Paul Ricoeur - Sur La Traduction

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Paul Ricœur

Sur la traduction

Parmi les textes rassemblés ici, « Défi et bonheur de la


Défi et bonheur de la traduction
traduction» est un discours tenu à l'Institut historique
allemand le 15 avril 1997; «Le paradigme de la tra­
duction» (leçon d'ouverture à la Faculté de théologie
protestante de Paris, octobre 1998) a été publié dans
Esprit (nO 853, juin 1999). «Un "passage" : traduire Vous me pennettrez d' exprimer ma grati­
l'intraduisible» est inédit. tude aux autorités de la Fondation DVA 1 à
Stuttgart, pour l'invitation qu'elles m'ont faite
de contribuer à mon tour, et à ma façon, à la
remise du Prix franco-allemand de Traduction
1996. Vous avez accepté que j e donne pour
titre à ces quelques remarques « Défi et bon­
heur de la traduction ».
J' aimerais en effet placer mes remarques
consacrées aux grandes difficultés et aux petits
bonheurs de la traduction sous l ' égide du
DANGER Tous droits réservés. La loi du Il mars 1957 inter­
dit les copies ou reproductions destinées à une uti­ titre L 'épreuve de l 'étranger 2, que le regretté


lisation collective. Toute représentation ou repro­
duction intégrale ou partielle faite p ar quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'au­ 1. Deutsches Verlagsansta1t. C'est à la fois une branche de la Fon­
TUE LE UVRE teur et de l'éditeur, est illicite et constitue une dation Bosch et une maison d'édition.

contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui­ 2. A. Berman, L'épreuve de l'étranger, Paris, Gallimard, 1995.
vants du Code pénal.

3e t i r a g e

ISBN 2-227-47367-3
© Bayard, 2004
3 et 5, rue Bayard, 75008 Paris
Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

Antoine Berman a donné à son remarquable s'a langue - et le lecteur destinataire de l' ou­
essai : Culture et traduction dans l'Allemagne vrage traduit. Et, entre les deux, le traducteur
romantique. qu i transmet, fait passer le message entier d ' un
Je dirai d' abord et plus longuement les dif­ idiome dans l ' autre . C ' est dans cette incon­
ficultés liées à la traduction en tant que pari fortable situation de médiateur que réside
difficile, quelquefois impossible à tenir. Ces l'épreuve en question. Franz Rosenzweig a
difficultés sont précisément résumées dans le donné à cette épreuve la forme d'un paradoxe.
terme d '« épreuve », au double sens de « peine Traduire, dit- il, c'est servir deux maîtres:
endurée » et de « probation ». Mise à l 'épreuve, l'étranger dans son œuvre, le lecteur dans son
comme on dit, d'un proj et, d'un désir voire désir d'appropriation. Auteur étranger, lecteur
d'une pulsion : la pulsion de traduire. habitant la même langue que le traducteur. Ce
Pour éclairer cette épreuve, je suggère de paradoxe relève en effet d'une problématique
comparer la « tâche du traducteur » dont parle sans pareille, sanctionnée doublement par un
Walter Benjamin sous le double sens que Freud vœu de fidélité et un soupçon de trahison.
donne au mot « travail », quand il parle dans Schleiermacher, que l'un de nos lauréats honore
un essai de « travail de souvenir » et dans un ce soir, décomposait le paradoxe en deux
autre essai de « travail de deuil » . En traduc­ phrases : «amener le lecteur à l'auteur », « ame­
tion aussi, il est procédé à certain sauvetage et ner l'auteur au lecteur ».
à un certain consentement à la perte. C'est dans cet échange, dans ce chiasme que
Sauvetage de quoi? Perte de quoi? C ' est la réside l'équivalent de ce que nous avons appelé
question que pose le terme d'« étranger » dans plus haut travail de souvenir, travail de deuil.
le titre de Berrnan. Deux partenaires sont en Travail de souvenir d'abord : ce travail, que
effet mis en relation par l ' acte de traduire, l'on peut aussi comparer à une parturition, porte
l'étranger- terme couvrant l'œuvre, l'auteur, sur les deux pôles de la traduction. D'un côté,

Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

il s 'attaque à la sacralisation de la langue dite Tout se joue, tout se passe comme si dans
niaternelle, à sa frilosité identitaire. l ' émotion initiale, dans l ' angoisse parfois de
Cette résistance du côté du lecte ur ne doit commencer, le texte étranger se dressait comme
pas être sous-estimée. La prétention à l ' auto­ une masse inerte de résistance à la traduction.
suffisance, le refus de la médiation de l ' étran­ Pour une part, cette présomption initiale n' est
ger, ont nourri en secret maints ethnocentrismes qu' un fantasme nourri par l ' aveu banal que
linguistiques et, plus gravement, maintes pré­ l'original ne sera pas redoublé par un autre ori­
tentions à l'hégémonie culturelle telle qu' on a ginal ; aveu que je dis banal, car il ressemble
pu l 'observer de la part du latin, de l'Antiquité à celui de tout collectionneur face à la meilleure
tardive à la fin du Moyen  ge et même au-delà copie d'une œuvre d'art. Celui-ci en connaît
de la Renaissance, de la part aussi du français le défaut maj eur qui est de ne pas être l ' origi­
à l ' âge classique, de la part de l ' anglo-améri­ nal. Mais un fantasme de traduction parfaite
cain de nos jours. l'ai employé, comme en psy­ prend la relève de ce banal rêve qui serait l'ori­
chanalyse, le terme de « résistance » pour dire ginal redoublé. Il culmine dans la crainte que
ce refus sournois de l' épreuve de l'étranger de la traduction, parce que traduction, ne sera que
la part de la langue d' accueil. mauvaise traduction, en quelque sorte, p ar
Mais la résistance au travail de traduction, définition.
en tant qu' équivalent du travail du souvenir, Mais la résistance à la traduction revêt une
n ' est pas moindre du côté de la langue de forme moins fantasmatique une fois le travail
l ' étranger. Le traducteur renc ontre c ette résis­ de traduction commencé. Des plages d'intra­
tance à plusieurs stades de son entreprise. IlIa duisibilité sont parsemées dans le texte, qui
rencontre dès avant de commencer sous la font de la traduction un drame, et du souhait
forme de la présomption de non-traduisibilité, de bonne traduction un pari. À cet égard, la tra­
qui l ' inhibe avant même d' attaquer l ' ouvrage. duction des œuvres poétiques est celle qui a le

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Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

plus exercé les esprits, précisément à l 'âge du reflètent, pour ne rien dire des phénomènes
romantisme allemand, de Herder à Goethe, de d ' intertextualité dissimulés dans la frappe
Schiller à Novalis, plus tard encore chez von même du mot. Intertextualité qui vaut parfois
Humboldt et Schleiermacher, et, jusqu ' à nos reprise, transformation, réfutation d' emplois
jours, chez Benj amin et Rosenzweig. antérieurs par des auteurs relevant de la même
La poésie o ffrait en effet la difficulté tradition de pensée ou de traditions adverses.
majeure de l 'union inséparable du sens et de N on seulement les champs sémantiques ne
la sonorité, du signifié et du signifiant. Mais se superposent pas, mais les syntaxes ne sont
la traduction des œuvres philosophiques qui pas équivalentes, les tournures de phrases ne
nous concerne davantage aujourd'hui, révèle véhiculent pas les mêmes héritages culturels ;
des difficultés d ' un autre ordre et, en un sens, et que dire des connotations à demi muettes
aussi intraitables, dans la mesure où elle sur­ qui surchargent les dénotations les mieux cer­
git au p lan même du découpage des champs nées du vocabulaire d'origine et qui flottent en
sémantiques qui s ' avèrent non exactement quelque sorte entre les signes, les phrases, les
superposables d'une langue à l'autre. Et la dif­ séquences courtes ou longues. C ' est à ce com­
ficulté est à son comble avec les maîtres-mots, plexe d'hétérogénéité que le texte étranger doit
les Grundworter, que le traducteur s ' impose sa résistance à la traduction et, en ce sens, son
parfois à tort de traduire mot à mot, le même intraduisibilité sporadique.
mot recevant un équivalent fixe dans la langue Concernant les textes philosophiques, armés
d' arrivée. Mais cette légitime contrainte a ses d'une sémantique rigoureuse, le paradoxe de
limites, dans la mesure où ces fameux maîtres­ la traduction est mis à nu. Ainsi, le logicien
mots, Vorstellung, A ufhebung, Dasein, Erei­ Quine, dans la ligne de la philosophie analy­
gnis, sont eux-mêmes des condensés de tex­ tique de langue anglaise, donne la forme d'une
tualité longue où des contextes entiers se impossibilité à l ' idée d'une correspondance

