Écrire, Écrire, Pourquoi ? Annie Ernaux
Écrire, Écrire, Pourquoi ? Annie Ernaux
Écrire, Écrire, Pourquoi ? Annie Ernaux
? Annie Ernaux
Entretien avec Raphaëlle Rérolle
DOI : 10.4000/books.bibpompidou.1086
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Année d'édition : 2011
Date de mise en ligne : 17 janvier 2014
Collection : Paroles en réseau
ISBN électronique : 9782842461935
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782842461430
Nombre de pages : 16
Référence électronique
ERNAUX, Annie ; RÉROLLE, Raphaëlle. Écrire, écrire, pourquoi ? Annie Ernaux : Entretien avec Raphaëlle
Rérolle. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2011
(généré le 02 février 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/bibpompidou/
1086>. ISBN : 9782842461935. DOI : https://doi.org/10.4000/books.bibpompidou.1086.
en réseau
Paroles
Entretien avec
Annie Ernaux
Écrire, écrire, pourquoi?
Chef du service
Animation
Emmanuelle Payen
Chef du service
Édition/Diffusion
Arielle Rousselle
Avertissement :
L’adaptation de cet entretien de l’oral à l’écrit a pu entraîner des
modifications de style ou de forme, ce qui explique les différences
éventuelles entre cette publication et l’enregistrement réalisé lors
de la rencontre.
Et aussi…
Annie Ernaux : Non, je ne cherche jamais à faire pleurer. J’écris sur des
choses qui me touchent depuis longtemps, des thèmes, des questions, des
douleurs, que la psychanalyse appellerait « indépassables » – que ce soit la
mort d’un père, d’une mère, un avortement, un sentiment de honte… Ces
choses sont enfouies et j’essaie de les mettre au jour, mais d’une façon qui ne
soit pas seulement personnelle. Il s’agit de sortir de moi-même, de regarder
ces choses et de les objectiver. C’est un grand mot, « objectiver », mais cela
veut dire mettre à distance ce qui est arrivé. Je ne suis pas dans la recherche
Avec ce récit, c’est du temps qui s’est mis en marche et qui m’entraîne
malgré moi. Je sais maintenant que je suis décidée à aller jusqu’au
bout, quoi qu’il arrive, de la même façon que je l’étais, à vingt-trois
ans, quand j’ai déchiré le certificat de grossesse…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 7 min 07 s)
Raphaëlle Rérolle : Vous évoquiez Une femme, dans lequel vous avez employé
cette expression, « au-dessous de la littérature », qui a été par la suite largement
réutilisée de manière tronquée ; peut-être pourriez-vous nous la lire ?
C’est une entreprise difficile. Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. 7
Elle a toujours été là. Mon premier mouvement, en parlant d’elle, Annie Ernaux
c’est de la fixer dans des images sans notion de temps : « elle était Entretien avec
violente », « c’était une femme qui brûlait tout », et d’évoquer en Raphaëlle Rérolle
désordre des scènes où elle apparaît…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 24 min 07 s)
Raphaëlle Rérolle : Cela signifie aussi ne pas vous retrouver dans la posture
de l’écrivain en surplomb. Votre manière de faire surgir le réel, de le donner
à voir, à entendre, à hauteur d’humanité, de l’exposer tel que vous l’exprimez
contient-elle une part de politique ?
Annie Ernaux : Je pense que l’écriture est de toute façon un acte politique.
Je ne crois pas du tout que ce soit une activité anodine – je ne parle pas
du moment où j’écris, mais du résultat – car on ne peut pas penser écrire
et n’avoir aucun retentissement : cela provoque une action, le livre a une
influence sur la conscience et l’inconscient des gens. Mais cela dit, jamais je
n’ai réfléchi au type d’action que mes textes produisaient.
Écrire n’a pas la même signification selon les périodes de ma vie, c’est
pourquoi il est difficile de définir en bloc ce que c’est qu’écrire. Quand
Raphaëlle Rérolle : « Aller jusqu’au bout », c’est aussi, dans votre cas – et
cela fait partie d’une forme de « brutalité » de votre écriture, qui a pu être
mal reçue –, nommer les choses par leur nom, c’est-à-dire, par exemple dans
Passion simple, appeler le sexe le sexe, donner les vrais mots ; c’est aussi une
façon politique de voir les choses ?
