L Art Du Roman PDF
L Art Du Roman PDF
L Art Du Roman PDF
L ’art
du roman
essai
G allim ard
© Milan Kundera, ¡986.
Tous droits de publication et reproduction
en langue française réservis aux Éditions Gallimard
Dois-je souligner que je n’ai pas la moindre ambi
tion théorique et que tout ce livre n’est que la confession
d’un praticien ? L ’œuvre de chaque romancier
confient une vision implicite de l’histoire du roman,
une idée de ce qu’est le roman; c’est cette idée du
roman, inhérente à mes romans, que j ’ai essayé de faire
parler.
M. K.
Première partie : l ’ h éritag e d é cr ié de cer-
VANTES 11
Deuxième partie : e n t r et ie n sur l ’a rt du
ROMAN 33
Troisième partie : notes inspirées par « les
SOMNAMBULES » 61
Quatrième partie : e n t r e t i e n su r l ’a r t de la
COMPOSITION 87
Cinquième partie ; QUELQUE PART LA-DERRIÈRE 119
Sixième partie : s o i x a n t e - t r e i z e m o t s 143
Septième partie : DISCOURS DE JÉRUSALEM : LE
rom an et l ’ europe 187
PREMIÈRE PARTIE
L ’H É R IT A G E D É C R IÉ
DE CERVAN TES
1
13
monde concret de la vie, die Lebenswelt, com m e il
disait.
L ’essor des sciences propulsa l’hom m e dans les
tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait
dans son savoir, plus il perdait des yeux et l’ensemble
du monde et soi-même, sombrant ainsi dans ce que
H eidegger, disciple de Husserl, appelait, d’une for
m ule belle et presque m agique, « l’oubli de l’être ». -
É levé jadis par Descartes en « maître et possesseur
de la nature », l’homm e devient une simple chose
pour les forces (celles de la technique, de la poli
t iq u e ,^ l’Histoire) qui le dépassent, le surpassent, le
'possëdent. Pour ces forces-là, son être concret, son
« monde de la vie » (die Lebenswelt) n’a plus aucun
prix ni aucun intérêt : il est éclipsé, oublié d’avance.
2
Je crois pourtant qu’il serait naïf de considérer la
sévérité de ce regard posé sur les T em ps modernes
com m e une simple condamnation. Je dirais plutôt
que les deux grands philosophes ont dévoilé l’ambi
guïté de cette époque qui est dégradation et progrès à
la fois et, comm e tout ce qui est humain, contient le
germ e de sa fin dans sa naissance. Cette ambiguïté
n’abaisse pas, à mes yeux, les quatre derniers siècles
européens auxquels je me sens d’autant plus attaché
que je suis non pas philosophe mais romancier. En
effet, pour moi, le fondateur des T em ps modernes
n’est pas seulement Descartes mais aussi Cervantes.
14
Peut-être est-ce lui que les deux phénom éno
logues ont négligé de prendre en considération dans
leur jugement des T em ps modernes. Je veux dire par
là : S’il est vrai que la philosophie et les sciences ont
oublié l’être de l’homm e, il apparaît d’autant plus
nettement qu’avec Cervantes un grand art européen
s’est form é qui n’est rien d’autre que l’exploration de
cet être oublié.
En effet, tous les grands thèmes existentiels que
Heidegger analyse dans Être et Temps, les jugeant
délaissés par toute la philosophie européenne anté
rieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par quatre
siècles de roman européen. U n par un, le roman a
découvert, à sa propre façon, par sa propre logique,
les différents aspects de l’existence : avec les contem
porains de Cervantes, il se demande ce qu’est l’aven
ture ; avec Samuel Richardson, il com m ence à exa
miner « ce qui se passe à l’intérieur », à dévoiler la vie
secrète des sentim ents; avec Balzac, il découvre
l’enracinement de l’hom m e dans l’Histoire ; avec
Flaubert, il explore la terra jusqu’alors incognita du
quotidien ; avec Tolstoï, il se penche sur l’inter
vention de l’irrationnel dans les décisions et le
comportement humains. Il sonde le temps : l’insai
sissable moment passé avec M arcel Proust ; l’insaisis
sable moment présent avec James Joyce. Il interroge,
avec Thom as Mann, le rôle des mythes qui, venus du
fond des temps, téléguident nos pas. Et caetera, et
e stera.
L e roman accom pagne l’hom m e constamment et
fidèlem ent dès le début des T em ps modernes. L a
15
« passion de connaître » (celle que Husserl considère
com m e l’essence de la spiritualité européenne) s’est
alors emparée de lui pour qu’il scrute la vie concrète
de l’homme et la protège contre « l’oubli de l’être » ;
pour qu’il tienne « le monde de la vie » sous un éclai
rage perpétuel. C ’est en ce sens-là que je comprends
et partage l’obstination avec laquelle Hermann
Broch répétait : Découvrir ce que seul un roman
peut découvrir, c ’est la seule raison d’être d’un
roman. L e roman qui ne découvre pas une portion
jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral. La
connaissance est la seule morale du roman.
J’y ajoute encore ceci : le roman est l’œ uvre de
l’Europe ; ses découvertes, quoique effectuées dans
des langues différentes, appartiennent à l’Europe
tout entière. L a succession des découvertes (et non pas
l’addition de ce qui a été écrit) fait l’histoire du
roman européen. C e n’est que dans ce contexte
supranational que la valeur d’une œ uvre (c’est-à-
dire la portée de sa découverte) peut être pleinem ent
vue et comprise.
16
une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité divine se
décomposa en centaines de vérités relatives que les
hommes se partagèrent. Ainsi, le monde des Tem ps
modernes naquit et le roman, son image et m odèle,
avec lui.
Comprendre avec Descartes l’ego pensant comm e
le fondement de tout, être ainsi seul en face de l’uni
vers, c ’est une attitude que H egel, à juste titre, jugea
héroïque.
Com prendre avec Cervantes le monde comm e
ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule
vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se
contredisent (vérités incorporées dans des ego imagi
naires appelés personnages), posséder donc comm e
seule certitude la sagesse de l ’incertitude, cela exige
une force non moins grande.
Q ue veut dire le grand roman de Cervantes ? Il
existe une littérature abondante à ce sujet. Il en est
qui prétendent voir dans ce roman la critique ratio
naliste de l’idéalisme fum eux de don Quichotte. Il
en est d’autres qui y voient l’exaltation du même
idéalisme. C es interprétations sont toutes deux erro
nées parce qu’elles veulent trouver à la base du
roman non pas une interrogation mais un parti pris
moral.
L ’homme souhaite un monde où le bien et le mal
soient nettement discernables car est en lui le désir,
inné et indomptable, de juger avant de comprendre.
Sur ce désir sont fondées les religions et les idéolo
gies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que
si elles traduisent son langage de relativité et d’ambi-
17
guïté dans leur discours apodictique et dogmatique.
Elles exigent que quelqu’un ait raison ; ou Anna
Karénine est victim e d’un despote borné, ou K aré
nine est victim e d’une fem m e imm orale ; ou bien K .,
innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien
derrière le tribunal se cache la justice divine et K . est
coupable.
D ans ce « ou bien-ou bien » est contenue l’incapa
cité de supporter la relativité essentielle des choses
humaines, l’incapacité de regarder en face l’absence
du Juge suprême. A cause de cette incapacité, la
sagesse du roman (la sagesse de l’incertitude) est dif
ficile à accepter et à comprendre.
18
la police, la justice, le monde des finances et du
crime, l’armée, l’État. L e temps de Balzac ne connaît
plus l’oisiveté heureuse de Cervantes ou de Diderot.
Il est embarqué dans le train qu’on appelle l’His-
toire. Il est facile d’y monter, difficile d’en des
cendre. Mais pourtant, ce train n ’a encore rien
d’effrayant, il a m êm e du charm e ; à tous ses passa
gers il promet des aventures, et avec elles le bâton de
maréchal.
Encore plus tard, pour Emm a Bovary, l’horizon se
rétrécit à tel point qu’il ressemble à une clôture. Les
aventures se trouvent de l’autre côté et la nostalgie
est insupportable. Dans l’ennui de la quotidienneté,
les rêves et rêveries gagnent de l’importance.
L ’infini perdu du monde extérieur est remplacé par
l’infini de l’âme. L a grande illusion de l ’unicité
irremplaçable de l’individu, une des plus belles illu
sions européennes, s’épanouit.
Mais le rêve sur l’infini de l’âme perd sa magie au
moment où I’Histoire ou ce qui en est resté, force
supra-humaine d’une société omnipuissante, s’em
pare de l’homme. E lle ne lui promet plus le bâton de
maréchal, elle lui promet à peine un poste d’arpen
teur. K. face au tribunal, K . face au château, que
peut-il faire ? Pas grand-chose. Peut-il au moins
rêver com m e jadis Emm a Bovary ? N on, le piège de
la situation est trop terrible et absorbe com m e un
aspirateur toutes ses pensées et tous ses sentiments :
il ne peut penser qu’à son procès, qu’à son poste
d’arpenteur. L ’infini de l’âme, s’il y en a un, est
devenu un appendice quasi inutile de l’homme.
19
5
20
Mais quel est donc le moteur d’une guerre si ce
n’est ni Hélène ni la patrie ? L a simple force voulant
s’affirmer comm e force ? Cette « volonté de volonté »
dont parlera plus tard Heidegger ? Pourtant, n’a-
t-elle pas été derrière toutes les guerres depuis
, toujours ? Si, bien entendu. Mais cette fois-ci, chez
Hasek, elle ne cherche m ême pas à se masquer par
un discours tant soit peu raisonnable. Personne ne
croit au babillage de la propagande, m ême pas ceux
qui la fabriquent. L a force est nue, aussi nue que
dans les romans de Kafka. En effet, le tribunal ne
tirera aucun profit de l’exécution de K ., de même
que le château ne trouvera aucun profit en tracassant
l’arpenteur. Pourquoi l’Allem agne hier, la Russie
aujourd’hui veulent-elles dominer le monde ? Pour
être plus riches ? Plus heureuses ? N on. L ’agressi
vité de la force est parfaitement désintéressée ;
immotivée ; elle ne veut que son vouloir ; elle est le
pur irrationnel.
Kafka et Hasek nous confrontent donc à cet
immense paradoxe : pendant l’époque des Tem ps
modernes, la raison cartésienne corrodait l’une après
l’autre toutes les valeurs héritées du M oyen Âge.
Mais, au moment de la victoire totale de la raison,
c’est l’irrationnel pur (la force ne voulant que son
vouloir) qui s’emparera de la scène du monde parce
qu’il n ’y aura plus aucun système de valeurs com m u
nément admis qui pourra lui faire obstacle.
C e paradoxe, mis magistralement en lum ière dans
Les Somnambules de Hermann Broch, est un de ceux
que j’aimerais appeler terminaux. Il y en a d’autres.
21
Par exem ple : les T em ps modernes cultivaient le
rêve d’une hum anité qui, divisée en différentes civi
lisations séparées, touverait un jour l’unité et, avec
elle, la paix éternelle. Aujourd’hui, l’histoire de la
planète fait, enfin, un tout indivisible, mais c’est la
guerre, ambulante et perpétuelle, qui réalise et
assure cette unité de l’hum anité depuis longtemps
rêvée. L ’unité de l’humanité signifie : personne ne
peut s’échapper nulle part.
22
romans de K afka, de Hasek, de M usil, de Broch, le
monstre vient de l’extérieur et on l’appelle Histoire ;
elle ne ressemble plus au train des aventuriers ; elle
est impersonnelle, ingouvernable, incalculable, inin
telligible - et personne ne lui échappe. C ’est le
moment (au lendemain de la guerre de 14) où la
pléiade des grands romanciers centre-européens
aperçut, toucha, saisit les paradoxes terminaux des
Tem ps modernes.
Mais il ne faut pas lire leurs romans com m e une
prophétie sociale et politique, com m e un Orwell
anticipé ! C e qu’O rw ell nous dit aurait pu être dit
aussi bien (ou plutôt beaucoup mieux) dans un essai
ou dans un pamphlet. En revanche, ces romanciers
découvrent « ce que seul un roman peut découvrir » :
ils montrent comment, dans les conditions des « para
doxes terminaux », toutes les catégories existen
tielles changent subitement de sens : Q u ’est-ce que
l’aventure si la liberté d’action d’un K . est tout à fait
illusoire ? Q u’est-ce que Yavenir si les intellectuels
de L'Homme sans qualités n ’ont pas le moindre soup
çon de la guerre qui, demain, va balayer leurs vies ?
Qu’est-ce que le crime si H uguenau de Broch non
seulement ne regrette pas mais oublie le meurtre
qu’il a commis ? Et si le seul grand roman comique
de cette époque, celui de Hasek, a pour scène la
guerre, qu’est-ce qui s’est donc passé avec le
comique ? O ù est la différence entre le privé et le
public si K ., m ême dans son lit d’amour, ne reste
jamais sans deux envoyés du château ? Et qu’est, en
ce cas-là, la solitude ? U n fardeau, une angoisse, une
23
malédiction, com m e on a voulu nous le faire croire,
ou, au contraire, la valeur la plus précieuse, en train
d’être écrasée par la collectivité omniprésente ? -
L es périodes de l’histoire du roman sont très
longues (elles n’ont rien à voir avec les changements
hectiques des modes) et sont caractérisées par tel ou
tel aspect de l’être que le roman examine en priorité.
Ainsi, les possibilités contenues dans la découverte
flaubertienne de la quotidienneté ne furent pleine
m ent développées que soixante-dix ans plus tard,
dans la gigantesque œ uvre de James Joyce. L a pério
de inaugurée, il y a cinquante ans, par la pléiade des
romanciers centre-européens (période des paradoxes
terminaux) me semble loin d’être close.
24
littéraires; elle annoncerait la fin des Tem ps
modernes. C ’est pourquoi le sourire béat avec lequel
on prononce des nécrologies du roman me paraît fri
vole. Frivole, parce que j’ai déjà vu et vécu la mort du
roman, sa mort violente^ (au moyen d’interdictions,
de la censure, de la pression idéologique), dans le
monde où j’ai passé une grande partie de ma vie et
qu’on appelle d’habitude totalitaire. Alors, il se
manifesta en toute clarté que le roman était péris
sable ÿ aussi périssable que l’Occident des Tem ps
modernes. En tant que modèle de ce monde, fondé
sur la relativité et l’ambiguïté des choses humaines,
le roman est incompatible avec l’univers totalitaire.
Cette incompatibilité est plus profonde que celle qui
sépare un dissident d’un apparatchik, un combattant
pour les droits de l’homme d’un tortionnaire, parce
qu’elle est non seulement politique ou morale mais
ontologique. C ela veut dire : le monde basé sur une
seule Vérité et le monde ambigu et relatif du roman
sont pétris chacun d’une matière totalement dif
férente. L a Vérité totalitaire exclut la relativité, le
doute, l’interrogation et elle ne peut donc jamais se
concilier avec ce que j’appellerais l'esprit du roman.
Mais est-ce qu’en Russie communiste on ne publie
pas des centaines et des milliers de romans en tirages
énormes et avec un grand succès ? Oui, mais ces
romans ne prolongent plus la conquête de l’être. Ils
ne découvent aucune parcelle nouvelle de l’exis
tence ; ils confirm ent seulement ce qu’on a déjà dit ;
plus : dans la confirmation de ce qu’on dit (de ce
qu’il faut dire) consistent leur raison d’être, leur
25
gloire, l’utilité dans la société qui est la leur. En ne
découvrant rien, Us ne participent plus à la succession
des découvertes que j’appelle l’histoire du roman ; ils
se situent en dehors de cette histoire, ou bien : ce sont
des romans après la fin de l ’histoire du roman.
Il y a à peu près un demi-siècle que l’histoire du
roman s’est arrêtée dans l’em pire du communisme
russe. C ’est un événement énorme, vu la grandeur
du roman russe de G ogol à Biely. L a mort du roman
n ’est donc pas une idée fantaisiste. Elle a déjà eu lieu.
E t nous savons maintenant comment le roman se
meurt : il ne disparaît pas ; son histoire s’arrête : ne
reste après elle que le temps de la répétition où le
roman reproduit sa form e vidée de son esprit. C ’est
donc une mort dissimulée qui passe inaperçue et ne
choque personne.
26
m’apparaissent aujourd’hui com m e les deux plus
grandes œ uvres romanesques du x v i i i ' siècle, deux
romans conçus com m e un jeu grandiose. C e sont
deux sommets de là légèreté jamais atteints ni avant
ni aprèsT L e roman ultérieur se fit ligoter par l’im pé
ratif de la vraisemblance, par le décor réaliste, par la
rigueur de la chronologie. Il abandonna les possibili
tés contenues dans ces deux chefs-d’œ uvre, qui
étaient en mesure de fonder une autre évolution du
roman que celle qu’on connaît (oui, on peut imagi
ner aussi une autre histoire du roman européen...).
Appel du rêve. - L ’imagination endormie du
xixe siècle fut subitement réveillée par Franz Kafka,
qui réussit ce que les surréalistes postulèrent après
lui sans vraiment l’accom plir : la fusion du rêve et du
réel. C ette énorme découverte est moins l’achève
ment d’une évolution qu’une ouverture inattendue
qui donne à savoir que le roman est le lieu où l’im a
gination peut exploser com m e dans un rêve et que le
roman peut s’affranchir de l’im pératif apparemment
inéluctable de la vraisemblance.
Appel de la pensée, t- M usil et Broch firent entrer
sur la scène du roman une intelligence souveraine
et rayonnante. N on pas pour transformer le roman
en philosophie, mais pour mobiliser sur la base du
récit tous les moyens, rationnels et irrationnels, nar
ratifs et méditatifs, susceptibles d’éclairer l’être de
l’homme ; de faire du roman la suprême synthèse
intellectuelle. L eu r exploit est-il l’achèvement de
l’histoire du roman ou, plutôt, l’invitation à un long
voyage ?
27
■Appel du temps}- L a période des paradoxes termi
naux incite le romancier à ne plus lim iter la question
du temps au problème proustien de la m émoire per
sonnelle mais à l’élargir à l’énigm e du temps collec
tif, du temps de l’Europe, l’Europe qui se retourne
pour regarder son passé, pour faire son bilan, pour
saisir son histoire, tel un vieil homme qui saisit d’un
seul regard sa propre vie écoulée. D ’où l’envie de
franchir les limites temporelles d’une vie indivi
duelle dans lesquelles le roman jusqu’alors a été can
tonné et de faire entrer dans son espace plusieurs
époques historiques (Aragon et Fuentes l’ont déjà
tenté).
Mais je ne veux pas prophétiser les chemins futurs
du roman dont je ne sais rien ; je veux seulement
dire : si le roman doit vraiment disparaître, ce n ’est
pas qu’il soit au bout de ses forces mais c'est qu’il se
trouve dans un monde qui n’est plus le sien.
28
est réduite à sa fonction sociale ; l’histoire d’un
peuple à quelques événements, qui sont à leur tour
réduits à une interprétation tendancieuse ; la vie
sociale est réduite à la lutte politique et celle-ci à la
confrontation de seulement deux grandes puissances
planétaires. L ’homme se trouve dans un vrai tourbil-
lôfnté ta réduction où le « monde de la vie » dont par
lait Husserl s’obscurcit fatalement et où l’être tombe
dans l’oubli.
Or si la raison d’être du roman est de tenir le
« monde de la vie » sous un éclairage perpétuel et de
nous protéger contre « l’oubli de l’être », l’existence
du roman n’est-elle pas aujourd’hui plus nécessaire
que jamais ?
Si, il me semble. Mais, hélas, le roman est, lui
aussi, travaillé par les termites de la réduction qui
ne réduisent pas seulement le sens du monde mais
aussi le sens des œuvres. L e roman (comme toute
la culture) se trouve de plus en plus dans les mains
des m édias; ceux-ci, étant agents de l’unification
de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le
processus de réduction ; ils distribuent dans le
monde entier les mêmes simplifications et clichés
susceptibles d’être acceptés par le plus grand
nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il
importe peu que dans leurs différents organes les
différents intérêts politiques se manifestent. D er
rière cette différence de surface règne un esprit
commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires
politiques américains ou européens, ceux de la
gauche comm e ceux de la droite, du Time au Spie-
29
gel ; ils possèdent tous la même vision de la vie qui
se reflète dans le m ême ordre selon lequel leur som
maire est composé, dans les mêmes rubriques, les
mêmes formes journalistiques, dans le m ême voca
bulaire et le même style, dans les mêmes goûts artis
tiques et dans la m ême hiérarchie de ce qu’ils
trouvent important et de ce qu’ils trouvent insigni
fiant. C et esprit comm un des mass media dissimulé
derrière leur diversité politique, c ’est l’esprit de
notre temps. C et esprit me semble contraire à
l’esprit du roman.
L ’esprit du roman est l’esprit de complexité.
C haque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus
com pliquées que tu ne le penses. » C ’est la vérité
éternelle du roman mais qui se fait de moins en
moins entendre dans le vacarme des réponses
simples et rapides qui précèdent la question et
l’excluent. Pour l’esprit de notre temps, c’est ou bien
A nna ou bien Karénine qui a raison, et la vieille
sagesse de Cervantes qui nous parle de la difficulté de
savoir et de l’insaisissable vérité paraît encombrante
et inutile.
L ’esprit du roman est l’esprit de continuité :
chaque œ uvre est la réponse aux œ uvres pré
cédentes, chaque œ uvre contient toute expérience
antérieure du roman. Mais l’esprit de notre temps est
fixé sur l’actualité qui est si expansive, si ample
qu’elle repousse le passé de notre horizon et réduit le
temps à la seule seconde présente. Inclus dans ce sys
tème, le roman n’est plus œuvre (chose destinée à
durer, à joindre le passé à l’avenir) mais événement
30
d’actualité com m e d’autres événements, un geste
sans lendemain.
10
'' Est-ce que cela veut dire que, dans le monde « qui
n’est plus le sien », le roman va disparaître ? Q u’il va
laisser l’Europe sombrer dans 1’ « oubli de l’être » ?
Q u’il n’en restera que le bavardage sans fin des gra-
phomanes, que des romans après la fin de l'histoire du
roman ?Jje n’en sais rien. Je crois seulement savoir
que le roman ne peut plus vivre en paix avec l’esprit
de notre temps : s’il veut encore continuer à décou
vrir ce qui n’est pas découvert, s’il veut encore « pro
gresser » en tant que roman, il ne peut le faire que
contre le progrès du monde.
L ’avant-garde a vu les choses autrement ; elle était
possédée par l’ambition d’être en harm onie avec
l’avenir. L es artistes d’avant-garde créèrent des
œuvres, il est vrai courageuses, difficiles, provoca
trices, huées, mais ils les créèrent avec la certitude
que « l’esprit du temps » était avec eux et que,
demain, il leur donnerait raison.
Autrefois, moi aussi, j’ai considéré l’avenir comm e
seul juge compétent de nos œ uvres et de nos actes.
C ’est plus tard que j’ai compris que le flirt avec l’ave
nir est le pire des conformismes, la lâche flatterie du
plus fort. Car l’avenir est toujours plus fort que le
présent. C ’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et
certainement sans aucune compétence.
31
Mais si l’avenir ne représente pas une valeur à mes
yeux, à qui suis-je attaché : à D ieu ? à la patrie ? au
peuple ? à l’individu ?
Ma réponse est aussi ridicule que sincère : je ne
suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de C er
vantes.
DEUXIÈME PARTIE
E N T R E T IE N
SU R L ’A R T D U RO M AN
Christian Salmon : Je souhaite consacrer cette
conversation à l’esthétique de vos romans. Mais par
quoi com m encer ?
M. K . : Par l’affirm ation : mes romans ne sont pas
psychologiques. Plus exactement : ils se trouvent au-
delà de l’esthétique du roman qu’on appelle d’habi
tude psychologique.
C . S. : Mais tous les romans ne sont-ils pas néces
sairement psychologiques ? C ’est-à-dire penchés sur
l’énigme de la psyché ?
M. K . : Soyons plus précis : tous les romans de tous
les temps se penchent sur l’énigm e du moi. D ès que
vous créez un être imaginaire, un personnage, vous
êtes automatiquement confronté à la question :
qu’est-ce que le moi ? Par quoi le moi peut-il être
saisi ? C ’est une de ces questions fondamentales sur
lesquelles le roman en tant que tel est fondé. Par les
différentes réponses à cette question, si vous le vou
liez, vous pourriez distinguer différentes tendances
et, peut-être, différentes périodes dans l’histoire du
35
roman. L ’approche psychologique, les premiers nar
rateurs européens ne la connaissent m ême pas. Boc-
cace nous raconte simplement des actions et des
aventures. Cependant, derrière toutes ces histoires
amusantes, on discerne une conviction : c ’est par
l’action que l’homme sort de l’univers répétitif du
quotidien où tout le monde ressemble à tout le
monde, c’est par l’action qu’il se distingue des autres
_ et qu’il devient individu. Dante l’a dit : « En toute
action, l’intention première de celui qui agit est
de révéler sa propre image. » A u commencement,
l’action est comprise com m e l’autoportrait de celui
qui agit. Quatre siècles après Boccace, Diderot est
plus sceptique : son Jacques le Fataliste séduit la
fiancée de son ami, il se soûle de bonheur, son père
lui file une raclée, un régiment passe par là, de dépit
il s’enrôle, à la première bataille il reçoit une balle
dans le genou et boite jusqu’à sa mort. Il pensait
com m encer une aventure amoureuse, alors qu’en
réalité il avançait vers son infirmité. Il ne peut jamais
se reconnaître dans son acte. Entre l’acte et lui, une
fissure s’ouvre. L ’homm e veut révéler par l’action sa
propre image, mais cette image ne lui ressemble pas.
