweb. Le jeune pensionnaire de la clinique psy­
chiatrique y évoque les murs blancs d'une autre clini­
que , celle où un peintre mourant, Derain, réclamait
du vert et du rouge , comme Goethe mourant récla­
mait plus de lumière . Le blanc , c 'est l'excitation zéro
ou l'excitation retournée contre elle-même : la maison
de fous où se ressasse indéfiniment le roman fami­
liaI malheureux . C ' est pourtant à partir de ce point
87
Les écarts du cinéma

zéro qu'une certaine forme de performance semble


cette fois pouvoir être regagnée . Entre la légèreté des
comédies musicales et le pathétique des mélodra­
mes, The Cobweb fait exemplairement le pont. Tout
le drame s'y j oue autour d ' une dérisoire affaire de
décoration, qui se révèle pourtant porter toute une
conception de la mise en scène . D é corateur, voire
couturier, sont des qualificatifs volontiers donnés à
Minnelli. Et « l'homme prisonnier de son décor » est
souvent présenté comme le résumé du drame min­
nellien. La question de la mise en scène y est pour­
tant d'une tout autre complexité . C 'est proprement
d'œuvre et d'absence d'œuvre qu'il s' agit. La maison
de santé qui sert de décor au film comprend trois
types d'espaces : le cabinet où le malade parle sur le
divan de l'analyste , les chambres où l'on absorbe les
comprimés pour dormir, l ' atelier où l ' on exerce les
vertus curatives du travail. Toute la question est de
savoir quel travail est bon pour la santé . La réponse
proposée par les patients eux-mêmes est celle-ci : est
bon le travail par lequel les malades font comme s'ils
étaient en bonne santé , comme si c ' étaient eux qui
organisaient la vie et élaboraient le décor de la mai­
son. D ' où cette affaire des rideaux de la bibliothèque
à remplacer dont on p eut raisonnablement penser
que c' est un hapax comme suj et de mélodrame . Les
malades veulent exécuter ces ride aux eux-mêmes
selon les dessins de Stevie, représentant la vie même
de l ' asile . Ainsi entendent-ils produire leur œuvre,
leur performance . Mais la performance pour eux peut
être encore beaucoup moins : ce peut être simplement
pour Sue , la j eune agoraphobe , la décision d' aller au
cinéma. Toute une tradition moderniste n'en finit pas
d ' accuser la « passivité » du spectacle et du specta­
teur. Minnelli retourne le jeu en ces séquences stupé­
fiantes, quasi oniriques où Stevie qui accompagne la
jeune fille mime l'agilité de la caméra minnellienne ,
88
Les frontières de l' art

sa cap acité à glisser entre les personnages d ' une


foule , en lui faisant un chemin p armi la multitude
inattentive des spe ctateurs qui quittent la salle , la
frôlent de toutes parts et risquent à chaque seconde
de provoquer la catastrophe . Au retour du specta­
cle , un étonnant mouvement de la caméra, entre la
chambre où rentre Sue et celle où l'esprit fort M. Capp
absorbe en vain les cachets tranquillisants, livrera la
leçon de l' épisode , comme Minnelli aime à le faire ,
sans paroles : l a « passivité » s e divise e n deux. Ê tre
spectateur peut être aussi une performance . Et cette
performance dans le film est exemplairement accom­
plie par un enfant, le p etit Mark, occupant impertur­
bablement et sans commentaire la place de celui qui
j oue ou mange seul dans son coin, en voyant passer
les personnages du drame conjugal dont il entend les
éclats de voix à l 'étage supérieur22•
Flaubert aussi l' avait déj à dit : la différence n ' est
pas entre rêve et ré alité . Elle est entre deux direc­
tions de l' excitation : celle qui s' extériorise en œuvre
et celle qui « coule en dedans » sous forme de mala­
die . Cette opposition ne se ramène pas à c elle qui
sépare les médecins ou les gens normaux des mala­
des . En ce sens le point de vue du psychiatre moder­
niste Mac Iver qui donne le pouvoir à l ' assemblée
de ses p ensionnaires est fond é . L' état de c eux qui
sont là, « tombés dans le puits » , ne fait que présenter,
comme un verre grossissant, la même maladie qui
se reflète dans le miroir normal où nous voyons son
épouse Karen se démaquiller et assistons à la scène
de ménage entre les conj oints . Et dans cette affaire
de rideaux, la maladie des gens normaux se déchaîne
aussi violemment que celle des pensionnaires . En
témoignent les extraordinaires séquences où Karen
se venge de l'infidélité de son époux, non pas , comme
nous l' attendions , en allant le surprendre au domicile
de la maîtresse qu'elle vient d'identifier, mais en se
89
Les écarts du cinéma

ruant nuitamment à la clinique ainsi désertée pour y


installer ses rideaux, ceux qui représentent à la fois
le bon goût et sa revendication d ' amour, à la place
de ceux de la conservatrice des lieux et de ceux que
préparent les pensionnaires . Il n'y a pas de « bons »
rideaux, et Minnelli, s'il nous fait voir les dessins de
Stevie , se garde bien de nous montrer les rideaux
réalisés. Il est probable qu 'il préfère , lui aussi, ceux
de Karen. Mais surtout il n'y a pas de norme de santé
à opposer à la maladie que provoquent le poids trop
lourd des places de parent et d ' enfant ou l 'illusion
portée par la demande infinie d' amour. On peut seu­
lement « aider » : en restant, comme l'enfant, silen­
cieux derrière sa porte ; en donnant un pouvoir aux
« p atients » et un travail à l ' artiste , en faisant des
films de « couturier » où des clairs-obscurs hollandais
viennent sublimer le malheur du lien indénouable
avec le père ou de la demande d' amour inépuisable .
« Can 1 help ? » demande l ' enfant spectateur. « You
have » répond le père médecin/dramaturge .
Cette leçon diffère de celle de Proust ou de Flaubert.
Ceux-ci opposaient la consistance de l'œuvre à l'éner­
gie dépensée pour se faire une vie d'esthète ou un
intérieur artistique. Il fallait choisir l'art contre l'atta­
chement à la mère ou la construction imaginaire d'un
amour. Mais il fallait aussi mettre l' art dans les seules
phrases du livre , contre ceux qui, comme Emma ou
Charlus , le mettaient dans le choix d'un tissu ou le
décor d'une maison. La leçon de Minnelli est plus
ambiguë . Ce n' est pas seulement qu'Hollywood rela­
tivise en même temps l 'idéal de l' artiste autonome et
l'idée de la toute -puissance du rêve . Entre le rêve de
la jeune fille , le décor des tissus et l'entertainment de
l'œuvre , il n'y a pas pour Minnelli de rupture radi­
cale . Il y a des formes d' excitation et des chances de
performances variables. Le metteur en scène ne peut
prétendre qu'il n'a rien à voir avec un couturier. Il
90
Les frontières de l' art

ne peut, comme Flaubert, opposer son art à l'illusion


de son personnage qui veut changer sa vie en met­
tant de l' art dans ses rideaux. Dans la fiction de The
Cobweb, c' est, au contraire , le personnage qui impose
sa couture à l'œuvre et sa loi à l ' artiste . Nous pou­
vons penser, bien sûr, que cette soumission n'est e11e­
même qu'un faux-semblant. Mieux que le tyrannique
Jonathan Shields dans The Bad and the Beautiful,
l'honnête docteur Mac Iver dont l' autorité s' exerce à
se démettre , à permettre au chaos de se donner un
ordre par lui-même, illustrerait le pouvoir du metteur
en scène Minnelli. Assurément la figure du démiurge
dont la suprême puissance est de disparaître dans la
bêtise d'une phrase ou d'un plan est encore conforme
à la norme tlaubertienne . Mais Minnelli y aj oute ce
que devait bien savoir, tout en gardant ce secret pour
l'usage privé, celui qui écrivait des romans de mœurs
provinciales , faute de pouvoir s ' offrir des divans en
plumes de colibri et des tapis en p e au de cygne23 :
que la chose n ' e st possible qu' à la condition de se
reconnaître soi-même en dernière instance comme
un amuseur et un décorateur. L' art pour l ' art n' est
décidément pas une chose simple .

91
Le corps du philosophe:
les films philosophiques de Rossellini

Au cœur du grand proj et rossellinien de pédagogie


p ar l 'image , il y a les films réalisés pour la télévi­
sion sur quelques grandes figures de la philosophie
occidentale : Socrate, Descartes et Pasca}24. Rossellini
entend transmettre aux téléspectateurs , aux hommes
et aux femmes ordinaires de son temps, la parole des
grands novateurs de la pensée. Il veut la leur trans­
mettre d'une manière non abstraite , par l 'image qui
la rend sensible à tous . Mais le mot d'image ne doit
pas prêter à équivoque . Rendre la pensée sensible ,
ce n'est pas seulement lui donner une forme suppo­
sée plus accessible aux esprits simples . C ' est aussi
opposer à la lettre qui tue l ' esprit vivant, la pensée
incarnée dans des corps qui la mettent en acte . Il
ne s 'agit pas d'imager par des exemples la doctrine
des philosophes mais de présenter des corps de phi­
losophes , des corps qui témoignent de ce qu' est la
philosophie comme expérience vécue et intervention
concrète .
Comment représenter ce corps du philosophe ? À
première vue on peut distinguer trois grandes for­
mes. Les dernières séquences du Cartesius nous les
présentent successivement . Nous y voyons d'abord
Descartes confronté à ses contradicteurs. Le principe
de l'incarnation est ici très simple . L' échange tex­
tuel entre les Objections faites par Gassendi, Hobbes,
Arnaud ou autres aux Méditations métaphysiques et
92
Les frontières de l' art

les Réponses de Descartes est transformé en un débat


oral. Les textes sont confiés à des corps qui les disent.
D'un côté ce sont de purs corps d'énonciation qui com­
posent une scène à l'image de nos séminaires ou jurys
de thèse. Mais ce sont aussi des corps historiés . Ils
portent des robes noires avec de grands cols blancs et
de grands chapeaux. Descartes lui-même ressemble
au portrait de Franz Hals. Les discuteurs composent
un tableau d'époque où le texte de Descartes et de ses
contradicteurs vient se loger un peu comme les têtes
se mettent dans les trous des tableaux des photogra­
phes de foire . La mise en corps a ici clairement une
fonction illustrative d'habillage des énoncés.
De la salle de séminaire nous passons ensuite à
l ' imprimerie où Mersenne surveille l ' é dition des
Méditations . Il s ' agit là de nous montrer les condi­
tions de diffusion de la pensée du philosophe . Ces
conditions sont doubles . Ce sont d'abord les procédu­
res matérielles de l'impression : l'usage de la presse
à mains , le papier qui sèche comme du linge sur des
cordes. Nous avons là un tableau d' époque qui mar­
que la tension entre l' archaïsme des techniques et le
fait même de l'impression, synonyme de transmission
moderne de la pensée à destination du grand nom­
bre . Mais les conditions, ce sont aussi les risques de la
censure . Les hommes aux grands chapeaux sont aussi
ceux dont dépend la circulation du livre . Nous voyons
donc Mersenne lire cette dédicace aux maîtres de la
Sorbonne où Descartes s' adresse avec déférence aux
gardiens du dogme . Nous y entendons l'écho du débat
du Galileo Galilei de Brecht avec son disciple : quelles
concessions faire aux porteurs de l'erreur dominante
pour que la vérité puisse être transmise ? La mise
en images n'est plus ici simplement illustrative , nous
pouvons la dire documentaire.
Vient ensuite la séquence qui clôt le film . Celui-ci
n'est pas une biographie conventionnelle . Il n'y aura
93
Les écarts du cinéma

donc ni voyage en Suède , ni mort du philosophe . La


séquence finale nous montre d ' abord Descartes en
conversation avec Huygens qui présente ses condo ­
léances à celui qui vient de perdre son père et son
enfant. Mais la conversation privée se télescope avec
l ' énoncé de c e qui apparaît comme le testament
philosophique du penseur renonçant aux affections
sensibles : « Je fermerai maintenant les yeux, je bou­
cherai mes oreilles , j 'effacerai même de ma pensée
toutes les images des choses corporelles [ . . . ]. » On
aura reconnu l ' exorde de la Troisième Méditation.
Dans le texte cartésien , cette mise en scène du Je
remplit clairement la fonction de création d'un per­
sonnage conceptuel , au sens deleuzien : le p erson­
nage de celui qui ne sait plus rien de ce que tout le
monde sait. Cette dramaturgie de l'ignorance , nous
savons qu' elle ne sera pas longue à conduire le phi­
losophe à la certitude de l ' e xistence de Dieu, des
vérités éternelles et de tout l ' é difice de la science .
Mais Rossellini la coupe ici de tout ce traj et. Il trans­
forme le scénario philosophique en scénario existen­
tiel, le personnage conceptuel en être souffrant. Les
yeux fermés et les oreilles bouchées deviennent des
signes de deuil et de recueillement ; l' expérience de
pensée devient un retrait du monde sensible . C ' est
sur ce retrait du philosophe que le film s ' achève
comme si la pensée avait désormais trouvé le corps
propre à l'incarner. À ce point l 'énoncé philosophi­
que n' est plus seulement illustré ou documenté , il est
subjectivé . Il est attribué à un personnage vivant, un
personnage fictionnel, dont il constitue proprement
le pathos.
Il y a ainsi trois grandes manières de rendre la phi­
losophie sensible , par illustration, documentation ou
subj ectivation. L'une est classique et sans grand ris­
que : il s' agit de la seconde , la manière documentaire
qui rend la philosophie sensible en la montrant dans
94
Les frontières de l' art

son milieu, aux prises avec ses conditions d ' e xer­


cice . Cette voie du milieu, c ' est celle du médiateur.
Un personnage l ' occupe dans le film p arce qu'il
l'occupe dans l'histoire et la légende de Descartes :
le père Mersenne , le savant et le prêtre ouvert aux
nouveautés qui aménage les relations de Descartes
et de Pascal avec le monde savant et le monde offi­
ciel . Mersenne est en quelque sorte le représentant
de Rossellini dans le film. Inversement, Rossellini se
propose d' être le Mersenne du temps de la télévision,
le go between qui assure la transmission de la parole
philosophique à l ' autorité qui a succédé à l' É glise
catholique , soit l'opinion publique . Mais pour trans­
mettre la parole adressée par Descartes ou Pascal à
leur temps - et pas seulement les aménagements qui
la rendent acceptable - il faut passer par les deux
autres voies , qui sont des voies à risque .
Les risques de l'illustration sont simples à énoncer,
sinon à éviter. Les robes, cols et bonnets des docteurs
qui discutent les Méditations peuvent nous évoquer
ce passage de la Se conde Mé ditation où Descartes
évoque ces mante aux et chape aux qu'il voit de sa
fenêtre et attribue à des hommes qui passent, bien
qu'ils ne couvrent peut- être que « des spectres ou
des hommes peints qui ne se remuent que par res­
sorts ». Mais ils rappellent surtout un texte illustre
de celui qui est l' adversaire rituel de Descartes, chez
Rossellini comme dans toute la tradition, le texte de
Pascal sur les puissances trompeuses de l'imagina­
tion. Celui-ci ramène l' autorité des juges, médecins et
savants à leurs hermines , soutanes ou bonnets car­
rés . « S 'ils avaient la véritable justice et si les méde­
cins avaient le vrai art de guérir, ils n' auraient que
faire de bonnets carré s . » La phrase ne figure pas
dans le film. Elle y ferait trop clairement boomerang :
si la philosophie était là présente , on n' aurait que
faire des robes noires, cols blancs et grands chapeaux
95
Les écarts du cinéma

