Grand Récit Chez Lyotard PREPRINT
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invalidation
considère comme l’aboutissement d’une critique de la critique. Son parcours intellectuel l’a
conduit de l’analyse critique marxiste à une critique de la posture critique marxiste, une
critique à l’égard des pensées critiques modernes, en particulier les Lumières, le capitalisme et
(application de la critique à des cas qui n’en sont pas justifiables, c’est-à-dire non pas à
l’égard des préjugés mais des énoncés rationnels théoriquement filtrés par le tamis critique)
mais dans ses résultats, puisqu’il ne prétend pas accéder par la critique à la certitude ni à la
l’émancipation, des métarécits susceptibles d’ordonner tous les événements de notre Histoire
finalisés par l’idée de progrès déterminent la pensée et l’action modernes. Mais l’Histoire
renoncement à toute croyance et à tout projet, voire légitime-t-elle une pensée antimoderne ?
néanmoins son adhésion à l’idéal moderne d’émancipation et de justice, en dépit des critiques
1
avancées contre ce genre de philosophies. S’agit-il d’une contradiction, d’une aporie
philosophies de l’Histoire :
La pensée et l’action des XIXe et XXe siècles sont régies par une Idée [...]. Cette Idée est celle de
l’émancipation. Elle s’argumente certes tout différemment selon ce qu’on appelle les
philosophies de l’histoire, les grands récits sous lesquels on tente d’ordonner la foule des
événements. [Tous ces récits] situent les données qu’apportent les événements dans le cours
d’une histoire dont le terme, même s’il reste hors d’atteinte, se nomme liberté universelle,
La double fonction des grands récits consiste d’une part à prendre en charge l’Histoire,
tant passée et présente, par la subordination des événements au métarécit, que future par le
terme eschatologique fixé à cette Histoire, d’autre part à déterminer « la pensée et l’action ».
La valeur des grands récits n’est donc pas seulement herméneutique et spéculative, mais
pragmatique et empirique.
Cette idée d’un progrès possible, probable ou nécessaire, s’enracinait dans la certitude que le
développement des arts, des technologies, de la connaissance et des libertés serait profitable à
modernes de l’Histoire.
1
Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, 1988, p. 45.
2
Ibid., p. 116.
2
Ces grands récits ne sont-ils pas des mythes fondateurs ? Comme les mythes, ils
racontent le passé, le présent, le futur, ils donnent un sens aux événements, ils orientent les
pratiques, ils légitiment les institutions et l’action sociales. Les sociétés prémodernes
reposaient sur des mythes ; les sociétés modernes ne reposeraient-elles pas à leur tour sur des
sortes de mythes, ou des mythes d’une nouvelle espèce, dont la postmodernité procèderait à la
déconstruction ? Lyotard prend pourtant soin de distinguer les grands récits modernes des
mythes archaïques :
Ces récits ne sont pas des mythes au sens de fables (même le récit chrétien). Certes, comme les
mythes, ils ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des
législations, des éthiques, des manières de penser. Mais, à la différence des mythes, ils ne
cherchent pas cette légitimité dans un acte originel fondateur, mais dans un futur à faire advenir,
- l’orientation chronologique : l’âge d’or de référence se situe dans le passé pour les
situent dans un futur où l’humanité sera émancipée de toutes ses servitudes. Les mythes sont
- l’extension sociale : les mythes concernent une société particulière, comme la tribu, la
cité, la nation ou la race, alors que les grands récits parlent de l’humanité entière.
GRAND RECIT
MYTHE
MODERNE
3
Ibid., p. 36.
3
ORIENTATION archéologique téléologique
En ce sens, le récit nazi se rattache plus au mythe archaïque, valable pour les Aryens,
qu’aux grands récits modernes. Dans sa distinction entre despotisme et totalitarisme, Lyotard
à la légitimation par le mythe. C’est bien un despotisme au sens kantien, mais empruntant au
sommes, des Aryens ; mais Que toute l’humanité soit aryenne. Le nous singulier, nommé, élève
sa prétention à donner son nom à la fin poursuivie par l’histoire humaine. C’est en quoi le
La schématisation des distinctions entre mythe et récit moderne mérite donc des nuances.
Le propos de Lyotard en fournit ; par exemple le nom de Français (nom singulier) figure en
apporter d’autres, non formulées par Lyotard : la prise de la Bastille considérée comme acte
originel fondateur.
Tous sont orientés vers l’émancipation, en dépit de leurs divergences matérielles sur le sujet
et la nature de l’émancipation :
4
Ibid., p. 84.