L e caractère paradoxal de l’action, c’est une des
grandes découvertes du roman. Mais si le moi n’est
pas saisissable dans l’action, où et comm ent peut-on
le saisir ? L e moment arriva alors où le roman, dans
sa quête du moi, dut se détourner du monde visible
de l’action et se pencher sur l’invisible de la vie inté
rieure. A u m ilieu du x viii* siècle Richardson
découvre la form e du roman par lettres où les per-
36
sonnages confessent leurs pensées et leurs senti
ments.
C. S. : La naissance du roman psychologique ?
M. K. : L e terme est, bien sûr, inexact et approxi
matif. Évitons-le et utilisons une périphrase :
Richardson a lancé le roman sur la voie de l’explo
ration de la vie intérieure de l’homme. On connaît
ses grands continuateurs : le G oethe de Werther,
Constant, puis Stendhal et les écrivains de son siècle.
L ’apogée de cette évolution se trouve, me semble-
t-il, chez Proust et chez Joyce. Joyce analyse quelque
chose d’encore plus insaisissable que le « temps
perdu » de Proust : le moment présent. Il n’y a appa
remment rien de plus évident, de plus tangible et
palpable que le moment présent. Et pourtant, il nous
échappe complètement. T oute la tristesse de la vie
est là. Pendant une seule seconde, notre vue, notre
ouïe, notre odorat enregistrent (sciemment ou à leur
insu) une masse d’événements et, par notre tête,
passe un cortège de sensations et d’idées. Chaque
instant représente un petit univers, irrémédiable
ment oublié à l’instant suivant. Or, le grand micro
scope de Joyce sait arrêter, saisir cet instant fugitif et
nous le faire voir. Mais la quête du moi finit, encore
une fois, par un paradoxe : plus grande est l’optique
du microscope qui observe le moi, plus le moi et son
unicité nous échappent : sous la grande lentille joy-
cienne qui décompose l’âme en atomes, nous
sommes tous pareils. Mais si le moi et son caractère
unique ne sont pas saisissables dans la vie intérieure
de l’homme, où et comment peut-on les saisir ?
37
C . S. : Et peut-on les saisir ?
M. K . : Bien sûr que non. L a quête du moi a tou
jours fini et finira toujours par un paradoxal inassou
vissement. Je ne dis pas échec. C ar le roman ne peut
pas franchir les limites de ses propres possibilités, et
la mise en lum ière de ces lim ites est déjà une
immense découverte, un immense exploit cognitif.
Il n’em pêche qu’après avoir touché le fond
qu’im plique l’exploration détaillée de la vie inté
rieure du moi, les grands romanciers ont comm encé
à chercher, consciem ment ou inconsciem m ent, une
nouvelle orientation. O n parle souvent de la trinité
sacrée du roman moderne : Proust, Joyce, Kafka. Or,
selon m oi, cette trinité n ’existe pas. Dans m on his
toire personnelle du roman, c ’est Kafka qui ouvre la
nouvelle orientation : orientation post-proustienne.
L a m anière dont il conçoit le moi est tout à fait inat
tendue. Par quoi K . est-il défini com m e être
unique ? N i par son apparence physique (on n ’en
sait rien), ni par sa biographie (on ne la connaît pas),
ni par son nom (il n’en a pas), ni par ses souvenirs, ses
penchants, ses complexes. Par son comportem ent ?
L e cham p libre de ses actions est lamentablement
limité. Par sa pensée intérieure ? O ui, Kafka suit
sans cesse les réflexions de K ., mais celles-ci sont
exclusivem ent tournées vers la situation présente :
qu’est-ce qu’il faut faire là, dans l’immédiat ? aller à
l’interrogatoire ou s’esquiver ? obéir à l’appel du
prêtre ou non ? T o u te la vie intérieure de K. est
absorbée par la situation où il se trouve piégé, et rien
de ce qui pourrait dépasser cette situation (les souve
38
nirs de K ., ses réflexions métaphysiques, ses considé
rations sur les autres) ne nous est révélé. Pour
Proust, l’univers intérieur de l’homme constituait un
miracle, un infini qui ne cessait de nous étonner.
Mais là n’est pas l’étonnement de Kafka. Il ne se
demande pas quelles sont les motivations intérieures
qui déterminent le comportement de l’homme. Il
pose une question radicalement différente : quelles
sont encore les possibilités de l’homme dans un
monde où les déterminations extérieures sont deve
nues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne
pèsent plus rien ? En effet, qu’est-ce que cela aurait
pu changer au destin et à l’attitude de K . s’il avait eu
des pulsions homosexuelles ou une douloureuse his
toire d’amour derrière lui ? Rien.
C . S. : C ’est ce que vous dites dans L ’Insoutenable
Légèreté de l ’être : « L e roman n’est pas une confes
sion de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la
vie hum aine dans le piège qu’est devenu le monde. »
Mais qu’est-ce que cela veut dire, piège ?
M. K. : Q ue la vie soit un piège, ça, on l’a toujours
su : on est né sans l’avoir demandé, enferm é dans un
corps qu’on n’a pas choisi et destiné à mourir. En
revanche, l’espace du monde procurait une per
manente possibilité d’évasion. U n soldat pouvait
déserter l’armée et com m encer une autre vie dans
un pays voisin. Dans notre siècle, subitement, le
monde se referm e autour de nous. L ’événement
décisif de cette transformation du monde en piège a
sans doute été la guerre de 14, appelée (et pour la
première fois dans l’Histoire) guerre mondiale.
39
Faussement mondiale. E lle ne concernait que
l’Europe, et encore pas toute l’Europe. Mais l’adjectif
« mondial » exprim e d’autant plus éloquemm ent la
sensation d’horreur devant le fait que, désormais,
rien de ce qui se passe sur la planète ne sera plus
affaire locale, que toutes les catastrophes concernent
le monde entier et que, par conséquent, nous
sommes de plus en plus déterminés de l’extérieur,
par les situations auxquelles personne ne peut
échapper et qui, de plus en plus, nous font ressem
bler les uns aux autres.
Mais comprenez-moi bien. Si je m e situe au-delà
du roman dit psychologique, cela ne veut pas dire
que je veux priver mes personnages de vie intérieure.
C ela veut seulement dire que ce sont d’autres énig
mes, d’autres questions que mes romans poursuivent
en premier lieu. C ela ne veut pas dire non plus que je
conteste les romans fascinés par la psychologie. L e
changem ent de situation après Proust me remplit
plutôt de nostalgie. A vec Proust, une immense
beauté s’éloigne lentement de nous. Et pour toujours
et sans retour. Gom browicz a eu une idée aussi
cocasse que géniale. L e poids de notre moi, dit-il,
dépend de la quantité de population sur la planète.
Ainsi D ém ocrite représentait-il un quatre-cent-
m illionièm e de l’hum anité; Brahms un milliar-
dième ; Gom browicz lui-même un deux-milliar-
dième. D u point de vue de cette arithmétique, le
poids de l’infini proustien, le poids d’un moi, de la
vie intérieure d’un moi, devient de plus en plus
léger. Et dans cette course vers la légèreté, nous
avons franchi une lim ite fatale.
40
C . S. : « L ’insoutenable légèreté » du moi est votre
obsession, depuis vos premiers écrits. Je pense à
Risibles amours ; par exemple, à la nouvelle Edouard
et Dieu. Après sa première nuit d’amour avec la
jeune A lice, Édouard fut saisi d’un bizarre malaise,
décisif dans son histoire : il regardait sa petite amie et
il se disait « que les idées d’Alice n’étaient en réalité
qu’une chose plaquée sur son destin, et que son des
tin n’était qu’une chose plaquée sur son corps, et il
ne voyait plus en elle que l’assemblage fortuit d’un
corps, d’idées et d’une biographie, assemblage inor
ganique, arbitraire et labile ». Et dans une autre nou
velle encore, L e jeu de l ’auto-siop, la jeune fille, dans
les derniers paragraphes du récit, est tellem ent per
turbée par l’incertitude de son identité qu’elle répète
en sanglotant : « Je suis moi, je suis moi, je suis
moi... »
M. K . : Dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être,
Tereza se regarde dans le miroir. Elle se demande ce
qui arriverait si son nez s’allongeait d’un millim ètre
par jour. A u bout de combien de temps son visage
serait-il méconnaissable ? Et si son visage ne ressem
blait plus à Tereza, est-ce que Tereza serait encore
Tereza ? O ù com m ence et où finit le moi ? Vous
voyez : A ucun étonnement devant l’infini inson
dable de l’âme. Plutôt un étonnement devant l’incer
titude du moi et de son identité.
C . S. : Il y a une absence totale de m onologue inté
rieur dans vos romans.
M. K. : Dans la tête de Bloom , Joyce a mis un
micro. G râce à ce fantastique espionnage qu’est le
41
m onologue intérieur, nous avons énormément
appris sur ce que nous sommes. Mais moi je ne sau
rais pas m e servir de ce micro.
C . S. : Dans Ulysse de Joyce, le m onologue inté
rieur traverse tout le roman, il est la base de sa
construction, le procédé dominant. Est-ce que c ’est
la méditation philosophique qui, chez vous, joue ce
rôle ?
M . K . : Je trouve impropre le mot « philosophi
que ». L a philosophie développe sa pensée dans un
espace abstrait, sans personnages, sans situations.
C . S. : V ous com m encez L ’Insoutenable Légèreté
de l'être par une réflexion sur l’éternel retour de
Nietzsche. Q u’est-ce donc sinon une méditation phi
losophique développée de façon abstraite, sans per
sonnages, sans situations ?
M . K . : Mais non ! Cette réflexion introduit direc
tem ent, dès la première ligne du roman, la situa
tion fondamentale d’un personnage - Tom as ; elle
expose son problème : la légèreté de l’existence dans
le m onde où il n ’y a pas d’éternel retour. V ous voyez,
nous revenons enfin à notre question : qu’est-ce qui
se trouve au-delà du roman dit psychologique ?
Autrem ent dit : quelle est la façon non psycho
logique de saisir le m oi ? Saisir un moi, cela veut
dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problé
m atique existentielle. Saisir son code existentiel. En
écrivant L ’Insoutenable Légèreté de l ’être je me suis
rendu compte que le code de tel ou tel personnage
est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le
corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Para
42
dis. Pour Tom as : la légèreté, la pesanteur. Dans le
c h a p i t r e intitulé Les mots incompris, ¡’exam ine le
code existentiel de Franz et celui de Sabina en analy
sant plusieurs mots : la fem m e, la fidélité, la trahi
son, la musique, l’obscurité, la lum ière, les cortèges,
la beauté, la patrie, le cim etière, la force. C hacun de
ces mots a une signification différente dans le code
existentiel de l’autre. Bien sûr, ce code n ’est pas étu
dié in abstracto, il se révèle progressivement dans
l’action, dans les situations. Prenez L a vie est ailleurs,
la troisième partie : le héros, le timide Jaromil, est
encore puceau. U n jour, il se promène avec son amie
qui, tout d’un coup, pose sa tête sur son épaule. Il est
au comble du bonheur et m ême physiquement
excité. Je m ’arrête sur ce m ini-événem ent et je
constate : « le plus grand bonheur qu’avait connu
Jaromil, c’était de sentir une tête de jeune fille posée
sur son épaule. » A partir de cela je tâche de saisir
l’érotisme de Jaromil : « U ne tête de jeune fille signi
fiait pour lui plus qu’un corps de jeune fille. » C e qui
ne veut pas dire, je précise, que le corps lui fût indif
férent, mais : « il ne désirait pas la nudité d’un corps
de jeune fille ; il désirait un visage de jeune fille
éclairé par la nudité du corps. Il ne désirait pas pos
séder un corps de jeune fille ; il désirait posséder un
visage de jeune fille et que ce visage lui fit don du
corps com m e preuve de son amour. » J’essaie de don
ner un nom à cette attitude. Je choisis le mot ten
dresse. Et j’examine ce mot : en effet, qu’est-ce que la
tendresse ? J’arrive aux réponses successives : « La
tendresse prend naissance à l’instant où nous
43
sommes rejetés sur le seuil de l’âge adulte et où nous
nous rendons com pte avec angoisse des avantages de
l’enfance que nous ne comprenions pas quand nous
étions enfants. » Et ensuite : « L a tendresse, c ’est la
frayeur que nous inspire l’âge adulte. » Et une autre
définition encore : « L a tendresse, c ’est créer un
espace artificiel où l’autre doit être traité comm e un
enfant. » Vous voyez, je ne vous montre pas ce qui se
passe dans la tête de Jaromil, je montre plutôt ce qui
se passe dans ma propre tête : j’observe longuement
mon Jaromil, et je tâche de m’approcher, pas à pas,
du cœ ur de son attitude, pour la comprendre, la
dénommer, la saisir.
D ans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, Tereza vit
avec Tom as, mais son amour exige d’elle une mobi
lisation de toutes ses forces et, tout d’un coup, elle
n’en peut plus, elle veut retourner en arrière, « en
bas », d’où elle est venue. Et je me demande :
qu’est-ce qui se passe avec elle ? Et je trouve la
réponse : elle est saisie d’un vertige. Mais qu’est-ce
que le vertige ? Je cherche la définition et je dis : « un
étourdissant, un insurmontable désir de tomber ».
M ais tout de suite je m e corrige, je précise la défini
tion : « ... avoir le vertige c ’est être ivre de sa propre
faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne
veut pas lui résister, mais s’y abandonner. On se
soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible
encore, on veut s’écrouler en pleine rue aux yeux de
tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre. »
L e vertige est une des clés pour comprendre Tereza.
C e n ’est pas la clé pour comprendre vous ou moi.
44
Pourtant, et vous et moi nous connaissons cette sorte
de vertige au moins com m e notre possibilité, une
des possibilités de l’existence. Il m ’a fallu inventer
Tereza, un « ego expérimental », pour comprendre
cette possibilité, pour comprendre le vertige.
Mais ce ne sont pas seulement les situations parti
culières qui sont ainsi interrogées, le roman tout
entier n’est qu’une longue interrogation. L ’inter
rogation méditative (méditation interrogative) est la
base sur laquelle tous mes romans sont construits.
Restons-en à L a vie est ailleurs. C e roman avait pour
premier titre : L ’Âge lyrique. Je l’ai changé au der
nier moment sous la pression d’amis qui le trou
vaient insipide et rébarbatif. En leur cédant, j’ai fait
une bêtise. En effet, je trouve très bon de choisir
comme titre d’un roman sa principale catégorie. La
Plaisanterie. L e Livre du rire et de l ’oubli. L ’Insoute
nable Légèreté de l ’être. M ême Risibles amours. Il ne
faut pas comprendre ce titre dans le sens : amusantes
histoires d’amour. L ’idée de l’amour est toujours liée
au sérieux. Or, risible amour, c ’est la catégorie de
l’amour dépourvu de sérieux. N otion capitale pour
l’homme moderne. Mais revenons à L a vie est ail
leurs. C e roman repose sur quelques questions :
qu’est-ce que l’attitude lyrique ? qu’est-ce que la jeu
nesse en tant qu’âge lyrique ? quel est le sens du
triple mariage : lyrisme - révolution - jeunesse ? Et
qu’est-ce qu’être poète ? Je me rappelle avoir
commencé à écrire ce roman avec com m e hypothèse
de travail cette définition que j’avais notée dans mon
carnet : « L e poète est un jeune hom m e que sa mère
45
conduit à s’exhiber à la face du monde dans lequel il
n ’est pas capable d’entrer. » Vous voyez, cette défini
tion n’est ni sociologique, ni esthétique, ni psycho
logique.
C . S. : E lle est phénom énologique.
M. K . : L ’adjectif n ’est pas mauvais, mais je
m ’interdis de l’utiliser. J’ai trop peur des professeurs
pour qui l’art n’est qu’un dérivé des courants philo
sophiques et théoriques. L e roman connaît
l’inconscient avant Freud, la lutte de classes avant
M arx, il pratique la phénom énologie (la recherche
de l’essence des situations humaines) avant les phé
nom énologues. Quelles superbes « descriptions phé
nom énologiques » chez Proust qui n ’a connu aucun
phénom énologue !
C . S. : Résumons-nous. Il y a plusieurs façons de
saisir le moi. D ’abord, par l’action. Puis, dans la vie
intérieure. Quant à vous, vous affirm ez : le moi est
déterminé par l’essence de sa problématique existen
tielle. Cette attitude a chez vous de nombreuses
conséquences. Par exem ple, votre acharnement à
comprendre l’essence des situations semble rendre
caduques à vos yeux toutes les techniques de descrip
tion. Vous ne dites presque rien de l’apparence phy
sique de vos personnages. Et com m e la recherche
des motivations psychologiques vous intéresse moins
que l’analyse des situations, vous êtes aussi très avare
sur le passé de vos personnages. L e caractère trop
abstrait de votre narration ne risque-t-il pas de
rendre vos personnages moins vivants ?
M. K . : Essayez de poser cette m ême question à
46
Kafka ou à Musil. À M usil, on l’a d’ailleurs posée.
Même des esprits très cultivés lui ont reproché de ne
pas être un vrai romancier. Walter Benjamin adm i
rait son intelligence mais pas son art. Eduard Roditi
trouve ses personnages sans vie et lui propose Proust
comme exem ple à suivre : combien Madame Verdu-
rin, dit-il, est vivante et vraie en comparaison avec
Diotime ! En effet, la longue tradition du réalisme
psychologique a créé quelques normes quasi invio
lables : 1. il faut donner le maximum d’informations
sur un personnage : sur son apparence physique, sur
sa façon de parler et de se comporter ; 2. il faut faire
connaître le passé d’un personnage, car c ’est là que
se trouvent toutes les motivations de son com porte
ment présent ; et 3. le personnage doit avoir une
totale indépendance, c ’est-à-dire que l’auteur et ses
propres considérations doivent disparaître pour ne
pas déranger le lecteur qui veut céder à l’illusion et
tenir la fiction pour une réalité. Or, M usil a rompu
ce vieux contrat conclu entre le roman et le lecteur.
Et d’autres romanciers avec lui. Que savons-nous de
l’apparence physique d’Esch, le plus grand person
nage de Broch ? Rien. Sauf qu’il avait de grandes
dents. Q ue savons-nous de l’enfance de K. ou de
Chvéïk ? Et ni M usil, ni Broch, ni G om browicz
n’ont aucune gêne à être présents par leurs pensées
dans leurs romans. L e personnage n’est pas une
simulation d’un être vivant. C ’est un être imaginaire.
Un ego expérimental. L e roman renoue ainsi avec
ses commencements. D on Quichotte est quasi
impensable com m e être vivant. Pourtant, dans notre
47
mémoire, quel personnage est plus vivant que lui ?
Comprenez-m oi bien, je ne veux pas snober le lec
teur et son désir aussi naïf que légitim e de se faire
emporter par le monde imaginaire du roman et le
confondre de temps en temps avec la réalité. Mais je
ne crois pas que la technique du réalisme psycho
logique soit indispensable pour cela. J’ai lu pour la
première fois L e Château quand j’avais quatorze ans.
À cette même époque j’admirais un joueur de hockey
sur glace qui habitait près de chez nous. J’ai imaginé
K . sous ses traits. Jusqu’à aujourd’hui je le vois ainsi.
Je veux dire par là que l’imagination du lecteur
com plète automatiquement celle de l’auteur. Tomas
est bïon3^ irbran'iLfirm përe étaltTichë ou pauvre ?
Choisissez vous-même !
C . S. : Mais vous ne vous conform ez pas toujours à
cette règle : dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, si
Tom as n’a pratiquement aucun passé, Tereza, elle,
est présentée non seulement avec sa propre enfance
mais encore avec celle de sa mère !
M . K . : Dans le roman, vous trouverez cette phrase :
« sa vie n ’a été qu’un prolongement de la vie de sa
m ère, un peu comme la course d’une boule de bil
lard est le prolongement du geste exécuté par le bras
d’un joueur ». Si je parle de la m ère, ce n’est donc pas
pour dresser une liste d’informations sur Tereza,
mais parce que la mère est son thème principal,
parce que Tereza est le « prolongement de sa mère »
et en souffre. N ous savons aussi qu’elle a des seins
petits avec les « aréoles trop larges et trop foncées
autour des mamelons » com m e s’ils étaient peints
48
par « un peintre paysan qui aurait confectionné des
images obscènes pour nécessiteux » ; cette inform a
tion est indispensable parce que son corps est un
autre grand thème de Tereza. En revanche, en ce qui
concerne Tom as, son mari, je ne raconte rien de son
enfance, rien de son père, de sa mère, de sa fam ille,
et son corps avec son visage nous restent complète
ment inconnus parce que l’essence de sa problé
matique existentielle est enracinée dans d’autres
thèmes. Cette absence d’informations ne le rend pas
moins « vivant ». Car rendre un personnage « vivant »
signifie : aller jusqu’au bout de sa problématique -
existentielleTCe'qüi signifie : aller jusqu’au bout de
quelques situations, de quelques motifs, voire de
quelques mots dont il est pétri. Rien de plus.
C. S. : Votre conception du roman pourrait donc
.être définie comm e une méditation poétique sur
l’existence. Pourtant, vos romans n ’ont pas toujours
été compris de la sorte. On y trouve beaucoup d’évé
nements politiques qui ont alimenté une inter
prétation sociologique, historique ou idéologique.
Com m ent conciliez-vous votre intérêt pour l’histoire
de la société et votre conviction que le roman exa
mine avant tout l’énigm e de l’existence ?
M. K. : Heidegger caractérise l’existence par une --
form ule archiconnue : in-der-Welt-sein, être-dans-
le-monde. L ’homme ne se rapporte pas au monde
comme le sujet à l’objet, comm e l’oeil au tableau ;
même pas comm e un acteur au décor d’une scène.
L ’homme et le monde sont liés comm e l’escargot et
sa coquille : le monde fait partie de l’homm e, il est sa
49
L
dimension et, au fur et à mesure que le monde
change, l’existence (in-der-Welt-sein) change aussi.
D epuis Balzac, le « Welt » de notre être a le caractère
historique et les vies des personnages se déroulent
dans un espace du temps jalonné de dates. L e roman
ne pourra plus jamais se débarrasser de cet héritage
de Balzac. M êm e G om browicz qui invente des his
toires fantaisistes, improbables, qui viole toutes les
règles de la vraisemblance, n’y échappe pas. Ses
romans sont situés dans un temps daté et parfaite
ment historique. M ais il ne faut pas confondre deux
choses : il y a d’un côté le roman qui exam ine la
dimension historique de Vexistence humaine, il y a de
' l’autre côté le roman qui est Villustration d ’une situa
tio n historique, la description d’une société à un
m om ent donné, une historiographie romancée.
Vous connaissez tous ces romans écrits sur la Révo
lution française, sur Marie-Antoinette, ou bien sur
1914, sur la collectivisation en U R SS (pour elle ou
contre elle), ou sur l’année 1984 ; tout cela ce sont
des romans de vulgarisation qui traduisent une
connaissance non-romanesque dans le langage du
roman. Or, je ne me lasserai jamais de répéter : la
seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le
roman peut dire.
C . S. : M ais qu’est-ce que le roman peut dire de
spécifique sur l’Histoire ? Ou bien : quelle est votre
façon de traiter de l’Histoire ?
M. K . : V oici quelques principes qui sont les
miens. Premièrement : Toutes les circonstances his
toriques, je les traite avec une économ ie maximale.
50
je me comporte à l’égard de l’Histoire com m e le scé
nographe qui arrange une scène abstraite avec quel
ques objets indispensables à l’action.
D euxièm e principe : Parmi les circonstances his
toriques je ne retiens que celles qui créent pour mes
personnages une situation existentielle révélatrice.
Exemple : dans L a Plaisanterie, Ludvik voit tous ses
amis et condisciples lever la main pour voter, avec
une totale facilité, son exclusion de l’université et
faire ainsi basculer sa vie. 11 est sûr qu’ils auraient été
capables, si nécessaire, de voter avec la m ême faci
lité sa pendaison. D ’où sa définition de l’homme :
un être capable dans n’importe quelle situation
d’envoyer son prochain à la mort. L ’expérience
anthropologique fondamentale de Ludvik a donc
des racines historiques, mais la description de l’His-
toire elle-m êm e (le rôle du Parti, les racines poli
tiques de la terreur, l’organisation des institutions
sociales, etc.) ne m ’intéresse pas et vous ne la trouve
rez pas dans le roman.