non plus que de la bibliothèque . L'illustration de la


pensée rationnelle est indiscernable de l 'illustration
de son imagerie .
Mais les risques de la subj ectivation sont encore
plus redoutables. On voit bien l' avantage qu'il y a à
rapprocher la parole philosophique des lèvres et du
cœur d'un homme vivant , à l' authentifier par exem­
ple par la souffrance d'un père. Celui qui pleure son
enfant, comment ne p as lui accorder cré dit ? Les
compatriotes de Rossellini, Moretti ou B ellochio, sont
là pour nous le rappeler. Mais l ' arme est à double
tranchant. La crédibilité du personnage s ' exerce au
détriment de ce qu'il doit nous transmettre . L'usage
du début de la Troisième Méditation est à cet égard
exemplaire. D'un côté la subj ectivation du renonce­
ment aux messages des sens comme expression de la
douleur d'un homme s'opère clairement au détriment
de sa subj ectivation comme expérience philosophi­
que . De l'autre , ces « yeux fermés » signifient le congé
donné à l'image . Vouloir donner corps sur l'écran à
la parole du philosophe , c' est courir le risque de voir
à l'inverse la parole et l'image se frapper mutuelle­
ment de nullité .
Mais ce risque lui-même renvoie à une aporie fon­
damentale . Strictement entendu, le portrait du phi­
losophe n'est-il pas le portrait d'un corps qui dérobe
à la vue la pensée qu'il renferme ? Sur la question
du corps du philosophe , il y a une grande ombre
qui plane . Cette ombr e , c ' est celle de Socrate , plus
précisément celle du maître d'Alcibiade , que met en
scène L e Banquet. L'image de Socrate que compose
Alcibiade est en effet celle d'une dissemblance abso­
lue du dedans et du dehors . L'homme à la tête de
silène enferme en lui le trésor pré cieux, les paro­
les d ' or. Mais il est vain de prétendre s ' approprier
ce trésor de sagesse en recueillant exactement les
p aroles qui sortent de sa bouche comme le fait le
96
Les frontières de l' art

naïf Agathon qui se colle tout près du maître ; vain


aussi d' offrir de le payer de son corps, comme le pro­
pose Alcibiade . C 'est là, répond le maître , un marché
de dupes : ce savoir-là est trop ou trop peu précieux
pour être ainsi acheté . Rien d' autre à faire alors que
de rester à l'écoute , au risque d' oublier les affaires
communes et de passer sa vie à l'ombre du maître , en
vieil enfant épris d'enchantements . Le texte platoni­
cien fait du corps du philosophe exemplaire un corps
paradoxal qui s ' oppose doublement à l 'entreprise de
transmission de la pensée en image . Son dehors ne
ressemble en rien à la pensée qu' il contient , il ne
l'exprime en rien. Et cette pensée elle-même porte les
traits de l'inéchangeable , de l'intransmissible . Elle
ne s ' apprend ni ne s ' appliqu e . Le héros du savoir
rationnel provoque surtout des transes et détourne
ses disciples d'être des hommes utiles à leur cité .
On sait le rôle que j oue ce portrait du philosophe
dans l'imaginaire des professeurs de philosophie . Il
leur offre l'image , sinon la méthode , d'une pratique
pédagogique qui a pour essence l'impossibilité même
de la pédagogie. Pour le cinéaste pédagogue le para­
doxe se présente différemment. Avant d'être un édu­
cateur soucieux de transmettre à tous la pensée des
géants de l'esprit, Rossellini est un cinéaste. Et, comme
cinéaste , il a entretenu un rapport privilégié avec les
corps paradoxaux, déviants , ceux qui prennent un
chemin de traverse en rompant les règles normales
de l'échange . Ainsi fait Irène , l'héroïne d'Europe 51 ,
quand elle rate le bus du retour à domicile et fait ce pas
de côté qui l'entraîne dans une longue dérive au pays
des sous-prolétaires, des prostituées et des voleurs et
la mènera à être enfermée comme folle . Pensons aussi
à la Nannina du Miracle, l'idiote dont le ventre s'arron­
dit sans qu'on sache ce qu'il contient : le produit d'un
viol ou celui de la grâce divine . À première vue il y a
une parenté entre le corps philosophique paradoxal
97
Les écarts du cinéma

décrit par Alcibiade et le corps cinématographique


rossellinien, le corps scandaleux qui brise les règles
de l'identification et de l'échange . Et le cinéaste avait
lui-même fait de l'enfermement d'Irène une version
moderne du procès de Socrate . Il vaut donc la peine de
voir ce que ce parti pris cinématographique peut pro­
duire quand il s'agit de figurer le suj et philosophe . Il
vaut plus encore la peine de l'éprouver là où Rossellini
met en scène Socrate .
Or une déconvenue nous attend dès l' apparition de
Socrate dans le film qui porte son nom. Avant cette
apparition, il y a eu un banquet. Mais ce banquet se
passe sans Socrate ni Alcibiade . Il réunit seulement
des notables athéniens qui discutent sur la façon de
se comporter avec les occupants spartiates et nous
informent que ceux-ci ont décidé de faire une dis­
tribution de vivres aux citoyens . Cette distribution
est l'occasion d'une agitation populaire : un désordre
comme il y en a souvent chez Rossellini : par exemple
quand la meute chasse Nannina ou que le couple du
Voyage en Italie est entraîné par les adorateurs du
miracle de San Gennaro. Ici c ' est Socrate lui-même
qui se trouve bousculé . Mais ce désordre de la rue est
un moyen d'instaurer l ' ordre dans l'image . Tout se
j oue en fait dans le changement d'un corps d' énon­
ciation. « Tu as une tête de silène » disait Alcibiade ,
l' amoureux. La phrase est ici attribuée à un des j eu­
nes nervis qui s ' en prennent au philosophe . L' éloge
p aradoxal du j eune iconoclaste devient l ' insulte
banale de la tourbe ignorante qui vient demander
au philosophe , critique du savoir des autres , ce en
quoi il est lui-même savant, et provoque ainsi , en
gros plan , la réponse attendue : « Je sais que je ne
sais rien » . La formule du paradoxe devient la phrase
transmissible par excellence , l'éternelle leçon donnée
par le sage aux présomptueux. Socrate est soustrait
à sa trouble parenté avec Nannina l'idiote ou Irène la
98
Les frontières de l' art

folle . Il devient le porte -parole de sa propre image , le


représentant d'une raison souriante et pacifique , vic­
time des troubles de la politique et de la présomption
des ignorants . Alcibiade et Calliclès se plaignaient
qu'il détournât les j eunes gens bien nés du service de
la Cité . Ici il se fait au contraire professeur d'éduca­
tion civique pour expliquer à un petit enfant le fonc­
tionnement de la démocratie athénienne . Alcibiade ,
Agathon et Platon mis à la porte , reste l ' image du
bonhomme Socrate qui dit les phrases connues et
fixe le portrait convenu du philosophe comme l'esprit
libre qui apprend à penser par soi-même en mettant
en doute les opinions et les savoirs établis .
Sans doute le Socrate est-il un cas limite où la fonc­
tion illustrative a dévoré la fonction subj ectivante ,
annulant le corps philosophique et le corps cinéma­
tographique en même temps. Aussi l'évoqué -j e sur­
tout pour poser la question à laquelle les fictions plus
élaborées du Cartesius et du Blaise Pascal propose­
ront leurs réponses : comment représenter le corps
du philosophe, comme support de certains énoncés et
sujet intervenant dans un temps ? Le proj et pédago­
gique implique en effet que le corps du philosophe ne
soit pas simplement celui du représentant d'une dis­
cipline mais du héros de la pensée, du novateur qui
intervient dans son temps comme porteur d'un temps
à venir. Cela suppose un certain rapport entre les
trois fonctions - illustrative , documentaire et subjec­
tivante - que j ' ai distinguées. Donner corps à l'énoncé
philosophique, ce n' est pas simplement lui donner
des robes et des bonnets carrés. Ce n' est pas seule­
ment l'entourer des accessoires qui font reconnaître
un lieu et une époque . C 'est inscrire sa pensée dans
un univers matériel, la faire surgir de cet univers
comme une manière de l'interpréter et d'y agir.
Il y a trois grandes manières de le faire . On peut
présenter le novateur avec son temps. Ainsi Descartes
99
Les écarts du cinéma

et Pascal sont-ils entourés des emblèmes matériels


de la raison en marche , c eux qui app artiennent
à le ur temps et ceux dont ils sont eux-mêmes les
inventeurs : l'imprimerie , la lunette , la table de dis­
section, la machine à calculer, mais aussi les activités
marchandes nouvelles et jusqu ' à ces omnibus dont
Pascal est censé être le père . On peut présenter le
novateur contre son temps, aux prises avec les forces
de résistance : la routine , la sagesse des proverbes
qui p arle p ar la bouche d ' une servante maîtress e ,
mais aussi l a superstition e t l e fanatisme . Pascal est
témoin d'un procès en sorcellerie ou se fait interpel­
ler dans la rue par un rétrograde , Descartes voit un
moine hystérique vociférer auprès du bûcher où l'on
brûle en effigie le libertin Théophile de Viau. Mais la
troisième manière , la plus intéressante , est celle qui
nous présente le novateur dans son temps, la raison
en marche prise dans l ' é p aisseur matérielle d ' un
temps : dans la matérialité d ' un mode de vie mais
aussi dans un système de rituels et tout un monde
d'émotions et d' affects . Ce temps-là ressemble fort à
celui des historiens des Annales : il détermine ce que
l'on peut sentir et penser. La marche en avant de la
raison y tire son énergie du terreau où elle plonge ,
celui des modes de production de la vie matérielle et
des formes collectives de sensibilité , des émotions et
des croyances .
C 'est cette voie que privilégie Rossellini. Et on voit
tout de suite pourquoi l ' homme S ocrate s ' y prête
médiocrement : il est un personnage de la vieille his­
toir e , celle des vies exemplaires . Celle-là est vouée
visuellement au carton- p âte des reconstitutions .
L'image du Socrate vivant ne rattrapera j amais la
force de provocation sans âge du texte platonicien.
Descartes et Pascal , eux, sont des personnages de
la nouvelle histoir e , celle qui nous montre la pen­
sée émerge ant du terreau de la vie matérielle . Ce
1 00
Les frontières de l' art

n' est donc pas par simple souci documentaire que


Rossellini nous installe volontiers dans la cuisine des
Pascal, voire dans leurs étables, qu'il saisit Descartes
aux tables des auberges ou dans la cuisine où s' affaire
la servante-maîtresse Hélène : autant d'occasions de
composer des tableaux à la Le Nain ou à la Vermeer
et d'y accueillir des émissaires issus des tableaux de
Franz Hals ou de Philippe de Champaigne . Il s ' agit
par là de les mettre, au sens fort, dans leur temps,
ce temps auquel, disait Marc Bloch, les hommes res­
semblent plus qu' à leurs pères . Ce temp s , aj outait
Lucien Febvre, c 'est d ' abord celui des scansions qui
divisent chaque j ournée , des rituels qui y adaptent
les pensées et les actions . Nombreuses sont ainsi les
scènes de réveil avec ces rideaux que tire un ser­
viteur, en un geste à double emploi qui symbolise
la routine quotidienne mais métaphorise aussi en
même temps l' éveil de la pensée et le surgissement
de l'image . Derrière le rideau, il y a le corps souffrant
de Pascal ou le corps nonchalant de Descartes que
ses serviteurs ou amis ont du mal à tirer de son lit,
au prix parfois de recueillir les résolutions nées du
repos (<< J'ai décidé de critiquer toutes les opinions y
compris les miennes »). Ces images de rideaux tirés ,
de prière o u d e toilette d u matin mettent le philoso­
phe dans son temps. Mais elles sont dangereusement
proches de ces rituels par lesquels les puissants de
ce monde déploient les parades propres à frapper
les imaginations : tel le réveil du roi dans La Prise du
pouvoir de Louis X/V ou, dans Blaise Pascal, celui du
chancelier Séguier qui reçoit à sa toilette la déléga­
tion des savants apportant la machine à calculer du
jeune Pascal et leur rappelle paternellement que le
juge le plus propre à évaluer toute invention est le roi.
On pense à la scène de La Vze de Galilée où le pontife
éclairé , à mesure qu'il revêt les habits de sa fonction,
se range aux raisons de la persécution. La question
101
Les écarts du cinéma

survient alors : comment la construction de l'image


vraie et parlante du philosophe dans son temps peut­
elle se distinguer de l'image fabriquée que l'homme
de pouvoir compose pour soumettre les hommes en
en imposant aux imaginations ?
C'est peut-être cette question qui donne au film sur
Pascal son importance stratégique . Pascal est celui
qui a par avance fragilisé le « portrait du philosophe
dans son temps » en montrant comment les longues
robes et les bonnets carrés suffisent à composer l'ap­
parence d'un homme de pensée . Il y aj outait, il est
vrai, que la parade était nécessaire à la marche des
sociétés et que les hommes de pouvoir qui la fabri­
quaient et les hommes du peuple qui l ' honoraient
étaient plus s ages que les demi-h abiles touj ours
empressés à montrer les dessous de la scène . Mais
l' argument qui suffit pour justifier les hermines des
j uges peut-il s ' appliquer à l ' incarnation du philo­
sophe sans la réduire à une parade sociale comme
une autre ? Le raisonnement du philosophe semble
bien ruiner par avance le proj et même de montrer à
l'écran la république de la science en marche.
Mais si Pascal met l'incarnation cinématographique
du philosophe en aporie, il est de bonne guerre de
retourner le j e u et de se servir de son image pour
résoudre l ' aporie . C ' est lui qui doit se prêter à une
inc arnation de la philosophie qui ne soit pas une
parade . C 'est ainsi que le film demande au philoso­
phe des Pensées de justifier la méthode du cinéaste à
l'aide d'une de ses plus fameuses sentences : « On ne
s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes
de pédants . C ' étaient des gens honnêtes et comme
les autres, riant avec leurs amis : et quand ils se sont
divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l' ont fait
en se jouant. C 'était la partie la moins philosophe et
la moins sérieuse de leur vie . La plus philosophe était
de vivre simplement et tranquillement. » Mais il faut
1 02
Les frontières de l' art

être attentif au contexte donné à cette phrase . En un


sens , elle pourrait figurer dans tout autre épisode
du film et Pascal aurait tout aussi bien pu proférer
à ce moment quelque autre phrase illustre : « Tout
le malheur des hommes vient d'une seule chose , qui
est de ne savoir pas demeurer en repos , dans une
chambre » ou encore - il le dira plus tard aux mêmes
interlocuteurs - « Les sciences ont deux extrémités
qui se touchent, la première est la pure ignorance
naturelle où se trouvent tous les hommes en nais­
sant, l' autre extrémité est celle où arrivent les gran­
des âmes qui ayant parcouru tout ce que les hommes
peuvent savoir trouvent qu'ils ne savent rien [ . . . ] » .
En u n autre sens pourtant la sentence vient à son
heure. Elle se présente comme la leçon de l 'épisode
qui la précède , et une leçon proférée par le sujet qui
est propre à l'énoncer. La phrase est adressée par un
Pascal convalescent aux deux chirurgiens j ansénistes
qui lui avaient donné , comme moyen de guérir ses
humeurs , le livre de S aint Cyran et auxquels il va
bientôt expliquer la théorie du vide que son repos
forcé lui a permis de concevoir. Cette double illumi­
nation vient en conclusion d'un épisode qui a permis
au cinéaste d'opérer, en bon historien des mentalités,
une coupe dans un univers vécu dont i l a traversé
toutes les couches pour unir le plus matériel au plus
spirituel, les ustensiles et les pratiques aux menta­
lités et aux croyances . La blessure du père Pascal
et l' évanouissement du fils nous ont permis de voir
d ' abord la panoplie domestique - l ' é cuelle où l ' on
prépare les herbes pour l'emplâtre du père , la bas­
sinoire avec laquelle Jacqueline chauffe le lit de son
frère - puis la panoplie du chirurgien. L'expérience
du vide expliquée par le convalescent est, elle, l 'oc­
casion d' étaler celle de l' expérimentateur : la multi­
plicité des cornues , fioles et seringues que le re cul
de la caméra découvre , annulant en quelque sorte
1 03
Les écarts du cinéma

les livres, la science livresque disposée au premier


plan. Un peu plus tard l'eau-de-vie du baquet dans
lequel Pascal trempera ses pieds pour activer la cir­
culation du sang dans ses j ambes affaiblies servira à
commenter la montée du mercure dans le tube où a
été fait le vide . Entre-temps l'inventeur aura expliqué
aux deux médecins j ansénistes la vision de l'univers
infini et du Dieu inconnaissable qu'impliquent ses
expériences domestiques sur la pression atmosphé­
rique . Ainsi passe-t-on sans aucun saut des pratiques
matérielles les plus vulgaires (les servantes qui cra­
chent sur les feuilles de l'emplâtre) aux spéculations
philosophiques sur l'infini et aux croyances pures de
la foi j anséniste . La spéculation du philosophe s'enra­
cine dans un tissu serré de pratiques et de croyances ,
cependant que la pratique du savant, usant égale­
ment des instruments du laboratoire ou des ustensi­
les domestiques , se tient au plus près des « leçons de
choses » qui servaient naguère à enseigner la science
aux petits enfants .
Mais cette trave r s é e d ' un univers matériel e st
aussi une subj ectivation . Elle produit le corps pro­
pre à énoncer ces pensée s . Le corps qui, d ' un côté ,
prononce l'éloge d'une philosophie occupée à vivre
simplement, et de l ' autre , ouvre le vertige du monde
infini, n'est pas seulement un corps saisi dans l'épais­
seur d'un monde sensible où les plus grandes pen­
sées se forment au contact de la vie des plus hum­
bles. C'est aussi un corps malade . La pensée du vide
est la pensée d'un esprit que son corps ne soutient
plus , d ' un corps qui ne tient plus sur ses j ambe s .
D ans La Vze de Galilée l e s prêtres s e moquaient de
Galilée et de la rotation de la Terre en feignant de
tomber les uns sur les autres . Mais ici il n'y a pas de
feinte . C 'est un corps débile qui est en charge d'op­
poser le sentiment de l'infini au système cartésien du
monde et de concilier ainsi les leçons de la science
1 04
Les frontières de l' art