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Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

sans adéquation entre deux textes. Le dilemme plus général de la retraduction incessante des
est le suivant : les deux textes de départ et d'ar­ grandes œuvres, des grands classiques de la
rivée devraient, dans une bonne traduction, être culture mondiale, la Bible, Shakespeare, Dante,
mesurés par un troisième texte inexistant. Le Cervantès, Molière. Il faut peut-être même dire
problème, c 'est en effet de dire la même chose que c'est dans la retraduction qu' on observe le
ou de prétendre dire la même chose de deux mieux la pulsion de traduction entretenue par
façons différentes . Mais ce même, cet iden­ l 'insatisfaction à l ' égard des traductions exis­
tique n' est donné nulle part à la façon d'un tiers tantes. Je referme cette parenthèse.
texte dont le statut serait celui du troisième Nous avons suivi le traducteur depuis l ' an­
homme dans le Parménide de Platon, tiers entre goisse qui le retient de commencer et à travers
l ' idée de l'homme et les échantillons humains la lutte avec le texte tout au long de son tra­
supposés participer à l' idée vraie et réelle. À vail ; nous l ' abandonnons dans l ' état d' insa­
défaut de ce texte tiers, où résiderait le sens tisfaction où le laisse l 'ouvrage terminé.
même, l ' identique sémantique, il n'y a pour Antoine B erman, que j ' ai donc fortement
seul recours que la lecture critique de quelques relu à cette occasion, résume dans une formule
spécialistes sinon polyglottes du moins bilingues, heureuse les deux modalités de la résistance :
lecture critique équivalant à une retraduction celle du texte à traduire et celle de la langue
privée, par quoi notre lecteur compétent refait d' accueil de la traduction. Je cite: « Sur le plan
pour son compte le travail de traduction, assu­ psychique, dit-il, le traducteur est ambivalent.
mant à son tour l ' épreuve de la traduction et Il veut forcer des deux côtés, forcer sa langue
se heurtant au même paradoxe d'une équiva­ à se lester d' étrangeté, forcer l ' autre langue à
lence sans adéquation. se dé-porter dans sa langue maternelle.»
J 'ouvre ici une parenthèse, parlant de retra­ Notre comparaison avec le travail de sou­
duction par le lecteur, je touche au problème venir, évoqué par Freud, a trouvé ainsi son

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Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

équivalent approprié dans le travail de traduc­ nération» de la langue d' arrivée chez Goethe,
tion, travail conquis sur le double front d'une « potentialisation » de la langue de départ par

double résistance . Eh bien, c ' est arrivé à ce Novalis, convergence du double processus de
point de dramatisation que le travail de deuil Bi/dung à l 'œuvre de part et d'autre chez von
trouve son équivalent en traductologie, et y Humboldt.
apporte son amère mais précieuse compensa­ Or ce rêve n'a pas été entièrement trompeur,
tion. Je le résumerai d'un mot : renoncer à dans la mesure où il a encouragé l 'ambition de
l ' idéal de la traduction parfaite. Ce renonce­ porter au j our la face cachée de la langue de
ment seul permet de vivre, comme une défi­ départ de l' œuvre à traduire et, réciproquement,
cience acceptée, l ' impossibilité énoncée tout l'ambition de déprovincialiser la langue mater­
à l ' heure, de servir deux maîtres : l ' auteur et nelle, invitée à se penser comme une langue
le lecteur. Ce deuil permet aussi d' assumer les parmi d' autres et, à la limite, à se percevoir
deux tâches réputées discordantes d'« amener elle-même comme étrangère. Mais ce vœu de
l ' auteur au lecteur», et d'« amener le lecteur à traduction parfaite a revêtu d'autres formes. Je
l ' auteur». Bref, le courage d' assumer la pro­ n ' en citerai que deux : d ' abord la visée cos­
blématique bien connue de la fidélité et de la mopolitique dans le sillage de l'Aufklarung, le
trahison : vœu/soupçon. Mais de quelle tra­ rêve de constituer la bibliothèque totale qui
duction parfaite est-il question dans ce renon­ serait, par cumulation, le Livre, le réseau infi­
cement, dans ce travail de deuil ? Lacoue- niment ramifié des traductions de toutes les
. Labarthe et Jean-Luc Nancy en ont donné une œuvres dans toutes les langues, se cristallisant
version valable pour les romantiques allemands dans une sorte de bibliothèque universelle d'où
sous le titre de L 'absolu littéraire. les intraductibilités auraient toutes été effacées.
Cet absolu régit une entreprise d ' approxi­ Selon ce rêve qui serait aussi celui d'une ratio­
mation, qui a reçu des noms différents, « régé- nalité totalement dégagé e des contraintes

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Sur la traduction Défi et bonheur de la traduction

culturelles et des limitations communautaires, la quête de l'asile d'une langue d'accueil. Bref,
ce rêve d' omni -traduc tion voudrai t saturer l ' es­ des nomades errants.
pace de communication interlinguistique et Et c'est ce deuil de la traduction absolue qui
combler l'absence de langue universelle. L'autre fait le bonheur de traduire. Le bonheur de tra­
visée de traduction parfaite s'est trouvée incar­ duire est un gain lorsque, attaché à la perte de
née dans l ' attente messianique réanimée au l'absolu langagier, il accepte l 'écart entre l'adé­
plan du langage par Walter Benjamin dans La quation et l ' équivalence, l ' équivalence sans
tâche du traducteur, ce texte magnifique. Ce adéquation. Là est son bonheur. En avouant et
qui serait alors visé, serait le pur langage, en assumant l ' irréductibilité de la paire du
comme le dit Benj amin, que toute traduction propre et de l 'étranger, le traducteur trouve sa
porte en elle-même comme son écho messia­ récompense dans la reconnaissance du statut
nique. Sous toutes ces figures, le rêve de la tra­ indépassable de dialogicité de l'acte de traduire
duction parfaite équivaut au souhait d'un gain comme l 'horizon raisonnable du désir de tra­
pour la traduction, d'un gain qui serait sans duire. En dépit de l' agonistique qui dramatise
perte. C ' est précisément de ce gain sans perte la tâche du traducteur, celui-ci peut trouver son
qu' il faut faire le deuil j usqu' à l ' acceptation bonheur dans ce que j ' aimerais appeler l 'hos­
de la différence indépassable du propre et de pitalité langagière.
l ' étranger. L 'universalité recouvrée voudrait Son régime est donc bien celui d'une cor­
supprimer la mémoire de l'étranger et peut-être respondance sans adéquation. Fragile condi­
l ' amour de la langue propre, dans la haine du tion, qui n 'admet pour vérification que ce tra­
provincialisme de langue maternelle. Pareille vail de retraduction que j ' évoquais tout à
universalité effaçant sa propre histoire ferait l 'heure, comme une sorte d' exercice de dou­
de tous des étrangers à soi-même, des apatrides blage par bilinguisme minimum du travail du
du langage, des exilés qui auraient renoncé à traducteur : retraduire après le traducteur. Je

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Sur la traduction
Le paradigme de la traduction

suis parti de ces deux modèles plus ou moins


apparentés à la psychanalyse du travail de
Deux voies d' accès s ' offrent au problème
mémoire et du travail de deuil, mais c ' est pour
posé par l'acte de traduire : soit prendre le terme
dire que, de même que dans l' acte de raconter,
« traduction» au sens strict de transfert d'un mes­
on peut traduire autrement, sans espoir de com­
sage verbal d'une langue dans une autre, soit le
bler l ' écart entre équivalence et adéquation
prendre au sens large, comme synonyme de l'in­
totale. Hospitalité langagière donc, où le plai­
terprétation de tout ensemble signifiant à l ' in­
sir d'habiter la langue de l 'autre est compensé
térieur de la même communauté linguistique.
par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre
Les deux approches ont leur droit : la pre­
demeure d' accueil, la parole de l 'étranger.
mière, choisie par Antoine Berman dans
L 'épreuve de l 'étranger, tient compte du fait
massif de la p luralité et de la diversité des
langues ; la seconde, suivie par George Steiner
dans Après Babel 1, s ' adresse directement au