Troisièm e principe : L ’historiographie écrit l’his
toire de la société, non pas celle de l’homme. C ’est
pourquoi les événements historiques dont mes
romans parlent sont souvent oubliés par l’historio
graphie. Exem ple : dans les années qui ont suivi
l’invasion russe de la Tchécoslovaquie en 1968, la
terreur contre la population fut précédée par des
massacres, officiellem ent organisés, de chiens. Épi
sode totalement oublié et sans importance pour un
historien, pour un politologue, mais d’une significa
tion anthropologique suprême ! C e n’est que par ce
51
seul épisode que j’ai suggéré le clim at historique de
L a Valse aux adieux. Un autre exem ple : au moment
décisif de L a vie est ailleurs, l’Histoire intervient sous
la form e d’un caleçon inélégant et m oche ; on n ’en
trouvait pas d’autres à l’époque ; face à la plus belle
occasion érotique de sa vie, Jaromil, craignant d’être
ridicule en caleçon, n’ose pas se déshabiller et prend
la fuite. L ’inélégance! Autre circonstance histo
rique oubliée et pourtant combien importante pour
qui était obligé de vivre sous un régim e communiste.
Mais c ’est le quatrième principe qui va le plus
loin : N on seulement la circonstance historique doit
créer une situation existentielle nouvelle pour un
personnage de roman, mais l’Histoire doit en elle-
même être comprise et analysée comm e situation
existentielle. Exem ple : dans L ’Insoutenable Légèreté
de l ’être, Alexandre Dubcek, après avoir été arrêté
par l’armée russe, kidnappé, emprisonné, menacé,
contraint de négocier avec Brejnev, rentre à Prague.
Il parle à la radio, mais il ne peut parler, il cherche
son souffle, il fait au milieu des phrases de longues
pauses atroces. C e que révèle pour moi cet épisode
historique (d’ailleurs complètement oublié car, deux
heures après, les techniciens de la radio ont été obli
gés de couper les pénibles pauses de son discours),
c’est la faiblesse. L a faiblesse comm e catégorie très
générale de l’existence : « on est toujours faible
confronté à une force supérieure ; même quand on a
le corps d’athlète de D ubcek ». Tereza ne peut sup
porter le spectacle de cette faiblesse qui lui répugne
et l’hum ilie et elle préfère ém igrer. M ais face aux
52
infidélités de Tom as, elle est comm e D ubcek en face
de Brejnev : désarmée et faible. Et vous savez déjà ce
qu’est le vertige : c ’est être ivre de sa propre faiblesse,
c’est le désir insurmontable de tomber. Tereza subi
tement comprend qu’ « elle fait partie des faibles, du
camp des faibles, du pays des faibles et qu’elle doit
leur être fidèle justement parce qu’ils sont faibles et
qu’ils cherchent leur souffle au m ilieu des phrases ».
Et, ivre de sa faiblesse, elle quitte Tom as et revient à
Prague, dans la « ville des faibles ». L a situation his
torique n’est pas ici un arrière-plan, un décor devant
lequel les situations humaines se déroulent, mais est
en elle-même une situation hum aine, une situation
existentielle en agrandissement.
D e m ême le Printemps de Prague dans L e Livre
du rire et de l ’oubli n’est pas décrit dans sa dimension
politico-historico-sociale mais comm e une des situa
tions existentielles fondamentales : l’homme (une
génération d’hommes) agit (fait une révolution) mais
son acte lui échappe, ne lui obéit plus (la révolution
sévit, assassine, détruit), il fait donc tout pour rattra
per et dompter cet acte désobéissant (la génération
fonde un mouvement oppositionnel, réformateur)
mais en vain. On ne peut jamais rattraper l’acte qui,
une fois, nous a échappé.
C . S. : C e qui nous rappelle la situation de Jacques
le Fataliste dont vous avez parlé au comm encem ent.
M. K . : Mais cette fois-ci, il s’agit d’une situation
collective, historique.
C . S. : Pour comprendre vos romans, est-il impor
tant de connaître l’histoire de la Tchécoslovaquie ?
53
M . K . : N on. T o u t ce qu’il faut en savoir, le roman
le dit lui-m ême.
C . S. : L a lecture des romans ne suppose aucune
connaissance historique ?
M. K . : Il y a l’histoire de l’Europe. D epuis l’an
m ille jusqu’à nos jours, elle n’est qu’une seule aven
ture com m une. N ous en faisons partie et toutes nos
actions, individuelles ou nationales, ne révèlent leur
signification décisive que si on les situe par rapport
à elle. Je peux comprendre Don Quichotte sans
connaître l’histoire de l’Espagne. Je ne peux pas le
comprendre sans avoir une idée, aussi globale soit-
elle, de l’aventure historique de l’Europe, de son
époque chevaleresque par exem ple, de l’amour
courtois, du passage du M oyen  ge à l’époque des
T em ps modernes.
C . S. : D ans L a vie est ailleurs, chaque phase de la
vie de Jaromil est confrontée à des fragments de la
biographie de Rimbaud, de Keats, de Lerm ontov,
etc. L e cortège du 1er m ai à Prague se confond avec
les manifestations estudiantines de mai 68 à Paris.
Ainsi vous créez pour votre héros une vaste scène qui
englobe toute l’Europe. Pourtant, votre roman se
passe à Prague. Il culm ine au m om ent du putsch
comm uniste en 1948.
M. K . : Pour m oi, c ’est le roman de la révolution
européenne en tant que telle, dans sa condensation.
C . S. : L a révolution européenne, ce putsch ?
Importé, qui plus est, de M oscou ?
M . K . : Si inauthentique qu’il fût, ce putsch a été
vécu com m e une révolution. A vec toute sa rhéto
54
rique, ses illusions, ses réflexes, ses gestes, ses crimes,
il m’apparaît aujourd’hui com m e une condensation
parodique de la tradition révolutionnaire euro
péenne. Com m e le prolongement et l’achèvement
grotesque de l’époque des révolutions européennes.
De même que Jaromil, héros de ce roman, « pro
longement » de Victor H ugo et de Rimbaud, est
l’achèvement grotesque de la poésie européenne.
Jaroslav, de L a Plaisanterie, prolonge l’histoire m il
lénaire de l’art populaire à l’époque où celui-ci est en
train de disparaître. L e docteur Havel, dans Risibles
amours, est un don Juan au moment où le donjua
nisme n’est plus possible. Franz, dans L ’Insoutenable
Légèreté de l ’être, est le dernier écho m élancolique de
la G rande M arche de la gauche européenne. Et
Tereza, dans un village perdu de Bohêm e, s’écarte
non seulement de toute la vie publique de son pays
mais « de la route où l’hum anité, “ maître et posses
seur de la nature ”, poursuit sa route en avant ». T ou s
ces personnages achèvent non seulement leur his
toire personnelle mais aussi, en plus, l’histoire supra-
personnelle des aventures européennes.
C . S. : C e qui veut dire que vos romans se situent
dans le dernier acte des T em ps modernes que vous
appelez « période des paradoxes terminaux ».
M. K . : Soit. Mais évitons un malentendu. Quand
j’ai écrit l’histoire de Havel dans Risibles amours, je
n’avais pas l’intention de parler d’un don Juan de
l’époque où l’aventure du donjuanisme s’achève. J’ai
écrit une histoire qui m e semblait drôle. C ’est tout.
Toutes ces réflexions sur les paradoxes terminaux,
55
etc., n’ont pas précédé mes romans, mais elles en ont
procédé. C ’est en écrivant L ’Insoutenable Légèreté de
l ’être que, inspiré par mes personnages qui tous se
retirent d’une certaine façon du monde, j’ai pensé
au destin de la fameuse form ule de Descartes :
l’homm e, « maître et possesseur de la nature ». Après
avoir réussi des m iracles dans les sciences et la tech
nique, ce « maître et possesseur » se rend subitement
com pte qu’il ne possède rien et n’est maître ni de la
nature (elle se retire, peu à peu, de la planète) ni de
l’Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même (il est
guidé par les forces irrationnelles de son âme). Mais
si D ieu s’en est allé et si l’hom m e n’est plus maître,
qui donc est maître ? L a planète avance dans le vide
sans aucun maître. L a voilà, l’insoutenable légèreté
de l’être.
C . S. : Pourtant, n’est-ce pas un m irage égocen
trique de voir dans l’époque présente le moment pri
vilégié, le plus important de tous, à savoir le moment
de la fin ? Com bien de fois déjà l’Europe a-t-elle cru
vivre sa fin, son apocalypse !
M. K . : À tous les paradoxes terminaux, ajoute/,
encore celui de la fin elle-même. Quand un phéno
m ène annonce, de loin, sa prochaine disparition,
nous sommes nom breux à le savoir et, éventuelle
ment, à le regretter. Mais quand l’agonie touche à sa
fin, nous regardons déjà ailleurs. L a mort devient
invisible. Il y a quelque temps déjà que la rivière, le
rossignol, les chemins traversant les prés ont disparu
de la tête de l’homme. Personne n’en a plus besoin.
Quand la nature disparaîtra demain de la planète,
56
qui s’en apercevra ? Où sont les successeurs d’Octa-
vio Paz, de René Char ? O ù sont encore les grands
poètes ? Ont-ils disparu ou bien leur voix est-elle
devenue inaudible ? En tout cas, changem ent
immense dans notre Europe impensable jadis sans
poètes. Mais si l’homme a perdu le besoin de poésie, j
s’apercevra-t-il de sa disparition ? La fin, ce n’est pas
une explosion apocalyptique. Peut-être n ’y a-t-il rien
de plus paisible que la fin.
C. S. : Admettons. Mais si quelque chose est en
train de finir, on peut supposer que quelque chose
d’autre est en train de commencer.
M. K. : Certainement.
C . S. : Mais qu’est-ce qui com m ence ? C ela ne se
voit pas dans vos romans. D ’où ce doute : ne voyez-
vous pas seulement une moitié de notre situation
historique ?
M. K . : C ’est possible, mais ce n’est pas si grave
que cela. En effet, il faut comprendre ce qu’est le
roman. Un historien vous raconte des événements
qui ont eu lieu. Par contre, le crim e de Raskolnikov
n’a jamais vu le jour. L e roman n’exam ine pas la réa
lité mais l’existence. Et l’existence n ’est pas ce qui
s’est passé, l’existence est le cham p des possibilités
humaines, tout ce que l’hom m e peut devenir, tout
ce dont il est capable. L es romanciers dessinent la .
carte de l ’existence en découvrant telle ou telle possi
bilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela
veut dire : « être-dans-le-monde ». Il faut doncv
comprendre et le personnage et son monde comm e
possibilités. C hez Kafka, tout cela est clair : le monde
57
kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est
une possibilité extrême et non réalisée du monde
humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît
derrière notre monde réel et semble préfigurer notre
avenir. C ’est pourquoi on parle de la dimension pro
phétique de Kafka. Mais m ême si ses romans
n ’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas
de leur valeur, car ils saisissent une possibilité de
l’existence (possibilité de l’homm e et de son monde)
et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi
nous sommes capables.
C . S. : Mais vos romans sont situés dans un monde
parfaitement réel !
M. K . : Souvenez-vous des Somnambules de Broch,
trilogie qui embrasse trente ans de l’Histoire euro
péenne. Pour Broch, cette Histoire est clairement
définie com m e une perpétuelle dégradation des
valeurs. Les personnages sont enfermés dans ce pro
cessus com m e dans une cage et doivent trouver le
comportem ent adéquat à cette disparition progres
sive des valeurs communes. Broch était, bien
entendu, convaincu de la justesse de son jugement
historique, autrement dit, convaincu que la possibi
lité du monde qu’il dépeignait était une possibilité
réalisée. Mais essayons d’imaginer qu’il s’est trompé,
et que parallèlement à ce processus de dégradation un
autre processus était en marche, évolution positive
que Broch n ’était pas capable de voir. C ela aurait-il
changé quelque chose à la valeur des Somnambules ?
Non. Car le processus de dégradation des valeurs est
une possibilité indiscutable du monde humain.
58
Com prendre l’hom m e jeté dans le tourbillon d e ce
processus, comprendre ses gestes, ses attitudes, c ’est
cela seul qui importe. Broch a découvert un territoire
inconnu de l’existence. Territoire de l’existence veut
dire : possibilité de l’existence. Que cette possibilité se
transforme ou non en réalité, c ’est secondaire.
C. S. : L ’époque des paradoxes term inaux où vos
romans sont situés doit donc être considérée non pas
comme une réalité mais com m e une possibilité ?
M. K. : U ne possibilité de l’Europe. U ne vision pos
sible de l’Europe. U ne situation possible de l’homme.
C. S. : Mais si vous tentez de saisir une possibilité et
non pas une réalité, pourquoi prendre au sérieux
l’image que vous donnez, par exem ple, de Prague et
des événements qui se sont passés là-bas ?
M. K . : Si l’auteur considère une situation histo
rique com m e une possibilité inédite et révélatrice du
monde hum ain, il voudra la décrire telle qu’elle est.
N ’em pêche que la fidélité à la réalité historique est
chose secondaire par rapport à la valeur du roman.
Le romancier n’est ni historien ni prophète : il est
explorateur de l’existence.
TROISIÈME PARTIE
N O T E S IN S P IR É E S
« LES SO M N AM BU LES
COMPOSITION
63
XXe siècle (celles de Proust, de M usil, de Thomas
Mann, etc.) : ce n’est ni la continuité de l’action ni
celle de la biographie (d’un personnage, d’une
famille) qui, chez Broch, fonde l’unité de l’en
semble. C ’est une autre chose, moins visible, moins
saisissable, secrète : la continuité du m ême thème
(celui de l’homme confronté au processus de dégra
dation des valeurs).
POSSIBILITÉS
64
Les bureaucrates militaires de Hasek sont bêtes ;
la logique aussi pédante qu’absurde des bureaucrates
de Kafka est, elle aussi, sans aucune sagesse. C hez
Kafka, voilée d’un manteau de mystère, la bêtise
prend l’air d’une parabole métaphysique. Elle inti
mide. Dans ses agissements, dans ses paroles inintel
ligibles, Joseph K . s’évertuera à tout prix à déchiffrer
un sens. Car s’il est terrible d’être condamné à mort,
il est tout à fait insupportable d’être condamné pour
rien, comm e un martyr du non-sens. K . consentira
donc à sa culpabilité et cherchera sa faute. Dans le
dernier chapitre, il protégera ses deux bourreaux
contre le regard des policiers m unicipaux (qui
auraient pu le sauver) et, quelques secondes avant sa
mort, il se reprochera de ne pas avoir assez de forces
pour s’égorger lui-même et leur épargner la sale
besogne.
Chvéïk se trouve juste à l’opposé de K . Il imite le
monde qui l’entoure (le monde de la bêtise) d’une
façon si parfaitement systématique que personne ne
peut savoir s’il est vraiment idiot ou pas. S’il s’adapte
si facilem ent (et avec un tel plaisir !) à l’ordre
régnant ce n’est pas qu’il voie en lui un sens, mais
parce qu’il n’y voit aucun sens du tout. Il s’amuse, il
amuse les autres et, par les surenchères de son
conformisme, il transforme le monde en une seule et
énorme blague.
(Nous qui avons connu la version totalitaire,
communiste, du monde moderne, nous savons que
ces deux attitudes, apparemment artificielles, litté
raires, outrées, ne sont que trop réelles ; nous avons
65
L
vécu dans l’espace limité d’un côté par la possibilité
K ., de l’autre par la possibilité C hvéïk ; ce qui veut
dire : dans l’espace dont un pôle est l'identification
au pouvoir jusqu’à la solidarité de la victim e avec son
propre bourreau, l’autre pôle la non-acceptation du
pouvoir par le refus de prendre quoi que ce soit au
sérieu x; ce qui veut dire : nous avons vécu dans
l’espace entre l’absolu du sérieux - K . - et l’absolu
du non-sérieux - Chvéïk.)
Et quant à Broch ? Quelle est son hypothèse onto
logique ?
L e monde est le processus de dégradation des
valeurs (valeurs provenant du M oyen Âge), proces
sus qui s’étend sur les quatre siècles des Tem ps
modernes et qui est leur essence.
Q uelles sont les possibilités de l’hom m e face à ce
processus ?
Broch en découvre trois : possibilité Pasenow, pos
sibilité Esch, possibilité Huguenau.
POSSIBILITÉ PASENOW
66
Sur quoi, Joachim se dit : Bertrand n’a aucun sen
timent de l’honneur.
Et Bertrand continue : les sentiments résistent à
l’évolution du temps. Ils sont un fonds indestructible
de conservatisme. Un résidu atavique.
Oui, l’attachement sentimental aux valeurs héri
tées, à leur résidu atavique, c ’est l’attitude de Joachim
Pasenow.
Pasenow est introduit par le m otif de l’uniforme.
Jadis, explique le narrateur, l’Église, com m e Juge
suprême, domina l’homme. L e vêtement du prêtre
était le signe du pouvoir supraterrestre, tandis que
l’uniforme de l’officier, la toge du magistrat repré
sentaient la chose profane. A u fur et à mesure que
l’influence magique de l’Église s’estompait, l’uni
forme remplaçait l’habit sacerdotal et s’élevait au
niveau de l’absolu.
L ’uniforme, c’est ce que nous ne choisissons pas,
ce qui nous est assigné ; c’est la certitude de l’univer
sel face à la précarité de l’individuel. Quand les
valeurs, jadis si sûres, sont mises en question et
s’éloignent, tête baissée, celui qui ne sait pas vivre
sans elles (sans fidélité, sans fam ille, sans patrie, sans
discipline, sans amour) se sangle dans l’universalité
de son uniform e jusqu’au dernier bouton com m e si
cet uniform e était encore le dernier vestige de la
transcendance pouvant le protéger contre le froid de
l’avenir où il n’y aura plus rien à respecter.
L ’histoire de Pasenow culm ine au cours de sa
nuit de noces. Sa femm e, Elisabeth, ne l’aim e pas. Il
ne voit rien devant lui sauf l’avenir du non-amour.
67
L
Il s’allonge à côté d’elle sans se déshabiller. Cela
« avait un peu dérangé son uniforme, les pans retom
bés laissaient voir le pantalon noir, mais dès que
Joachim s’en aperçut, il y remit bien vite de l’ordre
et recouvrit l’endroit. Il avait replié les jambes et,
pour ne pas toucher le drap de ses souliers vernis, à
grand-peine il maintenait ses pieds sur la chaise à
côté du lit ».
POSSIBILITÉ ESCH
68
une autre fois dans la religion, aujourd’hui dans le
pouvoir policier, demain dans le mirage de l’A m é
rique où il rêve d’émigrer. Il pourrait être un terro
riste mais aussi un terroriste repenti qui dénonce ses
camarades, le militant d’un parti, le membre d’une
secte mais aussi un kamikaze prêt à sacrifier sa vie.
Toutes les passions qui sévissent dans l’Histoire san
glante de notre siècle se trouvent démasquées, dia
gnostiquées et terriblement éclairées dans sa
modeste aventure.
Il est mécontent à son bureau, il se querelle, il est
viré. C ’est ainsi que com m ence son histoire. La
cause de tout le désordre qui l’irrite est selon lui un
certain N entwig, comptable. D ieu sait pourquoi jus
tement lui. N ’em pêche qu’Esch est décidé à aller le
dénoncer à la police. N ’est-ce pas son devoir ?
N ’est-ce pas le service à rendre à tous ceux qui
désirent comm e lui la justice et l’ordre ?
Mais un jour, dans un cabaret, N entw ig qui ne se
doute de rien l’invite aimablement à sa table et lui
offre un verre. Esch, désemparé, s’efforce de se sou
venir de la faute de N entw ig mais celle-ci « était
maintenant si bizarrement impalpable et floue
qu’Esch eut aussitôt conscience de l’absurdité de son
projet et, d’un geste gauche, un peu honteux tout de
même, il s’empara de son verre ».
L e monde se divise devant Esch en royaume du
Bien et royaume du Mal mais, hélas, et le Bien et le
Mal sont pareillement inidentifiables (il suffit de
rencontrer N entwig, et Esch ne sait plus qui est bon
et qui est méchant). Dans ce carnaval des masques
69
ï
qu’est le monde, c ’est le seul Bertrand qui portera
jusqu’à la fin le stigmate du Mal sur son visage car
sa faute est hors de doute : il est homosexuel, per
turbateur de l’ordre divin. A u com m encem ent de
son roman Esch est prêt à dénoncer N entw ig, à la
fin il met dans la boîte aux lettres une dénonciation
écrite contre Bertrand.
POSSIBILITÉ HUGUENAU
70
règne de l’irrationnel dans le monde sans foi.
L ’h o m m edont la silhouette se dessine au bout de c e
pont, c’est H uguenau. Assassin heureux, inculpabili-
sable. La fin des Tem ps modernes dans sa version
euphorique.
K., Chvéïk, Pasenow, Esch, Huguenau : cinq pos
sibilités fondamentales, cinq points d’orientation
sans lesquels il me semble impossible de dessiner la
carte existentielle de notre temps.
SOUS L E S C I E U X D E S S I È C L E S
71
C h ez Broch, le personnage n’est pas conçu
com m e une unicité inimitable et passagère, une
seconde miraculeuse prédestinée à disparaître, mais
com m e un pont solide érigé au-dessus du temps, où
L uther et Esch, le passé et le présent, se rencontrent.
C ’est moins par sa philosophie de l’Histoire que
par cette nouvelle façon de voir l’hom m e (de le voir
sous la voûte céleste des siècles) que Broch, dans ses
Somnambules, préfigura, m e semble-t-il, les possibi
lités futures du roman.
Sous cet éclairage brochien je lis L e Docteur Faus-
tus de Thom as Mann, roman qui se penche non seu
lem ent sur la vie d’un compositeur nommé Adrian
Leverkühn mais aussi sur plusieurs siècles de
musique allemande. Adrian n’est pas seulement
compositeur, il est le compositeur qui achève l’his
toire de la musique (sa plus grande composition
s’appelle d’ailleurs L ’Apocalypse). Et il n’est pas seu
lement le dernier compositeur, il est aussi Faust. Les
yeux fixés sur le diabolisme de sa nation (il écrit ce
roman vers la fin de la Seconde G uerre mondiale),
Thom as Mann pense au contrat que l’homme
mythique, incarnation de l’esprit allemand, avait
conclu avec le diable. Toute l’histoire de son pays
surgit brusquement comm e la seule aventure d’un
seul personnage : d’un seul Faust.
Sous l’éclairage brochien, je lis Terra Nostra de
Carlos Fuentes où toute la grande aventure hispa
nique (européenne et américaine) est saisie dans un
incroyable télescopage, dans une incroyable défor
mation onirique. L e principe de Broch, Esch est
72
comme Luther, s’est transformé chez Fuentes en
principe plus radical : Esch est Luther. Fuentes nous
procure la clé de sa méthode : « Il faut plusieurs vies
pour faire une seule personne. » La vieille m ytholo
gie de la réincarnation se matérialise en une tech
nique romanesque qui fait de Terra Nostra un
immense et étrange rêve où l’Histoire est faite et par
courue toujours par les mêmes personnages sans
cesse réincarnés. L e m ême Ludovico qui a décou
vert au M exique un continent jusqu’alors inconnu se
trouvera, quelques siècles plus tard, à Paris, avec la
même Célestine qui, deux siècles auparavant, était la
maîtresse de Philippe II. Et cætera.
C ’est au moment de la fin (fin d’un amour, fin
d’une vie, fin d’une époque) que le temps passé se
révèle soudain com m e un tout et revêt une forme
lumineusement claire et achevée. L e moment de la
fin pour Broch, c ’est H uguenau, pour Mann, c ’est
Hitler. Pour Fuentes, c ’est la frontière m ythique de
deux m illénaires; depuis cet observatoire imagi
naire, l’Histoire, cette anomalie européenne, cette
tache sur la pureté du temps, apparaît comm e déjà
terminée, abandonnée, esseulée et, d’emblée, aussi
modeste, aussi émouvante qu’une petite histoire
individuelle qu’on oubliera demain.
En effet, si Luther est Esch, l’histoire qui mène de
Luther à Esch n’est que la biographie d’une seule
personne : Martin Luther-Esch. Et toute l’Histoire
n’est que l’histoire de quelques personnages (d’un
Faust, d’un don Juan, d’un don Quichotte, d’un
Esch) qui ont traversé ensemble les siècles de
l’Europe.
73
A U - D E L À DE LA C A U S A L I T É
74
mise en lum ière de l’aspect a-causal, incalculable,
voire mystérieux, de l’acte humain.
Qu’est-ce qu’un acte : éternelle question du
roman, sa question pour ainsi dire, constitutive.
Comment une décision naît-elle ? Com m ent se
transforme-t-elle en acte et com m ent les actes
s’enchaînent-ils pour devenir aventure ?