Blaise Pascal. Roberto Rossellini . 1 9 7 2 .

avec le s mystères de la religion. Car, quoi qu'en dise


Rossellini, son film ne nous montre aucunement le
conflit de la science et de la foi . Il n'y a aucun conflit
dans ce que nous voyons : un corps qui ne peut se
soutenir professe le vertige de la créature humaine
au sein du vide et de l ' infini ; un homme pris par
la fièvre s 'enfièvre à la découverte de la vraie reli­
gion. Le bon corps, propre à incarner les idées, à les
rendre perceptibles et à les faire vivre comme des
affects, est un corps malade .
La débilité physique de Pascal est une donnée bio­
graphique attestée . Mais on voit aussi quel rôle elle
j oue dans la stratégie de la représentation du corps
philosophique . Ce qu'il faut à tout prix éviter, c ' est
la tête mise dans le trou du photographe, le corps
présent seulement pour énoncer les phrases célèbres
du grand penseur. Il ne suffit pas pour l 'éviter que
1 05
Les écarts du cinéIna

Descartes ou Pascal déambulent en exposant à telle


ou telle société savante les principes de leur philoso­
phie ou leurs obj ections aux autres doctrines. Il ne
suffit pas non plus qu'ils substituent lunettes, cornues,
éprouvettes ou pièces de boucherie à disséquer aux
exposés de doctrine . Il faut que le même corps qui
enracine leur pensée se montre rebelle à son expres­
sion. La maladie de Pascal nourrit sa pensée et l' éloi­
gne de la scène publique . Descartes n ' a pas les pro­
blèmes de santé de son contradicteur. Le spectateur
pourtant le verra au lit aussi souvent que lui. Il ne
faut j amais moins qu'une lettre de Mersenne annon­
çant quelque événement important pour la science
pour le tirer de ce lit avant midi. La prudence qui le
détermine à ne pas publier le Traité du Mon de après
la condamnation de Galilée apparaît conforme à la
nonchalance qu'il n'a cessé de montrer à publier ses
pensée s . Et le texte même de ces Méditations avec
lesquelles le philosophe s ' est lancé dans la bataille
est transformé en testament du penseur qui se retire
du monde en constatant que la science l ' a empêché
de vivre . Le téléspectateur qui devait voir illustré le
progrès de la raison dans l'histoire se trouve ainsi
témoin d ' une étrange entropie , d ' une faiblesse ou
d'une faillite constitutive de la pensée .
Il est vrai que cette faillite est elle-même soigneu­
sement contrôlée. Le corps paresseux de Descartes
et le corps souffrant de Pascal, qui font de la pensée
une forme de scandale, sont encore là pour conjurer
des corps plus scandaleux. Tel est, au début de Blaise
Pascal, le corps couché, souffrant, de Michelle Martin,
la possédée du diable dont les inquisiteurs ont brisé
les j ambes pour lui faire avouer ses relations avec le
Malin. Le jeune Pascal n'y peut croire et, comme lui,
le film donnera congé au diable . Il donnera du même
coup plus largement congé à l' action du surnaturel,
y compris sous cette forme pourtant essentielle dans
106
Les frontières de l' art

la pensée et dans la vie de Pascal, le miracle . On


peut penser au miracle de la Sainte Épine , guéris ­
sant la fille de Gilberte Pascal . Mais on pense aussi
à d' autres miracles que le cinéaste Rossellini n'avait
pas craint d'aborder, ceux de saint François dans les
Fioretti , mais aussi le sang liquéfié de San Gennaro
dans Voyage en Italie et, bien sûr, le miracle - ou
l'imposture - de la grossesse de Nannina dans le film
éponyme. Difficile , en voyant Michelle Martin étendue
enchaînée et en l'entendant pleurer sur la séduction
du Malin qui lui a fait renoncer à Jésus et à la Vierge
Mari e , de ne pas songer à Nannina chassée par la
foule , allongée les mains crispées sur les anne aux
du mur de l ' é glise et haletant le nom du Seigneur.
On pense aussi à cette Irène enfermée comme folle
que Rossellini comparait naguère à Socrate et, bien
sûr, à ce Socrate dont le corps tait ce qu'il contient,
qui se prête au partage du délire plus volontiers qu' à
la transmission du savoir, provoque assez rudement
ses juges pour qu'on le soupçonne d ' avoir voulu la
mort mais n'est peut- être , en fin de compte , qu'une
fiction de ce philosophe nommé Platon à la sévérité
duquel on n'en finit pas d' opposer sa bonhomie. Cette
parenté obscure des idées de la philosophie avec les
corps fictionnels du cinéma et le délire des individus
et des foules , le ciné aste Rossellini n ' avait cessé de
l'explorer dans ses fictions antérieures , quand il met­
tait les représentants de l'Europe du Nord, l 'Europe
protestante des marchands et de la raison éclairée ,
aux pris es avec les extravaganc es de l ' Europe du
Sud catholique , avec ses images, ses dévotions et ses
superstitions. Le cinéaste Rossellini sent bien qu'un
peu de cette folie est nécessaire à la subj ectivation
du philosophe . Mais pas trop . Descartes seul fait le
voyage entre les superstitions de la France catholique
et l'indifférence protestante des marchands hollan­
dais . Et il en retire plutôt la leçon de mettre son corps
107
Les écarts du cinéma

à l' abri du froid et sa doctrine à l' abri des persécu­


tions . Le pédagogue Rossellini ne peut plus consentir
aux extravagances du cinéaste du Miracle ou d'Eu­
rope 51 . Il veut que la raison triomphe des ignorances
et des émotions irrationnelles et qu' elle le fasse à
l' aide d'images qui parlent mieux que les livres . Il se
trouve dès lors placé dans un entre- deux. Le média­
teur veut transmettre aux spectateurs contemporains
la science en marche de Descartes ou Pascal en leur
temps. Il le fait en demandant à ses images d' assurer
le lien entre des idées et des corps historiés. Or le
bon régime d' accord entre le corps historié et l'idée
s'avère être celui du corps arrêté , saisi par la paresse
ou la maladie.
Le père Rossellini-Mersenne doit alors organiser
le passage des corps arrêtés aux idées en marche .
Mais ce passage est menacé par un double risque :
que les idées soient gagnées par la débilité des corps
qui leur donnent une vie sensible , ou que les corps
soient dévorés par l' énoncé des idées auxquelles ils
prêtent leur apparence . Le médiateur alors se tient
dans son imprimerie , derrière sa caméra, devant son
programme , tiraillé entre les phrases connues que
personne n' entend plus et les j ambes brisées ou fla­
geolantes qui doivent leur redonner corps. On peut se
demander si cette course d'un pôle à l' autre ne met
pas le proj et de pédagogie cinématographique dans
un dilemme où il faut à tout instant choisir entre la
pédagogie et le cinéma, avec le risque touj ours pré ­
sent que ce ne soit ni l'un ni l'autre .

1 08
III . Politiques des films
Conversation autour d ' un feu:
Straub et quelques autres

Il n'y a pas de politique du cinéma, il y a des figu­


res singulières selon lesquelles des cinéastes s ' em­
ploient à conj oindre les deux significations du mot
« p olitique » p ar l e s quelles on p eut qualifier une
fiction en général et une fiction cinématographique
en particulier : la politique comme ce dont parle un
film - l'histoire d'un mouvement ou d'un conflit, la
mise au j our d'une situation de souffrance ou d'in­
j ustice -, et la politique comme la stratégie propre
d'une démarche artistique : une manière d' accélérer
ou de ralentir le temp s , de resserrer ou d ' élargir
l' espace , d' accorder ou de désaccorder le regard et
l' action, d'enchaîner ou de désenchaîner l' avant et
l ' aprè s, le dedans et le dehors . On pourrait dire : le
rapport entre une affaire de justice et une pratique
de justesse .
C omment penser la façon dont le cinéma p e ut
auj o urd ' hui m e tt r e e n œuvre l e r a p p o rt e ntre
les certitudes de l 'inj ustice , les incertitudes de la
j ustice et les c alculs de la justesse ? La meilleure
méthode pour comprendre les alternatives contem­
p oraines m ' a semblé être de prendre un film plus
ancien comme point de référence . J ' ai choisi pour
cela un film de 1 9 7 9 , De la n u ée à la résistan ce
de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet. Je ne l ' ai
pas choisi comme film politique modèle mais comme
moment signific atif p our trois raisons maj eure s .
111
Les écarts du cinéma

Premièrement il met en œuvre une idée et une pra­


tique du rapport p olitique/cinéma qui app artien­
nent à un p aradigme plus large du rapport entre
art et politique . Disons , pour être bref, le paradigme
bre chtien : celui d ' un art qui substitue aux conti­
nuité s et progressions propres au modèle narratif
et emp athique une forme rompue qui vise à met­
tre au j our les tensions et contradictions inhérentes
à la présentation des situations et à la façon d ' en
formuler les donnée s , les enj eux et les issue s . Ce
paradigme a influencé diverses formes d u rapport
entre cinéma et politique , par exemple les exercices
dialectiques de Godard. Mais les films des Straub en
représentent la forme la plus systématique , la plus
propre donc à en fixer l'image et à définir une pers­
pective d'où voir les films d' auj ourd'hui, y compris
ceux qui sont étrangers à ce paradigme.
Deuxièmement ce film représente un tournant au
sein même de ce modèle . Classiquement, la forme
fr agmentaire et l a c onfr ontation dial e ctique des
contraires visaient à aiguiser un regard et un j uge ­
ment propres à élever le nive au de certitude sou­
tenant une adhésion à une explication du monde ,
l'explication marxiste . Elles deviennent dans ce film,
et par les textes choisis et par la manière d'en met­
tre en scène la parole , le support d'une tension sans
résolution qui caractérisera tous les films suivants
des Straub . Je propose de nommer postbrechtienne
la forme ainsi construite et de m ' interroger sur le
rapport des manières de « faire de la politique » pro­
pres aux ciné astes d' auj ourd 'hui avec cette forme
postbrechtienne .
Troisièmement, ce tournant dans la démarche de
deux ciné astes correspond à un tournant histori ­
que . Le film sort en 1 9 7 9 , à la fin de la décennie
gauchiste . Celle -ci a été liquidée en Allemagne , en
Italie ou au Japon à travers l' affrontement militaire
1 12
Politiques des films

d e l ' extrême - gauche radicalis é e ave c l ' É t a t , au


Portugal avec la fin de l ' ère des turbulences ouverte
par la Révolution des œillets , aux États-Unis et en
Angleterre avec le triomphe de programmes de liqui­
dation des conquêtes sociales , en France à travers la
double montée en puissance d'une gauche socialiste
avide de récupérer à son profit l'énergie de la décen­
nie gauchiste et d'une opinion intellectuelle dévouée
au reniement de cette même décennie et de toute
la tradition révolutionnair e . C ' est aussi la fin d ' un
certain âge du rapport entre cinéma et politiqu e ,
marqué , d ' abord, par d e s formes militantes comme
celles des Group e s M e dve dkine ou D ziga Vertov,
ensuite p ar des fresques historico-politiques dont
Novecento offre l ' exemple le plus spectaculaire . La
formule postbrechtienne proposée par De la n uée à
la résistance emblématise alors une démarche poli­
tic o - cinématographique tournée désormais moins
vers la révélation des mécanismes de la domination
que vers l 'examen des apories de l ' émancipation.
Ce film est donc un bon repère pour fixer les trans­
formations du rapport entre politique et cinéma et
réfléchir aux continuité s et ruptures qui caractéri­
sent auj ourd'hui ce rapport. Essayons maintenant
d ' entrer plus avant dans l ' analys e du p aradigme
qu'il met en œuvre . Il ne s ' agit pas d ' expliciter les
principes qui ont guidé Jean-Marie Straub et Danielle
Huillet. Il s ' agit seulement de construire en specta­
teur la logique de ce que nous voyons sur l'écran et
de l 'inscrire dans une histoire des rapports entre
les formes sensibles que nous présente le cinéma et
les promesses politiques qu'il leur permet de porter.
Partons pour cela d ' un épisode privilégié du film ,
le sixième épisode intitulé L es Feux. L' épisode est
privilégié p arce qu ' il est à la charnière des deux
parties du film . La première est constituée par six
des Dialogues avec Leuco de Pavese, la seconde est
1 13
Les écarts du cinéma

inspirée par le dernier roman du même Pavese, La


{,une et les feux. L es Feux est le dernier des six dia­
logues retenus . Dans le cadre d ' un rituel destiné à
faire venir la pluie , un berger et son fils y discutent
de l'usage ancien où l ' on offrait à cette fin des sacri­
fices humains. Le père s' emploie à justifier cet usage
qui indigne le fils . Tous deux partagent l'espace avec
deux « personnages » non humains, précisément les
feux qu'ils attisent et la lune qui éclaire la scène .
Cet épisode appelle deux remarques préliminai­
res. L'une concerne le cinéma en général , l' autre la
« politique » du film. Tout d ' abord la « conversation
nocturne autour d'un feu » est un épisode cinéma­
tographique familier. Pensons à son rôle dans les
westerns où elle donne à l ' action qu' elle suspend
une double profondeur. C 'est d ' abord une épaisseur
biographique : un temps libéré du rythme de l ' ac­
tion , les personnages y parlent de leur histoire, du
lieu dont ils viennent et de celui vers lequel ils aime­
raient se diriger. C ' est ensuite une réflexion sur la
j ustice de l ' action engagée pour affirmer un droit,
exercer une vengeance ou toucher une prime . La
conversation du père et du fils épouse les contours
de cette forme familière . La différence est que dans
le western les questions posées p ar la discussion
nocturne sont touj ours résolues p ar la reprise de
l' action. On discute , dans L'Appât d 'Anthony Mann
ou dans Rivière sans retour de Preminger, pour
savoir si des hommes au passé trouble ont le doit de
poursuivre des criminels par intérêt ou vengeance
personnels . Mais la question est tranchée par le cri­
minel lui-même qui, en dégainant le premier, prouve
ce droit. Il n'en va pas de même ici. Nulle action ne
tranchera l ' obj et de la discussion. L' action du film
consiste seulement en ces dialogues où les person­
nages ne font rien d ' autre que discuter sur le juste
et l ' inj uste . Et le film se terminera sur l ' évocation
1 14
Politiques des films