4
Assurément, la question de savoir qui était le sujet vraiment victime du manque de
développement, le pauvre, ou le travailleur, ou l’illettré, est restée posée pendant les XIXe et
e
XX siècles. Il y eut, comme tu sais, des controverses, et même des guerres, entre libéraux,
conservateurs et « gauches », au sujet du véritable nom que le sujet qu’il s’agissait d’aider à
s’émanciper devait porter. Néanmoins toutes les tendances se rencontraient dans la même
croyance que les initiatives, les découvertes, les institutions n’ont quelque légitimité qu’autant
Le nous qui raconte sa marche vers l’émancipation varie selon les récits. Malgré leurs
l’Histoire ont été invalidées par l’Histoire « moderne » (entendons contemporaine) : « Chacun
des grands récits d’émancipation, à quelque genre qu’il ait accordé l’hégémonie, a pour ainsi
dire été invalidé dans son principe au cours des cinquante dernières années 6. » Outre leur
adhésion à un récit formel du progrès, l’invalidation par l’Histoire est un point commun
Lyotard dresse un inventaire des distorsions entre les promesses et le bilan, à commencer
par le récit des Lumières attribuant au développement des connaissances une meilleure
La maîtrise du sujet sur les objets obtenus par les sciences et les technologies contemporaines ne
Mais elle n’accepte que la réussite comme critère de jugement. Or elle ne peut pas dire
ce qu’est la réussite, ni pourquoi elle est bonne, juste, vraie, puisque la réussite se constate,
5
Ibid., p. 116.
6
Ibid., p. 50.
7
Ibid., p. 36-37.
5
Le récit du capitalisme, comme variante des Lumières, a échoué dans son projet
lui-même, par une force, une motricité autonome, indépendante de nous. Il ne répond pas aux
demandes issues des besoins de l’homme. Au contraire, les entités humaines, individuelles ou
conséquences. J’entends : non seulement les résultats matériels, mais aussi intellectuels et
mentaux8.
Son adversaire déclaré, le récit marxiste, n’échappe pas non plus à cette invalidation des
récits modernes. La réalité totalitaire en révèle les distorsions. Lyotard constate également
l’échec narratif du récit marxiste. Si le nous énoncé se veut le prolétariat, dans la réalité le
Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien :
« Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j’en passe) réfutent la
Enfin, le récit dialectique hégélien est lui aussi confronté à l’échec : « Tout ce qui est réel
est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : « Auschwitz » réfute la doctrine
spéculative10. »
l’humanité. Quelle sorte de pensée est capable de « relever » [...] « Auschwitz » en le plaçant
8
Ibid., p. 117.
9
Ibid., p. 50. Formule reprise de Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, 1983, p. 257-258.
10
J.-Fr. Lyotard, Le postmoderne…, p. 50. Formule reprise de id., Le différend, p. 257.
6
universelle ? Il y a une sorte de chagrin dans le Zeitgeist. Il peut s’exprimer par des attitudes
réactives, voire réactionnaires, ou par des utopies, mais non par une orientation qui ouvrirait
La disqualification des grands récits provoque une amertume, par laquelle toute
ouverture sur une orientation ou une perspective n’a plus de crédit. Lyotard résume l’échec de
la modernité : « La postmodernité, c’est [...] la fin du peuple-roi des histoires12. » Quelle issue
moderne ?
comme de l’amalgame facile que peuvent se permettre les avocats de la modernité : « J’ai lu
un penseur de réputation qui prend la défense de la modernité contre ceux qu’il appelle les
débarrasser du projet moderne resté inachevé, celui des Lumières 13. » Lyotard inscrit la
[Le postmoderne] fait assurément partie du moderne. Tout ce qui est reçu, serait-ce d’hier [...],
doit être soupçonné. [...] Le postmodernisme ainsi entendu n’est pas le modernisme à sa fin,
Ici, la modernité ne désigne pas tant les contenus philosophiques que la méthode
critique. Lyotard pratique l’esprit critique, non pas à l’égard des croyances prémodernes, mais
11
J.-Fr. Lyotard, Le postmoderne…, p. 116-117.
12
Ibid., p. 39.
13
Ibid., p. 14.
14
Ibid., p. 28.
7
de la modernité institutionnelle. Ainsi sa critique de la critique prolonge-t-elle la modernité
méthodologique, même si c’est pour la retourner contre ses opinions et ses pratiques.