De la matière étrangère et chaotique de la vie, les
anciens romanciers tentèrent d’abstraire le fil d’une
rationalité lim pide ; dans leur optique, le mobile
rationnellement saisissable fait naître l’acte, celui-ci
en provoque un autre. L ’aventure est l’enchaîne
ment, lumineusement causal, des actes.
Werther aime la fem m e de son ami. Il ne peut tra
hir l’ami, il ne peut renoncer à son amour, donc, il se
tue. L e suicide transparent com m e une équation
mathématique.
Mais pourquoi Anna Karénine se suicide-t-elle ?
L ’homm e qui au lieu d’amour a parlé de cham
pignons veut croire que c’était à cause de son atta
chement à la bien-aimée disparue. L es raisons que
nous pourrions trouver à l’acte d’Anna seraient de
même valeur. Il est vrai, les gens lui montraient du
mépris, mais ne pouvait-elle pas les mépriser à son
tour ? On l’em pêchait d’aller voir son fils, mais
était-ce une situation sans appel et sans issue ?
Vronski était déjà un peu désenchanté, mais, malgré
tout, ne l’aimait-il pas toujours ?
D ’ailleurs, Anna n ’est pas venue à la gare pour se
tuer. Elle est venue chercher Vronski. E lle se jette
sous le train sans en avoir pris la décision. C ’est plu-
75
tôt la décision qui a pris Anna. Q ui l’a sur-prise.
Pareille à l’homme qui, au lieu d’amour, parlait de
champignons, Anna agit « à cause d’une impulsion
inattendue ». C e qui ne veut pas dire que son acte
soit dépourvu de sens. Seulement ce sens se trouve
au-delà de la causalité rationnellement saisissable.
Tolstoï a dû utiliser (pour la première fois dans l’his
toire du roman) le monologue intérieur presque joy-
cien pour restituer le tissu subtil des impulsions
fuyantes, des sensations passagères, des réflexions
fragmentaires, afin de nous faire voir le chemine
m ent suicidaire de l’âme d’Anna.
A vec Anna, nous sommes loin de W erther, loin
aussi de Kirilov. Celui-ci se tue parce que des inté
rêts tout à fait clairement définis, des intrigues nette
ment décrites, l’y ont poussé. Son acte, quoique fou,
est rationnel, conscient, médité, prémédité. Le
caractère de Kirilov est entièrement basé sur son
étrange philosophie du suicide, et son acte n’est que
le prolongement parfaitement logique de ses idées.
Dostoïevski saisit la folie de la raison qui, dans son
entêtement, veut aller jusqu’au bout de sa logique.
L e cham p d’exploration de Tolstoï se trouve à
l’opposé : il dévoile les interventions de l’illogique,
de l’irrationnel. C ’est pourquoi j’ai parlé de lui. La
référence à Tolstoï situe Broch dans le contexte
d’une des grandes explorations du roman européen :
l’exploration du rôle que l’irrationnel joue dans nos
décisions, dans notre vie.
76
les c o n -fusions
77
ses cheveux sont blonds ! O ui, M arie a les cheveux
d’Elisabeth ! Il en est surpris, il en est impressionné !
Il lui semble que, par le truchem ent de cette rêverie,
D ieu lui-m êm e lui fait savoir qu’Elisabeth, qu’il
n ’aim e pas, est en fait son vrai et seul amour.
L a logique irrationnelle est fondée sur le méca
nisme de la con-fusion : Pasenow a un piètre sens du
réel ; la cause des événements lui échappe ; il ne
saura jamais ce qui se cache derrière le regard des
autres ; pourtant, quoique déguisé, irreconnaissable,
a-causal, le monde extérieur n’est pas m uet : il lui
parle. C ’est com m e dans le célèbre poème de Baude
laire où « de longs échos se confondent », où « les
parfums, les couleurs et les sons se répondent » : une
chose se rapproche d’une autre, se confond avec elle
(Elisabeth se confond avec la Vierge) et ainsi, par ce
rapprochem ent, s’explique.
Esch est amant de l’absolu. « O n ne peut aimer
qu’une fois » est sa devise et, puisque M me Hentjen
l’aime, elle n’a pu aimer (selon la logique d’Esch)
son premier mari décédé. D ’où il résulte que son
mari a abusé d’elle et n’a pu être qu’un salaud.
Salaud com m e Bertrand. C ar les représentants du
mal sont interchangeables. Ils se con-fondent. Ils ne
sont que des manifestations diverses de la même
essence. C ’est au moment où Esch frôle du regard le
portrait de M. Hentjen sur le m ur que l’idée lui tra
verse l’esprit : aller tout de suite dénoncer Bertrand à
la police. Car si Esch frappe Bertrand, c ’est comme
s’il atteignait le premier mari de M m e Hentjen, c ’est
com m e s’il nous débarrassait, nous tous, d’une petite
portion du mal commun.
78
les forêts de symboles
79
les symboles du Bien et du Mal. C ’est pourquoi, dans
la conscience européenne, le goulag ne pourra
jamais occuper la place du nazisme en tant que sym
bole du M al absolu. C ’est pourquoi on manifeste
massivement, spontanément contre la guerre au
Vietnam et pas contre la guerre en Afghanistan.
Vietnam , colonialisme, racisme, impérialisme, fas
cisme, nazisme, tous ces mots se répondent comme
les couleurs et les sons dans le poème de Baudelaire,
tandis que la guerre en Afghanistan est, pour ainsi
dire, symboliquement muette, en tout cas au-delà du
cercle m agique du M al absolu, geyser de symboles.
Je pense aussi à ces hécatombes quotidiennes sur
les routes, à cette mort qui est aussi affreuse que
banale et qui ne ressemble ni au cancer ni au sida
car, œ uvre non pas de la nature mais de l’homme,
elle est une mort quasi volontaire. Com m ent ne nous
frappe-t-elle pas de stupeur, ne bouleverse-t-elle pas
notre vie, ne nous incite-t-elle pas à d’énormes
réformes ? N on, elle ne nous frappe pas de stupeur
car, comm e Pasenow, nous avons un pauvre sens du
réel, et cette mort, dissimulée sous le masque d’une
belle voiture, représente, en fait, dans la sphère sur
réelle des symboles, la vie ; souriante, elle se confond
avec la modernité, la liberté, l’aventure, comm e Eli
sabeth se confondait avec la Vierge. La mort des
condamnés à la peine capitale, bien qu’infiniment
plus rare, attire beaucoup plus notre attention,
éveille des passions : se confondant avec l’image du
bourreau, elle a un voltage symbolique autrement
plus fort, autrement plus sombre et révoltant. Et
cætera.
80
L ’homme est un enfant égaré - pour citer encore
une fois le poème de Baudelaire - dans les « forêts de ■
*
symboles ».
(Le critère de la maturité : la faculté de résister
aux symboles. Mais l’hum anité est de plus en plus
jeune.)
POLYHISTORISM E
81
que seul le roman peut découvrir ». M ais il sait que la
form e conventionnelle (fondée exclusivem ent sur
l’aventure d’un personnage et se satisfaisant d’une
simple narration de cette aventure) borne le roman,
réduit ses capacités cognitives. Il sait aussi que le
roman a une extraordinaire faculté d’intégration :
alors que la poésie ou la philosophie ne sont pas en
mesure d’intégrer le roman, le roman est capable
d’intégrer et la poésie et la philosophie sans perdre
pour autant rien de son identité caractérisée précisé
ment (il suffit de se souvenir de Rabelais et de C er
vantes) par la tendance à embrasser d’autres genres,
à absorber les savoirs philosophique et scientifique.
D ans l’optique de Broch, le mot « polyhistorique »
veut donc dire : mobiliser tous les moyens intellec
tuels et toutes les formes poétiques pour éclairer « ce
que seul le roman peut découvrir » : l’être concret de
l’homme.
C ela, bien sûr, devra impliquer une trans
formation profonde de la form e du roman.
82
nique de l’ellipse que Broch n’a guère trouvée ; la
clarté architecturale en souffre ;
- les divers éléments (vers, récit, aphorismes,
reportage, essai) restent plutôt juxtaposés que soudés
en une vraie unité « polyphonique >»;
- l’excellent essai sur la dégradation des valeurs,
bien qu’il soit présenté com m e le texte écrit par un
personnage, peut facilem ent être compris com m e le
raisonnement de l’auteur, com m e la vérité du roman,
son résumé, sa thèse, et altérer ainsi l’indispensable
(selon moi) relativité de l’espace romanesque.
Toutes les grandes œ uvres (et justement parce
qu’elles sont grandes) contiennent une part_d’inac-
comgli. Broch nous inspire non seulement par tout
ce qu’il a m ené à bien mais aussi par tout ce qu’il a
visé sans l’atteindre. L ’inaccom pli de son œ uvre
peut nous faire comprendre la nécessité : 1. d’un
nouvel art du dépouillement radical (qui permette
d’embrasser la com plexité de l’existence dans le
monde moderne sans perdre la clarté architec-
tonique) ; 2. d’un nouvel art du contrepoint roma
nesque (susceptible de souder en une seule musique
la philosophie, le récit et le rêve) ; 3. d’un art de
Cessai spécifiquement romanesque (c’est-à-dire qui ne
prétende pas apporter un message apodictique mais
reste hypothétique, ludique, ou ironique).
LES M O D E R N IS M E S
83
difficile à comprendre. À peine a-t-il terminé Les
Somnambules qu’il voit H itler au pouvoir et la vie
culturelle allemande anéantie ; cinq ans plus tard, il
quitte l’Autriche pour l’Am érique où il reste jusqu’à
sa mort. Dans ces conditions, son œ uvre, privée de
son public naturel, privée du contact avec une vie lit
téraire normale, ne peut plus jouer son rôle dans son
temps : rassembler autour d’elle une communauté
de lecteurs, partisans et connaisseurs, créer une
école, influencer d’autres écrivains. D e même que
l’œ uvre de M usil et celle de Gom browicz, elle fut
découverte (redécouverte) avec un grand retard (et
après la mort de son auteur) par ceux qui, comme
Broch lui-m ême, étaient possédés par la passion de
la form e nouvelle, autrement dit, qui avaient une
orientation « moderniste ». Mais leur modernisme ne
ressemblait pas à celui de Broch. N on pas qu'il fût
plus tardif, plus avancé ; il était différent par ses
racines, par son attitude à l’égard du monde
moderne, par son esthétique. Cette différence a
causé un certain embarras : Broch (de même que
M usil, de m ême que Gom browicz) est apparu
com m e un grand novateur mais qui ne répondait pas
à l’image courante et conventionnelle du moder
nisme (car, dans la seconde moitié de ce siècle, il faut
compter avec le modernisme des normes codifiées, le
modernisme universitaire, pour ainsi dire titularisé).
C e modernisme titularisé exige, par exemple, la
destruction de la forme romanesque. Dans l’optique
de Broch, les possibilités de la form e rom anesque
sont loin d’être épuisées.
84
Le modernisme titularisé veut que le roman se
débarrasse de l’artifice du personnage qui, en fin de
compte, selon lui, n’est qu’un masque dissimulant
inutilement le visage de l’auteur. Dans les person
nages de Broch, le moi de l’auteur est indétectable.
Le modernisme titularisé a proscrit la notion de
totalité, ce mot même que Broch, par contre, utilise
volontiers pour dire : à l’époque de la division exces
sive du travail, de la spécialisation effrénée, le roman
est un des derniers postes où l’homme peut encore
garder des rapports avec la vie dans son ensemble.
Selon le modernisme titularisé, c’est par une fron
tière infranchissable que le roman « moderne » est
séparé du roman « traditionnel » (ce « roman tradi
tionnel » étant le panier où on a ramassé pêle-mêle
toutes les phases de quatre siècles de roman). Dans
l’optique de Broch, le roman moderne continue la
même quête à laquelle ont participé tous les grands
romanciers depuis Cervantes.
Derrière le modernisme titularisé il y a un résidu
candide de la croyance eschatologique : une Histoire
finit, une autre (meilleure), fondée sur une base
entièrement nouvelle, comm ence. C hez Broch, il y a
la conscience m élancolique d’une Histoire qui
s’achève dans des circonstances profondément hos
tiles à l’évolution de l’art et du roman en particulier.
Q U ATRIÈM E PARTIE
E N T R E T IE N SU R L ’A R T
D E L A C O M P O S IT IO N
Christian Salmon : Je vais entamer cette conversa
tion par une citation de votre texte sur Hermann
Broch. Vous dites : « Toutes les grandes œ uvres (et
justement parce qu’elles sont grandes) contiennent
une part d’inaccompli. Broch nous inspire non seu
lement par tout ce qu’il a m ené à bien mais aussi par
tout ce qu’il a visé sans l’atteindre. L ’inaccom pli de
son œ uvre peut nous faire comprendre la nécessité :
1. d’un nouvel art du dépouillement radical (qui per
mette d’embrasser la com plexité de l’existence dans
le monde moderne sans perdre la clarté archi-
tectonique) ; 2. d’un nouvel art du contrepoint roma
nesque (susceptible de souder en une seule musique
la philosophie, le récit et le rêve) ; 3. d’un art de
Vessai spécifiquement romanesque (c’est-à-dire qui ne
prétende pas apporter un message apodictique mais
reste hypothétique, ludique ou ironique). » Dans ces
trois points je discerne votre programme artistique.
Comm ençons par le premier. L e dépouillement
radical.
89
I
M. K . : Saisir la com plexité de l’existence dans le
monde moderne exige, me semble-t-il, une tech
nique de l’ellipse, de la condensation. Autrement
vous tombez dans le piège d’une longueur sans fin.
L ’Homme sans qualités est l’un des deux ou trois
romans que j’aime le plus. Mais ne me demandez pas
d’admirer son immense étendue inachevée. Imagi
nez un château si énorme qu’on ne peut l’embrasser
du regard. Im aginez un quatuor qui dure neuf
heures. Il y a des limites anthropologiques qu’il ne
faut pas dépasser, les limites de la mémoire, par
exem ple. À la fin de votre lecture, vous devez être
encore en mesure de vous rappeler le comm en
cement. Autrem ent le roman devient inform e, sa
« clarté architectonique » s’embrume.
C . S. : L e L ivre du rire et de l ’oubli est composé de
sept parties. Si vous les aviez traitées d’une façon
moins elliptique vous auriez pu écrire sept longs
romans différents.
M . K . : Mais si j’avais écrit sept romans indépen
dants, je n’aurais pu espérer saisir « la com plexité de
l’existence dans le monde moderne » dans un seul
livre. L ’art de l’ellipse me paraît donc une nécessité.
E lle exige : d’aller toujours directement au cœ ur des
choses. En ce sens-là, je pense au compositeur que
j’admire passionnément depuis m on enfance : Leos
Janacek. Il est l’un des plus grands de la musique
moderne. À l’époque où Schônberg et Stravinski
écrivent encore des compositions pour grand
orchestre, il se rend déjà compte qu’une partition
pour orchestre ploie sous le fardeau des notes inu-
90
tiles. C ’est par cette volonté de dépouillem ent qu’a
commencé sa révolte. Vous savez, dans chaque
composition musicale, il y a beaucoup de technique :
l’exposition d’un thème, le développement, les varia
tions, le travail polyphonique souvent très auto
matisé, les remplissages d’orchestration, les transi
tions, etc. Aujourd’hui on peut faire de la musique
avec des ordinateurs, mais l’ordinateur a toujours
existé dans la tête des compositeurs : ils pouvaient à
la limite faire une sonate sans une seule idée origi
nale, seulement en développant « cybernétiquement »
les règles de la composition. L ’im pératif de Janacek
était : détruire 1’ « ordinateur » ! A u lieu des transi
tions, une brutale juxtaposition, au lieu des varia
tions, la répétition, et aller toujours au cœ ur des
choses : seule la note qui dit quelque chose d’essentiel
a le droit d’exister. A vec le roman, c ’est à peu près
pareil : lui aussi est encombré par la « technique », par
les conventions qui travaillent à la place de l’auteur :
exposer un personnage, décrire un m ilieu, intro
duire l’action dans une situation historique, remplir
H?temps de la vie des personnages avec des épisodes
inutiles; chaque changem ent du décor exige de
nouvelles expositions, descriptions, explications.
Mon im pératif est « janacekien » : débarrasser le
roman de l’automatisme de la technique roma
nesque, du verbalisme romanesque, le rendre dense.
C. S. : V ous parlez en deuxièm e lieu du « nouvel
du contrepoint romanesque ». C hez Broch, il ne
yous satisfait pas entièrement.
M. K. : Prenez le troisième roman des Somnam-
91
I
bules. Il est composé de cinq éléments, de cinq
« lignes » intentionnellement hétérogènes : 1. le récit
romanesque fondé sur les trois principaux person
nages de la trilogie : Pasenow, Esch, H uguenau ; 2. la
nouvelle intimiste sur Hanna W endling ; 3. le repor
tage sur un hôpital m ilitaire ; 4. le récit poétique (en
partie en vers) sur une jeune fille de l’Armée du
salut ; S. Yessai philosophique (écrit dans un langage
scientifique) sur la dégradation des valeurs. Chacune
de ces cinq lignes est en elle-m êm e magnifique.
Pourtant, ces lignes, bien qu’elles soient traitées
simultanément, dans une alternance perpétuelle
(c’est-à-dire avec une claire intention « polypho
nique »), ne sont pas unies, ne form ent pas un
ensemble indivisible; autrement dit, l’intention
polyphonique reste artistiquement inaccomplie.
C . S. : L e terme polyphonie appliqué de façon
métaphorique à la littérature ne conduit-il pas à des
exigences que le roman ne peut satisfaire ?
M. K . : L a polyphonie musicale, c ’est le déve-
loppement simultané de deux ou plusieurs voix
(lignes mélodiques) qui, bien que parfaitement liées,
gardent leur relative indépendance. L a polyphonie
romanesque ? Disons d’abord ce qui en est l’opposé :
la composition unilinéaire. O r, dès le comm ence
m ent de son histoire, le roman tente d’échapper à
l’unilinéarité et d’ouvrir des brèches dans la narra
tion continue d’une histoire. Cervantes raconte le
voyage tout linéaire de don Quichotte. Mais pendant
qu’il voyage, don Quichotte rencontre d’autres per
sonnages qui racontent leurs histoires à eux. Dans le
92
premier volum e il y en a quatre. Quatre brèches qui
permettent de sortir de la trame linéaire du roman.
C . S. : Mais ce n ’est pas de la polyphonie !
M. K . : Parce qu’il n ’y a pas ici de simultanéité.
Pour emprunter la terminologie de Chklovski, il
s’agit de nouvelles « emboîtées » dans la « boîte » du
roman. Vous pouvez trouver cette méthode de
1’ « emboîtage » chez beaucoup de romanciers du
xvne et du xviii' siècle. L e xix* siècle a développé une
autre façon de dépasser la linéarité, la façon que,
faute de m ieux, on peut appeler polyphonique.
Les Démons. Si vous analysez ce roman du point de
vue purement technique vous constatez qu’il est
composé de trois lignes qui évoluent simultanément
et, à la rigueur, auraient pu former trois romans
indépendants : 1. le roman ironique de l’amour entre
la vieille Stavroguine et Stépan Verkhovenski ; 2. le
roman romantique de Stavroguine et de ses relations
amoureuses ; 3. le roman politique d’un groupe révo
lutionnaire. Étant donné que tous les personnages se
connaissent entre eux, une fine technique d’affabu
lation a pu facilem ent lier ces trois lignes en un seul
ensemble indivisible. À cette polyphonie dostoïev-
skienne comparons maintenant celle de Broch. Elle
va beaucoup plus loin. Tandis que les trois lignes des
Démons, quoique d’un caractère différent, sont du
même genre (trois histoires romanesques), chez Broch
les genres des cinq lignes diffèrent radicalement :
roman ; nouvelle ; reportage ; poème ; essai. Cette
intégration des genres non-romanesques dans la
polyphonie du roman constitue l’innovation révolu
tionnaire de Broch.
93
C . S. : M ais d’après vous, ces cinq lignes ne sont
pas suffisam m ent soudées. En effet, Hanna Wen-
dling ne connaît pas Esch, la jeune fille de l’Armée
du salut n ’apprendra jamais l’existence de Hanna
W endling. A ucu ne technique d’affabulation ne peut
donc unir en un seul ensemble ces cinq lignes dif
férentes qui ne se rencontrent pas, ne se croisent pas.
M . K . : E lles ne sont liées que par un thème
com m un. M ais cette union thématique, je la trouve
parfaitem ent suffisante. L e problème de désunion
est ailleurs. Récapitulons : chez Broch, les cinq
lignes du roman évoluent simultanément, sans se
rencontrer, unies par un ou quelques thèmes. J’ai
désigné cette sorte de composition par un mot
em prunté à la m usicologie : polyphonie. Vous allez
voir qu’il n’est pas si inutile de comparer le roman à
la musique. E n effet, l’un des principes fonda
m entaux des grands polyphonistes était Yégalité des
voix : aucune voix ne doit dominer, aucune ne doit
servir de simple accompagnement. Or, ce qui me
semble être un défaut du troisième roman des Som
nambules, c ’est que les cinq « voix » ne sont pas
égales. L a ligne num éro un (le récit « romanesque »
sur Esch et H uguenau) occupe quantitativement
beaucoup plus de place que les autres lignes et, sur
tout, elle est privilégiée qualitativement dans la
mesure où, par l’intermédiaire d’Esch et de Pase-
now, elle est liée aux deux romans précédents. Elle
attire donc plus d’attention et risque de réduire
le rôle des quatre autres « lignes » à un simple
« accom pagnem ent ». U ne deuxièm e chose : si une
94
fugue de Bach ne peut se passer d’aucune de ses
voix, en revanche, on peut imaginer la nouvelle sur
Hanna W endling ou l’essai sur la dégradation des
valeurs com m e des textes indépendants dont
l’absence ne ferait perdre au roman ni son sens ni
son intelligibilité. Or, pour moi, les conditions sine
qua non du contrepoint romanesque sont : 1. l’éga
lité des « lignes » respectives ; 2. l’indivisibilité de
l’ensemble. Je me souviens du jour où j’ai fini la troi
sième partie du Livre du rire et de l’oubli, intitulée
Les anges. J’avoue que j’étais terriblement fier, per
suadé d’avoir découvert une nouvelle façon de
construire un récit. C e texte est composé des élé
ments suivants : 1. l’anecdote sur deux étudiantes
et leur lévitation ; 2. le récit autobiographique ;
3. l’essai critique sur un livre féministe ; 4. la fable
sur l’ange et le diable ; 5. le récit sur Éluard qui vole
au-dessus de Prague. C es éléments ne peuvent exis
ter l’un sans l’autre, ils s’éclairent et s’expliquent
mutuellement en examinant un seul thèm e, une
seule interrogation : « qu’est-ce qu’un ange ? » Seule
cette interrogation les unit. L a sixième partie, intitu
lée elle aussi Les anges, est composée : 1. du récit
onirique sur la mort de Tam ina ; 2. du récit auto
biographique de la mort de mon père ; 3. de
réflexions m usicologiques ; 4. de réflexions sur
l’oubli qui ravage Prague. Q uel lien entre mon père
et Tam ina torturée par des enfants ? C ’est, pour évo
quer la phrase chère aux surréalistes, « la rencontre
d’une m achine à coudre avec un parapluie » sur la
table du m ême thème. L a polyphonie romanesque
est beaucoup plus poésie que technique.
95
C . S. : Dans L'Insoutenable Légèreté de l ’être le
contrepoint est plus discret.
M. K. : Dans la sixième partie, le caractère poly
phonique est très frappant : l’histoire du fils de Sta
line, une réflexion théologique, un événem ent poli
tique en Asie, la mort de Franz à Bangkok et
l’enterrement de Tom as en Bohêm e sont liés par
l’interrogation permanente : « qu’est-ce que le
kitsch ? » C e passage polyphonique est la clé de
voûte de toute la construction. T o u t le secret de
l’équilibre architectural se trouve là.
C . S. : Q uel secret ?
M. K . : Il y en a deux. Prim o : Cette partie n’est pas
fondée sur le canevas d’une histoire mais sur c e l u i
d’un essai (essai sur le kitsch). D es fragments de la
vie des personnages sont insérés dans cet essai
com m e « exemples », « situations à analyser ». C ’est
ainsi, « en passant » et en raccourci, qu’on apprend la
fin de la vie de Franz, de Sabina, le dénouement des
rapports entre Tom as et son fils. Cette ellipse a f o r
midablement allégé la construction. Secundo, le
déplacement chronologique : les événements d e la
sixième partie se passent après les événements d e la
septième (dernière) partie. G râce à ce déplacement,
la dernière partie, malgré son caractère idyllique, est
inondée d’une m élancolie provenant de n o t r e
connaissance de l’avenir.
C . S. : Je reviens à vos notes sur Les Som nam bule
Vous avez exprim é quelques réserves à propos de
l ’essai sur la dégradation des valeurs. À cause de son
ton apodictique, de son langage scientifique, il peut
96
s’imposer, d’après vous, com m e clé idéologique du
roman, com m e sa « Vérité », et transformer toute la
trilogie des Somnambules en simple illustration
romancée d’une grande réflexion. C ’est pourquoi
vous parlez de la nécessité d’un « art de l’essai spéci
fiquement romanesque ».