1. G. Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1998.

Sur la traduction Le paradigme de la traduction

phénomène englobant que l ' auteur résume à la limite impraticable par ce que Steiner
ainsi : « Comprendre, c'est traduire. » J'ai choisi nomme « une prodigalité néfaste ». Mais ce qui
de partir de la première, qui fait passer au pre­ fait énigme, ce n'est pas seulement le brouillage
mier plan le rapport du propre à l ' étranger, et de la communication, que le mythe de Babel,
ainsi de conduire à la seconde sous la conduite dont nous allons parler plus loin, nomme « dis­
des difficultés et des paradoxes suscités par la persion » au plan géographique et « confusion »
traduction d'une langue dans une autre. au plan de la communication, c ' est aussi le
Partons donc de la pluralité et de la diver­ contraste avec d'autres traits qui touchent aussi
sité des langues, et notons un premier fait : c 'est au langage. D ' abord, le fait considérable de
parce que les hommes parlent des langues dif­ l'universalité du langage : « Tous les hommes
férentes que la traduction existe. Ce fait est parlent » ; c ' est là un critère d'humanité à côté
celui de la diversité des langues, pour reprendre de l ' outil, de l ' institution, de la sépulture ; par
le titre de Wilhelm von Humboldt. Or, ce fait langage, entendons l ' usage de signes qui ne
est en même temps une énigme : pourquoi pas sont pas des choses, mais valent p our des
une seule langue, et surtout pourquoi tant de choses - l 'échange des signes dans l 'interlo­
langues , c inq ou six mille disent les ethno­ cution -, le rôle maj eur d'une langue commune
logues ? Tout critère darwinien d'utilité et au plan de l ' identification communautaire ;
d'adaptation dans la lutte pour la survie est mis voilà une compétence universelle démentie par
en déroute ; cette multiplicité indénombrable ses performances locales, une capacité uni­
est non seulement inutile, mais nuisible. En verselle démentie par son effectuation éclatée,
effet, si l ' échange intra-communautaire est disséminée, dispersée. D ' où les spéculations
assuré par la puissance d'intégration de chaque au plan du mythe d' abord, puis à celui de la
langue prise séparément, l ' échange avec l e philosophie du langage quand elle s'interroge
dehors de l a communauté langagière est rendu sur l ' origine de la dispersion-confusion. À cet

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

égard, l e mythe de B abel , trop bref e t trop langage, traits qui nous conduiront en fin de
brouillé dans sa facture littéraire, fait davan­ parcours au voisinage des procédés de traduc­
tage rêver à reculons en direction d'une pré­ tion intra-linguistique, à savoir, pour le dire
sumée langue paradisiaque perdue, qu'il n'offre par anticipation, la capacité réflexive du lan­
de guide pour se conduire dans ce labyrinthe. gage, cette possibilité toujours disponible de
La dispersion-confusion est alors perçue parler sur le langage, de le mettre à distance,
comme une catastrophe langagière irrémé­ et ainsi de traiter notre propre langue comme
diable. Je suggérerai dans un instant une lec­ une langue parmi les autres. Je réserve cette
ture plus bienveillante à l 'égard de la condi­ analyse de la réflexivité du langage pour plus
tion ordinaire des humains. tard et j e me concentre sur le simple fait de la
Mais auparavant, je veux dire qu' il y a un traduction. Les hommes parlent des langues
second fait qui ne doit pas masquer le premier, différentes, mais ils peuvent en apprendre
celui de la diversité des langues : le fait tout d' autres que leur langue maternelle.
aussi considérable que l ' on a touj ours traduit ; Ce simple fait a suscité une immense spé­
avant les interprètes professionnels, il y eut les culation qui s'est laissé enfermer dans une alter­
voyageurs, les marchands, les ambassadeurs, native ruineuse dont il importe de se dégager.
les espions, ce qui fait beaucoup de bilingues Cette alternative paralysante est la suivante :
et de polyglottes ! On touche là à un trait aussi ou bien la diversité des langues exprime une
remarquable que l ' incommunicabilité déplo­ hétérogénéité radicale - et alors la traduction
rée , à savoir le fait même de la traduction, est théoriquement impossible ; les langues sont
lequel présuppose chez tout locuteur l'aptitude a priori intraduisibles l ' une dans l ' autre. Ou
à apprendre et à pratiquer d' autres langues que bien la traduction prise comme un fait s 'ex­
la sienne ; cette capacité paraît solidaire d'autres plique par un fonds commun qui rend possible
traits plus dissimulés concernant la pratique du le fait de la traduction ; mais alors on doit pou-

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

voir soit retrouver ce fonds commun, et c ' est terprétation et j 'y ai entendu l 'exposé du phi­
la piste de la langue originaire, soit le recons­ losophe analytique Donald Davidson, intitulé :
truire logiquemen t, et c ' e s t la piste de la langue « Théoriquement difficile, dur (h ar d) et prati­
universelle; originaire ou un i ve rse ll e , ce tte quement facile, aisé (easy).»
langue absolue doit pouvoir être montrée, dans C' est aussi ma thèse s ' agissant de la tra­
ses tables phonologiques, lexicales, syn­ duction sur ses deux versants extra- et intra­
taxiques , rhétoriques . Je rép è te l ' al ternative langagiers : théoriquement incompréhensible,
théorique : ou bien la diversité des langues est mais effectivement praticable, au prix fort que
radical è , et alors la traduction est impossible nous allons dire : l 'alternative pratique fidélité
en droit ; ou bien la traduction est un fait, et il versus trahison.
faut en établir la possibilité de droit par une Avant de m ' engager dans la voie de cette
enquête sur l' origine ou par une reconstruction dialectique pratique, fidélité versus trahison,
des conditions a priori du fait constaté. je voudrais très succinctement exposer les rai­
Je suggère qu' il faut sortir de cette alterna­ sons de l'impasse spéculative où l ' intraduisible
tive théorique : traduisible versus intraduisible, et le traduisible s ' entrechoquent.
et lui substituer une autre alternative , pratique La thèse de l ' intraduisible e st la conclu­
celle-là, issue de l ' exercice même de la tra­ sion obligée d'une certaine ethnolinguistique
duction, l ' alternative fidélité versus trahison, - B. Lee Whorf, E. Sapir - qui s ' est attachée
quitte à avouer que la pratique de la traduction à souligner le caractère non superposable des
reste une opération risquée toujours en quête différents découpages sur lesquels reposent les
de sa théorie. Nous verrons à la fin que les dif­ multiples systèmes linguistiques : découpage
ficultés de la traduction intra-Iangagière confir­ phonétique et articulatoire à la base des sys­
ment cet embarrassant aveu ; je p articipais tèmes phonologiques (voyelles, consonnes,
récemment à un colloque international sur l' in- etc.), découpage conceptuel commandant les

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

systèmes lexicaux (dictionnaires, encyclopé­ humains des locuteurs d' une langue donnée
dies, etc.), découpage syntaxique à la base des qui s ' avère non superposable à celui de ceux
diverses grammaires. Les exemples abondent: par lesquels le locuteur d' une autre langue se
si vous dites « bois » en français, vous regrou­ comprend lui-même en comprenant son rap­
pez le matériau ligneux et l ' idée d'une petite port au monde. Il faut alors conclure que la
forêt; mais dans une autre langue, ces deux mécompréhension est de droit, que la traduc­
significations vont se trouver disj ointes et tion est théoriquement impossible et que les
regroupées dans deux systèmes sémantiques individus bilingues ne peuvent être que des
différents; au plan grammatical, il est aisé de schizophrènes.
voir que les systèmes de temps verbaux (pré­ On est alors rej eté sur l 'autre rive : puisque
sent, passé, futur) diffèrent d ' une langue à la traduction existe, il faut bien qu' elle soit pos­
l 'autre; vous avez des langues où on ne marque sible. Et si elle est possible , c' est que, sous la
pas la position dans le temps, mais le caractère diversité des langues, il existe des structures
accompli ou inaccompli de l ' action; et vous cachées qui, soit portent la trace d'une langue
avez des langues sans temps verbaux où la posi­ originaire perdue qu ' il faut retrouver, soit
tion dans le temps n' est marquée que par des consistent en codes a priori, en structures uni­
adverbes équivalant à « hier », « demain », etc. verselles ou, comme on dit, transcendantales,
Si vous aj outez l 'idée que chaque découpage qu' on doit pouvoir reconstruire. La première
linguistique impose une vision du monde, idée version - celle de la langue originaire - a été
à mon sens insoutenable, en disant par exemple professée par diverses gnoses, par la Kabbale,
que les Grecs ont construit des ontologies parce par les hermétismes de tous genres, jusqu ' à
qu' ils ont un verbe « être » qui fonctionne à la produire quelques fruits vénéneux comme le
fois comme copule et comme assertion d'exis­ plaidoyer pour une prétendue langue aryenne,
tence , alors c ' est l ' ensemb l e des rapports déclarée historiquement féconde, qu'on oppose