Un autre reproche avancé contre Lyotard porte sur son supposé nihilisme. Déjà sa
critique du marxisme avait pu lui valoir une telle accusation. Il s’en défendait en attribuant le
C’est là un autre nihilisme, non plus celui du capitalisme, mais de sa « critique ». Il postule le
manque du « propre », d’une existence appropriée à elle-même, il est la plainte sur le sens
perdu. [...] Lyotard nomme « nihiliste » dans les années 1970 cette structure de renvoi où le réel
vaut par ce qui lui manque, par un rien qui est tout15.
son inadéquation avec les résultats. Malgré ce constat, Lyotard paraît maintenir la validité de
Ce qui est sûr, c’est que le droit ne peut pas être de fait, et que la société réelle ne tire pas sa
légitimité d’elle-même, mais d’une communauté qui n’est pas nommable en propre, seulement
requise. On ne peut donc pas arguer de son nom de Français ou d’Américain contre le concept
de citoyen universel, mais l’inverse. C’est pourquoi il y a, comme je l’ai déjà dit, un ferment de
qu’il développe. La souveraineté n’est pas au peuple, mais à l’idée de communauté libre. Et
15
Corinne Enaudeau, « La politique entre nihilisme et histoire », dans Cités, t. 45, 2011 (Lyotard politique),
p. 103-115 (p. 105).
8
l’histoire n’est là que pour marquer la tension de ce manque. La république invoque la liberté
contre la sécurité16.
une sorte de « correction » herméneutique sur le sens à donner aux récits modernes, voire une
volonté de situer le postmodernisme par rapport aux philosophies modernes et contrer les
néoconservateur.
- d’une part la distinction entre l’ordre ontologique (le fait, la réalité, l’Histoire) et
républicain) ;
- d’autre part l’écart entre ces deux ordres, formulé entre termes de manque, de tension.
Ces deux caractéristiques appuient le constat d’invalidation des récits modernes par
l’Histoire.
méprise : la légitimité ne vient pas des réalités (« peuple », « société réelle ») mais des
universel », « idée de communauté libre »). Un tel diagnostic aboutirait à « corriger » les
échecs des philosophies modernes de l’Histoire par un rééquilibrage de ces récits du côté de
l’idéalité plutôt que des réalités. Alors qu’il affirme l’invalidation des récits modernes par leur
formule-t-il pas à la fois une invalidation et une validité des philosophies émancipatrices ?
16
J.-Fr. Lyotard, Le postmoderne…, p. 77-78.
9
Pour l’idéal de liberté absolue, qui est vide, toute réalité donnée est en effet suspecte d’être un
obstacle à la liberté. Elle n’a pas été voulue. [...] La Terreur accomplit le soupçon que nul n’est
assez émancipé. Elle en fait une politique. Toute réalité singulière complote contre la volonté
pure universelle. [...] La suppression de la réalité par la mort des suspects accomplit cette
Accorder une préséance à l’Idée sur le réel, ne serait-ce pas reproduire la politique de
signale un autre danger, opposé, celui de réduire l’état de droit à l’état de fait.
honorable »19. Il s’appuie sur ces mêmes textes, en particulier le deuxième Conflit des facultés
paradoxe :
Le sens général qu’on en tirerait est que le récit de l’histoire universelle de l’humanité ne peut
pas être affirmé sur le mode d’un mythe, qu’il doit rester suspendu à un Idéal de la raison
pratique (la liberté, l’émancipation), qu’il ne peut pas se vérifier sur des preuves empiriques,
mais seulement sur des signes indirects, des analoga qui signalent dans l’expérience que cet
idéal est présent dans les esprits, et que la discussion de cette histoire est « dialectique » au sens
kantien, c’est-à-dire sans conclusion. L’idéal n’est pas présentable dans la sensibilité, la société
17
Ibid., p. 82.
18
L’expression est de Lyotard, par exemple Le différend, p. 259.
19
Ibid., p. 11.
10
libre ne peut pas plus être montrée que l’acte libre, et en un sens la tension entre ce qu’on doit
De même que l’idéal moral de la raison pratique chez Kant affirme l’autonomie de la
raison par rapport aux données empiriques, l’idéal de justice garde son autonomie de
l’histoire ; tout au plus, surgit-il des signes isolés d’une réalisation de l’idéal juste. Le
malentendu des récits modernes vient de ne les avoir pas séparés, d’avoir inscrit dans
appartiennent à deux genres hétérogènes, entre lesquels aucune règle universelle de jugement
ne peut trancher sans causer de dommage à l’un ou l’autre. En cela, subsiste un différend au
sens de Lyotard. Le premier tort des grands récits modernes tient donc à cette confusion
Mais il y aurait un second tort des grands récits modernes. Avant de dresser la liste des
organiser la foule des événements qui nous viennent du monde, humain et non humain, en les
20
J.-Fr. Lyotard, Le postmoderne…, p. 77.