M. K. : D ’abord, une évidence : en entrant dans le
corps du roman, la méditation change d’essence. En
dehors du roman, on se trouve dans le domaine des
affirmations : tout le monde est sûr de sa parole : un
politicien, un philosophe, un concierge. Dans le ter
ritoire du roman, on n’affirm e pas : c ’est le territoire
du jeu et des hypothèses. La méditation romanesque
est'Honc, par essence, interrogative, hypothétique.
C . S. : Mais pourquoi un romancier doit-il se pri
ver du droit d’exprim er dans son roman sa philo
sophie directement et affirmativement ?
M. K. : Il y a une différence fondamentale entre la
façon de penser d’un philosophe et celle d’un
romancier. On parle souvent de la philosophie de
Tchékhov, de Kafka, de M usil, etc. Mais essayez de
tirer une philosophie cohérente de leurs écrits!
Même quand ils exprim ent leurs idées directement,
dans leurs carnets, celles-ci sont plutôt exercices de
réflexions, jeux de paradoxes, improvisations que
l’affirmation d’une pensée.
C . S. : Dostoïevski, dans son Journal d'un écrivain,
est pourtant tout à fait affirmatif.
M. K. : Mais ce n’est pas là que réside la grandeur
de sa pensée. G rand penseur, il l’est seulement en
tant que romancier. C e qui veut dire : il sait créer
97
dans ses personnages des univers intellectuels extra
ordinairement riches et inédits. O n aim e chercher
dans ses personnages la projection de ses idées. Par
exem ple dans Chatov. Mais Dostoïevski a pris toutes
les précautions. D ès sa première apparition, Chatov
est caractérisé assez cruellem ent : « c ’était un de ces
idéalistes russes qui, illum inés soudain par quelque
immense idée, en sont restés éblouis, souvent pour
toujours. Ils ne parviennent jamais à dom iner cette
idée, ils y croient passionnément, et dès lors toute
leur existence n’est plus, dirait-on, qu ’une agonie
sous la pierre qui les a à demi écrasés ». D onc, même
si Dostoïevski a projeté dans Chatov ses propres
idées, celles-ci sont imm édiatement relativisées.
Pour Dostoïevski, lui aussi, la règle dem eure : une
fois dans le corps du roman, la méditation change
d’essence : une pensée dogmatique devient hypo
thétique. C e qui échappe aux philosophes quand ils
s’essaient au roman. U ne seule exception. Diderot.
Son admirable Jacques le Fataliste ! Après avoir fran
chi la frontière du roman, cet encyclopédiste sérieux
se transforme en penseur ludique : aucune phrase de
son roman n’est sérieuse, tout y est jeu. C ’est pour
quoi en France ce roman est scandaleusement sous-
estimé. En effet, ce livre concentre tout ce que la
France a perdu et refuse de retrouver. O n préfère
aujourd’hui les idées aux œuvres. Jacques le Fataliste
est intraduisible dans le langage des idées.
C . S. : D ans L a Plaisanterie, c ’est Jaroslav qui
développe une théorie musicologique. L e caractère
hypothétique de cette réflexion est donc clair. Mais
98
dans vos romans on trouve aussi des passages où c ’est
vous, directement vous, qui parlez.
M. K . : M êm e si c ’est moi qui parle, ma réflexion
est liée à un personnage. Je veux penser ses attitudes,
sa façon de voir les choses, à sa place et plus profon
dément qu’il ne pourrait le faire. La deuxièm e partie
de L ’Insoutenable Légèreté de l'être com m ence par
une longue réflexion sur les rapports du corps et de
l’âme. O ui, c ’est l’auteur qui parle, mais pourtant
tout ce qu’il dit n’est valable que dans le champ
magnétique d’un personnage : Tereza. C ’est la façon
de Tereza (quoique jamais form ulée par elle-même)
de voir les choses.
C. S. : Mais souvent vos méditations ne sont liées à
aucun personnage : les réflexions musicologiques
dans Le L ivre du rire et de l ’oubli ou vos considéra
tions sur la mort du fils de Staline dans L ’Insoute
nable Légèreté de l ’être...
M. K . : C ’est vrai. J’aime intervenir de temps en
temps directement, com m e auteur, com m e moi-
même. En ce cas-là, tout dépend du ton. D ès le pre
mier mot, ma réflexion a un ton ludique, ironique,
provocateur, expérim ental ou interrogatif. T ou te la
sixième partie de L ’Insoutenable Légèreté de l'être (La
Grande Marche) est un essai sur le kitsch avec pour
thèse principale : « L e kitsch est la négation absolue
de la merde. » T ou te cette méditation sur le kitsch a
une importance tout à fait capitale pour m oi, il y a
derrière elle beaucoup de réflexions, d’expériences,
d’études, même de la passion, mais le ton n’est jamais
sérieux : il est provocateur. C et essai est impensable
99
L
en dehors du roman ; c’est ce que ¡’appelle un « essai
spécifiquement romanesque ».
C . S. : Vous avez parlé du contrepoint romanesque
en tant qu’union de la philosophie, du récit et du
rêve. Arrêtons-nous sur le rêve. L a narration oni
rique occupe toute la deuxième partie de L a vie est
ailleurs, sur elle est fondée la sixième partie du Livre
du rire et de l ’oubli, à travers les rêves de Tereza elle
parcourt L ’Insoutenable Légèreté de l ’être.
M. K. : L a narration onirique ; disons plutôt :
l’imagination qui, libérée du contrôle de la raison,
du souci de la vraisemblance, entre dans des pay
sages inaccessibles à la réflexion rationnelle. L e rêve
n’est que le modèle de cette sorte d’imagination que
je considère com m e la plus grande conquête de l’an
moderne. Mais comm ent intégrer l’imagination
incontrôlée dans le roman qui, par définition, doit
être un examen lucide de l’existence ? Comment
unir des éléments aussi hétérogènes ? C ela exige
une vraie alchim ie ! L e premier qui, me semble-t-il,
ait pensé à cette alchim ie fut NovalisJ Dans le pre
m ier tome de son roman Heinrich von àfterdingen, il
a inséré trois grands rêves. C e n ’est pas une imitation
« réaliste » des rêves comm e on les trouve chez un
Tolstoï ou chez un Mann. C ’est une grande poésie
inspirée par la « technique d’imagination » propre au
rêve. Mais il n’était pas satisfait. C es trois rêves, lui
semblait-il, formaient dans le roman com m e des îles
à part. Il a donc voulu aller plus loin et écrire le
deuxièm e tome du roman comm e une narration où
le rêve et la réalité sont liés, mêlés l’un à l’autre de
100
telle façon qu’on ne puisse plus les distinguer. Mais
il n’a jamais écrit ce deuxième tome. Il nous a seule
ment laissé quelques notes où il décrit son intention
esthétique. Celle-ci fut réalisée cent vingt ans plus
tard, par Franz Kafka. Ses romans, c ’est la fusion
sans faille du rêve et du réel. À la fois le regard le
plus lucide posé sur le monde moderne et l’imagina
tion la plus déchaînée. Kafka, c ’est tout d’abord une
immense révolution esthétique. U n m iracle artis
tique. Prenez par exem ple cet incroyable chapitre du
Château où K. fait pour la prem ière fois l’amour
avec Frieda. Ou le chapitre où il transforme une
classe de l’école primaire en chambre à coucher
pour lui, Frieda et ses deux aides. Avant Kafka, une
telle densité d’imagination était impensable. Bien
entendu, il serait ridicule de l’imiter. Mais comme
Kafka (et comm e Novalis) j’éprouve ce désir de faire
entrer le rêve, l’imagination propre au rêve, dans le
roman. Ma façon de le faire n ’est pas une « fusion du
rêve et du réel » mais une confrontation polypho
nique. L e récit « onirique » est l’une des lignes du
contrepoint.
C . S. : Tournons la page. Je voudrais qu’on
revienne à la question de l’unité d’une composition.
Vous avez défini L e L ivre du rire et de l ’oubli comme
« un roman en forme de variations ». Est-ce encore
Un roman ?
M. K . : C e qui lui enlève l’apparence d’un roman,
c’est l’absence d’unité d’action. O n a du mal à imagi
ner un roman sans elle. M ême les expérimentations
du « nouveau roman » sont fondées sur l’unité
101
d’action (ou de non-action). Sterne et Diderot s’amu
sent à rendre cette unité extrêmem ent fragile. Le
voyage de Jacques et de son maître occupe la partie
m ineure du roman, il n ’est qu’un prétexte comique
pour emboîter d’autres anecdotes, récits, réflexions.
Néanm oins ce prétexte, cette « boîte », est nécessaire
pour que ce roman soit ressenti com m e roman ou,
au moins, comm e parodie de roman. Pourtant, je
crois qu’il existe quelque chose de plus profond qui
assure la cohérence d’un roman : l’unité thématique.
Et il en a d’ailleurs toujours été ainsi. L es trois lignes
de narration sur lesquelles repose Les Démons sont
unies par une technique d’affabulation mais surtout
par le m ême thème : celui des démons qui possèdent
l’hom m e quand il perd D ieu. Dans chaque ligne de
narration, ce thèm e est considéré sous un autre angle
com m e une chose reflétée dans trois miroirs. Et c ’est
cette chose (cette chose abstraite que j’appelle le
thème) qui donne à l’ensemble du roman une cohé
rence intérieure, la moins visible, la plus importante.
Dans L e L ivre du rire et de l ’oubli, la cohérence de
l’ensemble est créée uniquement par l’unité de quel
ques thèmes (et motifs) qui sont variés. Est-ce un
roman ? O ui, selon moi. L e roman est une médita
tion sur l’existence vue au travers de personnages
imaginaires.
C . S. : Si on adhère à une définition aussi large, on
peut appeler roman m êm e le Décaméron ! Toutes les
nouvelles sont unies par le m ême thème de l’amour
et racontées par les mêmes dix narrateurs...
M. K . : Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à
102
dire que le Décaméron est un roman. Il n’em pêche
qu’en Europe m oderne ce livre est une des pre
mières tentatives de créer une grande composition
de la prose narrative et qu’en tant que tel il fait partie
de l’histoire du roman au moins comm e son inspira
teur et précurseur. V ous savez, l’histoire du roman a
pris le chem in qu’elle a pris. E lle aurait pu en
prendre aussi un autre. L a forme du roman est
liberté quasi illim itée. L e roman durant son histoire
n'en a pas profité. Il a manqué cette liberté. Il a laissé
beaucoup de possibilités form elles inexploitées.
C. S. : Pourtant, L e L ivre du rire et de l ’oubli mis à
part, vos romans aussi sont fondés sur l’unité
d’action bien qu’un peu relâchée.
M. K . : D epuis toujours je les construis sur deux
niveaux : au prem ier niveau, je compose l’histoire
romanesque ; au-dessus, je développe des thèmes.
Les thèmes sont travaillés sans interruption dans et
Par l’histoire romanesque. L à où le roman aban
donne ses thèmes et se contente de raconter l’his
toire, il devient plat. En revanche, un thèm e peut
être développé seul, en dehors de l’histoire. C ette
façon d’aborder un thème, je l’appelle digression.
Digression veut dire : abandonner pour un m om ent
l’histoire romanesque. T ou te la réflexion sur le
kitsch dans L ’Insoutenable Légèreté de l ’être est, par
exemple, une digression : j’abandonne l’histoire
romanesque pour attaquer mon thème (le kitsch)
directement. Considérée de ce point de vue, la digres
sion n ’affaiblit pas mais corrobore la discipline de la
composition. D u thèm e, je distingue le m otif : c ’est
103
un élém ent du thème ou de l’histoire qui revient
plusieurs fois au cours du roman, toujours dans un
autre contexte ; par exem ple : le m otif du quatuor de
Beethoven qui passe de la vie de Tereza dans les
réflexions de Tom as et traverse aussi les différents
thèmes : celui de la pesanteur, celui du kitsch ; ou
bien le chapeau melon de Sabina, présent dans les
scènes Sabina-Tomas, Sabina-Tereza, Sabina-Franz,
et qui expose aussi le thèm e des « mots incompris ».
C . S. : Mais qu’entendez-vous exactem ent par le
mot thème ?
M. K. : U n thème, c’est une interrogation existen
tielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu’une
telle interrogation est, finalem ent, l’examen de mots
particuliers, de mots-thèmes. C e qui me conduit à
insister : le roman est fondé tout d’abord sur quel
ques mots fondamentaux. C ’est com m e la « série des
notes » chez Schônberg. Dans L e Livre du rire et de
l'oubli, la « série » est la suivante : l’oubli, le rire, les
anges, la « litost », la frontière. Ces cinq mots princi
paux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés,
définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories
de l’existence. L e roman est bâti sur ces quelques
catégories comm e une maison sur des piliers. Les
piliers de L'Insoutenable Légèreté de l'être : la pesan
teur, la légèreté, l’âme, le corps, la G rande M arche,
la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force,
la faiblesse.
C . S. : Arrêtons-nous sur le plan architectonique
de vos romans. Tous, sauf un, sont divisés en sept
parties.
104
M. K. : U ne fois terminée L a Plaisanterie, je
n’avais aucune raison d’être étonné qu’elle ait sept
parties. Ensuite, j’ai écrit L a vie est ailleurs. L e
roman était presque fini et il avait six parties. J’étais
insatisfait. L ’histoire me paraissait plate. Subitement
l’idée m ’est venue d’insérer dans le roman une his
toire qui se passait trois ans après la mort du héros
(c’est-à-dire au-delà du temps du roman). C ’est
l’avant-demière partie, la sixième : L e quadragé
naire. D ’emblée, tout a été parfait. Plus tard, j’ai réa
lisé que cette partie six correspondait bizarrement à
la partie six de L a Plaisanterie (Kostka) qui, elle
aussi, introduit dans le roman un personnage de
l’extérieur, ouvre dans le m ur du roman une fenêtre
secrète. Risibles amours, c ’était d’abord dix nou
velles. Quand j’ai rédigé le recueil définitif, j’en ai
éliminé trois ; l’ensemble est devenu très cohérent de
telle sorte qu’il préfigure déjà la composition du
Livre du rire et de l ’oubli : les mêmes thèmes (notam
ment celui de la mystification) lient en un seul
ensemble sept récits dont le quatrième et le sixième
sont en outre rattachés par « l’agrafe » du même pro
tagoniste : le docteur Havel. Dans L e Livre du rire et
de l'oubli, la quatrième et la sixième partie sont, là
aussi, rattachées par le même personnage : Tam ina.
Quand j’ai écrit L ’Insoutenable Légèreté de l ’être, j’ai
voulu à tout prix casser la fatalité du nombre sept. L e
roman était depuis longtemps conçu sur un canevas
de six parties. Mais la première me semblait toujours
informe. Finalem ent, j’ai compris que cette partie en
formait en réalité deux, qu’elle était comm e des
105
jum elles siamoises qu’il faut, par une fine inter
vention chirurgicale, séparer en deux. Je raconte
tout cela pour dire que ce n’est de ma part ni coquet
terie superstitieuse avec un nombre m agique, ni cal
cul rationnel, mais im pératif profond, inconscient,
incompréhensible, archétype de la form e auquel je
ne peux échapper. M es romans sont des variantes de
la m ême architecture fondée sur le nombre sept.
C . S. : Jusqu’où va cet ordre mathématique ?
M. K . : Prenez L a Plaisanterie. C e roman est
raconté par quatre personnages : Ludvik, Jaroslav,
Kostka et Helena. L e m onologue de Ludvik occupe
2/3 du livre, les monologues des autres, ensemble,
occupent 1/3 du livre (Jaroslav 1/6, Kostka 1/9,
Helena 1/18). Par cette structure mathém atique est
déterminé ce que j’appellerais l ’éclairage des person
nages. L ud vik se trouve en pleine lum ière, illuminé
et de l’intérieur (par son propre m onologue) et de
l’extérieur (tous les autres m onologues tracent son
portrait). Jaroslav occupe par son m onologue un
sixièm e du livre et son autoportrait est corrigé de
l’extérieur par le m onologue de Ludvik. Et cætera.
C haque personnage est éclairé par une autre inten
sité de lum ière et d’une façon différente. L ucie, un
des personnages les plus importants, n’a pas son
m onologue et est éclairée seulement de l’extérieur
par les m onologues de Ludvik et de Kostka.
L ’absence d’éclairage intérieur lui donne un carac
tère mystérieux et insaisissable. E lle se trouve, pour
ainsi dire, de l’autre côté de la vitre, on ne peut pas la
toucher.
106
C. S. : C ette structure mathématique est-elle pré
méditée ?
M. K . : N on. T o u t cela, je l’ai découvert, après la
parution de L a Plaisanterie à Prague, grâce à l’article
d’un critique littéraire tchèque : L a géométrie de « L a
Plaisanterie ». U n texte révélateur pour moi. Autre
ment dit, cet « ordre mathématique » s’impose tout
naturellement com m e une nécessité de la form e et
n’a pas besoin de calculs.
C. S. : Est-ce de là que provient votre m anie des
chiffres ? D ans tous vos romans, les parties et les
chapitres sont numérotés.
M. K . : L a division du roman en parties, des par
ties en chapitres, des chapitres en paragraphes,
autrement dit l'articulation du roman, je la veux
d’une très grande clarté. C hacune des sept parties est
un tout en soi. C hacune est caractérisée par son
propre mode de narration : par exem ple, L a vie est
ailleurs : première partie : narration « continue »
(c’est-à-dire : avec un lien causal entre les chapitres) ;
deuxième partie : narration onirique ; troisième par
tie : narration discontinue (c’est-à-dire : sans lien
causal entre les chapitres) ; quatrième partie : narra
tion polyphonique ; cinquièm e partie : narration
continue; sixièm e partie : narration continue; sep
tième partie : narration polyphonique. C hacune a sa
propre perspective (est racontée du point de vue d’un
autre ego imaginaire). C hacune a sa propre lon
gueur : ordre de ces longueurs dans L a Plaisanterie :
très courte ; très courte ; longue ; courte ; longue ;
courte ; longue. Dans L a vie est ailleurs l’ordre est
107
inversé : longue ; courte ; longue ; courte ; longue ;
très courte ; très courte. Les chapitres, eux aussi, je
veux qu’ils soient, chacun, un petit tout en soi. C ’est
pourquoi j’insiste auprès de mes éditeurs pour qu’ils
mettent en évidence les chiffres et séparent les cha
pitres très nettement les uns des autres. (La solution
idéale est celle de Gallim ard : chaque chapitre
comm ence sur une nouvelle page.) Permettez-moi
de comparer encore une fois le roman à la musique.
U ne partie, c’est un mouvement. Les chapitres sont
des mesures. C es mesures sont ou bien courtes, ou
bien longues, ou bien d’une durée très irrégulière.
C e qui nous amène à la question du tempo. Chaque
partie dans mes romans pourrait porter une indica
tion musicale : moderato, presto, adagio, etc.
C . S. : L e tempo est donc déterminé par le rapport
entre la longueur d’une partie et le nombre de cha
pitres qu’elle contient ?
M . K . : Regardez de ce point de vue L a vie est ail
leurs :
Première partie : 11 chapitres sur 71 pages ; moderato
Deuxième partie : 14 chapitres sur 31 pages ; alle
gretto
Troisième partie : 28 chapitres sur 82 pages ; allegro
Quatrième partie : 25 chapitres sur sur 30 pages ;
prestissimo
Cinquième partie : 11 chapitres sur 96 pages ; mode
rato
Sixième partie : 17 chapitres sur 26 pages ; adagio
Septième partie : 23 chapitres sur 28 pages ; presto.
Vous voyez : la cinquième partie a 96 pages et seu
108
lement 11 chapitres ; un cours tranquille, lent :
moderato. L a quatrième partie a sur 30 pages 25 cha
pitres! C e qui donne l’impression d’une grande
vitesse : prestissimo.
C. S. : L a sixième partie a 17 chapitres sur seule
ment 26 pages. C ela signifie, si j’ai bien compris,
qu’elle a une fréquence assez rapide. Pourtant vous
la désignez adagio !
M. K. : Parce que le tempo est déterminé encore
par autre chose : le rapport entre la longueur d’une
partie et la durée « réelle » de l’événement raconté.
La cinquième partie, L e poète est jaloux, représente
toute une année de vie, tandis que la sixième partie,
Le quadragénaire, ne traite que de quelques heures.
La brièveté des chapitres a donc ici pour fonction de
ralentir le temps, de figer un seul grand moment... Je
trouve les contrastes des tempi extraordinairement
importants ! Pour moi, ils font souvent partie de la
première idée que je m e fais, bien avant de l’écrire,
de mon roman. Cette sixième partie de L a vie est ail
leurs, adagio (atmosphère de paix et de compassion),
est suivie par la septième partie, presto (atmosphère
excitée et cruelle). Dans ce contraste final j’ai voulu
concentrer toute la puissance émotionnelle du
roman. L e cas de L'Insoutenable Légèreté de l'être est
exactement opposé. Là, dès le com m encem ent du
travail, je savais que la dernière partie devait être pia
nissimo et adagio (Le sourire de Karénine : atmo
sphère calm e, m élancolique, avec peu d’événe
ments) et qu’elle devait être précédée par une autre,
fortissimo, prestissimo (La Grande Marche : atmo-
109
sphère brutale, cynique, avec beaucoup d’événe
ments).
C . S. : L e changem ent de tempo implique donc
aussi le changem ent d’atmosphère émotionnelle.
M . K . : Encore une grande leçon de la musique.
C haque passage d’une composition musicale agit sur
nous, bon gré mal gré, par une expression émo
tionnelle. L ’ordre des m ouvements d’une sympho
nie ou d’une sonate a été déterminé, de tout temps,
par la règle, non écrite, de l’alternance entre des
m ouvements lents et des mouvements rapides, ce
qui signifiait quasi automatiquement : mouvements
tristes et mouvements gais. Ces contrastes émotion
nels sont devenus bientôt un sinistre stéréotype que
seuls les grands maîtres ont su (et pas toujours) sur
monter. J’admire en ce sens, pour mentionner un
exem ple archiconnu, la sonate de C hopin, celle dont
le troisième mouvement est la m arche funèbre. Que
pouvait-on dire encore après ce grand adieu ? A che
ver la sonate com m e d’habitude par un rondo vif ?
M êm e Beethoven dans sa sonate op. 26 n’échappe
pas à ce stéréotype quand il fait suivre la marche
funèbre (qui est aussi le troisième mouvement) d’un
finale allègre. L e quatrième mouvement dans la
sonate de Chopin est tout à fait étrange : pianissimo,
rapide, bref, sans aucune mélodie, absolument asen-
timental : une bourrasque dans le lointain, un bruit
sourd annonçant l’oubli définitif. L e voisinage de
ces deux mouvements (sentimental-asentimental)
vous serre la gorge. Il est absolument original. J’en
parle pour vous faire comprendre que composer un
110
roman c’est juxtaposer différents espaces ém otion
nels, et que c ’est là, selon moi, l’art le plus subtil d’un
financier.
C. S. : Votre éducation musicale a-t-elle beaucoup
influencé votre écriture ?
M. K. : Jusqu’à vingt-cinq ans, j’étais beaucoup
plus attiré par la musique que par la littérature. L a
meilleure chose que j’ai faite alors fut une composi
tion pour quatre instruments : piano, alto, clarinette
«batterie. Elle préfigurait presque caricaturalement
l’architecture de mes romans dont, à l’époque, je ne
soupçonnais m ême pas l’existence future. Cette
Composition pour quatre instruments est divisée, figu-
rez-vous, en sept parties ! Com m e c’est le cas dans
mes romans, l’ensemble est composé de parties for
mellement très hétérogènes (jazz; parodie d’une
valse ; fugue ; choral ; etc.) et dont chacune a une
orchestration différente (piano, alto ; piano solo ;
alto, clarinette, batterie ; etc.). Cette diversité for
melle est équilibrée par une très grande unité thé
matique : du com m encem ent jusqu’à la fin sont éla
borés seulement deux thèmes : A et B. Les trois
dernières parties sont basées sur une polyphonie que
fai considérée à l’époque com m e très originale :
l’évolution simultanée de deux thèmes différents et
émotionnellement contradictoires ; par exemple,
dans la dernière partie : on répète sur un magnéto
phone l’enregistrement du troisième m ouvement (le
thème A conçu comme un choral solennel pour cla
rinette, alto, piano) tandis que, en même temps, la
batterie et la trompette (le clarinettiste devait échan-
111
ger sa clarinette contre une trompette) interviennent
avec une variation (dans le style « barbaro ») du
thèm e B. Et encore une curieuse ressemblance : c’est
dans la sixième partie qu’apparaît pour une seule
fois un nouveau thème, C , tout à fait comm e Kostka
de L a Plaisanterie ou le quadragénaire de L a vie est
ailleurs. Je vous raconte tout cela pour vous montrer
que la form e d’un roman, sa « structure mathéma
tique », n’est pas quelque chose de calculé ; c ’est un
im pératif inconscient, une obsession. Autrefois, j’ai
m êm e pensé que cette forme qui m ’obsède était une
sorte de définition algébrique de ma propre per
sonne mais, un jour, il y a quelques années, en me
penchant plus attentivement sur le quatuor op. 131
de Beethoven, j’ai dû abandonner cette conception
narcissique et subjective de la forme. Regardez :
Premier mouvement: lent ; forme de fugue ; 7,21 mi
nutes.