d'une mise à mort - celle de la j eune Santa dans La


Lune et les Feux - dont la j ustice restera à j amais
incertaine.
Ceci nous amène à la seconde remarque qui porte
sur le rapport entre suj et et forme . Si la fo rme
conversation est ici généralisé e , c ' est que l'obj et de
la querelle excède les cadres de ce qu'une intrigue
de western peut rés oudre . Elle p orte en effet sur
une injustice que la plus abj ecte des crapules wes­
terniennes ne soutiendra j amais mais que justifie en
revanche l'honnête père de famille : l'usage de sacri­
fier par le feu des victimes innocentes pour assurer
le bien des récoltes . Nous ne sommes plus ici dans
l 'univers moral du western , mais dans celui de la
tragédie antique où la justice se définit par rapport
à des dieux qui n' ont pas besoin d ' être j ustes eux­
mêmes.
Avant de voir comment est traitée l' aporie de la jus­
tice injuste , il faut examiner les implications du choix
de la forme dialoguée. Ce choix inscrit, à première
vue , la politique du film dans un cadre qui n' est pas
spécifique au cinéma, celui de l' art politique comme
art dialectique . Nous sommes loin, en apparence , de
ce qui fut un temps pensé comme l' essence même du
cinéma et de sa politique , à savoir le montage comme
langage des images , que celui-ci soit pensé comme
ce qui lie (Vertov) ou ce qui oppose (Eisenstein) . Le
film se tourne vers l' autre grande forme de la politi­
que du fragmentaire , la dialectique théâtrale . C 'est
que cette forme a, depuis l ' Antiquité , p artie liée
avec la question de la j ustice . D ' Eschyle à Brecht et
à Sartre le dialogue théâtral s ' est souvent identifié à
la discussion du rapport entre deux injustices . Il l'a
fait sous deux grandes formes qui font fonctionner
de manière opposée la morale dialectique qui sou­
tient le dialogue . La première est la forme tragique .
Celle - ci met franchement en indécision le rapport
1 15
Les écarts du cinéma

des deux injustices : celle d'Agamemnon et celle de


Clytemnestr e , celle de Créon et celle d'Antigone ,
celle du Troyen Paris et celle des Grecs meurtriers
de Polyxène . Le monde moderne prétend volontiers ,
à la suite de Hegel, qu 'il a été relevé de cette indé­
cision p ar l ' acquittement d ' Oreste au tribunal des
Euménides. Leur jugement inaugurerait le règne du
droit qui supprime l'indécision tragique . Mais le fond
du problème est ailleurs . Il porte sur la nature de
l'injustice et sur les suj ets qu' elle concerne . Tout en
mettant en scène la dialectique des injustices équiva­
lentes, la tragédie grecque en limitait la portée . Si les
décisions des héros étaient injustes , c' est parce qu'ils
s ' attribuaient par orgueil un savoir qu'ils n' avaient
pas sur la volonté des dieux. Mais seuls étaient sus­
ceptibles de cette inj ustice les grands personnages
que leur statut même obligeait à la décision et incli­
nait à la déraison . Une deuxième figure s ' impose
à l' âge modern e , quand l 'inj ustice devient un tort
fait non plus aux dieux mais aux humains et quand
le conflit sur la j ustice porte sur le partage même
entre le petit nombre de ceux qui décident de la vie
des autres et la multitude de ceux qui subissent leur
pouvoir. Décider devient alors une tâche p our les
opprimés eux-mêmes et la diale ctique est l ' arme
dont ils doivent s'emparer. À ce moment la dialecti­
que se dédouble : elle est la tension des arguments
opposés mais elle est aussi la science des moyens et
des fins . Et celle -ci hiérarchise les injustices au nom
de l'intérêt du plus grand nombre. Le thé âtre alors
tranche entre les injustices : ainsi chez Brecht dans
La Décision il faut laisser mourir le j eune camarade
pour sauver la vill e , chez Sartre dans Le Diable et
le Bon Dieu il faut consentir aux inj ustices et aux
mensonges qui assoient l' autorité dont les chefs ont
besoin pour mener la lutte des opprimés . Mais s 'il
tranche , ce n ' est pas pour donner un modèle de
116
Politiques des films

conduite , c ' est plutôt pour éveiller la cap acité des


combattants à juger des situations et des arguments.
Cette tension entre la décision qui tranche et l'habi­
leté à tenir en balance les arguments opposés est le
cœur de la politique du dialogue brechtien.

Or le dialogue imaginé par Pavese a ceci de remar­


quable que le rapport des deux inj ustices (les sacri­
fices humains dénoncés par le fils et l'exploitation de
classe argumentée par le père) est aussi un rapport
entre les deux dialectiques : la dialectique éthique de
la tragédie des Grands et la dialectique politique du
combat des humble s . Pour saisir les conséquences
de ce déplacement, il faut d' abord examiner le rap­
port que le film établit entre les apories de la j ustice ,
la forme dialoguée et la visualité cinématographi­
que . Au thé âtre , quelle que soit la p art qu ' on ait
voulu y rendre au geste et à l ' espac e , le concret est
d 'abord celui de la parole . La conversation pastorale
autour d'un feu peut s'y passer de feu , d'herbe et de
vent. La justice et l'inj ustice n'en prennent que plus
de force sensible . À l ' invers e , le cinéma, quel que
soit l ' effort pour l'intellectualiser, a partie liée avec
le visible des corps p arlants et des choses dont ils
parlent. De là se déduisent deux effets contradictoi­
res : l'un est d'intensifier le visible de la parole , des
corps qui la portent et des choses dont ils parlent ;
l' autre est d'intensifier le visible comme ce qui dénie
la parole ou montre l ' absence de ce dont elle parle.
Le feu , l ' herbe et le vent augmentent la présence
sensible des corps parlants et l ' évidence des choses
concrètes dont ils parlent. Mais ils ne le font qu' au
prix de manifester leur impuissance à montrer ce
qui est l'enjeu du dialogue : les corps suppliciés , bien
sûr, mais aussi la j ustice elle-même .
D' un côté , donc , le film offre des corps, des gestes,
d e s attitudes à la j oute verbale : l a rondeur d u père ,
117
Les écarts du cinéma

l'assise solide de son corps, l' assurance de sa voix qui


donne au mot de canicule la présence sensible de la
chose non imageable , le geste rhétorique des mains
qui déploient la dialectique dans laquelle il faut com­
prendre l'injustice des sacrifices ; la maigreur du fils,
la voix qui n'a pas fini sa mue , le duvet adolescent qui
borde les lèvres, le profil aigu opposé à la démonstra­
tion dialectique , le gros plan final sur le geste d'une
main qui se tend et présente sa paume en signe de
refus. De l'autre côté , le film confronte les arguments
à ce dont ils parlent mais aussi à ce qui est la cause
même de toute l' affaire . Il les rapporte à ce qui en est
visible : l'herbe grasse et le bol de lait, métonymie des
troupeaux absents , la lune qui détermine le succès
ou l'insuccès des semailles , le feu du sacrifice allumé
pour faire venir la pluie , le vent qui attise l ' un et
peut-être annonce l'autre . Il les confronte finalement
à l'invisibilité de la justice et l'injustice.
C e j eu cinématographique de l a présence et de
l ' absence semble d ' abord redoubler les apories du
débat diale ctique . Le calme du lieu p astoral s ' of­
fre en effet au déploiement d ' une diale ctique qui
tourne sur elle -même . Dans la bouche du père , les
arguments raisonnables sur l' adaptation aux situa­
tions et le choix du moindre mal semblent aussi peu
conclusifs que les exemples pris à l' appui. L'histoire
du roi Atamante qu'il raconte offre deux conclu­
sions : il a plu parce qu'on allait sacrifier Atamante
et il a plu parce qu' on ne l ' avait pas sacrifié . Reste
la question toute bête énoncée par le fils : comment
des hommes justes pouvaient-ils brûler des hommes
innocents ? À cause d ' un fait sans réplique , dit le
père : la canicule . Mais cette réponse en contient
deux qui ne s'accordent pas : l'une est que la canicule
transforme les hommes en bêtes féroces ignorant
toute j ustice ; l ' autre est qu'il est juste de sacrifier
au bien du plus grand nombre les individus le moins
1 18
Politiques des films

utiles à la communauté , boiteux ou vagabonds . Ce


qui compte n ' est pas la douleur des victimes et sa
force émotionnelle, c ' est de savoir qui crie . C ' est le
classique argument de la fin qui justifie les moyens .
Mais l' argument est à double fond. Car pour justifier
le meurtre des innocents p ar la néce ssité d ' ame ­
ner la pluie, il faut considérer comme établi que la
pluie est l'effet du sacrifice . Il faut admettre que la
superstition elle-même est bonne si elle procure le
bien du peupl e . C ' est l ' argument de Nuto , le sage ,
le communiste de La Lune et les Feux, à l ' égard des
superstitions sur les effets de la lune que dénonce
le sens pratique de « l'Améric ain » : les croyances
populaires sont bonnes ou mauvaises selon qu' elles
servent la cause du peuple ou de ses exploiteurs . Or,
dit ici le père , l'équivalent de la canicule aujourd'hui,
ce sont les patrons. Et s 'il suffis ait j adis de brûler
un vagabond p our faire pleuvoir, combien faut-il
brûler de maisons de maîtres et combien faut-il en
tuer pour que le monde devienne juste ? De ce calcul
pourtant ne sort aucune conclusion, sinon que dieux
et p atrons s ' entendent pour conserver les privilè­
g e s de leur paresse et que l e s opprimés doivent s ' en
tenir, dans le choix des victime s, au principe d'uti­
lité maximum. La dialectique « marxiste » ne produit
rien de plus que la sagesse d'une résignation à com­
mettre l 'injustice puisqu' elle est la loi du monde . Ce
que le fils y oppos e , de son côté , c ' est une révolte
qui conduit à une autre résignation : il est juste que
les opprimés soient opprimés puisqu 'ils acceptent
l'injustice .
C ' est ce que dit le fils . Mais c ' est là que l 'indéci­
sion de la diale ctique donne aux ciné astes l ' occa­
sion d'une intervention qui force en même temps le
silence du lieu matériel et l ' aporie des lieux com­
muns . Ils prennent, de fait, deux initiatives . La pre­
mière concerne le seul texte : ils donnent le dernier
1 19
Les écarts du cinéma

mot à l 'interruption du fils alors que le dialogue de


Pavese rend la parole au père qui le traite d'ignorant
et l 'invite à reprendre l ' aspersion. La se conde est
d' accompagner ses paroles d'un geste en gros plan :
une main qui descend le long de la tunique : geste
multiple dont le spectateur a la tâche de synthéti­
ser les possibles messages : désignation de la terre ,
déclaration d'un refus, main ouverte à un autre ave­
nir . . . L'irrésolution du geste est en même temps un
pouvoir de résolution qui casse le rouet de l'échange
diale ctique . La tension du texte et de l ' image est
alors à double sens . Ce n ' est pas p our rien que , à la
fin des années 1 970, Jean-Marie Straub et Danielle
Huillet sub stituent au dram aturge c ommuniste
Brecht, maître des certitudes dialectiques , l ' écrivain
communiste Pavese qui constate le retour de l' ordre
ancien sur les collines où avaient opéré les partisans
et s'interroge sur la possibilité même que le monde
des collines , de la terre et des récoltes soit compa­
tible avec les promesses du renversement révolu­
tionnaire . « Les Grecs aussi pratiquaient les sacri­
fices humains . Toute civilisation paysanne a fait de
même . Et toutes les civilisations ont été paysannes » ,
écrit Pavese e n exergue du dialogue25• Intégrer cette
proposition à l 'exercice dialectique, c ' est clairement
l' ouvrir à une nouvelle forme de l'irrésolution tragi­
que , obliger la réflexion sur tout avenir du commu­
nisme à prendre en compte la provocation du mythe
et de son histoire répétitive . C' est suspendre les pro­
messes de la diale ctique , pour redonner s a force
sensible à l'écart entre l ' acquiescement à l'injustice,
qu'il a touj ours été « raisonnable » de commettre, et
la simple déclaration de son refus . Mais c ' est aussi
faire basculer les lieux communs , les topoï de l ' ar­
gumentation dialectiqu e , les transformer en blocs
sensibles de paroles porteuses d'une expérience his­
torique . L'immémorial du mythe et du destin n ' est
120
Politiques des films

De la nuée à la résistan ce ,
D anièle Huillet, Je an-Marie Straub , 1 9 7 9 .

plus alors ce qui b arre la route du combat pour la


j ustice , il est la richesse sensible d ' une expérience
collective et d'une capacité de la dire . De ce point de
vue , la sagesse du père et le refus du fils s ' égalisent,
ils affirment p areillement la c ap acité des bergers
de parler à la hauteur de leur destin et du destin de
tous . Il n' est pas indifférent que cette égalité sensi­
ble des arguments contraires soit portée ici par des
non acteurs, des ouvriers ou des employés recrutés
parmi ceux qui fréquentent le cercle Primo Maggio
d ' une petite bourgade communiste toscane . Cette
capacité de tous à donner la plus grande intensité
sensible à la parole la plus ardue sera au cœur des
films ultérieurs des Straub. Le travail de leur caméra
est d ' augmenter cette puissance sensible . Le geste
du fils n'interrompt pas seulement la dialectique du
121
Les écarts du cinéma

p ère . Il s ' incorpore aussi la richesse d ' expérience


sensible de ses blocs de p arole et d ' expérience . Il
la tresse avec la richesse présente de la lumière ,
du paysage et du vent. À partir de là, la lune et les
feux , l 'herbe et la vigne , le crissement des p as sur
le s able du chemin , le b ruit du ruisseau ou celui
du vent dans les arbres , et la confusion même des
lointains seront à chaque fois éprouvés sous leur
double aspect de richesse sensible commune et de
découpage du monde qui rend la j ustice invisible .
La tension de la dialectique et du mythe est alors
absorbé e dans la condensation lyrique de la pré ­
sence et de l ' absenc e . Cette métamorpho se de la
dialectique prend son sens si on la compare à une
autr e , dont témoigne le p arcours de Godard . Il y
a dans Éloge de l 'amour, ré alisé plus de vingt ans
aprè s De la n uée à la résistan ce, mais à la même
époque que Operai Con ta dini , bien des traits qui
peuvent rappeler le premier : une commune réfé ­
rence à la Résistance et à s o n héritage gaspillé , une
même façon de confronter un feuilletage de textes,
recueillant une expérience historique, avec des lieux
d 'histoire devenus muets . Mais le devenir du dialo­
gue brechtien prend des voies bien différentes. D 'un
côté , la confrontation dialectique des mots et des
choses a tourné chez Godard à la nostalgie , les signi­
fiants historiques se confrontent au vide de leur lieu
ou à l'é puisement de leur temp s . En témoignent le
parcours nocturne erratique des personnages dans
un dépôt de la S N C F ou leur station devant l ' Île
Seguin, ancien cœur des usines Renault en attente
de dém olition , le j eu de mots sur la « forteresse
vide » qui se réfêre à la fois à la citadelle syndicaliste
et au cerveau de l' autiste , les quatre j ardiniers qui
métaphorisent les ouvriers disparus , la chanson de
L'A talante qui symbolise le passé populaire ou la voix
essoufflée de la vieille femme qui porte la mémoire
122
Politiques des films

de la Ré sistance . De l ' autre , le choc des éléments


hétérogènes exacerbe ses provocations jusqu ' à pro­
duire une radicale impossibilité de choisir entre les
inj ustic e s . À la célèbre p arole de René Char com­
mentée par Hannah Arendt (<< Notre hérita � e n' est
précédé d' aucun testament ») répond dans Eloge de
l'amour un « testament » à la manière de Villon, celui
du c ollaborateur fusillé Robert B rasillach, chanté
par l ' assistant prêté au metteur en scène p ar le col­
lectionneur juif spolié. Ses paroles s' achèvent devant
un café portant enseigne « La Liberté » , avant que
nous ne s oyons intro duits à l ' e xposé d ' un témoin
de retour du Kosovo dont les paroles sur les hor­
reurs commise s p ar les S erbes sont doublées par
celles d ' un j ournaliste kosovar déplorant que s e s
frères se soient livrés à d e s horreurs comparables .
L' équivalence des injustices n e s e laisse interrompre
par aucun geste ni phraser par la voix d' aucun ama­
teur. Le metteur en scène retient seul le pouvoir d 'en
faire j ouer la tension. Les couvertures des livres ne
s ' entrouvrent que pour laisser filer quelques apho ­
rismes qui viennent s 'entrechoquer ou se confronter
au vide des lieux.
La scène se reproduit autrement dans Notre musi­
que autour d'un autre lieu vide, la bibliothèque incen­
diée de S araj evo : dans cette bibliothèque détruite
par les obus serbes , comme devant le pont de Mostar
détruit par les obus croate s , le cinéaste fait venir
trois Indiens sortis des westerns d ' antan, tandis que
le discours confronte l 'injustice auj ourd ' hui subie
par les Palestiniens au sort - militaire et poétique -
de Troie, à celle des Juifs assassinés dans les camps
et au silence d'un ancien résistant français . Non loin
de là, le metteur en scène montre à des étudiants la
similitude du Juif et du Musulman dans les c amps
nazis , l'impossibilité d 'identifier une de ces ruines
de bataille qui se ressemblent toutes ou l'incapacité
123
Les écarts du cinéma