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

à l 'hébreu, réputé stérile ; Olander, dans son priori ; Umberto Eco a consacré d'utiles cha­
l ivre Les langues du Paradis au sous-titre pitres à ces tentatives dans son livre La
inquiétant « Aryens et Sémites: un couple pro­ recherche de la langue parfaite dans la culture
videntiel », dénonce dans ce qu'il appelle une européenne. Il s ' agit, comme le souligne le
« fable savante » ce perfide antisémitisme lin­ philosophe Bacon, d'éliminer les imperfections
guistique ; mais, pour être équitable, il faut dire des langues naturelles, lesquelles sont sources
que la nostalgie de la langue originaire a pro­ de ce qu'il appelle les «idoles» de la langue.
duit aussi la puissante méditation d'un Walter Leibniz donnera corps à cette exigence avec
Benj amin écrivant « La tâche du traducteur » son idée de caractéristique universelle, qui ne
où la « langue parfaite », la « langue pure » - ce vise pas moins qu'à composer un lexique uni­
sont les expressions de l ' auteur -, figure versel des idées simples, comp lété par un
comme l 'horizon messianique de l' acte de tra­ recueil de toutes les règles de composition entre
duire, en assurant secrètement la convergence ces véritables atomes de pensée.
des idiomes lorsque ceux-ci sont portés au som­ Eh bien ! il faut en arriver à la question de
met de l a créativité p oétique . Malheureuse­ confiance - et ce sera le tournant de notre médi­
ment, l a pratique de l a traduction ne reçoit tation : il faut se demander pourquoi cette ten­
aucun secours de cette nostalgie retournée en tative échoue et doit échouer.
attente eschatologique ; et il faudra peut-être Il y a certes des résultats partiels du côté des
tout à l 'heure faire le deuil du vœu de perfec­ grammaires dites générationnelles de l ' école
tion, pour assumer s ans ébriété et en toute de Chomsky, mais un échec total du côté lexi­
sobriété la «tâche du traducteur » . cal et phonologique. Et pourquoi ? Parce que
Plus coriace est l ' autre version de l a quête ce ne sont pas les imperfections des langues
d'unité, non plus en direction d ' une origine naturelles, mais leur fonctionnement même qui
dans le temps, mais dans celle de codes a est anathème. Pour simplifier à l ' extrême une

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

discussion d'une grande technicité, pointons ne ment d'une langue, y compris la sienne
deux écueils : d'un côté, il n'y a pas accord sur propre. Tel est le bilan sommaire de la bataille
c e qui caractériserait une langue parfaite au qui oppose le relativisme de terrain, lequel
niveau du lexique des idées primitives entrant devrait conclure à l ' impossibili té de la traduc­
en c omposition ; cet accord présuppose une tion, et le formalisme de cabinet, lequel échoue
homologie complète entre le signe et la chose, à fonder le fait de la traduction sur une struc­
sans arbitraire aucun, donc plus largement entre ture universelle démontrable. Oui, il faut en
le langage et le monde, ce qui constitue soit faire l ' aveu : d'une langue à l' autre, la situa­
une tautologie, un découpage privilégié étant tion est bien celle de la dispersion et de la
décrété figure du monde, soit une prétention confusion. Et pourtant l a traduction s ' inscrit
invérifiable, en l ' absence d'un inventaire dans la longue litanie des « malgré tout ». En
exhaustif de toutes les langues parlées. Second dépit des fratricides, nous militons pour la fra­
écueil, plus redoutable encore: nul ne peut dire ternité universelle. En dépit de l 'hétérogénéité
comment on pourrait dériver les langues natu­ des idiomes, il y a des bilingues, des poly­
relles, avec toutes les bizarreries qu'on dira glottes, des interprètes et des traducteurs.
plus loin, de la présumée langue parfaite :
['écart entre langue universelle et langue empi­
rique, entre l' a priorique et l' historique, paraît Alors, comment font-ils?
bien infranchissable. C'est ici que les réflexions
par lesquelles nous terminerons sur le travail l'ai annoncé tout à l 'heure un changement
de traduction à l ' intérieur d'une même langue d' orientation : quittant l ' alternative spécula­
naturelle seront bien utiles pour porter au jour tive - traduisibilité contre intraduisibilité -
les infmies complexités de ces langues, qui font entrons, disais-je, dans l ' alternative pratique
qu'il faut chaque fois apprendre le fonction- - fidélité contre trahison.

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Sur la traduction Le paradigme de la traduction

P our nous mettre sur la voie de ce renver­ histoire de la séparation en l 'apportant au cœur
sement, je voudrais revenir sur l'interprétation de l' exercice du langage. Ainsi sommes-nous,
du mythe de Babel, que je ne voudrais pas clore ainsi existons-nous, dispersés et confus, et
sur l ' idée de catastrophe linguistique infligée appelés à quoi? Eh bien . à la traduction ! Il
. .

aux humains par un dieu j aloux de leur réus­ Y a un après-Babel, défini p ar « la tâche du
site. On peut aussi lire ce mythe, ainsi d'ailleurs traducteur », pour reprendre le titre une pre­
que tous les autres mythes de commencement mière fois évoqué du fameux essai de Walter
qui prennent en compte des situations irréver­ Benj amin.
sibles, comme le constat sans condamnation Pour donner plus de force à cette lecture, je
d ' une séparation originaire. On p eut com­ rappellerai avec Umberto Eco que le récit de
mencer, au début de la Genèse, avec la sépa­ Genèse Il,1-9 est précédé par les deux versets
ration des éléments cosmiques qui permet à un numérotés Genèse 10,31.32, où la pluralité des
ordre d'émerger du chaos, continuer par la perte langues semble prise pour une donnée sim­
de l ' innocence et l ' expulsion du Jardin, qui plement factuelle . Je lis ces versets dans la
marque aussi l ' accès à l ' âge adulte et respon­ rugueuse traduction de Chouraki :
sable, et passer ensuite - et cela nous intéresse
terriblement pour une relecture du mythe de Voici les fils de Shem pour leur clan, pour leur
Babel- par le fratricide, le meurtre d'Abel, qui langue, dans leur terre, pour leur peuple.
fait de la fraternité elle-même un projet éthique Voilà les clans des fils de Noah, pour leur geste,
et non plus une simple donnée de la nature. Si dans leur peuple: de ceux-là se scindent les
l ' on adopte cette ligne de lecture, que je par­ peuples sur terre après le Déluge.
tage avec l' exégète Paul Beauchamp, la dis­
persion et la confusion des langues, annoncées Ces versets sont dans le ton des dénombre­
par le mythe de Babel, viennent couronner cette ments où s'exprime la simple curiosité d'un

34 35
Sur la traduction Le paradigme de la traduction

regard bienveillant. La traduction est bien alors faire! Maintenant rien n'empêchera t o ut ce
une tâche, non au sens d'une obligation contrai­ qu'ils auront dessein de faire !

gnante, mais au sens de la chose à faire pour Allons! Descendons! Confondons là leurs

que l'action humaine puisse simplement conti­ lèvres, 1'homme n'entendra plus la lèvre de s on
prochain.
nuer, pour parler comme Hannah Arendt,
IHVH-AdonaÏ les disperse de là sur la face de
l ' amie de Benjamin, dans Condition humaine.
toute la terre. Ils cessent de bâtir la ville.
Suit alors le récit intitulé «Mythe de Babel » :
Sur quoi il clame son nom: Bavel Confusion
car là confond la lèvre de toute la terre et de là
Et c'est toute la terre: une seule lèvre, d'unique IHVH-AdonaÏ les disperse sur la face de toute
parole. la terre.
Et c'est là leur départ d'Orient: ils trouvent un Voici la geste de Shem, Shem, âgé de cent ans,
canyon en terre de Shinéar, ils s'y établissent. engendre Arpakhshad, deux ans après le déluge.
Ils disent, chacun à son semblable: allons, bri­ Shem vit, après l'engendrement d'Arp akhshad,
quettons des briques, flambons-les à la flam­ cinq cents ans Il engendre des fils et des filles.
.

bée. Et la brique devient pour eux pierre, le


bitume, mortier.
Vous avez entendu : il n ' y a aucune récri­
Ils disent: allons, bâtissons-nous une ville et
mination, aucune déploration, aucune accusa­
une tour. Sa tête: aux cieux. Faisons-nous un
tion : « IHVH-Adonaï les disperse de là sur la
nom, que nous ne soyions dispersés sur la face
face de toute la ·terre. Ils cessent de bâtir. » Ils
de toute la terre.
IHVH-AdonaÏ descend pour voir la ville et la
cessent de bâtir! Façon de dire: c ' est ainsi.
tour qu'ont bâties les fils de l'homme. Tiens, tiens, c' est ainsi, comme aimait à dire
IHVH-Adonaï dit: oui, un seul peuple, une seule Benj amin. À partir de cette réalité de la vie,
lèvre pour tous: voilà ce qu'ils commencent à traduisons!