Deuxième mouvement : rapide ; form e inclassable ;
3,26 mn.
Troisième mouvement : lent ; simple exposition d’un
seul th èm e; 0,51 mn.
Quatrième mouvement : lent et rapide ; form e de
variations; 13,48 mn.
Cinquième mouvement : très rapide ; scherzo ;
5,35 mn.
Sixième mouvement : très lent ; simple exposition
d’un seul thème ; 1,58 mn.
Septième mouvement : rapide ; forme-sonate ;
6,30 mn. Beethoven est, peut-être, le plus grand
architecte de la musique. Il a hérité de la sonate
112
conçue com m e un cycle de quatre mouvements,
souvent assez arbitrairement assemblés, dont le pre
mier (écrit dans la forme-sonate) était toujours d’une
plus grande importance que les mouvements sui
vants (écrits en form e de rondo, de menuet, etc.).
Toute l’évolution artistique de Beethoven est mar
quée par la volonté de transformer cet assemblage en
une vraie unité. Ainsi, dans ses sonates pour piano, il
déplace peu à peu le centre de gravité du premier au
dernier mouvement, il réduit souvent la sonate à
seulement deux parties, il travaille les mêmes
thèmes dans les différents mouvements, etc. Mais en
même temps il tente d’introduire dans cette unité un
maximum de diversité form elle. Il insère plusieurs
fois une grande fugue dans ses sonates, signe d’un
courage extraordinaire car, dans une sonate, la fugue
devait alors paraître aussi hétérogène que l’essai sur
la dégradation des valeurs dans le roman de Broch.
Le quatuor op. 131 est le sommet de la perfection
architectonique. Je ne veux attirer votre attention
que sur un seul détail dont nous avons déjà parlé : la
diversité des longueurs. L e troisième m ouvement est
quinze fois plus court que le mouvement suivant ! Et
ce sont précisément les deux mouvements si étran
gement courts (le troisième et le sixième) qui rat
tachent, maintiennent ensemble ces sept parties si
diverses ! Si toutes ces parties étaient à peu près de
même longueur, l’unité s’écroulerait. Pourquoi ? Je
ne sais pas l’expliquer. C ’est comm e cela. Sept par
ties d’une m êm e longueur, ce serait com m e sept
grosses armoires déposées l’une à côté de l’autre.
113
C . S. : Vous n’avez presque pas parlé de L a Valse
aux adieux.
M. K . : Pourtant, c’est le roman qui, dans un cer
tain sens, m ’est le plus cher. D e m ême que Risibles
amours, je l’ai écrit avec plus d’amusement, plus de
plaisir que les autres. Dans un autre état d’esprit.
Beaucoup plus vite aussi.
C . S. : Il n’a que cinq parties.
M. K . : Il repose sur un archétype form el tout dif
férent de mes autres romans. Il est absolument
hom ogène, sans digressions, composé d’une seule
matière, raconté sur le même tempo, il est très théâ
tral, stylisé, fondé sur la form e du vaudeville. Dans
Risibles amours, vous pouvez lire la nouvelle L e col
loque. En tchèque elle s’appelle Symposium, allusion
parodique au Symposion (Le Banquet) de Platon. De
longues discussions sur l’amour. Or, ce Colloque est
composé tout à fait com m e L a Valse aux adieux :
vaudeville en cinq actes.
C . S. : Q ue signifie pour vous le mot vaudeville ?
M. K. : U ne form e qui met énorm ément en valeur
l’intrigue avec tout son appareil de coïncidences
inattendues et exagérées. Labiche. Rien n’est
devenu plus suspect dans un roman, plus ridicule,
désuet, de mauvais goût que l’intrigue avec ses excès
vaudevillesques. À partir de Flaubert, les romanciers
tentent d’effacer les artifices de l’intrigue, le roman
devenant ainsi souvent plus gris que la plus grise des
vies. Pourtant, les premiers romanciers n’ont pas eu
ces scrupules devant l’improbable. Dans le premier
livre de Don Quichotte, il y a une taverne quelque
114
part au m ilieu de l’Espagne où tout le monde, par
pur hasard, se rencontre : don Quichotte, Sancho
Pança, leurs amis barbier et curé, puis Cardenio,
jeune hom m e à qui un certain don Fernand a dérobé
sa fiancée Lucinde, mais bientôt aussi D orothée, la
fiancée abandonnée de ce m ême don Fernand, et
plus tard ce don Fernand lui-m ême avec Lucinde,
puis un officier qui s’est échappé de la prison mau
resque, et puis son frère qui le cherche depuis des
années, puis encore sa fille Claire, et encore l’amant
de Claire la poursuivant, lui-m êm e poursuivi par les
serviteurs de son propre père... U ne accumulation de
coïncidences et de rencontres totalement impro
bables. Mais il ne faut pas la considérer, chez C er
vantes, com m e une naïveté ou une maladresse. Les
romans d’alors n’avaient pas encore conclu avec le
lecteur le pacte de la vraisemblance. Ils ne voulaient
pas simuler le réel, ils voulaient amuser, épater, sur
prendre, ensorceler. Ils étaient ludiques et c ’est là
que résidait leur virtuosité. L e com m encem ent du
xixf siècle représente un changem ent énorme dans
l’histoire du roman. Je dirais presque un choc.
L ’im pératif de l’imitation du réel a rendu d’emblée
ridicule la taverne de Cervantes. L e xxe siècle se
révolte souvent contre l’héritage du xixe siècle.
Néanmoins, le simple retour à la taverne cer-
vantesque n’est plus possible. Entre elle et nous,
l’expérience du réalisme du xixe s’est interposée de
sorte que le jeu des coïncidences improbables ne
peut plus être innocent. Il devient ou bien inten
tionnellement cocasse, ironique, parodique (Les
115
Caves du Vatican ou Ferdydurke, par exemple) ou
bien fantastique, onirique. C e qui est le cas du p re
m ier roman de Kafka : L ’Amérique. Lisez le premier
chapitre, avec la rencontre tout à fait invraisem
blable de Karl Rossmann et de son oncle : c’est
com m e un souvenir nostalgique de la taverne cer-
vantesque. Mais dans ce roman les circonstances
invraisemblables (voire impossibles) sont évoquées
avec une telle minutie, avec une telle illusion du réel
qu’on a l’impression d’entrer dans un monde qui,
quoique invraisemblable, est plus réel que la réalité.
Retenons-le bien : Kafka est entré dans son premier
univers « sur-réel » (dans sa première « fusion du réel
et du rêve ») par la taverne de Cervantes, par la porte
vaudevillesque.
C . S. : L e mot vaudeville suggère l’idée d’un diver
tissement.
M. K. : À ses débuts, le grand roman européen
était un divertissement et tous les vrais romanciers
en ont la nostalgie ! L e divertissement n’exclut d’ail
leurs nullement la gravité. Dans L a Valse aux adieux
on se demande : l’homme mérite-t-il de vivre sur
cette terre, ne faut-il pas « libérer la planète des
griffes de l’homme » ? U nir l’extrême gravité de la
question et l’extrême légèreté de la forme, c’est mon
ambition depuis toujours. Et il ne s’agit pas d’une
ambition purement artistique. L ’union d’une forme
frivole et d’un sujet grave dévoile nos drames (ceux
qui se passent dans nos lits ainsi que ceux que nous
jouons sur la grande scène de l’Histoire) dans leur
terrible insignifiance.
116
C. S. : Il y a donc deux formes-archétypes dans vos
romans : 1. la composition polyphonique qui unit les
éléments hétérogènes dans une architecture fondée
sur le chiffre sept ; 2. la composition vaudevillesque,
homogène, théâtrale et qui frise l’invraisemblable.
M. K. : Je rêve toujours d’une grande infidélité
inattendue. Mais pour le moment je n’ai pas réussi à
échapper à la bigamie de ces deux formes.
CIN Q U IÈ M E PAR TIE
QUELQUE PART
L À -D E R R IÈ R E
L es poètes n ’inventent pas les poèmes
L e poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
L e poète ne fa it que le découvrir.
Jan Skacel
1
Mon ami, Joseph Skvorecky, raconte dans un de
ses livres cette histoire vraie :
Un ingénieur praguois est invité à un colloque
scientifique à Londres. Il y va, il participe à la dis
cussion et il rentre à Prague. Quelques heures après
son retour, il prend dans son bureau Rude Pravo - le
quotidien officiel du P a r ti- e t là, il lit : Un ingénieur
tchèque, délégué à un colloque à Londres, après
avoir fait devant la presse occidentale une déclara
tion où il a calom nié sa patrie socialiste, a décidé de
rester en Occident.
U ne émigration illégale jointe à une telle déclara
121
tion n’est pas une bagatelle. C ela vaudrait une ving
taine d’années de prison. N otre ingénieur ne peut
pas en croire ses yeux. Mais l’article parle de lui, il
n ’y a pas de doute. Sa secrétaire, en entrant dans son
bureau, est épouvantée de le voir : M on D ieu, dit-
elle, vous êtes rentré ! C e n’est pas raisonnable ; vous
avez lu ce qu’on a écrit sur vous ?
L ’ingénieur a vu la peur dans les yeux de sa secré
taire. Q ue peut-il faire ? II se précipite à la rédaction
de Rude Pravo. Là, il trouve le rédacteur respon
sable. C elui-ci s’excuse, effectivem ent, cette affaire
est vraiment gênante, mais lui, le rédacteur, n ’y est
pour rien, il a reçu le texte de cet article directement
du ministère des Affaires intérieures.
L ’ingénieur se rend donc au ministère. L à, on lui
dit, oui, certainem ent, il s’agit d’une erreur, mais
eux. au ministère, ils n’y sont pour rien, ils ont reçu
le rapport sur l’ingénieur de leur service secret à
l’ambassade de Londres. L ’ingénieur demande un
démenti. On lui dit, non, un démenti, ça ne se fait
pas, mais on l’assure que rien ne peut lui arriver,
qu’il peut être tranquille.
Mais l’ingénieur n’est pas tranquille. A u contraire,
il se rend com pte très vite qu’il est tout à coup stricte
ment surveillé, que son téléphone est sur écoute et
qu’il est suivi dans la rue. Il ne peut plus dormir, il a
des cauchem ars jusqu’au jour où, ne pouvant plus
supporter cette tension, il prend beaucoup de vrais
risques pour quitter illégalem ent le pays. Il est
devenu ainsi un ém igré pour de bon.
122
2
123
par qui ni quand, qui n’ont rien à voir avec des inté
rêts humains et qui sont donc inintelligibles.
Secundo :
Dans le chapitre v du Château, le maire du village
explique à K ., en détail, la longue histoire de son
dossier. Raccourcissons-la : il y a une dizaine
d’années, une proposition d’engager au village un
arpenteur arrive du château à la mairie. L a réponse
écrite du maire est négative (personne n’a besoin
d’aucun arpenteur) mais elle s’égare dans un autre
bureau et, ainsi, par le jeu très subtil des malenten
dus bureaucratiques qui s’étendent sur de longues
années, un jour, par inadvertance, l’invitation est
vraiment envoyée à K ., juste au moment où tous les
bureaux concernés sont déjà en train de liquider
l’ancienne proposition devenue caduque. Après un
long voyage, K. est donc arrivé au village par erreur.
Plus que cela : étant donné qu’il n ’y a pour lui aucun
autre monde possible que ce château avec le village,
toute son existence n ’est qu’une erreur.
Dans le monde kafkaïen, le dossier ressemble à
l’idée platonicienne. Il représente la vraie réalité,
tandis que l’existence physique de l’homm e n ’ est
que le reflet projeté sur l’écran des illusions. En
effet, et l’arpenteur K. et l’ingénieur praguois ne
sont que les ombres de leurs fiches ; et ils sont e n c o r e
beaucoup moins que cela : ils sont les ombres d’une
erreur dans un dossier, c ’est-à-dire des ombres
n’ayant m ême pas droit à leur existence d’ombre.
Mais, si la vie de l’homme n’est qu’une ombre et si
la vraie réalité se trouve ailleurs, dans l’inaccessible,
124
dans l’inhumain et surhumain, on entre d’emblée
dans la théologie. Et en effet, les premiers exégètes
de Kafka ont expliqué ses romans comm e une para
bole religieuse.
Cette interprétation me semble fausse (parce
qu’elle voit une allégorie là où Kafka a saisi des situa
tions concrètes de la vie humaine), mais pourtant
révélatrice : partout où le pouvoir se déifie, il produit
automatiquement sa propre théologie ; partout où il
se comporte com m e D ieu, il suscite à son égard des
sentiments religieux ; en ce cas le monde peut être
décrit dans un vocabulaire théologique.
Kafka n’a pas écrit des allégories religieuses, mais
le kafkaïen (et dans la réalité, et dans la fiction) est
inséparable de son aspect théologique (ou plutôt :
pseudo-théologique).
Tertio :
Raskolnikov ne peut supporter le poids de sa
culpabilité et, pour trouver la paix, il consent volon
tairement à la punition. C ’est la situation bien
connue où la faute cherche le châtiment.
C hez Kafka, la logique est inversée. C elui qui est
puni ne connaît pas la cause de la punition. L ’absur
dité du châtiment est tellement insupportable que,
pour trouver la paix, l’accusé veut trouver une justi
fication à sa peine : le châtiment cherche la faute.
L ’ingénieur praguois est puni par une surveil
lance intense de la police. C e châtiment réclame le
crime qui n ’était pas commis, et l’ingénieur qu’on a
accusé d’avoir émigré finit par émigrer pour de bon.
L e châtiment a enfin trouvé la faute.
125
N e sachant pas de quoi il est accusé, K ., dans le
chapitre vu du Procès, se décide à exam iner toute sa
vie, tout son passé « jusque dans ses moindres
détails ». L a m achine de 1’ « autoculpabilisation »
s’est mise en branle. L ’accusé cherche sa faute.
U n jour, Am alia reçoit une lettre obscène d’un
fonctionnaire du château. Outragée, elle la déchire.
L e château n’a m êm e pas besoin de blâmer le
comportem ent téméraire d’Am alia. L a peur (la
m êm e que l’ingénieur a vue dans les yeux de sa
secrétaire) agit d’elle-m êm e. Sans aucun ordre, sans
aucun signe perceptible de la part du château, tout le
monde évite la fam ille d’Am alia com m e si elle était
pestiférée.
L e père d’Am alia veut défendre sa fam ille. Mais il
y a une difficulté : non seulement l’auteur du verdict
est introuvable, mais le verdict lui-m êm e n ’existe
pas! Pour pouvoir faire appel, pour demander la
grâce, il aurait fallu être d’abord inculpé ! L e père
im plore le château pour qu’il proclame le crim e de
sa fille. C ’est donc peu dire que le châtiment
cherche la faute. Dans ce monde pseudo-théolo
gique, le châtié supplie qu’on le reconnaisse coupable !
Il arrive souvent que, tombé en disgrâce, un Pra
guois d’aujourd’hui ne puisse trouver le moindre
emploi. Il demande, en vain, une attestation stipu
lant qu’il a commis une faute et qu’il est interdit de
l’employer. L e verdict est introuvable. Et comme, à
Prague, le travail est un devoir prescrit par la loi, il
finit par être accusé de parasitisme ; cela veut dire
qu’il est coupable de se soustraire au travail. L e châti
ment trouve la faute.
126
Quarto :
L'histoire de l’ingénieur praguois a le caractère
d’une histoire drôle, d’une blague ; elle provoque le
rire.
D eux messieurs, tout à fait quelconques (non pas
des « inspecteurs » com m e nous le fait croire la tra
duction française), surprennent un matin Joseph K.
dans son lit, lui déclarent qu’il est arrêté et mangent
son petit déjeuner. K ., fonctionnaire bien discipliné,
au lieu de les chasser de l’appartement, se défend
longuement devant eux, en chemise de nuit. Quand
Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès,
tout le monde a ri, y compris l’auteur. Ils ont ri à
juste titre : le com ique est inséparable de l’essence
même du kafkaïen.
Mais c ’est un piètre soulagement, pour l’ingé
nieur, de savoir que son histoire est comique. Il se
trouve enferm é dans la blague de sa propre vie
comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve
pas ça drôle. En effet, une blague n’est drôle que
pour ceux qui sont devant l’aquarium ; le kafkaïen,
par contre, nous em m ène à l’intérieur, dans les
entrailles d’une blague, dans l'horrible du comique.
Dans le monde du kafkaïen, le comique ne repré
sente pas un contrepoint du tragique (le tragi-
comique) com m e c ’est le cas chez Shakespeare ; il
n’est pas là pour rendre le tragique plus supportable
grâce à la légèreté du ton ; il n'accompagne pas le tra
gique, non, il le détruit dans l ’œuf en privant ainsi les
victimes de la seule consolation qu’elles puissent
encore espérer : celle qui se trouve dans la grandeur
127
(vraie ou supposée) de la tragédie. L ’ingénieur a
perdu sa patrie et tout l’auditoire rit.
128
Cette affirmation exige pourtant d’être corrigée :
le kafkaïen n’est pas une notion sociologique ou poli-
tologique. On a essayé d’expliquer les romans de
Kafka com m e une critique de la société industrielle,
de l’exploitation, de l’aliénation, de la morale bour
geoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l’univers de
Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue
le capitalisme : ni l’argent et son pouvoir, ni le
commerce, ni la propriété et les propriétaires, ni la
lutte de classes.
L e kafkaïen ne répond pas non plus à la définition
du totalitarisme. Dans les romans de Kafka, il n’y a
ni le parti, ni l’idéologie et son vocabulaire, ni la
politique, ni la police, ni l’armée.
Il semble donc plutôt que le kafkaïen représente
une possibilité élémentaire de l’homme et de son
monde, possibilité historiquement non déterminée,
qui accom pagne l’homme quasi éternellement.
Mais cette précision n’a pas fait disparaître la
question : Com m ent est-il possible qu’à Prague les
romans de Kafka se confondent avec la vie, et com
ment est-il possible qu’à Paris les mêmes romans
soient perçus comm e l’expression hermétique du
monde exclusivement subjectif de l’auteur ? Cela
signifie-t-il que cette virtualité de l’homme et de son
monde qu’on appelle kafkaïenne se transforme plus
facilem ent en destins concrets à Prague qu’à Paris ?
Il y a des tendances dans l’histoire moderne qui
produisent du kafkaïen dans la grande dimension
sociale : la concentration progressive du pouvoir ten
dant à se diviniser ; la bureaucratisation de l’activité
129
sociale qui transforme toutes les institutions en laby
rinthes à perte de vue ; la dépersonnalisation de
l’individu qui en résulte.
L es États totalitaires, en tant que concentration
extrême de ces tendances, ont mis en évidence les
rapports étroits entre les romans de K afka et la vie
réelle. Mais si en O ccident on ne sait pas voir ce lien,
ce n’est pas seulement parce que la société dite
démocratique est moins kafkaïenne que celle de
Prague d’aujourd’hui. C ’est aussi, m e semble-t-il,
parce que l’on perd ici, fatalement, le sens du réel.
C ar la société dite démocratique connaît elle aussi
le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ;
toute la planète est devenue la scène de ce processus.
L es romans de Kafka en sont une hyperbole oni
rique et im aginaire; l’État totalitaire en est une
hyperbole prosaïque et matérielle.
Mais pourquoi K afka a-t-il été le prem ier roman
cier à saisir ces tendances, qui pourtant ne se sont
manifestées sur la scène de l’Histoire, en toute clarté
et brutalité, qu’après sa mort ?
130
prétendant connaître le sens de l’Histoire, se plai
saient à évoquer le visage du futur.
Com m ent se fait-il donc que ce ne soit pas leur
œuvre, mais celle de leur solitaire compagnon,
introverti et concentré sur sa propre vie et son art,
qu’on peut recevoir aujourd’hui comm e une prophé-
de sociopolitique et qui, de ce fait, est interdite dans
'une grande partie de la planète ?
J’ai pensé à ce mystère un jour, après avoir été
témoin d’une petite scène chez une vieille amie.
Cette fem m e, pendant les procès staliniens de
Prague en 1951, a été arrêtée et jugée pour des
crimes qu’elle n’avait pas commis. D es centaines de
communistes se sont trouvés d’ailleurs, à la même
époque, dans la m ême situation qu’elle. Leur vie
durant, ils s’étaient tous entièrement identifiés à leur
Parti. Quand celui-ci est devenu d’un coup leur
accusateur, ils ont accepté, à l’instar de Joseph K.,
« d’examiner toute leur vie passée jusque dans le
moindre détail » pour trouver la faute cachée et,
finalement, avouer des crimes imaginaires. Mon
Amie a réussi à sauver sa vie parce que, grâce à son
fe xtraordinaire courage, elle a refusé de se mettre,
¡Comme tous ses camarades, comm e le poète N ., à « la
[recherche de sa faute ». Ayant refusé d’aider ses
Bourreaux, elle est devenue inutilisable pour le spec-
la c le du procès final. Ainsi, au lieu d’être pendue,
p i e a été seulement emprisonnée à perpétuité. A u
bout de quinze ans, elle a été complètement réhabili
t e et relâchée.
On a arrêté cette fem m e au moment où son enfant
131
avait un an. En sortant de prison, elle a donc retrou
vé son fils de seize ans, et elle a eu alors le bonheur
de vivre avec lui une modeste solitude à deux.
Q u ’elle se soit attachée passionnément à lui, rien
n ’est plus compréhensible. Son fils avait déjà vingt-
six ans quand, un jour, je suis allé les voir. Offensée,
vexée, la mère pleurait. L a cause en était parfaite
ment insignifiante : le fils s’était levé trop tard le
matin, ou quelque chose com m e ça. J’ai dit à la
mère : « Pourquoi t’énerver pour cette vétille ?
Est-ce que ça vaut la peine de p leu rer? T u exa
gères ! »
À la place de la mère, le fils m ’a répondu : « Non,
ma mère n’exagère pas. Ma mère est une femme
excellente et courageuse. Elle a su résister là où tout
le monde a échoué. Elle veut que je devienne un
hom m e honnête. C ’est vrai, je me suis levé trop tard,
mais ce que me reproche ma mère, c ’est quelque
chose de plus profond. C ’est mon attitude. Mon atti
tude égoïste. Je veux devenir tel que ma mère me
veut. Et je le lui promets devant toi. »
C e que le Parti n’a jamais réussi à faire avec la
mère, la mère a réussi à le faire avec son fils. Elle l’-a
contraint à s’identifier avec l’accusation absurde, à
aller « chercher sa faute », à faire un aveu public. J’ai
regardé, stupéfait, cette scène d’un mini-procès stali
nien, et j’ai compris d’emblée que les m écanism es
psychologiques qui fonctionnent à l’intérieur des
grands événements historiques (apparemment in
croyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui
régissent les situations intimes (tout à fait banales et
très-humaines).
132
5
133
On dit très souvent que les romans de K afka expri
ment le désir passionné de la com m unauté et du
contact hum ain ; il paraît que l’être déraciné
qu’est K . n ’a qu’un seul but : surmonter la malédic
tion de sa solitude. Or, cette explication est non seu
lem ent un cliché, une réduction du sens, mais un
contresens.
L ’arpenteur K . n’est pas du tout à la conquête des
gens et de leur chaleur, il ne veut pas devenir
« l’homm e parmi les homm es » com m e l’Oreste de
Sartre ; il veut être accepté non pas par une commu
nauté, mais par une institution. Pour y parvenir, il
doit payer cher : il doit renoncer à sa solitude. Et
voici son enfer : il n’est jamais seul, les deux aides
envoyés par le château le suivent sans cesse. Ils
assistent à son premier acte d’amour avec Frieda,
assis au-dessus des amants sur le comptoir du café,
et, dès ce moment-là, ils ne quittent plus leur lit.
N on pas la malédiction de la solitude, mais la soli
tude violée, telle est l’obsession de K afka !
K arl Rossmann est dérangé sans cesse par tous ; on
vend son vêtement ; on le prive de la seule photo de
ses parents ; dans le dortoir, à côté de son lit, des gar
çons font la boxe et, de temps en temps, tombent sur
lui ; Robinson et Delam arche, deux voyous,
l’obligent à vivre avec eux dans leur m énage, de sorte
que les soupirs de la grosse Brunelda résonnent dans
son sommeil.
C ’est par le viol de l’intim ité que com m ence aussi
l’histoire de Joseph K . : deux messieurs inconnus
viennent l’arrêter dans son lit. D e ce jour, il ne se
134
sentira plus seul : le tribunal le suivra, l’observera et
lui parlera ; sa vie privée disparaîtra peu à peu, ava
lée qu’elle sera par l’organisation mystérieuse qui le
traque.