du metteur en scène Hawks à différencier un contre­


champ sur un vis age féminin d ' un champ occupé
par un visage d' homme . En bref la parole et l'image
confrontent rageusement leur pouvoir de dénoncer
s ans fin et leur impuissance à trancher j amais . Le
rapport entre parole et image se présente désormais
chez Godard sous deux figures . D ans les Histoires
du cinéma , elles peuvent glisser l'une sur l ' autre, se
fondre ou se différencier. Elles retrouvent cette com­
munauté graphique au moyen de laquell e , Vertov,
au temps de L a Onzièm e année ou d ' Un Sixièm e
du mon de, voulait tisser le sensorium du nouveau
monde communiste . Mais elles la retrouvent dans le
lieu des ombres, de la mort et de l ' art. En revanche ,
là où des corps vivants ont à l e s accorder, là où l e
cinéma se propose comme jugement sur l e s vivants
et sur leurs possibilités d' agir, elles reprennent leur
écart : d'un côté , les Indiens font résonner leur parole
dans la bibliothèque vide comme celle que ne cesse
d ' oublier le dialogue européen des inj ustic e s . De
l' autre , le cheval et les plumes parodiques du Peau­
rouge devant le pont de Mostar dénoncent les clichés
de l'imagerie européenne . Mais les deux dénoncia­
tions qui devraient se conj oindre s ' annulent . Les
corps présents sur l ' écran n' ont pas l ' autonomie qui
leur permettrait d'en faire la synthèse. La dénoncia­
tion des stéréotypes de l ' image leur soustrait leur
pouvoir de parole . Elle le rend à la voix souveraine
qui organise la confrontation sans fin entre les lieux
communs du discours et la brutalité des images qui
les interrompt, entre les stéré otypes visuels et la
parole poétique qui en creuse l ' évidence .
De la nuée à la résistance se soustrait à ce destin
ironique de la dialectique en articulant la richesse
sensible du texte et du visible avec la puissance de
corps capables en même temps du geste du refus et
de la performance vocale qui s 'empare de la capacité
124
Politiques des films

Notre musique. J e an- Luc Godard. 2 0 0 4 .

d ' affirmation contenue dans les paroles mêmes de


la science qui préconise la résignation. Dans l'am­
vre des Straub , le geste de refus du jeune berger se
poursuivra j us qu ' à la parole d u vieil ouvrier qui ,
dans Umiliati, viendra sèchement interrompre l'im­
peccable démonstration marxiste des illusions pas­
séistes de leur petite communauté . La politique du
cinéma des Straub se fixe ainsi dans l' art de camper
des corps populaires c ap ables en même temps de
phraser la puis s ance dialectique de la division et
de résumer en un geste la résistance de la justice à
tout argument. Cette résistance elle -même s ' avère
visuellement égale à son contraire : la résistance de
la nature à toute argumentation du j uste et de l'in­
juste . Chez Godard la politique dialectique fait tour­
ner les p aroles sans conclusion autour du champi
contre champ qui fait entrer les Israéliens dans la
125
Les écarts du cinéma

couleur de la fiction et sortir les Palestiniens vers


le noir et blanc du documentair e . Les Straub , eux,
fixent la dialectique dans le répons des demi-chœurs
qui extraient en commun de l ' é change dialectique
une puissance lyrique de la p arole , une puiss ance
des blocs sensibles égale à la puissance de la nature
qui en est le lieu.
Cette politique de la cantate communiste nous offre
non pas un modèle de politique cinématographique
mais un repère : la marque d'un temps où la dialec­
tique se voit soustraire le mouvement de l'histoire
qui la portait et doit se construire un nouve au lieu,
une nouvelle distribution des paroles et des gestes ,
d e s temps et d e s espaces ; mais aussi u n point fixe
pour évaluer la manière dont des cinéastes ont voulu,
depuis ce temps, aborder les fractures de l'histoire,
le bouleversement des traj ets entre les territoire s ,
l e s injustices e t l e s conflits nouveaux. I l n'y a assuré­
ment rien de commun entre le communisme des films
des Straub et celui que B éla Tarr remet en scène
dans Satétntango comme une histoire d'escroquerie
construite autour du suicide d'une fillette à qui son
frère avait fait croire qu' en mettant ses économies
en terre , celles-ci allaient fructifier, afin de récupérer
l' argent pour lui-même . Et pourtant, au sein même
de cette histoire d'escrocs et de victimes, s' élève une
forme de refus qui n ' est pas sans rapport avec le
geste du berger de Straub . C'est ce dont témoignent
les images de l'ultime voyage de la fillette . Nous la
voyons d' abord derrière la vitre du bistrot où sa mère
est, comme les autres paysans , emportée par la fré­
nésie de la danse et de la boisson. Elle se précipite
sur le docteur qui arrive pour lui dire quelque chose
que nous ne saurons j amais, le fait tomber et s'enfuit
avant de suivre en deux très longs plans le chemin
boueux qui la mènera au matin à l'église en ruines
où elle avalera la mort- aux-rats .
126
Politiques des films

Satan tang6 , Béla Tarr, 1 99 4 .

Sans doute sommes-nous ici au plus loin des Straub :


cette campagne grise et perpétuellement pluvieuse
refuse d' être élevée au rang de nature et de se revê ­
tir d ' aucune mythologie . Et la parole dialectique se
révélera une pure machine rhétorique , quand l'es­
croc beau parleur Irimias exploitera la mort de l ' en­
fant et le sentiment de culp abilité de se s proches
pour empocher l'argent des villageois en les envoyant
chercher leur rachat dans une communauté ima­
ginaire . Et pourtant, la résolution de l ' enfant qui
marche sous la pluie , ave c son chat mort sous le
bras , vers l' endroit, choisi par elle , où elle avalera
au matin la mort- aux-rats , affirme sur l ' é cran une
puissance visuelle de refus supérieure à la puissance
de séduction de l'escroc . Sa marche obstinée dessine
une figure de résistance qui vient tout naturellement
s 'engrener avec d'autres : le bras tendu du j eune ber­
ger des Straub , mais aussi l ' air buté de la Mouchette
de Bresson et ses pieds boueux consciencieusement
127
Les écarts du cinéma

frottés sur le tapis de la pleureuse des morts ou,


dans L 'Esprit de la ruch e de Victor Brice , le geste
de la petite Ana transformant sa peur en sollicitude
pour tendre une pomme au déserteur blessé qu' elle
associe à l ' image de Frankenstein. Et même dans
Séttétntango l'image des paysans brisant et brûlant
leurs meubles pour s'interdire tout retour en arrière
tient de cette puissance de résistance qui oppose la
résolution du geste au vide de l ' espace et aux trom­
peries de la parole . L' observateur pessimiste de la
fin du communisme historique p eut sembler bien
loin du communisme éternel que chantent les blocs
sensibles d'Operai Con tadini. Mais il faut se souve­
nir que , après Operai Contadini, les Straub ont fait
Umiliati où la parole est tout entière appropriée par
les deux figures de tribunal qui j ugent la commu­
nauté : le procureur qui lui oppose la loi universelle
de la propriété et les partisans qui dénoncent l' ar­
riération de cette coopérative de l ' ancien temps. La
sagesse du père - celle de l'immémorial - est deve ­
nue celle des fils - le jugement de l'histoire . S eul le
geste alors répond à la condamnation dialectique .
Umiliati s ' achève sur un poing fermé de femme qui
reproduit le geste de refus du j eune berger. Mais
cette fin elle-même est révoquée p ar une fin addi­
tionnelle qui nous fait entendre le seul murmure de
l ' e au et du vent sous le soleil , dans le lieu déserté
de la querelle .
C'est que derrière les mises en scène que le cinéma
peut proposer de la promesse ou de la trahison d'une
expérience historique , il y a la politique qui tient au
rapport propre de l ' art des images en mouvement
avec les histoires qu'il raconte ou les procès qu 'il
instruit ; il Y a sa manière de ramener les topol nar­
ratifs ou dialectiques au cadre plat de l ' é cran et à
la manière dont l ' e space s ' y déploie et la lumière
y vibre . J ' ai évoqué dans le Prologue cette tension
128
Politiques des films

à propos d ' un film politique d ' un autre temp s , qui


traite de la justice et de la filiation selon le modèle
narratif des enchaînements d' action et sur un fond
de certitude quant au juste et à l'injuste , L'Intendant
Sansho. La narration s'y dédouble en effet exemplai­
rement. Pour accomplir la p arole donné e , Zushio
s 'échappe et réussit à obtenir du nouve au Shogun la
réhabilitation de son père mort et un poste de gou­
verneur qu'il utilise pour décréter la libération des
esclaves dans sa province. Mais, sitôt cette décision
prise , il démissionne et p art à la re cherche de s a
mère qu'il finit par retrouver dans une île , aveugle
et privée de raison.
L'histoire de j ustice se termine ainsi deux fois :
narrativement, par la libération des esclaves - que
Jushio et nous savons éphémère -, et visuellement,
p ar la vision de deux corps enlac é s qu ' un ultime
panoramique fait disp araître dans la sérénité d'un
paysage côtier. Il n'y a pas de réparation pour l'in­
justice subie par la mère et ses enfants . Mais il y a
cette réconciliation dernière , ce lent mouvement qui
rassemble et fait disparaître dans la paix de l'image
les corps que la violence de l 'intrigue a séparés. La
justesse du cinéma est au prix de ce suspens main­
tenu entre deux dire ctions de l ' image en mouve ­
ment : celle qui l ' ouvre sur les inj ustices du monde
et celle qui transforme toute intrigue d'inj ustice en
vibration sur une surface .
e est par rapport à cette tension du dehors et du
dedans , commune à la forme n arrative classique
(Mizogushi) et à la forme dialectique (Straub) , que
l ' on peut penser le devenir du lien entre cinéma
et p olitique . J ' en évo querai s e ulement quelques
exemples , empruntés à des ciné astes qui mettent
différemment en œuvre le sens de la fiction et le
rapport du dedans et du dehors . Pedro Costa rompt
après Ossos avec le modèle narratif et se réfère au
129
Les écarts du cinéma

modèle des Straub , en filmant la p erformance de


corps autonome s , déliés de toute servitude narra­
tive . Mais son souci de rendre aux humilié s toute
la richesse incluse dans leur monde est aussi délié
de toute discussion dialectique . Autour du brasero
installé dans la ruelle de Fontainhas , aucune mise
en débat des raisons du j uste et de l'injuste . Dieux,
patrons et révolutionnaires sont également absents
de la Chambre de Vanda ou des appartements squat­
tés par ses amis . Ceux qui y séj ournent et y passent
sont des habitants du quartier dont l ' existence est
indépendante de la volonté du ciné aste et qui n' ont
pas de texte à leur disp osition p our phraser leur
expérience . La politique des films de Pedro Costa
s 'exerce alors à un nive au plus radical , celui qui est
évoqué au début de la Politique d'Aristote , quand
celui-ci distingue la parole qui argumente de la voix
qui exprime le bruit de la plainte . Il ne s ' agit plus
de mettre en évidence la c ap acité des hommes du
p euple à s e dresser en pleine lumière p our s ' em ­
p arer des grands textes qui argumentent les apo ­
ries du j uste et de l 'inj uste . I l s ' agit de savoir s i un
décor de murs lépreux , de masure s e nvahies p ar
les moustiques et de chambres travers é e s par les
bruits du dehors constitue un monde ; si les corps
affalés et les voix secouées par la toux qui évoquent
les « maisons de sorcières » que ces j eunes gens ont
seules connues forment une conversation ; si cette
conversation elle-même est le bruit de corps souf­
frants ou la méditation sur la vie que des êtres se
sont choisie. La caméra qui recueille dans les lieux
de la relégation sociale l'infinie variété des modifica­
tions de la lumière et de la couleur montre que c' est
bien un monde que ces êtres habitent - un monde
d ' expérience qu 'il est possible d'opposer à la nudité
des cubes blancs dans lesquels la municip alité les
reloge ou à l ' espace clos des musées où les cadres
130
Politiques des films

dorés des table aux isolent les j eux de la lumière


et de la couleur des bruits du monde et des traj ets
des émigrants . La richesse du monde sensible n' est
plus le fond sur lequel s 'élève la querelle dialectique .
Cette richesse est à tout instant en question , à tout
instant en train de se gagner ou de se perdre dans
le rapport tendu entre les j eux de lumière et d'om­
bre que Pedro Costa a hérités de John Ford ou de
Jacques Tourneur plutôt que du cinéma militant, et
les passages entre divers régimes de la parole : ainsi
dans En avant jeun esse les conversations prosaï­
ques de la chambre de Vanda, les silences intensifiés
p ar le regard félin de Ventura , les p aroles sibylli­
nes soutenues par la rigidité de sa silhouette noire
ou la p arole lyrique qui transmet l ' expérience des
voyageurs venus d'Afrique au prix de la mêler à une
autre parole , comme dans cette lettre d ' amour où
des extraits de lettres d 'immigrants se mêlent à la
dernière lettre de Robert Desnos sur le chemin de
Terezin. Richesse du monde commun et capacité des
individus quelconques ne peuvent plus se mettre en
aucune formule dialectique . Ils se distribuent sous la
forme d'une multiplicité de condensations singuliè ­
res : camaïeu de verts et d e bleus dans une chambre
étroite , nature morte composée par quatre bouteilles
dans un baraquement, silhouette noire accusant le
silence d'un tableau ou réfutant un discours par un
bras tendu, monologue où l'immigré sans emploi se
transforme en seigneur venu des terres lointaines,
cadeaux poétique s promis par une lettre d ' amour
devenue propriété de tous , etc. Toutes ces conden­
s ations fonctionnent comme les substituts sur la
surface de l ' écran d ' un grand art perdu qui serait
l' art de la vie même , l ' art du partage de la richesse
sensible et des formes d' expérience.
La politique du cinéma se joue alors dans le rapport
entre le principe « documentaire » d ' observation de
131
Les écarts du cinéma

corps autonomes et le principe fictionnel de recom­


position des espace s . C ' e st une politique de cette
s orte qu' appliquent différemment Khalil Joreige
et Joana Hadjithomas dans Je veux voir où la « fic­
tion » consiste en un court voyage où le paysage des
ruines du Sud- Lib an est vu et p arcouru p ar deux
corps d ' acteurs différents : un corps de star fran­
çais e , venue « voir » mais embarrassée à la fois pour
échapper aux re gards qu' appelle la silhouette de
l ' actrice vedette et pour poser ses pieds d ans ces
ruine s qu' elle a voulu voir ; et un corps d ' acteur­
performer libanais , habitué à déambuler parmi les
ruines et à en rire au besoin, mais dérouté devant
ces mêmes ruines par l'impossibilité de reconnaître
visuellement la distribution familière des lieux d'une
maison. C ' est encore une confrontation des espaces
qu' organise Tariq Teguia dans ln lan d où la fiction
peut se dire de deux manières : comme l 'histoire de
personnages inventés mais aussi comme un système
d 'é carts entre les manières de constituer un terri­
toire. Il y a un écart initial entre un pays (l'Algérie) ,
tel qu'il peut se dire dans la langue du pouvoir ou le
discours des intellectuels radicaux, et ce pays tel que
peut le parcourir un corps soustrait à leur group e ,
u n corps d ' ancien militant devenu une silhouette
maigre et silencieus e , comme fait à l'image de son
travail de topographe , voué à regarder dans une
lentille pour tracer sur le territoire les droites exac­
tes de futures lignes électriques . Ce personnage de
topographe semble d ' abord être la métaphore d'un
cinéma voué à l'enquête minutieuse qui redécouvre,
par- delà les guerres idéologiques qui la recouvrent,
la matérialité d'un territoire du visible : les traces
de sang des combats d'hier dans un mobil-home , les
fermes détruites , les détritus parmi lesquels paissent
les troup e aux , le feu autour duquel les villageois
célèbrent l ' amitié et la p aix retrouvé e ou les cris
132
Politiques des films

