Le Vin de Paris
Le Vin de Paris
Le Vin de Paris
Léontine était seule à connaître le terrible secret de son mari et lui aidait à le
dissimuler. Félicien, en effet, n’aurait su avouer qu’il n’aimait pas le vin. C’eût
été comme de dire qu’il n’aimait pas ses enfants et pire, car il arrive partout
qu’un père en vienne à détester son fils, mais on n’a jamais vu au pays d’Arbois
quelqu’un ne pas aimer le vin. C’est une malédiction du ciel et pour quels péchés,
un égarement de la nature, une difformité monstrueuse qu’un homme sensé et
bien buvant se refuse à imaginer. On peut ne pas aimer les carottes, les salsifis,
le rutabaga, la peau du lait cuit. Mais le vin. Autant vaudrait détester l’air qu’on
respire, puisque l’un et l’autre sont également indispensables. Ce n’était donc
aucunement par un sot orgueil, mais par respect humain que Félicien Guérillot...
Voilà une histoire de vin qui partait, en somme, assez bien. Mais tout d’un coup,
elle m’ennuie. Elle n’est pas du temps et je m’y sens comme dépaysé. Vraiment,
elle m’ennuie, et une histoire qui m’ennuie me coûte autant à écrire qu’un verre
de vin à boire à Félicien Guérillot. Outre quoi, j’ai passé l’âge de l’huile de foie de
morue. J’abandonne donc mon histoire. Il aurait pu lui arriver pourtant bien des
aventures à ce Félicien, d’amusantes, de cruelles, d’émouvantes, de pathétiques,
avec un très joli dénouement où le vin d’Arbois aurait coulé à plein bord. Je vois
par exemple Félicien simuler un léger tremblement alcoolique pour donner le
change à ses concitoyens, lesquels tous, abusés et étonnés aussi, se seraient
récriés d’estime, et l’un ou l’autre, parlant à eux et comme en leur nom, aurait
pu dire :
« Regardez ce que c’est. Voilà Félicien qui se met à sucrer les fraises à pas trente
ans d’âge, et son père, donc l’Achille Guérillot, un buveur aussi, ah! oui, un
buveur. Enfin, quoi, vous l’avez connu. Hein, dites voir, l’Achille Guérillot, il ne
suçait pas des pralines, on est plus d’un d’ici à en pouvoir causer. Et jamais saoul,
toujours d’aplomb, pour ça vrai vigneron, vrai homme, vrai buveur. Son père
donc, l’Achille Guérillot, je vous le répète, un buveur, ce que moi j’appelle un
buveur ou si vous voulez, un homme. Eh bien, n’est-ce pas, le père Guérillot,
lui causa une grande gêne. Il regarda plusieurs fois autour de lui avec la crainte
de découvrir son chef de bureau parmi les voyageurs. « Tu te chargeras de papa,
lui dit-elle. Il est dans son panier.» À quelques pas derrière sa femme, Duvilé
aperçut alors son beau-père qui se tenait debout, les jambes engagées dans l’un
des quatre casiers d’un panier à bouteilles. Très droit, les bras collés au corps, le
vieillard était coiffé du bonnet de police rouge des chasseurs d’Afrique. Suivi de
sa femme, Duvilé, sans effort appréciable, porta le panier et son chargement au
bord du quai où il le déposa. La rame de métro qu’ils attendaient ainsi tous les
Duvilé ne se rendormit pas et, jusqu’au lever, eut l’esprit occupé de son rêve. À
mesure qu’il y pensait, des détails, enfouis dans l’ombre de sa conscience,
surgissaient et se précisaient. Pour lui, l’épisode culminant était son entrée dans
le souterrain de la vie heureuse. Il en fut obsédé durant toute cette matinée de
dimanche. À sa femme ou à ses enfants, il répondait distraitement, cherchait la
solitude et, au milieu de quelque besogne, s’immobilisait soudain pour écouter
un bruit de fontaine et l’égouttement du vin de vasque en vasque. Vers onze
heures, comme chaque dimanche matin, il descendit lui- même faire les
provisions du ménage. Depuis trois jours, on annonçait une distribution de vin
que l’épicier croyait imminente et Duvilé eut l’intuition qu’elle aurait lieu ce matin.