36 37

Sur la traduction Le paradigme de la traduction

Pour bien parler de la tâche de traduire, je min, l'héritier de H6lderlin. Et à l' arrière de ce
voudrais évoquer, avec Antoine Bennan dans beau monde, Luther, traducteur de la B ible
L 'épreuve de l 'étranger, le désir de traduire . - Luther et sa volonté de « germaniser» la
Ce désir porte au-delà de la contrainte et de Bible, tenue captive du latin de saint Jérôme.
l'utilité. Il y a certes une contrainte : si on veut Qu'est-ce que ces passionnés de traduction
commencer, voyager, négocier, voire espion­ ont attendu de leur désir ? Ce que l ' un d' entre
ner, il faut bien disposer de messagers qui par­ eux a app elé l'élargissement de l ' horizon de
lent la langue des autres. Quant à l 'utilité, elle leur propre langue - et encore ce que tous ont
est patente Si on veut faire l 'économie de l' ap­
. appelé formation, Bildung, c'est-à-dire à la fois
prentissage des langues étrangères, on est bien configuration et éducation, et en prime, si j 'ose
content de trouver des traductions. Après tout, dire, la découverte de leur propre langue et de
c ' est comme ça que nous avons tous eu accès ses ressources laissées en jachère. Le mot qui
aux tragiques, à Platon, à Shakespeare, Cer­ suit est de H6lderlin: «Ce qui est propre doit
vantès, Pétrarque et Dante, Goethe et Schiller, être aussi bien appris que ce qui est étranger. »
Tolstoï et Dostoïevski. Contrainte, utilité, soit ! Mais alors, pourquoi ce désir de traduire doit­
Mais il y a plus tenace, plus profond, plus il être payé du prix d'un dilemme, le dilemme
caché : le désir de traduire. fidélité/trahison? Parce qu' il n' existe pas de
C 'est ce désir qui a animé les penseurs alle­ critère absolu de la bonne traduction ; pour
mands depuis Goethe, le grand classique , et qu ' un tel critère soit disponible, il faudrait
von Humboldt, déjà nommé, en passant par qu' on puisse comparer le texte de départ et le
les romantiques Novalis, les frères S chlegel, texte d ' arrivée à un troisième texte qui serait
Schleiermacher (traducteur de Platon, il ne faut porteur du sens identique supposé circuler du
pas l'oublier), jusqu'à H6lderlin, le traducteur premier au second. La même chose dite de part
tragique de Sophocle, et enfin Walter Benja- et d'autre. De même que pour le Platon du Par-

38 39
Sur la traduction Le paradigme de la traductiu"f.

ménide, il n'y a pas de troisième homme entre nous mieux armés pour résoudre le dilemme
l'idée d e l ' homme et tel homme singulier fidélité/trahison ? Nullement. Le risque dont
- Socrate, pour ne pas le nommer! , il n'y a
- se paie le désir de traduire, et qui fait de la ren­
pas non plus de tiers texte entre le texte source contre de l'étranger dans sa langue une épreuve,
et le texte d' arrivée . D ' où le paradoxe, avant est insurmontable. Franz Rosenzweig, que notre
le dilemme : une bonne traduction ne peut viser collègue Hans-Christoph Askani a pris pour
qu'à une équivalence présumée , non fondée « t émo in du problème de la traduction» (c' est

dans une identité de sens démontrable. Une ainsi que je me permets de traduire le titre de
équivalence sans identité. Cette équivalence son grand livre de Tübingen), a donné à cette
ne peut être que cherchée, travaillée, présu­ épreuve la forme d'un paradoxe: traduire, dit­
mée. Et la seule façon de critiquer une traduc­ il, c'est servir deux maîtres, l'étranger dans son
tion - c e qu'on peut touj ours faire -, c ' est étrangeté, le lecteur dans son désir d' appro­
d ' en proposer une autre présumée, prétendue, priation. Avant lui, Schleiermacher décompo­
meilleure ou différente. Et c ' est d ' ailleurs ce sait le paradoxe en deux phrases : « Amener le
qui se passe sur le terrain des traducteurs pro­ lecteur à l ' auteur», « amener l ' auteur au lec­
fessionnels. En ce qui concerne les grands teur». Je me risque, pour ma part, à appliquer
te xtes de notre culture, nous vivons p our à cette situation le vocabulaire freudien et à
l'e ssentiel sur des re-traductions à leur tour parler, outre de travail de traduction, au sens
remises sans fin sur le métier. C ' est le cas de où Freud parle de travail de remémoration, de
la Bible, c ' est le cas d ' Homère, de Shakes­ travail de deuil.
peare, de tous les écrivains cités plus haut Travail de traduction, conquis sur des résis­
et, pour les philosophes , de Platon j usqu'à tances intimes motivées par la peur, voire la
Nietzsche et Heidegger. haine de l 'étranger, perçu comme une menace
Ainsi bardés de re-traductions, sommes- dirigée contre notre propre identité langagière.

40 41

Sur la traduction Le paradigme de la traduction

Mais travail de deuil aussi, appliqué à renon­ l ' hospitalité langagière. C ' est elle qui fait
cer à l ' idéal même de traduction parfaite. Cet modèle pour d'autres formes d'hospitalité que
idéal, en effet, n'a pas seulement nourri le désir je lui vois apparentée: les confessions, les reli­
de traduire et parfois le bonheur de traduire, il gions, ne sont-elles pas comme des langues
a fait aussi le malheur d'un H61derlin, brisé par étrangères les unes aux autres, avec leur lexique,
son ambition de fondre la poésie allemande et l eur grammaire, leur rhétorique, leur stylis­
la poésie grecque dans une hyper-poésie où la tique, qu'il faut apprendre afin de les péné­
différence des idiomes serait abolie. Et qui sait trer ? Et l ' hospitalité eucharistique n'est-elle
si ce n ' est pas l' idéal de la traduction parfaite pas à assumer avec les mêmes risques de tra­
qui, en dernier ressort, entretient la nostalgie duction-trahison, mais aussi avec le même
de la langue originaire ou la volonté de maî­ renoncement à la traduction parfaite ? Je reste
trise sur le langage par le biais de la langue sur ces analogies risquées et sur ces points
universelle ? Abandonner le rêve de la traduc­ d' interrogation . . .
tion parfaite reste l'aveu de la différence indé­ Mais je ne voudrais pas terminer sans avoir
passable entre le propre et l ' étranger. Reste dit les raisons pour lesquelles il ne faut pas
l ' épreuve de l ' étranger. négliger l ' autre moitié du problème de la tra­
C ' est ici que je reviens à mon titre : le para­ duction, à savoir, si vous vous en souvenez, la
digme de la traduction. traduction à l'intérieur de la même commu­
Il me semble, en effet, que la traduction ne nauté langagière. Je voudrais montrer, au moins
pose pas seulement un travail intellectuel, théo­ très succinctement, que c ' est dans ce travail
rique ou pratique, mais un problème éthique. sur soi de la même langue que se révèlent les
Amener le lecteur à l'auteur, amener l ' auteur raisons profondes pour lesquelles l 'écart entre
au lecteur, au risque de servir et de trahir deux une présumée langue parfaite, universelle et
maîtres, c' est pratiquer ce que j ' aime appeler les langues qu'on dit naturelles, au sens de non

42 43
Sur la traduction Le paradigme de la traduction

artificielles, est insurmontable. Comme je l ' ai veut faire la théorie. Les raisons de l'écart entre
suggéré, ce ne sont pas les imperfections des langue parfaite et langue vive sont exactement
langues naturelles qu' on voudrait abolir, mais les mêmes que les causes de la mécompré­
le fonctionnement même de ces langues dans hension.
leurs étonnantes bizarreries. Et c ' est le travail Je partirai de ce fait massif caractéristique
de la traduction interne qui précisément révèle de l'usage de nos langues : il est toujours pos­
cet écart. Je rejoins ici la déclaration qui com­ sible de dire la mêm e chose autrement. C ' est
mande tout le livre de George Steiner Après ce que nous faisons quand nous définissons un
Babel. Après Babel, « comprendre, c' est tra­ mot par un autre du même lexique, comme font
duire ». Il s'agit ici bien plus que d'une simple tous les dictionnaires. Peirce, dans sa science
intériorisation du rapport à l 'étranger, en vertu sémiotique, place ce phénomène au centre de
de l' adage de Platon que la pensée est un dia­ la réflexivité du langage sur lui-même. Mais
logue de l ' âme avec elle-même - intériorisa­ c ' est aussi ce que nous faisons quand nous
tion qui ferait de la traduction interne un simple reformulons un argument qui n'a pas été com­
appendice de la traduction externe . Il s ' agit pris. Nous disons que nous l'expliquons, c' est­
d'une exploration originale qui met à nu les à-dire que nous en déployons les plis. Or, dire
procédés quotidiens d'une langue vivante : la même chose autrement autrement dit ,
- -

ceux-ci font qu' aucune langue universelle ne c ' est ce que faisait tout à l 'heure le traducteur
peut réussir à en reconstruire l 'indéfinie diver­ de langue étrangère. Nous retrouvons ainsi, à
sité. Il s ' agit bien de s ' approcher des arcanes l 'intérieur de notre communauté langagière, la
de la langue vive et, du même coup, de rendre même énigme du même, de la signification
compte du phénomène du malentendu, de la même, l 'introuvable sens identique, censé
mécompréhension qui, selon Schleiermacher, rendre équivalentes les deux versions du même
suscite l'interprétation, dont l ' herméneutique propos ; c'est pourquoi, comme on dit, on n'en