de ceux qui annoncent une guerre nouvelle . Mais


ce premier écart est relayé par un second quand le
tracé du topographe appliqué à seulement voir, pas
à pas , la ré alité du pays , rencontre la grande ligne
des migrants partis de l 'Afrique Noire pour rej oin­
dre l' Espagne , la ligne de ceux qui se dirigent vers le
lieu où il leur semble possible de vivre . La politique
du film s ' i dentifie alors au mouvement par lequel
une manière de parcourir l ' espace et de rendre jus­
tice à ceux qui l 'habitent, se trouve interceptée et
déviée par une autre . Le pas à pas de l ' arpenteur est
bousculé par le corps inattendu d'une j eune femme
sans nom, partie sans doute du Mali vers l'Espagne
et maintenant désireuse de rentrer au pays . Sa ligne
de patience est entraînée sur une ligne de fuite , une
ligne qui doit, à l ' inver s e , dévorer à toute vitesse
des espaces lisses pour atteindre ce point abstrait
qui s ' appelle la frontière . Cette traversée connaît un
moment saillant qui est un moment de condensation
des diverses Algéries que le film traverse et des dif­
férentes vitesses et temporalités qui s'y composent .
Il se situe vers la fin du film quand M alek, dont la
voiture est tombée en p anne au milieu du désert,
vient dans une ville du Sud trouver un ami qui lui
procure un moyen de transport.
L' épisode nous montre d ' abord Malek et « la fille »
dans le décor typique du « pays en développement »
avec ces murailles de parpaing dont on ne sait pas si
elles appartiennent au futur en construction ou aux
chantiers abandonné s ; Malek frappe à une porte
derrière laquelle s ' ouvre le territoire de l ' hospi­
talité , vertu habituellement associée aux sociétés
traditionnelles , volontiers opposée auj ourd'hui à la
violence islamiste d'hier et qui devient comme une
métaphore du projet esthétique et politique du film ;
quand l'hôte a procuré à Malek la moto qui lui per­
mettra de gagner la frontière , nous traversons le
133
Les écarts du cinéma

territoire désertique , abstrait, de la fuite dans lequel


la j eune femme entraîne l ' arpenteur. Mais ce désert
est coupé lui-même par un autre où deux intellec­
tuels militants effectuent une promenade de s anté
destinée à vivifier leur radicalité politique . Ceux-ci
appartiennent à un groupe que nous voyons , tout
le long du film , débattre de la société idé ale pen­
dant que Malek parcourt l' arrière-pays . On pourrait
croire que la convers ation dialectique y est deve ­
nue une pure parodie à laquelle s ' oppose la ré alité
du p ays . Mais il n ' en est rie n . Cette convers ation
d ' intellectuels « coupés des masse s » est aussi une
partie de la richesse commune que le film invento­
rie , une île parmi celles qui constituent un pays en
archipel. On croit pouvoir rire au début du film de
ces bavards qui, dans leur espace clo s, proclament
leur devenir-femme et exaltent « l'intellectualité qui
traverse toute la société » . Mais ce devenir andro­
gyne de l'intellectualité collective , c' est bien ce que
met en sc ène la traversée du d é se rt p ar la moto
qui emporte l ' arpenteur et la fugitive , deux formes
inverses de mouvement, deux figures hétérogènes
de la justic e, réunies par la puissance du cinéma en
un même mobile . Ainsi la querelle diale ctique sur
la justice prend- elle la forme d ' une confrontation
d ' espaces. Et la traversée de ces espaces obéit elle­
même à la loi qui commande à la fable cinémato­
graphique de s e déclarer comme telle e n laissant
l' écran reprendre en lui les silhouettes et les traj ets .
À la fin d 'In lan d, les silhouettes retournent à l 'in­
différenciation de la couleur sable dont elles étaient
d ' abord issue s . Mais il n ' e st pas même besoin de
désert ou de grands espaces pour produire cet effet.
La fin de Dernier Maquis de Rabah Ameur Zaimeche
est assurément plus militante . N arrativement p ar­
lant le film se conclut sur une veillée d' armes dans
l'entreprise où les ouvriers licenciés utilisent pour
1 34
Politiques des films

bloquer l ' accès les montagnes de p alettes rouges


qui sont à la fois la production de l' entreprise et le
décor du film . La lumière qui passe par les fentes
des p alettes transforme la b arricade dans la nuit
en une « forteresse ouvrière » d'un nouveau genre ,
mais c'est pour en avouer aussitôt le caractère ludi­
que en lui refusant toute conséquence narrative et
en l'effaçant dans le noir final.
Cette transformation des j eux de langage dialec­
tiques d ' antan en j eux d ' espace peut sembler assez
loin de c ertaine s attentes quant à l a p olitique du
cinéma. Mais elle poursuit à sa manière le mouve ­
ment qui déplace dans deux dire ctions les formes
théâtrales de la querelle sur la justice : d'un côté la
manifestation de la capacité des êtres quelconques
à exprimer la richesse de l ' expérience commune ;
de l' autre , l 'incertitude de toute tentative pour trou­
ver j amais les signes de la justice à la surface des
choses visible s . Si le film des Straub est un point de
repère , c ' est en raison de l ' é quilibre qu ' il réalise
entre ces deux mouvements : d ' un côté le cinéma
transfère aux anonymes la puissance thé âtrale de
la querelle sur l 'injustice ; de l ' autre , il transforme
la querelle en proj e ction d ' images lumineuses et
révoque la prétention du thé âtre à s 'identifier à la
vie , cette prétention qu'il gageait sur la ré alité des
corps p arlants en action. Appelons ce contre -mou­
vement cinématographique sagesse de la surface . Et
constatons que l'équilibre a auj ourd'hui clairement
basculé du côté de cette s agesse . Plutôt pourtant
qu'un retrait par rapport à certaines attentes mili­
tantes , j 'y verrais l'occasion de s 'interroger sur ces
attentes elles-mêmes . Deux siècles et demi après la
Lettre sur les spectacles de Rousseau, certains tien­
nent encore fortement à l'idée que l ' e ffet politique
des œuvres se mesure à la production de sentiments
définis d ' attrait ou de répulsion , d 'indignation ou
1 35
Les écarts du cinéma

d ' énergie . Ils s ' accrochent encore aux modèles de


causalité qui prétendent lier des modes de percep­
tion, des formes de s avoir et des affects mobilisa­
teurs . Mais s'ils accordent ces pouvoirs aux œuvres ,
c ' est pour mieux les prendre en défaut et en tirer
un diagnostic d'impuissance. Je pense qu'il y a plus
de puissance commune préservé e dans la sagesse
de la surface , dans la manière dont les questions
de la justice y sont mesurées selon des impératifs
de justesse. Mais aussi ces histoires d'espaces et de
traj ets , de marcheurs et de voyages peuvent nous
aider à inverser la perspective , à imaginer non plus
les formes d 'un art adéquatement mis au service de
fins politiques mais des formes politiques réinven­
tées à partir des multiples manières dont les arts du
visible inventent des regards , disposent des corps
dans des lieux et leur font transformer les espaces
qu'ils parcourent.

136
Politique de Pedro Costa

C omment penser la politique des films de P e dro


Costa ? La réponse semble d ' abord simple : ses films
ont pour suj et essentiel une situation qui est au cœur
des enjeux politiques de notre présent : le sort des
exploités , de ceux qui sont venus de loin, des ancien­
nes colonies africaines pour travailler sur les chan­
tiers de construction portugais , qui ont perdu leur
famille , leur santé , parfois leur vie , sur ces chantiers ;
ceux qui se sont entassés hier dans les bidonvilles
suburbains avant d' e n être chassés vers des habi­
tations nouvelles, plus claires, plus modernes mais
pas forcément plus habitables . À ce noyau central
viennent s' agréger d' autres thèmes politiques sensi­
bles : dans Casa de Lava la répression salazariste qui
envoyait ses opposants dans des camps situés dans
ces îles africaines d ' où p artaient les Africains à la
recherche d'un travail en métropole ; à partir d ' Os­
sas, la vie de ces j eunes lisboètes que la drogue et la
dérive sociale ont envoyés dans les mêmes bidonvilles
que les immigrés .
Une situation sociale, pourtant, n e suffit pas à faire
un art politique, non plus qu'une évidente sympathie
pour les exploités et les délaissés. On juge habituelle­
ment qu'il doit s'y aj outer un mode de représentation
qui rende cette situation intelligible comme l'effet de
certaines causes et la montre productrice de formes
de conscience et d' affects qui la modifient. On réclame
137
Les écarts du cinéma

donc que les moyens formels de l ' œuvre obéissent


au souci des causes à montrer aux intelligences et
des effets à produire sur les sensibilités . C' est ici que
les choses se troublent. Jamais la caméra de Pedro
Costa ne fait le traj et habituel qui déplace l' objectif
des lieux de la misère vers ceux où les dominants la
produisent ou la gèrent. Ni la puissance économique
qui exploite et relègue , ni la puissance administrative
et policière qui réprime ou déplace les populations
n' apparaissent dans ses films . Et aucune formulation
politique de la situation ni aucun affect de révolte ne
s'exprime par la bouche de ses personnages. Certains
cinéastes politiques, comme Francesco Rosi naguère ,
nous faisaient voir la machine économique et politi­
que qui reléguait ou déplaçait les pauvres . D ' autres ,
comme Jean-Marie Straub auj ourd'hui encore , pren­
nent, à l'inverse , le parti d' éloigner leur caméra de
la « misère du monde » pour camper devant nous ,
dans quelque amphithéâtre de verdure , évocateur de
grandeurs antiques et de révolutions modernes , des
hommes et des femmes du peuple qui affrontent l'his­
toire et revendiquent fièrement le projet d'un monde
juste . Rien de tel chez Pedro Costa : ni inscription du
bidonville dans le paysage du capitalisme en muta­
tion, ni instauration d'une scène propre à la grandeur
collective . On dira qu'il témoigne d'une autre époque :
immigrés capverdiens , petits blancs déclassés et j eu­
nes marginaux ne composent plus rien qui ressem­
ble au prolétariat, exploité et conquérant, qui était
l'horizon de Rosi et reste celui de Straub . Leur mode
de vie n' est plus tant celui d'exploités que de délais­
sés. Les policiers même sont absents de leur univers ,
tout comme les combattants de la lutte sociale . Les
seuls habitants du centre qui viennent p arfois leur
rendre visite sont des infirmières : et encore est-ce
une fêlure intime qui les envoie s'y perdre , plutôt que
des soins à apporter aux populations souffrantes. Les
1 38
Politiques des films

habitants de Fontainhas vivent leur condition à la


manière que l'on stigmatisait aux temps brechtiens ,
comme un destin, dont ils discutent tout au plus pour
savoir si c 'est le ciel, leur choix ou leur faiblesse qui
les y a soumis.
Le souci explic atif et mobilisateur semble ainsi
absent du projet de Pedro Costa. Et ses partis pris
artistiques eux-mêmes semblent s ' opposer à toute
une tradition d' art documentaire. À celui qui a choisi
de parler de la misère , on rappelle touj ours qu' elle
n'est pas un objet d'art. Et pourtant, l' auteur de Dans
la chambre de Vanda semble saisir toute occasion de
magnifier le décor du bidonville en cours de destruc­
tion . Une bouteille d ' e au en plastique , un couteau,
un verre , quelques obj ets qui traînent sur une table
en bois blanc dans un appartement squatté , et voilà,
avec une lumière qui vient raser son plateau, l'occa­
sion d'une belle nature morte . Que le soir survienne
dans ce logement sans électricité , et deux petites bou­
gies sur la même table donneront à une conversation
misérable ou à une sé ance de shoot une allure de
clair-obscur hollandais du Siècle d'Or. Le travail des
pelleteuses est l ' occasion de mettre en valeur, avec
l'écroulement des maisons , des moignons de béton
sculpturaux ou de larges pans contrastés de couleurs
bleue , rose , j aune ou verte . La chambre où Vanda
tousse à se déchirer la poitrine nous enchante de ses
couleurs verdâtres d' aquarium où nous voyons tour­
noyer moustiques et moucherons .
À l' accusation d'esthétisme , on peut certes répon­
dre que Pedro Costa a filmé les lieux c omme ils
étaient : les maisons des p auvres sont d ' ordinaire
plus bariolées que celles des riches et leurs couleurs
brutes sont plus agréables à l'œil de l' amateur d' art
moderne que l'esthétisme standard des décorations
petite s-bourgeois e s . À l ' époque de Rilke déj à , les
maisons éventrées présentaient en même temps aux
139
Les écarts du cinéma

poètes un décor fantastique et la stratigraphie d'un


mode d'habiter. Dire que Pedro Costa a filmé les lieux
comme ils étaient, cela indique aussi une démarche
artistique précise : après Ossos, il a renoncé à com­
poser des décors pour raconter des histoires . Il a
renoncé à exploiter la misère comme obj et de fiction .
Il s' est installé dans ces lieux pour y voir vivre leurs
habitants , entendre leur parole , saisir leur secret. La
caméra qui j oue en virtuose avec les couleurs et les
lumières fait corps avec la machine qui donne à leurs
actes et à leurs paroles le temps de se déployer. Une
telle réponse évidemment ne lave l' auteur du péché
d ' esthétisme qu' au prix de renforcer l' autre grief :
quelle politique est-ce là qui se donne pour objectif
d'enregistrer une parole qui semble seulement reflé­
ter la misère du monde '?
Esthétisme indiscret ou populisme invétéré : il est
aisé d'enfermer les conversations dans la chambre
de Vanda ou les tribulations de Ventura dans ce
dilemme . Mais l a méthode d e Pedro Costa fait explo­
ser ce cadre au sein d'une poétique bien plus com­
plexe d'échanges, de correspondances et de dépla­
cements . Pour l' aborder, il vaut la peine de s' arrêter
sur un épisode de Juventude en marcha qui pourrait
résumer, en quelques « tableaux » , l ' esthétique de
Pedro Costa et la politique de cette esthétique . Nous
y entendons d' abord la voix de Ventura, dans le bara­
quement partagé avec son camarade Lento , réciter
une lettre d' amour tandis que la caméra se fixe sur
un pan de mur gris que troue le rectangle clair d'une
fenêtre devant laquelle quatre bouteilles composent
une autre nature morte . Pressée par la voix de son
ami, la récitation de Ventura se dissout lentement.
Au plan suivant, changement de décor brutal : à la
nature morte qui servait de décor à la ré citation a
succédé un autre rectangle - horizontal et frontal
celui-là - prélevé sur une paroi plus sombre encore .
140
Politiques des films