Les âmes lyriques qui aiment prêcher l’abolition
du secret et la transparence de la vie privée ne se
rendent pas compte du processus qu’ils amorcent.
Le point de départ du totalitarisme ressemble à celui
du Procès : on viendra vous surprendre dans votre lit.
On y viendra com m e aimaient le faire votre père et
votre mère.
On se demande souvent si les romans de Kafka
sont la projection des conflits les plus personnels et
privés de l’auteur, ou bien la description de la
« m achine sociale » objective.
L e kafkaïen ne se lim ite ni à la sphère intim e ni à
la sphère publique ; il les englobe toutes deux. L e
public est le miroir du privé, le privé reflète le
public.
135
ment, dans cet état nouveau, arriver à temps au
bureau ? Il n’y a dans sa tête que l’obéissance et la
discipline auxquelles sa profession l’a habitué : c’est
un employé, un fonctionnaire, et tous les person
nages de Kafka le sont ; fonctionnaire conçu non pas
com m e un type sociologique (tel aurait été le cas
chez un Zola), mais com m e une possibilité humaine,
une façon élémentaire d’être.
Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire,
primo, il n’y a pas d’initiative, d’invention, de liberté
d’action ; il y a seulement des ordres et des règles :
c'est le monde de l ’obéissance.
Secundo, le fonctionnaire effectue une petite par
tie de la grande action administrative dont le but et
l’horizon lui échappent ; c’est le monde où les gestes
sont devenus mécaniques et où les gens ne
connaissent pas le sens de ce qu’ils font.
Tertio, le fonctionnaire n’a affaire qu’à des ano
nymes et à des dossiers : c’est le monde de l ’abstrait.
Situer un roman dans ce monde de l’obéissance,
du m écanique et de l’abstrait, où la seule aventure
hum aine est d’aller d’un bureau à l’autre, voilà qui
paraît contraire à l’essence m ême de la p o é sie
épique. D ’où la question : Com m ent Kafka a-t-il
réussi à transformer cette grisâtre matière a n ti
poétique en des romans fascinants ?
On peut trouver la réponse dans une lettre qu’il a
écrite à M ile n a : « L e bureau n ’est pas une in s titu tio n
stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du
stupide. » La phrase recèle un des plus grands s e c re ts
de Kafka. Il a su voir ce que personne n’a vu : non
136
seulement l’importance capitale du phénom ène
bureaucratique pour l’homme, pour sa condition et
pour son avenir, mais aussi (ce qui est encore plus
surprenant) la virtualité poétique contenue dans le
caractère fantomatique des bureaux.
Mais que veut dire : le bureau relève du fantas
tique ?
L ’ingénieur praguois saurait le comprendre : une
erreur dans son dossier l’a projeté à Londres ; ainsi il
a erré à Prague, véritable fantôme, à la recherche du
corps perdu, tandis que les bureaux qu’il visitait lui
apparaissaient com m e un labyrinthe à perle de vue
provenu d’une mythologie inconnue.
G râce au fantastique qu’il a su apercevoir dans le
monde bureaucratique, Kafka a réussi ce qui parais
sait impensable avant lui : transformer une matière
profondément antipoétique, celle de la société
bureaucratisée à l’extrême, en grande poésie de
roman ; transformer une histoire extrêmement
banale, celle d’un homme qui ne peut obtenir le
poste promis (ce qui est en fait l’histoire du Château),
'en m ythe, en épopée, en beauté jamais vue.
Après avoir élargi le décor des bureaux aux
dimensions gigantesques d’un univers, Kafka est
parvenu, sans pouvoir s’en douter, à l’image qui nous
fascine par sa ressemblance avec la société qu’il n’a
jamais connue et qui est celle des Praguois d’aujour
d’hui.
En fait, un État totalitaire n’est qu’une seule
immense administration : étant donné que tout le
travail y est étatisé, les gens de tous métiers sont
137
devenus des employés. U n ouvrier n ’est plus ouvrier,
un juge n ’est plus juge, un com m erçant n’est plus
comm erçant, un curé n ’est plus curé, ils sont tous
fonctionnaires de l’État. « J’appartiens au tribunal »,
dit le prêtre à Joseph K ., dans la cathédrale. Les avo
cats aussi, chez Kafka, sont au service du tribunal.
U n Praguois d’aujourd’hui ne s’en étonne pas. Il ne
serait pas m ieux défendu que K. Ses avocats non
plus ne sont pas au service des accusés, mais du tri
bunal.
138
m'enchantera à ce point, bien que toute la vaste
connaissance qu’il contient (toute la portée réelle du
kafkaïen) m ’ait été alors incompréhensible : j’ai été
ébloui.
Plus tard ma vue a accom modé à la lum ière du
« poème » et j’ai com m encé à voir dans ce qui m ’a
ébloui mon propre vécu ; cependant, la lum ière res
tait toujours là.
Immuable, « le poème » nous attend, dit Jan Ska-
cel, « depuis très très longtemps ». Or, dans le monde
du changem ent perpétuel, l’immuable n’est-il pas
pure illusion ?
Non. T ou te situation est le fait de l’hom m e et ne
peut contenir que ce qui est en lui ; on peut donc
imaginer qu’elle existe (elle et toute sa méta
physique) « depuis très très longtemps » en tant que
possibilité humaine.
Mais en ce cas-là, que représente l’Histoire (le
non-immuable) pour le poète ?
Dans les yeux du poète, l’Histoire se trouve, chose
étrange, dans une position parallèle à la sienne
propre : elle n'invente pas, elle découvre. Par les
situations inédites, elle dévoile ce qu’est l’homm e, ce
qui est en lui « depuis très très longtemps », ce que
sont ses possibilités.
Si le « poème » est déjà là, il serait illogique
d’accorder au poète la capacité de prévision ; non, il
Mie fait que découvrir » une possibilité hum aine (ce
« poème » qui est là « depuis très très longtemps »)
Que l’Histoire aussi, à son tour, découvrira un jour.
Kafka n ’a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui
139
l
était « là-derrière ». Il ne savait pas que sa vision était
aussi une pré-vision. Il n’avait pas l’intention de
démasquer un système social. Il a mis en lumière les
mécanismes qu’il connaissait par la pratique intime
et microsociale de l’homme, ne se doutant pas que
l’évolution ultérieure de l’Histoire les mettrait en
branle sur sa grande scène.
L e regard hypnotique du pouvoir, la recherche
désespérée de sa propre faute, l’exclusion et
l’angoisse d’être exclu, la condamnation au confor
misme, le caractère fantomatique du réel et la réalité
magique du dossier, le viol perpétuel de la vie
intime, etc., toutes ces expérimentations que l’His-
toire a effectuées avec l’hom m e dans ses immenses
éprouvettes, Kafka les a effectuées (quelques années
plus tôt) dans ses romans.
L a rencontre de l’univers réel des États totalitaires
et du « poème » de Kafka gardera toujours quelque
chose de mystérieux, et elle témoignera que l’acte du
poète, par son essence même, est incalculable ; et
paradoxal : l’énorme portée sociale, politique,
« prophétique » des romans de Kafka réside juste
ment dans leur « non-engagement », c ’est-à-dire dans
leur autonomie totale à l ’é g a r d de tous p r o g r a m m e s
politiques, concepts idéologiques, prognoses futuro-
logiques.
En effet, si, au lieu de rechercher « le poème »
caché «quelque part là-derrière », le poète « s’engage »
à servir une vérité connue d’avance (qui s’offre elle-
même et qui est « là-devant »), il renonce ainsi à la
mission propre de la poésie. Et il importe peu que la
140
vérité préconçue s’appelle révolution ou dissidence,
foi chrétienne ou athéisme, qu’elle soit plus juste ou
moins juste ; le poète au service d’une autre vérité
que celle qui est à découvrir (qui est éblouissement)
est un faux poète.
Si je tiens si ardemment à l’héritage de Kafka, si je
le défends comm e mon héritage personnel, ce n’est
pas parce que je crois utile d’imiter l’inimitable (et de
découvrir encore une fois le kafkaïen), mais à cause
de ce formidable exem ple d'autonomie radicale du
roman (de la poésie qu’est le roman). G râce à elle,
Franz Kafka a dit sur notre condition hum aine (telle
qu’elle se révèle dans notre siècle) ce qu’aucune
réflexion sociologique ou politologique ne pourra
nous dire.
SIXIÈME PARTIE
S O IX A N T E -T R E IZ E M O TS
En 1968 et 1969, L a Plaisanterie a été traduit dans
toutes les langues occidentales. Mais quelles surprises !
En France, le traducteur a récrit le roman en orne
mentant mon style. En Angleterre, l ’éditeur a coupé
tous les passages réflexifs, éliminé les chapitres musico-
logiques, changé l ’ordre des parties, recomposé le
roman. Un autre pays. Je rencontre mon traducteur: il
ne connaît pas un seul mot de tchèque. « Comment
avez-vous traduit ? » Il répond: « Avec mon cœur », et
me montre ma photo qu’il sort de son portefeuille. Il
était si sympathique que j ’ai fa illi croire qu’on pouvait
vraiment traduire grâce à une télépathie du cœur. Bien
sûr, c’était plus simple : il avait traduit à partir du
rem iting français, de même que le traducteur en
Argentine. Un autre pays : on a traduit du tchèque.
J ’ouvre le livre et je tombe par hasard sur le monologue
d’Helena. Les longues phrases dont chacune occupe
chez moi tout un paragraphe sont divisées en une mul
titude de phrases simples... L e choc causé par les tra
ductions de La Plaisanterie m'a marqué à jamais.
145
Heureusement, j ’a i rencontré plus tard des traducteurs
fidèles. Mais aussi, hélas, de moins fidèles... E t pour
tant, pour moi qui n’ai pratiquement plus le public
tchèque les traductions représentent tout. C ’est pour
quoi il y a quelques années, je me suis décidé à mettre
enfin de l ’ordre dans les éditions étrangères de mes
livres. Cela n’a pas été sans conflits ni sans fatigue : la
lecture, le contrôle, la révision de mes romans, anciens
et nouveaux, dans les trois ou quatre langues étrangères
que je sais lire ont entièrement occupé toute une période
de ma vie...
L ’auteur qui s’évertue à surveiller les traductions
de ses romans court après les innombrables mots
comme un berger derrière un troupeau de moutons
sauvages; triste figure pour lui-même, risible pour les
autres. J e soupçonne mon ami Pierre Nora, directeur
de la revue L e Débat, de s’être bien rendu compte de
l ’aspect tristement comique de mon existence de ber
ger. Un jour, avec une compassion mal dissimulée, il
m’a dit : « Oublie enfin tes tourments et écris plutôt
quelque chose pour moi. Les traductions t’ont obligé à
réfléchir sur chacun de tes mots. Écris donc ton dic
tionnaire personnel. Dictionnaire de tes romans. Tes
mots-clés, tes mots-problèmes, tes mets-amours... »
Voilà, c’est fa it
146
Son corps mit fin à sa résistance passive ;
Ba n d e r . «
Édouard était ému ! » (Risibles amours.) C ent fois,
je me suis arrêté, mécontent, sur ce mot « ém u ».
En tchèque, Édouard est « excité ». Mais ni ém u ni
excité ne me satisfaisaient. Puis, tout d’un coup,
j’ai trouvé ; il fallait dire : « Édouard banda ! »
Pourquoi cette idée si simple ne m ’est-elle pas
venue plus tôt ? Parce que ce mot n’existe pas en
tchèque. A h, quelle honte : ma langue maternelle
ne sait pas bander ! A la place de « bander », les
Tchèques sont obligés de dire : sa bitte s’est mise
debout. Image charmante, mais un peu enfantine.
Elle a pourtant donné cette belle tournure popu
laire : « Ils étaient là, debout, com m e des bittes. »
C e qui, dans l’esprit tchèque, sceptique, veut dire :
Ils étaient là, debout - étonnés, penauds, ridicules.
147
Kafka la découvre comm e étrange, noire beauté.
Beauté, la dernière victoire possible de l’homme
qui n’a plus d’espoir. Beauté dans l’art : lumière
subitement allum ée du jamais-dit. Cette lumière
qui irradie des grands romans, le temps n’arrive
pas à l’assombrir car, l’existence hum aine étant
perpétuellem ent oubliée par l’homm e, les décou
vertes des romanciers, si vieilles qu’elles soient, ne
pourront jamais cesser de nous étonner.
148
C h ez-soi. Domov (en tchèque), das Heim (en alle
mand), home (en anglais) veut dire : le lieu où j’ai
mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topo
graphiques n’en sont déterminées que par décret
du cœ ur : il peut s’agir d’une seule pièce, d’un
paysage, d’un pays, de l’univers. Das Heim de la
philosophie allemande classique : l’antique monde
grec. L ’hym ne tchèque com m ence par le vers :
« Où est-il mon domov ?» On traduit en français :
« Où est-elle ma patrie ? » Mais la patrie est autre
chose : la version politique, étatique du domov.
Patrie, mot fier. Das Heim, mot sentimental. Entre
patrie et foyer (ma maison concrète à moi), le fran
çais (la sensibilité française) connaît une lacune.
On ne peut la combler que si l’on donne au chez-
soi le poids d’un grand mot. (Voir L it a n ie .)
149
C o m iq u e . En nous offrant la belle illusion de la gran
deur hum aine, le tragique nous apporte une
consolation. L e com ique est plus cruel : il nous
révèle brutalement l’insignifiance de tout. Je sup
pose que toutes les choses hum aines contiennent
leur aspect com ique qui, dans certains cas, est
reconnu, admis, exploité, dans d’autres cas, voilé.
L es vrais génies du com ique ne sont pas ceux qui
nous font rire le plus, mais ceux qui dévoilent une
zone inconnue du comique. L ’Histoire a toujours
été considérée com m e un territoire exclusivement
sérieux. Or, il y a le com ique inconnu de l’His-
toire. C om m e il y a le com ique (difficile à accep
ter) de la sexualité.
150
C r é p u s c u le (et vélocipédiste). « ... vélocipédiste (ce
mot lui semblait beau com m e le crépuscule)... »
(La vie est ailleurs.) C es deux substantifs me
paraissent magiques parce qu’ils viennent de si
loin. Crepusculum, le mot chéri d’Ovide. V éloci
pède, le mot qui vient à nous des commencements
lointains et naïfs de l’Â ge technique.
151
de l’accuser de ne pas me ressembler, mais que
c ’était moi le coupable de cette dissemblance.....
Et dans L e L ivre du rire et de l ’oubli : « L e destin
n’a pas l’intention de lever ne serait-ce que le petit
doigt pour M irek (pour son bonheur, sa sécurité,
sa bonne hum eur et sa santé), tandis que Mirek est
prêt à tout faire pour son destin (pour sa grandeur,
sa clarté, sa beauté, son style et son sens intelli
gible). Il se sent responsable de son destin, mais
son destin ne se sent pas responsable de lui. »
Contrairem ent à Mirek, le personnage hédo
niste du quadragénaire (La vie est ailleurs) tient à
« l’idylle de son non-destin ». (Voir : I d y l l e . ) En
effet, un hédoniste se défend contre la trans
formation de sa vie en destin. L e destin nous vam-
pirise, nous pèse, il est comm e un boulet de fer
attaché à nos chevilles. (Le quadragénaire, soit dit
en passant, m ’est le plus proche de tous mes per
sonnages.)
152
p ro fesseu rs, h isto rien s, h o m m e s d e c in é m a et de
th éâtre.
Synchronisme étonnant. Il fait penser que c ’est
dans l’Europe tout entière que l’élite culturelle est
en train de céder sa place à d’autres élites. À l’élite
de l’appareil policier, là-bas. À l’élite de l’appareil
mass-médiatique, ici. C es nouvelles élites, per
sonne ne les accusera d’élitisme. Ainsi, le mot
élitisme tombera bientôt dans l’oubli. (Voir :
E u ro p e .)
153
E u ro p e . A u M oyen  ge, l’unité européenne repo
sait sur la religion comm une. À l’époque des
Tem ps modernes, elle céda la place à la culture (à
la création culturelle) qui devint la réalisation des
valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se
reconnaissaient, se définissaient, s’identifiaient.
Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place.
Mais à quoi et à qui ? Q uel est le domaine où
se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles
d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le
m arché ? L a politique avec l’idéal de démocratie,
avec le principe de tolérance ? Mais cette tolé
rance, si elle ne protège plus aucune création
riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas
vide et inutile ? O u bien peut-on comprendre la
démission de la culture com m e une sorte de déli
vrance à laquelle il faut s’abandonner avec eupho
rie ? Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir
que la culture a déjà cédé la place. Ainsi, l’image
de l’identité européenne s’éloigne dans le passé.
Européen : celui qui a la nostalgie de l’Europe.
154
la m usique européenne se trouve ici. xixe siècle :
quelques grands poètes mais aucun Flaubert ;
l’esprit du Biederm eier : le voile de l’idylle jeté sur
le réel. A u xxf siècle, la révolte. L es plus grands
esprits (Freud, les romanciers) revalorisent ce qui
fut pendant des siècles m éconnu et inconnu : la
rationnelle lucidité démystificatrice ; le sens du
réel ; le roman. L eur révolte est juste à l’opposé de
celle du modernisme français, antirationaliste,
antiréaliste, lyrique ; (cela causera bien des m alen
tendus). L a pléiade des grands romanciers centre-
européens : Kafka, Hasek, M usil, Broch, Gom bro-
wicz : leur aversion pour le romantisme ; leur
am our pour le roman prébalzacien et pour l’esprit
libertin (Broch interprétant le kitsch com m e une
conspiration du puritanisme monogame contre le
siècle des Lum ières) ; leur m éfiance à l’égard de
l’Histoire et de l’exaltation de l’avenir ; leur moder
nisme en dehors des illusions de l’avant-garde.
L a destruction de l’Empire, puis, après 1945, la
m arginalisation culturelle de l’A utriche et la non-
existence politique des autres pays font de
l’Europe centrale le miroir prémonitoire du destin
possible de toute l’Europe, le laboratoire du cré
puscule.
155
à Joyce! Voulait-il renier par là sa « centre-
européanité » ? N on, il voulait seulement dire que
les contextes nationaux, régionaux ne servent à
rien quand il s'agit de saisir le sens et la valeur d ’une
œ uvre.
156
d’être entraîné dans ce qu’on appelle les « débats
d’idées ». L e désespoir que m ’inspire l’époque
obnubilée par les idées, indifférente aux œuvres.
157
Prem ier titre envisagé pour L ’Insoute-
I n e x p é r ie n c e .
nable Légèreté de l ’être : « L a planète de l’inexpé
rience ». L ’inexpérience comm e une qualité de la
condition humaine. O n est né une fois pour toutes,
on ne pourra jamais recom m encer une autre vie
avec les expériences de la vie précédente. On sort
de l’enfance sans savoir ce qu’est la jeunesse, on se
marie sans savoir ce que c ’est que d’être marié, et
m êm e quand on entre dans la vieillesse, on ne sait
pas où l’on va : les vieux sont des enfants innocents
de leur vieillesse. En ce sens, la terre de l’homme
est la planète de l’inexpérience.
158
plus scrupuleux ne distinguent plus les mots qu’un
écrivain a écrits et signés de ses propos rapportés.
(Précédent historique : Les conversations avec
Kafka de Gustav Janouch, mystification qui, pour
des kafkologues, est une source inépuisable de cita
tions.) En juin 1985, j’ai ferm em ent décidé : jamais
plus d’interviews. Sauf les dialogues, corédigés par
moi, accompagnés de mon copyright, tout mien
propos rapporté doit être considéré, à partir de cette
date, comm e un faux.
159
chaque roman digne de ce mot, si lim pide soit-il,
est suffisamment difficile par sa consubstantielle
ironie.
160
l’art vrai, on oppose le divertissement. À l’art
grand, l’art léger, mineur. Mais quant à moi, je
n’ai jamais été agacé par les romans policiers
d’Agatha Christie ! En revanche, Tchaikovski,
Rachmaninov, Horowitz au piano, les grands
film s hollywoodiens, Kramer contre Kramer, Doc
teur Jivago (ô pauvre Pasternak !), c ’est ce que je
déteste, profondément, sincèrement. Et je suis de
plus en plus irrité par l’esprit du kitsch présent
dans les œ uvres dont la form e se veut moderniste.
(J’ajoute : l’aversion que N ietzsche a éprouvée
pour les « jolis mots » et les « manteaux de parade »
de Victor H ugo fut le dégoût du kitsch avant la
lettre.)
161
cette légèreté n ’est pas autrement terrifiante que
les sentiments hystériques du héros russe. »
Et L e L ivre du rire et de l ’oubli : « Cette poche
vide dans l’estomac, c’est justement cette insup
portable absence de pesanteur. Et de même qu’un
extrême peut à tout moment se changer en son
contraire, la légèreté portée à son maximum est
devenue l’effroyable pesanteur de la légèreté et
Tam ina sait qu’elle ne pourra pas la supporter une
seconde de plus. »
C e n’est qu’en relisant les traductions de tous
mes livres que je me suis aperçu, consterné, de ces
répétitions! Puis, je m e suis consolé : tous les
romanciers n ’écrivent, peut-être, qu’une sorte de
thème (le premier roman) avec variations.
162
nir, un monum ent, la conservation imaginaire de
ce qui n’existe plus et je sentais que le sol de ce
chez-moi se dérobait sous mes pieds et que je glis
sais, clarinette aux lèvres, dans la profondeur des
années, des siècles, dans une profondeur sans
fond, et je me disais avec étonnement que mon
seul chez-moi était justement cette descente, cette
chute, chercheuse et avide, et je m ’abandonnai à
lui et à la volupté de mon vertige ».
Dans la première édition française, toutes les
répétitions étaient remplacées par des synonymes :
« ... et il m ’apparaissait qu’à l’intérieur de ces
couplets, j’étais chez moi, que j’étais issu d’eux, que
leur entité était mon signe originel, mon foyer qui,
pour avoir essuyé ma forfaiture, m ’en appartenait
davantage (puisque la plainte la plus poignante
s’élève du nid dont nous avons démérité) ; il est
vrai qu’incontinent je comprenais qu’il n ’était pas
de ce monde (mais de quel gîte peut-il s’agir, s’il
n’est pas situé ici-bas ?), que la chair de nos chants
et de nos mélodies n’avait d’autre épaisseur que
celle du souvenir, monum ent, survivance imagée
d’un réel fabuleux qui n’existe plus et je sentais
sous mes pieds se dérober le soubassement conti
nental de ce foyer, je me sentais glisser, clarinette
aux lèvres, précipité au gouffre des années, des
siècles, dans un abîme sans fond et je me disais,
tout étonné, que cette descente était mon seul
refuge, cette chute chercheuse, avide, et ainsi m e
laisser filer, tout à la volupté de mon vertige ».
Les synonymes ont détruit non seulement la
163
mélodie du texte mais aussi la clarté du sens.
(Voir : R é p é t it io n s .)
§ * • ï U J.
■ ' '===•
CfA*' je i l dix A’ ***■
164
L y r iq u e . Dans L ’Insoutenable Légèreté de l’être, on
parle de deux types de coureurs de femm es : cou
reurs lyriques (ils cherchent dans chaque femme
leur propre idéal) et coureurs épiques (ils cher
chent chez les femmes la diversité infinie du
monde féminin). C ela répond à la distinction clas
sique du lyrique, de l’épique (et du dramatique),
distinction qui n ’est apparue que vers la fin du
xvmf siècle en Allem agne et a été magistralement
développée dans l’Esthétique de H egel : le lyrique
est l’expression de la subjectivité qui se confesse ;
l’épique vient de la passion de s’emparer de l’objec
tivité du monde. L e lyrique et l’épique dépassent
pour moi le domaine esthétique, ils représentent
deux attitudes possibles de l’homme à l’égard de
lui-m ême, du monde, des autres (l’âge lyrique =
l’âge de la jeunesse). Hélas, cette conception du
lyrique et de l’épique est si peu fam ilière aux Fran
çais que j’ai été obligé de consentir que, dans la tra
duction française, le coureur lyrique devienne le
baiseur romantique, et le coureur épique le baiseur
libertin. L a m eilleure solution, mais qui m ’a quand
même un peu attristé.
165
fem m es étaient emprisonnés, était entièrement
tapissé de vers et, devant ce mur, on dansait. Ah
non, pas une danse macabre. Ici l’innocence dan
sait ! L ’innocence avec son sourire sanglant » (La
vie est ailleurs).
166
bien : « Déjà sa prière s’effeuille et se dresse de sa
bouche com m e un arbrisseau mort. » (Cahiers de
Malte Laurids Brigge.) En revanche, la métaphore
me paraît irremplaçable com m e moyen de saisir,
en une révélation soudaine, l’insaisissable essence
des choses, des situations, des personnages. La
métaphore-définition. Par exem ple, chez Broch,
celle de l’attitude existentielle d’Esch : « Il désirait
la clarté sans équivoque : il voulait créer un monde
d’une simplicité si claire que sa solitude puisse
être liée à cette clarté comm e à un poteau de fer. »
(Les Somnambules.) Ma règle : très peu de méta
phores dans un roman ; mais celles-ci doivent être
ses points culminants.