44 45

Sur la traduction Le paradigme de la traduction

sort pas ; et bien souvent nous aggravons l e des séquences de phrases. C'est le maniement
malentendu par n o s explications. E n même de ces trois sortes d'unités, l ' une pointée par
temps, un pont est j eté entre la traduction Saussure, l ' autre par Benveniste et Jacobson,
interne, j e l ' appelle ainsi, et la traduction la troisième par Harald Weinrich, Jauss et les
externe , à savoir qu'à l'intérieur de la même théoriciens de la réception des textes, qui est
communauté, la compréhension demande au source d' écart par rapport à une présumée
moins deux interlocuteurs: ce ne sont pas certes langue parfaite, et source de malentendu dans
des étrangers, mais déj à des autres, des autres l'usage quotidien et, à ce titre, occasion d' in­
proches, si l ' on veut ; c 'est ainsi que Husserl, terprétations multiples et concurrentes.
p arlant de la connaissance d' autrui, appelle Deux mots sur le mot: nos mots ont chacun
l' autre quotidien der F remde, l ' étranger. Il y plus d'un sens, comme on voit dans les dic­
a de l'étranger dans tout autre. C'est à plusieurs tionnaires . On appelle cela la polysémie. Le
qu'on définit, qu' on refonnule, qu'on explique, sens est alors chaque fois délimité par l'usage,
qu'on cherche à dire la même chose autrement. lequel consiste pour l'essentiel à cribler la par­
Faisons un pas de plus vers ces fameux tie du sens du mot qui convient au reste de la
arcanes que Steiner ne cesse de visiter et de phrase et concourt avec celui-ci à l ' unité du
revisiter. Avec quoi travaillons-nous quand sens exprimé et offert à l'échange. C'est chaque
nous parlons et adressons la parole à un autre ? fois le contexte qui, comme on dit, décide du
Avec trois sortes d'unités : les mots, c'est­ sens qu' a pris le mot dans telle circonstance
à-dire des signes qu' on trouve dans le lexique, de discours ; à partir de là, les disputes sur les
les phrases, p our lesquelles il n ' y a pas de mots peuvent être sans fin : qu'avez-vous voulu
lexique (nul ne peut dire combien de phrases dire ? etc. Et c 'est dans le j eu de la question et
ont été et seront dites en français ou en toute de la réponse que les choses se précisent ou
autre langue), et enfin les textes, c'est-à-dire s ' embrouillent. C ar il n ' y a pas que les

46 47
Sur la traduction Le paradigme de la traduction

contextes patents, il y a les contextes cachés et Entrent alors en j eu les textes, ces enchaî­
ce que nous appelons les connotations qui ne nements de phrases qui, comme le mot l ' in­
sont pas to utes intellectuelles, mais affecti ves, dique, sont des textures qui tissent le discours
pas toutes publiques, mais propres à un milieu, en séquences plus ou moins longues. Le récit
à une classe, un groupe, voire un cercle secret ; est l'une des plus remarquables de ces séquences,
il Y a ainsi toute la marge dissimulée par la cen­ et est particulièrement intéressant pour nos pro­
sure, l ' interdit, la marge du non-dit, sillonnée pos dans la mesure où nous avons appris qu'on
par toutes les figures du caché. peut touj ours raconter autrement en variant la
Avec ce recours au contexte, nous sommes mise en intrigue , la fable. Mais il y a aussi
passés du mot à la phrase. Cette nouvelle unité, toutes les autres sortes de textes, où l ' on fait
qui est en fait la première unité du discours, le autre chose que raconter, par exemple argu­
mot relevant de l'unité du signe qui n'est pas menter, comme on fait en morale, en droit, en
encore discours, apporte avec elle de nouvelles politique. Intervient ici la rhétorique avec ses
sources d'ambiguïté portant principalement sur figures de style, ses tropes, métaphore et autres,
le rapport du signifié - ce qu'on dit- au réfé­ et tous les jeux de langage au service de stra­
rent - ce sur quoi on parle, en dernier ressort tégies innombrables, parmi lesquelles la séduc­
le monde. Vaste programme , comme dit l'autre ! tion et l' intimidation aux dépens de l 'honnête
Or, faute de description complète, nous n'avons souci de convaincre.
que des points de vue, des perspectives, des En découle tout ce qu' on a pu dire en tra­
visions partielles du monde. C'est pourquoi on ductologie sur les rapports compliqués entre
n'a j amais fini de s'expliquer, de s'expliquer la pensée et la langue, l ' esprit et la lettre, et la
avec les mots et les phrases, de s'expliquer sempiternelle question : faut-il traduire le sens
avec autrui qui ne voit pas les choses sous le ou traduire les mots ? Tous ces embarras de la
même angle que nous. traduction d'une langue à l 'autre trouvent leur

48 49

Sur la traduction Le paradigme de la traduction

origine dans la réflexion de la langue sur elle­ communication. De là ce que j ' appellerai l'ex­
même , qui a fait dire à Steiner que « com­ trémisme de Steiner qui l ' amène, par haine du
prendre, c ' est traduire ». bavardage, de l ' usage conventionnel, de l'ins­
Mais j ' en viens à ce à quoi Steiner tient le trumentalisation du langage, à opposer inter­
plus et qui risque de faire basculer tout le pro­ prétation à communication ; l'équation: « Com­
pos dans une direction inverse de celle de prendre, c' est traduire » se referme alors sur le
l' épreuve de l'étranger. Steiner se plaît à explo­ rapport de soi à soi-même dans le secret où
rer les usages de la parole où est visé autre nous retrouvons l'intraduisible, que nous avions
chose que le vrai, que le réel, c ' est-à-dire non cru avoir écarté au profit du couple fidélité/tra­
seulement le faux manifeste, à savoir le men­ hison. Nous le retrouvons sur le trajet du vœu
songe - quoique parler, c ' est pouvoir mentir, de la fidélité la plus extrême . Mais fidélité à
dissimuler, falsifier -, mais aussi tout ce qu' on qui et à quoi ? Fidélité à la capacité du langage
peut classer dans autre chose que le réel : disons à préserver le secret à l ' encontre de sa pro­
le possible, le conditionnel, l'optatif, l'hypo­ pension à le trahir. Fidélité dès lors à soi-même
thétique, l'utopique. C'estfou - c'est le cas de plutôt qu ' à autrui . Et c ' est vrai que la haute
le dire -, ce qu'on peut faire avec le langage : poésie d'un Paul Celan côtoie l ' intraduisible,
non seulement dire la même chose autrement, en côtoyant d'abord l 'indicible, l 'innommable,
mais dire autre chose que ce qui est. Platon au cœur de sa propre langue, tout autant que
évoquait à ce propos - et avec quelle per­ dans l ' écart entre deux langues.
plexité ! - la figure du sophiste. Que conclure de cette suite de retourne­
Mais ce n'est pas cette figure qui peut le plus ments ? Je reste, je l ' avoue, perplexe. Je suis
déranger l' ordre de notre propos : c'est la pro­ porté, c' est certain, à privilégier l' entrée par la
pension du langage à l' énigme, à l' artifice, à porte de l 'étranger. N' avons-nous pas été mis
l'hermétisme, au secret, pour tout dire à la non- en mouvement par le fait de la pluralité humaine

50 51
Sur la traduction
Un « passage » :
traduire l'intraduisible
et par l'énigme double de l 'incommunicabilité
entre idiomes et de la traduction malgré tout ?
Et puis, sans l' épreuve de l 'étranger, serions­
nous sensibles à l ' étrangeté de notre propre Pour Jean Greisch
langue ? Enfin, sans cette épreuve, ne serions­
nous pas menacés de nous enfermer dans l'ai­ Ma contribution porte sur le paradoxe qui
greur: d'un monologue, seuls avec nos livres ? est à la fois à l ' origine de la traduction et un
Honneur, donc, à l 'hospitalité langagière. effet de la traduction, à savoir le caractère en
Mais j e vois bien aussi l 'autre côté, celui du un sens intraduisible d'un message verbal d'une
travail de la langue sur elle-même. N ' est-ce langue dans une autre.
pas ce travail qui nous donne la clé des diffi­
cultés de la traduction ad extra ? Et si nous 1 . Il Y a un premier intraduisible, un intra­
n' avions pas côtoyé les inquiétantes contrées
duisible de départ, qui est la pluralité des
de l ' indicible, aurions-nous le sens du secret,
langues et qu' il vaudrait mieux appeler tout de
de l ' intraduisible secret ? Et nos meilleurs
suite, comme von Humboldt, la diversité, la
échanges, dans l ' amour et dans l ' amitié, gar­
différence des langues, qui suggère l'idée d'une
deraient-ils cette qualité de discrétion - secret!
discrétion - qui préserve la distance dans la
proximité ? 53
Oui, il y a bien deux voies d' entrée dans le
problème de la traduction.