Annie Ernaux : Je crois que les deux axes principaux de l’aspect politique
de mes textes sont : premièrement, tout ce qui concerne la place sociale – le
« privilège de la naissance », disait-on autrefois –, et le fait que le lieu où vous
êtes né conditionne toute la vie. Deuxièmement, tout ce qui concerne les
femmes, le fait d’être une femme. J’ai souffert de faire partie du deuxième
sexe (La Femme gelée), de ne pas comprendre la domination masculine, et
l’écriture est un moyen assez naturel de rétablir un équilibre – je ne veux
pas dire l’égalité. Il s’agissait d’écrire sans souci de ce que « doit » écrire une 8
femme et c’est ainsi que Passion simple a été écrit. Annie Ernaux
Entretien avec
Raphaëlle Rérolle : Êtes-vous obligée de vous vaincre ? Raphaëlle Rérolle
Annie Ernaux : Cela dépend des textes, mais, il y a parfois une rétraction
de ma part. J’ai une envie, j’ai un désir, je le sens, et en même temps je ne
vais pas au bout… Quelque part, vous pouvez appeler cela censure. Elle est
de différente nature. La censure la plus grande est celle de la forme ; par
exemple, la forme de Passion simple est une énumération de comportements,
était-ce « acceptable » ?
Raphaëlle Rérolle : Dans Passion simple, vous faites une comparaison entre
ce que provoque l’acte sexuel et ce que devrait provoquer l’écriture : « Il me
semble que l’écriture devrait tendre […] à cette impression que provoque
l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement
moral. »
Annie Ernaux : Stupeur, fascination… Que les livres provoquent cette sorte
de fascination du réel, d’emprise, cela m’amène à un passage de L’Usage de
la photo. C’est un texte que j’ai écrit avec mon compagnon – mais chacun
son texte et sans nous concerter – sur des photos de paysages que forment
les vêtements après l’amour.
Je m’aperçois que je suis fasciné par les photos comme je le suis depuis
mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine, déposés sur 9
les draps ou les vieux matelas jetés sur les trottoirs… Annie Ernaux
(Écouter la suite sur archives sonores, repère 38 min) Entretien avec
Raphaëlle Rérolle
Je fais une sorte de rapprochement entre des choses matérielles, comme
ces taches, qui provoquent cette fascination, et l’écriture…
Raphaëlle Rérolle : Sauf que la sidération que provoque ces taches-là, vous
arrivez à vous en extraire suffisamment, avec la distance nécessaire pour
pouvoir écrire…
Raphaëlle Rérolle : Vous écrivez comme si vous aviez une certaine soumis-
sion à la forme…
Annie Ernaux : À un moment, la forme est plus forte et m’entraîne ; j’ai alors
tous les courages et celui d’aller jusqu’au bout. Mais à la fin, en général, je suis
Annie Ernaux : Voici les trois phases. La première, c’est : « Ah non ! Je n’y
arrive pas ». La deuxième : « C’est bon », je suis sur un nuage, je vis avec
le livre. Et puis, vers la fin, je ne veux même plus relire le début : « C’est
épouvantable, pourquoi suis-je allée au bout de ça ? »
Annie Ernaux : Peut-être qu’il y a un peu de ça. Il n’y a pas qu’une raison
d’écrire, mais effectivement c’en est une. Seulement, je ne sais pas quand
j’écris si les autres ressentent la même chose, donc je ne peux pas en tenir
compte. À la fin de L’Événement, j’ai écrit : « J’ai effacé la seule culpabilité
que j’aie jamais éprouvée à propos de cet événement, qu’il me soit arrivé et
que je n’en aie rien fait. » Pour le dernier, Les Années, je me suis dit : « J’ai
traversé toute une époque et je n’ai rien fait de cette traversée. » J’éprouve
de la culpabilité de ne pas faire ; c’est un devoir.
Comme un don reçu et gaspillé. Car par-delà toutes les raisons sociales
et psychologiques que je peux trouver à tout ce que j’ai vécu, il en
est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées
pour que j’en rende compte…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 44 min 42 s)
Cette idée de dissolution, qui est en même temps une idée de résurrec-
tion, est très importante et répond à la question : pourquoi suis-je venue
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Annie Ernaux
Entretien avec
Raphaëlle Rérolle