Son cadre doré semble trouer de sa lumière propre


le noir environnant qui pourtant gagne ses bords .
Des couleurs assez semblables à celles des bouteilles
y dessinent des arabesques où nous reconnaissons la
Sainte Famille fuyant vers l' Égypte avec une cohorte
d ' ange s . Annoncé par un bruit de pas, un person­
nage nous apparaît au plan suivant : Ventura adossé
au mur entre le portrait d'Hélène Fourment exécuté ,
comme la Fuite en Égypte, par Rubens , et un Portrait
d'homme de Van Dyck. Les trois œuvres sont célèbres
et bien localisées : nous sommes dans les murs de la
Fondation Gulbenkian. Ce n' est évidemment pas un
édifice situé dans le quartier de Ventura. Rien dans
le plan précédent n' annonçait cette visite , rien dans
le film n'indique que Ventura ait un goût particulier
pour la peinture . Cette fois donc le metteur en scène
semble s ' être écarté des chemins de ses personna­
ges . Il a transporté Ventura dans ce musée que la
résonance des pas sur le sol et l'éclairage nocturne
nous laissent supposer déserté de tous visiteurs et
ré quisitionné pour cette séquence . Le rapport des
trois tableaux et de la « nature morte » précédente ,
le rapport de la baraque délabrée et du musée , mais
aussi peut-être de la lettre d' amour et de l' accrochage
pictural y composent donc un déplacement poétique
bien spécifique , une figure qui, au sein du film, parle
de l' art du ciné aste , de son rapport ave c l ' art des
musées, du rapport que l'un et l' autre entretiennent
avec le corps de son personnage , et donc de leurs
politiques respectives.
C e rapport e ntre deux p olitiques peut d ' abord
nous sembler aisé à perc evoir. E n un plan muet,
un gardien, noir lui aussi, s ' approche de Ventura et
lui murmure quelque chose à l' oreille . Pendant que
Ventura sort de la pièce , le gardien tire de sa poche
un mouchoir et essuie la trace de ses pieds . Nous
comprenons : Ventura est un intrus . Le gardien le
141
Les écarts du cinéma

lui dira plus tard : ce musée est un refuge , loin du


vacarme des quartiers populaires et des supermar­
chés où il devait naguère protéger les marchandises
des voleurs ; un monde ancien et paisible , perturbé
seulement lors qu 'il y vient par hasard quelqu'un
de leur monde à eux deux. Ventura l ' attestait déj à
par son attitude , e n s e laissant emmener sans résis­
tance par l' escalier de servic e , mais aussi déj à par
son regard, scrutant un énigmatique point de visée ,
apparemment situé bien au-dessus des tableaux. La
politique de l'épisode serait de nous rappeler que les
j ouissances de l' art ne sont pas pour les prolétaires ,
ni les musées pour les ouvriers qui les ont construits .
C 'est ce qu'explicite dans les j ardins de la Fondation
le dialogue entre Ventura et l' employé du musée qui
nous dit pourquoi Ventura est à sa place dans ce lieu
où il est déplacé : avant il n'y avait là que broussailles
et marais peuplés de grenouilles . C ' est lui qui avec
d ' autres ouvriers a nettoyé la broussaille , terrassé ,
fait passer les canalisations, porté les matériaux, mis
en place la statue du fondateur avec son pingouin et
semé l'herbe à ses pieds. C 'est là aussi qu'il est tombé
d'un échafaudage .
L' épisode serait donc comme une illustration du
poème de Brecht demandant qui a bâti Thèbes aux
sept portes et autres splendeurs architecturales .
Ventura y représenterait tous ceux qui ont construit
au prix de leur santé et de leur vie des édifices dont
d 'autres se réservent le prestige et la j ouissance . Mais
cette simple leçon ne justifierait pas que le musée soit
désert, vide même de ceux qui j ouissent du travail
des Ventura ; il ne justifierait pas que les séquences
tournées à l'intérieur du musée soient entièrement
silencieuses ; que la caméra s' attarde sur le béton des
escaliers de service par lesquels le gardien recon­
duit Ventura ; qu' au silence du musée succède un
long panoramique parmi les arbres , agrémenté de
142
Politiques des films

chants d'oiseaux, ni que Ventura raconte dans l'ordre


son histoire , depuis le j our précis de son arrivée au
Portugal, le 2 9 août 1 9 7 2 , et que la séquence s ' ar­
rête brutalement sur la désignation de ce point d'où
Ventura est tombé j adis . Le rapport de l'art de Pedro
Costa à celui du musée excède la simple démonstra­
tion de l 'exploitation du travail au service de la j ouis­
sance esthète , autant que la figure de Ventura excède
celle du travailleur dépouillé du fruit de son travail.
La séquence s'inscrit dans un nœud plus complexe de
rapports de réciprocité et de non-réciprocité .
Le musé e , tout d ' ab o r d , n ' est p as le lieu de la
richesse artistique opposée au dénuement du tra­
vaille ur. Les arab e s qu e s coloré e s de l a Fuite en
Égypte ne montrent aucune supériorité évidente sur
le cadrage de la fenêtre et des quatre bouteilles dans
le baraquement des deux ouvriers . Le cadre doré où
elle s 'enferme apparaît même comme un découpage
de l' espace plus mesquin que la fenêtre de ce loge­
ment, une manière de frapper de nullité ce qui l'en­
toure, de rendre inintéressants les vibrations de la
lumière dans l'espace , les contrastes de couleurs sur
les murs et les bruits du dehors . Le musée est le lieu
où l'art est enfermé dans ce cadre sans transparence
ni réciprocité . Lieu de l ' art avare qui exclut le tra­
vailleur qui l'a construit, parce qu'il exclut d ' abord
ce qui vit de déplacements et d' échanges : la lumière,
les formes et les couleurs mouvantes, aussi bien que
les travailleurs venus de l'île de Santiago. C' est peut­
être pour cela que le regard de Ventura se perd quel­
que part en direction du plafond. On pourrait penser
qu'il vise déj à en pensée cet échafaudage d'où il est
tombé. Mais on peut aussi penser à un autre regard
vers l' angle d'un autre plafond, dans l' appartement
neuf qu 'il visitait sous la conduite d'un autre frère
du Cap -Vert, bien convaincu lui aussi que Ventura
n ' était p as à sa place dans ce lieu qu'il réclamait
1 43
Les écarts du cinéma

pour une famille fictive et également soucieux d' ef­


facer les traces de l 'intrus dans ce lieu aseptisé . À
son boniment , vantant les équipements sociocultu­
reIs du quartier, Ventura n' avait opposé qu'un bras
gauche maj e stueusement tendu vers le plafond et
une phrase lapidaire « C ' est plein d' araignées » . Ni
l' employé municipal ni nous ne pouvons vérifier la
présence des araignées au plafond. Peut-être est-ce
Ventura qui a, comme l'on dit, « une araignée dans
le plafond » . Et, à supposer même que ces insectes
se promènent effectivement sur les murs du HLM ,
c ' est peu de chose en regard de la lèpre qui ronge
les murs des maisons du bidonville , comme les murs
de sa « fille » Bete où il s' amuse à voir dessinées des
figures fantastique s . À moins que le tort des murs
blancs du logement HLM qui accueille le prolétaire ,
comme des murs sombres du musé e qui le rej ette ,
ne soit précisément de refouler ces figures aléatoi­
res où l'imagination du prolétaire qui a traversé les
mers , chassé les grenouilles du centre-ville et glissé
de l ' é chafaudage peut s ' é galer à celle de l ' artiste .
L' art accroché au mur des musées n'est pas simple­
ment ingrat à l' égard du bâtisseur de musées. Il est
aussi avare à l'égard de la richesse sensible de son
expérience comme de celle que la lumière fait briller
dans les logis les plus misérables .
C 'est c e que dit déj à l e récit d e Ventura racontant
son départ du Cap Vert le 29 août 1 97 2 , l' arrivée au
Portugal, la transformation d'un marécage en fonda­
tion d'art et la chute . En mettant Ventura dans ce décor,
Pedro Costa lui a aussi fait prendre un ton à la Straub ,
le ton de l'épopée des découvreurs d'un monde. Le pro­
blème n'est pas d'ouvrir les musées aux travailleurs
qui les ont construits , il est de faire un art à la hauteur
de l'expérience de ces voyageurs, un art issu d'eux et
qu'ils puissent partager en retour. C' est ce que nous
enseigne , après la chute brutale du récit de Ventura,
1 44
Politiques des films

En allant, jeun esse !, Pedro Costa, 2 0 0 6 .

l'épisode suivant, construit comme un flash-back sur


l' accident. Nous y voyons Ventura revenir tête bandée
dans le baraquement de bois au plafond dévasté, s'as­
seoir accablé devant une table , réclamer impérieuse­
ment à Lento de venir j ouer aux cartes et, tandis qu'il
abat bruyamment carte après carte , reprendre la lec­
ture de la lettre d' amour qu'il veut faire apprendre à
Lento l'illettré. Cette lettre, plusieurs fois récitée , sert
de refrain au film. Elle nous parle d'une séparation
et d'un travail sur les chantiers loin de l'aimée, mais
aussi d'une rencontre prochaine , qui va embellir deux
vies pour vingt ou trente ans, du rêve d'offrir à l'aimée
cent mille cigarettes , des robes, une automobile, une
petite maison de lave et un bouquet de quatre sous, et
de l'effort pour apprendre chaque jour des mots nou­
veaux, des mots de beauté taillés à la seule mesure de
deux êtres comme un pyjama de soie fine .
145
Les écarts du cinéma

Cette lettre, faite pour une seule personne , Ventura


n'a personne à qui l'envoyer, mais elle est proprement
sa performance artistique , celle qu'il voudrait faire
p artager à Lento , p arce qu' elle est la performance
d'un art du partage , d'un art qui ne se sépare pas de
la vie , de l'expérience des déplacés, de leurs moyens
de combler l ' absence et de se rapprocher de l' être
aimé . Mais aussi bien elle n ' appartient pas plus à
Ventura qu' à ce film. Elle scandait déjà, plus discrète­
ment, le film « fictionnel » dont En avant jeunesse est
comme l' écho ou le revers : Casa de Lava , l'histoire
de l'infirmière partie au Cap-Vert pour accompagner
Leao , un travailleur dont la tête s ' était fracass é e ,
comme celle d e Ventura, sur u n autre chantier.
La lettre apparaissait d ' abord dans l e s p apiers
d ' Édith, la métropolitaine exilée , partie à S antiago
pour être proche de l ' amant envoyé par le régime
salazariste dans le camp de concentration de Tarrafal,
restée là-bas après sa mort, adoptée, dans son éga­
rement même , par la communauté noire qu' elle fai­
sait vivre de sa pension et qui la remerciait en séré­
nade s . La lettre d ' amour semblait donc é crite par
le condamné . Mais à l ' hôpital , au chevet de Leao,
Mariana la donnait à lire à la j eune Tina, la sœur du
blessé , car elle était écrite en créole ; Tina s ' appro­
priait la lettre qui semblait dès lors envoyée non du
camp de la mort mais de ce chantier du Portugal où
avait travaillé Leao . Pourtant quand Leao , enfin sorti
du coma, était questionné , sa réponse était péremp­
toire : comment aurait-il écrit une lettre d' amour, lui
qui ne savait ni lire ni écrire ? Du coup, la lettre n'était
plus é crite par personne en particulier ni adressée
à personne en particulier ; elle app araissait comme
l ' œuvre d ' un de ces é crivains publics , é galement
capables de formuler les émotions amoureuses des
illettrés et leurs requêtes administratives . Son mes­
sage d' amour se perdait dans la grande transaction
1 46
Politiques des films

impersonnelle qui liait É dith au militant mort, comme


au travailleur noir blessé mais aussi à la cuisine de
l' ancienne cuisinière du camp ou à la musique du
père et du frère de Leao, ceux dont Mariana avait
partagé aussi le pain et la musique, qui ne voulaient
pas aller voir Leao à l 'hôpital mais refaisaient s a
maison, la maison où i l n e devait entrer que sur ses
deux j ambes, tout en se préparant à partir eux-mê­
mes pour les chantiers du Portugal.
C ' e s t de cette grande circulation entre l ' ici et
l'ailleurs, entre les militants métropolitains déportés
et les travailleurs contraints à l' exil, entre les lettrés
et les illettrés, les sages et les fous , que la lettre est
tirée pour être ici confiée à Ventura . Mais en pro­
longeant sa destinée , la lettre fait connaître son ori­
gine , et une autre circulation vient se greffer sur le
traj et des émigrés. La lettre a été écrite par Pedro
Costa en mélangeant deux sources : une lettre de tra­
vailleur immigré mais aussi la lettre d'un « véritable »
écrivain, Robert Desnos, écrite soixante ans plus tôt
depuis un autre c amp , le camp de FlOha en S axe ,
sur le chemin qui le menait à Terezin et à la mort .
Ainsi le destin fictionnel de Le ao et le destin réel de
Ventura sont-ils englobés dans le circuit qui lie l'exil
ordinaire des travailleurs aux camps de la mort. Mais
aussi l'art du pauvre - l'art des écrivains publics - et
celui des grands poètes se trouvent pris dans le même
tissu : un art de la vie et du partage , un art du voyage
et de la communication à l'usage de ceux dont la vie
est de voyager, de vendre leur force de travail et de
construire les maisons et les musées des autres, mais
aussi de transporter leur expérience , leur musique ,
leur manière d'habiter et d' aimer, de lire sur les murs
ou d'écouter les chants des oiseaux et des hommes.
L' attention à toutes l e s formes de beauté que peu­
vent présenter les demeures des pauvres ou l'écoute
des paroles souvent anodines et répétitives , dans la
147
Les écarts du cinéma

chambre de Vanda ou dans l ' appartement neuf où


nous la retrouvons désintoxiquée , grossie et mère de
famille ne relèvent donc ni du formalisme esthéti­
sant ni de la déférence populiste . Elles s' inscrivent
dans une politique de l'art. Cette politique n'est plus
celle qui mettait en spectacle l ' état du monde pour
montrer les structures de la domination et mobiliser
contre elle les énergies . Ses modèles sont donnés par
la lettre d' amour de Ventura/Desnos ou par la musi­
que des parents de Leao : c ' est un art où la forme se
lie à la construction d'une relation sociale et met en
œuvre une capacité qui appartient à tous . Il ne s'agit
pas du vieux rêve avant-gardiste de dissolution des
formes de l'art dans les relations du monde nouveau.
Il s' agit de marquer la proximité de l ' art avec toutes
les formes où s' affirme une capacité au partage ou
une capacité partageable . La mise en valeur des verts
de la chambre de Vanda accompagne la tentative que
font Vanda, Zita, Pedro ou Nurro pour mettre leur
vie en examen et en reprendre ainsi possession. La
nature morte lumineuse , composée avec une bouteille
en plastique et quelques obj ets de récupération sur la
table en bois blanc d'un squat est en harmonie avec
l'entêtement du rouquin qui, malgré les protestations
de ses camarades, nettoie avec son couteau les taches
sur cette table vouée aux dents de la pelleteuse . Mais
aussi, il faut que ce qui est prélevé de richesse sensi­
ble , de puissance de parole et de vision, sur la vie et
le décor des vies précaires leur soit rendu, soit mis à
leur disposition, comme une musique dont elles puis­
sent j ouir ou une lettre d' amour dont elles puissent
emprunter les termes pour leurs propres amours.
N'est-ce pas là ce qu'on peut attendre du cinéma,
l' art populaire du XX C siècle , celui qui a permis au
plus grand nombre , à ceux qui ne passaient pas les
portes des musées , de jouir de la splendeur d'un effet
de lumière sur un décor ordinaire , de la poésie d'un
148
Politiques des films

tintement de verre ou d'une conversation banale au


comptoir d'un bistrot quelconque ? Face à ceux qui
le rangent dans la lignée des grands « formalistes » ,
Bresson, Dreyer o u Tarkovski, Pedro Costa s e réclame
d 'une tout autre ligné e : Ford, Walsh , Tourneur ou
d'autres plus modestes, anonymes auteurs de séries B
à budget serré , fabricants d'histoires bien formatées
pour le profit des firmes hollywoodiennes qui n'en
faisaient pas moins j ouir les spectateurs des cinémas
de quartier de la splendeur égale d'une montagne,
d'un cheval ou d'un rocking-chair, sans aucune hié­
rarchie de valeur visuelle entre hommes , paysages,
animaux ou obj ets26• Le cinéma se révélait ainsi, au
sein même d'un système de production tourné vers
le profit des possédants , comme un art de l'égalité .
Le problème , on le sait, est que le capitalisme même
n ' e st plus ce qu'il était : si Hollywoo d est touj ours
florissant, les cinémas de quartier n ' existent plus ,
remplacés par les multiplex qui donnent à chaque
publi c , sociologiquement déterminé , le type d ' art
formaté pour lui ; et, comme toutes les œuvres qui
échappent à ce formatage , les films de Pedro Costa,
se voient d' emblée étiquetés comme films de festival,
réservés à la j ouissance exclusive d 'une élite de ciné­
philes et tendanciellement poussés vers l' espace du
musée et des amateurs d'art. De cela, bien sûr, Pedro
Costa accuse l 'état du monde , c ' est- à-dire la domi­
nation nue du p ouvoir de l' argent qui range dans
la case des auteurs de « films pour cinéphiles » ceux
qui veulent rendre à tous la richesse d ' expérience
sensorielle disponible dans les vies les plus humbles .
C'est l e système qui transforme e n moine triste celui
qui veut un cinéma partageable comme la musique
du violoniste cap-verdien ou la lettre commune au
poète et à l'illettré .
Il n'est pas sûr pourtant que cette explication soit
suffisante. Il est bien vrai que la domination de l' argent
1 49
Les écarts du cinéma