Sur la traduction Un « passage » : traduire l 'intraduisible

hétérogénéité radicale qui devrait a priori (quelqu'un dit quelque chose à quelqu'un sur
rendre la traduction impossible. Cette diver­ quelque chose selon des règles de signifiance).
sité affecte tous les niveaux opératoires du lan­ C ' est à ce niveau que l ' intraduisible se révèle
gage : le découpage phonétique et articulatoire une deuxième fois inquiétant ; non seulement
à la base des systèmes phonétiques ; le décou­ le découpage du réel, mais le rapport du sens
page lexical qui oppose les langues, non mot au référent : ce qu' on dit dans son rapport à ce
à mot, mais de système lexical à système lexi­ sur quoi on le dit ; les phrases du monde entier
cal, les significations verbales à l'intérieur d'un flottent entre les hommes comme des papillons
lexique consistant dans un réseau de différences insaisissables. Ce n ' est pas tout, ni même le
et de synonymes ; le découpage syntaxique plus redoutable : les phrases sont de petits dis­
affectant par exemple les systèmes verbaux et cours prélevés sur de plus longs discours qui
la position d'un événement dans le temps ou sont les textes. Les traducteurs le savent bien :
encore les modes d'enchaînement et de consé­ ce sont des textes, non des phrases, non des
cution. Ce n' est pas tout : les langues ne sont mots, que veulent traduire nos textes . Et les
pas seulement différentes par leur manière de textes à leur tour font p artie d ' ensembles
découper le réel mais aussi de le recomposer culturels à travers lesquels s ' expriment des
au niveau du discours ; à cet égard Benveniste, visions du monde différentes , qui d' ailleurs
répliquant à Saussure, observe que la première peuvent s ' affronter à l' intérieur du même sys­
unité de langage signifiant est la phrase et non tème élémentaire de découpage phonologique,
le mot dont on a rappelé le caractère opposi­ lexical, syntaxique, au point de faire de c e
tif. Or la phrase organise de manière synthé­ qu' on appelle l a culture nationale o u commu­
tique un locuteur, un interlocuteur, un message nautaire un réseau de visions du monde en
qui veut signifier quelque chose et un référent, compétition occulte ou ouverte ; pensons seu­
à savoir ce sur quoi on parle, ce dont on parle lement à l'Occident et à ses apports successifs,

54 55
Sur la traduction Un « p assage » : traduire l'intraduisible

grec, latin, hébraïque, et à ses périodes d' auto­ marchands, des voyageurs, des ambassadeurs,
compréhension compétitives, du Moyen Âge des espions, pour satisfaire au besoin d'étendre
à la Renaissance et la Réforme, aux Lumières, les échanges humains au-delà de la commu­
au Romantisme. nauté langagière qui est une des composantes
essentielles de la cohésion sociale et de l' iden­
Ces considérations m'amènent à dire que la tité du groupe. Les hommes d'une culture ont
tâche du traducteur ne va pas du mot à la toujours su qu ' il y avait des étrangers qui
phrase, au texte, à l' ensemble culturel, mais à avaient d'autres mœurs et d'autres langues. Et
l ' inverse : s 'imprégnant par de vastes lectures l' étranger a touj ours été inquiétant: il y a donc
de l ' esprit d'une culture, le traducteur redes­
d'autres façons de vivre que la nôtre? C ' est à
cend du texte, à la phrase et au mot. Le dernier
cette «épreuve de l'étranger » que la traduc­
acte, si l ' on peut dire, la dernière décision,
tion a touj ours été une réponse partielle . Elle
concerne l ' établissement d'un glossaire au
suppose d'abord une curiosité - comment,
niveau des mots ; le choix du glossaire est la
demande le rationaliste du XVIIIe siècle, peut­
dernière épreuve où se cristallise en quelque
sorte infine ce qui devrait être une impossibi­ on être persan? On connaît les paradoxes de
lité de traduire. Montesquieu : imaginer la lecture que le Per­
san fait des mœurs de l ' homme occidental,
gréco-latin, chrétien, superstitieux et rationa­
2. Je viens de parler de l 'intraduisible ini­ liste. C'est sur cette curiosité pour l'étranger
tiaL Pour atteindre l'intraduisible terminal, celui que se greffe ce qu'Antoine Berman, dans
que produit la traduction, il faut dire comment L 'épreuve de l 'étranger, appelle le désir de
la traduction opère. Car la traduction existe. traduire.
On a touj ours traduit : il y a touj ours eu des

56 57

Sur la traduction Un « passage » : traduire l'intraduisible

Comment le traducteur/ait-il ? J 'emploie à Nous sommes, par constitution et non par un


dessein le verbe « faire ». Car c' est par un faire, hasard qui serait une faute, « après Babel » ,
en quête de sa théorie, que le traducteur franchit selon le titre de Steiner. Quant à la langue par­
l ' obstacle - et même l ' obj ection théorique - faite comme langue artificielle, outre le fait
de l ' intraductibilité de principe d'une langue que nul n'a réussi à l 'écrire, faute de satisfaire
à l' autre. Dans un essai précédent, j e rappelle à la condition préalable d ' une énumération
les tentatives pour donner une solution théo­ exhaustive des idées simples et d'une procé­
rique à ce dilemme entre l'impossibilité de prin­ dure universelle unique de dérivation, l'écart
cipe et la pratique de la traduction : soit le entre la présumée langue artificielle et les
recours à une langue originelle, soit la construc­ langues naturelles avec leur idiosyncrasie, leurs
tion d'une langue artificielle dont Umberto Eco bizarreries, s'avère insurmontable. Ajoutez à
a retrouvé l' aventure dans la Recherche de la cet écart la façon différente dont les diverses
langue parfaite dans la culture européenne. Je langues traitent du rapport entre sens et réfé­
ne reprends pas les arguments dans lesquels se rent, dans le rapport entre dire le réel, dire autre
consomme l'échec de ces deux tentatives : arbi­ chose que le réel, le possible, l 'irréel, l'utopie,
traire de la reconstruction de la langue origi­ voire le secret, l 'indicible, bref l'autre du com­
nelle qui apparaît finalement comme introu­ municable. Le débat de chaque langue avec le
vable. Peut-être est-ce même un pur fantasme : secret, le caché, le mystère, l ' indicible est par
le fantasme de l' origine rendue historique, le excellence l ' incommunicable, l ' intraduisible
refus désespéré de la condition humaine réelle, initial le plus retranché.
qui est celle de la pluralité à tous les niveaux
d ' existence ; p luralité, dont la diversité des Alors comment font-ils ? Dans mon essai
langues est la manifestation la plus troublante : précédent, j ' avai s tenté une sortie pratique, en
pourquoi tant de langues ? Réponse : c 'est ainsi. substituant à l ' alternative par a l y sante - tra-

58 59
Sur la traduction Un « passage » : traduire l 'intraduisible

duisible versus intraduisible - l'alternative fidé­ au niveau des grands textes de 1 'humanité, en
lité versus trahison, quitte à avouer que la pra­ particulier ceux qui franchissent la barrière de
tique de la traduction reste une opération ris­ la d isparité des systèmes de découpage et de
quée touj ours en quête de sa théorie. recomposition phrastique et textuelle évoquée
C ' est sur cet aveu que j e voudrais revenir, plus haut, par exemple entre 1 'hébreu, le grec
en soulignant ce que j ' appelle l ' intraduisible et le latin, ou entre les langues de l ' Inde et le
tenninal révélé et même engendré par la tra­ chinois. M a i s on ne c e s s e n o n plus d e retra­
duction. Le dilemme fidélité/trahison se pose duire à l' intérieur de la même aire culturelle,
comme dilemme pratique parce qu'il n' existe comme on le voit avec la Bible, Homère, Sha­
pas de critère absolu de ce qui serait la bonne kespeare, Dostoïevski. Ce travail est rassurant
traduction. Ce critère absolu serait le même pour le lecteur, parce qu' il lui permet d'accé­
sens, écrit quelque part, au-dessus et entre le der à des œuvres de culture étrangère dont il
texte d ' origine et le texte d ' arrivée. Ce troi­ ne parle pas la langue. Mais qu'en est-il du côté
sième texte serait porteur du sens identique du traducteur et de son dilemme fidélité/trahi­
supposé circuler du premier au second. D ' où son ? Les grands désirants de traduction que
le paradoxe, dissimulé sous le dilemme pra­ furent les romantiques allemands, dont Antoine
tique entre fidélité et trahison : une bonne tra­ Berman raconte l 'aventure dans L 'épreuve de
duction ne peut viser qu'à une équivalence pré­ l 'étranger, ont multiplié les versions de c e
sumée, non fondée dans une identité de sens dilemme pratique qu' ils apaisaient dans des
démontrable, une équivalence sans identité. formules telles que : « amener le lecteur à l ' au­
On peut alors rattacher à cette présomption teur », « amener l'auteur au lecteur ». Ce qu' ils
d'une équivalence sans identité le travail de la apaisaient, c ' était le trouble de servir deux
traduction, qui se manifeste le plus clairement maîtres, l ' étranger dans son étrangeté, le lec­
dans le fait de la re-traduction que l ' on observe teur dans son désir d 'appropriation. On contri-