Contre son attente, le vin n’était pas arrivé et sa désillusion fut aussi profonde
que celle du quai du métro, à l’arrivée du train d’enfant. Au retour, sa femme lui
demanda s’il ne sentait pas venir une mauvaise grippe, car il avait une mine
défaite. Pendant le repas, il se montra nerveux et taciturne. Les fontaines de vin
chantaient dans sa tête avec une chanson triste, lancinante. Il mangeait sans
appétit et ne buvait pas. Sur la table, il y avait une carafe d’eau d’une limpidité
révoltante.
On était au milieu du repas et Duvilé remâchait son rêve de la nuit. Tout à coup,
le souvenir du panier à bouteilles lui fit lever les yeux sur son beau-père. Une
lueur de curiosité, de surprise, s’éveilla dans son regard éteint. Brusquement, il
découvrait que le vieillard avait une forme intéressante. Son torse mince, ses
épaules étroites et fuyantes, son cou maigre surmonté d’une petite tête au crâne
rubicond lui donnaient à penser. « Je ne rêve plus, se dit-il, on croirait une
bouteille de bordeaux.» L’idée lui paraissait saugrenue, il essaya de porter son
attention ailleurs, mais malgré lui et à chaque instant, il jetait sur son beau-père
un coup d’œil furtif. La ressemblance était de plus en plus saisissante. Avec sa
calvitie rougeoyante, on aurait juré une bouteille de vin bouché.
«Voyons, leur dit-il avec humeur, ne le secouez pas comme ça. Il faut le laisser
reposer. »
Depuis ce jour, Étienne Duvilé ne se rendait plus à son travail qu’avec une
extrême répugnance. Les heures passées au bureau étaient lourdes d’angoisse
et lui paraissaient interminables, car il tremblait qu’en son absence le beau-père
ne se brisât. L’heure venue, il courait prendre le métro et, rentrant chez lui hors
d’haleine, demandait : « Le grand-père va bien ? » Rassuré, il se rendait auprès
du vieillard qu’il accablait de prévenances, lui proposant un fauteuil, un coussin,
surveillant ses moindres pas, l’avertissant qu’il eût à prendre garde à tel battant
de porte et s’ingéniant à lui faire une existence douillette. Sensible à ce
changement d’humeur, le bonhomme y répondait par de menues attentions, en
sorte qu’une atmosphère d’harmonieuse concorde régnait maintenant dans la
maison. Toutefois, il lui arrivait d’éprouver un vague sentiment de méfiance
lorsqu’il surprenait son gendre rôdant autour de lui avec un tire-bouchon à la
main.
« Enfin, Étienne, finit-il par lui demander, pourquoi diable avez-vous toujours ce
tire- bouchon à la main ? Il ne peut vous servir à rien.
– Vous avez raison, convint Duvilé. Il est bien trop petit. »
Et, le cœur pincé d’un regret, il alla ranger l’ustensile dans un tiroir de la cuisine.
Un jour, à midi, qu’il revenait de son bureau, Duvilé rencontra dans le métro un
ancien camarade de régiment avec lequel il avait fait la retraite de 1940. Dans
la vie d’un soldat, il y a toujours quelques bouteilles remarquables. Au hasard
des souvenirs, le camarade évoqua un séjour qu’ils avaient fait ensemble dans
une cave abandonnée : « Tu te rappelles, le sergent Moreau, comment il
débouchait les bouteilles ? Un coup de tisonnier, toc, il leur cassait le col au ras
des épaules.» Tout plein de ces réminiscences, Duvilé rentra parmi les siens. Une
joie discrète animait les traits de son visage. Les yeux lui sortaient légèrement
de la tête.
« Le grand-père va bien ?
– Coucou », répondit l’aïeul lui-même en passant la tête dans l’entrebâillement
de la porte.
Chacun se mit à rire de bon cœur et on passa à table. Lorsque son beau-père fut
assis, Duvilé vint à lui avec un tisonnier dans la main droite.
«Ne bougez pas», dit-il en lui plaçant un doigt sous le menton.
Aux dernières nouvelles, Duvilé est dans un asile d’aliénés et il semble qu’il ne
soit pas près d’en sortir, car les médecins l’ont mis à l’eau de Vittel.
Heureusement pour lui, je connais très bien sa femme et son beau-père et
j’espère les avoir bientôt persuadés d’expédier le malade au pays d’Arbois, chez
un vigneron nommé Félicien Guérillot, lequel, après bien des aventures qui
mériteraient d’être contées, a fini par si bien prendre goût au vin qu’il sucre
authentiquement les fraises.