167
M is o m u s e . N e pas avoir de sens pour l’art, ce n’est
pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas
écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le miso
muse ne vit pas en paix. Il se sent hum ilié par
l’existence d’une chose qui le dépasse et il la
hait. Il existe une misomusie populaire comme il
y a un antisémitisme populaire. L es régimes fas
cistes et communistes savaient en profiter quand
ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y
a la misomusie intellectuelle, sophistiquée : elle
se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé
au-delà de l’esthétique. L a doctrine de l’art
engagé : l’art com m e moyen d’une politique. Les
théoriciens pour qui une œ uvre d’art n’est qu’un
prétexte pour l’exercice d’une méthode (psycha
nalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La
misomusie démocratique : le marché en tant que
juge suprême de la valeur esthétique.
168
Beckett, Ionesco, Fellini... A u fur et à mesure
qu’on s’enfonce dans l’avenir, l’héritage du
« modernisme antimoderne » prend de la gran
deur.
169
désigner des tromperies d’une portée exclusive
ment comique. Diderot a quarante-sept ans quand
il monte un extraordinaire canular en faisant
croire au marquis de Croismare qu’une jeune reli
gieuse m alheureuse sollicite sa protection. Pen
dant plusieurs mois, il envoie au marquis tout ému
des lettres signées d’une fem m e qui n’existe pas.
Son roman L a Religieuse est né de cette mystifica
tion : une raison de plus pour aimer Diderot et son
siècle. Mystification : la façon active de ne pas
prendre au sérieux le monde.
170
fais de son prénom, si cher, si cher, le quarante-
septième de ces soixante-treize mots.
171
O u b li. « La lutte de l’homme contre le pouvoir est
la lutte de la m émoire contre l’oubli. » Cette
phrase du L ivre du rire et de l ’oubli, prononcée
par un personnage, Mirek, est souvent citée
comm e le message du roman. C ’est que le lec
teur reconnaît dans un roman d’abord le « déjà
connu ». L e « déjà connu » de ce roman est le
fam eux thème d’Orwell : l’oubli imposé par un
pouvoir totalitaire. Mais l’originalité du récit sur
M irek, je l’ai vue tout à fait ailleurs. C e Mirek
qui, de toutes ses forces, se défend pour qu’on ne
l’oublie pas (lui et ses amis et leur combat poli
tique) fait en m ême temps l’impossible pour
faire oublier l’autre (son ex-maîtresse dont il a
honte). Avant de devenir un problème politique,
le vouloir de l’oubli est un problème anthropolo
gique : depuis toujours, l’homme connaît le désir
de récrire sa propre biographie, de changer le
passé, d’effacer les traces, et les siennes et celles
des autres. L e vouloir de l’oubli est loin d’être
une simple tentation de tricher. Sabina n’a
aucune raison de cacher quoi que ce soit, pour
tant elle est poussée par le désir irrationnel de se
faire oublier. L ’oubli : à la fois injustice absolue
et consolation absolue.
172
avantages : limitation radicale de la graphomanie ;
diminution de l’agressivité dans la vie littéraire ;
disparition de l’interprétation biographique d’une
œuvre.
173
la marque. » La richesse du vocabulaire n ’est pas
une valeur en soi : chez Hem ingway, c ’est la lim i
tation du vocabulaire, la répétition des mêmes
mots dans le m ême paragraphe qui font la mélo
die et la beauté de son style. L e raffinement
ludique de la répétition dans le premier para
graphe d’une des plus belles proses françaises :
« J’aimais éperdum ent la Comtesse de... ; j’avais
vingt ans, et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me
fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regret
ta i; j’avais vingt ans, elle me pardonna : et
com m e j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, tou
jours trompé, mais plus quitté, je me croyais
l’amant le m ieux aimé, partant le plus heureux
des hommes... » (Vivant D enon : Point de lende
main.) (Voir : L it a n ie .)
174
ment une histoire drôle, elle devient de plus en
plus triste », dit-il. L ’Europe a regardé l’histoire
drôle de sa propre existence pendant un temps si
long que, au xxc siècle, l’épopée gaie de Rabelais
s’est m uée en comédie désespérée de Ionesco qui
dit : « Il y a peu de chose qui sépare l’horrible du
comique. » L ’histoire européenne du rire touche à
sa fin.
R o m a n . L a g ra n d e fo r m e d e la p ro se o ù l ’a u te u r, à
tra v ers d es e g o e x p é r im e n ta u x (p e rso n n a g es), e x a
m in e ju sq u ’ au b o u t q u e lq u e s th è m e s d e l ’e x is
te n c e .
175
les « romanciers devenus poètes » sont violemment
antilyriques : Flaubert, Joyce, Kafka, Gombro-
wicz. Roman = poésie antilyrique.
176
. dévoiler un aspect inconnu de l’existence. Il n’est
pas fasciné par sa voix mais par une form e qu’il
poursuit, et seules les formes qui répondent aux
exigences de son rêve font partie de son œuvre.
Fielding, Sterne, Flaubert, Proust, Faulkner,
f Céline.
L ’écrivain s’inscrit sur la carte spirituelle de son
temps, de sa nation, sur celle de l’histoire des
idées.
L e seul contexte où l’on peut saisir la valeur
d’un roman est celui de l’histoire du roman. L e
romancier n ’a de comptes à rendre à personne,
sauf à Cervantes.
177
ma vie privée », dit Nabokov. Italo Calvino avertit :
à personne il ne dira un seul mot vrai sur sa propre
vie. Et Faulkner désire « être en tant qu’homme
annulé, supprimé de l’histoire, ne laissant sur e lle
aucune trace, rien d’autre que les livres impri
més ». (Soulignons : livres et imprimés, donc pas de
manuscrits inachevés, pas de lettres, pas de jour
naux.) D ’après une métaphore célèbre, le roman
cier démolit la maison de sa vie pour, avec les
briques, construire une autre maison : celle de son
roman. D ’où il résulte que les biographes d’un
romancier défont ce que le romancier a fait, refont
ce qu’il a défait. L eur travail, purement négatif du
point de vue de l’art, ne peut éclairer ni la valeur
ni le sens d’un roman ; il peut à peine identifier
quelques briques. A u moment où Kafka attire p lu s
l’attention que Joseph K ., le processus de la mort
posthume de Kafka est amorcé.
178
admiration pour O livier Messiaen : grâce à sa
technique de petites valeurs rythmiques ajoutées
ou retirées, il invente une structure temporelle
imprévisible et incalculable. Idée reçue : le génie
du rythme se manifeste par la régularité bruyam
ment soulignée. Erreur. L ’assommant prim iti
visme rythmique du rock : le battement du cœ ur
est am plifié pour que l’homm e n ’oublie pas une
seconde sa marche vers la mort.
179
de l’esprit germanique. La maturité de la culture
polonaise : G om browicz qui joyeusement violente
la « polonité ». Impensable pour les Russes de vio
lenter la « russité », essence im m aculée. N u l Mann,
nul G om browicz parmi eux.
180
toute la fissure entre les deux continents. En
Europe, nous vivons la fin des Tem ps modernes ;
la fin de l’individualisme ; la fin de l’art conçu
com m e expression d’une originalité personnelle
irremplaçable ; la fin annonçant l’époque d’une
uniformité sans pareille. Cette sensation de fin,
l’Am érique ne la ressent pas, elle qui n’a pas vécu
la naissance des Tem ps modernes et n’est que leur
héritière tardive. Elle connaît d’autres critères de
ce qui est le comm encem ent et de ce qui est la fin.
181
un des aspects les plus effroyables de la vie
moderne. Règle : plus les affaires de l’État sont
opaques, plus transparentes doivent être les affaires
d’un individu ; la bureaucratie bien qu’elle repré
sente une chose publique est anonyme, secrète,
codée, inintelligible, alors que l’homme privé est
obligé de dévoiler sa santé, ses finances, sa situa
tion de fam ille et, si le verdict mass-médiatique l’a
décidé, il ne trouvera plus un seul instant d’inti
mité ni en amour, ni dans la maladie, ni dans la
mort. L e désir de violer l’intim ité d’autrui est
une form e immémoriale de l’agressivité qui,
aujourd’hui, est institutionnalisée (la bureaucratie
avec ses fiches, la presse avec ses reporters), mora
lem ent justifiée (le droit à l’information devenu le
prem ier des droits de l’homme) et poétisée (par le
beau mot : transparence).
182
changem ent de situation : hier, on a pu encore
voir dans la pluriform ité, dans l’échappement à
l’uniforme, un idéal, une chance, une victoire ;
demain, la perte de l’uniform e représentera un
malheur absolu, un rejet en dehors de l’humain.
D epuis Kafka, grâce aux grands appareils qui cal
culent et planifient la vie, l’uniformisation du
monde a avancé énormément. Mais quand un
phénom ène devient général, quotidien, omni
présent, on ne le distingue plus. D ans l’euphorie
de leur vie uniform e, les gens ne voient plus l’uni
form e qu’ils portent.
\ V
183
maliste) d’une œ uvre (d’une période historique,
d’une culture, etc.), si on met le signe d’égalité
entre toutes les cultures et toutes les activités
culturelles (Bach et le rock, les bandes dessinées
et Proust), si la critique d’art (méditation sur la
valeur) ne trouve plus de place pour s’exprimer,
1’ « évolution historique de l’art » embrumera son
sens, s’écroulera, deviendra le dépôt immense et
absurde des œuvres.
184
V i e i l le s s e . « L e vieux savant observait les jeunes
gens tapageurs et il comprit soudain qu’il était le
seul dans cette salle à posséder le privilège de la
liberté, parce qu’il était âgé ; c ’est seulement
quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opi
nion du troupeau, l’opinion du public et de l’ave
nir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a
ni yeux ni oreilles, il n ’a pas besoin de lui plaire ; il
peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de
faire et de dire » (La vie est ailleurs). Rembrandt et
Picasso. Bruckner et Janacek. Bach de L ’A rt de la
fugue.
SEPTIÈM E PARTIE
D IS C O U R S D E JÉ R U S A L E M
LE ROM AN E T L ’EU ROPE
Si le prix le plus important que décerne Israël est
destiné à la littérature internationale, ce n ’est pas, me
semble-t-il, le fait du hasard mais d’une longue tradi
tion. En effet, ce sont les grandes personnalités juives
qui, éloignées de leur terre originelle, élevées au-
dessus des passions nationalistes, ont toujours montré
une sensibilité exceptionnelle pour une Europe
supranationale, Europe conçue non pas comm e ter
ritoire mais comm e culture. Si les Juifs, même après
avoir été tragiquement déçus par l’Europe, sont
pourtant restés fidèles à ce cosmopolitisme euro
péen, Israël, leur petite patrie enfin retrouvée, surgit
à mes yeux comm e le véritable coeur de l’Europe,
étrange cœ ur placé au-delà du corps.
C ’est avec une grande émotion que je reçois
aujourd’hui le prix qui porte le nom de Jérusalem et
l’empreinte de ce grand esprit cosmopolite juif. C ’est
en romancier que je le reçois. Je souligne, romancier,
je ne dis pas écrivain. L e romancier est celui qui,
selon Flaubert, veut disparaître derrière son œuvre.
189
Disparaître derrière son œ uvre, cela veut dire renon
cer au rôle d’hom m e public. C e n ’est pas facile
aujourd’hui où tout ce qui est tant soit peu important
doit passer par la scène insupportablement éclairée
des mass media qui, contrairement à l’intention de
Flaubert, font disparaître l’œ uvre derrière l’image
de son auteur. Dans cette situation, à laquelle per
sonne ne peut entièrem ent échapper, l’observation
de Flaubert m ’apparaît presque com m e une mise en
garde : en se prêtant au rôle d’hom m e public, le
romancier met en danger son œ uvre qui risque
d’être considérée com m e un simple appendice de ses
gestes, de ses déclarations, de ses prises de position.
O r, le romancier n’est le porte-parole de personne et
je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il
n’est m ême pas le porte-parole de ses propres idées.
Quand Tolstoï a esquissé la première variante A'Anna
Karénine, Anna était une femm e très antipathique et
sa fin tragique n ’était que justifiée et méritée. La ver
sion définitive du roman est bien différente, mais je
ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses
idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture,
il écoutait une autre voix que celle de sa conviction
m orale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais
appeler la sagesse du roman. T ou s les vrais roman
ciers sont à l’écoute de cette sagesse supra-
personnelle, ce qui explique que les grands romans
sont toujours un peu plus intelligents que leurs
auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents
que leurs œ uvres devraient changer de métier.
M ais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le
190
roman ? Il y a un proverbe ju if admirable : L ’homme
pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aime
imaginer que François Rabelais a entendu un jour le
rire de D ieu et que c ’est ainsi que l’idée du premier
grand roman européen est née. Il me plaît de penser
que l’art du roman est venu au monde com m e l’écho
du rire de Dieu.
Mais pourquoi D ieu rit-il en regardant l’homme
qui pense ? Parce que l’hom m e pense et la vérité lui
échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la
pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et
enfin, parce que l’hom m e n’est jamais ce qu’il pense
être. C ’est à l’aube des T em ps modernes que cette
situation fondamentale de l’homme, sorti du M oyen
 ge, se révèle : don Quichotte pense, Sancho pense,
et non seulement la vérité du monde mais la vérité
de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers
romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle
situation de l’hom m e et ont fondé sur elle l’art nou
veau, l’art du roman.
François Rabelais a inventé beaucoup de néolo
gismes qui sont ensuite entrés dans la langue fran
çaise et dans d’autres langues, mais un de ces mots a
été oublié et on peut le regretter. C ’est le mot agé-
laste ; il est repris du grec et il veut dire : celui qui ne
rit pas, qui n’a pas le sens de l’humour. Rabelais
détestait les agélastes. Il en avait peur. Il se plaignait
que les agélastes fussent si « atroces contre lui » qu’il
avait failli cesser d’écrire, et pour toujours.
Il n’y a pas de paix possible entre le romancier et
l’agélaste. N ’ayant jamais entendu le rire de D ieu,
191
les agélastes sont persuadés que la vérité est claire,
que tous les hommes doivent penser la m ême chose
et qu’eux-mêmes sont exactement ce qu’ils pensent
être. Mais c’est précisément en perdant la certitude
de la vérité et le consentement unanime des autres
que l’homme devient individu. L e roman, c’est le
paradis imaginaire des individus. C ’est le territoire
où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna ni
Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et
Anna et Karénine.
Dans le troisième livre de Gargantua et Panta
gruel, Panurge, le premier grand personnage roma
nesque qu’ait connu l’Europe, est tourmenté par la
question : doit-il se marier ou non ? Il consulte des
médecins, des voyants, des professeurs, des poètes,
des philosophes qui à leur tour citent Hippocrate,
Aristote, Homère, Héraclite, Platon. Mais après ces
énormes recherches érudites qui occupent tout le
livre, Panurge ignore toujours s’il doit ou non se
marier. Nous, lecteurs, nous ne le savons pas non
plus mais, en revanche, nous avons exploré sous tous
les angles possibles la situation aussi cocasse qu’élé
mentaire de celui qui ne sait pas s’il doit ou non se
marier.
L ’érudition de Rabelais, si grande soit-elle, a donc
un autre sens que celle de Descartes. L a sagesse du
roman est différente de celle de la philosophie. L e
roman est né non pas de l’esprit théorique mais de
l’esprit de l’hum our. Un des échecs de l’Europe est
de n ’avoir jamais compris l’art le plus européen - le
roman ; ni son esprit, ni ses immenses connaissances
192
et découvertes, ni l’autonomie de son histoire. L ’art
inspiré par le rire de D ieu est, par son essence, non
pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéo
logiques. A l’instar de Pénélope, il défait pendant la
nuit la tapisserie que des théologiens, des philo
sophes, des savants ont ourdie la veille.
C es derniers temps, on a pris l’habitude de dire du
mal du xvmc siècle et on est arrivé jusqu’à ce cliché :
le m alheur du totalitarisme russe est l’œ uvre de
l’Europe, notamment du rationalisme athée du
siècle des Lum ières, de sa croyance en la toute-
puissance de la raison. Je ne me sens pas compétent
pour polémiquer contre ceux qui rendent Voltaire
responsable du goulag. Par contre, je m e sens
compétent pour dire : le xvm e siècle n’est pas seule
ment celui de Rousseau, de Voltaire, d’Holbach,
mais aussi (sinon surtout !) celui de Fielding, de
Sterne, de G oethe, de Laclos.
D e tous les romans de cette époque, c’est Tristram
Shandy de Laurence Sterne que je préfère. Un
roman curieux. Sterne l’ouvre par l’évocation de la
nuit où Tristram fut conçu, mais à peine comm ence-
t-il à en parler qu’une autre idée le séduit aussitôt, et
cette idée, par libre association, appelle une autre
réflexion, puis une autre anecdote, en sorte qu’une
digression suit l’autre, et Tristram , héros du livre, est
oublié pendant une bonne centaine de pages. Cette
façon extravagante de composer le roman pourrait
apparaître com m e un simple jeu formel. Mais, dans
l’art, la form e est toujours plus qu’une forme.
Chaque roman, bon gré mal gré, propose une
193
réponse à la question : qu’est-ce que l’existence
hum aine et où réside sa poésie ? L es contemporains
de Sterne, Fielding par exemple, ont su surtout goû
ter l’extraordinaire charm e de l’action et de l’aven
ture. L a réponse sous-entendue dans le roman de
Sterne est différente : la poésie, selon lui, réside non
pas dans l’action mais dans l'interruption de l ’action.
Peut-être, indirectement, un grand dialogue
s’est-il engagé ici entre le roman et la philosophie.
L e rationalisme du xvin' siècle repose sur la phrase
fameuse de L eibn iz m ih il est sine ratione. Rien de ce
qui est n’est sans raison. L a science stimulée par
cette conviction examine avec acharnement le pour
quoi de toutes choses en sorte que tout ce qui est
paraît explicable, donc calculable. L ’hom m e qui
veut que sa vie ait un sens renonce à chaque geste
qui n’aurait pas sa cause et son but. Toutes les bio
graphies sont écrites ainsi. L a vie apparaît comm e
une trajectoire lum ineuse de causes, d’effets,
d’échecs et de réussites, et l’homme, fixant son
regard impatient sur l’enchaînem ent causal de ses
actes, accélère encore sa course folle vers la mort.
Face à cette réduction du monde à la succession
causale d’événements, le roman de Sterne, par sa
seule forme, affirm e : la poésie n’est pas dans l’action
mais là où l’action s’arrête ; là où le pont entre une
cause et un effet est brisé et où la pensée vagabonde
dans une douce liberté oisive. L a poésie de l’exis
tence, dit le roman de Sterne, est dans la digression.
Elle est dans l’incalculable. Elle est de l’autre côté de
la causalité. Elle est sine ratione, sans raison. Elle est
de l’autre côté de la phrase de Leibniz.
194
On ne peut donc pas juger l’esprit d’un siècle
exclusivement selon ses idées, ses concepts théo
riques, sans prendre en considération l’art et parti
culièrem ent le roman. L e x ix ' siècle a inventé la
locomotive, et H egel était sûr d’avoir saisi l’esprit
même de l’Histoire universelle. Flaubert a découvert
la bêtise. J’ose dire que c’est là la plus grande décou
verte d’un siècle si fier de sa raison scientifique.
Bien sûr, même avant Flaubert on ne doutait pas
de l’existence de la bêtise, mais on la comprenait un
peu différem m ent : elle était considérée com m e une
simple absence de connaissances, un défaut corri
gible par l’instruction. Or, dans les romans de Flau
bert, la bêtise est une dimension inséparable de
l’existence humaine. Elle accom pagne la pauvre
Emma à travers ses jours jusqu’à son lit d’amour et
jusqu’à son lit de mort au-dessus duquel deux redou
tables agélastes, Homais et Bournisien, vont encore
longuem ent échanger leurs inepties com m e une
sorte d’oraison funèbre. Mais le plus choquant, le
plus scandaleux dans la vision flaubertienne de la
bêtise est ceci : la bêtise ne s’efface pas devant la
science, la technique, le progrès, la modernité, au
contraire, avec le progrès, elle progresse elle aussi !
A vec une passion m échante, Flaubert collection
nait les form ules stéréotypées que les gens autour de
lui prononçaient pour paraître intelligents et au cou
rant. Il en a composé un célèbre Dictionnaire des
idées reçues. Servons-nous de ce titre pour dire : la
bêtise moderne signifie non pas l’ignorance mais la
non-pensée des idées reçues. La découverte flauber-
195
tienne est pour l’avenir du monde plus importante
que les idées les plus bouleversantes de M arx ou de
Freud. C ar on peut imaginer l’avenir sans la lutte de
classes ou sans la psychanalyse, mais pas sans la mon
tée irrésistible des idées reçues qui, inscrites dans
les ordinateurs, propagées par les mass media,
risquent de devenir bientôt une force qui écrasera
toute pensée originale et individuelle et étouffera
ainsi l’essence même de la culture européenne des
T em ps modernes.
Q uelque quatre-vingts ans après que Flaubert a
imaginé son Emma Bovary, dans les années trente de
notre siècle, un autre grand romancier, Hermann
Broch, parlera de l’effort héroïque du roman
moderne qui s’oppose à la vague du kitsch mais
finira par être terrassé par lui. L e mot kitsch désigne
l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au
plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirm er ce
que tout le monde veut entendre, être au service des
idées reçues. L e kitsch, c’est la traduction de la bêtise
des idées reçues dans le langage de la beauté et de
l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrisse
ment sur nous-mêmes, sur les banalités que nous
pensons et sentons. Après cinquante ans, aujour
d’hui, la phrase de Broch devient encore plus vraie.
V u la nécessité impérative de plaire et de gagner
ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique
des mass media est inévitablement celle du kitsch ; et
au fur et à mesure que les mass media embrassent et
infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre
esthétique et notre morale quotidiennes. Jusqu’à une
196
époque récente, le modernisme signifiait une révolte
non-conformiste contre les idées reçues et le kitsch.
Aujourd’hui, la modernité se confond avec
l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne
signifie un effort effréné pour être à jour, être
conforme, être encore plus conform e que les plus
conformes. L a modernité a revêtu la robe du kitsch.
; Les agélastes, la non-pensée des idées reçues, le
kitsch, c ’est le seul et m ême ennemi tricéphale de
l’art né com m e l’écho du rire de D ieu et qui a su
créer ce fascinant espace imaginaire où personne
n’est possesseur de la vérité et où chacun a le droit
d’être compris. Cet espace imaginaire est né avec
l’Europe moderne, il est l’image de l’Europe ou, au
moins, notre rêve de l’Europe, rêve maintes fois
trahi mais pourtant assez fort pour nous unir tous
dans la fraternité qui dépasse de loin notre petit
continent. Mais nous savons que le monde où l’indi
vidu est respecté (le monde imaginaire du roman, et
celui réel de l’Europe) est fragile et périssable. On
voit à l’horizon des armées d’agélastes qui nous
guettent. Et précisément en cette époque de guerre
non déclarée et permanente, et dans cette ville au
destin si dramatique et cruel, je me suis décidé à ne
parler que du roman. Sans doute avez-vous compris
que ce n’est pas de ma part une forme d’évasion
devant les questions dites graves. Car si la culture
européenne me paraît aujourd’hui menacée, si elle
est m enacée de l’extérieur et de l’intérieur dans ce
qu’elle a de plus précieux, son respect pour l’indi
vidu, respect pour sa pensée originale et pour son
197
droit à une vie privée inviolable, alors, me semble-
t-il, cette essence précieuse de l’esprit européen est
déposée com m e dans une boîte d’argent dans l’his
toire du roman, dans la sagesse du roman. C ’est à
cette sagesse que, dans ce discours de remerciement,
je voulais rendre hommage. M ais il est temps de
m ’arrêter. J’étais en train d’oublier que D ieu rit
quand il me voit penser.
Œ UVRES DE M ILAN KUN DERA
Traduit du tchèque :
L A P L A I S A N T E R I E , roman.
R I S I B L E S A M O U R S , nouvelles.
L A V IE E S T A I L L E U R S , roman.
L A V A L S E A U X A D I E U X , roman.
L E L I V R E D U R IR E E T D E L ’ O U B L I, roman.
L ’ IN S O U T E N A B L E L É G È R E T É D E L ’ Ê T R E , roman.
Entre 198S et 1987 les traductions des ouvrages ci-dessus ont été
entièrement revues par l’auteur et, dès lors, ont la mime valeur
d’authenticité que le texte tchèque.
L ’ I M M O R T A L I T É , roman.
La traduction de L ’Immortalité, entièrement revue par l’auteur, a
la même valeur d’authenticité que le texte tchèque.
Écrit en français :
L ’ A R T D U R O M A N , essai.
L E S T E S T A M E N T S T R A H I S , essai.
LA L E N T E U R , roman.