tend à constituer aujourd'hui un monde où l'égalité


doit disparaître de l ' organisation même du paysage
sensible : toute richesse doit y apparaître séparé e ,
attribuée à une catégorie d e possédants o u d e jouis­
seurs particuliers. Aux humbles le système envoie la
menue monnaie de sa richesse , de son monde, for­
matée pour eux , séparée de la richesse sensorielle
de leur propre expérience . Mais cette distribution du
jeu n'est pas la seule raison qui brise la réciprocité et
sépare le film de son monde . L' expérience des pau­
vres n' est pas seulement celle des déplacements et
des échanges , des emprunts , des vols et des restitu­
tions . Elle est aussi celle de la fêlure qui interrompt la
justice des échanges et la circulation des expériences.
Cette fêlure , c ' était dans Casa de Lava le mutisme
de Leao sur son lit d'hôpital, dont on ne savait plus
s'il était la manifestation du coma traumatique ou le
désir de ne plus retrouver le monde commun ; c'était
aussi la « folie » d' É dith, son « oubli » du Portugais et
son enfermement dans la boisson et dans la langue
créole . La mort du militant dans le camp salazariste
et la blessure de l 'immigré sur un chantier p ortu­
gais instituaient au cœur de la circulation des corps,
des soins , des paroles et des musiques, la dimension
de l'inéchangeable , de l'irréparable . Il y avait, dans
Ossos , le mutisme de Tina, son incapacité à savoir
quoi faire de l ' enfant qu' elle tenait dans ses bras ,
sinon l' emmener avec elle dans la mort. Juventude
em marcha se trouve comme clivé entre deux logi­
que s , deux régimes d ' é change de la parole et de
l'expérience. D'un côté , la caméra s'installe dans la
nouvelle chambre de Vanda, une pièce blanche asep­
tis é e , encombrée par un lit matrimonial au design
de supermarché . Une Vanda assagie et épaissie y
raconte sa nouvelle vie , la désintoxication, l'enfant,
le mari méritant, les soucis de santé . De l' autre elle
suit Ventura, souvent mutique , parlant quelquefois
150
Politiques des films

en ordres impérieux ou sentences lapidaires , perdu


d' autres fois dans son récit ou dans la récitation de
la lettre . Elle le campe comme un animal étrange ,
trop grand ou trop farouche pour le décor, le regard
parfois fixe avec une lueur de fauve , plus souvent
la tête courbée vers le sol ou tournée vers le haut :
le regard d'un absent, d'un malade . Avec Ventura il
ne s ' agit pas de recueillir le témoignage d ' une vie
difficile , quitte à se demander comment le faire par­
tager ; il s 'agit d' affronter l'impartageable, la fêlure
qui a séparé un individu de lui-même . Ventura n'est
pas un « travailleur immigré » , un humble auquel il
faudrait rendre sa dignité et la j ouissance du monde
qu' il a aidé à construire . Il est une sorte d ' errant
sublime , un personnage de tragédie qui interrompt
de lui-même la communication et l'échange .
Avec le passage des murs lépreux, des décors colo­
rés et des couleurs criardes du bidonville aux murs
blancs des immeubles nouve aux , ces murs qui ne
font plus écho aux paroles , un divorce semble s'être
produit entre deux régimes d' expression. Même si
Vanda se prête à j ouer l'une des « filles » de Ventura,
même si celui-ci s ' assoit à sa table , converse dans
sa chambre et y fait occasionnellement du baby-sit­
ting, la fêlure de Ventura vient j eter l ' ombre de ce
grand corps brisé sur la chronique de la vie réparée
de Vanda et frapper de vanité son récit. Le divorce
peut se dire dans les termes d ' une vieille querelle ,
résumée il y a plus de deux siècles dans la préface de
La Nouvelle Héloïse : ces lettres familières sont-elles
réelles ou fictives, demandait l' objecteur à l'écrivain.
Si elles sont réelles , ce sont des portraits . Aux por­
traits on ne demande que d' être fidèles au modèle ,
mais ils intéressent peu de monde hors de la famille .
Les « table aux imaginaires » , e n revanche , intéres­
sent le public , mais il leur faut pour cela ressembler
non plus à un individu donné mais à l 'être humain.
151
Les écarts du cinéma

Pedro Costa dit les choses autrement : de la patience


de la caméra qui vient filmer tous les j ours mécani­
quement les mots , les gestes et les pas, non plus pour
« faire des films » mais comme un exercice d'appro­
che du secret de l' autre, doit naître sur l'écran une
tierce figure , une figure qui n' est plus ni l' auteur ni
Vanda ou Ventura, un personnage qui est et n' est pas
étranger à nos vies27• Mais ce surgissement de l'im­
personnel est pris à son tour dans la disjonction : diffi­
cile au « troisième personnage » d'échapper au choix
d' être le portrait de Vanda, enfermé dans le cercle
de famille des identifications sociales, ou le tableau
de Ventura, le tableau de la fêlure et de l ' é nigme
qui frappe de futilité les portraits de famille et les
chroniques familière s . Une séquence énigmatique
d'En avant jeunesse porte à l' extrême cette tension :
nous y retrouvons Lento, l'immigré typique , l'illettré
incapable d' apprendre la lettre d' amour, transporté
brutalement dans la tragédie au milieu d'un appar­
tement incendié où ont péri sa femme et ses enfants.
Nous ne lui connaissions ni femme ni enfant, et un
plan précédent nous l' avait montré lui-même expi­
rant au pied du pote au électrique où il était grimpé
pour essayer de raccorder clandestinement la bara­
que de Ventura au réseau. Le Lento que nous voyons
et entendons maintenant est un habitant du royaume
des morts qui revient parmi nous. Il n'est plus ni un
personnage de documentaire suivi dans le quotidien
de son activité ni un personnage de fiction mais une
pure figure née de l'annulation même de cette oppo­
sition qui scinde l 'humanité en espèces différentes.
Son corps opaque est devenu la surface sur laquelle
sa vie , la vie de Ventura et de tous ceux qui partagent
leur condition apparaît pour ce qu' elle est, une vie
de morts -vivants . C 'est à ce titre qu'il lui est possi­
ble d'incarner ce père de famille du voisinage auquel
un tel drame est effectivement survenu pendant le
152
Politiques des films

tournage . Lento est maintenant un personnage tra­


gique capable de réciter la lettre qu'il n' avait j amais
réussi à mémoriser. Ventura et Lento parlent face
à nous sans se regarder sur le ton de la psalmodie
tragique et la main qu'ils se tendent est à la fois le
serment qui lie les vivants aux morts et le geste d'ac­
teurs qui saluent le public.
Il y a ainsi des moments où le visage qui se faisait
reconnaître comme familier se fend , où l'invention
s' avoue comme telle pour témoigner d'un réel qui ne
se laisse ni reconnaître ni réconcilier. Un des natifs
de Tarrafal le disait déj à à Mariana, l'infirmière de
bonne volonté : elle n' avait pas , elle, la tête brisée . La
fêlure partage l' expérience en partageable et impar­
tageable . L' écran où doit app araître le troisième
personnage est tendu entre ces deux expérience s ,
tendu entre l e ré cit des vies , a u risque de la plati­
tude, et l' affrontement de la fêlure , au risque de la
fuite infinie . Le cinéma ne peut pas être l'équivalent
de la lettre d' amour ou de la musique des pauvres .
I l n e peut plus être l ' art qui simplement rend aux
humbles la richesse sensible de leur mond e . Il lui
faut consentir à n' être que la surface où cherche à
se chiffrer en figures nouvelles l' expérience de ceux
qui ont été relégués à la marge des circulations éco­
nomiques et des trajectoires sociales . Il faut que cette
surface accueille la scission qui sépare le portrait et
le tableau, la chronique et la tragédie , la réciprocité
et la fêlure . Un art doit se faire à la place d'un autre .
La grandeur de Pedro Costa est d' accepter et de refu­
ser en même temps cette altération, de faire en un
seul et même mouvement le cinéma du possible et
celui de l'impossible.

1 53
Origine des textes

Une première version du prologue a été présentée ,


dans l a traduction italienne d e Bruno B esana, lors
de la réc eption du prix M aurizio Grande dé cerné
par le Circolo Chaplin à Reggio de Calabre en j an­
vier 2004. Le texte français en a été publié sous le
titre « Les Écarts du cinéma » dans le n° 50 de Trafic,
É té 2004.

« Le Vertige cinématographique » a d' abord été pré ­


senté dans le cadre de Lido Philo lors du Festival de
Venise en septembre 2007 à l'invitation de Stefano
B onaga. Il a été remanié à l ' occasion de sa version
anglaise présentée au colloque « Jacques Rancière »
à l'Université de Roehampton en mai 2008 à l'invita­
tion de Paul Bowman et Richard Stamp .

La première version de « Mouchette et les paradoxes


de la langue des images » a été publiée sous le titre
« Après la littérature » dans l ' ouvrage c ollectif L e
Septième Art dirigé par Jacques Aumont (Léo Scheer,
2003). Le texte a été remanié à l'occasion du sémi­
naire donné en février 2 0 1 0 à l'Université de Calabre
à l'invitation de Roberto de Gaetano.

« Ars gratia artis » a connu une première version


publiée dans Trafic, n° 5 3 , Printemps 200 5 .

155
Les écarts du cinéma

« Le corps du philosophe » a été prononcé lors du


colloque « É duc ation intégrale . Les télévisions de
Rossellini », tenu au Louvre en j uin 2 0 0 1 sous la
direction d'Alain Bergala.

« C onvers ation autour d ' un feu » a été p r ésenté


au Centre Pompidou en j uin 2 0 1 0 à l 'invitation de
Marianne Alphant et Roger Rotmann.

« Politique de Pedro Costa » a été publié en traduction


portugaise dans le livre Cern mil cigarros. Os Filmes
de Pedro Costa, Orfeu Negro, Lisbonne , 2 009 .

Tous les textes ont subi des remaniements plus ou


moins importants .

156
Notes système fondé s u r un rapport
équilibré e n tre l e s pre stiges de
l ' apparence et l e r é cit qui l e s dissi p e .
2 . Gilles Deleuze , L'lmage­
Mouvemen t , Editions de Minuit, 1 9 8 3 ,
p. 1 17.
3 , « Crayonné au thAâtre » in Œuvres
1 . Cc compromis est bien mis en complètes, Paris , Gallimard, 1 9 4 5 ,
évidence a con trario par un mm p . 300.
rpccnt, Road to Nowhere d e Monte 4 . Maeterlinck, « Le tragique
H e llman . Le film, e n inversant la quotidien » in L e Trésor des humbles.
logique fictionnell'l de Vertigo , Bruxelles , Labor, 1 9 9 8 , p . 1 0 1 . Les
rend la logique du déploiement des documents de la mise en scène
apparences proprempnt ve rtigin e us e . d 'fIam let p ar E dward Gordon Craig
R o a d t o Nowh ere se p r é sente e n en 1 9 1 2 à Moscou sont conservés
effet c o m m e l ' histoire d ' u n film fait dans le fonds Craig de la BNE
sur une affaire de détournement Du même on pourra aussi lire
de fonds t,)rminée p ar un double « The Ghosts in the tragedies of
suici d e . Mais l e r é cit du tournage Shakespeare » , in On the Art of the
est e n fait entrecoupé de séquences Theatre, London, Heinemann, 1 9 8 0 ,
que le spe ctateur attrihue au film p . 264- 288.
tourné alors qu' elles racontent 5 . Voir Robert Bresson, Notes sur
la machination meurtrière - l a le cinématograp h e , Paris, F olio/
m i s e e n scène d ' u n faux film - qui Gallimar d , p. 1 :1 5 .
a permis au couple criminel de 6 , Nouvelle Histoire d e Mouchette,
fuir en faisant croire à son double PlonIPocket, Paris , 1 9 9 7 , pp. fi S et 6 7 .
suicide . Vers la fin du tournage du 7 . André Bazin, « Le Journal d ' un
« vrai film » , l ' actrice principale curé de campagne et la stylistique
dont l e metteur en scène était de Robert Bresson » in Qu 'est-ce que
tombé éperdument amoureux est le cin éma ?, Paris , E ditions du Ce rf,
tuée p ar un p e rsonnagü qui joue 1 9 9 7 , p. 1 1 0 .
l e s conseillers sur le tournage et 8 . Nouvelle Histoire d e Mouchette,
que l e metteur e n scène tue à son p. 1 1 - 1 2 .
to ur. Le spe ctateur est alors invité 9 . Notes sur l e cinématographe, P aris ,
à déduire ce qui n ' est j amais dit ni Folio/Gallimard, 1 9 9 5 , p. 1 8 .
moutré comme tel dans le fi l m : la 1 0 . Ibid. , p . 9 3 - 9 4 .
prétendue actrice était e n fait la 1 1 . Ibid. , p . 2 4 .
complice du vrai crime qui avait 1 2 , Ibid. , p . 22.
usurpé l' identité de l' actrice que le 1 3 . Ibid.
criminel avait e m b auchée pour le 1 4 . Ibid. , p. 4 1 - 4 2 .
faux film ct assassinée pour faire 1 5 , Ibid. , p. 41.
croire au suicidf' de sa c o m p agn e . 1 6 . Ibid" p . 7 7 .
Mais aucun indice ce rtain ne permet 1 7 . NO/welle Histoire d e tvfouchette,
de détacher du fil m qUfl nous voyons p. 1 29.
tourner ce qui s ' est << réellement 1 8 . !bid" p . 1 4 1 .
passé » . La ré alité de la machination 1 9 , fbid. , p . 5 9 .
et le rêvé' du metteur e n srime 2 0 . Ibid. , p . 1 5 4 .
fasciné par un visage d eviennent 2 1 . cf. Jacques Ranci ère, La Fable
effeetivement indiscernab l e s . Le cin ém a tograph ique, Paris, Editions
rapport entre ré alité , fi etion et fiction du Seuil, 2 00 1 .
dans la fietion devient entiilrement 2 2 , L' effe.t d e cette performance
indécidable au prix de faire du passive est d ' autant plus se nsible que
film Ull obj e t non identifiable pour le rôle est interprété par le m ê m e
l ' industrie hollywo odienne ou - cc enfant acteur, Tommy Rettig, qui dans
qui revient au même - l e man ifeste Rieer of n o ret/Hn incarnait u n fils qui
d ' u n metteur e n seène exelu d ' u n s ' agitait infiniment plus et devait tupr

157
Les écarts du cinéma

un homme pour se ré concilier avec


l ' image p aternell e .
2 3 . Flaubert, lettre à Louise Colet du
2 9 j anvier 1 8 5 4 .
2 4 . Je laisse de c ô t é le film s u r saint
Augustin qui app artient au même
projet global parce qu'il met en scène
l ' évêque plus que l e philosophe et
s 'intéresse d avantage à l a fin d e
l ' Empire romain vue de la province
africaine qu ' à la naissance d ' une
tradition philosophiqu e .
2 5 . Pave s e , Dialogues avec Leuco.
trad. André Coeuroy. Gallimard,
1 9 6 4 , p. 1 8 1 .
2 6 . Pedro Costa i n Pedro Costa e t Rui
Chaves . Fora ! Out!, Museu Serralves ,
2007, p. 1 1 9 .
2 7 . /bid. p . 1 1 5 .

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