21
Ibid., p. 32.
22
Chez Lyotard, cette séparation se traduit par un chagrin : « Le désespoir de jamais pouvoir présenter dans la
réalité quelque chose qui soit à la mesure de l’Idée l’emporte alors sur la joie d’être pourtant appelé à le faire. On
est plus déprimé par l’abîme qui sépare des genres de discours hétérogènes qu’excité par l’indication possible de
l’un à l’autre » (J.-Fr. Lyotard, Le Différend, p. 257). Au sujet de cet écart, voir notamment l’article de Corinne
Enaudeau, « La politique… », p. 108 : « Vouloir réaliser une Idée dépassant toute expérience possible, une
liberté absolue soustraite à tous les jougs, c’est se vouer, dit Lyotard, à accuser la réalité humaine de ne jamais
égaler cette Idée, de n’être jamais assez émancipée, et la persécuter pour ce défaut. »
23
J.-Fr. Lyotard, Le postmoderne…, p. 44.
11
Selon Lyotard, le grand récit moderne fait tort à l’événement en l’ordonnant à tout prix à
sa narration, comme une phrase que l’on insérerait dans un texte : « Chaque phrase [...] arrive
comme un événement. Je veux dire par là non pas qu’elle est exceptionnelle, sensationnelle,
et fait date, mais qu’elle n’est jamais nécessaire dans sa teneur 24. » Le postmoderne réévalue
la place de l’événement : « L’infraction moderne n’est pas intéressante parce qu’elle est une
transgression comme l’a cru Bataille, mais parce qu’elle rouvre la question du néant et de
l’événement25. » La trame narrative moderne fait donc l’objet d’une double critique : l’une,
pseudo-universels. Lyotard voit dans cette pseudo-universalité une sorte de faute originelle,
l’Homme, Lyotard note : « On pourrait trouver un signe avant-coureur de cet échec dans la
désignation même de l’auteur de cette Déclaration de portée universelle : c’est "nous, peuple
français26." »
Le grand récit moderne s’apparente alors au mythe archaïque de la tribu singulière. Au-
delà de cette question d’extension sociale, le problème posé par la Déclaration des droits de
Qui [...] devrait avoir autorité pour déclarer les droits de l’homme de 1789 ? Aporie de
de l’Assemblée qui représente un peuple singulier, le peuple français, même s’il place sa
déclaration sous les auspices de l’Être suprême. Pourquoi l’affirmation de l’instance normative
24
Ibid., p. 67.
25
Ibid., p. 68.
26
Ibid., p. 57.
12
universelle aurait-elle valeur universelle si c’est une instance singulière qui la déclare ?
Comment savoir, ultérieurement, si les guerres conduites par l’instance singulière au nom de
Qui peut parler au nom du peuple, des travailleurs, des illettrés, des asservis, de
l’humanité entière ? L’autorisation reste incertaine et fragile. « Il règne par principe dans la
république une incertitude sur les fins, qui est une incertitude sur l’identité du nous28. »
première modernité, déconstruit les philosophies émancipatrices, les analyse comme des
narrations où le sujet narrateur se prend comme objet narré pour raconter sa marche héroïque
« perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but »29.
La critique de la modernité ne passe pas par un examen des postulats de la pensée moderne
(par exemple la validité de l’idée de perfectibilité humaine ou sociale), mais d’abord par une
comparaison de la philosophie de l’Histoire avec ses réalisations. L’amer constat des échecs
des grands récits modernes n’empêche pas Lyotard de maintenir un idéal de justice. Le situer
dans l’ordre autonome et hétérogène de l’Histoire, voilà la leçon qu’il tire de son
27
Ibid., p. 79.
28
Ibid., p. 76.
29
J.-Fr. Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, 1979, p. 58.
13
La contradiction est-elle surmontée ? Elle est surtout déplacée. Claire Pagès analyse avec
justesse : « La justice postmoderne suppose donc malgré elle un de ces principes universels de
la modernité qu’elle travaille par ailleurs à déconstruire30. » Mais il est un autre type de
libérer les modernes des exigences normatives de la modernité ? Voilà un récit de libération
Jean-Baptiste Amadieu
30
Claire Pagès, Lyotard et l’aliénation, Paris, 2011, p. 126.
31
Cité par Claire Pagès, ibid., p. 127-130.
14