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Sur la traduction Un « passage » : traduire l 'intraduisible

buerai t à cet apaisement en proposant d' aban­ nique, disons anglo-saxonne. La présomption
donner le rêve de la traduction parfaite et en d'équivalence paraît alors acceptable. En fait,
faisant l ' aveu de la différence indépassable la p are nté culturelle dissimule la nature véri­
entre le propre et l 'étranger. C 'est sur cet aveu table de l'équivalence, qui est plutôt produite
que j e voudrais ici rebondir. par la traduction que présumée par elle. Je me
réfère à. un ouvrage qui n ' est pas directement
Ce qui a été malgré tout présumé, sous la lié à la traduction, mais qui éclaire latéralement
formule en apparence modeste d'équivalence le phénomène que j 'essaie de décrire : la pro­
sans identité, c ' est l ' existence préalable de ce duction d' équivalence par la traduction. Il s'agit
sens que la traduction est censée « rendre », du livre de Marcel Détienne (un helléniste) inti­
comme on dit, avec l ' idée confuse d'une « res­ tulé Comparer l 'incomparable 1 . L'ouvrage est
titution » . Cette équivalence ne peut être que dirigé contre le slogan : « On ne peut compa­
cherchée, travaillée, présumée. rer que le comparable » (p. 45 sq. ). Il parle alors
C 'est cette présomption qui doit être mise de « comparatisme constructif». Là où Antoine
en question. Elle est relativement acceptable à Berman parlait de « l 'épreuve de l' étranger »,
l ' intérieur d ' une vaste aire culturelle où les Détienne parle du « choc de l 'incomparable ».
identités communautaires, y compris langa­ L ' incomparable, note-t-il, nous confronte à
gières, sont elles-mêmes le produit d'échanges « l ' étrangeté des premiers gestes et des com­
de longue durée, comme c'est le cas dans l'aire mencements initiaux » (p. 48).
indo-européenne, et à plus forte raison dans
des sous-groupes d 'affinité comme les langues Appliquons à la traduction cette formule :
romanes, les langues germaniques et les langues « construire des comparables ». J'ai trouvé un
slaves, et dans des relations duelles comme
entre une langue latine et une langue germa- 1 . Paris, Éd. du S euil, 2000.

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Sur la traduction Un « passage » : traduire l 'intraduisible

exemple d'application dans l'interprétation que « L 'esthétique transcendantale », et universa­


donne un brillant sinologue français, François lisé par Hegel à travers les idées du négatifet
Jullien, du rapport entre la Chine archaïque et de l 'Az4hebung. Tout le livre est sur le mode :
la Grèce archaïque et classique. Sa thèse, que « il n'y a pas . . . , il n ' y a pas . . . , mais il y a . . . ».
j e ne discute pas, mais que j e prends comme Je pose alors la question : comment parle-t-on
hypothèse de travail, est que le chinois est (en français) de ce qu 'il y a en chinois ? Or Jul­
l 'autre absolu du grec - que la connaissance lien ne prononce pas un mot chinois dans son
de l'intérieur du chinois équivaut à une décons­ livre (à l 'exception de yin-yang ! ) ; il parle fran­
truction par le dehors, par l ' extérieur, du pen­ çais, d ' ailleurs dans une belle langue, de ce
ser et du parler grec. L ' étrangeté absolue est qu' il y a à la place du temps, à savoir les sai­
sons, les occasions, les racines et les feuilles,
alors de notre côté, à nous qui pensons et par­
les sources et les flux. Ce faisant, il construit
lons grec, que ce soit en allemand ou dans une
des comparables. Et il les construit, comme j 'ai
langue latine. La thèse, poussée à l ' extrême,
dit plus haut qu'on fait en traduisant : de haut
est que le chinois et le grec se distinguent par
en bas, de l 'intuition globale portant sur la dif­
un « pli » initial dans le pensable et l ' éprou­
férence de « pli », en passant par les œuvres,
vable, un « pli » au-delà duquel on ne peut
les classiques chinois, et en descendant vers
remonter. Ainsi, dans son dernier livre, inti­
les mots : La construction du comparable s ' ex­
tulé Du temps 2, Jullien soutient que le chinois
prime finalement dans la construction d ' un
n ' a pas de temp s verb aux p arce qu' il n ' a glossaire. Et que trouve-t-on du côté des mots
pas l e concept de temps élaboré par Aristote de nos langues « grecques » ? Des mots usuels
dans Physique IV, reconstruit par Kant dans qui n'ont pas eu de destin philosophique et qui,
par l ' effet de la traduction, sont arrachés à des
2. François Jullien, Du temps, Paris, Grasset et Fasquelle,
200 1 . contextes d'usage et élevés à la dignité d' équi-

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Sur la traduction Un « passage » : traduire l'intraduisible

valents, ces fameux équivalents sans identité, allemande, comme comparable au latin, au grec
dont nous avions présumé la réalité antécé­ de la Septante, et à l 'hébreu de la Bible.
dente, cachée en quelque sorte quelque part, et
que le traducteur découvrirait.
Grandeur de la traduction, risque de la tra­ 3. Sommes-nous allés jusqu'au bout de l'in­
duction : trahison créatrice de l' original, appro­ traduisible ? Non, puisque nous avons résolu
priation également créatrice par la langue d'ac­ l ' énigme de l ' équivalence en la construisant.
cueil ; construction du comparable. La construction du comparable est même deve­
Mais n ' est-ce pas ce qui était arrivé à nue la justification d'une double trahison, dans
plusieurs époques de notre propre culture, la mesure où les deux maîtres incommensu­
lorsque les Septante ont traduit en grec la Bible rables ont été rendus commensurables par la
hébraïque, dans ce que nous appelons « la Sep­ traduction-construction. Reste alors un ultime
tante », et que peuvent à loisir critiquer les intraduisible que nous découvrons à travers la
spécialistes de l 'hébreu seul. Et saint Jérôme construction du comparable. Cette construc­
récidive avec la Vulgate , construction d ' un tion se fait au niveau du « sens ». « Sens », le
comparable latin. Mais avant Jérôme, les Latins seul mot que nous n ' avons pas commenté,
avaient créé des comparables, en décidant pour parce que nous l'avons présumé. Or le sens est
nous tous que arêtê se traduisait par virtus, arraché à son unité avec la chair des mots, cette
polis par urbs et politès par civis. Pour rester chair qui s ' appelle la « lettre ». Les traducteurs
dans le domaine biblique, on peut dire que s'en sont débarrassés joyeusement, pour ne pas
Luther a non seulement construit un compa­ être accusés de « traduction littérale » ; traduire
rable en traduisant en allemand la Bible, en la littéralement, n'est-ce pas traduire mot à mot ?
« germanisant », comme il osait dire, face au Quelle honte ! Quelle disgrâce ! Or d ' excel­
latin de saint Jérôme, mais qu'il a créé la langue lents traducteurs, sur le modèle de H6lderlin,

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Sur la traduction Un « passage » : traduire l'intraduisible

de Paul Celan et, dans le domaine biblique, de degré plus loin la construction du comparable,
Meschonnic, ont fait campagne contre le sens au niveau de la lettre ; sur la base de l'inquié­
seul, le sens sans la lettre, contre la lettre. Ils tante réussite d'un Hôlderlin qui parle grec en
quittaient l ' abri confortable de l 'équivalence allemand et, peut-être, de celle d'un Mes­
du sens, et se risquaient dans des régions dan­ chonnic, qui parle hébreu en français . . . Alors
gereuses où il serait question de sonorité, de la traduction « littérale » , qu' il poursuit de ses
saveur, de rythme, d' espacement, de silence vœux, n'est pas une traduction mot à mot, mais
entre les mots, de métrique et de rime. L ' im­ lettre à lettre. S ' est-il éloigné aussi loin qu' il
mense maj orité des traducteurs résiste, et sans croit, dans sa critique quasiment désespérée de
doute, sur le mode du sauve-qui-peut, sans l ' équivalence de sens à sens, de la construc­
reconnaître que traduire le sens seul, c'est renier tion d'un comparable, d'un comparable litté­
une acquisition de la sémiotique contempo­ rai ? La continuité dans la lutte contre l 'intra­
raine, l 'unité du sens et du son, du signifié et duisible, touj ours renaissant, ne se lit-elle pas
du signifiant, à l ' encontre du préjugé que l ' on dans la proximité de deux titres successifs :
trouve encore chez le premier Husserl : que le L 'épreuve de l 'étranger et La traduction et la
sens est complet dans l'acte de « conférer sens » lettre ou l 'auberge du lointain 3 ?
de Sinngebung, qui traite l ' expression (A us­
druck), comme un vêtement extérieur au corps,
lequel est en vérité l ' âme incorporelle du sens,
de la Bedeutung. La conséquence est que seul
un poète peut traduire un poète. Mais je répon­

drais à Berman, s ' il vivait encore - hélas le


cher B erman, qui nous a quittés et qui nous
3 . A. Bennan, La traduction et la lettre ou l 'a uberge du lointain,
manque -, je lui répondrais qu' il a reporté un Paris, Éd. du Seuil, 1999.

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Table des matières

Défi et bonheur de la traduction 7

Le paradigme de la traduction 21

Un « passage » : traduire l ' intraduisible 53

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